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REVUE
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DEUX MONDES
XYU* ANIfÉB. — NOUTBLLB SiRIS
TOME XVn. — i« JANVIER 1847.
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PAKIS. — IMPRIMERIE DE GERDÈS^
Eue StiDt-Germain-des-Prés» 10.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME DIX-SEPTIÈME
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DIX-SEPTIËME ANNÉE. — NOUVELLE SÉRIE
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PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
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LE SALTEADOR ''
SGÈNES DU DÉSERT ET DE LA VIE MEXIGAINE.
I.
Le moment approchait pour moi de dire adieu à la vie du désert. Je
ne voulais pas cependant reprendre la route d'Hermosillo sans avoir
visité le préside de Tubac. Cétait le terme que j'avais fixé à ma longue
excursion dans les solitudes mexicaines. Les rencontres, les incidens
Taries qui avaient marqué la première partie de mon voyage (i), n'étaient
pas faits pour lasser ma curiosité. Aussi le jour du départ me trouva-t-il
fout prêt, tout disposé à braver de nouveaux périls et de nouvelles
fatigues. Je ne regrettais qu'une chose : Tavouerai-je? c'était de trop
bien connaître le terrain où j'allais marcher. L'imprévu avait été jus-
qu'à ce jour le plus grand charme de mes explorations aventureuses,
et l'imprévu n'allait-il pas me manquer? — La Sonora, me disais-je,
n'a plus rien à m 'apprendre. — Je me trompais : le hasard me devait
montrer encore deux faces nouvelles d'un monde dont je croyais avoir
pénétré tous les mystères. Après une visite aux prairies illustrées par
Cooper, où je pourrais admirer la vie sauvage dans toute l'indépen-
dance et la fierté de ses allures, il m'était réservé de contempler, dans
une petite ville plus rapprochée des provinces centrales, à la foire de
San-Juan de los Lagos , la lutte de la barbarie et de la civilisation re-
présentées , comme elles le sont trop souvent au Mexique , par leurs
plus tristes abus, par leurs plus impurs élémens.
(1) Voyet les divers articles de cette série dai^s les livi*aisons des 15 avril, 15 juip,
15 JQiUet, 15 août, !•' octobre et !•' noyembre 18W.
-^ 1 1 i «J «^3
• • • . •••••..•
••• •• •••••
& /. : : •: •*•/*: • Wsck ms deux voiumbs.
• ••• •••••• •••••• • ••
C'est eu compagnie du chasseur mexicain Bermudes Hatasiete et du
coureur des bois canadien que je devais faire le tr^et de l'iiacienda
de la Noria jusqu'au préside de Tubac. Les deux aventuriers se diri-
geaient vers les prairies, poussés par la haine sauvage qu'ils avaient
vouée aux Indiens, et un peu aussi par cette irrésistible attraction que
le désert oKcroe sur le chass^ir, comme la mer sur le matelot. La
chasse aux loutres n'était pour eux, bien entendu, qu'un prétexte.
Décidé à ne quitter les deux chasseurs qu'à la limite des prairies, je
pris gaiement congé du maître de l'hacienda, don Ramon, après avoir
choisi dans sa caponera deux beaux chevaux que je lui payai généreu-
sement, et sans marchander, vingt-cinqirancs par tête* Nous partîmes,
et deux jours de marche nous conduisirent à Tubac , grossier jalon
planté par une civilisation douteuse sur les confins de la république et
du désert. A une petite distance de Tubac, au-delà de la rivière de
San-Pedro, commencent les prairiesrJe suivis les deux chasseurs jus-
qu'aux bords de la rivière : c'est là que nous nous séparâmes, et je ne
les vis pas sans quelque émotion s'enfoncer dans ces solitudes, où tant
d'hommes intrépides ont trouvé leur tombeau.
Ce ne fut qu'après avoir vu mes deux compagnons disparaître dans
les hautes herbes, que je reportai mes regards sur le paysage, dont je
n'avais pu encore admirer qu'en passant les magntôcencies. Les prai-
ries qui se terminent au San-Pedro , du côté de Tubac , n'ont pour
bornes, dans la direction opposée, que les eaux du Missouri. C'était
bien là le désert tel que je l'avais rêvé. Au-delà de la rivière , de vertes
savanes ondulaient à perte de vue. A mes pieds, un petit lac, séparé du
San-Pedro par une étroite langue de terrain, et qui jadis avait dû foire
partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges feuilles
des plantes aquatiques, des serpens d'eau faisaient reluire au soleil
leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du lac
voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux reptiles.
De longues caravanes de bisons traversaient la plaine silencieuse.
D'autres, disséminés par .groupes ou par couples, paissaient Therbe
épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un regard
tranquille sur leurs vastes domaines. Plus loin, ces sauvages animaux se
livraient de rudes combats; leurs sourds mugissemens arrivaient à mes
oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme s'il eût
fallu que, même dans le désert, l'homme révélât sa présence, un parti
de chasseurs, d'une tribu d'Indiens aitiis, descendait en ce moment le
cours du 3an-Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux
soutenues par des calebasses vides. Une recua de mules chargées de
lingots d'argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue
filp à r horizon. Je restai long-temps ravi devant ce spectacle solennel,
prêtant l'oreille à l'harmonie niélancolique de la clochette des mules
SCENES DE LA VIE VEXIGAnŒ. 7
et aux cadences indiennes qui troublaient, en mourant gradueUement^
le silence des solitudes.
Cette conduite et argent sous Tunique surveillance de quelques mrrieros
eût suffi pour me rappeler que je foulais une terre primitÎTe. Dans
rintérieur de la république, un régiment n'est quelquefois pour ces
riches caraTanes qu'une trop faible escorte. Sur certaines frontières ^
des sommes immenses peuvent impunément traverser les viUes et les
viHages avec te nombre d'hommes strictement nécessaires pour charger
et décharger les mules à chaque halte. Par un contraste digne de re-
marque , nulle part la propriété privée n'est plus respectée que dans
cet état Ibintain , où tes déporiés aux présides, Técume des grandes
villes , formèrent d'abord le noyau de la population. Les crimes qui s'y
commettent accusent refTérvescence des passions plutôt que les froids
calculs de la cupidité. Chacun y vit, pour ainsi dire, au dehors; le foyer
n'a pas de secrets, sauvegardé qu'il est par la bonne foi publique. Mal-
heureusement, chaque jour, des gens sans aveu, des voleurs, des assas-
sins échappés aux prisons ou au glaive de la justice, viennent demander
un asile à ces soUtudes. Telle est l'influence mauvaise et toujours plus
active sous laquelle, en Sonera, les mœurs tendent à s'altérer. Ainsi la
corruption des états du centre [Tierra Adentro) atteint peu à peu les
frontières mêmes de ta république , et on peut prévoir le jour où la
Sonera n'aura gagné en échange de ses vieilles mœurs que les vices et
la misère , partout inséparables d'une demi-civilisation.
Je repris le chemin de Tubac. Après avoir marché quelques heures,
je m'aperçus que le soleil, près de se coucher, ne lançait déjà plus
sur les prairies que des rayons obliques, et je m'étonnai de n'avoir pas
atteint le préside. Je marchai encore, et bientôt 11 fallut me rendre à
mie terrible évidence. Trompé par cette interminable succession de
vertes collines, je m'étais complètement égaré. Je montai sur la plus
haute des éminences qui m'entouraient : si loin que mon œil put
plonger, je ne vis devant moi que les immenses savanes qui se dé-
roulaient^à Tinâni sans arbres, sans maisons, sans abri ! La rivière,
qui, seule, aurait pu me guider, cachée par les ondulations du terrain,
était invisible comme le préside. Deux coups de feu, que jetirai comme
signal d'alarme, n'éveillèrent aucun écho. J'étais donc condamné à
passer la nuit dans le désert, et ce n'était pas sans angoisse que je voyais
arriver le moment où ces plaines immenses, qui devaient abriter tant
d'hôtes redoutables, seraient envahies par l'obscurité. Un petit nuage
gris, qui tranchait sur la pourpre pâlissante de l'horizon, me rendit tout
à coup quelque espoir. Ce nuage, qui semblait touclier la terre, et dont
le sommet était plus large, plus transparent que la base , devait être la
fumée d'un feu allumé dans la savane. Je me dirigeai rapidement de
ce côte, tout en me demandant qui j'allais rencontrer près de ce feu?
8 REVUE DBS DEUX MONDES.
Était-ce une balte de chasseurs^ un bivouac d'Indiens bravos (i)^ ou un
hato (i) de muletiers? La conduite d* argent que j'avais aperçue le matin
me revint en mémoire, et ce souvenir me rassura. Uobscurité croissait
cependant 9 et bientôt je ne distinguai plus le nuage. Quelques instans
se passèrent dans une cruelle incertitude; mais, quand la nuit fut tombée
tout-à-fait, la lueur du feu se dessina claire et brillante au milieu des
ténèbres. Je pus me remettre en marche.
 mesure que j'avançais, la zone de flamme s'élargissait graduelle-
ment, et j'aperçus enfin la silhouette noire de deux hommes assis près
dun brasier. Deux énormes chi^n3, qui se précipitèrent vers moi avec
(les aboiemens furieux, ne me laissèrent pas le tçmps de reconnaître^
avant de m'approcher davantage, à qui j'allais avoir affaire. Une voix
rude rappela fort heureusement les dogues, qui revinrent à pas lents
se coucher près du feu. Malgré cette démonstration pacifique, l'aspect
de mes deux futurs hôtes n'était rie;i moins que rassurant. La physio-
nomie la plus débonnaire emprunte toujours quelque chose de mena-
çant aux reflets d'un brasier, et les figures sauvages des deux inconnus
n'étaient nullement adoucies par ces lueurs sinistres. Leurs vétemens
de toile blanche étaient littéralement raidis par une épaisse croûte de
sang caillé, et, au moment où j'entrai dans la zone de lumière, je re-
marquai aussi des traces de sang sur les poils des deux dogues qui me
regardaient en grognant.
— Approchez sans crainte, me dit l'un des deux hommes; nous avons
entendu la voix d'un chrétien, et vous n'avez plus rien à redouter. Avant
tout, mettez pied à terre, car ces chiens sont dressés à ne voir un en-
nemi que dans un homme à cheval : les Âpaches ne tout jamais à pied.
— Volontiers, repris-je en descendant de cheval; mais je ne veux pas
être indiscret, et je n'ai qu'à vous demander le chemin du préside de
Tubac, dont je dois être tout près.
— A moins qu'une dçmi-douzaine de lieues ne soient rien pour votre
cheval, vous en êtes tout près en effet, répondit assez brusquement mon
interlocuteur. Puis, voyant mon étonnement, il ajouta : Si, comme le
prouvent votre question et votre surprise, vous êtes égaré, ce 4ue vous
avez de mieux à faire sera de passer la nuit près de ce brasier, car vous
vous égareriez de nouveau, sans espoir de trouver un feu pour vous
chautTer et une tranche de bison pour souper.
Cette dernière raison me parut concluante; j'étais à jeun depuis le
matin, et j'acceptai de grand cœur la modeste hospitalité que le lieu
et le moment rendaient pour moi si précieuse. Débarrassé de mes pré-
occupations les plus poignantes, c'est-à-dire la faim, la soif et la soh-
tade, je promenai un regard moins distrait autour de moi. A moitié
(I) Féroces.
(i) Halte.
SCÈNES DB LA m WniCAINV. 0
enseTeli dans l'ombre noire, à demi éclairé par la flamme pétillantp,
un troisième individu était couctié non loin du foyer; soit qu'il dormît
d'un bien lourd sommeil, soit qu'il fût plongé dans une très profond»
méditation , il n'avait point paru entendre les aboiemeng des chiens, ni
le tmiit de mon arrivée. Sa figure était cachée par I'ot)3curité, et ce
qae je voyais de son costume ne se distinguait en rien de celui que je
portais moi-même. Un cheval , attaché par une courroie retenue à nn
piquet, paissait l'herbe près de lui. Plus loin, des peaux étendues par
terre, le cadavre d'un quadrupède fraîchement écorché, des ustensiles
oa des armes de toute espèce, prouvment que mes deux amphitryons
exerçaient dans ces prairies le rude et dangereux métier de chasseurs
de bisons. Rassuré à cet égard , J'entravai mon cheval sans le desseller,
et je m'assis.
Cependant nos hôtes s'occupaient des préparatifs du souper, qui de-
vait consister en un morceau de bison cuit à l'étoufTée (tatmtado); ils
allèruit cliercber l'eau que nous devions boire à une rivière voisine
que j'appris avec étonnement être le San-Pedro, dont Je me croyais pI
àoigné et vers lequel J'étais revenu sans m'en douter. Tout était don<'
disposé pour le repas, et l'individu couché ne semblait nullement se.
préoccuper de ces apprêts qui me paraissaient à moi si important;
mais il y a cette difTérence entre l'Européen et le Mexicain, que le der-
nier, insensible à la faim comme à la soif, se trouve dans l'aboodanci^
là même où le premier succombe à la faim. Sur l'invitation de nos
hôte8(car j'appris alors que cet homme était comme moi un étranger
pour les chasseurs de bisons], il sembla secouer sa torpeur, et vint
s'asseoir pour prendre aussi sa part de l'hospitalité du désert
La stature de ce nouveau convive, qni m'inspira dès ce moment une
curiosité indéfinissable, indiquait la vigueur et l'agilité ; sa figure était
sombre, imposante; ses ^aits durs, fortement accentués, révélaient
une force morale supérieure peut-être à sa force physique. Les pre-
mîero mots qu'il prononça en murmurant une espèce de henedicite n'v-
taientpasentacbésde cette pronouciation vicieuse quidistingue les habi-
tans de l'état de Sonora; il était facile de reconnaître en lui un homme
des états du centre de la république.
Quand notre repas fut achevé, je pris la parole : — Il est d'usage,
^s-Je en me tournant vers tes- deux chasseurs, que celui qui reçoil
l'hospitalité prévienne les questions que son hôte peut lui adresser: je
TOUS dirai donc qui je suis, d'où je viens, et où je vais.
J'eus bientôt donné tous les détails qui me concernaient, et je dois
avouer que ces détails semblèrent très médiocrement intéresser mon
auditoire. Cependant, quand je parlai de la conducta du matin, je cnis
que l'inconnu m'écoutait avec un redoublement d'atlenMon.
10 BSYIS DBS DBUX IfOlONBl.
— Une canduda t dit-il jqnand j'eus ternûDé mon récit Et d -où diable
peut-elle venir dans ces déserts?
— Haïsse Santa-Maria ou de Gbihuahua apparemment , reprisse;
elle ne fait ce détour que pour évit^ les Comtoicbeç. Ëtes-yous donc
depuis si peu de temps dans ce pays que tous ne sa^bi^z pas cela?
— Esï effet, dit rinoonnu, je suis étranger, et, puisque tous m'ayez
donné l'exemple, seigneur français,, je satisferai votre curiosité, bien
que mes confidences puissent être plus^ dangereuses que les vôtres.
A ces mots , les deux chasseurs de biscMis tpuriièrent vers l'inconnu
des regards où^e peignait une surprise mêlée <d«i ce fvif intérêt qu'^n
certaines circonstances les récits d'aventures éveillent cbez l'homme
sauvage comme chez rbomose civilisé. L'étrange reprit : — Cette
main que je lève ici vers le ciel a jusqu'à présent été pure de:sang
humain, et cependant j'ai été traité comme un assassin, et ma tête a
été mNe à prix oeamie celle d'un vil meurtrier I
— A quel prix votre tâte esfr^Ue mise? demanda l'im des deux bou-
caniers.
— Est-ce pour gagner ce prix?
— Non, reprit simplement le chasseur; Viptre^tête, valûtrelle viQgt
mille piastres, serait sacrée pour moi comme celle d'un hôte : c'est mii-
quement pour savoir à combien on estime la vie d'un homme dans
Tierra Admiro.
-^ A cinq cents piastres.
— Cest dier pour la vie d'un homme; mon camarade et moi, nous
exposons chaque jour la nôtre pour une peau de ciboio qui ne vaut que
cinq piastres. Qu'avea-^ous donc Cait?
— Une benne action. Il y a six mois, j'étais alors marchand de bes-
tiaux, et je revenais d'une hacienda voisme de Guadalaxara où j'étais
allé trmter une afbiiie. A quelques lieues de la ville, je trouvai .sur la
grande route un homme assassiné. Ému de con\passion et croyant
m'apercevoir que cet hcmime vivait encore, je descendis de cheval pour
lui donner des soins et bander une large l)lessure qu'il avait à la gorge;
mais il était trop tard, et le voyageur expira dans mes bras. Je con-
tinuai ma route, emmenant son dheval avec l'espoir que cet indice
pourrait faire reconnaître le cavalier; mais je n'avais pas fait une lieue
qu'un détachement de dragons, qui me suivait au galop, fondit sur moi
et m'arrêta conmie l'assassin de l'homme dont j'avais pansé la bles-
sure. J'eus beau protesta de mon innocence, ui\ des dragons m'atta-
cha les mains avec le cdnturon de son sabre, et ce fut ainsi que j'en-
trai dans Guadalaxara. L'homme assassiné était un sénateur^ la justice,
vendue à la famille de la victime, poursuivit son œuvre d'iniquité, et
je fus jeté dans la itrison de la viUe. Après une détention prolongéç^ je.
SG&RB8 DE JJL VIS VXXIGAINE. il
eomparus derant le juge-criminel. — Vooe tous prétendez innocent^
me dit-iiy mon cher ami? mais vous pensez bien que je ne m'en rap-
porterai que loédioerement àTotre parole. — iems où le juge prévari-
eateur voulait en v^ak*. — Ayoz-vous^ continua-t-il, des témoins à dé-
charge?— Je ealcidai rapidement le peu de ressources qui me restaient,
et je répondis : J'ai miite témoins que je rassemblerai prêts à déposer
en ma faveiur.--* (Test quelque chose, dit le juge; mais la famille du
sénateur a deux mille témoins contre yous; youb Yoyez que la partie
n'est pas égale. — Je compris que j'étais perdu, et je courbai la tête
devant l'arrêt qui me condanma^ en n'appelant de cet arrêt qu'à moi
seul et à Dieu.
L'iiKxmnu garda quelques instans le silence en abusant le sol de
son couteau. Une contradiction évidente m'avait frappé dans son récit.
— Ne Bo'avez-vous pas dit, lui demandai-je, que voua étiez seul quand
vous aviez rencontré le sâiaieur assassine? oomment donc vous trou-
viez-YOus à même de fournir mille témoms?
L'étranger sourit de ma naïveté.
— Ne savea^-vous pas que, pour la justice de notre pays, mille ttoioins
sont mOle piastres, et que la somme que j'offrais ne pouvait coi^eba-
lancer les saeriâces d'une famille puissante qui achetait arguât oomp-
lant la conscience de mon juge? A d^ant d'argent, ilme fallut dès-
lors user d'adresse. Je m'édiappai de prison, et depuis ce temps, traqué
par la justice, pQursuivi d'état en état par des ordres sans cesse renou-
velés d'extradition, je suis arrivé dans ces déserts, ne retirant que la
vengeance. Dans ces déseirts, je me suis fisdt des partisans, et, si j'ai bien
pris mes mesures, peutrêtre le temps n'esfc-il pas k)in où, des bords de
l'Océan Atlantique jusqu'à ceux de l'Océan Pacifkiue, o^ justice vé-
nale à son tour tremblera devant moi 1
Les aboiemens des dogues interrompirent en ce nMment le narra-
teur. Nous prêtâmes l'oreille, un bruit de pas retentissait dans les hautes
herbes. Les dogues venaient de se prédpiter furieux à travers la sa-
vane, et bientôt nous entendîmes ces mots proférés d'une voix lamen-
tiiÀe :
— Jésus-Maria! vais^je être dévoie par des chiens, quand j'échappe
à peine à la griffe des ours?
-—Pied à terre l pied à terre 1 ou vous êtes un hommie perdu, cria
l^on des chasseurs qui rappelait en vain ses deux chiens, sourds à sa
voix; mais les cbtens dépa^rent le nouveau venu sans faire attention
à lui, et aboyèrent avec fureur à quelques pas plus loin. Pendant ce
iteraps, le cavalier dont nous veniiHis d'entendre les cris de détresse
avait pu se rapprocher de nous, et bientôt nous vîmes descendre de
fCheval , près de noire foyer, un homme pâle et tremblant qui pro-
venait auteur de lui des regards craintifs en murmurant des pâte-
là REVUE DES DEUX MONDES.
nôtres. Le cheval; tout frissonnant, les yeux fixes, les naseaux ouverts,
paraissait plus épouvanté encore que le cavalier. Comprenant qu'un
danger imminent nous menaçait, et, sans prendre le temps de ques-
tionner cet homme, nous nous levâmes tous. Les deux chasseurs de
bisons saisirent leurs carabines, le proscrit se mit en selle et dégaina la
longue rapière attachée à ses arçons. Le nouveau venu parut alors re-
prendre un peu de courage, et, d'une voix étouflTée, il bégaya ces mots :
— Voyez là-bas 1 Jésus-Maria, délivrez-nous 1
n nous suffit d'un coup d'œil jeté dans la direction indiquée pour
avoir le mot de cette énigme. Un peu au-delà du cercle de lumière
tracé par le foyer, une forme efiTrayante se balançait de gauche à droite
avec un grognement sourd entremêlé d'un claquement de dents for-
midable. Les deux dogues, les poils hérissés, les yeux sanglans, tenaient
en arrêt un animal auquel l'obscurité prêtait de colossales dimensions;
c'était un ours gris, la terreur des prairies. De tout le continent améri-
cain, l'ours gris est, à vrai dire, le plus redoutable habitant. Égal en
grosseur à un taureau de taille ordinaire, sa force est prodigieuse et sa
férocité est au niveau de sa force. Presque invulnérable, grâce à l'épaisse
fourrure qui le couvre, une blessure le rend furieux; malheur au chas-
seur dont la balle ne l'a pas atteint dans l'œil, dans la tête ou dans le
cœur, car alors il se précipite sur son agresseur, et le malheureux,
eùt-il la force d'un bison , est infailliblement étouffé. Caché dans les
cavernes ou dans des trous qu'il se creuse lui-même, l'ours gris saisit
au passage le bufûe le plus puissant et entraine son cadavre près de sa
tanière pour l'y dévorer à l'aise. Tel était l'ennemi inattendu qui sem-
blait tracer autour de nous un infranchissable blocus, et auquel un ca-
valier bien monté eût pu seul se flatter d'échapper.
— Remontez à cheval tous, dit l'un des chasseurs à voix basse.
Le voyageur ne se le fit pas répéter deux fois. Quant à moi, le conseil
était moins facile à suivre, car mon cheval, bien qu'entravé, s'était de
honds en bonds éloigné de notre formidable visiteur, et avait disparu
<jans l'obscurité. Mon fusil était resté attaché à ma selle, et, pour la
seconde fois, je me trouvais, à pied et sans armes, devant un danger
presque inévitable. Combien alors je regrettai l'absence du brave Ma-
tasiete ou de son compagnon, dont le rifk nous eût infailliblement dé-
livrés en logeant une balle dans cet œil qu'il me semblait voir reluire
dans les ténèbresl Fort heureusement l'instinct de mon cheval abrégea
pour moi cette périlleuse recherche. A peine avais-je fait quelques pas
un peu au hasard, que je fus aperçu par le fidèle et clairvoyant animal,
qui s'arrêta comme pour m'attendre. Quelques instans après, j'étais en
selle, et, mon fusil à la main, je rejoignais mes compagnons.
Le gigantesque quadrupède était toujours à la même place, tenu en
^-'xspect par la lueur du feu et par le nombre de ses ennemis. Avec cette
8ÙNB8 DE LA VIE MfXIGAIia. i^
gravité d'allures qui caractérise son espèce, il paraissait se demander
s'il nous attaquerait ou s*il lèverait le siège, bien que le claquement
presque convulsif des mâchoires décelât chez lui les tourmens de la
faim. De iio^e côté, nous restions sur la défensive et dans une indéci-
sion à laqueUe Vattaqi^e ou la fuite de Tanimal devait seule mettre un^
terme. Pendant ces quelques minutes, remplies par une pénible attente,
notre nouvel )iÀ^^ un peu plus rassuré, se hasarda à nous apprendra
le but de son voyage nocturne. Forcé de se rendre cette nuit même à
une lieue aff-i|elà de Tubaç pour y rejoipdre une conduite d'argent, il
avait été poursuivi avec acharnement depuis plus de deux heures par
Tours quepoiis avioijis devant nous. Son cheval, forcé de galoper avec
un sac 4'<)r attaché à la selle, allait peut-être tomber de fatigue, quand
les. lueurs de notre bivouac lui étaient apparues comme un phare de
salut. On n'aura aucune peine à croire que nous écoutâmes ce récit
d'une oreille fort distraite. L'ours ne cessait de faire entendre de sourdes
aspirations, il humait Faîr aux quatre points cardinaux; puis il s'inter-
rompait pour arracher avec ses griffes, dont il semblait essayer la force,
de larges plaques de gazon. La position devenait critique; les dogues
effrayés étaient revenus se coucher près de leurs maîtres avec des hur-
lemens d'angoisse. Le proscrit com nença à manifester une violente
impatience, comme si chaque moment qui s'écoulait fût un siècle de vie
pour lui. n allait et venait, Tépée à la main, comme le matador dans
l'arène.
— Eh quoi ! seigneurs , disait-il , des hommes de cœur resteront-ils
ainsi à la merci d'un animal immonde? Faites feu sur lui, et moi je me
charge de l'achever.
Les deux chasseurs de bisons parurent se consulter.
— Au fait, dit l'un d'eux, nous avons quatre coups à tirer contre lui,
et, comme le dit ce cavalier, cinq hommes ne doivent pas rester ainsi
immobiles devant une bète, quelque féroce qu'elle soit.
— Patience! lui répondit son compagnon, laissez-moi d'abord essayer
un moyen plus pacifique, et, si ce moyen ne réussit pas, alors nous at-
taquerons l'ours en nous remettant à la grâce de Dieu ! C'est Todeur du
bison fraîchement écorché qui retient ici cette bête affamée. Eh bien !
que deux d'entre nous tiennent l'o ars en respect, pendant que les trois
autres traîneront loin du feu le cadavre du bison. L'ours pourra ainsi
se jeter sur la proie qu'il convoite, et nous serons délivrés de notre en-
nemi.
L'expédient du chasseur de bisons fut adopté à l'unanimité, et nous
nous séparâmes en deux camps. Les deux chasseurs passèrent autour
du bison écorché le lazo du voyageur, qui en attacha l'autre extrémité
au pommeau de sa selle, et la lourde masse ne tarda pas à glisser sur
1 herbe en y traçant un large sillon. Le proscrit et moi étions restés k
f4 «ÉVITE B1SS ratfX K0NDS8.
là tndnië (ilàce pour surviâller VoxxtSy qui, de soncôté, conlinuaU à nous
observer sans faire un pas. Au bout de quelques minutes, les deux
chasseurs elle to^agèàr rcfrnm»l se joindre à nous.
— Cest làit, dit f un d'eux, et te n'est pas sans regret que! nous sa-
erîfiôus tiOtre gtt>ier à ràppétit ^e cet affreux animal.
— Je me cMarge du reste, ^t le proscrit. Sans descendre de cbeval,
il âe peàchâ jusqu'à terré, prit dans le foyer une souébe enflammée,
et, la bride dans les dents, le tîson d'une knain, son épée de l'autre,
a piqua dtoit à fours. Ce fut un moment terrible poiir nous tous. A la
vue du cavalier qui s*âvançait lentement vers lui, poussant à coups
d'éperon son cliev^ haletant , 'épouvante, Tours fit entendre une es-
pèce de beuglement et se dressa sur ses pattes dé derrière, en battant
Tàir avec celles 8e devant. Puis, soit intimidé par la contenance in-
trépide de son âgrés^ur, sbit effrayé par la vue du tison, il retomba
sur lés quato'é ti«ttcs et (:;omnïença à reculer. Enfin je le vis avec un
inexprimable soùlaffement de cœur décrire un grand cercle autour de
nous et disparalti*e uans les ténèbres. îfous restâmes silencieux pen-
dant quelques minutes, prêtant ToreiHe au froissement deslierbes, et
nous ne tardâmes pas à enteYidre, dans la direction que l'ours avait
suivie, uùé respiration bruyante, un grognement joyeux et le sourd
retentissement d'un cotps loutd traîné sur le sol. L'ours avait saisi sa
proie et l'emportait âànfe soft repaire pour la dévorer à son aise. Le
siège était levé, la savane était redevenue praticable. Le proscrit ren-
gaina son épée, et, s'avàriçant vers les deux chasseurs de bisons qui
avaient repris lèUr place près du feu :
— n ne me reste plus, leur dit-il, mes chers amis, qu'à vous retarier-
cier de l'hospitalité que vous avez bien voulu m'accorder; je m'en
souviendrai toujours. Maintenant je vais où mon destin m'appelle!
Et, se pencTiant sur sa selle, il tendit aux deux chasseurs, avec une
dignité courtoise, une maih qu'ils pressèrent vivement dans leurs mains
cafleuses. — Plaise à Dieu, seigneur cavalier, dit l'un d'eux en même
temps, que vous trouviez partout, comme ici, un asile sûr pour vous
abriter, et un accueil aussi cordial que le nôtre !
Je voulais moi-même exprimer au proscrit l'intérêt que m'inspirait
sa triste destinée; mais je fus devancé par le voyageur au sac d'or, qui
avait hâte de s*assùrer pour le reste de la nuit la compagnie d'un cava-
lier aussi intrépide.
— Pourrais-je vous demander, seigneur cavalier, dit cet homtne en
balbutiant, de quel côté vous pensez vous diriger?
L'inconnu montra du doigt un côté de l'horizon où depuis quelque
temps on pouvait voir une colohne de flamme se dessiner sur les té-
nèbres en spiralelrougeâtre. Était-ce un signal donné au proscrit par
quelques' compagnons qui dé' 16lù iéîïlaienf sur lui? Une question que
je hasardai à ce scyet n'obtint qu^iine réponse évasire. Le proscrit di-
rigea sa main Ters le ciel, où les éfoiles du chariot traçaient déjà leur
course elliptique.
— Ce sont ces étoiles qui me ^dent> me^dit-41. En marchant dans
cette direction, je ne puis manquer d'atteindre le préside de Tubac.
— Quel heureux hasard l s'écria le voyageur. Justement des afiTaires
.pressante m'appellent de ce <:ôté, et hien que le pays^ Dieu merci,
n'ait jaodais é;té infesté par les salteadores (voleurs de grande route),
je ne serais pas fâché de faire route avec un homme aussi brave que
vous. Après tout, je réponds d'une somme considérable qui m'a^ été
confiée.
— La somode contenue dans ce sac? xlemanda le proscrit en regar-
dant le voyageur avec une singulière expression de pitié.
— Oui, trois mille piastres en or.
-(- Eh bieni croyez-mqi, attendez ici le jour.^La nuit est sombré,
mon cheval est rapide, et peut-éti^e ne pourriez-vous pas me suivre.
Croyez-moi, vous dis-je, restez ici.
Le voyageur insista : il était déjà en retard, et d'impérieux motifs
Fobligeaient à rcyoindre en toute hâte la conduite d[ argent arrêtée près
de Tubac. Le proscrit finit par se rendre à ses instances^ et consentit,
quoique avec une répugnance marquée^ à l'accepter pour compagnon.
D mit pied à terre^ et resserra la sangle de son cheval; puis, se tour-
nant vers moi : — Seigneur françds, me dit-il , si jamais le hasard
veut que vous me rencontriez encore, peut-être serez-vous bien aise
de me rappeler que nous avons partagé l'hospitalité du même foyer.
Un peu surpris de cet étrange adieu^ je cherchais encore une réponse,
quand déjà les deux voyageurs avaient piqué des deux dans la direc-
tion de la grande ourse.
— L'agneau et le jaguar, murmura Tuu des deux chasseurs de bisons
en secouant la tête d'un air mystérieux et solennel, l'agneau et le ja-
guar ne font pas long-temps route ensemble!...
Puis le chasseur rassembla les tisons épars et se coucha, les pieds
tournés vers le foyer. Son compagnon et moi, nous fiities de même.
Le reste de la nuit se passa tranquillement, et la rosée pénétrante des
matinées d'Amérique put seule nous réveiller. L'ours n'avait heureu-
sement pas emporté notre déjeuner : quelques lanières de viande,
derniers restes du bison dont Q avait dévoré le corps, sifflèrent bientôt
sur les charbons ardens, et je pus me convaincre, pour la seconde fois,
que les voyageurs n'ont pas exagéré la succulence de la chair du bi-
son. Cependant le soleil s'élevait à l'horizon pendant que nous dé-
jeunions avec un véritable appétit de chasseurs, et le spectacle que ses
rayons découvrirent à nos yeux, en dissipant les brouillards de la plaine,
16 UVUB DES DEUX KOIIDIS*
nous annonça une journée pour le moins aussi aventureuse que la nuit
qui rayait précédée.
Les hauteurs Y^oyantes de la savane se couvraient de longues
files de bisons. U eût été, popr les deux chasseurs, plus que téméraire
d'attaquer de front des troupeaux aussi serrés, t^our tuer un ou deiix
bisons sans trop dei danger, il n'est qu'un moyen : c'est de les séparer
du troupeau; radnasse et l'agilité du chasseur font lé reste. Contre l'atr
tente de mes deux compagnons, les cibolos défilaient en mugissant,
parallèlement à la rivière, et nul d'entre eux ne se hasardait de notre
c«é-
Le premier E^rppéen qui vit un bison, d|ût être, à mon avi^, fort ef-
frayé. Le bison est d'une taille supéi^eure à celle du taureau ordinaire;
une crinière épaisse,. s^iré ou,cou1^im^ de rouille, couvre son cou, ses
épaules, son pQÎ^l, et flotte jusqu'à ses pieds. Le train de derrière de
l'animal, à partir de Ia bosse qui charge les épaules, est couvert d'un
poil court et jrude comme celui du lioUt ^^ comme celui du lion, con-
stamment fouetté par une quejiienervpusp. Sa course pesante ébranle le
sol, ses mugissemens déchirisat l'air; ses yeux, qui n'expriment qu'une
férocité stupide, et les oomes noires, aiguës, implantées sur son large
front, achèvent d'en faire un olyet d'épouvante.
Tout en observant, non sans dépit, la manœuvre de ces gigantesques
troupeaux, l'un des deujjc chasseurs examinait en connaisseur mon che-
val , que l'obscurité de la nuit l'avait empêché jusqu'alors de remar-
quer.
— Caramba! disait-il, ce large poitrail, ces jambes fines, ces naseaux
bien ouverts, ces reîn*!s allongés, annoncent un coureur peu ordinaire.
— Mon cheval, répondis-je avec la fatuité d'un propriétaire, défierait
un cerf pour l'agiUié, une mule pour la fatigue...
— Et un bison pow. la vitesse^ interi^ompit le chasseur. Eh bien! pour
en venir au fait,.8eigBe«r français, vous pourriez me rendre un si-
gnalé service I
— Parlez. »
— Vous voyez là-bas ce troupeau de cibohi qui semblent nous éviter.
Puisque vofre cheval est â bon coureur, galopez hardiment jusqu'à
ces peureux, et tirez-leur un coup ou deux de votre fusU à bout por-
tant, s'il est possible; vous en blesserez pour le moins un; le troupeau
tout entier se mettra à votre poursuite, mais vous le distancerez facile-
ment; les plus agiles, par conséquent les plus forts, vous suivront seuls
de près en se séparant de la bande, et nous ei^ ferons notre afbire.
— Est-ce sérieusement que vous parlez? demandai-je. Le chasseur
me regarda d'un air étonné. — Et si mon cheval venait à s'abattre?
— 11 ne s'abattra pas.
k
SCÈNES DE LA VIE HEIICAINE. 17
— Hais enfin sll s*abaUait?
— Alors il est certain que vous auriez peu de chances de leur échap-
per. Cependant cela s*est vu; mais^ dans le cas où vous succomberiez si
glorieusement, je vous projets de faire en Votre honneur un massacre
affreux de ct(o/o5.
— Écoutez, dîs-je alors au boucanier, il y a mille services que je
serais enchanté de vous rendre de préféi^nce à celui-là; j'ai déjà chassé
très involontairement lé ti^e il y a cpielques |oùrs, l'ourél ht nuit der-
Bière, et Je ne me soucie pas de mè faire chasser inaintfetiaiii par le
bison. J'ai bien réfléchi, et j'aime mieux vous prêter mon cheval.
— Je n'osaiè vous demandei" cette faveur, et, ajouta naïvement le
chasseur, je croyais vous faire plaisir en Vbiis offrant cette distraction.
Je le remerciai de ses bonnes Menfloné^ et, Uen qu'enchanté de me
tirer quelque peu eh dascon de ce liiàuvais pas, je iremis, eu soupirant,
la longe de mon cheval entre ses mains. Le boucanier cfoirtmença par
le desseller, plia enqi^tre la couverture qui lui tôrvait* de manteau, et
l'assujettit sur le dos du cheval au ihoyeM de U longàe fc^û de crêpe de
Chine roulée autour de son corps. Puis, Aiànt lui-même ses calzoneras,
ses brodequins de peau de daim et sa veste, fl resta nus-pieds, en ca-
leçons courts et en manches de chéniEse.
— Comme la partie que je vais Jèuèr ne laisse pa9 d*être assez déli-
cate, dit-4I, je ne saurais donner à ce cheval et à moi trop de liberté
dans les môuvemens, et vous allez voir quel parti l'on peut tirer d'un
animal convenablement arrangé.
Ainsi équipé, et après avoir suspendu à la sélle une espèce d'estoc
affilé et tranchant, le chasseur sauta en croupe; il s'assura qu'au besoin
la faga pourrait lui servir d'étriers et supporter tout le poids de son
corps en lui permettant de laisser aux reins de sa mottture toute leur
élasticité. Alors, avec une habileté qui devait pour le moins égaler
celle des anciens Numides, il rassembla son cheval, le lança en avant,
le retint, roula dans sa main gauche le cabresto (i) dont il maintint
l'extrémité, partit comme une flèche, et revint près de moi avec la même
rapidité.
— Vous ne savez pas ce que vaut un pareil cheval I me dit-il, et je
m'en veux presque de vous priver d'une occasion de connaître quel
trésor vous avez là.
J'avoue (pie, manié par ce sauvage écuyer, mon cheval me parais-
sait n'être plus le même animal qu'entre mes mains; toutefois je re-»
commandai instamment au chasseur de ne pas trop l'exposer aux cornes
des bisons.
(1) On appelle reota, ou cahreêtOp ou caktêtro, la longue corde qui^sert à la fois de
laso et de lioou.
TOKB xvn. 2
— Nous courrons les mêmes chances , reprit le lioueamer en riant;
puis il nous doima ses instructions. Nous devions nous coucher à plat
Tentre, le fusil à la main, sur le talus qui encaissait la rivière, et. 8^r-
Teiller à travers les hautes herbes les mouvemens des animaux qu'il
lancerait vers nous.
— Du reste, aJoata»-t4U vous avez le temps, se^wur fcançais, d'as-
«ster, avant de vous mettre en embuscade, à une eounfe conune rare-
ment vous aurez roccasirà d*en vMr. Je veux vous montrer ce qu'on
peut attendre d*ûn bon cheval monté par un bon chasseur.
Ptesque ausâtAt il se lança, ventre à terre, dans la directton du trou-
peau de ùibùhê, dont le vent noufr appo^^t les hlugissemens éloignés.
Je restai driiMt sur le bord de la rivière pour ne rien perdre du spec-
4acte intéressant qui m'était prothis. Le chasseur commença parlaire
un assez gtand détour, franchissant aVec une aisance imperturbable
Jes nopals épineux et les inégalités de terrain dont la plaine était semée;
le cheval paaraiisait plot6t voler que courir, et jetait au vent des hen-
inissemens joyeux; piMS le cavalier dispanit derrière une colline assez
'élevée. Cependant le compagnol» du hardi boucanier avait planté ^n
4erre une baguette de ssMile mirmontée d'un mouchoir à canreaux
rouges. Je lui demandai si C'était un signal pour saa camarade.
— Non, ma dit le chasseur; les bisons sont comme les taureaux, le
Touge les irrite. Si Joaquin en détourne un ou deux, ce mouchoir les
attirera infiiilliblemént ici , et nous les tuerons à bout portant : vous
aurez soin de les viser au mufle au moment où ils s'élanceront sur
nous.
— Est-il donc iudiEq[iensable, demandai-je au boucanier, de les attirer
justement ici?
— C'est mon métier^, répoiidit le boucanier, qui, comme Matasiete,
oubliait que je n'étais pas chasseur de profession. U achevait à peine de
parler, que nous pûmes remarquer une sorte de frémissement et d'a-
gitation dans les rangs du troupeau de bisons qui couvraient les pentes
inférieures de la colline derrière laqueUe Joaquin avait disparu. C'était
l'aventureux chasseur qui venait de gravir la hauteur en sens opposé.
Arrivé au sommet, il poussa deux cris aigus, auxquels répondirent des
mugiasemens prol<Nigés, s'élança du sommet de la colline en bas,
comme un bloc de rocher qui s'éboule, et disparut au milieu de cette
forêt pressée de cornes et de crinières noires. Le troupeau s'ébranla et
fit , dans la direction de nos signaux , un mouvement alarmant; mais
bientôt il se dispersa en groupes nombreux de difEérens côtés. Je revis
alors Joaquin galoper de nouveau, sain et sauf, au milieu des trouées
qu'il venait d'ouvrir. Deux bisons d'une taille énorme semblaient être
les guides d'une des colonnes détachées du troupeau principal, et ce
SCKIfIS DB &A VIS VEXiCi^nfE. 19
futurs ee8 deux monstnieiiaes bétes que le chasseur parut diriger se?
aÉUqoes. Voltigeant sur le» Aaocs du bataiHony allant, Tenant arec une
légèreté, une audace, 491 tenaient dtt prodige, Joaquin pai*aissait et
disparaissait tour à tour, sans toutefois que les deui chefs se détachas^
seill deteors comfmgnonis. En^niil se fit un vide pi^^e imperceptible
en^ lar petite Iroupe et les buftles eonducteuirs. Rapide conune Téclai^
le ckasseur flf 7 précipita; n^ais, seît qu'il e^ trop présumé de l'agilité
de son cheval^ eoiique ce fât une ruse de ses Iiiroucbes antagonistes^
je vis itvec HBeangoisoefinexfMrimable le flot vivant^ su instant séparé,
se fcjoîfidve, «t le malheureux boucanier serré comme dans un gouffre
dont lalxydclie béante se senût refermée lur lui. JTouhliai le^ cheval
pour ne penser qu'à Fhimime, et j'échangeai uu reg^iy) plein d'an^^iét^
avec le cMnpegnon du pauvre Jeaquin. Lea jou^ basimées du chasseur
s'élaieilt couvert^ d^uniâ pâleur mortelle^ la cairabine à la ufain, il
aHait s'élancer au secours de scm cafnarade y qmqd il pou/ssa un ori de
jtte et flTarrâta. Yidemm^ pressé entre les eornes des deux bisons
qui s'étaient €infin éloignés de^ la colonne dent ife formaient la tête,
Joaquin s'était dressé debout sur son cheval, que protégeait contre les
coups de cornes l'épaisse Couverture de laine attachée sur son corps.
Pendant tpie le groupe serré se dirigeait ainsi vers nous sans se dés-
unir^ le boucanier tira son estoc, posa un pied sur les épaules laineuses
du bisnn,' plongea la pointe meurtrière au défaut des os, et, dans l'in-
stant on l'animal fkisait un dernier effort pour ne pas mourir sans
vengeance, s'iilança impétueusement à terre. Il était temps, car au
même moment mon pauvre dieval , soulevé sur le front du bison ,
était vfofemment culbuté. €e fut ce qui le sauva : il échappa ainsi à
féti^inte de ses deux ennemis, et, 0e relevant presque aussitôt , se mit
à hnr, poursuivi totqours par les deux cîMos. Quant à Joaquin , il
ceurutf parallèlement à sa monture, dont il n'avait pas lâché la longe,
pawkrt à s^en rapprocher insens&lement, saisit la crinière du cheval,
é'enleva de terre et se remit en seUe en poussant un hourra de triomphe.
— A nous maintenant! dit le chasseur resté avec moi, en reprenant
sen poste à la vue des deux bisons, qui, acharnés à la poursuite du
cheval et du cavdier, se dirigeaient vers nous d'un pas inégal , tandis
que la coibnne, privée de ses deux guides, s'enfuyait vers les collines.
Nous nous jetâmes à plat ventre sur la berge inclinée de la rivière , et
nous attendîmes les deux cibolos, qui s'arrêtèrent un instant, décou-
ragés, en poussant des mugissemens de rage et en creusant la terre de
leurs cornes. Le bouc^stnier agita vivement alors te mouchoir rouge au
bout de sa baguette. A l'aSpect de la couleur détestée, les deux animaux
semblerait s£duer avec une joie féroce un but qui du moins ne recu-
lait pas devant leurs attaques : ils s'élancèrent vers nous. Joaquin s'était
jeté de celé, ^n réte était rempli. On se ferait dîffldlemetrt une idée
30 EEVUB DIS DEUX MMlMB.
de Taspect terrifiant du bison tariei» et blessé. Aehacun de ses mou*
vemens, des ruisseaux de sang s'élançaient de droite «( de gmielie,
empourprant les floisde sa crinière noire; uae écume ;sanglante< rou-
gissait ses naseaux ; dont le formidable nlâeneoit 'retentissait loiyours
plus près de nous. L'autre bison le devançaity couvant de son; csil stu^
pideet féroce le mouchoir que le vent ds' la rivière agMait seul, cas le
chasseur était, comme moi, la earabine à la maiuw Uneminutede plus,
et nous allions avoir à nous défendre oontre ces deux amnauxtirrités.
Heureusement , quelques secondes après , le bison blessé s'abattit lour-
dement et expira; ^^ Feul s'écrit^le tiàasseur.ridtoini de 40100 balles
dans b tête, Tautte bisén s^amètay tombtel iriaihenter le sol presque
à la crête dutakisqui oaus protégieaiti Joaquin lanrivait au petit trot,
frais et souriant comme le cavalièrement «tans on nûonég^ de fiûre
admirer toutes les qualités de ; son oheridi il examina le deniier cibolo
tombé. '• . - i •
— Vive Di^il >dit-îl, vous avez logé vos deux balles dans sa tête, et
ce n'est pas trop mal pour un débutant. Quant à moi^ désormais je ne
veux plus chasser le bison qn'à^ cheval.
— Pas avec le mien, j'espère, me hâtai-je de répondre, car c'est un
miracle que le pauvre animal ait échappé aux cornes des cibolos.
— Je comptais cependant ne pas m'en tenir là seulement avec votre
cheval; mais la première fois que je trouverai l'occasion de me monter
convenablement, je ne la manquerai pas. Eh ! par Dieu! je crois que
la Providence a exaucé mes voeux, car voici précisément un cheval
qu'elle m'envoie, tout sellé, tout bridé, ma foi!
Nous vîmes en effet un cheval tout bridé, tout sellé, qui galopait vers
la rivière presque aussi rapid^nent que s'il eût fui devant un trou-
peau de cibolos. Les larges étriers de bois qui battaient ses flancs l'ex-
citaient encore à courir plus vite. Sa course avait dû cependant être
déjà longue, à en juger par l'écuoie et la sueur qui baignaient son poi-
trail. Le cavalier qui venait en toute apparence d'être désarçonné ne
pouvait être que bien loin de nous.
— Si je ne me trompe, s'écria Joaquin , c'est le cheval du voyageur
qui nous a annoncé la visite de Tours, n lui sera arrivé malheur dans
la savane; car, bien qu'il ne fût pas très brave, il paraissait être trop
bon cavalier pour s'être laissé jeter par terre. Vous me permettre^
bien, j'espère, d'user encore de votre monture pour m'approprier
celle-là.
En disant ces mots, le boucanier détacha la retUa roulée autour du
cou de mon cheval, fit un nœud coulant à l'extrémité de la corde et
s'élança à la poursuite de Tanimal échappé. Avec l'habileté qui dis-
tingue les cavaliers mexicains, il eut bien vite jeté son nœud coulant
sur le cheval fugitif, qui, se.sentant pris, s'arrêta et^se laissa emmener
SCiNBS DE LA YIB MBUGAIHI. 21
sans réastance. L'iiispecti<m de lamelle ne put rien nous apprendre de
précis wœ le sort du malheureux voyageur* Cepradanl une éeorchure
profonde et irécen^Ov du cuir^ éeorchure qui commençait à la hauteur
dé rétricr droit , ponvaiA indiquer qae. le cavalier avait été ei^vé de
force, traîné à terre, et que kmi éperon avait tracé ce sillon au moment
de la chute. En outre v les cotdons de cuir qui retenaient sa valise
avaient été eoupés et non. brisés on dénoués, et on se rappellera peut-
êtmqne cettciiridise contenait un sae^ d'or. L^ boucaniers secouèrent
la tête. ' . ■ • . » ' ' : . r I : . .
— ' Je me^suis toiqonrs défié-^ dit loaquin, des iwra-admirefios. Puis-
que votre route 084 vërsTulMM^iieigneiir cavalier, je vous accompa-
gnerai; ce cheval vient duic&té du jr^iûfe^ et je ne seivis pas fâché d'en
savoir mi peu plus long (Surtout i^la; t
J'acceptai volontiers i la prQpositkm;du chasseur . Je baignai mon che-
val pour effacer les traces sanglantes des prouesses de Joaquin; je le
resellai, le boucimler détacha les deux lofaiens qu'il avait attachés à un
bouquet de saule, et^ apràs»<pie j'eus pris congé de son camarade, nous
partîmes, moi sur mon cheval, et Joaquin sur celui que le hasard lui
avait envoyé.
A deux cents pas de là, nous vhnes couchées dans Therbe les armas
de agua que le mouvement furieux du cheval avaient détachées de la
selle. — Peut^tre, dis-je à Joaquin, allons^tious trouver le sac d'or du
voyageur? — Le boucanier ne me rendit que par un sourire d'in-
crédulité. Noos marchâmes encore une heure au grand trot. A une
lieue environ de Tubac, les chiens aboyèrent et s'enfoncèrent dans un
petit vallon où nous les suivîmes; là un spectacle effrayant nous atten-
dait. Au milieu d'une mare de sang, laface tournée contre terre, gisait
le malheureux que nous avions vu> quekpies heures auparavant, partû:
«1 compagnie du prosmt.
— Le proverbe a raison, dit tristement le boucanier; le jaguar et
Fagneau ne font pas long-temps route ensemble. Le pauvre diable !
^outa-t-il d'un air de compassion, timide et craintif comme il semblait
l'être, il ne devait être frappé cpie par derrière, et, tenes, voici la trace
du jaguar. C'est bien là l'empreinte de son pied tel que je l'ai remarquée
sur les cendres de notre foyer; mais d'autres traces se mêlent aux
siennes, et celles-là, je ne les connais pas.
Le boucanier examina les empreintes encore fraîches avec l'atten-
tion minutieuse que ses compatriotes portent dans ces sortes d'enquêtes,
où la race américaine trouve occasion de déployer sa merveilleuse
sagacité. Plein de confiance dans l'instinct presque divinatoire du chas-
seur des prairies, j'écoutai avec un vif intérêt Joaquin, lorsqu'après
avoir soigneusement étudié le terrain, puis médité profondément, il
se rapprocha de moi et me dit avec l'accent d'une inébranlable convie-
22 BBVUB DES DEUX MONDES.
tion : — Voici ce que x'aiffinneraÎB devant Dieu et devant les hommes,
quand même ce cadavre serait celui de mon frère : Thomme que je
soupçonnais n'est pas coupable de ce meurtre^ le crime a été bommis
malgré lui. Ici (et il montrait la trace des genoux) le voyageur a de-
mandé merci; Tliomme de Tierra Adentro Ta protégé de son corps,
ainsi que l'atteste Teropreinte de ces talons près de Tempreinte des ge-
noux, et c'est la, q'outk-t-îl en montrant la trace dé la pointe du pied,
qu'un chacal a frappé par derrière le malheureux, que son compagnon
défendait. Le chacal sera frappé à son tour ! J'ai dit.
Cétait la première fois que j'enteiidais un Mexicain s^exprimer avec
cette solennité devant la mort. Je serrai silencieusement la main de
Joaquin. Quelcpes heures après, je me séparais dii boucanier; ce fut
encore ému de cette ^cène lugubre que je rentrai dans Tubaç, où je me
gardai bien de parler de ma triste rencontré. Tout , dû reste, était en
émoi danç le préside,, car, chose inouie, la nuit précédente, une canr-
duite â! argent avait été attaquée et une sômitnè considérable eiilevée
par des inconnus. Ce fait était aussi parfaitement expHcable pour moi
que l'avaient été pour le chasseur de bisons les drconstances de l'as-
sassinat du malheureux voyageur; cette fois, conune l'autre, je recon-
naissais l'intervention du tierrorodeKtte^o.
IL
Le but de mon excursion à Tubac était désormais atteint. J'avais vu
de près ces derniers vestiges des mœurs primitives qui se conservent
encore dams quelques parties de la république, et que la civUisation
bâtarde dont le siège est à Mexico tend de plus en plus à eflbcer. Il
fallait songer maintenant à regagner les régions du centre. Quelques
jours après mon arrivée à Tubac, une caravane A'arriéros devait partir
dans la direction du sud; je me joignis à eux, croyant bien en avoir flni
cette fois avec la vie d'aventures. C'était à tort cependant que je com{>-
tais ne plus revoir, autrement que dans mes souvenirs, quelques-uns
des représentans de cette société si franchement barbare qui se main^
lient au Mexique en présence de la société prétendue civflisée. Parmi
les types bizarres qui s'étaient succédé devant mes yeux, il en était un,
le salteador ou voleur de grand chemin, qui venait de se révéler à moi,
mais seulemafit dmis le demi-jour, et que je devais retrouver l'occasion
d'observer, pour ainsi dire, en pleine lumière. Le simstre personnage
qui m'avait raconté au bivouac des diasseurs de bisons ses démêlés
avec la justice m'avait appris comment, au Mexique, s'ouvre la destinée
d'un brigand; le même homme allait m'apprendne, à quelques jours
de distance, comment elle se termine. Ce n'est point par la pmdaison,
^BU»e on serait lente de le cioii»« Telxjui.axxMBuneiioé paclutter
Bdpm DK LA YIE MEXICAINE. ,23
contre les juges flmt d'oi^lipairQ par s'arranger à Tamiable avec eux,
et souvent même par leur dicter des lois. Cest le dénouement pomiqpe
de plus d'une sonibre tragédie.
Je 4ois dirjB avant tout quelques mot3 d'un compagnon de voyage,
d*un cono^patriote^ que Iç hasard semblait m'envoyer tout exprès pour
me faire connaître, au sortir des fatigues de mon excursion si périlleuse,
des dangers que je n'avais pas soupçonnés. Le soir de notre troisième
étap€|,^;g^us, étions campés f^on loin d'un ruisseau tributaire du Rio-
Bacuâche. De brqyans éclats de rire m'attirèrent sur les bords de ce
ruissef^^ où^quelques f^|[nes d'arrieros lavaient les calzoncillos de leurs
mari?^,t)n homnie qui p9rtait sur sa figure, rougie par le soleil, une
expression de franchi^ et de gaieté toutes françaises, faismf assaut de
quolibets av^c les iavçusej?, et J(egrasseiemehi parisien qu'il introdui-
sait dans la pronou^ciation ^exicain^ avait de quoi Justifier amplement
l'hilarité générale. On deviae si entre le Parisien ei moi la connaissance
fut biei^t faite. M* D....^ parcourait à pied le Mexique T c'est par goût
qu'il ypyageait,am$i, et« sac|;)^t que dans ce pays on méprise quiconque
n'est pas cavalier,, il avait acheté un cheval, mais seulement pour s'en
servir à la traversée à/^ villes ou des villages. Le reste du temps, il me-
nait le cheval en laisse. Fils d'un manufacturier de Paris, mon nouveau
compagnon, à la veille de payer, par un riche mariage, l'établissement
paternel, avait reculé devant l'engagementqu' il allait contracter, n avait
quitté Paris pour ne pas perdre sa liberté. Depuis six ans, l'Amérique du
Sud, comme l'Amérique du Nord, l'avait vu errant, colportant de mai-
son en maison quelques menues marchandises dont le produit le faisait
vivre* Sobre, patient, résigné, assez intrépide pour voyager seul d'un
bout à l'autre des Amériques, ne regrettant rien d'une vie plus aisée,
doué d'une fermeté d'ame égale à celle de ses muscles infatigables, trop
fier pour tendre la main dans l'adversité, assez généreux pour l'ouvrir
dans la fbrtime, joignant enfin, par un bizarre mélange, aux instincts
chevaleresques de notre nation l'étroitesse d'idées commerciales qu'on
a pu lui reprocher quelquefois, tel était l'homme que le hasard m'avait
fait rencontrer au fond des solitudes mexicaines. Ce type est moins rare
qu'on ne pourraitie supposer dans les deux Amériques. H. D , au mo-
ment où je le rencontrai, était attaché à une maison française qui avait
désiré utiliser sa connaissance pratique des afiaires. Son mandat l'appe-
lait à la foire annuelle et célèbre de San-Juan de los Lagos. Cet itiné-
raire s'accordant avec le mien, il fut convenu que nous ferions route
ensemble. J'y mis une condition cependant : c'est que M. D dérogerait
en ma faveur à ses habitudes et voyagerait à cheval. La condition fut
acceptée de bonne grâce, et le lendemain de notre rencontre nous par-
times, après avoir pris congé des arrieros, et décidés à faire diUgence
pour ne pas manquer l'ouverture de la foire de San-Juan.
I
24 REVVB DES DEUX MONDES.
En compagoie de M. D Je revis Arispe, HermosîUo, Guaymas^ où
Je m'etnbarqiiai de nouveau. Je saluai de loin, du pont de la balandre
qui me remportait, la côte de Californie, qui n(i'apparât6sa:it bbmme une
vapeur bleuâtre; je revis les lames écumersur lesi^lfis dès Ites deCer-
ralbo et d'Espiritu^Santo; puis, des hauteurs de là commandancède San-
Blas, jejétai un coup d'œil d'adieu sur ëettè mer Vermeille que je venais
de traverser pour la derntère fois, et dont lés premier souffles du cor--
danaxo et les premiers nuages d'octobre oommençssliëht'à troubler Ta-
zur. A mes pieds, des rafales impétueuseB,'aVartl^-<?oureursdës orages
qui s'abattent sur le golfe, courbaient la dtne dés àrbres^.' Le soleil as-
pirait à longs traits les vapeurâ qui detiaiébtblenlM se précipiter en
pluies torrentielles. Là maladie^ là mort, semblaient pMtes i s'abattre
sur la ville, pins triste; plus désolée que jamais, t!ar,anx' approches de
la saison des pluies , fbenre de la migration périodique de la plupart
des habitims était d^à venôe.
Nous ne tardâmes pas à gagner Tépic , yriVe d'eiivfroti Vmgt mille
habitans, et qui, sous une tiède température, 8'élèVe/(;omme une plate-
forme verte et toujours fraîche, au-dessus des plages' torréfiées de San-
Blas. Nous franchîmes en trois Jours les soi^ailté Hëues qui séparent
Tépic de la capitale de Tétat de Jalisco , Guadalaxara' , qui compte cent
cinquante mille habitans, ville renommée dani^ toute la république
pour ses mantifoctures et l'adresse de ses énfans à manier le couteau;
puis nous primes, pour ainsi dure, à traverà champs pour gagner San-
Juan.
Sur ces nouvelles voies de communication , la scène change; ce ne
sont plus de rares voyageurs apparaissant à de longues distances au mi-
lieu des déserts : d'interminables files de mules encombrent les routes;
de lourds chariots dont l'essieu crie font poudroyer, sous leur attelage
de bœufs , la poussière des grands chemins; les salteadores , à moitié
voilés de leurs mouchoirs de soie, attendent la proie qui leur a été dé-
signée , et échangent avec les voyageurs sans bagage des saints d'une
courtoisie déskitéressée. Vous sentez que la vie circule plus active entre
les membres épars de ce grand corps qui compose la république; mais
des dangers encore mconnus vous menacent. Les croix de meurtre
sélèvent çà et là; des histoires lugubres vous sont racontées dans les
hôtelleries, et le conteur, qui vous épie, cherche à juger, d'après votre
contenance , s'il doit ou non vous livrer aux bandits dont il s'est fait
réclaireur; puis vous avez à subir l'hospitalité mexicaine avec son cor-
tège inévitable de misère, de saleté, de dénûment.
Tous les inconvéniens que je viens d'énumérer semblèrent, pour
ainsi dire , se grouper autour de nous dans la venta où nous étions des-
cendus la veille de notre arrivée à San-Juan de los Lagos. Vers cinq
heures du soir, après dôme heures environ passées à cheval et sous les
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE. 25
flots d*une pluie torrentielle, nous avions aperçu, à travers un voile de
brouillards, les murs blancs et les tuiles roug^ de cette venia isolée.
H. D....^ prit au^sil^t les devaos pour nous assurer dans ce pauvre gîte
un soup^et uo al^i. —Un mot en passant sur les formalités d'intro*
duction dans If^ pmdas du Mexique. On pénètre d*abord Sans obstacle
dans 1^ giraodQ Qour.carrée M l'hôtellerie, sur laqudle s'ouvrent, au
rez-de-chaussée, l^;chamt>pes destinées aux voyageurs. La plupart du
temps, lQQ^^|tre,4e VbôlLellerie, Xehueêped, s^)6ent ou occupé aa fond
d'une éici|riçlpipi^inf^à>jrégu|arifier sur un pafMer sale sa comptabilité
de fourrages, o/a gwp^ de répondre à la voix qui fapj^Ile. L'arrivant
n'a ri€^46gn(iie^xpffair#aI((Hl9^qi)'àpOtt^ cbeval une reconnaissance
dans tpu t^ j^ chw^r^s^ . flo^t tes portes restent ouvertes^ et il prend
celle qui li;i,conyiant Son çhoi^ijest bientôt foit,^ car rameublement
est d^Bs ip|i^, exactement le. inôipe.tjun banc et une^tsMe de bois, un
lit en çnaçoqneieieiiVQilà touit^Xe prix ne' varie pâé non -plus; iV«st ûxé
à un réal (60 centimes) par jour. Vous desselles eâsuitt)» votre monture
en attendit le hueêped, q[ui arrij^e enfin, et qui^ vous «trouvant instaUé,
murmufç de n'avoir, pf|s été prévenu; apt^ quoi, vous vous occupez
de la Dourqfqr^ de votre cheval, puis, le cas échéant, vous songez à
vous-même et voup demandez à souper. Là encore de aouveUesr tribu-
lations voqs attendept, cair, pour peu que Thôte soit de mauvaise hu-
meur, ou qu^ vQs {açons d'agir lui aient déplu, vous courez le risque
de n'avoir que des. refus^ ou, à grand' peine*, le rebut des mets pré-
parés. Ce sans-façon à l'égard des voyageurs n'est pas poussé, il faut le
dire, au-delà de certaines limites dans les villes où les posadas sont nom-
breuses; mais, dans les vmta^ protégées par leur isolement contre toute
concurrence, il se transforme en un insupportable arbitraire.
Au moment où je; venais d'obtenir, à force d'inatances et en bravant
mille rebuffades, un jnédiocre souper, un mouvement inusité se fit
dans la venta. Une lourde berline de .voyage, attelée de huit mules>
était entrée dans la cour. La caisse percée à jour, le train à moitié
brisé, paraissaient avoir servi de cible aux carabines des routiers. Un
cavalier, dont le cheval perdait des flots de sang, précédait la massive
voiture. Un voyageur presque mourant fut à grand' peine tiré de l'in-
térieur, soigneusement fermé. Le huesped désœuvré, qui se promenait
dans la cour en sifflant, s'en alla recevoir les arrivans. Comme la nuit
tombait, les portes de la venta furent fermées par une chaîne de fer,
et je pus apprendre du cavalier qui accompagnait la ^rline le mot de
celle lugubre énigme. Son maître, le voyageur moribond qu'on venait
de transporter dans une chambre voisine, était parti de Mexico pour
aller étabhr à Sau-Juan une banque de jeu. Trente mille piastres en
argent et en or remplissaient les coffres de la voiture. A quelque lieues
de l'hôtellerie, des voleurs les avaient attaqués, blessés et dépouillés.
% REVUB DES DEUX MONDES.
A en croire le narrateur, des joueurs habitués de la banque tenue par
son maître à Mexico, informés du but de leur voyage, les araient suivis
de venta en venta, de meson en meson, ei livrés aux routiers qui les
avaient déhanquès sur le grand chemin. — Je vous confie ce récit sous
le sceau du secret, îî jouta le cavalier, car un malheur de plus peut nous
frapper, si la nouvelle de notre désastre parvenait aux oreÛles de la
justice; rmtervention de Talcade achèverait dé nous ruiner.
Cette crainte ne me surprit nullement^ tant est grand Tefifroi que la
justice mexicaipe inspire à ceux qu'elle à la prétention de protéger. Je
promis donc le silence au cavalier, qui s*éloîjgna pour aller soigner son
maître. M. D. . , . ., présent a cet entretien, avait peine à contenir son indi-
gnation. Fort de Texpérience que m'avait donnée un long séjour dans la
république, j'essayai en vain de lui faire comprendre que, le gouverne-
ment fédéral ne rétribuant point les juges, ceux-ci étaient bien forcés
de vivre aux dépens des plaideurs, qui, de leur côté, n'avaient que fort
peu de goût pour cette intervention intéressée. Ce n'était pas, au reste,
la seule preuve que M. Û devait me donner de sa fâcheuse ignorance
ejpi matière de jurisprudence mexicaine. Cette rencontre d'hôtellerie
n'était que l'avant-coureur de scènes moins tragiques, dans lesquelles
M. D aUait se trouver, non plus témoin, mais acteur involontaire.
La villa (1) de San- Juan de los Lagos, où nous arrivâmes après dix
jours de route, est bâtie au fond d'un bassin circulaire si profond, qu'à
peine aperçoit-on de loin le sommet des deux tours de sa cathédrale.
Quant à la villa, on ne la devine que du sommet du talus escarpé qui
l'entoure de tous côtés. La population de San-Juan n'est en réalité que
de quelques milliers d'ames; mais chaque année, au mois de décembre,
la foire qui s'y tient, foire célèbre dans toute la république, y attire i
près de trente mille étrangers qui s*y logent comme ils peuvent. La^
plupart campent sur les hauteurs qui dominent la ville, car, dans l'in-
térieur, les boutiques, les auberges, les baraques même, sont louées
à un prix exorbitant pendant les quinze jours que dure la foire.
L'origine de cette foire fut d'abord toute religieuse. Notre-Dame-de-
Saint-Jean-des-Lacs était en grande renommée pour les miracles de
toute espèce qu'elle opérait, soit pour la guérison des infirmités les plus
incurables, soit pour l'apaisement des consciences les plus désespérées.
Un pèlerinage à San-Juan, accompagné de riches offrandes, ne suffisait
pas, dans le dernier cas, pour obtenir le résultat désiré. Le pénitent de-
vait en outre descendre à genoux la côte rapide qui mène à la place,
traverser celle-ci, monter les douze degrés de la cathédrale; là, il atten-
dait sur le parvis, les genoux en sang, que le prêtre reçût l'offrande et
(1) On appelle tiilla 'toute Tille qui n'a pas de congrès, auquel cas elle a droit an nom
de ciudad (cité).
SGBIBS Dl LA TIB nSXlCMllE. IT
hri donnât Tabsolufon. Anjowd'hiii, bien que le caractère reKgieax de
cette foire se soit en partie effacé, on voit encore plusieurs fois par jour
des malheureux acheter ainsi le pardon des cri mes dont ils sont souillés.
Cette pénitence doit, comme oa le comprend sans peine, rendre à la
longue 1» conscience aussi calleuse que 1^ genoux. Cela n'empêche pas
la population mexicaine de témoigner un vif intérêt à ceux qui se Fim*
p^sent^ et d'étendre sur le passage des pénitens des tapis, des man-
teaux et dei^ 8àrapes,
Comment, à la longue, le pèlerinage de San-Juan se transforma en
foire, c'est ce qu'il est facile d'expliquer. Les marchands ne tardèrent
pas à venhr exploiter les pénitens dont le nombre était grand; les joueurs
vinrent exploiter ks marchands; les pauvres Indiens vinrent faire bénir
à San-Juan leurs poules, leurs ânes et leurs chiens. Les voleurs vinrent
mettre à contribution à leur tour les pénitens, les marchands, les
joueurs, les Indiens, et une nuée de courtisanes s'abattit comme des
sauterelles dévorantes sur cette mêlée de dupes et de fripons. Telle fut
l'origine de la foire actuelle. C'est parmi ce ramassis de gens sans aveu^
de filles perdues, de joueurs, de voleurs, que se débattent des affaires
immenses, et tel est le danger permanent de ce rassemblement, que
ks négocians ne traitent, Uttéralement parlant, que le pistolet ou le
sabre d'une main et la marchandise de l'autre. Les environs de la ville,
battus en tous sens par des hordes errantes de nUeros (i) et de saltêor-
dore$, n'offrent pas plus de sécurité que l'intérieur; malheur aux petits
marchands, aux pèlerins isolés que leur mauvaise étoile livre sans armes
» à ces chacals affamés! Le soir, quand Voracion a sonné , on barricade
soigneusement les boutiques, et, tandis que les marchands calculent
leur recette, la ville reste livrée aux joueurs, aux courtisanes et aux
voleurs que, dans ce pays fanatique, le sacrilège même n'arrête pas.
Telle était la ville où une singulière mésaventure survenue à mon
compagnon de voyage allait me forcer de prolonger mon séjour. J'ai
dit que le Parisien, après avoir long-temps mené par goût la vie du
marchand nomade, était devenu le chargé d'affaires d'une grande mai-
son de commerce. Malheureusement M. D n avait pas encore eu le
temps de se familiariser avec son nouveau rôle, et il apportait 'avec lui
à San-Juan une cargaison de menues marchandises dont il espérait se
défaire avantageusement. Il n'avait jamais visité certains états du Mexi-
que où, malgré les efforts de la diplomatie européenne, la vente en dé-
tail est interdite aux étrangers; il ignorait qu'à San-Juan cette loi vexa-
toire fût en vigueur. Agissant en conséquence, il eut bientôt placé à
très bon prix une partie de ses marchandises de détail. Quand il me fit
part du résultat de ses premières opérations, je l'avertis du danger qu'il
(i) Voleurs en petit, Toleurs à pied, Topposé de ialteadores.
S8 REVUB DBS DEUX XOTfDBS.
courait en les prdongeant. Déjà il était trop tard. Une dénonciation
avait été portée contre M. D La justice espagnole, avec une célérité
digne des cadis d'Orient, condamna le pauvre négociant, sans même
Tentendre, à la confiscation de tous les intérêts qu'il avait en main, à
dix-huit mois de travaux forcés à la Laguna de Ghapala, et un mandat
d'amener fut immé<)iatement lancé contre le délinquant.
En présence de cet arrêt que Texécution devait suivre de près, le
mieux à faire était de soustraire d'abord à la rapacité de la justice tout
ce qui pouvait être saisi, puis de s'assurer une espèce d'kabieai corpus ou
sauf-conduit personnel. Je me misa la disposition dé H. D pour lui
aplanir les démarches que nécessitait sa position crftique. Mon com-
pagnon avait expédié à l'assesseur de la ftàrca, petite ville à quarante
lieues de San-Juan, un exprès sur le meilleur de mes deux dievaux,
pour solliciter le sauf-conduH indispensable* Lia liberté, là fortune de
H. D , dépendaient de la fidélité du messager. Chaque jour, j'allais
moi-même sur la route attendre lé retour de l'envoyé. Enfin il arriva
et me remit le sauf-conduit; mais, par une fatalité singulière, le jour
même où je revenais à San-Juan porteur dé cette bonne nouvelle,
H. D..... avait été incarcéré : le sauf-conduît était arrivé une heure trop
tard. Je dus donc m'adres^er à l'alcade de San-Juan pour réclamer la
mise en liberté de mon compatriote.
J'avais déjà plusieurs fois eu affaire aux alcades du Hexicpie, et cha-
que fois aussi l'imprévu de leurs décisions, la naïveté de leurs arrêts,
la bonhomie de leurs injustices, avaient été pour moi de nouveaux su-
jets de surprise. J*avoue cependant qu'en me dirigeant vers la demeure
de Talcade de San-Juan, je ne m'attendais guère aux nouvelles révéla-
tions que cette entrevue allait me procurer sur les mœurs mexicaines.
Au moment où j'étais introduit dans le hangar qui servait de salle
d'audience, un visiteur causait déjà avec l'alcade. Nonchalamment
étendu sur une btUaca (i), ce visiteur portait dans toute sa splendeur
le pittoresque et riche costume mexicain (2); l'or, le velours, la soie,
s'étalaient à profusion sur ses vêtemens; ses bottes de cheval, brodées,
valaient certainement plus de quatre cents fmncs, et le roste était à l'a-
venant. On comprendra ma surprise quand je reconnus dans ce person-
nage si magnifiquement équipé le proscrit mystérieux des savanes de
Tubac. Mon premier mouvement fut de laisser échapper une exclama-
tion d'étonnement, je me retins et j'attendis, à tout hasard, que le ban-
dit voulût bien me reconnaître lui-même; mais, comme la mienne, sa
figure resta impassible. L'alcade et lui fumaient une cigarette; il y avait
(1) Fauteuil de cuir à bascule.
(S) Le costume mexicain complet, harnachement de cheval compris, vaut dix on quinze
mille francs.
SCàlfRS DE LA VIE MEXICAINE. S&
entre eux une intimité évidente. Seulement Falcade, sans doute par dé-
férence ,pour son hôte, était assis sur un giniple tabouret en roseaux.
— Seigneur alcade, lui di^-je, j'ai Thonneur de baiser les mains de
Totre seigneurie et de vous prier de prendre connaissance de ce papier;
mais peut-être,, misJgrérurgence de TatTaire qui m'amène, suis-je im-
portun dans ce mpment?
— Nullement, me dit Talcade ^ teadant la main, ce cavalier et moi
n'étions occupas qp'à causer d'amitié.
L'akad^ pai;GOiuH]t des yeu:^ le sauf-conduit que je lui avais pré-
senté et me le fien^t.au bou^ de quelques minutes^ en me disant :
— J'en suis fàcbé, mais vous venez trop tard, le cavalier dont le
nom est mentionné ,^ans ce4 ^crit est déjà en prison.
— Je le sais, lui di^je, mai9 c'^t à tort.
— - Et deppis qusmd la justice se to*ompe-t-elle? reprit l'alcade d'un
ton solennel.
Je me complus, dans ma réponse, à reconnaître l'infaillibilité de la
Justice mexicaine, et j'insistai pour objtenir l'élargissement de H. D
— Cest impossiWe, reprit obstinémept le magistrat; suivez bien mon
raisonnement Ce saul-conduit est postérieur en date à l'arrestation de
votre compatriote,4onc ce dernier est légalement incarcéré, et, malgré
votre désir, je ne puis maintenant vous mettre à sa place. Tout ce que
je puis faire pour vous, c'est de vous envoyer le rejoindre.
Je m'évertuais à faire comprendre à l'alcade le but de ma démarche,
quand le personnage aux galons d'or intervint officieusement.
— Seigneur alcade, dit-il, vous vous méprenez sur l'intention de ce
cavalier : son désir est de délivrer son compatriote, mais non de se faire
mettre en prison à sa place ou de l'y aller rejoindre. C'est encore une
méprise de vos alguazils quevous devriez casser aux gages.
— n faudraitd'abord les leur payer, grommela l'alcade. Je puis faire
m^re les gens en prison, mais je ne puis en faire sortir personne.
Quant à mes alguazils, je leur ai donné carte blanche pour emprisonner
ceiuL qui leur paraîtraient suspects, et, à une piastre par tête, que le
prisonnier paie, bien entendu, leurs profits sont assez beaux pendant la
durée de la foire. Ce moyen de les payer est de mon invention, ajouta
glorieusement l'alcade.
La figure du proscrit parut se rembrunir.
— Ahl ce moyen est de votre invention, dit-il; alors je ne m'étonne
plus si. dans leur ardeur, ils ont arrêté le Zurdo (1) et le Santucho (2],
pendant qu'ils accomplissaient leurs dévotions.
— Quoi! balbutia l'alcade interdit, ces deux personnages sont de
votre... connaissance.
(I) Le gaucher.
(S) L'hypocrite.
30 REVifi DES nwi UOHOm.
— Oui, et c'était d'eux que je venflds yous^ parler quand te cavalier^
dii-il en me dé»gnant, est arrivé. Puis-je savoir le délit dont ils se sont
rendus coupables?
— Je serais embarrasséydîtrateade, qui rsemblait dierdier à se justi*»
fler^ de préciser les faits, mais de pareils dr&lds...
— Eh bien! alors? interrompit le proscrit en regardant Talcade av«o
un froid sourure qui parut le glacer;
— Eh bien I mes alguazils ont peiiséj4idicieU0ement que deux hommai
qui desceindàient tous les' Jours la côîe de San-^uàn à genoux ne péu-
vaieni être que des gens souillés dé criniefl; c*est dMsl cette conviction
qu fls les ont arrêtés.
— Pour gagner deux piastres. Eh bien I seigmâr sAeadè, le \Zwrdo et
le Santiicho soiit blancs comme neige.
— Au tait, dit l'alcade, qui semblait n'avoir discuté que pour la
forme, nous sommes dans une ville célèbre par ses miracles.
— Le premier, reprit le salteador, a â^à depuis long-temps fait
toutes les pénitetices nécessaires pour son ai^riéré^ et ses promenades à
genoux n'avaient pour but que de le mettre un peu eu avance. Quant
au Santucho, c'est une ^)éculation lucrative pooriui d'expier les péchés
des autres, ce qui fait qu'il a beaucoup de besogne. Yous trouverez bon^
j'espère, que je prenne les mesures nécessaires pour lave mettre en
liberté deux pénitens aussi recommaadables.
— Certainement! s'écria l'alcade, je l'aurai même pour très agréable.
— Quant à vous, soigne^ cavalier, reprit le proscrit, si vous vouies
bien recourir à ma protection, je pourrai faire aussi quelque chose pour
votre compatriote.
Converti par l'exemple de l'alcade, je crus devoir répondre à cette
ofh:e par une courtoise inclination de tète.
— A une condition cependant, cet élargissement vous coûtera cent
piastres. C'est à prendre ou à laisser, vou^ y réfléchirez. C'est le prix
d'un voyage vers l'assesseur; si ce prix vous convient, vous n'aurez qu'à
venir me trouver ce soir à dix heures pour me donner votre répouse.
Je ne crus pas devoir accepter tout de suite^ et je promis à mou re-
doutable protecteur de l'aller trouver à l'adresse qu'il m'indiqua, si je
me décidais à faire ce sacrifice. Le proscrit se retira presque aussitôt.
— C'est un grand seigneur? demandai-je alors à l'alcade, espérant
obtenir quelques reoseignemens sur la position nouvelle du fugitif de
Tubac. %
— C'est un marchand de bestiaux, reprit l'alcade à haute voix. Puis»
au bout de quelques minutes de silence :
— C'est un chef de bande par occasion, reprit-il a voix basse.
— Un chef de bande de quoi?
— Eh ! caramba! de voleurs de grands chemins; je vous dis cela parce
SCÈNES DE LA YIB VEXIGAIIOI. 31
que TOUS le saurez ce so^ et qu'il u'y a pas d'indiscrétion, sans quoi je
pourrais perdre la bienveillance qu'il m'a toujours ténKMgnfée, car,
ainsi que tqçis l'avez yu^ il veut bien n^e traiter comme son égal.
— Cest beaucoup d'hoqncsir pour vous, seigneur alcade !
Je considérais. avec un étonnement qui approchait de la sliq)éfaeQon
ce magistrat, qui semblait se faire ^n mérite de la bienveillance d'un
hrig^d. ^6 Is'^tatd'îwpuÎBSï^nce au se trouve la justice au Mexique,
une pareille ^noipalîe n'est cependant que trop fréquente. Un plus long
en^etien était inujtU^, le juge ne pouvait rien, le brigand pouvait tout.
Je me retirai et saluai courtoisement l'alcade, que je n'avais pas trouvé
maîns piqmmt que s^^ai^tr^» collègues de ma conpaissance.
Revenu à mon hôtellerie, je reçus un message que H. D. ^ ..me faisait
parvenir du , fond de sa prison,. Mon pauvre compagnon me parlait
d'ofh'es mystérieuses qui lui avaient été faites^ on avait promis de le
meitti^ en liberté moyenne cent piastres. Je reconnus l'intervention
du protect^r de l'alcade^ eV déterminé à accepter ses propositions dans
l'intérêt mènie du prisonnier, je résolus d'aller le voir sur-le-champ.
L'oraison venait de somier, et la nuit était close quand je traversai la
grande place pour me rendre à l'endroit que m'avait indiqué le pré-
tendu roarchaiid de bestiaux. C'était sur une des hauteurs qui dominent
la ville, près de la cathédrale, que le salteador avait dressé sa tente.
Jetais bien armé, et la distance à parcourir n'était pas très grande. Je
laissai bientôt derrière moi la foule bruyante des promeneurs et je
gravis la colline, dont le sommet était couronné de feux de distance en
distance. J'arrivai bientôt à la tente qu'on m'avait désignée, et qu'une
longue banderole blanche qui flottait au-dessus faisait aisément recon-
naître. Uoe multitude d'autres baraques étaient groupées autour de
cette tente; des recuas (i) de mules disséminées dans les espèces de rues
formées par les tentes ou les baraques, de longues rangées Saparejos
de bêtes de somme, indiquaient des campemens de muletiers. Des cui-
sines en plein vent, des établissemens de jeux à ciel ouvert, attiraient
rexcédant de la sauvage population qui se pressait sur la place, et on
trpuvait dans cet endroit, répétés en petit, les curieux tableaux que pré-
sentait la ville même de San-Juan.
A mes pieds, sôus un dôme de fumée dont les tourbillons montaient
jusqu'à moi, une ville nouvelle semblait s'élever dans l'ancienne, ville
composée de baraques de bois, de tentes de feuillage ou de toile parées
de couvertures aux couleurs éclatantes. A travers les trouées que le vent
ouvrait dans ce dais de vapeurs fuUgineuses, je voyais flotter les larges
banderoles des pavillons de jeux avec leurs inscriptions en grandes
(t) Tenne employé par les muletiers pour désigner une troupe de mules.
Si REVUE OIS JD^EUX MONDES.
lettres blaoches ; Aqi^i hou partidq. Ces demeures mobUes s'élevaient
pressée comme ; les . tentes d'un camp. Tous les fruits des tropiques
amoncelés en pyramides étaient réunis dans certains endroits pour ten-
ter la sensualité des promeneurs. A côté de ces pyramides multicolores;
des raves g^aijitesques artistement taillées en bouquets^ eu soleils^ en
panaches, s'épanouissaient au-dessus de poêles où des ragoûts sans
nom cuisaient dans une graisse sifflante.
Dans les espaces ménagés pour la circulation circulaient, fièrement
drapés de leurs baillons, les léperos, ces lazzaroni mexicains, dont la vie
se passe à voler, à jouer, à manier alternativement la mandoline et le
couteau. Les uns, assis en rond autour d'une couverture étendue par
terre, essayaient les chances du monte sous Fœil d'un banquier balafré,
prêts à en appeler au couteau de Topiniâtreté d'une veine contraire;
les autres se pressaient à l'entrée des baraques privilégiées, où le tin-
tement de l'or se mêlait au bruit d'un orchestre discordant. Les man-
teaux galonnés des rancheros se croisaient avec les couvertures déchi-
rées, les souquenilles bariolées des muletiers, et des groupes d'Indiens
à demi nus erraient silencieusement au milieu de cette foule tumul-
tueuse. Plus loin, dans les rues plus obscures où les clartés des brasiers
venaient mourir, luisaient dans l'ombre l'or, les paillettes et la soie des
courtisanes, tandis qu'à quelques pas d'elles étincelaient les lames nues
de% protecteurs payés de ces faciles amours. Enfin, dans les rues res-
tées désertes et noyées dans l'ombre projetée par les tours déjà cathé-
drale, les lanternes des veilleurs de nuit, les torches du guet à cheval,
brillaient et s'éclipsaient tour à tour. Mille bruits étranges et confus,
détonations d'armes à feu, cris, chansons, cliquetis de castagnettes,
hurlemens de joie ou d'angoisse, s'élevaient, comme un effrayant con-
cert, de cette ville livrée complètement pour quelques jours au vol, au
meurtre et à la débauche.
Une douzaine de chevaux sellés et bridés étaient attachés à des pi-
quets devant la baraque où m'attendait le salteador. Un homme, assis
sur une pierre près de la porte, laissa de côté la guitare qu'il tenait à
la main, et interrompit une romance mélancolique qu'il chantait à
haute voix pour me demander si j'avais affaire au propriétaire de la
baraque. Sur ma réponse affirmative, il souleva une portière en cuir,
et m'invita à entrer. Pour me rassurer en ce moment sur ma démarche,
il fallait, je l'avoue, toute ma pratique des mœurs mexicaines et l'in-
souciance acquise dans une vie aventureuse. Le salteador prenait son
chocolat; il était seul.
— J'attendais votre visite; peut-être même auriez-vousdù me la faire
plus tôt dans l'intérêt de votre ami, me dit-il; soyez le bienvenu, vous
êtes chez vous.
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE. 33
Je le remerciai de sa politesse.
— Je ne vous demande pas, reprit le salteador, les motifs de votre
voyage à San-Juan/ j'aurais pu vous les demander ailleurs.
— Où doue?
— Eh! parbleu ! dans les plaines de Tubac. Vous n'avez donc pas la
mémoire des figures?
— Non, vraiment. Bien qu'à vous en croire j'aie déjà eu le plaisir de
TOUS rencontrer, je cherche en vain à me rappeler vos traits, et je les
aurai, certes, oubliés demain.
— Voilà une réponse prudente, et c'est une règle de conduite dont
TOUS ferez bien de ne pas vous écarter hors de propos; mais une plus
longue dissimulation de votre part serait offensante envers une an-
cienne connaissance, ajouta-t-il d'un ton plein de cordialité. Vou^pou-
Tez sans crainte me reconnaître à présent. Ne m'avez-vous pas vu bra-
ver la justice dans son sanctuaire?
Je ne pus m'empêcher de sourire au souvenir de la scène dont j'avais
été témoin le matin. Le chef de atadrilla reprit d'un air de dédain :
— Qu'est-ce, après tout, que de faire trembler un misérable alcade
de village? Des juges plus puissans auront leur tour. Mais je vous ai dit
qu'un jour peut-être vous seriez heureux de me faire souvenir que
nous avions partagé l'hospitalité du même foyer; faut-il donc que ce
soit moi qui vienne en aide à votre mémoire? Ce jour est-il venu? •
Je rappelai alors au salteador l'offre qu'il m'avait faite le matin, et
je me dis prêt à accepter son intervention en faveur de mon ami moyen-
nant cent piastres, que je compterais quand H. D m'aurait rejoint.
Le salteador me laissa parler avec un sourire qui semblait signifier que
je ne lui apprenais rien de nouveau. Quand j'eus fini :
— Je connais toute cette affaire, me dit-il, et je la connais même
mieux que vous. Un vice de forme devant lequel la justice a reculé a
seul empêché jusqu'à ce jour la saisie des biens de votre ami. C'est à
ce vice de forme qu'il doit le sauf-conduit de l'assesseur, mais d'un
moment à l'autre l'obstacle qui arrête la justice peut être levé. En sup-
posant même que votre ami sorte aujourd'hui de prison et se dérobe
par la fuite à la sentence qui le condamne, il ne sera pas encore en
sûreté, car un ordre d'extradition le poursuivra et pourra l'atteindre
d'un bout à l'autre de la république. Ce qu'il importe, c'est d'entraver
à temps la marche de la justice. A l'heure où je parle, un courrier est
en route pour apporter Tordre de saisie immédiate : une seule per-
sonne peut arrêter ce courrier.
— Et qui sera cette personne ?
— Moi, répondit le routier, mais toutefois moyennant rançon.
— Vous? mais l'argent me manque.
TOME xvn, 3
34 UVCB DIS PBUX MOIIMB.
Je n'osais trop témoigner la défiance qui m'empêehait de payer cette
rançon d'avance. Le salteador senri^la deviner ma pensée.
— Pour vous prouver ma bonne foi, me ditril, je me contentei^ai de
votre parole; vous ne me paierez le prix de mes bons offices <{iie<sur
les preuves en règle dîtm 4ndutio pl^ et entier. Vous compterez sept
cents piastres à la personne qui vous le remettra. Votre afiTaire, conti--'
nua le routier^ est presse la mienne* L'homme qui vous a dénoncé
fait partie de ma bandie, c'est précisément «e misérable surmmimé le
Santucho, dont je parlais ce matin à l'alcade. En révélant à la justice
le délit commis par votre compatriote, il a enfreint les lois des saluar-
dores. Nous sommes des voleurs à main armée, et non pas des dénon-^
ciateurs qui se cachent dans l'ombre. J'ai d'ailleurs un autre compte à
régler avec lui. Vous n'avez pas oublié peut-être le voyageur qui,
poursuivi par un ours, vint nous demander protection la nuit de notre
bivouac avec les chasseurs de bisons. Eh bien! ce malheureux est
tombé malgré moi sous les coups de ma bande, excitée par leSaniucho.
Voilà deux fois que le misérable me brave ouvertement. Dites à votre
ami que non-seulement il me devra sa liberté, mais une vengeance
éclatante.
Je n'avais qu'une réponse à faire à ce singulier personnage, si plein
de mépris pour les lois de son pays qu'il semblait connaître mieux qu'un
alcade, et si plein de respect pour cet autre code à l'usage des routiers
dont il invoquait contre le Santucho les prescriptions inflexibles. Dion
protecteur se montrait accommodant, et il fallait profiter de sa com-
plaisance : je convins que M. D acquitterait une traite de sept cents
piastres entre les mains de celui qui lui apporterait à une adresse dé-
signée la main-levée de la saisie décrétée contre ses biens et sa per-^
sonne. Ces conditions étant acceptées, et un des complices du salteador
étant venu interrompre l'entretien, je ne crus pas devoir prolonger ma
visite et je sortis de la tente. La nuit était déjà avancée; le silence avait
succédé au tumulte qui , quelques heures auparavant, régnait dans la
ville. Les veilleurs de nuit dormaient, enveloppés dans leurs manteaux,
auprès de leurs lanternes fumeuses. Des malheureux^ après avoir jouô
le dernier rèal destiné à payer leur gite, étaient nonchalamment étendus
sur les marches de la cathédrale qui leur accordaient une hospitalité
gratuite, et dont les hautes tours se dessinaient en noir sur le ciel. Quel^
ques lueurs mystérieuses allaient et venaient seules sur les hauteurs;
partout ailleurs l'agitation avait cessé, et les dernières vibrations de
l'horloge qui achevait de sonner onze heures retentissaient encore avec
une gravité solennelle mêlées aux clameurs lugubres des nerenos, quand
je rentrai chez moi tout préoccupé du souvenir de mes deux audiences
de la journée. L'alcade m'avait montré la justice impuissante et cor-
SCÈNES DB LA YIE MEXTCAIIfE. 35
rompue; le salteador, le brigandage érigé en dictafnre, imposant des lois
et se faisant presque magnanime : ce contraste m*en disait plus que de
longues recherches sur la décadence morale de la société mexicaine.
Le lendemain de bonne heure, M. D frappait à ma porte accompa-
gné d'un des hommes de la bande du proscrit, le Zurdo, qui venait, de la
part de son chef, chercher la rançon convenue : le chef avait tenu sa
parole et me rappelait la mienne. La longue barbe, les habits souillés, la
figure amaigrie de mon malheureux compatriote, ne me faisaient que
trop deviner les mauvais traitemens qu'il avait eu à subir. Le Zurdo
nous quitta en nous promettant, foi de salteador, que l'homme dont la
dénonciation avait valu à M. D ce fâcheux démêlé avec la justice se-
rait exemplairement puni. Cette assurance nous consola médiocrement.
L'essentiel était maintenant de partir sans encombre; il fallait attendre
la nuit. La journée s'écoula sans qu'aucun homme de loi se fût pré-
senté à notre domicile. La nuit venue, nous en laissâmes encore passer
les premières heures, afin d'attendre le moment où les clartés dou-
teuses de l'aube nous permettraient de faire route sans craindre de nous
égarer. Enfin le ciel s'éclaira un peu; nous sellâmes silencieusement
nos chevaux, et nous quittâmes sans regret une ville qui ne nous lais-
sait à tous deux que de tristes souvenirs.
Nous ne respirâmes à l'aise que quand nous fûmes à une lieue de
San-Juan, galopant à toute bride sous les frais ombrages d'une avenue
d'arbres du Pérou. Nous ne nous doutions guère que le petit drame où
nous avions été mvolontairement acteurs allait dérouler devant nous sa
dernière scène. Une von lamentable qui traversa tout à coup le silence
de la nuit nous enleva fort désagréablement à la demi-sécurité que
quelques instans de course rapide nous avaient rendue. — Au galop!
dis-je à M. D Nous avons été vus, et un moment d'hésitation nous
perdrait.
Nous pressâmes nos chevaux déjà haletans; mais ceux-ci se cabrèrent
et, malgré nos coups d'éperons, refusèrent d'avancer. Ils semblaient
reculer devant quelque objet effrayant. Alors, en interrogeant du re-
gard les profondeurs des aJlées latérales, nous aperçûmes, à quelques
pas devant nous, six hommes immobiles, chacun devant autant de
troncs d'arbres. Ce pouvait être une nouvelle troupe de scUteadores qui
nous attendaient au passage pour nous dévaliser; mais les lamentations
de ces hommes, que nous entendîmes bientôt plus distinctement, vin-
rent nous rassurer.
— Pour l'amour de Dieu 1 disait l'un , me laisserez-vous sans me se-
courir?
— Au nom de la sainte Vierge t disait l'autre , seigneur cavalier,
venez-nous en aide!
Nous vîmes alors que tous ces malheureux, que nous avions pris pour
36 UTUB DBS DEUX MONDES.
des Toleurs, étaient eux-mêmes étroitement attachés aux arbres, et
qu'ils imploraient notre assistance. C'étaient sans doute de petits mar-
chands que les rateros avaient dépouillés au sortir de San-Juan. Nous
nous consultâmes sur ce que nous devions faire en leur faveur. Je pro-
posai de les déhvrer. Mon compagnon me rappela la mésaventure de
don Quichotte, poursuivi à coups de pierre par les galériens dont il avait
brisé les chaînes. J'allais me rendre à ses avis, quand des cris perçans
attirèrent mon attention sur un individu qui paraissait le plus maltraité
de la bande. Je ne pus résister à un mouvement de compassion, et, met-
tant pied à terre, j*eus bientôt coupé les liens qui garrottaient ce mal-
heureux. Sans prendre le temps de me remercier, celui-ci gagna le
sommet du talus qui bordait la route, et alors seulement tourna vers
moi une figure vraiment patibulaire.
— Ah! seigneur cavalier, me dit ce drôle, vous m'avez rendu un
h\en grand service, en me donnant la préférence sur mes compagnons
d'infortune! Les gens que vous voyez sont d'honnêtes marchands que
nous avions cru prudent, mes amis et moi , de garrotter après les avoir
dévalisés. Seulement mes amis, pour me jouer un mauvais tour, ont
trouvé plaisant de m'attacher avec eux. Adieu , puisse le ciel vous ré-
compenser de votre perspicacité ! Et vous, seigneur cavalier, ajouta-t-il
en se tournant vers M. D , rappelez-vous le sort qui attend les négo-
cians en détail, \ la foire de San-Juan.
Un instant après, le Santucho, car c'était lui que, dans un bel élan de
charité chrétienne, j'avais délivré, disparaissait derrière les broussailles.
Nous échangeâmes, M. D et moi, un regard de suprême désappoin-
tement.
— Partons, me dit M. D après un moment de silence, et laissons
ces braves gens s'en tirer comme ils pourront. Aussi bien, vous avez
aujourd'hui la main trop malheureuse.
Une double détonation qui me fit tressaillir m'empêcha de répon-
dre à ce reproche, que j'avais, il faut le dire, un peu mérité. Deux
hommes débouchèrent presque en même temps sur la route et se croi-
sèrent avec nous. L'un d'eux soufflait tranquillement dans le bassinet
de sa carabine, l'autre accrochait la sienne au porte-mousqueton de sa
selle. Je les reconnus tous les deux pour appartenir à la cuadrilla de
mon ami le salteador.
— Valga me D ios! me dit l'un de ces hommes en passant près de moi;
qui diable aurait pu penser que vous iriez choisir, parmi tant d'hon-
nêtes gens, le Santucho poi^r le délivrer? Nous lavions attaché là en at-
tendant l'heure de tirer sur lui, comme l'avait ordonné notre chef. Il
a fallu devancer l'heure prescrite pour réparer vos maladresses. Adieu,
seigneurs cavaliers, que la leçon vous profite!
Derrière les bandits qui s'éloignaient arrivait un cavalier qui nous
SCiUllS ]« LA VIE MBUCAIIVE. 37
eut iHentftt regoHÉte^ Le costume du nouveau Tenu était aussi riebeqiVé-
légant Un chapeau à larges bords avec son enveloppe de toile cirée,
ime ioqmiUa en perles de Venise, un dolman de drap, dont on voyait les
manches richement bordées de soie sortir des plis de la mansfa vio*
lette rehaussée d'omemens de jais; de larges pantalons flottant sur les
étriers, composaient ce pittoresque costume, vraie tenue de salteador
en campagne. Un cheval digne d'un pacha, l'œil étincelant, les naseaux
dilatés, le col arqué, la queue ornée de larges rubans rouges, faisait
librer, à ctetcun de ses mouvemens, une longue et flexible lame de To-
lède, dont le fourreau, délicatement ciselé, battait ses flancs. Une courte
canÂine se balançait du côté opposé de la selle. Les bandits n'avaient
pas attendu que le cavalier laissât tomber les plis de la manga qui ca-
chait en partie sa figure, pour se découvrir et saluer leur chef. Ils lui
rendirent compte de ce qui s'était passé en pur castillan , car l'argot
des truands espagnols est inconnu au Mexique.
— C'est bon, dit froidement le salteador; allez chercher le corps où
vous l'avez laissé.
Un des bandits s'éloigna et revint, quelques minutes après, traînant
au bout de son lazo le cadavre du Santucbo. Quoique frappé de deux
coups de feu, le malheureux respirait encore.
— Fouillez-le, dit le chef.
Un des deux hommes descendit de cheval, le Santucho sembla faire
un mouvement pour se défendre; mais ce mouvement fut presque im-
perceptible. Des poignées de piastres, de réaux, de menue monnaie, fu-
rent retirées de ses poches : c'était le fruit de ses vols de la nuit qui lui
coûtaient si cher. L'homme qui l'avait fouillé interrogeait son chef du
regard. Sur un signe' il alla détacher les malheureux captifs que la ter-
reur semblait paralyser. Sur un autre geste, le bandit éparpilla de-
vant eux les piastres trouvées dans les poches de son camarade. En
voyant les marchands se précipiter sur l'argent qui leur était ainsi
rendu, le Santucho flt un mouvement convulsif, puis resta immobile.
Cette fois il était mori; le désespoir de se Voir dépouillé l'avait achevé.
— Chargez ce corps sur vos épaules, dit impérieusement le chef aux
marchands, qui cherchaient encore dans le sable ensanglanté les der-
nières pièces de monnaie, et remettez-le à l'alcade de ma pari. Il l'avait
voulu vivant, je le lui envoie 1 mort; il comparera sa justice à la
mienne.
Les marchands obéirent, et, tandis que le funèbre cortège s'éloignait
lentement, le salteador me dit avec un sourire presque hautain :
— J'avais juré de punir ce misérable, comme de faire trembler les
juges de ce pays damné , où l'on trafique de la justice : vous voyez que
mes deux sermons ont été tenus. J'en ai fait un troisième que vous con-
naissez, seigneur cavalier, ajouta-t-il en saluant M. D ; je vous sou-
38 nswïm bbi^ dhjx ■oionbl
haite d*obsenrer aussi fidèiement votre parale que je saarai tniir la
mienne.
A ces mots , le proscrit s'éloigna , et bientôt la vitesse de son cheval
l'eut dérobé à notre vue.
Huit jours après ce départ précipité , nous vîmes briller au soleil les
neiges étemelles des deux volcans qui dominent Mexico , et peu s'en
fallut que les amis qui venaient au-devant de moi ne crussent foire une
fâcheuse rencontre dans le voyageur aux habits en lambeaux et cou^
verts de poussière, à la barbe incuUe, au visage hâlé, qui ^présentait
devant eux. J'avais quitté Mexico depuis quatorze mois, pendant ksquells
j'avais fait à cheval, dans l'intérieur de la république, plus de quatorze
cents lieues : c'est la distance à peu près du Havre à New- York. Rentré
dans la vie civilisée, je dépouillai mon accoutrement de voyageur, dont
je ne gardai que les longs éperons que j'avais si long-temps chaussés et
le sarape qui m'avait abrité de la n^ée de tant de nuits froides, oomoK
du soleil de tant de jours brùlans. Deux mois s'étaient passés , mon
imagination ne me présentait plus que comme un rêve mes pérégri-
nations aventureuses dans les déserts de la Sonora , quand tin dernier
incident vint en réveiller pour moi le souvenir. Un inconnu apporta i
H. D un indtUto parfaitement en règle, et il accepta à une courte
échéance une traite de sept cents piastres à l'ordre d'une des premières
maisons de Mexico. Le salteador avait tenu sa troisième promesse anssi
religieusement que les deux autres.
GiâROL FWKKÏ.
I
WÊtam
NELSON
JERVIS ET COLLINGWOOD,
ÊTiHIES eu» U KRmÈK BOEHRE iMNTIIL
JL — Tbe Mtptldwf and Lettera of TlM*«dnbal liMoiBt llelMi.
^ Lomlres, 1845-1M6, 7 toI. iii-«o.
IL * The Leiters of lord Nelson to lady Hamilton, S toI.
m. — Xemoirs of admiraJ the right bon. tbe Earl of Saint-Vineent. —
Londres, f$44, S toL
IF. *- A MmIoii from Ihe pobKe and private Coneapondenee of Tice-admirtl lavd GalUagiroodt
ioleiapenad wHh MeiMin of hia life, by G. H. Newnham GoHinfwood; 9 roi.
T. — Préciê Mêiorifve de U Morim firançaite, par M. Cbaasériav. — Paria, 4845.
YL — Doeunena inédita dea arcbiTaa de la marine.
CDfOdlèMB PARTIE.
LES MAMINES DU IIOEP. — LA FLOTTILLB DB BOCLOGIOS.
I.
An moment où Nelson rentrait à Londres, les puissances du Nord^
fassemUées par un grief commun, plaçaient sous la redoutable sauve^
garde de la Russie les intérêts des neutres, profondément ble^s par
les j^lentions du cabinet britannique, et la dignité trop long^temps
mécoùBiBê des marines secondaires. La prédiction de Nelscm se trou-
nil ^aecomi^te : fiqprès aTOir commencé celle guerre a?ec TEurope
40 REVUE DES DEUX MONDES.
entière pour alliée, F Angleterre avait en face .FEurope entière pour
ennemie. » D'un côté, l'énergie réglée de la France disposait contre
la Grande-Bretagne des forces militaires de la Prusse et des ressources
maritimes de l'Espagne; de Tautre, l'agitation maladive du successeur
fantasque de la grande Catherine fermait aux Anglais l'accès du conti-
nent, des rives de la Neva jusqu'à l'embouchure de l'Elbe. Si quelque
chose pouvait diminuer la portée de cette dernière coalition, c'était la
singulière coïncidence qui plaçait alors sur les trônes du Nord de si
excentriques dépositaires du pouvoir absolu. En Danemark, Chris-
tian VU était tombé en enfance, mais là du moins le fils de l'infor-
tunée Hathilde, sœur de George 111, le prince royal, depuis Frédéric VI,
avait pris d'une main ferme les rênes du gouvernement; Gustave IV, en
Suède, semblait souvent atteint d'une secrète démence, et l'empereur
de Russie, par ses manies chevaleresques, par sa poUtique versatile et
bizarre, laissait percer aussi le fou sous le despote. Quant aux forces
matérielles dont disposait la ligue des neutres, les documens recueiUis
par l'amirauté britannique en donnaient une idée vraiment formidable.
Ces documens portaient à 82 vaisseaux de ligne les forces navales de
la Russie, à 23 celles du Danemark, à 18 celles de la Suède; mais,
comme toujours, il y avait de larges éliminations à opérer dans ces
chiffres pour déduire de cette puissance nominale la puissance effective
de ces trois marines. La Russie ne possédait réellement, en 1801, que
61 vaisseaux en état de prendre la mer, et la moitié de ces vaisseaux,
réunie en ce moment dans la Méditerranée ou dans la mer Noire, for-
mait une flotte entièrement isolée de celle de la Baltique. Cette der-
nière flotte, composée de 31 vaisseaux, était elle-même dispersée et
retenue par les glaces dans les ports de Saint-Pétersbourg, Archangel,
Cronstadt et Revel : sur ces 31 vaisseaux, elle en comptait vingt à peine
qui fussent dignes d'entrer en ligne; encore ceux-ci étaient-ils mal
équipés, plus mal armés encore, et commandés par des officiers qui
n'avaient aucune habitude de la navigation en escadre. Cette puissance
navale qui , depuis un demi-siècle, a réalisé de si grands progrès, n'é-
tait donc, en 1801, menaçante que sur le papier. Connue seulement de
l'Europe par quelques escarmouches contre les Turcs, elle n'était alors,
comme la marine de ces derniers, qu'un fantôme qui devait s'évanouir
sans résistance sérieuse devant des vaisseaux formés par huit années de
guerre.
U n'en était point tout-à-fait ainsi des 11 vaisseaux dont le roi de
Suède pressait lui-même l'armement à Carlscrona, ni des 10 vaisseaux
qui, déjà préparés à Copenhague, n'attendaient plus pour entrer en
campagne que les marins qu'on se hâtait de faire venir des ports de
la Norvège. Sans doute ces escadres auraient eu beaucoup à apprendre
pour arriver à la précision de mouvemens, à la perfection de détails,
i
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 41
qui distinguaient les escadres anglaises; mais c'était Une infériorité
qu'elles eussent pu racheter par la meilleure composition de leurs équi-
pages. Le commerce des neutres, ce commerce pour lequel s'armaient
en ce moment les puissances du Nord, avait pris un immense dévelop-
pement depuis 4793, et avait dû former de nombreux matelots. Le
commerce de l'Angleterre avait bien, il est vrai, suivi la même pro-
gression : il couvrait alors le globe de ses 19,000 navires; mais, obligée
de se garder sur tant de points, de faire face à de si redoutables en-
nemis, l'Angleterre, pour trouver dans sa population maritime de quoi
suffire à sa navigation marchande et à l'armement de ses 472 bâtiment
de guerre, se voyait obligée de recourir à toutes les ressources, à tous
les moyens extrêmes. Non contente de recruter ses équipages à main
armée dans les rues, elle jetait sur ses vaisseaux des vagabonds de tous
les pays (1), et jusqu'au trop-plein de ses prisons. Elle comptait sur une
discipline inflexible pour dompter ces natures rebelles et les accoutumer
à la mer; cependant il était résulté de cette confiance imprudente des ré-
voltes difficilement comprimées, des revers inattendus et des désertions
si fréquentes, que, de 1793 à 1801, elles enlevèrent à la flotte anglaise
plus de 40,000 hommes.
Les équipages des escadres de Carlscrona et de Copenhague eussent
donc pu facilement l'emporter par le choix des hommes sur les équi-
pages anglais, puisque l'interruption d'un commerce très actif devait
permettre à la Suède et au Danemark de puiser à pleines mains, pour
recruter le personnel de leurs escadres, dans une population considé-
rable, habituée à la plus rude navigation du monde. Ces escadres d'ail-
leurs, si les Anglais osaient les poursuivre jusque dans la Baltique,
allaient posséder sur l'ennemi qu'elles auraient à combattre l'immense
avantage de se mouvoir dans une mer dangereuse dont la navigation
leur était familière, et, en admettant qu'elles parvinssent à opérer leur
jonction avec la flotte russe mouillée dans le port de Revel, elles de-
vaient présenter une réunion de 30, peut-être même de 3o vaisseaux,
devant laquelle eût bien pu s'effacer le prestige qui faisait depuis si
long-temps la principale force de la marine anglaise. Mais le comte de
Saint-Vincent, qui, à l'avènement du ministère Addington, remplaça
lord Spencer à l'amirauté , avait appris à envisager de sang-froid les
coalitions maritimes et à faire entrer dans ses calculs le défaut de con-
cert qui entrave presque toujours de semblables alliances. Il résolut d(^
ne point s'arrêter aux sinistres prédictions qui avaient accueilli le projet
d'une grande expédition dans la Baltique, projet que le génie de Pitt
léguait à ses successeurs, et songea à frapper la coalition avant que le
(1) « J*«i à mon bord, écrÎToit GoUiiis:wood le S5 septembre 1796, des représentans de
Was les états de rAUemagne, des Aatrichiens, des Polonais, des Croates, des Hongrois,
« moiley tribe! »
pmleiWB, an dégagerai l'^o^fée des porto «isaes et nédœs, ^oose
bloqués {lar les glacee^fuand le fOpt4e GopeDhagqe se trouve d^Utee»
permit une joQctioo qu'il laUaitÀ. tout prk prévenir. Vers la ftuduiaote
de féviîer iSOi , il vint ^cciiper la, place de lord Sp^ieer à l'amirauté
et son pcemier acte fuid'eq)édi0r àia flotte d^à rassemblée à Yacmoui^
Tordre de mettre sous vœles et de se diriger vers reutrée du Sund.
H.
Le 17 Janvier, Nelson avait arboré son pavfllon de vice-amiral à
bord du SanrJosef, de iiO canons. Son ambition était de remplacer
lord Keitti dans la Méditerranée : en attendant ^ désireux d'échapper
au trouble de sa conscience et aux tourmens domestiques qu'il s'était
attirés, il ^s'était rangé avec empressement sous le pavillon du comte de
Saint-Vincent, qui conuoandaitalcans l'escadre de la Manche; mais, avaat
même que la chute du ministère Pitt appelât le comte de Saini-Vincent
dans les conseils de la couronne, Ifelson fut placé :Sous les ordres d'un
autre amiral , sir Hyde Parker, qui venait d'obtenir le C(HnmandemeDit
de la mer du Nord. Lord Spencer, qui destinait déjà cette dernière es-
cadre a entrer dans la Balti<pie, avait facilement compris que, de tou3
les amiraux anglais, Nelson était le plus capable d'assurer le succès diç
cette périUeuse entrepiise^ néamnoins l'bumeur singulière et fantasque
de ce grand honmie de mer avait laissé dans Je conseil une trop fâ-
cheuse impression pour qu'on n'éprouvât pas le besoin de soumettre au
contrôle d'un esprit plus éclairé, d'une raison plus docile et plus mûre,
cette valeur emportée et ce brillant courage dont on avait appris à re-
douter les caprices. Le respect qui eatoure en Angleterre les anciens
services atténua d'ailleurs ce qu'une pareille résolution pouvait avoir
d'oflènsant vis^-vis d'un honune placé déjà si haut par l'opinion pu-r
blique, et Nelson, prévenu officieusement des intentions de lord Spen-
cer, parut se prêter de bojone grâce à cette combinaison. Le 12 février,
il quitta le iSaWbse/ pour le Saint-George, vaisseau de 98 canons, se
rendit à Portsmouth, afin d'y presser le départ de 7 vaisseaux de ligpe,
et, dans les premiers jours de mars, vint mouiller avec cette division
en rade de Yarmouthi où l'attendait sir Hyde Parker.
On n'eût ^point songé à cette époque à placer le pavillon d'un vice-
amiral anglais sur un autre vaisseau qu'im vaisseau à trois ponts :
c'était là une de ces bienséances officielles auxquelles les Anglais ont
de tout temps, et non sans raison, attaché ime singulière importance,.
Le soin d'assurer aux officiers-généraux de la flotte des logemens con-
venables a donc contribué, plutqne toule awtre chose, à mainteoir
dans la marine anglaise un très grand nombre de ces lourdes et for-
1 '
LÀ INmOiRB GUIUB MAMTBIE. 43
Biidables machines, dont Nelson, toiyours impatient, a tant de fois
maudit les pesantes ^us^ et la marcbe embarrassée. Sur 101 ^ais*
seattx armés, l'Angleterre ne comptait pas moins de 48 yaisseatti: à
trois ponts; mais, Uien qu'il y eût sdors 13 de ces vaisseaux devant
Brest, Tamirauté n'en voulut admettre que 2 dans l'escadre du Nord :
leXoMta», à IxMTd doquel flottait le pavillon de l'amiral Parker, et le
Saimi^4iwrgi , que montait le vice-amiral Nelson. Le contre-amiral
(Braves s'embarqua sur un vaisseau de 74, le Défiance, et, dans la pré~
vision des difficultés qu'on pourrait éprouver à franchir avec des navires
d''un trop grand tirant d'eau les bancs de la Baltique , on igouta aux
il vaisseaux de 74, qui flrent^partie de cette expédition, 5 vttsseaux
de 64 et 2 vaisseaax de 50. Un G(M*ps de débarquement, composé du
4d* régimettt, de deux compagnies de carabiniers et d'un détachement
d'artillerie 9 fut embarqué sur une des divisions de la flotte; quelques
fcégaties, des>bomiMU*d^, des brûlots, ainsi que d'autres navires moins
iniportans eneore , élevèrent le nombre des bâtimens réunis sous les
srÂres de l'amiral Parkar au chiffre total de 53 voiles.
Quiose jours avant l'appar^Uage de la flotte, un agent diploma-
tique, IL Vansîttart, était parti pour Copenhague. Les instructions se-
ftiètes remises à l'amind Pariter l'informaient du but de cette mission
st lui reoomnuBidaient, ailles négociations entamées avaient une.issue
kvorable, de se porter immédiatement sur la baie de Revel, à l'en-
trée du gcdfe de Finloiide, d'y surprendre, par une attaque vigou-
reuse, l'escadre de 4â vaisseaux qu'on savait mouillée dans ce port, et
de se diriger ensuite, sans perdre de temps, sur Cronstadt. Le minis-
tère anglais regardait à juste titre k Russie comme l'ame de la coali-
fion, et, à l'égard de cette puissance, il n'admettait aucune alternative,
aucun doute sur la nécessité de recourir à des hostilités directes. Quant
au Danemark et à la Suède, il errait mieux de leur faiblesse, et,
.dans la confiance que la menace d'un bombardement suffirait pour
détacber tes Danois de la coalition , l'amiraute prescrivait à sir Hyde
llu^er de « disposer ses bâtimens de teUe façon que la Suède , pressée
de suivre l'exemple du Dammaric, pût trouver dans ce déploiement de
forces un motif apparaît et une excuse pour souscrire à un arrange-
ment pacifique. » Si, a comme on avait quelque raison de le supposer, »
Gustave TV se décidait à renouveter, soit isolément, soit de concert
avec le DanemaiiL, ses andens eûgagemens vis-à-vis de l'Angleterre,
le premier devoir de l'amiral commandant dans la Baltique serait de
protéger la Suède contre les attaques et le ressentiment de la Russie. Le
ministère Addington, à l'époque où il rédigeait ces instructions,' c'est-
à-dire le 15 mars 1801, ne mettait donc point en doute la défection des
deux états secondaires; l'envoi d'une flotte considérable dans la Baltique
avait principalement pour but, dès que ce premier résultat serait ob-
^•»
44 RBVUB DES DEUX HONDES^
tenu y de porter un coup mortel à la marin» russe et d'aller frapper
cette puissance, réputée à l'abri des atteintes de l'Europe, jusqu'au
cœur même de sou empire : téméraire entreprise où T Angleterre allait
engager ses flottes, où la France, moins heureuse, devait engager un
jour ses armées!
Pour apprécier convenablement ce nouvel effort de la marine an-
glaise, il est nécessaire de se faire une idée bien nette des obstacles
de tout genre que la nature même du théâtre des opérations all^t
opposer aux desseins de l'amirauté. Trois passages , le Sund^ le grand
et le petit Belt ^ donnent entrée de la naer du Nord diuis la Baltique^
et mettent en communication ces deux bassins dangereux, séparés
l'un de l'autre par cette contrée étroite qui, sous le nom de Jutland.,
s*étend au nord depuis l'embouchure de l'Elbe jusque vers le 58* degré
de latitude. Pour pénétrer dans la Baltique , il faut donc , avant tout ,
doubler cette pointe septentrionale du Jutland en donnant dans le dé-
troit fertile en naufrages qui porte le nom de Skagerack, descendre
ensuite au sud par le Cattégat et venir cherdier, à l'endroit où les iles
de Seelande et de Fionie semblent combler l'intervalle qui sépare le
Jutland de la Suède, un des trois passages qui contournent ces obsta-
cles. De ces trois passages , il en est un , pour ainsi dire , impraticable :
c'est le petit Belt y labyrinthe étroit et dangereux , creusé par la nature
entre l'ile de Fionie et la côte du Jutland. Le grand Belt, détroit
sinueux qui sépare Tile de Fionie de llle de Seelande etne donne issue
dans la Baltique qu'après un parcours d'environ cinquante lieues, pré-
sente de grandes difficultés de navigation y que les Anglais n'avaient
point encore appris à brave^ (4). Le troisième passage ^ celui du Sund^
compris entre l'île de Seelande , sur laquelle est bâtie Copenhague , et
• extrémité méridionale de la Suède, est le plus facile et le plus fré-
quenté. Il a été regardé pendant long-temps comme la clé de la Bal-
ti(|ue, et aujourd'hui même les droits que perçoit le Danemark sur la
navigation du Sund s'élèvent, chaque année, à plus de 4 millions de
francs. Sur la côte de Seelande, le château de Kronenbourg, tout à la
fois palais, forteresse et prison d'état, en commande l'entrée. Ce château
n'est séparé de la côte de Suède que par une distance de 4,142 mètres.
La langue de terre avancée sur laquelle il est bâti et la masse impo-
sante de ses remparts et de ses tours dérobent en partie à la vue la jolie
petite ville d'Ëlseneur; mais, dès qu'on a dépassé le dernier bastion de
ce noble édifice, construit sur les plans de Tycho-Brahé, Elseneur ap^
(1) Quelques mois après TexpéditioD de la Baltique, en juillet 1S01, on vit le vice-
aiuirol Pôle, appelé à remplacer lord Nelson et Tamiral Parker dans le commandement
de la Hotte anglaise, conduire ses vaisseaux dans ce passage maigre des vents contiaircs;
mais, au mois de juillet, cette manœuvre était moins difficile et moins imprudente qu'elle
ne Teùt été au moment même de Téquinoxe.
. ^ '
LA DERNIÈRE 6UIUB KAEimiB. 45
parait ayec sa rade vaste et sûre , dont l'aspect animé fait mienx res-
sortir encore la solitude de la rive suédoise, où la petite ville d'Helsin-
borg y tristement assise au pied d'une colline et sur une plage sans abri
contre les vents du nord, n'offre plus aux regards que les ruines pitto-
resques de son antique tour crénelée. L'tle de Hueen , aux tedaises
blanchâtres, occupe le milieu du canal, qui s'élargit rapidement au-
dessous d'Elseneur; dans le lointain, à 2i mUles du château de Kro*
nenbourg , on voit déjà surgir les clochers élevés de la ville de Copen-
hague et les iles à demi noyées de Saltholm et d'Aroack, la première
])lus rapprochée de la Suède , la seconde unie par deux larges ponts à
la capitale du Danemark. Au-delà de ces deux Iles, le Sund débouche
dans la Baltique.
Près de rÛe de Saltholm, la ville de Halmo s'élève sur la côte de
Suède en face de Copenhague. Entre ces villes, distantes Tune de l'autre
d'environ 15 milles, File de Saltholm a formé deux détroits : l'un qui
la sépare de la ville suédoise, l'autre qui se prolonge entre cette tle et
les plaines verdoyantes de File d'Amack, presque contiguë, comme
nous venons de le dire, à la ville de Copenhague. Ce second détroit est
lui-même divisé en deux passes distinctes par un banc de 3 milles de
long, nommé Middel-Grund (1), sur le sommet duquel il ne reste que
deux brasses et demie d'eau. Ce sont là les Thermopyles du Danemark.
La passe de l'ouest, connue sous le nom de Poste Royale, est comprise
entre le port de Copenhague, auquel elle sert de rade extérieure, et le
Ïiddel-Grund; celle de l'est sépare ce même banc de l'Ile de Saltholm,
et porte le nom de Grande Passe. Toutes deux se dirigent du nord au
sud et sont praticables pour les plus gros navires. Malheureusement le
canal qu'elles forment, en se réunissant au-delà du Middel-Grund, se
trouve engorgé à son extrémité par de nombreux bancs de sable, et dea
vaisseaux de ligne ne sauraient s'y engager avant d'avoir réduit leur
tirant d'eau ordinaire (2). Des courans très vifs, qui suivent en général
la direction du vent, contribuent à rendre la navigation de ce chenal
incertahi plus périlleuse et plus délicate encore. Le Sund est donc le
passage le plus direct, le plus naturellement désigné pour les navires
de commerce qui se rendent dans la Baltique, comme pour une flotte
qui ne voudrait point dépasser Copenhague; mais il présente aux vais*
seaux qui doivent se porter au sud de cette ville un obstacle qu'ils ne
sauraient franchir sans les plus laborieux efforts.
Telles étaient les difficultés qui attendaient la flotte placée sous le
commandement de sir Hyde Parker. Cette flotte partit de Yarmouth le
12 mars 1801, et le 18 elle reconnut les hautes terres de la Norvège.
(1) Littéralement : hane du milieu.
(S) Ce caaal n'a plus, à la hauteur de la pointe méridionale de Vile d^Amack, qn*iine
profoodeur inégale fanant sobitement de quatre brtsses et demie à quatre brasaes»
46 UIVUB DBS DBUX MONDBS.
A l'entrée du Skagerack, eUe fiit dispersée par un coup de vent qui mit
en grand péril le vaisseau le Bussell, jeta un brick à la côte, et obligea
l'amiral Parker, pour rassembler ses forces^ à mouiller le ai mars à
l'entrée du Sund. Ce fut là qu'il fut rallié le ^ par la frégate la Blanche,
sur laquelle se trouvait, avec M. Vansittart, revenant de Copenhague,
M. Drummond, le chargé d'affidres d'Angleterre à la cour de Dane-
mark. Les propositions de M. Yansittart avaient été rejetées, et il fallait
s'occuper de réduire le Danemark avant de songer à agir contre les
Russes. Les préparatifs de défense rassemblés devant Copenhague avaient
fait sur le diplomate anglais une impression qui parut un moment se
communiquer à l'amiral Parker. D'après les rapports de M* Yansittart,
Idi Passe Boyale était devenue inabordable du côté du nord. Cette entrée
était défendue par un ouvrage dit des Trois-Couronnes, construit sur
pilotis, et destiné à protéger en même temps, de concert avec la cita-
delle , le port intérieur, daus lequel les Danois avaient abrité leur es-
cadre. A cet ouvrage, armé de 30 canons de 24, de 38 pièces de 36 et
d'une caronade de 96, s'appuyaient deux vieux vaisseaux démâtés, le
Mars et ïElephanten. Ce n'était donc que par le sud de \aL Passe MoyéU
qu'on pouvait songer à menacer Copenhague, et, même de ce côté, on
devait rencontrer des (^tacles formidables, car les Danois avaient
couvert tout le front de leur ville d'une longue ligne de pontons elt
de vieux vaisseaux portant 6S8 canons et montés par 4^849 hommes.
Cette ligne d'embossage, mouillée à environ 1,600 mètres «n avant
des batteries du rivage, laissait entre elle et le bord du Middel-Grund
un canal d'une largeur de 600 mètres et d'une profondeur moyenne de
cinq ou six brasses. Si l'on faisait tomber ces premières défenses, la
menace d'un bombardement suffirait probablement pour triompher de
la résistance du Danemark, mais il fallait d'abord, et c'était là la plus
grande difficulté, arriver dans la Passe Royale.
Tous ces préparatife ne mssuraient point cependant les habitans de
Copenhague depuis qu'ils avaient appris l'arrivée de l'amiral Parker à
l'entrée du Sund et la présence de Nelson dans l'escadre anglaise. Nie-
buhr, le célèbre historien» témoin oculaire et spectateur ému de ces
importaas événeoiens, nous a transmis dans sa correspondance intime
le témoignage non équivoque de la puissance morale qui s'attachait
d^à au seul nom de Nelstm : <k Nous nous attendons, écrivait'-il le
^ mars à M°'<' Hensler, à voir notre ligne de défense exposée à de fu-
rieux assauts, car Nelson est dans l'escadre ennemie , et il déploiera
probablement en cette occasion l'énergie dont il a donné tant de preuves
en d'autres circonstances. » Toutefois l'inquiétude des Danois n'était pas
du découragement. Ils savaient que l'escadre suédoise, promise pour le
2 avril, arriverait trop tard pour leur être d'aucun secours, que la flotte
de Revel ne j[K)UYait se débarrasser des^glaças qui encombraient encore
i
LA DBRHltSUl 01IEm «A1lfTI1IE« 47
k gdfe de Finlande, et, résolus à ne point trahir malgré cet abandon
la cause de la coalition, ils se promettaient de défendre vfgoureuse-
wœt les i^rds de lenr capitale. Le jour où Ton apprit l'apparition de
b flotte anglaise dans le Cattégat, il y eut à Copenhague plus de mille
enrôlemens Tolontaires. Dans toutes les classes de la société, on vit
éclater le môme dévouement et le même patriotisme. L'université seule
fournit un corps de 1 ,200 jeunes gens, l'élite du Danemark, et, pen-
àmi qudques jours, Gopentegue présenta Fadmirable spectacle d'un
peuple eonfonchi dan» une seule pensée et groupé autour de son prince
pour repousser l'invasion étrangère.
En Angleterre, où M. Yansittart avak déji fait connaître le mauvais
accueil fait à ses premières ouvertures^ on attendait avec anxiété des nou-
velles de la flotte. « Je suis bien sur de Nelson, disait lord Saint-Vincent
èson secrétehre, et je serais sans inquiétude si son rang eût permis de lui
donner le commandement en chef de eetle escadre; mais j'ai moins de
confiance dans àr Hyde Parker, qui n'a point encore été éprouvé. » Pour
placer le vainquenr du Nil en sous-ordre, l'amirauté avait eu des mo-
Ub Daoihs futiles que le scrupule hiérarchique aUégué par le comte
ile Sahii-Vincent; mais, du jour où le temps de négocier était passé et
cù il fallait combattre, Nelson allait s'élancer de lui-même au premier
rang. Par un heureux don de son énergique nature, il était complète-
ment étranger à cette agitation nerveuse qui grandit l'apparence du
danger, et qu'éprouvait quelquefois, écrivaitril de YarmouUi au comte
de Saint-Vincent, « leur ami Parker à la pensée des sombres nuits et
4e6 champs de giaee de la Baltiqpue. » Depuis long-temps, il regrettait
les délais inutiles qui avafent permis aux Danois de mettre leur capitale
en état de défense. Souvent à Portsmouth, quand il pressait l'armement
de ses vaisseaux, il répétait à ses amis avec impatience : « Le temps I
voilà notre meilleur attié. — * Conservons précieusement celui-là, puis-
que les autres nous abandonnent. Quoi qu'on en puisse dire, eyoutait-il,
e'est de lui que tout dépend à la guerre. -«- Cinq minutes font la diffé-
rence entre une victoire et un revers. » Arrivé à l'entrée du Sund et
consulté par l'amiral Parker, il insistait pfais vivement encore sur la
nécessité de prendre promptement un parti. La saison n'avait pas été
rigoureuse cette année, et, si les vaisseaux mouillés à Revel parvenaient
à prendre la mer, on pouvait se trouver obligé d'agir contre Copen-
hague, en présence d'une escadre d'observation de 15 ou 20 vaisseaux
qui auraient beau jeu contre une flotte à moitié désemparée. Quant aux
plans proposés pour entrar dans la Baltique, Nelson les regardait tous
comme égalemait praticables. Il trouvait à passer par le grand Belt
l'avantage de pouvoir détacher immédiatement une partie de la flotte
contre l'escadre russe; mais il recommandait surtout qu'on ne perdit
point une niinute, et qu'on profitât du premier vent favorable pour
48 RBYUB DBS DBUX H0NDB8.
commencer les opérations. Jamais Nelson n'avait été plus grand qne
dans ces circonstances difficiles. Le vaisseau l'Invincible, expédié d'An-
gleterre avec le contre-amiral Tolty pour renforcer la flotte de la Bal-
tique, venait de se jeter sur un des bancs de la mer du Nord (1), et cet
affreux événement, qui coûta la vie à plus de 400 hommes, avait éveillé
dans l'escadre de fâcheux pressentimens. Les pilotes qu'on avait ame-
nés d'Angleterre, effrayés d'avoir à conduire des vaisseaux de ligne dans
des parages qu'ils n'avaient explorés que sur des navires de conmierce,
ne cessaient de signaler à chaque pas de nouveaux périls et des ob-
stacles insurmontables. Nelson avait réponse à tout, et, plein de con-
fiance en sa fortune, il conservait, au milieu de ces alarmes, le même
calme et la même sérénité.
Le 26 mars, l'amiral Parker se décida enfin à appareiller. Il se diri-
gea sur le grand Belt; mais, après avoir fait quelques lieues le long de
la côte septentrionale de l'île de Seelande , il céda aux observations de
son chef d'état-major, le capitaine Otway , et revint à l'idée de donner dans
le Sund. Avant le coucher du soleil, la flotte eut repris son premier
mouillage. L'amiral Parker cependant, encore indécis, fit demander le
lendemain, au gouverneur du château de Kronenbourg,.s'il avait l'or-
dre de s'opposer au passage de la flotte anglaise. La réponse de cet of-
ficier fut telle que l'amiral Parker devait s'y attendre, a II n'avait
point, disait-il, en sa qualité de soldat, à se mêler de politique; mais il
ne lui était point permis de laisser une flotte dont les projets lui étaient
inconnus passer impunément sous les canons de sa forteresse, d
L'escadre anglaise dut donc se préparer à forcer l'entrée du Sund.
Le 30 mars, au point du jour, elle profita d'une belle brise de nord-
nord-ouest pour mettre sous voiles et se former en ligne de bataille.
JNelson avait quitté son lourd vaisseau à trois ponts et avait arboré son
pavillon à bord du vaisseau V Éléphant de 74. Il commandait l'avant-
garde. L'amiral Parker était au centre , le contre-amiral Graves à l'ar-
rière-garde. Dès la veille, le capitaine Murray, sur le vaisseau Y Edgar,
avait pris poste avec la flottille de bombardes et de canonnières dans
le nord du château de Kronenbourg, et au premier boulet tiré par les
Danois, les bombardes ouvrirent leur feu sur cette place. Si les deux
rives du détroit eussent été également bien défendues, également ar-
mées de canons de gros calibre , il est certain qu'obligés de passer à
iî,000 mètres environ des batteries ennemies, les vaisseaux anglais eus-
sent éprouvé de graves avaries; mais ils n'auraient pu être arrêtés, car
on a forcé avec des escadres bien inférieures à celle de l'amiral Parker
des passages plus difficiles que le Sund (2). Pas un boulet, d'ailleurs, ne
t ,
(1) A 16 milles dans le nord-est de Yarniouth.
(2) Le Tagc, dont l'ouverture entre le fort de Bougie et de Saint-Julien n^est que de
LA DBRNiillB GUERRB MARITIME. 49
partit de la côte suédoise. On n'apercerait même sur le rivage aucune
apparence de batterie. La flotte anglaise inclina donc sa route vers ce
côté du détroit et évita ainsi complètement le feu du château de Kr^
nenbourg, auquel elle cessa bientôt de répondre. Les boulets lancés
par cette forteresse tombaient à plus de SOO mètres des vaisseaux an*
glais, qui, serrant impunément la côte de Suède, vinrent mouiller à
midi près de File de Hueen, à 15 milles au-dessus de Copenhague. La
division du capitaine Hurray, après avoir lancé de très loin un grand
nombre de bombes sur la ville d'Elsaieur et le château de Kronenbourg,
appareilla à son tour; elle franchit le détroit à la suite de la flotte et hors
de la portée du canon ennemi. Les Anglais n'eurent à regretter dans
cette journée que la perte de quelques matelots atteints par les éclats
d'une pièce de 24 qui creva à bord de Vlm. Du côté des Danois,
2 hommes fqrent tués et 1 5 assez dangereusement blessés par les bombes
qu'avait lancées la flottille; mais le canon de Kronenbourg avertissait
Copenhague de se préparer à de nouveaux sacriflces.
•* ■-_
m.
Dès que la flotte eut jeté l'ancre , l'amiral Parker s'embarqua avec
lord Nelson et le contre-amiral Graves sur un de ses plus légers avisos,
et se dirigea vers la ville afln d'en apprécier par lui-même 1^ moyens
de défense. Cette reconnaissance lui apprit que les rapports de M. Yan-
sittart n'étaient en rien exagérés, et, le soir même, un conseil de guerre
s'assembla à bord du London. 11 était difficile de concevoir un plan d'at-
taque qui n'exposât point aux plus grands dangers les bâtimens chargés
de l'exécuter. Nelson mit un terme à toutes les hésitations en déclarant
qu'il était prêt à tenter l'entreprise avec dix vaisseaux. L'amiral Par-
ker, qui montra dans toute cette campagne la plus noble abnégation
personnelle, ne craignit point d'accepter l'offre de son lieutenant, et,
de son propre mouvement, il lyouta 2 vaisseaux de 50 canons à l'es-
cadre que Nelson avait demandée. L'impossibilité d'attaquer Copen-
hague par le nord de la Passe Royale étant suffisamment démontrée, il
fut convenu que Nelson, avec ses 12 vaisseaux, 5 frégates et toute la
flottille, composée de bombardes, de canonnières et de brûlots, descen-
drait la Grande Passe jusqu'à la hauteur de l'Ile d'Amack, et attendrait
dans cette position que les vents, en soufflant dvi sud, lui permissent de
remonter dans la Passe Royale. L'amiral Parker devait, de son côté, avec
les 8 vaisseaux qu'il conservait sous ses ordres, venir mouiller au nord
de cette passe, afin de prendre à revers la batterie des Trois-Couronnes,
2,480 mètres; le canal des Dardanelles, large de 1,S00 mètres; rentrée de Rio-Janeiro^
d'une largeur moindre encore, car, sor un point, elle n'excède pas 1,8&0 mètres.
TOME xvu. 4
a^ surtout de se mettre à portée de c^mfvvt^çmn des litti«RBB èi^
Nelson 4{ue leurs avaries obligeraient à sortir de in Mpie. La^iéeessîté
Jour ces bâtimeas de passer, ea se rettraût du feu» fions las butterôes
ui défesadaient de ce côté l'entrée de la rade de <Copephagiie, oonstî-
Juait eu ejDTet le plus grand danger de cette entreprise*
Pendant la nuit qui précéda son audacieuse tentative , Nelsun s'joo-
c^pa de baliser lui-même les abords du Middel-^Grund , opération qve
les Danois, par un défaut de surveiUaace ioipardoiiaMfcle, n'estttfèoent
point de troubler. Le lendemain » à une heure de l'aprës^^nidî , sm es-
cadre» précédée par la Irégate l'AnKB^om, que commandait le toam ca-
pitaine Bîouy donnait dans la Grande Paase ^t ne jetait l'ancre qu'à huit
beures du soir, après avoir doubla, à l'aide d'un dernier eâutBe de
brise» l'extrémité de ce banc dangereux^ dont le nom est resté.célèbre
dans les fastes maritimes de l'Angleteire. De ce mouillage, la divisicw
Anglaise ne se trouvait plus qu'à 2 milles des navires danois, et elle
était en position de se porter directement sur la ligne ennemie dès
que le vent viendrait à changer. Cette nuit fut employée ^ comme la
précédente, à sonder ces passes dont on avait alors une connsassance si
imparfaite. Le capitaine Hardy, qui devait recevoir à Trafalgar les der-
niers embrassemens de Nelson, avait quitté le Saint-George pour sui;^re
J'aoïiialy auquel il était tendrement attaché. Il voulut se charger luir-
méme de cette exploration. Se servant d'une longue perche pour mer-
surer la profondeur de l'eau, afin de n'éveiller par aucun bruit l'atteor
tîon de l'ennemi, il put arriver jusqu'au premier vaisseau danois et
lE^assuror que l'escadre ne rencontrerait aucun obstacle sur son paawgà.
Q^ant à Nelson, il ne put fermer l'oeil de la nuit. Il en passa une partie
à dicter ses ordres, car le vent valait de change et promettait de favor
riser le lendemain ses projets. La ligne danoise, composée de 18 na^
Tires, occupait im espace d'environ i mille et demi, et couvrait, de
)a batterie des Trois«-Gouronnes jusqu'à l'Ile d'Âmack, le front de Go^
penhague. La manœuvre des vaisseaux anglais devait consister à pro*
longer cette ligne et à s'arrêter, en laissant tomber une ancre de l'ar*-
rière, au poste qui leur était assigné à l'avance par le travers d'ms
bâtiment ennemi. Les frégates devaient agir sur les deux extrémités de
la ligne.
I A neuf heures du matin, l'escadre anglaise mit sous voiles, et le tais^
seau ï Edgar donna le premier dans la passe. LAgamemnan eut dû le
suivre, mais le courant violent qui portait alors vers le nord ne lui
permit point de doubler l'extrémité du Middel-Grund, et, bien qu'il
essayât de se touer avec des ancres à jet, il ne put jamais parvenir à
s'élever au vent de ce banc. Le Polyphemvts prit sa place et s'avança
Suivi de VIsH. Le cinquième vaisseau, la Bellone, serra de trop près le
LA DSRNIÈRE 6UBRRB MARITIIIE. 51
Middei-Grundy et s'échoua à enyiron 450 mètres de Farriàre-g[arde da-
noise. Le Russell» qui venait après lui, fut entraîné par son exemple
dans la même taute et s'échoua à son tour. Ce double accident pouvait
causer la perte de l'escadre anglaise, car, les pilotes n'ayant cessé de
répéter, contrairement aux assertions du capitaine Hardy» que la pro-
fondeur de l'eau était moindre du côté de la ligne ennemie que du côté
du banc de sable, il avait été prescrit aux vaisseaux anglais de serrer
toujours de préférence le Hiddel-Grund. La fortune de Nelson voulut
que le vaisseau qui marchait après le Ru$seU fût précisément celui qu'il
montait lui-même. Avec le coup d'œil d'un marin haUtué dès l'enfance
à manœuvrer au milieu des roches et des hauts-fonds, il jugea que le
capitaine Hardy avait raison contre tous les pilotes. Donnant l'ordre de
laisser les vaisseaux échoués sur la droite, il rentra dans le chenal et
vint mouiller à 200 mètres environ du Dannebrog, que montait le com^-
modore Fischer. L'arrière-garde imita sa manœuvre, et, à onze heures
et d^nie, à l'exception des trois vaisseaux déjà cités, VAgamemnon, la
BdUme et le Russell, tous les vaisseaux anglais se trouvèrent en ligue*
Depuis plus d'une heure, l'action était engagée entre l'avant-garde et
la flotte danoise. Deux bombardes, les seules qui eussent pu atteindre
leur poste, ouvrirent, par-dessus les deux flottes, le feu de leurs mor*
tiers sur l'arsenal et sur la ville*
Quant à l'amiral Parker, il avait mis sous voiles avec ses huit vais-
seaux en même tanps que d'escadre de Nelson; mais, ayant contre lui
le vent et le courant, il fut obligé de jeter l'ancre beaucoup trop loin
des batteries du nord, et ne put être d'aucun secours à la division en^
gagée, n détacha cependant vers l'amiral Nelson trois vaisseaux des-
tinés à remplacer ceux dont les services se trouvaient en partie para-
lysés, éL attendit avec anxiété l'issue d'un combat auquel il ne pouvait
[»«ndrepart.
Les Danois déployèrent en ce jour une valeur héroïque . L'action du-
rait depub plus de trois heures sans que leur feu eût paru se ralentir*
L'amiral Parker, témoin de cette résistance inattendue, se désolait de
son inaction. « Ceieu est trop vif, disait-il aux officiers qui l'entouraient,
pour que Nelson puisse le soutenir long-temps. S'il doit se retirer, il
faut que ce soit moi, dût ma réputation personnelle en soufijrir, qui lui
en fa^ le signal, car il y aurait lâcheté de ma part à lui laisser la res-
ponsabilité d'une pareille démarche. » Emporté par ce mouvement gé-
néreux, mais inconsidéré, il fit signal à Nelson de cesser le combat. On
sait conunent cet ordre fut accueilli. « Foley, dit Nelson en se tournant
vers le capitaine de r Éléphant, vous savez que je n'ai qu'un œil , et,
certes, j'ai bien le droit d'être aveugle quelquefois^ — Sur mon hon-
neur, ^jouta-tril en plaçant sa longue-vue sur l'œil qu'il avait perdu au
siège de Calvi, jene vois pas le sigoal de Parker. Conservez mon signal
52 REVUE DES DEtX MONDES.
de serrer Fennemi au feu, et clouez-le, s1l le faut, au grand mât du
vaisseau. Cest ainsi que je réponds à des signaux pareils. » L'escadre
anglaise dut son salut à cette noble audace. Si Nelson, obéissant aux
ordres de l'amiral Parker, eût donné le signal de la retraite, la plupart
de ses vaisseaux, à demi dégréés, ne seraient point sortis du chenal com-
pliqué dans lequel ils étaient engagés. La batterie des Trois-Couronnes,
presque intacte encore, leur fermait la retraite et tenait en échec la di-
vision de l'amiral Parker.
Trois frégates et deux corvettes avaient pris, sous les ordres du capi-
taine Riou, le poste que devaient occuper la Bellone et le Russell par le
travers de ce formidable ouvrage. Favorisée par le faible tirant d'eau
de ses bâtimens, cette division pouvait exécuter sans peine la manœu-
vre signalée par l'amiral Parker. Les avaries qu'elle avait éprouvées
lui rendaient d'ailleurs cette retraite nécessaire. Elle coupa ses câbles
et se dirigea, poursuivie par une dernière bordée, qui fut très meur-
trière, vers les vaisseaux qui l'attendaient en dehors. Au moment
où r Amazone, en abattant, présentait sa poupe aux batteries ennemies,
le capitaine Riou fut coupé en deux par un boulet. Cet excellent otQcier
se retirait le désespoir dans l'ame. a Que va penser de nous lord Nel-
son? » disait-il avec amertume. Assis sur un canon et déjà blessé d'un
éclat de bois à la tête, il encourageait ses matelots occupés à brasser la
grand'vergue, quand il reçut le -coup mortel.
Ce ne fut qu'à une heure et demie que le sort sembla se décider en
faveur de l'escadre anglaise. Les câbles d'un vaisseau danois, le Syœl-
land, et d'une grosse corvette de 20 canons de 24, le Rendsborg, avaient
éte coupés par les boulets ennemis. Ces deux bâtimens allèrent s'échouer
en dérivant, la corvette sur un banc de sable, le vaisseau sous la bat-
terie des Trois-Couronnes : il en résulta un vide funeste dans la ligne
d'embossage. Un vieux vaisseau à trois ponts que les Danois avaient rasé
et armé de 51 5 hommes d'équipage et de 56 pièces de canon, le Pro-
vestein, fut le premier de leurs bâtimens qui succomba. U formait vers
le sud la tête de la ligne et s'appuyait, bien que de trop loin, aux bat-
teries de rtle d'Amack. Ce vaisseau avait à combattre l'/sis et le Poly-
phemus et recevait, d'une frégate mouillée sur son avant^ des bordées
qui, le prenant de bout en bout, eurent bientôt mis la plupart de ses
canons hors de service. Dans cet état, il refusait encore de se rendre.
M. de Lassen, qui le commandait, après avoir combattu pendant près
d'une heure avec trois pièces, les seules qui ne fu&sent point démontées»
se jeta à la nage pour ne pas amener son pavillon et fut recueilli par
les embarcations danoises avec une centaine d'hommes qui échap-
pèrent ainsi à cette boucherie. Au centre, le Dannebrog suj^porlait de-
puis le commencement de l'action refltort de trois vaisseaux anglais. Le
feu sétait déclaré à bord de ce vaisseau, et le commodore Fischer avait
LA MHNliBE GUERRE MARITIME. S3
dû transporter scm guidon sur le Holstein, que Tenaient d'assaillir, à
l'autre extrémité de la ligne, le MowxrcK et le Défiance. Vers deux
heures^ malgré tons les efforts qu'on avait pu (aire pour s'en rendre
maître^ Tincendie éclata à bord du Dannehrog avec une soudaine vio-
lence. Ce vaisseau, sur lequel V Éléphant et le Glattan tiraient alors à
mitraille, se vit perdu sans ressource; il coupa ses câbles et dériva len-
tement vers la plage, pendant que la flamme sortait en tourbillons par
les écoutilles et par les sabords. Les matelots qui pouvaient encore se
mouvoir se jetèrent à l'eau pour échapper aux horreurs de l'incen-
die; mais, sur 336 hommes dont se composait l'équipage du Dannebrog,
270 étaient déjà hors de combat , et l'on ne parvint à soustraire aux
flammes qu'un bien petit nombre de ces victimes héroïques. Les bat-
teries flottantes mouillées près du vaisseau du commodore se trouvé*
rent alors écrasées par le feu de l'avant-garde anglaise, qui n'avait plus
d'ennemis sérieux à combattre. Les vainqueurs cependant ne pouvaient
amariner aucun des navires qu'ils avaient réduits. Dès que leurs canots
s'en approchaient, ils étaient accueillis par une fusillade qui les obli-
geait à se retirer. Le Provestein même, le Vagrien, abandonnés par
leurs équipages , étaient encore défendus par les batteries de l'Ile d'Â-
mack, qui ne permettaient point à l'ennemi de s'en emparer.
 l'aile gauche, les Danois combattaient avec moins de désavantage.
Le prince royal s'était porté de ce c6té, et du haut d'une batterie il
<k>nnait ses ordres, indiquant avec le tact d'un vieux capitaine les me-
sures les plus propres à rétablir le combat. IMe foule ardente et dé-
vouée l'entourait et sollicitait la faveur de faire partie des renforts qui
renouvelaient sans cesse les équipages décimés par l'ennemi. C'est ainsi
que tel vaisseau dont les Anglais croyaient avoir fait taire l'artillerie
kur ripostait tout à coup avec une nouvelle vigueur. Le capitaine
Thura, du vaisseau ï Indfodstratten, était tombé des premiers sous le
teu du Défiance, que montait l'amiral Graves. Tous ses officiers, à Tex-
ception d'un lieutenant, avaient été tués ou grièvement blessés. On
mi prévenir le prince royal de la situation désespérée de ce vaisseau,
t Thura est mort, messieurs, dit le prince aux officiers qui se trou-
Taient près de lui : qui de vous veut prendre sa place? — S'il platt
à Dieu, j'en aurai encore la force, » répondit Schroêdersee, brave offl-
der que sa mauvaise santé avait obligé tout récemment de donner sa
démission, et, sans attendre le consentement du prince, il sauta dans
le canot qui le transporta à bord de V Indfodstraiten. En arrivant sur le
pont de ce vaisseau, il se trouva entouré de cadavres et de blessés. A
peine avait^il donné ses premiers ordres, qu'il tomba mort lui-même
à côté du capitaine qu'il était venu remplacer. Un lieutenant qui Tavait
accompagné prit alors le commandement du vaisseau, et n'amena qu'à
ta dernière extrémité.
54 UYUB 088 BB6X «OlIIMB.
Ndficm, éfftayé d'nne rictotit^ tfiii; si chèremeni achetée, ne lui liTrait
pu» enoore F^nrae4e ta Hsm Hwf^, «hencteit un nonren d'etitrar en
poorparkr aToe renitônii. D crut en tnOHiWff l^oceanoa dons la résis-
tanee, iUégate salon fan, qoi Feoipèehattde te laisir des bàtimans da<-
oois dont il sraii hit amcaidr le fMivillon, et il isniwfa un {Mudementaire
dM prince royd pmar piotesler oooti» ces procédés irrégnUers. Un
jeune capitaine anglais qui «?ait senri pendant plusieurs années dans
k marine russe, m Pradenek Tbesiger, renifAissaii auprès de Nelson
les fonctkms d'aMe^de^cmnp. Ce fût kri t|ui porta an prince royal les
Béclamations de Taoïind aonglais» Pendant que sir Frederick Tbesiger
sJacqnitlait de cette mission, la canonnsMle s^étaM complétemeaft éteinte
en arrière de tÉUphamt, mais le ikmg^, le ihnmrch et le ik fiance
soufh'aient encore bcanoonp du feu de rennemi. Â deux heures et
demie, le commodore FiMfeer se tit cependant oMigé d'abandonner le
ffolt^ein, sur lequel il i^était tranq[iorté après l'incendie du Dwmebrog.
de "faisseau et ¥ Indfùdttraumê^Meni réduits. Deut ixitteries^ flottantes,
moufllées' près de ces bfttimens, ne se troo^ant plus soutenues, ame-
nèrent leur pavillon, et la corv«Me ÏBiwn, démâtée de tous mâts, les
canomiières le N^èorg ^VA^/erêhitm, coulant bas d'eau, se Jetèrent à la
côte ou cbewAàf c»l «n abri sous les lorfiflcations de Copenhague, ^^pvès
quatre heures d'un combat acharné, les Danois auraient laissé 6 vais-
seaux de Mgne, *1 harvires dlm échantiHon inCérieur, et 4,M0>bomnies
sur le champ de batatHe. Lajounfée était donc entiènement perdue
pour eux, et le (iront de leur vûle complètement découvert, quand tàr
IVederidi: Tbesiger parvint auprès du prince royal. Les Danois n'éti^enf
point toutefois à la merci de leurs adversaires. Â Fenti^ du port inté-
rieur, e^sous les ordr^ du commodore Btem Mie, deux pontons per-
lant 134 cstnonS) k Mwê et V ElefhâÈitm; S vaisseaux de 74, te Dan/y^
imrk et te Tnkrcmér; \ frégate, Vbrii, ^ bricks et 14 chebeeks armés
chaciin.de ft pièces de S4, défendaient, avec la batteriedes Trois^^}ou-
ronnes, Tarsenal et Tescadre, principal objet de ia convoitise des An-
glais et de la soUicituite du Danemark. On s^ était préparé à enlever
la batterie d'assaut, mais cette opératten avait éte inconnue imprati*
cable, et tes eapiteines Foley et Freemantie, dans lesquels Nelson avait
taute confiance, insistaient pour qu'au Iteu de porter de nouvelles forces
sur œ point, ou se hfttât de sortir^de la Passe Royale.
L'escadre ai^laise avait trop souflért déjà pour n'être pas disposée à
écouter les oonseils^de la prudence. Eilecompteit 1,900 hommes hors
de combat, 360 de plus (pi'à Aboukir. LEdstar et i'/s%9, qui avatent
combattu l'héroïque T^roe^fem; te ^09Mrci/i» opposé anHoUtein, avaient,
à eux seuls, iâo morts et 36^ blessés. Jamais les Aï^lais n'avaient livré
de bataille aussi meurtrière. Leurs mAls, leurs voiles, leur gréeroent,
étaient hachés et criblés de boulets. La crainte de s'^dieuer tes avait
LÀ MMOÉu CMBua MAtama. HB
^mpâcbée de gerrer l6g Sanois d'^mpî près que IMbob^r amlM'iolBB-
"tioD; ils n'irraîeiit cpmlMitta «pi'i ladistaBoermofeniie de d ou M» m^
ires des bfttimens d'im lort éefaaoliUoii qni^ eam néte peur Is {riupart,
^q>arai86aient souvent a« milîeii deit fiunée, «l ils n'ftTaieiit pu liier ide
leur artUlerie, de iears carooedesde 66 surtout, arayelle armeit courte
:portée récenuii^it sortie des fonderies écoesaises, <tout le parti qu'As
-en eussent tûné dans un en^agemeiit borda bord. iLeur nctoiee eepeo-
4ant arait été complètes Ils élaîeui libres de faire atAiieer leurs bem-
iMffde» contre Gopenbague dès que le temps serait plus favorable» et :il
4lépendait d'em de coufrir la capifade du PiMiemaï?fc de leurs pnîee^
iiles. Toutefois un bombardesnesit, surleut un bombardaBenit marir-
iime, n'est point chose si terriUe qu'on pipnsa : en pettYaît eSkmrar des
femmes et des enfans, causer quelques nudheurs individuels, allu-
mer l'incendie sur plusieurs pointai de cette grande ville, sans triom-
pher pour cela de la résistance d'une population héroïque. Si le prince
aoyal eût su envisager de sai^-<froîd cette perapective, les Aa^s,
opérant le soir même leur Boeuvement de retraite sous le feu des bat-
teries ennemies, n'eussent pcmit assuiéBi^ sauvé tous leurs vai»-
eeaux; mais, pour rejeter les avanoes de JNetaoUi il eut fallu rester
insensible à cet affréta apeetade dn JDmmdbr^g sautant en Taîr avec
presque tous ses blessés; il eât isitu se résig^ier à demander de nei»-
veaux sacrifices à cette brave pc^ulatîen déjà si maltraitée, et je priaoe
Frédéric, qui, après un long règne, a emporté dans la tombe, au
mois de déeembre ld39, les regrets de tout un penjide, possédait trop
bien les qualités d'un bon roi poinr awir cette omette constance. 11
donna Toidre de oesser le feu, et expédia à boid de l'ÉUphani son
aide-de-camp, le général Lindbolm. «Cet officier iétait porteur d'une
simple question : « Quel était le but de la lettre de lonl Nelson?— Ce
n'est que par un sentiment d'humanité, répondit ramîral, que j'ai
envoyé un paiiementaire au prince royd. J'ai voulu laisser aux Danois
la faculté de transporter leurs blessés à terre. Les bàtlmens qui ont
amené leur pavillon m'appartiennent; je les brûlerai ou les enuaaiènerai
suivant ma convenance; leurs équipages seront oensidérés comme pri-
sonniers de guerre. C'est à -ces conditions que je consens à suspendre
les hostilités; mais je n'aurai jamais reDGqporté de plus grande victoire
qu'en ce jour, si ce pavillon de trêve peiit âtre le présage d'ime union
solide et durable entre le souverain de la C^rande-Bretagne et sa mfy esté
le roi de Danemark. Mon aide-de-camp portera cette réponse au prince,
n n'appartient toutefois qu'à l'amiral Parker de fixer la durée de cette
suspension d'armes, et ce n'est qpu'à bord du Xonden que vous pouvez
en conférer, d
Près de quatre milles séparaient alors le Lanékm de f Éléphant. Le
général Lindbolm amsentit cependant à se rradre à bord de ce vais-
56 1KEYUB DES DEUX MONDES.
seau. Â peine ayait-il quitté V Éléphant, que Nelson fit signal à son es-
cadre d'appareiller par un mouvement successif et de sortir du chenal
en passant sous la batterie des Trois-Couronnes. L'exécution de cette
manœuvre prouva combien elle eût été impraticable avant la suspension
des hostilités. Le Défiance et V Éléphant s'échouèrent à portée de canon
des batteries danoises; une frégate se jeta également sur le Hiddel-
Grund; le tiers de la flotte anglaise se trouvait à la côte. Le moment, il
faut bien l'avouer, eût été mal choisi pour se montrer exigeant. Nelson,
qui s'était empressé de suivre le général Lindholm à bord du London,
engagea vivement l'amiral Parker à convenir d'une trêve de vingt-
quatre heures, pendant laquelle on pourrait relever les vaisseaux échoués
et entamer des négociations plus sérieuses.
IV.
Bien qu'accablés de fatigue, les Anglais ne perdirent point un instant
de cette trêve inespérée. Aidés par les embarcations de la division de sir
Hyde Parker, ils remirent pendant la nuit leurs vaisseaux à flot, et re-
morquèrent leurs prises hors de la portée des batteries danoises; ils
s'emparèrent même du vaisseau le Syœlland, dont la capture eût pu
être contestée, et que le commandant de la batterie des Trois-Cou-
ronnes, provoqué en duel pour cette faiblesse par le commodore Stein
Bille, eut le tort de laisser enlever sous la volée de ses canons.
Cette journée si activement employée par les Anglais fut un jour de
deuil pour Copenhague. Au milieu de ces hommes mutilés et mourans
qu'on transportait dans les hôpitaux, parmi ces cadavres défigurés aux-
quels on allait rendre les derniers devoirs, chacun venait en tremblant
chercher un ami, un époux ou un père; des femmes éplorées remplis-
saient les rues de leurs gémissemens, ou se dirigeaient en courant vers
la oampagne emportant leurs enfans dans leurs bras. On pleurait les
pertes de la veille; on fuyait les dangers qu'on appréhendait pour le
lendemain. Cette grande cité n'était pas encore habituée aux malheurs
de la guerre; les plus vieux habitans de Copenhague n'avaient ja-
mais entendu le canon de l'ennemi gronder sous ses murs. A la douleur
publique l'orgueil national mêlait cependant une noble exaltation; on
se sentait grandi aux yeux de l'Europe par cette honorable défaite, et
on s'encourageait mutuellement à ne pas démentir ces glorieux pré-
cédens.
Le soir même, Nelson eut une entrevue avec le prince royal. 11 des-
cendit à terre accompagné des capitaines Hardy et Freemantle; une
escorte nombreuse l'attendait sur le rivage et le conduisit jusqu'au pa-
lais. 11 traversa ainsi une foule compacte et menaçante accourue sur
son passage, et porta au prince les propositions de l'amiral Parker. Ce
LA DKt^'lÈKE GUERRE MARITIME. 57
dernier voulait que le Danemark s'engageât à rompre immédiatement
avec ses alliés, à ouyrîr ses ports .aux. yaisseaax anglais et à désarmer
son escadre. Ces prétentions hautaines vinrent échouer devant la fer-
meté du prince royal, a Je ne fonde point grand espoir sur le succès de
cette négociation, écrivait le lendemain lord Nelson au premier mi*
uistre d'Angleterre, sir Henry Addington. Il me parait clairement dé-
montré que le Danemark préférerait en ce moment notre amitié à
toutes ses alliances, si la terreur que lui inspire la Russie ne l'empor-
tait sur toute autre considération. » La honte et non pas le danger de
cette défection était en effet le plus grand obstacle à un arrangement
pacifique; mais ce point d'honneur n'était pas le seul lien qui attachât
le Danemark à la cause conunune. Traiter avec l'Angleterre^ c'était
sacrifier les droits de son pavillon, et, même en cette extrémité, le
prince royal ne pouvait se résigner à cette humiliation, a Souffrir que
nos bâtimens de guerre soient arrêtés, disait-il à l'amiral; voir ime
flotte danoise interceptée par le plus méchant corsaire; ce corsaire vi-
siter les navires d'un convoi l'un après l'autre et enlever, suivant son
bon plaisir, ceux qui lui paraîtront suspects : voilà ce que le Danemark
ne saurait admettre! »
Un armistice militaire qui laissât la flotte anglaise libre de se porter
contre les Suédois et les Russes, tel fut le point de départ des négociations
qui suivirent la première conférence de Nelson et du prince de Dane-
mark. Les amiraux anglais rencontrèrent dans le conseil d'état^ auquel
le prince rojal soumit leurs propositions, un adversaire plus habile et
plus persévérant encore que le prince lui-même. Le comte de Bem-
storff, ministre des affaires étrangères, disputa le terrain pied à pied
à la fougueuse impatience de Nelson, a Laissez là, lui écrivait ce der-
nier, votre duplicité ministérielle, et souvenez-vous que vous avez à
traiter avec des amiraux anglais qui sont venus à votu le ccntr sur la
main. » Peu touché de cette franchise et peu ému de cette rudesse, le
comte de Bemstorff voulait donner aux Suédois, dont la flotte venait
enfin de prendre la mer, et aux Russes, encore arrêtés dans le port de
Revel, le temps de mettre leurs vaisseaux à couvert dans les rades de
Carlscrona et de Cronstadt. 11 comprenait très bien que, si le Danemark
se hâtait de subir la loi du vainqueur, Nelson entrait immédiatement
dans la Baltique, y accablait les alUés dispersés et revenait à Copen-
hague avec de nouvelles exigences.
Fendant que les négociations traînaient ainsi en longueur, l'amiral
Parker s'occupait de détruire ses prises et de faire avancer ses bom-
bardes dans la Passe Royale. Les Danois élevaient, de leur côté, de
nouvelles batteries, et attendaient de pied ferme la reprise des hosti-
lités. Ce ne fut que cinq jours après l'entrevue de Nelson et du prince
que les conditions de l'armistice furent définitivement arrêtées; il fut
BS lETCB DBg DIDX «Olim.
ratifié le 9 9mû par k prince royal et rimiral Farkw. Itim cetintei^
yrile, le gouTcrauMBi danois rmàeffim la DM»ft de Bart J^% «sat-
ané dans far ntHi daâ3 aa 34 sun^^et il ae déâda à soiiBerire atix
pMipeaitioiia desanuraniaiiglflës arvBHt^pietttle noQtelle,qH'eD réasait
à leur diarimider, tint i^ooter eMove à leam préleiilio&a. Laf durée
de Vamiialioe ta^ ÈMée à quatorae aemaiiiefiK. Pendant ee tempe, le Da-
nemark defttit s'abalenfar de toote partidpatîen ara mesores adoptées
par k» puiaflaneea signatairaa dai traité de nentraUté armée : il fTenga-
géait à MMpendne aea armemea» et à n'otdomier anicmi monyement
biettie à aon escadre. Les TaiMeanx «aiglaia avaient la fiteulté de tra-
Tteiwr librementila Passe Royale pour entrer dans la BàHîqoe; Us poih-
'vident en ontre s'appro^iemier d'eao el de vivres à Copenhague et
sur tontes les côtes du lutland et du Danemart:.
Dès que cet armistice fbt signé, Nelson redoata Fimpression qu'il
âHaH causer en Angleterre. 11 sentait luf^méme que ce traité n'était
qttc re gage d'une vtctoire incomplète, et cependant, anx yeux des
bommes de mer, la campagne de la Baltique sera toiy'ours son plus
beau titre de gMre. Lui seul était capaMe de déployer cette audace et
cette persévérance, lui seul pouvait affronter les immenses difficultés
de cette entreprise et en triompher. Quand, en i807, après le traité de
Tilsift, l'Angleterire eut résolu de diriger une nouvelle attaque contre
Copenhague, 95 vaisseaux de ligne, M frégates et 27,000 hommes de
troupes furent employés à accomp^ ce que Nelson avait tenté avec
n vaisseaux. L'entrée du Sund fut franchie cette fois avant rouver-
tnre des hosMIités, aucmi vaisseau ne pénétra dans la Passe Royale et
ne brava le feu des batteries danoises^ mais l'He de Seelande fut investie
par un cordon de navires, une armée fui débarquée au^lessous d'Elisée
neur, et la viUe de Copenhague, incendiée par les bombes et les bou-
lets rouges qu'on fit pleuvoir sur elle, ne succomba cette fois que de-
vmà un siège régulier.
V.
Aux yeux de Nelson , qui ignorait encore la mort de Paul I" et les
dispositimiS'de son successeur, la campagne de la Baltique était à peine
commencée. Ce n'était rien qae d^avoir désarmé le- Danemarli , si on
laissait échapper les escadres de la Suède et de la Russie. Aussi Nelson
craignait-il qu'un temps précieux n'eut été perdu pendant la conclusion
de Farmistice. « Si j'eusse été le maître, écrivait-il, le 9 avril, au
comte de Saint- Vincent , il y a quinze jours que je serais devant Revel ,
et je réponds bien que la flotte russe n'en fût sortie qu'avec la permis-
sion de l'amirauté. »
Plein de respect pour les belles qualités de rir Byde Parker, Nelson
LA MMOiai iQtlEllI MAAIUME.
san^artatt isifMilirmninnt ce qvM appdaît npanmeikiêiUmm). Cb
De fat quedeyx jours apvèB la coneliirioti de l'armistice' et après avoir
etfétàé en Angleterre le taisseau daims le Moistûtn, le seul qu'il n'eût
pas brAIé, sfeeleMùmareh et l^/sis, sur lesqiiels il embarqua les blessés
de l'escadre , que sir ilyde Parker songea à feure entrer sa flotte dans
la Baltique; mais, pour franchir les bancs qui s'étendent entre les îles
d'Amack et de Saltbolm, il fallut transporter l'artillerie de h plupart
des vaisseaux à bord de navires de commerce, et encore, malgré cette
précaution, plusieurs bâtiaiens touctereot^ils plu$ d'une fois jpendant ce
périlleux passage. Enfin, après bien des peines, les Anglais, au grand
élonnemeôt des marins du Nord, pénétrèrent, le l^avril, dans la Balti-
que par une route qu'on avait crue à jamais lemée aux grandes flottes
de guerre. Avec 46 vaisseaux de ligne, sir Hyde Parker se porta immé-
diaiemeat s«* Ttle ée fiorvholm , o«i il espérait surprendre l'escadre
suédoise; il était déjà trop tard : cette escadre , avertie des événemeiK
de Copenfai^e, s'était réfugiée à Carlscrona. Parker l'y suivit; mais il
reçut j te 23 avril , ime lettre du comte de Pablen , qui loi annonçait la
mort de Paul I** et le désir de l'empereur Alexandre de voir renaitoe
entre les deux cours les relations amicales un instant interrompues.
Cette lettre le décida k suspendre ses opérations et à venir mouilier
dans la magnifique baie de Kioge, située au-dessous de Copenhague. Il
y trouva l'onlre de rentrer «n Angleterre et de remettre à lord Nelson
le commandement de la flotte.
L'attitude expectanle qu'avatt adoptée air Hyde Parker en apprenant
un événement devant lequel devait s'écroiiler d'elle-même la oonié^
dération marfUme des puissances du Nord 'ne pouvait convenir au
bouillant amiral qui lui succédait. Embarquer les chaloupes et canots
et se préparer à appareiller, tel fut le premier signal par lequel fielson
annonça à ses vaisseaux que le commandement de la flotte venait
de passer en d'antres mains. Le 7 mai 4801, îl quitta la baie de Kioge,
et, se dirigeant sur Bornholm, il y mouilla pour attendre la fin d'un
coup de vent. Là, il partagea son escadre en deux divisions, laissa les
plus mauvais voiliers devant Bomhelm pour y surveiller les numva-
inens des 6 vaisseaux dont se composait l'escadre suédoise , et » avec
40 vaisseaux de 74, 3 frégates et i brick, il flt voile pour le port de
Revel. H voulait y surprendre la flotte russes et, la main sur ce ga^e
important, eiâger la levée immédiate du séquestre dont se trouvaient
encore frappés les navires anglais arrêtés par les ordres de Paul l^;
mffis en même tenaps il prenait soin de rassurer rempereur Alexandre
sur ses intentions.:
« Je suis heureux, écrivait-il au comte de Pahlen, de pouvoir donner à votre
exceRence la plus complète assurance de la nature pacifique et amicale des
instmctions que f/ai reçues à Tégard de la Russie. Veuillez exprime r à sa ma-
60 RBVCB DES DEUX H0NDE8.
jesté impériale combien mes inclinations sont ici d'accord avec mes ordr^. Je
ne puis mieux le lui prouver qu'en me transportant moi-même avec une escadre
dans la baie de Revel ou à Gronstadt, si Tempereur le trouvait préférable. C'est
ainsi que je veux marquer Tamitié qui , avec la grâce de Dieu , subsistera tou-
jours, je Tespère, entre nos deux gracieux souverains. Ma présence dans le
golfe de Finlande sera également d'un grand secours aux navires de com-
merce anglais qui ont passé cet hiver en Russie, J'ai pris soin qu'il n'y eût
dans l'escadre que j'amène avec moi ni bombardes ni brûlots, afin de montrer
d'une manière plus évidente encore que je n'ai d'antre intention que de témoi-
gner à sa majesté impériale le profond respect que j'ai pour sa personne, v
Un vent favorable conduisit rapidement cette escadre pacifique à l'en-
trée du golfe de Finlande. Le 12 mai, elle jetait Tancre dans la baie de
Revel; mais , depuis le 3 mai , la flotte russe avait quitté ce port. Elle
avait scié la glace , encore épaisse de six pieds , qui barrait rentrée du
bassin intérieur dans lequel elle avait passé Thiver et s'était réfugiée à
Cronstadt. Ce port , situé au fond du golfe de Finlande , arsenal mili-
taire et boulevard de Saint-Pétersbourg, était, comme le port suédois
de Carlscrona , défendu par un goulet étroit et de fortes batteries, qui
pouvaient défier Taudace de Nelson lui-même. Aussi le gouvernement
russe , rassuré sur le sort de sa flotte , ne s'en montra-t^il que plus
offensé de la présence de l'escadre anglaise dans la baie de Revel. Le
comte de Pahlen écrivit immédiatement à Nelson que l'empereiur ne
jugeait point une semblable démarche compatible avec le vif désb*
manifesté par le cabinet britannique de rétablir la bonne intelligence
qui avait régné si long-temps entre les deux monarehies. « Sa majesté,
disait-il, m'ordonne de vous déclarer, milord, que k seul garant qu'elle
accepte de la loyauté de vos intentions, c'est le prçmpt éloignement de la
flotte que vous commandez, et qu'aucune négociation ne pourra avoir
lieu tant qu'une force navale sera à la vue de ses forts. »
Ce langage convenait à une grande puissance, et jamais plu& juste et
plus sévère leçon ne fut donnée à l'esprit remuant et tracassier qui ani-
mait à cette époque la marine britannique : fâcheux esprit trop long-
temps encouragé par l'amirauté, et dont la trace se retrouve encore de
nos jours ! Quant à Nelson , comprenant trop tard l'imprudence qu'il
avait commise , il quitta, le jour même où il reçut cette lettre, la rade
de Revel et le golfe de Finlande, a Votre excellence, écrivit-il au comte
de Pahlen du ton le plus conciliant qu'il put prendre, aura la bonté de
taire observer à l'empereur que je ne suis pomt même entré dans la
baie extérieure de Revel sans en avoir d'^i>ord obtenu l'autorisation
de leurs excellences le gouverneur et l'amiral de ce port b Bienx|u'it
essayât de dissimuler le dépit qu'il avait éprouvé en celte occasion ,
Nelson ne pouvait pardonner au gouvernement russe la dignité de sa
conduite : « Je ne crois pas , dit-il , que le comte de Pahlen eût osé
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 61
m'écrire une pareille lettre , si la flotte russe eût encore été à Revel. »
£n traversant la Baltique , la flotte anglaise rencontra la frégate la
Zatone, qui portait à Saint-Pétersbourg le nouvel ambassadeur chargé
de terminer les différends survenus entre les deux cours, et lord Saint-*
Belens^ auquel il était réservé de consacrer , par une convention for-
melle, le principe si long-teoips contesté de la visite des batimens
neutres, réussit sans doute à convaincre 1 impatient amiral que toute
démonstration impérieuse de la part de FAngleterre ne pouvait qu'être
préjudiciable au succès des négociations qu*il allait entamer. Après
sa malencontreuse excursion à Reyel, Nelson se vit donc condamné à
rester spectateur passif des efforts de la diplomatie. Plus inquiet alors
et plus agité que jamais, il ne passa plus un jour sans importuner
Tamirauté de ses plaintes et sans solliciter son rappel, a Cet air vif du
Nord, écrivait-il à ses amis, me glace jusqu'au fond du cœur. Je suis
\m homme mort , si je ne rentre en Angleterre, et pourtant (ajoutait-il
par un de ces mouvemens sublimes qui rachetaient amplement ses
boutades) , je ne voudrais pas mourir dune mort naturelle ! »
Serviteur inappréciable quand il fallait combattre, Nelson mettait à
de fortes épreuves la patience de l'amirauté, dès que son activité man-
quait d'aliment. Un chef aussi facilement irritable était d'ailleurs un
mauvais interprète des intentions pacifiques du ministère Addington.
Ce ne fut donc point sans une secrète satisfaction que l'amirauté con-
sentit à faire droit aux demandes réitérées de Nelson et se décida à lui
envoyer un successeur; mais, dans la flotte anglaise, cette nouvelle
causa un deuil universel, car Nelson était resté pour ses matelots et ses
officiers le chef affectueux et dévoué qu'il était aux jours de sa jeunesse.
Son plus grand soin était d'assurer l'approvisionnement de son es-
cadre et de procurer aux équipages une nourriture saine et abondante.
La flotte était sans cesse en mouvement pour cet objet; mouillée dans
la baie de Rioge ou devant le port de Rostock, sur la côte du Mecklen-
bourg, il était rare qu'elle manquât de vivres frais. Un autre objet at-
tirait aussi toute la sollicitude de Nelson : c'était la conservation et l'em-
ploi judicieux des cordages de rechange embarqués sur la flotte. Aussi,
grâce à cette économie sévère dont l'Angleterre n'a point perdu le sou-
venir, ne connaissait-il point ces détresses dont tant d'amiraux ne ces-
saient de se plaindre, a Pour nous, écrivait-il à l'amirauté, j'ose dire
que â nous avons beaucoup de besoins' imaginaires, Dieu merci, nous
n'en avons pas de réels. » Pour arriver à ce résultat, Nelson n'épar-
gnait ni son temps ni ses peines. A quatre ou cinq heures du matin,
il était sur pied. Jamais il ne déjeunait plus tard que six heures. Un ou
deux midihipmen partageaient avqc lui ce repas matinal, car Nelson
aÙBait cette joyeuse pépinière dr )a flotte, et ne craignait point de rire
avec ces enfans, se montrant souvent plus enfant qu'eux-mêmes. A huit
62 RBTQB DBS MSCT MONDES.
heures^ le serTice de propreté se trouvait inyariablement terminé à
bord de chaque yaisseau, et, jusqu'au coucher du soleil, il ne se passait
rien dans Tescadrequi échs4)pât à l'œil toujours ouvert de son comman^
dant en chef.
La santé de Nelson était cependant assez gravement altérée au mo-
ment où il déployait cette merveilleuse activité. Elle subissait Tin-
fluence de Teitrême agitation d'esprit qu'il avait éprouvée depuis la
conclusion de l'armistice. Chez lui, le trouble de î'ame se trahissait
presque toujours par une petite fièvre nerveuse et par des étouffemens
qu'il attribuait encore à la poursuite infructueuse de l'armée française
en 1798. a Cette campagne m'a brisé le cœur, disait-il souvent, et à
chaque émotion nouvelle j'en ressens les effets. » Son irritabilité na-
turelle empruntait d'ailleurs un nouveau degré d'énergie à l'indiffé-
rence avec laquelle le glorieux combat de Copenhague avait été ac-
cueilli en Angleterre. Ce brillant épisode d'une cam[iagne aventureuse
n'avait point réclatdes grandes journées de Saint- Vincent et d'Aboukir.
Il valut à Nelson le titre de vicomte; mais la Cité de Londres s'abstint
de voter aux vainqueurs les remerciemens qu'elle allait accorder à
l'expédition cent fois moins périlleuse qui, partie des côtes de Cara-
manie sous les ordres de lord Keith, nous obligeait en ce moment même
à évacuer l'Egypte.
a J'ai attendu avec la plus grande patience (écrivait Nelson au lord-maire un
an après avoir quitté la Baltique) que les moindres services rendus au pays
eussent attiré Tattention de la Cité de Londres ayant d'exprimer la profonde dou-
leur que j'éprouve en voyant les officiers employés sous mes ordres, des gens
qui ont livré la plus sanglante bataille et remporté la plus complète victoire qu'on
puisse citer dans cette guerre, privés de l'honneur de recevoir de cette grande
cité un témoignage d'approbation que d'autres plus heureux ont si faciiement
obtenu.... Mais le lopd^maire comprendra que, si l'amiral Nelson pouvait oublier
les services de ceux qui ont combattu sous ses ordres, il se montrerait peu digne
d'être secondé par eux comme il Ta toujours été. »
Malgré ce détour honorable, il y avait peu de dignité à floHidtar
d'une façon si pressante les suffrages du pays et à vouloir faire violence
à son admiration. Disons-le cependant, cette ardeur indiscrète, qui con-
viendrait mal sans doute à un homme d'état, il la faut excuser peut-être
chez un homme de guerre. Elle semble indiquer, il est vrai, plus d'à-*
mour de la gloire que de patriotisme, plus de passion que d'éiévatîoa
véritable; mais tel est trop souvent de nos jours l'indispensable mobîk
de l'héroïsme militaire.
Le vice^miral Pôle avait été désigné pour remplacer Nelson dans le
commandement de la Baltique. Le 49 juin 1801, il arbora son pavillon
à bord du Saint-Gearge, et Nelson, refusant la frégate que son succes-
seur voulait mettre à sa disposition, quitta la baie de Kioge sur un petit
LA MHfiin «mua maaitimb. 63
brick qui Irdébnrqna le l« juitM à Yarmoath. Son premier ^àbi fut
d'aller yiâilier dans led hôpitaux de cette tille les maMots et sdMab'
Messes déliant Copenhague. Le soir même, après at^ôir accxympli œ
]riéuxde«€îr^ 0 partit pour Lo&di«s, où l'attendalmt sir Wiffiam et lady
HknsitMi.
VI.
A son krtvfie en Angleterre, Ndson troùTa les esprits préoeetipé9
dtin ]ioir¥eau danger. Délivré psr lapaix de Lonéfffle de toute ioquié^
tade du cMé du confinent, Bonaparte songeait à transporter ses légions
s«r le s<d britannique^ et menaçait déjà le cabinet de Sàint^James de*
effiidoire jusqu'à Londres les soldats qui avaient detx fois conquis Tlta^
Me. Lé port d^ Boulogne devait être te rende»-Tons de Fimiiieme flot-*
tille qu'il avait donné l'ordre de construire sur tous le» points de la
Manche. L'invasion de TAn^eterre, an moyen de canonnières et de
batean plats, était depuis long-temps un dés plans fworis dtr premier
eonsuL n l'avait suggéré au directoire dès r«mée 4797^ il le reprenait
en IMf y et, trois ans plus tard, il devait lui donner des proportions gi-
gantesques. Au mois de juillet, neuf divisions de canonnières et les
troupes qu'elles pouvaient transporter se tronrèrent réunies à Boulogne
aous les ordres du contre-anriral Latoucfae*TréviOe. Ce n'était pas sana
dente la pr^fnièrs fois que ces menaces d'invasion alarmaient l'Angle-^
terre, mais jamais elles n'aiF»ent retenti d'auasi près à ses oreilles. Le
ninlstère Addington crut donc davoR' prendre en sérieuse considéra^
lion l'agitation publique, et l'amirauté s'empressa de déférer au vcen
populaire en nommant, le U juillet, le vice-amiral Nelson au comman^
dément' de l'escadre de défense rassemblée entre Orfordness et Beachy-^
Mead.
Nelson comptait alors au sein de l'amirauté deux amis éprouvés : le
comte de Saint-Vincent et sir Thomas Troubridge. Ce dernier, dont
BOUS avons pu admirer déjà l'amitié courageuse, n'était pas seule-
ment un des mdlleurs officiers de la marine anglaise, aussi plein de
«essources, suivant l'expression de Nelson, que son vieux CuUoden était
plein d'accidens; c'était aussi, le comte de Saint-Vincent aimait à le pro-
clamer, un conseiller inappréciable, brave comme son épée, rigide et
saim tache comme elle. Il professait une admiration sincère pour le
vainqueur d'Aboukir; mais, profondément affligé de la funeste passion
qni dominait son Héros, il craignait que ce bras heureux et fort, qui
avait deux fois safuvé l'Angleterre, ne s'énervât bienlM dans la mollesse.
Aussi Ndtaon était-il à peine investi du commandement de l'escadre de
déJEeose, que déjà le comte de Saint-Vincent et Troubridge le pressaient
de partir pour la rade des Dunes, où une frégate était prête à arborer
son pavillon.
64 . IU5VUE DES DEUX MONDES.
Tous ces efforts d'une affection austère étaient malheureusement de-
venus superflus. Un nouveau lien enchaînait à jamais lord Nelson au
joug de cette femme artificieuse, qui, après avoir souillé sa glorieuse
carrière, devait im jour, infidèle à sa mémoire, traverser les plus rudes
et les plus humiliantes épreuves pour aller mourir le 6 janvier 1814,
perdue de dettes et de scandales, dans les environs de Calais. Vers le
mois de février 1801, un enfant mystérieux avait été porté à l'église
paroissiale de Saint-Hary-le-Bone, où il fut enregistré sou6 les notns
d'Horatia Nelson Thompson. Horatia (1), que Nelson n'a jamais cessé de
représenter comme sa fille adoptive et à laquelle il prit soin d'assurer
une fortune indépendante, était, on n'en saurait douter aujourd'hui,
malgré des déifégations inutiles, la fille de lady Hamilton. La nais^
sance de cet enfant, fruit d'un double adultère, resserra des nœuds cri-
minels et acheva de détacher l'amiral de lady Nelson. 11 croyait avoir
assez fait pour sa femme en lui assignant une pension de 1,800 livres
sterling, et son père, déjà brisé par l'âge, son père dont ce chagrin,,
disait-il lui-même, pouvait abréger les jours, essaya vainement de le
ramener vers l'épouse outragée, à laquelle, malgré son aveuglement, il
n'avait jamais pu adresser un reproche.
Ce fut à celte époque que Nelson chargea sir William de faire en son
nom l'acquisition du joli manoir de Merton-Place, situé à 8 milles de
Londres. Son dessein, en achetant cette maison dé campagne, était de
la laisser après lui à lady Hamilton, et jusque-là d'y vivre avec ses amis
sur le pied de la plus intime communauté. Misérable passion ! fatal
écueil d'un grand caractère! Cet homme, auquel le ciel avait départi
le génie des combats, que l'Angleterre en ses jours d'alarmes opposait
à ses ennemis comme un bouclier, eût vingt {pis déserté ce poste d'hon-
neur pour voler à d'indignes amours, si Troubridge et le comte de
Saint- Vincent ne l'eussent retenu par leurs supplications. <s Voire pré-
sence sur nos côtes, lui écrivait ce dernier, a produit un si heureux
effet sur l'opinion publique, qu'il est bien désirable que vous puissiez
prendre sur vous de renoncer à votre projet de venir à Londres. »
A ces sages remontrances, Nelson répondait par des doléances et des
murmures. 11 se plaignait du froid, — Troubridge l'engageait à porter
des gilets de flanelle; — du mal de mer, — le comte de Saint-Vincent
l'encourageait doucement à prendre patience. « Le commandement
dont vous êtes chargé, lui disait-il, ne vous oblige point à tenir la mer
par des temps forcés. Ne songez donc pas à le quitter dans un moment
où aucun Anglais n'a le droit de refuser ses services à son pays, d
Nelson, repoussé par ses amis, s'épanchait alors avec humeur dans
le sein de lady Hamilton. a L'amirauté, lui écrivait-il, n'a ni conscience
(1) Au mois de février 182), Horatia Nelson épousa le révérend Philip Ward, aujour-
d'hui vicaire de Tenterden, dans le comté de Kent : elle a eu de cette union huit eofans.
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 65
ni entrailles; je lui souhaite mes souffrances. Monsieur Troubridge, eu-
jourd^hui un de mes seigneurs et maîtres, fait le plaisant et se moque de
:inoi: — je gagerais qu'il a pris de l'embonpoint. — Quant à moi , j'ai
«M)nsidérablement maigri, et, si ces messieurs se fussent montrés moins
indifférens à mes plaintes, ma santé n'eût point été aussi sérieusement
altérée, ou du moins il y a long-temps que je l'aurais rétablie, dans
ime chambre bien chaude, au coin d'un bon feu, et entouré de vérita-
1>les amis. »
Td était Nelson, nature double et indéfinissable, pétrie de deux ar»
^t^ contraires; étonnant assemblage de grandeur et de fragilité, qui
lassait l'amirauté de ses caprices et remplissait l'Europe de son nomi
Hais, sur ce théâtre où le retenaient malgré lui le comte de Saint-Vin-
cent et Troubridge, cet esprit si mobile retrouvait quelquefois toute sa
mâle vigueur. Le mémorandum que Nelson adressa à ses officiers, en
prenant le commandement de l'escadre des Dunes, est peut-être une
des pièces officielles contenues dans sa correspondance qui révèlent le
mieux ce coup d'oeil ferme et sûr, habitué à embrasser un vaste ho-
rizon. En quelques lignes, l'illustre amiral a tracé hardiment et de
main de maître la physionomie générale de son plan d'attaque et de dé-
fense; à dessein, il s'abstient d'en fixer les contours. Un génie novice
aurait peur de rester incomplet; Nelson craint au contraire d'être trop
expUcite. 11 s'arrête où l'imprévu commence, et fuit cette précision qui»
sur un terrain si vague encore et si étendu, laisserait une porte ouverte
à l'inertie et à l'indécision.
Suivant lui, le premier consul ne devait avoir en vue que de tenter
un coup de main sur la ville de Londres, et 40,000 hommes (1 ] au plus
(I) Quarante mille hommes jetés sur les côte;: d*Ang^leten*e auraient-ils donc suffi pour
iller jusqu'à Londres dicter la paix au cabinet britannique? L*or^eil de nos voisins peut
s'indigner d'une pareille supposition; mais il est certain qu'au début d'une guerre,
atgoord'hui par exemple, une pareille opération n'aurait rien d'impossible. Telle est
l'opinion d'un officier distingué de la marine anglaise, l'honorable M. E. Plunkctt. « Ni s
régimenSy dit-il, opposeraient sans doute à Tennerai toute la résistance qui se peut attendre
de leur petit nombre, plus de résistance même qu'un égal nombre de soldats ne saurait
en opposer dans un autre pays. Je suis assez bon Anglais pour n'en point douter; mai&.
ces régimens, dont il faudrait distraire au moins trente mille honunes pour garder rii<-»
lande, comprendraient à peine vingt ou vingt-cinq mille hommes disponibles. A ces viogf-'
cinq mille hommes on pourrait igouter les soldats vétérans (ceux du moins qui ont con-
servé leurs membres et qui ne sont pas perclus de rhumatismes). Rappelés sous les
drapeaux, ils y rendraient encore de bons services. Quant à nus belliqueux paysans, oa
oe saurait en vérité sans folie vouloir leur assigner un rôle actif dans cette lutte rapide
et brusque qui déciderait du sort de l'Angleterre, ou du moins du sort de la capitale. VL
est telles circonstances où des levées de paysans peuvent retarder la marche d'une arm^
d'invasion; mais, en Angleterre, les deux choses les plus essentielles pour l'emploi de
pareils auxiliaires, le temps et Vespaee, manqueraient complètement. Vn corps d'arméû
débarqué sur la côte de Suts'ex, en deux jours de marche, serait à Londres, U n'au-^
nit eu à traverser pour y arriver ni montagnes, ni marais, ni forêts, ni rivières. Dans
TOME XVII. 5
60 REVUP pjSS lUEqC IfOÇQBS.
seraient diestiqés à cette surprise. Il pensât que, pour répai^dr^ l'alarme
sur plusieurs points à la fois, 20,000 honimes^pviroo sersôient débar*
qués à 60 ou 70 milles de Londres, dans l'ouest du Rprt de Douyr^s,^ et
le même nombre dans Fest de cette ville. 200 ou ^. croupes C9Ximh
nières rassemblées à Boulogne porteraieqt le détaçbeo^ient^. qui parti*-
rait de ce port, et, avec un calme parfait^ qlle9 pourr^ent^ en moios
de douze heures, grâce à^eurs ayif OiP^r .tr^ve^r le cjbélwtt. Au.naéine
moment, le télégraphe ferait appareiller la secoude divisîou^ ^é<JUÛ0 à
Ostende et à Dunkerque. U était, probable qu^, jM^adaut C^ tl^mpsi, l^s
flottes de Brest, de Rocbefor^ et du T^xçJ,, j>^ rççfi^ï^^wt.pfts wçtives
et parviendraient à opérer une diversion impQr,l,wte» wM. eu Irjl«de,
soit sur un point quelconque de la côljç d'Au^l^te^rq^ Gu tqutcaii^.^ «e
tenant preteis à mettre sous voile^^ ces flQttçs, retiendraiept les fisoaika^
anglaises dans |a mer dju JNord et le, golfe de IJa^cQgpiei, et xie leor per-
mettraient pas de se pprjber au ^çoup^ du ier^toire menace. U jie Ca)^
lait donc compter, pour s'ppposeï; aux putatives de laJlottiUe,. quesiur
les forces ,rasseniblées eu ce u^oment eutre Orfordne^s et Bea(;hy-Head.
Ces forces se composaient d'une escadre de frégates qt de b&timans lé^
gers destinée à surveiller les mouvemeus de Tenneiul, et d'une flottille
spécialement réservée pour la , défeuse du littoraU Nelsou voulait que
celte flottille, armée en partie par cette milice maritime connue $ou§ le
nom de Sea-Fencibles, fut stationnée de Douvres jusqu'aux Dunes. S'il
faisait calme au moment de l'apparition de^ chfdoupe^ françaises, elle
devait se porter à la rencontre de l'ennemi de tou^ sa vitesse, ne point
l'attaquer avec des forces trop inférieures^ mais l'observer et le suivre
jusqu'au moment où une occasion favorable s'offrirait d'en venir aux
mains. Si la moindre brise s'élevait, c'était aux frégates et aux bricks
que revenait le soin de détruire l'armée d'invasion; mais, dans le cas
où le calme persisterait, la flottille anglaise, quelle que pût être l'infé-
riorité de ses forces, ne pouvait plus hésiter à assaillir la flottille enne-
mie dès qu'elle toucherait le rivs^e. dUe en devrait attaquer ce qu'elle
pourrait, la moitié ou les deux tiers. Ce serait toujours uœ ^diversioa
très utile aux troupes chargées de repousser le débarquement, car, l'ar-
tillerie des chaloupes françaises étant placée sur l'avant, leur poupe
mie marche woêssô. courte, des levées de paysans n'ont rien à fiure. Mais les moyens de
transport , dit-on, où Tennemi les prendrait-il? Vous supposez donc que rennemi arrive-
rait en Angleterre avec tout le matériel d'une armée, magasins des vivres, bagages, artîl-*
lerie de siège, équipages de pont. Eh ! mon Dieu, non ! une armée marchant sur Londrei
n*aurait point à s^encombrer de tant de choses. Les vivres seraient sur le dos des soldais;
les bagages n'accompagnent pas une armée pendant le cours de ses opérations; l'artillerie
de siège serait inutile dans un pays oà il n'y a point de siège à faire; les équipages de
pont seraient superUus là où il n'y a point de rivières a traverser. Dégagé de tout cet
encombrement, le transport d'une armée est facile... » — The Patt and Future of tKê
SrUiMh NiMvy, by the bon. E. Plunkett, commander R. N. — Londres, 1846, Longmaiip.
LA WHKftRt ^IMM HAHItlMC. &î
^ tfonverait exposée «anvd^msë m tm dés iMrieëtlt qtn^és attaque-
ornent c Oès que la flottille ennemie dém en irue, ajoutait Nelson , nos
-ArâioDS 96 réuniront, mais sans se confondre. Dans cette position,
^esdetroiit^ teïitr prêtes à exécuter lés ordres qui leur seront don-
nés. U n'est rien déplus important qae de choisir pour les commander
«des tiommès animé» d'une confiance nmtuélle, et sur lesquels aucune
MliiératAe jalousie ne puisse aroir prise. H faut qu'en cette grande oc-
ismàM û n'y oit qu'une seule pemée, un seul désir jparmi nous : em-
pMMtiBL descente de Femiemi sur nos côtes. »
Si'feien'CÉlcàléesqtie luisent ces dispositions défensives; elles ne suf-
JtotttenipMnAtrependaiiti rimjpatîence générale. La presse anglaise, in-
letfyràlèeMigeam de l'opinion jpiublique, ne cessait de harceler le gouver-
^fielMBt eldekH^péter qtie c'était dans les ports ennemis qu'il fallait aller
écmser la flottilleYrànçaise. L'amii^tité se vit donc contrainte, par con-
daMSeiidaiice pour ces abrmesf, de prescrire à lïelsôn de bombarder le
fOFide fioukygue; mais l'amiral Latôudie fut informé de ce projet : il son-
ittdtt port où ses bâtimens entassés auraient pu courir de grands dangers,
^ fonna eo a? ant des jetées une longue ligne d'embossage composée de
6 brieks, 1 goèi^tles, ^ chaloupes canonnières et un grand nombre de
iMtleamL plat». Le A août, Nelson vint lui-même au point du jour mouil-
kr se» iNMnteféesr devant la ligue française; il espérait que, pour évi-
ter celle attafviey lallattille se réfugierait dans te port de Boulogne, et il
ae proposait la nuit suivante de diriger ses brûlots sur cette masse de
b&buneiis ainsi ressenrés dans tin étroit espace. Vers neuf heures du
vaaàm, le bombardement commença-, il ne put ébranler la ligne d'em-
bottagei et ne produisît d'autre effet que la destruction d'ime ca*
uoniiiere et d'un bateau plat qui furent conlés bas. Pas un homme à
boril de la flottille oe fut atteint, tandis que nos canonnières et les batte-
rie» de terre, répondant par lin feli très vif au feu dés bombardes an-
glaises, m éclat de bombe vint blesser, à bord 'd'un de ces bfttimens,
lui capitaine d artillerie et deux matelots.
GeUe première tentative avait donc complètement échoué; mais Nel-
«m ea prépan^t une autre plus sérieuse et dont il ne mettoit point le
succès en doute. Le 15 août, il vint mouiller à 6,000 mètres environ de
la: Uotlille française, encore emboissée devant le port de Boulogne. H
amenait avec lui des chakHipes et péniehes de toute grandeur à l'aide
desquelles il voulait enlever ou incendier nos canonnières. Ces émbar<^
catMiii» étaieoiaa nombre de 57; il les partagea en quatre divisions qu'il
plaça sous les ordres des capitaines Somerville, Parker, Cotgrave et
Joues. La perte de son bras lui interdisait de prendre luiHfnéme une
pari active à cette expédition; mais il songea à en asdui^r la réussite
|iar le» diapontioB» les mieux entendues et les soins les plus propres à
laeheterl'iitkprttdente audace de cette entreprise. Dans chaque division.
€8 vwnm ng sbcx horo». :
deux canots étaient fiartîcïilièreinent ehaiigés de couper le cêiÀe et les
amarres des navires qu'on allait attaquer. Ces canote, niiinis d'une corde
.terminée par un cioc qu'on pût jeter à bord du navire ennemi, ne de-
vaient point songer à l'assaillir, mais i^ccuper de fe prendre à la re-
morque et de l'entratner au lar|^. Les autces embarcaUôns se char-
geaient de combattre et de réduire les bâlinrans ainsi enjtrdnés 4iorB de
la ligne. Qiacuned'^es dWlleurs avait reçu une haohe bien affilée,
une mèche, une chemise soufrée ou toute autne composition inc^sb-
diaire, et se trouvait par conséquent en mesuve d'enfev)er od de brûler
le navire qu'elle aborderaiti Les matelots étajenjtarqiés de piques, de
sabres et de badies; les soldats de marine, ideleurS'fmilt^Â de leurs
baionnetles. Netson avait voulu, dans^Ue>oecasl(»i eommeii Ténériffe,
que les canots de ^^liaque division se dbnnassent i1^ re-
morque, afin d'arriver en* fdrcesofSsaivIeiBuri'enneîni.
A dix heures et demie du soir, les embarcations reçurent leurs équi-
pages, et à onae heures< au moiiMintoù la ft^ate^ia Médus9, que mon-
tait Nelson, montra six fismaiix à la hauteur de^sa batterie, elles poussè-
rent au large et vinrent se former, dans un ordre arrêté à l'avance, sur
l'arrière de la Méduêe. Beiè, a un signal convenu, elles partirent toutes
ensemble et se dirigèrent par dès ^routes divergentes vers la plage de
Boulogne. Le mot d'ordre était N€h(m;le mot de raHiement Bronie.
La première division, que commandait le capitaine Somerville, chargée
d'attaquer l'aile droite de la flottille, se trouva, en approchant de terre,
entrahiée par la marée dans l'est de la baie de Boulogne. Les capitaines
Parker et Gotgrave ne rencontrèrent point le ménse obstacle; ils avaient,
en partant, gouverné directement sur l'entrée du port, et à minuit et
demi ils assaillirent le centre de notre ligne. Parker, à la tête d'une
partie de sa division, aborda le brick VEtna, qui portait le guidon de
commandement du brave capitaine Pevrieux; mais les filets d'abordage
qui entouraient ce brick opposèrent une barrière insurmontable aux
Anglais. 200 soldats d'infanterie réunis à nos matelots les reçurent par
un feu nourri de mousqueterie et les rejetèrent dans leurs canots à
coups de baïonnette. Parker lui-même fut blessé grièvement à la
cuisse, et eut été pris sans le dévouement d'un de ses midshipmen.
D'autres canots de sa di v ision avaient essavé d'enlever le brick le Volcan,
et avaient été également repoussés. L'attaque dirigée par le capitaine
Gotgrave n'avait point eu un meilleur succès, et ces deux premières
divisions étaient en pleine retraiterquand le capitaine Somerville attei-
gnit le port. Ce brave officier ne se laissa point émoiivmr par la défaite
de ses compagnons : il se jeta sur notre aile droite et se croyait déjà
maître d'un de nos bricks, quand une fusillade très vive, partie des na-
vires environnaiis, l'obligea à se retirer précipitamment. Il gagna le
large après avoir essuyé des pertes couddérables. La quatrième div:-
LA SBBiaiRB «UBRIV UmiTIME. G9
note, qurdevaitsedirigeF^iBr notre wàe gauche, a¥aiii!eitôoiitré, comme
edle du capîtajiie Somenrille, la marée contraire, et, ne pouvant re-
monter SBfflsunment vers l'Ouest, elle n'arriva sur le lieu de Taetion
que pour recueilHr les Uessés et assister le&^ autres ookHities d'attaque
dans leur'(éito.^:G8ieDmbat*ceirp^à corps timma donc entièremeot à
notre avantagé; 41 coûtât ami Anglais 17^ hommes mis* hors de combat,
et produisittiiie vive imprcs6ion.de rantre e6té de la HbmchCi C'était
lesecondiéieheode ce ) genre qu^éprourait Noison. A Boulogïie comme
àténértflbvH ^t'^'^'^n^B^ des «difficultés imprévues; mais ii avait
wsffl fgfliuiie tèopiatigefHirt'aaJiasardet trop coniptésur la négligence
de ftes eniiiemis;^Ge|i»ld^tffii,(àrféiiériflSs>'U n'eût f]^ par deux ten*
tatives infrocknNoes^éveiUéilfattentioa des Espagnol^ si, à» Boulogne^
il n^«ûi point eu'iafllAire)àimifaonMne tei(^^ il est
probable qu'il eftt réi:fôai;daii6i;eôtte douUe^attaqM*: cariea jAjaglais
ont, pendant la dermèro gutrtrcv>€|btenti de notntoetx succès dans des
entreprises'aiialéguès, et Us Jesfont toAQMVSidttfi à ndt^erdéfeut de sur-
veiUancei Une ingHaneoifioulemie^ un^senvke régulisr^ se rencontrent
moins souvent à bord^ttemosnaiwes que le dévouement le plus exalté
et l'intrépidité h plus héroïque, fieuffem^meost Latouobe-Tréville gar-
dait'sa flottffle comme une place forte; il; tefiait son monde sans cesse
&k iderte, et exigeait que le service se fît devant le port de Boulogne,
sur ses bridia et ses canonnières, commet il doit se faire en présence de
Tennemi. Les chaloupes anglaises trouvèrent nos bâtimens préparés à
les recevoir, leurs fileta d'aberdage hissés, leurs canons chargés et
leurs équipages «ur le fKNnt : aussi leur attaque eut-elle le sort que le
courage de nos matelots réservait à de plus formidables entreprises,
s'il eut trouvé des chefs tels que Latouche pour le diriger.
Nelson fut douloureusement affecté de ce revers et surtout de la perte
du capitaine Parker, qu'il aimait comme un fils, et qui ne survécut
point à sa bleaBure; mais il soxigemt à prendre sa revanche et méditait
une attaque suir Flessingue.' U faillit à tout prix détruire le prestige de
cette flottille^ car elle avait jeté le trouble îu^ue dans les conseils de la
couronne. Si te ministère faisait appel aux lumières des hommes spé-
ciaux, il recueillait autant d'avis qu'il consultsût d'amiraux. Lord Saint-
Vincent voulait qu'on tint nos ports de la Hanche étroitement bloqués;
lord Bk)od, que l'cm conservât toute l'escadre de défense dans les ports
anglais et qu'on ne laissât sur la côte de France que quelques bâtimens
légers pour signaler les mouvemens de la flottille. En quelques mois,
ces bateaux plats, dont on avait voulu rire, étaient devenus l'objet de
la préoccupation universelle. 11 n'est point jusqu'au général Dumouriez
qui ne se crût appelé en cette circonstance à pourvoir au salut defVAnr
gkt«rre et de V Europe. Triste exemple des misères et des égaremens
d'une si grande époque 1 cet homme qui avait sauvé la France dans les
défilés de l'Ârgonne donnait alors à nos ennemis l'aQligeant spectacle
70 HBT» MB Dm HONIIBB.
d'une activité sans objet €t d'un zèle sacrilège. En I8(H, U adrosatt i
Nelaon des projets pour la défense des côtes d'Angleterre, comme ii
communiquait en i8a4 des plans de campagne à Wdiington pour Vin-
yasîon de la France (I).
UémoUon qu'eicitait la réunion de cette ilottiUe dans la Manche était
dQncj>lu^ ^lle et piusi^pofondç qu'^fi jae ^ftilpît en cfin#fnîr>fie^ projet
d# d£pceiit^,.q|ie }b$ Anglais afli^ctaienfc en! thiâ dé nÉétxûle^ cotitAbila
puissamment au succès des négociations déjà entamées pour le réta-
blissement de la paix. Une lassitude universelle accablait d*aiBeurs les
esprits, et les hommes qui avaient traversé ces aunées d'épreuves arec
le plus d'éclat soupiraient ^ux^mâintsr^prèi^ ipn repos qu'ils avaient
cessé de connaître. Le comte de Saint-Vinceut, qui avait assisté à trois
grandes guerres, n'avait jamais yn de pareils combats, des champs de
bataille aussi meurtriers. « Quels ravages cette guerre a faits dans nos
rangs! écrivait-il à Nelson en apprenant la mort du capitaine Parker.
Puissions-nous toucher au terme de ces sacrifices 1 » Quant à GolUng-
wood, employé en ce moment devant Brest sous les ordres de l'amiral
Gornwallis, ii accueillit avec un touchant enthousiasme l'annonce d'une
paix prôchahie. a Tespère bien , écrivait-il alors, que notre génération
a vu la fin de sa dernière guerre I » Naïve illusion destinée à un triste
mécompte 1 l^e 42 octobre tâOi, les hostilités furent suspendues entre
l'Angleterre et la France : le traité d'Amiens, qui intervint six mois plus
tard , consacra cette trêve et servit à la prolonger; mais la lutte n'était
qu'interrompue, elle allait bientôt reprendre avec plus d'acharnement
que jamais. De 4793 à 1802, la guerre s'était parfois ralentie; les peu-
ples épuisés ayaient paru se prêter à un rapprochement. Le désir de la
paix était dans tous les coeurs: on en avait parlé, on en avait traité long-
temps avant de la conclure. De 1803 à 1814, rien de pareil ne Tint en-
traver les hostilités et calmer l'âpreté d'une haine mortelle. Quand l'a-
rène se rouvrit pour les deux puissans adversaires, TEurope, encore
émue, ne se prononça point entre eux. La France était debout sur la
plage de Boulogne, l'Angleterre en face; l'Europe attendait; elle atten-
dit deux ans. Ce sont ces deux années qu'il nous reste à parcourir. Elles
ont vu le premier revers de l'empire, la dernière victoire de Nelson»
E. JuauN M Là Geavièrs.
(1) « rai beaucoup étudié (écrÎTait Dnmouriei à Neboa en lui admMnt u feuf
iBoire mr la défense des côtes d* Angleterre), j*ai beaucoup étudié pendant vingt ans la
mati yie de cette note: alors c'était comme militaire français que j'étudiais les moyens de
4e8cendre sur vos côtes. A présent, un intérêt plus noble nous unit à la même cause,
<:elle dés rois, de la religion, des monirs et des lois. Leur sort, celui de TEurope entière,
eit attaché au salut de votre patrie. Soyei la caution du désir 4iae j'ai d'y contribuer. A
>cet intérêt général se joint celui de la tendre amitié qui m'unit à vous pqor larVie. »
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LITTÉRATURE GATHOLIOCE
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BUtoirê du peupUs Br^tim$ dm» to Garnie «f 4m»i fei il<p BritmmiqÊ^^
par JR. AuRÉufiM de CooasoN. <
L'un des beaux spectacles de la révolution, celui qui m'inspire la
plus pur sentiment de la grandeur humaine, la plus ferme conflance
dans la vertu des idées, c'est la nuit du 4 août. Je m'incline devant les
héros de cette nuit mémorable, je les révère. Ils s'oubliaient eux-mêmes
avec une magnanimité si parfaite, ils avaient si bonne grâce dans leur
enthousiasme, on eût dit qu'ils portaient sur leur front tout cet éclat à
la fois glorieux et charmant du siècle dont ils étaient la fleur. Nous
avons pu connaître encore les derniers représentans de cette générar*
tien; ils avaient subi toutes les fortunes, traversé tous les régimes : ils
étaient restés les honunes de leur jeunesse, des hommes naturellement
supérieurs et spirituels, sans faste et sans phrase; — ils ne visaient point
au sublime, ils ne prenaient au sérieux que les choses sérieuse^^ mais
le cœur leur battait toujours au seul bruit d'une liberté conquise ou
d'un préjugé vaincu. Un peu sceptiques à l'endroit des personnes (ils
avaient tant vu d'infidèles), ils ne l'étaient point à l'endroit des prin-
cipes, parce qu*il&n'avaient jamais perdu l'honnêteté de leur conscience.
(1) 1 fol fai-aoy cèez Furne, rue SaintF-André-des-Arts*
7Î REVUE DES DEUX MONDES.
Au déclin , au terme d'une vie si kûgue, ils voulaient encore, avec la
même ardeur qu'au début, avec la même droiture de sens et de carac-
tère, ils voulaient le légitime développement de toutes les forces hu-
maines, l'égale répartition des devoirs publics, ^e sage progrès des
ignorans vers la lumière, des capables vers le pouvoir. Ils ne sont plus;
ils sont morts presque tous à temps, la veille ou^le lendemain d'une
victoire qui ne fut point un désordre : ils ont. pu croire leurs souhaits
comblés et leur tâche Unie,
Je me demande pourtant ce qu'auraient peijisé ces illustres libér^aux,
ces véritables grands seigneurs, s'ils avaient entendu par hasard ce que
nous entendons maintenant a lovis les coins dé rue, de$ sophiste^ bour-
geois dénigrer niaisement l'œuvre de 80 ef^ faire fi de cet immortel
triomphe. Quelle pitié ne les eût pas saisie! quel dédain railleur sur
ces lèvres généreuses! Comme ils se fussent moqués de ces tristes son-
geurs qui s'estiment habiles pour avoir entrepris de glorifier des dé-
combres jadis si vaillamment balayés, les décombres de la vieille so-
ciété religieuse, de la vieille société civile ! De quel mépris n'eussent-ils
point accablé une science rétrograde dont les plus fameuses décou-
vertes sont des injures maladroites contre les meilleurs enseignemens
qu'ils nous aient légués, contre la tolérance des cultes, contre la fusion
des classes, contre l'union de la France morale et de la France territo-
riale! Comme ils eussent durement traité ces médiocres sa vans qui
semblent aujourd'hui sortir de partout, tant ils sont bien accueillis, et
qu'on dirait inviolables, tant ils se fient à la faveur des circonstances
pour échapper à la critique; politiques en sous-ordre, dont la tâche est
de nous montrer l'antiquité tout en beau pour nous ôler peut-être le
goût de l'avenir* ! ÏHiis, sans doute avec cette sérénité qui marquait la
vigueur de leurs âmes, ces nobles vieillards auraient détourné la tête
et passé leur chemin, jugeant bien que ce vaste édifice qu'ils avaient
fondé n'allait point crouler pour si peu.
Je n'imagine pas, çn effet, que les travaux de la constituante doivent
demain disparaître; je me tiens très assuré qu'on ne nous rendra ni des
corporations ni des castes, et je n'ai pas la moindre peur de la corvée
ni de la dime. Écoutez cependant nos nouveaux docteurs^ poètes ou ro-
manciers, érudits ou publicistes : ils sont en admiration continuelle de-
vant les merveilles d'autrefois; nos pères ont tout démoli, parce qu'ils
étaient des esprits forts à cervelle légère, des marquis étourdis amou-
reux de popularité, des robins intrigans et frondeurs; on n'y peut mais
à présent, et c'est grand dommage; du moins faut-il rendre justice au
passé, s'il n'y a point d'espoir qu'on le recommence. Sur quoi Ton en-
tame les plus étranges panégyriques; là où les contemporains n'avaient
senti qu'abus et misères, on aperçoit les mérites les plus signalés: cette
souverame puissance de la Rome catholique, trop tôt gâtée par d'hu-
tlTT&llATimE CATHOLIQUE ET FÉODALE. 73
maines ambitions, c'était la mère de toutes les libertés; ce gouverne-
ment féodal construit pièce à pièce^ né du hasard ou de la force, utile
en son temps/détestable après, c'est le cbef-d'œuvre de Tesprit humain;
ce monde brutal, où l'homme d'épée s'arrogeait tous les droits qu'il
pouvaii éï ne remplissait de devoirs que ceux qu'il voulait bien rem-
plir^ c'est un monde de grâce et d'amour- ce pays hérissé de préten-
tions égoïstes, traversé par mille barrières, coupé dans tous les sens
par les âpres rancunes de province, de ville et de clocher, c'était une
patrie plus vivante et plus chérie que la nôtre. Le cœur parlait alors! il
unissait tout; la divine puissance des instincts priipitifs rapprochait seule
les membres de celte association fraternelle; il n'était besoin ni de dis-
cussion ni d'écriture; il y avait de loyaux, suzerains, des vassaux dé-
voués, et les avocats ne régentaient personne; iart y gagnait en même
temps que la morale.
On se rappelle peut-être cette réaction moitié sentimentale et moitié
littéraire qui, sur la an de l'empire et à certain moment de la restau-
ration, remit en si grand honneur les beautés de la chevalerie. La fan-
taisie du temps s'arrangeait des Âmadis^ et^ pour habiller ces paladins
peu historiques, elle empruntait sans scrupule, soit aux braves de la
jeune garde, soit aux voltigeurs de l'armée de Condé. On s'était fabri-
qué tout un moyen-âge à sa guise, où l'héroïsme et la politesse ré-
gnaient comme un étemel printemps. On y trouvait bien ça et là quel-
que traître de mélodrame à l'instar du fameux Ganelon de Hayence^
mais Q était de rigueur que les héros ressemblassent au Gonzalve de
M. de Florian^ et les châtelaines, les pastourelles, quelquefois oppri-
mées, toujours vçrtucuses, traversaient à propos cette époque guerrière
comme de blanches et bienfaisantes apparitions. Le Génie du Christia-
nisme avait exalté les âmes, et la mode, qui gâte les plus vrais succès,
s'était jetée sur les splendeurs du culte catholique pour y chercher
des émotions et des décorations d'opéra. On était ainsi arrivé à prendre
tout ce vieux monde par le côté déclamatoire, à substituer dans les
descriptions l'idéal au vrai, à supprimer le réel ou à le traduire en pé-
riphrases, comme Delille quand il versifiait; l'historien était tenu de
s'acconopagner sur la lyre, et la lyre était toujours accordée sur le mode
pompeux. Feuilletez seulement la Gaule poétique et Tristan le Voya-
geur, ces œuvres trop aimables de cet homme d'esprit mignard et de
passions violentes qui s'appelait H. de Marchangy : vous y apprendrez
la Gaule barbare et féodale, à peu près comme on pourrait se figurer
Fantiquité classique d'après le style grec du directoire, et FOrient d'a-
près le style égyptien du consulat.
Voilà certes une science qui nous semble bien pitoyable du haut de
cette érudition que nous avons aujourd'hui entassée; mieux valaient
pourtant ces innocens travers que nos travers d'aujourd'hui. Il y avait
74 EKYUE DBS DEUX MONDSS*
dans toutes ces inventions romanesques un .dernier soMttle de gloir^
c'était le finale adouci d*un grand air de bravoure^ et, quoiqu'il se
mêlât à cette exaltation beaucoup- de fausses langueurs, on j voyait
aussi la trace d'illusions généreuses; n'en cherchez point de pareilles
sous ces lourds systèmes dont notre petite réaction nobiliaire et dévote
s^est chargée de bâtir la fortune. Le bon vieux temps a maintenant (}es
adorateurs moins naïfs sans qu'ils soient moins ennuyeux, plus atfeo?
tés sans plus de savoir, plus dangereux en somme nialgré Fimpuis-
sance pratique de leurs théories, Ceux-^à {^ur sûjf ne pincent point de
la lyre; ils pâlissent, croyez-les, sur les chartes et les manuscrits; ils
s'abîment dans les in-folio, et, ne lisant jamais les auteurs de seconde
main, ils font toutes leurs découvertes aux sources mêmes, aux pures
sources de la science. Ils affichent le plus souverain mépris pour la
légèreté des études nationales; parlez-leur des maîtres d'outre-Rhin l
Que ne connaissez-vous l'allemand comme ils le connaissent? C'est
avec les doctrines allemandes qu'il faut fouiller l'histoire de France
pour la bien comprendre; nous n'entendons rien au passé de notre
pays, parce que nous avons Fentétement de vouloir toiyours y regar-
der avec les yeux de chez nous. Ahl si nous jugions avec les aÎTeclions
germaniques , les belles choses qui nous apparaîtraient dans ce livre
jusqu'à présent fermé! nous réussirions enfin à regretter tout ce que
nous avons perdu en laissant tomber sous les coups du despotisme mo*
narcbique cette forte organisation du clan, de la tribu et du fief; nous
goûterions par une jouissance rétrospective les bonheurs intimes de
la famille féodale; nous serions presque tentés d'invoquer encore la
protection des fiers châteaux, dont il ne reste malheureusement que
les ruines, pour nous dérober à ces modernes oppresseurs , que Ton
nomme du nom prosaïque de percepteurs, de substituts et de sous-
préfetst Les chers seigneurs d'autrefois allaient bien , il est vrai, par
hasard battre ou détrousser les pauvres gens, et ^ comme dit la vieille
chanson de Hans Sachs, « pendant qu'ils se promenaient sur la route,
leur cheval mordait par distraction la poche des marchands. » — Bagar
telle après tout ! ils tenaient si galamment à distance et le roi et les
commis du roi.
Sommes-nous au bout? Non point en vérité. Ces feudistes de sin-
gulière espèce qu'une vogue de circonstance nous amène au pinacle,
ce ne sont pas seulement des savans très profonds et surtout très rai-
sonnables : ils pensent bien, comme on dit aujourd'hui de quiconque
enseigne qu'il faut peu penser; il leur vient à tout propos les idées,
les plus convenables sur Finfirmifé de Fesprit humain. Possédant à
fond la géologie, Fethnographie et la linguistique, ils s'en servent
avec une adresse particulière pour embellir leurs plus ordinaires tra-
vaux de cette couleur d'orthodoxie devenue maintenant d'une si grande
LITTÉRATUmB CATHOUQUE ET FÉODALE. 75
dMteeiioB; 8s SMrt maîtres passés en cette facile théologie , dont le
vagabondage ne couvre pas toujours le vide. Us auraient bien du mal-
heitr, si;, dans la moindre iiottce, dans la dissertation la plus spé-
ciale, 3s netrouYflnent à parler de l'œuvre des sept jours, de Tunique
Miam et de la langue révélée r c^iest le frontispice obligé de leurs livres,
c'est la eroiit de porBieu en tête de leur alpfaaliet. Entre gens qui se
soutiennent, il est bon dé se reconnaître, et il n'est pas mauvais, quand
latence se met en campagne, que la science- ait, comme la guerre,
des mots de passe et des signes de ralliement. Il n'y a point à s'y trom-
per, ef, pour qui «uraîi: Tentendèment un peu rébelle, on a éimpliâé
devantage encore tit né yagH dans votre ouvrage ni du ti« siècle ni
du xvT;^ mais vous avez rencontré quelque bonne occasion de dire saint
G^pégoire VH, et vous avez prouvé la vocation catholique de la France
par les mérites à jamais nationaux de la ttii sainte ligue: fhippez là,
vous êtes des nèires.
On peut, jusqti'j^ certain point, analyiser ainsi les traits principaux de
ces cnrieuses figures tpii commencent à s'élever de toutes parts dans le
monde des dodès; je renonce à rendre Tensemble de si précieuses pby-
sianoceues, — ce mélangea suffisance béate et d'orgueil doucereux qui
se trahit par ntîHe endroits presque insaisissables, — ce sourire hmnfole
eÉ superbe qui aumnce à première vue qu'on est de bonne compagnie,
qu'on a delà vertu, dti talent, et qu'on aura de la gloire, — ce parfum de
pédffiitisme qui sentimit à la fbis le salon et le cloître, pédantisme l)ien
anbrement cruel que celai des Trissotin et des^ Vadius. Un Vadius con-
naît admifablement le grec, un autne sait par cœur tout le Corpws
juHs; cet autre enoorea la mémoire peuplée de noms propres et de
dates : pédans, soit, insufiportables pédans dont les doigts sont tachés
dfeoere. Mais voir des gens se gourmer, se guinder sur eux-mêmes
parée qu'ils Srattrfiment de leur chef beaucoup mieux assurément
que cette science matérielle des faits, la science infuse des principes;
vdr ees gens^à, drapés dans leurs théories, décider des questions les
idlia ardoes avec cette fekiité tranchante d'un puriste qui juge un point
de grammaire, n'est-ce pas de quor blesser les plus patiens? Ils décou-
¥ffï3iit généralemeni ce que n'ignorait personne : qu'importe? ils ont
une façei»'d'envîsager les choses qui les leur approprie, et quand; I'cbîI
à; moitié fermé, les lèvres pincées, lavoix caressante, ils entrouvrent
leur p€9tît trésor inédit,, murmurent nedesbement : « Ce n'est pas ici
simpte afllBdre d^éraditîon, c'est tout uif système en jeu, le grand sys-
tàflie que vous savezt 0 soyes sûr, vous qui les écoutez, qu'on va vous
rârâer oui même vous résoudre quekpie grave problème dont vous
n^étiez point en quête; demandez-vous seulement à la fin ce que ces
trop sidilimes historié»^ ees trop grandioses philosophes vous ont ap-
76 REVUE IHBS VBVX MONDES.
pris de positif et d'exact; dressez le bilan de leurs fiiuases richesses :
beaucoup de phrases creiÉses et pas mal dlojurès.
Que tout cela doive uu jour tomber sous le ridienle/]e le crois eerteis
bien; mais qu'à force de ridicule, tout cela so!t de» à (R^ésent k^U-
fensif, je le hîe très haut. Cette école prétentieuse de pétHs {kili tiques à
larges vues contribué tant qu'elle peut à pfier l'esplrit public de travers,
et favorise naturellement toutes les veHéifcés de réaction, en atténuant
le respect des institutions existantes. C'est là |M)ur dte' un dotible trSorti-
phe dont elle se glorifie. ' ' ^^ '^
Et d*abord, en effet, quelle merveiiléti^ ciotifiiâKMil Qn^nd !a^ res-
tauration célébrait le gotJiique, elle y allaitée boiine foi et tout d'une
pièce; eHe avait éan drapeau blanc à lamàin et l'on savaR ce que parler
voulait dire. Elle ne se piqiiait pas dé htietbt entendre la liberté qtie les
libéraux; le beau hôm de libéral ne comportait pas alors tant de sens
divers qu'aujourd'hui, et nul ne le prenait qui ne fût ami sûr de son
pays et de sôti siècle : ce Vieux libéralisme est <leputs long-tanps hors
de mode, et c'est de bon goût â^en nte^ tant il était vtilgfdre. Acbiriroiis
plutôt celui qu'on nous prêche! Célébrer pieusement l'heureux âge où
des provinces privilégiées ne payaient d'impôt qu'à leur corps défen^
dant; canoniser ces fiers gentilshommes qui conspiraiefnt ati besoin avec
l'étranger contre le roi de France; dénoncer, dans l'amertume de son
ame, les plaies dévorantes de l'époque, le communisme et le paupé-
risme, pour regretter à son aise la charité des couvons et les biens du
clergé; invoquer d'un air sombre le dogme républicain de la souve-
raineté du peuple, la loi suprême du salut public, pour justifier les exé-
cutions de la Saint-Barthélémy et la rigueur des auto-da-fé, voilà ce
qui s'appelle du libéralisme intelligent et impartial! Il n'y a plus hors
de là que des voltairiens, et celui qui ne sait à propos donner une main
à Robespierre et l'autre à de Maistre, celui-là n'a qu'un esprit bien étroit.
Oui, certainement, aujourd'hui que la conscience publique vacille,
pour ainsi dire, et ne s'attache à quoi que ce soit d'assez solide pour la
rassurer, oui, c'est un trouble de plus que ce mélange adultère de
choses antiques et de mots nouveaux.
Autre mal encore. Dans cette ère de transition politique et sociale
où nous sommes maintenant comme arrêtés, il en est qui, ne voulant
plus avancer et ne pouvant pas reculer autant qu'ils le voudraient, se
sont pris d'un beau dégoût pour toute notre machine : à leur sens^
notre démocratie monarchique n'aurait plus en elle la foi qui fait vivre,
elle s'en vanterait même à buis-clos^ et ses représentans les plus offi-
ciels seraient souvent les plus découragés. Ce désespoir sied bien, quel-
quefois il rapporte; on craint surtout le zèle aiyourd'hui, et l'on n'aime
pas qu'il s'en glisse trop nulle part, fût-ce au service des mstitutions.
LITT&RATUftB CATHOUQUB ET FÉODALE. 77
dencr poiot gftter ses affiûres que de croire médiocrement à la
Tariu du régime qui >oii8 emploie. La mode a gagné peu à peu jusque
dims le publier et certain scepticisme attristé, au siqet des matières
poGiîq«ej9i^ est de nuse (à présent dans ie3 meilleurs lieux. J'avoue que le
pajs #t lii ooiirtitutioa ne me semUent pas encore en danger^ parce
qu'il plaît aiix h^t^îl^.da douter de la constitution et du pays; je ne
TOudiçûspa^cepeQd|iit qp'oa les aidât si piçrfidement à rabaisser les lois
que DOU9 J^npif^de ^OBrpèn», en exaltant à faux celles que nos pères
ont déchirées. Nous avons un commencement d'aristocratie bâtarde
qui ad^^çQinini^n4^(^ géné|dogie& chez les d'Uozier, tout à point
ressuscites d'hier; .non^iav^oa^ des fidèles pluai ];'oyalistes que le roi» des
administ^t^uçSi^mi pointent en gémissant les conséquences de la ré-
volution.qujlles a pl^o^j nou3^ypQ9 de beaux esprits à la recherche des
forces go^vecnfsnienjl^les , et de belles, dames bourgeoises qui jouent
au grand siècle. Tout ce mpnderlà s'enthousiasme quand on lui re-
trace de si flatteu9f^,îjQfi8ges des gloires effacées qu'il aimerait bien
contiouery n'était 1^ mauvais espri^dujour, un esprit d'indépendance
et d'orgueil que l'on ne peut déshabituer de ses chimères d'égalité*
Certes, on ne pousserait pas le goût des manières féodales jusqu'à s'in-
surger contre la conr; mais on tiendrait assez à réprimer un peu le po-
pulaire en l'édifiant davantage sur la hiérarc&ie éternelle des classes*
Aussi faut-il vop: comme on accueille cette mauvaise science infatuée de
réhabilitations impossibles : elle est par excellence morale et profonde^
elle console^ elle guérit des misères dn présent. U semble^ en vérité,
ipi'elle procure des ancêtres à ses panégyristes.
Ed attendant, elle fait fortune, elle envahit tout, elle multiplie ses
recrues, et les adepjtes lui viennent, à coup sûr, parce que^ visant à la
quantité, elle Jes dispense de la qualité; les grands noms lui manquent,
mais, en revanche^ elle insulte presque tous ceux de notre temps; elle
fabrique des réputations de cénacle, et travaille, avec la patience des
coteries, à les imposer au dehors. Jusqu'ici du moins la vraie science
avait repoussé cet opiniâtre assaut qu'on lui Uvrait : elle n'avait rien
voulu connaître de cette originalité mensongère, de ces inventions
creuses, de ces cheEnl'œuvre indigestes qu'on daignait lui apporter
comme des merveilles sans prix; à tous ces mérites dûment cuirassés
d'arrogance, la vraie science, discrète etsévère, avait toiyours répondu :
Neêcio voi. C'est elle maintenant qui les couronne, et voilà comment il
est bien farce de parler un peu du livre de M. de Courson.
Je le dis tout de suite, la meilleure excuse, la seule recommandation
de ces étranges volumes, c'est la sincérité très probable des bizarreries
de l'auteur. Avec moins de bonne foi , M. de Courson eût mis plus de
tact dans ses procédés et surtout plus d'esprit dans ses paradoxes. Poiur
78 Riv^ DP pwm mwm^>
c^prom^ttr^ si fort une pi iQwim# ewmr iLffiMi#iW< Ww owmiMii^ '
un avooat oioiijo boiiQét^ i^uraii oh plw de ialenL: il 6^L«aiité«l6»efit<^
sçrva qu^ j9 fais degFwd oouritu. béaâ8e0(4« la^iefiOfRiier je^dolÉi
pourtant coptesser 4^^ to 49^n^ dn^ lii^fe} nja /paraît dM phi» mnpa^ >
liera;. Soiiffiii^ ej9i:i$4^aii|( Mtr««^ c|etVA«adéii9Âe des lattriplibii^et'
Belles-LeUrQi, çp^cmumià^ fQiu^ h^m.Q^i^^ifls^^fa^
tion ne r^up^it v^y eH^^jkomwii : JS^mmr^i'kitMrt^ téb^fuéH
l9$ in9fUutifm9^ de Un Mr€iqgm. arwK^^^ÎAf «> l^'Mteiirfa/iPeQfreiiflMa^ et '
ju^q^^Q^ 4^nqm^ , Hkhi La titre» à mtA > dire^ • fl^éluii j^n» lalionfé que
rppvrsieef eVcl^,99C«»|lte^4dilbB|fevtte€tvail^
niéme oQoçpim^ii(^lAfpimMài(e, B^'avi ptt9^Hm> uieiUeavè chance. Ijft
troiai^me deiait ^a phift^beiNretise, etirA£«Uniîo« son» -doute «vmihi
récompenser M. dq Çoutsop de laitéiiitf)ité>toitte*bretooiiemiee Isquelfe
il en appelait une fo^ ^ eneote 4^ ses juge» raieia informés^ c'était un
b^ioi tntit de cafa<ïtèiQB, sinna 4'énidîkioB. Le lirre avait d'ailleurs
subi les diangemens eweotielatque voici fi peyrte maintenant ce titre^
un peu coni|diqué : i^if loîrt. dM fiaiiirfa» hre^^ dan^ la Cknd&et dans
l^ lU» Brikmnigmê, hm§Uêêf eoutumm^ monirs et inêtiiuêùm». Il con-
tient d'abord textueUement et UttéprieaMnt l'ouvrage entier de 4843^
ppis certaines additions qui ont fait, adon toute apparence, FuMque
différence de mérite entre le candidat battu de 4843 et le lauréat victo-
rieux de 1846, à savoir : un ckapitred'iminuations fort désobligeantes
pour ML Augustm Ttucrryy un ebapitn» de critiques des plus acerbes
contre M, Michelet^ un «chapitre d'attaques presque personnelles contre
11. de Rémusat en particulier, et en général contre tous ses collègues de
la section de philosepbie. Vient en sus, car je me reprocherais de rien
oublier^ vient un 4»àb;iiC/daBSilequeiS. de Courson montre à nu I1n**
gratitude naturelle dea rois dePpance, et prouve suffisamment laeot^
tise impuissante de Mirabeau ^consorts. Le tout se termine paruaori
d'alarmequi aremué, j'imagNiey les bruyères de la Vendée : M. d©Q)ur-
son appeUe les cbagana à la rescousse contre M. Thiers et « les unitaires
de Técole impàrialiste. » ttparaitrait que c était là ce qui, jusqu'à pres-
sent, manquait à son travail* : TAcadémie» le jugeant enfiniconiftot, 1^
cette fois couronné. Il est vrai qu'elle n'a* pas dit pourquoi.
Je respecte trop la. dact» campagiûe pour chercher à pénétrer les
mystères de son intérieur, et je m'incline devant son choix; j'avoue que
c'est sans comprendre. H. le bafon Gobert eut, en méditant ses der-
nières volontés, rimprudence de rêver à lui seul que chacune des an-
nées qui suivraient son testament produirait un ouvrage «savant et
profond» Mti?e4ttuaeuri'histwe4ef¥aBeew Mus^jetiset je relis las
UTTSIÀfèKft' CAiÉàltQtfK Et rtODALE. t9
Iiuoéiéelf . dlsrCbtiirsoh, plus je trie persuade que ce à'ks&l pais là l'idéal
a»qiMA le twp géoéreut fe^tatteur^ atait réservé son riche laurier. Ou
bien Fiti»é0«ttéMjHé tfàràit-èlfe été si stérile, qu'à défaut d'un mérite
pliis seîeolilqM PAeadémie, régulièrettieitt ébfigée de courbntier tou-
jMrs, efttiihaBi]^ fe^ prtx^be^ en prit Hontb^on et récoihpensé Tou-
yttige te ipins' utile a«et mcetirs politiques? H ne resterait ators quli
s'-ébimerifRt'piu de^ WSb pr éfél^iÂ^esr en mettre d'ôpitiion!?.
NÛQoifltfjlenseît'Mpoiir eiamber tdirt^^^ atecplus de ck^tail^ il
porte dBtm< ^ troisième «oinhe'^^tliarque^ si étraniges d'une confëc-
tiM filkiVe> qu^'Diiilipliit't»^ de'eès j^rodiifts àcèétéré^ que èonmlande
ifuekitteiobte iîbtaÉrio indnrtrielie^. Ahisi; lu table tin pTefnicfr Velunfie
aBnonœimejMi^/ir^ 4e tmglMiuatpe pages, soùsH^s^fitirè'qtlî promettait
na ialérètsèrieai : li9rir^à^if: >H'l^.€'fHVti^ Ifetide Ut
pNfaee, jeiËe ^Mo^eqa'vmmHmi'prùpbs de dttôô p^eiÉ;^è&^iFWiest gnërig
qteelion Ipm àet la persotiiie éi dti* caraetère ^ dé' t^Utéièu*; « de la har-
diesse de ses^rWqnes, 4e la s^érfté de' ses jugiemén^; »^il'rë!^ieicté la
Térilé e plu» encore que lespaissanceS; » et cHoit devoir la^dire k tons»
« comme faisûent ses pères au ni* ëièeie^ suivant le témoignante de
Gmld te Cambrien. » Nous toâà prétenus, et nous n'avctes qu'à noiifii
bie» tenir : franchement, j'amuis raten aimé la Lettré à Ht. Viiet.
Un autre exemple de cette préeipitalion Mcbeuse qui gfttersdtt même
un ^s solide travail. M. de CmffÉ&a nous renvoie à tout moment aii
bont du Tolume pour y chercher des pièces justîfleatives. oi Voyez à
l'appendice de enrienx documens sur ce sujet. T. II, pag. M, 94, 'È99,
344, etc. » Je tais à l'appendice, et Ton me dit là qu'on a été forcé
desttpprimer une partte des pièces, « en raison delà gitisseuf du v<^
hmie, » qwîque ce volume écourté soit déjà pourtant moins gros que
l'autre ; la pièce que je voulais était probaûement du nombre des
retranchées ; ceOes qui restent me dédommageront-elles? €'esi d'^
bord un tableau comparé des Owimns oâminiêiraHvei ée tù Gmth
som ie$ Jtommu ei ûjprh la cfMe 4e f empire. Ce tableau tt vrabnent
Ibrt bonne apparence et suppose « de nainutiensett recherches, ji sui«
vant réimpression de l'auteur; mais l'auteinr ici n'est pas M. de Cour^
5on, c'est M. Lehuëvou que M. de Gourson a textoeàtemenir eopié, sans
penser le raoms du monde qu'il eût été peul^tre honndte^de le dire.
B n'a mis du sten que dans le fiti^^ encore est-ee Ibrt mal à pro*
pos. Le sff^ant et modeste professeur qui donnait son travail pour uii
âimple essai sur la topographte administrative au temps de te première
race, et voulait le continuer jusqu'à la fin de te seconde, s'était natu-
rellement servi de Grégoire de Tours, de Prédegaire, descapitulabres de
Charlemagne et de Louis-le-Pieux; il avait intitulé très justement te
loiU : J)n>i»ûm$ de la GmUe 8<ms les Romamieé le» Mérwingiens. M. de
Courson efihce et substitue : IHvisiimsde laS^mleeiprie la elmie de fem^
80 REVDB DES DEUX MONDES.
jnre, c'^strà-dire vers la fin du v« siècle^ ce qui ue l'etiipé^be {>as 4e
citer ibrayèment à l'appui les autorités qt^ea par V*l^^b^roU;4^si au-
torités qui datent du vi* siècle au Ix^ Il est yj^a^ qif'ji^.par.G^xnçsaxi-
là dissimulé ce traître mot de Mérovingiens, q^^J^id!if ,p€;u^eti^ tfiop
averti le lecteur de consulter Yhkioripjçi,^^^ /^g^^ffuti^^.^f^
t'tmnes[i). ^ ^^,^^ ,^ ;„^^ , ,,^,i^ ^,,,, , .;. _,,..,
II. de Courson ne s^est pas d'aUleui^s imp9;^J>l^l^flp,pl^^4e {HW^
tout le lonç de ses appendices; heure^^ptij^qf, il ja!aj>^^
lés mêmes détours. Les appendice^ d*ip Ijlvf ^ ;^'çrjj^(^^tiop swt d^'pcr
éinaire un vrai butin de choses v^ye^ et ç^xriei^ses^; ^e» raretés de
M. de Courson ne lui opt pas coûté phpr,.;f5*jçst qili^^t^ijt.jijl^ Ji*i9)i5^
ioire des institutions ju4iciaires an^/p-;i;^ori?iafi<fe;$ ,^l^rPtÛlipp^,qIia'^
pitre important poi^r l^Breta^jne, 4il Taut^ur, parcç iju'il se ips^tacbe
à la Normandie; c'piun immense uiqf*ç^aq dç Salyiep 4pnt le ft^Gun-
bernationeDei est entre Içs mains de tc|ut le iqonde;,ç*e^ ||^, jçepiiciducr
tion in extenso de la lettre de ff. ^Dupiu à JH. Étfeni^e#wrl^çomauH
nauté des Jauli, lettre fort intéresçantç^ , mais au moin$,^usri coaoue,
pui^ue la presse Ta vingt fois donnée; c'est le texte anglais des lois
d*Hoel; emprunté tellement quellerpent daçs réditioa de ]k|4 Aneurim
Owen, découpé^ mutilé suivant^ Tordre arbitraire qu'iLa plu à H. de
Courson d'adopter, coté par paragraphes qui font suite, pu ne sait pour-
quoi, aux paragraphes du cartulaire de Redon; c'est ^nfin ce cartu-r
laire même, et là quel fonds précieux mal employé ! Comme on voit
bien que l'auteur est aux expédiens pour composer son livre , et coud
les morceaux Tun après l'autre sans avoir envisagé l'ensemble! « Les
actes qu'on va lire, nous dit-il en tête de ces extraits, se référant aux
matières traitées dans mes deux volumes, je n'ai pas vouli^ le^ scinder, >^
et nonobstant, ayant sans doute changé d'avis d'un volui^e à l'autre,
il continue et ressoude à l'appendice du tome II cette publicatioq qui de-
yait être complète dans le tome ^^ Sfais où et conunept a ces actes se
réfèrent aux matières, » à quel endroit et sur quel point il les faut
étudier, cela n'est dit nulle part d'ime façon un peu profitable; on y est
renvoyé par hasard, et l'on ne s'y retrouve guère; ce nç sont que des
matériaux bruts, çt j'espère que M. de Courson, qui en sollicite si ar-
demment l'impression auprès du comité des chartes, s'est réservé de
les mettre alors en meilleure lumière. Je demande grâce pour de si
sèches observations; mais, après tout, il s'agit ici des titres sckntifiques
d'un lauréat de l'Académie des hiscriptions, et, quoique celui-ci ait en
(i) Je dois dire que M. de Courson ?eut beaucoup de bien au livre de M. Lehuërou; il
en (ait d'autant plus de cas qu'il imagine l'aToir inspiré, et semble toujours lui reprendre
ce qu'il lui aurait prêté; il oublie seulement de citer quand il prend mot pour mot. Corn-
|»ares les pages 125-136 da deuxième volume de M. de Courson, et les pages U3-iii du
deuxième volume de M. Lebuërou.
LITTBBATUIŒ CATHOLIQUE ET FÉODALE. Si
abotidaDc^ orne son sujet de fleurs plus ou moins étrangères, il faut bien
qttW y reste éiicope un peu d'aridité.
Je Misse nfftloîtenant les accessoires pour aborder le principale Si je
péâètreâtu ëeiii même de cet ouvrage tant de fois ressassé sans avoir été
c^MgéJainais, quel labyrinthe, hélas! quels perpétuels recomt^^iv^
mens, ainsi que disait M"* de Sévigné en parlant de choses j^us amu-
sanitei! On prend et reprend les mêmes questions dans dix chapitres.
OaTe¥ient^ten^icè!s^;sul' ses pas, on se heurte toiy ours à T improviste
contre 'dés ^iyràp!(^ èàtïérs A'Ëvénemens ou d'idées qui ne sont point à
leur placé. Couvre le li^é rit feutrée du premier yolume de ^édiiio^
de i'SiGy'Ile f encontre, èphime'dans l'unique voïiime de 1^3, des jpnédi-*
tatidns plti9 oti mbiûs fondées sur Tes origines ^i )fs langues bretonnasi
soÊ Ub in^tufions bretonnes et gatiloises, sur té\^i des personnes, la
cUent^e, le vasselage, lé colonàt^ ïds privilèges dip la noblesse, la na-
tnre dé Fafutorité royale et des àsseinbléés poUtiqut?s, plus un résumé
général de Ttiistoire de la' Gaulé et de la Bretagne soùs les Romains.
Od travers tout cela ÏMjùr arrivei^ à la Physionomie du sol, qui, ei^
bonne conscience, aurait dû passer là première. En revanche, le lecteur
est ensuite lancé d*un coup jusqu'à la fin des Mérovingiens, et là M. de
Gourson, se rappelant par hasard qu'en 184^ il n'avait rien dit de l'éta-
blissement dtf Christianisme, vous prie solennellement de rétrograder
jusqu'à la chute de l'empire et d'assister aux plus antiques prédications
des apôtres de l'Occident. Il faut donc maintenant quitter les dernières
années du viir siècle pour retourner aux temps de Pelage, de saint Pa-
trice et du nionie Augustin; nous y gagnons une longue dissertation sur
le pélagianisme, ime pompeuse apologie du siège de Rome : c'est un peu
tardif, un peu discursif; mais, en tout, mieux vaut tard que jamais, et
n'était^il pas juste de dire enân leur fait à M. Michelet et à M. Thierry,
ioiqours suivant la mode bretonne^ a d'après le témoignage de Girald
le Cambrien? » Nous voici d'ailleurs remis en route, et nous allons
presque cette fois jusqu'au xi« siècle. Ypilà, par malheur^ une autre
pierre d'achoppement. En 1843, M. de Gourson ne connaissait encore
des lois galloises du roi HoeMa que la traduction latine de Wotton ,
« qui Favait rebuté. 0 Un ami trop bienveillant a eu la fatale a cour-
toisie » de lui communiquer la traduction anglaise publiée en 1841
par M. Aneurim Owen; il en a prodigieusement abusé. « Avant de dé-
rouler nos annales depuis le xi* siècle jusqu'à la fin du xv% dit-il en
terminant le premier volume, je crois devoir m'arrêter ici à des re-
cherches et à des considérations d'un autre ordre , et qui , si elles ne.
sont pas historiques dans le sens convenu et vulgaire de ce mot, le sont
incontestablement dans un sens plus large et plus relevé. » G'est là ce
qui s'appelle crier gare, n^n'en est pas moins vrai que, s'il y a quelque
amateur opiniâtre de ces considérations trop larges pour être historî-
TOMK xvn. 6
qiiis^lL de fiowsitt Toblige A kÉMnr làihg^htoiiiiÉwilwupuiiiiiiiCwi
lorôii^ns et à yeair doreebeC ave^ltû^ fwBUadWfclB jwiuâtik^d^ait
à Jatctvttto^de reBat>iim:fo«wiMi » <hie(di»9dt c» rfail p>iiiili BBÊÊÊm^mÊdx
leipMtar.: « Pnoms les ciMMet^ d» invti^ rféMWéflt smikÉiv >apfd<Hi .
Césactànetre «ôde, » «I nom T^kmbiosmé^pkmthéUfdy^^^ mh'
coud ; Yobàme^^ dan^^te^uotitateiiâ btetomitt qpH ^iwitut>iM||àiiBmglif<' >
le j^mniery et QMK BoiiB perdoas de ptei^eft plM^^
sepe fip de la oUeataUe 6l 4ii vaiselai^
reiiiattoMB<ett quête da^oebefeam vIMiiNÀ^li.yde, Gmsmm ^MitalM^
lumentcwcbar Tenliaooftde JTnifn wtifi>
de({uelque unité, un principal s^iei suGcesMvement traMétda diia
inaiu#i;e5 : ^la^ii^ jrfût^ ifoékpiidé^ peuira»»
mais baai^ciMi^ p)ii9 rar^Meot damr4li9« nJUirâm aeadémkpNB. La
seconde ja^aai^e de M, de: GoufSflP» d^
stitotjoo8 priaûtiYeS) a du moûia laivantage de ta «inpûfitté; il analyee
purement ce précieux valuma de M« Owen» il ^Ureopie daa cki^tiee
eutiers^^ nous ayertiasant d'ttUeura, avec me tfiere]^le namté , que
c'est là la isésuUnA d'iniFestigatioDS « longues et pei»évégMrteflt » Je
suis juste eepeodsoit, et» pouff quèpeutlûrele ^iiiois dans lorigiiial, il
doit être to€i a^gtéMe de retrouver le texte môme dlHael en bas dss
palpes, quelquefois mâase iaterealé dam trop de disparate dans lepna^
pre style de l'auteur français.^ il y a là eertainemenl la matière d'mi
parallèle instructif entre les dialectes bas^bretons (1). Tout ûMi pour*
tant, même ua commentaire. IL de Goucson, arrivé au bout du si^i^^
juge alors à propos de coudre à cède dissertation spéciale qu'il ier^
mine une^ aiîtee -dissertation encore plus à part sur les origines de la
noUesseet de la féodalité en géaéumL Estrce enfin assea de digresaonsî
Chose siagulièrel à peine sommea-noua réellement rentrés daaa rhis^
tûire de Bretagne/ que noua vailà^ coittme devant» rejetés d'un bend à
l'établissement même du ohiûslianisme,. et qu'à propos des croisades»
on nous édiQa longuement sur la légitimité, TutiUÏéy la nécessité du
pouvoir temporel des pape^ il y en a là pour un chapitre. Par boi^
heur^ nous ne sommes cette^ftNsmmenés qu'à Constantin; mais, par
couipensationi nous quittons les pi^es eux-mêmes pour la biographe
de Uobert d'Arbrissel, etcelia^pour une étude critique et pittoresque
d'Abélard, l'Abélard de M. de R^usat^ s'entend. Puis, M. de Rémusat
une fois passé par les verges, M. de Courson se souvient qu'il n'a point
achevé selon son gré le tableau de la féodaUté, et, sous air d'applk[uer
•
(1) Voici un simple specimeo de ce style peu attrayant : « La loi assurait 'Seulement un-
iyMyn atecxlouxe enoê de terre à chaque uchelwer et huit erwi à chaque bonhedig
oytiwhynol (ingmuiu), etc., etc. » (U, 9S.) Il y a des pa^^ entières de cette rude lecture,
et quelquefois M. de Gourson oublie de traduire.
phitvp»iinili>iimMil> lar>elÉD8et à FAmMriqm, il» noM^trartnacei péCii^Ift
trtâMème^ôw qwatritafnf^ Ibirtei mëiiits buniaiiiMrefli dé^Ia cHetiHdne et
do ¥snela96. Ceslridore MUtetrimt^ &tti iqpfèi tMte» tes campagnes
nalM Hitéiiiog îde •Bretagne- éipètel^ hi réiretatîoDd^
8^ dBux^ehapHrM^'Vvt 4pni^# lotil loiite VafAnre^ cenf dhquahtë'
ptt98»^êiitft^0fii'(r«uvrÉig#én apvècdèMiif «MlBy^ Tdfft<cèla, irifiiéh-
semiii^, ^tltftole dMe : Mtiiëh^âl^fmiph§^ IfMmé dans ta Gaule ef'
danubiennes BtiUmHiqms, langtèêê, emiêumes, fMèur& et tnêHtMons^t^tsl
Umi cela que l'Académie des IniNïrtj^lkM eMtelles^LeUred'â^ predktnê'
le Im^l «le ]plii# «ayairt et le pMsr pfoltod » "de^ riiiHiëe eornismlte :
qoriftè^ asmée4 ^
91 Mêle que sent mevi compto^fidu^ Pwi a petit-être en quètciYie
pirine à «ome la pensée de f aisrteiir '#nr ««elle t^oiitebri^ qifif "par-
coMt. IbnAfen n'en aoraH^ir pas à le -roir ^ ehërofier hiwmême au
mHfeu dèee dédate, perdre à tcmt moment te fil qt/ft cesse et renoue
Ting< firie sans le ressai!9i>r jamais k propos! H va, îl'vfent, il avance, fl
recute, ftaehâte, il s'essouflte; il rfembrouflte à voirfoir démWer tons
lee morceaux de son idée sous* lès trots éditions qu'elle a successive-
ment engendrées (1); On êtnii qu'entrateé maligré lui d'écarts en écarts,
If. de Ofmrson désespère toujours d^arriver : « Mais poursuivons... maïs
contfnnons..., s'écrte-t^il après chacun de ses tiors-d'œuvre; revenons
à notre sujet... il en est temps... le temps nous^^ presse... l'espace va
nous manquer... » Étaft«-ce donc le libraire qui, son contrat à la main,
fixait à la fois un format eiuu délai, jaloi^ d'introduire au plus vite
une autre ^felo^ftédans cette récente galerie âesphysiôiogies illustrées
de nés provinces?" ou bien étarit-^e F Académie qui attendait te lf?re à la
porte de Fauteur et s'impatïentaW: de ne point Favoir encore couronnée
Qui ssiî cependant? ces mauvais- procédés- de fttbricatîou ont peui-
être danné* des résultats îmiMiêvus; cette Ibugue -vagabonde, très rare
chez tea élruditB, qui sont gens méthodiques, a peut^re enrichi la
sdence en la promenant ainsi à travers champs; fli y a dtes torrens qui
nmtent de For. Je ne me rebuterai pas , je m'attaque sérieusement au
fond même, h te substance du \v re dé M. de Gouraon; ¥Y ^^^ *^"^* ^®
suite bieu des lacunes et bien du hxxe hors dé place; i( a oublié des
choses qu'il aurait dû mettre, il en a mis qu'il aurait dû rqeter, et
(I) L*opimon de M. de Courson sur la nature et les rapports de ces éditions successives
est (TnBMir» très diangeantr. D'après son avant-propos, il parattraH que fcs-preimères
élaient « des âragmana détachés 'd« grMd ouvrage »4ia7il pttl>|ie^ Ikuw ud» note du
second toliiine^ on toH au contraire^ qoê l-onfvag» de 1643 a été. «treibnda o dans fou-
vrsgie de IStô. Auquel entendre? Ce qu*il y a de star, c'est qu'on oe aecait pas fiché do
iaii^ser croire que les trois éditions sont trois livres différcns; Tauteur sait bien qu'elle^
n'en font qu un : que ne ront-^ites fdit mciUenrf
84 ftCYUB Dis DBVK M01ID89.
Son sujet, am^ndri par des ^ides éflormes^ebârgé de
qui De combleiit pas ces yidesy semble enoore s'eShcei^ di^vaiHage pûMr
se prêter mieux à la propagande d'une théorie >la«i«6rite. VHiHairaÂe^
peupkê breton» n'est ai soDune qu'ime^eoasidnd'^apriogie^au bénéfice
du système féodal; c'est un motif plus sentimentet que scientiftimcy but
lequel Tauleur brode /en variations aase^'moaotones^tousaesjregrelB
et tous ses yœux; des peupki fir^Htmâ^euiHiiémer il n'en est jque^ea
que par hasard , et le Imsardles^sert mal^ • -^ ^r». i .^ ,,
Que penser, en effet, ffxBtieHkii^^dës<fèiitptê»'b^
et dans Uê Ileà BHfanniqueB où il n*«9l f^falt *l^lé 4des iGéilesxl^Éeosse et
deis C&Hes d'Irlande? Trop ex^tusIvemeal^droi^â'atxÂpentnidéoM*-
vert en4B!46 la noutelte édition deëXJn^j^oMatlga» de 1^^
son s'imagine atoh'ël^ÈiSséleë travaux dcpnostoisios 8w4eiM^origiiies;
il ne songe plus au titré de son oirauge^ elie payt de^GaUes W repré^
sente toute là^ande'-Bretagne.'Uaaans^doate coâsulléiarvec^cpielque
fruit le premier volume dé Ktiistoiredes Auglo^SœuNi^de Shareu Ttv»
ner; mais rien ne Tempèeliatt de connaître Tbistoipe trèa connue de
Héron , qui lui eût toi^rs^ appris quelque chode «ur Jes Nigi^andetê,
dont il n'a pas même prononcé le nom^ ^ Je me^permets deluî recom*
mander en outre, poUrrenaesneot^'unequatriéiifieédîUony quelques
extraits de Pinkérton. M. de Cioursoli s'est empressé, nousditril, de
préparer une traduction dePbîHpps aussitôt qu'oiiltii a signalé Texia-
tence de l'original. Les reébercbes de Pinkérton sur l'anciepne Êooese
mériteraient bien le màne bc^neur; ce n'est pas l'œuvre d'un celto-
mane, il s'en faut, mais on y trouverait sur la population des moo^
tagnes et la distributton des clans ilne érudition toute fiûto qui n'est
point à mépriser dans un appendice^ £t l'Irlande , iOÙ le celtique est
encore langue nationale, où ^taiMis qu'il s'éteint en Ecosse , tous les
partis ont à tâche, soit de le oonsenrer comme un moyen de résistances
soit de l'étadier comme uu> moyen de conquéie, rirlande catholique et
malheureuse, H. de Coursoln n'en dit rien, sinon qu'elle a ali^sentiment
vrai de la dignité huntoimi^)» Ge<pauvre PatUhf, qui tendsi voJontiefs la
main et porto sa misère comme un grand en&nt, ne s'est jamais douté
qu'il possédât une vertu si sublime. M. de Courson ne se doute pas da-
vantage qu'il existe à Dublin une société d'archéologie irlandaise fondée
en 1840 a pour tirer de l'oubli les monumens civils, ecclésiastiques ou
littéraires qui peuvent illustrer l'histoire, les coutumes, la topographie
de l'ancienne Irlande. » U est malheureusement toiyomrs en retard sur
le mouvement de la science. C'est seulement en 1843 qu'il a entendu
parler de Philipps qui date de 1827, et la révélation lui semble si neuve,
qu'il croit de sa loyauté de remercier solennellement l'ami dont il la
lient. Ici donc H. de Ck)urson n'avait encore rencontré personne qui lui
donnât avis de toutes ces richesses dont il se privait.sans le savoir. Le
taUeau desii»))us et d^ co^uoia^ duQQniiaagj^t, ^Ué dans 1^ (ext^
orifl^pal avec/QOtos (^ trad^citipn par M. O'Oopoyao, u'eil^t pouri^ntipi/^
été déplaça a cdté«de9>|oi3id'Hipel^ de IL Owep. Les 9iuia|^8}at|Q6$;
d'lBlande,.édttQ0sd^iffèfklMin^ de Trinit; -CoUftge par lUL J^fc*
chardBptler et A^^^a SoiUbiiWisiaDt foimii psut-être de précteiix supr
idéfn^iiBàia TiedesabU'P^to^ que IL deiCouisûn Atout umoaieQt tii^^-
desiBoHyrtbteft» (UiS(9€ii^téidQ:I)^]bt^ e|t yi^ dan^ mj^^
prit un peu égoïste, pour TagrélP^l pei^spw^ de ses p^ppreaj^ecor
bies : c')e9lik)£ûiidc4es#^0iip<Mgl^^ ff^m^n^
un deYois ^.mmt\r^ite^ [i^mi^fi^^mrim d:l^\,}mm¥^(m réL^m^u
FraiiGei?éleRdfardi?elUw«${pe«yt^ di^ia r$)çpgiwifisfl4^
eU6.paido(m^4a*oaibartKmtt|iatd!!UQ bla«^ i^(@Q4&^4 di^
la nice «ûfWBUiie< Ç'aélé^irtaiiimiiept iMie>ffirw4f^j^ej^Td?l^ i4»
canal 8akilïtie0i}e^iquftqd>o94^4n^iiQei;l^ Â'jip§til|it a>^tdé-
ooroé l| pi)eiiiiète dese«»iré(om|!Pisa3.à hr^-
tons. Quelle décqrtîaiyt<quaiidt)iMNt^ l'joju^ag^ | , ,
Et œpendaul, >queUe ibèfeiplu$ i«agi|jiiq]ifelsqu^|l^ plus grande
cause à p^aid^^ que cette aoiBahre i^t^. d'iinj^. lainiUe antique entre
toutes les faoûUes bqmaîn^I lli^iU;^}ai^ j;em|>pawer<cQjDim
le promettait» il;{alUii, sulyant^ Vépigi;wb^,môme d^ M» de Cciurson,
recueillir lea membres épar» de i^te.mërjç désolée> «parM matris col-
lige membra înm; il fallait suivre av«c jpUis de^ sen^ et de sérieux la car-
rière presque fatale de cette» dure popalatipU; qui s'upe» et s'eflàce len-
tement sur le sol de notre Bretagne cgmoie ^ur celui de l'Irlande, qui
disparait ou.perd déjà toute son originalité dans les Highlands et
dans le% mines de Galles (i). En 174^ il n'y avait guère qu'un mon-
tagnand sur cent qui parlât anglaî^ien J^qosse^ c'iept tout IJnverse au-
jonid'hui. Cruelle destinée de ces dei?nie|^ i^tesd'w\^ang au^si vieux
quele granit de la terre natale! Les vrai^iGaëls d'Écoss<9 quittent la place
pour ^ faire plus nette aux moutons et an, gibier des nobles suzerains
de leur pays. Us émigrait en masse et vont chercher uneamère sub-
fiistance dans les cantpnnemens.de TAméri^pM du Nord) dans les bois
de lalkMiveUe-Écosse et du Canada (2). C'est là ;qu'expire à présent Tune
(1) Voir 9ur cette disfMuritioa dans le pays de Galles les rapports publiés en Angle-
içrrc relativement i l'emploi des entans dans les mines et manufactures. Consulter no-
tamment un résumé général du travail des commissaires : l'he Phyiical and moral
condition oftfiè CMldren and young persons êmployed in mines and manufaeturst,
p. 100. Londres, 1S4S. — M. de Gourton eût encore appris là sur son sniei beaucoup
pli» qa% ne pense. 11 eût aussi trouvé du profit à lire les rapports adressés au conseil
d'éducation sur Tétat moral des mineurs de Comouaiiles et de Galles : Jlftfiu/e« ofihe
eommittee ofeouneil on edtteation (voyez les deux volumes de 1839-lBiO, 1840-1841);
mais M. de Gourson avait résolu de s'en tenir partout et pour tout aux lois d'Hoel-da.
(S) On peut voir sur cette déplorable émigration les plus afiRreux détails dans le livre si
intéressant du général David Stewart : Hiitory of the Bighlandjr$gim9ni9.
dm bi«iii($her% cette iMéli(ét<èî(fâié fftotf IR Vlfe Cbti^n a cru posséder
l^hMtri^e eiittèi^; et jenë s^^ié [iàraë piti^foiicliâiMf taMtean que t^eMé'
ftn m^ancoMqueiriin grand^peiiplë ainsi* ccmsoftitnfe parune ibimte èft'
sBencteûae^ deslruirtiot . ilfeg«iiilËrranf1i6t]fôiirsT«rm
dlé fecr de leur patrie, » s^éérlaif fêèéihméiit dtf irrtsribntiarre éPAimê-
riqne dams te synode ëtïéfflt^KBri^éMbéà^y iifnpforant tiiT ^l'criôft
de seeours spirittiets potir^ï^frèt^s^^râlfés, etfldévmlaSt^lcs (Wstes^^
ignorées dé ses onaRtes dti désert; « Toléîirtngt-sept ans qne îtmWîèr
en Canada, lui racontait un pant^' homme, et Je ii*ai Jamais eu db
rétedontla scène ne fB* poîntenrllfeosse. * If demkndWf à une fémtrié^
sielle aTaitéompiris un sermon anglais : « Jfefe compreôdéen an^Iàîr^^
répowKtifeBe, Jëneîè semqa*en gaëKque. ië parte Flanglais, Je tie rête
qu'en gaëKque. » We dSteifroupas ees 'dWt et tagnes souvenirs qui
ffottent parfois dM^nt les yeux éteinte dés moriBondsï
Et pourquoi fbihaîs^je ici des impressions plus personneflfesTCfe géîiie
tout ensemble âpre et tJU^I'de fer tieille race notre mère, Je té cherche
Yoînement' soav les Iburdee dt^speriesdimt Vt: de Côurson se ptatt à Taf-
fubler; une fois pourtant Je l'ai senti, le rude génie ceBSique, et de cette
façon profonde dont on sent les choses qui vous saisissent à force d'être
virantes. Cétait à Tuam, une^mîsérable bourgade qui feert de métro-
pole au Gonnaught, ht résideiice apostolique du docteur John Hac-HaSe,
mon hôte très cher et très respecté (f). l'assistais à des funérailles. La
vieille femme qu'on enterrait était dépuis le matin étendue dans sa
Wère, la bière ouverte, la face hors du Mnceul; autour d'elle, on man-
geait et Fou Buvait. Quand vint le soleil couchant, on ctoua la dernière
planche à grand bruit, et Ton tira le cercueil de la maison. «Btebout sur
le seuil , le flls et la bru de la défunte récitèrent à haute voix reloge
de ses vertus; puis on se mît en route, les hommes se poussant, se pres-
sant pour approcher chacun èson tbur de ceur qui portaient la morte,
se disputant à qui aurait sa part dU fardeau et lui prêterait son épaule.
Derrière suivait le chteur des Ifenmies, les bn» au cîer, la voik pleine
de sanglots, un vrai choBur dIEuripide, qui criaît sur tous les tons l'im-
tique lamentation, le cri presque universel é>er la douleur humaine :
Wœ! idoe! On entra dans un cimetière en friche. Le fossoyeur piocha
(i) M. de Gounon a fait tout ait chafiitre à rencontre de M. Thierry, de M: Ifficbelet
et' de M. Ampère, pour prouver, snhrant ses expressions^ que « Téglî^e irlandaise est la
plus roniMe de iKMite» lea'égti^e» du- monde. » Monseigneur Mac-IMe 8*étomierait fort
d'un pareil éloge et le rtponsserait presque comme une îiQdre.^ C'est un toMat aitlio>-
lique, un ardent eaneim du protestant et de rAngtais; mais c'est- aussi un évèque des an-
ciens jours, pénétré du sentiment de son indépendance, et gardant comme un précieux
dépôt les libres traditions du clergé dont il gouTeme une si grande partie. Diepuis que
réglisetle France a cessé d*étre gailicatie, il B*y a pas au monde tl^lise moins « romaine v>
que réglise ^Arteade.
le coia de iàn^^mUpi0é'm»ùmàiiB aBaepvdiMaît^d'MMlhideTlii dén
pcmU^edes sîejM. toiiPa^iUlK^^ilMttiseftwaiiià
semem buBwdei» et leawMyea» poiiiarî84teteBeîMa^biàr8i< lie^ itvon
au i^TC|i^ 4e le fowe« le» piediren^foed^celtiMi d'ua^ bout, (MAMà de
rautre, ii^ iteprifeAi^ JMPsil^eimi^a^ipibi^ taiKb5t |p0ataaodie«^ imM
defiséché quf; le^Mu^duioB^q^eis «feît voulé deiii^t lei^ Uteveitifa^
mpiasé raOteu^.e^ci^ffe reliwW^^MUYi^tfteut.e» paiiaiit ite^
se» et^de laniWfr»U^f»^îl»<wnroig^^
GQiome Hapg4^ Goi^Tev8iiUtei^ec,(ie tâte d'YiMry^ I^^^dtni dîl vffM
courte prière, après qpieî. to ew^Uoi^HeiiI^aieiet ?;iemai^.fnià9iie^.ee
précipUaai e l'eim aur les ommum étepecs^<aietovr d-eus^ le&re>et»<>
rent pêle-mêle, cvec d|98 ^go^fityherbereidefl^^
béaote juafufiLee^iu'^e fât eopfib^ A tfawiVf ee iugubise tumatle
ptaBeit et B^ppsiatt w .^il idiot yrwfue eatièraneni au^ ilnjoueit, sau^
tait, riait et gitsfeuleit^ Tous^ lerfigwrduieût etfle l^imaient faii» avee
la pitié de la suj^eistUkm..
Ce deuil saunage, ces rites himn^ cesticris, cette iâel6Sioe, cette
folie, tout cda. remuait rame» Il rest^ là quelque chose des premien
âges, et Fou se seatail iawieibtaneot tceiMporté dans un monde qui
n'est plus. Ce n'était, ni pour le regretter, nî panr^uMuidire le nôtce;
mais IL ; aiait wcrtristesse infinie dans ce spectacle solitiàre, dans ce
peuple abandonné. L'Iiomme d'iepréseni ne riTer ra jamais sans une
émotion profonde rboBune ^-il fut à son bereean. Les nations mi>-
demes auront beau s'affermir dan& les^Toiea sérèreeiiu'eUes se sent
faites, scQtmerde ptasenphis^lecbarBaeîngtiiirttf deejoœugs primitÎTes
pour n'obéir qu'à.leurs volonté» et à leiur nûson, jamais elles ne dé-
pouilleront cette mystérieuse sympathieiqpM* tour inspivent les premier»^
nés de la terre ouïes mneus de la«iviiMtipn; iieniseea toioeors bien
▼eau à flatter ce» irrémédiables défMtesi LWi$toiM^dê Im^ç^nquéie ikë
Aornmuis^esi parmi bien d'autres ian ittustrcfraeinplede cette fayeur
populaire qui récompense^ le culte des «ukies. M. de GeiiiMn< pouTail
renooTeler aur un j^us Teste théâtre l'œwwe dramatique de M. Au-
gustin Thierry. Pourquoi n'a-t-il pas essayé? J'oubliais que M. de Cour-
son ne professe, à Fendroit de M. Thierry, qu'une estime assez mince.
Heltons-nous donc sur le vrai terrain de Tauteur, puisqu'il ne s'est
pas mis sur celui qu'il annonçait^ demeuronaen Âimorifue^ou pour
mieux dire, à propos de l'Armorique, étudions l'unique point auquel
M. de Gemrson a tout sacrifié, l'apothéose dés instHutions ffodales : tout
sdxmiit là, si quelque Chose aboutit dans cette œuvre inextricable, qui
recommence toujours et ne finit jamais. La légitimité divine de la féoda^
lité, les grâces qu'elle a versées sur les peuples, l'honneur qu'elle a fait a
«
kiimrtiireiliumaÉie,. le» vanines proflm^eft'qc^énè^ dàti^ tè^ccfetar ttiètne
a<déo6av6i4^ ctet60B îbiM, ftt^«dio^;e«^^^^ 't^fô^^Hété, Htén
mhàtàùk^JSûi^A pa^ïai&wmMa^(Mm,^il€t'ptiÈmk àvMtitlout
te moâdlK ceoraKimi vaiideT^Histe q^ri^r^
|M»éfKsûu|éx]6(Be>dter >lUKtiiêm^,4ïft éKiNé<!4èrMtif^%^i^to^^
y atdâ.boD^pBrnn les conleMp(yrfite ànéi^^/Hiriàréftié
àfooop^ik^tkor é|M' Mi toio<â»te ^CMiir^^mièi^âi^tY, ttbst'WaI,
aiivkiii^innaiiiule temort de» Lotlte 4in^ ^ubUé^ltttië pailf one Jl^-
liihi¥ilUersïiMolitû8ql]i«(i iVéM» tià^^HAki^'fAtte ti^ dëfôVdrable atix
gi«ad9)seiBiieui^(âiâ^t ^ ^éûié^mSA \^el(i^^Mi'hm âié la' tégè-
Feté.i«M.i dBi»onamiêfyélk^^(sërVilkf^^ un flër "et' febgiiebi gen-
talMlIIIHle,.4llai^fi^f ^axêur<liit>^bëMéè^^ à dït^ :'irnridfnâ{1f jpaâ'icâ
jésiHteK Me: de)ÙMMrsoà a^l^^à dMluMrét-r^uv^edë éë^dôblcs deVan-
devs en éntaBbleotsiftUAesBë^^ éh èùVMtlt dà^nt^jf^ l%o^x)n de la
science; Ua^swtoutb^idlntde WMU(^Uèi^S% cette èoil^^ilratièn qui lutte
en France cootr&la1/«Hlé^K>tif1é^ithner, quèdl6-je? (tour tmagnifièr tout
œ qui 8iesti{>àssii datii t^pkj^ ^pulk 'frbis ^èdés. b — a L'uii déS plus
grands jurisconsultes d'Allemagne M Vnandait Tàii délier : Eh bien t
n'y a4-41 f)a9>aflsez loAg^tehips quelles i))stitutions ànti^u^ de votre
pays gisent ddn^la podssière; et^v^lé^gtés et Srùs publicîstes tlë se dé-
cideront^is pas à dépc^t^ la^ phH^ du' Jôurilsrlistè pon^ prendre eiii:Srï
celle du critique et de>rhenilihe^'iêtàt? » QuMk se décident ou httil dé-
sormais, la besogneieeifaite et parfaite; M. "ûe Coursori lés a distancés;
la France posséda enfln son critiqué tK)tnmé d'état, et a le grand jdris-
« considle^ aliemaodt >dà%nera' ^adë'ddfite la tk*àitër de'nfioîns haut.
Paiinn&toutdeiMMlJ Làf^Mté d^ riàtre noritelie école historique, c'est
justenaent cette JmptartiaUté MiMteii^ qu'elle a portée dans ses ti^vaux
sur le moyen^ge^ic'était'ydâ rèâtë/tùie impartialité facile, parce qu'elle
ne tirttt pobità eonëéc^eiiëè^, b^ét^f la sérénité d'un victorieux bien
assuré desavictoire.'Venafat^ par impossible, avant la bataillé, une si
£roide écpiilé fût venue fort mal è propos. Lorsque Mably écrivait ses
OteertMMtofiràda fin 'éâicvnt* siècle, il n'eût pas été cet esprit enthou-
siaste et auattee qu'il était, il n'eût point exalté lés têtes comme n fut
bon xpi'il leseiEaltât^ s'il n'avait Voulu trouver à toute force d'exceUens
répubtieai&s dans les forets germaines et dans les municipes gaulois ,
s'il n'aarait maudit et détestée si grand coeur cet établissement féodal,
(1) Il eu est du livre de M. Laferrière comme du livre de M. Lehuërou; c*est une in-
filtration secrète de celui de M. de Gourson. If. Laferrière, qui n*a certes pas Tair de s>n
apercevoir, a pourtant « fait à M. de Gourson Thonneur de lui emprunter plusieurs idées
fondamentales; » il lui a du moins laissé son tableau des diviiions de la Gaule après
la chute de Venipire,
LITTÉRATCRE C.\THOUQl*E ET FÉODALE. 89
dont les derniers suppertëISMnIciStftt déjà sui' une terre convulshc.
Tpuit ^t tombé i«jtîn^wwl»r eltlVpi(f«ut<aiA«iîBer, sanoolèie contre
r^f^epte, 4i^iHndS^î<n$ sootr»l|i9*iMnafHiks>^ee ii'MiimÀdi^
PQlir c^q^'on «oi^, i^t^-de^^^tir^ ûiielquttiàuAtelteft>deiM. ewàot
Vl^ fiYf^iJl^ffc^h^^ >6.daBg8p(ide fcëtki
ii;pp^t^^/43ff[it41r|ai3^ ftr«JIPPiQ«^ M^io^ du mof eatége. Ifcftiîzofe
nior jfl^u^ï^p^i , Vm f p>âi^> JuMûi) uBë ptnte) popliUkiM i
Ym^r/tiuç.^ ifff^^^e^*i/(l|^ 4(^(3 09i«f^^ dès idf8siet>âeé|Miinon$^
siaH^lQ^^i|9fi^ili(^^r/f|^^,ft'g,<^j^ <imad9D ^u'oU«!iUg€iit*nï|i*iv««
gil^ci ^(Çff 4p^i:», da^f*égKnis^l«4fs^ll»8|îw ^UfMofdiU^e/y'^Iè cootï
là de>|^ pa,fplps, lx^^4^IWflée§,ê M.id^iCoiârfiDQiti'i?iiiàifeq*^«ne,
ccnç^fsym/i^^ lliÉipaivi
tia^tq p^pi,é[t]rç.i|pe ^f^;. 4'(Wi»m^d^€H)b€iWK;^apifteii^
point ceUçf f|f^ qi<i^i^i; on, .i^di^ jt^ «i9fi^R lfttaMidQ)à M ma ee^
nuLgi;iiaqueprétçx.tfi,,(^iiy)P^^r4i;^ ^ j^isi^ ,AJWi4e difaoii vavao une
modestie, qu^ j ^ûpf^rMî^ à crQire<s^^n^,y ) ,; non» céelamiBaMulenent;
le droit de coofçi^ser «que la jumçi^i^^iK^ijbsAd-étaiite
pensons poin^ à la r^issu$|çi^ir ; ^^^^l i;^;^ .^if^e^ «ffet> Qu'Ainienbarpaa
à ceKU faudrait jta,|c;ep>çWir!^ sur 8f^^ ! i > i m
U faudrait, ,^ mêp^ tampp^ r^oilf^eiirèitout l'4io(}nîl46iU anience,
bannir djss esprits,, ^çji^^9 M.idéQ»)4a|qes.fp;Usi4oî:tm^^ d'illustres
maîtres, et cbauger li^ fait^, pour çhai^ffi^ri ^ éiùoUw». JLa science au-
jourd'hui ne calomnie poiul,^ ne tiatt^poiipt. lie. f^i^^elte; fend justice
à toutes les phases (j[|^J'iiisto^,,ii,laf8p^iét^rléQ4ate
celles qui se ^pt s^pcédé da^J^ lçng^a ,«^4es! df^tiûées humaines. <
Elle ne, s'arrête p^{e^ phefpl^^.^le^ dcci99effN»fità{HM^
Yoyageuse sur quelque, jpp^it isoii^ 4^ c/^tO} prqijit^ iofiÂie pour; s'engour-
dir avec les i^çxts i^ç!^t r^nat|i^^i^ sm^ n^m^i t^tt?' w cmint pas non
plus que ç^ m9r^ s^jI^s^iCpt pou^f.glaqjuf ,€^ elle est
sans rancunes pai;çe qu'elle ^t sans ^iaiTnQ^)t)|ieM(ine fei»t jamais les
restaurations, iln'y a que lei^.bojmqies.qui;i|^^:^66^Qnt : /nous^avons
bien pu nous ^n,apej:cieYpir. Le gpfi^^raQppiQQt tmM nift «ri^é par*
tout à sa place pour s'en aUier partout à son t|€W^i^ittQ'€ial<>nM<les
grandes merveilles de T histoire que cette lente «suoœssioiljdûs; formes
sociales progressiven^ent traversées par l'intelligence) c'f^U^l^lua belle
philosophie que je çooj^^iisse de voir l'hommCj agrandi par l'éducation
patieotê des siècles, monter peu à peu delà notion pramièra de ia la-*
mille jusqu'à la notion vraie de l'état.
Accorder sur un bon pied Tétat et la fàmiUe, tel est le sublime pro-
(1) ÂTafit«-propos de M. de Courson, page S.
M lEVUB MM mm xoiiDn.
bièmg 'dies iariitethiM'nirterpeg. V^fiÊlÊ^'lk rèttlttMoa ttVempm^ là
iufiÉiHefttt absorbée «ptr l'état, c'était ifimiivcRs^ n'est-ce pa^ lin p^ifB
oMtraire À présent, ettef^Rtmire^ninâmH^U'mieni^f Aniëstrre que la
irte ptibliqiie semMe «^IMUîr et 9e déteiidre, éHé èe subordonné Si la
^ firivée', OB ne 90 pkfne pas d'éCre nn rai^ Citizen, miifir 6n esA^M bon
pèr«! Lefll vtertfis domestiqnes finiront^Res mni par Mm dlspensi^'4é
touteB lea BUBàt&ff fi*ne s'en faudra gmère ëtors tjd'eHes hé -^^iètàâes
Tiees. Toti)DiiPB au g«et pmr saisir à pi^pdslé^irt'dè b ntoiitev')^
fiosse science n'a pas manqué de suivre ici le cenratrt^'ènë s^éifôrée de
supprimer Fétat dans l'bisto'ire comme dalis laf pMitiqliè, éHfe hii 'nie
partout son dreiit et ses titihes au fcénéficé etdustf dé la fiÀnilkr; r«bt
pMr elle, œ atnmêi jamais qué^ la femtfte ^it grand. Merisouge èâl^
cnlé! L'état n^estpa^ la fÉumlle, la ftmfUté n'est |Mi^ et tié t>eut être
l^état; les rois pasteurs des peuples soHt^ Tége dHomère. La fiimîHe
est TassodatiOB passhre des instincts et des sentimens; elle se reproduit
sans but. L'état^ l'association \9bte et active des înielligences; il se
propose une fin. La ftanille flfa point d'histoifé, et l'homme est au
monde pour en avoir une; le premier jour de FhMrire, c'est te jour
06 disparaissent les patriait;hes.
Mais conunent le baiiiare dévoué corps et ame au chef de sa tribu,
attaché de sa propre personne à cette personne supérieure par le seul
lien des affections^ et des instincts domestiques, comment le barbare,
au sortir de la v<e de famille, eût4l jamais conçu sans intermédiaire
notre état d'aujourd'hui , cette puissance abstraite qui représente la
somme de tous les intérêts et de toutes les volontés , qui dorrline ses
plus hants serviteurs comme le droit domine la loi , cet être idéal pour
lequel on donne sa vie comme on la donnerait pour un être de chair
et de sangt fi fallstt une tr«MisHion, il fallait d'abord un Signe matériel
pour que Fidée d'une société fixe et régulière s'incarnât plus facilement
^ns les esprits. Cosigne s'est trôui^du moment où la propriété indi-
viduelle a remplacé sur un ^ divisé la possession confuse du clan
sur \m sol presque indivis. GÉie ^sedété de propriétaires distincts s'in-
stalle au lieu de camper, et cette situation nouvelle la conduit à toutes
les iQventfons«qui'fent la grandeur et prouvent la vocation de Fhomme.
Cest en -s'attachatil è' la terre que Itiomme se tire de cette existence
vague et oommune où son originalité créatrice s'effiiçait derrière les
caractères généraux de sa race. C'est la tenure de la terre qui Félève
à une vie plus diverse et l'oblige à des relations plus raisonnées. La
terre alors te gouverne, «c'est la terre qui fait l'homme, » et voilà le
premier axiome, le sens naturel des institutions féodales. De ce point
de vue*-là, elles ont existé partout et dans tous les temps; ce n'est pas
qu'elles doivent exister toujours. Vient en efTet le moment où la so-
ciété n'a plus besoin de cette représentation palpable de son essence
et da son i]Qit^ialte.iSst, toiit.4MÎae. La loi toitefo i|a <kt iffra, ioii^
ttle.fpiir Xa^xM^t^* ^a JIa ûa^,4%gânQ «l ré^ras^v J^' cHofW <a i<mi
^^^y^^^f^J^^ti^ ^ V^^M^ {mr^^biaa autd^asuiB (de «Mrpit éti^t dwt
non f^t^'esf^e 4i^,9<P doi^aiii^.^ott de^m coutuina^.U cmàgmod vm
fM^àj^fiff^ |[f Qf^"^ lw^^rhîà;anchîe j^liJMatoU^UiaUtec la révolutioa
on ^appellie coip^ l^i 1^^ do^if^^de k^,caasHtij»miW.¥ 4^1 creuses
maiumes ai de Iplîiss i^illeY^s^s^ » i4<¥^où var^rop.? Çeiqiie l'ou veut
avaiit tout pei^u4fier> c'j^t;qU''iiu^^^^ d^M^sTUMitoke cette initia*
tioD volontaire de F humanité s'élevant^ln^ d'eU^^jnâ^fie à $a gran^
deur^ c'e^ que ri^oGM^ ,^t la, société;» créé^ daps leur excellence y ne
peuvent ne^ sûnuter à jleur fbrtmae par le travaildes aiècles. U n'y a
donc au monde q^'une.soçi^té.l(égitimeyla société, primitive de la têi^
mille divlnendent instituée pour rester à jamais sous une loi d'autorité;
la nôtre ne compte pas, puisqu'elle n'est , depuis trois ou qjuatre cents
ans y que désordre et confusion, et, quant à la société féodale» la vraie,
la pure féodalité^ c'est encore la faînille. , Voilà l'erreur «ur laquelle
IL de Gourson a épuisé tout son temps et toute sa «cieac9^ il lui fallait
faire naître la féodalité en même temps que Ibomme^ il n'a pas cru
pouvoir établir à moins que «la féodalité n'était pas née comme ua
champignon sur du fumier pendant une journée d'orage! » Per-
sonne cependant, même avant que l'Académie eût couronué cett9
révélation peu nouvelle, personne ne contestait ^e la féodalité eût ses
racines dans les âges qui l'ont précédé^; mais personne, fut-ce même
en dépit de l'Académie, peisonne ne voudra croire que la féodalité soit
fout entière dans l'organisation naturelle de la famille^ du clan,, de la
tribu, et qu'elle eût été, par conséquent, très agréable aux peuple^^
si les rois ne l'avaient méchamment gâtéa.
En prêchant ainsi l'identité de la famille primitive et de la société
féodale, M. de Gourson ne s'est pas aperçu qu'il oubliait aeulemfent le
prmcipe fondamental de la féodalité, la pl^ce que prenait désormais la
terre dans tous les rapports de la vie; il n'a pas compris que le clan re-
posait sur Tunique lien de la personne à la personne, Fensemble du sys-
tème féodal sur le lien de la personne à la terre; il a fermé les yeux pour
92 ttvmi JM vmt mmd».
ne pa6 Voir les difféi^^nées qui découlaient partout' de cette diittiiôfioii
fondamentale. On lui prcmté que la famille f éedsAe eslT^Éhéiutè fiAt la
loi de succession, tandis que la famille primitive s'éteàdA>nfitltfl f^âhr fe
ëoù^àge du clan; on hii mèntre; d'un oôté, Ufiéf fm»pélëlé1ltmhm\isée
dans la {loséession d'une seule soùcbe, tt^sttiiaèiàFaHiié^fMr {M'^tege
exclusif; de rautre/uu partage égal de FhërâAlli'^Ms'dfâlM
primogéotture et dé bâtatdi^; bu'bMn edboi^lé eaâbt>Ao«^
fisé t>âr un sin^lier contftiste auJirdép»nsr)d«!Séi$» Mt^ éûûiï ton
rappelle rbespitàllté g^fmànUj^ù&ykVrm^^titakAë^^^
iBourte directe du àto» d*aubaine>(V);>M/iâ€lCoti{i^¥ës(è itSk\e i^ fbi
^ baués^ li^ éfi^ulë^, perdu dand U cdHtëttifMil^tt'Ilé eé bodbëuf trbp
tôt éeoulô de»! sièOlè$>fëodaux qiii'^tti*^h(*èfre pbu^ M rèrè dés patriàr-
dies Ne ïài ^tîetftâ^ ia taillé! ui delU^i^rtéie; c*ét^etit< làdeë abu^ die
tancten réf^n^é^là^pèiPfldlèfâés t^i^àvafldéiio^ sef^utiâ db letirs
droMs les? plAs essentielle : < ^te ûè ipduVdieht j^lui^ remplit^ ievihi dèVdfrs
envefrs leurs VastôUK:^ ^AiMrèitfêâtV^s débite, ilsaûrafbnt ^nt-blfiities
engrangé leairs moisisonB efl)èftt;^lefi^étarigs».' Il faudrait pourtant
bien loger quelque patl'dan^nîktciiré^ cet à^e d^mUe la fèodalHé.
M. de Gourson a fait son* diebc^ ït aurait voiUu ^émt tau ttiotidie avant le
XIV* siècle : la vie était^lte'dèilc^èri^ônilmbdé^au xi^, ^uah^ l'église
implorait la trêve de Dieu pour obtenir {|u'on ne guerroyât pas plus de
trois Jours par seihainé ? au xir; dfr temp^ des cotferea^t T au ini% du
temps des pètetôureàuxt L'éti^^ piété que cette adoration presque
m^fstique de la Tiolenci^) pÉrciè ^è la Violén<!e eët tnainteàànt couverte
du manteau des figes f Et tojnèsi aussi : depuis le xrv^ iSèJclè, tout est allé
de mal en pis, soit; mais 11 ^a dés héros dans toutes les décadences;
où prendrons^ôusles héros de M/dèGourson?(^^i\n!rt, par exemple,
les hottimesde la ligue, lorscifuë % la HaHOn; éourbée depuis Philippe-
le^Bel sous le joug du pouvoir absOttr fondiê par les légistes, se réveîUe
et iê retrow>e à là voix dé ses jJi^êttiôs. » Ce seront par atialogie ces gen-
tilshommes bretons du xvuf siècle qui, pactisant avec l'Espagne comme
leurs aïeux du xvi% servent d'acolytes à ta misérable cot^spiratiou de
Celiamare. €e seront enfin les conseillers du parlement de Rennes qui
refusent d'enregistrer les lois de l'assemblée constituante, parce que
les états de Bretagne n'ont pas été convoqués pour les approuver; ce
seront à toutes lès époques les malencontreux défenseurs « de ce vieil
édifice de la constitution française » qui n'a certainement existé dans
aucune. Le rare patriotisme que d'êtrê ainsi à perpétuité du parti de
ceux qui statuèrent avec Fétratiger contre l'esprit de leur temps et le
(1) Du moment où chacun doit rester sur sa glèbe, le vagabond, le voyageur, rétran-
ger, deviennent suspects, et le nouveau régime teri-itorial change ainsi du tout au tout les
anciemies mœurs.
(unoLioeE «r ivodalb. 98
60iiT€mifi de lem< ptys, prince oQ nation ! La beUe paisoa surtout poiur
accal^}er^d;^Ôwe»4iiitiMK|u6 fask même eœiir et'ne partage point
(Tteirt }^ mw deroî^P)griettoaQtre M. de GourSDn. Se9 pecfcadîUes d'é-
ruditM amt^eHb véiri^^ r^i «onibrense», que je pi'ai point de plaee pour
lisSf^Miiy^M^^^fm ttiélbedôset^^lhéories peuvent pa^aer pour de 'gros
jféf^&^^fO^^Ft^^}^ le sens coiûmun : toi|t
i^elpi ^p^rdmmft ee^;q«i^ner4e{ttrdann6 pas^ e'eat le dénigi^ement ^is-
léii»«tf[liie!di^^)^9!rbanBl(t^'9tt intelligences de noti»
i^v^f e>8l is^çn^^WjXmmçtWqv^
tQ^'eura((fiefdon^iDieu)ai^«a|[^j>cberfl^ larpei^mie dana r<a«ite«ur
et blesserrrtNmM auUieuTd'attçtquer^Vîdée^ fc^ nepi^end^'^u'^un^exem-
ple, j'sçii^ pcmwaiB prendre^nUlte^lje^ powrrw ^*
xHsé d^eofiprmler aQX'Pi[!ot^9tei)^v^e9n^^ «efin et
charmant eeprit de M. If icbeletf a^^èremeot ineimmé, Jani dTaiitreB,
plus obscHTS^ tvaîtés^c&i masa(^<^igiifîE99ai^ d'mpies* Je m'en tiens,
|K>uF justifier l'ivpareiiteséy^ntéfcktvies!-^^ àladureté toute
partîcuKère des ppocédé^ de^^lULid^^^f nspnfeai^ersll^ <de fiémusat, qui
ne se savait pa^ je frois, d'ennemia^ aiph9rnés. QaV)H lis» seulement
tout ce^diapitre ^jue BL de Gourso&aiiÇDnsacré^ l'on ne sait trop pour-
quoi> à la vie.id'Al)âiard entre deuxf diaseriations si>r la féodalité : on
verra là <:e qu'il^iipui^t penser de ft^ç-iminiatrf philoMopke, <séd sa haineux
partialité anti-catholique, » <le la eoncurrenqe qu'il fait à IL Eugène Sue
pour lui arracher les électeurs du /mf£rr0nt. Mais aussi que n'avait-on
le bon goût de parler d'Abélard à la manière du lauréat de T Académie?
N'y ayait-fl pas dans la destinée du malheureux amant dHéloise dés
endroits intimea^iuliLétail beau de s'eKercer à rendre? n'étaitr<» pas un
joli traita d')ex(4iquer«ommpni « l^r^^eil luî tenait Ueude tout ce qui
lui avait été ravi;.» (I)? » Oesttavee ces délicatesses qu'on écrit l'his-
tx^re« Et la cbarmante ap^héose que»!!^ de Réimisat a manquée faute
dun peu de religionl PourqucH ne pas ûnif' comme M^ de Gourson, en
BOUS 'eutr'ouYraat le dd? Pourquoi ne pas^ 0'éerier avec lui : ^ Je crois
fermeiifiept que le fils du pieux Béranger, ajai^ paasé dePlaton au Christ,
a mérité d'âtre recueilli dans le sein de son divin maître/ lequel, 'en
sa miséricorde infinie, a rendu pour jamais é son f^itcêophec^SeqvHîl
avait tant aimée. » Voilà de la tendresse bien placée; M. de Goursao Ta
dit quelque part, il n'y a que les libéraux qui se vantent d'être «des
baiTes de fer; »
Je n'iyoute plus qu'un mot : la conclusion de oe livre si favorisé, —
non point, on l'a vu, pour son mérite intrinsèque, mais pour lequel? je
ne sais, — la conclusion directe et hautement proclamée, c'est un défi
(f) Les points sont dans le texte de M. de Gonrson.
jeté à la face de toutes nos însUUitioDSi c'est un appel aux Manci «contre
les bleus. U n'y alà, dira-tr-on, que du ridicule; e^-ce parce que c'est du
ridicule que vous le récompensez? Je cite les dernières^ paroles de H. de
Gourson, qui n'a jamais été plus ea verve gu'àc»t endroi(*là : c Catholi-
ques de la vieilfe l^rrieâeaGivnyaody^llbf^^vâà des Pont-
calec, des Cbarette et des Cadoudal, descendans des vieux ligueurs de
Mercœur, des bourgeois de Saint^Mak), et des paysans dont le sang hé-
roïque a rougi tant de fois les landes du Morbihan et de la Vendée I ahl
soyons toujours les dignes ûls de nos ancêtres 1 Dieu et la liberté 1 Les
jours num^^ .ne ^n^ pas ^^Wp^ ^ttéSy^P^touère ^sMuott^ mille
dtoyens lelrjpri^olic^ récl|mjii|i]l|i|i^f ^iqe la l^rpiÎQ la fa*
mille'et ae leducalion. Cette manifestation est sigoificative... Cesten
vain désormais que les impérialistes révolutionnaires tenteraient d'emr
boiter ce peuple dans Tornière sanglante tracée par les Danton et les
Robespierre, comme on emboîte un wagon sur les rails d'un chemin
de fer. L'énergie des Bretons ferait bientôt voler en éclats et la machine
et soaiaàprttdem diraet^ursi' tt*etoi» de l'Ârmof ique, relUséis avec res-
pect r histoire it vos pères, relisez-la pour apprendre à résisler aux
despotes, quels qu'ils soienL Comme vos pères, soyez fidèles au mcilheur
et dévoués sans espoir de récompense;, mais , comme vos pères aussi , restez
toujours debout, s
Ôuaud ces pauvres chouans de 93 vinrent demander à la restauration
le prix de leurs vieux services, elle les renvoya sans pain dans leurs
chaumières en raines, i^eè ctiouans d'aiûourd hui nuus font ta guerre
avec des phrases qui voudraient bien parier aussi loin que des baliesi
mais» nous^aulreSy, nous sommes des magnanimes otites maguillques:
nous leur demionapour leur peine des couronnes élites piaees» ei.nHiî
qui d'aventure ne puis me décider à trouver cekt beau^ par ce ieiaps
de complaisances poliliques «et de critique complaisaQle , je vajs passer
assurément pour un liés peW «spiit, suion pour un aseea mécbaui cft^ ,
ractere« f
AuoAMai Tmus» f
i
J
IV
II
■^■****'**^-'^-*^*^'' — ' .■^^^- I
n;
SÏR ROBERT ADÀIR.
iir RAbcfft Adair, viUi a lelcction fimn bis dM^jMclies. — JUDwU>p.
Lis JBésMfFeB Mrttvîqnes abondent en^ AngtetBrffe, «urtout depuis
i« tfliwp, mais, sauf de très nuvs excepèioBs, il ne Cant pas y
réqnmleDÉde Mtqiii forme, ioaace nom, une des branches
pins ridiescaoïme les pins erigmalas de oolm Uttératnre. Lc^ roé^
nflMttsii'imirien deoonnmun avec ees autobiographies tives,
pittafoscpies, iauÉss pliqinea dss sentianena pt monnels de i'^ri-
aiqvî puisent dlaas cette peratHinaMÉé piéme lenr plus puissant
intérêt : ce sont presque toujours des eorapositions graves, sérieuses, un
pen séchas^ dansilesipieHei des hommes d'état, des cheb de parti, après
aEVDîr quitté les affaires, reeueiUent les souvenirs de leur carrière poli-
tîqBe HKMns pour (aire valoir leurs services ou pour justifier leur propre
ooodote que pour présenter Tapologie du parti auquel ils ont appar*
tenu, an sontmir encore sous une autre forme les [M*incipes qu'ils ont
défendus pendant qu'ils berçaient le pouvoir. Quelquefois ces mémoires
sa composent simplement de correspondances officielles ou privées^
pnUiées soit par l'homme d'état lui-nnéme, soit plus habituellement
par ses héritiers, et liées ensemble par de courtes explications ou f&t
de simples notes; quelcp^fois aussi c'est un journal écrit à mesure que
las événemens s'accomplissent, arrangé plus tard ou mâme laissé dans
ia israie imparfsite et aonuasire par lea éditeurs posthumes, n n'est
QÇ p R^yuB pis DEUX MpnrpBS.
pas sam^^xeinple enfin que le texte soit presque complètement l'a^uvre
de ces éditeurs trayaillant sur de simples notes ou sur des documens
trop informes pour être livrés à la publicité sans avoir subi cette pré-
paration. Rarement on y trouve un récit méthodique et suivi rédigé
par Tauteur lui-même^ et, lorsqu^il en est ainsi , ce récit ne s'ap^Iiqiie
d'ordinaire qu*à une époque, à un fait déterminé qu'on a voulu éclairer
d'un jour particulier. Souvent ces diverses formes sont mêlées dans le
même recueil. De telles œuvres appartiennent évidemment à la poli-
tique bien plus qu'à la littérature, et constituent^ non pas des fragmens
d'histoire, mais des n^tériaux pour les futurs historiens. La.diversité du
génie des deux peuples n'est pas, à mon avis, la seule ni mênje la^priur
cipalé cause du peu d'analogie des mémoires anglais avec ceux dont
l'immense collection occupe une si grande place parmi nos rii^hesses
littéraires. Cette cause réside surtout dans la différence qui a long-temps
existé entre les institutions de l'Angleterre et de la France. Les mémoires
français devaient éclore sous un régime de pouvoir absolu, dans lequel
il n'y avait guère d'influence et d'importance que celle des individus;
les publications que, clxez nos voisins, on désigne parle même nom,
appartiennent naturellement à une époque et à un pays de publicité et
de liberté, où les hommes ne peuvent acquérir ni conserver une haute
position qu'à condition de se faire les représentans, les organes d'un
principe, et de confondre leur intérêt personnel avec celui d'un parti
ou d'une opinion.
Les publications de cette nature ne voient d'ordinaire le jour qu'a^
près la mort de celui dont elles portent le nom; on en comprend facile-
ment le motif. Par une exception qui s'explique très naturellement^ sir
Robert Adair, parvenu à un âge assez avancé pour que la génératian
qui était entrée avec lui dans l'arène politique ait presque entièrement
disparu, a cru pouvoir, de son vivant, livrer au public ses ^uvenirs
et ses appréciations sur des faits importans auxquels il a pris une part
directe comme représentant de son gouvernement, et que le cours du
temps, hâté en quelque sorte de nos jours par la marche rapide des
révolutions, a déjà fait passer dans le domaine de Thisfoire. Fidèle d'ail-
leurs à ce respect scrupuleux des convenances qui caractérise les
hommes d'état vraiment dignes de ce nom et dont on s'écarte rarement
en Angleterre, il a ^in de nous avertir dans sa préface qu'avant de
publier une partie de sa correspondance diplomatique, il s'y est fait au-
toriser non-seulement par celui des ministres anglais qui dirige aujour-
d'hui le déparlement des affaires étrangères, mais encore par le chef
actuel du cabinet de Vienne, où il était accrédité comme ministre plé-
nipotentiaire lorsque fut écrite cette correspondance.
Sir Robert Adair n'a fait partie d'aucune administration, je croîs
même qu'il n'a siégé que pendant quelques années dans la chambre
CORRESPONDAIStlE' DIPLOMAIIQIE DE SIR nOBCRT ADAIR. 9?
des communes; maïs, ami intime et parent de Fox, étroitement lie avec
d'autres membres éminens du parti vrtiig, il fut appelé par leur con-
fiance à des emplois diplomatiques d'une grande importance aux diverses
époques où ils ont possédé le pouvoir. A Vienne même, en 1806 et 1807,
et un peu plus tard à Constantihople, il eut à soutenir les intérêts de la
politique anglaise contre la puissance alors eiorbitante de la France.
Chacune de ces deux missions lui a fourni la maâère d'un livre vraiment
curieux. Cest du premier et du plus important que je veux m'occuper.
Ce liVre ne forme pas un ensemble régulier; il se compose de deux
parties très distinctes. La correspondance de sir Robert Adair avec le
Foreign-C^e, avec plusieurs envoyés ou agens aiiglais, et avec le ca-
binet de Vienne, éh estT)ién le fonds principal; mais ce recueil de
dépêches e^ précédé et suivi de deux mémoires ou dissertations dont
je dois d'abord indiquer Fobjet et la substance, parce qu'ils jettent beau-
coup de jour sur la pensée qui a présidé à la publication tout entière.
Le but que s'y est proposé sir Robert Adàiir, c'est la rectification des
epinions assez généralement accréditées sur îà! politique extérieure de
To% et de ses amis. On s'est habitué à côrisidérei' cette politique comme
favorable à lexistence et au développement dû système ré vol ution-
Daire français et même comme portée à tolérer les envahissemens de
Fambition napoléonienne. On s'est plu à montrer Tillustrc chef des
wfaîgs dominé, subjugué en quelque sorte par l'admiration que lui in-
spirait le génie de Napoléon, et s'empressant , aussitôt que la mort de
Wtt eut fait passer le pouvoir entre ses mains, d'ouvrir avec le cabinet
des Tuileries des négociations qui eussent certainement abouti à un
traité de paix si lui-même il n'eût bientôt cessé de vivre. Et ce n'est pas
deiAemeht l'ignorance des contemporains, encore mal instruits des
ftite et trompés ou aveuglés par lesprit de parti , qui a ainsi dénaturé
ude phase aussi essentielle de la grande lutte engagée entre la rcvolu-
fion française et l'Europe : long-temps après, lorscjuc déjà assez de do-
ctitnrens avaient été mis au jour pour qu'il fût aisé de se rendre compte
delà vérité, lorsqu'il semblait que les préventions et les haines qui
avaient pu la voiler eussent eu le temps de s'amortir, on a vu encore
des écrivains distingués, des hommes en qui l'expérience des affaires
étattunie à l'intelligence et au savoir, reproduire plus ou moins com-
pUHemetît ces vulgaires erreurs. Pour ne citer que deux des plus émi-
nens, M. Bignon, M. de Genz, bien que placés à deux points de vue
abfiOlament opposés, se sont, au moins à beaucoup d'égards, accordés
à présenter sous cet aspect la conduite et les principes de Fox, avec
cette différence cependant que l'un a prétendu lui en faire un mérite,
tandis que l'autre y a trouvé contre lui le motif de graves inculpations.
ÉgUement blessé de ces éloges et de ces censures, sir Robert Adair
a erttiièpris de démontrer qu'ils ne reposaient sur aucun fondement
TOHC XVII. 7
98 REVUE DES DEUl MOIVDES.
réel , et ^1 y ^. réussi, à mon avis. Non content de refeiferayjBC iii^,^^
jjfiii^utieux les assertions inexactes^ les erreurs de ^tefi, I^s faux, raispi||-
iièrnéns accumulés pour élayer le système qu'il, voulait coin WUre,^
a très bien expliqué les cîrconsfances qui, dans rorkîn^^ayaj^iîtl^
lui (donner une sorte de vraisemblance j avep upe bp^e ici dan^ laqyej|^
Il entre beaucoup d'ha^leté, il a constaté la fa^îe ipor;lion de re^^ité,(|m,
coimme il arrive presque.loujourSj,ayait servidpbase àçéi^
fantastique. C'est ain§i qu'il reconnaît ^u^^à Vor^g||ic| .dç la, ré^Qlptfcjçi
française^ Fox, entraîné par sa généreuse phiIaniliropi^,,s*4tait jCpmjUé^
tement mépris, sinon sur Jes conséquences définitives, ^u j^oii^s sur jç^
effets directs et iijfimédiats de cette révolu tîop,' croyant eif y-pijr SQr^%
dès le premier moment, ce régime d'ordre^ de liljHçrté^, de modér^Mpp
et de paîx. auquel la France nç devait parvenir qu'après avoir travei;ip
une sanglante aparcbje et précipité lïurqpe dans tant (^'agitations ^t dp
guerres. Sir Robert Àdair p'essaijB pas non plus de dissimuler ks e^L^yj^
rations, le^ èmporîemens de langage qui, dans l'ardeur d une poléjQPLiqq^
soutenue de part et d'autre avec la plus extrême vivacité, ont parfaits
semblé justifier ceux qui accusaient Fox de se faire, aux dépenp même
de son pays, l'apologiste et le cbampion des démocrates français. |1
explique, d'ailleurs, comment on a pu,j!ans mf^uvaise foi, confondre
avec les sentimens de ce grand homme les opinions de cerlaiqs person-
nages qui, professant des doctrines bien différentes et essentielle|[Q^iit
hostiles à la constitution britannique, afTectaient de se dire ses alliés, ^
disciples, ses coreligionnaires politiques, tandis qu'en effet, le çevil pomt
de contact qu'ils eussent avec lui, c'était leur hostilité commune «contre
le ministère de Pitt. Comme sir Robert Adair le fait trèçi justement re-
marquer, ce ministère avait un grand intérêt à accréditer nne telle
erreur, si propre à dépopulariser Fox dans un temps où la terreur
de la révolution française pt la haine passionnée de; sep; in\itateiui!S
dominaient en Angleterre toute autre préoccupation, et, d'un autre
côté, la fierté naturelle de Fox, facilitait singulièrement la tactique. de
ses adversaires : rien n'eût pu le déterminer à une attitude de déleivse
personnelle et d'apolpgie que la malveillance eût interprétée comice
une humiliante rétractation.
Je le répète, les considérations générales auxquelles sir I^obertAdiÇir
a recours pour écarter les accusations intentées a son illustre ami soqt
généralement péremptoires. Peut-être, cependant, un examen détaillé
de la conduite et des discours de Fox pendant les premières années è^
notre révolution, à l'époque où la France était en proie à l'anarcbie),
justifierait-il des conclusions un peu plus sévères, même en tenaot
compte, comme cela est souverainement juste, des entraînemens de la
lutte. Cet examen n'entrait pas, il est vrai, dans le plan que s'était
tracé sir Robert Adair. Son ouvrage se réfère uniquement au tem^sdiA
CORRESPONDANCE BIPLOMATIQUE 1)B m ROBERT ADAIR. 99
'cWôsUlat él'Hètempîrç, et, sur ce lemîti,'la lâète de t'apologiste dp
Wif èàt'jihisiïàdie. Foi, eh effet, avait pu se laisser séduire par l'image
et îè^àoth de la'lïlb^rté alors même qu'ils servaient de voile aux excès
dfe H*ïlilàVchlè $t à dèis crimes au*îl flétrissait de touis les stijjmal^
^'^èh êliû^iiéncé; "rTiaîs là despotisme, sous aucune forme, sous aucun
^^JWtëitè, ne pouvait Ôljltehîr ses sympathies.il avait pu oublier par
isHtiriiéd^^ eà' faveur d^ùti (ieupledéfendatit contre des rois absolus
*#tti*iiitfependati6e'5ét7è ffr61t'Ae niodïfier ses Institutions, que l^Ângie-
ttrtrè était ràllî'éi^ de ces niis; mais le jour où ce peuple, s'élançant
Mihiié séstK)fiti^bs, prëlendàilà iion touràicter la loi aux autres i^-
^brfe^ dètruii^e leîir alifbhoipie et dominer le continent, les mêmes
"ii^titltiiëUy qui ilaguèbe inspiraient en sa faveur J'elpquenicegéhcreuse
ééPOit ne Cuvaient liianquer déceler dans les rangs qp^ibsés le bbam-
piOd CÔnétktlt des faibles et des opprimés, Tàtiiièie ihrati^abié, ardent,
ps^oriné, dé toutes les causes qui s'offraient a lui avec 1 apparence de
réquîté et de la justice. 11 suffirait, pour se rendre coinpie du change-
tfiedt apporté aux dispositions de Fox envers la France par 1 etablisse-
meilt du régime napoléonien, de lire attentivement le discours qu'il
pronotiça dàOs la chambre des communes après la rupture du traité
d'^Amiens. Tout en blâmant le cabinet anglais d*avoir recommencé la
guerre, Fox lui reproche de ne s*être pas opposé, dès le principe, avec
assez d'énergie, aux empiétemens continuels du premier consul, a ses
attentats contre les droits des nations, etd*avoir ainsi encouragé en lui
Fambition effrénée qu'on s'efforçait trop tard de réprimer au prix de la
paix du monde.
Ce discours est postérieur de quelques mois seulement au seul voyage
que Féx art fait en France depuis la révolution de 1789. On a néanmoins
j^rétéDda que, pendant ce voyage, d^s relations intimes s'étaient établies
entre Napoléon et lui, et que l'homme d'état anglais avait subi l'in-
ftoWKie du dominateur de la France. Cette influence aurait été, en tout
Cas, de bien courte durée; mais sir Robert Àdair nie positivement
qu'elle ait jamais existé, bien qu'il ne conteste pas l'admiration que les
nnmenses talensdu premier consul inspiraient à Fox, dontl'ame élevée
était incapable de méconnaître, même dans un ennemi, des facultés
aussi extraordinaires. Il affirme que la prétendue intimité de Fox avec
Napoléon pendant son séjour à Paris est une pure invention, que les
rapports qu'ils eurent ensemble furent aussi rares qu'insigniflans, et
B entre à ce sujet dans des détails qu'on ne pourrait taxer d'inexacti-
tude sans inculper sa bonne foi, puisqu'il était venu lui-même en France
en même temps que son ami, et qu'il ne le quitta pas pendant le Içmps,
Wfiez court d'ailleurs, qu'il y passa. 11 n'a pas voulu, au surplus, s'en
rapporter uniquement à ses souvenirs personnels sur des circonstances
assez graves cependant pour qu'elles eussent pu difficilement s'effacer
ros-
jç^rofppj.wJç,. i| a Qoqsultç ayec un soin scr^n^Iei^ les tepiqîgpages d^
|V,^pçu a années et qui ay^it aussi acçomp^jgjné s^n^^^^
,9,çfe f^ ^.^.^"s les y?ux un ioi^n^a} da^^^^^^^^
,p^f}pJo^nial,,un pe^ jE^us détaiUe, ^
mw pt?;M«?pîvÇefl;q?^ij:a^)^^^
qjj,çpjrè(fp;f s^fl^ ,^e flçi^pswge yolonlmi:e, .supi^sUipn.fli^i n;^ptrefa
Qerlaip^mççt fc ^ Pesait d'aucup, ^e, (?^u)ç qui 1^ connaissent perpop
i)|e|leip^nVje difi^ij^ni^^^^
Ip^-W seqÛip^^ ^îffTpfH ^ejl^roitur^.P^ d? l<>yî¥^té.„, ^
^uiyantl^m^ Ip preii(^er.ç9nsul elFof nç se virent, que trois foiS; et
>m^is seuls. C'e^t, le ,?jsêptbipt>^e |8p2 qi^'gs se ^ouyçrept pour jja
prerpièrç fois eu, DVès^nc:ç^ .Ce j^Qi^r-la, tqus ie^, .4^g|fti8. q^\ étaient à
Paris turenjt présentés, à ^nt-Ci9ud> j^u chef 4î*i gouvernement fran-
çais^ Fox était du nopihre. Napoléon se niontra très poli pour tous ces
étrangers, et, con^me cela était natui:el,,aççHeillit av^ uue distinctioii
particulière le ch^f de Topposition britannique. Ayqc une certaine so-
lennité, en termes choisis et éyidemment préparés, il Iqi fit d'abord
les coipplimens personnels les plus flatteurs. Prenant ensuite un ton
plus familier, il se n^it à lui développer un de ces thèmes d& politique
transcendante d,aDS lesquels ^on esprit se jouajt quelquefois u,n peu am
hasard, et que ses admirateurs (aujatiques recueillaient aveuglément
comme l'expression de sa pensée ^rieuse : il Ipi dit que le monde
était partagé en d eux grandes famiÙes^jla race ori^^ntalç et I^ race occi-
dentale, que c'était à la dernière, dont la France et TAngleterre fai-
saient partie, qu'il appartenait de donner la paix à l'univers, que les
lois, les mœurs, les couturées et la religion devaient être partout répu-
tées sàcreeS|, r(^spectées et protégées par tous les gouvernemens, que
quiconque essayait d'y porter atteinte devait être considéré comme un
instigateur de guerre qivile. Ces généralités, débitées, à ce qu'il paraît,
d'une manière fort décousue, n'étaient pas de nature à toucher beau-
coup l'esprit net et pratique de Fox. La seule réflexion qu'elles lui sug-
gérèrent lorsque, quelques instans après, il raconta cet entretien à sir
Robert Adair, c*est que sans doute le premier consul entendait être le
chef de cette famille occidentale qu'il érigeait en arbitre des destinées
du monde. Avant la fin de la réception, Napoléon s'approcha une se-
conde fois de Fox pour lui adresser de nouveau la parole, et, au moment
pûctactifléèreûraît, H le fit înTitér par Dq^oc à 'dîï^èr W Wi^ te' «W
m^jî^/témôigbage d'jériitJjfessem remarcmê icotnihé^Uii'ëâé--;
itigati^ii atit usagèà de jcette cour naîssantç. For racohlè] ^i'm.
journal, qpé le citeér, aiiquèl prirent part àém cents peTÉçUm^ltàt,
magriMciu^ et qM^ï6se^hiite,,q en faisait les honneurs, |liiïjpkr6ti
très ainiaLl(>Iéi Dans là ^iihéë qui suivi^t, le premier consul engâ[gek'|(y^c»
ses hôt^ un' entretien, qbt roula sucx:essivement sur un grand iièmtke
âè' suj^ 1^^^^^ de sa part àû long îiidiidlxi^e
, più^' qu'uiilB'^c'ônVefôïilfdn. n se plaignit tiveméht de la vibtéiifcè'ét-i
treméetdeiàljiicence^l^^^ anglais, qui, comme on saït^ ëtidbpt,
popir lui l'objet d'ùrié ^ànde préoccupation- fl dit qu*feii àdtriéttàiit
m^me mi^ilé ne ilsse'nt àûéuh ëffei fâcheux eu Àîi^léte'rrd^ils^^uvMëiit.
<ieVèmr en France une occasion de révolte êl dfeJtierrrclvtféMMfat,
de là ^tuation Intérieure dé làFiMtee, iï àftoutààùe'èétfe^èiWàtii^^
dait abébiumeùt faidisp^tiéaBlé 1' ëht^è|tiëh^ d'^^^^
même en temps de pàit. Ainsi se ^kssà là jciuràéé kii ^ sdpteiiibrè, la »
seùledans laquelleil y àitèd,^iih-e'm^lëôti éfM, i^àeiiiûé bfiose '
qui ré^mblë à thié conversation pôlltidiie/Le 22 du même ndô^
se' réncontrèrenit l'exposition dç i^iAdustrie, mais» ils ne s'abordërent
^. Le lendemain^ Fbx fut reçu ùnè secondé fois à Saint Çloùd, l!<e iO
du mois suivant^ sa femme y fût présentée, et Joséphine les reçût l'un
et Tàutre avec sa grâce habituelle; mais dans ces dernières visites au-
cune parole de quelque intérêt ne fut prononcée. Fbx, ayant terminé;
les recherches qu'il ét$iit venu faire à Pai'is pour un travail historique )
dout il s'occupait alors, ne tarda pas à repartir pour Londres. t)éjà les *
relations des deux gouvemeiiiens, si récemment réconciliés, étaient de-i
venues telles qu^ôQ pouvait prévoir une rupture prochaine. Le§ causes ,
de là rupture furent^ on le sait/le refus des Anglais de rendre Malte;
cômtne ils s'y étaient engagés par le traité, et les empiétemens au moyen i
iiesqifels Napoléon ne cessait d'agrandir le territoire de la France, sous i
prétexte que le traité ne lés lui interdisait pas formellement^ Sir Robert t
Àdair rapporte qu'en apprenant un de ces actes d'us^rpation^ Fox, qui ,
n'avait pas encore quitté Paris, s'écris), dans un mouvement d'impa-
tience que le hasard devait rendre {prophétique : « Où tout cela finira- ,
f-il? Dans les sables de la Russie, d >
Tels sont les détails (1) donnés par sir Robert Adair, pour démontrer
que les rapports de Fox avec Napoléon ont été absolument sans im-
portance. San$ doute, on peut trouver singulier que la curiosité n'ait
pas, en l'absence même de toute sympathie, rapproché davaptagè ces
deux grandes intelligences et donné lieu entre elles à des comn^uniça- >
tiens plus intimes, dépendit, en y réfléchissant, on com])reudrà qi^e.
• (1} Uâ ne forment pas un récit suivi dans rouvrage. Ib se trouvent dispersés ^ajUii îo*
texte et dans les notes où nous avons dû les rectieilUr.
•: • • ••::•: •-•
i/ifmé'âb%iiHiif Aé nbuveàtix pi^te^^ aéèiffiàtfbl^^'éé mbil^
l^rtl^ito^ent à Sehil^otttl; et «iirt^ ^écèptàlùl^^t h prérAiet
émsi^m^ëmemùS peVfiliiiitiefs.iCVxpériente'a pfdu^ li|u'^ éet^^ard
iWi'è^Mt'i»^ WWné pt% a*èiz dfe pfécatrtiow* ^hth^^'W'^rdd^llïàr^
1^ {^àirteb, «onjèars si pëii sdropttl^t iJàtls 4ë i^hèit 'âd 4ièflrcr moye^
^fe^BéoW èe Wl^ît-n i«u«on «uHéé If^rttèfblèë ^tttiWeifô de Fox^
Mai tcHbHnë coiitme n rëiaU giéi^f'âléHi^t^èb'éhtyMiff At^terre et
6!iè1M â (^Mfe faefléfment fout ee q\]i flMttft^âè^ îlâslM; ipariàgM*^^! \
ai*ttlc(dè te^uppose 9iV Itobért'Adi^, ^'èffèUl• Wdrt^i répatiflilesur lé
SttWW^'àmfe^^û g^rartd ofatewf ? oii' bien!, en'rfBtefctâ(rtt de partager cette
érràiir;'àvatt-4§'^^ ttitd'aèérAflrterutt^bNîtWtdniWe* ses tues et
^til ètàgfti^rilèrâit«6a1btt^ ïà Mérité, il feut, à
moAravîs^ se ^liïàrcïerërttrecesdefirx hVpottféses. 1^ !è pi^Tttier con-
B^rt, dé^ttu ëÉîïpei^eiir, 'ilMàdîrediéh deàâffikjres passer, après la mbrt
éé'PÎR, ènttiele^ rrtàinà flë FbtV «V'^^i^ P»* pfebhémefft sans doiite
l(ue^*dëi^nlèraccë|fteraSt toutes seà propdsîtîbns; maiVil piil compter
un pett^trôp sut^ le désir qtie Fox devait afvbir et «qu'il avait en effet de
siptïaleï*Sôn avénèitiênl: par tme paixqlii, (^dae à des conditions ho-
toof ables, eût 'été le df^neconronfteWiehtde sti politique.
fies dirconëtancès seinblftiént alors, jiisqtf à *un certain point, avoiir
aplani les vt>ies à iiharrangenièfit pacifi^nè. La bataille d' A usteriitzve-
tiatt de livrer le torftlhènt à Nàpôléoh, démettre momentanément à ses
pieds les ptrissahces qui naguère dt^ëndaieot contre toi Tifldépendance
de TEorope, et l'Angleterre, hors d'état de soutenrT'à-eHe seule ceux
^ui paraissaient s'abandonner eui-iyiêiHes, pouvait désormais, sans
ittanqnè^ à atrcuh engagement, ne plob se préoccnfier que de ses propres
intéH&te.'Bat*'tme sorte dé cofiipensàtibn, la bataîlle de Trafalgar avait,
pooraînsîdfre, terminé la guerre maritime, la Frtace étant désormais
héFs d'état de tenir tête aux' Anglais, soil sur l'Océan , soit sur la Médi^
terrànée^ C*eW dans ces confonclnres que s'ouvrirent des négociations
dewt^ ririiMlVé fôt-meilè fut prise par le cabinet des Tuileries, mais
^*«ne démarche loyale et gériéretise de Fot avait évidemment provo-
quées, qdoS qu'en dise sik- Robert Adatr, qui; à mon avis, a tort de
tonioir^ren ééffeh*^, alors qti'il eût dû lui en feire un mérite.
'' ilè li^ènlrerai pas dlios le détail si connu de ces négociations. On sait
que, parmt les motifs qiii les firent échouer, le principal, on du moins
le plus appàretit, fut la prétention assez singulière de Nîipoléon , qui
exigeait du roi des Deux-Siciles non-seulement la cession de Ifapies,
déjà OCCtt|)é par les Français, ce qui ne faisait pas difOculfeé, mais
encore celle de la Sicile, que les forces navales de l'Angleterre avaient
mise à l'abri de leurs attaques. Sir Robert Adair, féftitaat fougue-
COmVSPOtfDATiC^^^ffiUjh^mfiK. ^ ^ROBERT ADAIR. 4||f
Spll^tQ]utjPPPfl^,,<ï^ Jfl(.W%rebe Foi dans f^ fp^ffe,4i^0^
i^woei jEpi,,«9aej;,(^^ la paix, il m qimU^ J^i^^
pQHHfa9i);f l<^.|fy^i]i4rAr4^ à l'aobeter par dea 88ipriâeçstp«i liOrt
11011^^1^ rqiii il ire^t«^jRé|^ le ieptm m 11 s'éteit pl^ d9s
le premier moment, et qiie les manoeuvres artifideiises de lj9^ d^IOfi
ByatieltPSBGai^lfU^tftfWiPMÎfisaQ^^ i r^a jbir^ déyier. Dm!^ teUe #»-
çua^n n'es^ lias w^^fiMia^ d'ianalssiç; je n^ homem ^^^^^vTrm
pre9»iQa qm m'^^ii^ r^éo^iH en i^essort évideiiimwtyà ]Wfi,%vi6,iq^§
Fox maiiitiqî m JC^\ei ^oeçmwh coiliine tO(iî»i^s,.)ift d^gQii4 4^ flw^
Terj)emeatl)ni|ni^iqY^^ioul e^ se prêtant à d^ içp0ce8fs^n£^^m$^iona>3
Mes pour o))lep|r ta/ paiK;i)(ep, ressort av^si qm% ^^v^P^ f^p0fp]^dola|
ségodûtion \\ n'epi aiiepi4il b^tMpeoiip de swu^ôb,, qm M 1^^^ ti^nn^
heure les ter gnersationf de Mj de; Tall^yf and d^tr^iwi^t l^ P9ii d'esi
pérance qu'il avait pacw^evœr, et qu^,, ioriBifpie la iQaMieiquiicr c<m^
diiisrt si raf^îdQment^u tombeau lel^rça^àfeiini^iirefsivd-autresfiiaîQa
la direction des alfoireSr toute cbanc^darri^ver à qn résultat pacHlqUQ
était déjà évanouie. Il s'en expnii)ait dans ce sens à çpusUt de mort ,
Yoila, je le répète^ ce que sir Robert âdair dén^outre pérempioîre^.
ment, et c'est assez pour le but qu'il s'était prq^sé^ Je ne sais si, suj;
quelques points particuHers, i) o'aiàiblit pa$ uu peu cette déaum-
stration en youlant la< pousser trop loin, a) cbercbant à établir qu'iil
n'y a pas eu , dans tout le cours de la négociation, un^ seul momentf
d'incertitude^ ubç seule fausse démarche de la part de Fox et dé se^
agens. Lors même qu'un examen plus comfdétement imparti^ TÎen^
drait prouver que^ dans les c<»:û^nçtures singulièrement difiiciles et,
compliquées où ils se trouvaient placés, me CQunaisi^ant pos même avoQ
certitude les dispositions et les projets des puissances auxcpielles l'An^
glelerre était liée d'intérêts, ils ont quelquefois bésité pou pas sur|
k but, mais sur les. moyens d'y arriver/ je ne vois pas quel tort sè-i
rieux ferait à leur mi' moire Faveu d'une telle bésitatiw; j'y iwrraisi
plutôt un gageide leur bonne foi. C'est, au surplus, un do^at^^que j*ex^
prime plutôt qu'une conviction bien arrêtée. U y ad'aiUours quelque»
chose de touchant dans le sentiment qui ^ime sjr Robert Ads^r, lorsr)
qu'il fait, en termes si absolus, l'apologie de son ancien ^i, d^celul
dont il se glorifie d'être le disciple et dont le souvenir, quarante ans
après que ta mort les a séparés, lui inspire encore contre $e$ déttrae--)
ieurs des accens si vifs et ai érârgiqnes. On aime à le voir retrouver,
l'ardeur, les préjugés, la passion déclamaitoire de ta jeunesse^ pour ré^
pondre à H. de<ienz, qui , dans sa baine instinctive contre le généreux>
défenseur de toutes les causes libérales, s'était permis d'écrire que, sî>
Fox aivait été 14dole d'une partie de ses oanlemporaiiis^ la postérité lei
104 REVUE DES DEUX MONDES.
^y^ttraî1fa^î)làëér iï Hetire M. M à àà pïàcë! d' é'êéiièWMUrl Adair,
iridcla'AltrtiiaBtdoiliiaaa^fcsseiBrtGQM^
iiiènei'£ib*»i{Mii4iioHleimlM^
ambJBBpptfi pohpia btenoie^ftSiiwrvemix iL«i.pr(]eè$|fOôp«fi4AQl^v9efpmj?^
«d|i9Btl9 Jufi Itu^est pafl'UBB ipatrtie daimoôdQiOui tkijUg96j<}^i^D^tf
sùbnépÈii IL ^cm pendaiit le couiiâ do/saldi£fo^U^ <Qtili^biM;imi^ <^
ffaaoiiptaâ dans oBQti^ GhaBdbii3i(to6 xommiuifls^jçf^^
{Hii drâtpjpemîerei b<MulBaes>de 80i)»{t^flipS(^ ¥^m(m^^9^^PF^ M^ff^^^^
iiaU6>de9ltQfaéirêts|>e^nre& ett mrbtoCtfritttiQfi^^ii^ iieruH^ m^m t^^tÇ^
i^ù ay BiMiiifeEoiiiUirBqu'eUe |^f*Q4> épqqiiie^jbpt^p^ f\lM ^^ éçpixlé^
le premier, éleva(la^!wfaL4anB>l0rpairle;rxi)Bat»pglA^^ Ip? ^s Ijé-
nalûB et JnAcimUdè sa màiaieifidQt A'0mplmit^miP^^\^l^^Wft^ ^^
dwBS leiCèdedaifiàrlL whigi JSé$ ;a£|<D?te>pQur ireileyqr tQUies jles sectes
/sbirétiisaneâdès^iiieapacîUsfittaofc^ paxt )a; loi ràJleuf;$,<^roy,auçLceç,, bien
^e);de*BM^¥i|rai£t, ib^aienti^tétbilrueMl^^ l^j^s^ur/Çf ^ ^[leglori^u^
part À riaoïinB^ de Tactedui rappel. Graçe ^liii^ le iwé p^iUiin^pi^
nanl inegarder. ea faee k juge cpAÎ^JcMrsqa'il s'£^ijLde Ilx^r/ les.Uniites de
la liberté de lapresse^ n'aiplusileipouifoir de liM^icter Jl'^pplj^tioa de
^loi» maiseeEdement dplûiteyi^Kposer 1^ seps, Grâce à j^w. encore, le
pw^^ pègire^ dans sa cabane^ se réjouit 4^ n'être pl^s^ii^ççlrit sur nos
tdr<^ «qnuue cipAe Btiarcbandise; et, suivant Féolatante ej^pre^sioi^ de
purke, qui succomba avqc lui en part^^9lltie6 pITorts p^rd^l^vrer nos
ff)^res de Tlude de la plus cruelleilyira^uie^ qiuiait&rym&^ mUlio^s 4'êti;e$
bumain^i te nonuneroat itoiÔQUi^ #us les prière^ qu^il^ adress^ont à
Is^ dijirine bonté, en,que)que^aogue eli d>près qife^que ritp qu'psim-
pWi^entJeipaitdondeiSffauibBSjeomwises ou qu'ils ^ppellçnt^i rpcppqipense
iWtavew d^ eeui. <|uioiii| imité ila Divinité daq^ sa bie^faisf^^ i^i-
Teos^ efiYi^tTS iesrCréatures. Ce sont là lesqBuvi:^ q^i inairqi|ent;la
place d& Ml, FoK^l w . ,
> J'arrive iu pe *q^i fait le fonds de la publication de, six; Robert Adair^ à
lA jQOirre^pondance diplomatique pendant sa mission à Vienne en 1806
XfOrsqueFoxry envoya au mois de mai 1806, 1^ négociations oi^-
yqrt(98 >avec la France se ÇQi^linu^ient, et e)les allaient même prendre
UQ caractère officiel qu'elles n'avaient pas eu jusqu'alors; ms^s on put
bientôt en prévoir l'avortement définitif. Une nouvelle guerre ne tarda
pas^à éclater sur le continent. La Prusse,. abf^n^onoaut le système
I / J iWW^^o^^piÇE .piPM)ii4Ti9^j|^ ^ ^» ,^9Bi^jr, |pAS^^ ^^j.^^i^PÇ
i/!Atègl6téi¥r ét^ Ib ^Suéde tomplélèretit , ipart lenan aeoessfbn y tett(H|ia» ,
et^àlà^iier TÀllémè^&'tttli^ btan K}ùgf ritaUe mbopct paaier80|i8 la dof^
iitiâkUAV de èbil vàiÉiqii^t^^ r!4«trtebe U6 ^étidtip^t^Bl^ccmle^éed'hMi
àd rJMë^<^|^J]^t^iyp^(^lte's'^«|M«ft cbàinesi daogef ;
rêttsé^fq^Uë Veûàlt d'éloi]^^ d^dleiamiprixtde si^gFaodsjnerifien^ ^il
fiaiÉtt)ù1eIlè^t,' (dans tkéë4e»è ènfatepriBé, ténfprtdtoUliMsiik rétnsite
qtil-ttë ^vâieht t^uIUt'iqW'*d6>preÉaMte airantàgesid^ i^^leà
cô^iiïé^.'tlepéDAant; èËtis rfl^triide la cour, d»^ VinBl^ ophMt pMvalt
Tèrêtàit'le tftéfltt^ sur l^ielil'IiaMltlé idei air Robert >Adair allait
àVoir à s'eiérééi-.'LéSidstntdioiis 4tie Foi hâëiralldoiuiéesiétaieiitiid* '
ce^ireiil^t Bhxà cài^dènei très inagtae! bt dfè» géaérdi > La> sttuatîèii .
était th!>p iûcetf^tie, it6p ifldétërinlnée^'pMr qaTU fâtpeeabley je i|e
<£i'pds dé' Ittl tracer sa niarche, thé» même de Ûi indiqaer om Imt po* ^
sUif. n lui était seulement recumniandé d^pi^ et^ le «as échéant^ de f
saisir toutes les occasions qui se préseotéraièn t de toavaiUev au rétafeitoe^
ment dé réqàiiibre eùrci^n, en 7 faisafit oéoiiéfer la txmr^e Vienne,
dont la poUtititfe et lés vues secrètes étaient j on le saraii partMte-
méM; d*aëèord àVec 'celleb du goutemement brifanBkpie,) a qne^fues
nîiénagenlens iqfn'elle i^fit se trouver réduite par la néoettdté.'Bieiitôti
lorsqne lés héi^iations éiVbmées'éntre^la Fraiiee et l'Angflèterreifu^
teitt romiJti^, lorsque la guen^e eut reoofnmebeé sur le ieotttinent^ la
fâcbê assignée à iir Robert Adai^ de^t t^I^s précise* : il dut s'eflbrcér
d'ànienèr TAutriebe dani là coaUtim.O^peildaht 6e n'était t)^ sans
beancotip de circonspection qu'il* l«ti élait j^rescritde^ia pousser dans
cette Toie : le dabinet de Londres n'eût pas roiihi ehceitenè uik acte
imprudent une puissance dont la conservation lui impDrtailr si^ «sseh*
fieUemént; et dont la ruine complète n'eût laissé <eniqudqtte«>rte au-
cun espoir de rétablir un jour Tindépendance européenne;! fl ^ ftdlait
donc que F Autriche n'entrât dans la lutte que si elle se sentait èÉt^ine^ >
sure d'y apporter un poids décisif^ il fallait qu'en se joignait aiacr enne-
mis de la France, elle cédât, non pas à rentratnement,] à Fi^bsesmn des
aubres cabinets, non pas à l'appât d'un de cesi subsides parleéq«iels les
wbigs avaient tant reproché au ministère de Pitt d'entreteniir en Bdrope
le feu de la guerre, mais à sa confiance dan» ses propres ressom^ees «t
à sa conviction de Futilité, de la nécessité d'une telle détermination, en
l06 ttvm Ns DB9X iioifpas.
sbrie^que, si de doiinreaiiE malbeurs venaient encore l*ACC^1er^£Ïlbiie
pj[)ft^f)P!,i39er'I'Aogle(erié de Fy woir précipitée.
^ <b^<qiu compU^^ la situalion, c'est: que la cour de Yieane était
ti^i^gée entre deits iflfiueooes contraires. II «eraît inexact de dîne que
Kfince y €Ût un parti; Aucun Autrichien ne pouvait voir àvéç satis--
[ion b prépoodéranee idHolue du gouv^rnen^nil français. Cependant,
pariot 198 ;hoainies d'état qui dirigeajent le cabinet impérial/ les uns
étilkni plus préebonpés du danger de recominencer trop (At la guerre
contre le vaînqiieiir d'Austerlitz et de provoqua se^ ^èditiutables ven-^
^çanc^,jes aviresdu péril plus éloigna mais certain, anqùet oas'ei:*-
^e9a^f^ l«ja«ant accabler la Prusse et là Russie, i^ules barrières qui
résistespentmepnei r^omuipotenee oMtineataie de/Napoléon. Les pre-
nûers, et TareMiic Charles était du nombre, pensaient donc qu'il n'é^
^t pas ,len(ip8 ^eore de courir ans armes, qu'il (allait attendre des
coqionotiireB pluspropices; les autres, dont le comte de Stadion, mi-
nistre des affaires étrangères, écoutait volontiers les inspirations, étaient
dWJiHque, si ontWssâit ëchapperle moment présent^ il serait désormais
trop'tafd pour «neténlnlive d'affranchissement dan> laquelle on ne
trouvefikit plns-ffausiUaires. Céiaii T homme de gperrequi conseillait
lapaix; au^nMrios' momentanément, et c'étaitle diplomate qui penobait
pour laguerre« ^«eonftraste s'eét rencontré plus souvent qu'on ne le
pense, ihuit «&q«'il preuve, c'est que chacun oe connaît bien que les
diMcÉHés et. lasipérUft d[^ 0on propra métier.
Tels «étaient tkis élé»ens délicats et compliqués sur ieequels sir tto*-
bert 'àûm anaîtà agir. Sa position pensomMelie n'était d'asUeurs rien
moiaa«|iie liicîle. Fox, dont ranûtié eût été pour lui un soutien puis-
sant, étant veon à meurir, le ministère wiûg ne tarda? pas à succomber
souft les répugnanOQS de tîforge lUL Le retour des tories au pouvoir ne
chan^aapas, il est <yrai, tas bases de la politique extéôeure du cabinet
de Laniras; mais sirftOiMrtAdair avait ^.constanunent dans les rangs
de iears advenairet, et, suivant l'usage anglais, on pensa aussitôtà lui
donaer un successeur. €e auccesseur arriva môme à Vieiuie. Desmo-
fifs particuliers (poU aérait superflu d'^pliquer ne lui permirent pas
de pimdae possc^n de son poste, et sir ftabert Adair y fût déAniti-
vemenf inaiiiicm;itQnt^M8 l'eapèce de nécessité qui le coDstituait ainsi
le«epiéséntwtid*un»adnicnîtlrâtiMdont il ne partageait pas les^i-
nieag neillBtguaniiaMàt i|ue frîMenusnt la confiance et l'appui bienveil-
lant qu^-amittteiDÎii dkutk «Ire de son gouvernement. Déjà, d'ailleurs^
les évf namaiM) de)la9uem,«n>iilteDeeptant presque leomplétementr' ou
<)lu fB6iBaia»jrtf4aBtilrts^diflkîlaa^^ de com^
muQîcalion entre Ijoâdras et Vienne, lui avaient enlevé le sacours et
laiiaee anamie ^qoe de fréquentes insiructions lui eussent apportés. U
en était réduit, o«à laisser édiapper les occasions les plus opportunes.
œRRBSP0NDANGl|^^D|)^LOMAnQIJS DE SIR ROBERT ADAIR. 109
09 %{^^S^pfM?f 9il.de IjLiiHiiéme et si^s ordre des résplutions a^sesi
graves pour compn>iDettre sa responsabilité. m'[ .T^ip.
I ^pe s^t^^p aVi8^ aç^lue, .aussi extraordin^iire, nç le ^lùvk 'jia^
l«Tde««^u%.d^ 4^yQ^ q^>Jle. lui impo^^^ Toujours acUf, icyû[ure
ferm^ ^un)iUeu des circonstances les plus décourage^nlës, tldty^ut '
I^jpi^l; ^^p^i* 1^1^ sugj^érer les i^xpédieus appropriés à un étàrd
oi)(](S^<qi|i ^e €;^s^ii.(^e siE^ T^pdifler et de s'aggraver, et eéietfÀaîfi
ç»Um^„ lfpJi|^(^^i^;JP^^ à tout entraînement) piç^t^id
fieut-^qç^ j^^l^u pr^m^y ce, rai^che^ naqmdres liiéurs*^^^^
r^cie^pQ JÎ^ yil» 4,^|C^£if u^^^ poursuivre àNrec ïme jletsé-
l^V^ui^ ^J|; jui;^j)aUence.e)^ejpp][aires un l^pt cjui /u yait ^ns céàif à^yanj!
ses efibrjs^ J)*aicc4;Nf)d ^vec J'^ de 1^ Uussi^e^ il essayait df^an^ie^
l'Autiîicbe à s^ jqiq^re aux pijissanc^ fX)9Jiséçs cçptre^K^p^^
moins jaloux d'uA^ fU((|cçs<Iiplomàtique apparei^t^ue^^
réelles de casuccès, coniprçn^nt qup, si radhèsibii dti ^Vei^nett^ent
autricbien à railiaj9oe européenne prêtait pas entière, sanérçsérve^ iriû^
remeot prépaie et appuyçe de niesures énergiques, elle aurait pîuf(
d'inooBvéïwqsicpe d'avantage^, il se, gardait biei^ de travaillera i'ar-
radier par sui^ijse,. par séductiou.ou par intimidation, aux irrésolu^
tiqoB du cabinet de VienoQ. U voulait que, si ce cabinet prenait le parti
de la gmptxBj ce futeQipleine,GOPQais$anoe de cause, avec le sentiment
et la coQjQatice deâRiforce. Loin de penser à profiter des penchans bel-^
liqueux du comte de Stadion pour l'engager peu à peu dans la coali:^
tirâ^ iiraFerlHBait, avac autant de loyauté que de sens, qu'alors niéme
qu'il seraiiposstble de décider l'empereur à prendre les armes malgré,
l'opposition de ravchiduc CbaiieS) il faudrait s'>en abstenir, que la pre-
mière chose à faire» c'était de.|^rsuader cet illustre guerrier, et qu'une
entreprise aussi hardie tentée contre, son opinioq, par conséquent sans
l'appui de sa puissante iofluenoe, serait une véritable témérité. En
même tempe^qu'il agissait ainsi sur la cour de Vienne, il se mettait en
relationsavec le cabinet prussien, auprès duquel l'Angleterre, naguère
brouillée avec la Prusse,, n'avait pas encore accrédité d'agent ofQciel;
il se hasardait^ sous sa responsabilité, à lui avance^r des sonçimes d'ar-
gent assez considérables pour lui: donner les nioyens de poui;voir à 1^
défense des places de la Silésie, menacées de tomber entré les mains
dès FraoçaiSi Puis, lorsqu'un envoyé britannique fut arrivé^ non pas à
Berlin, déjà conquis,, mais dans le camp du roi de Prusse, il ouvrit avec
litî une correspondance suivie,, comme aussi avec les envoyés anglais
à Saint-Pétersboarg.et à Coostantinople, leur transmettant non-seule-
Bumt toutes les informations qui pouvaient leur être utiles, mais encore
les idées que lui suggérait son zèle infatigable pour le succès de la
cause commune, et s'efforçant de suppléer par ce concert aux in-
structions que le cabinet de Londres était souvent dans Fimpossibilîté
lestopoHii^iidaiis des forets ntvates aDtgtaiis^fd^p» I^ ||^it?i^Ëai^f)|rt
*cevaient de lui, à défaut ^rdiiMthHispréqs^ftqu^îkli^f^l^ K^çipjipEl^^
a^iéipr'doitnéF, desa^visfet des ]^nfleigiiei»e»u3iqpit'}ej4r 9P ^fH^le^^^Upu
«jnsqta'àfiipceptatn (k)intt(i).'. *• • - - >:ffTï ,..-.. nrf- ?•■•. rf;.:î,..f,.. r? .»u-. >
*^ liHœfUfiihe foi8iè<piit>seffla(l^del'ésp^
tra(Taàacriie;s6raieiit pas perdus; et qtwif AtttiJicb$,.ia't0^rp(90W|trÀiPfPrr
poB^t ferait peiicber la balanèe en famur^tdeila coaUt^,Aiynni|L[^i^r^^
taille tâ'IéiiB/,tlf câlbiriel de Vienne^ aulgi^ )Ieai^j0to d^'m^iHB^
ment ique lai Ppnsséf lut afvait doimés en ^rébvMà I lfailli6e« ptéc^nt^i 4^j
lai VèÉîT'en'^idetooiitrë lai F^nœ, oÉdgréflai (âéSaûc^qiia»iqi>Uispii^^^
eûcone sa ticflîtiq^ atfaitj Uissé Toir quelque > dispaaitioQf ^ la (SQÇQUcirs
déjà ^fl «frdonnait/dbs ^u^emôm bous pnàletle de fmjtëgw ^a trpo^ère.
ineftacée ilar^ le • if msinage dut théâtre deé bt)âbMés« * i^ r DiMj^Y9Uq d0, ,laf
desUractMtt 'de i'Éritiée prusdeime mit fin À > ces velléités enaoï^^t^^
peu firofioncées; et 4a eour Impériale* C(iDS(eimée(ii^ peosa plus.qu'à
détoimier par ^ëe? éxplktattoiis les seupçons letle» aourit>uxidM yain*
qmUr. Quelques mdis après, lorsque ]Napolé(N»ypoQD$uiT4tDt)les débris
des for(îës p^udsiehnes, se trouva engagé, en iaeei 4^ foiws* russes» au
mtlieii d'un luivet rigcforeobi , daqs les^ déserts^ de la i^logne^. lorsque
les hatailles 'sanglantes et peu décisives de Pultu$k<etdi'Ëylau parurent
làlthe chanceler sa foi'tune, lorsque déjà tout le monde lautour de. lui ,
accusant sa témérité; se livrait à de sinistres présages^ T Autriche se^fir
bla de nouveau vouloir sortir de s(m imBooblhtéw L'occasion était belle.
fM portafni ses nombreuses légions sur les derrières de l'armée fran*
^i\^y qui déjà avait quelque peine à tenir tète auxRusses^ le cabinet de
tienne pouvait enlever à Napoléon ses communications avec la Fraijice
et le placer dans une ëituafion doiit ilne seraii pas sorti* sans dilQcul-
lés; mais un coup aussi hardi^ et qui exigeait une résolution inst^n**
fanée, n'allait pas aux habitudes dé la politique autrichienne et surtout
se tàndKâit trial avec les dissentimens auxqudb était livrée la cour
ihipéritile;' Ees ^rttedné de la guerre, n'étant pas en mesure de faire
prévtiloîr îrniïiédtetèment leur opinion, essayèrent de gagner du teimpsy
comfiltànt mettre & ^rbfit tous les inddens qui leur fourniraient des.
âr^mnéns dôntre les objections de leurs adversaires, ils espéraient que,
si les côàlisiés parvenaient* à faire durer encore la lutte pendant quel-
ques iiiois sans éprouver de revers sérieux, on pourrait enfin déter-
mîncr'l'ètripereur François à' unir ses armes aux leurs. M. de Stadion
ftVé!tgAg^r la Russie et la Prusse à ne pas se hâter de conclure la
pàîiVGt'la conr de Tienne, pour empêchw en effietqu'on ne s'arran-
(1) Oa trovvc amm^ dans ce recueil une dépêche remarquable écrite par sir Robert
Adair au^QUvwTieur-général de VInde pour l'iuforuier de l'étal de TEuropc après la pair
de TilsitU
CORRESPONDANCr -WVûMXllK^tir W ^fllOBKRT ADAIR. HKtt
cette médiation, et que son refus fermerait là Uiuohe ànieax qui^ dpBS(
tk^^knAêë^YA^liiieM.^^HiA de Viebse imie; fais cominibmê par
sa i^nè^itf^ ét^ftii'lar fépdnse^nég^tîve de là Frdnce; il nfënt^gli^
été tk)MBfl)eVfetilëf^(t^ieie9cU(i8iS evvestâsaànt làiCe qÉi vendâtit stttHl
tôtet éëehkttltitriêetilftlàMev'trestilaïuttiirë dB8/eo«ditfinni^nlHDÎnàin»{
(^ K^dë t&tâd{oii'â0ttlitaiti[wu)«lnses àlé; mëdiatiimilGesrconlitionsr
étaient tdSd^ (fiié'y i^ttitant toôtd a(g>areBc&^ KàpoléoDidftâiltiI^s^repoufh)
âér;iètqUei ^î'to dotilrali^ff ile&luimettBât^iHi)ddBB;^b^
taiieé d^ik'à^i^aiigëmeÉft'ééflbîttf^ celràHiiigemairt^à^i^vdraii, fmm
l'Atiiiilâfae et te^ alliés/à uiieiiAafarirejfliiffB'a^ssaitrdéln »cfnFKtue>
det^roéédefànii fi^i^veauj^èglemëQtdesaflteesd'i^
teneef dé la ' tùàtffiénàién étoot^ ' aaivakit Ib xtahilirtf de. A^ienpe, incont^
patiblie aVeb k(>sû^6téid^>VAniirtchei,-4«^de pfvndrr en^dnaklémtiofi
le» changemetis reporter daasi te même eisprit^ a 1 L'état d^^ Htalie^ et
de remétire les pi^ofÂnoes polonaise^ que la fronce ivenait (de< odu(}uérir
sur le |Rëdi()ù elles' éUiétltaValit'la'giiertreyc'eat-^àHd^ de les rendre ù
la PÉrùsse. Léëëitférénd^âe la RoAieawe la Pocie ; alors alliée ide Na-i
p6léon, eussenitété terminés eoDfornlément^ux traités existans} enfin
l'Angleterre etM été admise à preodrepart anse négociations. ^
Contre toute attente, Natxdéôn^dontla diplomatie était encore diri-*
gée, à'celté épo^ine, t>&r Thàbileté temporisatiieof det U. de Talleyrand ^
ne rejeta pas les proposMon» autrichieiiBeB^ il se néseryait probable*
ment d^énêhfdérf effet en soacitailt de6lincideiiS4 LeadifOcnlté^ vinrent
de là Projet défia 'Rttstieyqui^aji^tcoiiigii de plus rastes espérances^
s'irritaient des lentéë manœuvres dil > eabinet f die ^ Vken i^a et; voulaient
obtenir' immédiatementide loi un ssoMua^plus ef&caieei «que œ^i d'une
mëdiatioû. La réponse de ta! Prusse^ fut peu^ti^faisap^e.et même peu
mesurée. A Tii^ne, "on s^en montra* iiiès Uesié. Lat R Wfsi^^ dic son côté,
était fort mécontente du peu d'appui matàrieltque |1' Angleterre appor-
tait à la coalition. La bataille de Friedlané, survenant au, milieu de ces
complicatfons, termina la guerre coBiiaentale« Suiva^^it Léfnergi(|ue
expression de sir Robert Adair, elle fUde fRwi^ptrMn dékriB. Oasait
ifiielles furent les conditions de la paix de l!ilsitt. La Franoe.etla ll^^e^i
unies tout à coùpcéntre l'Angleterre par une étroite alliance^ fprcèf^nb
1^ continent tout entier à entrer avec eUes daas cette luMe auti-^britaur
nique, ou au moins à rompre toute espèce de communications, soit
politiques ; soit commerciales, avec les maîtres de la mer. L'Autriche
elle-même dut subir cette loi. Réduite désormais, comme M. de Stadioa
Rpbert Adair dut égalfiiïj^Vçifatt/^ y\mmt^^^Ay^^^
\y\im\^^ "^elle était la ^l^^lioi;^ ^^, X^j^^^^^ ^^^^
ri^àgWierre; il fat jcpf^^'aJMiit dîaWer.^'e^^l^ Xf/^st/e^^$pfi^^^qîj^
lé^rs^ ryptM^e n'eut lieu ^y^,Rlus de^^jçgf^çfe ,fjéç|(^ç^^ ^^^^wrf
timent mutuel d'une plus complète bienveiîjLi^f^î^i^aj^^^l^
dp ppifl^ pù,^^^/^ilJF^,pJffpé^Ç^^ W#^t flffl*^«t fie <5^
aP^Qtes,j^jW4fPy,.4ps^ m<^ r.^WU6|i^Wt^
fpiyqle à^ l'e^tt^ p((w^t)pt»p^ l#W*^ W.lW¥MW^#Sf^ffliME|i ^M^
tiaf^ii:e. lI^ homn^ ,wwi fflfî^y* flBf^^Ç^ Robitrt ^d^r.4.a»^pr<i|||pkn
dé^^nt pép%é du,sff4îiiiiw|i 4i^ <)P9.y^nsift9^ a,^û,,eii,«9WiW* Aw
dçpôcliesir^laiHv^àd^jrfQ^qmt^mpcH*^^ ep, rotwMil^ritoHfcW^iil^
eût pu servir ^d'alimçmtà l,a uwiigniti^t.ftu ri^cm^ d'i^ ^^fwip jii^Mii>
puissant intérêlt 4e çuiriciaî^ ^et peMWli»»niàïW* dwi c^rtfiu^.^f^ï 4Pt
lai^r dans Toi^l^re Içfr eaiWMPi d^^ita j^u» on.moipa ipwf^^^fu Qmtk
là rinconvénient de fawl9 p44i^tmi dHstoriiqFVA fai^ à we époque iiïov .
rapproebée : illiaut{0ptor,^[i^e IdjsisiMfid^teret les r^élationa incAisi-^
plètes. Dans.cette aj4Qim(fti^^ riiO|Qfi|«^ (pi^i r^im^ ii^timte^' ji^
mais, Cep^ai^t la c^rra^pupdanaQ-d^ sic O^bert ^d^ii>, e<|^)4wi v»n
trançhem^m qu'Âl-aÂt dû taU taim ^lHir> ocnsUbie^ ^weis^wu^e (cp|l#qtîw
d^ documens bien Aréciw9(iimr A'biiM<Qri^n eamme. poar rboDAjme^ d'^
tat, et les e^iurita Wi#Wi^n timy^n^ siflCMU^eppiwi^l^
chante. Écrite d«ii»Jbsyé¥Ît%l^^e4îp)^^
te^^ précisjwi sahs agi^etatim diammetespèce, elle rd«ièle^iii^i»aii{atf&
connai^fsance des gra^ids intéf^ao^aiiriet européens^ «n çei^tûpept
très juste de biipwitiw^de^ diiTfm élM^
concilîmt. Vm» oes df^p^oe^ ajiareapju^flemle aideot derûEif IV^bcMrii
Ad^irpour la€»tt9ede«Qapaj»ft qii'ill^^ à cette époque» s^ps/tf^
d'iUusiou> GM^idérer.<¥iaiineétrpitemwi^^^
pourtant n'est emfH^iey»iJt di^ ce «eptimep^ }m^ aireiiglae^pp^teUe
que la plupart des agens anglais portaient alors à la Fraiioe»,,eiil9^
on trouve» par exen»ple» dapa les uieoHwes deinwd Malw^lH)i!y> ^^
révoltante expression. On sent que Vôl^ve, l'ami de* Fox, appartient
à une.écple plus généreuse^ que ce,qu;il cmibel^ ce qu'il i^pou^ dpn3
la France, c'e^ $eMleoieu)k lo^ 4wgfM^ quel;i
iMiiè'ilitft'a'tooWf eHé' k tbtfte ^litiqùe; et'(hièU «iieUs i^ii,^
faire apprécier la manière et le stjle de sir Robert Adair; mdk ée j^h>^^
éMë; ^(fll^blé' if^t'tëUVrè^ infé^ aux ^mip^Uns taitési à tète
A^pMefe, tiè Tësl "pas 'égâiéirtèât à êèk hfiïè^^é^Hés^^ms rimpreèsibii'
iMMiéffiâté èè^ év^etifreftî^ et, ii6itr ari^ pèhrlét'^^i'léidiiamp dé ï^
Mhhïëê^)p6\m'Be^eq^fsiAïà^ avec
4«iel^é sdfn'qû'bD Ib etibi^f, qàèIctttW Mille txiérttèMHi^ Hs^
qMi^^'tie dèriM^^ <*et etièèiÉi^ "^(éhiiu^iS^toA iltei^cte. 11 est
cëpeMiiiittiiie ak'è(^^é[i^ MékhoiM, ^ùi oie pftrèflf
MrRer '#ett^ ^gn«M paMléUlfè)^ËfmèM à't'atteirtiôd dùlbctMr : t'est
MM que élr'llMteft ASaS^, an mimêt^mi ilaHàil qtrittef Ifettm, itetÉât
âtt^èfftitfeâëStMRtti, ee^rM l-«eipt«dMMéé mi opkiidû' ëoi'la^îtàatictti^
#éei|miqaedàiï^tÉq««llé<;elte itq^tu^eteiMéBttirëâllaSt {dàleer FAirgl^
hiTë et F Antt^die. Ihyéfàblit avec une gffaiMe force de k^que que les
dMi |Mys, outtlNfir iiÉf«^«MèretMnitmiMtfté'â'bMréte tté cesseront pa»
d*Mi«KaDMstfe lUI/aMrs ikiêtm^^^ thkiTërtxnitrtûnteà
oaè ftési&itéf âtpparcttM, quelMif <€I5 qtlè r Aâgkterre fètra poÉf eonlÉa^
rier les progtè»6é là potssàtietj flmn^aiie tournera en iiëaUtë air profit
d««iîaMnet êè ^nemtéy ef 4M le j&M 'eù'dé^eittaÉM se sédtM la Corée de
réfètev'le pàf; db % Ranee, ^ ce éeM'Uif 'et satins qti'U Mt titMû
d^neune H^foiéiMIiMi, H yedefiettdtn liftttiibMBitetnent ramr, rallier du
càMnet deLmdfes>'ët4l4Q^ titi aMHiaire ëélé. iles toosidé-
riBoni sert davaiiipi^ par^ ItoM^ iMMi^avëc «Mant d*éléffttictti'
SAa ntflteii. Il m «iiipesslMë de n'M^^pds Mf^pé èé te f^éMiM
leinw'liqQelfc, «neifpHqmotIa pôSi^ respecttVe'des deuxt»urs»
âidMtfwedeeë^qtf ëlleâ d%iuirfMtnt p<mrl'iMlriche, rtsT^ObreO tfé'reti^
<)Mrmiw en 11 itMeimtt en q[aelqiie«rler Ae son abataséOieM, an lui
MnntieMiiMiidre qnli Ixmdires, kta de Itd satoir mbtivâs {^de la
dnremoauig^qft^egaMt, ott ra|q[^ti^uve de se rtiterter po(iJùt'4éi tèm^
ineHlcfeM.
^ Le Btfe dfc ^ llbMrt AdMr ne confient pas setilément M prot>res
dépêches, rami de Fbx y a joint quélques-on^es de celles des mimstres
én^fièiA Qoût û reœ^^tdlles ordres et aussi des àgens diplomatiques et
ahlres avec q^i il eut à corresp(mdre> soit pour leur donnefi soit pour
t^l^ }e^^l(^^}|f^^étsm ^Mte*Mfe^ lpï:4#H^ÎWPPil?«*«it
ssp?, Uff,4fls »PBftfite^flfi4«^Jft«tdWBSW<HW*^U^^^^^^
la Fra^ffif[i^^ijfiom^\f(pmv^^ toSUi«^|^flftnftipwittiUe.c»giigéc»surlé
de$,^ifs$^r i j^ Wi# .çpPYAÎQCU/cpi»^ 49m tûi^t 1^ .abOiiA»niepuipi)<nôt'
si(;M33^}ay^fdQ gn^^li4^ çQ^t^ 6tde9iviile^,()o8iPira»giit6AUfont«cir euxi
un^ smié^p^té jr^H^f »i Doii0 une dépèebetpo^tétiieui^,» Jovd ibitolikisôpv >
exajxiiqftatl^ét^tdf^deiqhx {^rUesjcontendonte^ aptèsla bataille^Sflàtt^'
dit q/L^e^f ]|S^Iiips$es;{^yentni^usser;]esFr^^ noB pasilegt
bfiltce. 0, J^ijiirji^ d^ ,tiçl& Jug^«9netis.,r D^étaitrtcpt pas^psopliéti^ iBôn^^sau^^'
let^iont ^ l^taii^e ,4^ FrÂ^dl«d>^ 4|ih adlait itermiiifr ibi i^en» de Mo^
jÇ'Qst.q^'à V4*^4ii% A^>QW}iWgpQde ii8fi)&AM807^>GûiinHin^
iNapplépq.piMrnla, pai^^trîQmplia^ dO{Taâitt,)a'«D«rafatieU pas^moiris
le, $jU^^tf'p;eyqiqt^i^,p^é^e^<if^lla^9l^^ quel-
cf^ ^m^n^, )âjW^ i^éiriwe v9Qp: emteoœ poUtiqiie.< I8lâ «t 46id s'y -
sojo^ ufi ^ ;((^^y(4J}à^;)e?fii«r9l^dte la France; ledangi^i^ dâ>
Yoir^^fiUj;»^ delà fiirtane, > ies -
AJlennap^^^ ^Ijdfly^i; cwtr^ )«uir dominateur; les mminreclioDs spar^
tielles précédant |§,]q{ipuypQ^Dtigénéral despeuplesi q^^ a?rec lel^ps,^
ae^pçiUYClU f^^qiu^r id'^lbnrîpar leurs gouv^nemens; ratUtude expefc-
tante et tÂiûp^rs. ];nena(^uQ^ die riÀutriche préludant à une rupture par
des m^uç^uyres diplomatiques et par des offres de médiation: tout. ce
qu*Qn d^v^^t voir après le (i^s^^tre de lfa>scouM8e présenta, dans de
moindres proportious, m^ {^yec une minutieuse ressemblance de dé-
tails, après j equiyoque bataille d*£ylau. Le dénouement seul y man-
qua, On dirait que la Providence» en faisant voir de loin à Napoléon,
œRRESP0ia>ANdlf^lMM£fo]èil1AH^'i>£^i^ adair.
hakim;!^ tffl jdtif dèriiiéî; ^ lèl eu id' iiéti<iètAùrï^M!^^
Bienfti'estimoitiB èxàeti'fâm^i^i^MMl;^ iàif^ijal^tèUt; àlii^*^eii!!i de' I^
génëf«Aioii^<)<mtemtM)râie'/cef ^^
qitdoonqaei i<^Ielpoittl4épéHr; Avài^
land^'oortimeavatit) Wagraih, ^li^oiui^alt le rH^ttô d^ètfe accablé par tmë
coalition enÉklpéénne' organisée i€^ lui' à> ht < prôttkièi*e BbùvdUc dès
eadiaitàs où a éetroiiviait engagé. 'RV«n^tirt chaque M^ tM-
rade^diesoD 9toie,tleinéme((uïl lUtsur le^idid^ lacoali-
tkmdeTiMdftar Ja tmgniflqne'vfe'tdred^^ chacun de ce^
gnÉidi» ^xmpBv l'£ilrope> s'tndhiatt, aajeié' #é)}MVairie et d'admiration,
et, pour quel<)Uei^iB8taii8feUepérdilit jusqu'à la penJséë de secouer un
j(mg< qui( ^semblait impcldéfik* ufaeiputeanice surnaturelle;' mais cette
impvesâen deit^prrar n«^ taMàii pits à^s'aÉiibiir, et; alu mdùdre signe
d'ttofetoordefortuUe, pMfriesélgocivârÉenaem, oub^
succeasife,! faulaat mai i^eds tous ^tes eajgagemens ' auxcfuds ilé avaient
somcait dans> leur déitessé^ s'ëmpredsaiiBDt de it^àâfë^'les anties.
Qilekineichode leur disait que kl mlobse Uvidt des piédy il'sH^lé. En
France même, lesncrnibrem ennemis'du régime itUpérlM' déniaient ;â
chaque inrtant, renaître leurs espérances, et ses partisans étaient^sts'
d'iaquîétudedèsqu'un nuage se montcailisurrbori^on. >
A quoi fuitil attribuer <oet instinc* universel de liu^bfHC&'dtr f^h-^
yemementde Napoléon et TachMiieilièni qèi pèussMt Mlis cés^ lès
peuples et le» rois à essayer de le renivérsenr? Bèi^ce à s^n oti^tté rëvô- '
lutionnaire, naterdHement odieuse auirpouvon^foudés sUr lé prind|>èf)
de la Ugttimilé béréditairet Cétiit une difflcuité saiïs doufe, ' mais pM
d'unefiHs oita vu des geuTememens nouveaux éft d*tuie origine nmv
moios eaiiipromettai!ite prendre rang déflnîtivem^t parmi ic^ au-'
TnMF! XVIf. 8
N
cmBnmtmmàpmm. mslk4»M*iai\gwiÊ^
QMltiwfagemnil qu'oie puisn pcM40r, âPittléép0i(}yé «te^paSÉ «I4e<»é^
CMioEtàt iltftittiMipMt^ètro m^MÊ^ètiummÊÊÊ^ ^laè'tiéwoitiÉM^iiM
teÉrt tftotP8B«llmitato«alogiM dtei^^kitëniuÉMU^^tMAlii fi^
diiireneDÉ «eipier. Im> pëilagat'Jdi'tliMiPokig^
l^AÉMbhé èvttlte dNo^iatiité éw^iMlM Ar to>SiaMe^,-^ fimiitiM
étiûld'amr |ieh9érér6i|btaB»tong4eMpi4fEifa ïemvmm JàÊÊÊsméÊê^éèBs^
levliitte commiliiiécDBtM là ftoM^ksqpl^
rAfltririie et fai fwtmÊ^wMmimàtiiDéè ÉHdgr6^0K/dite lwÉ-'«nMide
cûbIm la révaktttOD ft^nçaiie> dépcmillfodr iwwo uliti ^pè» éidOBÉ^
nmiget leim granits «Miés des «Mtifieeft que* l0ur (Mâtaik ioatt^gueiTO
maihemrettaej ^pcatngue^ttoiifci wlè>ei» pkûw^piÉ^^MWtiiioii&^gm^
ea mie xfiune^ pure èwolttalité, par >te iMoee^aagàttiBei^ oVitMeat^liv
certes, an actes aasiiiiléliitatdte quteMii tdir^iia <|«'l>n 4i pu Mpvo^
cbcir à Nafiolécm;' Le crime< qiu) l'a fwri
{dacafates resseiitiinms, éttttxl'viiaJHtera plas géttérala : ii< était tilef^
paiflsant, et ftioèside A piÉMaiioe déérwait juaifii^^
Ti^ieîeB éqailibM européen.
Le syatème d'éqvQibre, q«e>qiiék|ut» beaaa eepdt^quî tméd 4»aa^
IMnoaîeot pas oirt ¥Oaltt i9iitoer«ii!klî^^ afesi^w, conMMib'l'oiit
cm^ uoe -moe partie. Cas! le ré8idtat«iiaturel da l'awaciatiaa togniéei
entre les peaplrâdel'^Eui>apeiD0derBaipar'la/COiBaMaM«lè4afl«UgioD,
de^TîlîBation , et par tas eonwnnkatioiia feollas*qui ^ Saiaiaifr profiter
pbisiMi moins ohaound^eBtte^aardes^prqgràst^iBaot des^raHKMtfees,
crsoas par tons lasatriaes, Jes*mailltienneiitfespaBti¥aMttgt cuun certani
niveau de ftaroes éont Tbistoiie das^naiiam de l'ai^k{uiké m. nous^ffre
aucun çKcmplei C'est epiareriwBreuie>conaéqucncc de ce seftltenant
dadignilé» de sasoeptiblitâaiiéiBsi qn randînsuppsftaUe^Hix gewèt^
nemens eansne Ji/m BattaB^^aasq|eMiosBWicwl 4 «aa>doRaiaalîon«étr»i^
givte^aenéttneutquiinlétaîicertea pa»inoauBn des aumus, aMis qiù,
chez les modenes^ est dèvea» ptofàiéval, pte krilaUe, fdusdîiB-^
cOa^adUnlflhr; pareequ^ sa^Maà cet^idéeadihattnainrtque whis onilé^
gttses Isséeaqn de^la^ibetalsiie) et^pMtiasaafisuia iMuti«lles ontiniodi**
fléas dans te iDrose phiMt quWsseHkieUSBiSBl attelées, des éléniens*
pmimaiw^ avsan œgweipar tfaatto» sasarte at coutiafaa da^la diplmna^
tie^.«Bt Jsmié)dspiîB.tsoisislàdas une barrièi^e^toiiliailaqieUs^llaBl w-
nusisacoesghmMBttse bitair tons tas eflérts deafomieDnemens qid ont
essayé de rasaùsir la asepire de la amiarohia anmrsêHe, possédé ja^
cojmspomARnijim»^ÈmP9amjm^30WKt adair. «|f|
iim^nm^i^fm §)q«if#tiimJ^ l9iM«4i>toi 4^ imtik^^mjmVmO
Tait puo20wbw.aoi»mp «uxî») €if.*saiiabitordwatftiii<iipaéU»Ms^
foQdiaimjBe.qiiesaQii.alévattfMDi «iaU».4^^.plua exMWTd^ paice qu'elle
aif ait i»§oa^. |dii%âénwaflKi8DiM«cqi^4l de iiEuiope.
Pas L'effet de 90ii^9éiiie.etide ïimpiisiQii (poûdigieiiie que la^ révoln*
t^uaaTaUtdooiiàeàlftFaHiife^iiflbit^ ainéoeri
maDty'd'uue suîwance boi^ dafiMiiiri^
possédée jusqu'alors. Les traités de Lunévitte et.d'AiOîena^ em wnm^
laissant la Belgique» te jrûira.gaudi4jAii> fibU^ et la S^'yoîe^ aaraîeot oer-
taioeiaieiiiialteiiitJUi.dQmiàreilkBi^ pêuta|ipeleir ooelroii*
imm ^natnaflUes , Ccpendapt» oonwaajiotre aggandtseaitteat &'était> réa-*
li^ IpmQ^paleoie^^ soile^des >
pwtîgei^da k^ PKUofoe etid'ioitvah anungpineBS» analogu^^ Joules les.
gi;aiNto^/(WÛssaiiQea ainûani a éteadui
leojTiteiTiUMure^.eeitti^
emm^Mé^ portés à leur iodé[ieiidaiinn>iiÎLjàiteart digaHé^ peuirétre» fa-
tigïiées.OQBime^aUes. i'-à^ieni dluneigiMrreèmgaaietiiniaUicwre» sa
sewwt;eUaa i»teigoéea dé&aUufemmUMiaL le^ditiona quittes iwoi^eat
de siibîs;.i»aiail «tûtJaUu poHf .eekkquorle^ffsivyisiiieiiieat Irançais^ ja^ .
tisfait dei ses ifpmeiwea. acmûsilioBs^ éiâtêi soi^ûeuieiiiMi d'iaqui^er
cea puissaiicas par de jaoiiTeUea.aabrepfisfiaÉ; Malheui»vasiient il était
dilQcile.cg^'ua.boiniiie. tel que.NapoléQO> enaoee tout animée daim dfe
la j^iiue6^M.i)âBa|iUdu.8eQtiaBettt.det'sa ioix»,^
priideota, etqju;4IH>eléinciBMtffimftDtifc.ffwiK^
mauifement dea alEaûneajgiâiiéniles de.l!£iirepa».alora^aL onmpiiqttéaii, il
ne pcéteodit p^a.lea.dûuÛDard'ittieiHû^ uiM.gsaBda
tentaliaiv: H n'y, céaîst^. pas» Ou mk oûnuaeot il s'ajnoagiaav enAU»-
magne^^f^ HolUpd^ eu Italie^ uoevéritalile dîet^ane^ oaBuneot , se
ct^^m^àdrttMib^ àittire tout ce c(ué tes tÉfattéir >ÉMr|uiiiiitmiili8iiietit pta^aii
Yidaoïi^aVaitltiatiguné pendMt' to giienr^; Il >iifétait> pAB'mondènfaii
I^èèl^ble^ iftire les autres pMlsSBiioi» »^' rj^^onent^à*^^^
tricés^d^e' 4èl}è {Mditiqtié. La ifuérre^ véeonnieii$sR^idë^iièimtI^ im&i
télt^eâ ^9a Frahee appesantb^t «nèorBife^ii^giiipie'iUEoropeîieoiiM
tiMtttâl#^Tàn^tt(mhi ' âe^cimet', «itp feadirqùeflfArigletorre taobo^v«ilicie>
tibôi^'^lfTéirér Peimplre^de bi^men, scslaHiéi^ vtif<ni9jrHc»Uè9;f>sabiB4
saient, pour acheter un moment do^^tBpo») de^ooddîtiDBSiqMÎf'dj^tniKa»
S£ffl[rttdriÂe'êspé(i6 'dtéqàilibre, ArisèlSeBt-4eif eïn[Aret1lra^
enfipfc«^d'i9c<Menft/ A partir )clè!ce^iriembM,^ torutecUnbîIiationrisiBdèi^
et'duMîite dêfitii|4iiipôésflii|» èMtà3Ni^lgoh tit ses^etâDeamy en appa^^
rehce ilotinptéB.' Ni 4a paêDdé Westeévg v' aitcdle de "ïiisil^^^ ni «Ue^de ^
Sdb^il!)t^fi»^nè iM^dvanent durera plus qaé répiaseinent ella torreur
qdiles aiaiént^ftdt bcceplèi^. BHes {lilai;»i0iitiiestyauicKs dans une po$i^
tkjti 'ti^Dp dtire' et ttopr hàniHiàiite'ipotir qu'aoiiDoment méme^où lis
crofreiietit ^entrevoir la posbiUiltté'd^én sortir, ils lie s^empreisBssdni pas
de' tenter la fortune. D'un autre cMér, Fédiflceiéle^fépar le^fainqueur
était ^V gigantesque,' si* dlspropoptiémié; m niai* cimenté) màl^ réolat
dont Fe^tôui^ient la gloire^et le géiiie de son fondatew, que Fespeir
de lé renTCrser detàit subsister! aw tond du cœur de ceux qu'il oppri^-
mait momenfanément. Bussent^ils désespéré d'y parvenir tant que Na-
poléon serait là pour le soutenir de* sa main puissante, la pensée qu'il
n'était pas immortel , et qvie son' successeur serait probablement hors
d'état de continuer 96n œilYre; suffisait pour les empdtherde se résigner.
Un ^esprit tel que-eeltii de -Napoléon ne pouyaâl s'abosér sur les con^
séquences forcées d'un i^àreii étatdexilioBes. Lorsqu'il' rentndt en lui^
même, il éprouvait sans ddlite le besoins de justifier è ses propres Te«t!C
la politique exorbiftante qui- le "poussait' vers le préeipibe. Les sophis^nesi
ne lui manquaient pas, comthe ils ne manquent jamds pour colorer les
plus dan^rëoses' Iblies.^S'attaehant^ sans tenir comf^te de l'ensemble
descirconstàncè^, au fait' particulier, am incideï» immédiats de cha^
cune de^ rèpteares qui lé mettaient suecesstrement en guerre aveo tous
les états européens, il s'efforçait de démontrer que, s'il reprenait les
atomes, c'était^pottr i*epo«iésbr d'injustes proYOCaticms. Il présentait la
dictature européenne dent il é*élait emparé, les développemens gigan-
tesques donnés à son empire, Foccupation de la Hollande, de l'Alle-i
mag^, de la fV^^e, de l'Italie^ de l'Espagne, du Portugal, comme
des mesurestemporaires, devenues indispensables pour établir définitif
vement un ordre politique fondé sur la nature des choses, sur les vrais
besoins des peuples, et pour contraindre l'Angleterre à se désister enfin
de ses prétentions à l'empire absolu des mers. Ce but ime fois atteint,
€ORRBS]H>NDAN€Z^«KinililAfni^l^ :W PIBMltODERT ADAIR. i4Tl
iQiliii«lettlfi&gQen!64 GÉ6l4é«B^*qpfU a {dmd'mie^Ms eupdft^^pmi
9ir<hMM^-4ei9uifl<poisraiiicii qw «e^'éteieiit^p^ (m<9iiiant<i^: siiiip)^^^
iBetii«^es;iirguMeâsimieu[ilé^ 4]'a(Mdogie. Si^s^c^rm9|
qtiMleâfMeB4fétéhl08)MinÉ9frm^e9 âei9^ eo4r€tpris$i^, ^(«Hiaf^poB^ Ai
adflMttff)^<qu'éUe8(qiii^hi|sdfiiM»ltate tmMrsé^ao^espyit^el, |qs(|u'à.wt
iBèiit^4aMfa»>mt6inwtte8 déitttloM oùtiiM ?Dis iftffnrète sKMffftîawit
O'iétaimtià, pnîHant|fd'é1rai^
dfnt>8ft>haQfa9 intsUigetioe) eMtoiàitfmfiiAipiùéb^ ia jTMâlé)6i ise^f^^fr^
8kii»ii«refisGeiiÉia¥eu£^jKnfrrl|ttkieMt^ cfuii^l\a^priDii1tob'Ae^Il€M<rf^^
pdnéttieQidépaâsér <6eftàines(lii]pàk»^;^qift,rtooâ«
iriokfice àiUD (tedaifrpofflt d'é^éfatipny oitne^peui^ dâseèndi^mis-
ae pwdpitec^tqu^après aveiiiimcuieUfsmfllit Uê^ et tbflil^ié tes^Q^
Tenieineii8»e( iesipeaples^iqn leasilieitiîli^iîwmeotide. reoteei; à ilour
égard da» les J|MHrûes^d& là modmrtiODe^
reaseiftiniens' et >|éiirâ défiadcefs iMp justifiés v ils preBnent pour dea
maïqttes de faibldsee toute tentathretitetfféo^^ .ft^ta par leurs ao^
(âen^oppre^iffs^ <{u!à leur tour «iladeiriemienieïigeamy et <pi'il$ n 'acr
ceptent de premières €onceMk)tia que poi»!>se mettre: en inesvu^ d'^u
arracher bieniftl de nou velles^ Napoléôui ptti It feeonuailre aux jours
du juallieur, lorsqu'il eut, àtott tour (à énôander larpai^^. On se montra
earers lui aussi' dûr^ au»» rigoureux qufîir^inrait été eiiY^^rs les vainous
an temps do ses 4iîQmphes> et peulHfttm^^ en refiasant^ Fabaissement au-
quel oavoulattle réduîie«ttei ffit-ilfpas#iiss^^ i}u'0B l'a sou-
vent répété. Il est diffieileide se iguUeiree ^'ttlûAdetYonu après une pa-
cÉfioationqui^ût réduit soa empira^tisylémtt Booi înflfim«(e& etlériewe,
qui l'eûtilussé seuV affai^li^ humiliéf -en^ipréseqice d'ane ooalitipn enor-
gueillie de sa tardive vietoire^ étroîteoientimieceiHi^lUliiSwrveillant
toutes ses déoaar^ies^ tous ses mouvenienav kii enidemaiidant compte
avee ime jalousie mêlée de terreur^ et i me ^uipemiellwtipas même
d'eierow, sur la politique généra^ la part d'inOuepce «pii^t sfppar-
tttûr au soureirain d'un grand état. On ne. ^ut croire qu'il eût long-
temps) supporté cette situation; la lotte e^t^bien^ rooofnmemé rM^
inégate, -où il aurait succombé parce que la France étmi^ ^puisée) parce
que la fortune ne revient guère aux fa^onsqu'eUe a uue^ fois abandon-
nés après les aiFOir comblés de ses dons; Satnte4Iélèiie^ûufquelqjue
ciiose d'analogue eût égalemeni terminé cette prodigieuse ei^teoee^
et la catastrophe, plus lente, plus graduée, eutemnoinsd'éclat et de
grandeur^
Tai ditque Nap(déon, pour excuser ses témérités et ses excès, pour
temmr à»xduM4mg/m$ iwf^^çsei foulé wI^rMi 9fur l^tjnrsfiiPHil^^^
t(H>i»iqja^rJXMa j^ fois jsiipmini »aT;»ujç)u^^ x^ jp/ç,)à;ail«B|pe
ql^oi^es^pQMr .qu'il fut possible Oe jiqn |g«>lpqg^r )^f^«|ybcoiMR. 4ailfi«lmf^|%^
Q^l^én^^ CjfA^ W0$Hdàrf4ÎW«/l^ ^,t^vm^
Um^^j^fûtij^^ dq Aa Mli^ri^ 4çp mai^s» teà$
idipelua 49 l%m^„ peyut^ap^dj^te fs^r las.aimin wkatiooAet, letooiiH
ilHifça dm aiitr^ élM9«4pquîétejE(laMn9 cdi^^eate^^^^ leiiRs coUmiftSf
l»pli)&.epraB4eparU^d£^a(a&?i^e^^ ^Ue u'ajoinais étéen^i^eaMnade
ptêodreii ell^ Si^iU^ s^el^(K^)tin«I^^oe;aîttit^^ i^outabku Ce
tt'ast jamûaqM^'eB'.y; fomm^ ^ y 3Q|idoywit d^ coatilioiiSi qu'alb^y, a
exercé ima ActionApiiifi^aQte^etxibiâQa pi)6,iaflii0pcegraode saskdoutat
qMalqMelDi8i{iriiiQipale9<m^iWKaia abfioUie qii»'eUe devait la paiy
tûgpr a[vec;l^aUiéad(U|ile»(Mm€Oiu%l^^^ p^miada racqnérîB.
EUera «artaki^imiit^ en^plua d*«iiia oocfisîo^ , at^^^é de c^to iofluwiQSÇ
jlu»aîacapQiMlai^,oiiiru;apU{Ci»jp^ part laiTéaliaatioadaJajnaDaiy
cbiauai^afcseUe, parcaq^ie j^miais^ j# Je népète, alla nia possédé par aliar
m&ami^wBim^ d*aiiealrap)^QAra4^cwqiuête. La^Frauoa se^^^
ea&!dewiar&/tai»p^;<a,ett le dang^rai» haonaur d'être jugée aapable d'y
aspi^av %i^o. qualqiias cbaoca^de.aiiccèa, et toUà poiurquoî l'fioffopç
airtièra s'est ai souvent coaUfléaiOpa^ dieu Ea présence de Napolém
suptûiityjes cqnsidéjpatiOBg <q»e je, viens d'iodicpier tétaient, sî éyideote&t
qii'il n'étaiLpastpofaibla d'eaiméconoaitcelafoice. Enlrala pcéiwtm
da yaiatioBs aoauwitJMiles et .naiittineS'plus ou moias évanteoilesi^
tim ouaioittStéloigmi^^^ iamiil préseat^ ,iotolérable.d'uiia:oppnB88ion
qiii oalaiasailàfpapsQwe.le^saiitiiaeQi d'une azi^tanca libra ni d'un
a¥enir asaujsé, les ii[iBux de L'Europe napwy^ûantétie dentaux^. Coioiiie
la faitbrès bien remantpar .sic Robert Adair^ ks gouvarDemens mâma
qnelacoQtrainte rangeait tampor^nemant parmi les alliés de Napoléon
sentaient que l'ADglaierre coBoiaiattait en réalité pour atUfloîiSjdea^r
frayer des victoires qui lui livraient de plus en plus sans partagiez Iftidor
mination de^io^ mQi\ ite< vQyaient.âkvae.i«iia seacite a^faotiopi tout ce
4tâ;M'tà'béitant àTabri des attaques de la France; IbHSflàft'lBifiJÉ
nM^^ d^delle où le drapeau de Findépencfenee euréfi^miiîé fftt ^Bf^i
coite ft^lkwpé;^t qui pût iserti^ de point d'appui aux nalicms atert iH^^
yiëè Ife '\btit iù elles tenteraient de recourrer leur liberté. - ^
'KiH T^^uWité, la ctinte de Napoléon était iHnévitable ootujéqtieiiee iti
r«!itee^ dèf sa gratideur, (rt.daM rétaft aètuél dé la dvflfealfbd, liné
A^^éè j>àreine attend fout goittehienient qui osenât tnareber^ii^
M tMcés. Quel argumclit' conttre Tàmbition et la guerre? Et cepeu-
dMtli ôkr'âiiràit tort d^èti conduit qu'à aœ époque quelebaquè, graëë
attt p^ol^s he «M ràisoé gébéf^e j it n"^ atira pbis dé^^^itfife# ni de
^éfrês: Lés passions humaines nousinterdisent âtlé ùtoïte.DÉeré^jé
dire (fil'tlhlel résiirltat ne serait pas même désH^bl^, éf ^^tf^ îi^ërff^
évidemment pas dans les vues de la Providence tèfieèMi^^oii peutlé^
dédtiife de Forganisation de nbtre nature et dfes lèçbtii^'fbttrtiies par
rhiÉfeifet II y a évidemmetit dans Famé humaiiié'âe tièMë^ et tiâûtes
facultés qui ne peuvent trouver leur empMi que ' dabs les combats.
L'expérience prouve d'aillèttrs que; ii^t* guerre finît par épuiser les
nations et atrilte quelquefois chez elles les progrès de la civilisation
et des lumières, bien plus souvent, Uén pltis iMailliblement Une paix
trop prolongée les corrompt, les énerve et prépare leiir abaissement on
leur ruine. On ne saurait tliér énflih' que, dâos'totili les temps, les sou-
Tenirs de l'héroïsme militaire ont été la plus noble part des traditions
dés peuples, celle qui les a le mieux recommanci^ à la postérité, qui
les a le mieux protégés dans leur décadence même. Gomment concilier
ces contradictions apparentes? comment comprendre que tant d'utiles
résultats puissent découler d'une aussi effroyable calamité? C'est là un
dés eâtésrde ce problème qui, en toutes «faoses, aous montre leŒiâM|fb
dd bien et du mal comme la loi suprême de l'univers, comme la con-
dition de toute existence. La aolution de oe problème dépasse In fin^ees
de l'homme, mais heureusement die M M est aéeessatare ni ponr la
condmte de là vie privée, ni pour la direction des aflhires publique».
A défaut d'une logique impuissante, la conscieneè et le- b aent lut
tracèsit la route qu'il doit suivre, et un gonvemcrmMt n'k pas tesdin
de pénétrer dans les abîmes de cette question redoolÉble Ipoiir acoom^
plir les devoks de sa haute mission : il lui suffit d*obéir, a!fM fÊâtà^
ligence et fermeté, aux simples, aux vulgaires préce|)tes de cette se^
gesse en quelque sorte proverbiale qoi veut qii-tinlravtaiUè kOBOÊtÊfet
la paix avec la ferme convicticm que la guerre dM venir «ù Joar, que,
dans certains cas, elle n'est pas le (dus- grand des mainc, et qtiV hut
quelquefois savoir l'accepter sansirop de «regtet; bîenquH adKloi^outt
criminel de chercher à la foire naître.
L. M VnL'<]lllSTfeL. >
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Notre projet, eûai^TàBt en Sidte, était de faire lé tour de riîc-
mais les renseignemens reotiëilli^ Bût U route modifiaient peu à peu
ce premier plan i Nos hommes eommençaiènt à comprendre te but
de noire tofa|;e; ils a|>ptetiaiètft chaque jour à mieux apprécier les
cooditions nécessaires au duétôf^ de nos recherches. Artcse etCarmel
surtoHt^iqui^ graoei leur |^i[«faSto connaissatice des côtes, auraient pu
servir 4e pilotes cabotoUrs, nous exprimèrent des doutes sur l'utilité^
d'une «expbpatioii étende au rivage occidental, où nous ne devions
trottYeri disai6nir41s, que des marais pestilentiels, des galets ou du
sable. L'examen de nos car tes^ nos^ connaissances sur la constitution'
gàognostii|iie du pays, confirmaient pleinement leurs dires, En cfTet,
la Sicile fmte partout Temprehiie des forces violentes qui, en boule-
versant l^écorce solide dn globe, Félevèrent an-dessus des flots. Au mi-
lieu des mSie accidens de lerrabi, résultat inévitable de ce mode de
formation, on reconnaît néanmoins que l'impulsion n'a pas été partout
(1) Voyez les livraison» du 15 décembre 1845, da 13 fé\rier et du 15 octoliro 18(C.
SOl'VEMBS D* IN KATl'RALISTE. i2i
I& nUme. iTTOuesc; à Test, au sûd-est, les chaînes de montagnes peu
éleyées s'abaissent peu à peu yers la mer, se terminent en collines on-
dulées, ou, s'eflàçant entièrement, forment des plaines étendues, des
plages basses, couvertes de marais salins. Quelques pics isolés, parfois
d'origine franchement Tolcanique, comme le Monte-Rosso, s'élèvent
au-dessas des autres, maû ^M9?^^f Pf V^J^ hauteur de deux mille
pieds; seul, le Monte-Carunll Ipone a plus Se quatre mille pieds ses
roches calcaires, qui dominent la ville d'Orte. Au centre de l'tle, les
montagnes grandissent, et plusieurs d'entre elles ont plus de trois mille
pieds c^Jiwiî ^iêtoy^lsLgér^Md^réfnnm f^^tft^ est
au n^r^|t y ^4^1 J(ri<^V^9 scttfroTO3, dé|ll olyanl tomdbeur
puissance, ont poussé, à travers les calcaires, les grès et les schistes
argileux, de puissantes coulées de gneiss et de granité. Les monts Pe-
lores, les Hadonies, comptent de-^i^aabreux sommets élevés à plus de
quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer; quelques-uns dé-
passent cinq mille pieds, et l'un d'eux, le Pûjso di PaUrmo, atteint près
de six mille pieds. r "j .\ . \' \ ^ \
De ces hautes chaînes, étendue^ Boinî^me un rideau de Palerme à Mes-
sine, se détachent çà et là des caps, de petites presqu'îles dont les bords
dentelés semblaient nous promettre (}^|abondantes récoltes. Après maintes
délibérations, il fut décidé que nous les visiterions en quittant Favi-
gnana. Pour mettre à pt^^fil ëe^ rhbàvemeâf J^AfO^ade, nous résolûmes
d'abandonner encore une fois notre embarcation. Perone reçut l'ordre
d'aller nous attendre à Céphalu, et, accompagnés seulement du fidèle
Carmel, guidés par les muletiers qui nous avaient loué nos montures,
nous traversâmes la partie de la Sicile la plus rarement visitée par les
étrangers. Ici, conune à Trapani, nous rencontrâmes à chaque pas les
traoçs aOli^^ptes d'unç civilisation en^ arrière^ héritant 4^une splen-
deur qui n'qst pl^f À. Çasteiyétra^Q^ X^%Vmw itspofie le «vaiiKiuiiiur de
{«épanljé dépérit avec ses j^erveUV^ Ignorà^ à deùi lieiMp des ruines
giganiesaues de SéUjçiont^^ rantiq}]^/|v^ doCj^rthàge^i de>8
^ Saiémia à Çalcjitafiaii, les vieux ciiè^Wipainraskisioaiiorni^ *ovh
vrëHt leurs donjops démw télés à une pwiila4|ioa' ad gueniltes^ quô «lotre
pre^nce semblait frapper d'un Incroyable étonBiBmeDk Ai Aikamo,
ville de vingt mille âmes, anx larges i^eaxlaUéeBy placée sur l'unique
gr^de route de la Sicile, et qui est uneide^prineipfdes étapes dcfs primes
palermitains en voyage, nous fûmestohligés,: conune partout ailleurs; de
prêter au maître d'hôtel Içurgent n^qessairQ pour achetenMHlre éliier.
Bans tout le tnyet, le long des septiei?» cMimeisur; la nrn^ r^gale^
nous nç rencontrâmes pas un seul voyageur qui ne fûtanné : toujours
la carabine ou l'escopette, pl^ipées en travers de la selle, lÉsahissaieiit^
ou les habitudes d'un autre âge, ou des ei»intes motivées par des dan-
gers présens. Enfin, et ce fait nous semble mieux que tout autre peut-
. t--
90t|n9;A^omr à i49M«^ir4d Bakmné, nous u'o^iMm^ m ^Wt procw^^ufi
.{La nmle^fue «iwftiaviqM'Cboisie .n<)imfaiii^|}|Jj^à Palerme^ 9kMiflflra^
ypipteies 09tteLisUe<aprQ%aTOir a40vir<^ ji^t^^erqîèçe*|(^Î8 létnuige^^ill
infpwfiqpietsglia&deJt^ d«l
latiapana^^ebout i».miU<NJ de £^xi#||f(i^,]^ciènaa^ G<miafie m rqi en-
ioiiiiâdiB«ii4KHiTi ek^eM»«9go4ii|^l'aptiqH6fKiqfiei:a» q^i, ^eus 1^ oon^
moderne de Thermini, ^t accourir c^avif^dqnée à 9e&^afcesd*eai|^
tîè4e me^qflf^wI«t|G^H^9irpes^ 4e»iander la santé. iCeite pf>r^
tioB'diiiWvafl^ fMi^pwir>iiop^ u^ [riaisic. Latempérar
^tum, ji|(i9ii'alpi9<,Wî4e et/plu¥it^V3e^ e'était élevée depuis quelques
|ourB^< et hl»4^Rve,dépteJl^it de toutes |»art8 uoe admirable fiécondité. La
TOiitB c^^siiMt |e« siuuoii^ié^ dii JÎTBge ou longeait le pjed des mou-
tagne9 , bordée taniôt de lauriers-ros^s en pleio^ tloraisoB, tantôt â^
graQdes^aoianées m arbustes, au milieu desquelles de gigantesques
aloès dressaieni Jeqr tige tout unie, baute de dixrhuit à vingt pieds.
Des vicies :iuvx tet^oeps garms^de feuilles dentelées enlaçaient le
tronc des cactus e» Hewrs^ et mêlaient leurs légères guirlandes aux ra-
meau bi^arremeirt t^iAms,. aun épaisses palettes de ces plantes grasses.
Des bois, d'oliviers, des bouquets d'oraàgers, de cUronniers, de carou-
biers, accidrataieiit le payage. Quelquefois, à notre droite, une petite
vallée^ fNTofondément creusée dws la montagne, nous montrait ses
fkuKS cacbés sous ua rideau de sombre verdure, doù se détachaient^
comme autaat de bouquets, d'épais buissons de rosiers couverte de
myriades de petitesfl^rsblancbes oo roses, et toujours, à notre gau-
che, k^merétendaiiàpertedeviae son horizon d'un bleucni,8esplagesr
pittoresque vient découpée^, et. ses caps que couronnait souvent, comme
u» panache, i^bautidattii^raiixfeuiUes étalées.
Ea approctiaoït de Cépb#u^ reeil exercé de Carmel avait reconnu
fa Âma^AiM^itepglant à. touiles voiles vers le lieu du rendez-vous.
Barque et muli^ts arrivèjreiiA en même temps, et, quelques instans
après, ^DcAre; eflobdiFcatwi 4taât vens la presqu'île de Milaazo. Pendant
unebeuve ewore^noiisi longeâmes une côte à l'aspect aussi riant que
e^ qiie.ooiis vemons de parcourir; pois les montagnes, de plus en
plus éleM^eSySe rapppoohèi^eBi du rivage et semblèrent sortir de la mer
en revêtant des lignes pltis sévères. Cependant elles restèrent vertes
et richement accidentées» Ce n'étaient plus cette campagne déserte, ces
falaises avides, ces rocbea décharnées, qui avaient fatigué nos regards
a ruuest de Païenne: partent se révélaient la présence de Tbomme et
une <tvilisatioa pbisactiiw. Des viUsfges assez nomtyreux nous moit-
eàèè^é qtidque totir, quelque chàteàti-forl, tmdm IntlIitaB'pÉrtaf pfM»
d'Alger. Lorâpie oob yeux quittaieat w pHtoitgWmift fwiyBigg, t|liH8ë
dg^fi^(<u(>âiaMitbifeiiMt4^bafi|hë, ils rèmmfhiimt^ {fiivaiil nie<de
lÂpairf ^(jrgûBattt i(M»ù' i' Ipeii' 4e té mer; ^
SbiMrfi^i 'SAiM , lôrmaietit'ëtrHiclt i«e ^ gmdk& nn ^'VMteKdemi^mBte^
el^lqtt^à rtûrriëM^^ëll; eiEMiMàAHe^^n
Mëf^ fe fH^Miéhlbite bbkï^iekCè^ln,^m^ étntie ^ifiw Wfiité
#%^ toiërte, le cîé?l etta^ier ^ ' • ^
jkii |î6trtt^)our, nôU^ éHdti^ en tecedrlRfeunR>;^et, t|uëta|li«i^fc^
«près, i^ouëpreofon^ poeëessiièn tftm^geltieilt ci()iiiftfêrtaèto'ftdf^^
ineiii irttfcé'pëur nas^reeltercbe»w^MEee aux k)iii$'ethpre9d黫hi chat^g^é
d^àiTairèffâe France,M. te tmron LiicMitrnou9avÊi}t*^^éi^tt6eiii6ni cédé
sa nmisdn de oiifipagne, pkK^'à rextfème''(mhilé^de4a'^eeiru11ë, è
quelques «nrinutes à jineine des tleut t^ôifes' «Opposées.-'!!^ labiés fttfeal
iHeutOi Pressées , couvertes de nos appareils de tratail , >(A; «aosiarder^
BOus'èonififieBçàînies retploration de noire 'nouveau domaine.
SemMableencelaanx liés Fa^ignana,'Mil82zon'e^ Jamais ?iMéè par
les étrangers* que Famour des voyages aniène en Sidle. Bfttie sur us
Mhffie étroit qu'elle occupe en entier^ cette pelHe ville a pour terrfÉoire,
d'un côté, la presquDe qui portese'n^nom.def autre, une (dame de peti
d'iéiendue qà'entonre , comme mi^demi-H:leTéle, la ebatne escarpée des
monts Pelotes y é»minée dans le lointa^ par le sommet fu«iani éé
HBtna.D'étroitj^sentiers, praticables seulement pour les mulets du pays,
eonduiseifl 'aux routes de Messine et dé PotërMie. Ainsi isolés du reste
derae; les faabttans de Mitozzo noifS'Ont paru* présenter un earaetèrë
eiraepMonnet, plein d'énergie et d'acth^.'N«lle paiHnous niavons ren->
contré une cuHure plus avancée. Dans ta ptaine, dans la ptesqu'llei
surtout, le moindre pouce de terre est«ifsià profit 'Ijesrtrtgnes, les oit^^
viers, remptaeent presque pat*tout^lesbi«l«iS'^u>les*aMèé/ètydé'scen--
dant jusque sur la plage, ombragenttdés nfeislMis de camfpagne d'une
areliltecture sirmple, mais élégante, dobt fe^ terrasses pfongeht dans là
mer. b'n petit port, asseztiien abrité covvIreléS'^éiftei'éel'Onest et du^
BOftl,flivonse réchange des produits du sèiy étle^mttiei^ eMretienff
éttis la population une aisance générale. Les rues 'Voishvè^^dli ^rl
sont larges et assez bien bâties; mais elles :se ehatigent en Tuetles tot^'^
tueUse^^n s'élevant sur une coltine escarpée, cefupée à pic^M dMé de
Feuest^ couronnée par une ferteresse, qu^ garde 'tottjdui^^tffite^ndrtn-'
breuse garnison. C'est à Milazzo que Louis^-PMlip^e, àUitéÛtïcéOt^
Béans, a passé plusieurs années. Banni de' f rancè à cause de boh ttotili;
repoussé par la cour de Naples à cause de ses opinions li^i'àflés ; lè fh^
:i ai
ii,
^Ibbe; et ^(-étré tju àû ùvHiéii des âplémlèéi^ dé éâ t^f ate ilTeilMëtire
U«§1i¥é^èi^èmëM^tJâ<âdé; dô^^ Upifas gi^hdë'Uj^yiii^^
d'û^dbMf-Ubué, éf qui;^ déUdiÉiillààiî^^
ft^rtsi db deux Atoes éi^ triéK liàtkytnitif^^
ceë* tei'i^iâsf «y|Miâifeëà¥ë<nii^d^^ ôsliHodx rotll^é ë( d^ ikble
tiiMV^M^'€bilèltè''ilittidëi i^^ bàVàtâristiqîi^s
du càteaii^4léPéleMë;^^his1àfJl ëUfttf ^hë as^^
oom^a<^;(}trï'fo^meTéi^tt-étM(è<dù c^^^^ éètté iôcàlité pféëénte
dâHd lecir^Mlf'è d!e i^tlpcIrÏK^itfôn bèdotèlié/ét dôhùiïè ^ échdnm|6iî^,
preé^é iëùr lé» Vitiei(Miix tëitàim' i^V, ^lletii^ iM)Ië^ et éti ^ràtïdés
masâeà; èottpi)^flt îllUfe ^dé« dëili «éW de \k Sidfé. '
Dans leà ieou^hes de tail<;aÏPé^ dont noos tenons dfe parier, le choc
des "viBignë^ mriVant die Ist baùte mer a eretisé des cbannrbres et des bas-
smB oè erdisseâl d^ëpaiéses totiflfes d^algues et dé fticus, asilèS de ndaihtés
pdpulatioiÉ^ niarfiÉès. CétÀieét lè autant de 'vivié^ 4Uim)t«s promet-
taient des pêches fructueuses. Nous ébh^ibns ^ outre sur lés espèces
térrkudes dotitiious ésjf^éfiôus'kièiibbtitt^érd nombreiht rtepTéséritans
sous }edbk)C& boWlérèMs rébduVèrïié'à t)éiiie de quelques potiidès d'^ni;
iiAaîs«»ie circonstaihce tmpré^tiiè iHlut ici tromper notre espoir, gbus
ridduénoedef cot^tUc^s tskit (fiffiàlés à apprécier, mais parmi ]e&-
qu^es" «n^ évapbrtttioti (^bà moins prompte Joue cértaitiement un
rôle Adtif^ rèati dé ées'mérs'tàeÉitèt diksout, tantôt abandonné une cèrtahie
^luantitédeealeâifé'ènlevé atix roches submergées. Dans le dernier caé,
iB^Mptîèrecftloaire se dépose comme une sorte de vernis à la surfocé
des^'piATed'étdés gtiets^n'^lle agglutine les uns aux autres, fermant
«insi la plupart dei^ passages par bù les amiélides et léé ters de tout genre
pourraient se gMsser dans leurs interstices. Cette espèce de soudure pré-
sente^ une' très grande résistance, et souvent les eflbris réunis de nos
hommes < <^i^més de leviers fiK>Kdes, n'ont pu suffire à décoller telle pierre
qUd4\in d'enk aurait faeilemart roulée avec ses seules màins/si elle
très de même nature, explique en les co^n4»ff IWnt ^^ (9t4fHfW§i#fJWtf-
.^^}ft^m,^j;fiSf^fi^ j:^pgç^,,fPI?jff)^,çpflt8(jij^i;a^id<|ii çaj^p^s
i,<W^§?nî^ <^Jl'!^<*tf>^ 4q!«i«%fflO)nM;erM,^,,uft^gç8pdfl,^<*«a|e
jf^es flj^Jiivp?j,B!)^fi\»^ aveft,^e,«-^f|e^fi^itp„^«Da^iïa)lf!.^,«*8
roches, quoique coosi4iéi)a^e;^ a|)|P«l^f, taif^j^ptforii l'^Ftoque géolo-
gl9ue;a4i^e. Les osseiiiens,^Q9,.<|ébri^ d^^tl^^wre qu'on y,iien-
çpntra. ?>emér»t^qt<ïqnc,pa»iç J9qio.d^/l9^t7ft|,.|^,p^,«xptW8»0iiest
,i;^pç^^up^ r^t^,Qr9a;Mqpe«coot(\q[)po|ii^|a4/lf^^H^
^l,^^flpsjou;rs,iç9imne;aîi tfl^le«.4f^p^yi^„^ PQuidix;e,quelie.TéNtaUe
, .^Jf^eréi^ jWjiiWJfés ipattei?4tf^,iqp9.1a $0i^dar^4e8,pierre8 de Mi-
}f\2;¥^^y>9r^i), ^ aq$t ^i;echjerpb«f ,.Q^r^ /fôipur. dapa^o^ ipretqu'iie n'en
Ufliijpas , i^oins qp ^areqx. tençips , ppur, fiops- 1 M (A«deur, en «ugroen-
taflt|çf)^^e,i9tfr, semblait tçcopdW!»,lalp|p l«,t«iafe,pt,i[ainei!. IWle
jflsfi(%ç5,,<^ii^, W,,grap4 woibr^ BaSi.epcprp tiîwvé idaee
dafi^,i^, <^talcigues zp^Hogiques, boux^^nnai^pl dans les pbannps, et
H. iiiancb^^ eutbientôtganii,plu»ieur&bQitesde npiBbD«tti:<$t,Qiuri8iis;
éf^b^lillons. QuelqMes iieptil^ .TivaiWiTiPi^ent enriiçbir.enQore sesicoHeQ-
ti^^f pt.fqnt sui4Qucd'bui pa^e àfi,]^^tf^9ismft apéviale. loné^e au
Ifuséumpai* UM, Dup(iériletBibiwiavflç,un.%èil« qve idepaijent biw
iiiiitqr.jçeux qui laissent, dépérir Ia;n4l)*g9iie des oiB«aiix.«t des nwaa-
joifères^Npp rec^eillin^ef ,eQ^.apbres,d0W.gvand9a eouteuvne^niMpes
bieu.inofiieosives; malgré lepr ,a9p^ pneoaganjl^: et qualt^Mas^ bmuic
eipentplaires de 0fç^ tù* muraUÙ)», animal laesessiQtQblabie àonlé^
zard, mais dont le corps aplati, la queue courte, la peau gi^#tr>e.aQu^
pkti de ^69 tott^'èrcà, le iédko iSés -tntirtSltès/ tbttiW ^IgaWetatètit
mm^mth Èeterrenibla, e«t*la'ferftor^d(^ bàMfeUKâd f»a^, qMlè
éegttfdefit feomnie ti'ès inet*fneiix, et- le Téferitaftèc effroi teirtii* rd|jiae^
immil^ toi^g* A^ momineslés^hifiiitried/èû tires' ^^ri^ K6iée«iHles
l|Ui<t^rtli0œ»i 9l3dMdoigtB' lui (btit 1h(!9élifenl trmH^ vtû^ ptiM <P«^
^l/^|WmâaM; fieh daibs i(!;e c^il'otil liéds'eb iâ'm ii%F^fôdie'de^>^itt
énptyam te^iuetllis par qaelqaes vb^aigetil^ *ri 'IJrtéhf t>a an y»p dfe
fiMViierE0piémnôe. Là )es gecko9^htTègiiMé^btfhiMeée«'dlr^
dIU semhrtt 9a titbH àtitoUr d^Vnbx, deMacK là ^â(ë> (Mlè shh|ile éôia^
tMt^'^t'IaHtAt taitoh^ t>^rft* mi qoel^ilëà ti!éUi%s; tëACN tMfiti^al «âme
lèprefifiMrsAile fe ttiaHieurenx qu'Uë dn/t mmidâf iti^é tt^remefefb
Qtt'yffti4^ltdi)Mt^i au I8niâ deces'èxag^rattotis évidètiteè^^Ceftl ceqa'fl
i^«st PAS 'foclle^ de- 'fébonmitt^é. Tduléféis, lél^ti^brf^se rappelle te»
emie^atiMi^dés dbÉl sont I^b}èt idaUè» lios^ c^^
le'thnidet>rrttt;'6ry est tondait à penser que les gedDos petivènt Ibrt
Wen ' être des* anfihatKc iî>ûrhitèrwefit faïtioeeDs; que teni* habitudes
noeiotne^ont suHodt coAtrifoiié à'Pdndl^ ildWA^ de tei^^tn^ peuou
peki^ foédées. ' ■ '. • ' '^ ' '' •• ' ' '■
Tandis ^eif. Btancbai'â faisait tlite guerre actHre à ces populations
topreetres^aériennes, M. Edwards et moi reportions lous nos eflbrtsdu
e6léde k nfier. A nos mof ensd'inveBttgation déjà si^ariéè, nous allions
eni^ter un pins puissant eneore. ' Cette fois nous 'netoulions pins
seulement explorer les parties aceessiHes du ritage ou draguer au ba-*
tard. 'H' s'agi^tt de desoèndre am fond de la mer en conservant toute
sa liberté d'action, de poursuivre^ lEiinsi les animaux marins jusque dans
leurs retraites les fAus" câcbées, jusque dans les anfrafctuoeités de ces
roches qui, profondément enfoncées sôiis les eaux, semblaient déûer
tous nos eHbrts. L'exécution de ee projet, dont l'idée appartenait a
M. Ed^^rds, exigea quelques lâtrimietnens. Il fUlui ^'assurer du bon
état «des appareils, en combiner ta disposition , prévoir les aoeidens
possibles, et s'assurer des moyens d'y remédier. Au bout de quelques
jours^ tout fut disposé, et après quelques essais préliminaires, M. Edwards
fit sa {)f%mière< e^tent^ion ^ous^ manne dains le port de Mffasoo. Peh-
diflt' plti9 d'une demi-beure, il parcourut en tout sens le fond du ba&-
m, '■ reteurnatt des pierres, examinant brin à brin les touffes d'algues,
i^ueMlanlet observahtmir place des zoopbytes qui vivent à une profou-
dMr de dix à douée pieés. Depuis lo^, M. fidwards s est enfoncé bien
FIms^ profondément encore, et dans la fme de ^àormine entre autres,
noas'lafons vu à vingt^inq pieds sdus l'eau manier la pioche pendant
près de trois quarts d ^lèure pouriftcher d'atteindre une de ces grandes
p^mpéeéde la Méditerranée, espèce de movtusque trâvalve dont on nfe
OPftmll encore que le» coqcdlles. i
4|i9^^V4e^: |Hm{M*Ff( d^ I^aw^ Vn.cusque méteUiqiio iwiaQtmi
r^iréiqil^^ 4'(U|i<9i ^f4» ^i^»/ ps^sfO)! d«p6 iiw,,p#uU0 «rttashée^èilli
Wigu^M Y^fiaif m AieniiMlW 8Q|^4)« b«trl||H&e<^<p(v^lettRit(dQ hiis^
ftepiaee, fur une oeîi^faice «à fdMÎç^ a^^ai^ili eptmîqé iiHHttipÉMriraft aa
Itndide l'eto^ M. M^mbard(Will9H à c?!qi4H9i^id99s<|rft.diiy0rft<iipQii«H
tmréi'Eofto, une oi»i49 d^M^^^tup^sigoaiiii i^siaH.toijMi» damma
anj» , et IMqvi' saiiii^Tea (fkMlleiiof^élé i'ej» ébàdim^ !($& onotndces moùf^
méprise pouvait entratner la mort de H. Edwards. Bial^ré louant^
9mm, le» m^ifew à^ f«w^ti^flff'émiwm% dispoMoaa éÈmo^ bieo im^
parftiibr. Il fallait ipim de> demiBÎKwIes {MM? mtirer da leau le -plo»»
geur ei Ja débarrasser ide son >f aM|iia« One ioifr wèBom la yergm craifiia
et menaça de 9&rom|»re> au moment aiù , Cfloyamt.anoir ceçu un Mgnal
de détretfe, je ^mm de poussa*! Je cri d6;AiÂsai Noa bommefr santà-
rant immédiatemieBti Ja mer et eure»t bieiilàt nanaiené M^ EdiMirds,à
iMird ; oeftendafii plua de cincf minutes* ^'écoulèrent entre le moment
aà j*aYaia senti remuer lacorde ettelui où M. Edwaids put respirer à
l'airlibre^.aL ce temps aurait été ^us «pie suffisant pour déteraunep
une asphpiie miirteUe. Heureuiemaot que j'avais été trompé par une
aaoousse inTolontairemeot imprimée à notre télégraphe. €apendaiit
on Toit que ces recherches n'^ieirf pas. sans danger, et cartes , pour
leai^treprendrfi et leé poiunsiâvra ,i il faUaii àbre animé d'un zèk bien
sare parmi les. aatoralistes de nos jours.
jQuoi qu'il «n soit, M. Edwards reeuaittit le fruit de ses. fatiguea^
Chaque fois ilneviat du fond de l'eau a^ec sa bcdte ricbeofieut garnie
de mollusques et de zoophyies. Ce qu'il y eut de pkis précieux daw
ces iconquétas arrachées aa fond de la mer,, ce fut une tnsombvabifi
ipaautité d'œufis. de mollusques et d'annélides. Déposés eMUilt daua
de petits bassina où les vagues pénétraient a travers des parois^^ii
pierres sèches, ces œufs continuèrent à ee dévdopper, et M. Edwaida
pi^ étudier a loisir toutes* las phases de. leurs cuirieuses évokitioinkr
Qe mon côté, je trouyais dans las girotles du capt bon ocwdire d'ao^
uélides, de nénierles^ de planaires^ damoilusques pblébentévéft»^ J^y
128 REVIE DES DEUX MONDES.
découvris aussi une espèce nouvelle de mollusque gastéropodc voi-
sine de ces triUmies dont Cuvier nous a le premier fait connaître l'or-
ganisation. L'espèce sicilienne, qumque de taille plus petite, est bien
plus singulière que celle de nos c6tes de France. Qu'on se figure une
petite limace de forme allongée , portant sur les côtés une rangée de
branchies ramifiées semblables à autant de buissons animés d'une
exquise délicatesse; qu'on remplace les tentacules lisses et opaques de
nos colimaçons par deux grands cornets de verre d'où s'échappe un
bouquet de branchages rosés entremêlés de fleurs violettes; qu'on
étende en avant de la tète un voile étoile de la plus fine gaze , et l'on
n'aura encore qu'une idée bien imparfaite de cet admirable petit être
qui semble fait d'émail et de cristal vivans.
Les localités propres à nos recherches qu'ofiFlrait la presqu'île de Mi-
lazzo étaient riches, mais limitées; trois semaines suffirent pour les
épuiser, et, pressés, d'ailleurs par la saison qui avançait à grands pas,
nous hâtâmes notre départ Dc^ terrasses de la villa Lucifero, nous aper-
cevions un cône noir s'élevant brusquement de la mer et que couron-
nait presque toujours une légère fumée. C'était l'ile de Stromboli dont
le volcan , sans cesse en activité , sert de phare i^aturel aux vaisseaux
allant de Naples à Messine. Après avoir visité des roches granitiques,
schisteuses et calcaires, après avoir étudié les populations propres à
chacune d'elles, nous voulions leur comparer les côtes et la faune des
volcans. Nous partîmes donc pour Stromboli par une belle soirée que
suivit une de ces nuits admirables, privilège des régions méridionales.
Le soleil avait disparu à l'occident dans un lit , d'or et de pourpre , des
étoiles étineeiantes avaient surgi à l'orient, envabi le ciel tout entier,
et leurs mille rayons, remplissant l'air d'une lueur phosphorescente,
nous permettaient de distinguer comme à travers une gaze la chaîne
des monts Pelores, le sommet de l'Etna. D'irrégulières bouffées d'un
vent tiède nous arrivaient du sud, tantôt enflant notre voile latine, tantôt
la laissant retomber le long du mât et appelant nos matelots à leurs
bancs de rameurs. Alors l'un d'eux entonnait* à demi-voix un chant
monotone, et les avirons, obéissant à ce rhythme connu, tombaient et
s'élevaient tour à tour. De temps à autre, une vive étincelle s'allumait
au contact de la rame, et, s'éteignant avec la même rapidité, nous ré-
vélait la présence d'un de ces petits êtres qui produisent de la lumière
comme la torpille engendre de l'électricité. Quand la brise s'élevait
de nouveau, les chants cessaient, les avirons rentraient le long du
bord; nos hommes, couchés sur leurs banés, reprenaient leiir sommeil
interrompu , et le léger clapotis de l'eau autour de notre proue inter-
rompait seul le silence de la mer, bien plus profond que celui de la
terre. Long-temps nous admirâmes cette scène si grande dans sa calme
simplicité; puis, étendus sur nos matelas abrités par une tente légère,
SOtVEMttS D'LN NATtRALISTE. J20
nous nous endormîmes bercés par les oscillations à peine sensibles de la
barque. Au point du jour, nous étions sur pied. Le cap de Milazzo était
bien-loin derrière nous,- et cependant Stromboli semblait s'être à peine
rapproché. Dans ces régions chaudes , l'extrême transparence de l'air
trompe long-temps l'habitant du nord sur la longueur réelle des dis-
tances. En partant de Milazzo, nous nous croyions à peine à quatre ou
cinq lieues de Stromboli , tandis qu'il y a entre ces deux pointe près de
treize lieues en ligne droite. A peine avions-nous fait la moitié du che-
min depuis la veille, mais à ce moment une brise fraîche s'éleva, et
bientôt la noire montagne grandit à vue d'œil, nous laissant distinguer
ses flancs déchirés, ses coulées de trachytes et de laves, ses roches
tourmentées d'une manière bizarre, et ses plages de sable fin noires
comme tout le reste, où les vagues en déferlant semblaient jeter une
écharpe de lait. .
Stromboli n-'est, à proprement parler, qu'un cône volcanique ayant
près de trois lieues de circonférence, s' élevant à deux mille pieds en-
viron au-dessus du niveau de la mer. Au sud le talus, composé de
vieilles cendres, devient un peu moins raide et forme une plaine étroite
et inclinée où sont disséminées une trentaine de maisons dont la lave
a fourni tous les matériaux. Quelques autres sont groupées au norr^ ,
' dans une localité à peu près semblable. Une petite église badigeor-
née à la chaux tranche par sa blancheur sur ce sombre entouragr.
Au milieu des laves et des scories décomposées par l'action lente d( s
siècles, croissent quelques légumes et quelques vignes dont les produits
ne suffiraient pas à l'entretien de la pdi)ulation, si la pêche du corail
n'était pour les habitans une industrie assez lucrative. Cette pêche, dont
nous avons été témoins, se pratique encore de nos jours comme à
l'époque où Marsigli en fit connaître les procédés, il y a plus d'un siècle
et demi. Placés au nombre de trois au moins sur une embarcation, les
pêcheurs jettent à la mer une croix dont les branches égales portent
des filets tissés avec de l'étoupe. Une grosse pierre, placée au centre do
Fappareil, l'entraîne rapidement au fond des eaux à une profondeur ( e
deux ou trois cente pieds. Alors, tandis qu'un des pêcheurs élève et
abaisse alternativement la machine, les autres rament lentement, ( e
manière à balayer un certain espace. Puis on retire le tout, et l'on re-
cueille les fragmens de corail qu'ont arrachés et retenus les mailles
lâches du filet.
Une excursion rapide nous eut bientôt démontré que nos études n'a-
* valent rien à attendre d'un long séjour à Stromboli. La vie animale
semble fuir ces roches calcinées, aussi stériles sous l'eau qu'à l'air libre;
mais, avant de quitter ces parages, nous voulûmes visiter le volcan. Le
receveur des douaùes nous désigna des guides sûrs et voulut être du
TOME XVIK 9
i30 lŒVUE DES DBUX MONDES.
voyage. Armés chacun d*un bâton solide^ nous commençâmes notre
ascension. Un sentier déjà très rapide et tracé au milieu d'une pous-
sière mobile nous conduisit, après trois quarts d'heure de marche, au-
delà de la zone des vignes. Ici les difflcultés augmentèrent. Le sol, de
plus en plus incliné, devenait en même temps plus mouvant et était
couvert de grands chardons dont les épines aiguës traversaient à chaque
pas nos légers vêtemens. Bientôt nous fûmes à Tabri des atteintes
de ces piquans végétaux; toute trace de végétation disparut, et nous
ne vîmes plus autour de nous que de vieilles traînées de laves dont les
aspérités tantôt se montraient à nu comme d'énormes scories, tantôt
disparaissaient sous des cendres noires et chaudes que nous sentions
fuir sous nos pieds à chaque effort fait pour avancer. Cette partie du
voyage fut vraiment très pénible , et il nous fallut plus d'une heure
pour atteindre le sommet oriental de l'île. Là nous trouvâmes une arête
étroite comme l'angle d'un toit, et dont les deux versans s'inchnaient
chacun d'un côté. Celui de gauche conduisait aux régions que nous ve-
nions de quitter. Celui de droite, dont l'inclinaison était strictement
celle que prennent des matières mobiles abandonnées aux lois de la
pesanteur, présentait une surface tout unie terminée par une roche
placée à quinze cents pieds au-dessous de nous et surplombant un pré-
cipice à pic. Nous franchîmes rapidement ce passage et atteignîmes le
sommet du vieux cône qui domine de plus de six cents pieds le cratère
moderne ouvert sur ses flancs écrotilés. Comme s'il eût voulu fêter
notre arrivée, le volcan nous salua par une éruption. Nous vîmes
l'abîme s'embraser à no3 pieds,*et une magnifique gerbe de feu s'éleva
vers nous avec un fracas comparable à des décharges répétées d'ar-
tillerie.
Placés comme nous Tétions immédiatement au-dessus du cratère, et
ne pouvant avancer assez sur ce sol mouvant, nous étions gênés dans
nos observations par la montagne même. Des nuages imprégnés de va-
peurs suffocantes nous entouraient en outre à chaque instant. Pour les
éviter, nous descendîmes sur une arête latérale, et pûmes alors con-
templer à loisir la scène désolée qui se déployait sous nos yeux. Trois
enceintes concentriques, dont les deux extérieures ne subsistent plus
qu'en partie, se courbent autour de la bouche volcanique. Derrière nous,
des pentes rapides s'étendaient jusqu'aux régions cultivées que nous
venions de traverser si péniblement, et qui, vues d'en haut, présentaient
l'aspect d'une plaine. A gauche, nos regards s'arrêtaient sur le pic le
plus élevé de l'île, reste de la plus ancienne et de la plus extérieure des
trois enceintes, dont nous séparait un ravin profond. A droite se trou-
vait le mamelon que nous venions de quitter. En face, l'arête qui nous
portait se courbait en demi-cercle jusqu'à une masse de laves suspendues
SOUVENIRS D'vn NAtURALISTE. 131
sur un précipice et enfermait une rampe raide formée de cendres et
de scories, tronquée brusquement par les bords du gouffre où s'ouvre
le cratère actuel. Celui-ci renferme lui-même six bouches bien dis-
tinctes. Deux de ces cratères secondaires vomissent cette fumée im-
prégnée d'acide chlorhydrique et d'acide sulfureux qui charge en tout
temps le sommet de la montagne. Du troisième , placé à droite , sort
également une vapeur épaisse et blanchâtre, au milieu de laquelle
brillent comme des étincelles des pierres rouges de feu qui, s'éle-
vant et retombant sans cesse , produisent un bruit de ressac des plus
étranges et font naître l'idée d'un atelier de démons. A gauche se trou-
vent les trois bouches à éruptions intermittentes. Deux d'entre elles
appartiennent évidemment au même foyer; elles s'allument et s'étei-
gnent toujours à la fois. La troisième, dont les éruptions sont beaucoup
moins fréquentes, est la plus rapprochée du spectateur. C'est elle qui
fait entendre les détonations les plus formidables et qui élève le plus
haut sa gerbe de cendres et de roches embrasées.
Nous étions arrivés en plein jour et avions pu contempler à notre
aise ces rochers de lave, ces arêtes, ces talus de cendres, toute cette scène
étrange dont le noir uniforme était à peine accidenté çà et là par quel-
ques masses de scories d'un rouge sombre; mais' le soleil s'était couché,
et le court crépuscule des régions méridionales faisait rapidement place
à la nuit. A mesure que la lumière s'éteignait dans les airs, elle sem-
blait s'aviver au fond du gouffre : la fumée rougissait et prenait une
teinte de plus en plus ardente, le nombre des étincelles augmentait, et
à ces lueurs concentrées dans le cratère même nous pouvions bien
mieux suivre de l'œil les phases des éruptions. Celles des deux petites
bouches se répétaient toutes les sept ou huit minutes. Dix à douze mi-
nutes séparaient les explosions de la grande bouche. Le phénomène se
passait d'ailleurs toujours de la même manière. Au moment où le vol-
can allait entrer en action, on voyait la fumée sortant des soupiraux de
droite passer rapidement au rouge vif; des détonations de plus en plus
pressées se faisaient entendre et précédaient le jet des matières em-
brasées. De l'une des deux bouches sœurs, celles-ci sortaient en masses
divergentes sans presque aucun mélange de fumée. De l'autre, elles
s'élançaient comme entraînées par un courant de vapeurs violacées qui
s'échappait en sifBant. Enfin le cratère principal lançait jusiju'à notre
niveau une gerbe largement ouverte de roches et de laves incandes-
centes qui retombaient avec fracas, partie dans la mer et partie dans le
gouffre d'où elles étaient sorties, tandis que le vent chassait jusqu'à nous
ee sable noir et fin qu*on appelle les cendres.
Depuis long-temps la nuit était close. Les guides nous pressaient de
descendre; il fallut se rendre à leurs instances et songer à la retraite.
133 RETUE DES DEUX MONDES.
Nous attendîmes une dernière éruption , qui fut magnifique. Comme
l)0ur nous dire adieu, les trois bouches jouèrent simultanément, et, re-
fléUmt la clarté rougeâtre des laves, la triple enceinte du cratère appa-
rut encore une fois à nos regards. Nous prîmes alors sur la droite une
de ces routes qui, entièrement formées de sable fin, facilitent la des-
cente autant qu'elles rendent l'ascension pénible. Notre guide nous as-
sura que sur ce versant de la montagne il n'existait pas une seule pierre,
et, sur la foi de ses paroles, M. Edwards et moi partîmes au galop, lais-
sant bien en arrière nos compagnons plus circonspects. Cette course
avait quelque chose d'étrange. Le solnoirabsorbant les pâles rayons des
étoiles, la nuit était tellement sombre, que j'entrevoyais à peine la veste
blanche du guide à trois pas en avant. Emporté par mon élan , par la
pente de la montagne, je me sentais aller sans fatigue, mais sans but
et comme dans un songe, au milieu de ces épaisses ténèbres, sur ce
sol qui fuyait sous les pieds. En dix minutes, nous fûmes au bas des
cendres. Ici, il fallut marcher avec la plus grande prudence, et le reste
de la route se fit littéralement à tâtons. Nous touchions , sans les voir,
des sentiers abrupts, des rochers que nous descendions de marche en
marche. Enfin, nous atteignîmes sansaccidens la plage, où nous rejoi-
gnit, au bout d'une demi-heure, le reste de la caravane. Sans perdre de
temps, nous montâmes en bateau pour aller voir le volcan de la mer.
Ce point de vue ne vaut pas l'autre. Le cratère est trop éloigné du spec-
tateur. On distingue, il est vrai, comme un bouquet de feu d'artifice,
la gerbe de matières brûlantes projetées par le volcan; mais la scène
n'a plus ce caractère grandiose que lui prêtent d'en haut et la fumée
incandescente s'élevanten tourbillons, et la triple enceinte des viejjx
cônes dont les flancs noirs rougissent à la lumière de l'éruption.
Malgré ce léger mécompte, nous n'eûmes pas à regretter notre ex-
pédition nocturne. La mer se chargea du dédommagement en nous
montrant, dans toute sa splendeur, le phénomène de sa phosphores-
cence. Pendant plus d'une heure les flots semblèrent s'embraser au-
tour de nous, comme s'ils eussent emprunté à Stromboli les feux que
recèlent ses flancs. Les vagues, en déferlant sur les rochers du rivage,
les ceignaient d'une bordure lumineuse; le moindre écueil avait son
cercle de feu. Notre barque semblait s'ouvrir un passage à travers
une matière en fusion et laissait au loin derrière elle un sillage mar-
qué d'une traînée de lumière. Chaque coup d'aviron déployait au sein
des eaux un large éventail d'argent. L'eau, puisée dans un seau, pré-
sentait en coulant l'aspect du plomb fondu. Partout, sur ce fond bril-
lant d'une lumière calme, s'allumaient et s'éteignaient tour à tour,
par myriades, d'éblouissantes étincelles verdâtres, ou des globules de
feu rougeâtres. Ces étincelles, ces globes, étaient autant de petits
SOUVENIRS D UN NATUBALISTE. J33
animaux, des crustacés, des annétides, des médusaires. Â certains temps
de Tannée, et probablement à Tépoque où l'accomplissement des fonc-
tions reproductrices exige une surabondance d'activité vitale, ces êtres
microscopiques acquièrent la propriété d'exprimer en quelque sorte
de la lumière à chaque contraction musculaire un peu énergique. Ceht
là, du moins, ce que j*ai cru pouvoir conclure de nombreuses obser-
vations faites sur les côtes de Bretagne et de Normandie. H. Ehren-
berg, de son côté, pense que lesnoctiluques, petit rayonné très commun
dans le port du Havre, possèdent, comme les lucioles, un organe spé-
cial chargé de produire la lumière. Enfin tous les pécheurs savent que
les méduses, les béroés et plusieurs mollusques laissent suinter de leurs
corps une matière luisante dans l'obscurité, comme le bois mort ou le
poisson pourri. Ici, le phénomène est dû sans doute à une combustion
lente. Cependant une observation, recueillie par MM. Âudouin et Milne
Edwards, pourrait jeter du doute sur cette explication. Ces naturalistes
ont vu la liqueur phosphorescente des pholades couler au fond d'un
vase d'alcool, s'y amasser sans perdre de son éclat et former une cou-
che lumineuse. On voit que bien des phénomènes très difiérens ont été
confondus sous cette dénomination commune de phosphorescence, et
que cette curieuse question est loin d'être complètement résolue.
Après avoir passé le reste de la nuit à l'ancre en face de Stromboli,
nous partîmes le lendemain pour Messine. Cette traversée de près de
vingt lieues ne fut pas entièrement perdue pour nos études. M. Edwards
et moi conmiencions à nous aguerrir, et, par un temps caltne, ne redou-
tions plus le mal de mer. Aussi, tandis que M. Blanchard mettait de
Tordre dans ses boîtes, piquait et étiquetait les insectes recueillis à Mi-
lazzo et sur le Stromboli, nous tendions la trahie ou arrêtions au pas-
sage tout être vivant qui se hasardait à la portée de nos filets à main.
Nous péchâmes ainsi plusieurs larves curieuses, desannélides, des crus-
tacés pélasgiques, quelques médusaires curieux, entre autres des ré-
lelles. Ce joli zoophyte, qui rappelle sous plus d'un rapport l'organisa-
tion des méduses proprement dites, possède aussi ses caractères bien
tranchés. Son ombrelle, de couleur bleu foncé et garnie en dessous de
nombreux suçoirs, est renforcée en dessus par des plaques cartilagi-
neuses renfermant une certaine quantité d'air, tandis qu'une lame de
même nature, implantée verticalement sur les premières, croise obli-
quement le dos de Tanimal. Maintenues à fleur d'eau par le gaz qu'elles
ont sécrété, et poussées par le vent qui heurte comme autaut de voiles
leurs lames verticales, les vélelles flottent souvent en grand nombre
à la surface des vagues. Nous ne rencontrâmes, il est vrai, aucune de
ces flottilles animées, mais seulement des individus isolés. Nous re-
cueillîmes aussi plusieurs jantines, charmant petit mollusque dont le
corps, renfermé dans une coquille d'un violet tendre^ c^t suspemlu à
i34 'Waswm «d» dedx mms.
une maaie s^i^ieuse semblable à de la mcnisse de «Ton oonniîdée
qui Fempéche de couler à fond. Toutes ces productions de la haute mer
ftirent soigneusement disposées dans des bocaux pour être examinées à
terre. Oraee à ces occupations variées, nous supportâmes patienmient
la lenteur de notre marche, entraTée tantôt par le calme, tmtôt par des
vents contraires. Enfin, après une seconde nuit passée à une demi-lieue
du phare, nous pénétrànœs dans l'étroit canal qui sépare la Sicile de
ritalie, et, une heure après, nous prenions terre sur le quai de Messine aiu
moment où le soleil, se levant derrière les Odabres, dorait le sommet
des Pelores, dont la chaîne s'avance jusqu'au détroit et domine la ville.
Pour des naturalistes qui depuis près de quatre mois n'avaient d'autre
société que leurs matelots. Messine avait un attrait tout particulier. Nous
trouvions ici à parler science. A l'hôtel de la Vitêorm, nous rencon-
trâmes le célèbre voyageur allemand Rôppel, qui, après deux voyages
en Abyssinie et sur les bords de la mer Rouge, était venu en Sicile étu-
dier les poissons de la Méditerranée. M. Tardi, jeune mathématicien
déjà connu par plusieurs publications intéressantes, le docteur Cocoo,
naturaliste qui lutte courageusement contre l'indifféreDce d'un public
ignorant et le mauvais vouloir d'une autorité soupçonneuse, le docteur
Cupari. que son rare mérite a fait appeler à l'université de Pise, venaient
chaque jour assister à nos travaux, et, 'grâce à ces douces causeries, le
travail semblait plus facile et [dus fructueux. Cependant il fallut bientôt
reprendre notre vie errante; une dizaine de jours avaient suffi pour ex-
plorer te pori de Messme et les sabtes rcgetéB par les tourbillons de Ca-
rybde. La Sainte-Rosalie reprit donc la mer, et, filant le long de la côte
escarpée qui borde cdde portion de la Sicile, nous déposa dans te petit
havre de Jardini, au pied des montagnes qui portent Taormine et son
magnifique théâtre, en face de l'Etna, dont les noires coulées arrivaient
jusqu'à nous. Là, nous reprimes nos recherches avec un redoublement
d'ardeur. Voyant arriver la fin de la campagne, nous cherchions bien
moins à découvrir du nouveau qu'à terminer nos études ébauchées.
Nous fûmes servis à souhait; la baie de Taormine semblait vouloir se-
conder ce désir, et, malgré une chaleur dévorante qui chaque jour fai-
sait monter nos thermomètres à 45 degrés, nous menâmes à bonne fin
bien des travaux dont quelques-uns avaient été commencés à la Ton*e
deir Isola.
Dans tes diverses stations que nous venions de parcourir, M. Edwards
avait complété ses recherches sur les acalèphes; il avait terminé sur
la circulation ses premiers travaux dont nous avons déjà parié (i),
et qui devaient plus tard, grâce aux collections réuntes par M. Valen-
ciennes et à la collaboration de ce naturaliste, acquérir un caractere
(1) Voyez la li?rai8on du 15 octobre.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 135
incontestable de généralité. Bien des faits curieux, quoique d'un moindre
intérêt, étaient venus se joindre à ces résultats importans; mais, depuis
que Fappareil de plongeur nous avait permis de recueillir en abondance
les œufs d'un grand nombre de mollusques et d'annélides, M. Edwards
se consacrait presque uniquement à Fembryogénie. Les faits relatifs au
développement des êtres ont eu de tout temps un intérêt puissant; ils
ont acquis de nos jours une importance nouvelle. Y a-t-il pour le vrai
philosophe un spectacle plus attachant que de voir la vie manifester
progressivement sa présence dans un corps jusque-là inerte en appa-
rence, et transformer une graine, un œuf, en plante ou en animal? Le
développement d'un germe quelconque réalise par ses phénomènes
d'évolution des métamorphoses plus étranges que celles qu'ont rêvées
les poètes; par ses phénomènes d'épigénèse, il nous fait assister à de
véritables créations plus incompréhensibles encore. Toutefois ces mys-
tères, s'accompHssant sous Fœil des observateurs, restèrent long-temps
des faits merveilleux, mais isolés, qu'on se bornait à constater. Aujour-
d'hui on demande à ces faits la solution des plus hauts problèmes de
la philosophie naturelle. Où finissent, où commencent le règne végétal
et le règne animal? Qu'ont de commun les représentans de ces deux
types fondamentaux de la création animée? Quels Hens, rattachant les
fils aux pères, constituent cet être de raison que nous avons nommé
Veipèce? Admirables questions que l'embryogénie résoudra peut-être,
lorsque, renonçant à de vieilles habitudes, les naturalistes ne borneront
phis leurs études à quelques-uns des représentans des types les plus
élevés, mais étendront leurs recherches jusqu'aux derniers échelons
des grandes séries! Qu'on ne taxe pas d'exagération notre prédilection
pour les êtres inférieurs : animaux ou plantes, ce sont eux qui résou-
dront bien des problèmes jusqu'à ce jour rebelles à tous nos efibrts.
L'histoire scientifique des dernières années est là pour justifier en tout
point cette assertion. Si la physiologie générale, enrichie des faits les
plus inattendus, tend aujourd'hui à se modifier; si elle répudie à tout
moment quelque ancienne erreur, héritage des siècles passés; si ses
dochînes, de plus en plus larges, embrassent un horizon chaque jour
plus étendu, ces progrès incontestables ne sont-ils pas dus surtout aux
hommes qui, après avoir vainement étudié les chênes et les mammi-
fères, ont reporté leurs investigations sur les algues et les zoophytes?
Au nombre des plus difficiles problèmes que se soient posés les natu-
ralisles, il en est un dont ils n'atteindront peut-être jamais la solution
définitive, font en se rapprochant incessamment de ce but, à peu près
comme en géométrie certaines courbes ne rencontrent qu'à une dis-
tance infinie la Ifgne droite qui leur sert de limite. Ce problème est
celui de la méthode naturelle, qu'il faut bien se garder de confondre
avec la classification. Par la méfliode, le naturaliste apprécie l'ensemble
436 REVUE DES DELX DÎONDES.
des rapports qui relient entre eux les élémens d'un groupe et les
groupes eux-mêmes; il s'efForce de représenter ces rapports par la clas-
sification, mais cette dernière est nécessairement impuissante. Obligés,
dans nos livres, dans nos tableaux, de décrire, de nonuner Tun après
Tautre les objets de nos études, nous ne pouvons mettre chacun d'eux
en rapport immédiat qu'avec celui qui le précède et celui qui ,1e suit.
De là des erreurs sans nombre pour les hommes, malheureusement
trop nombreux, qui, confondant ces deux choses si distinctes, prennent
rinstrument pour le but, la classification pour la méthode. Écoutons
ici la parole d'un maître, de Cuvier, qui, après trente ans de travaux
et de méditations, semblait prévoir et condamner d'avance bien d'é-
tranges théories que de faux disciples devaient tenter d'étayer de son
nom. Dans cette Histoire des Poissons que l'illustre successeur de Linné
avait commencée et que termine en ce moment M. Valenciennes,
son collaborateur et son ami , Cuvier s'exprimait ainsi : a Plus nous
avons fait de progrès dans l'étude de la nature, plus nous avons re-
connu qu'il est nécessaire de considérer chaque être, chaque groupe
d'êtres en lui-même et dans le rôle qu'il joue par ses propriétés, par
son organisation; de ne faire abstraction d'aucun de ses rapports,
d'aucun des liens qui le rattachent, soit aux êtres les plus voisins, soit
à ceux qui en sont plus éloignés. Une fois placé à ce point de vue, les
difficultés s'évanouissent, tout s'arrange comme de soi-même pour
le naturaliste. Nos méthodes systématiques (nos classifications) n'en-
visagent que les rapports les plus prochains; elles ne veulent placer un
être qu'entre deux autres, et se trouvent sans cesse en défaut. La véri-
table méthode voit chaque être au milieu de tous les autres; elle
montre toutes les irradiations par lesquelles il s'enchaine plus ou
moins étroitement dans cet immense réseau qui constitue la nature
organisée, et c'est elle seulement qui nous donne de cette nature des
idées grandes, vraies, dignes d'elle et de son auteur. Mais dix et vingt
rayons souvent ne suffiraient pas pour exprimer ces innombrables rap-
ports (I). »
Quel est donc le fil d'Ariane qui , guidant le naturaliste au miUeu
de ce labyrinthe, lui permettra de voir et de comprendre pour, chacun
des êtres qu'il étudie ces dix et vingt rayons dont parle Cuvier? Le
grand homme que nous citons crut le trouver exclusivement dans l'or-
ganisation des animaux adultes et plus spécialement dans le système
nerveux. Par là il s'écartait des principes posés par le génie de Jussieu,
qui demandait à l'embryon lui-même les divisions primordiales du
règne végétal. Aujourd'hui, il faut bien le dire, la zoologie tend à ren-
trer dans la route où la botanique marche depuis long-temps d'un pas
(1) Hittoire naturelle des Poistont, par MM. Cuvier et Vaienciennes, t. I«r.
SOUVENIRS D UN NATURALISTE. 437
assuré. A son tour, elle s'adresse à Fembryogénie, et celle-ci lui a déjà
livré plus d'une réponse satisfaisante pour le présent et Tavenir.
M. Edwards, un des premiers, était entré dans cette voie nouvelle (1).
Dès 1833, en présentant à l'Académie un mémoire relatif aux cliange-
mens de forme qu'éprouvent divers crustacés, il avait montré que ces
métamorphoses tendent toujours à imprimer à l'animal un caractère
de plus en plus spécial, qu'elles se succèdent dans un ordre déterminé
d'avance, les plus importantes se montrant toujours les premières.
Ainsi, par exemple, chez les îBopodes, famille dont font partie les clo-
portes, que tout le monde connaît, le jeune animal présente d'abord
les caractères propres à la famille, plus tard il acquiert ceux qui dé-
terminent le genre, plus tard enfin ceux qui permettent de distinguer
l'espèce. A peu près en même temps, le célèbre physiologiste allemand
Baer développait des principes analogues. Depuis cette époque, les re-
cherches, d'abord peu nombreuses, se sont multipliées, et, sans entrer
ici dans des détails par trop spéciaux, nous citerons seulement, comme
ayant apporté à l'appui de ces idées les faits les plus précis et les plus
concluans, MM. Thompson, Burmeister, Sars, Loven , Steenstrup, Van
Bénéden, Siebold, Dujardin, qui se sont plus particulièrement occupé
des animaux invertébrés, et MM. Tiedmann, Serres, Rathke, Vogt,
Agassis, Bischoff, dont les travaux ont eu surtout pour objet l'embryo-
génie des vertébrés.
Ces travaux si divers, entrepris et menés à fin par des hommes dont
les doctrines diffèrent d'ailleurs parfois sur bien des points, conduisent
toujours à un résultat général identique. Tout germe en voie de dé-
veloppement se caractérise d'abord comme végétal ou animal. Chez
les animaux, le type primordial se distingue en premier lieu; puis
viennent les particularités essentielles aux types secondaires; plus tard
apparaissent celles d'une moindre importance zoologique, et ainsi de
suite, jusqu'à ce que chaque partie de l'organisme ait acquis les pro-
portions, les formes, les couleurs, qui font reconnaître l'espèce.
On voit que les diverses phases du développement correspondent à
des groupes zoologiques de plus en plus restreints. L'embryon acquiert
d'abord les caractères de l'embranchement, puis successivement ceux
de la classe, de la famille, de la tribu, du genre , du sous-genre et de
l'espèce; par conséquent, deux embryons que rien ne distinguait d'abord
l'un de l'autre, continuant à croître, cesseront de se ressembler d'au-
tant plus tôt, qu'ils appartiendront à des groupes plus élevés; ils reste-
(1) Nous ne parlons ici que de rapplication de rembryogénie aa perfectionnement de
la méthode zoologiqae. Nous attendrons une autre occasion pour traiter de ce qui a rap-
port aux applications anatomiqnes et physiologiques, et nous chercherons alors à appré-
cier surtout rimportancc des travaux de Geoffroy Saint-Hiiaire et de M. Serres, le véri-
table successeur de cet illustre chef de Fécole philosophique française.
138 REVUE DBS DEUX MONDES.
ront semblablesentre eux d'autant plus long-temps, qu'il devra exister
entre leurs deux espèces des affinités plus grandes. Tous deux, si Ton
peut s'exprimer ainsi, suivent d'abord une route commune; mais, ar-
rivés à un carrefour, chacun prend de son côté, ei désormais, engagés
dans des voies divergentes, ils ne doivent plus se rencontrer.
Si ces faits sont exacts, si les conséquences que nous venons d'en tirer
sont justes, leâ animaux appartenant à un même groupe fondamental,
à un même embranchement, seront semblables pendant une certaine pé-
riode de leur vie embryonnaire; ils se dilDférencieront plus tard les unsiles
autres; mais à aucune époque ils ne pourront revêtir les caractères es^
sentiels d'un autre embranchement. L'articulé, par exemple, ne pourra
jamais être assimilé au mollusque, pas plus que le vertébré au radiaira.
L'immense majorité des faits constatés jusqu'à ce jour justifiait pleine-
ment cette conclusion. Toutefois M. Lôven, naturaliste du plus grand
mérite, avait décrit, conmie appartenant à une famille des annélides,
aux néréidiens, une larve qui présentait, selon lui, des métamorphoses
fort shigulières. L^s néréides sont des annelés, et cependant cette larve
aurait, à une certaine époque, possédé des caractères propres aux po-
lypes, animaux qui font partie de l'embranchement des rayonnes. Entre
ces faits et la théorie il y avait désaccord complet. Bien d'autres, à la
place de H. Edwards, eussent peut-être traité avec dédain une objec-
tion empruntée à un petit ver dont le rôle, à la surface du globe, ne
peut être d'une grande importance; mais, faraiharisé avec l'étude de
ces êtres inférieurs que quelques savans affectent de mépriser parce
qu'ils ne les connaissent pas, ce naturaliste ne pouvait agir ainsi, et,
dès les premiers jours de notre arrivée en Sicile, rembryogénie des an-
nélides l'avait vivement préoccupé. Hâtons-nous de le dire, dès le début
de ces recherches, les faits les plus clairs vinrent confirmer en tous points
sa manière de voir, et l'exception apparente signalée par M. Loven dispa-
rut devant une étude plus approfondie que n'avait pu l'être celle du sa-
vant suédois. M. Edwards constata en même temps que les annélides,
pour atteindre leur forme définitive, ont à subir des métamorphoses
aussi complètes que celles de la chenille se transformant en papillon.
Prenons pour exemple une de ces espèces sédentaires qui, par leur
taille et leurs caractères nettement tranchés, se prêtent admirablement
aux observations; suivons, dans toutes les phases de son existence, cette
grande térèhelle nébuleuse dont le corps, d'un brun moucheté de rouge
et de blanc, a quelquefois de six à sept pouces de long. Sur les côtés
sont disposés de petits mamelons aplatis, portant en haut un faisceau
de «oies simples légèrement recourbées, en bas une rangée de soies en
crochet, dont la forme rappelle celle du chien d'une batterie de fusil.
Sur le dos, près de la tête, s'élèvent par paires six branchies ramifiées
qui j sans cesse agitée^ .ar le sang, présentent alternativement des teintes
SOUYSHttS d'uH NATURAUSTE. ia9
ambrées ou le rouge foncé du corail, selon que ce liquide abandonne
leurs ram^uix ou afflua jusque dans leurs dernières divisions. De la
tête s'échappe une touffe de cent à œnt cinquante filamens blancs, ex-
tensibles et contraotiles, toiyours en mouTement. Ce sont autant de
câbles animés cpie Tanimal peut étendre à plus d'un pied en tout sens,
eft qmluiservrat de bras. Tantôt fixés par leur extrémité^ ils permettent
àlaléiébellede aebiflSGr sur les corps ks mieux polis, sur les parois d'un
¥ase de Terre par exemple; tantôt, saisissant au loin des grains de sd»le,
des fragmens de coquille, ils les ramènent près de l'annélide, les dis-
posait autour du€orps dans l'ordre nécessaire, et bientôt ces matériaux,
soudés ensemble par une ihumeur visqueuse, constituent un tube, une
galerie simvent très longue, où l'animal vit en sûreté. A l'époque de la
nqparoduction, le corps, entier des térébelles femeUes se remplit d'œufe
qui, par un mécanisme encore inconnu, sont pondus tous à la fois, et
qui, retenus par une sorte de gelée transparente, forment à l'entrée du
ûibe une masse à peu près sphérique assez considérable. Des pbéno^
mènes analogues se passent chez les térébelles mâles; mais la liqueur
féccmdante expulsée par ces derniers se répand librement dans l'eau
enyiroBnante et va en tout sens porter la vie aux germes que son con-
tact doit éveiller. Ici, comme obez les poissons, la nature semble s'en
remettre au hasard pour assurer la perpétuité de l'espèce, et pourtant
tout est disposé pour que ce grand but ne puisse manquer d'être atteint.
Pas une seule des nombreuses masses d'œufs que nous avons recueil-
lies n'est restée stérile dans nos vases, preuve évidente que toutes
avaient subi le contact vivifiant de ce liquide, qui semble porter avec
lui le feu de Prométhée.
Aussitôt après la fécondation, l'œuf des annélides devient le siège de
mouvemens mystérieux analogues à ceux que MM. Prévost et Dumas
ont les premiers découverts dans l'œuf des grenouilles. Les élémens du
jaune ou viteUus se groupent de diverses manières et finissent par pré-
senter quatre masses distinctes, refoulées dans le centre de l'œuf par
une substance blanchâtre et grumeleuse. Le travail génétique marche
rapidement, et bientôt on a sous les yeux une sorte de sac sphérique
dont l'interieur est entièrement occupé par ce qui reste du viteilus.
Nul organe n'est encore visible; seulement deux petits points colorés
marquent dès cette époque la place des yeux. C'est dans cet état d'im-
perfection extrême que les jeunes terébelles brisent la membrane de
l'œuf. Au moment de l'éclosion, leur corps est arrondi, hérissé de toutes
parts de cils vibratiles. Dans cet état, elles ressemblent à certains infu-
soires , et tout autant peut-être à ces corps reproducteurs des végétaux
inférieurs que M. Thuret nous a fait connaître , et qui , pendant quel-
ques heures, présentent les caractères de l'animalite; mais le doute n'est
pas long-temps possible. L'embryon se déploie, s'allonge, fait saillir ea
iiO REVUE DES DEUX MONDES.
avant un petit tubercule lisse portant au-dessus et de chaque côté un
point oculaire rouge. Dès ce mon^nt, sa nature est déânitiyement fixée.
L'observateur ne peut encore, il est vrai, reconnaître à quelle classe, à
quelle famille, à quel genre appartiendra Tétre naissant qu'il a sous les
yeux ; et pourtant il peut affirmer hardiment que , parvenu à son état
parfait, cet être sera un animal annelé, car déjà il possède tous les ca*
xactères fondamentaux de cet embranchement. En effet, son corps est
composé de deux moitiés latérales symétriques; sa &ce dorsale se dis-
tingue de sa face ventrale, son canal digestif est étendu d'avant en ar-
rière. Tout semble encore homogène dans cet embryon microscopique;
on n'y distingue aucun muscle, et pourtant il se contracte en tout sens^
se ramasse en boule, s'épate en disque, et, dans ces mouvemens ex-
trêmes, présente ces formes passagères qui ont trompé l'habile natu-
raliste de Stockholm.
A cette époque, il est encore impossible de reconnaître à priori si
l'embryon deviendra une annélide, ou si, arrêté aux derniers rangs de
l'embranchement, il appartiendra au groupe des vers lisses, aux né-
mertos par exemple. L'incertitude est ici de courte durée. Des anneaux
se prononcent et se multiplient rapidement, se formant toujours d'a-
vant en arrière à la suite du dernier venu. L'embryon sera donc
un annelé à corps partagé en segmens. Il rappelle ainsi la forme exté-
rieure des sangsues; mais des soies se montrent sur les eôtés. Le jeune
être serait-il donc voisin des vers de terre ou des nais qui ont des anneaux
distincts, des soies et pas de pieds? Non, car voici des mamelons qui
font saillie sur les flancs de chaque segment. L'embryon appartient au
groupe des annéiides proprement dites. Reste à savoir s'il parcourra la
plage sa patrie sous la forme d'annélide errante, ou si; confiné dans un
tube étroit, il mènera la vie retirée d'une tuincoU, Ce dernier doute
lie tarde pas à cesser. Un petit^tubercule se montre en avant du front,
rallonge, et commence à jouer le rôle dévolu aux filamens extensibles
<iont nous avons parlé. D'autres appendices semblables naissent à côté
du premier. Dès ce moment, l'animal, pourvu des organes nécessaires
pour assurer ses rapports avec le monde extérieur, cesse de se mouvoir
librement en tout sens, s'entoure d'un tube, et commence sa vie de
cénobite.
On le voit, à chaque phase de son développement, la nature propre
de la térébelle s'est de plus en plus caractérisée. Nous avons reconnu
successivement que l'embryon soumis à nos recherches était uq annelé,
puis un annelé à corps segmenté, puis ime annélide proprement dite,
puis une tubicole. Quelque temps encore, et nous reconnaîtrions son
genre et son espèce. C'est à peu près comme si, intéressés à prendre
des renseigncmens détaillés sur un individu, nous apprenions d'alwrd
qu'il est né dans l'ancien continent, plus tard qu'il est Européen, et
SOUVENIRS d'un naturaliste. i4l
successivement qu'il est Français , Parisien , qu'il habite telle rue , tel
numéro, enfin qu'il porte tel ou tel nom. D'après ces faits et cent au-
tres semblables, n'est-on pas en droit de conclure que les divers de-
grés de parenté zoologique, S affinité, sont en rapport direct avec la
durée des ressemblances primordiales présentées par les embryons?
Ou, pour formuler autrement notre pensée, ne doit-on pas admettre
que l'identité apparente entre deux germes se développant à côté l'un
de l'autre durera d'autant plus long-temps que ces germes appartien-
dront à deux animaux plus rapprochés par ïeur nature?
Nous avons employé à dessein les mots d'identité apparente. C'est
qu'en effet il est souvent difficile de ne pas s'y tromper. Deux térébelles
d'espèce différente ne pourront être distinguées l'une de l'autre qu'au
dernier moment de leur évolution. Elst-ce à dire que jusqu'à cette
époque les germes aient été réellement identiques? Nous ne le pensons
pas. Avec M. Chevreul , nous sommes convaincu que des différences,
se prononçant, sous l'inUuence de circonstances semblables, chez des
êtres qui jusqu'alors pouvaient être confondus, supposent l'existence
de différences correspondantes dans l'état antérieur de l'organisa-
tion (i). Pour être inappréciables à nos sens, ces différences n'en exis-
tent pas moins. C'est en ne tenant pas assez compte de cette distinction
que des hommes d'un haut mérite se sont laissé entraîner, surtout en
Allemagne, à des spéculations hasardées, et que nous avons vu des
théories abstraites, décorées du nom de philosophie de la nature, re-
tarder pendant tant d'années les véritables progrès des sciences natu-
relles.
Tandis que ces divers travaux occupaient M. Edwards, H. Blanchard
et moi ne restions pas inactifs. M. Blanchard avait dignement rempli la
mission que lui avaient confiée les administrateurs du Jardin des Plantes.
Plus de deux mille espèces d'insectes, représentées par au moins huit
mille individus, étaient rangées en ordre dans ses boites. Environ cinq
cents de ces espèces manquaient aux galeries du Muséum, et trois cents
au moins étaient nouvelles pour la science. On voit que notre compa-
gnon avait fait preuve d'activité; mais, tout en s'acquittant des devoirs
que lui imposait sa ([ualité d'aide-naturaliste chargé de recueillir des
échantillons, M. Blanchard n'avait nullement négligé des travaux d'un
ordre plus élevé. Lui aussi pouvait regarder avec complaisance ses car-
tons et ses cahiers de notes. Il rapportait entre autres, sur le système
nerveux des mollusques gastéropodes, un mémoire d'un grand intérêt.
Malgré les magnifiques travaux de Cuvier sur ces animaux, il reste en-
core beaucoup à faire. Leur système nerveux surtout était encore peu
connu. Cuvier n'y avait distingué qu'un nombre très limité de gan-
(1) Considérations sur la philosophie de fAnatomie {Journal des Savans, iSiO)..
ii2 EEVt'B DES DEUX MONDES.
glionê» c'est-À-dire de masses centrales d'où partent les rameaux qui
Yont dans tout le corps porter la sensibilité et le mouvement. H. Blan-
chard découvrit dans cet appareil une complication bien, inattendue;
il montra que chez certaines espèces ces ganglions se multiplient, et
qu'au lieu des cinq ou six reconnus jusqu'à ce jour, il eu existait près
d'une trentaine.
Au reste, ce premier travail de M. Blanchard sur le système nerveux
des invertébrés a été pour ce naturaliste im point de départ qui l'a con-
duit à des résultats bien autrement importans. Doué d'une grande sûreté
de main et d'une vue de myope qui lui permet de distinguer, sans le
secours des instrumens, les filets les plus déliés, il a courageusement
entrepris des recherches de même nature sur le système nerveux des
insectes, recherches dont l'extrême difficulté a fait reculer la plupart
des naturalistes. Ici ses peines ont été récompensées par la découverte
d'un système nerveux tout entier, spécialement consacré aux organes
de la circulation et de la respiration. C'est là un exemple très remar-
quable de division dans le travail physiologique, et en même temps ime
nouvelle preuve que plus on examine de près ces êtres trop dédaignés,
plus on reconnaît qu'ils ont aux yeux du Créateur tout autant d'imper*
tance que les animaux de grande taille. Déjà les travaux de Lyonnet
sur la chenille du saule, ceux de Strauss sur le hanneton, ont montré
que la complication organique est tout aussi grande chez les insectes
que chez l'éléphant lui-même, et M. Blanchard, en ajoutant encore
des faits importans à ceux qu'avaient découverts ses devanciers, a con-
firmé une fois de plus ce résultat général.
Enhardi par ces premiers succès, M. Blanchard a poursuivi ses études
sur le système nerveux jusque chez ces êtres étranges dont l'existence
et le mode de propagation ont été de tout temps, et sont encore de nos
jours, un des plus curieux problèmes de la zoologie. Nous voulons par-
ler des Ae/min^^ ou vers intestinaux, de ces animaux qui se développent
parfois au milieu même des tissus vivans, dans l'épaisseur des muscles,
au milieu du cerveau, dans le globe de l'œil, c'est-à-dire sur les points
en apparence les mieux défendus contre toute attaque venant du dehors.
Lamarck, Cuvier, leur avaient refusé presque absolument tout système
nerveux. Bien des naturalistes partageaient encore cette opinion, et, si
quelques observations éparses dans la science justifiaient le doute phi-
losophique du plus grand nombre, rien du moins n'autorisait à ad-
mettre d'une manière générale que ces animaux eussent un appareil
nerveux nettement caractérisé. Pourtant M. Blanchard a montré qu'il
en était ainsi. Il a confirmé ou rectifié, par de nombreux exemples, les
faits recueillis sur les distomes, sur les nèmatoxdes, par Bojanus, Mehlis,
Laurer, Cloquet, etc. Il a montré dans les tœnias une disposition des
plus curieuses/ et qui fait de ces vers, d^à si singuliei^ à tant dogards.
SOUVENIRS D*CN NATUBALlSTE. ÎIS
une exeeption des plus remarquables. Tous ces faits, appuyés sur des
préparations d'une extrême délicatesse, ont été mis sous les yeux des
juges les plus compétens, et les conséquences en sont réellement im-
portantes. Elles ont conduit à reconnaître qu'on avait confondu jusqu'à
ce jour, sous une dénomination commune, des animaux très différens;
elles ont permis d'apprécier les rapports qui rattachent ces divers types
aux groupes dqà établis; enfin elles enlèvent aux animaux regardés
conune dépourvus de système nerveux toute une classe ou, mieux peut-
être, trois classes extrêmement nombreuses.
C'est là un résultat considérable. Le système nerveux, a dit l'illustre
auteur du Règne animal, est, pour ainsi dire, l'animal tout entier. Nous
sommes loin d'accepter cette doctrine dans toute sa rigueur. Cependant
nous ne saurions refuser une importance extrême à l'appareil qui, chez
les êtres les plus élevés, distribue la vie à toutes les parties de l'orga-
nisme. L'absence de cet appareil est pour nous un fait grave qui met,
pour ainsi dire, dans une catégorie à part, les animaux chez qui elle a
été définitivement constatée; seulement le nombre de ces derniers est
assez restreint. A mesure qu'on étudie attentivement les animaux les
plus dégradés en apparence, on reconnaît que cet appareil existe dans
le plus grand nombre. Déjà Cuvier l'admettait chez les animaux classés
par lui dans les trois premiers embranchemens; il le niait ou le regar-
dait comme à peu près nul chez tous les rayonnes. Depuis quelques
années, MM. Tiedmann, Costa, Rrohn, eu ont démontré l'existence
dans le groupe des échinodermes dont font partie les étoiles de mer.
MM. Ehrenberg, Milne Edwards, l'ont décrit chez les acalèphes, qui
renferment les méduses et les béroés; nous-même l'avons retrouvé
chez les némertes et lés planaires, animaux qui tiennent de très près à
certains intestinaux, quoique vivant en pleme eau. Une bonne moitié
au moins des rayonnes et tous les vers possèdent donc des nerfs aussi
bien que les animaux supérieurs.
Une question des plus intéressantes se rattache à celle de l'existence
ou de l'absence de l'appareil nerveux. Quelles relations existent entre
le monde extérieur et les derniers représentans de la création animale?
Les annélides, les étoiles de mer, les méduses, voient-elles, entendent-
elles? Lamarck, guidé par des idées théoriques, leur refusait toute sen-
sation; il désignait la plupart des animaux inférieurs par la dénomi-
nation d'ontmaur apathiques. Sans être aussi explicite, Cuvier semble
incliner vers cette manière de voir, qui est encore aujourd'hui celle de
quelques hommes d'un mérite réel. Pourtant l'expérience et l'observa-
tion nous semblent en désaccord avec ces théories : non-seulement un
très grand nombre d'animaux mférieurs possèdent des organes senso-
riaux et doivent, par conséquent, percevoir des sensations, mais encore
d44 REVUE DES DEUX MONDES.
c(» organes sont parfois bien plus multipliés que chez les mammifères
ou les oiseaux. Plusieurs d'entre eux, par exemple, réalisent la fable
d Argus, ou rétrange conception de Fourier relative au cinquième
membre qui doit compléter Fêtre humain, quand le globe sera couvert
de phalanstères. Les étoiles de mer ont un œil bien caractérisé à Tex-
trémité de chacun de leurs rayons. Les néipertes, les planaires, por-
tent souvent sur la face inférieure et supérieure de leur tête cinquante
à soixante yeux distincts et quelquefois davantage. H. Ehrenberg nous
a fait connaître une petite annélide qui porte deux yeux à la tête et deux
autres à Fextrémité de la queue. J'ai retrouvé, soit dans nos mers de
Bretagne, soit pendant mon séjour en Sicile, trois espèces bien diffé-
rentes offrant la même particularité. EnQn les touffes de corallines de
Favignana et de Hilazzo nourrissent par milliers de petits vers plus
étranges encore sous ce rapport, et que j'ai nommés polyophi haïmes.
Le corps de ces animaux est cylindrique, partagé en anneaux et armé
de soies latérales, comme chez les naïs de nos ruisseaux; leur tête pré-
sente trois yeux, dont chacun est formé de deux ou trois cristallins;
chaque anneau porte en outre deux yeux latéraux, où aboutissent de
gros nerfs très faciles à apercevoir. Ainsi, indépendamment des trois
yeux multiples placés sur la tête, les polyophthalmes en possèdent en-
core une rangée de chaque côté du corps.
On le voit, nous sommes bien loin de l'époque où Réaumur appelait
les méduses des masses de gelée vivante, où Cuvier croyait, avec tous les
naturalistes, aux vers parenchymateux. A mesure que les zoologistes ont
scruté davantage les mystères du monde inférieur, l'organisation a
semblé se compliquer sous leurs yeux, et, revêtant les formes les plus
inattendues, a renversé bien des théories basées sur des observations
imparfaites. Toutefois gardons-nous de tomber dans un autre extrême.
Après avoir admis sans preuves suffisantes, et par une sorte d'à priori,
la simplicité organique des animaux inférieurs, n'allons pas conclure
des quelques faits déjà connus qu'ils offrent tous une égale compli-
cation. Au plus bas degré de l'échelle zoologique, il existe des êtres
chez lesquels tous les actes vitaux s'accompUssent à la fois et de la même
manière sur tous les points du corps. Jusqu'à présent, les éponges pa-
raissent consister uniquement en une soi-te de vernis demi-fluide, par-
tout homogène et revêtant d'une couche mince la charpente cornée
plus ou moins solide employée dans les arts. Ce vernis est réellement
ranimai; l'éponge usuelle en est, pour ainsi dire, le squelette. Les ami-
bes, plus simples encore, semblent n'être qu'une goutte de ce vernis
vivant doué de locomotion, mais n'ayant pas même de forme déter-
minée. Sous le verre du microscope, on les voit glisser en masse comme
une goutte d*huile qui coulerait sur le porte-objet, en présentant les
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 145
figures les plus diverses, les plus irrégulières. Enfin M. Dujardin nous a
fait connaître dans les rhizopodes des animaux recouverts d'un test, et
dont le corps n'a pourtant aucune organisation définie. Une grotnie, une
milliole, veulent-elles grimper sur les parois polies d'un vase de verre,
elles font à l'instant, et aux dépens de la substance qui les compose,
une sorte de pied qui s'allonge et leur offre un point d'appui; puis, le ^
besoin satisfait, cet organe temporaire rentre dans la masse commune
et se confond avec elle à peu près comme ferait un filament soulevé
au-dessus d'un corps visqueux. Entre ces termes extrêmes et les ani-
maux dont nous parlions tout à l'heure, il existe sans doute bien des
intermédiaires; car, ainsi que l'a dit Linné, la nature ne fait pas de
sauts et procède toujours par nuances insensibles. Ici, plus que partout
peut-être, l'expérience et l'observation doivent précéder toutes les con-
ceptions théoriques.
Au reste, c'est en suivant ces deux guides infaillibles que la zoologie
moderne est arrivée à un résultat qui semble être la contre-partie de
ceux que nous venons d'indiquer. En même temps qu'elle découvrait
dans les dernières séries animales une complication organique inat-
tendue, elle reconnaissait que les groupes supérieurs eux-mêmes ren-
fennent des espèces dégradées qui semblent avoir perdu presque tous
les caractères essentiels de leur type fondamental. En se plaçant à
certains points de vue, on peut dire avec juste raison qu'il existe des
mammifères, des oiseaux, des reptiles inférieurs. Cette proposition est
vraie d*,une manière absolue pour la classe des poissons. Le groupe
des myxinotdes et surtout ïamphioxtis ne peuvent laisser aucun doute
à cet égard. Ce dernier est un petit poisson qui vit dans les sables de la
mer, où il se cache et se meut avec une incroyable rapidité. Son corps,
parfaitement transparent, se termine en pointe aux deux extrémités,
circonstance qui lui a valu son nom. L'amphioxus a été trouvé sur les
côtes de Cornouailles, dans la Baltique, à Naples. J'en ai péché un très
grand nombre à Messine, à quelques mètres du goufi're de Carybde. Il a
été étudié successivement par Goodsir en Angleterre, par Costa en Italie,
par Retzius, Rathke et surtout Mûller en Allemagne. Enfin il a été de ma
part l'objet d'une étude aussi détaillée qu'il m'a été possible, et aujour-
d'hui on peut en regarder l'organisation comme parfaitement connue.
Eli bien! Tamphioxus n'est bien certainement ni un mollusque, ni un
annelé, ni un rayonné, et cependant à peine mérite-t-il le nom de ver-
tébré. En effet, on a jusqu'à ce jour admis comme autant de particu-
larités essentielles de cet embranchement la présence d'une colonne
vertébrale, d'un cerveau, d'un cœur, d'un sang rouge. L'amphioxus
ne possède ni cœur, ni cerveau proprement dit, ni colonne vertébrale
distincte, et son sang est entièrement incolore. L'impulsion nécessaire
TOME XVll. 10
446 HBWE ons DEUX soifmss.
pour faire parcourir à ce fluide le cercle ctrcuiaioire lui est commo-
mquée par les gros troncs vasculaires. Ce sang même ressemble à ce-
lui des mollusques. La colomie vertébrale est représentée par une tige
cartilagineuse entièrement composée de cellules et étendue de la tête
à la queue. Le cerveau, que ne protège pas la plus légère apparence
, de crâne, ne se distingue de la moelle épinière que par la nature des
nerfs qui en partent. L'œil est entièrement renfermé dans l'intérieur
des tissus; mais, grâce à la transparence parfaite de ces derniers, il n'en
remplit pas moins, selon toute probabilité, ses fonctions d'organe de la
vision. Cette diaphanéité de l'amphioxus a permis en outre de s'assurer
qu'il possède une bouche de mollusque plutôt que de poisson, un appa-
reil circulatoire, un mode de digestion qui rappellent ce qui existe chez
les annélides, etc.
L'étude attentive de l'amphioxus Conduit à des conséquences d'une
haute importance pour la zoologie et la physiologie. Confirmant en
cela les résultats embryologiques dont nous avons parlé plus haut, elle
nous montre dans la dégradation d'un animal un état permanent qui
rappelle à certains égards l'état transitoire des animaux plus parfaits
appartenant au même type. En effet, pendant les premières périodes de
son développement, l'embryon d'un poisson ordinaire, d'un saumon,
par exemple, possède des particularités d'organisation qui rappellent
ce qu'on observe chez l'amphioxus; mais, tandis que chez ce dernier ces
particularités persistent pendant la vie entière, chez le jeune saumon
elles s'effacent bientôt pour faire place à d'autres caractères définitifs.
L'embryogénie des annélides nous a montré des faits tout semblables.
Dans les premiers temps de son existence, la larve des térébelles res-
semblait presque à une némerte. Ainsi, les résultats fournis par l'ana-
tomie et l'embryogénie chez les poissons et chez les annélides concor-
dent pleinement malgré la distance considérable qui sépare ces deux
groupes.
Par le fait même de la dégradation, l'amphioxus s'éloigne des verté-
brés pour se rapprocher des embranchemens inférieurs; toutefois les
affinités nouvelles qui se montrent ainsi ne le rattachent pas aux chefs
de file de ces embranchemens. L'amphioxus ne rappelle, par sa struc-
ture organique, ni les céphalopodes, ni les insectes ou les crustacés,
mais bien plutôt les mollusques acéphales , les huîtres par exemple et
les annélides, c'est-À-dire des représentans déjà très inférieurs du type
mollusque ou annelé. Ici encore nous trouvons un accord manifeste
entre les résultats fournis par l'anatomie et ceux que donne l'embryo-
génie. En effet, les germes se ressemblent tous dans la première période
de leur évolution. Ils se différencient successivement à mesure que le
travail génétique avance, et par conséquent les êtres qui en émanent
SOUYENIRS d'un NATIJBJkLISTE. 147
s'écarteat d'autant plus les uns des autres, qa!îl& sont eux-mêmes des
représentans plus parfaits de leur type« Par conséquent aussi les séries
résultant de ces évolutions successives seront très éloignées à leurs
sommets, se rapprocheront par leurs bases» et les rapports d'une série à
l'autre s'établiront, non point par les animaux supérieurs, mais bien
par les animaux inférieurs.
Pour éclaircir ce qu'il peut y avoir d'abstrait dans les idées précé-
dentes, qu'on nous permette une comparaison grossière, mais facile à
saisir. On peut se figurer la marche suivie par les germes en voie de
développement comme une route couverte de voyageurs. De cette roi^te
d'abord unique partent a droite et à gauche de nombreux chemins, qui
divergent en s'écartant de la route centrale. N'estril pas évident que
les voyageurs engagés dans ces routes secondaires s'écarteront d'au*^
tant plus les uns des autres que le trsget parcouru par chacun d'eux
sera plus long? Eh bien 1 les plus éloignés du point de départ général
représentent en quelque sorte les animaux supérieure; ceux qui ne sont
qu'à une faible distance du carrefour représentent les animaux infé^
rieurs. Le saumon dont nous parlions tout à l'heure, les céphalopodes,
les insectes, les crustacés, répondent aux voyageurs actifs : aussi n'y
a-t-il entre eux que peu ou point de rapports; l'amfdiioxus, les anné-^
lides, répondent aux piétons attardés : aussi trouvons-nous chez les uns
et les autres beaucoup de points communs. Les deux sous-règnes des
vertébrés et des invertébrés, si dissemblables quand on les étudie dans
leurs représentans élevés, se touchent presque, grâce à ces espèces infé-
rieures, à ces représentans dégradés.
On voit combien, chez l'amphioxus, tout semble avoir été créé pour
donner le démenti le plus complet aux doctrines de ces naturalistes
qui, s'étayant d'une science vieillie, ou peut-être reculant devant quel-
ques fatigues, traitent avec dédain l'étude des animaux inférieurs,
repoussent les conséquences qu'elle entraîne, et font sans cesse appel
aux seuls vertébrés. Peut-être, en présence des faits que vient leur
montrer ce poisson, admettront-ils plus facilement à l'avenir ce que
nous enseignent les vers et les zoophytes. A moins de nier l'évidence,
on ne saurait aiyourd'hui méconnaître que les représentans d'un
même type sont loin de se ressembler, que leur organisation peut pré-
senter des degrés très divers de perfectionnement et de dégradation.
Qu'on se rappelle en outre ce que l'anatomie, d'accord ici avec l'em-
bryogénie, nous apprend sur l'existence des types fondamentaux dis^
iincts se modifiant de mille façons pour engendrer les types secon-
daires, tertiaires*.., et bientôt nous verrons disparaître à jamais ces
conceptions systématiques qui donnent une si étrange et si fausse idée
de la nature animée. Les êtres vivans ne nous apparaîtront plus comme
448 RETUE DES DEUX BIONDES.
emprisonnés dans d*étroit6s séries tantôt uniques, tantôt parallèles, qui
laissent le néant à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous. A la sur-
face de notre globe comme dans l'immensité des cieux, nous verrons
la puissance créatrice, s'exerçant librement en tout sens, faire germer
les plantes et se développer les animaux comme elle a produit les étoiles,
les distribuer en groupes naturels comme elle a réuni les constella-
tions, rattacher enfin leurs mille familles par des liens simples et mul-
tiples, comme elle a rendu dépendans Tun de l'autre les mondes qui
peuplent Fespace.
Au reste, les doctrines que nous défendons ici viennent de recevoir
une de ces coufirn^ations éclatantes qui ne permettent plus même le
doute. La paléontologie, cette science qui date de Cuvier seulement,
mais dont les progrès ont été si rapides, est arrivée, de son côté, à des
résultats absolument semblables, en étudiant Tordre de succession des
animaux depuis les anciens temps géologiques jusqu'à nos jours. La vie
ne s'est pas glissée à la surface du globe peu à peu et comme à la déro-
bée, par l'intermédiaire d'êtres d'abord très simples qui, se complétant
de plus eu plus, auraient donné naissance à des animaux plus parfaits.
Le règne animal ne présente pas un développement imique et progres-
sif. Bien au contraire. Dès le début, nous voyons apparaître à la fois les
quatre groupes fondamentaux qui partagent encore aujourd'hui l'en-
semble des animaux. Vertébrés, annelés, mollusques, rayonnes, se re-
trouvent à côté les uns des autres dans les plus anciennes couches à
fossiles. Bien plus, les trois embranchemens inférieurs possèdent, dès
cette époque reculée, des représentaus de presque toutes les classes ac-
tuelles, et s'il en est autrement pour les vertébrés, si les reptiles, les
oiseaux et les mammifères manquent à ces faunes primitives, on trouve
facilement l'explication de leur absence dans un ensemble de condi-
tions extérieures incompatibles avec leur genre de vie. Puis, à mesure
qu'on s'élève à travers des couches géologiques de plus en plus mo-
dernes, on voit chacun de ces types se modifier, tantôt se perfectionnant
graduellement jusqu'à l'apparition de l'homme, à peu près comme
nous avons vu la jeune térébelle gagner quelque chose à chaque phase
de son existence; tantôt perdant ses espèces les plus parfaites, ne con-
servant que ses espèces inférieures et formant ainsi des séries récur-
rentes, comme nous voyons encore aujourd'hui certains animaux , les
lernées, par exemple, se déformer par les progrès même de leur évo-
lution. N'y a-t-il pas dans cet accord quelque chose de merveilleux?
Aussi M. Agassis, qui, dans ses ouvrages sur les poissons et les échino-
dermes fossiles, a insisté d'une manière toute spéciale sur ces grandes
considérations, n'a-t-il pas craint de formuler en ces termes la consé-
quence où l'a conduit l'ensemble de ces magnifiques travaux ; et L'arran^
SOUVBNlBft D*UN NATURALISTE. 449
gement zoologique le plus naturel est Texpression la plus générale de
Tordre géologique, et vice versa Tordre de succession génétique est Tin-
dication la plus sûre des vraies affinités naturelles (i). d
Dans cet article et dans les précédens, nous avons essayé de faire
comprendre que la zoologie telle qu'on Tentend de nos jours n'est pas,
conune trop de personnes le croient encore, un simple recueil de pe-
tits faits de détail et de petites historiettes. Nous avons voulu montrer
comment elle aborde les questions les plus hautes de la philosophie na-
turelle, bien sûr de lui concilier ainsi la sympathie de ces esprits d'élite
qui savent aimer la science en dehors de toute préoccupation d'utilité
matérielle, qui estiment la démonstration d'une grande vérité purement
scientifique à l'égal de l'invention d'un nouvel engrenage ou d'un nou-
veau procédé de teinture. En rappelant quelque&-uns des principaux
problèmes dont les zoologistes cherchent aiyourd'hui la solution, nous
avons exposé les doctrines de cette école physiologique à laquelle nous
sommes fier d'appartenir. Pour arriver à la solution de ces problèmes,
nous avons interrogé tour à tour Tanatomie des animaux adultes, les
phénomènes embryogéniques, les faits géologiques : partout la réponse
a été la même. Le passé et le présent de notre globe se sont accordés
pour sanctionner les idées fondamentales que nous croyons devoir con-
duire à la vérité, pour justifier les hommes qui, pleins de confiance en
ces principes, les prennent comme guides dans leurs travaux, et voient
en eux le germe des progrès à venir.
A. DE QUATREFAGES.
(1) Résumé d'un travail d'snsstnble sur Vorganisaiion, la elassifieaiion et le dé^
teloppemem progrestif des éehinodermes dans la série des terrains. (Comptes-
rendus de rAcadémie des Sciences, 1846.)
mmaswmm
QE. LA.
SITUATION ACTUELLE
Af PMRES DISMMIE ET DE MAOOVIE.
Ce n'est pas de nos jours un passe-temps d'amateur ni un travail fa-
cile que de faire la critique des ministres et de parler à la nation de ses
affaires. Cela est devenu, par le temps qui court, une véritable profes-
sion, grave et pénible, s'il en fut. Ceux qui l'ont une fois embrassée
doivent l'exercer tous les jours. Ils sont tenus de produire leurs griefs
et d'écrire régulièrement contre le gouvernement, à peu près comme
un préfet est tenu d'administrer, un juge déjuger, un médecin de soi-
gner ses malades, sous peine de compromettre sa clientelle. Encore
(1) Quand des hommes distingués des diverses nuances du parlement s'adressent spon-
tanément à la publicité de la Revue, en mettant leurs travaux sous la responsabilité de
leur signature, nous croyons que la Revue, en leur ouvrant ses pages, est fidèle à sa
mission de réunir sur toutes les questions importantes le plus de documens et de lu-
mières. La Revue doit être une tribune impartiale où les opinions sérieuses et sincères,
quoique partant de points de vue divers, puissent se développer à Taise. Les discussions
élevées peuvent servir Tintérèt du pays, et ce n*est pas nous qui les repousserons. Aussi,
bien qu'il y ait dans le morceau qu*on va lire des jugemens et des opinions qui ne sont
pas en tous points les nôtres , notamment en ce qui touche quelques hommes émiuens
de Fopposition, nous avons cru devoir accueillir le travail de Thonorable députe. Peut-
être aurons-nous prochainement l'occasion de donner un mémoire politique provenant
d'une source bien différente; nos lecteurs auraient ainsi les deux faces d*une question qui
recèle en elle-même la cause des complications présentes.
AFFAIRES D'KSTAGNB ET DE CRAGOVIE. i5l
peui-an concevoir à la rigueur qu'un juge n'ait pas à tenir son au-
dience faute de procès, qu'un médecin ne donne pas de consultations
faute de malades. Il ferait beau voir les journalistes de l'opposition ces-
ser, fût-ce un jour, d'attaquer les ministres faute de griefs! Qu'en pen-
seraient leurs lecteurs? Il faut, à cause des lecteurs, que la politique en-
tamée ne faiblisse jamais; il faut même, pour les tenir consomment en
haldne, qu'elle s'anime successivement, et que, par une gradation plus
conforme peut-être aux règles de l'art qu'au cours naturel des choses,
les deraiers actes de la politique ministérielle soient toujours signalés
comme les plus fâcheux. C'est ainsi que sans aucune variété de ton ,
avec une indignation toiyours croissante, vingt feuilles plus ou moins
accréditées dressent chaque matin, en style de réquisitoire, leur acte
d'accusation contre le cabinet. Cependant le public, qui a voix au cha-
pitre, et ne manque pas d'occasions de faire connaître et triompher son
opinion , a le tort de ne pas prendre ces invectives au grand sérieux.
Chaque fois qu'il est consulté directement, il n'hésite pas à se mettre du
coté de son gouvernement et contre les frondeurs. Que font alors ceux-ci?
N'ayant pu avoir raison des hommes, ils s'attaquent aux institutions; ils
en font ressortir les lacunes et les apparentes contradictions et deman-
dent à grands cris les modiflcations qu'ils supposent utiles à leurs inté-
rêts de parti; mais le pays qui, par un fonds de malice invétérée, prê-
tait assez volontiers l'oreUle au mal qu'on lui disait de ses ministres,
ne se soucie pas que l'on traite aussi légèrement ses institutions, il les
aime, les respecte par raison autant que par habitude : il ne veut point
souffrir qu'on y porte étourdiment la main , et les mécontens sont en-
core battus sur ce point. Alors leur mauvaise humeur ne connaît plus
de limites. Ce n'est plus aux hommes du pouvoir, aux institutions qu'ils
demandent compte des horreurs qu'ils continuent de plus belle à dé-
noncer, c'est à la société elle-même qu'ils s'en prennent. La société
tout entière est mise en suspicion et rudepient taxée d'inintelligence,
de corruption et de lâcheté. Les diatribes abondent sur la faiblesse des
convictions, sur la dépravation des mœurs publiques, et les honnêtes
citoyens qui avaient lu jusqu'alors, non sans quelque surprise, que des
hommes considérables dont ils étaient disposés à faire cas étaient des
gens imprévoyans, pusillanimes, traîtres à la patrie, apprennent un
beau matin, à leur grande stupéfaction, qu'ils sont eux-mêmes véhé-
mentement soupçonnés d'être sans vertus civiques, sans courage, et,
qui sait? peut-être vendus à l'étranger.
Des accusations banales dont les motifs sont si apparens ne devraient
pas avoir grande autorité. Les personnes qui n'ont pas voulu croire au
mal qu'on leur disait des hommes d'état, des institutions de leur temps,
devraient savoir que penser de celui qu'on leur dit d'elles-mêmes. Chose
singulière! il n'en est pas tout-à-fait ainsi. A force d'entendre calomnier
i5^ REVUE DES DEUX MONDES.
le pays en face avec tant d'ensemble et d'assurance, beaucoup de gens
en sont venus à concevoir de lui une assez pauvre opinion. 11 est assez
de mode aujourd'hui^ au sein même du parti conservateur, de répéter,
avec des accès de profonde tristesse et d'amer découragement, que la
vie politique s'en va s' éteignant chez nous. On affirmerait, au besoin,
que la France ne tient plus guère à ses libertés publiques, qu'à peine
elle se soucie de garder son rang et de faire quelque figure en Eu-
rope. De tels jugemens sont aussi injustes que superficiels.
Sans doute, depuis tantôt seize ans que nous possédons dans toute sa
vérité le gouvernement représentatif, à suivre de l'œil les ressorts les
plus cachés de cette machine si compUquée, nous avons un peu rabattu
de la première et enthousiaste admiration qu'elle nous avait causée; nous
avons compris qu'elle n'était point parfaite, non plus que tout ce qui
sort de la main des hommes; mais quelques illusions emportées ne nous
ont point rendus ingrats pour cette conquête de la génération qui nous
a précédés. Ceux qui, sous la restauration, ont pris une part active à la
lutte dont elle a été la cause et le prix glorieux ont le droit de se re-
porter avec complaisance vers cette époque et de lui garder une secrète
préférence. Permis à eux de trouver qu'il y a dans la poursuite d'un bien
vivement désiré des émotions et des jouissances auprès desquelles toutes
les autres deviennent fades; mais est-ce donc d'émotions qu'il s'agit en
IX)litique? La génération actuelle a bien aussi sa manière de prouver le
cas qu'elle fait de l'héritage qu'elle a recueilli. Elle n'affiche pas pour
les libertés publiques un culte exalté; elle fait mieux , elle s'en sert.
Que se passe-t-il au moment où nous écrivons? Armés des droits qu'ils
puisent dans la constitution, les fondateurs de la société du libre échange
organisent sur tout le territoire de la France un vaste réseau d'associa-
tions qui ont pour but d'obtenir la modification de nos tarifs. Leurs ad-
versaires, qui ne paraissent pas vouloir leur céder la victoire sans com-
bat, provoquent avec une égale ardeur des manifestations opposées. En
même temps et à côté d'eux, un parti qui s'intitule le parti catholique
s'agite pour suppléer au nombre par l'activité et la tactique. Organisé
pendant les élections pour imposer aux candidats dans l'embarras des
engagemens conformes à ses vues, il s'arrange, dit-on, en ce moment
])0ur en surveiller strictement la loyale exécution. Certes, un si général
et si énergique usage des facultés d'action laissées à sa disposition est,
pour un peuple constitutionnel, le plus éclatant témoignage d'attache-
ment à ses institutions. Ne dites pas après cela que la France ne s'in-
(juièie que médiocrement du maintien de ses libertés. Attendez seule-
ment qu'on soupçonne quelqu'un d'y vouloir toucher, et vous verrez si
elle saura les défendre.
Cil n'çst pas plus près de la vérité lorsqu'on nous représente comme
indiJDférens aux soins de notre dignité extérieure, comme oublieux de
AFFAIRES DESPAGNE ET DE CRACOVIE. i53
notre rôle et de nos destinées parmi les grandes nations du monde.
Cette méprise tient aussi à une fausse appréciation des circonstances. A
la vérité, la haine vivace contre les étrangers n'existe plus au fond des
cœurs comme en i8i5; les fiers et légitimes ressentimens qu'avaient
soulevés rinvasion et Toccupation du territoire se sont peu à peu calmés.
Aussitôt après la révolution de juillet, le peuple français comprit qu en
se séparant définitivement d'une dynastie dont le retour avait coïncidé
avec le succès des armes de ses ennemis, il venait de prendre contre eux
la meilleure de toutes les revanches. Ce merveilleux instinct des masses
animait à coup sûr les majorités qui, après 1830, déployaient tant de
fermeté et de raison pour empêcher le pays d'aller courir les folles
aventures et s'engager témérairement dans des voies désordonnées et
périlleuses où quelques turbulens voulaient l'entraîner. Aujourd'hui
que, grâce aux talens de quelques-uns, à la sagesse de tous, nous pré-
sentons à l'Europe un spectacle qui peut défier la malveillance des plus
malintentionnés, il est naturel que nous nous sentions portés à déposer
les vieilles rancunes. Le souvenir de ses revers passés n'incommode
plus la France; elle se sent en droit d'entretenir envers tout le monde
des sentimens assurés et tranquilles. Voilà la vérité sur sa soi-disant
insouciance; toute autre explication est puérile ou mensongère.
Si, avant d'examiner les circonstances actuelles de la politique, j'ai
cherché à préciser ce qu'on devait penser de la disposition des esprits,
c'est que cette disposition a par elle-même une grande influence. Pour
les nations comme pour les individus, l'estime de soi-même est ime
condition indispensable de force et de succès; rien ne saurait la rem-
placer. N'aurions- nous aujourd'hui aucune difficulté intérieure à
vaincre, tous les événemens du dehors nous seraient-ils favorables,
si nous étions réellement atteints au cœur de la mollesse que l'on nous
reproche, nous n'en serions pas moins incapables de prétendre à rien et
forcément au-dessous de toutes les positions. Notre temps ainsi réhabi-
Uté , voyons ce qu'il faut penser de la situation même.
Au mois d'août dernier, il était généralement admis que les élections
avaient été favorables à l'administration. Loin de déguiser ses échecs,
l'opposition paraissait plutôt disposée à en exagérer la portée. On verra,
disait-elle, ce qu'oseront les ministres et leurs partisans quand ils se
sentiront maîtres absolus du terrain. Jusqu'à présent, ces sinistres pro-
phéties ne se sont pas réalisées. Quoique les grands débats politiques
ai^it été, d'un commun accord, remis à une autre époque, on a pu
juger, pendant la durée de la vérification des pouvoirs, de l'esprit de la
chambre de 1846. 11 a été généralement trouvé qu'elle s'était montrée
intelligente, résolue et modérée. Les petites manœuvres ordinairement
employées au début de chaque législature pour créer quelque fraction
intermédiaire entre les deux côtés de la chambre ont échoué devant le
154 RSVUS DES DSUX MONDBS.
bon sens des membres nouvellement élus. Au dire des hommes ayant
un long usage de nos assemblées parlementaires > jamais les partis
ne s'étaient constitués aussi vite, absorbant tout d*abord daos leur
sein les hommes sur lesquels ils devaient naturellement compter.
Pareils commencemens sont de bon augure et donnent à penser que
chacun restera, pendant la prochaine session, attaché au drapeau qull
a librement cbc^i. La minorité reprendra-t-elle en ascendant moral
la force qu'elle a numériquement perdue? Cela ne parait guêpe pn>-
bable. A Dieu ne plaise q^ie je veuille prendre plaisir à rabaisser une
portion de la chambre qui compte dans son sein des citoyens animés
des intentions les plus droites et des orateurs doués d'un talent incon-
testable; il faut cependant en convenir, l'opposition n'est pas env»*
ronnée chez nous de ce prestige qui, dans d'autres temps et dans d'aui-
tres pays, a rarement fait défaut à ceux qui se sont faits les défenseurs
habituels des opinions populaires. A rechercher avec impartialité les
causes de cette froideur du public, on trouverait, je crois, qu'elle tient
en partie aun circonstances, en partie aux fautes des hommes. La vraie
popularité n'est pas un bien qui s'acquiert à peu de frais ou qui se àé^
robe par surprise; une nation ne l'accorde qu'à bon escient, par recon*
naissance pour les grands et réels services, ou par respect pour les
longs dévouemens à de bonnes et saintes causes. Quels grands services
l'opposition aurait-elle pu rendre depuis seize ans? Il n'y a pas de
libertés à sauver quand il n'y a pas de libertés attaquées; il n'y a pas
d'opprimés à défendre quand il n'y a point d'oppresseurs. La gauche
n'était pas tenue de faire des miracles, mais elle était tenue de rester
fidèle aux sentimens libéraux qui feront toujours l'honneur et la force
des grandes oppositions constitutionnelles. Voilà ce qu'elle n'a pas fait.
Elle lésa souvent sacrifiés lorsqu'elle a cru trouver dans cet abandon le
plus passager avantage pour les combinaisons éphémères de la stra^
tégie parlementaire. La liberté des noirs a été, dans ces derniers temps,
plusieurs fois mise en cause à propos de conventions diplomatiques
échangées dans le but d'abolir ce trafic odieux; l'opposition a pris parti
contre ce» conventions. Une loi a été apportée qui réalisait une des
promesses de la charte, en oi^nisant en France la liberté de l'en*
seignementç l'opposition a repoussé cette loi. Je ne sais si les doctrines
des libres échangistes auront Thonneur d'être discutées cette année
dans les diambres; mais, à coup sûr, leur triomphe serait bien éloigné,
si elles devaient l'attendre uniquement du libéralisme commercial
des membres de la gauche. Plusieurs motifs ont déterminé sur toua
ces points l'attitude vraiment étrange de l'opposition • Le désir de faire
pièce au cabinet et d'avoir contre lui un succès immédiat, les convic-
tions personnelles bien connues de l'homme émin^it qui s'est placé i
sa tête, ont exercé sur sa marche use influence prépwidérante. Gepen^
AFFAIRIS D-nPACHVB BT BS GRACOVIE. 155
dnrt roppoËlion coinprend 'sans doute a^}oiirdthm que eètte fGtdIité à
oabHer ^es'prineipes fmsc «e mettre eo qaéte ^im «accès tia'elle n'ob-
tient jmiaiB, oitte <Migaiîon où elle est tfoccepter la direction d'un
ch^ qui professe si feu de goûtpoar les iéées qui doivent lui étare les
[dus «dièreB, n^fonatent pas à son autorité et n^augmeirtent pas dans
I^afenir ses cbanœsde succès. On «e demande ce qui Ta se passer
dans ses rangs quand surgiront de nouvseau le&«pKs(îons que je Tiens
d^indîqoer npidement Les soldais rootimeroat-^ à soirre leur ca-
pîtaiiie, pour n'être pas, au jour de la bataille, privés de son précieux
oomntaadeuicDt, ou ïnea Tannée ae débanlsra-t^lle, quitte à se refor-
mer plus tard et pour de meilleures occasionsfffons le saurons bientôt;
il suffit de constater, quant à présent, que des assadlans ainsi organisés
ont ranesnent engagé des combats sans les perdre. Aussi suppose-t-on
assez géoérabenient qu'il n'y aura même pas cette année de vrais
combats. C'est assez notre opinion, et nous n'en douterions pas s'il
était vrai, comme on l'aœurat au moment de la séparation des cbam-
bresy que le cabinet dût apporter, au début de la prochaine session,
qudques^uns des projets de réformes dont il avait eu jusqu'à présent
le tort de bosser à d'autres Tinitiatirve. Dans ce cas, les questions de
politicfue intérieure seront fort effacées, et nos aflkûres eitérieures au-
ront, eomme à Poidinaire, le privilège de fixer à peu près exclusi-
vement Tattention publique.
Là noarvelle des mariages simultanés des princesses espagnoles avait
causé on certain étonnement en France, le bruit du refroidissement
avec r Ai^ieleFre y avait répandu une première alarme, lorsque l'au-
dacieuse sp<riiation de la ville libre de Cracovie, par trois des puissances
du Nord, est venue mettre le comble à Témotton universelle. Chacun a
compris la portée de ces événemens si considérables en eux-mêmes, et
rendus plus graves encore par leur rapprochement. Le brusque et
profond changement qu'ils apportent à notre situation en Europe n'a
échappé à personne. Depuis i830, non point par aucune faiblesse de
coeur, ni par ignorance de notre force, mais pœr suite d'une juste ap-
préciation de nos véritables intérêts , nous nous étions interdit de nous
jeter seuls , ei pour notre propre compte , dans aucune grande en-
treprise diplomatique. Cependant une alliance de famille avec la mai-
son royale qui règne de l'autre côté des Pyrénées nous reporte soudai-
nement en plein siècle de Louis XIV et met au nombre des contingens
possibles la réapparition d*un petit-fils de France sur le trône d'Espa-
gne. Parmi les grandes puissances de l'Europe, une seule avait montré
quelque sympathie pour la révolution qui a fondé notre gouvernement
de 4830, une seule ne combattait pas au dehors notre influence libérale
et nos tendances démocratiques; nous avions cultivé avec soin son ami-
tié, nous comptions qu'à un jour donné, si quelque complication venait
156 UYUB DES DEUX MONDES.
à surgir, notre commun accord suffirait à tenir en échec les cabinets
absolutistes, et, tout d^m coup, nous apprenons que le gouyemement
de sa majesté la reine d'Angleterre manifeste hautement sa désappro-
bation et son ressentiment de FunicMi d'un de nos princes ayec Tinfante
sœur de la reine d'Espagne. Enfin des traités existaient qui n'ayaient
point été faits à notre profit, mais à notre détriment, dont nous aurions
pu Vouloir nous affranchir, dont nous ayons cependant accepté les dou-
loureuses stipulations, et yoici que, sans motifs sérieux , sans négocia-
tions préalables, ces traités sont déchirés par ceux-là mêmes qui ont un
intérêt si éyident à laisser aux derniers arrangemens territoriaux sur-
venus en Europe leur caractère inviolable et définitif.
Pour savoir quelle a été au milieu de ces complications l'attitude du
gouvernement français, ce qu'il a fait, ce qu'il se propose de faire, le
public n'a plus long-temps à attendre. Dans peu de jours, les documens
officiels seront communiqués aux chambres de France, d'Angleterre
et d'Espagne, et, du haut des tribunes qui vont leur être rouvertes, les
ministres de ces grands états constitutionnels seront à même de s'ex-
pliquer devant l'Europe. Dès ai^ourd'hui cependant les personnes qui
viyent dans le monde des affaires et qui ont mis quelque soin à se tenir
bien renseignées sont en état de se former une opinion sur la conduite
du cabinet français. Une chose au moins ne sera contestée par personne;
il ne dépendait pas de lui de ne pas rencontrer cette question des ma-
riages espagnols. Pouvait-il y rester indifférent, accepter à l'avance tous
les candidats et souffrir sans ombrage qu'un proche parent de la mai-
son d'Autriche ou d'Angleterre vint donner des souverains à l'Espa-
gne et changer ainsi un état de choses qui dure en Europe depuis un
siècle et demi? On ne Toserait pas soutenir, au moins en France. On
y a donc généralement approuvé les paroles par lesquelles M. Guizot
a fait connaître à la chambre des députés, dans la séance du 2 mars
1813, que la France ne voulait imposer aucun choix à l'Espagne, qu'elle
trouverait bien tous ceux qui auraient pour résultat de maintenir sur
le trône d'Espagne la glorieuse famille qui y siège depuis Louis XIY.
Cette déclaration , conforme aux intérêts les plus simples et les plus
évidens de la France, n'avait rien d'exclusif. Elle admettait un grand
nombre de prétendans à la main de la reine , et , de fait , la France
en a non-seulement admis, mais, à diverses époques, proposé et pa-
trôné plusieurs : — d'abord le comte d'Aquila^ frère du roi de Naples,
qui a toujours paru avoir peu d'entraînement pour cette union, et a
depuis épousé une princesse brésilienne; le comte de Trapani, qui a été
long-temps notre candidat pour ainsi dire officiel , à tel point que la
répugnance chaque jour plus notoire de la nation espagnole pour ce
mariage, et les manifestations quasi-parlementaires dont il a été l'objet
à Madrid et qui l'ont définitivement écarté, ont été partout représentées
AFFAIRES d'ESPAGNB ET DE CRAGOVIE. 157
comme un revers de notre diplomatie. Le fils aine de don Carlos lui-
même n'a jamais été repoussé par nous, avant que Topinion des cortès
se fût prononcée contre lui. — Enfin les deux fils de l'infant don Fran-
çois, les derniers entrés en lice et qai y sont restés avec des chances
presque égales, jusqu'au jour où le plus jeune, don Henri, duc de Sé-
ville, eut le tort inexplicable de proclamer ses prétentions en les met-
tant, par une lettre adressée à tous les journaux, sous la protection du
parti qui faisait alors au gouvernement de la reine la plus vive op-
position. Le gouvernement espagnol, en^ choisissant le duc de Cadix,
n'a aucunement subi la loi du gouvernement français, il a agi* dans le
plein exercice de sa liberté; mais il y a eu quelque clairvoyance et quel-
que fermeté de la part du cabinet français à renfermer dès le début
cette question dans le cercle où elle est venue se résoudre définitive-
ment. La préférence accordée à l'époux actuel de la reine n'a, donné
lieu, chez nous, à aucune polémique sérieuse. Il n'en a pas été de même
du mariage du duc de Montpensier avec l'infante dona Louisa Fer-
nanda : il a suscité des objections de plusieurs natures.
Ce mariage lie, dit-on, les destinées de la France à celles de l'Espagne
d'une façon qui pourrait être fâcheuse pour nous et compromettre notre
liberté d'action. J'avoue que cette objection me touche assez et me pa-
rait d'un certain poids. Quelque confiance que je sois disposé à avoir
dans le sort futur de l'Espagne; persuadé, comme je le suis, qu'à travers
même ses récens malheurs et ses présentes agitations elle a fait, depuis
douze ans, plus de véritables progrès qu'elle n'en avait accompli depuis
de longues années, je ne puis me dissimuler cependant que, d'ici à
long-temps, nous aurons autant d'embarras que de services à attendre
de cette nouvelle alliée.
Je serais donc peu porté à féliciter mon pays d'un événement qui
rouvre devant lui de si grandes et si douteuses perspectives; mais, ou
je me trompe fort, ou le mariage du duc de Montpensier avec l'infante,,
sœur de la reine, était le corollaire nécessaire de l'union de la reine
avec l'infant duc de Cadix. Le gouvernement espagnol, obligé de re-
noncer en même temps au fils du roi de France et au prince de Co-
bourg, proche parent de la reine d'Angleterre , a senti le besoin de
n'être pas laissé seul à ses propres ressources; il a voulu se fortifier par
ce mariage contre des difficultés qu'il devait prévoir. Si les choses se
sont passées ainsi, le gouvernement français n'aurait pas eu tort d'ac-
céder à cette exigence raisonnable de l'Espagne.
Mais, dit-on , le mariage du duc de Montpensier soulève des difficul-
tés considérables. En donnant un mari français à une héritière du trône
d'Espagne, il risque de placer un jour un prince descendant du roi des
Français sur le trône d'Espagne, ce qui est positivement contraire au
traité d'Utrecht. Le traité d'Utrecht a eu pour but de rendre tous les des-
496 MTrE DES DBUX MONDES.
cendans de Louis XIV inhabiles à arriTer au tr6ne d'Espagne, comme
tous les descendans de Philippe V à arriver au trône de France. Non-
seulement ces stipulations sont inscrites au traité, mais des renonciations
réciproques et spéciales ont été exigées de part et d'autre, de la part de
Philippe V et des princes de la maison de France, parmi lesquels le duc
d'Orléans, depuis régent de France, qvi a renoncé comme eux pour lui
et sa descendance à toute prétention , à quelque degré et sous quelque
forme que ce soit, au trône d'Espagne.
Nous savons que cette thèse a été développée longuement dans les
feuilles anglaises, et qu'elle tient une place considérable dans les com-
munications officielles que le secrétaire d'état de sa majesté britan-
nique a passées au ministre des affah^s étrangères de France; mais,
en vérité, quel que soit notre désir de traiter avec respect et de prendre
en grande considération toutes les pièces qui émanent de la chancel-
lerie anglaise, il nous est impossible de croire qu'une pareille argu-
mentation puisse jamais prévaloir auprès des personnes qui n'ont pas
oublié les circonstences historiques qui ont précédé le traité d'Utrecht
et la teneur même de ce document diplomatique. Au début de la
guerre de la succession d'Espagne , deux prétentions se trouvaient en
conflit : d'un côté , celle de Louis XIV, qui , en plaçant son petit-fils
sur le trône d'Espagne, avait voulu lui ménager, ainsi qu'à sa posté-
rité, le droit et la possibilité de réunir un jour sons un même sceptre
les deux plus puissantes monarchies qui fussent alors en Europe; de
l'autre, celles de l'Angleterre et de l'Autriche, qui, malgré le testa-
ment de Charles II, voulaient retirer cette couronne des mains d*un
Bourbon pour la placer sur la tête d'un archiduc d'Autriche. Comme
dans toutes les guerres, il arriva qu'aucune des parties belligérantes
ne put faire triompher ses exigences; il fallut transiger, et c'est dans
le traité d'Utrecht, dont l'Angleterre prit l'initiative, auquel l'Autriche
adhéra plus tard, que furent consignées les mutuelles concessions.
L'Angleterre reconnaissait PhiUppe V, prince de la maison de Bour-
bon, pour roi légitime d'Espagne; mais, conune le but principal de
la guerre avait été , de la part de l'Angleterre et de ses alliés , d'em-
pêcher la réunion éventuelle des deux couronnes d'Espagne et de
France sur une même tête, la France et l'Espagne s'engagèrent à éta-
blir i ordre de succession respectif des deux maisons, de façon que ja-
mais, et dans aucun cas, un Bourbon de France ne pût, de son chef,
régner en Espagne , ou un Bourbon d'Espagne régner de son chef
en France. On déclara donc qu'il y avait incompatibilité absolue entre
les deux couronnes. Phihppe V dut renoncer aux droits éventuels que
sa naissance lui donnait au trèue de France, de même que ses frères les
ducs de Bourgogne et de Berry durent renoncer aux droits que, comme
héritiers naturels de leur frère, ils pouvaient avoir un jour à la succès-
AFFAIRES D'ESPAGNE ET DE CRACOYIE. 159
sion d'Espagne. Le duc d'Orléans, fils de Monsieur frère de Louis XIV,
étant lui-même dans la ligne des héritiers possibles de la couronne de
France, dut, pour rentrer dans l'esprit du traité et garder ses droits à
la couronne de France, faire acte de renonciation à la couronne d'Es-^
pagne. Quelle est la signification évidente de ces renonciations?
Ces princes, tous héritiers directs et possibles des deux couronnes de
France et d'Espagne, renonçaient pour eux et leur postérité, à cause de
l'incompatibilité des deux couronnes stipulée dans le traité, aux pré^
tentions qu'ils auraient pu, si le traité d'Utrecht n'eût pas existé, étaUhr
à la coyronne d'Espagne. Ces renonciations Youlaient-elles dire qu'il y
eût pour leurs desoendans directs une incapacité radicale d'arriver ja«
mais au trône d'Espagne, incapacité qui serait de telle nature, que, si un
héritier de la couronne d'Espagne, ayant des droits pleins et enticFS,
venait jamais à contracter alliance avec quelques-uns de leurs descen-
dans, ces droits seraient par cela seul frappés de nullité et de déchéance?
Jamais pareille doctrine n'a été mise en avant ni même imaginée, soit
au moment du traité d'Utrecht, soit depuis. Non-seulement la doctrine
n'a pas été émise, mais des fails^ des exemples palpables, en ont rendu,
dès le lendemain du traité dXItrecht, et en rendent encore aujourd'hui
la production impossible. Je ne reviendrai pas sur lesénonciations sou-
vent faites des mariages nombreux qui ont eu lieu entre les descendans
des deux lignes, quelquefois entre les héritiers directs des deux couf-
ronnes; je ne citerai pas le plus éclatant de tous, le mariage du fils de
Louis XV avec l'infante fille de Philippe V. Aucun de ces mariages n'a
donné lieu, de la part de l'Angleterre, à des protestations de la nature de
celle que lord Palmerston vient de lancer dans le monde politique, au
grand ébahissement, je ne dirai pas seulement des savans qui ont pâli
sur la collection des traités, mais du premier individu venu qui aura re-
gardé Tatlas de Lesage ou feuilleté par désœuvrement un almanach
royal. Après tout cependant, si les doctrines du ministre principal de sa
majesté britannique étaient vraies, qu'importerait, en bonne logique,
que ses prédécesseurs au /brri^ Office eussent oublié de s'en servir, en
leur temps, dans les guerres entre la France et l'Angleterre qui ont suivi
de si près le traité d'Utrecht? U y aurait seulement à regretter, pour la
réputation des hommes politiques de cette époque, et en particulier
de lord Chatham, qu'ils n'eussent pas songé à produire, dans leurs
manifestes contre la France, cette victorieuse argumentation. Hais que
voulez-vous? les plus grands hommes ont négligé quelquefois de se ser*
vir de tous leurs avantages. Lord Palmerston lui-même aurait pu faire
contre nous un bien plus redoutable usage de la théorie qu'il a eu
l'honneur d'inventer. Que le secrétaire principal de sa miyesté britan-
nique veuiUa bien prendre la peine de jeter un coup d'œil sur la pre-
mière carte gj^néalogique des maisons de France et d'Espagne qui Im
160 REVUE DES DEUX MONDES.
tombera sous la main , et il aura la satisfaction d'y voir que le jour où
il le jugera utile à la politique de son pays il dépend de lui de protester
contre les droits à la couronne d'Espagne de la reine Isabelle actuelle-
ment régnante et contre le droit à la couronne de France de M. le comte
de Paris. En effets la reine Isabelle est flUe de Ferdinand YII, fils de
Charles IV, qui, en 1765, épousa l'infante Louise-Marie-Thérèse, issue
du mariage de don Philippe, duc de Parme, fils de Philippe Y, et de
Louise-Elisabeth, fille de Louis XY, et le comte de Paris n'est-il pas
petit-fils de la reine Amélie de France, actuellement régnante, laquelle
est aussi descendante de Philippe Y? Yoilà pourtant ce qui arrive des
thèses de cette espèce; il faut les pousser jusqu'à l'absurde ou les aban-
donner. Je crois que lord Palmerston fera bien de s'arrêter à ce dernier
parti. Aussi bien c'est celui que viennent de prendre les journaux de
son pays, qui les premiers les avaient développées.
Mais ce n'est plus du traité d'Utrecht qu'il s'agit. Le traité d'Utrecht
et tous les traités du monde nous seraient-ils favorables, cela ne servi-
rait de rien au cabinet français; ce qui importe, c'est de savoir s'il a
toujours eu de son côté les bons procédés. L'opposition française,
comme chacun sait, a toujours attaché la plus haute importance aux
bons procédés vis-à-vis de l'Angleterre.
Cette question des bons procédés est en réalité celle qui domine tout
le débat. 11 serait indigne de ceux qui ont toujours professé et profes-
sent encore la plus constante sympathie pour le bon accord avec l'An-
gleterre de ne pas traiter un pareil sujet avec la plus scrupuleuse at-
tention et la plus sincère impartialité.
Le bon acx^ord avec une puissance étrangère n'oblige pas de suivre
partout et toujours une marche exactement conforme et préalablement
concertée. On peut être alliés fidèles, se rendre de bons et mutuels ser-
vices pour ce qui regarde l'ensemble de la politique, et, sur certaines
questions, rester séparés, ou même poursuivre des buts différens. Il y
a bien des points sur le globe où il serait fâcheux pour nous de con-
fondre notre cause avec la cause anglaise. Ce serait agir contre la na-
ture même des choses, et les faits seraient, comme il arrive souvent,
plus forts que les intentions. En Espagne, sous certains rapports, les
intérêts français et anglais sont trop opposés pour que l'association
soit possible. Nous parviendrions difficilement à nous entendre avec
l'Angleterre pour conseiller à l'Espagne de suivre, en matière commer-
ciale, une certaine direction. Ce serait folie de le tenter. Il n'est pas pro-
bable, à cause des faits accomplis et de certains engagemens de partis
préexistans, que nous puissions, d'ici à long-temps, nous mettre d'accord
pour conseiller au cabinet espagnol tel ou tel système de politique inté-
rieure, n est à croire que la bonne volonté des ministres français et
anglais y échouerait; celle de leurs agens se lasserait plus vite encore.
AFFAIKES D'ESPAGNE ET DE CRACOVIE. 161
Le mariage des princesses espagnoles, au contraire, était un de ces ob-
jets sur lesquels il était désirable et possible de s'entendre. C'était bien
assez pour TEi^pagne d'être commercialement et politiquement tirée
entre nos deux influences; que serait-il arrivé si elles s'étaient, pour
ainsi dire, personnifiées dans deux candidats anglais et français qui ,
comme des cheTaliers en champ clos, porteurs des couleurs de leurs
parrains, se seraient disputé à outrance la main de la reine Isabelle? D
aurait été à craindre qu'avant la fin du tournoi spectateurs et patrons
se fussent jetés dans l'arène pour y prendre part au combat. Les gon-
vernemens de France et d'Angleterre ont voulu sagement éviter ce
péril. Coaune de coutume, on a transigé, et comme de coutume aussi
on a procédé par exclusion. C'est nous qui avons fait de nous-mêmes les
premiers pas dans cette voie de conciliation , en déclarant que les fils
du roi des Français n'étaient pas au nombre des prétendans à la main
de la reine Isabelle. Cette concession en appelait une équivalente de la
part de l'Angleterre; elle renonça au prince de Gobourg, proche parent
du mari de la reine d'Angleterre, et promit de ne pas aider au mariage
d'un prince qui ne serait pas de la maison de Bourbon.
C'était là, si je ne me trompe, où en était cette délicate négociation,
quand la reine d'Angleterre vint à Eu pour la deuxième fois. Les mi-
nistres des affaires étrangères de France et d'Angleterre, M. Guizot et
lord Aberdeen, s'abouchèrent directement. On entra dans des détails
et des confidences qui n'avaient pas été confiés au papier. C'était le
temps de la grande intimité. Lord Aberdeen reconnut, avec sa bonne
foi ordinaire, que notre ministère était strictement resté dans les termes
des engagemens contractés, n'avait pas voulu profiter des avantages que
lui donnaient ses bons rapports avec l'Espagne pour mettre en avant
la candidature de M. le duc de Montpensier. On fit un pas de plus dans
la voie d'arrangemens amicaux. Lord Aberdeen eut connaissance du
désir qu'avait la famille royale d'unir le duc de Montpensier à l'infante
sœur de la reine; il doima à ce mariage son adhésion, à condition ton-
tefois qu'il n'eût lieu qu'après celui de la reine et quand elle aurait
donné un héritier à la couronne d'Espagne.
Une réserve fut toutefois faite au milieu de ces conférences par
M. Guizot et acceptée par lord Aberdeen. Par cette réserve, le ministre
français établissait en termes exprès que, si un mariage avec un prince
de la maison de Cobourg de venait jamais imminent, soit par la coopé-
ration, soit par le manque d'opposition de la part du cabinet anglais,
soit de toute autre façon , la France se regarderait aussitôt comme dé-
gagée et libre de demander immédiatement, pour M. le duc de Mont-
pensier, non-seulement la main de l'infante, mais celle de la reine
elle-même. Cette déclaration fut envoyée à Londres, sous forme de me-
morondum, dans les premiers mois de 1846, et communiquée par H. de
TOME XVII. tl
i63 BEVUE DBS DEUX MONDES.
Jarnac à lord Aberdeen; M. Bresson reçut de son côté à Madrid les in-
structions qui devaient lui servir de règle de conduite dans le cas prévu
par le mémorandum.
Comme on va le voir, cette déclaration de notre ca})inet n'était pas
ime précaution inutile, mais un acte de la. plus indispensable prudeoc^
En effet, si le cabinet anglais exécutait fidèlement ses engagemeufi^ ses
agens à l'étranger et les personnes qui passaient pour obéir liabituel-
lement à leurs inspirations suivaient une voie tout opposée. Leurs
efforts pour rendre acceptable et prépondérante la candidature de M. la
prince Léopold de Saxe-Cobourg étaient incessans et publics, surtout à
Madrid. Us eurent, au milieu du printemps de iSiO, un succès à peu
près complet, révélé par un incident relaté alors dans les Joumaux de
la Péninsule, et qui, Je ne sais pourquoi, n'a pas trouvé place dans la
presse anglaise ou française. M. le duc régnant de Saxe-Cobourg était
à Lisbonne , et Ton parlait de sa prochaine arrivée à Madrid. Le giou«^
vernement espagnol lui envoya un message direct précédemment com-
muniqué à H. Bulwer, et qui avait pour but le mariage de la reine avec
le prince de Saxe-Cobourg; mais tel était, pour les eogagemens pris à
Eu, le respect de M. le ministre des affaires étrangères d'Angleterre,
lord Aberdeen, que le ministère français apprit à la fois par lui cette
démarche inattendue, la connaissance qu'en avait eue H. Bulwer, et
l'avertissement donné à cet agent de ne jamais prêter son concours i
aucune proposition de ce genre. Peu de temps après cet incident, le
cabinet tory se retirait, et avec lui lord Aberdeen^ les wbigs entraient
au pouvoir, et avec eux lord Palmerston.
Qui avait décidé la reine-mère d'Espagne à la démarche qu'elle avait
tentée à Lisbonne? Était-ce le désir bien naturel d'affermir la cou-
ronne de sa fille par une alliance avec cette n>aison considérable des
Gobourg, qui a donné des époux à la plupart des princesses de l'Eu-
rope, et qui se trouve en ce moment assise sur la majeure partie des
trônes constitutionnels? Était-ce un calcul habile pour forcer la roaia
à la France et obtenir le mariage de M. le duc de Montpensier par la
crainte qu'aurait inspirée un mariage sur le pointée se conclureavee un
prince de Gobourg? Quoi qu'il en fut du motif, digne, à coup sûr, d'une
mère tendre et d'une princesse expérimentée comme la reine Chris*
tine, le fait était par lui-même de nature à donner à réfléchir au^cabinet
des Tuileries. Le mariage avec un prince de la maison de Gobourg avait
été directement négocié par le gouvernement espagnol; connaissance
en avait été donnée au ministre anglais à Madrid, tout cela dans le
temps où siégeait à Londres un cabinet ami, qui avait pris lub-môme
au sujet des mariages espagnols des engagemens précis,^ et q,ui avait
une si ferme et si évidente volonté de les exécuter. Qu'allait faira k
Madrid l'envoyé britannique, désormais dirigé par ujb nonveaii^iaiiii»^
AFFAIRlB d'ESPAGNE ET DE CIU(^0VIE. 163
fère, lié certainement par les engagemens de ses prédécesseurs, mais
qui n'avait pas cependant suivi lui-même les phases de cette délicate
négociation, et pouvait être, sans injustice, soupçonné de ne pas porter
à la France des sentimens très bienveillans? La prudence commandait
à notre cabinet d'attendre et de sonder 1^ dispositions du nouveau mi-
nistère anglais. Une occasion toute naturelle s'en présentait. Les âls de
don Francisco étaient les seuls candidats à la maison de Bourbon qui
fussent alors possibles. Notre chargé d'affaires à Londres eut mission
de proposer à lord Pàlmerston de les présenter en commun à Taccep-
tation du gouvernement espagnol. Cette offre n'avait rien d'exclusif; ce
tf était pas abonder dans notre sens que de présenter deux candidats,
dont l'un, Tinfant don Henri, duc de Séville, était alors patemmenf
hostile à notre influence en Espagne et notoirement porté parle parti
progressiste, appuyé lui-même par l'Angleterre. La manière dont lord
Palmerston accueillerait cette offre devait nous servir de pierre de touche
pour juger de sa politique en Espagne. Cette politique ne pouvait déjà
que trop se prévoir par une communication que le nouvel ambassa-
deur à Paris, lord Normanby, avait été chargé de nous faire de sa
part. Cette communication consistait en un extrait des instructions
adressées à M. Bulwer, à Madrid. Dans ces instructions, il était dit qu'il
n'y avait plus que trois candidats possibles à la main de la reine, le
prince de Cobourg et les deux flls de Francisco. Ces trois candidats,
ajoutait la note, sont également acceptables pour rAngleterre. Puis,
comme si ce n'était pas assez de cette note où un prince de Cobourg
figurait pour la première fois, et en première ligne, à titré de candidat
présenté par l'Angleterre, arrivait à Paris la réponse à nos ouvertures
d'action commune. Dans cette réponse, il était dit qu'un seul des deux
candidats était convenable; et lequel paraissait à lord Palmerston rem-
plir seul cette condition et devoir être exclusivement présenté au choix
de la reine? C'était l'infant don Henri, duc de Séville, qui était alors à
Bruxelles en rupture ouverte, presque à l'état de conspiration, contre
le gouvernement de la reine. Les intentions de lord Palmerston étaient
a«5sez évidentes, on peut dire assez flagrantes. D'une part, le prince de
Cobourg, le candidat que l'Angleterre ne devait jamais aider à mettre
en avant pour la main de la reine, était inopinément produit d'une ma-
nière officielle par le secrétaire d'état de sa majesté britannique; de
l'autre, notre proposition était éludée. Des deux candidats que l'on dé-
clarait acceptables dans les instructions envoyées à M. Bulw^er, lord
Palmerston ne voulait plus en prof)Oser avec nous qu'un seul, celui-là
même qui de toute évidence était impossible. On voit clairement où
menait ce jeu. Le but était manifeste. Tous les candidats écartés, la cour
de Madrid en devait venir forcément à choisir le prince de Cobourg.
Il faut le dire, le piège était trop apparent; il ne pouvait tromper un
cabinet tant soit peu prévoyant. Grâce à Dieu , nous avions les moyens
164 HEYUB DBS DEUX MONDES.
de parer le coup. Le mariage avec un prince de Cobourg était devenu
un fait imminent : c'était le cas prévu par le mémorandum. Nous ren-
trions, par cela même, dans notre droit et dans notre liberté; nous en
avons usé en faisant conclure en même temps les deux mariages.
On dit que la solution de cette affaire, dont nous venons de raconter
les divers épisodes avec toute l'exactitude qui dépendait de nous, a
produit de l'irritation en Angleterre. Cette irritation serait grande, si
Ton en Jugeait par celle qui animait naguère les feuilles publiques qui
s'impriment de l'autre côté de la Hanche, et qui trouvent chez nous de
si complaisans échos; mais ce serait risquer de se tromper souvent que
de juger des sentimens d'un peuple par ceux qu'expriment ses jour-
naux. Pourquoi cette grande et sage nation prendrait-elle feu à propos
d'une question qui, après tout, la touche assez peu, qu'elle a mal ap-
préciée d'abord , parce qu'elle lui avait été présentée sous le jour le
plus faux? On voit tout de suite quelle atteinte aurait été portée à la
considération de la France, à ses intérêts les plus permanens et les plus
essentiels, si un proche parent de la maison régnante d'Angleterre fût
venu s'asseoir sur un trône occupé depuis longues années par des rois
issus du sang de nos princes. Pour l'Angleterre, au contraire, l'état de
choses qui vient d'être constitué en Espagne est la continuation d'un
passé dont elle n'avait jamais songé à se sentir blessée. De quoi se plain-
drait-elle? Ses plus grands ministres n'avaient jamais pensé jusqu'à
présent à lui faire venir l'ambition de donner des rois à l'Espagne. Le
maintien sur ce trône de la royale maison qui l'a toujours occupé
n'empêchera pas sa légitime influence de s'exercer encore de l'autre
côté des Pyrénées; nous ne chercherons pas à l'y détruire; le voudrions-
nous, nous n'y réussirions probablement pas. Les enseignemens de
l'histoire sont là; ils nous apprennent que peu de temps après le traité
d'Utrecht la France était en guerre avec l'Espagne, et qu'elle avait
justement l'Angleterre pour alliée contre le monarque, petit-lils de
Louis XIV. 11 ne faut pas aujourd'hui de bien graves événemens pour
rendre l'influence anglaise supérieure à la nôtre à Madrid. Chacun
sait que les changemens de cabinet y sont assez fréquens; pour peu
que la discussion actuelle se prolonge encore, le jeu naturel des in-
stitutions dont l'Espagne est aujourd'hui dotée aura peut-être, avant
qu'elle soit terminée, ramené au pouvoir les amis de l'Angleterre;
ce sera alors à notre tour d'être les battus dans cette affaire. Si cela doit
nous arriver, espérons que nous y mettrons un peu de bonne grâce et
de patience; on ne peut pas avoir des succès partout et toujours. Les plus
habiles échouent quelquefois, et cela peut leur arriver sans honte. La
chose vraiment fâcheuse pour un homme d'état qui voudrait laisser un
nom considérable, ce serait d'avoir souvent et inutilement agité son
pays, d'avoir couru incessamment après les grandes occasions dans un
temps qui ne les comportait pas. Ce qui serait pire encore, ce serait do
AFFAIRES d'bSPAGNB ET DB CRAGOYIE. 165
vouloir pousser à outrance les fautes commises, afin de tirer de l'excès
même quelque chose que Ton prendrait pour de la gloire. ,
Pour moi, plus j'y réfléchis, moius je pense que tous ces tiraillemens
entre la France et T Angleterre amèneront un trouble profond dans leurs
relations. Par un sentiment de mutuelle dignité, ce qu'il y a eu de trop
intime, ou plutôt de trop afûché dans Fintimité, disparaîtra. Je laisse à
d'autres à le regretter. La bonne harmonie et la ^onne amitié reparaî-
tront, harmonie paisible, amitié sérieuse., telle qu'il convient à des
peuples rassis et expérimentés. Si par malheur les notes échangées
entre les deux cabuiets sur leurs dernières difflcultés étaient, de part ou
d'autre, empreintes d'aigreur et semées de malséantes insinuations,
nul doute que les deux peuples en ressentiraient un égal déplaisir. Le
plus mal à son aise des deux serait certainement celui dont l'organe
officiel aurait le moins bien observé les règles d'une courtoise discus-
àon. Il y a entre nations qui se respectent des égards auxquels, la colère
une fois passée, on est enibarrassé d'avoir manqué. Espérons qu'au be-
soin le sentiment public des deux pays interviendrait impérieusement
pour naettre fin à de tristes discords qui n'ont déjà que trop duré.
Les conséquences de cette regrettable mésintelligence ne se sont pas
fait attendre. Depuis 4830, le voisinage du petit état indépendant de Cra-
covie troublait la quiétude de la Russie , de la Prusse et de l'Autriche;
en 1836, les trois cours avaient échangé quelques notes sur la conve-
nance qu'il y aurait pour elles à détruire ce dernier et faible vestige de la
nationalité polonaise. Toutefois, on peut le dire hardiment, ces projets
seraient toujours restés enfouis dans les chancelleries où ils avaient
été conçus, et le scandale d'un acte ausl&i inique aurait été épargné
au nionde, si la première nouvelle d'un refroidissement survenu entre
les grands états de l'Occident n'avait donné courage aux cabinets ab-
solutistes.^ Sans doute les deux premiers partages de la Pologne, si
énergiqueraent flétris par la conscience publique de l'Europe, depuis si
souvent et quelquefois si durement reprochés aux cours co-parta-
géantes, ont bien mérité la réprobation qu'ils ont encourue; mais enfin,
à les juger comme ils ont été accomplis, sans souci du droit, de la jus-
tice et de l'humanité, ils étaient profitables et jusqu'à un certain pomt
motivés. 11 n'en est pas de même de la dernière résolution des puis-
sances. A qui pense-t-on donner à entendre que la petite ville de Cra-
covie, dont la primitive indépendance avait été déjà si restreinte, dont
les libres institutions avaient été si mutilées, tenait à elle seule en échec
les trois grandes monarchies au milieu desquelles son territoire est en-
clavé? Bien que les derniers événemens de la Gallicie ne nous aient
donné qu'une médiocre idée des moyens d'ordre et de répression dont
l'Autriche dispose, nous lui faisons l'honneur de penser qu'^iidée de ses
puissans alliés, elle aurait pu venir à bout de son incommode voisine.
L'occupation militaire de la république suffisait parfaitement à la se-
i66 mmcmùm dwk homdb.
curîté coiiniiW)ey>€*«a pnilMiRStioQ pvo^Mife aoratt dooné mx im>oi9
intéressées toutes les gavattUss qu'éUêt ét»eat cm droit d'exiger. L'oo*
cupatiMi détiwUt« <a é^préféroe» fitroe qu'elle était une bra? ade en-
yers la f ranee >et i' AagMerPe.
Ce n'ert pas la première fois que la Russie a cherché à entrataer les
cabinets de Vieniieet de Berlin dans de compromettantes démarches.
Souvent déjà le csar, qui n'a point de motifs de s'inquiéter de l'opimon
des peuples litM*es, qui met «on phrisir à la déâer et sa giokre À' pour-
suivre jusqu'au bout la croisade qu'il a entreprise conive IXiinope libé-
rale, avait tenté de surprendre leur prudence. Jusqu'à préeêirà, ces
cabinets avaient le plus souvent résisté, se faisant même valoir quelque-
fois auprès de l'Angleterre et de la Franoe de leur apparente modération,
dénonçant les premiers les plans et les prejets dont ils avaient reçu
confidence. Mais, bélasl parler avBC quelque ctiagrtu de rbumear in-
quiète de l'empereur de Russie, donner l'éveil sur son ambition, s'é-
tendre avec complaisance sur la nécessHé de la sunneîiler ^ de la con-
tenir, puis en même temps faire à chaque occasion décisive ce qui est
de nature a rendre cette influence plus redoutable, tel est le rôle accepté
depuis seize ans par la Prusse et l'Autriche. Ce qu'il y a de puéril dans
cette façon d'agir n'avait jamais été mis dans im aussi grand jour.
Il est évident que la Prusse et lAutridie n'ont rien à gagner et
beaucoup à ()erdre à la suppression de l'indépendance de Cracavie. Les
derniers événemens qui ont éclaté dans les anciennes provinces polo-
naises n'orit pas déjà si fort tourné à leur honneur. Les agens russes ont
été les plus empressés, à cette époque, à faire remarquer, avec un
certain orgueil, combien les éhoses s'étaient passées différemment dans
les corvlrées soumises aux lois de sa majesté l'empereur de toutes les
Russies et dans celles qui obéissent à la Prusse et à l'Autriche. Ooin-
bien de comparaisons humiliantes n'ont-ils pas établies entre J'attitude
si ferme, si calme du gouverneur russe à Gracovie, les inquiétudes si
visibles des commamdans prussiens, et la conduite si imprévoyante d'a-
bord, si brutale ensuite, des autorités autrichiennes en Gallicie! A s'en
rapporter à d'autres commentaires, que nous croyons pour notre
coin(4e tout*à-fait calomnieux, les conspirations pc^naises qui oiit
éclaté au printemps dernier n'auraient pris personne à l'improvisie; la
police prussienne les connaissait, et, loin de les entraver^ leur donnait
libre carrière, afin de mettre d'un même coup la main sur tous les
affiliés. En Gallicie, les commandans des provinces autrichiennes
avaient ordre de laisser la noblesse polonaise s'engager dans cette folle
^entreprise, afin de pouvoir en finir avec elle en la livrant ensuite aux
ressentimens effrénés d'une multitude sanguinaire. Je suis loin decroire,
je le répète, à de si abominables calculs; mais ces bruits offensans cir-
culaient en Allemagne et y trouvaient une certaine créance, et voilà le
moment que les gouvememens d'Autriche et de Prmse ont choisi pour
AFFAIRES D'eSPAGNE ET DE CRACOYIE. iêl
s'entendre de nouveau avec la puissance dont on leur reproche d'être
les habituels et complaisans instrumens. Celte alliance nouvelle, ils ont
trouvé tout sioiple de la signifier au monde par une mesure violente^
immorale et mesquine. De telles fautes discréditent ceux qui les corn-
metteni Le roi de Prusse, qui vise à exercer sur les esprits allemands
une sorte d'influence morale et reUgieuse, doit comprendre aujourd'hiû
que son autorité est un peu diminuée par la répulsion qu'inspire l'at-
tentat dont il a pris sa part de responsabilité. Dans les harangues offl-
cielles et philosophiques dont il veut bien quelqueEbis gratifier ses peu-
ples, comment osera-t-il parler de justiee, le souverain qui vient de
commettre envers un voisin si faible une injuaticesi patente? Com-
ment s'y prendra-t-il pour prêcher le respect dû aux prérogatives de
sa couronne, le prince qui vient d'efllou:er de sa main une partie des
traités qui seuls lui donnent droit à l'obéissance de bon nombre de
ses sojeîs? Il sera curieux d'entendre parler encore avec enthousiasme
des vieux souvenirs de la grande famille teutonique par le monarque
qui a si lestement traité le dernier vestige d'une nationalité qui avait
bien aussi ses traditions et sa gloire ! L'Autriche n'aperçoit-elle pas aussi
qu'en recevant à cootre-cœur, d'un ancien rival, le présent fotal qui lui
est aujourd'hui abandonné, elle dévoile aux yeux les moins clairvoyans
les secrets de sa faiblesse? Cette faiblesse n'était plus un secret depuis
long^4eii^s pour ceux qui ont réfléchi sur les embarras croissans de
cette grande monarchie si peu homogène, tour à tour ébranlée au
nord par les velléités de la diète hongroise, inquiétée au midi par les
sourdes rumeurs de TltaUe toujours frémissante, et qui voit chaque jour
son anciepne^autorité en Europe s'user aux mains d'un ministre vieil-
lissant. Ou nous nous trompons fort, ouH. de Mettemieh doit entrevoir
d'assez mauvais jours et jeter d'assez sombres regards sur l'avenir. Si
on doit jamais remettre en question la conservation , dans son état
actuel, de cet édifice autrichien si péniblement eonetruit de tant de
pièces diflërentes, si soigneusement préservé jusqu'à présent de toutes
secousses^ la faute en sera bien aux derniers aetes de sa carrière poli-
tique. Une considération imposante maintenait l'influence de l'Au-
triche auprès des petites puissances de l'Allemagne : c'était l'aversion
qu'elles lui supposaient pour toute espèce de mesures violentes. Les
traités de 1815 leur paraissaient particulièrement placés sous sa sauve-
garde; comment imaginer qu'un coup aussi rude leur serait porté? C'é-
tait sur ce cabinet-là même qu'elles comptaient plus que sur tous les
antres pour les défendre au besoin le jour outils seraient attaqués, et
c'est lui qui se charge d'apprendre au monde qu!on y peut toucher fX)ur
le plu» mince intérêt, et sous le» plus frivoles prétextest Voilà des grieis
qui ne seront fMia fort ébruités, mais qui durerontlong-temi)» aux cœurs
de» Kûacea etides boaunes d'état de l'AUemagna. La couff de Vienne
168 REVUE DES DEUX MONDES.
s*apercevra un jour de ce qu'elle a perdu à sortir ainsi de ses voies
ordinaires. C'est surtout de l'autre côté des Alpes que la nouvelle de la
réunion de la ville de Cracovie aux états de sa majesté autrichienne a
soulevé l'indignation la plus vive et le courroux le plus général. On
aurait dit qu'une nouvelle province venait d'être arrachée à la patrie
italienne. Les manifestations des populations n'ont pas été partout en-
travées par les autorités du pays. Quelques-unes ont été singulières et
peuvent donner à penser aux gouverneurs de la Lombardie. Dans la
n:iitdu 6 décembre dernier, anniversaire du jour où, il y a cent ans,
les Autrichiens furent chassés de Gènes et de presque toute l'Italie, des
feux de joie furent tout à coup allumés par des mains inconnues sur les
sommets de la longue chaîne des Apennins. En un instant, ces lueurs
soudaines avaient couru, de sommet en sommet, depuis les montagnes
abruptes qui plongent sur le golfe de Nice jusqu'aux collines qui vien-
nent mourir dans la mer Adriatique. Les états autrichiens en Italie fu-
rent, à un moment donné, comme entourés dans un cercle de feu. Le
jour où des lueurs non moins brillantes et non moins rapides vien-
dront de proche en proche percer cette obscurité profonde où l'Au-
triche s'efforce de retenir encore les intelligences italiennes, ce jour-là
son étoile pâlira; il ne lui sufQra pas, pour conserver sa domination, de
promener bruyamment, comme aujourd'hui, des canons de Vérone à
Mantoue, d'augmenter le nombre des régimens italiens qui vont chaque
année transir de froid dans les steppes de la Hongrie , et de grossir les
bandes de ces soldats croates qui font aujourd'hui retentir de leurs pas
pesans les dalles des quais de Venise, ou montent nonchalamment leur
garde devant les palais des Palladio et les fresques des Vinci.
Si quelque chose pouvait ajouter au mal que se sont fait à elles-
mêmes les deux cours du Nord, ce seraient les maladroites justifica-
tions qu'elles ont essayées, et dont la version la plus étendue et la plus
étrange a paru dans un journal de Leipzig et non dans le journal offi-
ciel de Vienne, comme se sont trop empressées de l'affirmer quelques
feuilles publiques de France et d'Angleterre qui ne sont pas bien au
fait des habitudes des chancelleries allemandes. Ces chancelleries ne
livrent pas avec tant de sans-façon les motifs officiels de leurs actes à
l'appréciation indiscrète du public. Quand la fantaisie leur vient de faire
entendre à l'Europe l'opinion soi-disant nationale de l'Allemagne, elles
s'adressent à la complaisance de quelque journal censuré, quelquefois
même, comme dans le cas actuel, à un recueil de couleur plutât libérale.
On ne revient pas de l'incomparable aplomb avec lequel la gazette
qui a été honorée cette fois de la confiance des cours du Nord déve-
loppe leur théorie sur la valeur qu'il faut attribuer aux divers actes du
congrès de Vienne. Cette théorie, inventée en 4846, pour les besoins de
la cause, est bien simple. La voici en peu de mots. Le congrès de Vienne
AFFAIRES D ESPAGNE ET DE CEACOVIE. i69
a réuni en un seul corps et donné une garantie commune à plusieurs
traités difTérens contractés entre elles par la plupart des puissances de
l'Europe. Comment faut-il entendre cette garantie? les puissances ga-
rantes n'ont-elles pas le droit de veiller au maintien des clauses qu'elles
ont garanties par leur signature? — Oui^ répond le journaliste allemand^
si les puissances contractantes ne sont pas d'accord entre elles; mais, si
elles se mettent d'accord pour modifier ou détruire ces traités, cela ne
regarde plus en rien les puissances garantes. Vous êtes peut-être curieux
de savoir ce qu'est au juste ce droit de garantie qui ne garantit rien? La
chancellerie autrichienne veut bien vous apprendre, par l'intermédiaire
de je ne sais quelle autre feuille également censurée, que c'est là un sim-
ple enregistrement. Cependant vous avez encore quelques scrupules, et
vous demandez si le petit état de Cracovie s'est mis, lui aussi, d'accord
avec les trois grandes puissances pour sa suppression? A quoi le journa-
liste, qui est aussi un grand jurisconsulte, vous répond sans hésitation :
n n'en avait pas le droit, car au moment du traité entre les puissances il
n'existait pas. Voilà des réponses concluantes s'il en fut, et qui ferment
la bouche. On pourrait se demander toutefois comment les petites puis-
sances de l'Allemagne s'^ accommoderont. Beaucoup d'entre elles
n'existaient pas non plus au moment de la signature du congrès de
Vienne, et se croyaient cependant assez assurées jusqu'à présent du
maintien de leur nationalité. Cette confiance leur est désormais ôtée,
autant qu'il dépend de M. de Mettemich. Rien de plus clair, en effet,
que les termes de la gazette allemande, a Que dirait la France si, pen-
d dant qu'elle s'entendrait avec l'Allemagne sur des arrangemens rela-
< tils à ses frontières, la Russie ou l'Angleterre venaient y mettre leur
« opposition, attendu que ces arrangemens violeraient les traités signés
« par ces deux puissances?» Et plus loin : <x Du reste, nous attacherons
« d'autant moins d'importance à ces mots si souvent répétés : Mainte-
« nant les Français ne se regarderont plus liés par les traités, que cela
« ne change absolument rien à la chose, car ce ne sont ni les conventions
« de Paris ou de Vienne, ni le respect dû à la foi des traités qui ont im-
« posé aux Français quelque réserve; s'ils s'étaient sentis assez de force
« pour les briser, ils l'auraient déjà fait depuis long-tem ps, et nous né les
a en aurions pas blâmés.» Ainsi voilà qui est bien entendu : si la France
n'a pas violé les traités de Vienne, c'est qu'elle n'a pas osé; si nous ne les
violons pas aujourd'hui, c'est apparemment aussi parce que nous n'o-
sons pas. Le jour où nous l'oserions et le pourrions faire, l'Autriche ne
nous en blâmerait pas. A-t-on jamais montré un mépris plus résolu de
toutes les notions du droit international? a-t-on jamais proclamé plus
nettement le règne exclusif de la force? On comprend maintenant pour-
quoi la suppression de Cracovie n'a excité nulle part autant d'indigna-
tion que dans les rangs du parti conservateur français; c'est lui qui est
170 BimiE DBS DBVX VOlfDKS.
directemeiM itttaqné, ce isoirt «es senthnens d'ordre et de jn^tiee qui
sont le plus ouTeHemeut^froissés. Sa politique eât insultée par ceux-là
mêmes qu'en 1830 eHe a pe«t-être sauvés.
b'atissi injurieuses imputations seraient bien de nature à^prfrvoqtier
nôtre ju^ ressentiment. Nous ferons mieux -toutefois de les négliger
et de garder tout notre sang-froid pournous bien rendre compte delà
situation nouvelle tréée par l'anéantissement de la république de ûra-
covie. "D'un c8té, les trois puissances qui oiit consonmié cet acte d'ini-
quité; de l'autre, la France, l'Angleterre, tous les états constitiitiouncSs
grands ou peftits, tous ceux qui ont gardé en politique la diâtînctîen du
bien et du mal , du juste et de IHnjuste. Cette situation ^rait donc bien
nette, et l'on en saisirait les conséquences au prunier coup d'oui sans te
malheureux différend survenu entre la France et rAn^leterre. Tant que
les pai^mens des deux pa>;fs n'auront pas été misien demeure de se fer-
mer un avis et d'exprimer une^opinion ^ur la valeurde ce dissentinieot,
tatit qtfils li'aurout pas décidé s'il est sérieux et durable , ou «'il 'doit
passefr comme un refrotdissementtemporaire, toutes choses resteront en
suspeus. Les puissances provocantes se tiendront fermes ensemble et
attendront. La ^France et l'Angleterre hésiteront l'une comme l'ailtreè
s'engager sedles dans la querelle. Onsenttiienque, silacoi4rakitequi
résulte de œs relations douteuses n'eût déjà pesé sur les deux gouveme-
mens, leurs premières démarches auraient eu un caractère j^us dé-
cidé et auraient mieux répondu à la vivacité des impressions dû public.
La note de TAngleterre aux trois cours est connue; on sait qu'elle n'est
pas une protestation tonnelle. Le secrêtaSre d^étût de sa mageité' bri-
tannique feîirt d'ignorer que le territoire delà viBe libre ëe Graoovie
ait été annexé à TAutricbe. Il a entendu dire, sans pouvoir 7 croire,
que les trois puissances avaient conçu un pareil prpjet 11 s'empresse
de leur faire observer combien il serait attentatoire aux droits'des puis-
sances qui ont sigiié l'acte Unal thi iraité de Vienne. 11 finit en^ expri-
mant la confiance que ces shnples observations sitffiront à empédier
la consommation d'une mesure funeste. Le détour de lord Paimerston
est un peu apparent, mais il a l'avantage de le tirer d'un asses grand
embarras. Personne n^avait oublié celte phrase pronencée devant les
communes d'Angleterre, si souvent répétée depuis et relatée toat au
long dans l'article de la Gazette de Leipzig : «11 n'échappera pas à la
loyauté des cours dii Nord que, si les traités de Vienne ne sont pas imis
sur laTistule,'ils ne sont pas^neillenrs'sur le Bfaiu et sur le Pô.» liord
Paimerston, é'il éfttàdnris la violation des traHéscomme flagrante 'et
déjà consommée, nepouvafit-pas ne pas garder dans «a notequefapie
chose d'un langage si significatif; tnais aussi comment, dans^yéveKlua-
lité d'une rupture, prêter de telles armes à la France? Quant à la note
française, on n'ignore pas qu'elle est une protestation formelle et posi-
AFFAHU» BB8PA«ia BI DE CftACOVIE. i7i
tWe : elle contiendrait, ditrOfi y cette énonciattoii, qu'aucune puissance
signataire du traité de Vienne ne saurait prendre s'affranchir des* sti^
pnlatiens de ce traité si^dSc en affraoetHr égalauent toutes^ ks autres;
toutefois il n'y serait pas questiao delaTakur^e la France attribue
mtrintenant aux tcaités eui^méaiesk
En présence du défi qui leur avait été ù bardinient jdé, sans doute
les deux grands gou^craenena qui (mi FhoDDear d'être en ce moment
eaEvaofef}e$ défenseurs de la cause du droit «K de la juaMee: auraient
pu parler un langage plus- énergique, mais, eemBie nous l'avons dit,, à
la conditioii d'être parfàttement unis et d'avoir présdablemeirt coneerté
«osemble tout un plan de coodiMte et d'aetion. Cette attitude,, ils pour-
ront la reprendre, Hs la reprendront certainement le lendemain même
d'une nécoQciKotion. En attendent, et dans leur isolement même, il y
a encore pour l'Angleterre, et surtoirf pour la France, un rôle consi-
dérable àjouer. La violation des traité» a toujours été considérée comme
un cas de guerre entre les< nations. La vicdatîon des traités de f8l5,.
consommée sans avis préalable, avec les drconstanees qui l'ont accoa>-
pagnée et les doctrines dentelle a été appuyée, donnait am deux na-
tions lésées uadroi^ légitime de guerre contre la fiussie, la Prusse et
l'Atitriche; bien des guerres ont eu lieu pour de moins justes causes et
de moins grands intérétsw Fallait-il cependant, en ce qiri nous regarde,
aller jusqu'à cette extrême Itaute de notre droit, dénoncer à notre tour
les tmtés qu'on n'avait pas^observés envers nous, entrer en campagne
par la prise de Landau et^ l'invasioB des provinces de la Prusse qui
avoisinent nos frontièresi, marctiant aio» tout droit à Ja conquête de la
rive gaïucbe du Mmu? Ces plans belliqiueux auraient pu être du goût de
quelques imaginations ardentes. La portion saine et intelligente de la
nation les eût repousses. Elle eût compris que^si le droit était incon-
testable, l'usage en eût été excessif. Ceût été répondre à un acte révo-
lutionnaire par des représailles également révolutionnaires, et perdre
gratuitement les avantages que donne toujours la modération quand
elle est jointe à la raison et i la force. On ne voit pas bien d'ailleurs de
quel droit , et sans une absolue nécessité de défense nationale, nous
aurions' été, sous prétexte de venger la confiscation de la viHe libre de
€racovie, confisquer à notre prsAt des état» dont l'indépendance mérite
à coup sûr le m^ne respect. Le br«ût s'est répandu un instant que le ca-
binet avait songé à relever les fortifications d'Himingue : c'eût été, je le
croisa une autre faute. Gen'esi pas le traité de Vienne qui nous interdit
de fortifier Humogue, c'est le traité du 20 novembre 1815, ngné à
Paris aprè» la seconde invasion. D n'y a point de rapport entre les deux
traitée;. Ds' ont été signés par la France à des époques et dans des for-
tunes diverses. A Viemie, nous débattions , au même titre et sur le
néoie pied que ko antues grandes puissances, les arrangemenu terri-
473 BETUE DES DEUX MONDES.
toriaux de l'Europe. En novembre i8i5^ nous subissions les dures con-
ditions que de nouveaux malheurs nous avaient imposées.
Gardons-nous donc de confondre des traités qu'^ importe à notre
honneur et à nos intérêts de bien distinguer l'un de l'autre. La suppres-
sion de la république de Cracovie a porté atteinte au traité de Vienne;
n'allons pas nous hâter de porter atteinte au traité de Paris en fortifiant
Huningue. Les droits que nous tenons du traité de Vienne sont plus pré-
cieux pour nous que lès charges du traité de Paris ne sont lourdes. N'é-
changeons pas les uns contre les autres; ce serait un marché de dupes.
Si l'imprudence deis puissances du Nord a ébranlé les bases de l'équilibre
européen et remis en question la distribution des empires, contentons-
nous, pour le moment, d'en prendre acte par notre protestation. Un ave-
nir inespéré s'ouvre devant nous, sachons l'attendre et nous y préparer.
Quelle va être, au début de la session prochaine et en présence des
questions considérables que nous venons d'indiquer, l'attitude des par-
tis dans la nouvelle chambre? On ne le sait pas encore, mais déjà on
peut le présumer. La majorité parait animée des mêmes sentimens en-
vers le cabinet, lui sachant gré de ses succès dans la question des ma-
riages espagnols, un peu étonnée et contrariée toutefois que ces succès
aient compromis l'alliance anglaise, et indignée avant tout de l'attentat
commis sur Cracovie. Quant à l'opposition , elle semble encore incer-
taine. Nous entendrons sans doute les orateurs de la gauche démontrer
que les mariages des princesses espagnoles, et en particulier celui du
duc de Hontpensier avec l'infante, n'ont pour la France aucun intérêt
politique; qu'il n'y a pas eu grand mérite à les conclure, parce qu'au
fond l'Angleterre ne s'en souciait guère. Les orateurs du centre gau-
che prouveront, au contraire, que l'Angleterre s'en souciait si fort,
qu'il y a eu folie et presque trahison à compromettre dans cette oc-
casion cette précieuse alliance anglaise. Ces orateurs se proposent, dit-
on, de tracer l'historique de nos relations avec l'Angleterre. Ils feront
ressortir comment le gouvernement a eu le tort d'être alternative-
ment exigeant et facile à contretemps, se méprenant grossièrement
«ur la valeur et la portée des choses. En les entendant, la France
sera forcée d'admettre que, s'il était naturel de risquer la guerre plu-
tôt que de supporter le principe d'une indemnité en faveur d'un né-
gociant anglais lésé dans ses intérêts, il était absurde de s'exposer
au plus passager refroidissement pour écarter un prince de Cobourg
du trône d'Espagne. Nous espérons sincèrement que les hommes
même les plus hasardeux de l'opposition n'emploieront pas leur ta-
lent à donner quelque apparence de raison à de pareils jeux d'esprit.
Le moindre inconvénient de cette tactique serait d'être en complet
désaccord avec les faits. Si quelque chose ressort en effet avec clarté
des détails c^ue nous avons pris soin de donner sur les négociations
AFFAIRES D'eSPAGNE ET DE CRACOYIE. 173
relatives aux mariages espagnols, c'est la bonne foi entière et les
égards constans du gouvernement français envers le cabinet de Lon-
dres. On ne le voit à aucune époque faire mystère de ses vues; loin
de là, il les proclame au début en plein parlement, avec un certain
éclat. Plus tard il les communique de nouveau à son allié, et lui offre,
au moment où le dénouement approche, de s'entendre pour pro-
poser ensemble des candidats également acceptables pour les deux
cours. Enfin, s'il prend un parti décisif, c'est dans le cas imminent préa-
lablement signalé par lui-même, lorsqu'une plus longue hésitation fe-
rait infailliblement réussir la seule combinaison qu il ne pouvait ac-
cepter honorablement, celle-là même qu'on avait promis de ne jamais
favoriser, et à laquelle on travaillait cependant alors ouvertement. On
aura fort à faire pour donner le change sur le mariage du duc de Mont-
pensier, et pour établir qu'il a été un mauvais procédé vis-à-vis de
l'Angleterre. Ce n'est point un mauvais procédé que de parer un coup
qui vous est destiné, et de s'assurer un avantage afin de n'avoir pas un
revers. Le mariage de H. le duc de Montpensier apparaîtra ce qu'il a été
en effet, un acte de politique purement défensive.
Dans les pays constitutionnels, une opposition sérieuse, conduite par
des hommes considérables, a mieux à faire que de se mettre sans choix,
en toute occasion et à tout propos, en contradiction avec le gouverne-
ment. Quand, au vu et au su de tout le monde, le gouvernement a eu
quelque succès, il y a mauvaise grâce, il y a danger pour elle à le nier
ouvertement. Le public soupçonnerait peut-être une fois que l'opposi-
tion n'agit que par dépit, et une découverte de ce genre pourrait le
mettre sur la voie de beaucoup d'autres. Je dirai plus, si le succès ob-
tenu a amené quelque couQît avec une nation étrangère, le premier
devoir de l'opposition, c'est d'ajourner ses attaques, qui seront tou-
jours, quoiqu'elle fasse, autant d'armes fournies aux adversaires. Il
lui vaut mieux prêter secours et appui au gouvernement, qui est tou-
jours, après tout, la vraie personnification du pays au dehors. En ce
moment même, l'Angleterre nous donne, à cet égard, un bel exemple.
La politique du ministre des affaires étrangères britanniques n y est pas
du goût de tout le monde; au sein même de son parti, les méfiances
qu'elle inspire sont si grandes, qu'elles ont suffi à empêcher la pre-
mière formation du ministère whig, et cependant, aussi long-temps
que les difficultés actuelles subsisteront entre la France et l'Angleterre,
nul ne s'attend à voir lord Palmerston attaqué dans le parlement à pro-
pos d'une conduite que beaucoup de ses adversaires et quelques-uns de
ses amis trouvent fâcheuse et contraire aux intérêts de leur pays. L'op-
position française gagnerait plus qu elle ne sup[)ose à mettre un temps
d'arrêt dans sa vive polémique contre la direction donnée à nos affaires
étrangères : d abord elle s'éviterait xuol éciiec, ce.' ui est bien quelque
,17.4 RBVUB DIS DSUX MOIfDSS.
chose; ensuite elle donnerait satisfaction à l'opinion publique, cpii est
aujourdliui un peu fatiguée de tant de redites. Puisque les circonstauces
ne lui sont pas favorables, qu'elle attende^ la sitiiation se modifiera.
Nous ne resterons pas toujours en frdd avec l'Angleterre^ de piart ni
d'autre, on ne voudra tenir long-teiQps dans cette position fausse et nm-
sible aux deux pays. Il est probable qu'on se rapprochera. Que l'opposi-
tion veille: aux conditions du rapprochement; quand même ses critiques
seraient exagérées ou peu fondées, elles ne lui seront pas reprochées,
parce qu'elles seront dans son rôle. Cerôle,^ l'opposition l'a déjà rempli
avec honneur pour elle et profit pour le pays. Pendant ces seize der-
nières années , elle ne s'est pas constamment méprise sur les vrais
sentimens de la nation. Quand, en 1 840, elle accueillait avec tant de froi-
deur et de méfiance la formation du cabinet actuel,, elle était l'interprète
un peu trop vif peut-être, mais nécessaire, d'une susceptibilité assez gé-
nérale et assez fondée. Satisfaite qu'elle avait été de la politique des mi-
nistres du i" mars, sans inquiétude sur la marche que les affaires pre-
naient sous leur direction, il est assez simple que l'opposition ne sût
pas un gré infini à leurs successeurs de la bonne volonté qu'ils met-
taient à recueilUr leur héritage. Elle n'était surtout pas tenue de prévoir
qu'entrés au pouvoir à la suite d'un fâcheux échec pour notre diplo-
matie, ils lui ménageraient un jour une heureuse revanche, et qu'avant
six ans le succès des mariages espagnols compenserait les revers de
la Syrie. L'opposition n'avait pas tort non plus, en 4841 et 4â, quand
elle retenait le cabinet trop em[v*essé de rentrer dans le concert euro-
péen, et de renouer avec les puissances de l'Europe ces rapports intimes
dont les récens événemens ont si bien fait sentir le néant. Elle faisait
preuve aussi de sens politique quand elle montrait si peu d'inclination
pour nos établissemensdans l'Océanie, établissemens ruineux, compro-
mettans et inutiles, et qui ont fait payer si cher, par les embarras qu'ils
ont causés, le semblant de gloire qu'ils ont procuré. Il y a dans le
pays, au sein même de la majorité, des personnes que l'opposition
compte avec raison parmi ses adversaires, qui ne demandent pas mieux
que de convenir des services qu'elle a pu rendre, et de reconnaître ceux
qu'elle pourra rendre encore. L'existence d'une opposition forte et bien
constituée est indispensable au jeu régulier de nos institutions, n est
bon en soi et avantageux pour le public que les ministres, même les
meilleurs, se sachent surveillés par des adversaires infatigables, prêts
à éplucher leur conduite, à en scruter minutieusement les p^s secrets
mobiles. Ce constant éveil où sont tenus les hommes qui gpuvement
par la nécessité d'avoir à chaque instant raison, d'être à chaque instant
en mesure de donner les motifs de leurs déterminations, n'est pas une
des moindres garanties que notre régime représentatif offre à la sé-
curité pubUque. Supprimez par la pensée cet excitant d'une opposition
AFFAllSS D'ttPAGlfB BT DE CRACOYIB. 175
un peu habile et nombreuse qu- il faut vamcre ou persuader, et voyez
quelle ftcheuse détente dam tons les ressorts d'un gouvememeutl
Plus des ministres se sentiront forts du témoignage de leur conscience,
plus ils seront disposés à prendre leurs bonnes intentions pour des mé-
rites sufilsans. Pourquoi leurs amis politiques, qui ont en eux si grande
iXHiflanoe, sendent^ils plus exigeans'à leur égard? Les difficultés sont
là tf aSIeurs avec leurs mille aspects, difficultés qui ne paraissent ja-
mais anssi inextricaMes qu'à ceux qui sont chargés de les résoudre.
Vj a-t-H pas aussi presque autan t de raisons, et presque autant de bonnes
raisons pour s'abstenir que pour agir? La stagnation la plus complète
deviendrait ainsï biei^t Fétat habitud dans une ferme de gouveme-
inent qui avait 'été inventée apparemment pour conduire à un tout
autre résultat. Cest le mérite de Topposition d'entrete&îr la vie poli-
fkf&e au sein des^ n»Htitlions. Me nous hâtons pas de dire qpi'une op-
position, alors^nlème qu'cille se trompe sur les besoins de son temps,
cor le fond des choses et sur beaucoup de détails, est par cela même
un composé d^mMIieux et de caractèrts méounlens. ^ y« nécessai-
rement un peu de tout cela dans une «pposition; mais il y a aussi des
tenthnens nobles et lout-à^it désintéressés qui sont, «prèslout, un
des aspects les fdus beats de la nature humaine. Certaines âmes por-
tent en ellesNraèmesie goût tf une perfection irréalisable; elles rêvent
en tout plus que le possiUe; elles visent au parfoit, à l'idésd; oUes le
demandent à ia piriiliqoe, et certes elles le trouvent là moins qu'ail-
leurs. Un tel penchant, renforcé par l'esprit de parti, doit faire trouver
médiocre ceifui ^est bon, détestable ce qui est médîoore , «t rend ainsi
assez iiqustes ceux lyni en sont animés. Cependant le germe de ce pen-
chant se retrouve éhez les plus grands caractères; on doit en respecter
jusqu'à l'eseès. Pieufcékre Ihut-il même, dans le monde politique, que
l'exlrêrae exig^cetles uns corrige fat trop grande fsdiité des autres.
C'est ainsi qu'an nrrive,sarioutes les questimis, àdes solutions moyennes
dont les hommes doivent se contenter, comme ils doiirent se contenter
de tont sur cette terre, cherchant le bien, heureux quand ils ne trou-
vent pas te pire. Ponr nous, nous sommes prêt à accorder qu'il faut
en mantes chtsonstences rendre grâce à l'opposition de ce que ce mi-
lieu n'est pas souvenl placé trop bas; nous ne trouverons jamais mau-
vais i|u'elte se fdaîgne de ce qu'on ne le place pas assez haut.
rai fût sentir plusteurs fois, pendant tout le cours de ce rapide exa-
men de notre situation , que je ne croyais pas à la durée de notre més-
intelligence avec l'Angleterre, mois plutôt à la reprise prochaine des
bons rapports entre les deux pays. Plusieurs personnes partagent cette
opinion, tout en paraissant supposer que ces bons rapports devront être
inévitaUement précédés de la chute de l'un ou de l'autre cabmet^ et il
est facile de voir qu'elles espèrent bien que ce sera le nôtre qui fera^
176 REVUB DES DEUX MONDES.
• • *
par sa chute, les frais de la réconciliation. Je ne voudrais croire qu'à
la dernière extrémité que le cabinet britannique fût pour quelque chose
dans cette partie qui se joue à jeu assez découvert; quand cela serait, je
serais désolé d*apprendre que notre gouvernement voulût essayer de
se défendre de la même manière. Outre qu'il n'aurait probablement
pas le bonheur de trouver de l'autre côté du détroit autant de gens dis-
posés a le seconder dans cette patriotique besogne , sa cause est si
bonne, qu'il peut la donner à juger non pas seulement aux adversaires
de l'administration anglaise actuelle , mais à ceux qui la soutiennent
dans le parlement. Cette administration tout entière et l'homme d'état
qui la représente dans ses rapports avec l'étranger ont un sentiment
trop vif de l'honneur et des intérêts de leur pays pour ne pas com-
prendre ce que, dans les questions qui se sont engagées entre la France
et l'Angleterre , un sentiment exactement analogue au leur a com«>
mandé au cabinet français. Ce grand parti whig , dont ils sont aujour-
d'hui les chefs éminens, a toujours eu trois grandes préoccupations
qui ont caractérisé sa politique : la poursuite des grandes réformes au
sein de sa patrie, la propagation des idées libérales en Europe, et le
goût pour l'alliance française. Par des causes dont il n'est pas d'ailleurs
responsable, ce n'est pas lui qui a eu l'honneur, dans ces dernières
années, d'accomplir au pouvoir la réparation des griefs dont il récla-
mait le i^edressement. On sait ce qu'à leur dernière arrivée aux affaires
les whigs ont fait de l'alliance française, et comment ils se sont trouvés
ligués contre nous avec les puissances du Nord. Il m'est impossible
d'imaginer qu'un autre démenti de ce genre soit donné par eux à leurs
vieilles traditions de parti, si puissantes en Angleterre. Le moment se-
rait mal choisi. La luUe des idées libérales contre les penchans abso-
lutistes et réactionnaires n'a jamais été aussi flagrante depuis s^ze ans
qu'elle l'est aujourd'hui. L'Angleterre ne voudra pas nous laisser
l'honneur d'être leur seul champion en Europe. Si cda devait être tou-
tefois, espérons que notre gouvernement ne faiblirait pas. La situation
serait grave, elle ne serait pas alarmante. On n'est jamais seul dans de
semblables causes; Dieu les prend en main et les fait marcher par des
voies qui lui sont connues. Quand il leur fait lui-même leur chemin
dans le monde, nul ne les peut arrêter; elles s'avancent rapides et irré-
sistibles cQmme les flots de la mer, mais d'une mer sans marée, qui
ne quitte plus les bords dont elle s'est emparée. Pour mon compte, je
ne désespérerai jamais du succès de la politique de nion pays tant
qu'il aura pour lui au dedans l'assentiment de la majorité des chambres,
au dehors la sympathie des peuples libres de l'Europe.
0. d'Haussonvu^le.
AGNÈS DE MÉRANIE,
PJJi H. POIVSAUI.
Je voudrais pouYdr parler de la nouvelle tragédie de H. Ponsard
avec indulgence, avec éloge; malheureusement deux motifs impérieux
me prescrivent la sévérité. L'enthoumasme excité par Lucrèce, il y a
trois ans, a placé si haut l'auteur A' Agnès de Méranie, que le pubÛc,
justement exigeant, attendait beaucoup de l'œuvre nouvelle; et M. Pon-
sard, en n'acceptant pas tous les élémens de la donnée qu'il avait choi-
sie, en laissant dans Vombre la meilleure partie, la partie la plus fé-
conde de son sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger avec
une indépendance inexorable. Puisqu'il a cru, en effet, pouvoir négli-
ger les élémens les plus fertiles de la donnée tragique fournie par l'his-
toire, c'est qu'il trouvait, ou pensait trouver en lui-même une force,
une énergie, une souplesse, une habileté suffisante pour dissimuler
rindigence du cadre dans lequel il lui plaisait de circonscrire le déve-
loppement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire, H. Ponsard s'est
étrangement trompé. Non-seulement il a méconnu la véritable na-
ture du si^et qu'il avait choisi, non-seulement il a mutilé l'histoire;
mais encore, étant donné le cadre qu'il s'était tracé, on peut dire, sans
injustice, qu'il n'a pas su le remplir. Pour démontrer ce que j'avance,
pour prouver jusqu'à quel point M. Ponsard s'est fourvoyé, pour en-
tourer d'une lumineuse évidence cette double proposition, il me suf-
fira de rappeler sommairement les faits consignés dans l'histoire et d'a-
nalyser la fable conçue par l'auteur.
Toutefois, avant d'aborder cette double tftche, je crois devoir dire
avec franchise ce que je pense de l'œuvre nouvelle comparée à sa
sœur aînée, à Lucrèce. On s'est beaucoup trop pressé, il y a trois ans,
de crier au Corneille et d'applaudir conune une œuvre de génie la
TO'ÎT XVT». 12
476 ftBYVB MM Mn
première création dramatique de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez
lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens la-
tins, tous ceux qui peuvent lire Tite-Live sans le secours plus ou moins
perfide des traducteurs, savent à quoi s'en tenir sur la valeur de cette
admiration. Ils n'ignorent pas que les quatre derniers chapitres du pre-
mier livre de Tite-Iive sont plus vivans^ plus animés, filBs drama-
tiques, dans l'acception la plus élevée du mot, que la tragédie de
M. Ponsard. Us n'ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme
le régénérateur de la scène française, est demeuré bien loin de l'historien
romain, que Tite-Live, malgré ja ^passion bien connue pour l'amplifi-
cation, a trouvé pour raconter la mort de Lucrèce des accens pathétiques,
émouvans, une rapidité, une simpbcité de parole que le poète n'a pas
réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur antique
dont les admirateurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit? Sans avoir
pâli sur les légendes romaines, sans avoir pris parti pour Niebuhr
contre Tite-Live, ou pour Tite-Live contre Niebuhr, il est permis d'af-
firmer que l'unité de couleur manque généralement dans la première
tl^gédîe de M. Ponsard. Il arrive trop eouveni au poètedeicttafoiidfela
tUame des Tarquîns avecla Rome réptibliQaiii64)u. impériale. CeUe er-
senr, quoique certaine, a passé prescpse kiapetçiie; faut-îlaous eaétan-
ner? Aujourd'hui l'étude des lances modernes jeuit dans le monde
d!une popularité souveraine. L'étude de l'antiquité «st trop jiégUgée
pour qu'il sdt permis d*at&adre4le la feule un jugemeatdairvpjaat
dans ces questions délicates. Reste l'opinion des hommes compétens,
qnitie pouvaient héâter à se prononcer. L'imitation ingémeufie d'André
Ghénier, de Shakespeare et de Tite4iive n'a pu foire iUuaion qu'aux
yeux mal exercés. Quant aux hommes Camiliarisés dquiis. long-temps
awec rantiquité aussi bien qu'airec la littérature nBkoderDe,.ils n'ont pu
être abusés un seul instant. Tout ea reconBaisBaBldansH. Ponsard un
habile écrivain, ils n'ont pas consenti à le fdaœr au premier rang. Il
y a trois ans, la critique (kvait protester contre l'engouenaient de la
feule; aujourd'hui elle doit protester oodtre la réaction qui vont mettre
en lambeaux et fouler aux pieds le nom de IL Ponsard. L'auteur de
Lucrèce, nous le reconnaissons, ne nnéri^t pas (tous les éloges qu'il a
recœiUis; mais l'auteur d* Agnès de Mérmiie ne mérite pas non plus
tens tes reproches qui lui sont adressés. Si la renommée qu'on hii a
faite ne reposait pas sur de solides fondemens, la isévérité avec laquelle
on le juge maintenant ne sauvait non plus s'appeler justice. Quels que
soient les défauts de son œuvre nonr^^, et ils sent fiombneux, je suis
poàrtant forcé de protester contre la réactionifui «e produit sous nos
yeux, d'ainctrou^ dans Agnès de Méreum tout le ftairât i^i difltfngtie
lAÊerèce, la même élégance, la même simpiieité, la même sobriété
d'ej^ression; si ces qualités n'éclatent pas dans toutes les scènes d^ Agnès
AGRÈS DE V&RAIIIB. 179
dk Méranie, on en pourrait dire autant de Lucrèce. Reste à savoir si ces
qualités qui ont suffi au succès d'une tragédie romaine pouvaient suf-
fire au succès d'une fable dramatique prise dans Thistoire de la France
au moyennftge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce était g^ayé
dans t(Nites les mémoires. Ayant le lever du rideau, ctiacun savait à
quoi.s'en, tenir sur i'eacpositiony le nceud et le dénouement de la table
tragicpie. La foule attentive^ n'ayant pas à se préoccuper de la marche
de l'aetioa, puisqu'elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d'en-
tendre 4e8 vers généralement bien faits. Tout entière à la joie de voir
un drame domestique simplement exposé, simplement noué, dénoué
simplesoent^ elle ne s'arrêtait pas à compter les imitations^ elle n'aper-
cevait pas on pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plu-
sieura scàmes de Lucrèce, Elle n'avait pas d'ailleurs l'oreille assez exer-
cée. pour< oeieyer toutes ces fatites. Elle n'était pas assez familiarisée
avec l'afidalyse du langage pour signaler les barbarismes d'acception
qui tomt tacbe dans plus d'un alexandrin. Quand il arrivait au poète de
déiounier un mot de son sens naturel, de sa signification légitime, eUe
a'ep soidlk^t p^. et ne pouvait songer à le gourmander. En choisis-
sant doue l'histoire de la France au moyen-âge le siqet de sa nouvelle
tragédie. M* Ponsard se plaçait dans une condition beaucoup plus diffi-
cile. Quoiqu'il s'adressât au même public, quoiqu'il dût compter sur
la même iôdulgence daos toutes les questions; qui touchent à la pureté
dutlangpgei U avait cepe^daot à satisfaire d'autres exigafi€;e$. Le sujet
dAg^i$ 4e Méronie était nouveau pour la plus grande partie des spec-
tateurs, et, par cela même qu'il était nouveau» l'attentira publique
voulait être excitée par l'orig^naUté des caractères, par la rapidité de
Faction^ par la variété des iocidens, par la vivacité du dialogue. Je sais
bien que toutes ces qualités^ envisagées d'une façon générale, ne sont
pas moins nécessaires dans une tragédie romaine que dans une tragé4ie
enipmntée à l'histoire du moyennlge; mais l'oxpérienee a montré que
la foule^.toutes les foia qu'il s'agît d'un sujet consacré par une longue
traditionvS'attacbe pliss à la forme qu'au fond, et fait bon marché du
mou^feoiieBt et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux,
pottrvuqu^ la «période ait du nombre, que les images soient habilement
assorti490* Quelques grandes pensées exprimées en beau langage, quel-
ques seutimens généreux présentéa avec clarté suffisent à défrayer,
dans ces conditponsr te triomphe d'nne soirée. Si plus tard la réflexion
vient démopticer que les personnages de cette tragédie sont jetés dans
un moule, conmi depuis, long-temp(9r que l'actioA est languissante^ la
foule peirrât^ pourtant dans s(m premier enthousiasme, et ne consent
pas à renier son admiration. Or^ c'est là. préciaénmt ce qui est arrivé
à la tragédie de Lucrèce.
L'histoire d'Ag^ de Héranie est simple et tooebsnte. M. Ponsard
180 REYCE DES DEUX MONDES.
n'ayant pas accepté complètement la donnée que lui fournissaient les
historiens, il convient, je crois, de rappeler sommairement les élémens
de la réalité. Après ce rapide résumé, il nous sera plus facile d*estimer
la création du poète à sa juste valeur. Ce n'est pas. Dieu merci, que je
songe à confondre les devoirs du poète et les devoirs de Thistorien.
Chacun d'eux a sa mission spéciale, son but particulier; les lois qui ré-
gissent l'histoire et la poésie sont profondément distinctes et séparées
par un intervalle immense. La réalité ou l'histoire n'est pour le poète
qu'un point de départ. La connaissance la plus complète de la réalité
ne saurait sufSre à la construction d'un poème. Il n'y a pas de poème,
lyrique, épique ou dramatique, sans l'intervention toute puissante d'une
faculté qui n'a pas de rôle à jouer dans l'histoire et qui s'appelle ima-
gination. Si donc je crois devoir rapp^er les principaux épisodes dont
se compose la vie d'Agnès de Méranie, ce n'est pais* pour superposer la
tragédie à l'histoire. Je n'ai jamais pu, je l'avoue, assister sans sourire
à cette étrange manœuvre de la critique, fort à la mode sous la restau-
ration. Je ne crois pas qu'il soitipossible d'identifier l'histoire et la poésie
sans blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s'il ap-
partient au poète d'interpréter librement la réalité fournie par l'his-
toire , afin de l'agrandir, de l'animer, de la vivifier, de lui rendre le
mouvement et la variété qu'elle perd trop souvent entre les mains de
l'historien , à moins que Thistorien , par un privilège bien rare , ne
réunisse l'art à la science comme Augustin Thierry; si le poète, en un
mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut gouverner son domaine
qu'à la condition de le connaître, il ne peut l'agrandir qu'à la condition
d'en avoir mesuré l'étendue, de savoir où commence, où finit son do-
maine. S'il lui arrive de laisser dans l'ombre plusieurs parties impor-
tantes de la réalité, de négliger des élémens qui semblaient appelés à
la résurrection, nous avons le droit de le gourmander, et même il nous
est permis de croire qu'il n a pas étudié suffisamment la donnée qu'il
voulait traiter. C'est pourquoi, avant d'analyser la tragédie de M. Pon-
sard, nous feuiileterons rapidement le règne de Phihppe-Auguste.
Agnès de Méranie était la troisième femme de Phihppe-Auguste. Le
roi, après la mort d'Isabelle de Haiaaut, sa première femme, avait
épousé Ingeburge, princesse danoise, afin de se ménager des droits
siu* l'Angleterre et d'inquiéter ainsi Richard Cœur-de-Lion. Une répu-
gnance invincible, sur laquelle les historiens ne s'exphquent pas clai-
rement, l'avait poussé à répudier Ingeburge des le premier jour de
son mariage. La princesse danoise s'adressa vainement au pape Cé-
lestin lU pour obtenir justice. Trois ans après son second mariage, le
roi prit une nouvelle éi)Ouse et cuoisit Agnès de Méranie. A la nou-
velle de ce troisième mariage, Ingeburge renouvela ses doléances
au pape et le supplia de la réintégrer dans ses droits, Coleslin , plus
AGNÈS DE VÊRANIS. 181
qa'octogénaire, n'ayait pas assez d'énergie pour contraindre i l'obéis-
sance un roi aussi puissant que Philippe-Auguste ; il lui écrivit à plu-
sieurs reprises, mais toigours sans succès. L'avènement d'Innocent m
changea subitement la face de la question; Innocent III était plein de
zèle et de vigueur. Éloquent, hardi Jaloux des droits du saint-siége,
animé d'une foi ardente, se croyant appelé à diriger, au nom de l'Évan-
gile, tous les mouvemens de la politique européenne , il prit en main
la cause d'Ingeburge et enjoignit à Ptiilippe-Âuguste de reprendre sa
seconde fenune. Plus tard, il écrivit à Tévêque de Paris et lui ordonna
d'admonester sévèrement son souverain temporel sur le scandale de
sa conduite. Cette double remontrance étant demeurée sans effet, il en-
voya en France le cardinal Pierre, comme légat à latere , avec ordre
, de signifier au roi qu'il eût à quitter Agnès de Méranie dans le délai
fixé par le saint-siége, s'il ne voulait s'exposer à voir son royaume mis
en interdit. Philippe reçut le cardinal Pierre avec déférence, mais re-
fusa nettement de renvoyer Agnès. Il écrivit à Innocent III plusieurs
lettres qui nous ont été conservées pour expliquer le renvoi d'Inge-
burge. Outre la parenté alléguée pour justifier la répudiation , le roi
ae jîlaint de ne pouvoir' accomplir avec elle le devoir conjugal. Inno-
cent n'accepta pas les excuses de Philippe, et, après d'inutiles pour-
parlers, il résolut d'envoyer en France un nouveau légat, le cardinal
Octavien , et lui donna les instructions les plus sévères. Philippe ayant
refusé péremptoirement de se soumettre aux ordres du saint-siége, le
royaume fut mis en interdit. Au jour fixé par le légat, les égUses furent
fermées, les reliques furent soustraites à l'adoration des fidèles, les
s^tes images furent voilées; hors le baptême et rextrême-onction,
tous les sacremens furent refusés par le clergé. Les cimetières même
ne s'ouvrirent plus, et les morts ne purent obtenir les prières chré-
tiennes. PhiUppe , au heu de céder devant cette démonstration éner-
gique du saintrsiége, exerça de vives représailles contre le clergé qui
s'était soumis aux ordres d'Innocent 111.
Le pape refusa d'examiner la validité du divorce tant que le roi n'au-
rait pas rendu au clergé les biens dont il l'avait dépouillé, et renvoyé
Agnès hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour, car elle ai-
mait le roi avec passiou, écrivit à Innocent 111 une lettre suppliante :
elle était mariée depuis cinq ans et avait deux enfaus de Philippe. Le
pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé des sacreniens, se ré-
volta dans plusieurs provinces; il y eut des émeutes sanglaAtes. Enfin le
roi, abandonné par le clergé, par la noblesse, se vit forcé de subir les
conditions du saint-siége. Les prélats, réunis en concile à Soissons, an-
nulèrent, en présence d'Ingeburge, le divorce prononcé par l'arche-
vêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer Agnès. Un jour, tandis
que les évêques délibéraient, PhiUppe arriva sans être attendu, prit en
181 . RETDB BBS BB0X MONDES.
eroupe Ingeburge et disparut avec die: A cette ncravelle, l'interdit Ait
levé , le coneîle se dispersa , et le rof fut ainsi débarrassé des remon-
trance» tin clergé. Agnès mourut de douleur dans un chAteau de Nor-
mandie, dieux? mois après son atMmdon. Quant i Ingeburge, mali^ fat
manière foute cheraleresque dont Te roi FàTaH enlerée, die fttt MentOt
délaissée une seconde fois. Le pape eut'beatiécrfrei Philippe lettres
sur lettres et lui recommander de se préparer i raceompKsBement des
deroirs conjugaux par la prière, par tes neuTadnes, par les cérémonies
^ réglise; le roi se déclara ensorcelé et refusa tong-temps^ d^oftéir an
ordres du saînt^iége. Ce ne ftat que dix ans après la mort d-Agnès
qnlngeburge fut défhritivement rétablie dans ses droits de reine^
Tel est, dans sa réalité' nue, Tépisode ctioisr par M. Ptmseard. Tal né-
gligé à dessein tout ce qui se rapporte à la politique extérieure die Piit-
lippe, et en parlicutter à ses relafions a^ec F Angleterre. Henri B et Mh
cbard Gœur-de-Lion étaient morts. Jean Sans-Terre était pour le roi de
France un rirai beaucoup meins^^ redoutable, car il n^arâtt ni la rose
de Henri, ni te courage deRîchard. J'ai omis TokmtairemrenttOulB' cette
partie du règne de PbBîppe, parce qu'elle ne se rattache pas d'une
fiftçon directe au sujet. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu'A
y a dans les élémens que j'ai passés en rerue tout ce qiii peat servir à
la composition dTun drame intéressant et Tarie. La cour, le elei^, le
peuple, sont aux prises. Autour de Phffippe, d*Agnès et dlngeburge.
Tiennent se grouper naturellement le légat, les éTêques, le» barons, lés
comnrane» naissantes. H y a dans cette lutte de Fautorité royale contre
le clergé, la noMesse et la volonté populaire, dans le combat de la p^^
tique et de la passion, tout ce qu'il faut pour intéresser, powr éraouroff
le spectateor. Voyons comment M. Ponsarrf a interprété' l'histoire.
L'auteur SAgnè9 de Mênmieu^BL pas accepté la donnée historique dans
toute sa franchise. Parmi les élémens que nous avons indiqués, fl a fttit
un triage tellement sévère, tellement dédaigneux, que d'élimination en
élimination, il est arrivé tout simplement à garder le roi en supprimant
le royaume. Et qu'on ne prenne pas cette déclaration pour un jeu de
mots, pour une fantaisie de langage; qu'on ne croie pas que nous oppo-
sons le roi au royaume avec le seirf désir de faireà H. Ponsard une dn-
cane pvérHe et sans fondement : Fanalyse de sa tragédie, acte par acte
et 4cène par scène, démontre surcdKmdamment ce que f avance. Où
est le clergé de France dsmAynisdeSféranveT A queBe heure, en quelle
occasion parattnisur le théâtre? 11 n'est pas question de hri un seul in-
stant. A ne consulter que la tragédie die IL POnsard, on dirait que lé
clergé de France est resté neutre entre Ingeburge et Agnès de Héranie,
entre Innocent IH et Phflippe^Aoguste. Pourtant nous saivons^qu'îl n^en
est rien, et que le clergé (fe France a joué dans cette aflkire us rôle
important, un rMe actif et dont le poète devait tenir comfite. A qudie
beate> 6d ^qœHeiocoaskm «parait la ndblesse de' France? Elle est répré-
seatée par nn perscnanage unique, par Guiïhnime des Barres; mais Guil-
kiisie des Barres n'eert, à proprement parier, que le confident de Phi-
UppenAngoste : il n'agft pas, il n'a pas de rôle vraiment personnel, il
B'«iiprnne pas les sentimens de la nèblesse française. A quelle heure,
^iqwUe occasimi est-tlfiuesiion des communes de France? 11 n'est pas
«M un mot, dans AfnêSideiÈKtamie, de cette puissance formidable qui,
pcflfliaHt' habilement des querelles de Faristocratie et de la royauté,
gvamteGât dans Tombre et préparait lentement ^es futurs triomphes.
Ainsi d'un tnût de plume M. Pensard a bHTé le clergé, la noblesse et les
toÉfiimones. Qu*a-t-illftit d'Ingebui^, delà reine répudiée? 11 est parlé
d'^elte pendant toute la pièce; mais elle ne parait pas une seule fois. Je
aais^^im tel personnage étaR diffleile à mettre en scène; je sais qu'il
élaft difficile d'intéresser le specta^teur aux douleurs d'une reine répu-
diée, et qui sendriait condamnée à subir la marche des évéuemens sans
pouvoir la ralentir ou la bâter. Pourtant nous savons, par des témoi-
gBBges^irréoosables, qn'Ing^nrge n'est pas demeurée inactîve dans la
lutte engagée entre la couronne de France et le saint-siége. Je crois
donc que le poète ne pouvait légitimement se dispenser de mettre en
soèœ Ingeboiige. Quant aux relations qu'il devait établir entre Phi-
lippe-Auguste, Agnès ^t Ingeburge, c'est une question que l'histoire
n'a pas résolue. A cet égard, le poète avait pleine liberté et ne relevait
que de sa fantaisie. U y avait là, j'en conviens, ime difficulté grave;
toutefois il fallait la vaincre et non pas l'éluder.
M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec quatre persomiages :
FtHUppe-Augiffite, Agnès de Méranie, Guillaume des Barres, le légat du
pape; car je ne puis accepter comme personnages un certain comte
Itaîmi, ami de Guillaume, et 'Marguerite, confidente d'Agnès. Réduite
à ces élémens, la tragédie était fatalement condamnée à vivre d'une vie
factice, à nmltiplier les tirades, à épuiser toutes les ressources, toutes
les rases dë'la rhétorique, à prodiguer les dissertations sur tous les or-
dres d'idées et de sentimens. Elle s'interdisait de gaieté de cœur le mou-
vement, la variété, l'animation; elle renonçait volontairement à toute
la partie épique du siqet. Le poète, en éliminant successivement le
clergé, la noblesse et les communes, faisait d'un drame national un
drame de oour. Et en effet, toute la tragédie d! Agnès de Méranie se noue
et se dénoue comme si la France n'était qu'un domaine royal incapable
de rémier aux volontés de Philippe-Auguste. 11 y a, je le sais, quelques
vers consacrés à la peinture des émotions populaires; mais ces vers sont
si peu nombreux qu'ils passent inaperçus. Quant au légat, qui doit re-
présenter la puissance pontificale , et qui parle au nom d'Innocent m,
c'est-à-dh^ au nom d'une volonté énergique et persévérante, il accom-
plit assez maladroitement sa mission, ca£ il débute par la menace.
184 REVUB DBS DBDX MONDES.
Noos assistons d*abord aux amours de Philippe-Auguste et d'Agnès.
Le roi est tout entier à sa passion et semble avoir oublié les avertisse*
mens de Célçstin Iil> dont il ne dit pas un mot. Agnès, dans la généro»
site de son cœur, se souvient d'Ingeburge, et prie le roi d'être bon
pour elle et de la traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne
semblait annoncer, dont la parole austère et menaçante réduit au si*
lence la passion presque pastorale de Philippe pour Agnès. Cette pre-
mière entrevue du légat et du roi devait produire un eflèt imposant
Malheureusement le légat reparait si souvent dans la suite de la (rièce,
que l'attention, engourdie par la monotonie des menaces qu'il pro-
nonce, finit par l'abandonner entièrement, si bien qu'il passe à l'état
de comparse, quoiqu'il ait, dans la pensée du poète, un des rôles les
plus importans de la tragédie. Au second acte, l'interdit est prononcé.
Le légat, irrité de la résistance du roi, a fidèlement exécuté les ordres
d'Innocent UI. Les églises se ferment, les saintes images sont voilées,
le deuil est partout, mais le spectateur ne voit rien. L'auditoire écoute
sans émotion, sans efhroi, le récit de toutes les scènes auxquelles il de-
vrait assister. La partie vrahnent intéressante de la tragédie, la par-
tie vivante, animée, pathétique, n'est pas représentée sur le théâtre.
Guillaume des Barres, tour à tour confident de Philippe et d'Agnès,
conseille à la nouvelle reine de ^'enfuir pour conjurer les tléaux qui
menacent la France. Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un
mot. Agnès se rend aux conseils de Guillaume, et s'enfuit avec le désir
et l'espérance d'être arrêtée dans sa fuite. Son espérance est exaucée;
elle ne peut quitter le royaume, elle est ramenée entre les bras du roi.
Philippe accuse Agnès de ne plus l'aimer, Agnès se justifie, et les deux
amans se réconcilient, comme il était facile de le prévoir. Nous sommes
arrivés à la fin du quatrième acte, et rien encore n'a permis au specta-
teur de deviner la véritable signification , le caractère réel de l'action
dont il entend parler, mais qui ne s'accomplit pas sous ses yeux. Enfin
la reine, effrayée de l'interdit jeté sur le royaume et des malédictions
populaires qui la poursuivent chaque jour, se décide à sauver le roi et
son peuple au prix de sa vie. Après avoir prononcé contre Rome des
imprécations qui rappellent trop les imprécations de Camille , après
avoir vainement essayé de fléchir la volonté du légat, elle s'empoisonne,
et délivre ainsi le roi et le royaume de la colère d'Innocent III.
C'est à ces élémens que se réduit la tragédie de H. Ponsard. Je par-
lerai tout à l'heure des idées qu'il a développées sans tenir compte du
siècle où vivaient ses personnages, du talent qu'il a montré dans l'ex-
pression de sa pensée sans se croire obligé à l'unité de style. Pour le
moment, je dois me borner à signaler toute l'indigence de la fable tra-
gique inventée par le poète. H. Ponsard n'a pas interprété l'histoire, il
l'a méconnue. Qu'est-ce, en effet, qu'interpréter riiistoire? N'e^l-ce pas
AGNES DE MÉRANIE. 185
assigner aux événemens accomplis dans un siècle, dans un lieu déter-
miné, des causes ignorées jusque-là , mais pourtant reyêtuès d'un ca-
ractère de vraisemblance? N'est-ce pas compléter, par l'analyse et la
peinture des passions, le récit des historiens? Or, M. Ponsard a-t-il rien
ledt de pareil? n a réduit aux proportions d'une tragédie de cour un des
siyets les plus intéressansque présente l'histoire de la France au moyen-
âge. A proprement parler, il n'y a, dans Agnès de Méranie, qu'une seule
situation : Agnès partira-t-elle/ou ne partira-t-elle pas? Cette situation
unique ne saurait suffire à défrayer les cinq actes d'une tragédie; aussi
ne sonunes-nous point surpris que M. Ponsard , malgré l'incontestable
ialent qu'il a montré dans cette œuvre, n'ait pas réussi à éviter la mo-
notonie. L'obstination de Philippe, l'amour élégiaque d'Agnès, la colère
du légat, ne peuvent intéresser l'auditoire pendant trois heures. Le
poète a beau faire, les artifices les plus ingénieux du langage déguisent
mal rimmobilité à laquelle sont condamnés ces trois personnages; l'ac-
tion d'Agnès de Mèranie tourne autour d'elle-même au lieu d'avancen
Il y a dans cette tragédie un sentiment habilement exprimé, pour le-
quel M. Ponsard a su trouver des accens vraiment pénétrans : toutes
les fois qu'il s'agit de célébrer le bonheur de la vie de famille, le poète
parait à l'aise, et sa parole s'épanche en flots abondans. Le dirai-je? l'ex-
pression de ce sentiment forme, à mon avis, la meilleure, la plus solide
partie de cette composition. Je ne sais ce qu'en pense aujourd'hui le
pubUc; mais, le premier jour, il a semblé se méprendre complètement
sur la valeur des passages consacrés à la peinture des affections do-
mestiques. 11 applaudissait de préférence les tirades politiques placées
par l'auteur dans la bouche de PhUippe-Auguste. Or, ces tirades, écrites
d'ailleurs avec talent, n'appartiennent pas au même temps que les per-
sonnages. Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui est dit avec
vivacité, ce qui s'adresse au cœur, a passé presque inaperçu. Ce qui est
eu contradiction manifeste avec le siècle où vivait Philippe-Auguste a
trouvé dans l'auditoire une faveur exagérée. M"« Dorval, j'en conviens,
a souvent manqué d'élégance et de noblesse, elle semblait oublier le
diadème placé sur son front; mais elle a rendu avec bonheur l'amour
coiyugalf l'amour maternel, et pourtant l'auditoire s'est montré pour
«lie avare d'applandissemens. L'enthousiasme s'est porté avec un aveu-
glement obstiné sur les parties les plus fausses, les moins acceptables
de la tragédie. Toutes les tirades où Philippe parle avec emphase de
l'unité politique et législative de la France, du droit romain et de l'uni-
versité, de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel , ont été ac-
cueillies avec une joie, un ravissement que le bon sens ne saurait am-
nistier. On trouve dans l'histoire le germe des idées que H. Ponsard a
prêtées à Philippe-Auguste : il est certain que le rival de Richard a dé-
fendu* vigoureusement contre le saint-siége les droits de la royauté, il est
186 REVUE DES DEUX MONDES.
certain qu'il acombattu le système féodal avec énergie, qu'il s*est montré
généreux envers les écoles; mais la forme sous laquelle M. Ponsard a
présenté ces idées semble empruntée à \E99ai mr (es Mœur$^ Six sièt*
clés plus tard, ces tirades eussent été à leur placer prononcées par Phîh
lippe-Auguste, elles ne |)envent qu'amener le sourire sur les lèvres.
L'amant d'Agnès, tel que nous le montre H. Ponsard, est un diieiple
de Voltaire. Le public, en applaudissant avec frénésie tous les norceaia
où Je poète célèbre l'unité politique de la France, semblait ignorer que
l'autorité royale, au temps de Philippe* Auguste^ n'embrassait giièie
plus de cinq départemens de la France d'aujourd'hui. Quant à la sépa-
ration des pouvoirs spirituel et temporal, bien que Philippe, dam un
accès de colère contre Innocent III, ait parlé de se faire mécréant, il y
a loin, on en conviendra, de cette boutade passagère aux dissertationB
ex professa que M. Ponsard a placées dans la bouche du roi. Les encoi»-
ragï^mens accordés aux écoles par le roi de Franee n'ont jamais eu non
plus le sens que leur prête le poète. Pour être juste envers M. Ponsard,
la critique doit donc déclarer franchement qu'il a été applaudi pour ses
fautes, tandis que les> parties les plus.vraies de sa composition ont été
accueillies avec indiflérence.
Le côté le plus recorosnandable de la tragédie nouvelle est assivé-
ment le style. Le poète manie le vers avec une liberté, une souplesse
que j'aurais mauvaise grâce à nier, et pourtant le style & Agnès de Mé-
ranie manque d'unité. 11 y a dans la manière de M. Ponsard trois éléh
mens qui ne peuvent s'actorder entre eux : la péripkrase,. le ton fa»-
mvlier, puis un ton intermédiaire que je renonce à baptiser. I^r la
périphrase, l'auteur à* Agnès se rattacherait à l'école impériale : j'em-
ploie à dessein la forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma pensée
le sens d'une accusation. Par le ton familier, il voudrait se rapprocher
de Corneille, et quelcpiefois, je le reconnais avec plaisir, il a rencontré
la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je ne sais vraiment de quel
nom rap|)e!er; c'est quelque chose qui n'est ni la périphrase, ni le
ton familier,, mais qu'il serait difficile de caractériser : c'est un à pen
près perpétuel,. sans valeur littéraire, sans précision, sans clarté, qui
fatigue l'attention sans jamais émouvoir le cœur ou élever la pensée.
Par la réunion, ou plutôt par la juxtaposition de ces trcHS élémens,
M. Ponsard s est fait un style qui n'a certainement pas une inéritable
originalité,, mais qai,. par momens, charme Toreille et pcsut Caire illu-
sion aux esprits inexpérimentés. Trop souvent te ton foimilier descend
jusqu'au ton trivial et fait tache dans la période;. l'oreîUe est alors blessée
comme si elle entendait une note (ausse. Cest ce qui arrive nécessairo-
ment toutes les fois que le stjle manque d'unité. Or, telle est la oen^
dîtion dans. laquelle se troui^ H. Ponsard. Son sty4e, à proprement
iMrfer^.n!a sien de popsoimeH ^ ^^ relève. paaseukoneat de GemetUe
par la familiarité, de Fécole impériale par la périphrase; il rappelle en
plus d'un passage la splendeur enfantine de Fécole qui pendant long-
temps s*est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de
quelques années. Pour fondre ensemble, pour identifier ces trois ma-
nièresy il faudrait une main puissante, un art infini; mais à quoi bon
dépenser Fart et la puissance dans une tàcbe aussi ingrate? Le style,
pour avoir uoe véciUble valeui;, dpitxeU»ver 4icectemeal de U pensée;
toutes les fois qu'il n'a pas cette origine Unique et souveraine, 9 man-
que de force et de vie, il interprète incomplètement les sentimens et les
idées dont se compose le discours, il ne sait porter ni Févidence dans
Fesprit ni l'émotion dans le cœur.
Pourtant, malgré toutes les réfler¥e6<|ue je viens de faire, et dont le
sens, je Fespère du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je
suis loin de considérer Agnès de Méranie comme une œuvre sans im-
portance. A mes yeux , la tragédie nouvelle ne vaut pas moins que
IjAcrèce. Si les défauts d! Agnès ont paru plus nombreux , si l'absence
de vie et de.inauvanient a été relevée avec une sorte d'unanimité, ce
n'est pas (\\x* Agnès soit conçue plus faiblement que Lucrèce. Les des-
tinées diverses de ces deux tragédies tiennent, selon moi, à la diver-
sité profonde des si^ets. Le public, indulgent pour Lucrèce^ s'est montré
plein d'exigence pour Agnès de Mérame. En écoutant 1 épisode raconté
par Tite-Live et ivarsifié par JL Ponsard avec une ceriaine élégance, il
n'a songé qu'A Fkarmotiie des vers et n'a gourmande Fauteur ni sur
la monotonie de la composition, ni sur Fincorrection du langage.
En écoutant la tragédie nouvelle, empruntée à Fhistoire du moyen-
âge, il semble avoir dépouillé toute son indulgence; bien qu'il se soit
fourvoyé plus d'une fois pendant la représentation, bien qu'il ait ap-
plaudi ce qu'il aurait dû blâmer, bien qu'il ait accueilli avec indiffé-
rence ce qu'il aurait dû applaudir, cependant , lorsqu'il s'est agi de for-
muler une opinion générale, il ne s'est pas déclaré satisfait. Je ne dis
pas qu'il ait absolument tort aujourd'hui, mâ^is je pense iju'il a péché,
il y a trois ans, par excès d'indnlgienee.
li n'y a dans l'aceueil fait k la tragédie nouvelle rien qui doive dé-
œurager M. Ponsard; son talent poétique n'e4 pas remis en question.
Si, dans ses deux premiers ouvrages, Fauteur n'a pas montré pour
les combinaisons dramatiques une aptitude souveraine, ce n'est pas
nne raison pour désespérer de son avenir littéraire. Je pense, au con-
traire, que la représentation d'Agnès sera pour le poète une leçon salu-
taire et féconde. Averti par la résistance qu'il vient de rencontrer, il
sait mainienaul qu'il lui res e encore bien de3Sâcrists à deviner. Qu'il per-
sévère et Hiarche avec courage dai^ la carrière où Uest entrési heureu-
sement; Favenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.
Gustave Planchi.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 décembre 1846.
Les deux tribunes de Paris et de Londres s'ouvriront au même moment, ou
du moins à huit jours de distance, et Textrème simplicité des formes parlemen-
taires chez nos voisins leur permettra non-seulement de nous rejoindre, mais
de nous devancer dans la discussion des affaires. Lorsque les débats de l'adresse
commenceront à la chambre des députés, les orateurs du parlement anglais se
seront déjà fait entendre. Seule, la chambre des pairs, surtout si sa commission
active ses travaux, aura l'initiative de la discussion. Le cabinet verra sans doute
dans les débats du Luxembourg une occasion favorable d'exposer avec étendue
les raisons de sa conduite dans les négociations relatives au double mariage de
la reine d'Espagne et de sa sœur. 11 lui sera d'autant plus facile de faire devant
la chambre des pairs cette exposition calme à laquelle il parait attacher de l'im-
portance, qu'il ne rencontrera pas au sein de la pairie, sur cette grave question,
de contradicteurs systématiques. Si, dans cette circonstance, des hommes poli-
tiques n'approuvaient pas tout ce qu'a fait le ministère, ils ne sauraient avoir,
surtout au début, d'autre attitude qu'une silencieuse réserve. Quant à des pai^
tisans déclarés de la politique suivie pour les affaires d'Espagne, ils ne manque-
ront pas au gouvernement dans l'enceinte du Luxembourg. On désigne déjà
M. le duc de Broglie comme devant apporter au ministère l'appui d'une appro-
bation motivée. Un autre vice-président de la chambre des pairs, M. Barthe,
parlerait dans le même intérêt. L'annonce d'un discours de M. le duc de Noailles
pique la curiosité.
C'est à la fois pour le cabinet un avantage et une difficulté que d'établir lui-
même le terrain de la discussion. En prenant la parole le premier pour poser
les questions, on court risque d'indiquer soi-même à ses adversaires des c^tés
faibles, des points d'attaque, et de leur fournir les élémens d'un plan de cam-
pagne. Toutefois, dans les circonstances où nous sommes, la nécessite pour le
REYCB. — CHRONIQUE. 489
cabinet de parler le plus tôt possible domine tout. Les plaintes et les protesta-
tions du gouvernement anglais ont eu un tel retentissement, que le ministère
doit être impatient d'opposer à ces reproches les faits et les raisons sur lesquels
il fonde Fespoir de sa justification. Il a d'ailleurs, comme nous Tavons dit, une
msyorité à raffennir, à éclairer : il faut qu'il lui fasse accepter et sanctionner,
par une adhésion éclatante, la situation nouvelle dans laquelle il se représente
aujourd'hui devant les chambres. La tâche est ardue et complexe. On ne par-
lera pas moins à l'Angleterre qu'à la France : sans irriter davantage nos voisins,
il faut leur démontrer les torts qu'a eus envers nous l'administration whig.
Il y a long-temps que le discours de la couronne n'a eu autant d'importance
sous le rapport des questions extérieures. Le gouvernement y donnera la mesure
de ses inquiétudes ou de sa fermeté au milieu des conjonctures délicates où nous
sommes. Nous espérons trouver dans les paroles que le ministère mettra dans la
bouche du roi un ton calme et digne. Il y a deux faits principaux qu'il ne faut
songer ni à dissimuler ni même à amoindrir, le mariage de M. le duc de Mont-
pensier et le coup d'état qui a frappé Cracovie. L'irritation manifestée par lord
Palmerston ne saurait empêcher le gouvernement français d'attacher au double
mariage toute sa valeur politique. Si on était tenté de s'exprimer sur ce point
avec quelque timidité, il faut songer que, par cette faiblesse, on se, compromet-
trait gravement, et qu'on donnerait de terribles armes aux adversaires du double
mariage. Quelle est la thèse de ces derniers? Ils disent que le résultat obtenu est
fort mince, et, quand ils le comparent aux conséquences fâcheuses qu'il a ame-
nées, ils triomphent. Ils triompheraient bien davantage si, dans le discours de la
couronne, on craignait d'insister sur le caractère véritable de cette affaire. Un
langage sans franchise et sans fermeté serait donc une faute sérieuse. Quant à
la spoliation dont Cracovie a été la victime, comment le gouvernement français,
qui depuis seize ans a montré pour une nation malheureuse une sympathie
persévérante, serait-il muet aujourd'hui? Ce silence étoufferait-il le cri de ré-
probation qui va retentir dans les deux chambres? D'ailleurs, il y a là un fait
nouveau qui oblige plus encore le gouvernement français d'élever la voix. Lors-
qu'après 1830 Varsovie succombait, c'était les armes à la main, et la perte de
sa liberté était l'inévitable conséquence de la défaite de l'insurrection. En 1846,
c'est en pleine paix , sans qu'il y ait eu révolte de la part du petit état de Cra-
covie, qu'il a été déclaré déchu de ses droits par la fantaisie omnipotente des
trois cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin : ce n'est plus une
lutte où le plus fort triomphe; c'est un acte de bon plaisir qui outrage la justice
et viole les traités. Qu'au moins la France et son gouvernement aient pour une
pareille conduite un blâme qui ne craigne pas de se produire et des paroles d'une
tristesse sévère.
Sur ce point, il sera curieux de comparer le langage des deux gouvernemens
de la France et de la Grande-Bretagne. Lord Palmerston est dans une situation
singulière. Personne en Europe n'a parlé plus haut que lui en faveur de l'indé-
pendance de Cracovie; il a même cet été exprimé l'espoir que bientôt les trois
puissances mettraient fin à quelques mesures exceptionnelles qui entravaient
cette indépendance. Entre la vivacité de ces paroles et le ton plus réservé de
M. Guizot sur le même sujet, on a établi une comparaison qui était alors tout en
rhonneur du ministre anglais. Aujourd'hui lord Palmerston semble s'apercevoir
190 REVUE DES DEUX 1I0NI»S.
à peine de !a catastrophe qui est venue fondre sur Cracovie. On dirait que la
France seule est atteinte et bravée par la résolution des trois puissances. Nous
verrons si, en face de son pays et du parlement, lord Paknerston pourra conti-
nuer d'affecter la même indifférence. Cest la question d'Espagne qui a le privi-
lège d'attirer toute son attention. Le ministre whig se propose de publier une
grande masse de documens; il ferait, dit-on, imprimer toutes les dépèches rela-
tives aux affaires d'Espagne depuis quelques années. Le ministère français pro-
céderait avec plus de sobriété. M. Guizot ne doit déposer, assure-t-km, sur le
bureau des deux chambres que la correspondance diplomatique échangée entre
les deux cabinets de Londres et de Paris depuis la notification des mariages de
la reine d'Espagne et de sa sœur.
On a parié de mésintelligence, de tiraillemens au sein du cabinet whig. Ces
bruits n'ont à nos yeux ni valeur ni consistance. Lord Palmerston a, dans le
ministère que préside lord John Russell, une situation qu'il ne peut perdre par
le jeu de quelque intrigue. Les partis en Angleterre ne consentent pas Ikcilement
à se priver des services d'hommes considérables; ils les acceptent et les gardent
avec leurs incopvéniens et leurs qualités. Les esprits sérieux n^ont jamais pensé
que lord Palmerston pût tomber seul. C'est vers la fin dç 1847 que l'Angleterre
portera sou arrêt sur la durée du cabinet whig; peut-être à cette époque sortira-
t-il du rapprochement et de la transformation des partis un ministère de coali-
tion dont sir Robert Peel sera encore la tète.
Nous n'avons jamais hésité à reconnaître dans lord Palmerston un homme
d'état doué d'un talent remarquable; aussi notre jugement sur sa politique à
l'égard du fils de don Carlos n'en doit-il être que plus sévère. Lord Palmerston
donne ici un bien grand démenti à ses partisans, qui le représentaient, depuis
sa rentrée aux affaires, comme un modèle de circonspection et de prudence. A
les entendre, on aurait plutôt à lui reprocher aujourd'hui une réserve exces-
sive. Ses rapports avec le comte de Montemolin seraient-ils par hasard un
exemple de celte réserve? Quand le fils de don Carios arriva à Londres, il fit
connaitre à lord Palmerston son vif désir d'avoir avec lui une entrevue. C'en
fut assez pour que lord Palmerston s'empressât de faire une visite au préten-
dant. Aux questions du comte de Montemolin, qui s'informait de quel œil le
gouvernement anglais verrait son séjour en Angleterre, le ministre whig repon-
dit qu'il pouvait y demeurer en toute sécurité, en toute liberté. Quelques jours
âpres, le comte de Montemolin visita à son tour lord Palmerston, et cette nou-
velle entrevue dura plus de deux heures. Nous n'avons pas la prétention de sa-
voir en détail ce qui s'est dit entre ces deux personnages; mais cette longue
conférence avait fort éveillé l'attention, et l'on n'a pas tarde à parier dans le
monde diplomatique des singulières ouvertures que le ministre whig aurait
faites au prétendant. Est-il vrai, par exemple, que lord Palmerston ait proposé
au comte de Montemolin de reconnaître la reine Isabelle, et de retourner à Ma-
drid reprendre son rang comme infant, comme membre de la famille royale?
Dans la pensée de lord Palmerston, le fils de don Carlos serait ainsi devenu
promptement le centre, le chef d'un parti considérable; il aurait exercé une
grande action sur les cortès et aurait pu préparer le rétablissement de la loi
salique. Cette proposition n'a pas souri au prétendant; il l'a déclinée en repon-
dant à lord Palmerston qu'il avait refusé mieux que cela. En effet, il y eut un
UYUS. — CHRONIQUE. 191
moment OÙ il dëpencUdi du comte de Montemolin, en souâcriTant à certaines
conditioBS, d^épooser la reine Isabelle. (Test ce que le prétendant a rappelé à
lord Palmerston poar lui prouYer quMI ne pouvait adopter le parti qu*il lui prot-
posait.
Le fils de don €arios ne veut pas être traité en infant d^Espagne, car il s'en
considère comme le roi. 11 restera donc jusqu'à nouvel ordre en Angleterre, et là,
avec Pagrémenf de lord Patmerston, il ourdira des intrigues, contractera- vm
emprunt, achètera des armes, et se préparera à porter la guerre civile dans son
pays. On prête' au prétendant des projets sur les îles Baléares. Il tenterait de
s'emparer de Mînorque et s'établirait à Mahon, qui serait sa capitale, en atten*-
dant qu'il entrât à Madrid. Ce dessein ne saurait déplaire aux Anglais, qui avan-
eeraiient volontiers de l'argent au fils de don Carlos sur l'hypothèque des Baléares.
Le prétendant est dans son rôle quand il s'agite, quand il cherche à résnir,
pour l'accomplissement de ses entreprises, de l'argent et des hommesçmais lord
Pahnerston est-il vraiment dans le sien , est-il fidèle aux devoirs d'un ministre
anglais quand il encourage les menées du comte de Montemolin? L'Angleterre
est partie contractante dans le traité de la quadruple alliance, qui garantit les
droits et le trône de la reine Isabelle; lorsqu'en 1839, don Carlos, fuyant devant
Espartero, a cherché un refuge en France, il n'a été retewn à Bourges que de
concert avec le gotrvemement anglais, qui voulait alors la paoifieation de l'Es-
pagne. A cette époque, lord Palmerston était aux affaires; c'est lui aussi qui,
en 1834i, a signé avec le prince de Talleyrand le traité de la quadruple alliance,
et c'est le même ministre qui, en 1846, accueille et favorise le fils de don Carlos,
héritier de toutes les prétentions de son père au trône d'Espagne ! Lord Pal-
merston n'a pas plus oublié tous ces antécédens que son fameux discours de cet
été au* sujet de Cracovie; mais c'est son caractère, son habitude de tout sacrifier
à ridée, à la passion du moment. L'étrange conseil qu'il a donné au fils de don
Carlos montre bien le fond de sa pensée; il aurait voulu mettre à côté de la reine
Isabelle, dans la personne du comte de Montemolin, un prince factieux qui eèt
été une menace pennanente pour le trône de la fille de Ferdinand Vil. L'Angle-
terre n'eût pas paru sur le premier plan; seulement elle aurait eu dans le comte
de Montemolin un instrument comme elle en avait cherché un dans l'infant don
Enrique. Ekf cette manière, le traité de la quadruple alliance, sans être déchiré
ostensiblement, eût été tout-à-fait éhidé.
Entre les mains de lord Palmerston , la politique anglaise, qui , avec d'autres
hommes d*état, est si réfléchie et si consistante, se porte à des extrémités, à des
contradiettons qm jettent le trouble dans les relations qu'on pourrait croire le
mieux établies. Nous l'avons vu , en 1840, sacrifier l'alliance de la France à une
aipparenee d'intimité avec la Russie; en 4846, il redevient notre adversaire, et
de phis il se montre Fennemi de l'Espagne constitutionnelle. Et quelle est la
cause de œéemier changement? Une combinaison matrimoniale qui a contrarié
les vues et les désirs du ministre anglais. Plus on y sofige, plus on demeure
eenvaâncu que, dans cette affaire d'Espagne, la France et l'Angleterre se troo*-
ytni surtout <livisées par des questions de vanité, et encore c'est seulement l'a-
mour^propre de lord Palmerston qui est en jeu. Depuis la mort de Ferdinand VH,
VAagffiiitim aiCoortiMBmqot agi de concert anrec la France pour assurer la eeu-
192 HE VUE DES DEUX HOND]
ronne sur la tête de la reine Isabelle. Lord Aberdeen et sir Robert Peel , qui
sans doute ne trahissaient pas les intérêts de TAngleterre, n'avaient pas songé à
rompre cet accord dans les négociations relatives au mariage de la reine Isabelle
et de sa sœur. Parce que lord Palmerston a eu d'autres pensées ou plutôt d'au-
tres fantaisies, la France et FAngleterre sont-elles brouillées d'une manière ir-
l*éparable? 11 serait insensé de le prétendre, surtout à une époque où l'union des
deux premiers gouvememens constitutionnels n'aurait jamais été plus utile, plus
nécessaire à la cause de la civilisation et de la liberté. En Europe, l'entente
sincère de l'Angleterre et de la France exercerait une influence salutaire sur Fes-
prit des gouvememens absolus; elle leur inspirerait plus de respect pour lés
droits garantis par les traités. Dans le Nouveau-Monde, cette entente donnerait
.aiix interèts européens une force, une autorité que V américanisme, dans sa
sauvage indépendance, serait bien obligé de reconnaître. Qu'on regarde ce qui
se passe sur les rives de la Plata. En ce moment même, l'honneur de TEurope
y fait une loi à l'Angleterre et à la France d'agir de concert pour négocier avec
Rosas ou pour le combattre. Nous ne doutons pas qu'un moment viendra où les
véritables intérêts de la politique parleront assez haut pour imposer silence à des
irritations que rien ne motive, à des griefs sans fondemens sérieux; mais il faut
savoir attendre ce moment avec calme et dignité.
Cest en montrant une tranquille fermeté, c'est en sachant prendre son parti
d'une situation qu'on est convenu d'appeler l'isolement, que le gouvernement
français maintiendra son autorité en Europe. D'ardens adversaires lui reprochent
de n'avoir aujourd'hui d'alliance intime avec aucune grande puissance. D'^abord
quels sont les gouvememens qui s'appuient aujourd'hui sur des alliances sin-
cères et positives? Est-ce l'Angleterre? Apparemment elle ne se croit pas avec
la Russie sur le pied d'une étroite amitié, et elle sait avec quelle constance
TAllemagne se défend contre l'invasion de ses produits et de ses marchandises.
Entre les trois puissances qui, dans ces derniers temps, se sont entendues pour
accabler la petite république de Cracovie, il y a des causes permanentes de di-
vision. La Russie pèse sur l'Autriche et la Prusse; elle les intimide et les domine;
mais, tout en subissant cet ascendant, la Prusse et l'Autriche ne se dissimulent
pas tout ce qu'elles ont à craindre de cette alliée si hautaine et si exigeante. Si
M. de Mettemich n'était pas si vieux, le cabinet de Vienne serait moins docile
envers le czar, qui prétend exercer son influence sur tout ce qui est slave. Avec
plus d'énergie et de persistance dans les idées, le roi de Prusse ne se prêterait
pas avec tant d'empressement à toutes les convenances du cabinet de Saint-
Pétersboui^, et il n'indisposerait pas contre lui l'opinion de Berlin et de l'Alle-
magne. Où sont done les alliances sincères et durables? Si la France n'a en ce
moment avec aucune des grandes puissances une étroite intimité, elle est au
moins dans une situation franche et normale qu'elle peut accepter sans crainte.
Sans être enfermée dans une ile comme l'Angleterre, elle a une configuration
géographique et une concentration politique qui lui permettent de vivre par
ses propres forces. Cest toujours vers la France que les états de second et de
.troisième ordre se tournent naturellement. Us comprennent qu'il y a là une
puissance tutélaire capable de les protéger contre d'injustes entrei>ri8es. Depuis
seize ans, la France né s'est abandonnée ni à l'esprit de conquête ni à l'esprit de
teVVB. •— GHIOHIQUJK. i93
propagande; elle a montré une modération, un sage libéralisme, qui n'ont pas
laissé que de lui concilia l'estime et la syn^>athie des pq>ulaiion& dont elle est
entoupée. Cette situation est-elle donc si mauvaise?
Qu'on la compare au rôle qu'en ce moment la Prusse a acceplé dansj'affairer
de Cracovie. L'ambition naturelle du gouvernement prussien est de marcher à
la tète de l'Allemagne; il ne peut s'assurer cette prééminence morale. qu'en
maintenant avec habileté l'indépendance de la nationalité germanique, t|mt du
côté de la Russie que du côté de l'Autriche. H a tout à perdre en montrant une
aveugle soumission aux vues du cabinet de Saint4^étersbourg, et en suivit
avec complaisance la politique de M. de Mettemich. C^cepiendant à cetécueiL
que dans ces derniers temps est venu échouer le gouvernement prus^en qui a
oublié non-seulement toutes les raisons de politique géjiUTah qui lui défendaient
de se faire le complice de la Russie, mais encore les intérêts les pUis po8itifed«^
ses populations. H ne s'est aperçu qu'après coup du domina^» que l'inoiMppnH
tion de Cracovie à l'Autriche allait causer au commerce delaSilésie. Il estOMiint^-
nant en instance auprès du cabinet de Vienne pour demander qu'on ait égard à
ses tardives réclamations. Estrce là une attitude digne de k monarchie du gcand
Frédéric? Sans doute, c'est sous le coup de mille obsessions que le rd de Prusse
a signé le traité qui dépouille Cracovie de ses droits. H y a, eu d'un côté les
agens russes qui l'ont effraye des prétendus progrès du communisme; il y a eu
d'un autre côté et au sein même de sa famille d'ardens détracteurs de toute
alliance avec TOccident. Ce qui manque aujourd'hui à Frédéric-Guillaume, ce
sont des conseillers aussi fermes et réfléchis qu'il est lui-même mobile et léger,,
un homme tel qu'eût été, par exemple, Guillaume de Uumboldt, tel qu'était en-
core M. de Bulow. Il se dit à présent dans Berlin qu'avec M. de Bulow l'on n'eut
pas commis cette grande faute de laisser prendre Cracovie. M. de Canitz, au
contraire, était resté trop long-temps à Vienne pour ne , pas garder une défé-
rence entière vis-à-vis de M. de Mettemich. C'est en sentant le tort matériel in-
fligé au commerce du Zolivcrcin par l'annexion de la république polonaise à
l'Autriche que le cabinet prussien s'est d'abord réveillé. La position nouvelle que
le gouvernement russe menaçait et menace encore de se créer vi»-à-vis du
royaume de Pologne a mis le comble aux embarras du roi. l^ bruit s'est ré-*
pandu tout d'un coup que la Pologne entière allait être incorporée à l'empire
russe, et qu'on lui ravirait jusqu'à son nom; ce bruit a été démenti; mais il n'en
est pas moins vrai que le cabinet de Saint-Pétersbourg avait fait pressentir les
puissances ses alliées sur un projet qu'il voulait avoir l'air de méditer dans l'in-
térêt commun, et, s'il a reculé devant une exécution immédiate à cause de$ ré-
pugnances soulevées par ses premières ouvertures, il poursuit du moins avec
plus de vivacité que jamais Tabolition des douanes sur la frontière polonaise et
la substitution d'un nouveau code au code Napoléon. On s'est sans doute trouvé
fort ému à Berlin, car la première conséquence des insinuations russes aurait
été une communication transmise à Londres. M. Bunsen, dans une entrevi^e avec
lord Palmerston, aurait dénoncé la marche que prenaient les affaires sur la
Vistule, et demandé si TAngleterre comptait agir au cas où la Russie hasarderait
un envahissement de plus, déclarant même avec énergie que la Prusse alors
protesterait. Nous souhaiterions vivement que la Prusse, enfin éclairée sur ses
plus sûrs intérêts, changeât de front pendant qu'il en est temps encore et com-
Tour. XVII. — SLPPLÉME-NT. J3
prit qu'elle sétrompe en s^appuyant sur la Russie; son appui tsatarél est à l^oc-
cideaft, car c'est ëa nord que \m vient tout son danger. Les Allemands se croient
volontiers plus forts que les Russes^ parce qu'Os les détestent; mais ils' ne les dé^
Hiieiit âvée cette vidlence que parce qu-ils lies^ craignent; Maèheurcuscment^ et
feiân k'^tolft, ils isolai aussi vis^à*¥is de nous en grande défiance. / •
Quoi qu^il <ei> aéHv <^ s^ait après cette cxynyerâatiôn diplomatique eiitre le
mkiklllaéé»9rtm^e%\eForeigilf'Offiàeq avec un ton d'autorité
ptfti^e dfikiellei aurait argué de àiiir la uouteHe donnée par le Fimes\ au* sujet
èa l'inoorpeitilioii dtt royaume'de Pologne; le CAn^itic/e^éduisaiit Les èhoses^à lenr
Iviste'féiriiléf disAst «pfil a'était! point question d'un s! étrange ooti/r dennalni
et 4^ O'éMi là ^eulemeni la suite dé cette lenteiCQnspiralton'cûntré kquelte da
M peutafirriap^ Avjsc^ la leUite d^ tralité^. Ouaal au c&ttpiie molnf hi^-méméV il
k^iU^Olai^^tfini^oQ^UAe^ tant il était iasen^ (mwij^)^ ^il nef^ou^s^itipas^roë^
<pii8 la^Russîe^'eiqiosàlà'profoquer contre elle une»eoalitlon euix^éenne.vEaftn
nmis avons ^u dai^spes derniers jours le Chronicle se joindre au Tim^a pour
ré^ndi^ avec unc) égalo virjulqnç^ aux notes de robferv^teur autriçhieîi^ ett
les allusions menaçantes sont devenues de plus en plus directes. On s'attaque
non pas à rAutr|6he seule, mais aux puissances absolues en général; on de-
mande à l'Autriche en particulier quels argumens elle a laisses aux puissances
constitutionnelles pour engager à là soumission ses siycts réfructaircs au cas où
ceux-ci manifesteraient désormais l'envie de secouer le joug.
D'autres symptômes modifieront peut-être» dans un avenir peu éloigné, les
déterminations dii Foreign^^ce. Lord Palmerston a bien pu dire que c'était à
la Prusse et à l'Autriche de se garder elles-mêmes contre cette immense ambi-
tion russe dont elles se sont rendues les complices, mais il le disait aussi en par-
lant de là suppression de Gracovie, même au temps où il feignait de ne point la
croire réalisée : « Ce n'est là qu'un commencement et un prélude, » De nou-
veaux faits sembleraient justifier aujourd'hui ses prévisions; les correspondances
du Danube doivent donner à réfléchir; les émissaires moscovites se remuent
avec une intrépidité sans exemple en Yalachie et en Moldavie. L'incorporation
de ces provinces à l'ômpire serait, d'après eux, chose résolue et très prochaine.
Le consulat anglais, inquiet de cette soudaine explosion , demande des instruc-
tions plus précises. Les boyards eux-mêmes, sans distinction d'opinion ni de
parti , s*eiTmient plus que jamais à la pensée de devenir sujets russes, et se plai-
gnent partout de l'audace avec laquelle on leur déclare qu'ils vont bientôt le
devenue. L'écho de cette agitation est arrivé maintenant jusqu'à Londres; M. do
BruBOW, interrogé, a déclaré quMl ne savait rien. Cest justement l'art de la di-
plomatie russe d'avoir ainsi double langage suivant les lieux et les circonstances :
ici des agens d'intimidation qui parlent haut et menacent, là des agens de dis-
simulation qui se font modestes et désavouent ou démentent les premiers pour
les mieux servir. Cependant on se trahit quelquefois, et il n'y a pas encore long-
temps que M. de Brunow disait assez ouvertement pour que le mot passât dans
Iç public : « Les traités ne comptent que lorsqu'ils ne gênent pas. v La raison
qui rassure peut-être lord Palmerston du côté des provinces danubiennes, c'est
qu'il suffit d^un ukase pour l'incorporation de la Pologne, tandis qu'il faudrait
une armée pour la réduction des Moldo-Valaqucs. n en est donc à penser que la
Russie ne voudrait pas plus que lui ouvrir une guerre européetino.
Nous voulons! eroire autBlquerla Russict, cpieUetqae Soient ses Convottiaes
n-ouhliera.|»as la pnideiice dont eUe a su jusqu'à préasttt^KHnorir son ambition.
EUe comprencka queitosp d'impétuositév tfop c^'aiidafle daas^sa OMurch^ pou^-
rai^Bl'Pluiôt kût Jùilireiqiift la8ei!vir* •SI sîBoài^ <iue soit en ftirope le4<teir àH
conserver la paix, ily a (ettBS eot^epli8aBq^>.p9tt^^qV)^liK>vÛe^di^l&
oièrertki pli^^ gravée. La. Aussèe/mf^a^raii prQi(|ir0 oi)«eiilemeiil ttQe<àUttni^D«
qutointfttfians axciier en AUeosâSDe w fcri ^'wJgnatioa el é^Mft^Pv-i^ m
rignoMpas^ et elle éyilem^ eoiMovUant/dlialulQté^de pv«^^
iéBiÀlaaos.!^TeiildottiU> eslÂncoatèslable^p^ terofiroidissweiiUijiiiwiué'MtfB
btFEanttb e^r^Aiog|6la«e«l'a^^iAaitlieé«to
dfeta!l0%iéoinSifâohe«iideiii|K)lU^^ suirieià iKitre^éf^ pflr k}i4 MfaatttttMii.
A Ifasofe^ull^s^ lô>ui»iBMwk%f, auquel les ph)j«to 4e^la flUS^IHèpiHM <M
l^iaquiéliiM^'Pein iWohnsi»re4)ue^ salis4è< vouloir / îl^W^séitfBdènidè^tiiiw
fotirdgem6&8indlfeéis ;àtiene^«iBèitie^^
lesîatéi^aeè^phik ékiréa/^mme lèsiMiP^ fÔMIh; saht éfa soillti
fraiii^e parf ettrèmé ih>ideiirtpii^règtié <to}iouH111ttf ^M M PMu^ et^i^é^
L'fiipagtie tient de tertnihiBr sésr «^rectidn^s, e( lésnamf^ db Ità tnonârt^ié repté-^
sentattîve der ht reine Isabelle ifënt pa^à se j^attidre dtf^ésultk(.'t;é [^ff moM
défé a une nia^oirite Inootitestablé, et il y àurA àa' sein désf COftès we ot>po^k)nl
qui sera Poigane cofiStHtftiotmél du parti progressiste. Ad (bnd, ccftt^ SifOàticfÉ
est bonnèr elle dénote qtie dans la PéniasvAe des mœurs politiques isommenceni
à^ se fbrmet^r On à pu "vent que, livrée à elloimême,' HEspagne m voif Utit pft» te-^
tomber dans^rànardiie. Maintenant c^est au pàvti modère, qot tevfeâlen ma)cP
rite atrx certes, d'organiser sa -victoire, de l« fécbnder, et ilasnrtice poittt^dëél
devdfrs'd'àutànt plus graves à remplir, qu*il se trouve enr fàcedfn» ministère en
pleine dissolution. Tout èe qu'à pu fàirte le èabinet présidé par M; IstùritK, c'a
ètè dé rester débout jusqu'à la> fin de Tépreuve électottile : il buvrirà les coftès;
mais,' td qu'il est, 11 n*d plus d'avienfr devait lui. Il (kut maintenant que te' maw
jorité se con^tue, et que de ^n seirt sorte un ministère qui gaidera qnékfèed
hommes distingués de Padministration actuelkf, èh les associantà deSnoms nou^
veaui.- - • • • •
tTëst ce que le parti modéré a compris. Déjà dés réunions préliminaire^ oui etl
Hèù entré un grand nombre de députés conservateurs; on s'y est entretenu de la»
nécessité, pour le parti modéré, de ne pas se divistgr par des nuances^ par des
diSsetittmensJmpoîitiqûes, au moment où les progressistes présentent une mi-=*
noHté imposante. Les progressistes auront d'aillcurâ, dans les conès^ debriHans
orateurs, et chez un peuple que les émotions parlementaires n'ont pas encord
blasé, l'éloquence peut avoir la puissance de déplacer la majorité. M; 010^*
zaga va reparaître snr la scène politique. Les modérés doivent donc serrer leurs
rangs, et, quand ils auront étouffé toutes les divisions qui séparaient lespurita^
des conservateurs proprement dits, U^ devront songer à porter au pouvoir un
cabinet habile et fort qm sache tenir compte dé toutes leS modifications qu'ont
stibids les hommes et les choses. Le^ conservateurs espagnols sont appelés aùjowr*-
d*hui à comprendre ce qu'a phisîeux^ fois reconnu partni nous le parti conserva-^
tcnr '/c'est que la force politique ri^est pas dans l'immobilité, mais dads l'art de
marcher à propoà avec Topinion d'un paysw Sur les Uales qui ont dâ}à couit
406 Mvufi i^mtfxjx nemM.
à Madrid pour la composition d*uii nouveau miaist^, on afli>i^rs renutr^
que Tabsence du nom de M» Isturitz. Le président du conseil est décidé à la
retraite; il sent qu'il s'est usé par les services pièmes qiik'U a rendus. Il partage
d^aiUeurs aujourd'hui jusqu'à un certain point l'impopularité qui s^i^ttaetkeà la
reine Christine, dont il a docilement accepté. et, ^nivi la, dii'ection 4M>litique. H
8eml)lait qu'après l'éclatant dénouement 4u do^hte mariage» Topinion eut dû
savoir gré à la teine, Christine d'un résulta q\4^t en partie soUjOuvrage. il n'en
est pas ainsi. L'|Sspagne voit avec défiance et;irr^iQn,la i^inermère inlervemr
dans le gouvernement. Elle ne lui pai^onne pas d?iivoir fui^ibi^icadné le^ang et
les prérogatives d^îqoen^)resd^ la fap^ille rpîw^^.pouiîM,eff4anS|<iU''elte« eu*
après la mort de F^]*dinaiid VU, et eUe n'a p^,|de(recop|iaMwiej9 p(9uri|'liabi*
leté avf^^i^uu^l^ cçttç pii^cesse ^9^ dan8,ees^ ^den^ier^tempi^t assuré au trène de
isa àhé jl^apjpui dejlj^ j^^ C^tte habil^t^#er#.4e.plufteii jp^-^onM^ itme*
^ur^ que rbi^foi^e /\n (^oifble manage ^a, jïOipïue dans ijous^aes détail». Si la
veuve de l'erfili^nd vp^n'e^t pf^ une pirioçiç^s^ popul^re, cAlejaura unerplaoe
par^u^s'I;çinef pptiti({ue^<i^njtri^^ > > i • <
Cest une singulière guerre civile .qu^çeD^4ont, le Portugal est le thééife%
I>es s^m^a^e^, dqa n^^i^ ^ pajsaep^ «aps. que la $it«MitiQn. 4esi paTti$. sott modifiée,
et Ton jr^tro^ve ^ i^ qi^i^ place Sfiliianha et Pas Antas. Le gouvereeoaent |K>t^
tugais, en supprimait le$ Jojn^^fux^ 4'est d'ailleurs réservé, le ^btntde ne publier
que. le^ nouvelles qui lui çonvi^up^t; ausiH à Li^nnetce, n'est que par l'Ssf
Ipagne qu'on, appiiend unpeu ce qui se passe dans les j^vince^ insurgées. Dans
ce3 derniers temps, le parti de la reine a paru reprendre plus d'ascendasit. 11 ar^^
rive chaque jour à Lisbonne quelques soldats qui abandenaentla^aiise de l'ior^
surrection. U y a trois mois, les insurgés étaient presque maîtres de tout le
royaume, sauf la capitale restée . fidèle à la reine; cependant, malgré cette feroe
apparente^ ils n'ont pas osé livrer de bataille décisive. U faut ^jouter aussi qu'a<»
près avoir donn^ l'exemple de l'ordre et du respect de la propriété, les insurgés
ont fmi par se livrer à. des actes de bar^>ajrie qui leur ont aliéné l'esprit de lapo-*
pulation. On aura une idée de l'état du Portugal quand on saura qu'il est fort
danger^x de s'aventurer à trois lieues de .Li3bonne.
La guerre civile est non-seulement pour les pays qu*elle désole un cruel iléan,
mais elle acQu^ et montn^. s^usjin, triste jour le caractère, l'état moral des
peuples chez le^uels elle sévi;t* Nous ne sommes pas aurpris.de la chaleur avec
laquelle le chef j^espojisable du gouvernement grec, M. Goletti^ a repoussé, dans sa
réponse à une note de IcMxl Pahnerston, des aUégationsii^urieuses pour le peuple
grec. Pans une^dép^ç où l'on chercl^t en vain quelque trace de la sympathie
qu'uni gouvei;nement comme celui de l' Angleterre devrait avoir pour Injenne
monarchie ppnstitutionnelle de la Grèce, lord Pahnerston avait accusé le geiH
v^mement grec d'encourager par l'impunité le brigandage et l'anarchie. M. Co-
letti a répQudu avec une louable dignité à des imputations aussi étranges : «Je
doia^ a-ttil dit,, exhorter le gouvernement de sa majesté britannique à ne pas se
permettre des accusations dont l'impartialité même la plus méticuleuse fait im-
médiatement justice. » n est un fiait, au reste, qui répond victorieusement aux
malveillantes assertions de lord Pahnerston : c'est que, pendant la maladie du
président du conseil, une tranquillité profonde n'a pas cessé de régner en Grèoe*^
M, Coletti a donc su imprimer à l'administration des haftntudes de vigilance et
une fbrce capàMe dé réj^rîtrter rcsprit' de' déiioMrè. \\j aTait eu cependant de^
tentatives pout 'ébràrtter la confiance des populations dans la stabilité du gou-
Ternietnént. L^ adVerSaifeS dt; M/Coletfi âraieht répandu le bïiiît que son état
étalt^éséspét^yet èfà^lé î^lla^'auraft d'autire pa^rt^ à prcndi^ que de se jeter
dans !lM? bt^ de f dpipbsRion . "Siaf quelques points^ ce langage abusa les èspritis, et
Pbn^tft^'fbtifûer deslbandeâ'd'ètgitateurs; ell'és ftli^nt prom^temciit dispersées.
M; Cdletfi al §ans' dotttfe eti ce Wctoent rtpris les affaires. Pekidairtsa cotiVàleS-
eenf«, il ate^u rtoti-séulemfenfdii* mij-rtaîs de teinte là société' d'Athènes, les
témoignages dMÔtèrti les' plus hônoraMes. La chambre dés député^ à consacre
ta preniièi^' qulnteîilè'Më décctobit A^ Itt'di^ussiiôn'de fàdfie en t^pôiîse au
tKéediirs déf la'^dû^tfnèi'Oft'^ètit fethàh^uèfti^/e la dotbbissîôn^^^^^ à réclî^é
ykdwattè a iiftl^ suîfiléS^pî^ôs^c ragricultûré'ct sui^ccin^ y^^
cbatide; î^ tfàk ^moig^èni hatirtetnett; dit-^lle, dé là trànqtÀliy ^ii^têrléWe et
diB ht sé(?urhé^ au seiti dfe laquelle se" développent lès trâVàlii du peùpie^* » C'est
une tadUveHéréponse aux accusations de lord T^lmei^tèW, èôhiniè Ta fait clai-
rement entendre le rapporteur de làtîomtni^iôi'i', îi. Côrphiotàkî; qui s*esi ex-
primé sur ce sujet dëFicat arec une grjntte Cohvenancef.
Les symptômes <^e nôbs remarquions dérnièrenïènt dans la sitiSiatiôn finan-*
dère sdwt restés à pefu près 1^ thèmes. Nousi avôtts de plus à signaler lé paie-
ment des arrérages du 3 pour 100 qui vient "d^avoir lieu, et les verSemèns dans
les caisses d^épargne que l'époque des étrennes rend plus considérables. Ce sont
làdés motifs ré^s d'amélioration dans les cours, car<ces fonds entrent aussitôt
da&s la circulaiton et cherchent leur placement. S'il y a en quelques mouve-
nens de baisse stir la rente, les chemins dé fer n^ont pas suivi cette impulsion,
car les compagnies continuent d'espérer que fadminlstration leur viendra en aide
en les dispensant de divers embranchemens et en prolongeant la durée des con-
eesBîons. 11 ne faudra pas s'étonner que ces nouvelles deitiandes des compagnies
ne passent pas Sam réflexions et sans critiques. Les partisans de l'exécution des
chemins de ier par l'état ne négligeront pas cette occasion de rappeler les avan-
tages de leurs systèmes. Dans les chanibrés, on a aussi signalé à l'administration
l'inconvénient d'entreprendre trop de travaux à la fois, soit au nom de l'état,
soit par Tindostrie privée. Les nouvelles demandes des compagnies démontrent
ju^u'à on certain point la sagesse dé ces avis. Toutefois la nécessité d'achever
oe<iui a été commencé domine la situation. On ne peut priver dès compagnies
sérieuses qui O0t déjà versé des capitaux considérables dès secours qui leur sont
indispensable^ pour continuer leurs entreprises. L'état he saurait reftïser sa pro-
tection k rindustrie privée après l'avoir lancée dans là carrière. H s'est produit;
dans les derniers mois de l'année qui expire aujourd'hui, un Ihit ^sscz nouveau
peur nos mœurs publiques. L'économie politique a érigé des tribunes dans le
pays, et a tenté, dans l'intérêt de la doctrine du libre*échange, une (kïité agita-
tion. Cest surtout à Paris, à Bordeaux, à Marseille, que les libres^éhàUgistes
ont été entendus avec faveur; on compte parmi eux des économiste^ fotl- distin-
gués, comme M. Michel Chevalier, M. Léon Faucher. De leur côté, léà ()art2éb!ns
du système protecteur n'ont pas pensé qu'ils devaient se résigner en ^itence à la
révoUiHon commerciale dont on les menace. Eux aus^ ont fbrmé dés réunions,
des associations* Sur les différens points de la Frande, en Alsaéé, en Lorraine,
es Champagne, en Normandie, à Lille, à Toulouse, les protectionnistes ont élu
des représentans chargés de rédiger des mémoires et des protestations en faveur
de^ rindustric nutioaalç. Voilà donc une taste di9(Sissk»i préliminaire organisée
avaot tout débat dans les çhanUii^. C'est une enquête spontanée queies inté-
rêts en jeu se sont eux-ip^meschacgés de dresser et qnî appeilavaau paièement
d'utiles lumiè|!;es. U restera aux chambres à soumetlte KmacosiiBits et touletGes
théories à une appréciation supérieure en se plaçait Aon patitlelr^poist 4» vue
exclvsifde lléconomie periUklJûfiuei mw en. prenant position dans les krges^ioîe»
du bon si^s pratique^ ; .
■u.
Lorsqoéli. Cousin entreprit, 11 y a quelques années, de reproduire pour le
public de niosjoiirs les leçons cJe sa jeunesse, plus d'un ami de la philosophie Iç
vit aVec quelque regret i^^engager dans une entreprise qui paraissait plus diffi-
cile que gkirieusé/Quelques-uns même étaient persuadés qu'un labeur si ip-.
grat ftitiguerait bientôt Te vif esprit qui se l'était imposé, et qu'il s'arrêterait en
route. M. Cousin a tenu ferme, il est allé jusqu'au bout , et ce n'est pas sans une
satisfiBÙ^on secrète et bien légitime qu'il pr^nte aujourd'hui à ses amis et au
pidylic les cinq volumes où son premier enseignement reparait tout entier à la
lumière.
Parmi ces leçons, dont l'imposant ensemble forme sans contredit un àe& out'
vrages les plus considérables de notre temps, nous signalerons particulièrement
à l'attention du public philosophique celles qui composant le quatrième et le
cinquième volumes, l'un consacré au père de la philosophie allemande, Emma-
nuel Kant, l'autre à la philosophie écossaise, représentée par trois grands per- ,
sonnages, Hutcheson, Adam Smith et Reid. M. Cousin prend une position très
nette et très ferme en face de ces deux écoles qui ont entre elles beaucoup plus
d'analogie qu'on ne le soupçonnerait au premier coup d'œil. Un premier trait
qni leur est commun et qui les rattache étroitement à la pensée générale du
xvm« siècle, c'est, à des degrés divers, une sorte d'horreur pour la métaphy-
sique, n faut convenir que le siècle précédent en avait singulièrement abusé. Reid ,
et Kant, comme la plupart des grands esprits de leur temps, n'ont foi qu'à Ti^jt-
périence, à l'analyse, et leur métaphysique se réduit à une anatomie plus ou
moins profonde de l'esprit humain. Mais il est au sein môme de l'esprit humain
des idées sublimés, lies aspirations puissantes, de nobles pressentimens, qui ré-;,
lèvent et l'emportetit comme en dépit de lui hors des limites de l'ep^périence, et
le conduisent à cette région supérieure où habite , avec la justice infaillible et
l'élert^èné beauté, le type absolu de la perfection. C'est ici que le grand moraliste
qui a éfc'rit la Cfitîque de la Raison pratique^ aussi bien que le père de la phi- .
loiiôphlé dû sétis commun, protestent hautement contre le sensualisme iiçpie et
dég^aflànt de léuV époque. Tous deux entreprennent d'arracher au scepticisme
le^tlémés morales et religieuses; mais tous deux, hélas! et c'est un dernier nœud
qui les rapproche, n^ârrivent à ce noble but qu'en prenant des chemins détournés
et en évitant' jîlué d'Aline fois dans leur route la logique inflexible qui leur barre
le passage. ^ '
Hâtons-nous de dire que ce caractère d'inconséquence es^ beaucoup plus for-
(t) Cinq volumei in«lS, chez Ladrange, quai des K\kp»^m4
ftIVOi. ~ CHR0)«1QIE. 199
tetùententprômt tlàns Is doctriaè de Kant (fue dans là philosophie moins pré-
cise, moins systéfUattqnie, et eti même temps plus sohrc, plus sensée, plus com-
prâhenave des sages-de f&osse; mais il ne fkut pa[s que les ttiêrites excelleris
de cette. é6cde d^hômmesde bien nous fermant Itô yeux sur ses défauts. M. Ébn-
sin, qtti né se répent m^eoient d*^ayoir été îong-témps et de rester' encore
éeesttds à plus d'ttnifiti^, li^hésltè ^^ à^ tdtimer eontn» ses mftHl^è, quiitilâ il
les voit succomber à Fesprit de leur siècle, et ne pas tenir d*adé îiiftln àsséi^
fettiie ce dépM de vérités saintes que la Providence a mis sous la garde des
grandes philosophies.
L'idée fondametita}i|^^ (të^le 4Q^)|$lâ0^ c'esH de tmmKtflir dans les sciences
morales ht mféthodcf dès sciences ]|>fa|yiii|iies,^tH:elle idée est excellente, pourvu
qn'oti né Fexàgère pas. Ci*, fl e^ incontestahle que les écossais l^'oijt ^ca^ér^^. et
(Afe cii^ eiCàâêfîttîdn' a T^'pàndu , à leur itisu ,' au cœilr même de leur psyçho- ,
fc^e, ac^ gcrmc^ de sccpticisirife qui h'oht pas tardé à paraître, lies sciences
physit^ùe^ ont en effet, depuis Newtoiï, ce caractère distihc|ifj de rechercher,
non lés eattsès deâ phénomènes?, itiais amplement leurs ibis, ftieu do plus;
qtt'eBes mànfent Tobservatidn où le caliciil, qu'elles se Servent de l^'expérimen-
taidon directe ou de Vanalogie, elles ùe visent jamais, si haut que Tinduction
les conduise, qu*à' un seul biit : généraliser les faits particuliers. Ce qu'il y a ou
cd qu'il peut y avoir derrière les faits, pourquoi et comment ils se produisent^
quel est le nombre, la nature et le mode d'action des principes invisibles d'où
ils émanent, c'est ce que les sciences physiques ne se demandent pas, ce qu'elles
font profession d*ignorer invinciblement. Transportez strictement cette méthode
éans^les ifelenfces morales, le résultat est évident : c'eét le scepticisme, du moins
en matière de métaphysique. Gommeiit une mét'iiode qui prétend bannir de la
sei^Bee tonte recherdie sur la nature des causes pourrait-elle aborder le problème
4e la nature de Tnsat humaine? Et sicTest déjà pour elle une inconséquence ou au
moins «ne témérité de rien affirmer sur cette humble cause que nous sommes,
qne devie&dra-t^Ue en foce de la cause souveraine qu'un intervalle iuûni sépare
de la région de^ phénomènes, et qm nous accable de l'incomparable grandeur
de ses attributs? Si les écossais eussent été parfaitement conséquens, s'ils eussent
vu parfidtement dair dans leur principe, si le bon sens, qu'ils avaient pris pour
maître, ne les avait pas ramenés dans des voies meilleures, loin de résoudre^
comme ^ Tont fait, avec une sérénité et une candeur admirables, les problèmes
laéCaphysiques, ils n'auraient pas même eu le droit de les poser. Cest ce que
IL Cousin démontre avec une grande vigueur de dialectique, jointe à une mo^
dératioD de bon goût.
n montre à merveille que, si la méthode des sciences morales a ce point com^
mun vroc celle des sciences physiques de s'appuyer sur des faits, ello en diffère
de tonte la différence de ces faits mêmes et des procédés qui les recueillent et les
fécondent. Les sens et la physiqjue ne sortent pas du cercle des phcnonièues; la
conscience atteint les causes : elle saisit en effet dans leur opération mùme les fa-
cultés de rétre qu'dle observe, et non^^seulement ces facultés, mais aussi le sujet
dont dles sont la vie, principe un et identique dans la variété et la mobilité de
ses formes, cause primitive qui devient pour nous le type de toutes les causes
extérieures, pour être bientôt le solide point d'appui sur lequel la raison nous
élèvera jusqu'à la c^use des causes, dernier principe de tous les phénomènes et
de toutes les evtsteices.
200 REVUE DES DEUX HOIIDES.
Voilà une esquisse des différences profondes qui séparent la conscience des
sens» les faits psychologiques des faits sensibles, la méthode des sciences natu-
relles de celle qui appartient en propre à la philosophie. L'école écossaise a pro-
clamé la vraie méthode; elle Ta appliquée avec sincérité, et souvent avec finesse
et avec bonheur, à l'analyse des facultés de Tame; mais elle n'en a bien connu
ni le génie propre, ni la haute portée, ni les plus grandes applications. (Test par
là qu'elle se rattache,' comme l'école de Kant , à l'esprit dominant du xvm* siècle,
c'est-à-dire à un esprit d'empirisme et de scepticisme contre lequel elle proteste,
mais qu'elle subit. En signalant ce commun défaut, plus ou moins déguisé,
dans deux glorieuses écoles dignes de tous nos respects, M. Cousin marque avec
fermeté sa propre direction philosophique. 11 emprunte à Kant et à Reid leur
méthode, ou, pour mieux dire, il les rappelle l'un et l'autre à la méthode véri-
table, que tous deux ont héritée de Descartes, mais dont ils n'ont fait que des ap-
plications tantôt infidèles et tantôt insuffisantes. Pratiquée avec plus de largeur
et d'exactitude par des philosophes élevés à la grande ^le de l'histoire, éclairés
par les erreurs'de leurs pères et affranchis désormais de leurs passions et de leurs
luttes , la méthode de Descartes devient capable de fonder une métaphysique
aussi ample que le cœur et l'esprit de l'homme, qui satisfasse à tous ses besoins
et réponde à tous ses vœux, qui explique les orageuses vicissitudes de son passé,
et justifie en la réglant son immortelle aspiration vers le bonheur et vers le bien.
Telle est la pensée qui domine cette forte critique de l'école aUemande et de
l'école écossaise, et, en général, tout l'enseignement de M. Cousin. Les philo-
sophes ne seront pas les seuls à goûter ses leçons : tous les amis de la langue
française y admireront un style que la maturité seule d'un éminent écrivain a
pu porter à ce degré de correction savante et d'exquise pureté.
— Parmi les obstacles qui s'opposent en France au progrès des études alle-
mandes, il faut compter au premier rang la difficulté même d'une langue dont
le génie capricieux se prête singulièrement aux innovations et aux témérités in-
dividueUes. H a fallu le double concours d'une vaste érudition et d'une rare par
tience pour dénombrer et classer dans le Dictionnaire de l'abbé Mozin les ri-
chesses un peu confuses du vocabulaire allemand. Aujourd'hui, cependant, le
fhiitde tant d'efforts pouvait être perdu si on ne réussissait à mettre le Diction^
naire Mozin au niveau de la génération actuelle. Revoir et augmenter ce volu-
mineux lexique, c'était une tâche qui pouvait à bon droit effrayer plus d'un phi-
lologue, et devant laquelle, cependant, un savant professeur de l'université de Tu-
binguc, M. Pcschier, n'a pas reculé. Grâce à lui, le Dictionnaire Mozin (1) re-
devient un ouvrage usuel, un guide précieux pour la connaissance des deux
langues. L'auteur de ce curieux travail a rendu un vrai service à tous ceux qui,
sur les deux rives du Rhin, s'attachent à resserrer les rapports des littératures
française et alldnande. La réimpression du Dictionnaire Mozin est d'ailleurs
exécutée avec le soin qui recommande toutes les publications de la librairie Cotta.
(1) Dieiionnaire eompM des langues française et allemande, par Fibbé Motiii.
3« édition, revue et augmentée par M. Peschîer; i vol. in-io, librairie Cotta, à Stuttgart
y. DE MaES.
NELSON
JERVIS ET COLLINGWOOD,
ÉTUDES SUR LA DERNIÈRE GUERRE MARITINL
I. — The Dispatches and Letters of vice^dmiral riscouot Nelson.
— Londres, 1845-1846, 7 vol. in-So. *
n. — The Letters of lord Nelson to lady Hamilton, 9 toi.
m. — • Hemoirs of admirai the rigbt bon. the Earl of Saint-Vincent. —
Londres, 1844, 3 vol.
I T. — A Sélection Crom the public and priv^le Correspoodence of vice-admiral lord Colliogiroo4«
interspersed with Hemoirs of bis life, by 6. B. Newnbam Colliogwood; 2 vol.
y. — Préeit kiitorique de la Mt^rine françaite, par M. Cbassérian. — Paris, 1845.
YL — Docamens inédits des archives de la marine.
SIXIEME ET DERNIÈRE PARTIE.
LA MABINB DOÉIULB ET LA MABINB BSTAGNOLB. — TBAFAL6AB.
I.
La révolution française avait triomphé. En acceptant le traité d'A-
miens, le dernier de ses ennemis, le plus implacable et le seul qu'elle
pût redouter encore, l'Angleterre, venait enfin de déposer les armes.
Quelles avaient été les conséquences de cette sanglante collision?
quelle était la situation respective des deux adversaires au sortir de
cette lutte? L'Angleterre restituait à la France toutes les colonies qu'elle , ^ .
TOME XVU, — 15 JANVIER 1847. 14 >^^' ' \
V»
'•i i-
tOS Uy UK DES DEUX MONDES.
lui avait enlevées pendant la guerre; des possessions ravies à nos alliés^
elle ne conservait que la Trinité et Ceylan, faible accroissement de ter-
ritoire qui ne semblait rétablir qu'imparfaitement Téquilibre entre les
deux puissances; mais, si la France avait reculé ses frontières sur le
continent, l'Angleterre de son côté avait acquis l'empire absolu des
mers. Par des efforts prodigieux^ elle avait porté son matériel naval
à 189 vaisseaux de ligne; cdui de la Fraise était descendu à 47. Sur
ces 189 vaisseaux, l'Angleterre en comptait 126 à tlot; les ports français
en renfermaient 36 à peine. Dans cette augmentation de la marine an-
glaise, 50 vaisseaux de ligne, capturés sur la France et sur ses alliés,
figuraient déjà pour une |>art considérable, et pourtant ce chiffre de
80 vaisseaux ne comprenait qu'une partie des pertes que nous avions
subies dans cette guerre malheureuse, car ces pertes s'élevaient à
85 vaisseaux de ligne pour la France, à 18 pour la Hollande, à 10 pour
l'Espagne et à 2 pour le Danemark. En regard de ces 85 vaisseaux
C£4)turés ou détruits, les sacrifices de la marine auglaise méritaient à
peine d'être mentionnés. De 1793 à 1802, l'Angleterre n'avait perdu
que 20 vaisseaux : 15 avaient péri par accident, 5 seulement étaient
tombés entre les mains de Fennemi. Tel était le bilan déplorable de la
grande guerre. La guerre de partisans, si souvent recommandée au
directoire, nou» avaitreUe du moins offert des résultat» plus heureux?
Plus d'une fois^ durant le cours de ces longues hostilités, nous avions
modifié l'emploi de nos forces navales : nous n'avions jamais modiQé
rorg:anisation de nos vaisseaux. En dépit de cette fatale incurie, le dé-
voûment de nos marins n'était pas toujours resté stérile; cependant,
malj^ré quelques glorieux trioeaphes, la fortune sur 09 nouveau terrain
avait encore trompé notre espoir. Après avoir entraîné nos alliés dans
cette voie funeste, et livré aux croisières ennemies 184 frégates, 224
bricks ou corvettes, 950 corsaires, 6,200 bâtimens de commerce par
la dispersion de nos forces, après avoir vu le gouvernement, pour con*
server quelques matelots, obligé d'interdire la course à nos armateurs,
nous nous étions irouvés Mcablés, mais «on pas écfeinés* par tant de
désastres. Pour la première fois, sur cette terre qui avait produit Du-
guay-Trouin et Suffren, mettant follement en oubli la gloire immortelle
de trois règnes, on avait osé proclamer que les Français n'étaient point
faits pour la guerre de mer; le bruit même du canon victorieux d'Algé-
siras n'avait étouffé qu'à demi cette injuste et décourageante opinion.
Bonaparte trouva donc les forces navales de la France dans un état
Voisin d'une ruine com{dèle, quand il entreprit de les faire coiHXwrâr À
ses vastes desseins. Le projet qu'il avait fonné de conduire ses légions
en Angleterre s'était considérablement agrandi dans sa pensée depuis
la paix d'Amiens; la flottille, composée de plus de 2,^00 navires, était
devenue une armée. U n'est point idauteux qw^ la réuoioo 4e paneili
LA DIRmÉU GUERRE HARITIIIE. SO}
noyens n'eût permis au premier covsul de réaliser d'usé façon pres-
que infaillible le plan dont son ambition semblât satisfaite en iSOi.
Jeter sur un point du territoire anglais utt> détachement asse2 fort pour
enleyer. quelque ville importante du littoral n'eût été qu'un jeu d'en-
ftnt pour la flottille. Le vainqueur de l'Egypte et de l'italie mûris*
sait d'autres pensées; il ne voulait plus faire peur à l'Angleterre, mais
la conquérir. Il méditait de porter sur ses côte& 120,000 hommes à
la fois, et songeait à faire reoaitresur les plages du comté de Kent ou
de Sussex la journée décisive d'Hastings. fl semble qu'il ait d'abord
pensé que la flottille, armée de 3,000 bouches à feu de gros calibre,
habileà se mouvoir à Taide de la rame comme de la voile, saurait se
frayer d'ellcr-méme un passage à travers les escadres anglaises. 11 fal->
lait pour cdaune^cbance heureuse, une journée de calme ou une jour«
née de brume; Bonaparte avait obtenu déjà de plus rares faveui*s du
sort; il céda cependant aux objections qu'on lui présentait de toutes
parts, et songea à couvrir le passage de la flottille par la présence d'une
flotte dans la Manche. Disposant en maître des débris de la marine es^
pagnole et de* la marine hollandaise, il s'empressa de rassembler les
vaisseaux que l'Angleterre n'avait point détruits encore , et , par de
longs détours, se prépara à les amener entre Douvres et Boulogne. De^
puis le renouvellement des hostilités jusqu'à la veille de la bataille de
Trafalgar, tous les événemeAs convergent vers ce but. C'est un drame
qui se déroule lentement, que l'on voit poindre, grandir, toucher un
instant à une issue favorable, et se terminer par une catastrophe.
Du jour où le premier consul avait jugé l'existence d'une grande ma-
rine nécessaire à l'accompUssemenl de son entreprise, il avait mis à ré-
parer nos pertes cette puissante énergie qui présidait à l'exécution de tous
ses projets^ Au mois de mars iH03, 10 vaisseaux devaient être en chan-
tier à Flessingue et dans nos trùis grands ports de commerce, Nantes,
Bordeaux et Marseille. Brest en devait construire 3 autres, Lorient 5,
Rochefort 6, Toulon 4, Gênes et Saint-Malo 2 (i). L'efléctif de noire
flotte pouvait atteindre ainsi, en moins de deux années, le chiffre de
66 vaisseaux de ligne; mais déjà les Anglais nous avaient devancés. Nos
ports étaient bloqués, et, dès le 1*»' juin 1803, 60 vaisseaux avaient repris
leur poste d'observation sur nos côtes. Ck)rnwalhs croisait devant Brest,
Collingwciod au fond du golfe de Gascogne, l'amiral Keithdans la Manche,
loid NelseiD'die vaut Toulon. Ce dériiier avait vivement soHicité le com-
mandement} de la Méditerranée. Tent afnnonçait, en efftet, que ce serait
encore là le théâtre le plus actif de la guerre. Malte, Corfou, la Sicile,
(1) Les TaîMeiiiiz qui deraioitt étra oonttvaito à Itetet; BordtMKv HÉrttîUe et SaîiiU
Mal» n'ont jamais été achevés; les bois d^ préparés pour oes constructioni forent trana*
portés dans nos grands pcirts de guerre.
S04 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Egypte, semblaient y appeler à Tenvi toutes les flottes françaises, et
r homme qui possédait la confiance du premier consul, Latouche-Tré-
Tille, commandait à Toulon. Son escadre ne se composait que de 7 vais-
seaux de ligne; mais 2 vaisseaux étaient en réparation dans l'arsenal,
et 3 autres allaient bientôt descendre des chantiers.
Le 8 juillet i803, Nelson, dont le pavillon flottait alors à bord du Vie-
tory, ralliait à la hauteur du cap Sicié l'escadre qui, sous les ordres du
contre-amiral Bickerton, l'avait devaticé dans la Méditerranée. Pendant
quatre mois, U ne quitta point cette rude croisière; la rigueur de l'hiver
et le besoin de renouveler sa provision d'eau l'obligèrent enfin à cher*
cher un port de relâche. 11 ne voulait pas ent^adre parler de Halte.
<c Mieux vaudrait être à Spithead, disait-U; je m'y trouverais plus à portée
de Toulon. » Son opinion était tellement prononcée à cet égard, que ceux
de ses vaisseaux qui avaient besoin de quelques réparations prenaient
le chemin de Gibraltar de préférence à celui de Malte. « Un bon vent
d'ouest, écrivait-il à l'amirauté, me les ramènera en quelques jours; si
je les envoyais à Malte, je ne sais plus quand je les reverrais. » 11 avait
songé à conduire la flotte anglaise dans un des ports de la Sardaigne;
mais celui d'Oristano ne lui paraissait point assez sûr, et celui de San-
Pietro lui semblait trop éloigné. Le capitaine de tAgincourt avait reconnu
dans les bouches de Bonifacio, à l'abri deç îles de la Madeleine, une
vaste baie qu'il déclarait propre à recevoir une escadre. Nelson résolut
d'y faire entrer la sienne, et le 31 octobre, après avoir lutté penda^t
plusieurs jours contre les vents d'est, il vint jeter l'ancre sur la rade
qui porte encore le nom du vaisseau rAgincourt, De là, en échelonnant
ses frégates jusqu'à Toulon, il ne perdait point de vue la flotte française,
et se trouvait tout prêt à s'élancer à sa poursuite, quelle que fût la di-
rection qu'elle eût prise en sortant du port. Il sentait cependant com-
bien la possession de cette excellente station devenait précaire, si les
Français songeaient à s'en emparer. Le détroit de Bonifacio, si facUe à
franchir et si difficile à surveiller, lui semblait une faible défense pour
les îles de la Madeleine. La neutralité de la Sardaigne, alors placée sous
la puissante garantie de la Russie, ne le rassurait guère davantage, et
il n'eût voulu placer sa confiance que dans un détachement de troupes
anglaises maître de cette position importante.
<c Sa migesté (écrivait-il au ministre anglais près la cour de Sardaigoe) ne
voudrait-elle pas consentir à recevoir deux ou trois cents soldats anglais dans
rile de la Madeleine? Ce serait le moyen le plus sûr de s'opposer à une invasion
du côté de la Corse. » « La Sardaigne (répétait-il sans cesse) est la plus impor-
tante position de la Méditerranée, et le port de la Madeleine le plus important
des ports de la Sardaigne. 11 y a là une rade qui vaut celle de Trinquemalé et
qui n'est pas à vingt-quatre heures de Toulon. Ainsi, la Sardaigne, qui couvre
tapies, la Sicile, Malte, TEgypte et tous les états du sultan, la Sardaigne bloque
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 205
en même temps Toulon; car, de cette Ile, si la £k)tte ennemie se dirige vers
Touest, le vent qui la conduit vous est favorable pour la suivre; si elle fait route
au sud, il faut qu'elle passe à votre portée. Malte ne vaut pas la peine d'être
nommée après la Sardaigne, et, si je perdais cette ile, je croirais perdre la flotte
française. »
Perdre la flotte française, c'était, dans sa présomptueuse confiance,
manquer l'occasion de la coînbàttre. Nelson eût trouvé cette fois un
rude adversaire. Esprit impétueux et persévérant, Latouche-Tréville
était fait pour arracher notre marine à la torpeur où avaient dû la
jeter ses derniers revers. A Fâge de cinquante-neuf ans, nnné par la
fièvre dont il avait rapporté le germe de Saint-Domingue, il mon-
trait encore une activité qui eût honoré la plus robuste jeunesse. C'é-
tait la quatrième guerre à laquelle il prenait part, car il avait fait ses
premières armes sous M. de Conflans, livré trois combats pendant cette
lutte mémorable qui avait affranchi le continent américain, et porté,
en 1792, sous les murs de Naples et de Cagliari, ce glorieux pavillon
tricolore, devant lequel il brûlait d'humilier l'orgueil de l'Angleterre.
Quand il arriva à Toulon, il trouva 7 vaisseaux et A frégates mal armés
et mal tenus. Les officiers ne couchaient plus à l)ord de leurs bâtimens
que lorsqu'ils étaient de service. En quelques jours, tout changea de face.
Les communications furent interrompues avec la terre. L'escadre,
mouillée sur des corps morts et prête à filer ses câbles au premier signal,
forma une longue ligne d'embossage du fort de l'Éguillette au lazaret;
les frégates prirent poste sous les batteries du fort Lamalgue, et la pré-
sence constante des officiers à bord de leurs vaisseaux eut bientôt rendu
aux équipages l'activité et la subordination qu'on obtient si aisément des
marins fiançais, quand on sait leur en donner l'exemple. Avant que
l'amiral Latouche prît le commandement de l'escadre, les frégates an-
glaises venaient impunément, à l'entrée du goulet, reconnaître nos
vaisseaux et juger des progrès de nos armemens. Un vaisseau et une
frégate, désignés pour croiser à tour de rôle en dehors de la rade, les
obligèrent à se tenir au large. Si l'ennemi faisait avancer des forces
plus considérables, un autre vaisseau et une seconde frégate mettaient
immédiatement sous voiles, et l'escadre entière se tenait prête à les
soutenir. Du haut du cap Sepet, où il s'établissait chaque matin en ob-
servation, l'amiral surveillait les croisières ennemies et dictait les mou-
vemens de son escadre. Ces sorties fréquentes, cette attente continuelle
du combat, animaient nos marins et les remplissaient d'enthousiasme
et d'ardeur.
a M. Latouche est tout prêt à prendre la mer (écrivait Nelson à ses amis), et,
à la manière dont manœuvrent ses vaisseaux, je m'aperçois qu'ils sont bien
armes; mais, de mon côté, je commande une flotte telle que je n'en ai jamais
vu , et certes aucun amiral, à cet égard , n'a le droit de se dire plus heureux que
f06 REVUE PES DEUX 1I^)III>B9.
moi. M. Latouche s'aventure souvent en dehors du cap Sepet. Qu'il ait la bonté
de tenir jusque par le travers de PorqueroUe, et nous verrons de quel bots sont
faits ses vaisseaux.... Toutes ses manœuvres n'ont été jusqu'ici que des ^ascon-
nadesj. Cependant je ne doute pas que, dès qu'il recevra une mission, il ne sott
homme, pour l'accomplir et exécuter ses ordres, à courir le risque de nous ren-
contrer et de nous combattre. »
Tout prouvait, eu effet, que Latouche aurait eu ce courage. Dans le
mois de juillet 1804, deux de nos frégates, qui croisaient en dedans des
ttes d'Hyères pour chasser de ce bassin quelques corsaires anglais, se
trouvèrent contraintes par un calme plat de mouiller sous le château
de PorqueroUe. Nelson en eut connaissance et résolut de les attaquer.
L'île de PorqueroUe, qui couvre une partie de la baie d'Hyères, peut
être tournée par ses deux extrémités. Nelson détacha vers l'est deux
frégates et un vaisseau, afin .de couper la retraite à nos bâtimens, et
se porta vers la petite passe avec le reste de son escadre. L'amiral La-
touche déjoua cette manœuvre; en quatorze minutes, ses 8 vaisseaux
étaient sous voiles et faisaient route vers l'ennemi. Nelson n'avait alors
que 5 vaisseaux à opposer à l'escadre française. Il s'empressa de rap-
peler le vaisseau et les frégates qu'il avait détachés dans Test de Porque-
rolle^ et opéra sa retraite sous petites voiles, comme le lion qui s'é*
loigne, prêt à se retourner contre lecliasseur. L'irritation de Nelson
fut extrême, quand il apprit quelques jours plus tard, par les journaux
français, que Latouche*Tré ville s était vanté de l'avoir poursuivi jusqu'à
la nuit, a Je garde cette lettre de Latouche, écrivait-il à ses amis, et,
par le Dieu qui m'a créé, si je le rencontre, je veux la lui faire avaler. »
Ces grossières bravades ont flatté les passions de la foule et contribué à
la popularité de Nelson; mais l'histoire à son toiu* les recueille, et c'est
pour exprimer le regret que de telles pauvretés soient sorties de ce
grand cœur, que tant de faiblesse ait pu s'unir à tant de gloire.
Une année cependant s'était écoulée, et la flotte française n'avait
point encore quitté Toulon, a Ces vaisseaux, écrivait Nelson, ne peu-
vent tarder à prendre la mer; quelle est donc leur destination? Est-ce
rirlande? est-ce le Levant? » Son esprit agité errait sans cesse entre
ces deux alternatives. Quelquefois il ne mettait point en doute que l'es-
cadre française ne dût sortir de la Méditerranée; mats, si elle passait le
détroit, serait-ce bien vers l'Irlande qu'elle se dirigerait? N'irait-elle
paa plutôt joindre les 7,000 hommes de troupes qu'elle devait embar-
quer à Toulon aux garnisons de la Guadeloupe et de la Martinique, et
s'emparer des Antilles anglaises? Nelson , songeant à la possibilité d'un
pareil plan de campagne, se promettait de passer le détroit à la suite
de nos vaisseaux, a Je les poursuivrai jusqu'aux Indes, s'il le faut,»
écrivait-il au gouverneur de Malte. Cette opinion était à peine entrée
dans son esprit que de nouveaux renseignemens venaient donner une
LA DERNliRE GUERRE VARITIME. ' l&J
autre direction à ses pensées. Une escadre française, revenant de Saint-
Domingue, s'était réfugiée au Ferrol, où elle était bloquée par le contriB-
amiral Cochrane. Si cette escadre venait se réunir à celle de Toulon ,
Nelson voyait déjà TEgypte ou la Morée au pouvoir de nos troupes. Il
songeait alors à prendre une position qui lui permit d'accabler nos es-
cadres séparées avant qu'elles eussent pu opérer leur jonction. Ce qui
le préoccupait davantage encore/ c'était la présence de 21 vaisseaux à
Brest et de 5 vaisseaux à Rochefort. L'amiral Bruix, en 1799, avait dé-
bloqué Cadix et Carthagène et réuni 40 vaisseaux français et espagnols
dans la Méditerranée. Un amiral entreprenant pouvait, en trompant la
surveillance de Cornwallis, souvent obligé, à l'entrée de l'hiver, de se
réfugier à Portsmouth, être sorti de Brest et avoir rallié les vaisseaux
de Rochefort et du Ferrol avant que la nouvelle de son départ fût par-
venue à Spithead. Dès que Nelson connut la nomination de l'amiral
Gantheaume au commandement de la flotte de Brest, il ne douta point
que ce choix n'indiquât l'intention de Napoléon de porter ses vaisseailx
dans une mer que Gantheaume avait la réputation de bien connaître,
a D'ailleurs, disait-il, c'est ici que Bonaparte veut trouver à s'agrandir,
et c'est ici qu'il faut lui opposer de grandes armées et de grandes
flottes. 2> Au milieu de ces inquiétudes, Nelson conservait pourtant la
même audace et la même confiance en sa fortune. Bien que ses forces
fussent déjà inférieures à celles de Latouche-Tréville et qu'il dût s'at-
tendre à voir cet amiral rallié par de nouveaux renforts, il ne craignait
point d'affaiblir son escadre en laissant constamment dans la baie de
Naples un vaisseau de ligne prêt à enlever la famille royale et à la
transporter à Palerme, si les troupes françaises franchissaient la fron-
tière du royaume.
La France venait alors d'appeler à l'empire l'homme qui l'avait sauvée
de l'Europe en armes et de l'anarchie; Finvasion de l'Angleterre se
préparait avec une activité nouvelle. La flotte de Toulon avait été por-
tée à 10 vaisseaux. Latouche-Tréville devait la conduire devant Cadix,
y rallier le vaisseau l'Aigk, débloquer les 5 vaisseaux réunis à Roche-
fort, et, avec 16 vaisseaux de ligne, paraître dans la Manche, pendant
que Gantheaume tiendrait devant Brest Cornwallis en échec. Les An-
glais n'avaient en rade des Dunes que 7 ou 8 vaisseaux , et l'escadre
qui bloquait le Texel ne pouvait abandonner cette croisière sans laisser
la mer libre à l'escadre hollandaise, composée de 5 vaisseaux et de
4 frégates, que s'apprêtait à suivre un convoi de 80 voiles. De toutes
les transformations qu'avait déjà subies le plan de l'empereur, de toutes
celles qu'il devait subir encore, celle-ci était assurément la plus heu-
reuse. Elle offrait le double avantage de ne faire sortir qu'en été des
vaisseaux entièrement déshabitués de la mer, et de ne réumr dans la
208 REVUB DES DBUX MONDES.
Manche qu'une force manœuvrante moins exposée qu*une armée na-
vale à des séparations ou à des retards presque inévitables.
Tout semblait présager le succès de cette entreprise, quand la mort
de l'amiral Latouche vint obliger l'empereur à en ajourner l'exécu-
tion. Latoucbe-Tré ville mourut à bord du vaisseau le Bucentaure le
20 août 1804. Un jeune officier-général formé dans la campagne de
1795 à l'école de l'amiral Martin , le contre-amiral Dumanoir, com-
mandait en sous-ordre à Toulon. A l'âge de trente-quatre ans, il se vit
appelé par ce triste événement à remplacer provisoirement le premier
officier de notre marine. L'ame de Latouche-Tréville animait encore
son escadre, et, grâce à cette influence, Dumanoir put porter sans flé-
chir le fardeau de son héritage. L'empereur cependant voulait une
main plus sûre pour ce grand commandement. Le vice-amiral Ville-
neuve, signalé par la belle défense de Malte, dont il venait de partager
les dangers avec le général Vaubois, lui fut désigné par l'amiral De-
grés. Villeneuve avait contre lui le fâcheux souvenir d'Aboukir, mais
l'empereur voyait cette affaire sous un jour favorable. Moins frappé de
l'inaction de Tarrière-garde pendant le combat que du succès de sa
retraite, il louait l'amiral Villeneuve d'avoir ainsi sauyé les seuls vais-
seaux français qui eussent échappé au désastre, et croyait reconnaître
à ce signe l'officier plus habile et surtout l'officier plm heureux que ses
compagnons d'armes. Quand le choix de l'empereur s'arrêta sur cet
amiral , il semble que ce soit moins à ses hautes vertus militaires qu'à
sa prétendue fortune qu'il ait accordé sa confiance (i). Villeneuve; dans
la force de l'âge (car il n'avait alors que quarante-deux ans), possédait
en effet de précieuses qualités, mais non point les qualités qu'eût exigées
la mission dont on voulait l'investir. 11 était brave, instruit, fait pour
honorer une marine qui, comme la marine anglaise, n'aurait eu qu'à
combattre : son tempérament mélancolique et doux, son humeur cha-
grine et modeste, convenaient mal au jeu plus ambitieux que méditait
l'empereur (2).
Quand Villeneuve, le 6 novembre 1804, arbora son pavillon sur le
Bucentaure, une cérémonie imposante se préparait à Toulon. Cette ville
(1) Singolière faiblesse d*un si grand esprit! La correspondance de Villeneuve avec
Tamiral Decrès parait cependant en contenir la preuve. « Vous voyex, écrivait Ville-
neuve arrivé aux Antilles et encouragé par ses premiers succès, vous voyez que Tempe-
rcur n*a point eu tort de compter sur ma bonne fortune. »
(2) Personne n*a mieux rendu la dignité grave et triste de cette physionomie devenue
historique, que le vice-amiral ColUngwood, dont Villeneuve fut pendant plusieurs jours
le compagnon et le prisonnier après le combat de Trafalgar. « L*amiral Villeneuve (écri-
vait GoUingwood 1^12 décembre 1805) est un homme parfaitement bien élevé, et, je le
crois aussi, un excellent officier, Bienjfin lui ne rappelle ce$ allurôê bkêêontes et ce
ion fanfaron que nous attribuons trop souvent peut-être à ses compatriotes, »
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 209
avait reçu les restes mortels de Latoucbe-TréviUe. Les officiers de Fes-
cadre voulurent que ces précieuses dépouilles reposassent aux lieux
mêmes d'où ce chef regretté avait vu pour la dernière fois s'éloigner
les vaisseaux ennemis. Sur le sommet du cap Sepet, ils élevèrent un
monument à sa mémoire. Le corps de Latoucbe y fut transporté, et,
au milieu d'une foule attendrie, Villeneuve prononça sur sa tombe ces
touchantes paroles : a De cette hauteur qui domine la rade et nos vais-
seaux, l'ombre de Latouche-Tréville inspirera nos entreprises. Il sera
pour ainsi dire toujours présent au milieu de nous. Les yeux souvent
tournés vers son tombeau, nous puiserons dans cette vue ce zèle infati-
gable, ce courage à la fois prudent et intrépide, cet amour de la gloire
et de la patrie, qui, sujets étemels de notre estime et de nos regrets,
doivent l'être encore de notre constante émulation. Marins, ils seront
sans cesse l'objet de la mienne; le successeur de Latoucbe vous le pro-
met. Promettez-lui qu'aux mêmes titres il sera sûr d'obtenir de vous la
même fidélité et le même attachement (1). 0
U.
L'Espagne, dont l'empereur recevait secrètement un subside annuel"
de 48 millions, n'était point encore engagée dans cette guerre. Peu de
temps après la mort de Latouche-Tréville, une avide et odieuse agrès- .
sion l'obligea à sortir de la neutralité qui convenait si bien à sa fai-
blesse et à notre politique. Le 5 octobre 1804, quatre frégates espa-
gnoles, chargées de trésors considérables, furent arrêtées devant Cadix
par la division du capitaine Moore. Attaqué par des forces supérieures,
le contre-amiral Bustamente, qui commandait la division espagnole, se
défendit en homme de cœur. Neuf minutes après le commencement
de l'action, l'explosion de la frégate la Mercedes rendit la lutte plus iné- 1
gale encore. La il/^(2ea, que montait Bustamente, la Clara et làFama, qui
combattaient à ses côtés, durent amener successivement leur pavillon
devant le. vaisseau rasé XIndefatigable et les frégates la Médusa, l'Am-
phion et le Lively. L'Espagne répondit à ce vol à main armée par une .
(1) L^amiral Latoucbe a joui dans notre marine d'une immense réputation, et, si t*en !
dois croire les souvenirs encore pleins de fraîcheur d'un officier dont la frégate a porté ;
son pavillon, cette réputation était méritée. Ces souvenirs ont confirmé pour moi le té-
moi^iage de l'amiral MUeneuve. Cet officier, duquel Latoucbe écrivait : Vous dire du
hien de notre brave et excellent caftitaine de haut bord serait porter de l'eau à
Iq rimire ou de Vor au Pactole, possède encore plusieurs lettres intimes de Latouche-
Tréville. n est facile d'y reconnaître ces traits si bien cboisis par Villeneuve dans Téloge
funèbre qu'il prononça sur la tombe de Tillustre amiral, n la sûreté et les cbarmes de
son commerce, les agrémens de sa conversation, cet art d'allier le plaisir et une franche
gaieté an sérieui des affaires. »
2i0 REVUE DBS DBUX MONDES.
déclaration de guerre; mais elle ne fut prête. à entrer en .eany^agne
qu'au mois de mars 1805.
.Au moment où surgissait cette nouvelle complication, qui coïncidait
avec Tarrivée de Villeneuve à Toulon, les forces de Nelson venaient
d'être portées à onxe vaisseaux; Villeneuve aussi en avait onze sous ses
ordres, et, tandis que l'Espagne commençait ses préparatifs, la flotte
française achevait les siens. 9 Les vaisseaux français, écrivait Nelson,
embarquent des troupes, des selles, des chevaux même, dit-on, et ce*
pen4ant ils, demeurent au port. Si du moins je connaissais leur destina-
tion, si j'étais sûr dCi les rencontrer, je serais un misérable de mettre
ùn^instant en doute l'issue de cette rencontre. » A défaut de combats,
les 6oins.de son escadre faisaient oublier à Nelson les ennuis d'une croi-
sière dont le terme semblait reculer sans cesse. Les réparations les.plus
urgentes s'exécutaient à la mer, et les frégates apportaient à la flotte
les provisions de toute sorte qu'on pouvait tirer de la côte d'Espagne et
d'Italie, souvent même de la côte de France. Grâce à la prévoyance de
Tamiral , le scorbut était inconnu dans la flotte anglaise : après seize
mois de croisière, pendant lesquels Nelson était resté presque constam-
ment entre le cap Saint-Sébastien et la Sardaigne, celte flotte ne comp-
tait pas un malade sur 6,000 hommes, a La grande affaire dans une
année, 'écrivait l'amiral, c'est la santé des hommes dont cette année se
compose. » il est touchant, il est surtout instructif de voir l'importance
qam^ce grand homme de mer attache aux moindres détails qui peuvent
assurer le bien-^tre de ses matelots. Quand il s'agit de dresser des plans
d'Mtaque, il se contente d'indiquer sa pensée à grands traits : a Les si-
gnaux sont'inutiles, dit-il, entre gens disposés à faire leur devoir; notre
principal objet est de nous soutenir mutuellement, de serrer l'ennemi
deprès et de nous placer sous le vent, afin qu'il ne nous échappe pas; »
maisquand il en vient à s'occuper des vivres qu'on lui envoie de Malte,
desifétemens destinés aux marins de sa flotte, sa sollicitude n'est point
aussi aisément satisfaite. Il lui faut, pour la rassurer complètement,
avoir prévu jusqu'aux vérifications les plus minutieuses, avoir indiqué
quelle épreuve on fera subir aux légumes secs, au bœuf et au porc salé
avant de les accepter et de les distribuer aux équipages. Et ces chemises
de laine, trop courtes d'au moins cinq ou six pouces, qui exposent ses
matelots' au danger d'un refroidissement subit, n'est-ce pas là une de
ses plus sérieuses préoccupations, au moment même où H. Frère,
l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid, lui écrit qu'il va demander ses
passeports et s'embarquer pour Londres? C'est qu'avec a quelques
pouces de plus, ces chemises imparfaites seraient l'un des meilleurs vê-
temens introduits dans le service de la flotte et sauveraient peut-être la
vie à plus d'un bon niatelot. » Comme Wellington, Nelson, en véritable
Anglo-Saxon, ne songe point à mettre en doute le patriotisme d'un sol-
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 211
dat bien payé, bien vêtu et bien nourri. Aussi, lorsqu'en dépit de tant
d'attentions, les marins anglais cherchent à fuir cette existence claus-
trale et se laissent séduire par les recruteurs espagnols, son indignation
ne trouve point de termes assez méprisans pour qualifier une pareille
conduite. « Quand je vois, s'écrie-t-il, des matelots anglais se dégrader
au point de quitter, en temps de guerre, le service de leur pays pour
entrer au service de TEspagne, abandonner une solde d^un shilling par
jour, des provisions abondantes et de premier choix, tout le bien-êlrfe, en
un mot, que leurs chefs peuvent leur procurer, pour aller chercher
une mauvaise paie de deux pence par jour, du pain noir, des fèves de
rebut [horse-beans) et de V huile puante; quand je vois des matelots an-
glais devenir soldats espagnols, je rougis pour eux. S'il est une cho^
que les étrangers admirent chez nous, c'est assurément notre amour
pour notre pays. Ceux qui désertent son service oseront-ils se vanter
de l'aimer? »
Ces lettres familières, si remplies d'enseignemens, empruntent d'ail-
leurs à la date qu'elles portent un nouvel intérêt. Pressé entre deux
escadres, dont l'une est déjà armée à Toulon et dont l'autre s'arme à Car-
thagène, Nelson ne voit dansl'union de l'Espagne et de la France qu'une
guerre riche et lucrative substituée à une pauvre guerre, à une guerre sans
profits et sans parts de prises. Cette alliance redoutable ne se présente à
son esprit que comme une chance de plus d'arrondir et d'embellir sa
propriété de Merton, de mettre aussi de côté un peu de cet argent dont
a il ne dépense guère pour lui-même, bien qu'il aime assez à le ré-
pandre autour de lui; » mais si les pleurésies, si les affections de poi-
trine, a si fréquentes dans la Méditerranée, » viennent affliger son es-
cadre, comment réparera-t-il ses pertes? Voilà ce qu'il faut craindre
plus qu'une flotte espagnole. L'Angleterre n'a pas de matelots à envoyer
aux vaisseaux de la Méditerranée. On autorise bien Nelson à recruter des
Italiens, mais les Italiens désertent dès qu'ils sentent l'air natal; des Fran-
çais, il ne veut de Français sous aucun prétexte; de bons Allemands {good
Germans), les Allemands sont rares. D'ailleurs, ces larges doctrines en
fait de recrutement, pratiquées sans hésitation par l'amirauté britan-
nique, ne trouvent que dans de longues croisières un correctif indis-
pensable. On ne fait point en quelques jours d'un laboureur un intré-
pide gabier. A Nelson lui-même, il n'a pas fallu moins de vingt mois
de mer pour former complètement ses équipages, composés, dans le
principe, des élémens les plus hétérogènes; mais que ne peut, sous un
chef actif, le salutaire et quotidien labeur d'une navigation difficfle? Il
n'est point jusqu'à un général noir, le général Joseph Chrestien, qui,
passager ou plutôt prisonnier sur la frégate française F Embuscade, que
le Victory a capturée, ne soit devenu entre les mains de Nelson et à
cette rude école im «parfait matelot. » Lé sèor^t de faire une bonne
212 BEVLE DES DEUX BIONDJES.
flotte est donc de la conQer à des mains habiles et de la tenir à la mer.
C'est là qu'elle grandit, et quand le malheureux Villeneuve, près de
quitter Toulon, disait à son armée : a Rien ne doit nous étonner dans la
vue d'une escadre anglaise, leurs vaisseaux sont harassés par une croi-
sière de deux ans, x> il proclamait involontairement la cause la plus
réelle du fatal triomphe que ces vaisseaux devaient obtenir un jour.
Une première épreuve allait déjà constater l'immense différence qui
ne peut manquer d'exister entre une flotte assouplie par d'utiles fatigues
et une flotte échappant pour la première fois aux douceurs du port. Le
19 janvier 1805, Nelson était mouillé dans la rade d'Âgincourt, quand
deux de ses frégates, r Active et le Seahorse, parurent à l'entrée des
bouches de Bonifacio. Couvertes de toile, elles portaient en tète de mât
ce signal si long-temps attendu : La flotte ennemie a pris la mer. 11 était
trois heures de l'après-midi lorsqu'elles mouillèrent près du Victory,
et à quatre heures trente minutes l'escadre anglaise était sous voiles.
n fait nuit vers cinq heures à cette époque de l'année. Le vent souf-
flait de l'ouest très grand frais, et l'escadre ne pouvait remonter contre
le vent. Il fallait donc la faire sortir par un des étroits passages qui, du
côté de Test , donnent accès dans cette mer tyrrhénienne dont les flots
si souvent agités vont baigner la côte d'Italie. Quoique l'obscurité fût
déjà complète, Nelson prit avec le Victory la tête de la ligne et se
chargea de conduire lui-même ses onze vaisseaux entre l'écueil des
Biscie et l'extrémité nord-i st de la Sardaigne. Ce passage, dont la lar-
geur n'excède guère 400 mètres, n'a été tenté depuis lors par aucune
autre flotte. L'escadre anglaise le franchit sur une hgne de flle, chaque
vaisseau portant son fanal de poupe allumé pour diriger dans le canal
le vaisseau qui le suivait.
La flotte française, quand les frégates de Nelson l'avaient perdue de
vue, faisait encore route au sud avec une grande brise de nord-ouest.
Nelson ne douta point qu'elle ne se dirigeât vers l'extrémité méridio-
nale de la Sardaigne, et, dès qu'il eut doublé les derniers îlots qui se
raitachent au groupe des iles de la Madeleine, il laissa arriver le long
de la côte de Sardaigne et détacha une de ses frégates vers Cagliari et
San-Pietro dans l'espoir d'y obtenir quelques informations sur la flotte
de l'amiral Villeneuve. Le temps était incertain et menaçant; le vent,
très frais dans le canal, était devenu inégal et variable. Nelson pres-
sentit un coup de vent, et avant minuit l'escadre se trouvait sons une
voilure maniable , les vergues hautes amenées sur le pont et les mâts
de perroquet calés. Attentif à étudier les moindres signes précurseurs
d'une perturbation atmosphérique, Nelson avait la plus grande foi dans
les indications du baromètre, et son journal contient- à cet égard des
observations du plus haut intérêt qu'il y consignait chaque jour de sa
propre main. Chose digne de remarque! le bouillant amiral ménageait
LA DBRlflÈRB GUBUE MARITIME. S13
ses vergues et ses voiles dans les circonstances ordinaires plus soigneu-
sement que son escadre ou son vaisseau dans les occasions décisives.
Nelson connaissait d'ailleurs mieux que personne la mer dans laquelle
il naviguait en ce moment. Il savait avec quelle soudaine violence se
déclarent les ouragans dans la Méditerranée, et, s'attendant à rencontrer
Tennemi , il ne voulait point s'exposer à lui présenter des vaisseaux
déjà désemparés.
La tempête que Nelson avait prévue n'éclata que le lendemain; elle
trouva Tescadre anglaise sous ses voiles de cape et prête à défier toute
la furie des grains de sud-sud-ouest qui se succédèrent sans interrup-
tion jusqu'au 23 janvier. Nelson apprit alors par ses frégates qu'un
vaisseau français démâté de ses deux mâts de hune s'était réfugié à
Ajaccio et qu'une frégate française avait paru à l'entrée du golfe de
Cagliari. Il pensa que notre escadre avait été dispersée par la tempête
qu'il venait d'essuyer, a De deux choses l'une, écrivit-il à l'amirauté,
ou cette escadre désemparée sera rentrée au port , ou elle aura fait
route à l'est et probablement vers l'Egypte. Si elle est revenue sur
ses pas, je n'ai plus l'espoir de la joindre et je n'ai par conséquent rien
à perdre en me dirigeant vers le Levant; si , au contraire, elle a conti-
nué sa route, j'ai toutes les chances possibles de l'atteindre. »
Le 29 janvier 1805, l'escadre anglaise doublait lile de StromboU,
franchissait, malgré les vents contraires, le phare de Messine, et, quel-
ques jours plus tard, reconnaissait la côte d'Afrique. Les vaisseaux
français n'avaient pas paru devant Alexandrie, et, le 8 février, Nelson,
désespéré, reprenait la route de Malte et de Toulon. « Cependant, écri-
vait-il ehcore à l'amirauté, bien que j'eusse appris les avaries éprou-
vées par un vaisseau français, je ne pouvais oublier le caractère de Bo-
naparte. Je savais que les ordres donnés par lui sur les bords de la Seine
ne prendraient en considération ni le temps ni la brise, et en effet, dans
mon opinion, y eût-il eu trois ou quatre vaisseaux français désemparés,
ce n'était pas une raison suffisante pour arrêter une expédition impor^
tante, o
Ce ne fut que le 14 février, et quand il n'était plus qu'à cent lieues
de Malte, cpie Nelson apprit d'une façon certaine ce qu'était devenue la
flotte française. L'empereur n'avait point osé confier au vice-amiral
Villeneuve l'exécution de ce plan audacieux qu'il avait conçu pour La-
touche-Tréville. C'était la flotte de Brest et l'amiral Gantheaume qu'il
voulait cette fois appeler dans la Manche. Pour diviser l'attention des
vaisseaux anglais et les éloigner de nos côtes, il avait résolu de porter
àeux escadres dans la mer des Antilles. Le contre-amiral Missiessy était
parti de Rochefort le 44 janvier, Villeneuve, de Toulon, le 48. Après
avoir essuyé treize jours de cape dans le golfe de Gascogne, l'amiral
Missiessy avait pu continuer sa route. Villeneuve, qui croyait toiyours
iH UVCB IMKS DEDX IHMfDBB.
sentir Nelson sur sa trace, montra moins de persérérance. n ^aydit
éprouvé de sérieuses ayaries et avait perdu de vue, dès fa première
nuit, le vaisseau VlndxmptiMe et trois de ses frégates. Il s'empressa de
rentrer au port, a Ces messieurs, écrivait Nelson à lord Melville, ne sont
pas habitués à ces ouragans que nous avons défiés pendant vingt et un
mois sans y perdre un mât ou une vergue. x> Cette inetpérience de bt
mer était, en effet, le grand mal de notre marine. Villeneuve, déjà
découragé par cette première sortie, s'en plaignait avec amertume.
« L^^scadrede Toulon (écriya^t ViUeaeuve à ramiralDecrès) panaisgait foitt
belle sur la rade, les équipages bien vêtus, faisaot bien Fexercice; joaais, dès que
la tempête est venue, Iqs choses ont bieu changé;. Hs n'étaient pas exercés nux
tempêtes. Le peu de matelots confondus parmi les soldats ne se trouvaieut plus.
Ceux-ci, malades de la mer, ne pouvaient plus se tenir dans les batteries. Us
encombraient les ponts. Il était impossible de manœuvrer. De là des vergues
cassées, des voHes emportées, car, dans toutes nos avaries, il y a eu bien autant
de maladresse ou é^î^nexpérience i^t de défaut de qualité des objets déHi/^
f^r les arsenaux. »
Telles sont les scènes de confusion qui ont souvent signalé fentrée
en campagne de nos escadres. Au début de la guerre, l'Angleterre pre-
nait rapidement Toffensive. Ses vaisseaux étaient devant nos ports que
les nôtres n'étaient point encore en état d'en sortir. Chaque jour ren-
dait l'ennemi plus fort et diminuait notre confiance. Au lieu de prendre
la mer en dépit des escadres anglaises, de vive force s'il était néces-
saire, on aimait mieux attendre qu'un coup de vent les obligeât à lever
le blocus. On sortait alors à la faveur d'une tempête, et pUis' d'une
fois cette tempête ne laissa rien à faire à l'ennemi (4).
m.
Après son excursion devant Alexandrie, Nelson se trouva retenu dans
le sud de la Sardaigne par une longue série de vents d'ouest, et ce ne
fut que le 12 mars qu'il put reconnaître les côtes de Provence. Le 15,
il avait regagné son poste d'observation sous le cap Saint-Sébastien;
mais, après avoir détaché devant Barcelone le vaisseau le Leviathan,
(1) L'èmpeijeur, pour préparer ces expéditions malheureiises, n'afait» m devant lui
que deux* années d'une tré?e inooinplète; maie ce qu'on n'eût pu jsans iojnstice-demander
à ce règne agiU% ne seraitr-ou point en droit de Tcxiger d'un gouvernement opérant an
milieu de circonsUnces réjçuUères? Quand on veut une marine,, quand il faut la créer de
toutes pièces, l;i faire sortir tout armée , non de la constitution même du pays , comme
le peut faire un peuple commerçant, mais d'une grande pensée politique comme doit ie
fair« une nation militaire, il n> a qnhrn mayen p«ut*4trfi ide paéwênir le danger d'a«e
u demi Auiiicu avant d'avoir eu Toecaslon de c^mlMittve: c'est d'elle à la fois actif et pré*
voyant, de tenir ses vaisapaux prôtn à nryner ^9U pren^icv $ign«l,;çtd*oUer menacer les côtes
de Tennemi avûat qu'il ait pu bloquer les vôtres.
LA DEMIËRE GUBRRE MARITIIIB. 21 &
afin d'inspirer à Villeneuve une fausse sécurité et de lui donner à pen«
ser qu'il avait de nouveau établi sa croisière sur la côte d'Espagne ^ il
se reporta rapidement vers Textrémité méridionale de la Sardaigne; le
S7 mars, il mouillait dans le golfe de Palmas, où l'attendaient déjà de
nombreux transports chargés de vivres pour son escadre/ Nelson ne
doutait point que Villeneuve ne repiit la mer dès que ses bâtimens au-
raient réparé leurs avaries, et , résolu à le poursuivre jusqu'aux anii^
podes, il avait voidu compléter sa provision d'eau et embarquer au
moins cinq mois de vivres sur chacun de ses vaisseaux, a Bonaparte
s'est souvent vanté, écrivait-il à Gollmgwood, que notre flotte s'userait
à la mer, tandis que la sienne ne ferait que s'accroître dans le port. Il
doit savoir aujourd'hui , si la vérité arrive jusqutaux empereurs, que se
flotte peut en une seule nuit éprouver plus d'avaries que la nôtre dana
une année entière, i»
Les bâtimens «éparés de l'escadre française pendant la nuit orageuse
qui suivit son départ avaient déjà rejoint l'amiral Villeneuve, la Cor^
nélie était rentrée à Toulon le 22 janvier, le vaisseau tindomptabh
le 24. Les frégates VHortense et V Incorruptible, qui s'étaient portées
vers le détroit de Gibraltar, premier rendez-vous indiqué en cas de sé«
paration/ effectuèrent aussi leur retour après avoir capturé les cor«
vettes anglaises YAmm et VAcherùn. Le vice-amiral Villeneuve était
donc prêt à reprendre la mer; mais il voulut profiter de sa relâche
pour opérer quelques mutations dans son escadre. La frégate flncùT'^
rupHble cessa de faire partie de l'expédition; FUranie fut remplacée
par rHermione, et, au lieu de rAnnibal, le capitame Cosmao prit le
commandement du Plutan, vaisseau de 74 qu'on venait de lancer^
Deux mois avaient été perdus dans ces préparatifs, et l'empereur avait
dû modifier ses premiers projets. Suivant la pente naturelle à son génie,
il les avait. encore agrandis. Villeneuve cette fois devait se présenter
devant Cadix, y rallier le vaisseau t Aigle et l'escadre espagnole com«
mandée par l'amind Gravina, se porter avec ce renfort dans la mer dee
Antilles, où il serait rejoint par les 21 vaisseaux de Gantbeaume, et de
là faire route sur Boulogne, afin d'y couvrir avec 50 vaisseaux le pas*
sage de la fiottille. La division quil commandait, composée de 11 vais*
seaux et de 6 frégates, était ainsi destinée à former le centre autour
duquel viendraient se grouper ces escadres encore séparées et gardées
à vue par les croisières anglaises.
Le 29 mars^ l'amiral Villeneuve appareillait pour la seconde fois de
Toulon avec une jolie brise de nord-est et se dirigeait vent arrière entre
la Sardaigne et les Baléares. Le lendemain matin, le vent tourna au
iKml'Kmest; au lieu de fraîchir; comme on devait s'y attendre, il mollit
considérablement, et, pendant deux jours, notre escadre fit très peu
de chemin. Le 31 mars au soir, elle n'était encore qu'à dix ou douza
216 REVUE DES DEUX MONDES.
lieues du cap Sicié, quand elle fut aperçue par les frégates anglaises
r Active et la Phébé. Im Phébé laissa arriver sur le golfe de Palnias, où
elle devait trouver Nelson; V Active essaya de se maintenir à portée
d'observer la route de nos vaisseaux; durant la nuit, elle les perdit
de vue. Par un heureux concours de circonstances, Villeneuve apprit le
lendemain d'un bâtiment ragusain que, cinq jours auparavant, la flotte
anglaise louvoyait dans le sud de la Sardaigne. Assuré de trouver la
mer libre au nord des Baléares, il serra le vent, rallia la côte d'Es-
pagne, et, le 6 avril, se trouva en vue de Carthagène.
Informé de la sortie de notre escadre, Nelson l'attendait en vain entre
la Sardaigne et la côte d'Afrique, a Je suis complètement égaré, écri-
vait-il dans son désespoir, par la faute de mes frégates, qui ont perdu la
trace de l'ennemi à la soriie du port; mais à quoi me serviraient les
plaintes et la colère?]» Ce ne fut que le 10 avril que, se tenant à la hauteur
de l'île d'Ustica, afin d'être prêt à se porter sur Naples ou sur la Sicile, il
commença à soupçonner la roule qu'avait suivie notre escadre en sor-
tant de Toulon. Une lettre du ministre anglais à Naples lui fit connaître
qu'un corps de troupes sous les ordres du général Craig et sous l'escorte
du contre-amiral Knight avait dû partir d'Angleterre pour se rendre
dans la Méditerranée. Cette expédition importante pouvait être inter-
ceptée par l'amiral Villeneuve, et Nelson n'hésita plus, pour la couvrir,
à se diriger en toute hâte vers le détroit. Pendant qu'il luttait avec per-
sévérance contre de violens vents d'ouest, il apprit, le 16 avril, par un
bâtiment neutre, que les vaisseaux français avaient été aperçus le 7
sous le cap de Gâte. «Si cette nouvelle est vraie, écrivait -il à Naples,
je frémis en songeant à tout le mal que peut nous avoir fait l'ennemi ! »
Le 7 avril, en effet, l'escadre française avait déjà dépassé Carthagène.
Le contre-amiral Salcedo commandait dans ce port six vaisseaux espa-
gnols. Villeneuve eût voulu les joindre à son escadre; mais Salcedo de-
mandait trente-six heures pour embarquer ses poudres (4) : une brise
favorable venait de s'élever; Villeneuve, impatient d'en profiter, ne
voulut pas s'arrêter davantage. Il contmua sa route, et le 9 avril, il
donnait dans le détroit de Gibraltar. Le soir même, chassant devant lui
le vice-amiral Orde et les cinq vaisseaux anglais qui bloquaient Cadix,
il jetait l'ancre à l'entrée de ce port, afin d'opérer sa jonction avec
l'amiral Gravina:
Cet amiral espagnol était né à Naples. Charles III, dont on Ta cru
généralement le fils naturel, le fit entrer dans la marine et l'envoya
combattre les Algériens. ïn 1793, Gravina servait sous les ordres de
l'amiral Langara et prenait part à la défense de Toulon et de Roses.
Cette campagne lui valut le grade de contre-amiral et la réputation
(I) Lettre du général Beuruonville ù l'amiral Décrus.
LA DBRBliU GUSREB XARITUIE. , 217
d'ofQcier intrépide. Qioia pour ambassadeur par la cour de Madrid, il
vint à Paris en 1805 et plut à Tempereuri qui le désigna pour corn--
mander la flotte espagnole. On n'approchait point impunément de i'em-
pereur. Gravina, qui, à Tâge de cinquante-huit ans, cachait encore, sous
une grande simplicité de manières, un caractère exalté et chevaleresque,
tomba complètement sous le charme. Sans consulter les forces d'une
marine dégénérée, il promit de suivre la flotte française partout et à
toute entreprise (1). Le 3 avril, plein d'ardeur et brûlant d'entrer en
campagne, il arborait son pavillon sur le vaisseau YArgonatUa, mouillé
en rade de Cadix. L'Espagne possédait 16 vaisseaux dans ce port; mais le
dénûment complet dans lequel étaient tombés les arsenaux, les ravages
que venait d'exercer la fièvre jaune sur le littoral déjà dépeuplé, avaient
opposé à la bonne volonté du cabinet de Madrid et au zèle infatigable
de notre ambassadeur, le général Beumonville, des obstacles, insur^
montables. Au bout de trois mois et à force d'expédiens, on était par-
venu à armer 6 vaisseaux, dont 2 de 64, les plus misérables bàtimens, à
l'exception de VArgonauta, qu'on eût jamais envoyés à la mer (i). Pour
former les équipages de cette escadre, il avait faUu avoir recours à la
presse, et on n'avait ainsi recueilli, de l'aveu même du général Beur*
nonville, qu'une racaille épouvantable (3). Le& officiers, il est vrai, qui
montaient ces vaisseaux si mal armés, braves et instruits pour la plu-
part, étaient fort dévoués à leur amiral ; mais ce n'était pas d'officiers
dévoués qu'avait manqué la marine espagnole depuis le commence-
ment de la guerre : d'héroïques résistances avaient honoré le pavillon
de Charles IV; aucune résistance heureuse ne l'avait rendu redoutable
à l'ennemi.
Un exemple bien récent encore eût dû cependant nous ouvrir les
yeux sur le danger d'appeler dans la lice de semblables auxiliaires.
Le 6 juillet 1801 , peu de temps avant la paix d'Amiens, on avait vu trois
vaisseaux français, protégés par deux méchantes batteries et une position
habilement choisie, combattre avec avantage, devant Âlgésiras, six
vaisseaux anglais. Quelques jours après ce combat, dans lequel le vais-
seau VHannibal resta en notre pouvoir, une division de 5 vaisseaux
espagnols sort de Cadix avec un sixième vaisseau donné à la France, le
San-Antanio, sur lequel on jette à la hâte un équipage. L'amiral Linois,
qui commande notre escadre, appareille avec ce renfort. Sir James
Samnarez, qu'il vient de vaincre, appareille aussi pour le poursuivre.
Les 9 vaisseaux des alUés prennent chasse devant 5 vaisseaux anglais,
et à l'un des plus beaux combats de notre marine succède un épou-
vantable désastre. Le San-Antonio, entouré, est forcé de se rendre^
(1) Lettre de Tamiral GraTina i Tamiral Decrès.
(2) Lettre de l'amiral VUleneuTe i ramiral Decrès.
(^ Lettre du génénd BeomonvlUe &J*amiral Decrès.
TOME xvu. 45
3i8 nvoii im bbitx 'nnMB;
Beux trois^nts espagnols sont atteints au mUiea de la nuH par un
seul Taisseau anglûs. Les équipages perdent la tête» le feu éclate dans
les batteries, et les deux yaisseauz, après s'être eanonnés mutueUement,
font bientêt explosion. 2,000 hommes sont victimes de ce double sui«
cide. Quant aux vaisseaux français, à peine remis du combat d'Algé-
suras, ils repoussent victorieusement Tennemi et entrent à €adix, le
lendemain, couverts de gloire, mais consternés d'un succès que de
fidèles et gén^eux alliés ont payé d'un si grand sacrifice.
Tels étaient les souvenirs qui agitaient Villeneuve à la vue de Fes-
cadre de Cadix; si quelque chose eût pu diminuer l-impression fâ-
cheuse qu'il en éprouva, c'eût été, sans contredit, l'empressement avec
lequel l'amiral Gravina vint se ranger sous son pavillon et la loyauté
empreinte dans toute la personne et dans tous les actes de ce brave
officier. Dès que VHorteme, envoyée en avant par l'amiral Villeneuve,
eut signalé l'approche de la flotte française, le capitaine du vaisseau
rAigk, prêt à appareiller lui-même, avait remis à l'amiral espagnol les
dépêches de l'amiral Decrès et sept paquets cachetés contenant l'indica*
tion du rendez-vous général de l'escadre en cas de séparation. G^vina fit
distribuer ces paquets à ses capitaines, avec défense expresse de les ou-
vrir avant d'être au large. Embarquant alors à la hâte 1,600 Ubmmes
de troupes, il fit signal à ses vaisseaux de filer leur câble par le bout
et alla mouiller devant Rota au miUeu de l'escadre française. A deux
heures du matin, la fiotte combinée profita d'une légère brise de terre
pour mettre sous voiles. Le SafhJtafaël avait touché en sortant du port;
les autres vaisseaux, qui avaient déjà laissé un câble à Cadix, voulurent
lever leur ancre et perdirent beaucoup de temps dans cette opération.
Au point du jour, ils se trouvèrent séparés de l'escadre. L'ArganaïUa,
de 80, et ï America, de 64, rallierait seuls l'amiral Villeneuve, qui
compta alors sous ses ordres, outre 6 frégates, i corvette et 3 bricks,
12 vaisseaux firançais et â vaisseaux espagnols. Le SanrBafaël, de 80 ca-
nons, le Firme, le Terrible, de 74, ÏEspaàa, de 64, et la firégate la
Semla-Madalena furent laissés en arrière. Lçs capitaines de ces bàtimens
décachetèrent les paquets qui leur avaient été remis par l'amiral Gra*
vina et firent route.pour la Martinique.
Nelson cependant luttait encore contre les vents d'ouest. Il n'arriva à
l'entrée du détroit que le 30 avril. La il fallut s'arrêter, car le violent
courant qui descend constamment de l'Océan dans la Méditerranée ne
permet point de franchû* ce passage avec des vents contraires, a Ha
bonne fortune, écrivait-il au capitaine Bail, semble m'avoir abandonné.
Le vent ne veut souffler ni de l'arrière ni du travers : il est droit de-
bout 1 toi^ours droit debout 1 » Mouillé dans la baie de Tétouan, ^plus
agité que les Grecs en Aulide, il épiait avec anxiété la preoiiài^ brise
favorable et cherchait à tromper son ardeur {mr miUe plans de cam*
LA MBmteB'QVBBK MAUTIME. 219
pagat;: « J%i*été rudement épromré, éemaii^I à lord Addington*, ^t
jusqu'idirenDemi a été mepreiileutemeoi heureuç meislaf chaiiee peut
tourner. PatwncB ei perêivénmee pmvmU beaue(mpé9 Eaftn le 7 mai ,
à* iix heures du soir, il dconn dMs le détroit de 6ilNraii«r; il igno-
rait encore la deelnation de' la^ flotte combinée el ne la connut d'une
iBçonr certaine cpie par un rm inespéré. Un officier pcniugais, d'ori-
gine écossaise^ qui a^ait fait partie de l'escadre du marqués de Niea
et ayait servi pmidant les événsmens de Nafries sous ses ordres, le con-
tre-amiral Donald Campbell, le rencontra à la mer : il avait recueilli
leSibmitsiqiH couraient à Cadix, et apprità Nelson que la flotte de Vil-
leneuve s'était dirigée sur les Antilles. Nelson maudit davantage encore
les vents^eontraires qui Pavaient retenu si long-temps dans la Héditer-
laoée : cette flotte qui allait porter la terreur et la désolation dans les
lies anglaises^ <^était ceUe que Tamirauté avrit commise à sa surveil-
lance, celle qu'tt couvait des yeux depuis deux ans et appelait si pré»-
somptiieusenient f tf /Mie. A tcmt rij^ue^ ilrésohitde la sinvre au-delà
du tronque.
Tout disposé qu'il pouvait être à engager sa responsabilité personnelle
dans cette poursuite, Nelson voulut cependant, avant de quitter les côtes
dSunipe, assurer le passage des 5,000 hommes de troupes que le contre-
amifal Knight amenait d'Angletenre. Le iO mai, il vint mouiller dans
la baie de Lagos avec son escadre, y trouva quelques transports aban^
donnés par sir John Orde au moment où ce dernier s'était retiré devant
Villeneuve, et embarqua dans une seule nuit plus d'un mois de vivres à
bord de tous ses vaisseaux. Le lendemain , il appareillait de nouveau et
se portait à la hauteur du cap Saint-Vincent. Le iS mai, dans l'après-
mi^^ le jour même où Villeneuve arrivait en vue de la Martinique^ il
ralliait Timportant convoi qu'avait escorté jusque-là le contre^miral
Knight avec deux vaisseaux, le Qtieen, de 98, et le Dragon, de 74. Ce
convoi avait donc échappé aux atteintes qu'appréhendait Nelson; mais,
destiné à entrer dans la Méditerranée, il pouvait redouter encore la ren-
contre de Tamiral Salcedo. A la veille de se lancer avec 11 vaisseaux à
la poursuite d'une flotte ennemie de 18 vaisseaux de ligne, Nelson aima
mieux s'affaiblir que laisser un amiral anglais exposé à combattre, avec
des forces insuffisantes, l'escadre de Carthagène. Un de ses vaisseaux,
dont le doublage en cuivre n'avait pas été changé depuis plus de six
ans, le Royal Savereign, vaisseau à trois-ponts, l'eût retardé par l'infé-
riorité de sa marche dans la traversée qu'il allait entreprendre. 11 ne
craignit point de se priver de ses serrices et l'adjoignit à la division
qu'a venait de rallier. Quelle que fût d'ailleurs cette témérité dont il
aimait à faire preuve en présence de l'ennemi, Nelson ne songeait cette
fois à attaquer la flotte combmée qu'après avoir joint le contre-amiral
Coehrane. H^^iitendait à trouver cetoffider-génétal^ laBarbade^avec
i20 REVUE DES DEUX MONDES.
6 vaisseaux détachés du blocus du Ferrol à la poursuite des 5 vaisseaux
du contre-amiral Missiessy. L'ennemi ne pouvait, à tout prendre, réu-
nir plus de ^ vaisseaux aux Antilles; Nelson comptait en avoir i6 à lui
opposer, tous vaisseaux éprouvés, habitués à la même tactique et por-
tant le même pavillon. C'était une chance qu'un homme tel que Nel-
son pouvait accepter. « Que chacun de vous, disailril à ses capitaines,
attaque un vaisseau français; je me charge à moi seul des vaisseaux
espagnols. Quand j'amènerai mon pavillon , je vous permets d'en faire
autant. »
S'il se sentait justement rassuré contre la supériorité numérique de
l'ennemi, Nelson ne l'était point contre la crainte du ridicule qui pou-
vait s'attachera une poursuite infructueuse. «Après avoir sérieusement
pesé tous les renseignemens qui me sont parvenus, écrivait-il au secré-
taire de l'amirauté, je suis porté à croire que la flotte combinée s'est
dirigée sur les Antilles. Un voyage en Angleterre m'eût souri davantage
sans doute; l'intérêt de ma santé l'exigeait peut-être; mais, en pareille
occasion , je place toujours mes convenances hors de la question. Je
puis être malheureux , on ne dira jamais que je suis inactif ou que je
ménage ma personne, car on n'appellera point assurément cette pour-
suite de 18 vaisseaux avec 10 un voyage d* agrément, surtout quand il
faut aller chercher ces 18 vaisseaux atuc Antilles. En tout cas, si je me
suis trompé sur la destination de la flotte combinée, je serai de retour
en Europe à la fin de juin, c'est-à-dire long-temps avant que l'ennemi
ait pu savoir où je suis allé. » Trop de temps avait été perdu déjà pour
que Nelson pût en perdre encore dans de nouveUes hésitations. Le
il mai, cédant à un des plus beaux mouvemens qui aient illustré sa
carrière, il quittait le contre-amiral Knight et volait au secours des
Antilles menacées.
Tout avait jusqu'alors secondé les projets de l'empereur. Malgré la
marche inférieure de trois vaisseaux, le Formidable et l'Intrépide tou-
jours couverts de voiles, V Atlas qu'il fallait faire remorquer par le Nep-
tune, l'amiral Villeneuve avait passé le détroit un mois avant l'amiral
anglais. Le 13 mai , il mouillait à la Martinique et trouvait sur la rade
du Fort-Royal les bâtimens dont il s'était séparé en partant de Cadix :
18 vaisseaux et 7 frégates furent ainsi réunis sous ses ordres, et le pre-
mier essai qu'il put faire de la bonne volonté de leurs équipages fut
couronné d'un succès complet. A l'entrée de la rade du Fort-Royal, les
Anglais avaient occupé et fortifié un rocher inhabité, nonuné le Dia-
mant. Cette position , devenue le Ueu de dépôt de leur station et le
refuge de leurs corsaires^ était réputée inexpugnable. Les embarcations
LA DERNIÈRE GUERRE U.iRlTUIE. 22i
de Tescadre, soutenues par le feu de deux vaisseaux et d'une frégate,
s'en emparèrent le 34 mai. Dans la lutte généreuse qui s'établit à
cette occasion entre nos marins et les marins espagnols, le premier
canot qui arriva à terre sous une grêle de balles et de mitraille fut un
canot de l'amiral Gravina. Ce témoignage non équivoque de l'excellent
esprit qui animait nos alliés ranima la confiance de Villeneuve, et, s'il
n'eût été retenu par la crainte de manquer l'amiral Gantheaume, il eût
peut-être cédé aux instances de l'amiral Gravina, qui le pressait de re-
prendre la Trinité, colonie espagnole concédée aux Anglais par le traité
d'Amiens (i); mais, pendant que Villeneuve laissait entrevoir à son col-
lègue les motifs impérieux qui exigeaient sa présence à la Martinique ,
de nouveaux ordres étaient à la veille de l'atteindre.
L'idée de réunir nos escadres aux Antilles pour les porter de là dans
la Manche était un trait de génie qui devait déconcerter les prévisions
de l'amirauté britannique. Malheureusement cette imposante concen-
tration de forces ne pouvant s'opérer que par surprise, il fallait pour la
faire réussir un merveilleux concours de circonstances qui se rencontre
bien rarement dans les opérations maritimes. Le temps perdu par l'ami-
ral Villeneuve à Toulon avait fait manquer une première fois sa jonction
avec le contre-amiral Missiessy, rappelé des Antilles en Europe. La té-
nacité avec laquelle Cornwallis maintenait le blocus de Brest fit man-
quer la jonction de Gantheaume. Dans tout le mois d'avril, qui fut cette
année d'une sérénité désespérante, Gantheaume n'avait pu trouver un
seul jour qui lui permit de sortir de Brest sans combat. Le i*^ mai, le
ccmtre-amiral Magon appareilla de Rochefort avec deux vaisseaux pour
porter à la flotte combinée cette fâcheuse nouvelle. Si, le 21 juin, l'a-
miral Gantheaume n'avait pas paru aux Antilles, Villeneuve devait re-
venir sur le Ferrol. 11 n'y avait encore dans ce port que H vaisseaux en
état de prendre la mer; mais l'empereur espérait que Villeneuve en
trouverait 15 au moment de son arrivée. En portant brusquement sur
Brest les 35 v^sseaux qu'il aurait ainsi réunis, il n'était point douteux
qu'il ne pût opérer sa jonction avec l'amiral Gantheaume, malgré les
18 vaisseaux de Cornwallis. a Du succès de votre arrivée devant Bon-*
logne, écrivit l'amiral Decrès à Villeneuve, dépendent les destinées du
monde. Heureux l'amiral qui aura eu la glou*e d'attacher son nom à un
iWénement aussi mémorable ! »
L'arméecombinéedevaitattendre jusqu'au 21 juin la flotte de l'amiral
Gantheaume; il était cependant très probable que cette flotte ne sortirait
plus de Brest avant d'avoir été débloquée. L'immobilité de Villeneuve
cessait donc d'être nécessaire. Pour que cet amiral n'eût point fait une
campagne complètement stérile, l'empereur, en lui envoyant ces nou-
(1) Lettre de Tamiral Gravina a ramiral Decrès.
222 REVUE DES DEUX MONDES.'
Telles iDstructions, crut devoir l'engager à tenter quelque coup de main
sur les îles anglaises, sur la Trinité entre autres, qu'il eût été bien aise
de pouvoir restituer à l'Espagne; mais le temps avait marché , l'ami-
rauté britannique n'était point sans doute restée inacUve, et Villeneuve
trouva dangereux de souventer ainsi son escadre. Ai) lieu de se porter
sur la Trinité, il préféra agir contre laBarbade, d'où il serait toujours à
portée de reprendre la rade du Fort-Royal.
Le 4 juin, il appareillait de la Martinique, et, le même jour, presque
à la même heure, la flotte de Nelson mouillait à la Barbade' dans la
baie de Carlisle. Cette flotte avait franchi en vingt-trois jours la vaste
étendue de mer que l'armée combinée avait mis trente-six jours à par-
courir. Arrivé à la Barbade, Nelson ne trouva que 2 vaisseaux de 74
avec le contre-amiral Cochrane. L'amiral Dacres avait retenu les quatre
autres à la Jamaïque. Son escadre se trouvait donc portée à 42 vaisseaux
de ligne, au moment où les 2 vaisseaux du contre-amiral Magon por-
taient celle de Villeneuve à 20 vaisseaux et 7 frégates. On ignorait encore
à la Barbade le chiffre précis des forces que nous avions réunies aux Ai)-
tilles^ Nelson d'ailleurs était venu de trop loin pour s'en inquiéter. Heu-
reux de se sentir si près de l'ennemi, il ne demandait qu'une chose : le
chemin qu'il fallait prendre pour le rencontrer. On lui indiqua Tabago
et la Trinité. Bien qu'il fût d'un avis contraire, il crut devoir céder à
l'opinion générale, et, embarquant pendant la nuit 2,000 hommes de
troupes sur son escadre, il se dirigea, le 5 juin, vers la Trinité. Les deux
flottes suivaient ainsi des routes opposées, et les vents alizés entraînaient
rapidement l'escadre anglaise dans le sud , pendant que l'armée com-
binée, après avoir pris de nouvelles troupes à la Guadeloupe, faisait
route pour débouquer entre Antigoa et Montserrat , et se trouvait déjà
à trente lieues dans le nord de la Martinique.
Le 7 juin, au point du jour, l'escadre anglaise, en branle-bas de com-
bat, doublait l'île de la Trinité et entrait dans le vaste golfe de Paria,
que forme le continent américain à l'embouchure d'un des bras ^e
rOrénoque. A la vue de cette rade déserte, Nelson voulut revenir sur
ses pas, mais le calme l'obligea de jeter l'ancre jusqu'au lendemain. Le
8 juin, au moment où il sortait du golfe, il apprit la capitulation du
Diamant. L'officier qui commandait ce poste fortifié lui écrivait que le
2 juin l'armée combinée était encore à la Martinique, et qu'elle venait
d'être ralliée, s'il fallait en croire les officiers français, par 14 vaisseaux
arrivés du Ferrol. Nelson trouva cette dernière nouvelle fort invrai-
semblable. «En tout cas, écrivit-il au gouverneur de la Barbade,
quelle que soit la force de l'armée combinée, elle ne vous fera pas grand
mal impunément. Mon escadre est compacte et manœuvrante, celle de
l'ennemi ne peut l'être. » Puisant sa confiance dans l'incontestable su-
périorité de ses vaisseaux, Nelson ne songea en cet instant critique qu'à
LA mORflEIIE GVEUIB MABIXI». âS3
se rapprocher du théAtredes événemens. Les faux renseignemens qu'il
avait reçus a la Barbade Valaient entraîné à plus de soixante lieues
sous le Yent de cette île, et, pendant ce (temps, Villeneuve, jetant par-
tout Talarme sur son passage, capturait un conyoi de 15 voiles sorti de
SaintrCbristophe. Parvenu a la hauteur de la Grenade, Nelson eut des
nouvelles plus certaines de la flotte combinée. Les vigies de la Domi-
oiique avaient compté, le 6 juin J 8 vaisseaux et 6 frégates faisant route
au nord. Nelson conçut de nouveau Tespoir d'atteindre Tennemi; mais
Villeneuve avait été informé par ses prisonniers de l'arrivée d'une es-
cadre anglaise aux Antilles, et, au moment où Nelson paraissait devant
Antigoa, la flotte combinée avait depuis trois jours repris le chemin de
l'Europe.
Nelson connut le départ des alliés le 12 juin. En quelques heures, il
jeta ses troupes à terre, désigna le contre-amiral Cochrane pour rester
aux Antilles avec le Northumberltmd, et reprit avec 1 1 vaisseaux sou
infatigable poursuite. Nelson et Villeneuve allaient suivre encore une
fois des routes divergentes : Villeneuve se dirigeait sur le Ferrol,
Nelson sur le cap Saint-Vincent et Cadix. Ce dernier n'avait rien soup-
çonné des plans de l'empereur. Il croyait que la flotte combinée était
venue aux Antilles pour y brûler des convois ou dévaster les îles, et,
ce but manqué, il ne doutait pas qu'elle n'allât chercher dans la Médi-
terranée un nouveau théâtre d'opérations, a Mon cher sir John, écri-
vait-il le 18 juin.au ministre Acton, alors retiré à Palerme, je suis déjà
à deux cents lieues d' Antigoa et sur le chemin du détroit. Je n'ai point
encore rencontré l'ennemi, mais ne craignez pas que je laisse ces gens-
là prendre le dessus dans la Méditerranée et inquiéter la Sicile ou les
autres états de votre bon roi. »
Au moment cependant où il écrivait cette lettre, Nelson était bien
près de la flotte combinée, car le lendemain, 10 juin, un brick qu'il
venait d'expédier en Angleterre pour informer l'amirauté de son re-
tour, le Curieux, commandé par le capitaine Bettesworth, rencontrait, à
trois cents lieues dans le nord-nord-est d' Antigoa, cette flotte insaisissable
que Nelson cherchait en vain depuis près de trois mois. A la route que
suivait Villeneuve, il était aisé de juger qu'il n'avait pas l'intention de
renh*er dans la Méditerranée. Le capitaine Bettesworth comprit toute
l'importance de cette heureuse rencontre. Au lieu de rétrograder vers
l'escadre de Nelson, qu'il eût pu manquer, il continua sa route et fit
force de voiles. Arrivée à soixante lieues du cap Finistère, la flotte com-
binée se trouva arrêtée par des vents contraires. Le Curieux gagna le
port de Plymouth. Le 9 juillet,, au point du jour, le capitaine Bettes-
vrorth fut reçu par lord Barham, qui venait de succéder au vicomte
Melville. 36 vaisseaux, échelonnés de Cadix à Brest, ne pouvaient gar-
der avec succès une pareille^étendue de côtes contre une flotte corn-
224 KEVUB DBS DEUX 1I0NDB8.
pacte de 20 vaisseaux de ligne. Il fallait une résolution prompte; lord
Barham n'hésita point à la prendre. Il prescrivit sur-le-champ à Corn-
wallis, qui croisait devant Brest, de faire lever le blocus de Rochefort
et du Ferrol, de composer ainsi une escadr^e 45 vaisseaux à Tamiral
Calder, et de porter cette escadre vers le cap Finistère à la rencontre
de Tamiral Villeneuve. Des bâtimens attendaient à Portsmoutb et à
Plymouth les dépêches de Tamirauté, et, hmt jùurs après Varrivée du
Curieux en Angleterre, les ordres de lord Barham étaient- exécutés. Le
45 juillet, les 5 vaisseaux du contre-amiral Stirling ralliaient àia hau-
teur du Ferrol les 40 vaisseaux du vice-amiral Calder, pendant que la
flotte de Villeneuve, toujours retenue par les veuts de nord-est, perdait
chaque jour du terrain au lieu d'avancer.
Neison, pendant ce temps, marchait en toute conflanîce vers Gibral-
tar. Il y arriva le 48 juillet, et apprit avec étonnement qu'aucun vais-
seau ennemi n'avait encore franchi le détroit. Qu'était donc devenue la
flotte qu'il poursuivait? L'avait-il devancée en Europe, comme il avait
autrefois devancé la flotte de Brueys en Egypte? Ou Villeneuve, se dé-
robant par une fausse marche, s'était-il jeté sur la Jamaïque, tandis
qu'il le croyait en plein Océan et cinglant sous toutes voiles vers Cadix?
Il fallait cependant que Nelson s'arrêtât enfin pour renouveler son eau
et ses vivres, pour procurer aussi quelques rafraîchissemens à ses équi-
pages, qui commençaient à souffrir du scorbut. 11 prit le parti de mouil-
ler à Gibraltar, et, le 20 juillet, alla rendre visite au gouverneur. Il y
avait plus de deux ans qu'il n'avait touclié la terre ferme. Une lettre
qu'il reçut de Colhngwood, alors en croisière devant Cadix, vint bien-
tôt cahner son agitation. Doué d'une rare sagacité, Collingwood avait
pressenti toute l'importance de la campagne de Villeneuve et soupçonne
des premiers le nœud de cette expédition. « Le gouvernement actuel
de la France (écrivait-il le 48 juillet à son anli) ne recherche jamais de
petits avantages quand il peut aspirer à de grands résultats. Les Français
veulent envahir l'Irlande, et c'est là que tendent toutes leurs opéra-
tions. Cette incursion dans la mer des Antilles n'avait d'autue bût que
d'y attirer nos forces navales, qui sont le grand obstacle à leurs entre-
prises. » Si Collingwood eût songé à la flottille rassemblée à Boulogne,
il eût trouvé le danger plus pressant encore; il eût reconnu que, l'ar-
mée combinée une fois maîtresse du golfe et de l'entrée de la Hanche,
l'invasion de l'Angleterre offrait moins de difficultés peut-être que l'in-
vasion de l'Irlande.
Pendant qu'une vague inquiétude tenait sur les deux rives de la
Manche les esprits en suspens, Calder et Villeneuve se rencontraient
à cinquante lieues au large du cap Finistère. Le 22 juillet, ils en
venaient aux mains, et Calder nous enlevait, à la faveur de la brume,,
deux vaisseaux espagnols, le Firme et le San^JRafaël. Séparés par la
LA DBRMBRE GUERRE MARITIME. 225
nuit, les deux amiraux montrèrent le lendemain la même indécision,
la même répugnance à renouveler le combat* Calder, que Colling\\'ood
nous a peint dévoré d'anxiété devant le Ferrol, fléchissant, comme Vil-
leneuve, sous le poids de la responsabilité, Caider comprit mal son de-
voir en cette circonstance. Content d'un médiocre avantage, il laissa
notre armée libre de sa manœuvre et cessa de s'opposer à une jonc-
tion qu'il avait Tordre de prévenir. Quant à Villeneuve, moins que Cai-
der encore il eût dû accepter comme définitive cette première épreuve.
Ses vaisseaux se montraient pleins d'ardeur; ils s'étaient battus avec un
enthousiasme et un entraînement qui rappelaient les plus glorieux
temps de notre marine; les Anglais hésitaient et se tenaient sur la dé-
fensive. Jamais chance plus belle de livrer im combat heureux ne s'é-
tait ofTerte à un amiral; cette chsuice, Villeneuve l'eût saisie peut-être
sans ces fatales doctrines qui pendant vingt ans ont ouvert la porte à
tant de faiblesses : il la sacrifia à Fespùir ^accomplir sa mission. Jus-
qu'au 25 juillet, il chercha à gagner le Ferrol : rebuté par trois jours
de lutte inutile, il laissa enfin arriver sur Vigo et entra dans ce port
pour y réparer ses avaries.
V.
Un premier pas était fait; la flotte de Villeneuve était revenue des
Antilles en Europe. De Vigo Villeneuve écrivit à l'amiral Decrès :
« Si, comme je devais Tespérer, lui dit-il, j'eusse fait un trajet prompt de la
Martinique au Ferrol, que j'eusse trouvé Tamiral Galder avec 6 vaisseaux ou au
plus 0, que je Teusse battu, et après avoir rallié Tescadre combinée, ayant en-
core un mois et demi de vivres et de Teau, j'eusse fait ma jonction à Brest et
donné cours à la grande expédition, je serais le premier homme de France,
Eh bien! tout cela devait arriver, je ne dis pas avec une escadre excellente voi-
lière, mais même avec des vaisseaux très ordinaires. J*ai éprouvé dix-neuf jours
de vents contraires; la division espagnole et F Atlas me faisaient arriver tous
les matins de 4 lieuesy quoique la plupart des vaisseaux fussent la nuit sans
voiles. Deux coups de vent de nord^st nous ont avariés, parce que nous avons
de mauvais mâts, de mauvaises voiles et de mauvais gréemens, de mauvais offi-
ciers et de mauvais matelots., Nos équipages tombent malades; Tennemi a été
averti. 11 s'est renforcé; \} a osé venir nous attaquer avec des forces numérique-
ment bien inférieures : le temps l'a servi. Peu exercé aux combats et aux ma-
nœuvres d'escadre, chaque capitaine, dans la brume, n'a suivi d'autre règle que
de suivre son matelot d'avant, et nous voici la fable de l'Europe, »
Les plaintes de l'amiral Villeneuve étaient en partie fondées; mal-
heureusement la clairvoyance d'un homme irrésolu nci vaut pas, dans
la plupart des affaires de ce monde, l'aveuglement d'un homme éner-
gique. Si Villeneuve, convaincu que de mauvais vaisseaux ne sont qu'un
embarras, eût pris sur lui de servir les desseins de l'empereur au risque
226 BSVIJB DES BBUX MONDES.
d'encourir son déplaisir, s'il eût laissé la dii^isioa espagnole, à Texcep*
tien AeïArgùnauta, à la Havane, il eût probablement combattu avec
avantage Calder devant le Ferrol ; mais ces doléances qui ne remé-
diaient à rien, ce découragement qui, loin d'avoir l'assurance d'une
conviction éclairée, semblait toujours prêt à se démentir ou à se con-
damner, ces élans d'un instant et ces brusqpies retours, ce fonds inalté-
rable de bravoure et d'honneur à côté de cette puérile faiblesse, tout
cela montrait l'homme déjà marqué du sceau de la fatalité.
Notre escadre mettait à profit la relâche de Yigo; elle 7 trouvait de
l'eau, des vivres frais, et se préparait avec activité à reprendre la mer.
Nelson, plus actif encore, avait mouillé le 22 Juillet dans la baie de
Tétouan , et en était reparti le 23 pour aHer se joindre à l'armée de
Comwallis. Les vents de nord*est , qui l'arrêtèrent sous le cap Saint-
Vincent, ramenèrent en même temps Calder devant le Ferrol. Ville-
neuve se trouvait ainsi placé entre deux escadres anglaises. Il laissa à
Vigo un vaisseau fîrançais, F Atlas, qui avait à réparer de glorieuses
avaries reçues dafts le combat du 22 juillet, deux vaisseaux espagnols,
V America et YEspafia, de 64, les plus mauvais marcheurs de l'escadre,
et saisit habilement l'instant favorable pour passer entre les croisières
ennemies dont on lui annonçait de tous côtés la présence. Un fort vent
de sud-ouest poussa Calder au large et conduisit notre armée de la baie
de Vigo au mouillage de la Corogne. Une partie de l'escadre entra au
Ferrol et y rallia 5 vaisseaux français et iO vaisseaux espagnols. Cette
jonction remplit de joie le brave amiral Gravina. a Quand, au premier
vent d'est, écrivit-il à l'amiral Decrès, la flotte ennemie, forte de H vais-
seaux, s'approchera du Ferrol, elle sera bien étonnée... La route du
cap Finistère à ce port, bloquée par des forces ennemies considérables,
était difficile et périlleuse; mais mon respectable collègue a tenté cette
entreprise et l'a exécutée avec beaucoup de tact, de sagesse et de har^
diesse... Il a très bien réussi, d Cette loyale affection reposait l'ame de
Villeneuve et le consolait des fâcheuses rumeurs qui arrivaient souvent
jusqu'à ses oreilles, a Je n'ai qu'à me louer de l'amiral Gravina, écri-
vait-il à l'amiral Decrès; lui seul apprécie ma position et se montre
vraiment mon ami. » Le général Lauriston, placé près de lui pour le
soutenir, semblait au contraire irriter ses chagrins. Tout dévoué au
succès de cette campagne dont il possédait le secret, plein de feu et
d'énergie, cet ardent aide-de-camp de l'empereur ne pouvait s'empê-
cher de déplorer l'abattement de Villeneuve. Villeneuve, à son tour,
aigri par les mécomptes de cette campagne, accusait hautement Lau-
riston de méconnaître des difficultés qu'il était incapable d'apprécier.
C'est dans cet état d'esprit que l'amiral français arriva à la Corogne.
Malgré quelques fautes, malgré cette anxiété mal dissimulée qui le dévo-
rait, il avait jusque-là remjdi'ies intentions de l'empereur. 29 vaisseaux
LA DKI^fUl^ ÇUSIIRS MAIUTIBIE. âî7
français et eapagnols se trouvaient réunis sous son pavillon : il ne lui
restait plus qu'à se porter devant Brest; mais c'était là pénétrer au cœur
des croisières anglaises, et Villeneuve, au moment décisif, sentit faiblir
son courage, a Ccmnaissez, monsetgneMr, toutes mes sollicitudes, écri-
vit-il le 11. août à l'amiral Decrèsu Je vais* prendre la mer avec 2 vais*
seaux : infestés de maladies, rAckilleeil'Algédrm.LVndmnptable n'est
pas mieux; il a en outre perdu du monde par dés^tion. On me memace
de la rétmion de Calder et de Nekon... Nos forces, qui devaient être de
34 vaisseaux, seront tout au plus de 28 ou 29; celles des ennemis, plus
réunies qu'elles n'ont jamais été, ne me laissent guère d autre parti que
de gagner Cadix. »
Malgtéla formidable coalitiooi que PitLarmait en ce moment contre
la France, l'empereur attendait encore Villeneuve. Qui de nous aujour-
d'hui n'a partagé les émotions de cette sublime attente? Qui de nous,
quand l'illustre historien de cette grande époque nous tenait suspendus
au charme de 8<»i;fécit, n'a suivi ce profond regard tourné vers l'occi-
dent, n'a cru voir un instant blanchir à l'horizon ees 50 voiles qui de-
vaient porter les destinées du monde? « Partez, écrivait l'empereur à
Villeneuve. lëO^iKK) hommes, un équipage complet, sont embarqués à
Boulogne, Étaples, Vimereux et Ambleteuse sur 2,000 bàtimens de la
flottille, qui, en dépit des croisières anglaises, ne forment qu'une ligne
d'emboâsage dans toutes les rades depuis Étaples jusqu'au cap Grisnez.
Votre seul passage^ nous rend, sans chances, maîtres de ^Angleterre. »
Cœur généreux^ caract^e apathique, peu avide de «ette « grande gloire
qui prolonge la mémoire des hommes au-delà de la durée des siè*
clés (i), D Villeneuve pouvait s'élever, si l'on suspectait son courage,
jusqu'à l'héroisme le plus désespéré : rien au monde n'eût éveillé chez
lui cette ardente conflance que lui demandait l'empereur. Il s'était en-
gagé trop légèrement peut-^tre dans une entreprise délicate. C'était
déjà en compromettre le succès que vouloir s'arrêter aux dangers de la
route. Villeneuve, d'un œil inquiet, en^ sondait incessamment les préci-
pices. Poltron de tête et non de cmur (2), comme l'illustre amiral qui
livra la bataille de La Hogue^ il marchait en tremblant dans œ sentier
étroit, au bout duquel il apercevait moins un royaume à conquérir
qu'une nuuine renaissante à sacrifier. 8a conscience réclamait en secret
contre ces imprudences, et son ame se sentait émue pour la fortune du
pays.
Moins' ptéoccupé du péril et toujours prêt à se dévouer, Gravina
pensait cependant comme Villenemve.
« Je suis très reconnaissant de la confiance et des marques d^honneur dont sa
majesté impériale et royale veut bien me combler (écrivait ce brave amiral, le
(i) Le premier consul au général Decaen, mars 1S03.
(S) Cest ainsi qae Seignelai appelait le maréchal de TounriUe.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
3 août 1805, à Tamiral Decrès). Le plan d'opérations que vous m'avez fait con-
naître ne pouvait être mieux conçu. // était divin,,. Mais voici aujourd'hui
soixante jours que nous sommes partis de la Martinique... Les Anglais ont eu le
temps de renforcer leur escadre du Ferrol. Tout cela, selon moi, a pu déconcerter
un si beau plan. L'ennemi connaît à présent nos forces. La saison lui est favo-
rable, et, en sortant d'ici, nous devons nous attendre à être attaqués. Après ce
combat, l'ennemi enverra quelques avisos avertir l'escadre de Brest. Il nous fera
suivre et guetter afin de nous obliger à combattre de nouveau avant d'attérir
sur Brest. Ainsi se trouvera détruit le plan de la campagne. Ce plan eût réussi
sans doute si nous fussions arrivés promptement au Ferrol. J'ai fait savoir
d'ailleurs à l'amiral Villeneuve que je suis prêt à partir au premier signal. »
Pendant que YilIeneuTe hésitait encore sur la route qu'il devait
prendre, les escadres ennemies étaient en mouvement sur tous les points
du golfe. Le contre-amiral Stirling, rappelé devant Rochefort, trouvait
ce port vide. La division Hissiessy, alors commandée par le capitaine
Laliemand, en était sortie depuis plusieurs jours et cherchait à opérer
sa jonction avec l'amiral Villeneuve. Calder, auquel il ne restait plus
que 9 vaisseaux, envoyait reconnaître, le 9 août, le Ferrol et la Co-
rogne, on le capitaine Durham comptait 29 vaisseaux ennemis, et rai-
liait, le 44 août, sous Ouessant, Tamiral Comwallis. Le lendemain,
Nelson arrivait aussi à la tête de 40 vaisseaux, en laissait 8 devant
Brest, et faisait route pour Portsmouth avec le Superb et le Victory,
Quand bien même la flotte combinée eût été augmentée de la division
du capitaine Lallemasd , elle n'eût point eu l'avantage du nombre sur
l'armée que possédait en ce moment Comwallis; mais par un excès de
confiance ou d'agitation qui eût pu lui devenir funeste, par imeinsigne
bêtise, écrivait l'empereur, Cornwallis faisait à l'instant deux parts égales
de sa flotte. De ses 35 vaisseaux, il en gardait 47 pour surveiller Gan-
tbeaume et expédiait les 48 autres, sous l'amiral Calder, à l'entrée du
Ferrol.
La jonction que redoutait Villeneuve s'était donc opérée, comme il
l'avait prévu. Si la flotte combinée, mouillée depuis le 2 août au Ferrol,
n'eût point été servie par la lenteur même de ses mouvemens, si elle fût
venue se jeter au milieu des 35 vaisseaux de Cornwaliis, on peut douter
encore, après ce qui s'est passé à Trafalgar, que cette flotte, en se fai-
sant détruire, eût assez maltraité les vaisseaux ennemis pour assurer
du moins la sortie de l'amiral Gantheaume. Si Villeneuve, au contraire,
ainsi que l'a fait remarquer H. Ttiiers, eût rallié à Vigo la division Lai-
lemand, qui mouilla le 46 août dans ce port, il aurait eu la chance, en
se portant sur Brest, de se croiser sans le rencontrer avec l'amiral Cal-
der, et de surprendre avec 33 vaisseaux les 48 vaisseaux de Comwallis
sous Ouessant (4). 11 est plus probable cependant que Calder, qui repa-
(1) Histoire du Consulat et de V Empire, tome V, page iii.
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 239
rut le 20 août devaut le Ferrol, eût été informé par les croiseurs an-
glais ou par les bâtimens neutres des mouvemens de l'amiral Villeneuve.
A cette nouvelle, Calder fût sans doute revenu brusquement sur se$
pas et eût de nouveau rallié Comvirallis, ou, oonune Nelson Teût cer-
tainement fait à sa place, il eût poursuivi et harcelé Farmée combinée
jusqu'aux attérages. Dans ces deux cas, les craintes de Villeneuve
et de Gravina se seraient infailliblement réalisées. La jonction de Ville-
neuve et de Gantheaume se fûtrelle, malgré tant de chances contraires,
opérée sans combat, 55 vaisseaux eussent-ils été réunis devant Brest y
qu'il restait encore à conduire ces vaisseaux dans la Hanche. 35 vais-
seaux anglais, auxquels fussent venus' peut-être s'ajouter de nouveaux
renforts, auraient-iis essayé de nous disputer le passage? A portée de
leurs rades et de leurs arsenaux, dans cette mer où Cherbourg n'offrait
encore à nos flottes qu'un insuffisant abri, ces vaisseaux, pleins de con-
fiance et formés par deux années de croisière, auraient-ils attaqué avec
avantage une arniée peu faite aux manœuvres d'ensemble, et que des
vents variables, des courans violons et irréguliers, des nuits déjà lon-
gues, auraient probablement empêchée de se concentrer? Pour Ville-
neuve, malheureusement, ces questions n'étaient plus douteuses.
Le il août, cet amiral appareillait de la Cor(^e avec une jolie brise
d'est, se portait d'abord au large dans re^x)ir de rencontrer l'escadre
de Rochefort, et, le 4 3 août, faisant route au nord-ouest, se trouvait
dans l'après-midi à la hauteur du cap Ortegal, où les frégates la Natad
et /7m avaient été laissées par Calder pour l'observer. Le lendemain,
le vent passa au nord-est. Les frégates anglaises que Villeneuve avait
fait chasser avaient disparu; mais trois voiles inconnues se montraient
encore sous le vent. Deux d'entre elles étaient des bâtimens anglais : le
vaisseau le Dragon et la frégate le Phcmix. La troisième était la frégate
française la Didon, détachée du Ferrol à la recherche du capitaine Lal-
lemand et capturée le 10 août par le Phctnix. Un navire danois, in-
terrogé par une de nos frégates, déclara que ces trois voiles précédaient
une flotte de 25 vaisseaux anglais. Cette nouvelle était sans fondement,
car l'amiral Calder n'avait pas encore quitté Cornvirallis; mais Ville-
neuve n'attendait qu'un prétexte pour faire route vers Cadix. Changeant
tout à coup de direction, il mit le cap au sud, prolongea hors de vue la
côte de Portugal, vint attérir le 18 août sur le cap Saint-Vincent, où il
s'empara de quelques bâtimens marchands, et le 20 août entra dans
Cadix, après avoir poursuivi sans succès les trois vaisseaux qui blo-
quaient ce port sous les ordres de ColUngwood.
Du moment que la jonction des escadres françaises n'avait pu s'opé-
rer à la Martinique, du moment que Nelson s'était mis sur la trace de
Villeneuve, c'était là le dénoûment naturel de la campagne des An-
tilles. Tout autre que l'empereur eût abandonné cette trame rompue;
mais lui, par un suprême effort, déjà menacé par l'Europe en annes>
230 ^ft^rra vm mux wamÊÊ.
il wuhiiresaaÎMr rADgleterre qui lui échappait et aineuer meure T^
leneuve devaat Brest. Quand Yenteéede ïarméeoombinée dans Gadk
reavergg sea dernières espérances, Tempereur ne s'en prit qu'à ViUe-
neuve* Il l'accttsa de noanquer de vésetutioii et de 4»teiainier ses vais*
seaux. YilleneuYe, en^et, par ses dispositions chagrines , était peu
propre à cette expédition^ mais il fut moins coupable qu'on est géné-
ralement disposé à le croiiie : en associant aux opérationado son escadre
les vaisseaux espt^ols, l'empereur lui conûa une tâdbe plus difficile
que celle qu'il avait lait accepter à Latoucbe-TréyiUe^ Quelques mois
plus tard, quandy poussé à bout, cédant^ pour ainsi dire, à l'emporte*
meut de^ son génie, il en appela de l'indécision de Villeneuve à l'ii»-
trépidité de nos marins^ quand il renonça à tourner cette marine an-*
glaise qu'il avait craint de faire s^rder de front par nos escadras^
quand il voulut que notre pavillon osât prendre l'oflènsive, il revint ce
jour-là au véritable, principe de toute guerre maritime; mais il oublia
(ce fut un malheureux oubli) quels vaisseaux étaient alors enfermés
dans Cadix. »
VI.
Le jour où la violence du cabinet britanniquejeta l'Espagne dans notre
alliance , toutes les sources où puisaient les ministres de Charles IV se
trouvèrent à la fois taries. Jusque-là, les subsides des colonies, les re-
venus des douanes, le produit des mines du Mexique et de l'Amérique
du Sud, avaient suppléé à l'impAi foncier inconnu en Espagne, et couvert
d'une apparence de prospérité la profende misère de cette malheureuse
raonarebie; mais, quand les croiseurs anglais eurent fermé les ports de
la Péninsule au commerce maritime et aux trésors du Nouveau-Monde,
la détresse du gouvernement espagnol apparut dans toute sa nudité.
Au mois d'octobre 1905, les vieux souverains n'avaient déjà plus tin
icu pour se faire charroyer du palais de Saint^Ildephonse à tEseurial (i).
Une afflreuse disette , suivie de la fièvre jaune , qui ravagea principale-
ment les côtes de l'Andalousie et du royaume de Murcie, avait décimé
la population du littoral; les magasins et les arsenaux étaient épuisés,
les caisses publiques entièrement vides, le ministère perdu dans l'opi-
nion du pays. C'est à ce pays ruiné qu'un allié tout-puissant demandait
une flotte auxiliaire, le complément du subside annuel consenti par
l'Espagne au temps de sa neutralité , et l'extraction de 5 milhons de
piastres destinées à faciliter la circulation du numéraire en France.
Le prince de la Paix, que notre ambassadeur se vantait de faire mar-
cher fo sfduUe A la main, avait tout accordé. En moins de six mois, il
avait iiré du néant S9 vaisseaux de ligne, et, si le» arsenaux eussent
été moins dépourvus de matéria«a, le général Beurnonvtile n'eût {loint
(1) Lettre du général Beumoni ille à ramiral Decrès.
LA mamteB omstam UAwmuE,
231
laisisé dans les ports d'Espagne une ieuk barque qui ne fui armée (i).
Ainsi, grâce à la soumission du ministre, grâce à l'activité de Tambas-
sadeur français, Gravina avait pu suivre Vescadre de Toulon aux An-
tiUas avec 6 vaisseaui^ en rallier 9 au Ferrol sous son pavillon et en
trouver 4 antres prêts à prendre la mer à Cadix. Mahon et les princi-
paux ports avaient été mis en état de défense; des chaloupes canon^
nières croisaient sur toute la cAte, et, dans Carthagène, le contre-amiral
Salcedo comptait, au mois de juillet ^ 8 vaisseaux sous ses ordres (2).
Obtenus d'un grand élan national ou du cmicours spontané d'un gou^
vemement généreux, ces prodigievx efforts auraient pu mettre en pérfl
la puissance anglaise : arrachés au dévouement pusiUanime d'un mî*-
nistre impopulaire, ils n'avaient fait que préparer, par une fausse con-
fiance en des forces chimériques , un épouvantable revers.
Tout fléchissait alors sous la vokmté impériale, et Godof moins
qu'un antre était en état de s'y soustraire; mais, pendant qu'on usait
sans ménagenaent de sa docilité , on oubliait que derrière ce favori se
trouvait un peuple fier et ombrageux, plus attristé de ces humiliations
qu'il ne l'eût été de la défaite de Gravina et de Villeneuve. On avait
ainsi réuni la marine espagnole à la nôtre; le cœur des Espagnols
n'était déjà plus avec nous. Les premiers symptômes de cette sourde
irritation ne tardèrent point à se trahir, quand Villeneuve fut entré à
Cadix. Ses vaisseaux manquaient de vivres et surtout de munitions. Le
prince de la Paix expédia sur-le-champ l'ordre de mettre à la disposir-
, tion de l'amiral toutes les ressources des magasins de la Garaque; Tin^
tendant de la marine à Cadix et le commandant de l'artillerie refusèrent
d'obéir à ces instructions : ils déclarèrent qu'aucun objet ne sortirait
des magasins confiés à leur surveillance, si l'amiral n'en faisait déposer
(1) Lattre du général BeumonYille à l'amiral Decrès.
(2) Liste des vaisseaux armés par TEspagne, du mois de mars au mois de septembre 1805 :
A CADIX. AU FEBROL. A GARTHAfiÈNE.
KOIII.
CAMMS.
CAKOM.
nous.
CANOM.
StntiawnapTriiMdad.
Santa-Anna. . . .. .
Ray o.
Argooaula
San-Rafaël
Terrible. ......
Firme.
Bahama.
Gloriofo
America
Eipafia.
140
lia
100
80
74
7i
7i
U
•4
•4
Prinaipe de AsUiriaa. . lia Reyn It»
Neptuno 80
San Juan Nefiomiiceao. 74
San ndefonso 74
San Augttstino 74
San Joalo. . 74
Monarca. 74
Moutafiex 74
San Leandro 64
San Francisco de Asîs. 64
Real Carlos. . . . IIS
El PmiIo 74
Joaquio 74
Asie. 74
Guamero 80
San Pable S»
SanRamon. ... 64
11 faisseaux.
10 ▼aiweani.
Total oéxébal. S9 TaisManz.
8 faiMMif,
332 RE\TE DES DEUX MONDES.
le montant dans leurs caisses, non point en traites sur Paris ou en pa-
pier-^monnaie , nuiis en argent effectif. Quand de pareilles difficultés
arrivaient à la connaissance du général Beumonyille , il volait chez le
prince de la Paix et obtenait sans peine de nouveaux ordres; mais
les résistances renaissaient à chaque pas et le temps se consumait en
funestes lenteurs. Les officiers espagnols eux-mêmes, qui, avant le
combat du 22 juillet, avaient semblé partager Fardeur de Tamiral
Gravina, témoignaient, depuis cette malheureuse affaire, un profond
découragement. On les entendait parler avec amertume de ces deux
vaisseaux sacrifiés, qu'une flotte de 18 vaisseaux, dont 14 français^
auxquels il ne manquait ni un mât ni une vergue, avait laissé honteu-
sement emmener par 44 vaisseaux anglais. Cet abandon, disaient-ils,
n'avait rien qui pût les surprendre : ils auraient dû le prévoir le jour
où Villeneuve avait laissé l'escadre espagnole en arrière pour arriver
plus rapidement à la Martinique (i).
Ces reproches retombaient comme un poids insupportable sur le
cœur de nos marins et provoquaient de leur part des murmures qui
arrivaient jusqu'aux oreilles de l'amiral Villeneuve. Sans force contre
ces reproches, dévoré de soucis, tourmenté en outre par de violentes
coliques bilieuses, Villeneuve se laissait aller au plus complet abat-
tement et maudissait le jour où il avait entrepris cette fatale campa-
gne (2). Cette fâcheuse disposition qui se manifestait dans toutes les
dépèches du malheureux amiral ajoutait encore au mécontentement
de l'empereur. Trahi par une chance inattendue dans le plus beau
projet qui eût occupé son génie , ce dernier appréciait sévèrement la
retraite de la flotte combinée à Cadix. 11 voyait dans cette résolution
bien moins un calcul qu'une terreur panique, et reprochait d'autant
plus durement à Villeneuve a ce sentiment confus de découragement
et d'abandon, » que nul sentiment, comme l'écrivait l'amiral Decrès,
a n'était plus étranger à sa grande ame et ne l'affectait plus désagréa-
blement chez les autres. » L'armée de Boulogne était déjà en marche
pour r Allemagne, et l'expédition d'Angleterre se trouvait indéfini-
ment ajournée; mais l'empereur, en renonçant pour le moment à
I
(1) Des lettres attribuées à des officiers de Tcscadre de Tamiral Gravina circulèrent à
oette époque dans Cadix et donnèrent lieu à une correspondance très vi? e entre notre
consul-général M. Le Roy et le capitaine-général marquis de La Solana;
(3) « n m*est tombé entre les mains, écrivait-4l à Tamiral Decrès, une lettre du capi-
taine du vaisseau le Queen, adressée à un des commissaires de Tamireuté, dans laquelle
il lui dit « qu'ils bloquent avec i vaisseaux les 7 qui sont à Cartbagène, et que, s'ils
« sortent, ils espèrent en rendre bon compte en les attaquant de nuit ou par un veni
« bon frais, n Et je ne doute pas qu*une attaque de ce genre n*eùt le succès le plus cer-
tain, parce que dans l'état où nous sommes par défaut d'expérience de mer de nos ofil-
ciers et matelots, défaut d*expérience de la guerre de nos capitaines-commandans, défaut
d'ensemble dans le tout, au moindre incident de nuit, tout n'est que désordre et con-
fusion. »
LA..DEBNIÈRE GUEBRE MARITIME. 233
appeler ses Yaisseaux dans la Manche , voulait que son pavillon et ce-
lui de ses alliés dominât sur toutes les côtes de l'Andalousie et dans le
détroit de Gibraltar. Il calculait qu'il devait y avoir près de 36 vais-
seaux réunis à Cadix et regardait comme impossible que l'ennemi eût
déjà rassemblé des forces aussi considérables dans ces parages. La flotte
combinée devait donc s'approvisionner de six mois de vivres dans le
plus court délai et se mettre en état de prendre la mer. L'empereur
prescrivait à Villeneuve, dès que la flotte serait ainsi ravitaillée, d'as-
surer la jonction des 8 vaisseaux mouillés à Carthagène; ces vaisseaux
plus d'une fois avaient mis sous voiles pour se rendre à Cadix , mais ils
en avaient été empêchés par la crainte de rencontrer, à la sortie du
détroit, une escadre anglaise.
« LMntention de Tempereur (écrivait Tamiral Decrès à Villeneuve, en lui en-
voyant ces nouvelles instructions) est de chercher dans les rangs, quelque place
qu'ils y occupent, les officiers les plus propres à des commandemens supérieur ;
et ce qu'il exige par-dessus tout, c'est une noble ambition des honneurs,
l'amour de la gloire, un caractère décidé et un courage sans bornes Sa ma-
jesté veut éteindre cette circonspection qu'aile reproche à sa marine, ce sys-
tème de défensive qui tue taudace et qui double celle de rennemi. Cette au-
dace, elle la veut dans tous ses amiraux, ses capitaines, officiers et marins, et»
quelle qu'en soit fissue, elle promet sa considération et ses grâces à ceux qui
sauront la porter à l'excès, i\e pas hésiter à attaquer des forces inférieures..
ou égales même et avoir avec elles des combats d^ extermination, voilà ce que
veut sa majesté l Elle compte pour rien la perte de ses vaisseaux, si elle les.
perd avec gloire. Elle ne veut plus que ses escadres soient bloquées par un en-
nemi inférieur, et, s'il se présente de cette manière devant Cadix, elle vous
recommande et vous ordonne de ne pas hésiter à t* attaquer. L'empereur vous
prescrit de tout faire pour inspirer ces sentimens à tous ceux qui sont sous vos
ordres, par vos actions, vos discours, et par tout ce qui peut élever les cœurs.
Rien ne doit être négligé à cet égard; sorties fréquentes, encouragemens de toute
espèce, actions hasardeuses, ordres du jour qui portent à l'enthousiasme (et sa
majesté veut qu'on les multiplie et que vous m'en fassiez l'envoi régulier), tout
doit être employé pour animer et exalter le courage de nos marins. Sa majesté
veut leur ouvrir toutes les portes des honneurs et des grâces, et ils seront le prix
de tout ce qui sera tenté d'éclatant. Elle se plait à penser que vous serez le pre-
mier à le recueillir, et, quels que soient les reproches qu'elle m'a ordonné de.
vous faire, il m'est flatteur de pouvoir vous dire en toute sincérité que sa bien-
veillance particulière et ses grâces les plus distinguées n'attendent que la pre--
miére action d'éclat qui signalera votre courage, d
- Cette dépêche, dont la source élevée se révèle à chaque pas, ce ma-
gnifique langage qui porta tant de fois Fenthousiasme dans nos rangs^
font aisément comprendre comment Villeneuve livrait, un mois plus
tard, la bataille de Trafalgar. L'empereur reconnaissait enfin le danger
de ces opérations sinueuses, de ces plans détournés dont un chef peat
TOMB XVII. i6
934 RBT€E DES BBCX V0NDB8.
s'autoriser pour ériter la rencontre de l'ennemi ; mais en revenant su-
bitement à d'autres doctrines, en commandant à ses flottes de prendre
l'otrensive sans leur avoir donné les moyens de la soutenir, en deman-
dant ainsi à Tamour de la gloire, à Fardeur des combats, ce qu'il eût
fallu obtenir de patiens efforts et de bonnes institutions, l'empereur»
disons-le, sembla vouloir arracher la victoire par un etfori désespéré
plutôt que la disputer à armes égales. Il s'adressait malheureusement
alors k un homme très brave de sa personne, qui, dans rabattement où
il était tombé, était prêt à teut entreprendre pour laver la tache qu'on
avait imprimée à son honneur. Avec des alliés mécontens, des vais-
seaux dont quelques-uns voyaient la mer pour la première fois, des
officiers dont il avait perdu la confiance, des canonniers qui n'avaient
Jamais, pour la plupart, tiré un coup de canon à boulet, Villeneuve ré-
solut, de guerre lasse, déjouer une de ces parties qui ébranlent, quand
on les perd, les empires les mieux afiermis.
VU.
Pendant que l'amiral français disputait à la détresse d'un arsenal
épuisé et au mauvais vouloir des autorités espagnoles quelques misé-
inables approvisionnemens qui lui étaient indispensables, GoUingwood
avait repris sa croisière devant Cadix et recevait à chaque instant de
nouveaux renforts. Le 52 août, le contre-amiral sir Richard Bickerton
lui amenait 4 vaisseaux ; le 30, sir Robert Calder le ralliait avec l'es-
cadre que lui avait confiée CorDwallis. Collingi^^ood eut donc réuni
36 vaisseaux sous ses ordres avant que Villeneuve pût songer à re-
prendre la mer; mais ce n'était point à Collingwood qu'était réservé
l'honneur de cet important commandement. Son heureux rival venait
de mouiller à Spithead, où le peuple alarmé l'avait accueilli comme un
sauveur. Malgré cette ovation, rendue plie touchante encore par l'ap-
proche du danger, Nelson refusa de s'arrtter à Portsmouth et partit
immédiatement pour Londres. Dans la matinée du 20 août, i! se pré-
sentait à l'amirauté. Il trouva les ministres consternés du brusque re-
tour de Villeneuve et de la jonction que Calder n'avait pu prévenir.
il vaisseaux ennemis étaient partis de Toulon; il s'en était trouvé 20 aux.
Antilles; on apprenait tout à coup qu'il y en avait 29 au Ferrol. Ea
dépit des croisières anglaises, l'avalanche formidable grossissait toujours
et semblait rouler déjà vers la Hanche. Qu'arriverait-il si Calder avec
ses 18 vaisseaux se trouvait encore une fins sw le passage de Vilte-
tieuve? t Calder, répondait Nelson, pourrait être battu, mais Je vo»
garantis qu'après amr remporté cette victoire, la flotte ooaibtaièe w»
sertit pltt^ à craindre pour cette stniiée! »
RasrâréeiwurUcoiiflanoe^lldseB^l'Éminnlé ae pot loi letasor
LA MKHIÈIUt GTOMtt MARtTUIE. 23S
qnelcpies iBstans (te repo». L*aim)ral efi profita pour tàter & Hdrton. Sir
Wflltam était mort au commencemeiit cite Fannée l8tK}, et, depuis cette
époque, ladj Htmitton ludritait arec la jeuoe Horatia cette charmante
retraite qu'elle devait à la libéralité de soit amant. Nelson oubliait, sous
ces frais ombrages, les émotions de sa dernière campagne, quand le
commandant de la frégate YEuryak», le capitaine Btack^rood, vint lui
anniKicer Yeatrée de ta flotte combinée à Cadix. Le lendemain, Nelson
était à Londres et mettait son épée à la disposition de l'amirauté. Lord
Barbam le reçut à bras ouverte. « Choisisses, hû dit-il, les officiers qui
doivent senrir sous vos ordres. — Décidtez-en vous-même, milord, ré-
pcHMMt Tamirsd!, le même esprit anhne toute la marine, vous ne sauriez
mal choisir. » Long-temps mgrat envers lord FMson, le gouvernement
anglais avaît enftn appris à te traiter avec la distinctton que méritaient
ses éclalans serviees. Lord Btf ham lui remit des pouvoirs illimités
pour son commandement, qn» devait s'étendre de la baie de Cadix jus^
qu'an fend de la Méditerranée, et voulut qu'il dictât lui-même à son
secrétaire particutter les noms des b&tÎHiens qu'A désirait syouter à son
eeeadre. Le 7 septembre, Nelson prit congé de l'amirauté. Il reparut à
Merton et ne put s'en arracher cette fois sans un sinistre pressentiment*
•J'ai beaucoup à perdre, dit-il, et peu à gagner. Je pouvais m'épargner
de nouveaux hasards, mais j'ai voulu agir en honnête homme et servir
fidèlement mon pays. i> Le 14 septembre, encore ému d'une séparation
douloupeuse, il arrivait à Portsmouth et retrouvait toute son énergie
on montittit à bord dn Kvlory. Le M, i( était devant Cadix, après avoir
raUié, à la hauteur de Plymonth, fAjax et le Tkunderer. Deux vic^
amiraux, Cakter et Q^ingwood, deux contre-amiraux, Thomas Louis
«I le comte de Mortbesk, se rangèrent sous son pavillon; mais des deux
vice-anûraux, le moins ancien, Cakier, devait rentrer en Angleterre
pour y rendre compte de sa conduite; CoUingwood seul allait rester
«eus les iirdres de Nelson.
A quoi tiennent souvent les plus grandes destinées militaires? Enhré
an»nt Nelson dans la marine, 0»liijigwood, ma aine de huit ans, fitoh^
tint cepeiMbnt qu'après son brUlant rival le brevet de lieutenant et lo
iMrevet de capitaine. 11 n'en faU»t pas davantage pour décider de l'ave^
nif de ces deux hommes. Devancé dans le grade de ca(Mtaine, Collmg^
wood ne pouvait plus parattre désonnais qu'en sous-ordre à côté de
Nelson* Simple et modeste, il resta long-temps dans l'ombre où la
renommée du vainqueur d' Aboukir tenait ses rivaux éelipsés. Quand il
on sortit, te temps des grandes batailles était passé. Aussi, après avoir
assisté au combat du 13 prairial et i celui du cap Saint-Vincent, après
avoir partagé avec Nelson Ihonnour de son dernier triomphe, Colling^
wood, à peine sexagénaire, mais épuisé par cinquante années de service
dont quarante-quatre s'étaient écoulées à la mer, s'éteignit en iSiO,
996 RfiYUB DES DEUX MONDES.
sans emporter dans la tombe une yictoire qu'on pût appeler de son
nom, une palme qui n'appartint qu'à lui seul. Plus calme, plus résif^é
que Nelson, doué d'un sentiment moral infiniment plus élevé, il ne
possédait point au même degré que le héros du Nil cette ardeur fié-
vreuse qui crée les occasions, violente les circonstances et saisirait au
besoin F honneur noyé par les cheveux. CoUingwood et Nelson sont deux
noms que l'histoire ne peut cependant séparer; ce sont deux types qui se
complètent. L'un est l'expression la plusélevée d'une marine supérieure,
l'autre est le génie exceptionnel qui entraîne dans des voies inconnues
cette marine subjuguée par son ascendant Étranger à tout sentiment
d'envie, uniquement préoccupé de la crise périlleuse qui semblait me-
nacer sa patrie, CoUingwood descendit sans regret au second rang. Il
promit à Nelson un concours souvent éprouvé, et se réjouit du surcroit
4'honneur que promettait à la flotte anglaise la supériorité numérique
de l'ennemi. « Le triste avantage du nombre, dit-il, n'engendre que la
langueur; mais qui de nous ne sentirait s'éveiller son courage quand le
isalut de l'Angleterre semble aujourd'hui dépendre de nos efforts! »
Ce n'était point une circonstance fortuite, le simple effet d'une
surprise passagère qui avait produit cette apparente inégalité des deux
flottes. 404 vaisseaux de ligne, constamment exposés à de rudes croi-
sières, absorbaient les ressources des arsenaux anglais, et présentaient
rarement une force effective supérieure à 72 vaisseaux; encore, sur
ces 72 vaisseaux, 60 à peine se trouvaienl^ils réunis en ce moment
dans les mers de l'Europe. Dans les mêmes parages, l'empereur était
parvenu à en rassembler 65 : 31 à Brest, 5 au Texel, 34 à Cadix, 5 en
croisière sous les ordres du capitaine Lallemand. L'amirauté, à bout
d'expédiens, obligée de recruter des matelots jusque sur les côtes de
Portugal (i), promettait à Nelson de lui envoyer des renforts dès qu'elle
le pourrait; en attendant, elle lui recommandait de la façon la plus
pressante de garder sous son pavillon tous les vaisseaux qui pouvaient
encore tenir la mer, et de ne renvoyer en Angleterre que les bâti-
jnens complètement épuisés, qu'il y aurait danger à retenir plus long-
temps éloignés du port. C'était sur un de ces bâtimens que l'amiral
Calder, laissant à Nelson le vaisseau à trois-ponts qu'il montait, devait
4>rendre passage; mais Calder ne put supporter la pensée de quitter son
▼aisseau en présence de toute une flotte qu'il venait de conduire au feu.
Généreux jusqu'à l'imprudence, Nelson respecta cette susceptibilité
inopportune, et, malgré les ordres formels de l'amirauté, peu de jours
avant la sortie de l'ennemi, sir Robert Calder fit route pour Portsmouth
sur le Prince de Galles. Nelson le vit s'éloigner avec joie. Bien qu'à la
veille d'une si grande bataille , il regretta peu le magnifique vaisseau
(1) Lettre de Nelson au consul d'Angleterre à Lisbonne.
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIIIB. 237
dont il Tenait de faire le sacriflce, car rhumeur chagrine de Calder,
rabattement de ce malheureux officier, autrefois son rival , gênaient
sou ame expansive et semblaient jeter comme un reflet lugubre sur la
joyeuse physionomie de la flotte.
« Voilà Calder parti, écririt-il à Collingwood, et, en mérité, j*en suis enchanté...
Profitez donc de ce beau temps pour ^euir ce matin à bord du f^ictory. Je veux
vous raconter tout ce que j'ai appris et causer un peu avec tous... Eq tout cas,
nous avons toujours la faculté de communiquer ensemble à Taide du télégraphe.
Usez de ce moyen tant qu'il vous plaira; usez-en sans cérémonie. Tous les deux
nous ne faisons qu'un; nous ne ferons jcanais qu^un^ je V espère.,. Je vous ai
envoyé mon plan d'attaque; mais c'est uniquement, mon cher ami, pour vous
bien faire connaître mes intentions. Quant à l'exécution, je m'en remets en-
tièrement à votre jugement. Il ne peut se glisser entre nous, cher CoUingwood,
de mesquines rivalités. Nous n'avons qu'un objet en vue : anéantir la flotte en-
nemie et conquérir une glorieuse paix pour notre pays. Aucun homme du
monde n*a plus de confiance dans un autre homme que je n'en ai en vous;
aucun homme ne saurait foire valoir vos services avec plus d'empressement que
votre bien vieil ami. — Nelson et Bronte. »
Cette union fraternelle devait doubler les forces de la flotte anglaise,
et, comme pour rendre son triomphe plus infaillible encore, dans les
rangs de cette puissante flotte, Tarrivée de Nelson produisait déjà TeATet
accoutumé, a Les capitaines accourus à bord du Victory avaient paru
oublier le rang de leur amiral pour mieux lui témoigner leur allé-
gresse; j) lui, fort de cette confiance, rapprochait avec soin les esprits,
faisait taire toutes ces vaines querelles qui divisent les escadres, et res-
serrait, pour ainsi dire, la trame de son armée avant de l'offrir à nos
coups. Aussi, de tous côtés, dans la chambre des capitaines comme dans
le carré des officiers, comme dans le poste des midshipmen, eût-on en-
tendu répéter ce que le capitaine Duff écrivait à sa femme : « Ce Nelson
est un si aimable et si excellent homme, un chef si agréable, que nous
voudrions tous devancer ses désirs et prévenir ses ordres. »
Jamais ce dévouement n'avait été plus nécessaire, car Nelson s'était
promis de frapper un grand coup. « J'y jouerai ma vie, d disait-il. Quel-
quefois, pendant qu'il roulait dans sa tête ses plans audacieux, il se pre*
naît à regretter l'infériorité de ses forces; « mais je ne suis point venu
ici, écrivait-il, pour trouver des difficultés, je suis venu pour les sur-
monter. L'amirauté m'enverra un plus grand nombre de vaisseaux dès
qu'elle le pourra.... M. Pitt sait bien cependant que ce n'est point sim^
plement une brillante victoire de 23 vaisseaux contre 36 qu'il fauta notre
pays. Ce qu'il lui faut, c'est que cette flotte combinée soit anéantie. U
n'y a que les gros bataillons qui puissent anéantir. » Des renforts suc-
cessifs portèrent enfin la flotte anglaise à 33 vaisseaux; mais Nelson fut
alors obligé d'envoyer 6 vaisseaux se ravitailler à Tétouan et à Gibraltar.
338 Mmn bbb bikjx mohmes.
« Voua nous renvoyez, milord (lui ditle contre^^mayral Louîfihqii'it (ter-
geaducontmaudemeot de cette division), l'emieifii sortira^pendant notre
absence, et nous manquerons Toccasion de le combattre. » Il fallait bien
pourtant, malgré les provisions qu'on recevait sous voiles^ se résoudre
à ravitailler ainsi la flotte par détachemens ou se préparer à lever un
jowr le blocus pour conduire la iSotte entière à Gibraltar. Prendre ce
dernier parti , c'eût été permettre à Villeneuve de sortir de Cadix , et
Nelson savait que l'Angleterre, tout émue encore des dangers qu'elle
venait de courir, n'aurait point de pardon pour une pareille faute.
vni.
La réunion des forces anglaises à l'entrée de nos ports laissait le
champ libre aux 5 vaisseaux partis de Rochefort. Cette escadre, com-
posée de bâtimens de choix et dont la bonne fortune ne devait pas
se démentir, s'était déjà emparée du vaisseau le Calcutta et d'un con-
voi de baleiniers; elle avait failli capturer près d'Oporto le vaisseau
VAgamemnorir avant que sir Richard Strachan , détaché avec 5 vais-
seaux et 2 frégates à sa poursuite, eût pu réussir à se mettre sur sa
trace. Le capitaine LaUemand, promu récenunent au grade de contre-
amiral par l'empereur, pouvait donc entrer à Cadix aussi soudainement
que le contre-amiral Salcedo, et cette double jonction eût porté en
un instant l'armée combinée à 46 vaisseaux de ligne. En admettant
que Nelson n'eût point alors de détachement à Gibraltar et que sir Ri-
chard Strachan, ainsi que le contre-amiral Knight, chargé du blocus de
Carthagène, s'empressassent de rallier son pavillon , la flotte anglaise
n'eût pu dépasser, malgré cette concentration de forces, le chiffre
encore inférieur de 40 vaisseaux. Nelson , pour tout prévoir, supposa
ces diverses jonctions effectuées, et dressa son plan d'opérations sur cette
base, la plus large qui pût se présenter.
« Je pease (dil-il à ses capitaines daos le memwramdwn qn^il leur adressa)
4|ii'il est presque ioiposaible de ranger une flotte de 40 vaisseaux en ligne. Les
vents souvent variables dans ces parages, le temps presque toujours brumeux,
mille circonstances imprévues nous exposeraient, si nous tentions cette mar
nœuYre, à une perte de temps qui nous ferait manquer très probablement roc-
casion d'une affaire décisive. Au lieu d'avoir à passer d'un ordre à un autre en
présence de Tennemi, je veux que Fordre de marche de l'armée puisse être en
même temps Tordre de combat. La flotte naviguera donc ordinairement sur deux
colonnes. Si nont avons 40 vaisseaux, chaque colonne en contiendra 46, et les
8 meilleurs marcheurs, pris dans les vaisseaux à deux ponts, formeront une es-
cadre détachée. Cette escadre, prèle à se porter sur celle des deux colonnes que
Je lui désignerai par signal, pourra toi^^urs former, s'il est néoeasaire, une ligne
de bataille de 24 vaisseaux. »
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 239
Après avoir partagé sa flotte en deux armées , Nelson songeait à
livrer deux conÂats distincts : un combat oflfensif qu'il réservait à Col-
lingwood, un combat défensif dont il voulait se charger lui-même. Pour
atteindre ce but, il comptait couper la ligne de ViDeneuve, qui se déve-
lopperait probablement sur un espace de cinq à six milles, de façon à
la séparer en deux divisions, laisser alors à Collingwood l'avantage du
nombre et supporter seul le poids de forces supérieures. Ainsi, la flotte
anglaise étant composée de 40 vaisseaux, la flotte combinée de 46, Col-
lingwood, avec 16 vaisseaux, devait attaquer i2 vaisseaux ennemis;
Nelson , avec le reste de la flotte, devait contenir les 34 autres. Pour
résister à la pression de cette masse de forces, ce dernier n'avait pas
f intention de rester inactif. Il voulait au contraire se jeter vers le centre
sur les vaisseaux qui entoureraient le commandant en chef, isoler par
ce mouvement l'amiral Villeneuve de son armée et l'empêcher de trans-
mettre ses ordres à l'avant-garde. Tenir par cette manœuvre l'avant-
garde en suspens^ c'était gagner un temps précieux. Si cette partie de
l'armée combinée hésitait à prendre spontanément une résolution éner-
gique, si elle ne se portait au feu qu'après avoir inutilement attendu lesi
signaux de l'amiral, les vaisseaux de Collingwood, plus nombreux d'ua
quart que leurs adversaires, auraient déjà accablé l'arrière-garde avant
que l'avaDt-garde eût pu tirer un seul coup de canon. La colonne de
Collingwood n'aurait point sans douté achevé cette conquête <f sans y
perdre quelque mât ou quelque vergue; » l'effet moral qui suivrait ce
triomphe devait amplement compenser ce désavantage, et 40 vaisseaux,
de quelque prix qu'ils eussent payé un premier succès, n'auraient rien
à craindre de 34 vaisseaux intacts, mais ébranlés par la défaite de leurs
compagnons.
Tel fut l'esprit de ce mémorandum si souvent commenté, si souvent
célébré comme la dernière expression de la stratégie navale, comme
le testament militaire du plus illustre amiral qu'ait produit l'Angle-
terre. On verra quelles modifications importantes lui firent subir sur
le terrain la fougueuse impatience de Nelson et les circonstances tou-
jours imprévues d'une aflbire maritime. Ce qui doit appeler d'ailleurs
nos méditations, c'est moins le côté stratégique que le côté moral de ce
projet ingénieux , c'est moins cet habile partage de ses forces qu'ima-
gine Nelson que la noble confiance qui lui en suggère la pensée, a Dès
que j'aurai fait connaître mes intentions au commandant de la seconde
colonne (répète-t-il en maint endroit de son memora$idiim), l'entière
direction, le commandement absolu de cette colonne, lui appartiennent.
C'est à lui de conduire son attaque comme il l'entend , c'est à lui de
poursuivre ses avantages jusqu'au moment oii il aura capturé ou dé-»
trait les vaisseaux qu'il aura enveloppés. J'aurai soin que les autres vaisr
seaux ennemis ne viennent pas Finterrompre.... Quant aux capitaines de
UO RE\TE DES DEUX MONDES.
la flotte, si pendant le combat ils ne peuvent apercevoir ou comprendre
parfaitement les signaux de leur amiral , qu'ils se rassurent : ils ne
peuvent mal faire, s'ils placent leur vaisseau bord à bord d'un vaisseau
ennemi. »
A ces nobles paroles, à cette exposition si simple et si profonde des
plus féconds principes de la tactique navale, la chambre de conseil du
Viciory, où se trouvaient alors réunis les otQciers-généraux et les capi-
taines de l'escadre, retentit d'un long cri d'enthousiasme, a On eût dit,
écrivait Nelson, l'effet d'un choc électrique. Quelques officiers furent
émus jusqu'aux larmes. Tous approuvèrent ce plan d'attaque. On le
trouva nouveau , imprévu , facile à comprendre et à exécuter, et depuis
le premier des amiraux jusqu'au dernier des capitaines, chacun s'écria :
L'ennemi est perdu, si nous pouvons le joindre, d
Dans le camp opposé, on se préparait aussi au combat : là régnait la
même activité, la même abnégation , mais non la même conflance.
Gravina, «complet en tout, même en bonne volonté, » suivant l'ex-
pression du général Beurnonville, se déclarait prêt à partir, ranimait
de son mieux son escadre abattue, et partageait en secret les craintes
trop fondées de l'amiral Villeneuve. Ce dernier, l'officier le plus instruit,
le tacticien le plus habile, quoi qu'on en ait pu dire, mais non le plus
ferme esprit que possédât alors la marine française, pressentait avec
désespoir les projets de son habile adversaire. « Il ne se bornera pas,
disait-il à ses officiers, à se former sur une ligne de bataille parallèle à
la nôtre et à venir nous livrer un combat d'artillerie.... Il cherchera à
entourer notre arrière-garde, à nous traverser, à porter sur ceux de
nos vaisseaux qu'il aura désunis des pelotons des siens pour les enve-
lopper et les réduire. » En vue d'opposer à cette tactique inusitée une
tactique semblable, il songeait alors à ne présenter en ligne qu'un
nombre de vaisseaux égal à celui des vaisseaux anglais. Le reste de la
flotte se rangerait sous les ordres de Gravina et composerait un corps de
réserve destiné à voler au secours des vaisseaux compromis.
Ce plan avait été formé quand l'ennemi n'avait que 21 vaisseaux de-
vant Cadix, n était devenu impraticable depuis les renforts qu'avait
reçus Nelson. Il ne suffit pas d'ailleurs de concevoir de nouveaux or-
dres de marche et de combat , de préparer des concentrations rapides,
des conversions inattendues : il faut avoir surtout des vaisseaux en état
d'exécuter ces mouvemens difficiles. Les évolutions navales sont trop
délicates de leur nature pour être à la portée d'une armée qui n'a point
eu le temps de se reconnaître. Elles exigent une sûreté de coup d'œil ,
ime précision dans la manœuvre que les officiers les plus instruits ne
possèdent pas toujours, que ceux même qui les ont possédées ne re-
trouvent souvent plus au même degré après une longue inaction ou
le jour d'un premier appareillage. Aussi Villeneuve, effrayé des com-
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 241
plication^où pouvait l'engager l'inauguration d'une tactique nouvelle,
revenait-il instinctivement aux règles déjà tracées de l'ancienne stra-
tégie. L'escadre de Gravina, forte de 12 vaisseaux français et espagnols,,
conservait la désignation d'escadre de réserve, mais, en réalité, elle
devait former Favant-garde de la flotte combinée, a Je n'ai ni le moyen
ni le temps, s'écriait Villeneuve dans son découragement, d'adopter -
une autre tactique avec les commandans auxquels sont confiés les vais-
seaux des deux marines.... Je crois bien que tous tiendront leur poste,
mais pas un ne saurait prendre une détermination hardie I »
Peut:^tre, en cette extrémité, Villeneuve adopta-t-il en effet le seul
parti convenable. En doublant sa ligne de bataille par un second rang
de vaisseaux endentés (1), il s'exposait à gêner le feu d'une partie de ces
vaisseaux. En partageant ses forces, il courait un plus grand danger, car
la division la plus faible pouvait, comme on Tavait vu déjà au combat
du cap Saint- Vincent, après une première démonstration infructueuse,,
se résigner à une retraite prématurée. En rangeant, au contraire, sa
flotte sur une seule ligne, il présentait, il est vrai, un front trop étendu,
mais conservait du moins à chaque vaisseau le libre jeu de son artille-
rie et la faculté de se replier sans confusion sur la partie de la ligne
qui serait menacée par l'ennemi. Ce fut dans cette pensée qu'il main-
tint l'ancien ordre de bataille, et adressa à son escadre ces simples et
mémorables paroles qui impliquaient malheureusement la condam-
nation de sa propre' conduite à Aboukir : « Tous les efforts de nos vais-
seaux doivent tendre à se porter au secours des vaisseaux assaillis et à
se rapprocher du vaisseau amiral, qui en donnera l'exemple C'est
bien plus de son courage et de son amour de la gloire qu'un capitaine
commandant doit prendre conseil, que des signaux de l'amiral, qui,
engagé lui-même dans le combat et enveloppé dans la fumée, n'a peut-
être plus la facilité d'en faire Tout capitaine qui ne serait pas dans
le feu ne serait pas à son poste , et un signal pour l'y rappeler serait
pour lui une tache déshonorante. »
Ainsi se préparait la sanglante journée de Trafalgar. Pitt, comme
nous l'avons dit, avait renoué les fils de l'ancienne coalition; l'empe-
reur avait levé ses camps de l'Océan. Menacé du côté de FAllemagne,
Tempereur l'était plus sérieusement encore du côté de l'Italie. En face
de Hasséna, l'archiduc Charles y commandait la principale armée au-
trichienne. Les Anglais et les Russes devaieut débarquer à l^arente, à
Naples ou à Ancône, des troupes déjà rassemblées dans les îles de Halte
et de Corfou. Réunies à l'armée napolitaine, ces troupes pouvaient sur-
it) Vaisseaux disposés sur deux lignes de telle façon que le second rang paisse tirer
dans les intervalles ménagés entre les bàtimens de la première ligne.
^ii REVUE DES DEUX MONDES.
prendre les 20,000 hommes qui occupaient, sous le général Gouyion
Saint-Cyr, la place forte de Pescara et la frontière septentrionale du
royaume de Naples. Marchant ensuite sur Gênes par la Toscane et le
duché de Parme, elles tombaient à Fimproviste sur les derrières de
Tarmée de Hasséna. Cette diversion, proposée à la cour de Vienne^ était
le plan chéri du général Dumouriez, celui qu'il recommandait à la sol-
licitude de Nelson et dont il réclamait avec instance la direction^ a Nous
réaliserions ainsi, écrivait Dumouriez à Tamiral, ces projets que nous
formions ensemble à Hambourg contre le sauvage usurpateur que
nous abhorrons également. » Mais ce projet habile n'avait point échappé
au regard perçant de l'empereur, et pendant que la reine de Naples,
prête à se lancer dans de nouvelles aventures, écrivait à Nelson, autre-
fois son libérateur, encore aujourd'hui son héros : a Votre nom seul
anime le courage de chacun la crise générale approche : Dieu
veuille que ce soit en bien! » le général Saint-Gyr recevait les instruc-
tions suivantes : a S'emparer de Naples, en chasser la cour, dissoudre
et anéantir l'armée napolitaine avant que les Anglais et les Russes eus-
sent pu apprendre que les hostilités étaient commencées, »
Quelques jours après avoir signé ces instructions, le 17 septecobre
1805, l'empereur expédiait à Villeneuve l'ordre d'appareiller avec la
flotte combinée, de se porter d'abord vers Cartbagène pour y raUier le
contre-amiral Salcedo, de Cartbagène sur Naples pour y déposer les
troupes embarquées sur son escadre et les joindre à l'armée du général
Saint-^Iyr. a Noire intention, ajoutait l'empereur, est que partout où vous
trouverez r ennemi en forces inférieures, vous l'attaquiez sans hésiter et ayez
avec lui une affaire décisive.,, U ne vous échappera pas que le succès de
ces opérations dépend essentiellement de la promptitude de votre départ
^e Cadix : nous comptons que vous ne négUgerez rien pour l'opérer sans
délai , et nous vous recommandons dans cette importante expédition
F audace et la plus grande activité, d L'empereur, avec Villeneuve, ne
craignait pas d'exagérer sa pensée. Cet amiral était, à ses yeux, a un de
ces hommes qui ont plutôt besoin d'éperon que de bride. » Convaincu,
d'ailleurs, en lui prescrivant cette- funeste manœuvre, que a son exces-
sive pusillanimité l'empêcherait de l'entreprendre , d il faisait partir
secrètement le vice-amiral Rosily de Paris. Cet officier-général, s'il
trouvait encore la flotte combinée à Cadix, devait en prendre le com-
mandement, arborer le pavillon d'amiral au grand mât du Bucentaure,
ei renvoyer en PratT ce le vice-amiral Villeneuve a pour y rendre compte
de la campagne qu'il venait de faire. »
L'amiral Decrès, qui atinait sincèrement Villeneuve, rédigea ce der-
nier ordre d'une main trenu^lante. Lui, dont la plume était si facile, le
st^le si net eVsî limpide, U rah:^> ^ surchargea vingt fois les cinq ou
LA miiifrinus oteue haiutimb. 24S
8R lignes par lesqueilefi il aanoeçalt à ce matheureux ofBcier son rap-
pel et les ijateiftions de rempereiir {4). K)ins fpie tout autre; d'ai Meiirs,
iifoiiiratt espérer ffa'im événemeift beurem ^tnt rendre à Yilleneuye,
«vaut la réoepÉion de cette lettre, la faveur qu^il avait perdue, car 11 ne
se tonsaSt lui-même «uoune illusieB sur la «tnation de f armée combi-
née. « J'ai 4>im une opinion, disait41 à Tempereur, «ur la force réelle
des 'vmseaux de •votre mi^esté : oeMe opinion , je l'aurai au même de-
gré sur c€lle des vaisseaux de l'amiral Gravina qui auront déjà vu la
mer; fnm$ ^pêtmt mw f>ai9êemix 'ê$p&gnùU wrimU Au pan fowr la pv^
mUre fm, ismnmcmiés par ém eapitmnes pm ^mercés, médiœremeM «r^
méê,j'{gwueqm'j€^ne miS'êe'fiJ^fmpeui^êer, le hnâemam même ék leur
appareéll&ge, m>ec'eeHe pemtie ei'Hëmbreîêeede la fkfête cméimJée. »
lie conseil de 'gvenre qu'assembla l'amired VUleneuve avant de ee
préparer à sortir de Cadix exprima la même opinion que le minisfare de
la marine. Les amiraux Oravina, Alava, Escafio, Gisneros, les éheCs de
divttion Maedonéll ot Caliano, représentaient dans ce conseil l'^escadre
espagnéle; toBi»aftFO-«mira(nx1>ufii8noir et llagon/les capitstin^ Gos-^
mao^ HaMrd, ViVegris et >Prigny, représentaient l'escadre française.
Lenr «entimeilt 4xA mianime : ils dédarèrent « que les vaisseaux des
deux nations étaient jNmr fo ]9<tiparr «mil armés, que plusieurs de ces
Taisseauxn^vaieilt puoneore^exeroer leur monde à la mer, et que les
vaisseaux <à trois poirts la Saan^a^Aama et le Raiiio, le San-Jwsto, de 74,
armés avec précipitation «et à peine sortis de l'arsenal, pouvaient i^ te
i^f^MMir appareiHer 'avecTarraée, mais fit''<U« n'^éiaimU poimt en éîaide
rmàre lfs*«9rsHiM*mlNliEifrMdsidt tisseraient susceptibles quand ils ser-
raient complètement organisés. «Tel était cependant le dévouement de
tous ces hommes^de ÔGsur, que, malgré ces sinistres pressentimens, ils
à'indimFentHons, comme autrefois les Taillans capiliûnes de Tourville
devantcei argument sans réplique : Ordre durm ^attaquer; mais Tour-
ville avait; vis4-^ de l'ennemi, le glorieux désavantage du nombre;
Villeneuve devait avoir au contraire cette triste et stérile supériorité.
«Les Anglais, llisait^l'empereur, deviendront bien petits, quand la
Sranee aura deinc ou IrOis amiraux qui veuillent mourir, » Nul plus que
L'amiral Villeneuve n'était résigné à tse saerfflce, trop heureux s'il eût
pu à ce prix conserver <respéranoe de sauver sa flottel «Mais sortir de
Gadix, écrivâitril à l'amiral Dseràs, sans pouvoir donner immédiate-
ment'dans le détroit, et avec la certitude d'avoir à combattre un en-
nemi très supérieur, serait teut perdre! Je ne puis penser que ce sOit
FinteUtion de sa majesté impérialo de vouloir livrer la majeure partie
de ses forces navales à des chances si désespérées, et qui ne promettent
pas méme.de la gbine. à acquérir. » Ces danûers scrupules allaient
(i) Le bpovjlion de «eMe letlM-ettste encore sux archifes de' la marine.
Sié RKVUE DES DEUX MONDES.
malheureusement s'évanouir. Le yice-amiral Rosily était déjà à Ma-
drid. Un accident survenu à sa voiture ne lui avait permis de se re-
mettre en route que le 14 octobre, et, pendant ce temps, Tamiral Ville-
neuve avait appris son arrivée en Espagne (i). Cette nouvelle frappa
Villeneuve au cœur, a Je serais heureux, écrivit-il au ministre de la
marine, de céder au vice-anural Rosily la première place, si du moins
il m'était réservé d'occuper la seconde... mais ce serait trop affreux
pour moi de perdre toute espérance d'avoir une occasion de montrer
que j'étais digne d'une meilleure fortunel Si le vent me permet de sor-
tir, je partirai dès demain. » Eln ce moment, on vint le prévenir que
Nelson avait détaché 6 vaisseaux à Gibraltar. Il appela sur-le-champ
l'amiral Gravina à bord du Bucenta/ure, et, après s'être concerté quel-
ques instans avec lui, il fit signal à l'armée de se préparer à mettre sous
voiles.
Depuis deux mois, la désertion avait enlevé à nos vaisseaux, et sur-
tout aux vaisseaux espagnols, un graud nombre de matelots. On par-
vint, avant d'appareiller, à ramasser quelques-ups d'entre eux sur le
pavé de Cadix; le plus grand nombre avait déjà gagné la campagne,
et, le 19 au matin, peu d'équipages se trouvèrent au complet. A sept
heures cependant, l'armée combinée commença son mouvement; à
neuf heures et demie, Nelson en eut connaissance : il se trouvait alors,
avec le gros de la flotte anglaise, à seize lieues environ dans l'ouest-
nord*ouest de Cadix. Sachant que Villeneuve, s'il donnait avant lui
dans le détroit, avait la chance de lui échapper, ce fut vers le détroit
qu'il fit route. Une armée navale n'appareille pas facilement du port
de Cadix : six ans avant l'amiral Villeneuve, l'amiral Bruix avait mis
trois jours pour en sortir. Le calme et le courant contraire arrêtèrent
bientôt le mouvement de l'armée combinée, et, dans la journée du
19 octobre, 8 ou 10 vaisseaux parvinrent seuls à franchir les passes. Le
lendemain, une légère brise de sud-est facilita la sortie du reste de l'es-
cadre. Le temps, magnifique le 19, s'était couvert pendant la nuit, et
semblait annoncer un coup de vent de sud-ouest; mais quelques heures
d'une brise maniable devaient porter la flotte combinée au vent du cap
Trafalgar, et la tempête, qui trouverait Villeneuve dans cette position,
ne pouvait, si elle soufflait de l'ouest et du sud-ouest, qu'être favorable
à ses projets. A dix heures du matin, les derniers vaisseaux français et
espagnols étaient hors de Cadix. La flotte anglaise était à quelques lieues
du cap Spartel, gardant l'entrée du détroit.
Ce fut alors que Villeneuve, décidé à ne plus reculer, écrivit à l'ami-
ral Decrès sa dernière dépêche :
« Toute Tescadre est sous voiles.... Lèvent est au sud sud-ouest; mais je pense
^1) U fallait alors dix jours pour foire en poste le Toyage de Madrid à Cadix.
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 9M
qae c'est un vent de la matinée. On me signale 18 voiles. Ainsi il est très pro-
iMble que les habitans de Cadix auront à tous donner de nos nouvelles.... ie B*ai
consulté, monseigneur, dans ce départ, que le désir ardent de me conformer
aux intentions de sa majesté et de (aire tous mes efforts pour détruire le mécon-
tentement dont elle a été pénétrée des événemens de la dernière campagne. Si
celle-ci réussit y f aurai de la peine à ne pas croire que tout devait aller
ainsi , que tout était calculé pour le plus grand bien du service de sa ma'^
Jesté, »
K.
Villeneuve était donc parti , et marchait au combat; il y marchait
sans confiance. Dans cette flotte si braye, si déyouée, il sentait un
germe latent de destruction; il s'alarmait sans pouvoir définir exac-
tement Tobjet de ses alarmes. Le souvenir d'Aboukir était au fond de
ses craintes; mais quels griefs retrouve-t-on exprimés dans toutes ses
dépêches? de quoi se plaignait-il sans cesse? <k Du défaut d'expérience
de mer de nos officiers et matelots^ du défaut d'expérience de la guerre
de nos capitaines-commandans , du défaut d'ensemble dans le tout. »
Cétaient là sans doute de graves et légitimes sujets de plainte; à la
veilie du combat, il était cependant un mal plus réel, que Villeneuve
n'a Jamais signalé, qu'il n'a jamais tenté de réparer, et qui, dès Tan--
née 18Ûâ, était admirablement dénoncé par le célèbre ingénieur For^
fait, a C'est réellement, écrivait Forfait dans une brochure trop peu
écoutée à cette époque, le canon qui seul impose la loi de la force sur
les mers. 11 est vraiment plaisant, sgoutait-il avec raison, d'entendre
discourir souvent et fort longuement pour assigner les causes de la
supériorité des Anglais... Quatre mots la démontrent.. Ils ont des vais»
seaux bien installés, une artillerie bien servie, et ils manœuvrent bien..«
Quant à vous, c'est tout le contraire.,. Quand vous serez comme eux»
vous leur tiendrez tête... vous les battrez, quand vous saurez aller aa
pas de charge de mer. » Quiconque voudra se figurer les effets des^
tructeurs que l'on peut attendre d'une masse de fer dont le poids total
dépasse souvent trois mille livres, lancée dans l'espace avec une vi--
tesse presque double de celle du son (i), parcourant 500 mètres par
seconde et arrêtée subitement dans sa course par un obstacle pcué-
trahie qui se déchire et éclate en fragmens plus meurtriers que le bou-
let même, comprendra la puissance formidable des premières bordées
d'un vaisseau de ligne. Au lieu de gaspiller cette force irrésistible^
^mme nous le faisions alors (2), dans Tespoir cle couper quelques fils
(1) La vitesse du son dans Tair (par 15 degrés de température) est de 341 mètres par
seconde; celle d'un boulet de W chassé par 6 kilogrammes de poudre est de 500 mètres.
P) Les traités d'artillerie et de tactique les pl^s estimé? en Frdlioe et en Espagne,, les
346 RBVUK DES DKUX KOltOBS.
déliés daas le -vide, d'atteindre à^grand hasard quelque important ^;or-
dage, d'écoroher quelque mât, les Anglais, mieux inapijré8,;la eonoôtH
traient tout eiMière 'vers un ibnt ^plne 'certun., ->^ la ligne <éB batterie
-de l'ennemi : ils joiicfaaiéift nos «ponts de cadavres, pendant 'que nos
boulets yraâstiiertt au-dessus de leurs "vaisseaux (t). Plus exercés d'ail-
leurs que nos canouniers , tmissailt à la précision du tir tme rapidité
qui nous fut long-temps inconnue , les canonniers anglais étaient par-
venus en 1805 (non sur tous les vaisseaux peut-être, mais sur les vais-
seaux bien commandés, sur le Foudroyant qu'avait monté Nelson, sur
le Dreadnoughi que venait de quitter CoIIingwood) à tirer de chaque
pièce près d'un .coup de canon par minute. A la même 4poque, «os
pièces les mieux servies mettaient entre chaque couptplus de trois mi-
nutes d'intervalle t (9). C'est à cette double infériorité dans le tir que
«nous wsfiions dû attribuer, -^ si la vérité n'était si lente àse fairejour,
«— la plupart de nos revers depuis i793; €'est a à cette grêle de bauhts^
4x>mroe l'écrivait Nel8on>, «pie l'Aogleterre devait alors l'enapire absolu
des mers, » qu'il devait lui^^même la victoire d'Aboukir, qu'il allait de^
voir ^Ue de Trafalgar.
La brise qui avait conduit les vaisseaux de Villeneuve et de Gravina
4iors du poiî avait subitement fraichi. Retardée dans sa marche par
llnefxpérienee de plusieurs vaissewx espagnols >qui étaient tombés sous
le vent en prenant des ris, l'armée combinée s' éloignait lentement de la
eôte, et Nebon^averti.par ses (rogates des mouvemens de notre escadra,
ùowngèêt si précieux d'ailleurs, de II. AudibeH de Ramatuelle et de M. de Churruca, les
instructions officielles publiées sous les auspices du ministre de *!a marine, recommandaieût
îormelleAient <( de ne point oïlVlier'qu&lepremitfrét^e'prifttTipal objet ^Tmi combat nsYal
est de dégréér et de déraAter remiMni ; » ^ <r On u cDnalttilitaen^fiinArqiié fojliBerve fortjiidi^
ciememenilegéDértl DooglaBVgue, densnos affaires avec les Français, nos bftrtmens avaient
toi^jours beaueeiip plus souffert dans le gréement que dans la coque. L*usage général que
faisaient les Français du ras de métal comme ligne de mire a pu dans quelques cas en être
la cause; mais il faut chercher aussi la 'MtitH;e de ces erreurs dans cette attciettne règle,
établie dans la marine 'française, t( de ne jeûnais tirer lorsque le bâtiment dans ses iihnk
vemMs d^ HDoUs s^ébaiâse «vers lee6té où Fan combat, mais toujours lorsqu'il. se relèie,
parce ique les cmips qui manquent le corps du navire ennemi peuvent en atteindre le grée-
ment » Ce précepte explique suffisamment le peu de dommage que nos vaisseaux -ont
toc^ours reçu dans leur coque en combattant contre les bâtimens fhinçais. »
tVratté d'Artilletie nawle, par le général sir Howafd BoqglUi)
(1) Le vice-amiral' Émériau remarqua des première « que rincartitade dv Hrééé*"
^liâtêrétàmmhr'bms te^ii été trop bien démantrée par rexpériaoce. » Q prescrivit aux
vaisseaux qu'il commandait a Toulon en iSli udetirer' en. plein hais, afin de porter le
désordre dans les batteries dç l'ennemi. » A peu près à la même époque, un de ces
jeunes capitaines qui surgissaient alors de toutes parts (vaillafite'pépintère'qul'eftt MèbêM
les revers de Tempire, si Tempire eût vécu) répétait à ses canouniers, avant un brillant
oombat, cet avis tout empreint de verve gauloise et de raison : «Mes amis, tirez bas; les
Anglais n'aiment pas qu'on les tue. » _
(i) Bittes de ^oint^ge, par M. de ifoniséry, page S3.
LA MKSnBRB 60B11B KAUTIIIE. UT
accourait déjà sous toutes voiles pour ]a combattre; mais à des gratos
yiolens succéda bientôt un nouveau calme, et la nuit survint avant qua
les deux flottes eussent pu se reconnaître. Des feux se montrèrent alors
sur divers points de l'horizon. C'étaient les signaux de l'armée anglaise
et des bâtimens qui éclairaient sa route. Des coups de canon répétés de
proche en proche, des feux de Bengale jetant au milieu de l'obscurité
la plus profonde une lueur vive et soudaine, vinrent se joindre à cea
âgnaux et apprendre à l'amiral Villeneuve qu'il essaierait vainement
de dérober sa marche à ses actife adversaires. Vers dix heures du soir,
cet amiral sentit la nécessité de rallier ses vaisseaux. Il fit le signal
de former la ligne de bataille (1). Le jour suivant, le 21 octobre 180S,
jour de sinistre mémoire, trouva les deux armées à la hauteur du
cap Trafalgar. Nelson, modérant habilement sa poursuite pendant
la nuit, avait conservé sur Villeneuve l'avantage du vent. Au lever du
soleil, il rallia ses bâtimens dispersés et chercha des yeux nos vais-«
seaux. A quatre ou cinq lieues de la flotte anglaise , répandue en dés*
ordre sur un vaste espace , et prolongeant sous petites voiles la oôte
d'Andalousie encore enveloppée des vapeurs du matin, la flotte oom«
binée faisait route vers le déhroit (2).
(1) a Le iO octobre, à neuf heures du soir, l'escadre anglaise fit des signaux à ooopt
4e canon, et, par Fintervalle d'à peu près huit secondes qui s'écoula entre le moment où
nous aperçûmes Téclair et celui où nous entendîmes le bruit de chaque coup tiré par las
vaisseaux ennemis, nous pûmes calculer qu*ils étaient à environ deux milles de notre efr«
cadre. Nous signalâmes avec des feux, à l'amiral français, la néeessUé de former,
sans perdre de temps, la ligne de bataille, en se formant sur les bâtimens le pluê
MOUS le vent. Cet amiral répéta ce signal à coups de canon. » (Rapport du combat dQ
Trafalgar adressé au prince de la Paix, le 2S octobre 1805, par le contre-*amiral Escafio,
chef d'état-ma^or de l'amiral Gravina. — Extrait de la Gazette de Madrid, du 5 no«
▼embre 1805.)
« ... Le 80 octobre, vers neuf heures du soir, l'amiral signala de former promptement
rordre de bataille sans égard aux postes... L'armée était très dispersée} les vaisseauo
de la ligne de bataille et ceux de Ceseadre d'observation se trouvaient confondus, u
(Rapport de M. Lucas, conunandant le Redoutable, au ministre de U marine.)
(2) a .... Nous étions sans ordre au point du Jour le %i, lorsque nous aper^ûmei
r ennemi au vent à nous... » (Rapport du contre-amiral Escano.)
« .... Le 91 octobre, à sept heures du matin, l'amiral Villeneuve signala Tordre de
bataille naturel, tribord amures. Notre armée était à peu prés sans ordre, mais dasiê
un peloton asseM ramiuté, et se prolongeant moins que Tescadre anglaise. » (Rapport du
contre-amiral Dumanoir-le-Pelley. — Plymouth, 16 novembre 1805.)
« .... Vers les sept heures du matin, l'amiral signala de former la ligne de bataille
dans l'ordre naturel, les amures à tribord. » (Rapport du commandant Lucas.)
L'histoire renferme bien peu d'événemens importans dont les détails nous aient été
transmis avec cette unanimité de témoignages qui ne busse aucune prise à la contrt>vene«
Le combat de Trafalgar devait donc offrir, comme toutes les grandes catastrophes, cer*
tains points douteux et obscurs sur lesquels les souvenirs des contemperains ou des acteurs
mêmes de ce terrible drame ne jetteraient peut-être aigourd'hui qu'une lumière insuffi»
santé : en présence de cette inévitable incertitude, le tabkaa suivaBt des seuls sigasm
"SUS REVUE DES DEUX MONDES.
Les deux armées se trouvaient en présence pour la première fois.
Une activité générale parcourut aussitôt leurs rangs. Les vaisseaux
français et espagnols s^empressaient de rectifier la ligne de bataille
^ont nous ayons trouTé la trace dans les archives de la marine ne sera point assorément
dénué d'intérêt.
91 octobre 1805.
<t Six heures et demie du matin. — La frégate VHermione signale une escadre ennemie.
« Sept heures du matin. — L*amiral Villeneuve fait signal à Tannée de former la ligne
de bataille dans Tordre naturel, tribord amures; signale en même temps branle-bas de
combat.
a Sept heures du matin. — La frégate VH^rmione signale S6 vaisseaux de ligne.
« Sept heures vingt minutes. — L*amiral Villeneuve fixe la distance entre chaque vais-
■seau à une encablure.
«Huit heures. — L'amiral Villeneuve fait signal à Tarmée de virer lof pour lof tout i
la fois.
«Huit heures et demie. — L'amiral Villeneuve donne Tordre aux vaisseaux de tête de
forcer de voiles.
« Neuf heures et demie. — L*amiral Villeneuve donne Tordre au San»Augustino de
^serrer le vent, au Scipion de forcer de voiles.
« Dix heures. — L'amiral Villeneuve donne Tordre au vaisseau de tête de serrer le vent
et aux autres de le suivre par un mouvement successif.
« Dix heures et demie. — La frégate la Tkémù signale à Tamiral Gravina: La ligne de
Tannée combinée s'allonge trop.
«Dix heures quarante minutes. — La frégate la Thémis signale à Tamiral Gravina:
L'arrière-garde s'allonge trop.
« Dix heures quarante-cinq minutes. — L'amiral Gravina donne Tordre à chaque vais-
seau de Tarrière-garde de se tenir à une encablure de son matelot d'aVant.
a Onze heures. — L'amiral Villeneuve répète Tordre au vaisseau de tête de serrer le vent
et aux autres de le suivre par un mouvement successif.
«Onze heures et demie. — L'amiral Gravina signale à Tarrière-garde de serrer le vent.
« L'amiral Villeneuve signale au Hayo de serrer la ligne, à Tarmée de commencer le feu
dès qu'on 'sera à portée.
«Midi et demi. — L'amiral Villeneuve signale aux vaisseaux qui ne combattent pas par
"^uite de leur position actuelle d'en prendre une qui les reporte le plus promptement pos-
sible au feu.
« Une heure cinq minutes. — La frégate le Rhin signale que l'ennemi détache des vais-
seaux avec le projet de doubler Tarrière-garde.
«Une heure trente minutes. — Le contre-amiral Dumanoir signale aux vaisseaux de
l'avant-garde de virer de bord et de se porter au feu.
«La frégate VBortense prévient Tamiral Villeneuve que dix vaisseaux de l'avant-garde
lue combattent pas.
«Une heure quarante-cinq minutes. — L'amiral Villeneuve fait signal à l'avant-garde
de virer lof pour lof.
«La frégate VHermione fait signal aux vais<^aux qui n'ont pas d'ennemis par leur tra-
vers de prendre une position qui les rapproche du feu. — VHemHone met le numéro
«le V Argonaute,
«Quatre heures trente minutes. — L'amiral Gravina fait à Tarmée le signal de rallie-
ment.
« Le vaisseau le Neptune répète le signal de Tamiral Gravina.
« Lo vaisseau le Neptune fait signal aux vaisseaux qui ne sont pas totalement désemparés
if imiter sa manoeuvre. x> (Archives du dépôt des cartes et plans de la marine.)
LA DBR1IIÈII8 GUERRE MARITIME. S49
qu'ils ayaient formée à la hâte pendant la nuit; les vaisseaux anglais
se couvraient de voiles , et leurs bonnettes , établies des deux bords,
laissaient arriver sur rennemi. A huit heures, Tamiral Villeneuve
reconnut qu'un engagement général était inévitable. Il s'y prépara
sans faiblesse, et, d'un coup d'œil exercé, choisit son terrain pour com-
battre (i). Par une conversion rapide, l'armée, virant de bord tout à
la fois, mit le cap vers Cadix. Ce port restait ainsi ouvert aux vaisseaux
qui seraient désemparés. La ligne de bataille fut ensuite formée sous
ces nouvelles amures, et la flotte combinée attendit la flotte anglaise.
Une légère brise d'ouest-nord-ouest gonflait à peine les plus hautes
voiles des vaisseaux. Portée sur les longues ondulations de la houle,
symptôme infaillible d'une tempête imminente , la flotte de Nelson et
de CoUingwood s'avançait cependant avec une vitesse d'une lieue à
l'heure. Elle s'était partagée en deux escadres, suivant le plan arrêté
par Nelson. Le Victory conduisait la première escadre; il avait derrière
lui 2 vaisseaux de 98, le Téméraire et le Neptune, masse imposante ,
destinée à ouvrir la première trouée dans la ligne ennemie. Le Con^
queror et le Leviaihan, de 74, venaient après le Neptune et précédaient
leBritannia, vaisseau de 100 canons, qui portait le pavillon du contre-
amiral comte de Northesk. Séparé par un assez long intervalle de ce
premier groupe, le vaisseau chéri de Nelson, que commandait alors
l'ancien capitaine du Van^uard, sir Edward Berry, VAgamemnon, gui-<
dait dans les eaux du Britannia 4 vaisseaux de 74, VAjax, l'Orion, le
Minotaur et le Spartiate. VAfrica, vaisseau de 64, qui s'était laissé sou-«
venter pendant la nuit, faisait force de voiles pour reprendre son çoste.
Le Boy al Sovereign, de 100 canons comme le Victory, était monté par
le vice-amiral CoUingwood , et marchait en tête de la seconde escadre.
Sorti récenmient du bassin , cet excellent vaisseau avait retrouvé toutes
ses qualités et semblait voler sur l'eau comme une frégate. Le Belleish
et le Mars le suivaient avec peine, le Tonnant et le Bellerophon serraient
de plus près le vaisseau le Mars; le Colossus, VAchilles et le Polyphemus,
se pressaient sur les pas du Bellerophon. Plus à droite, le Revenge ame-
nait à sa suite le Swiftsure, le Défiance, le Thunderer et le Defence. Le
JUreadnought et le Prince, de 98, mauvais voiliers tous deux, navi-*.
(1) Villeneuve suivit ici le conseil de TourviUe. « J'ai déjà eu l'honneur de le dire
au roi (écrivait au fils de Golbert l'illustre maréchal) : dès le moment que deux arméea
sont en présence et en état de se pouvoir reconnaître, il est impossible d'éviter un com*
bat quand une armée ennemie voudra engager l'autre et qu'elle aura le vent... Il n'y
aurait d'autre expédient que d*al>andonner tous les vaisseaux qui ne seraient pas fins de
voile, ce qui ne se peut pratiquer, car ce serait une manœuvre qui intimiderait tellement
les équipages, qu'il serait très difficile de les pouvoir rassurer, lorsqu'il faudrait com-«
iMttre. Tous les officiers-généraux et ceux qui ont de la pratique à la mer conviennent
de ce Ikit, et que le meilleur parti (quoique inférieur en nombre) $st d'attendre l'enr^.
nemi en bon ordre et de tenir une krave contenance. »
TOXfi XYU. 17
at» Urps HB WOX NMniH.
guûeut entre tes daux coioaues, mais foisfticot égaieinent partie de
l'escadre de CoUiogwood. Unies pa^juae pensée commune, bien que
destinées pendant le woibat à une complète indépendance, ces deux
dÎTistons d'une même armée, la pi:^ière de i2 vaisseaux, la seconde
de 15, partageaient la noble émulatioa de leurs cbe& et naontnùeut
une égale ardeur à se rapprocher de notre escadre.
Composée de 18 vaisseaux français, vaisseaux de 80 et de 11, et de
i5 vaisseaux espagnols, parmi lesquels agunùent i vaisseaux à trois
ponts, ta ûotte combinée comptait 6 vaisseaux de plus, mais 3 vais-
seaux à trois ponts de mcHos que la flotte aoglfùse (1). Six oSlciers-
généraux commandaient les divisions de cette armée. Le pavillon de
l'amiral Villeneuve était arboré à bord du Bucentaure; celui de l'amiral
Gravina, à bord du Prince de» Asturies. vaisseau de 112 canons, artoé
au Ferrol. Le contre-amiral Dumanoir montait le Formid^le; le con-
tre-amiral Magoa, l'Algéiiras, et 3 magnîQques trois-ponts espagnols,
la SaHliititR(^Trinidad . de 130 canons, et ]& Santa- Anna, de 112, fai-
saient tlotter, au milieu de cette forêt de mâts, le premier le paviUoa
du contre-amiral Cisneros, le second le pavillon du vice-amiral
Alava.
Gânée dans son évolution par le calme et la houle, cette flotte im-
Qiense, qui se développait alors sur une étendue de cinq ou six milles,
présentait à l'ennemi un front irrégulier. 10 vaisseaux tombés sous le
vent n'étaient point à leur poste et formaient comme un second rang
de vaisseaux en arrière de la ligne de bataille; le IVeptuno, le Scipion,
t Intrépide, le Rano, le Formidable, le liuguay-Trouin, le Mon^-Blaac. le
S<m-Fraaci$co d'Atis, le San-Auguatino et le Héros composaient l'avant-
gutle et obéissaient aux signaux du contre-amiral Dumanoir. Les trois
premiers vaisseaux du corps de bataille étaient groupés autour du
Sucentawa; la Saatiuima-Trùnidad en avant de l'amiral, le ÂedouuMe
? (I) Le 13 uàt 1805, l'âmparear écrÎTait « l'anùral Decrès : « ViUencote >em dont
mon calcul que je désire qu'il aUaque toutes les fois qu'il est supérieur en nombre, ne
comptant dtux vaineaitx ttpagnoU que pour un. ■ Non) en appelons aux souveuiit
de bnu lei hommef de cette époqoe, aux aouTenin de nos eonemii eui-mèmes; ponr-
i«ik«n de tMHe (Ot edepter ose antre tMie pour dtililir U force re^ectira de* Mcadrei
qui tUaient combaltref
L'escadre anglaise portait S,lt8 canoat;
L'escadre rraaçaîse 1,355
L'escadre eap^nole 1,1T0
la font rétUe de la flotte combinée, d'afrà lea calculs mimes de rempemir (cikoll
qu'on ue laorait malheureu wment taxer de timidité), ne pomait doue Btri
deiaui de 1,901 canons, 157 canoni ou 3 TÙsieaui de SO de moins que
gtaiw. PUU A Dieu qu'ea efESt ooiu n'eouioni eu i opposer k noi ennem
twilile jounée, qtu 35 vaitum» teis que !« fvM^Htiw, 1« PM«n, F
le RtdmUabUl
LA MBHltalB «OBMS MAmmB. tSl
dans ses eaux, ie N^iune^omlt'Wîit'dB la ligne, tmiMdeJMoÊOdUe
et le BueefUêure. En arrièfe deee granpe, un large iirterfaUe, qnlaii*
ivdeDtdÉ occuper 8 TateseauxaotiveBtÀ, ieSm^-J^méir^, le SatC-Jmt^
et rJnd&mptàbie, bràcbe ouverte d^ ^ans <eelte miindHe vwatote^
semblait, à l'instar de ]>àttaque, aireir partagé ht défense, laisBant
44 vaisseaux du côté de Villeneuve, i9 vaisseaux du c6té de Gravina.
La SùntOrAnna occupait la t£te de cette seconde dhriMon. Derrière ce
vaisseau à trois ponts se trouvait îéHte de l'année française : le PoUn
gueux, sépare par un vaisseau espagnol, le TSùnarea, du Pluton et de
FAlgésiras; F Aigle, le Swiftsure [i) et f Argonaute, séparés de TAIgé8ira$
par le Bahama. Après ces 9 vaisseaux, un dernier peloton con^prenait
encore 2 vaisseaux français et 5 vaisseaux espagnols : le Monta$ux et
VArgonaula, tombés sous le vent; le Berwick, suivi du San - Juan
Wepomucmù;^ fJldllitte/ doublant le Bm^/UèfimÊO, et ie Ainc^^dêê Amu-
fies, destiné par Villeneuve à guider ravant^garde, mais devenu ce
jo0r4à, parrefltotdes circonstances «pii avaient rangé la Hètte dans un
ordre renversé, le serre-flle de Tarrnée combinée.
Cette armée se trouvait alors à huit ou neuf lieues de Gadfac. Wélsen
iMdait, avant tout, lui couper le chemin de ce port. «Il y réussissait,
s'il parvenait à traverser la ligne de^bateilteque venait de fermer Vil-
leneuve. 'tJne manœuvre semblable avait été tentée par lord ^Howe au
eombat du i3 prairial, mais avec des ménagemens inBùis. 'Ayant le
vent sur Farmée de Villaret-Joyeuse, lord Howe, aprèsavmr rangé sou
escadre sur une ligne de front, avait attaquéla flotte républicaine de
biais etmon debout au corps. Msnaçant d'abord farrière^garde de Vil-
iaiet,iil avait insensiblement redressé sa route et porté ses vaisseaux,
par une 'marche oblique, versles vaisseaux ftmnçais. Il n'est point un
iaotioien qui eût , à cette époque, osé manœuvrer ailtremeut, pas un
oBBeier quim'eût pensé, avec^M.Ctark, ^écrivain officiel pensionné par
ki&ande^rets^e, « qu'une flotte gouvernant à angle droit sur une
autre flotte^ devait être infaiUlldemenit désemparée. » Nelson appréciait,
sans doute aussi j)ien qu'im autre, les inconvénieifô de ce mode d'at-
taque; ^nais il ^eomplait sur TiHexpémenee de ses adversaires, et, choi-
sissant d'instinct, pour arriver à son but, le chemin le plus court, sinon
le plus sûr, iil offirait sans hésiter^ttUix coups d'une flotte entière â vais-
seaux destinés à frayer le passage au reste de l'armée, son propre
vaisseau et celui de Collingwood.
(1) n n*est point inutile de faire remarcnier, pour préTenlr toute confusion, qu'il se
trouvait dans les deux années plusieurs vaisseaux portant le même nom, deux Swift^
surUy deux ÀehiUtt, trois Neptunes et deux Argonouies. On distingueta laoUement,
dans le développement du récit, les vaisseaux anglais des vaisseaux français portant le
même nom. Nous mettrons d'ailleurs les premiers eo caraatères différens, en petites
capitales.
BKS HEVOS D&S DEUX MONDES.
Dès qu'il eut tu ses ordres fidèlement exécutés, la flotte anglaise
fDrmée sur deux lignes de file et cinglant sous toutes voiles vers nos
^^aisseaux, Nelson se retira dans sa chambre, n prit le journal sur le-
quel il avait noté, le matin ménfie, les derniers mouvemens de son es-
cadre, et, à genoux, écrivit cette courte prière :
« Puisse le Dieu toujours grand que j'adore accorder à rAngleterre, pour le
salut commun de TEurope, une complète et glorieuse victoire! Puisse-t-il per-
mettre qu'aucune faiblesse individuelle n'en ternisse Téclat , et qu'après la vic-
toire aucun Anglais n'oublie les droits sacrés de l'humanité! Pour moi person-
nellement, ma vie appartient à celui qui me l'a donnée. Qu'il bénisse mes
efforts, pendant que je combattrai pour mon pays! Je remets en ses mains ma
personne et la juste cause dont on m'a confié la défense. »
Après avoir accompli cet acte religieux, Nelson, amant aveugle, crut
remplir un nouveau devoir en léguant, par un codicille agouté à sou
testament, lady Hamilton et sa fille, Horatia Nelson, à la reconnaissance
de l'Angleterre (1). Ainsi préparé à mourir, il remonta sur le pont : les
capitaines des frégates, qu'il avait fait appieler, attendaient ses ordres,
n s'approcha du commandant de VEurycdus, le capitaine Blackwood,
qui partageait avec le capitaine Hardy sa confiance et son afifection :
« Les €ommandans de nos frégates verront Tennemi de près aiyour-
4'hui> lui dit-il, car je veux les garder sur le Victory le plus long-temps
{>0S8ible. » Nelson, s'il faut en croire le témoignage du capitaine Black-
Wood , était en ce moment calme et résolu , mais plus grave et plus
solennel que de coutume. Plusieurs fois, remarquant a la bonne con-
tenance de la flotte combinée, » il exprima le regret que celte flotte eût
viré de bord, et parut observer avec une secrète anxiété l'horizon déjà
menaçant et le champ de bataille transporté, par la manœuvre de Vil-
leneuve, de l'entrée du détroit à la hauteur des récife dangereux de
Gonil et de Santi-Petri. Vers onze heures, il descendit dans les batteries,
où les canonniers étaient déjà à leur poste, complimenta les officiers
sur les bonnes dispositions qui avaient été prises, adressa quelques mots
d'encouragement à chaque chef de pièce, et, retrouvant toute sa cou*
(i) Ce double legs de Nelson fat répudié par TAngleterre, car une injuste réprobation
confoodit dans le même oubli le seul rejeton d'un héros et la femme odieuse qui afait
Bouille sa gloire; mais les héritiers légitimes du vainqueur de Trafalgar reçurent de
splendides témoignages de la munificence du pays. Le parlement accorda, sur la de-
mande du ministère, une rente viagère de 50,000 francs à la veuve de lord Nelson;
Mme rente perpétuelle de 125,000 francs, réversible sur celui de ses descendans qui héri—
lerait du comté de Nelson, fut constituée avec ce comté en faveur de Tainé des frères
Tle ramiral. Une somme da S,i75,000 francs fut en outre consacrée à 1 acquisition d'une
terre destinée à ajouter à Téclat de ce nouveau titre. Les deux sœurs de Nelson reçurent
rhaçune 375,000 firancs. En évaluant les rentes au taux de 5 pour cent, ces diverses
libéralités du parlement formeraient un capital de plus dç 6 millions de francs.
LA DBHIÈU GUBUUi IffAMTniB. S83
fiance à la Tuede ces mftleg.figuresiet de ces bras nerveux, ne songea
plus qu'à donner le signal de Tattaque à GoUtiigwood.
Ce signal.fut bref et précis : € l'ai Finteirtioii, flt^il savmr à CoUing*
wood par le télégraphe, de traverser Favant-garde ennemie pour T^m-
pécher d'entrer dans Cadix. Quant à voua, coupez Tarrière-garde vers
le douzième vaisseau à partir du serre^e. » Et, pendant que le ^oyol
Sav^eign s'apprêtait à exécuter cet ordre> il dirigeait le Viciory vers la
Saniisêùna-lVintdad, le onzième vaisseau de notre avant-garde. Par ce»
double mouvement, il allait embrasser non plus 42 vaisseaux avec 16»
comme il l'avait annoncé, mais 23 vaisseaux ennemis avec 2. « il me
faut au moins 20 vaisseaux de cette flotte, avait-il dit au capitaine
BlaclLWOod dans cet enivrement où le jetait l'approche du /wmbat;
moins de vaisseaux ne serait pas une victoire 1 » Sans la crainte que
Villeneuve ne se réfugiât dans Cadix en lui abandonnant une victc^re
incomplète, U est probable que Nelson, plus fidèle à son plan primitif^
eût dirigé, moins imprudemment cette première attaque. On peut croire
surtout qu'au diuiger d'attaquer la flotte combinée debout au corps, il
n'eût point lyonté, de gaieté de cœur, le danger, plus grave encore aveo
une brise incertaine et faible, de l'attaquer sur deux lignes de file; mais
l'ardeur de son ame l'emportait en ce moment sur les conseils de la
tactique. Tente évolution nouvelle eût été une perte de temps, et, en
fait de périk , le plus grave, à ses yeux, était de laisser échapper Ville-
neuve, comme l'avait fait Calder. Quelle chance cependant nous ouvrait
son impétuosité 1 Avant d'avoir amené sur le lieu de l'action des forces
proportionnées aux nôtres, Nelson (tout semblait l'annoncer) devait voir
ses premiers pelotons infailliblement écrasés par nos masses, comme
des cavaliers qui, pour enfoncer un carré, au lieu de se réunir et de
charger ensemble, se diviseraient et chargeraient l'un après l'autre (1),
Les deux flottes cependant n'étaient plus séparées que par une dis-
tance dequélques milles. Debout sur la dunette du Victory, Nelson venait
de signaler à son armée de se préparer à jeter l'ancre avant la fin du joun
a Ne pensez-vous pas, dit-il au commandant de YEuryalus, qu'il nous
reste encore un signal à faire?» Il sembla réfléchir quelques instans, et
appelant un des officiers attachés à son état-major : « Monsieur Pasco,
lui dit-il, adressez ce signal à l'escadre : L'Angleterre compte que chacwi
fera 9on devoir. » On sait quel enthousiasme accueillit ce célèbre mes*-
sage, et quelle magique ardeur, quelle vigueur nouvelle il répandit
dans les rangs de la flotte anglaise. « Maintenant, dit Nelson^ je ne puis
(1) «... Ce dédain des règles dans le mode d*approcher Tennemi tenait seulement à
des circonstances particulières. On peut le regarder comme la conséquence de cette dé<»
cadence des marines européennes qui nous avait appris à nous relAcher de notre système
de guerre et à mépriser les leçons de la prudence. » (Traité (T artillerie navale, par U
général sir Howard Douglas.)
liBTO^Tintage.fl tevtwiellpemftreciRii^^ «onvenrin aAHfe
des éTénemens de >oe nnode et dans ia jwiîoe «de ««lpeMcau6e^« lie
eofiitame BMkwoùi, éma deg^dtogQre cpie Mehon iMait «omir/frappé
dn preaBratiwent flmrtre^iBQiribiÉt r«9iier, an te i^esBer dore, ^a
mmi de liii(éi4t43om»i]ii/defiiiter Msi^vlllofi^s^ r^BW^t», tm^e
kÉBBer Anneinsàim antre VMBsen 4e fêstepéiAlon'quIImaHfA^
pour le Vietary. ^ Non, IhidlLiiwd, répcHaRlit PMnirel, «n pareille'occa-
mn, c'est 8Q dbef de donner l'eiemple. » V0igoaiit>de céderam^^èK-
eltationg dont <m l'entourait, il perârit cepmduit qu'yen IrsiiBiritt «a
nmiraif^, an Neptwœ 'et «a Lemathmi Vordne de praidre la tête €e fa
figne; nais 4)ieiitât, egrigeasott^'on ajoutât^ nowreSlesi^Ies à «èHes
^fiie portait déjà le l%r#ry, U reoidiM'eiéciltien de oot'ordre impossMe.
Au moment où tsette demièrre «manœuvre trahit l^impatienee/tcHi-
joors croiasante, du tM^mmandaEri; en elMf , auoim stgne^e]èlériem*'fli'%n-
flonçait encove qu'à bord da *Mc$fal Ama^ffi^en smgett à rimMer. XSe
vaisseau, dout la marche mpéiâeere faisait eo cemomant T^avie'de
NdsoU; attendait, soasmie veikire^réduMe, les vaisseamc qall<aval}bde-
vancés. Msdgré oette prudemse apparente, GolliDgv^ood 'avait «priB^ses
mesures pour ccnisenrer l'tioim^ir de nous porter les premiefs^eaufs.
A pemele J9^lfoMeet ^i/Marifsei^reitt^ilsapprodhés, que«iiF!^
de GoUingirood, geste impatiemment ttttendu, ie \Rêg(d ^Sé^xr^ègn^Sé-
[doya ses afles à son tour, «et, laissant inen hsm derrière luite «este^ie
la flotte anglaise^-sembla S'éftancer seul vers ravmée'CemMnàe.
X.
^n était midi. 'Les Angla» iudKNr^rant le pavillon de Sainttfisor^e, ie
yai^btà queue blanche, etam cris ; sept lais ^répétés detvm^UmnptFtw*.!
Fétendarditriecdore S'éleva sur la poupe de chaque vansau jfrânçais.
Déployantion même temps labannière des deux Gastilles, les fispag^uik
suspendirent une longue croix de bois au-dessous de leur^pavillon. Vil-
leneuv^ven^ce moment, donna.le signal du combat. Un .eDup^de.oaaod,
dirigé contre le iSof/a^iSrnwre^, partit immédiatement du vaisseau <fe
Rnêfueux.U. fut suivi bientôt d*un leu roulant, auquel Je tvaisseau.an-
glaisni'essaya.point de répondiez. LeMoffol S^wreignee ;tf»umiialorsà
près d'un mille en avant du 4â«HM/e,à deux miUesenvirottvet presque
par le travers du Vtir^ery. Encore intact au nûliau de ce feu inaL dirigé,
il s'avançait vers la SantanAnna, sans dévier de sa ! route, aifeadeux,
impassible et comme protégé par un charme secret. L'équipage, étendu
à plat-pont et couché dans les* batteries, n'offrait aucune prise au petit
nombre de boulets qui frappaient la coque du vaisseau, et les^prqjec-
tiles qui,passaient en grondant à travers la mâture n'avaient encore
atteint que quelques cordages sans importance. vOiRottieiaiiii^dit i£olr-
LA PBMlàâB aiflniRB MAMTIME. ;9SB
à son capttaiiie de paiilkm^ait momefil où, npr^^imresspyé
pendant dix minutes le feu de rarmée combinée, il aliatt plonger enfin
dans les rangs de notre arriëre^arde), que ne donnerait pas Nelson
j^eur être à notre placel» a Voyez, s'écriait en même (eoips Nelson»
xxMOfmie ce noble CoUÎBgwood eondoit bravement son escadre au feul »
GoUingwoody en efifet, a montré le chemin à la flotte aiiglaise et cueilli
les prémices de la journée.
JLa F^mguiux essaie yainement de Farrêter. Du triple étage de cancH)8
^i garnissent les flancs du Jbya/ Sovereign s'élancent des toirens de
fumée et de fer. Chaque pièce, chargée à doubles projectiles, est dirigée
dans la poupe de la SmUorAmuL ISO boulets ont sillonné de l'arrière à
létrave les batteriesde ce maseau et laissé sur leur passage 400 hommes
hors de combat. Le JRayiU Sover0içn se range alors au vent et engage
vergue à vergue le vice-^imiral espagnol; mais il a bientôt d'autres en-
nemis à combattre : le Smh-LMimdro, le SanrJmto et V Indomptable ac-
courent pour l'entonrer; h Fougumx dirige sur lui un feu d'écharpe.
Ses voiles sont bientôt ea lambeaux. Cependant, au milieu de ce tour-
tiillon de boulets qu'on vU $e hmrier dans l'air (1), le Boyal Sovereign
ne presse pas moins vivement l'adversaire qu'il a choisi. Le feu du vais-
seau espagncd s'est ralenti, et, au-dessus du nuage de fumée qui enve-
loppe ce groupe héroïque, l'œil inquiet de Nelson peut distinguer en-
core le pavillon de Collingwood.
Le vent cependant a déjà trahi l'armée anglaise. Filant à peine un
nœud et demi, le Victory se tridne péniblement vers la Santissima-IH-
mdad et le Bucentaurey pendant que Collingwood, seul au milieu de
l'armée combinée, tient en respect les vaisseaux qui l'assiègent. A midi
vingt minutes, le Vietory est enfin à portée de canon de notre escadre.
Un premier boulet tiré par le BucenioMte n'arrive p<Mnt jusqu'à lui; un
secraid vient tomber le long du bord; un troisième passe au-dessus de ses
bastingages. Un boulet plus heureuK traverse le grand p^roquet. Nel-
son appeUe le capitaine Blackivood. « Retournez à bord de votre fré-
gate, loi dit-il,«et rappelez à tous nos vaisseaux que je compte sur leur
C(xicours. Si, en se conformant à l'ordre de marche que je leur ai si-
gnalé, ils devaient rester trop long-temps hors du feu, qu'ils n'hésitent
point à en adopter un autre. Le meilleur sera celui qui les conduira le
fdus promptement possible bord à bord d'un vaisseau ennemi. » En
parlant ainsi, il reconduit jusqu'au bord de la dunette le capitaine de
VJSâÊryalus. Blackwood saiât la main de l'amiral, et, d'une voix émue,
lui exprime l'espoir de le revoir bientôt en possession de 20 vaisseaux
français et espagnols, a Dien vous bénisse, Ûackwood! lai répond Nel-
son; mais je ne dois plus vous revoir en ce monde, o
(1) Correspondance de ramirai Ck>lliiigwood.
S86 REVUE DES DEUX MONDES.
Une ou deux minutes d*un morne silence ont suivi le dernier coup
de canon du Bucmtaure. Les canonniers vérifient leur pointage, et,
comme à un signal donné, les 6 ou 7 vaisseaux qui entourent Ville-
neuve ouvrent tous à la fois leur feu sur le Victary, La houle, qui, pre-
nant nos vaisseaux en travers, leur imprime un balancement irrégu-
lier, ajoute encore à Tincertitude de leur tir. Ceux de nos projectiles
qui ne tombent point en-deçà du Victory le dépassent ou vont s'égarer
dans sa mâture. Ce vaisseau est déjà arrivé à 500 mètres du Bucmtaure
sans avoir éprouvé d'avaries. Un boulet plus heureux vient alors couper
son mât de perroquet de fougue; un autre boulet met sa roue de gou-
vernail en pièces; un boulet ramé renverse sur la dunette 8 soldats de
marine, car Nelson, moins prévoyant que CoUingwood, a souffert que
son équipage demeurât debout et aligné, au lieu de le faire coucher à
plat-pont. Un nouveau projectile passe entre Nelson et le capitaine
Hardy, a L'affaire est chaude, dit Nelson avec un sourire, trop chaude
pour durer long-temps.» Depuis quarante minutes (1), le Victory sup-
porte le feu d'une escadre entière, et ce vaisseau, que rien au monde
n*eût pu sauver d'une destruction complète, si nous eussions eu de
meilleurs canonniers, ne compte encore que 50 hommes hors de com-
bat (2). 200 bouches à feu tonnant contre lui n'ont pu l'arrêter. Porté
majestueusement sur les lames qui le soulèvent et le poussent vers nos
rangs, il se dirige lentement sur le vaisseau de Villeneuve; mais la Ugne
À son approche s'est serrée comme un faisceau de dards. Le Redoutable
a touché plusieurs fois de son beaupré le couronnement du Bucentaure-^
làSantissima-lVinidad est en panne sur l'avant de ce dernier vaisseau;
le Neptune le serre de près sous le vent. Un abordage semble inévitable.
Villeneuve en ce moment saisit l'aigle de son vaisseau et la montre aux
matelots qui l'entourent, a Mes amis, leur dit-il, je vais la jeter à bord du
vaisseau anglais. Nous irons la reprendre ou mourir. » Nos marins ré-
pondent à ces nobles paroles par leurs acclamations. Plein d'espoir dans
l'issue d'un combat corps à corps, Villeneuve, avant que la fumée dé-
irobe le Bucentaure à la vue de l'escadre, adresse un dernier signal à ses
vaisseaux, a Tout vaisseau, leur dit-il, qui ne combat point, n'est pas à
son postC; et doit prendre une position quelconque qui le reporte le
plus promptement possible au feu. » Son rôle d'amiral est terminé.
U ne lui reste plus qu'à se montrer le plus brave des capitaines de
Tarmée. **
Hardy, cependant, vient de reconnaître l'impossibiUté de couper la
(1) De midi vingt minutes à une heure. {James'i Naval BUtory.)
(2) « Je iîs monter une grande partie des chefs de pièce sur le gaillard (dit le capi-
taine du Redoutable , dans le rapport qu*il adressa, après ce combat, au ministre de la
marine) pour leur faire remarquer combien nos vaisseaux tiraient mal : tous leurs coups
tK>rtaient trop bas et tombaient dans l'eau. Je Uê engageai à tirer à démâter, »
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 357
ligne sans aborder un de nos vaisseaux. 11 en prévient Nelson. « Nous
n'y pouvons rien, lui répond Tamiral. Abordez le vaisseau que vous
voudrez; je vous en laisse le choix. » Hardy cherche dans ce groupe
impénétrable le moins formidable adversaire. L'apparence chétive du
Redoutable, mauvais vaisseau de 74 récemment radoubé au Ferrol, lui
vaut l'honneur qu'ambitionnent la Santissima-Trinidad et le Bucen^
iaure. C'est vers lui que le capitaine Hardy porte le Viciory, A une
heure, le vieux vaisseau de Keppel et de Jervis, le vaisseau de Nelson,
passe derrière le Bucentaure à portée de pistolet. Une caronade de 68,
placée sur son gaillard d'avant, vomit la première, à travers les fe-
nêtres de poupe du vaisseau français, un boulet rond et 500 balles de
fusil. De nouveaux coups se succèdent à intervalles réguliers; 50 piè-
ces, chargées à doubles et triples projectiles, ébranlent et fracassent
l'arrière du Bucentaure, démontent 20 de ses canons et remplissent ses
batteries de morts et de blessés. Le Victory traverse lentement la ligne
qu'il vient de rompre et reçoit le feu meurtrier du Neptune sans y ré-
pondre. Après avoir porté cette atteinte mortelle au Bucentaure, c'est
au Redoutable que ses canons s'adressent. Au milieu de la fumée, Hardy
vient brusquement sur tribord, et, sans continuer sa route vers le Nep-
tune, qui, virant de bord, va se joindre à l'arrière-garde, il se jette sur
le Redoutable, qu'il avait déjà dépassé. Accrochés bord à bord, les deux,
vaisseaux dérivent hors de la ligne. L'équipage du Redoutable soutient
sans pâlir cet inégal assaut. Des hunes, des batteries de ce vaisseau , on
répond au feu du vaisseau anglais, et. dans ce combat singulier^ com-
bat de mousqueterie bien plus que d'artillerie, nos marins ont repris
l'avantage (I). En peu d'instans, les passavanset les gaillards du Ftc-
tory sont jonchés de cadavres. Des iiO hommes qui se trouvaient sur
le pont de ce vaisseau avant le commencement de l'action, 30 à peine
peuvent combattre encore. L'entrepont est encombré des blessés et des
mourans qu'on y transporte sans cesse.
A la vue de taut de victimes, les chirurgiens anglais, qui leur prodi-
guent d'insufflsans secours, croient déjà la journée compromise. Le
chapelain du Victory, éperdu, égaré par son émotion, veut fuir ce lieu
d'horreur, cet étal de boucher, comme il appelait encore, après de lon-
(1) n n*y avait point de mousqueterie dans les hunes du Victory. Depuis qu'il avait
été témoin de l'explosion de VAlcide et de l'Orient, Nelson regardait Tincendie comme
le plos grand danger d*un com^t naval. Avant le commencement de ractton, il avait
fait soigneusement arroser les toiles de bastingage du Vieiory, mettre à la mer les eoH
barcations de porte-manteaux, fait soustraire au feu, en un mot, tout ce qui pouvait lui
servir d*aliment. C'est à cette préoccupation surtout qu*il faut attribuer l'absence de
mousqueterie dans les hunes du Victory. Nelson craignait qn'une décharge maladroite,
une explosion fortuite, ne mit le feu dans les hunes et ne devint la cause d'un épou-
vantable accident C'est ce qui arriva en effet, dans ce combat même , à un vaisseau
français, VAehilU.
S58 aWOB DB DBra MOTOBB.
gues anaées^ cet dwcar espace prÎYé d'air et inondé de sang. Il s'élance
sur le pont. An milieu du tumulte, à travers la famée, il reconnaît
Nelson et le capitaine Hardy se promenant sur le gaillard d'arrière.
Non loki d^eux, quelques botnmes échangeaient une vive fusillade avec
les hunes du vaisseau français. Tout à coup, l'amiral chancelle et tombe
la face contre terre. Une balle, partie de la hune d'artimon du Bedùvn
table, l'avait frappé sur l'épaule gauche, avait traversé l'épaulette, et,
après avoir labcnûré la poitrine, s'était logée dans l'épine, dorsale. Le
chapelain accourt; mais, avant lui, un sergent et deux matelots timo-
niers sont près de l'amiral. Ds le rdèvent tout souille du sang dont le
pont est couvert. Hardy, qui n'a point entendu le bruit de sa chute, se*
retourne alors, et, plus pftle, plus ému que Ndson hib-même : « J'es-
père, milord, s'écrie-t-il, que vous n'êtes pas dangereusement blessé!
— Cest feit de moi, Hardy, répond l'amiral; ils y ont enfin réussi. J'ai
l'épine du dos brisée. » Les matelots qui l'ont rdevé l'emportent dans^
leurs bras et le déposent dans l'entrepont; au roffieu de la foule des
blessés.
La brise, presque étenite par la canonnade, n'avait encore amené, à
une heure un quart, au moment où fut frappé Nelson, que 5 vaisseaux
anglais sur le champ de bataille. A l'arrière-garde, le Ihyal Skwereign
avait combattu seul pendant quinze minutes. Le premier après lui, le
Belleisk avait coupé la ligne, à midi et demi , en lorière de la Santor*
Anna; maid, déjà mutilé par les bordées d'enfilade qu'il venait de re-
cevoir, démâté de son mât d'artimon par le Fougueux, le Belhisle s'é-
tait trouvé enfermé lui-même dans un cercle de vaisseaux ennemis.
Bientôt, cependant, les vaissaux anglais arrivent en foule de ce côté :
le Mars s'attaque au Piulon, le Tonnant à rAlgésùras; le Rellerophon,
le Colossus, YAckilles, traversent la ligne; le Dreaânougki, de 98, le
Polyphmnts, de M , les suivent de loin sous toutes voiles; le Revenge,
LE SwiFTSURE, le Défiance, le Tkunderer et le Befence se détachent vers ht
^droite pour doubler l'arrière-garde et la mettre entre deux feux. C'est
déjà dans cette partie de la ligne un combat général : c'est Picore un
engagement particulier à l'avant-gardeet au corps de bataffle. Là, ea
eifet, Dumanoir, avec ses iO vaisseaux, forme une réserve que fes vaîs^
seaux anglais ne songent poiAt à attaquer. Le Bucentaure et la Santis--
^ma-THnidad canonnent de loin le Téméraire, le NEnuiiB et le Letùk^
Ami, qui sedirig^it sur eax vent arrière; le MedouteMe^ seul aux pnaea^
avec le Viciory, le presse avec une nowelle vigueur.
Le pont de ce dernier vaisseau est devenu désert : de la hune d'arti-
mon du Redoutable, on en prévient le capitame Lucas. Il appelle à l'in-
stant ses divisions d'abordage. Eu moins d'une minute» les ^dllards du
vaisseau firaoçaîs sont couverts d'homme» armés qui se précipitent sinr
la dunette, sur les bastingages et dans les haubans. Les canomners du
VisÊmry jlNHénanilevi» léèoeB ^uriepooisar ca-atinrMRi dra^or.
irtXBtilliBpsr law pliDCide freoadeftsiin fm ■enni de^nousipielin^
ikae:i»|^liiail biorièt en déaofdi» dans k ^vonièffe baUtrie; mai» la
masse du ViciatPi^it pBatég»€flnoDav BkJa^wuÊékàs éaBeioukM^ font
«fe TaÉO' affMrts pMur «taiader sas tamniikSk La capiiaatt Lucas or-
ds»i0 é& aooptr ks mipcniRft da la gcandT^eBSua^ ak toiiI la jaler
canme wa paoi4om «& trairafa^das deax aaisKamu fin ce moaieiii^
L-ai9iimiià1ibacàcpialro>inatalats> s'uidaal de raocre aaspendue dans
ka paat&4iaBiMaieida Fïctary^aoal perfcoai à ipigner kpMrt du rm»-
aaaift aoi^ais. Bs DMinlreiii ceichainaa à kufs oaaapagaaiis; ks eiH
loDaes d'akofldige se rafonneirtià k hak; k saceod dm ÂeésmtmbU^ k
lkukuiii4a¥aÎMeaiLl>ttpotet(l)^sejatteàkar tèk et laar kit par^
kggg sa haaiMaetn ardear : çpielqoes niîauka encoge^ etk FicHoryeali
UÊU^l Casl akrs cp'ime efirejabk Tcrié» de boakia et de imirailk
tiskirtepootichi JMaulaMa. LeTéminmn» après avair franchi k ligne,
est tam se jeter sons le beau^ de» oa TaisaBau. W% homiiias ont éié
renrefsés par sa [»«wim bordée : h Téméraire^ retombe en travers da^
yaisseau français et k foudrok de neufeau de sud arttlktk. Serré
entre daiiK Taisseattx à trds pQiiti^ fe AodbiiUMe se débat qiKl^^
danaoatk double, étreiale. Ses canons démentes, sa panpe déchirée et
pendante^ aDtt grand mtt aludlii, sea perte-haubana en Jeu, u'oat point
encorei^ffOM au oiqpikine Lncaak aécessik ^^^
TUNE et Â^ Xortalàaii eut coupé k ligne à kur tour, et look résisknoe
éegwsBk désanneia inntik. A une beare dnquante^eiiif minirtes, le ca-
pîlaîne Lncaa livre à r^nnami un maseau cribk de boakts et les dé^
briad'utt équipage q» oampk en ce auNneat 522 bornooes bars de
combai clanaais rinkéfHde Nekon ne pouvait succomber en combat-
tent des enneiaîa plus dignes de san courage (â^ »
Ikk parkursm&ts abattittyquisoai tombés d'un Taiaseau sur Fautre^
k Futfary» It ifaANiloUe et fa ï^fm^ane dérivent enannbk vers l'ar*
rîère-gavde. Anriiné à oani mètres dn Fwng^mx^ h Tànérmre dirige
veraee vaisseau ses canons de tribord» ifalgiré k danbk combat qu'il
vieid; de soateBir oanlre le Aiyaf Sot^meign et k BtUmU, le F(m§miêx^
digne énxnk du Mêdoutabh, n'késik point à aberder U Témérmire. Mor^
trikaient bkssé, Tintiépide capitaine fiaadouin, héros simpk et mo*
4ssk, donila France a laissé périr k nom et auKpiel fAngklerre eut
éaaak une tombe à Wesiminsler, Bandouin, de k dunette où il est
tombé, anime encore son équipage; mais il retient en vain, pi» ansu-
luréme efiTort^ la vie qui lui échappe. 11 expire, trop heureux d'expirer
avant d'avoir vu son vaisseau au poavoh* de rennemi ! Cette nouvelle
(1) A^ioitnnHHl TÎce-MWFaL
(S) Rapport da capitaine Lucas.
MO nym m» mon momag.
lutte est trop inégale; le second dn Fougueux, le capitaine de frégate
Bazin, est blessé; 400 hommes sont hors de combat; les Anglais s'élan-
cent dans les grands haubans du Faugueuœ, se rendent maîtres du pont
et amènent euxHSiâmes le papillon du Taisseau français.
Au moment où le Fougueux et le Redoutable succombaient sons Tef-
fort des trois-ponts anglais, la SeaUorAmna, démâtée de tous mâts de»
puis près d'une demi-heure^ se renckit au vaisseau de GolUngwood. Ce
fat la première victoire remportée à Farrière-garde: Les Anglais
avaient rencontré dans cette paîtie de la ligne une résistance inatten-
due. Isolé au milieu des vaisseaux français, le Belleiele, après avoir
repoussé le Fougueux, supportait depuis une heure le feu de VAchiUe,
de (Aigle et du Neptune. Démâté de ses trois bas-mftts, et comme en-
seveli sous cet amas de voiles et de cordages, ce vaisseau anglais garde
encore ses couleurs au tronçon de son mftt d'artimon. Il essuie nos
Volées sans pouvoir y répondre; mais bientôt les secours lui arrivent de
toutes parts. Le Polyphemus vient s'interposer entre lui et le Nepêune;
> le Défiance l'abrite du feu de F Aigle; lb Swiftsurb le salue de trois ac-
clamations et se précipite vers r Achille.
Au vent de ces vaisseaux, une lutte terrible Vest déjà engagée entre
le Mars et le Pluion, entre le Tonnant et l'Algésiras, Le Mars voit son
commandant emporté par un boulet; le Pluton, qui porte le guidon de
l'intrépide capitaine Ckrâmao (1), se dispose à tenter l'abordage, quand
un nouveau peloton de vaisseaux anglais l'oblige à se retirer.
LAlgisiras, abordé par le Tonnamt, se montre également digne de sa
haute réputation; mais la position qu'occupe le Tonnant donne au vais-
seau anglais un trop grand avantage. Le beaupré engagé dans les hau-
bans du Tonnant, VAlgésiras ne peut se servir de son artillerie et reçoit
un feu roulant d'enfilade. Le contre^miral Hagon, jaloux de guider ses
marins à bord du vaisseau anglais, les raUie sous ce feu meurtrier et
combat avec eux au premier rang. Atteint déjà au bras et à la cuisse,
il refuse de quitter le pont; il cède cependant aux instances de ses offi-
ciers. Deux matelots l'entrainent; un biscaîen vient alors le frapper à la
poitrine. Il tombe au moment où le mât de misaine est déjà abattu.
Presque au même instant, le feu se déclare dans la fosse aux lions; le
grand mât et le mât d'artimon couvrent le pont de leurs débris. Le ca-
pitaine de pavillon Letoumeur, le lieutenant de vaisseau Plassan, ont
été grièvement blessés. Un jeune officier que la mort a respecté, et au-
quel l'avenir réserve de plus heureux combats (2), H. Botherel de La
(1) Les matelots du Pluion atatent, dans leur langage énergique, donné à leor
pîtaine ce glorieux surnom qu'il a porté et mérité pendant totite cette guerre : Ka-<fe-
bon-cour.
(S) M. Botherel de La Bretonnière, aajourd*hui contre-amiral, commandait le tais-
BMU U Brsslau au combat de Nararin.
LA DERHIÂftE GUBRJIB WA^TUnS. 961 ,
BretoDnière, prolonge encore quelques instans cette défrase héroïque;
mais les matelots anglais ont enyahi le pont de l'Algé$ira$. Au milieu
de la confusion qu'a produite la chute des trois bas-mâts, ils prennent
possession d'un yaisseau entièrement désemparé, v ^
Non loin de FAlgésiras, Jk vaisseaux français, l'Aigle, le Smftsure, tè
Berwick et V Achille, soutiennent avec le même courage un combat
acharné. Après avoir engagé le BeUervphon vergue à vergue pendant
près d'une heure, l'Aigle, séparé malgré lui<l'un ennemi qu'il avait à
demi réduit par le feu de sa mousqueterie, s'est porté contre le Bel^
leiele. Privé de son commandant, le brave capitaine Gourrège, il suc-
combe à trois heures et demie sous les coups réunis du Revenge et du
Défiance.
Le Swiftsure a perdu 2S0 hommes : l'intrépide et briHant ofQcier qui
commande la manœuvre sous les ordres du capitaine Villemadrin , le
lieutenant de vaisseau Aune, est renversé de son banc de quart. Cest le
troisième officier qu'ait atteint le feu de Fennemi. Le Swiftsure est enfin
accablé par le Belleropkon et le Colossus,
Le Berwick, sous les ordres du capitaine Gamas, du vailhmi capitaine
Comas, comme l'appelle à bon droit l'historien anglais (1), combat suc-
cessivement le Defence et VAchilles. Malgré la chute de ses mâts, il se
défend avec la même ardeur. 51 cackvres jonchent d^à ses batteries;
200 blessés encombrent son entrepont. Le capitaine Camas reçoit le
coup mortel; son second, le lieutenant de vaisseau Guichard, lui survit
à peine quelques minutes. Le Berwick tombe alors au pouvoir des An-t
glais.
L'Achille a des premiers assailli le Belleiele; il se trouve bientôt en-^
veloppé à son tour. Le Polyphemus, dégagé du Neptune, qui se porte a
l'extrême arrière-garde, le Swiftsurb, le Prince, de 98, l'écrasent du
feu roulant de leurs batteries. Le commandant Deniéport, déjà blessé
à la cuisse, est tué à son poste qu'il n'a pas voulu abandonner. Le mât
de misaine, à demi dévoré par l'incendie qui vient d'éclater dans la
hune, est bientôt abattu par les boulets ennemis; il tombe sur le pont,
qu'il couvre de sa masse embrasée. L'Achille, en proie aux flammes, ne
voit plus un vaisseau allié autour de lui; la plupart de ses officiers ont
été tués ou blessés, et c'est un enseigne de vaisseau qui occupe la place
du brave capitaine Deniéport. L'intrépide Cauchard, seul débris d'un
état-m^jor de héros, combat sans espoir, mais combat encore. La
crainte d'une effroyable explosion éloigne enfin les vaisseaux anglais.
L'Achille n'a plus à combattre que l'incendie; il s'agite en vain dans
cette agonie douloureuse. Vers cinq heures et demie, ce glorieux vais-
seau, dont le pavillon n'a pas été amené, saute en l'air avec une portion
de son équipage.
(1) James, Histoire navale.
ptet r^;BiitàVvdiàr&-gardii. Coupée sur toiiB les fmotBf^sM^ifmrtmie
hi ligK». »e ycéiantait plufcfrfm anM CMfiisde vrâieaiiK eatooiés et
près de s'affaisser sous le iMMitee. l« 4fM«rQa» é'aiMwd GUKMUié pari«
Hmnmi, eëde au (au du .flMJMWftoi; te itoteviAse reiulau Coloiiuf;
Vilryraffttte* éecaflé par les premières ¥olée» de Fi4dyiai^ estoenteaiflit
diaxmmv sm pajrilloii de^ûoL les. Mu^eaux eoneiMîs; qui te pnMseufc
te Stup-Jtêm Ne/mmcmo est.aïaariiié par te linaitmmshk 7 vaisseaux
fcauçaie etS^yaiweauxespagoate ooid^à succoinbéi^ maié 10 yaisseaui
auglaif oisylaebeté cbëremeaices premiers avauteges ; te Viciorf$ compte
ld9 beiumM hors da ^iombai» HMonal S&v$r0gn Ui, h Témirmr^^^i^,
le Mars et le Colossus ont éprouvé des pertes non moins considécablesk
Le pi^mter de ces vai^eauxi d^os sau eogi^eoiMt aurae k PbUan» a
eu 98 hoawies tués eublessés^te ^eicood 200^ peudaut qu'il combattait
saccessivemeoL f ilr^ofMw/d (1)» couuBaadé par te capiteioe Éprou, te
^ahamm et U SmfUure. La prise de l'Aigéâiras a coûté 76 homuies au
Tonnant; le Bellerophon, dans sou abordage avec l'Aigle, a perdu 450
brauue» et son capitaioe,. atteint d'une blessure nu)rtelte. Le Bellmle,
bien qjue.compiéteweut déuvatei a moins souffert que le JSellerophfm et
te Colossus^ Le aoo^e des morts et des blessés i^'éteve, à bord de ce
vaisseau» à i^, à 73 à bord de VAcMlleê, à 70 à bord du DefUmi^^ à 79 à
bord du Aeveug^. Xels sont les vajisseaux, anglais qui ont supporte tout
te poids de l'actteu; teplupart flottent désemparésau milieu des vaincus»
masses inertes et haletantes^ incapables d'engager un nouveau combat
mais une imposante réserve parcourt en ce moment le champ de ba*
taille et recueiUe les fruité de teur victoire. Dans te seule coloane de
CkUUngv^ood, cotenne plus sérieusement engagée cependant que celle
de Nelson, cette réserve se compose encore de 6 vaisseaux presque in-
tacts : 3 vaisseaux à trois poots^ te DreadnouglU, qui n'eut q/uie 33 bouimes
atteints par notre feu, le Prince^ qm n'en eut pm un leii/; 3 vaisseaux
de 74^ i vaisseau de &i, comptant à peine à te lin de te journée^ le Dû-
fenc^ 36 hommes tués ou blessés» te Thmuierer i6> us Swiftsmu 17, te
Polyphetms 6. Ces vaisseaux, arrivés sur te heu de l'action trois heures
après le A>yal SoDereign et le Belleisle^ portent sur tous les pointe de
l'arrière-garde un irrésistible effort
Un deruier groi4>e de vaisseaux traufais et espagnols s'est rassen^Ué
autour de l'amiral Gravina» i^ipuyé du Sonrlldefomê, k Prime cfet
AsturieM a dqià cumbatiu te Ikfiamce et te Beveugie. Le jOreainouglU, te
Polypheimuei te l'àumdirer aocoureot pour l'accabler; k /^XtUo» et le
Neptune accourent pour te défendre^ Gravioa est bteesé; son chef d'état^
Utejor, te coatce^amiral fiseano^ est aMeiot à ses côtefti Le Smik-Itek-
fonso amène sous la volée du Befence; k Prince des Asikinêê sert atora
(1) L'Àrgonauie, avant de sortir du feu, arait eu 160 hommes mit hors de combait.
LÀ DdUlIÈRE GfTBMtB MABtTntE. 2^
de la ligné, et arbore au grand mât le sigfnal de ralliement. La frégate
la Thêmis, cbmmandée par le bra^e capitaine Jagan, Tient Tenleyer
sMd le feu de Fennemi et l'entratne Ters Cadix. A regret, le PtuUm et
le Neptu%e se rangent sous son pavillon, et vont rejoindre VArgcmmUé
et flndcmptdÂe, qui, avec le Sem-LeoMirv, te SwhJmsiê et le ManHemez,
s'éloignent lentement du champ de bataille.
La colonne de Collingwood a rempli sa tftcfae. Des 30 vaisseaux qu'elfe'
a combattus, iO lui ont opposé une résistance sérieuse; quelques-uns
l'ont canonnée de trop loin, d'autres ont plié trop Mt; 8 seulement
échappent à sa poursuite. L'aile gauche de l'armée combinée est dis-
persée ou détruite, mais à l'aile droite on peut combattre encore. Là
Ihimanoir, comme nous l'avons dit, possède iO vaisseaux intacts, et, à
mi mille à peine de cette puissante réserve, le ffucentaure et la Satih-
tissim^JVimdad partagent glorieusement les mêmes dangers et re--
poussent les mêmes attaques. Lb NEPTimB, de 9B, le LevUtihem et le
Canquercr, de 74, YAfirica, de 64, entourent ces deux vaisseaux et les
foudroient de leur artillerie. Calme et résigné au miHeu de l'affreux
désastre qu'il a prévu , Villeneuve s*ét(Hfine cependant que Dumanoir
hésite aussi long-temps à voler à son secours. Depuis le commence^
ment de l'action, l'avant-garde n'a en d'autre eimemi à repousser qu'uu
chétif vaisseau de 64, YAfHca, qui, séparé pendant la nuit de l'armée
anglaise, a dû , pour arriver jusqu'au vaisseau du contre-amiral Cis^
neros, prolonger, à portée de canon, la division du contre-amiral Du-
manoir. YiHeneuve, pendant qu'il lui reste un mât encore pour y faire
flotter ses signaux, ordonne à Tavant-garde de virer lof pour lof tout k
la fois. Dumanoir répète ce signal. Moins long-temps différée , cette
manœuvre eût pu rétablir le combat; mais le temps a marché, et le feu
du Bacentaure et de la Santissima-'rrinidad s'affiiiblit déjà. On voit
bientôt, comme les arbres d'un bois séculaire, leurs mftts coupés au
pied chanceler et s'atHittre. Déplorable résultat d'un instant d'hésita-
tion I Dumanoir, forcé d'assister aux suprêmes convulsions de ces no-
bles navires, compte avec anxiété les instans qu'il leur reste à vivre.
L'avant-garde, il n'en peut plus douter, arrivera trop tard. H est près?
de trois heures avant que la faiblesse de la brise lui ait penrris d'achever
son évolution. Les 10 vusseaux dont cette avani-garde se compose se
partagent alors en deux pelotons égaux. LeStipwn, le Dugu€ty'Tr(mn,
k MofU^lane et le NepiwM se rangent dans t^ eaux du Fanmdeéle et
raanoBuvrait pour paner au vent de te ligne; le SwnrFtemcise^ éTAm,
le Stm^Augu9iino, le RojfQ, de 4M can(ns, le Hirot et f Intrépide gou-
vernent directement sur fe Bucenimere.
Ces 5 vaisseaux ont cherché peor se reiiâre au feu im èhemin pbtfr
eourt que eehii que leur îndiqm le F^mMiMe; mais tous ne persé-
vèrent pas d«is cette voie généreuse : sur le «bamp de bataflle, em
Mm de eombatlms épuisés, ili trouvent des vaisseaux fraîs pour let
364 REVUE DES DEUX MONDES.
recevoir. Le Britannia, de 100 canons, VAjtMx et VOrion, de 74 , VAga-
memnon, de 64, ont eu le temps d'accourir. A cette vue , le Rayo et le
San^Franciêco , après avoir essuyé pendant quelque temps le feu du
Britannia, se hâtent d'opérer leur retraite et vont se réunir à la divi-
sion de Tamiral Gravina. Le Héros, qui les précédait, continue sa route.
Une lutte inégale s*engage; le brave capitaine Poulain a été tué dès le
commencement de Faction; son vaisseau , qu'il n'anime plus de sa pré-
sence et qui a déjà perdu 34 hommes, se soustrait, non sans peine, à
une capture devenue imminente. Le San-Augtistino, canonné par plu-
sieurs vaisseaux anglais, est enlevé à l'abordage par le LevicUhan. En
ce moment, le Bucentaure et la Santi$sima-Trinidad , complètement
démâtés, sont à la merci de l'ennemi. Villeneuve cherche un canot qui
puisse le transporter sur un autre vaisseau, a Le Bucentaure, dit-il, a
rempli sa tâche; la mienne n'est pas encore terminée; » mais les boulets
qui l'ont épargné ne lui ont point laissé le moyen d'obéir à ces dernières
inspirations de son courage. 11 n'est pas un endroit du Bucentaure qui
n'ait été criblé par les projectiles de l'ennemi , pas une embarcation qui
n'ait été mise en pièces. Les canons sont démontés ou masqués par les
débris de la mâture; 209 hommes, morts, blessés et mourans, gisent
étendus dans les batteries et dans l'entrepont. Villeneuve cède à la fata-
lité et se rend au vaisseau le Canquerùr. Un canot de ce vaisseau, monté
par quatre hommes, se fait jour à travers les débris qui entourent k
Bucentaure, et, sous la pluie de projectiles qui se croisent encore en
tous sens sur le champ de bataille (foudres impuissans des vaisseaux
qui succombent, ou derniers traits de mort lancés par les vainqueurs),
le capitaine Atcherley, commandant les soldats de marine du Conqueror,
parvient à conduire à bord du vaisseau le Mars le commandant en chef
de l'armée franco-espagnole.
De son lit de douleur, Nelson entend les acclamations dont l'équipage
du Victory salue la capture du Bucentaure. Il demande avec instance
qu'on appelle le capitaine Hardy, a Eh bien ! Hardy, lui dit-il en l'inter-
rogeant du regard, où en est le combat? La journée est-elle à nous? —
Sans aucun doute, milord, répond le capitaine Hardy : iâ ou 14 vaisseaux
ennemis sont déjà en notre pouvoir, mais 5 vaisseaux de l'avant-garde
viennent de virer de bord et paraissent disposés à se porter sur le Vie-
tory. J'ai appelé autour de nous 2 ou 3 de nos vaisseaux encore intacts,
et nous leur préparons un rude accueil. — J'espère, Hardy, lyoute l'a-
miral, qu'aucun de nos vaisseaux à nous n'a amené son pavillon?»
Hardy s'empresse de le rassurer. « Soyez tranquille^ milord, lui dit-il;
il n'y a rien à craindre de co côté-là. » Nelson attire alors vers lui le
capitaine du Victory. a Hardy, murmure-t-il à son oreille, je suis un
homme mort. Je sens la vie qui m'échappe... Encore quelques mi-
nutes, et ce sera fini... Approchez* vous davantage,.. Écoutez, Hardy v
quand je ne serai plus, coupez mes cheveux pour les donner à ma
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 265
chère lady Hamilton et ne jetez pas mon pauvre corps à la mer! »
Hardy serre avec émotion la main de Tamiral et se hâte de remonter
sur le pont.
Dumanoir est enfin arrivé par le travers du Victory. Il trouve le Bu-
centaure amariné, la Santissima-Trinidad réduite et toute une escadre
ennemie groupée autour de ces vaisseaux : le Spartiate et le Minotaur,
qui n*ont point encore tiré un coup de canon, VAgamemnon, le Britan-
nia, l'Orion, TAjax elle Canqueror^ qui ont à peine combattu. A l'ar-
rière-garde, 6 autres vaisseaux anglaû^se sont formés en ligne pour cou-
vrir leurs prises; le Victory et le Téméraire, ranimés par cet instant cri-
tique, se sont débarrassés du Fouguetix et du Redoutable et sont parvenus
à démasquer leurs batteries, a Arriver dans ce moment sur l'ennemi ,
comme l'écrivait quelques jours plus tard l'amiral Dumanoir au mi-
nistre, eût été un coup de désespoir qui n'eût abouti qu'à augmenter
le nombre de nos pertes, » mais qui eût sauvé, il faut bien l'ajouter, la
mémoire du commandant de l'avant-garde. Cette avant-garde n'opère
point cependant sa retraite sans combattre. Le Formidable a son grée-
ment haché, ses voiles entièrement criblées, 65 hommes tués ou bles-
sés, et près de quatre pieds d'eau dans la cale. Le Duguay-Trouin , h
Mont-Blanc et le Scipion sont presque également maltraités par le feu
de l'escadre anglaise. Le Neptuno, demeuré en arrière, est coupé par
le Spartiate et le Minotaur, Le capitaine Valdès, qpi commande le Nep-
tuno, se défend pendant plus d'une heure et ne rend son vaisseau qu'en-
tièrement démâté. Intrépides aUiés, généreux martyrs plutôt qu'utiles
soutiens d'une cause étrangère, la plupart des offlciers espagnols ra-
chetèrent noblement en ce jour quelques actes isolés de faiblesse. Plût
à Dieu que la vigueur de leurs bras eût répondu à leur courage, et que
les vaisseaux de Charles JV eussent valu leurs capitaines! Sous le vent
de la ligne, un vaisseau français, r Intrépide, occupe quelque temps
encore les vaisseaux anglais. Sur cette arène désolée où ne flotte plus
un pavillon ami, le brave capitaine Infernet oublie qu'il prolonge seul
une résistance désormais stérile. Il repousse le Leviathan et \Africa ^
reçoit le feu de VAgamemnon et de VAjax, combat VOrion bord à bord ,
et^ démâté de ses trois bas-mâts, n'amène que sous la volée du Con-
qiteror,
La victoire de la flotte anglaise est alors complète. Hardy, délivré de
toute inquiétude, veut en donner lui-même l'assurance à l'amiral. Il
pénètre une seconde fois à travers la foule sanglante des blessés et des
morts jusqu'au lit de Nelson. Au milieu de cette atmosphère chaude
et méphitique, le héros s'agitait dans une suprême angoisse. Le front
baigné d'une sueur froide, les membres inférieurs déjà glacés, il sem-
blait n'arrêter un dernier souffle de vie errant sur ses lèvres que pour
emporter dans la tombe la douceur d'un nouveau triomphe. En lui
TOME XVII. 18
36^ REVUE DES DEUX MONDES.
apprenant la glorieuse issue de ce grand combat, Hardy met un terme
à d'atroces souffrances et délie doucement cette ame énergicpie. Nelson
lui donne encore quelques ordres, murmure quelques mots entrecou-
pés d'une voix affoiblie; puis, se soulevant à demi par un soudain effort :
« Dieu soit béni ! dit-il; foi fait num devoir! » Il ret(«nbe sur sa couche,,
et un quart d'heure après, sans trouble, sans secousses, sans une con--
Tulsion , rend son ame à Dieu.
Cette nouvelle est portée à CoUingwood, et, même au nnlieu de
l'ivresse de la victoire, le pénètr^de la plus poignante douleur; mais
la gravité des circonstances lui interdit de donner un libre cours à ses
regrets. Des 33 vaisseaux ft'ançais et espagnols qui, le matin même,
offraient si fièrement le combat à la flotte anglaise, ii se retiraient alors
vers Cadix, 4 suivaient au large l'amiral Dumanoir; 18 avaient suc-
combé, criblés de boulets et couverts de gloire. Des vaisseaux ainsi dé-
fendus étaient sans doute une importante conquête, mais une conquèto
qui pouvait s'abîmer d'un instant à l'autre sous les pieds des vain-
queurs. Le gouffre avait déjà dévoré V Achille; le Redoutable flottait à
peine. 8 vaisseaux n'avaient pas un seul mât qui ne fut abattu, 8 autres
étaient en partie démâtés. Dans l'escadre anglaise, le Royal Sovereign,
le Téméraire, le Belleisle, le Tonnant, le Colossus, le Btllerophon, le
Mars et YAfrica, également maltraités, pouvaient se mouvoir à peine^
6 autres vaisseaux avaient perdu ou leurs vergues ou leurs mâts de
hune; la plupart avaient leurs voiles en lambeaux. Le cap TraCalgar,
qui devait donner son nom à cette grande journée, était à huit ou neuf
milles sous le vent de la flotte; les dangers de la côte d'Andalousie n'en
étaient plus qu'à quatre ou cinq, et la houle plus encore que le vent
portait vers la terre les vaisseaux désemparés. Le Royal Socereign, que
Gollingwood avait quitté pour transporter son pavillon sih* la frégate
VEuryalus, venait de sonder par treize brasses d'eau. Il irilaîi, — c était
la nouvelle victoire que devait remporter C^ingwood, — que 44 vais»
seaux et A frégates encore en état de manœuvrer arrachassent aux pé»
rils de cette situation 17 ou 48 vaisseaux incapd)les de s'en tirer sa»,
leur secours.
Nelson, prévoyant cet inévitable résultat d'une affaire décisive, avait
annoncé, avant le combat, l'intention d'essuyer au mouillage le coufi^
de vent qui se préparait : sur son lit de mort, il avait une dernîàre tais
rappelé au capitaine Hardy la nécessité de jeter l'ancre dès que l'acticm
serait terminée; mais jeter l'ancre en ce moment, c'eût été aJ)andonner
chaque vaisseau à ses propres ressources, et les vaisseaux qui avaient
été sérieusement engagés, ceux précisément qui se trouvaient hors,
d'état de taire voUes, se trouvaient également hors d'état de mouiller.
Les boulets n'avaient rien respecté : ils avaient coupé les câbles dans,
les batteries, fracassé ou désemparé les ancres suspenânea aox hossùn
LA PERNIBRB CbDEUUS MABIXIME. %&J
OU dans les porte-baubaas des vaisaeatty, ^x^mme ils avmeiit Fenversé
les mâts et brisé les vergues* Ze Swiftsure, le San-JMun, le San-Ilde^
fonso et le Bahama, moins maltraités que les autres prises, trouvèrent
seuls le moyeu de mouiller sous le cap Trafelgar. Ce furent aussi k^
seuls trophées que les Anglais parvinrent à conduire à Gibraltar. Â mi-
nuit, la tempête éclata dans toute sa violence. Si le vent n'eut passé
alors de l'ouest au sud^sud-ouest et n'eût^ par ce changement inespéré,
éloigné l'escadre delà cote, toute l'habileté de CoUing^ood n'eût point
sauvé d'une destruction complète un seul de ces vaisseaux en ruine,
Collingwood saisit ce moment pour virer de bord, mais, malgré cette
chance heureuse, il n'en fallut pas moins de prodigieux efforts, — tels
qu'on en pouvait à .peine attendre même de ces vieux croiseurs formés
à l'école de Jervis et de Nelson, — pour entraîner au large cette flotte
mutilée, plus nombreuse que la flotte qui s'empressait autour d'elle.
Vingt-quatre heures après sa victoire, l'armée anglaise avait déjà perdu
cinq des vaisseaux qu'elle avait capturés : le Redoutable coulait bas sous
la poupe du Swiftsure, qui le remorquait; le Fougueux se brisait à la
côte près de Santi-Petri; r Aigle, abandonné par les vaisseaux qui l'es-
cortaient, le Bucentaure et l'Algésiras, repris sur les Anglais par les
débris de leurs équipages héroïques, essayaient de gagner Cadix.
La tempête se calmait à peine, que Collingwood eut à craindre un
nouveau daixger. Le 23 octobre, par un trait d'audace qui montrait
toute la fermeté de son ame, le capitaine Cosmao, sous l'impression
sinistre d'un si grand désastre, osa reprendre la mer et braver encore
une fois l'escadre anglaise. Suivi de 2 autres vaisseaux français, 2 vais-
seaux espagnols^ 5 frégates et 2 bricks, le Pluton, faisant trois pieds
d'eau à l'heure, avec un équipage réduit à 400 honmies et 9 canons
démontés, se porta à la rencontre des vaisseaux anglais qui remor-
quaient le Neptuno et la Santa-Anna, et les contraignit à lâcher prise.
Les frégates françaises ramenèrent ces deux vaisseaux, espagnols au
port. Redoutant de nouvelles attaques, Collingwood se décida à brûler
rintrépide elle San-Augustino, à couler la SantissimorTrinidad et l'Ar-
gonauta. Le Monarca et le Berwkk, qu'il espérait sauver, se perdirent
près de San-Lucar. Cependant la tempête, en ravissant à l'armée an-
glaise ces précieux gages de son triomphe, ne porta pas un coup moins
sensible aux débris de notre armée. Le Bucentaure, au moment d'en*
trer dans Cadix, se creva sur le banc de roche appelé les Puercos; l* Aigle
s'échoua devant Puerto-Real ; F Indomptable qui, mouillé devant Cadix,
avait reçu l'équipage du Bucentaure, se jeta à son tour sur la chaîne de
récifs qui borde la ville de Rota; le San-Franciico d'Ajts se perdit sur
les rochers du fort de Sainte-Catherine; le Aayo, à l'embouchure du
Guadalquivir; et, comme si la fatahté qui poursuivait la malheureuse
armée de Villeneuve et de Gravina n'était point épuisée encore, les
S68 BBYUE DBS DEUX II0in>iE8.
4 vaisseaux de Dumanoir, rencontrés par les 4 vaisseaux et les 4 (re-
ntes de sîr Richard Strachan, succombaient le 5 novembre, sous le cap
Ortegal, après la plus magnifique résistance. Le â5 octobre, le vice-
:amiral Rosily arriva de Madrid à Cadix. Des 33 vaisseaux qu'il venait
commander, il ne trouva plus que 5 vaisseaux français et 3 vaisseaux
espagnols. Il arbora son pavillon à bord du Héros, mais ne changea
point la fortune de Tescadre. Aucun des vaisseaux qui avaient suivi le
pavillon de Villeneuve ne devait revoir les ports de France. Le Héros,
le Neptune, VAlgésiras, V Argonaute et le Pluton, faibles restes de cette
puissante flotte, constamment bloqués dans Cadix par une escadre an-
glaise, tombèrent, en 1808, entre les mains des insurgés espagnols.
Trafalgar marque le terme de la grande guerre maritime. Le combat
de Santo-Domingo et Tincendie de nos vaisseaux en rade de l'île d^Aix
par les brûlots de l'amiral Gambier et de lord Cochrane vinrent d'ail-
leurs achever de porter le découragement dans les rangs de nos esca-
dres. Après ce dernier revers, la guerre navale, si amoindrie déjà, se
réduisit pour la marine française à des proportions indignes d'un grnnd
peuple : elle n'offrit plus à nos officiers que des excursions désespérées
à travers une nuée d'ennemis contraints de rendre hommage à leur
glorieuse audace : sublimes tentatives dont nous avons écouté bien des
fois l'attachante histoire, immortels souvenirs que nous aimerions à
rassembler un jour pour les offrir à l'émulation d'une ardente jeu-
nesse, bien digne assurément de venger les malheurs de nos pères!
Mais, pendant qu'il lançait ainsi ces enfans perdus au milieu de l'océan,
l'empereur rassemblait de toutes parts les élémens d'une marine nou-
velle. Le destin, qui le poursuivait sans relâche, ne lui laissa point le
temps de recueillir le prix de ses efforts. Quant à l'Espagne, déjà prête
à se détacher de notre cause, elle vit, après Trafalgar, sa marine factice
rentrer dans le néant, d'où un projet gigantesque l'avait fait sortir
pour un jour.
XI.
Telles furent les conséquences de cette fatale campagne, ouverte
sous de plus heureux auspices. Quand nos vaisseaux débloquaient Cadix
et le Ferrol, quand l'Angleterre consternée tremblait pour les Antilles,
tremblait même pour ses propres rivages, qui eût osé penser que ces
premiers succès préparaient de si grands revers, et que la campagne
d'Angleterre se terminerait comme avait commencé la campagne
d'Egypte? Ces deux événemens, Trafalgar et Aboukir, s'expliquent
cependant l'un par l'autre; ils s'enchaînent et se complètent : ce sont
deux épisodes de la vie d'un même homme, deux périodes presque
inévitables de la vie d'une même marine. Puisqu'une première épreuve
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 269
ne nous avait rien appris , les mêmes témérités pouvaient réussir en-
core : Fennemi n'avait rien à changer dans sa tactique, puisque nous
n'avions rien changé dans nos moyens de défense. Le génie de Nelson,
c'est d'avoir compris notre faiblesse; le secret de ses triomphes , c'est
de nous avoir attaqués. Le premier, il brisa le prestige qui protégeait
encore nos vaisseaux et s'enhardit lui-même par la facilité de sa vic-
toire. La supériorité des vaisseaux anglais sur les nôtres , il ne faut pas
l'oublier, n'avait été consacrée que par de faibles avantages avant le
combat d'Âboukir; mais cette funeste journée eut dans la guerre mari-
time les mêmes conséquences qu'avait eues la campagne d'Italie dans
la guerre continentale. De cette époque seulement datent, pour les
deux nations entre lesquelles le sort hésita si long-temps, les rapides
conquêtes et les grands traits d'audace. L'esprit d'entreprise de Nelson
trouva des émules , comme le génie militaire du général Bonaparte
avait trouvé des imitateurs. Leurs triomphes furent le signal auquel se
levèrent de toutes parts ces jeunes capitaines qu'enflamma leur exem-
ple, ces ardens prosélytes, jaloux de prouver comme eux à l'Europe ce
qu'on pouvait opérer avec ces deux leviers dont elle ignorait la puis-
sance , des soldats français et des vaisseaux anglais.
La révolution stratégique qui s'était accomplie sur les bords du Pô et
de l'Adige fut donc inaugurée presque au même instant à l'embou-
chure du Nil. Des deux côtés, cette révolution était également pré-
parée : Bonaparte trouva les soldats aguerris de Schérer, Nelson con-
duisit au feu l'élite des vaisseaux de Jervis; mais ici le rapprochement
s'arrête : Nelson n'a rien, dans sa manière, de cette profondeur de vues,
de cette précision mathématique qui distinguent l'école de l'empereur.
Un général qui prendrait le contre-pied de sa tactique, qui placerait
son adversaire dans les positions où le plus souvent l'illustre amiral
s'est jeté lui-même, aurait admirablement préparé la défaite de l'armée '
ennemie. Entre vaisseaux également exercés, vouloir se guider sur
cette tactique excentrique, telle qu'elle ressort des exemples plus encore
que des préceptes de Nelson, ce serait, on peut l'affirmer sans crainte,
courir à une perte certaine. Dans la situation respective où se trou-
vaient en 1798 et en 1805 les deux marines, ces assauts téméraires de-
vaient au contraire donner à la victoire une portée qu'elle n'avait jamais
eue dans aucune guerre maritime. Les fautes de Nelson , si l'on peut
appeler de ce nom les inspirations qui réussissent , tournèrent alors à
son avantage. Les vaisseaux qu'il laissa entourer ou qu'il présenta iso-
lément sur le champ de bataille supportèrent en effet, sans trop en .
souffrir, tout le poids d'une artillerie mal servie et d'un tir mal dirigé;
les vaisseaux qu'il oubUa en arrière (vaisseaux que le moindre change-
ment de vent eût pu empêcher de prendre part au combat ) lui four-
nirent ce qui rend seul la victoire complète et fructueuse, une réserve
â70 REVUE DES DEUX MONDES.
imposante et inattendue. C'est ainsi qu'on put observer deux phases
bien distinctes dans ces grandes batailles où commanda Nelson : la pre-
mière, flottante et douteuse; la seconde, foudroyante et décisive. De bons
canonniers auraient assurément modifié le dénoùment de ces drames
sinistres, car ils auraient écrasé Tarmée anglaise dès le premier acte.
Fait pour surprendre la fortune par son audace plutôt que pour Ten-
chainer par ses manœuvres, Nelson enleva donc pour ainsi dire nos
escadres à la baïonnette. Il fut le Suwarow, et non pas, comme on Ta
prétendu , le Bonaparte des mers (1).
Les combats d'iÛ)Oukir et de Trafalgar ont bouleversé les anciennes
notions de stratégie maritime : les ont-ils remplacées pac les lois d'une
stratégie infaillible, d'une stratégie que nos amiraux aient intérêt à
étudier? Il est sans doute plus d'une circonstance où ils pourraient s'ai-
der de ces aventureuses traditions; mais cette stratégie, nous croyons
ravoir suffisamment démontré, ne peut être que la stratégie des forts
contre les faibles, des marines aguerries contre les marines peu exer-
cées; et ce n*est point contre de telles marines que nos vaisseaux ont
à se préparer, c'est contre un ennemi qui se souvient des leçons de
Nelson, qui serait prêt encore à les appliquer, si nous n'avions à lui op-
poser que de nouveaux ordres de bataille et non point de meilleures
escadres. Il y a pour nous, dans la dernière guerre, de plus sérieuses
études à faire que des études de tactique. Les Anglais n'ont dû leurs
triomphes ni au nombre de leurs vaisseaux, ni à la richesse de leur
population maritime, ni à l'influence officielle, ni aux combinaisons
savantes de leur amirauté. Les Anglais nous ont vaincus parce que
leurs équipages étaient plus instruits, leurs escadres mieux discipUnées
que les nôtres. Cette supériorité fut le fruit de quelques campagnes; ce
fut l'œuvre de Jervis et de Nelson. C'est donc ce travail lent et secret
dont il faut épier les mystères; c'est Nelson organisant son armée qu'il
faut essayer de bien connaître, si l'on veut comprendre le Nelson qui
combat avec une heureuse audace. Ce sont les moyens qu'il faut s'at-
tacher à découvrir, si l'on aspire à toucher le but.
Qu'était Nelson avant Aboukir? L'élève chéri, V associé de Jervis, l'ad-
mirateur passionné du grand comte qui introduisit le premier, dans la
(1) <f Serrer rennemi de près afin de Taccabler le plus rapidement possible, telle fut,
en somme, toute la tactique de lord Nelson. H sarait que les évolutions eompliquées
sont sujettes à de telles méprises qu'elles produisent la plupart du temps des effets dia^
métralement contraires à ceux qu'on en attend. Les vaisseaux anglais, mieux manœu-
vres que les vaisseaux français et espagnols, montés par des canonniers qu'on avait exer*
ces à servir à la fois leurs pièces des deux bords, ne pouvaient, d'ailleurs, que gagner
à tme mêlée. Toute circonstance de nature à porter le désordre dans les deux armées
était donc, aux yeux de Nelson, une nouvelle chance de succès pour la flotte anglaise,
et on peut dire qu'il eût compté un coup de vent ou uneomi okacore cMmae «n
fort de deux ou trois vaisseaux en sa faveur. » {James's Naval BUtory J
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 271
marine anglaise, celte ferme discipline, cette régularité dans le zèle que
nous pouvons envier encore aujourd'hui. Nelson apprit alors de Jervis « à
conserver des équipages valides sans interrompre ses croisières, à main-
tenir pendant des années entières ses vaisseaux à la mer sans les ren-
voyer au port, à mettre en première ligne, avant des soins plus frivoles
{frippery and gimcrack), l'instruction militaire et pratique de la flotte [the
exercise of the great guns and the pratical seamanship). d Son heureuse
nature lui vint ensuite en aide, et d'une armée disciplinée fit une ar-
mée de frères [a bond of brothers). Seul avec Collingwood, Nelson a
possédé cette science du commandement, énergique sans dureté, per-
suasif sans faiblesse, agissant par prestige bien plus que par autorité.
Idole de ses matelots, il posséda au mêqrie degré Faffection, plus diffi-
cile à conquérir, des offlciers de son escadre; mais ce sentiment pré-
cieux, il ne lui suffisait point de l'obtenir pour sa personne : il voulait,
— sage et grande politique, — le faire régner dans la flotte entière et
pénétrer d'un dévouement mutuel tous ces hommes destinés à com-
battre ensemble. Dans la baie de Naples, sur les côtes de la Baltique,
devant Toulon comme devant Cadix , en présence des préoccupations
les plus graves, des péripéties les plus pressantes, il sut trouver le
temps de s'interposer dans les moindres querelles et d'étouffer d'une
main prévoyante les conflits qui allaient éclater. C'est surtout en voyant
cet homme illustre descendre à ces soins concilians, s'abaisser à ces
humbles négociations, que l'on comprend mieux quelle peut être la
salutaire influence d'un chef aimé sur l'escadre qu'il commande. Loin
de se retrancher, au nom de je ne sais quelle fausse dignité, dans des
régions en quelque sorte inaccessibles, Nelson se mêlait, au contraire,
de tout son pouvoir, à la vie intime de sa flotte, en devenait bientôt le
centre, et, attirant vers lui toutes ces volontés près de se diviser, les
confondait dans une seule pensée, les faisait converger vers un but
unique : l'anéantissement de nos flottes.
Ce qui assurait d'ailleurs à Nelson un dévouement facile, un con-
cours empressé delà part de ses officiers, c'était la lucidité naïve de ses
ordres, la netteté de ses instructions, a Je suis prêt, disait-il souvent, à
sacrifier la moitié de mon escadre pour détruire l'escadre française. »
Tout plein de cette idée, il est sans exemple qu'il ait blâmé un officier
malheureux, ou manqué à le défendre. Le capitaine zélé, à ses yeux,
n'avait jamais tort. S'il perdait son navire, il méritait d'en obtenir us
autre, a Je ne suis point, écrivait-il dans un cas pareil à la rigoureuse
amirauté, de ces gens qui ont peur de la terre. Ceux qui craignent
d'approcher de la côte feront difficilement de grandes choses, surtout
avec ua petit navire. On peut se consoler de la perle d'un bâtimeiit^
mais la perte des services d'un brave officier senàt, suivant moi, une
perte nationale. Et, permettez-moi de vous le dire, milords, si j'avais
272 REVUE DES DEUX MONDES.
été censuré, moi aussi, chaque fois que j ai mis en péril mon vaisseau
ou ma flotte, il y a long-temps que je serais hors de la marine, au lieu
d'être dans la chambre des pairs. » Voilà par quels moyens Nelson
forma des capitaines qui pussent seconder son audace. Il leur apprit, et
par son exemple, et par ses leçons, et par ce zèle sympathique pour
d'honorables infortunes, à considérer la conservation du navire comme
un soin secondaire, l'accomplissement des ordres reçus comme l'étude
principale. Il sut leur inspirer (et il y mit tous ses soins) cette féconde
confiance qui l'animait lui-même, quand il faisait devant Gênes, en
1795, cette concluante réponse au général Beaulieu : « Ne craignez
rien pour mon escadre. Si elle se perd , notre amiral saura bien en
trouver une autre pour la remplacer. »
Au milieu du tourbillon de la guerre, les gouvernemens sont plus
disposés à subir de pareils sacriGces : ils s'en irritent dans des temps
plus réguliers. Il faut cependant prévoir et accepter quelquefois ces in-
évitables accidens, si l'on a l'ambition de former une marine active, qui
n'ait point à se défaire, en des occurrences plus pressantes, des allures
trop timides qu'elle aurait contractées sous un régime de responsabilité
exagérée (i). Ce que Nelson a tenté avec ses vaisseaux pendant cette
carrière si bien remplie, ce qu'il leur a fait courir de risques et de pé-
rils pendant cette odyssée aventureuse, frappera d'étonnement tous les
hommes de mer. Sans parler de cette baie d'Aboukir dans laquelle il
lança son escadre, au coucher du soleil, sur la foi d'un mauvais cro-
quis trouvé à bord d'un bâtiment de commerce français; sans rappeler
sa périlleuse campagne de la Baltique, quel est l'officier qui n'admi-
rera cette dernière croisière dans la Méditerranée, pendant laquelle il
(1) On a souvent fait grand bruit, en France, de la perte de quelques navires de guerre,
quand on aurait dû s'étonner' plutôt que, sur tant de bàtimens consacrés aux navigations
les plus délicates et les plus périlleuses, on n'en perdit point un plus grand nombre. Pour
les navires destinés aux voyages de long cours, nos armateurs, comme Va fort bien fait
observer M. le baron Tupinier, ont à payer une prime d'assurance annuelle qui s'élève en
moyenne à 10 pour cent de la valeur du navire. Bien que la marine royale ait, sans con-
tredit, de plus grands risques à courir que la marine du commerce, l'évaluation des pertes
annuelles qu'elle éprouve, ou, en d'autres termes, la prime d'assurance qu'elle doit se
payer à elle-même pour ne point voir dépérir son matériel, ne dépense pas deux et demi
pour cent de la valeur des bàtimens armés. L'habileté et la circonspection de nos
officiers ont donc réduit des trois quarts les chances de pertes auxquelles doit se sou-
mettre quiconque aventure une partie de sa fortune sur les flots. D'ailleurs, hâtons-nous
de le dire, on se livrerait moins facilement à de cruelles et iiyustes déclamations contre
des accidens inévitables, si du sein de la marine même on n'en donnait trop souvent le
signal. Qu'il nous soit donc permis de recommander aux méditations de ceux d'entre
nous qui seraient tentés de manquer de générosité envers un camarade malheureux ces
lignes mémorables que traçait Famiral Villeneuve après l'insuccès de sa campagne aux
Antilles : « Les marins de Paris et des départemens seront bien indignes et Hen fous
s'ils me jettent la pierre. Ils auront préparé eux-mêmes la condamnation qui les
frappera plus tard. »
LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME. 273
conduisit sa flotte et ce vieux Victory, accoutumé à plus de ménage-
mens, dans des passes à peu près inconnues, et qui, même aujourd'hui,
nous semblent à peine praticables pour de pareils navires? Il n'est point
de difficultés de navigation qu'à cette école les Anglais n'eussent appris
à braver. Tel est, en partie, le secret de ces croisières opiniâtres qui,
même au cœur de l'hiver, tenaient nos ports bloqués et nos côtes en
alarme; telle est la meilleure explication de ces mouvemens rapides
qui déconcertèrent nos projets, de ces concentrations imprévues par
lesquelles les escadres anglaises semblaient se multiplier sur la face du
globe.
Ce qu'on peut étudier avec fruit chez Nelson , chez cet homme d'une
activité si prodigieuse en même temps que d'une audace si rare, c'est
donc plus encore l'activité maritime que l'audace militaire. C'est en se
plaçant à ce point de vue qu'on reconnaît toute l'importance du re-
cueil qui a servi de base à notre travail. Ce monument de famille qu'un
soin religieux vient d'élever au hétos de l'Angleterre est aussi un mo-
nument historique. Irrécusables témoignages de cet ardent amour du
métier de la mer, de cet enthousiasme de la profession qui distinguait Nel-
son entre tous ses émules, ces dépêches semi-officielles, ces brusques
effusions nous transportent au milieu du camp ennemi et nous font pé-
nétrer aujourd'hui sous la tente d'Achille. Quant à nous, nous sommes
revenu de cette excursion, nous aimons à le proclamer, plus tranquille
sur l'avenir, plus assuré encore que nos revers, pendant cette dernière
guerre, n'eurent leur source ni dans la nature des hommes, ni dans
l'essence même des choses, mais dans l'infériorité temporaire où nous
avaient jetés de fatales circonstances (Ij. Nous en avons rapporté aussi
(1) Un officier de la marine anglaise a déjà résumé notre pensée à cet égard, et nous ne
pouvons résister au plaisir d'extraire ce remarquable passage d'un ouvrage qui a causé une
vive sensation de l'autre côté de la Manche. « Supposez un instant (s'écrie M. Plunkett,
après avoir tracé une rapide et loyale esquisse des succès qui ont honoré notre marine de-
puis 1830), supposez que nous ayons affaire, non pas a un de ces absurdes braillards qui ne
cessent de déclamer contre la Grande-Bretagne, mais à un orPicicr honorable et éclairé,
comme on peut en trouver dans la marine française : ne pourrait-il, en vérité, nous tenir
ce langage ? — Nous ne voulons point nier que vous nous ayez battus pendant la dernière
guerre; mais, si nous ne contestons pas nos défaites passées, nous ne croyons pas non plus
qu'elles soient de nature à nous décourager. Au contraire, au milieu des plus funestes
revers, nous retrouvons des traits d'héroïsme et d'intrépidité faits pour nous consoler du
passé, faits pour nous donner espoir dans l'avenir. Les Anglais n'ont jamais mis notre
cpurage en doute; mais, avec l'aveuglement que les peuples portent trop souvent dans
laes jugemens mutuels, ils ont cru que le courage français, bien qu'ardent et impétueux,
manquait de persévérance. Rien n'est moins vrai cependant. Quand nos bâtimens se sont
Couvés accablés par la supériorité du nombre ou de la tactique, on a pu admirer l'opi-
niâtreté de leur défense. Vos rapports officiels auraient dû vous apprendre qu*en pareille
•rconstance la résistance des navires français a été souvent prolongée bien au-delà des
limites du devoir... Les causes de nos revers sont palpables, évidentes; mais ces causes ne
8ont point d'une nature permanente. Elles ne tiennent point, comme le courage et la per-
374 REVUE DES DEUX MONDES.
cette conviction profonde : c'est que l'action lointaine d'un pouvoir
central n'a jamais remplacé qu'imparfaitement l'action incessante d'un
pouvoir immédiat^ c'est que Fautorité administrative, si habile, si dé-
vouée qu'elle puisse être, ne saurait suppléer l'autorité militaire; c'est
que la puissance créatrice ne saurait résider que dans le chef de l'ar-
mée. Le jour où un gouvernement fort et prévoyant investirait sesagens
d'un peu plus de confiance et de prestige, où il laisserait, si Ton peut
s'exprimer ainsi, déteindre sa pourpre sur nos amiraux; le jour où les
conunandans de nos escadres et de nos ports, ces grands-officiers de
la couronne ministérielle, paraîtraient quelquefois distribuer de leurs
propres mains le prix dû par l'état à de bons et loyaux services (1), ce
Jour-là, il se trouverait des chefs tout prêts à faire pour notre marine
ce que Jervis et Nelson ont fait pour la marine anglaise. Ce jour-là
aussi, nous nous plaisons à Fespérer, on verrait, suivant le vœu du mal-
heureux comte de Grasse, « renaître cette attache que les marins fran-
çais avaient anciennement pour leurs chefs. »
E. JuRiEN DE La Graviére.
séyérance dont nous avons fait preuve, au caractère français. H suffit de parcourir à la
hâte une histoire impartiale de la dernière guerre maritime pour se convaincre que nos
MMiineiis ii*ont cédé qa*à la supériorité de votre feu. Pendant que vos caoonniers ba-
layaient nos gaïUanis, nous brisions vos vergues de cacatois et jetions nos boulets aux
nuages. Ce n*est pas que vos canonniers fussent excellens, mais les nôtres étaient détesta-
bles. Les hommes cependant ne naissent pas canonniers. Pour faire de bons canonniers
de nos marins, nous n*épargnerons, tous pouvez y compter, ni notre argent ni nos
peines... Sous le rapport de la manoeuvre, vous nous éties également supérieurs; la ma-
nœuvre, Dieu merci , n*est pas, plus que Tartillerie, une science innée; c*est une science
acquise. Nous entretenons à la mer autant de matelots que vous, et, depuis quelques an-
nées, nos bâtimens ont été plus souvent que les vôtres en présence de Tennemi.
f( Si du personnel nous passons au matériel, votre supériorité sur ce point est incontes-
table; mais le plus faible, dans une guerre maritime, peut avoir aussi ses jours de vic-
toire; les Américains vous l'ont prouvé. Us n'avaient pas à la mer la vingtième partie de
vos forces. En opposant à vos navires des navires plus forts et mieux armés, ils ont fait
tomber pins d'un laurier de votre front... En somme, vous avez pour vous le prestige
des succès passés; nous avons pour nous la leçon de radversité. Nous avons été formés à
récole la moins agréable, mais, nous l'espérons, la plus instructive. Vous pouvez sourire
de notre confiance parce qu'elle est de fraîche date, c*est pour cela même qu'elle est
moins sujette à nous tromper. Nous fondons notre espoir sur ce qui est, et vous sur
ce qui a été; nous sommes à l'abri de ce danger qui a causé la perte de tant de nations :
une aveugle confiance basée sur d'anciens triomphes. L'Espagne a conservé les colonnes
d'Hercule sur ses piastres; votre pavillon flotte depuis long-temps sur les remparts de Gi-
braltar. » (r^e poit and future of the British Navy, by the bon. £. Plunkett, com-
mander R. N., Londres, 1946.)
(1) « n faut que ce soit des amiraux que les officiers attendent leur avancement, écri-
vait Nelson au comte de Saint-Vincent; sans cela, que leur importerait la bonne ou la
mauvaise opinion de leurs chefs? »
LA
LIBERTÉ DU COMMERCE
SYSTEMES DE DOUANES.
LES HOUILLES ET LES FERS.
I.
Nous avons posé d'une manière générale (i) les principes qui doivent
nous gmder dam la solution de cette grande question de la liberté des
échanges. U nous reste à pénétrer dans les détails d'application. Nous
rexaomierons tour à tour au point de vue de Texploitâtion des mines,
de l'agriculture et du revenu public. Pour rendre notre étude sur ces
divers points plus précise et plus complète, nous dirons quelles sont
les réformes qui nous paraissent réalisables dès à présent, où ces ré-
formes doivent tendre, dans quel esprit et dans quel ordre elles doivent
se faire pour être effectuées sans danger. En même temps, nous essaie-
rcms de rendre sensible l'influence heureuse qu'elles exerceraient sur
le développement de l'industrie française en général. Avant d'aller plus
loin, il convient toutefois de rappeler en peu de mots ce que nous avons
précédemment étabU.
(1) Voyez les livraisons des 15 août et !•' septembre 18i6.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
Cest bien à tort, avons-nous (]it, que quelques hommes espèrent ou
prétendent que le seul progrès du temps doit nous conduire pas à pas à
Taffranchissement successif de toutes nos industries et à la liberté com-
plète dans l'avenir. Sous Tempire du système qui nous régit, cet affran-
chissement graduel est impossible. L'industrie française est en quel-
que sorte acculée dans une impasse d'où elle ne sortira jamais^ quoi
qu'il arrive, si la main du législateur ne vient lui pratiquer une issue.
Janiais, par exemple, l'industrie manufacturière ne soutiendra, pour la
grande masse de ses produits, la concurrence de l'étranger, tant qu'elle
paiera à des prix artificiels, à des prix supérieurs à ceux du commerce
libre, et les matières premières qu'elle met en œuvre, et les agens
qu'elle emploie. Quant aux industries qui s'attachent à la terre, telles
que l'agriculture et l'exploitation des mines, comme elles sont, ainsi
qu'on l'a vu , constituées en monopole étroit par le seul effet des lois
restrictives, il n'y a aucune raison, quelques progrès qu'elles puissent
faire d'ailleurs, pour que la valeur vénale de leurs produits descende
jamais au-dessous de son niveau présent. Toutes les parties de ce sys-
tème sont donc étroitement liées et se soutiennent entre elles. Les mo-
nopoles en font la base première; de ce côté, rien à attendre du béné-
fice du temps, et, comme les industries constituées en monopole sont
précisément celles dont toutes les autres relèvent et qui leur fournis-
sent leur aliment, elles les retiennent captives avec elles dans les liens
du monopole qui les étreint. Dans cet état , quelle chance reste-t-il de
voir réaliser dans l'avenir cette émancipation graduelle dont on se
flatte? Il est évident que si cette émancipation doit s'accomplir, et nous
l'espérons aussi, c'est à la condition seulement que le législateur in-
terviendra pour la préparer et pour la ménager. Il n'est pas moins évi-
dent que les premières mesures réclamées par notre situation présente
sont celles qui s'attaqueront aux monopoles sur lesquels tout l'édifice
du système protecteur repose.
Tel fut l'esprit de la grande et si utile réforme entreprise en An-
gleterre, de 18^ à 1826, par M. Huskisson, réforme qui ne fut pas
seulement l'avant-coureur et le prélude, mais encore la préparation
nécessaire de celle que sir Robert Peel exécuta plus tard. C'est en
affranchissant d'abord toutes les matières premières et tous les agens
du travail que M. Huskisson a donné aux fabricans anglais, avec les
conditions d'une supériorité facile, ce sentiment de leur force qui leur
a fait plus tard désirer et puis conquérir une liberté complète. Ajoutons
qu'en appelant dans une certaine mesure, même pour les produits ou-
vrés, la concurrence étrangère, il a mis ces fabricans en demeure de
perfectionner leurs procédés, et voilà comment il leur a appris peu à
peu à ne craindre plus de concurrence d'aucune espèce.
Les partisans des restrictions^ nous le savons trop bien, en jugent et
LA UBERTÉ DU GOMBIERCE. 277
en parlent toujours autrement. A les en croire, c'est en maintenant avec
une patience séculaire les lois restrictives dans leur rigueur, que TAn*
gleterre est parvenue à porter son industrie manufacturière dans cette
position élevée qu'elle occupe^ mais c'est là une erreur de fait qu'il est
trop facile de rectifier. Ce n'est pas, par exemple, comme on l'assure
quelquefois, parce que l'Angleterre a su attendre patienunent l'effet
des prohibitions, qu'elle a élevé son industrie des soieries au niveau et
même au-dessus de la nôtre; c'est parce qu'elle a su agir en affran-
chissant cette industrie de toutes ses charges. Tant que les prohibitions
ont prévalu dans ce pays, l'industrie des soieries s'y est bralnée dans
une longue enfance, toujours hautement dominée par les industries
française et suisse, qui lui disputaient même, à l'aide d'une contrebande
active, ce marché intérieur que les lois prohibitives lui réservaient. Un
jour vint, en 1826, où M. Huskisson, après avoir dégrevé les soies
brutes, convertit en un simple droit de 30 pour 100 la prohibition qui
frappait les soies ouvrées , et c'est alors seulement que les situations
changèrent. De ce jour (ce n'est pas nous qui le disons, les documens
officiels sont là qui l'attestent ), de ce jour seulement l'industrie an-
glaise des soieries s'émancipa. Elle reconquit d'abord son marché na-
tional, agrandi par une consommation plus forte, et bientôt après elle
se vit en mesure d'étendre son action sur les marchés étrangers. Sous
le nouveau régime, cette industrie fit plus de progrès en quatre ans
qu'elle n'en avait fait précédemment dans le cours de tout un siècle.
Ce n'est donc pas, comme on le répète sans cesse, à la faveur de la pro-
hibition et par le bénéfice d'une longue attente, c'est au moyen d'un
retour actif vers la liberté que l'industrie anglaise des soieries en est
venue à surpasser la nôtre. Il eu a été de même d'ailleurs des autres
grandes industries que l'Angleterre possède. Tous leurs efforts, tous
leurs progrès, tous leurs succès au dedans et au dehors, ont eu pour
* point de départ et pour cause des réformes semblables. Eh bien I ce que
M. Huskisson a fait pour l'Angleterre, il y a vingt ans et plus, voilà ce
que nous avons maintenant à tenter et à exécuter en France; heureux
de pouvoir nous dire que, cette première réforme une fois accomplie»
nous serons plus près d'une liberté véritable que ne le furent alors les
Anglais, parce que nous n'aurons pas comme eux, sur nos têtes, une
loi de famine sous le nom de loi des subsistances, et une aristocratie ter-
rienne prête à soutenir de tout l'effort de sa puissance cet édifice mons-
trueux.
Entrons donc résolument dans cette voie; montrons quelles sont, dans
la direction que nous venons d'indiquer, les réformes les plus nécessaires
et les plus immédiatement praticables. En nous attachant d'abord à
deux produits du premier ordre, les houilles et les fers, nous allons
279 RBTVB DE9 VECX KOIVVES.
tâcher dé feirecomprendre qu'on peut, dès à présent, sans aucun danger
pour la production et au grand avantage du pays, supprimer entière-
ment toute espèce de droits d'importation sur les houÔIes et réduire dé
moitié les droits sur les fers.
Rien de plus simple que la question des hoailles; elle présente si peu
de difficultés réelles, qu'aux yeux mêmes d*im prohibitioniste, pour peu
qu'il voulût examiner Fétat des choses, elle donnerait à peine matière
à discussion. Pour la poser d'abord dans ses termes généraux, nous ne
pouvons mieux faire que de rappeler les paroles prononcées, il y a dix
ans, par un des plus ardens promoteurs du système restrictif: «La ques-
tion des houilles, disait M. de Saint-Cricq en 1836, est chez nous, quant
à présent, exceptionnelle. C'est moins une question de tarif qu'une ques-
tion de transport. Nous sommes riches en mines de houille; l'extraction
n'en est pas généralement beaucoup plus chère qu'ailleurs : c'est l'in-
suffisance de nos voies de navigation qui en élève le prix aux lieux de
consommation, à ce point qu'un hectolitre, valant sur telle fosse de 60 à
80 centimes, revient, dans tel port où il va se consommer, de 3 à
4 francs (1). » Nous ne croyons pas, avec M. de Saint-Cricq, que la France
soit précisément riche en mines de houille, ou du moins, si elle en pos*
sède un grand nombre , il en est peu dans ce nombre qui soient réelle-
ment fécondes : toutes ensemble, elles sont loin de suffire à la consom-
mation du pays; mais ce qui est vrai, c'est que, dans ces mines, quelles
qu'elles soient, l'extraction n'est pas généralement plus chère qu'ailleurs.
Cen est assez pour conclure tout d'abord qu'il n'y a aucune raison de
protéger les extracteurs contre la concurrence étrangère, puisque, leurs
conditions de travail n'étant pas diflferentes de ce qu'elles sont pour leurs
rivaux , ils sont parfaitement en état de la braver. Disons , en outre,
avec M. de Saint-Cricq, que, la houille étant une matière très encom-
brante et très lourde, le transport en élève considérablement le prix,
et, quand même nos voies de communication seraient en meilleur état
qu'elles ne le sont encore, cette aggravation de prix qui résulte des frais
de transport serait toujours sensible. C'est une nouvelle et bien puis-
sante raison pour que nos exploitans n'aient rien à craindre, puisque les
houilles étrangères ne peuvent venir jusqu'à eux que chargées de frais
plus ou moins considérables. Tout ce que la concurrence peut faire à
leur égard, c'est de les forcer, dans une certaine mesure, à modérer
leurs prix, sans que, dans aucun cas, elle puisse mettre leur industrie
en péril. La protection est dgnc ici tout au moins superflue. Si, après
avoir prononcé les paroles qu'jon vient de lire, M. de Saint-Cricq n'en a
pas moins conclu à l'adoption d'un régime encore plus sévère que celui
(i) Dwconw prononcé à la chambre des pairs dans la session de 1836.
LA LIBERTÉ BU COBfHERŒ. ^9
qui a prévdu en 4836, il faut croire, sans s'arrêter aux raisons si faibles
qu'il en donne, qu'il Ta fait uniquement pour l'honneur du principe
qu'il défendait
Il y a d'ailleurs une autre obseryation à faire. Parmi nos bassins
bouîllers , il n'en est qu'un seul de quelque importance qui soit réelle-
ment exposé à la concurrence étrangère : c'est le bassin de ValeiK^iennes.
Toutes nos autres mines les phis riches sont situées dans la partie cen-
trale de la France, et par conséquent hors de toute atteinte, puisque
les houilles étrangères ne viendraient leur faire concurrence sur leur
marché qu'après avoir supporté des frais de transport énormes. Par-
courez toute la ligne de nos frontières, et vous n'y verrez pas, hors du
bassin de Valenciennes, une seule mine de quelque valeur à protéger»
Dans toute la région de l'est et du nord-est, dans ces ccxitrées si labo-
rieuses et si riches, où le besoin du combustible minéral est impérieux,
il n'existe pas, depuis que les mines de l'Alsace sont épuisées, il n'existe
pas, disons-nous, une seule exploitation française qui puisse disputer
aux étrangers l'approvisionnement de nos usines. Auaâ, à part le dé-
partem^it du Haut-fthin , où les liouilles de Saint-Étienne parviennent
encore par les rivières et les canaux, mais à grands frais , toute cette
immense région serait entièranent privée du précieux combustible, si
elle ne f obtenait, à des conditions plus ou moins onéreuses, de l'étran-
ger, n en est à peu près de même sur toute la ligne de nos côtes mari-
times, depuis Dunkerque jusqu'à Bayonne. On y trouve bien çà et là
quelques exploitations de houille, mais si chétives, en général, qu'elles
.suffisent à peine à une consonunation toute locale; encore le combus-
tible y est-il d'une qualité fort médiocre , qui ne permet pas à toutes
nos industries d'en user : aussi laissent-elles forcément à rétranger
le soin d'aUmenter nos usines. Ce n'est pourtant pas que la protection
leur ait manqué. Sur toute cette ligne de nos frontières, les droits ont
été pendant long-4emps exoessi&, et ils sont encore aiyourd'hui plus
élevés qu'ailleurs; mais on ne peut pas, quoi qu'cm fasse, tirer de la terre
ce qui ne s'y trouve pas ou ce que r<Bil de la science n'a pas encore su y
découvrh'. U n'y a pas de droit protecteur qui tienne : il faut que toute
cette partie du littoral tire son combustible de l'étranger ou que son
industrie périsse, car les houillères françaises qu'on y rencontre ne
peuvent décidément pas suffire à ses besoins* Cela est si vrai, qu'avant
iS36, alors que le droit sur les houilles anglaises était double de ce qu'il
est aujourd'hui, l'approvisionnement y était fait par la Belgique. Pour
ce qui concerne le Uttoral de la Méditerranée, on y trouve, il est vrai ^
<pielques exploitations assez abondantes dans le voisinage des côtes,
mais aussi, de ce côté, les houilles étrangères ne peuvent arriver que
de loin, et surchargées de frais de transport considérables. Nous ne par-
lerons pas de nos frontières des Pyrénées, de la Savoie et de la Suisse,
380 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ on ne trouve malheureusement ni houiU^ françaises à protéger ni
houilles étrangères à repousser. De quelque côté donc que Ton porte ses
regards sur toute cette ceinture de la France, on reconnaît que Texi»-
tence des droits protecteurs ne s'y justifie en aucun sens. On est tenté de
s'écrier partout : Qui donc y a-t-Û à protéger ici? Un seul point de notre
frontière échappe à cette observation, c'est celui qui regarde le bassin
de Valenciennes Voyons si , là du moins , les mesures restrictives s'ex-
pliquent.
Les houillères du bassin de Valenciennes ont en face d'elles, de l'autre
côté de la frontière, celles qui constituent le bassin de Mous, dont elles
ne sont, à vrai dire, que le prolongement. Sur ce point, la concurrence
existe, cela n'est pas douteux, quoiqu'il y ait encore à cet égard quel-
ques réserves à faire, car Mons fournit des houilles grasses que Valen*
ciennes ne produit pas. Nul doute aussi que les extracteurs français ne
réclament une protection contre cette concurrence : ils formeraient
une exception trôp honorable s'ils n'aimaient pas à grossir leurs béné-
fices en prélevant une contribution sur le pays. La question est de sa-
voir si cette protection est nécessaire. Pour se mettre à l'aise sur ce
sujet, il suffit de considérer les positions. Des deux parts, les conditions
d'extraction sont, à fort peu de chose près, les mêmes, ou n'établissent
que des différences insignifiantes dans les prix de revient. Or, les houil-
lères françaises ont l'avantage sur les autres d'être placées à l'extrémité
occidentale du grand bassin carbonifère et plus près des grands cen-
tres de consommation du pays. Elles ont, en outre, depuis long-temps
à leur service d'excellentes voies navigables, de belles routes et main-
tenant un chemin de fer, ce qui ne leur laisse, quant aux voies de com-
munication, rien à désirer. De Mons à Paris, le transport de la houille,
par les voies navigables, revient à 17 ou dS fr. le tonneau, tandis que
de Valenciennes à Paris il ne revient en moyenne qu'à d3 ou 44 fr. (i);
on remarque des différences semblables dans presque toutes les autres
directions. L'avantage de la position étant donc tout entier du côté des
houillères françaises, à quel titre ou sous quel prétexte réclameraient-
^Ues la protection?
Si l'on conâdère la situation financière des compagnies qui exploitent
ces mines, on trouve encore plus de raisons de décider. Les extracteurs
de Mons, moins favorisés, ainsi qu'on vient de le voir, par leur position,
grevés, en outre, d'un droit d'importation sur leurs produits, ne laissent
pas, dans l'état présent des choses, de faire des bénéfices considérables;
on peut augurer de là que les bénéfices réab'sés par les extracteurs fran-
çais sont fabuleux, ce qui est vrai. Les actions de la compagnie d'Anzin,
(() Du Coneoufi des Canaux et des Chemins de fer, par M. Gta. Gollignon, iiigé-
i^euir en chef des ponts<-et-cbaassé6s.
LA LIBERTE DU COMMERCE. %i
la plus considérable de toutes celles qui exploitent cette région, sopt
parvenues depuis long-temps et se maintiennent, d'une manière assez
constante, à des prix qui en dépassent de bien loin la valeur originaire.
Quant aux autres compagnies, elles sont plus ou moins prospères, non
pas selon qu'elles trouvent plus ou moins de consommateurs, car les
consommateurs, Dieu merci I ne manquent pas, mais selon qu'elles
trouvent plus ou moins de produits à verser sur le marché. La question
pour elles n'est pas de vendre, mais de produire. Lorsque la compa--
gnie de Douchy, la plus récente de toutes, entreprit, il y a douze ou
quinze ans, l'exploitation d'un gîte encore inexploré, ses actionnaires
ne s'inquiétèrent pas un seul instant de savoir s'ils trouveraient le
débit de leur marchandise, ni même si la vente de cette marchandise
s'effectuerait en bénéfice^ un seul point les préoccupa, celui de savoir
si Ton rencontrerait du charbon. L'existence du précieux combustible
une fois bien ou mal constatée, les actions s'élevèrent à des valeurs
folles et s'y maintinrent, sans qu'il se présentât jamais à l'esprit de
personne d'autre question à résoudre que celle de savoir si la présence
du combustible était réelle. Certes, il faudrait vouloir pousser loin
l'abus d'un faux principe, pour oser prétendre que dans une situation
semblable l'application d'un droit protecteur est légitime.
Sous quelque point de vue qu'on l'envisage, la question des houilles
est donc en effet très simple. Cela n'empêche pas qu'à force de la tour-
menter, on ne soit parvenu, nous ne savons comment, à en faire sortir
une des lois les plus compliquées de celles qui constituent notre régime
fiscal.
Sous l'empire de la loi actuelle, telle qu'elle est sortie de la réforme
partielle de 1836, lorsque les houilles sont importées par mer, ellea
paient, sur toute la partie du littoral comprise entre Dunkerque et
les Sables-d'Olonne , un droit de 50 c. le quintal métrique et, sur
tous les autres points, 30 c; plus, dans l'un et l'autre cas, un droit dif-r»
férentiel de 50 c. quand elles sont importées, ce qui est le cas ordi-
naire, par navires étrangers. Sur la frontière de terre, de la mer à Hal-
luin exclusivement, le droit est de 50 c.j il n'est que de iO c. par Is^
rivière de Meuse; de 15 c. par tous les autres points : ce dernier droit
s'applique à la plus grande partie des produits du bassin de Mons. Tou-
tefois les houilles qui, d'Halluin à Baisieux (Nord) exclusivement, en-
trent par la voie des canaux, sont soumises au droit de 50 c, à moins
que ce droit n'ait été acquitté d'avance au bureau de Condé. Voilà donc,
si nous comptons bien, pour une même marchandise, six régimes dif-
férens. 11 faut syouter un septième régime pour les houilles consommées
à bord des bâtimens à vapeur de la marine française, et qui, par un<ft
faveur spéciale accordée en 1836, ne sont sujettes qu'à un simple droit
de balance de 1 5 c. pour une valeur de 100 francs. Enfin la houille
TOMK xvu. iià
182 RETUK DS8 DEUX KONDU.
carbonisée^ plus généralement connue sous le nom de coke, supporte
dans tous les cas un droit double de celui qui pèse sur la houille crue.
Nous voudrions pouvoir supposer, pour Thonneur de la légidature
française, que tout cet assemblage prétentieux de dispositions en appa-
rence savantes a jamais eu sa raison d'être; mais, avec la meilleure vo-
lonté du monde, il nous est impossible d'y parvenir. Aussi sommes-nous
forcé de croire que les premiers auteurs de cette loi, les conseillers du
gouvernement établi en 1814, se sont livrés sans réflexion à la manie
de prohiber qui dominait alors. Quant aux législateurs de 1836, en adou-
cissant l'effet d'une erreur ancienne, ils n'ont pas osé la réparer entiè-
rement. Quoi qu'il en soit et pour nous en tenir au ten^>s présent, il est
certain que ces restrictions plus ou moins rigoureuses ne se justifient
plus.
U y a surtout dans cette loi une disposition qui heurte tellement la
raison, qu'on la conçoit à peine : c'est celle qui s'appUque à notre litto-
ral maritime sur l'Océan. Sur toute cette côte, depuis Dunkerque jus-
qu'à Bayonne, il n'existe presque point de mines de houille, et l'insuf-
fisance de celles qui s'y trouvent est tellement frappante, qu'on peut à
peine les prendre au sérieux. L'inventaire de leurs ressources n'est
d'ailleurs ni long, ni difficile à faire. Les plus importantes sont celles
du bassin du Haine, comprises dans les départemens de la Sarthe et de
la Mayenne : elles produisent toutes ensemble 850,000 quintaux métri-
ques, non pas de houille, mais d'anthracite, combustible de qualité in-
férieure, impropre au service de plusieurs sortes d'usines. Vient ensuite
le bassin de la basse Loire, qui produit en tout 536,000 quintaux mé-
triques, partie d'anthracite et partie de houille dure, qui, non plus que
l'anthracite, ne peut servir dans tous les cas. On trouve encore dans
le Calvados le bassin de Littry, produisant 450,000 quintaux métri-
ques également d'anthracite. De là on tombe au bassin d'Uardinghen,
dans le Pas-de-Calais, produisant en tout 167,000 quintaux métriques,
la plus grande partie d'une houille maigre et sulfureuse, dont l'emploi
n'est pas sans inconvénient ni même sans danger; puis au bassin de
Saint-Pierre-la-Cour, dans la Mayenne, qui produit 158,000 quintaux
métriques d'une houille un peu meilleure cette fois. Les autres puits,
car ce ne sont plus des bassins, que l'on rencontre dans la Charente-
Inférieure, dans le Finistère et dans les Landes, sont si peu importans,
et la production en est si faible, qu'il suffit de les mentionner en pas-
sant. Voilà donc, pour cette côte inuuense et pour tous les départemens
qui l'avoisinent, une production totale d'un peu plus de deux miUions
de quintaux métriques d'un combustible généralement médiocre, alors
que le seul bassin de la Loh*e en produit 1:2,300,000 de très bonne qua-
lité, le bassin de Valenciennes 9,200,000, et que l'un et l'autre de ces
bassins, secondés qu'ils sont, le premier par tant d'autres riches expioi-
LA LIBEATÈ DU GOIIIISRCB. 389
tatians qoi Tentoarait, le second par les hooillères de Mods, peuvent à
peine sôfQre à la consommation des contrées, bien moins étendnes,
qu'ils alimentent. Et c'est dans un tel état'de choses qu'on a cm deroir
établir, sur cette partie de notre firontière, des drcéts exceptionnels,
droits qui ont été Imig^temps pit^bitifs. Cétait donc à dire qu'on vou-
lait afEemier de houille toute cette porticm de la France, qu'on voulait
empêcher l'industrie d'y naître, ou bien priver entièrement,, et ce n'est
pas une hypothèse, l'ouvrier des yilles et des campagnes d'un combus-
tible à son foyer! Si tel avait été le but proposé, on n'aurait que trop
bien réussi, surtout avant le dégrèvement partiel de 4836.
La nature^ qui n'avait pas doté la France d'une quantité suffisante de
combustible minéral dans son propre sein, avait voulu du moins qu^efle
pût en être assez convenablement pourvue par le dehors , à la seule
condition d'ouvrir un accès facile aux arrivages étrangers. EHe avait
d'abord placé au centre du pays, là où les houilles étrangères n'auraient
pu parvenu* sans de trop grands frais, nos mines les plus nombreuses
et les plus ridies. Puis elle nous avait entourés, à portée de nos fron-
tières, d'une vaste ceinture de houillères inépuisables qui semblaient
toutes préparées pour notre usage. Pour l'approvisionnement de nos
côtes sur l'Océan, elle avait placé au nord, sur le rivage même de l'An-
gleterre, tf immenses dépôts où nous n'avions qu'à puiser; et afin que
nous ne fussions paa à cet égard trop dépendans d'un seul peuple, et
que le littoral tout entier fût bien pourvu, elle nous avait préparé en-
core de grandes réserves au midi, sur la côte des Asturies, presque en
face de Bayonne, réserves qui ne sont pas encore exploitées, mais qui
le seront piobablement bientôt, et qui le seraient peut-être déjà si nous
avion» favorisé cette exploitation par l'adoption d'un régime moins ex-
clusif. Dans la partie de l'est et du nord-est, la nature ne s'était pas
montrée pour nous moins libérale, puisqu'elle y avait échelonné tout
le long de notre frontière des mines d'une grande puissance, celles de
Mons, de Charleroi, de Liège, de Namur, de Saari^ruck et de Saint-Im-
bert, toutes situées pour ainsi dire à portée de nos mains. Ainsi entou-
rée, la France n'avait pas trop à se plaindre de son partage; mais nous
nous sommes évertués depuis trente ans à amoindrir, à annuler tous
ces bienfaits. A l'ouest, où la route de l'Océan s'ouvrait toute grande
pour verser la houille étrangère sur nos côtes, nous l'avons repoussée
par l'exagération des droits; et si, à la frontière de l'est, nous avons paru
plus disposés à raccueillir,en modérant un peu nos tarifs, nous l'avons
repoussée de même, en opposant à l'importation de ce combustible, du-
ranttrenteannéesd'unepaixprofonde,rextrémedifficnltédes transports.
On sait, en effet, que le canal de la Marne au Rhin et le chemin de fer
de Paris à Strasbourg, qui seuls pourront apporter à des prix tolérables-^
les houilles de.Saaibrack dans six ou sept de nos départemens, ne sont
384 REVUE DES DEUX MONDES.
entrepris que depuis peu de temps et ne sont pas encore achevés. Gom-
ment qualifier une telle conduite? Qui pourrait dire tout ce qu'elle a
amassé de souflhmces sur le pays? Il semble d'ailleurs que nous ne
soyons pas devenus beaucoup plus raisonnables et que le temps ne
nous ait pas encore assez instruits. Pendant qu'à Test nous nous déci-
dons enfin, un peu tard, à construire à grands frais un chemin de fer
et une Ugne navigable, pour rendre, à ce qu'il semble, l'accès du pays
plus facile aux houilles étrangères, à l'ouest, où la mer s'ofTre d'elle-
même à nous les apporter, nous continuons à les repousser par les ri-
gueurs de nos tarifs, annulant ainsi, comme à plaisir, le bienfait de
cette grande voie naturelle dont le ciel nous avait gratifiés.
Quelles que soient les considérations qui aient pu dicter autrefois
toutes ces dispositions inconséquentes et funestes, répétons-le, elles ne se
justifient plus aujourd'hui par aucun motif même spécieux. Veut-on,
au moyen du droit de iO centimes prélevé sur la frontière de Test, pro-
téger les houillères de ces contrées? 11 n'en existe point. Au moyen du
droit de 50 centimes prélevé dans les ports de l'ouest , prétendrait-on
réserver aux extracteurs indigènes l'approvisionnement de cette côte?
Mais ils sont loin, bien loin de pouvoir y suffire ^ et d'ailleurs leurs
exploitations sont situées à une assez grande distance du rivage de la
mer pour que la concurrence étrangère ne les atteigne pas directement.
Quant aux houillères du bassin de Valenciennes, les seules que cette
concurrence menace, on a vu combien peu elles doivent la redouter.
Qu'on ne pense pas d'ailleurs que des droits de iO, de 45 ou de 50 cent
par quintal métrique de houille soient insignifians; le dommage qu'ils
causent est trop réel et bien facile à constater. On peut en juger rien
que par les heureuses conséquences de la réduction partielle efTectuée
en 1834-36 (1). U faut donc se hâter de revenir sur ces restrictions
malfaisantes que rien n'expUque. Sans s'arrêter d'ailleurs à les réfor-
mer, à les corriger ou à les amender, comme on l'a fait en 4836, on n'a
plus aujourd'hui qu'un parti sage à prendre : c'est de les faire dispa-
raître entièrement de nos tarifs.
Lorsque de telles lois, établies, il faut bien le reconnaître, dans un
moment d'entraînement fatal, exercent durant un certain temps leur
fâcheuse influence sur un pays, il est rare qu'elles n'y engendrent pas
une complication d'intérêts nouveaux, exceptionnels, créés, s'il est per-
mis de le dire, à leur image, et qui viennent ensuite faire obstacle aux
réformes que le retour du bon sens fait entreprendre. C'est ce qui était
effectivement arrivé sous l'empire de la loi primitive antérieure à 1836,
et c'est peut-être pour cette raison qu'on n'osa pas, à cette dernière
(1) La loi est bien, comme nous Tenons de le dire, de Tannée 1S36 (S juillet), mais il
est bon de remarquer qu'elle na faisait que confirmer des ordonnances antérieurement
rendues, et dont Teffet avait commencé à se faire sentir dès l'année 1834,
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 283
époque, opérer une réforme radicale. Comme le droit établi sur tout le
littoral maritime était alors de 1 franc par hectolitre en principal, sans
compter le droit différentiel, tandis qu'il n'était que de 30 centimes sur
la partie de la frontière belge où s'effectuent les plus grandes importa-
tions, les houilles belges obtenaient la préférence, même dans un grand
nombre de nos Tilles maritimes, sur les houilles importées par mer.
Elles descendaient par les canaux jusqu'à Dunkerque, et de là elles
étaient transportées par des caboteurs français dans les principales
TiUes du littoral. Il y avait donc alors deux intérêts, assez respectables
d'ailleurs, qui pouvaient militer en faveur du maintien du statu quo :
d'abord l'intérêt de la Belgique, que la France tenait, avec raison peut-
être, à ménager; ensuite l'intérêt de notre marine marchande, à la-
quelle le transport des houilles belges offrait un certain aliment. La
ville de Dunkerque surtout, principale intéressée dans cette affaire,
avait bien le droit d'insister sur la conservation d'un privilège qui n'était
qu'un bien faible dédommagement pour toutes les pertes que le ré-
gime restrictif lui fait subir; mais la loi de 1836 a changé cet état de
choses et mis fin par conséquent à ces réclamations. En réduisant de
moitié, c'est-à-dire de i franc à 50 centimes, le droit principal sur les
houilles importées par mer, depuis Dunkerque jusqu'aux Sable&-d'0-
lonne, elle leur a fait obtenir la préférence sur les houilles belges,
même dans le port de Dunkerque, à plus forte raison dans les autres
villes maritimes, où elles sont maintenant importées directement des
lieux de provenance. Il est vrai que cette loi réduisait aussi de moitié,
c'est-à-dire de 30 centimes à 15, le droit établi sur les houilles belges^
cependant, comme la différence du droit nouveau à l'ancien n'était ici, en
somme, que de 15 centimes, tandis qu'elle était de 50 centimes sur les
importations par mer, l'équilibre ne laissa pas d'être détruit. La Bel-
gique a-t-elle réellement perdu à ce changement, comme elle pouvait
le craindre alors? Nous ne le croyons pas, car ses importations en
France, qui n'étaient, en 1834, que de 6 millions 200,000 hectolitres,
après avoir un instant fléchi en 1835, se sont accrues progressivement
au point de s'élever à il millions eu 1844. Quoi qu'il en soit, toute cette
compUcation d'intérêts engendrée par l'ancienne loi a disparu sous l'in-
fluence de la loi nouvelle. Il ne reste donc plus aujourd'hui aucuji ob-
stacle réel à la suppression complète, radicale, de toute espèce de droits
sur ce produit.
Nous ne voulons pas dire qu'il ne s'élèverait aucune plainte contre
cette mesure. Selon toute apparence, les extracteurs du bassin de Va-
lenciennes réclameraient; mais nous disons hautement que leurs récla-
mations n'auraient aucun fondement sérieux. Est-ce que par hasard la
réduction de droits opérée en 1836, ou, pour mieux dire, en 1834, a
nui au développement de leur industrie? Les faits sont là pour ré-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
pondre. Pendant que Timportation belge s'accroissait dans la propor-
tion qu'on vient de voir, que Timportation anglaise prenait aussi, d'autre
part, im développement jusqu'alors inconnu (i), la production indigène
ne laissait pas de s'accroître dans des proportions égales, puisque, de
24,800,000 hectolitres en 1834, elle s'élevait à 37,800,000 en 1844; et
ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les houillères du bassin de
Yalenciennes figurent au nombre de ceÛes qui ont pris la plus grande
part à cette augmentation (2); c'est qu'en raison de l'abaissement des
prix, la consommation a pris un tel essor, qu'elle a doublé dans une pé-
riode de douze ans (3). Si l'amélioration successive des voies de com-
munication a concouru à ce résultat, ce qui est incontestable, il n'est
pas moins certain que la réduction opérée sur les prix en réclame une
large part. A ce point de vue, on pourrait même dire qu'une suppres-
sion absolue du droit, loin de nuire aux extracteurs du Nord, leur se-
rait plutôt favorable en ce que, si elle les forçait à réduire dans une
certaine mesure leurs prix, elle leur ferait bientôt trouver un ample
dédommagement dans l'accroissement de la demande et dans le déve-
loppement de leurs exploitations.
Une seule voix pourrait s'élever aujourd'hui, avec quelque appa-
rence de raison, contre cette bienfaisante réforme : c'est celle du mi-
nistre des finances, gardien naturel du trésor public. Les droits perçus
sur les houilles étrangères ont produit au trésor, en 1844, 3,700,000 fr.
Ce revenu, quoique faible, n'est pas à dédaigner. Nous ne pouvons
croire toutefois, en considérant l'extrême utilité du produit sur lequel
ce revenu se prélève, que le gouvernement hésite à en faire le sacri-
fice, surtout s'il entrevoit la possibilité, et nous espérons la montrer
clairement plus tard, de compenser largement cette perte dans un re-
maniement intelligent de nos tarife. Comment croire d'ailleurs qu'il
persiste, dans l'unique intérêt des finances publiques, à grever les
houilles de taxes à l'entrée, au moment même où il impose à l'état de
grands sacrifices pour en faciliter l'importation dans le pays? Ce serait
annuler d'une main le bienfait qu'on accorde de l'autre; ce serait
reûdre inutiles et vains une grande partie des travaux qu'on entre-
prend.
Tous les droits établis sur les houilles étrangères peuvent donc et
doivent aujourd'hui disparaître entièrement; ils n'ont que trop long-
temps pesé sur le pays. Il ne conviendrait pas même, selon nous, de
les remplacer par un simple droit de balance, car il faut, autant que
•
(1) LMmportation des bouilles anglaises, pendant long-temps stationnaire, et qni n'était
encoi-e, en 183»^ que de 480,000 liectoUtres, s'est élevée, en 18U, à 3,«^060, sans
compter 64M)»000 hectolitres destiiiés aux bàtimens ù vapeur de notre marine mArcbande.
(2) Voyez le dernier compte-rendu de l'administration des mines.
fî?) 27,n00.fHin bccfoHtros en 1833, et 57,800,000 en 18ii.
XA LIBERTÉ DU COMMERCE. 287
possible, éviter aux importateurs^ outre le poids de la taxe, les dîIB-
cultés et les embarras qui accompagnent toujours la perception. Si on
tient à connaître, pour les besoins de la statistique, les quantités im-
portées, il suffirait d'exiger de simples déclarations, qui, pour une ma-
tière de ce genre, ne s'écarteront jamais beaucoup de la vérité. Que si
Ton veut absolument établir un droit de balance, au moins ne faut-il
pas qu'il soit perçu à Thectolitre ou au quintal métrique; sur cette base^
il serait toujours trop fort. Pour une matière aussi encombrante et aussi
lourde, qui se transporte toujours d'ailleurs par quantités considérables,
le droit, s'il en existe un, ne peut être convenablement établi qu'au
tonneau. Encore vaudrait-il mieux n'exiger, comme on le fait pour les
navires à vapeur de la marine marchande, qu'un droit de 15 centimes
pour 100 francs de valeur.
Ce n'est pas tout. La franchise accordée pour la houille crue doit
s'étendre à la houille carbonisée ou coke. Et pourquoi donc la loi ac-
tuelle fait-elle à cet égard une différence? Est-ce parce que la carbo-
nisation est un commencement de travail, que Ton veut réserver au
pays? Que n'a-t-on songé aux travMix bien autrement importans que
le coke alimente, par exemple la production de la fonte et du fer? Dans
les documens officiels, on estime ordinairement que la carbonisation
de la houille en réduit le poids de moitié, et, quoique cette estimation
soit en général trop forte, rien n'empêche de l'accepter. C'est de là
qu'on est parti sans doute pour admettre en principe qu'un hectoUtre de
coke représente deux hectoUtres de houille, et pour le frapper en con-
séquence d'un double droit. Cette conclusion n'eût été juste pourtant,
même au point de vue du système protecteur, qu'autant que le coke
eût été de la houille condensée, et non pas de la houille carbonisée;
car c'est alors seulement qu'un hectoUtre en aurait véritablement re-
présenté deux sur le marché. La houille ne pouvant pas remplacer
convenablement le coke poiur certains emplois spéciaux, on la carbo-
nise souvent sans autre but que de la réduire à l'état de coke; or, il est
naturel et nécessaire que cette opération, qui doit diminuer considéra-
blement le poids de la marchandise, soit exécutée d'avance, au point
du départ, afin qu'on évite par là dans le transport un surcroît inutile
de frais. Vouloir qu'il en soit autrement, forcer les étrangers, par le
doublement des droits, comme le fait la loi actuelle, à nous apporter
de la houille quand nous avons besoin de coke, ce n'est pas autre chose
au fond que nous imposer à nous-mêmes de doubles frais de transport.
Est-il un plus étrange calcul? C'est faire exactement le contraire de ce
qu'on bit quand on améUore les voies de communication, dans le des-
sein d'économiser ces mêmes frais. C'est annuler d'un seul trait de
plume les avantages si chèrement acquis que ces améliorations pro-
mettent. Il faut donc que les droits établis sur le coke venant de
288 REVtE DES DEUX MONDES.
Tétranger disparaissent comme les autres et par les mêmes raisons. L'im-
portation de ce produit spécial étant aujourd'hui très peu considérable
(467,000 quintaux métriques en 1844], et la somme des droits perçus
presque insignifiante (147,000 francs), Tétat n'aurait à cet égard aucun
sacrifice à s'imposer.
n.
Parmi les monopoles qui affligent la France, il n'en est pas de plus
criant et, s'il faut le dire, de plus scandaleux que le monopole des fers.
Si la cherté artificielle des houilles cause au pays un notable dommage,
on a vu du moins que ce dommage n'est pas universel. La partie cen-
trale de la France y échappe, grâce au grand nombre de mines qu'elle
possède et à la concurrence utile que les extracteurs indigènes se font
entre eux. Sur d'autres points, on est embarrassé de dire à qui cette
cherté profite, en sorte qu'elle parait bien moins la conséquence d'un
privilège abusif que le résultat malheureux d'une déplorable erreur^
Il n'en est pas de même pour le fer. Ici , le dommage est général ; il se
fait sentir dans toute l'étendue du pays, et afiiecte d'une manière plus
ou moins grave toutes les branches de la production. En outre, il ne
peut exister aucun doute sur l'origine et sur les causes du mal; c'est
bien au monopole seul qu'il faut l'attribuer. Nulle part ailleurs Fin*
fluence désastreuse de ce mauvais principe ne se manifeste avec le
même éclat. Et ce qu'il y a de plus triste à dire, c'est que ce monopole
se maintient depuis trente ans, malgré le cri public, malgré la volonté
même du pouvoir, par le concert formidable des intéressés, ligués
^ntre eux, sauf quelques exceptions honorables, pour défendre par
d'habiles manœuvres un privilège monstrueux, dont mieux que per-
sonne ils doivent sentir l'abus. Heureusement la lumière commence h
se répandre, l'opinion s'éclaire peu à peu, et il est permis d'espérer
-que le jour de la réparation approche.
Hâtons-nous de le dire toutefois, la question des fers n'est pas, dans
l'état présent des choses, aussi simple que la question des houilles, et
pn ne saurait guère prétendre la résoudre immédiatement d'une ma-
nière satisfaisante et complète. Sans admettre qu'il s'y rencontre au-
cune de ces difficultés graves devant lesquelles un homme d'état s'ar-
rête, il faut reconnaître qu'elle exige quelques ménagemens, et la juste
iddignation qu'inspire parfois l'égoïsme excessif des maîtres de forge»
iie doit pas faire oublier en cela les conseils de la prudence. La fabri-
t:ation du fer n'est pas, comme l'extraction de la houille, une industrie
4Mi generis, indépendante dans sa sphère et qui n'emprunte à aucune
autre ses moyens d'action. Comme elle ne se borne pas à extraire le
minerai du sein de la terre, qu'il faut encore qu'elle le travaille axant
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 289
de le livrer au commerce, elle est forcée, dans cette élaboration, de
faire appel à quelques autres industries dont elle dépend. Elle a besoin
surtout du combustible qu'elle ne trouve pas en elle-même et qui lui
vient d'ailleurs. Par là, elle relève, d'une part, de l'industrie des ex-
tracteurs de bouille, de l'autre, par le combustible végétal dont elle
fait usage, de l'agriculture, qui lui fournit les bois. La solution com-
plète , satisfaisante, du problème relatif aux fers suppose donc la solu-
tion préalable de la question des houilles, et de celle, plus grave ou
plus délicate , de l'agriculture et des produits agricoles. Ajoutons à
cela que trente années d'une jouissance non interrompue du monopole
ont créé, pour l'industrie du fer, une situation embarrassée, complexe,
anormale, d'où elle ne sortirait pas tout d'un coiqi sans. embarras.
Voilà pourquoi nous admettons pour la métallurgie des tempéramens
dont l'industrie des houillères n'a pas besoin. La suppression absolue,
immédiate, de tous droits protecteurs, si elle n'entraînait pas la ruine
entière des forges françaises, ce que nous sonunes loin d'admettre, y
causerait du moins un trouble profond qu'un législateur sage doit avoir
à cœur d'éviter. C'est en conciliant, autant qu'il est possible de le faire,
les justes exigences du pays avec les ménagemens dus à une industrie
existante, que nous croyons pouvoir proposer, quant à présent, une
réduction de moitié sur les droits. Cette réduction n'aurait d'ailleurs
rien d'excessif, et nous espérons montrer bientôt qu'elle peut être ad-
mise dès aujourd'hui sans danger.
Avant tout cependant , il convient de montrer ce que le monopole
actuel coûte à la France, de mesurer en quelque sorte l'étendue des
sacriûces qu'il nous impose, afin de faire comprendre à tout le monde
l'urgente nécessité d'une décision.
Lors de l'enquête de 1828, on reconnut en fait que l'industrie du fer
imposait à la France, par la cherté relative de ses produits, un sacrifice
annuel de 30 millions, et les maîtres de forges avouèrent eux-mêmes
ce dernier chiffre. A ce compte, depuis 1814, date de l'existence du
monopole, il aurait coûté au pays bien près d'un milliard. U s'en faut
de beaucoup cependant que ce calcul donne la mesure exacte de nos
pertes. Ce n'est plus aujourd'hui 30 millions, comme on le répète en-
core souvent par habitude, c'est une somme beaucoup plus forte que
le monopole dévore tous les ans , même en ne tenant compte que du
dommage immédiat et direct qui résulte de la surcharge des prix. La
plaie s'est bien agrandie à mesure que la consommation s'étendait, et,
de quelque manière que l'on fasse aujourd'hui le compte, on aura
bien de la peine à ne pas reconnaître un chiffre double pour le moins
du chiffre admis en 1828. Que sera-ce si, au dommage direct qui peut
se supputer rigoureusement en chiffres, on ajoute le dommage indi-
rect, qui n'est pas moins réel ni moins grand, quoique moins apparent
290 REVUE DES DEUX MONDES.
et moins sensible? En présentant (1) un aperçu sommaire des tributs
que le système restrictif impose au pays, nous n'ayons pas porté à moins
de iSO millions par an la part afférente à l'industrie du fer. Ce chiffre
a dû paraître à bien des gens exagéré. Nous n'essaierons pas de le jus-
tifier entièrement, car il y entre des données qui échappent par leur
nature à une appréciation rigoureuse. II ne sera pas inutile toutefois
de l'expliquer, d'autant mieux que ces explications nous senriront à
rendre sensible par un exemple la funeste influence que la cherté des
matières premières exerce sur l'industrie en général.
Le dernier compte-rendu de l'administration des mines porte le total
des valeurs crééq^ par l'industrie du fer à 150,177,568 francs pour
Tannée 1843 (2) : savoir, 46,991,075 fr. pour la fonte, 46,659,346 fr.
pour le gros fer, 33,801,250 fr. pour les principales élaborations du fer,
telles que la tôle, le petit fer, le fil de fer et le fer-blanc, et 7,951,557 fr.
pour l'acier. Il y a lieu de croire que ce chiffre est plutôt au-dessous
qu'au-dessus de la vérité : acceptons-le toutefois comme base. Pour re-
connaître ce qu'il y a de trop payé sur cette valeur, il suffira de com-
parer, pour les principales catégories qu'on vient de voir, les prix fran-
çais aux prix anglais, non pas sur les lieux de production, ce qui serait
trop inexact, mais dans les principaux centres de consommation, par
exemple, dans nos villes maritimes. Nous emprunterons cette compa-
raison, excepté pour ce qui regarde la fonte et les rails.de chemins de
fer, aux documens fournis par H. le ministre du commerce aux con-
seils-généraux de l'agriculture, des manufactures et du commerce,
dans leur dernière session (1845-46). Ces chiffres ont été extraits par
le ministre de la correspondance des villes maritimes. Quant aux iné-
galités qui se rencontrent dans les estimations, elles s'expliquent par
la diversité des lieux.
PAIX ÀSGLAIS PRIX FRANÇAIS
les 100 kilogrammes, les 100 kilogrammes.
Fonte 9 fr. 00* cent 15 à 16 francs.
Fers 6D barre SO 10 Sft
Fers cormières (rendus à Rouen) 31 00 15
Tôles puddlécs. Idem 3S 00 5i
Tôles corroyées. Idem 37 00 63
Fers d^Angleteo»^ (rendus à Nantes).. t7 63 U i 47
Tôles sopéfienres. Idem* 30 14 68
Tôles moindres. Idem » 63 5a à 56
Fers d*angle (rendus à. Marseille). . . 30 à 32 00 45 à 60
Tôles. Idem S5 à 35 00 55 à 80
Rails pour chemins de fer 23 à 25 00 35 à 40
(1) Voyei la UTraison du 10 aoAt.
(2) Comp$9"Tûndu dê$ travaux de$ inginieutg. àes Minei pênêatH l'am%i4 1045^
Pc 230. Quoique ce volume comprenne en général les faits relatifs à L'année 1844, le total
des valeurs créées par Tindustrie du fer n*est indiqué que pour l'année 1843.
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. SSl
En considérant ces énormes différences de prix, sans trop s'attacher
d'ailleurs à une comparaison rigoureuse et sans entrer dans les détails^
on trouvera facilement que, sur la valeur totale constatée plus haut, la
surcharge imposée au pays s'élève au moins à 60 millions. Tel serait
donc le chiffre approximatif du tribut payé au monopole en 1843. Il
s'élèverait beaucoup plus haut pour les années suivantes, parce que la
consommation a considérablement augmenté par suite de l'établisse-
ment des chemins de fer. Nous ne prétendons pas assurément que les
producteurs français aient profité de toute cette aggravation de prix,
et que le bénéfice réalisé par eux s'élève à 60 millions; loin de là. Les
maîtres de forges se défendent quelquefois sur ce point, et ils ont tort,
car personne, que nous sachions, ne les accuse. Nous savons trop bien,
quant à nous, que le monopole ne rapporte jamais à ceux qui l'exploi-
tent qu'une faible partie de ce qu'il coûte à ceux qui le subissent; le
reste se perd dans le gaspillage, dans l'incurie, dans le désordre, en un
mot dans la mauvaise exploitation que celsystème entraîne; mais nous
disons que tel est le chiffre trop réel du tribut levé sur le pays.
Ce n'est encore là pourtant que la perte directe, la perte matérielle
et palpable : c'est le trojhpayé, qu'on nous pardonne ce mot, sur le fer
que le pays consomme; mais à quel chiffre évaluerons-nous la perte
éprouvée sur le fer dont le pays se prive à cause de sa cherté? L^ con-
sommation de l'Angleterre est quatre fois aussi forte que celle de la
France pour une population moindre. Si l'on nous dit que les besoins
y sont plus grands, parce que l'industrie y est plus développée et plus
active, tout en faisant à cet égard des concessions très larges, nous ré-
pondrons que la cherté du fer est précisément une des principales cir-
constances qui empêchent notre industrie de se développer au même
degré. Admettons seulement, si l'on veut, en faisant la part de toute
les différences, qu'avec des prix naturels, réguliers, tels qu'ils ressorti-
raient de la liberté des transactions, la consommation du fer s'élèverait
parmi nous au double de ce qu'elle est aujourd'hui, ce qui est assuré*
ment modeste. Voilà donc une valeur de 150 millions en fonte, en fer
et en acier, dont la France se prive par le seul fait de la cherté actuelle
de ce produit. A l'aide de ce métal, dont les emplois sont si nombreux,
si variés et si utiles, combien de ressources ne se créerait-elle pas! Elle
construirait des vaisseaux, des meubles, des machines, des ustensiles
de toutes les sortes; elle simplifierait et fortifierait en même temps le
système de son architecture; dans bien des circonstances enfin, elle
substituerait avec avantage le fer au bois, qui devient d'ailleurs plus
rare de jour en jour, et dont le prix s'est considérablement accru de-
puis trente ans. Au lieu de cela, que bit-eile? Elle se pasise du fer par-
tout où l'emploi n'en est pas rigoureusement nécessaire, parce que le
S92 REVUE DES DEUX MONDES.
haut prix de ce métal ne lui permet pas d'en user (i], renonçant ainsi
à tous les avantages, à toutes les jouissances qu'elle en pourrait tirer.
C'est là, dira-t-on, un dommage négatif; soit : en est-il moins réel? Ce
qui est, du reste, un dommage très positif, c'est la substitution forcée
du bois au fer partout où le bois coûte moins que le fer à son prix ac-
tuel, mais plus que le fer qui nous serait livré par le commerce libre.
Nous n'essaierons pas de déterminer le chiffre de cette perte, parce que
le calcul s'établirait ici sur dés données trop vagues, et nous laisserons
à chacun le soin de l'apprécier.
Ce n'est pas tout. Si nous suivons l'industrie du fer dans ses dérivés»
dans les fabrications qui en relèvent, nous trouverons que le dommage
se prolonge en quelque sorte, qu'il s'étend de proche en proche en
s'aggravant. Observons, par exemple, les effets de la cherté du fer dans
la mécanique, cette industrie vitale, cette force acquise des temps mo-
dernes, dans laquelle réside en quelque sorte la puissance industrielle
d'un peuple. La mécanique fait usage avant tout du fer; c'est la princi-
pale matière première dont elle use; disons mieux, c'est l'élément es-
sentiel dont se composent tous ses produits. Quand cette matière est
chère, la mécanique ne peut pas livrer ses produits à bon marché,
cela va sans dire, et tout le monde le sent; mais se fait-on bien une juste
idée de l'aggravation de frais qui en résulte pour elle? On croit peut-
être qu'il sufQt pour cela de prendre pour chaque machine le poids brut
du métal d'où elle est sortie, et de tenir compte de la surcharge que ce
métal a supportée. Ce n'est là, qu'on nous permette de le dire, qu'un
des premiers élémens du calcul. Pour être dans le vrai, il faut tenir
compte de la diminution qui en résulte dans la consommation, et de
toutes les complications de travail, de toutes les aggravations de frais
que cette diminution entraine. Qu'on ne pense pas d'ailleurs que cette
circonstance soit insignifiante ou de peu de valeur; elle est, au con-
traire, aussi grave dans ses résultats que le fait même d'où elle dérive.
C'est une observation générale, qui n'est pas neuve, mais qui est tou-
jours juste, que plus une industrie s'étend et se développe, plus elle
trouve en elle de ressources pour produire à bon marché, parce que
la spécialité des travaux s'y introduit, que les procédés se simpUQent
en conséquence, que le travail enfln y devient plus régulier et plus
suivi. Nulle part toutefois cette vérité n'est aussi frappante qu'en mé-
canique , à ce point que l'accroissement de la consommation est peut-
(1) n y a même aujourd'hui une circonstance de plus, c*est qu*0D ne peut pas toigours
obtenir en France le fer dont remploi est indispensable et forcé. C'est ce qui arrive, par
exemple, à plusieurs de nos compagnies de chemins de fer, qui ne peuvent pas obtenir
de rindustrie française, en temps utile, les rails et les coussinets nécessaires à rétablis-
sement de leurs voies.
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 293
être ici le principe le plus efficace du bon marché. Rappelons les prin-
cipales circonstrâces par lesquelles cette vérité s'explique. Si nous en-
trons à cet égard dans quelques détails un peu minutieux , qu'on se
souvienne que ces détails sont une réponse nécessaire aux calculs soi-
disant positifs dont les comités prohibitionistes se prévalent aujourd'hui.
On sait d'abord que, pour un constructeur de machines, une pre-
mière épreuve coûte toujours beaucoup plus à établir que les suivantes.
Il y a des travaux préparatoires à exécuter, des plans à dresser, des
dessins à faire, des modèles en bois à confectionner pour les fondeurs*
Ce sont là des préparations nécessaires, qu'on ne peut éviter dans au-
cun cas. La dépense ne laisse pas d'en être assez considérable; on peut
l'amortir toutefois en la répartissant. Exécutés pour une seule machine,
ces travaux peuvent servir ensuite pour toutes celles qu'on établira sur
le même plan. En un mot, c'est une dépense une fois faite. Très lourde
quand elle retombe tout entière sur une ou deux machines, cette dé-
pense devient presque insignifiante quand elle se répartit sur un grand
nombre. Or, dans un pays tel que la France, où la consommation est
faible, il n'arrive que trop souvent que ces sortes de dépenses ne sont
utilisées qu'une ou deux fois, et cela est vrai surtout pour les grosses
machines, dont l'usage n'est pas très général. C'est une circonstance
dont le constructeur doit tenir compte, s'il ne veut pas risquer de se
constituer en perte. Dans les pays, au contraire, où la consommation
est très étendue et très active, cet inconvénient est beaucoup moins or-
dinaire; il y a bien plus de chances pour qu'une machine se répète, et
cela seul permet au constructeur d'en modérer le prix.
Aux frais qu'entraiue le défaut d'emploi des dessins et des modèles,^
il faut ajouter ceux qui résultent des erreurs commises, erreurs qui,
en mécanique, sont à peu près inévitables dans un premier essai. Quel-
que soin, quelque attention qu'on apporte dans une première épreuve,,
il est bien rare que, soit le chef d'atelier, soit le dessinateur, soit même
les ouvriers qui exécutent, si habiles qu'ils puissent être, ne se trom-
pent pas au moins dans quelques détails, et ces erreurs, il faut ensuite
les corriger, ce qui entraîne une nouvelle aggravation du prix de re-
vient. Aussi n'est-il pas extraordinaire qu'une première épreuve d'un
mécanisme donné coûte un tiers de plus que les suivantes. C'est dire
assez combien il importe que ces épreuves se renouvellent souvent.
Lorsque le gouvernement français conçut, il y a quelques années, le
projet de faire construire quatorze gcands bateaux à vapeur pour la
navigation transaUantique, et qu'il prit la résolution de confier la con-
struction des appareils mécaniques à l'industrie française, on sait qu'il
répartit sa commande entre plusieurs mécaniciens, en donnant à chacun
d'eux seulement deux machines à exécuter. Cette répartition était peut-
SM EBTVE DES i>EUX JiONDES.
être nécessaire alors, et nous n'entendons pas la Uâmer; il est clair
toutefois qu'elle devait nécessairement entraîner un mu*crolt de frais
considérable. S'il avait existé en France un atelier assez Vaste et assez
bien monté pour exécuter seul les quatorze machines dans le temps
voulu, et que le gouvernement lui eût confié la commande entière, il
l'eût exécutée sans aucun doute avec une dépense moindre et en même
temps avec une rectitude plus grande. En supposant les quatorze ma-
chines pareilles et d'une force égale, un seul plan, un seul dessin au-
rait suffl; les mêmes modèles en bois auraient pu servir pour les qua-
torze machines, et, de plus, les chances d'erreur, qui pouvaient être si
graves dans un travail de ce genre, ne se seraient présentées qu'une
fois. A ce compte, ce constructeur unique aurait pu livrer les machines
à un moindre prix et réaliser encore de plus amples bénéfices. Or, ré-
pétons-le, cet emploi réitéré des mêmes dessins et des mêmes modèles
est assurément plus fréquent en Angleterre par exemple, où la con-
sommation est très étendue, qu'en France, où elle est au contraire très
bornée et très restreinte. Et qu'on ne pense pas que cette observation
se justifie seulement quant aux appareils d'une forme et d'une gran-
deur inusitée, comme ceux dont nous parlons; elle est plus ou moins
vraie pour toutes les machines, quelles qu'elles soient. Dans toutes les
directions du travail, il est bien rare qu'un mécanicien anglais n'ait pas
à renouveler l'épreuve d'une même machine plusieurs fois, qu'il n'ait
pas occasion de la tirer, s'il est permis de le dire, à un grand nombre
if exemplaires, tandis qu'en France, les épreuves isolées sont très fré-
quentes, et il n'y a guère d'atelier où on n'en rencontre des exemples
tous les jours. De là, pour nos constructeurs, une masse incalculable
de faux frais, qui retombent sur l'ensemble de leur travail, et dont les
Anglais sont généralement exempts. Aussi voit-on qu'en livrant leurs
machines à bas prix les constructeurs anglais s'enrichissent, tandis que
les nôtres, en les vendant fort cher, se ruinent.
Ce n'est pas tout. On a souvent remarqué, en faisant de cette obser*
vation l'objet d'un reproche ou d'une critique, que les mécaniciens
français étaient en général mal outillés, c'est-à-dire qu'ils avaient dans
leurs ateliers fort peu de ces machines-outils qui sont d'un si grand
secours en mécanique. L'observation était fort juste il y a quelques
années; elle l'est encore dans une certaine mesure, bien que le mal
dont on se plaint s'atténue heureusement de jour en jour. C'était là, il
faut le reconnaître, et c'est encore aiyourd'hui, pour la plupart de nos
mécaniciens, une plaie bien vive, uue cause bien grave d'infériorité.
Rien de comparable, en effet, à la puissance des outils en mécanique,
soit pour la régularité du travail, soit pour le bas prix. Sur ce dernier
point, l'efficacité des outils tient quelquefois du prodige. Telle pièce qui,
LA LIBERTÉ DU GOMMERCE. 996
exécutée à la main, reviendra à i 00 francs ou davantage, pourra ne coû-
ter que 50, 30, ou même, dans certains cas, iO francs, si elle est exécutée
par ime machine. Mais pourquoi les mécaniciens français se sont-ils
pendant si long-temps abstenus de l'emploi de ces précieux agens?
Pourquoi trouvons-nous encore tant d'ateliers en France où les outils
sont rares, sinon entièrement inconnus? C'est que l'emploi de ces agens^
si efficace qu'il puisse être, n'est vraiment utile, ni même possible, qu^à
la condition expresse d'une consommation étendue, d'une demande ac-
tive. Que sur l'exécution de telle pièce l'emploi d'un outil puisse réa-
liser une économie de 50 francs, c'est fort bien, et l'avantage est grand
sans aucun doute; mais quoi ! ^ vous n'avez à exécuter que dix ou douze
pièces du même genre, et que l'outil coûte lui-même i,000 francs, ce
qui est peu, où sera l'avantage de s'en servir? L'avantage n'est réel que
du moment où on a exécuté un assez grand nombre de pièces pour ra-
cheter d'abord l'outil, et c'est alors seulement que le bénéfice com-
mence : d'où il suit que, dans un pays tel que la France, où la consom-
mation est bornée, et elle l'était encore plus il y a quelques années
qu'elle ne l'est aiyourd'hui, l'emploi des machines-outils n'ofi're bien
souvent que des avantages trompeurs. On ne peut guère se le per-
mettre que dans certains ateliers privilégiés, qui, soit par la grandeur
générale de leurs commandes, soit par la spéciaUté de leurs travaux,
sont assez heureux pour trouver la répétition fréquente des mêmes
pièces, et là même les outils ne sont vraiment utiles que pour certains
emplois. Un des associés de la maison Sharp et Roberts, de Manchester,
disait, il y a environ quinze ans, au rapport du docteur Ure (1), qu'il
voulait arriver à exécuter mécaniquement toutes les pièces de ses ma-
chines, quelles qu'elles fussent, et quelque forme qu'elles dussent
prendre. Ce langage, tout hardi qu^il était, pouvait convenir peut-être
à un mécanicien anglais, qui, d'ailleurs, a fait ses preuves, et dans un
atelier dont la clientèle est immense. L'exécution du projet, si elle était
réalisable, pouvait conduire, dans la situation où se trouvait le mécani-
cien, à de magnifiques résultats. En France, un tel projet avorterait né-
cessairement dans la pratique, et le mécanicien qui le concevrait, si ha-
bile qu'il pût être, serait assurément un fort mauvais spéculateur. Eût-il
tout le talent, tout le génie nécessaire pour le mener à terme, il tom-
berait avant de l'avoir exécuté. Ce qui pourrait être en Angleterre une
source abondante de bénéfices serait en France une cause certaine de
mine. L'usage des machines^utils est donc forcément plus borné en
France qe'il ne l'est ^i Angleterre, et ce n'est pas une des moindres'
causes de l'infériorité de nos constructeurs sur leurs rivaux.
(I) PMIofopMé éê§ mÊnufaciung^
296 R£VLE DES DELX MONDES.
Ce qui ajoute encore à la gravité de ces faits, c'est que^ dans un pays
où la consonunation est bornée, la spécialité des travaux est impossiblie.
Gomment se tenir constanunent à un même genre de machines, lors-
que, dans aucun genre, les commandes, toujours disputées d'ailleurs
par quelques concurrens, ne sont assez nombreuses ou assez impor-
tantes pour entretenir l'activité d'un atelier? Vainement les mécaniciens
comprendraient-ils tout l'avantage qu'il y aurait pour eux à spécialiser
leur travail; ils ne sont pas maîtres de choisir. Us sont forcés, pour la
plupart, d'accepter indifierenunent toutes les commandes qu'on veut
leur faire, sous peine de laisser, les trois quarts du temps, leurs ateliers
inoccupés. Ils réunissent donc toujours plusieurs genres; ils dissémi-
nent leurs forces; ils multiplient sans mesure leurs moyens d'action,
leurs essais et, avec les essais, les chances d'erreur, et c'est ainsi qu'ils
augmentent de toutes les manières la proportion des frais. Ce n'est pas
dans la mécanique seulement que cette observation se justifie; elle s'ap-
plique malheureusement, avec plus ou moins de justesse, à presque
toutes nos industries, et Dieu sait combien il en résulte de dépenses
inutiles dont on ne tient pas compte ! Même dans l'industrie des tissus,
où il semble que les travaux soient, par leur nature, plus réguliers
qu'ailleurs, la spécialité est trop souvent absente. On la rencontre, par
exemple, à un certain degré dans la filature du coton, la plus grande,
la plus active de nos industries manufacturières, car il est assez ordi-
naire que chaque manufacturier y choisisse son genre de travail et s'y
tienne; mais cette spécialité est déjà moins sensible dans la filature delà
laine, industrie moins étendue, et elle est presque entièrement in-
connue dans la filature du lin, qui est en France, comme chacun sait,
la plus restreinte de toutes les fabrications du même ordre. Là chaque
ûlateur fait, s'il est permis de le dire, un peu de tout; aussi ne fait-il
rien avec la suite, avec la régularité et surtout avec l'économie néces-
saire. Il passe d'un travail à un autre à chaque instant, selon 1^ varia-
tions de la demande, forcé de multiplier ainsi les déplacemens, les
faux frais, les pertes de temps et de matière, pour aboutir, en fin de
compte, à un travail moins parfait. Ainsi le commande l'état actuel de
oette industrie dont le débouché est malheureusement trop restreint
pour que la spécialité s'y mette. Il n'y a que les praticiens et les prati-
ciens éclairés qui puissent dire tout le désavantage qui en résulte. Mais
cet inconvénient est surtout sensible en mécanique; c'est là que la ra-
reté des grandes commandes et les changemens trop fréquens dans le
travail font le désespoh* des maîtres et conduisent à la ruine finale des
ateliers.
Il y a en France tel mécanicien que nous pourrions nommer qui ,
depuis quinze ou vingt ans^ construit invariablement la même ma-
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 297
chine à vapeur. Il a raison en ce sens qu*il évite par là la répétiffin des
frais de dessin et de modèles, eu même temps que les chances d'er-
reur; c'est une économie réelle. Le type qu'il a choisi est d'ailleurs fort
bon; peut-être même était-il supérieur à tous les autres avant les per-
fectionnemens introduits depuis quelques années dans la construction
de ces appareils. Malheureusement l'usage des machines à vapeur est
trop borné en France pour que l'exécution d'un seul type, si excellent
qu'il puisse être, suffise à entretenir l'activité d'un atelier. Sur le nombre
des industriels qui ont besoin d'un moteur, combien y en a-t-il à c|ui
ce type convienne? C'est une machine à condensation, ce qui suppose
l'emploi journalier d'une quantité d'eau considérable, circonstance qui
seule rend la machine impropre pour tous les établissemens, et ils ne sont
pas rares, où l'eau n'abonde pas. En outre, cette machine représente»
dans son état normal, une force de 40 chevaux, ce qui exclut encore tous
ceux des industriels qui demandent une force supérieure ou moindre,
n est vrai que, pour se prêter aux circonstances, on la violente un peu,
de manière à lui faire représenter, selon les cas, une force de 30 ou de
50 chevaux, en augmentant ou en diminuant les dimensions des cy-
lindres, au risque de troubler par là l'harmonie des diverses parties du
mécanisme. On a beau faire cependant, on ne peut avec tout cela se
prêter qu'à un petit nombre de besoins, et, malgré l'excellence de la
machine, les commandes sont rares. Qu'en arrive-t-il? C'est que l'ate-
lier où elle se construit est fort souvent inoccupé, ou que le chef, vou-
lant travailler et ne pouvant mieux faire, accepte des commandes in-
certaines ou se charge de machines de hasard, qui rapportent rarement
ce qu'elles coûtent. D'autres mécaniciens, désireux de répondre à toutes
les commandes qui leur sont faites et peut-être plus consciencieux eu
cela, varient au contraire leurs types et leurs modèles à l'infini; mais
aussi ils multiplient, dans la même proportion, leurs frais, et il arrive
qu'avec tout le talent nécessaire, toute l'activité désirable, chargés
d'ailleurs de commandes de toutes les sortes, on peut bien le dire, car
les exemples n'en sont malheureusement pas rares, ils marchent à leur
ruine. Rien de tel en mécanique que la spéciaUté des travaux, c'est eu
même temps la meilleure garantie de la rectitude des résultats et le
principe le plus efficace du bon marché; mais, il faut bien le recon-
naître, cette spécialité n'est à sa place que là où la consommation est
grande pour chaque produit. C'est cette circonstance, n'en doutons pas,
qui, jointe à l'usage plus général des machines-outils, fait la grande et
incontestable supériorité des mécaniciens anglais sur les nôtres. Or,
pour que la consommation s'étende, une condition est nécessaire : c'est
le bas prix du fer.
C'est en suivant ainsi une industrie dans ses applications et dans sa
TOME xvu. 20
898 RBVUB DES DEUX fliOïîDES.
marclft , qu'on reconnaît avec effroi combien la cherté des naatières
premières entraîne après elle de conséquences funestes. À ne considérer
que le fait matériel , on serait tenté de croire que le haut prix du fer
n'influe que médiocrement sur le prix final des produits qui en dérivenl
Prenez telle machine au li^sard , constatez le poids du métal brut d'où
elle sort, et peut-être trouyerez-vous qpe le renchérissement de 70 ou
80 pour iOO que le prix du fer a subi en conséquence du monopole des
maîtres de forges se résout en une augmentation de 10 pour iOO sur la
valeur du produit final (i). Mais pour combien compterez-vous la rareté
et l'incertitude des conunandes , la multiplication stérile des dessins et
des modèles, la répétition fréquente des erreurs et des corrections né-
cessaires dans des épreuves sans cesse renouvelées, l'absence de Tou*
tillage enfin et tant d'autres circonstances fâcheuses, conséquences na-
turelles du renchérissement que le haut prix du fer entraine? 11 vous est
impossible de le dire, et le mécanicien lui-même ne le sait pas. Ce qu'il
sait, parce que sa pratique journalière le lui démontre, c'est qu'il lui est
impossible de soutenir, dans la situation où il se trouve, la concurrence
étrangère, et c'est de ce fait pratique qu'il s'autorise pour réclamer le
maintien du système restrictif, cause première de tout le mal.
Pour soutenir les mécaniciens français dans l'état d'infériorité où les
tient le monopole des maîtres de forges, on leur accorde à leur tour
Une protection qui peut être évaluée, en moyenne, à 30 ou 35 pour 100
de la valeur de leurs produits. Ce n'est pas trop, et, pour notre part^
tant que le monopole s'étendra sur la matière première, nous trouve^
rons cette protection convenable et juste. Croit-on cependant que cette
faveur les dédommage? 11 s'en faut de beaucoup. On leur assure à peu
près le marché national, c'est vrai, mais un marché national desséché
et appauvri. On les garantit contre la concurrence étrangère, après les
avoir mis hors d'état de la soutenir; mais leur rend-on au dedans cette
Gonsonunation étendue, ce débouché facile et courant, ces larges et
fructueuses commandes, qui font la prospérité tout aussi bien que la
puissance de leurs rivaux? Non; leur industrie végète et se traîne dans
un état d'infériorité maladive, et ils se traînent avec elle au milieu des
incertitudes et des déboires qui accompagnent naturellement une situar
tion toujours précaire. Qui osera dire qu'il ne vaudrait pas mieux pour
eux se passer de toute protection , s'ils étaient débarrassés en même
temps du fardeau qui rend la protection nécessaire? Qu'on leur rende
le bas prix du fer, en y joignant, comme complément indispensable, le
bas prix du charbon, et leur industrie grandira. Cela fait, qu'on leur
(1) On comprend que la proportion varie beaucoup, selon qu'il j a plus ou nioios 4e
travail dans une machine.
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 2d9
retire aussi la protection qui les couvre, non pas tout d'un coup, mais
à mesure qu'ils auront pu s'organiser en vue de leur situation nouvelle.
A ces conditions, la concurrence étrangère, loin de leur être fatale, ne
fera que les fortifier davantage, soit en leur offrant des exemples, soit
en développant encore mieux dans leurs ateliers le principe si fécond
de la spécialité des travaux. C'est alors qu'ils jouiront, sur un marché
agrandi où ils ne connaîtront plus de maîtres, d'une prospérité réelle,
que toutes les faveurs du régime présent sont impuissantes à leur
donner.
Il va sans dire que la protection de 30 à 35 pour iOO qu'on accorde
aiûourd'hui aux mécaniciens, pour les dédommager tant bien que mal
de la cherté du fer qu'ils emploient, est faite aux dépens des manufac-
turiers qui se servent des machines. Ainsi le mal se communique, et
non pas, comme on l'a vu, en s'atTaiblissant. Si la cherté artificielle du
fer affecte d'une manière si grave le travail du mécanicien, pour com-
bien comptera-t-on dans les manufactures l'influence du renchérisse^
ment artificiel des machines? A cet égard, les manufacturiers consultés
ont ordinairement, surtout lorsqu'ils sont protectionistes, deux poids et
deux mesures. S'agit-il d'établir le chiffre de la protection qui leur est
nécessaire, ils enflent leur estimation; vient-on, au contraire, mettre
en balance devant eux les avantages et les charges du régime protec-
teur, pour leur faire comprendre les funestes illusions de ce régime,
ils atténuent aussitôt les résultats (1) : dans l'un et l'autre cas, ils se
trompent, parce qu'ils négligent toujours, sans le savoir ou sans y
prendre garde, les principaux élémens de ce calcul. Une seule consi-
dération entre mille fera comprendre toute la vanité, toute l'insuffi-
sance de ces évaluations. Quand les machines sont à bas prix, les in-
dustriels qui s'en servent craignent peu d'en changer et adoptent sans
effort tous les progrès que le temps amène. Il n'en est pas ainsi là où
les machines sont chères, et l'on entrevoit d'ici les conséquences. Le
plus grand des fllateurs de lin de l'Angleterre, M. Marshall, de Leeds,
a renouvelé trois fois son matériel en peu d'années, et c'est par là qu'il
s'e^t maintenu constamment au niveau du progrès. Que Ion propose
donc à un filateur français d'en faire autant! Outre que les capitaux
sont plus rares en France, les machines y sont trop chères pour qu'on
se permette des satisfactions semblables : aussi n'y faut-il guère moins
qu un incendie pour déterminer dans un établissement quelconque ua
changement si radical. En général, le fabricant français garde ses ma-
chines telles qu'elles sont, et les fait fonctionner tant bien que mal^us-
(1) 11 est juste de dire qu'il ne peut pas y avoir à cet égard de mesure exacte et gêné*
raie, parce que cela varie beaucoup selon le genre de la fabrication.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à parfaite usure. De là vient qu'à côté d'un petit nombre d'établis-
semens nouveaux, qui n'ont rien à envier aux plus beaux, aux meil-
leurs établissemens de l'Angleterre, nous en comptons un plus grand
nombre d'autres qui sont arriérés de quinze ou vingt ans. Le fait est
grave, et il explique bien des choses. Qui songe pourtant à en tenir
compte dans ses calculs? Demandez au chef de l'un de ces établisse-
mens arriérés, et ce sont ordinairement les plus ardens protectionistes,
|M>ur quelle proportion le haut prix de ses machines entre dans la va-
leur de ses produits : il supputera l'intérêt, il y joutera l'amortisse-
ment, qu'il portera d'autant plus bas que les machines auront duré da-
vantage; il se gardera bien de faire entrer dans son calcul le tribut
journalier, et bien autrement considérable, qu'il paie à l'imperfection de
ses instrumens, à l'insuffisance des procédés vieillis dont il use. Qu'on
ajoute à tout cela la lenteur ordinaire des installations pour les établis-
semens nouveaux, dans un pays où la mécanique n'a pas tout le déve-
loppement et toute la puissance qu'elle devrait avoir : lenteur si coû-
teuse et souvent si fatale; qu'on y ajoute encore la nécessité pour le
manufacturier d'une plus grande mise dehors, qui amoindrit ses res-
sources, dans un pays où les capitaux sont rares, et le jette souvent^
dès le début, dans une situation précaire, et on se fera une idée un peu
plus juste, quoique bien insuffisante encore, de la funeste influence que
ïe monopole des maîtres de forges étend sur nos manufactures. ,
C'est ainsi que le fardeau du privilège, jeté sur un des premiers élé-
mens du travail, va retombant de proche en proche sur chacune des
branches successives de la production, en acquérant à chaque fois une
gravité nouvelle. Nous avons suivi cet enchaînement de conséquences»
autant qu'il nous était permis de le faire, dans une des directions du
travail; on le retrouverait de même dans toutes les autres. Il va sans
dire que les observations qui précèdent s'appliquent avec plus ou moins
de force aux matières premières en général : il est clair pourtant qu'il
n'est point d'autre matière dont le bas prix importe autant à la prospé-
rité industrielle d'un pays.
Aux yeux de bien des gens , la question de l'existence de l'industrie
du fer en France revient à ceci : Conserver cette industrie avec ses pri-
vilèges actuels, ou se résigner à la perdre. C'est ainsi qu'elle a été posée
bien souvent, soit par les partisans, soit par les adversaires du mono-
pole, bien que les uns et les autres la tranchent diversement selon le
point de vue où ils se placent. Certes, si le pays nous paraissait réelle-
ment placé dans cette alternative fâcheuse, pour notre part, nous n'hé-
^teiions pas; mieux vaudrait assurément renoncer à fabriquer du fer
en France que de l'obtenir toujours aux conditions accablantes que
nous subissons depuis trente ans. Quoi qu'on en dise , il n'y a aucune
LA LIBKKT& DU COHVRICS. 301
nécessité à ce qu'un pays produise lui-même le fer dont il use. La
crainte que Ton manifeste parfois d'en manquer en temps de guerre
est pour le moins déraisonnable; elle serait même puérile si elle n'était
pas feinte et manifestée le plus souvent pour des motifs intéressés. La
France est entourée, Dieu merci I d'im assez grand nombre de pays
producteurs de fer pour que la crainte de manquer de ce métal néces-
saire ne la préoccupe en aucun temps, et, à supposer même une con-
flagration générale de l'Europe, conune celle qui eut lieu sous la répu-
blique et sous l'empire , il resterait toujours assez de points de notre
territoire accessibles aux étrangers pour que ce produit nous arrivât
abondamment. Si un grand nombre de produits nécessaires ou utiles
nous ont manqué durant les guerres de l'empire, ce n'était pas, comme
on affecte de le dire, que l'étranger refusât de nous les apporter; c'est
que nous-mêmes 7 par une politique que nous nous abstiendrons de
qualifler ici , nous refusions de les admettre. La crainte d'être privés de
fer au moment du besoin nous paraîtrait donc une bien faible considé-
ration dans le débat, et ce n'est pas en vue de ce danger chimérique
que nous voudrions voir sacrifier sans mesure et sans terme tous les
intérêts vivans du pays. Heureusement l'alternative posée n'est pas sé-
rieuse. Est-il vrai que, sous un régime de liberté, l'industrie du fer pé-
rirait? Cest là une face nouvelle de la question, ou plutôt c'est une
nouvelle question à traiter, sur laquelle on ne saurait jeter trop de lu-
mière, et c|ui mérite^ à ce titre, que nous en fassions l'objet d'un examen
particulier,
Ch. CoguBUii.
RECEPTION
DE M. DE RÉMUSAT
A UAGABÉHIB FRANÇAISE.
H. ROTEB-COLUUD.
Si la fadeur de Véloj^e et la pompe un peu creuse de la forme passent
pour les défauts qui trop souvent accompagnent et qui parfois même
constituent le discours de réception, on doit rendre cette justice à T Aca-
démie française qu'elle se:nble depuis quelque temps prendre à tâche
de Ten garantir, en lui donnant plus de piquant ou plus de sérieux.
Certes, on n'accusera pas de fadeur les dernières séances, et, si la
louange trop continue et à trop forte dose risque d'eniormir l'audi-
toire, il faut convenir qu'il a dû se tenir très éveillé. Il a pu se deman-
der même si ce vieil adage, a on doit des égards aux vivans, on ne doit
aux morts que la vérité, » ne recevait pas là quelquefois un démenti,
et si ce n'étaient pas par hasard les morts qui étaient flattés, et les vi-
vans qui subissaient le jugement rigoureux. S'il faut appliquer des
noms propres à ce que nous disons ici, n'était-ce pas là, à vrai dire, une
impression bien naturelle, lorsqu'on voyait, par exemple, M. Victor
Hugo rendant à l'honnête M. Campenon une justice qu'il est permis de
trouver plus que bienveillante, sauf à rabattre sur le compte du nou-
ACADÉHIB FRANÇAISE. 303
vel élu le surplus de Téloge, ou Fauteur de Cinq-Mars, après avoir
tracé de H. Etienne un portrait que les amis du mort trouvent légère-
ment idéalisé, cité lui-même par la raison sévère d'un homme d*état
devant le tribunal de la vérité historique et littéraire? De pareils spec-
tacles étaient bien faits pour étonner ceux qui pensent que ces solen-
nités ne sont et ne peuvent être que des tournois de complimens. Peut-
être même pouvaient-ils avec quelque apparence de raison en emporter
la crainte qu'en laissant pénétrer chez elle plus de franchise et de li-
berté, l'Académie française n'ouvrît en même temps accès aux habi-
tudes agressives de la tribune politique. Pour nous, nous aimons mieux
ne reconnaître dans ce qui s'est passé que le symptôme un peu vif
peut-être de l'heureuse innovation qui conciliera davantage la louange
avec la vérité; nous croyons qu'il serait au moins prématuré de craindre
qu'on ne loue plus assez à l'Académie. Mais ce qu'on peut approuver
sans réserve et sans inquiétude, c'est le caractère généralement plus
sérieux de ses réunions. Ce qui n'était autrefois qu'une exception assez
rare, je veux dire un discours qui contînt une idée quelconque, semble
de plus en plus devenir la règle. Non-seulement les révérences sont
moins longues, non-seulement les critiques ou les restrictions tem-
pèrent davantage l'hyperbole des congratulations, mais la peinture
des hommes marquans et des temps où ils ont vécu est présentée en
termes moins généraux et moins vagues, et quand ni le héros mort, ni
le héros de la solennité (ce qui peut se rencontrer), ne fournissent une
sufflsante matière, on se plaît davantage à agiter à leur propos quel-
ques-unes des questions que soulèvent l'art, l'histoire, la politique, la
philosophie. C'est une habitude dans laquelle l'Académie fera bien de
persévérer, suivant en cela le goût du siècle et sa propre destination.
N'est-ce pas le secret du talent, surtout quand il se présente avec l'at-
trait de curiosité et de faveur qui s'attache aux noms connus, de savoir
captiver à ces hauts sujets même un auditoire un peu frivole? Toucher
avec rapidité, mais avec précision et clarté quelque point offert par la
poésie ou la langue, par l'histoire ou la théorie littéraire, par la pra-
tique des affaires publiques ou le développement de l'esprit humain^
faire plutôt des étude&que des éloges, être, en un mot, autant que le
sujet indiqué le permet, sérieux par le fond, en même temps qu'in-
génieux ou éloquent par l'expression, voilà le type peu commun, il
faut l'avouer, peu facile, nous en convenons, mais non toutefois inac-
cessible, que nous voudrions voir se réaliser de plus en plus dans ce
genre de discours où pendant si long-temps la phrase a régné en sou-
veraine absolue.
On pouvait se convaincre que ce n'est point là un idéal chimérique,
un portrait de fantaisie, en écoutant M. de Rémusat venant prendre
séance à' la place laissée vacante par M. Roye^Collûrd. Le discours du
30i REVUE DES DEUX MONDES.
récipiendaire exprimait au vif Ihomme qu'il célébrait Ce n'étaient pas
le ton exalté et les digressions pompeuses du panégyrique, mais, ainsi
que nous le demandions, une étude, une étude éloquente. Ceux qui
ont eu rhonneur d'approcher M. Royer-Collard, ceux qui le connaissent
seulement par ses écrits, ceux-là le voyaient revivre peu à peu dans
sa personne et dans sa pensée. Ceux qui de lui n'avaient qu'une vague
idée étaient mis au fait de cette figure à la fois si calme et si mobile,
si vive en sa gravité, et dans ses contrastes toujours si franche et si ac-
cusée. Deux mots peuvent définir le discours de M. de Rémusat, un des
plus remarquables que l'Académie ait de long-temps entendus : il est
élevé d'idées, élégant et brillant de langage. Ces qualités, plus particuliè-
rement de circonstance, sont celles, comme on le sait, qui dominent chez
l'écrivain, lequel n'avait qu'à s'abandonner à sa nature pour être au
tondu sujet et dans les convenances du lieu. Ce qui ne frappe pas moins
dans le discours du récipiendaire, c'est une netteté décisive, c'est un
jugement dont la vérité pleine, sans amener toujours avec elle le cor-
tège des preuves, fait supposer tout ce qu'elle implique aux esprits au
courant de la matière, et en même temps pénètre sans peine dans les
intelligences qu'elle trouve peu préparées. Quant à l'intérêt, M. de Ré-
xnusat n'avait pas à le créer, il n'avait qu'à le tirer d'une mise en
œuvre habile des élémens offerts par le sujet. L'embarras n'était que
dans la richesse même des matériaux, et un tact bien sûr était néces-
saire pour faire un choix. Pour ne pas trop dire, il fallait tout savoir.
M. de Rémusat a vivement saisi cette diversité d'aspects, et il s'en est
servi pour caractériser fortement dès le début le personnage qu'il rem-
place, a Les politiques ont été rarement des philosophes, les philoso-
phes ne sont pas toujours des sages; ni les philosophes, ni les poUtiques,
ni les sages, ne sont pour cela des écrivains. H. Royer-CoUard a été un
politique, un philosophe, un écrivain , un sage, et de plus un homme
plein d'imagination et de passion , d'un esprit hardi et réglé, grave et
piquant, inflexible et mobile, dont le caractère ne se laissait dompter
que par la conscience, et qui maintenait l'unité de sa vie moins encore
par la puissance de la raison que par celle de la vertu. » En annonçant
ainsi l'homme qu'il voulait peindre, M. de Rémusat s'engageait à le
présenter sous tous ces points de vue. Il fallait que le philosophe, que
le politique, que l'écrivain , que le sage, j'ajoute aussi que l'homme qui
à tant de dignité unissait tant de singularité, fussent exprimés pour
ainsi dire tour à tour et en même temps ( car ils se mêlent], et dans la
variété des nuances, et dans cette unité de raison et de vertu qui do-
mine tous les contrastes. Ajoutez , pour rendre la tâche plus vaste en-
core, que sa vie touche et tient mtimement aux soixante années les plus
fécondes de notre histoire.
A peine , en rappelant quelques-unes des vues si grandes et si vraies
ACADÉMIE FRANÇAISE. 305
exprimées dans le beau travail de M. de Rémusat, y joindrons-nous
quelques vues de détail , quelques aperçus secondaires. M. de Rémusat
a parlé avec intérêt des premières années de cette existence soumise
de bonne heure à la forte discipline de l'étude et des mœurs. La famille
de M. Royer-Collard y ainsi que la plupart de celles qui habitaient la
peltite ville de Champagne où il naquit, conservait comme un culte
pieux le souvenir et les traditions de Port-Royal. Les livres et les émi-
nens personnages de Port-Royal suscitèrent ses premières admirations^
ce furent là ses grands hommes de Plutarque. On peut dire qu'ils don-
nèrent la forme non-seulement à sa croyance, mais à sa pensée, et
même, à quelques égards, à son caractère. Il en aima de bonne heure
la foi sérieuse associée à cette ferme opposition en face de Fautorité. Il
en garda le haut bon sens, Fardeur de la conviction , la logique véhé-
mente au besoin armée d'ironie, et le caractère imposant. Port-Royal
passionné et raisonneur, respectueux et Ubre, eût reconnu M. Royer-
CoUard pour un des siens. Certes il est le seul , dans notre siècle, sur
lequel il soit permis, je ne dis pas d'aCQrmer, mais de hasarder même
un tel jugement. Serait-ce abuser du rapprochement? Il me semble
que, par suite de ce même désir d'allier la liberté avec le respect du
pouvoir établi , le rôle de M. Royer-Collard dans le gouvernement a été
un peu celui de Port-Royal dans l'église. L'attitude de l'un devant la
royauté me rappelle celle de l'autre devant la cour de Rome, une op-
position qui se tient en garde contre la révolte, une indépendance qui
voudrait ne pas être hostile, une conviction qui proteste avec force,
même au sein de la soumission. M. Royer-Collard ne voulut pas faire
hérésie dans la monarchie d'avant i830, mais il est certain qu'il y fit
secte, n eut l'air d'un révolutionnaire aux dévots de la royauté, et parut
un peu en retard aux purs libéraux. C'est juste la position de Port-Royal
entre les catholiques ultramontains et les philosophes.
M. Royer-Collard continua et compléta cette éducation qu'il reçut
dans la famille, d'abord à Chaumont, puis à Saint-Omer, sous les pères
de la doctrine chrétienne. Telle est, pour le dire en passant, l'origine
assez peu connue de ce mot de doctrinaire^ qui lui fut plus tard attri-
bué, ainsi qu'à ses disciples, à titre d'éloge ou d'injure. Voici à quelle
occasion il en fut baptisé. M. Royer-Collard, enseignant le système re-
présentatif à la tribune d'une chambre assez peu disposée à le com-
prendre, se trouvait amené souvent à prononcer le mot de doctrine.
« Ah! voilà bien les doctrinaires, » s'écria un des plaisans de la majorité.
Ce nom resta, il resta dans le langage de la tribune et de la presse, sym-
bole très divers, on le sait, suivant l'optique des partis.
Reçu avocat a Paris, M. Royer-Collard put y contempler un spec-
tacle bien propre à élever son ame déjà si haute et à décider des prin-
cipes d'un esprit naturellement si réfléchi. C'était le temps où la France,
306 REVUB DBS DEUX M0NBI8.
fatiguée des excès du despotisme, s'élançait l'ers la liberté avec une
conflance généreuse et des espérances illimitées. Dans la lutte du juste
et de rii^uste, M. Royer-Collard ne pouvait pas ne pas prendre parti,
n servit la révolution contre les privilèges. N'ayant guère plus de vingt-
cinq ans, il fut nommé président de la section de File Saint-Louis, et
Foutne peut s'empêcher de sourire en songeant que le futur théorici^i
de la monarchie constitutionnelle, que le grave philosophe que nous
avons connu (c'est un trait que M. Royer*Collard aimait à raconter
dans sa vieillesse), était souvent alors reconduit jusqu'à sa demeure
avec des transports d'enthousiasme par les porteurs d'eau qui formaient
lam^orité de ses commettans. Mais à de glorieux essais, aux fêtes si
fraternelles de la révolution pure de sang, succédèrent de hideuses sa-
turnales. Aucun de ces deux spectacles ne fut perdu pour M. Royer-
Cdlard. Il s'était pénétré de la grandeur de la liberté et de l'égalité ci-
vile; il comprit ce que c'est qu'une liberté sans contrôle et un pouvoir
sans contre^poids. C'est de ce temps, en effet, que date la lutte de cette
ame si ferme dans la modération contre tous les excès, quelle qu'en soit
l'origine. Il n'attendit pas 93 pour protester avec énergie contre la ty-
rannie des clubs et le gouvernement par la populace, et, quand il vit
s'évanouir ses dernières espérances de liberté sage et de royauté res-
pectée, portant le deuil de la constitution dans son cœur, il s'éloigna
de Paris. Il alla demander, dans le lieu même de sanaissance, l'oubli
du mal à l'étude, à la réflexion la conviction consolante que les excès
n'ont qu'un temps. La crise en effet passa, et H. Royer-Collard revint à
Paris en i797 comme député de son département aux cinq-cents, où il
plaida pour le rappel des déportés et contre le serment exigé des prê-
tres, et où il s'associa à toutes les mesures de modération. C'est à cette
époqueique, frappé de la fragilité des établissemens essayés tour à tour^
conifaincu qu'il faut au gouvernement un élément de stabilité qui ne
peut être fourni ^ue par le passé, et fidèle encore au beau projet de 89
de faire adopter la liberté à l'ancienne race royale, il conunença à
mettre «n avant le dogme de la légitimité. Le iS fructidor le surprit au
milieu de ses espérances royalistes et le frappa même en annulant son
élection sans ébranler ses convictions politiques. H. de Rémusat a
donné de sa conduite et de ses principes à cette époque une explication
empreinte d'un haut caractère de vérité et d'intérêt. Il a parlé de la lé-
gitimité avec une impartialité qui convient à l'histoire et qui sied bien
aux vainqueurs; rendre justice à tout ce qu'il y eut de vrai ou au moins
de vraisemblable, de bon ou au moins d'honnête dans cette conception
politique, c'était montrer ce qui était capable d'y séduire un esprit et
une ame d'une telle trempe. Pour la plupart, en effet, la légitimité fut
alors une passion chevaleresque, une affaire d'imagination et de cœur;
pour H. de Talleyrand, elle fut, en 1815, au congrès de Vienne, un
A€A1>ÉMIB FRANÇAIS. 307
expédieot de la diplomatie : il fallait forcer les rois coalisés à Toir dans
leur triomphe non la débite de la France, qu'il leur eût été peitnîs
dè»-lor8 de traiter en pays Taincu, mais le rétiMissement pur et simple
d'un principe ammun à toutes le& monarctiies, qui les intéressait
toutes, et que la révolution avait ébranlé; pour M; Royer^CoUard) ce
fut une Tue philosophique, une vérité de l'histoire, un dogme de la
raison sociale. M; Royer^Uard a été légitimiste d'une façon originale
et en esprit supérieur* C'est ce qae l'éloquent commentaire de Mi de
Rémusat établit parfaitement.
Sous l'empire, M. Royer^CoUard se tint à l'écart. Comme l'a dit, avec
une insistance bien fondée, son successeur à l'Académie, M. Royer-
Collard détestait la force; c'était là comme le fond de son ame : qu'elle
s^'appelle pouvoir du peuple, tyrannie d'un seul, despotisme des as-
semblées ou dominationdu sabre, il ne cesse de la flétrir au nom du
droit, de la maudire avec une sourde odère; il n'est donc guère éton-
nant qu'il n'ait e«i que peu de goût pour le régime impérial. Il nous
est bien facile à nous, placés à distance, d'absoudre, de glorifier l'em-
pire en masse; il'nous est bien facile de n'y voir, avec beaucoup de
gloire au dehors, que ce grand fait, qui à nos yeux domine et effaoe
tout, le triomphe et l'organisation de la révolution fraoaçaise.' C'est là
une idée très haute, très juste, qui fait honneur à notre jugement^ et
ne coûte rien à notre ooeur; mais de près, mais quand l'injustice frapfie
à nos côtés, quamlUa' force brutale afOche insolemment le mépris de
la pensée, qu'elle emprisonne ou qu'elle exile lorsqu'elle n'a pu réussir
à l'étouflèr à sa naissance; en face de tous ces détails, dont les uns
sont ridicules, lès autres odieux, et beaucoup l'un et l'autre à la fois,
il est bien difScile de se montrer ainsi philosophe, et je ne sais s'il
serait bon <fa'on le fûtt^op aisément. Ce qui est bien certain, c'est que,
à entendre par là une sorte d'indifférence apathique, M. Royer-Collard
ne fut pas philosophe, et que son cœur, qui avait encore plus besoin
de justice que son esprit de vérité pure, ne se résigna pas. Convaincu
de Finutiliié des efforts essayés avant le temps, il renonça aussi à toute
relation active avec le parti royaliste, et se contenta de protester contre
la force en refusant de lui prêter son concours. A défaut du. droit que
la pratique ne lui montrait pas, il demanda le vrai à la méditation.
Cest alors qu'il se tourna vers cette science, première étude de tous les
esprits supérieurs de la fin du dernier siècle, qui déjà avait donné Sieyès
à la politique, ver& cette science que la haine et les défiances du pou-
voir affectaient de nommer dédaigneusement l'idéologie.
Hais alors le monde de la pensée pure, la métaphysique, avait aussi
son souverain absolu. Condillac y régnait à peu près sans contrôle, et^
non plus que son omnipotence, son infaillibilité ne faisait question. Que
sont les écrits d'Helvétins-, de Saint-Lambert, de Volney, de Cabanis,
308 RBYUE DES DEUX MONDES.
de Destutt de Tracy? Que sont les préfaces des savans astronomes, chi-
mistes, naturalistes? Un développement, un commentaire, une appli-
cation plus ou moins directe, ou tout simplement une reproduction des
principes du maître, lesquels, en eux-mêmes, sont regardés comme
au-dessus de la discussion, rien de plus. Ce qu'avait été le christianisme
pour la scholastique , il n*est qu'exact de le dire, Condillac le fut pour
toute la métaphysique et pour toute la science contemporaines. M. Royer-
GoUard conmiença d'abord par porter le joug : c'est le prix ordinaire
dont les systèmes dominans font payer l'honneur de les combattre;
mais, une fois qu'il eut aperçu le faux de la doctrine, cet esprit si décidé
y échappa sans retour et sans réserve. Même au moment où elle est le
plus dégagée d'entraves étrai^ères, où elle se possède le mieux elle-
même, la pensée si profonde, si originale d'ailleurs, de Maine de Biran
me parait conserver toujours je ne sais quel pli obstiné laissé par le
condiUacisme. Avec une admirable énergie , M. de Biran arrache la
volonté à la sensation , et la montre , toute vive et toute libre , se mou-
vant au miUeu du monde, où tout, hormis elle, est si^et de la fatalité;
mais s'agit-il de l'intelligence, cette pensée si ferme chancelle, et,
comme embarrassée, se tourne vers les nerfs, le cerveau, la sensation.
Quant à M. Laromiguière, qui ne sait que cet esprit si net et si lumineux
ne réussit jamais qu'à s'émanciper à demi? M. Royer-Collard n'a pas
gardé trace de la philosophie de Condillac. Au reste , en reconnaissant
une si franche indépendance, gardons-nous de rien exagérer; M. Royer-
Gollard n'en a pas besoin : son mérite, ce fut de se réveiller le premier,
de se réveiller bien complètement; mais il ne se réveilla que grâce aux
avertissemens d'une philosophie étrangère. Un volume de l'Écossais
Thomas Reid, traduit en 1768 et qui avait passé inaperçu , fut pour lui
le signal de la régénération et lui servit à jeter la philosophie française
dans des voies nouvelles.
De puissantes raisons et des analogies frappantes devaient attirer
H. Royer-Collard vers le philosophe d'Edimbourg. D'abord ce que pro-
clame Reid avant tout, c'est la méthode d'observation et d'analyse,
c'est-à-dire la méthode même que Condillac prêche sans cesse, mais
sans s'y astreindre : les habitudes d'esprit de M. Royer-Collard se trou-
vaient donc ainsi ménagées, et, d'accord sur la méthode, il ne s'agis-
sait plus que de juger les deux philosophes sur la fidélité qu'ils lui gar-
daient. Ensuite, ce qui éclate, ce qui respire à chaque page de Reid,
c'est le bon sens, c'est l'honnêteté. Quels attraits pour M. Royer-CoUardI
L'analyse appliquée pour la première fois avec un désintéressement
absolu de toute vue systématique à la nature humaine, la phUosophie
considérée comme l'expression réfléchie du sens commun, des prin-
cipes également éloignés du sensualisme dominant et des rêveries qui
se mêlent à la philosophie du xvu** siècle, un spiritualisme soUde et
ACADÉMIE FRANÇAISE. 30^
décidé, mais sage et conciliateur, tous ces mérites qui sont propres à
la doctrine écossaise allaient merveilleusement à un esprit plus désireux
de savoir avec certitude que de supposer avec génie, et dont la supéricH
rite n*est aussi que la forme la plus haute du bon sens.
Presque tous les réformateurs en philosophie, avant d'entrer dans le
détail de leurs doctrines, commencent par prononcer le mot d'atThmchia*
sèment; ils attirent du moins l'attention par Tattrait de quelque grande
et éclatante question, capable de frapper universellement les esprits^
et dont ils promettent une solution nouvelle et décisive. Telle ne fut
point la marche de M. Royer-Collard. Appelé en iSli à la chaire de
philosophie de la Faculté des Lettres par la confiance de M. de Fontanes^
et du consentement de l'empereur qui l'admit, comme l'a dit M. deRé-
musat, a bien qu'il ne connût pas sa personne, et qu'il connût sa vie^
sur la foi de ses principes, d il ne parla pas d'émancipation, il aborda
la réforme philosophique sans bruit, sans éclat, avec fermeté, mais de
côté pour ainsi dire. Sait-on quelle est la question que M. Royer-GoUard
posa devant ses trois auditeurs de la première leçon, lesquels allaient
en amener tant d'autres? La destinée de l'homme, la vie future, la na-«
ture de Dieu? Non, et rien qui ressemble à ces vastes et intéressans
problèmes. Il vint agiter une question bien aride, bien étroite en appa-
rence, bien étrange surtout, et qui dut faire sourire, qui va faire sou-
rire encore, j'en suis sûr, plus d'un lecteur, la question favorite du phi-
losophe écossais, la question de savoir si le raisonnement peut démon-
trer l'existence du monde extérieur ! Prouver que la philosophie de la
sensation, qui fait l'honneur insigne au monde extérieur de le regarder
comme l'unique source de nos idées, ne nous assure nxéme pas de
l'existence de ce monde, bien plus, qu'une dialectique sévère conduit
irrésistiblement, et de fait a mené les sensualistesconséquens et profonds
à contester la réalité de la matière; prouver à tous ces esprits qui s'ap-
pelaient avec orgueil des esprits pratiques, des philosophes positifs, que
les principes de Condillac emportaient fatalement cette conséquence si
peu positive et si peu pratique, le doute absolu sur les objets qui nous
entourent,^ quelle gageure 1 Cela ne vous paraît-il pas plutôt le pari
d'un homme d'esprit qui se serait engagé d'honneur à embarrasser
Condillac et à jouer un mauvais tour à ses collègues en philosophie»
qu'une thèse sérieuse et de métaphysicien? Et pourtant ce qui sur-
prendra bien ceux qui ne sont pas habitués aux difficultés métaphy-
siques, c'est que cette thèse était vraie, c'est que cette conséquence ab-
surde, extravagante, M. Royer-Collard ne l'imposait pas arbitrairement
à l'école qu'il combattait; elle l'avait elle-mêmç dégagée, elle en avait
fait gloire, il ne s'agissait que d'arracher le même aveu à ses adepte^
trop timides : voilà la vérité que peqdant plus de deux annéç^ M. Royer-
CoUard ne cessa d'enviroaner d'une éclatante lumière, qu'il ne cess^
310 RBVUE DBS DEUX MONDES.
de démontrer à un auditoire de jour en jour plus nombreux et plus
persuadé, la logique et l'histoire en main. Condillac fut convaincu de
chimère et dès-lors il fut perdu, il fut presque déshonoré.
Si M. Royer-Collard se fût annoncé en régénérateur du spiritualisme,
en apôtre des doctrines si élevées, si brillantes, au fond si vraies, de
Descartes et de Platon, on ne Teût pas écouté; le siècle eût continué
son chemin encore assez long-temps peut-être. Il fallait s'y prendre
plus doucement: il fallait user d'adresse dans l'intérêt de la vérité. Mon-
trer à ces intelligences si en garde contre Thypothèse, si éveillées
contre tout ce qui avait l'air de la rêverie, que c'était Condillac qui était
téméraire, que c'était Reid qui était toujours sensé et plein de retenue,
établir jusqu'à l'évidence qu'un spiritualisme modéré, renfermé dans
de justes, mais inattaquables limites, répond bien mieux, répond seul
et à l'esprit de ces sciences dont on était si fort épris, et aux besoins du
cœur humain , déjà bien las de ne rien croire, et à cette liberté politique
dont il est, pour qui sait voir, le plus solide appui, cette méthode était
celle qu'eût conseillée une tactique habile pour arriver jusqu'aux ames;
mais j'ai hâte de le dire : ce ne fut point une tactique pour M. Royer-
Collard, ce fut l'expression fidèle de sa propre pensée, qui partageait la
disposition commune, même en s'en séparant sur les résultats. Qu'est-
ce que M. Royer-Collard en métaphysique? C'est un grand esprit très^
sûr, très pénétrant, très apte aux sciences, dont il s'occupa même avec
succès; il s'appliqua un jour à la philosophie, et il y porta, il y laissa la
profonde empreinte d'une pensée avant tout marquée de vigueur et de
réserve. Aussi , s'il n'a pas vu tout le vrai , tout ce qu'il a vu est vrai,
n a conduit les esprits jusqu'au point où ils pouvaient aller, et lui-même
ne s'est pas avancé au-delà, aimant mieux restreindre un peu son ho-
rizon et le dominer tout entier : il n'en a que mieux préparé ceux qui
le continuent en le dépassant. C'est lui qui a formé ces jeunes gens qui,
en s' adressant à d'autres jeunes gens, ont propagé, ont étendu la ré-
forme. M. Royer-Collard n'a pas rendu inutiles, sachons-le bien, les
progrès ultérieurs, il les a rendus possibles, et le plus illustre de ses
disciples, le chef actuel du mouvement philosophique, M. Cousin, avait
besoin de la forte circonspection d'un tel maître et de la pré()aration de
ses enseignemens pour modérer son propre esprit et pour enhardir
celui du temps. La pierre d'assise était posée, le monument qu'elle por-
tait solide autant qu'étroit : il fallait l'élever et l'agrandir. Il s'est heu-
reusement trouvé pour achever l'œuvre des mains dignes de celles qui
l'avaient commencée.
Mais, en reconnaissant l'immense valeur relative de M. Royer-Collard
en philosophie, on peut demander aussi quelle est sa valeur absolue.
On peut demander d'abord s'il ajouta quelque chose à la vérité philo-
sophique, s'il y porta le génie de la découverte. A cette question je ré-
acahèmib française. 3{|
ponds hardiment que non. Pour le fond des idées, H. Royer-Gollanl,
c'est Reid , tout Reid , mais rien que Reid. La discussion qu'il soulèye
est la même, les argumens qu'il emploie sont les mêmes, les doctrines
psychologiques, les mêmes encore sans exception ni réserve. On peut
aussi demander si , à défaut de rinyention , il eut cette érudition im-
mense, cette science vaste qui élève Bayle, par exemple, jusqu'au rang
de philosophe, auquel il ne pourrait guère prétendre sans eiÛe. A cette
qu^ion je réponds encore qu'il n'en est rien. Que savait H. Royer-
Collard en abordant renseignement de l'histoire de la philosophie? Q
savait son Condillac et son Reid. Platon, qni plus tard devait être sa
lecture assidue, il l'ignorait absolument; Leibnitz , il ne le connaissait
qu'à travers les appréciations du docteur d'Edimbourg. J'en dirai àVk^
tant, à mon grand regret, de la philosophie frança^, de la philoso-
phie du xyu** siècle. Il parle de fteiebranche sur la loi de Reid, et oa
connaît de Descartes que le Discours sur la Méthode; encore il se trompe
avec son maître sur le vrai sens de sa proposition fondamentale et l'ao^
cuse faussement de paralogisme. M. Royer-CoUard n'est donc ni vo^
venleur ni érudit. Et maintenant qu'on ne se méprenne pas sur notra
pensée, qu'on n'aille pas attribuer à ce jugement en apparence si sé^
vère un sens qu'il n'a pas. Non , ce n'est point sa condamnaltion que ja
porte, et bien loin de là I Cet homme qui ne fut point inventeur est
l'auteur d'une révolution, cet homme qui n'était point un savant a
commencé le plus grand mouvement d'érudition philosophique qd
jamais ait été. Comment s'expliquer une anomahe si étimigeY C'est quU
y a sous cette doctrine d'emprunt une force cachée et parlont présentai
c'est qu'il y a quelque chose de plus original que les idées ifu'il 6K«*
prime. Quoi donc? C'est lui-même. C'est ce qui m'exphque son ia^
fluence. Lisez ses leçons de philosophie, vous y reucoalraa à cfaaqiia
ligne M. Royer-Collard. Vous attachez-vous au fond seul des preuves^
rien ne ressemble plus encore une fois à Thomas Reid; vous alkactiaa^
v^us à la forme, à l'exposition, rien n'y ressemble moins. U n'y a plus
eoatre eux de conmiun que je ne sais quel parfum d'honnêteté qui piatt
à i'ame, mais d'hcmnéteté plus douoe chez le professeur êcossats, plus
élevée et plus mâle chez M. Royer-Collard. Conmie il domme sa tache,
€B«nme il lui paraît supérieur 1 Quelle personnaUté respire jusque dana
le sein de ces abstraites déductions! Du cercle étroit où il se t)ontln6y
quelles échappées rapides, mais sublimes, v^« le monde hmaibtel
Comme il sait découvrk*, dam les qaestions les plus étudngèroSi oa
semble, à la pratique, les destinées de l'âme et le bon ordi^ des sociétés
qui s'y hrouvent engagéesl Enfin comme il condense kluniièM et comma
il presse les argumens I M. Royer-Collard, en métaphysiqaê,^ comma
toi^ours un homme d'autorité et un honune d'opposition. Gest une pa-
role imposante et c'est une dialectique acérée, c est un «seignement
3i2 REVUE DES DEUX MONDES.
qui afflime et c'est une logique qui renverse. Dirai-je ce qui frappe
avant tout dans ces leçons qui sont des discours, ce qu'on ne peut jamais
oublier une fois qu'on en a été touché, et comment n'en serait-on pas
touché? C'est ce ton de maître, c'est cette voix d'orateur, c'est cet en-
traînement passionné de la logique qui vous saisit dès le début; c'est
cette vive peinture des opinions aux prises ou qui semblent se dérober
pour ne pas se laisser arracher la conviction de l'absurdité contenue
dans leurs principes; pour tout dire enfin, c'est cet accent puissant et
énergique, reconnaissable entre tous. L'accent ! voilà ce qui fait le
grand écrivain, car c'est là ce qui révèle l'homme. Pourquoi donc tant
de gens autour de nous qui, dit-on, écrivent bien, parlent-ils tous la
même langue, ont-ils tous la même élégance monotone et fluide, sem-
blent-ils tous, avec une certaine perfection des qualités secondaires^
jetés dans le même moule? C'est qu'on peut être un esprit assez dis-
tingué et un personnage assez médiocre, c'est qu'on peut, sans passion
et sans force, sans conviction et sans ame, acquérir une honnête habileté
dans le métier d'écrire. Cela s'apprend comme autre chose, comme la
gynmastique par exemple, comme la danse ou l'escrime, comme l'art
de faire des vers latins; il n'y faut qu'un peu d'aptitude et beaucoup de
pratique. Mais une grande ame ne s'apprend point, mais n'est pas qui
Teut une personne d'élite dans le genre humain. Ce que j'admire dans
Pascal, dans Bossuet, dans Rousseau, ce n'est ni la concision mathéma-
tique du langage, ni la pompe et l'éclat extérieur de la phrase, ni la
coupe savante et la belle harmonie, c'est l'ame de Rousseau, de Bos-
suet, de Pascal, manifestée par le ton, mise à nu et à chaque instant
trahie par l'accent. Sans être leur égal, M. Royer-Collard est de leur fa-
mille, car lui aussi il a un accent qui n'appartient qu'à lui seul dans la
langue française.
C'est ce qui fait qu'en passant de la chaire du professeur à la tribune
du député, il ne devait p0int avoir à changer ses armes et à rapprendre
une autre éloquence. Le même ton affirmatif et convaincu , le même
enchaînement puissant et serré, la même ardeur contenue, la même
manière de poser quelque ferme et fécond principe, et d'en tirer les
conséquences par voie de déduction , en un mot, le même ordre de
pensée et de style dont il combat Locke et Condillac, il les emploie
contre les ministres inconstitutionnels. En y joutant plus de cette in-
dignation profonde contre les adversaires, plus de ce mépris qu'il laisse
éclater contre les mauvais principes si voisins de l'application , les ad-
mirables discours sur le sacrilège et sur la liberié de la presse trahis-^
sent, à ne pas s'y méprendre, le même auteur que la leçon célèbre par
laquelle il termine son cours (le philosophie. C'est la même méthode,
c'est la même touche. Ce qui domine dans M. Royer-Collard, considéré
comme orateur, ce n'est pas la facilité et la finesse (bien qu'il en ait
ACADÉIIIE FRANÇAISE. 319^
beaucoup, mais d'une espèce toute différente), comme dans Benjamia
Constant, ni Téclat extérieur de la parole et Tentratnement de la pas^
sion comme dans le général Foy : c'est la force de la méditation, Tarn*
pleur de la forme, la vigueur de l'expression, l'élévation continue dq
ton, avec une haute ironie qui en tempère sans en altérer le sérieux^
Ajoutons à de tels caractères une perfection de détail qui achève^ de faire
de ces discours des œuvres d'art accomplies.
Nous avons essayé de caractériser le rôle et la valeur de M. Royer-^
CoUard en philosophie , sans redouter même quelques-uns de ces dé^
tails techniques qui confirment, qui expliquent plus qu'ils ne complé-»
tent le jugement qu'a porté H. de Rémusat sur cette partie des travaux
de son prédécesseur. 11 nous resté à rappeler encourant les principaux
actes de l'homme politique. M. de Rémusat les a commentés de la façou
la plus éclatante et, selon nous, la plus définitive.
On sait comment les événemens de 1814 rejetèrent H. Royer-CoUard
de la paisible arène des idées et des systèmes dans l'arène plus périls
leuse des partis. Les Bourbons parurent après la longue attente de
quelques fidèles, ils parurent à la France fatiguée comme un gage né**
cessaire de paix et de liberté; mais la dernière leçon qu'apprennent les
gouvememens, c'est que le pouvoir se ruine par ses abus comme la Ii«
berté par ses excès. Des réactions furent le coup d'essai du nouveau
règne.
Il est inutile de rappeler les fautes de la première restauration qui
rendirent sa chute si prompte et si populaire, l'opinion publique bra^
vée comme à plaisir, les vieilles formes de la justice en partie rétablies
par M. Dambray, l'armée humiliée et désorganisée, ta toute-puissance
d'un favori , H. de Blacas, l'affectation impoUtique que mettait un roi
d'ailleurs sensé et habile à donner aux débris des dernières assemblées
le nom d'assemblée des notables, et à la charte celui d'ordonnance dô
réformation. M. Royer-Collard , qui dès long-temps s'était fait de la
légitimité et de son alliance avec l'esprit nouveau une idée toute diflé-i^
rente, fut révolté de ces défis insensés jetés à l'opinion; il jugeait néan^
moins que le pouvoir avait besoin, dans ces circonstances extraordi-^
naires, d'une force qui le fût aussi. Disons toute la vérité : étranger aux
violences, opposé à de ridicules essais de contre-révolution, lui-même
n'échappa point entièrement au mouvement réactionnaire qui poussait
les royalistes à se défier du sentiment public et de la liberté de la presse^
Nommé directeur de la librairie, il approuva la censure préventive,
qu'il devait plus tard combattre avec énergie. U est vrai qu'il eut soii\
de déclarer qu'il ne la regardait que comme une nécessité transitoire^
et qu'il s'était rassuré d'avance sur les eff<»ts de la loi par le choix dea
censeurs : c'était là atténuer et non effacer ce qu'il faut bien appeler une
TOME XMU 2^
3i4 REVUE DES VEUX mmm.
infraction à ses principes. Au reste, la seconde re^tanriitfofn Te vît sans
fléchir fidèle à son rôle de modération énergiqne et conciliatrice.
Nouvellement rétabli, s'étant mieux mis en garde contre les hommes
de l'ancien régime, le gouvernement, sous la direction de M. de Tal-
leyrand à l'extérieur et de M. Pasquier à l'intérieur, annonçait des dis-
positions plus douces pour les vaincus et plus favorables aux principes
de la révolution. M. Royer-CoUard soutint vivement la loi d'amnistie.
Il combattit l'élection à deux degrés , qui , en parafissant accorder à la
nation une part plus considérable par Faugmeritation des électeurs,
pouvait devenir un puissant instrument entre les mains des privilégiés
par leur influence sur les classes inférieures; mais l'œuvre capitale de
M. Royer-Collard, à cette époque, l'œuvre qui sufOrait à elle seule a
fixer son nom dans l'histoire, c'est la part immense qu'il prit à la réor-
ganisation de l'Université.
Le 15 août 1815, M. Royer-Collard, associé à MM. de Saey, Frayssi-
nous et Cuvier, fut nommé président de la commission d'iûstruclion
publique.
Fondée par la loi de 1806, organisée par le décret du 17 mars 1808,
l'Université de France avait été abolie par une ordonnance royale du
il février 1815. Mieux éclairée, mais ne pouvant encore se détacher de
ses préventions défavorables, la seconde restauration prit un moyen
terme. L'Université fut maintenue, mais le graud-maitre supprimé et
le conseil royal d'instruction publique aboli. La puissance executive du
premier et le pouvoir délibératif du second se trouvèrent concentrés
entre les mains d'un comité d'instruction publique. H. Royer-Collard^
pensant que cette accumulation de pouvoirs ne serait qu'un empêche^
ment à l'action de l'Université, se porta pour le défenseur de l'an-
cienne hiérarchie. Il soutint une double lutte et contre les ennemis de
l'Université, qui, revenant à la charge, voulaient qu'elle cessât de faire
un corps, et contre ses partisans trop tièdes, qui consentaient à la laisser
mutiler. Aux prétentions de H. Laine, qui demandait à la rédoire aux
proportions d'une simple division de l'intérieur, aux censures de M. de
Yillèle, il opposa cette belle définition que rt/nii)èrêiité, c'est l'état ap^
pliqué à la direction générale de l'éducation publique. Il eut raison de
toutes les résistances. Le 1^' septembre 1830, la commission prenait le
nom de conseil royal dinstruction, et le 1"' juin 1^822 voyait réftablir le
titre et les attributions du grand-maître.
Autant de temps que le gouvernement de la restauration fit preuve
de quelque sagesse et parut consentir à supporter la liberté, H. Royer-
Collard se montra un de ses dévoués serviteurs. Quand H. Decazes vint
proposer la loi nouvelle sur la suspension de la liberté individuelle
comme un adoucissement apporté à celle du ^octobre 4815, qui devsàt
ACADÉMIE FRANÇAISE* 3i5
demeurer abrogée, aoDonçant d'ailleurs comme garantie « que mille
arrestation politique ne pourrait plus avoir lieu sans la signature das
ministres et d'un secrétaire d'état, que le détenu aurait le droit d'êtee
interrogé, que le gouvernement français renonçait à la faculté de faiire
passer les citoyens d'un département dans un autre, enfin que la loi
même cesserait d'être en exercice le !•' janvier 1818,» M. Royer-Co)-
lard soutint cette proposition, mais il la soutint avec réserve. Il fit
sentir fortement qu'il était pressé de sortir des lois d'exception, a J'ai-
merais presque autant, messieurs, sgoutait-il, qu'on n'eût pas déguisé
le pouvoir arbitraire sous cette espèce de parure légale, car la plus sûoe
défense que l'on puisse garder contre le pouvoir arbitraire, quand on a
le malheur d'en avoir besoin, c'est de lui laisser sa véritable physio-
nomie et de l'appeler par son nom. »
La loi d!élection.de 1817, si violemment combattue par le parti de la
réaction royaliste, fournit une nouvelle preuve de sa fidélité au régime
représentatif. Cette loi, fondée sur le principe de l'élection directe, et
accordant le droit de sufiVage à tout citoyen âgé de trente ans et qui
payait 300 francs de contributions directes, fut attaquée par l'extrênie
droite comme une loi révolutionnaire. Dans un troisième et orageux
débat, cinquante-quatre orateurs furent entendus. M. Royer-CoUard
se. prononça pour le maintien de la loi. Désireux de compléter le sys-
tème représentatif, il élabora dans le conseil d'état, de concert avec
IfH. de Serre et Guizot, un projet de loi sur la presse, reconnu pour une
des œuvres les plus belles qui aient jamais été écrites sur la matière.
Mais le temps de la sagesse n'était pas venu , il ne devait même pas
venir. M. Decazes fut dépassé par son propre parti. H. Royer-Gollard ne
pensa pas qu'il pût continuer à servir comme fonctionnaire un gouver-
nement que sa 'conscience lui ordonnait de combattre comme député. Il
se démit de sa place de conseiller d'instruction publique, et, sans sortir
un instant du calme qui convenait à sa dignité et de la légalité la plus
stricte, il appartint dès-lors à l'opposition. Quand l'assassinat du duc de
Berry et l'élection de l'abbé Grégoire eurent donné une recrudescence
nouvelle aux exigAicesdu parti vainqueur, quand ceux qui, par l'ap-
point perfide de quatre-vingts voix, avaient décidé l'élection du régi-
cide, venaient s'en faire une arme contre le système électoral en vi-
gueur, H, Royer-CoUard fit entendre de sévères parolesj il flétrit des
mesures qui attentaient à la vérité de la constitution, et signala comme
un présage funeste et extraordinaire « cette anarchie qui, repoussée de
la société, s'est réfugiée au cœur du pouvoir. )> Cependant ce ministère,
qu'il taxait d'excessive faiblesse devant, la m^orité et d'excessive vio-
lence devant la révolution, parut trop modéré à la droite; elle le ren-
versa, et; pour qu'elle fût satisfaite , M, de Villèle parut aux affaires.
316 R£VUE DES DEUX MONDES.
De 1821 à 1888, ropposition de M. Royer-Collard fut active, suivie,
opiniâtre. Placé entre les quatre cent dix de H. de Villèle et les dix-sept
de la gauctie, il était à lui seul le centre gauche de la chambre, ne voû-
tant pas aller au-delà de la charte de 1815, mais ne voulant pas non
plus en rien céder. A chaque proposition émanée du pouvoir, U parut
Bur la brèche. Droit d'aînesse , septennahté de la chambre , loi sur le
sacrilège, sur la suppression de la liberté de la presse, toutes ces inspi-
rations d'un gouvernement saisi de vertige, il les combattit avec vigueur,
avec une hauteur de vues qui n'appartint qu'à lui. En 1827, M. Royer-
Collard, pour prix d'une lutte si dignement soutenue, remporta un
double honneur : il fut appelé par l'Académie française, qui s'adjoignit
dans sa personne le philosophe éloquent, le puissant orateur, et aussi
rénergique défenseur de cette liberté de la presse en faveur de laquelle
TAcadémie protestait par l'organe de MM. de Chateaubriand, Michaud,
Lacretelle et Villemain; il fut nommé par sept collèges électoraux,
triomphe unique dans nos fastes parlementaires ! On peut dire, en efTet,
qu'en ce moment M. Royer-Collard représentait la France, qui ne dési-
rait pas, qui ne voulait pas de révolution nouvelle, mais qui désirait et
voulait qu'on acceptât les grands résultats de celle qu'elle avait faite.
L'espérance un instant ranimée par le ministère conciliateur de
M. de Martignac dura peu. M. de Polignac et Charles X s'entendirent
pour mettre fin à une position fausse, en poussant le mal à l'extrême.
Le nouveau ministère se déclara franchement contre toutes les idées
qui avaient prévalu en France depuis quarante ans. Le roi, ajoutant au
discours rédigé par le ministère des phrases menaçantes, vint signifier
à la chambre qu'elle eût à sacrifier toute libre opposition. M. Royer-
Collard, comme président de la chambre , par la fameuse adresse des
221 , vint signifier à son tour à la royauté, d'ailleurs en des termes pleins
de calme et de respect, la nécessité de choisir entre l'acceptation franche
et loyale du gouvernement représentatif ou la désaffection nationale.
Inutiles paroles! le gouvernement faisait de son aveuglement une af-
faire de conscience et même de religion. Avec tout l'entêtement des
mauvais systèmes, avec tout l'emportement des convictions sincères,
mais étroites et fausses, il marcha sans relâche aux abîmes, et la vieille
monarchie tomba.
Elle tomba, et M. Royer-Collard, qui lui avait donné son appui et ses
bienveillans avertissemens, l'accompagna de ses regrets. Il ne prit au-
cune part à la révolution qui la renversait. H consentit pourtant à faire
partie de la nouvelle chambre, parce qu'il vit l'ordre en péril , et sou-
tint le pouvoir par dévouement pour la société. C'est ainsi qu'il pro-
nonça l'éloge funèbre de Casûnir Perler. Fidèle à son principe, l'al-
liance du pouvoir et de la liberté , il combattit la coalition comme
ACADÉMIE FRANÇAISE. 317
contraire aux conditions de l'un, et les lois de septembre comme atten-
tatoires à l'autre. Plongé dès-lors dans une sorte de contemplation mé«
ditatire, il n'en sortit plus que par de Yiyes saillies de raison et des mots
d'une mordante ironie. II laissait tomber assez souyent quelqu'une de
ces paroles souveraines qui semblent le jugement de la postérité sur
un homme ou sur une question, et qui couraient rapidement, recueillies
avec une avide curiosité. Cette justice dans la sévérité, nous devons le
dire toutefois, ne se retrouvait pas toujours dans les traits échappés à
la verve chagrine du vieillard. H. Royer-Collard, comme les gens qui
ont beaucoup vécu, et peut-être comme sont un peu portés à le faire les
esprits réfléchis, était assez disposé à prendre tout en mépris. Il y avait
à cela une raison plus intime. Les plus grandes âmes, non plus que
celles du vulgaire, ne demeurent étrangères à cette soufh'ance un peu
aigre qui suit la déception des longues espérances, et, n'ayant pu réussir
à fonder cette alliance qu'il avait rêvée de la branche atnée et des idées
nouvelles, peut-être était-il à son insu poussé à se venger, sur ce qui
l'environnait, de ses illusions détruites. Au reste, cette opposition n'é-
tait pas dangereuse; die ne se témoignait que par de bons mots atté-
nués par des votes. Au fond, en effet, ce que voulait H. Royer-Collard,
ne l'a-t-il pas obtenu? Il a voulu le gouvernement représentatif, et il
Ta vu s'implanter en France, laissant après lui des réformes à opérer,
et plus de révolution à faire. Si tous ses désirs n'ont pas été remplis, sa
vie n'a donc pas éte sterile. Il a contribué pour une part très considé-
rable à trois grandes choses : il a réveillé le spiritualisme en France
dans les études philosophiques; il a maintenu et réorganisé l'Univer-
site, il a enfin formulé les principaux dogmes et contribué à assurer la
pratique plus sincère du gouvernement constitutionnel. Jamais homme
n'a été plus digne d'une pareille œuvre. Il a éte ce qu'on est peu de nos
jours, profondément libre dans ses jugemens, profondément désinté-*
teressé dans sa conduite. C'est ce qui communiquait tant d'autorite à
sa parole, c'est ce qui rendait son silence même si imposant. En lui,
rien d'exterieur, rien d'emprunté. Le secret de sa force est en lui-
même, et il est du petit nombre de ceux qui commencent par obéir
aux principes pour avoir le droit de commander en leur nom.
Voilà la part de l'éloge, je la fais grande; mais c'est qu'il y a beau-
coup à louer dans H. Royer-Collard, pour quiconque étudie sa vie sans
esprit de parti. Voici la part qu'on peut, je crois, faire à la critique.
Comme philosophe, H. Royer-Collard a réduit la connaissance humaine
à des bornes trop étroites; il n'a pas tenu assez de compte de la tradi-
tion philosophique. Il l'a traitee même souvent dans ses représentans
les plus illustres avec une durete bien injuste. Lui qui fait de la méta-
physique, et de la métaphysique excellente, il s'exprime sur les meta-
3iB RBVUE DB§ DBUX VOIfDBS.
phTâoîens et sur leurs reeharebes avee un dédain très inconséquent,
ou, si l'on aime mieux, trop conséquent à Tesprit général quirégnait
yersiSil. Elle est' de H. Royer-Gollard cette phrase, assurément très
i^iritu^e, mais qui ferait grand honneur à un sceptique : « L'histoire
de la philosophie est^elle une étude stérile? Non, messieurs, il n'en est
point de plus instructive et de plus utile, car on y appr^ad à se désa-
buser de^ philosophes et on y désapprend la fausse science de leurs sys-
tèmes. » Certes, un théologien ou un homme du monde ne dirait pas
mieux, et il est difficile de caractériser avec plus de sans-façon les ef-
forts de Tesprit humain, appliqués depuis plus de trois mille ans à la
recherche de la vérité. Entre Thomme du monde que le mot de philo-
sophe fait sourire et le grave professeur, je ne vois ici qu'une seule dif-
férence, c'est la conclusion, et elle est tout à l'avantage du premier.
H. Royer-Collard dit : « L'histoire de la philosophie est absurde, et c'est
par là qu'elle est bonne à étudier. » L'homme du monde dit : « L'his-
toire de la philosophie est absurde, et c'est pour cela que je crois pou-
voir me dispenser de l'étudier; il vaut bien mieux la mépriser ^nr
parole, je m'en réfère aux philosophes jugeant la philosophie, d
M. Royer-€k)llard n'a pas vu qu'il est bien difficile de séparer le méprfe
de la philosophie du mépris de son histoire, et du mépris de la philo-
sophie celui de la raison même, dont elle n'est que la forme réfléchie
et l'application continue. En politique, U n'a pas non plus échappé à la
contradiction, et il lui est arrivé, selon la forte expression de M. de Ré-
musat, d'entreprendre p^fois contre le possible. M. Royer-CôUard eut
un grand esprit, un noble cœur, un beau caractère; mais je ne pense
pas qu'ils furent toi^ours d'accord. Au reste, à ceux qui lui repro-
chent avec tant d'amertume ces contradictions, je répondrai : D'abord
elles ne tombent que sur des détails et sur telle ou telle application par-
tielle de ses opinions, non sur l'ensemble de sa vie et de ses doctrines,
lesquelles présentent une grande unité; ces doctrines et cette vie por-
tent clairement écrit un seul principe : « Alliance de Tordre et de la li-
berté. » S'il a fléchi en accordant, suivant les circonstances, un peu
trop à l'un ou à l'autre, il n'a fléchi ni dans ses convictions, ni dans ses
intentions. Il a donc la plus belle unité dont l'homme puisse se glori-
fier, la seule peut-être qui dépende entièrement de son libre arbitre,
l'unité morale.
Ensuite, je demanderai si la contradiction, ce crime irrémissible
entre tous aux yeux de beaucoup de gens qui n'estiment rien que par
la logique, est si facile à éviter entièrement à un esprit jaloux de con-
cilier entre eux, soit les élémens si divers de la nature humaine, soit
les élémens si complexes de la politique. Voyez tous les grands esprits
conciliateurs, voyez, car je veux prendre haut mes exemples, voyez
JlfiABUilE FRANÇAISE. 319
Leibpitz et Bossuet. Dite9-«le fraochement, troaTez-TôwqueLeribuitZy
essayant de concilier la raison et la foi, malgré les points de rapports
nombreux qu'il y découvre, n'ait jamais laissé fléchir entre ses mains
le ûl d'une logique rigoureuse? Croyez-vous qu'il ne soit permis de
relever dans ses écrits bien des expUcalions forcées, bien desconces*
sions delà théologie à la philosophie, de la philosophie à la théologie,
assez peu propres à satisfaire ni l'une ni Tautre? Et pourtant qui nie-
rait que ce ne fût une entreprise généreuse, sensée, utile, de tenter un
rapprochement entre ces deux puissances qui se traitaient en enne-
mies? Qui nierait qu'il n'ait en l'essayant contribué pour une grande
part à montrer que sur une foule de questions les réponses du chris-
tianisme et celles de la raison sont les mêmes, et que leur empire se
touche sans se confondre? Qui se chargera d'accorder tel et tel passage
de la politique tirée de l'Écriture sainte avec les efforts de Bossuet
pour séparer et concilier à la fois le spirituel et le temporel? Qui dira
que l'évéque apostolique romain et le sujet de Louis XIV s'entendent
toujours en lui parfaitement? Il n'y a guère qu'un seul moyen d'échs^
per absolument à la contradiction, c'est de n'adopter qu'un principe et
de ne tenir aucun compte des autres. En philosophie, soyez vollairien,
assurément la religion vous embarrassera peu; en politique, soyez pour
la domination absolue du pape, comme H. de Maistre, vous ne serez
guère empêché par les difflcultés où s'est épuisé Bossuet pour concilier
le temporel et le spirituel; soyez républicain, vous ne risquerez pas de
vous fatiguer à accommoder à la monarchie les conditions de la liberté,
comme l'a fait M. Royer-Collard. Prenez garde seulement que vos
principes très logiques ne soient qu'assez peu sensés et nullement ap-
plicables. Prenez garde de ne vous sauver de Tmconséquence que par
l'incomplet et par l'absurde.
Au reste, le jugement définitif a été porté sur H. Royer-Collard, et,
chose rare, unique peut-être, c'est à l'Académie, c'est dans un discours
de réception qu'il l'a été. H. de Rémusat a parlé de son prédécesseur
non-seulement avec éloquence, mais, ce qui est bien plus original, avec
vérité. C'est là un des grands charmes de son discours. On avait rare-
ment entendu une page plus étincelante que eelle où l'orateur, après
avoir apprécié l'homme de pensée «t d'action, le personnage histo-
rique, « peint l'homme privé, l'homme de tous les jours, pour ainsi
dire, tel qu'il se montrait avec ses amis dans le laisser-aller de la con-
versation. Après les grandes vues qui donÛBent le discours, ce mor-
ceau, si piquant de justesse, était bien fait pour rappeler le sourire, que
d'ailleurs les mots heureux, mêlés au sérieux des appréciations, n'a-
vaient jamais complètement banni. Au portrait que M. de Rémusat a
tracé de Thonmie et de l'écrivaûi^ il n'y a pas un mot, pas un détail, ce
320 RJBVUB tas BBOX MONDES.
me semble, à sgouter; il épuise toute la richesse des tons; cet impréYu,
cette vivacité d'impressions, cette humeur brusque, impétueuse, impé-
rieuse parfois, unie à la bonté du cœur, cette sensibilité si mêlée à la
raison, et qui donnait au sens commun chez celui qu'elle dominait un
air d'originalité et presque de paradoxe, ce charme varié et imposant,
ce mouvement d'idées généralement vraies, sensées, profondes, et que
la forme rendait singulières, excessives, téméraires, tous ces traits ont
rendu vivante cette image si franche et si fine, si pleine de relief dans
la diversité infinie des nuances. M. de Rémusat a caractérisé avec force
chez l'écrivain l'élévation, la grâce, le soin religieux de l'élégance.
Lecteur assidu de Platon, de Tacite et de M"' de Sévigné, H. Royer-
Collard avait gardé quelque chose de ces influences heureusement com-
binées, ou plutôt il avait fortifié des qualités qui lui étaient naturelles
dans le commerce de ces grands maîtres. Le récipiendaire a mieux fait
que de célébrer ces mérites; son discours en offre un remarquable mé-
lange. C'était encore une digne manière de louer M. Royer-Collard.
Ces qualités d'un langage qui unit le charme à la noblesse soutenue
n*ont point été, au reste, une surprise pour le public, qui n'avait pas be-
soin, comme il arrive parfois, de la séance académique pour faire con-
naissance avec l'écrivain élu. On n'attendait pas moins du fond des
idées. M. de Rémusat, philosophe et homme politique, succédant à un
personnage qui doit son illustration à la politique et à la philosophie;
M. de Rémusat disciple, mais disciple indépendant et original de celui
dont il venait occuper la place, était, personne ne peut le nier, dans dès
conditions exceptionnelles pour parler avec connaissance de cause de
M. Royer-Collard. 11 avait assez gardé de sa tradition pour le louer avec
ame; il s'en séparait assez pour le juger en le louant.
« n n'y a plus de divorce entre les idées et les afTaires, » a dit H. de
Rémusat. Cette pensée pourrait servir d'épigraphe à tout son discours
comme à la vie qu'il retrace. L'alliance de la théorie et de la pratique,
la nécessité d'admettre en une certaine mesure la philosophie au gou-
vernement des sociétés, c'est-à-dire de soumettre davantage les expé-
diens de la raison qui agit aux vues supérieures de la raison qui pense,
voilà l'idée dont il a cherché dans l'existence de M. Royer-Collard
comme le vivant commentaire : cette idée peut servir aussi à caracté-
riser M. de Rémusat, c'est celle qui domine chez l'honrune et chez l'é-
crivain. Sans prétendre l'apprécier ici complètement, nous ne pouvons
le quitter sans en dire du moins quelques mots.
M. de Rémusat, dans un bien reknarquable article sur Jouffiroy, in-
séré dans cette Jtevtie (i), a pour amâdire classé lesdifTérens esprits ap-
(1) Voyez la livraison du !«' août ISii.
ACADÉMIE FKANÇAISK. 32!
partenant aux jeunes générations qui prirent part à la lutte yers i820,
époque où lui-même, fort jeune encore, commençait déjà à se faire
connaître. Il y distingue les esprits plus spécialement philosophiques
qui formaient une école, et les esprits purement pratiques qui formaient
un parti. A la tète de la philosophie militante et confinant à la politique»
il place l'auteur des écrits célèbres intitulés : Comment les dogmes finis--
sen$, de laSorhanne et des Philosophes, de VÉtat de V Humanité, H. Jouf-
froy. La seconde classe, à la tête de laquelle il place H. Thiers, se corn-
posait <x d'esprits étendus, dit-il, mais positifs, ardens, mais pratiques,
et qui suppléaient à l'imagination inventiYe par rélévation des facultés
usuelles à leur plus haute puissance; la politique et l'histoire étaient de
toutes les choses intellectuelles celles qui leur allaient le mieux, d Us
n'avaient pas, comme les philosophes, cherché dans l'analyse de la na*
ture humaine le fondement des principes qui étaient les croyances so<
ciales de cette époque; ils ne mêlaient pas comme eux les hautes vues
de la morale et de la philosophie de l'histoire à leurs opinions. Ces opi-
nionSy ils les ayaient respirées avec l'air natal : « ils étaient, par leurs pas-
sions, les représentans naturels de cette démocratie impétueuse qui
s'était tant ^[arée; mais, par 1» droiture de leur intelligence, ils pou-*
vaient en deyenir les modérateurs. Un bon sens supérieur maîtrisait
tout en eux, et les systèmes et les passions. » Il y avait une troisième
classe d'écrivains à la tète desquels nous placerons, nous, M. de Rému-
sat, esprits intermédiaires, si je puis dire ainsi, plus théoriques que les
seconds, qui se piquaient assez peu de l'être, et qui voyaient surtout
dans la révolution un fait triomphant, beaucoup plus pratiques que les
premiers, pour qui la colère contre un gouvernement inintelligent,
aveugle, qui ne savait pas, qui ne voulait pas voir dans le fait de 89 un
droit, un progrès, un décret de l'histoire, un arrêt de Dieu, était une
colère de principes, une colère de l'intelligence encore plus qu'un res^
sentiment politique. Esprit ouvert à toutes les hautes généralités, nourri
au sein de ce loisir qui permet à l'esprit de se cultiver librement , de
ces conversations, de ces lectures philosophiques et politiques qui l'em*-
pèchent de s'engourdir, indépendant de position, lié avec les hommes
de la révolution et les hommes de l'empire, ayant reçu par là la tradi*
tion de la Uberté et celle du pouvoir, enfin mêlant la connaissance des
partis, la passion poUtique à l'étude désintéressée et profonde de la phi^
losophie, M. de Rémusat, par les qualités souples et variées de l'intelli-
gence (et aussi sans doute par les qualités sym|)athiques du caractère),
devint le conciUateur des purs méditatifs et des hommes exclusive^
ment pratiques.
Il suffit de dire qu'il était également l'ami de H. Jouffh)y et de
H. Thiers, lesquete, entre eux, ne se rapprochèrent jamais et dont il
322 REVUE DBS DEUX MONDES.
unissait les vnes et par là redoublait rinfluence : on le voyait écrivant
de grands articles où il dogmatisait en philosophe^ et des premiers-
Paris où il critiquait en homme d'opposition, discutant les maximes,
soit avouées, soit cachées, sur lesquelles s'appuyait le gouvernement,
et, chaque matin, en prenant corps à corps les conséquences, combat-
tant avec force les théories sensualistes qui compromettaient par leur
alliance les principes de la révolution, et les théories de l'école théo-
cratique qui les niaient, puis se retournant contre les ministres. Par là
M. de Rémusat s'adressait à cette élite assez nombreuse des esprits sé-
rieux et actife, attachés à la justice et au bon sens, qui n'aiment ni la
logique ni la réalité toute seule, qui veulent que la philosophie soit
très claire et très applicable et que la politique ait des principes, qui ont
besoin d'être rassurés tour à tour contre ce que la pensée, abandonnée
à elle-même, peut avoir de témériti'î et de folle exigence, et contre ce
que le fait matériel a nécessairement d'étroit et d'immobile. Il satisfai-
sait à un double besoin, faisant de la science avec clarté et sans pédan-
tisme pour ceux qu'efh*aient ses difficultés et son appareil, élevant la
polémique par la pensée philosophique, pour ceux qui accusent la po-
litique active de tout réduire à de petites vues et à de mesquines pas-
sions.
Pascal, désignant quelque part ces esprits heureux et prêts à tout,
pleins de force et d'agrément, capables de toutes les belles connaissances
et n'en affichant aucune avec ostentation, les appelle des honnêtes gens
gui ne veulent pùmt (T enseigne. Et il ajoute : « L'homme est plein
de besoins, et il n*aime que ceux qui peuvent les remphr. C'est un bon
mathématicien, dira-tr-on, mais je n'ai que faire de mathématiques.
C'est un homme qui entend bien la guerre, mais je ne veux la faire
à personne. // faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder
à tous nos besoins. » Un de ces honnêtes gens, dans le sens élevé du
xvii" siècle, qui savent s'accommoder à tous nos besoins, et qui, sans
avoir voulu mettre enseigne, sont, dès qu'ils le veulent, supérieurs en
toutes matières, tel nous parait être et de la façon la plus éminente
M. de Rémusat. J'ajoute qu'il y joint cet heureux privilège que chez lui
la souplesse n'exclut pas la vocation. Dans le premier volume sur Abê-
lard, il montre les mérites propres de l'historien, et, par la vivacité des
couleurs et Tintérêidu drame, les dons les plus éclatans du romancier;
il a déployé, dans le Globe, une rare aptitude pour la critique littéraire;
comme écrivain politique et de polémique quotidienne, il a pris sous la
restauration un rang élevé dans la presse. Pourtant, au milieu des ap-
plications diverses d'un si fertile esprit, ses préférences n'ont cessé de
se porter sur 1» philosophie, et elles lui demeurent encore tout entières.
M« de Rémusat. est dans Téoele qui dooiine actueilemant (je mets en
deboraVhoinme illustre qui. en est le chef fecotitra ) letiom le plus
émioffllt. Lesi Bssai^de Pkihgaphie et le Iwre mvAbiûxrd, les premiers
par lagéoéraltté et la difflculté des preblàmes métepbysiques, le se*
cond par les raresreseoturces de^ieiiaée et>de langage défrioyées dans la
discussion des questions les plusardMs>de4aiBch5lastique, maintiennent
àrauteurun telrang à titre de philosophe et d'historien de la philo-
sophie.
Ce n'est pas le moment d'^itrer dans des partîeula?ités philosophi-
ques : ce nes»*ait pas d'ailleurs ibire connaitre M. de Rémusat, que
d'anal jBer, parexem(de, le& beaux 'chapitre» sur Reid.^Kant, Descartes^
sur la matière et sur l'esprit; je ne m'attache ici qu'au but et^u carac-
tère des Eisais, et Vidée que j'y trouve fortement empreinte est celle-
ci : a Trouver une philosophie adaptée à la société telle que l'a faite
l'application des grands principes de 1789, une philosophie qui puise
au plus profond de la nature humaine, interrogée par une psychologie
consciencieuse^la vraie solution politique qui convient a l'époque pré-
sente, comme en général à toute société d^ hommes bien organisée, d
H^utemenjL protsssée dans VlfUroduction, exprimée dans les chapitres
si nets et si hardis sur les Cousu du tcepHdsmt, clairement insinuée
dans la plupart des autres essais, telle est la pensée dominante qui di-
rige l'auteur. Sa méthode, durant tout le cours de telle ou telle médi-
tation métaphysique, de telle ou telle appréciation de penseur, est d'un
philosophe* qui parait uniquement jaloux de trouver le vrai sur l'ame
humaine; mais son dessein secret et sa conclusion avouée est d'un po-
litique qui ramène à l'application sociale ce que la théorie a découvert.
Cela suffit à établir ce que nous disions de cette alliance, chez M. de
Rémusat, des vues du spéculatif et de l'homme pratique.
Laioi, une foi profonde, énergique, dans la puissance de l'esprit hu-
main, voilà ce que n'a pas cessé de professer très nettement H. de Ré-
musat. La philosophie, pour lui, n'est ^las seulement un haut emploi
de l'intelligence, elle est une croyance qui, comme toute autre, a sa
sainteté. 11 y croit comme à la raison qu'elle exprime et qu'elle ex-
plique tout^ensemble, comme au progrès qu'elle manifeste et qu'elle
sert. De là cette persistance avec laquelle il attaque le scepticisme sous
toutes ses formes, tantôt comme une fausse conviction de l'esprit, tan-
tôt comme un douloureux état de l'ame, tantôt comme une lâche in-
différence. Peur lui, le scepticisme n'est pas seulement le fléau de la
philosophie, c'est une maladie sociale, c'est un danger public.
Cest par une analyse plus étendue et plus vraie des conditions de la
pensée et par une étude plus approfondie des principes, qu'il examine
dans ses causes cette funeste doctrine. Â ceux qui y tombent pour vou-
loir tout comprendre et ^ut expliquer, il montre les bornes nécessaires
324 HBYW MB vtm wmras.
où s'arrête l'esprit de rhomme; à ceux qui doutent et s'abstiennent par
excès de timidité^ il fait voir les principes qu'il nous est permis d'assu-
rer. Il sait enfin la poursuivre à travers des prétextes respectables,
confession exagérée d'humilité chez les uns, ruse de guerre chez la
plupart. On ne saurait trop rendre hommage à la ferme firanchise avec
laquelle M. de Rémusat maintient dans toutes les sphères le droit uni-
versel d'examen et la, liberté native de la pensée humaine. Cela n'inté-
resse pas seulement les philosophes, mais la société tout entière. La
méthode et les principes de Descartes en philosophie, c'est-à-dire la
proclamation de l'affranchissement de l'esprit, les principe de 1789 en
politique, c'est-à-dire la proclamation de la liberté dans le domaine de
l'activité pratique, voilà ce qu'il ne sépare pas, non plus que H. Royer-
Gdlard, et ce qu'il a su revendiquer avec cette jeunesse et cette vivacité
de sentiment qu'il est beau d'associer à la pleine maturité de l'intelli-
gence. L'éloge de la révolution opérée par Descartes dans le monde in-
tellectuel et de la révolution opérée par la constituante dans le monde
des tedts plane sur tout le discours de M. de Rémusat, et lui donne une
signification plus que littéraire. Cela a pu choquer bien des préjugés,
malgré la haute modération de la pensée et du ton; c'est ce qui en fait
à nos yeux un acte de courage. Avoir gardé sa foi aux principes après
avoir connu les affaires, rester philosophe et le dire hautement, bien
qu'on ait été ministre, c'est à la fois noble, piquant et hardi. Profiter
d'une occasion solennelle pour montrer qu'on ne renie pas une seule
de ses anciennes croyances, élever haut la philosophie, quand cela ne
saurait être un titre à la faveur de la mode, et la révolution de 89, quand
la politique a pris le pli de fiiire là-dessus la discrète et la réservée, Toilà
ce que nous apprécions, au-delà même des qualités fortes et brillantes
de la forme. Tous les amis de la liberté de penser, tous ceux qui ne se
sont point refroidis sur le droit, tous ceux que touchent la loyauté des
sentimens et l'accent de la conviction , sauront gré à M. de Rémusat de
son discours de réception.
Henri Baudeuxaet.
"^
MABILLON,
LES BÉNÉDICTINS FRANÇAIS ET LA GOIIR DE ROIE
AU MX-SEPTIÈIE SIÈfiLL
Correipomdmee inàâUe de Hmhilkm #1 de Monifavuxm oMe VIMie,
accompagnée de Motiocf, elc, par M. Vaurt. — Paris, 1816, trois volumei in-aa<.
« Le culte vrai et désintéressé de la science s'est affaibli parmi nous. On Teut
du bruit et du profit, une prompte satisfaction d'amour-propre ou un it^antage
matériel La charlatanerie vaniteuse et la spéculation avide tiennent aii^ourd'hui
une grande place dans la littérature, même dans la littérature historique. La
science se parait, Tesprit humain s'abaisserait honteusement, si une telle dia^
position devenait générale et dominante. Il faut aimer Tétude pour Tétude, la
science pour la science; à cette condition seulement, elle prospère et charme
ceux qui s'y livrent. Tous les grands travaux sur notre histoire ont été exécutés
sans aucune vue intéressée, presque sans aucun sentiment d'amour-propre,
pour le seul plaisir de rechercher et de publier la vérité sur un objet chéri. » Ces
paroles prononcées, il y a quelques années, par M. Guizot, dans une modestie réu*
nion d'érudits de province, expliquent nettement et la faiblesse de tant d'œuvres
contemporaines qu'un jour voit naître et mourir, et la grandeur durable de ces
monumens de Fancienne érudition française à l'égard desquels nous sommes
iiyustes peut-être. U semble en effet que chez nous l'étude du moyen^ge ne date
que d'hier; mais si les historiens contemporains dont nous sommes fiers ont
326 REVUE DES DEUX MONDES.
éclairé le passé d'une lumière nouyelle, s'ils ont créé la philosophie, la politique
de rhistoire, s'ils ont donné au récit le drame et Fémotion, n'oublions pas que
c'est au siècle de Louis XIY qu'appartient, ainsi que l'a dit Voltaire, le mérite
tout nouveau a d'avoir tiré de dessous terré les décombres du moyen-àge. » A
côté de ces écrivains, cortège immortel du grand roi, qui se mêlent aux bruits
du siècle, à ses joies, à ses passions, grands seigneurs^. poètes et courtisans, qui
meurent, comme Racine, de l'indifférence du maître; à côté de ceux qui s'agi-
tent, vivent isolés et recueillis d'autres ^hommes, savans modestes, qui font de
l'étude une sorte de pénitence auitere et passionnée, et qui travaillent pour édi-
fier, pour instruire leur temps sans lui demander rien, ni la fortune, ni la
gloire, pas même un souvenir. Port-Royal, l'Oratoire, la Sorbonne, la congré-
gation de Saint-lfeiur, le chapitre de Notre-Dame, donnent tour à tour à l'érudi-
tion Launoy, Dupin, Claude Joly, Michel Germain, Thierry Ruinart, Thomassin,
Le Nain de Tillemont, Edmond Martène, Mabiilon, et, par les efforts réunis de ces
hommes dévoués, toutes les antiquités du monde chrétien sortent pour ainsi
dire de leurs ruines. Ce que Blabillon étales bénédictins avaient fait pour la so-
ciété ecclésiastique. Du Cange l'avait accompli pour la société civile; il avait re-
bâti l'édifice tout entier pierre par pierre. L'Europe accueillit avec admiration
les travaux de ces deux hommes. L'Allemagne et l'Italie donnèrent à Mabiilon
le surnom de grand. Quant à Du Cange, a les Anglais, dit le Ménagiana, ne
pouvaient comprendre qu'il eût fait son dictionnaire, » et, cent ans après, Gibbon
disait encore que la studieuse Allemagne n'avait rien à opposer à cet esprit né
au milieu de la nation y ri{;o/e et étourdie des Français, n
Quels que soient cependant les services rendus à la science par les érudits du
xvii« siècle, quelque grande et méritée que soit leur réputation, elle s'est effacée
de leur temps même devant l'éclat littéraire des contemporains. Le xviii^ siècle
les dédaigne ou les méconnaît, car il y a entre eux et les philosophes l'abime
de la foi, et Voltaire, éclairé malgré ses préjuges par son admirable bon sens,
est à peu près le seul qui leur rend justice. Aujourd'hui, en présence de nos tra-
vaux hâtifs et de tant de moaumensqui croulent avant que d'être achevés, nous
comprenons mieux, par le sentiment même de notre impuissance, tout ce qu'il y
avait dans ces hommes d'abnégation, de courage persévérant, de simplicité mo-
deste.
L'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, de la congrégation de Saint-Maur, fut,
dans le xvii« siècle, on le sait, l'asile de l'érudition bénédictine, comme Port-
Royal avait été le refuge de la plus haute pensée theologique de cette grande
époque. Dom Tassin, un des membres de la congrégation, en a écrit l'histoire
littéraire, et en parcourant cette longue galerie ou tous les portraits se ressem-
blent, où la vie, partagée entre la prière et le travail, est la même pour tous, on
ne peut se défendre d'une certaine émotion et d'un sentiment profond de res-
pect; on se rappelle alors cette phrase écrite par un moine de cette même abbaye
à l'un de ses frères, auteur d'une biographie savante et pieuse : « Les morts que
vous nous apprenez nous sont des leçons pour mieux vivre; » et l'on s'arrête
surtout avec complaisance devant la figure vénérable de Mabiilon.
Nous ne raconterons point ici en détail, après dom Tassin, Thierry Ruinart et
de Boze, la vie de ce moine illustre, que Louis XIV appelait l'homme le plus mo-
deste et le plus savant de son royaume : il suffira, pour montrer ce qu'étaient les
MABILLON ET LA COUR DE ROME. 3^
érudits du xvu^ siècle, d^en rappeler quelques traits, et nous nous arrêterons de
préférence à Fun des épisodes les plus marquans, le voyage d'Italie en 1685 et
1686. Le récit de ce voyagé, entrepris sur un ordre de Colbert, fut consigné par
Mabillon et les bénédictins qui Pavaient accompagné dans le Muséum /talicunk;
mais, à côté de cette relation tout officielle, il y a la correspondance intime avec
les savans français et les savans italiens, et, comme toujours, on trouve dans
les lettres ce qu*on chercherait vainement dans les livres^ les jugemens sans ré-
ticence, les impressions naïves, les confidences aventureuses.
Cette correspondance, long-temps ignorée, a été enfin tirée de Toubli et mise
en lumière, grâce aux investigations de M. Valéry, le savant bibliothécaire du
palais de Versailles. Les bibliothèques de Rome, de Florence, du Mont-Gassin,
ainsi que les dépôts publics de Paris et plusieurs collections particulières, ont
fourni à M. Valéry plus de quatre cents lettres signées de Mabillon, de Montfau-
con, et de la plupart des hommes éminens de la congrégation de Saintr-Maur.
Ces lettres sont complétées pour ainsi dire par les réponses des savans italiens,
et, comme le dit avec raison M. Valéry dans une préface remplie d'appréciations
judicieuses, elles présentent dans leur ensemble une véritable chronique litté-
raire de Paris, de Florence et de Rome. Complément désormais indispensable
des Nourelle& littéraires et du Journal de Trévoux, elles tiennent sagement le
milieu entre la critique des protestans et la critique des jésuites. Elles sont pré-
cieuses en ce qu^elles nous font connaître, dans leur intimité bienveillante,
ces bénédictins de Técole française, fervens dans leurs croyances comme des
moines de la primitive église, mais polis dans leur élégante simplicité comme
les grands seigneurs de Versailles, soumis au pape, mais dévoués à leur pays,
respectueux pour la tradition, mais toujours prêts à défendre la vérité histo-
rique. Elles sont précieuses, car on y voit, trois ans après la déclaration de 1682,
la cour de Rome jugée par les prêtres les plus orthodoxes et les plus saints de
Téglise gallicane. Elles sont précieuses enfin en ce qu'elles montrent quelle était ,
dans les ordres savans, la vie du cloître au xvn*" siècle. Les individus disparais-
sent en quelque sorte, et Ton n'y trouve qu'une seule et même famille, disci-
plinée mieux qu'une armée, qui poursuit sans relâche et sans repos les mêmes
études. C'est le chapitre général de l'ordre qui donne les sujets à traiter; ce sont
les abbés qui donnent à chacun sa tâche. Comme le chant perpétuel, la laus
perennis des premiers âges chrétiens, le travail ne s'interrompt jamais; la mort
elle-même ne saurait le ralentir, car une génération nouvelle est toujours là pour
succéder à la génération qui décline, et, comme sur le champ de bataille,- celui
qui tombe est aussitôt remplacé. Chacun poursuit son labeur avec calme, avec
sérénité, sans empressement et sans passion, comme s'il avait l'éternité devant
soi, et, l'œuvre terminée, ces pieux travailleurs n'inscrivent pas même leurs noms
sur les volumes dans lesquels ils ont entassé tant de veilles et tant de science, lis
laissent à leur mystique famille le mérite et l'honneur du travail, et signent tous
des mêmes mots : les moines de tordre de Saint-Benoit.
Mabillon avait cinquante-trois ans lorsqu'il partit pour l'Italie. Né le 23 no-
vembre 1632, à Saint-Pierremont, village du diocèse de Reims, il étudia dans
cette ville, prit la tonsure à l'âge de dix-neuf ans, et, en 1658, il fut envoyé à
Fabbaye de Corbio pour y occuper la charge de portier et de cellerier, c'est-à-
dire de distributeur des aumônes. Tout en remplissant ces humbles fonctions.
3iB REVUE DES DEUX MONDES.
que relevait sa charité envers les pauvres, il composait pour Toffice de saint
Adalhard, abbé de Gorbie, des hymnes remarquables par leur latinité et qui
furent adoptées par Téglise. Vers 1661, il passa à Tabbaye de Saint-Denis et fut
chargé de montrer le trésor aux étrangers et aux visiteurs. Gomme il avait
des scrupules sur Tauthenticité de certaines reliques, il demanda à quitter cet
emploi, alléguant pour raison qu'il n'aimait point à mêler la fable avec la vérité.
Le motif n'ayant point paru suffisant, il fut, à son grand regret, maintenu dans
sa charge de cicérone; mais un jour il lui arriva de casser par maladresse un
miroir qu'on regardait à Saint-Denis comme l'une des pièces les plus curieuses
tdu trésor, et qui avait, disait-on, servi à Virgile pour se faire la barbe. Mabillon
Alt immédiatement remplacé et envoyé à Saint-Germain, près de dom Luc d'A-
chery, pour travailler au Spicilége, Dès ce moment, à côté de la vie monacale
commence pour lui la vie scientifique, et cette vie est si fortement disciplinée,
tous les instans en sont réglés de telle sorte que les heures en fuyant ne laissent
Jamais derrière elles un instant qui ne soit rempli. GoUaborateur du Spicilége,
éditeur des Prêtera Analecta, des œuvres de saint Bernard et de Pierre de Gelles,
Mabillon se montra tour à tour un infatigable érudit, un théologien profond, un
grand critique. Dans ces divers travaux, en effet, il ne s'agissait point seulement
de reproduire des textes, il fallait souvent reconstituer ces textes mêmes, en trou-
ver l'âge et la date, discerner les pièces authentiques des pièces apocryphes,
dresser la chronologie, éclairer les documens originaux d'un commentaire perpé-
tuel, et l'œuvre de l'éditeur ainsi comprise est une création véritable.
Le premier volume des Actes de l ordre de Saint- Benoit, qui parut en 1668,
révéla sous un nouveau jour la science de Mabillon, et l'on peut dire, en toute
Justice, que les discours qui se trouvent en tète de chaque siècle rappellent sou-
vent l'ampleur majestueuse de Bossuet. Écrire l'histoire de l'ordre de Saint-Benoit,
c'était retracer en partie l'histoire de l'église, et la société religieuse dans la pre-
mière période du moyen4ge est liée si intimement à la société civile, qu'il fallait,
dans cette vue générale, aborder de front les hautes questions. Mabillon, qui
dirigea le? recherches et rédigea en grande partie les discours placés en tête
des volumes, resta toujours au niveau de l'entreprise. Dans l'introduction du
premier siècle de l'ère bénédictine, qui correspond au v« siècle de l'ère chré-
tienne, il trace l'histoire de la diffusion du monachisme en Occident, et, suivant
pendant huit cents ans Téglise à travers ses périls et ses triomphes, il la montre
AUX luises avec les traditions païennes, luttant ici contre les Sarrasins, là contre
les hérétiques, réglant la discipline des mœurs par les conciles, cultivant le sol et
sauvant les lettres par les monastères. Les vues du savant moine, en ce qui touche
l'influence du christianisme et des ordres monastiques sur l'organisation de la
société, ont été confirmées et développées dans V Histoire de la Civilisation en
France, et c'est là certes le plus sûr éloge qu'on puisse en faire. Des disserta-
tions sur les sujets les plus divers, sur le droit civil et canonique, la liturgie,
les mœurs, les superstitions, l'état des lettres,, complètent le tableau général;
tout est disposé avec un ordre, une clarté admirables, discuté avec un calme
t|ui n'appartient qu'à des hommes apaisés par la solitude et le renoncement, et
on reste surpris, ap.rès avoir fermé le livre du bénédictin, de trouver tant de force
et d'indépendance dans la critique, tant de soumission dans les choses de la foi,
teat de science sans vanité, sans ambition de renommée, et, à côté du savant,
MAIOLLON ET LA CX>1IR DE ROME. 329^
le moine qui s'humilie, ne demandant qu'une grâce, qu'on rectifie ses er-
reurs.
Pour tout autre que Mabillon, une œuvre telle que les Actes de Saini-Bemo/ki
eût suffi à remplir tous les momens de la vie; mais, dans ce monde encore amt*
veau qu'il explorait, les horizons s'agrandissaient toujours, et l'étude des doe«-
mens l'avait rendu sceptique sur l'authenticité de bien des textes. Avast iw*
quelques érudits, long-temps exercés, pouvaient seuls prétendre à discerner PA§b
des manuscrits, à en discuter l'authenticité; mais les plus habiles eux-nnèiDes
n'apportaient, dans cette appréciation, que des lumières incertaines. HabiiliHi
chercha la certitude, et, dans le De re diplomatica, il posa la méthode complète
de l'investigation historique. Après avoir examiné au point de vue graphique et
purement matériel les divers documens écrits que nous a légués le moyen-ège»
il traite du style des chartes, de l'orthographe, des formules de ces documens, «t
il étudie successivement les actes politiques émanés des rois de France, des empoh
reurs d'Allemagne, des rois d'Italie, de Sicile, d'Angleterre et d'Espagne, ainsi
que. les actes privés rédigés dans les diverses contrées de l'Europe. La scienoe
chronologique est constituée avec la même sagacité que la diplomatique, et il
suffit d'indiquer un pareil travail pour en faire comprendre l'importance, sm*
tout à une époque où les archives des monastères et des chancelleries étaient
remplies d'actes apocryphes qui donnaient lieu à d'inextricables contestations et
aux plus graves erreurs historiques. En portant ainsi l'invention dans la r^
cherche, Mabillon, comme Du Gange, s'est élevé jusqu'au génie par la patience,
et il a créé la clairvoyance de l'histoire.
La Diplomatique, éditée en 1681, fut accueillie avec applaudissemens p«r
toute l'Europe savante : une gloire nouvelle s'ajoutait à toutes les gloires da
grand règne; la France avait conquis le premier rang dans l'érudition coniiB&
dans les lettres, et Michel Germain, le pieux collaborateur de dom Jean, comme
on appelait Mabillon, pouvait dire en toute conscience : a Nous avons d'habite
gens en ce genre d'études, qui feront la loi aux étrangers, quand il leur plaira,
aussi bien sur cet article que sur les autres. » Mabillon, qui voulait, ainsi que ht
dit un de ses biographes, être ignoré dans la solitude, nesciri in solitudine^ ne
put se dérober à la renommée. Le pape Alexandre Vlll lui demanda comme une
faveur d'être tenu au courant de ses travaux. Golbert voulut le porter sur Ui
liste des pensionnaires du roi; il refusa, bien différent en ce point de la plupart
des savans de son temps, « qu'on eût accusés, dit la Correspondance inédite^,
d'avoir mangé trois papes, sans que, pour cela, ils se dépitassent contre la pen^
sion du roi. Bien loin de cela, quand trois mois se passent sans qu'ils aient
touché (c'est le mot de l'art), ils font ressouvenir tout doucement par leurs amia
communs les puissances de leurs services passés et de l'ornement qui manque à
leur muse. )» Mabillon, au contraire, s'effrayait de ces faveurs du monarque; il
craignait, en les acceptant, d'outrager Dieu et sa propre dignité d'homme de-
lettres, a Que penserait-on de moi, disait-il, si, pauvre et né de parens pauvres,
j'étais venu dans ce cloître pour y chercher ce que le siècle ne m*eût Jamais
donné? » Et cette pauvreté, qui faisait sa force et son espérance, il ne raimait
pas seulement pour lui-même, mais aussi pour ses parens, qu'il aidait de ses
aumônes, parce qu'ils étaient peu à l'aise, mais qu'il voulait maintenir dunt
l'humble état où ils étaient nés. De pareils vtraits seraient de nature à gagner-
TOME jyiù 22,
380 BBTCB US DBDX MONDES.
aux moines les voltairieDS les plusendureis, et, sitouslesmoiDesTessemUakiDt à
Mabillon, les économistes eux-mêmes se réconcilieraient avec le cloître, attendu
que les bénédictins, Mabillon compris, ne coûtaient, aimée mo^fenne, que quatre
cent trente^sept livres et quelques sous. Sous plus d-un rapport, on le Toit, les
temps sont bien changés.
Dom Jean avait refusé les foreurs du roi; mais, quoique sa sauté lût déjà chan-
celante, il accepta, comme un soldat qui prend un poste d'honneur, la mission
d'explorer FAJlemafçne pour visiter les archives des villes et des monastères,
et il partit au mois de juin 1683, en compagnie de dom Michel Germain. Il par-
courut la Bavière, le Tyrol, la Suisse, feuilletant tous les documens, tous les
manuscrits, travaillant souvent quinze heures par jour pour copier les plus pré-
cieux, et, après cinq mois, il revint à Paris, chargé de dépouilles opimes dont il
enrichit la Bibliothèque du roi. Louis XIV, épris des expéditions de la science
auitsi bien que de celles de la guerre, voulut étendre au-delà des Alpes comme
au-delà du Rhin les conquêtes de l'érudition française, et, au mois d'avril 4085,
il donna à Fauteur de la Diplomatique ufie mission nouvelle pour Fltalie.
Mabillon a retracé lui-^méme, en tête du ^fvxpwn itafintm, ses impressions
de voyage, et r<en ne contraste avec la prolixité des touristes modernes et la
perpétuelle mise en scène qu'ils font de leur personne comme ce récit simple et
calme, où l'écrivain décrit ce qu'il voit sans parler de lui-même. Les bibliothè-
ques et les ruines chrétiennes attirent avant tout son attention; mais le senti-
ment que lui inspirent ces ruines ne ressemble en rien au sentiment moderne,
et notre admiration pour le gothique contraste étrangement avec l'opinion qu'yen
avaient les hommes du siècle de Louis XIV. Ainsi, dans son discours de réception
à TAcadémie française, Fénelon blâme, en termes très précis, l'architocture de
la cathédrale de Chartres. Fleury dit à son tour que l'aTChitecture du moyen-
âge, « qui est effectivement arabesque, n'est ni vénérable ni plus sainte pour
avoir été appliquée à des usages saints, » et il ajoute que ce iseraU une délica--
tesfte ridicule de ne vouloir pas entrer dons de» égiUes bâties de la sorte,
mais que ce serait un aussi v<*in scrupule de n^oser en bâtir d'un autre stffle.
Telle était l'opinion de Mabillon : ce qu'il demandait avant tout aux momnmens
de la foi des vieux temps, c'était le souvenir et les saints exemples des morts,
et il se rejetait avec d'autant plus de ferveur dans le passé, que les reliques
lucratives, les miracles apocryphes, la facilité avec laquelle Rome accordait 'la
canonisation, les pompes sensuelles du catholicisme italien, l'ignorance des
prêtres, effrayaient sa science et sa foi. H cherchait des saints dans les couvons,
comme Byron, un siècle plus tard, cherchait des Romains dansllome; nais,
pour en trouver, il lui fallait descendre dans les catacombes, où il passait sou-
vent plusieurs heures à méditer et à prier. Cest dans ces explorations qu*il
reconnut et Ait le premier à signaler l'influence des habitudes païennes sur les
monumens primitifs du christianisme, idée neuve et hardie pour le temps où
elle fut émise, qui lui inspira le traité sur le Cuite des safnts incownus, Mité
que la cour de Rome fit attaquer, mais sans succès, par l'un des phis habiles
archéologues de la péninsule, Raphaël Fabretti, inspecteur des catacombes.
lAdnsi, en même temps que Bossuet proclamait^ au nom de l'état, la séparartÉon
du pouvoir temporel sans briser avec Rome, Mabillon proclamait^ au dobi de
f énutition, la liberté du douté historique sans rompre avec la foi.
MABILEOifiEV LA COUR DV HOME. 391'
Tout iKKOpé 4es iwtiqsités cbrétiennes^le piftax bénédkÉÎB, daiK le* Mmmtm
ilaUcmm et la Correap&ndance i«éd%U^ semUe'oiiblierles païens et lefi TivaD8«
11 narohe à tnnvers la foule, emportant dane^sos aaie le silence de son ck>itre,
et «c'est cette absenoe même de toute espèce de- pitteiteeque transalpin qui
fait Foriginalité du voyage, car le- voyageur ne parle f|Ui une seulei^fois du soleil
et de la beauté du climat^ à poepoade Naples^ qui^ lui rappelle ce doui vers de
Virgile:
Ver ibi pdipetuum.....
une seule fois- des femmes y^ en passant à Tervacinst pour remarquer qu'ellet
donnent Tidée de la mort àeeu&qujr ont le courage ^de les regarder, et du Vé^^
suve pour s'indigner du nom de /acryma 6'Am/iqa*4Mi donne au vin récolté sur
se&flancs^ Quant à Michel Germain, plus curieux de voir et d'observer, il con-
signe au courant de la plume, dans les lettres adressées à ses amis de Saint-
Gerinain-des*-PRés ou à sea hôtes de l'Italie^ les sensations qu'éveille en «iui
l'aspect de eette terre de Saturne devenue le domaine de saint Pierre. Sa pre-
mière exactitude est de transmettre des détails sur les découvertes faites dans les
archives et les bibliothèques, et il parle à plusieurs reprises de l'étonnement
que causait aux Italiens l'ardeur qoe dom Jean et lui-même apportaient au tra«
vail. ft Tous nos messieurs, dit-ii, qui nous regardaient faire, ne nous consid^
raient pas autrement que comme des soldats français qui montent à l'assaut»
En effet, il y faisait chaud, et l'on me prenait quasi pour un cordelier, tant nos
habits étaient gris de poussière. » Malgré sa modestie bien sincère, l'humble et
savant bénédictin jouissait comme d'un véritable triomphe de cette surprise des
étrangers; en bon fils de l'église gallicane, il gourmande malicieusement les ul«
tramon tains de se laisser dépasser par leurs voisins les Gaulois, et, par un raffi-
nement d'orgueil national, il prend pour confident de ses reproches l'un des
hommes les plus savans de l'Italie, le maître de Muratori et de Scipion Mafiei,
Magliabechi, bibliothécaire du grand-duc de Florence. <& Les principales difhcuK
tés qui se rencontrent dans chaque siècle sur l'histoire et la tradition de l'église
auraient bien de quoi, lui dit-il, faire exercer messieurs vos oirtuoti, s'ils
avaient le goût tourné à savoir à fond la religion et la doctrine de l'église,
comme nous autres Français en faisons nos délices et le capital de nos applica-
tions! Vos grands génies rendraient un service incomparable à l'église, et se
rendraient aussi vénérables à toute la terre,is'ils pouvaient se captiver, depuis
l'âge de quinze ou seize ans ju8qu!à soixante, pour approfondir ces matières,
tandis que vos messieurs, payes la< plupart pour cela, c'est-à-dire revêtus de
gros bénéfices, songent à toute autre chose qu'à soutenir, par ces armes fortes
et solides, les intérêts de leur mère qui les a rendus si grands et si illustres.
Mais cet avis porte avec soi de la peine, peu d'avaùtage temporel et la privation
des plaisirs de .cette vie, chose difficile à persuader à bien des gens. » Dom Mi-
chel avait mis le doigt sur la plaie étemelle, le/arnierUe. La haute aristocratie
itaheone était tombée au niveau de la plèbe de l'ancienne Rome, panis et speo*
taenia: « peu de bien si on ne peut en avoir beaucoup, mais jouir de ce bien et
▼ivre sans s'incommoder et en prenant toutes ses aises, voilà le génie du pays....
Un habile homme est celui qui, comme disait il y a quelque temps un cardi**
nal, sa camnUnare..., Je ne sais, disait^il, ni la théologie, niPhistoire ecclé-
33S RBVCB DES DBUX MONDES.
ique, ni, etc.; mais je sais vivre à la cour, n S'il en était ainsi des cardi-
nam, qu'était-ce donc des moines? Dom Michel cite des religieux du Mont-
Cassin qu i avaient 60,000 livres en bourse, dont ils se servaient « pour avancer
lians les charges et pour beaucoup d'autres choses qu'on n'ose pas marquer. »
Un procureur de cette congrégation dépensait en dix-huit mois plus de dix mille
écas de dhiers, et les généraux de l'ordre, en sortant de charge, emportaient
ûe qooi (aire bâtir des couvens, des monastères enchantés. Dans un grand nomr
lire de maisons, les religieux disaient matines avant souper, portaient des bas
de soie, mangeaient gras, sortaient seuls; et, s'ils communiquaient volontiers
leors livres aux savans français, ils se gardaient bien de leur faire goûter leur
ma, par avarice, et peut-être aussi dans la crainte de se compromettre en
nontrant leurs caves d'ordinaire bien garnies, ce qui faisait dire à je ne sais
quel cardinal , à propos d'un moine de sa connaissance : Bone Deus, hic non
patest vivere sine bibere semper. On avait, à différentes reprises, tenté de
4»mbattre ce relâchement; mais il en était alors en Italie de la réforme mona-
cale, comme aujourd'hui de la conversion politique du gouvernement romain :
pour Faccomplir, il eût fallu des miracles, car, dès qu'il s'agissait de toucher
«IX abus, le pape se trouvait en opposition avec son clergé. Ainsi, en 4685, les
cannes avaient à choisir un nouveau général : le saint-père porta sur la liste des
^candidais, en le recommandant, un Flamand des pays nouvellement conquis
par le roi de France, le père Séraphin, très honnête homme, dit dom Michel,
et très affectionné à la nation française; mais, comme sa conduite était fort ré-
gulière et fort exacte, les Italiens se gardèrent bien de le choisir. S'agissait-il
<le donner le chapeau à quelque évêque français; M. de Beauvais, par exemple,
tetait-il sur le tapis : les répugnances du saint-père étaient si vives, et il prenait
si peu de soin de les déguiser, que les gens qui s'intéressaient à l'affaire, crai-
gnant de voir ajourner indéfiniment les promotions, allaient en pèlerinage faire
4es vœux pour « aider le bon prélat à entrer au plus tôt en paradis. » Cette
asÊiimosité, cette dureté du pape à l'égard de la France, irritaient Michel Germain.
« Cela, dit-il, tournera contre sa sainteté et l'église elle-même. » Et, pour faire
la leçon sévère et même menaçante, il exalte en toute occasion la supériorité de
Téglise gallicane, en promettant aux ultramontains qui voudraient l'attaquer
par la science ecclésiastique que la France ne manquerait pas d'habiles gens
pour leur relever la moustache,
La Correspondance inédite n'est pas moins sévère pour les reliques apocry-
lihes, les miracles suspects, l'exploitation effrontée de la crédulité populaire, et
ce n'est pas sans raison que quelques plaisans du xvn« siècle comparaient Ma-
l>illon et ses doctes disciples au docteur de Launoy, ce grand dénicheur de
saints 9 comme l'appelait Bayle, que le curé de Saint-Eustache saluait du plus
loin qu'il pouvait l' apercevoir, a de peur, disait-il , quHl ne m^enléve aussi
wum saint, qui ne tient presque à rien, » L'étrange cérémonie qui se faisait
à iiome lors de la fête de saint Antoine excitait la verve de dom Michel , qui
«wût assisté à la fête. « Vive saint Antoine! dit-il; la procession des chevaux,
des ânes et des mulets, qui vont tous, sans aucune exception, recevoir de l'eau
bénite le jour de la fête , vaut plus de mille écus, sans compter dix-sept vieilles
iiètes, chevaux et ânes, dont on fit présent à ces bons pères. Tout Rome s'em-
jpresae d'aller voir cette cérémonie. Les bêtes chevalines, ornées de rubans, pas-
MABaLON ET LA GOUR DB ROME. 333
sent en rerue devant un révérend père qui est en surplis et étole; il leur donne
de Peau bénite, et celui qui les mène laisse un cierge, ou de Fargent, ou du fro-
mage, ou de toute sorte de denrées. Les bêtes à cornes ne viennent pas, ce me
semble, le jour même, mais durant Toctave. Sans cette dévotion, tout périrait,,
dit-on; aussi personne ne s'exempte de ce tribut, non pas même nostro sir-
gnore^ » c'est-à-dire le pape.
Les lettres écrites de Rome ne sont pas les moins curieuses du recueil édité
par M. Valéry; on remarquera, entre autres,* celle qui porte la date du 13 août
1685, et dans laquelle dom Michel Germain rend compte d'une visite qui fut
faite par les bénédictins français à la reine Christine de Suède. « Nous por-
tâmes il y a cinq jours, ditr-il, le livre De Liturgia Galiicana à la reine. Avant
que de nous donner audience, elle voulut voir ce livre pour savoir comme on
l'aurait traitée et si on y parlait d'elle. Elle se mit en colère contre le titre de se-
rénissime^ qu'elle prétend déroger à sa dignité. Son bibliothécaire eut bien de
la peine à nous faire entendre par trois différentes fois qu'il fallait lui en faire
ou dire un mot de satisfaction. Ce fut par là que dom Jean Mabillon aborda sa
majesté. Elle témoigna, par quatre fois différentes, être très mécontente de ce
qu'il lui avait donné ce titre, qu'on s'avise, dit-elle, de me donner toujours à
Paris. Mon nom est Christine, ajouta-t-elle; puisque je suis reine, je ne veux
pas déroger à ma dignité; mon nom seul fait mon éloge : n'y retournez plus, et
avertissez ceux de Paris de ne plus me donner ce titre. Dans la suite, l'entretien
fut commode et très agréable. Elle a beaucoup d'esprit; elle parle français comme
si elle avait toujours vécu à la cour. » Christine reparait encore dans plusieurs
autres passages de la correspondance, et partout, jusque dans les moindres choses,
sa figure se dessine avec cette fierté hautaine. Elle fait bastonner sans façon les
sbires du pape, qui avaient manqué à ses gens, et envoie àMolinos, prisonnier du
saint-office, ce qu'on appelait alors des régals, c'est-à-dire de splendides dîners.
Dans cette ville, éternel héritage de Saint-Pierre , la haute raison des prêtres
gallicans se révolte plus d'une fois, non pas contre le chef de l'église, mais contre
le souverain temporel, et ce qui les étonne surtout, c'est de voir, à côté de nostro
signore, comme ils disent, trois autres papes aussi grands, peut-être plus grands
par le pouvoir: le gouverneur, le général des jésuites, et le commandeur du
Saint-Esprit, qui n'avait pas moins de quatre-vingt mille vassaux. La population
était réduite, depuis trente ans, de plus de soixante mille individus; la misère
était grande, surtout pour les honnêtes gens; les estafiers seuls pouvaient espé-
rer encore de faire à peu près leurs affaires, et la chambre apostolique avait
grand'peine à remplir ses coffres, quoique le pape ne dépensât par jour que
31 sous de France. Rien ne ressemblait moins à un gouvernement régulier que
ce triste gouvernement pontifical : tandis que les campagnes restaient incultes,
et que les bandits couraient impunément les routes, le pape rendait des décrets
sur la nudité de la gorge et des bras des femmes, et le sacré collège s'enorgueil-
lissait de sa puissance, parce que la reine d'Espagne avait envoyé au nonce une
robe avant de la faire coudre, pour lui demander si la coupe en était orthodoxe. .
C'était surtout vers des objets de cette importance que se tournait l'esprit de ré-
forme, vers l'opéra, par exemple, et en ce point le pape régnant tenait une con-r
duite tout opposée à celle de Clément IX, son prédécesseur. « Celui-ci, dit U\c\ii\\
Germain, ne voulait pas qu'il y eût de cabretii, c'est-à-dire d'eunuques, et ce pour
334 RBYCB DBS DBDX MQHIIVS^
catttei« fA qu^U n'y e&lque des canf^urine; le pape ne veut pas qu'il y ait de canr
tarine^ et qu'il n'y ait que des cabretti. Il se £ait du mal par .les uns et les autres;
il e^ plus énorme et peut-être plus ordinaire par les h..... que par les f »
Nouti citons tei^tuelleoient, en œnsewant la curieuse, réticence de la missive.
L%^ comtesse Carpegna, malgré ses aoijumte-dix ans, souffletait en pleine église
l'auditeur de la chambre apostolique, et défiait, en se sauvant par les toits, tous
les^rittfe&de Rome ameutés à sa poursuite; mais malheur à ceux qui se laissaient
pr^pdKiSrSurtout quand ils étaient accusés d'avoir débité des nouvelles! a Sa sain-
teté, 4i^la Correspondance inédite^ fit mettre bien en prison quelques prêtres et
autr^^qui faisaient courir dans Rome quelques nouvelles manuscrites qui di-
aiûent des mensonges et des vérités, et ils seront du moins envoyés aux galères. »
Cétidtlà, en effet le minimum de la peine. Pour les laïques, on était plus sévère
encore y. ^t le saint père, entre autres exploits du même genre, fit pendre un
jour< un malheureux, âgé de plus de soixante. ans, parce qu'il avait écrit sous
la dictée d'un prêtre espagnol et distribué quelques anecdotes qu'on regardait
commet scandaleuses. Le pape voulait absolument qu'on fit aussi mourir le
prê^; mais le cardinal Spada, gouverneur de, Rome, obtint sa grâce sur la de-
mmidç da la confrérie des Confortai eur s y et sa mise en liberté fut l'occasion
dt'une fi^ie publique. La confrérie, toute composée de cardinaux, de princes et de
gtands personnages, alla le chercher dans sa prison; il fut rasé, poudré; on lui
m\\ sur la tète une couronne d'olives argentée, on le revêtit d'une robe de satin
i^v^V^t, dans cet attirail, il fut conduit, un grand cierge à la main, dans l'é-
glise de SaintnJean , escorté de la confrérie, gentilshommes, princes et notables
bourgeois, qui marchaient tenant chacun un riche flambeau et la tête couverte
d'un capuchon de toile noire percé de trous pour les ^eux, la bouche et le nez.
Airfivé à l'église Saint-Jean, on dit la messe en actions de grâce, k La musique,
k symphonie, les pétards, firent office, et on s'en revint aussi content que l'é-
taÎQOt les anciens Romains quand on leur avait accordé circum et escas. Le
soir», tous les palais furent pleins d'illuminations, c'est-à-dire de flambeaux de
dire blanche allumés deux à chaque fenêtre, et des feux de joie dans les rues,
devAatles palais. » Les amnisties ont été dans tous les temps assez rares à Rome
pour J produire une vive sensation, et même l'enthousiasme.
Malgi^é les rigueurs du gouvernement pontifical, la satire allait toujours son
train , et plus ce gouvernement se montrait ombrageux , plus les Italiens se per-
fectionnaient dans l'art d'en médire : c'est une remarque de nos bénédictins.
A propos de l'exécution du vieillard dont nous venons de parler, et des quiétistes
«lu'çn persécutait avec ces raffinemens que la fausse dévotion inspire à la haine,
Pa^vân fit savoir à Marforio qu'il voulait quitter Rome, attendu, disait-il, que :
Chi parla é mandata in galera; chi scrive è impiccato; chi xta quiefo na al
sani' offi4:io. Quelquefois la censure partait de l'éghse elle-même, et, dans un
livre intitulé du Double martyre den évégues d'Italie , un prélat napolitain
ipepirésenta au vif a le rabaissement de leur caractère, les bassesses auxquelles on
les soumet, les pensions dont on les accable, les jugcmens canoniques qu'on
feur.ôte. » Les examinateurs de V Index, s'imaginant qu'il était question d'évè-
qqes et de martyrs de la primitive église, donnèrent leur approbation; on ne
tarda point cependant à reconnaître la méprise; le livre fut interdit, mais les
bénédictins s'empressèrent d'en signaler l'apparition, «certains, disaient-ils «
MABILLON ET LA COUR DB BOME. '335
qu*0D le verrait en France avec curiosité, et qu'il fournirait, par la compaarai-
son , une ample matière à nosseigneurs les évéques de se féliciter d'être R^m-
çais.»
Les anecdotes sur la personne même du pape ne sont pas non plus épaiigtiées
dans la Correspondance inédite. Les ménagemens que le saint père avait pour
sa santé et surtout pour son trésor donnaient lieu à de malignes récriminations;
on disait qu'à midi il se croyait mort, qu'à sii heures du soir il mangeait comme
quatre, qu'il était hydropique à minuit, et bien portant au point du jour/Un
humble capucin, le père Recanati, prédicateur apostolique, avait même osé;
du haut de la chaire, tancer vertement sa sainteté, par des allusions tnmspa-
rentes, de l'étude exagérée qu'elle faisait de la conservation de sa vie, de sa
santé, et il l'avait suivie dans la petite chambre du Vatican où elle s'enfermait
entre quatre foyers et sous sept couvertures. Alliée des 'Vénitiens et de fem-
pereur contre les Turcs, sa sainteté bénissait volontiers les armes des cbréttens,
mais elle ne se souciait guère de payer leurs troupes. En 1685, le comte de'
Rosemberg vint à Rome annoncer de la part de l'empereur les avantages rem-'
portés sur les infidèles et demanda de l'argent. Le pape se montra fortcontra-i
rié, disant qu'un courrier pouvait épargner cette dépense, et que, pour dé l'ar-
gent, 0 l'empereur et le duc de Bavière montraient bien par leurs actions qûlls
n'en avaient pas besoin , puisque l'un et l'autre avaient fait paraître à&at les
noces de l'électeur des magnificences qui auraient suffi à nourrir l'armé^ bien
long-temps; qu'il s'en retournât donc, et qu'il avertit l'empereur d'être plus mé-'
nager à l'avenir. » Nos bénédictins paraissent quelque peu surpris de toutes x!es
chos&s, mais leur foi n'en est en rien diminuée. C'est en effet un caractère» d^s-
tinctif des croyances du ivir siècle de scinder pour ainsi dire la raison humaine
en deux parts distinctes, d'enchaîner l'une et de laisser à Pautre une indépeo*
dance entière. Descartes et les gallicans se rencontrent en ce point. Le premier^
arrache la philosophie à l'autorité théologique, les seconds arrachent la domi-*
natic n temporelle à l'autorité papale; tous deux dégagent les faits humains, sa^is
que la foi soit mise en question. Les bénédictins agissent de même en ce qut^
touche la chronique scandaleuse de la cour de Rome;Jls sont catholiques jusque
dans la médisance, et ils acceptent avec une merveilleuse docilité cette abstrac-^i
tion dogmatique qui sépare l'homme du pontife, comme le gallicanisme. sépft*
rait le prince du pasteur.
Les relations de la cour de Rome avec FEurope, et principalement avec fEs*-!
pagne, l'Angleterre et la France, occupent aussi plusieurs pages dans laCor-
re.^pondance inédite. On croirait lire parfois les nouvelles étrangères de. iio9>
journaux quotidiens, mais en meilleur style. Les lettres confidentielles ont eneoral
cet avantage sur les journaux , que les bénédictins ne parlent que d'après Ûes
informations positives, et qu'ils attendent, lorsqu'ils doutent, que te temps teur
en ait appris davantage pour affirmer en toute certitude. Rome, à cette époque,*
venait de s'allier avec l'Espagne contre les Turcs; mais, s'il fallait en croire Qos^
voyageurs, c'était moins par dévotion que pour se mettre à couvert de làEranca'
et des armes de « notre incomparable monarque. » Les questions d'étiquette d'oui
côté, l'inquisition espagnole de l'autre, troublaient souvent la bonne harmonie^
entre les deux états. Les Espagnols voulaient forcer le pape à quitter son appar-^
ment pour recevoir l'hommage de la haquenée', le saint père s'y refusait; les*
. "336 REVUE DES DEUX MONDES.
Italiens regardaient en riant, pour Toir, disaient-ils, si le limaçon sortirait de
sa^coquUle, Cette vaine dispute de cérémonial devenait presque un casu$ helli,
et le pape, pour se préparer à la guerre, levait... trois compagnies de milice!
La congrégation romaine de V Index approuvait des livres ou des doctrines que
condamnait Tinquisition espagnole, et celle-ci, à son tour, en condamnait d'au-
tres approuvés par Rome. Ces dissidences étaient de nature à compromettre gra-
vement le principe de Tinfaillibilité, et Rome se trouvait placée entre ce double
embarras : sauver le principe et ménager Tinquisition; car elle craignait de se
commettre avec un tribunal aussi résolu et aussi formidable. (Tétaient là sans
doute des questions fort secondaires auprès de celles qui s'agitaient au temps
de Grégoire YII et de Boniface YUI , mais elles présentent bien aussi un certain
intérêt historique, en ce qu'elles montrent la distance qui sépare la papauté du
xvu« siècle de la papauté du moyen-âge. Les diplomates ont remplacé les théo-
logiens; il ne s'agit plus de dominer l'Europe , mais de s'en faire accepter, et
dans les moindres choses on voit percer l'esprit qui depuis deux siècles a dirigé
en toute circonstance la politique romaine, cette politique fière dans les mots,
timide dans les actes, ménageant tout, excepté ses propres sujets. Rome mon-
trait encore parfois, mais sans oser le tirer du fourreau, le glaive de l'anathème,
son arme et son sceptre aux époques de terreur mystique. Elle menaçait, mais
en tremblant; elle avait d'ailleurs laissé surprendre le secret de sa faiblesse,
et ceux qui connaissaient son esprit savaient qu'il fallait « crier, se plaindre et
se faire craindre, » pour en obtenir quelque chose. L'ambassadeur d'Angleterre,
fidèle aux habitudes diplomatiques de sa nation , usait largement de cette tac-
tique, et l'ambassadeur de France, tout en témoignant de grands égards au
saint père, ne laissait pas cependant de parler haut et ferme. La déclaration
du clergé français, en 1682, avait amené, comme on le dirait de nos jours, un
refroidissement entre la cour pontificale et la cour de Versailles, et la Corres-
pondance inédite donne sur cette affaire une foule de détails nouveaux. Les
cardinaux romains essayèrent d'abord de rétorquer, avec les seules armes de la
science ecclésiastique, ce qu'ils appelaient les prétentions hérétiques de l'église
gallicane; mais les plus hardis eux-mêmes ne combattaient qu'avec timidité,
dans la crainte, dit Michel Germain , de faire des pas de clercs ou plutôt d'igno-
rans à la vue de toute la France; puis le pieux gallican ajoute : « De même qu'un
abbé allemand me disait, il y a deux ans plus ou moins, que le roi, les tenant
en exercice, était cause qu'on ne buvait plus, dans son pays, la moitié du vin
qu'on y prenait auparavant, — on peut dire aussi que nos diffîérends avec cette
cour empêchent les esprits des Romains de croupir dans cette léthargie ou fai-
néantise,/ar nientCy qui fait une partie de leur bonheur, quand leur intérêt ne
trouble pas leur repos par une agitation et une application aux études pesantes. »
Malgré leur application, les cardinaux ne fournirent qu'un faible contingent
<i'argumens et de preuves, et l'histoire de cette querelle offre cela de remar-
quable, que les plus ardentes défenses de Tultramontanisme furent écrites en
France et par des Français; pourtant le triomphe resta aux gallicans, qui se tenaient
renfermés dans la tradition du droit historique. Du concile de Constance ils re-
montaient jusqu'au ix« siècle, au concile de Paris, qui le premier, en 829, avait
établi, pour le royaume, la séparation des deux pouvoirs; ils rappelaient la ré-
.ponse d'Hihcmar à la menace qu'avait faite le pape de venir en France excom-
1IAB0LI.ON ET LA COUR DE ROME. 337*
munier les étèques : Si excommunicaturus venerit^ excommunicatus abibii.
Us rappelaient ce mot de saint Bernard à Innocent : Nous sommes plus papes
que vous. Enfin ils justifiaient la déclaration de 4682 par la pragmatique de
4268, et Louis XIV par le plus saint de ses aïeux. La question une fois posée
de la sorte, on sent de quel poids devait être Tautorité des bénédictins, si bien
renseignés sur les faits; leur Taste érudition devenait ralliée de la politique
nationale, et ils confirmaient par la tradition cette maxime qui, depuis huit siè-
cles, a toujours servi de règle à Téglise de France : rester fidèle au catholicisme
sans cesser d^étre fidèle au pays et à ses lois. Jamais, dans ces querelles, le
moindre doute ne leur vient à Tesprit sur la justice de la cause quMls soutien-
nent. « Bien des catholiques, dit à cette occasion Michel Germain, ne sauraient
comprendre pourquoi, d'une part, tant de violement des sacrés canons, et, de
Tautre, le refus d^aocepter la démission d'un évèché à cause de la haine qu^on
porte à la France, et perdent une bonne partie de Testime qu'ils avaient pour I»
vertu sévère du pape : ce qui est un très grand désavantage à Téglise. Mais tout
cela me passe, et il vaut mieux se taire et attendre en patience la miséricorde de
Dieu. »
C'était du reste une véritable guerre de religion sous une nouvelle forme. La
plume remplaçait l'épée, mais l'ardeur était encore aussi vive qu'aux jours les-
plos orageux des antiques querelles du sacerdoce et de l'empire. Les deux partis
s'aigrissaient sans cesse par de mutuelles vexations. Le parlement de Toulouse
déclarait-il le Trailé des libertés de P église gallicane du docteur tharlas con-
traire aux lois du royaume, le pape se hâtait de proclamer que ce livre avait
été inspiré par le saint esprit lui-même. Rome mettait à l'index les f^ies des
Papes d Avignon de Baluze, et Louis XIY accordait aussitôt une pension à l'au-
teur. D'un c6té comme de l'autre, on craignait cependant, malgré la vivacité
de la lutte, une rupture officielle, et, sans céder sur les principes, les deux partis
reculaient toujours après les premières hostilités. Cest ainsi que le souverain
pontife^ et ce fût là sa plus grande hardiesse, donna ordre d'efiacer toutes les
fleurs de lis et tous les portraits de Louis XIV qui se trouvaient sur les portes et
les boutiques des Français établis à Rome. Cet ordre fut en partie exécuté; puis
le saint père, effrayé de sa propre audace, fit rétablir, pendant la nuit, les pan-
noDceaux qu'il avait fait enlever pendant le jour.
U en fut de cette querelle comme de toutes les querelles théologiques; elle ra-
nima les passions haineuses et intolérantes. La cour pontificale, traitée par
Louis XIV avec une humiliante hauteur, garda de ces débats une rancune dissi-
mulée, mais profonde. On accusa le monarque de s'avoisiner de l'hérésie; « ce
fut un mme romain d'être Français, » dit la Correspondance inédite, et Ton
peut penser, sans forcer l'histoire, que le reproche d'hérésie fut l'un des motifs
qui amenèrent la révocation de l'édit de Nantes. Le roi s'était presque révolté
contre Rome, il fallait se faire pardonner cette témérité; et, pour prouver son
orthodoxie, il se fit persécuteur. Toutefois la révocation de l'édit de Nantes fut
accueilUe |^ la cour pontificale avec indifférence; le pape y prêta peu d'atten*
tion; les esprits qui cherchaient la logique des événemens ne pouvaient s'expli-
quer la conduite du roi; les protestans adressaient au pape des complimens de
condoléance sur les vexations dont il avait été l'objet, et la reine Christine écri-
vait de Rome au chevalier de Tcrson, ancien ambassadeur de France en Suède : .-
33ft. REVUE DES DEUX MONDES.
«Gi^oyez-vous que ce soit à présent le temps de convertir les huguenots et de les
rendre bons catholiques dans un siècle où Ton fait en France des attentats si
YÎsibles contre le respect et la soumission qui sont dus à Téglise romaine?
Jamais la scandadeuse liberté de Téglise gallicane n'a été poussée plus près de
la rébellion. »
Rome n'avait guère moins d'embarras avec les quiétistes qu'avec les gallicans.
LeS'.quiétistes, dit la Correspondance^ a sont de nouveaux illuminés, qui don-
nent tout à l'esprit, ne veulent rien refuser au corps et rejettent les prières vo-
cales, les pénitences, les mortifications, etc. » On sait, en effet, qu'ils prêchaient
l'amour pur, l'espérance, le silence de Tame, et que, comme tous les mystiques
du» moyen-âge, leurs aïeux directs, ils poursuivaient, à travers un rêve inoffensif
et doux, la vision béatifique, l'union, dès cette vie, de l'être contingent et de
l'être en soi, qui est comme l'idéal suprême de l'aspiration chrétienne. Fénelon
s'y laissa prendre; nos voyageurs n'y voyaient pas grand mal, d'autant plus que
le chef de la secte^ l'Espagnol Molinos, était irréprochable dans sa conduite;
mais Rome n'était pas de cet avis, et, comme la doctrine nouvelle lui portait om-
brage, elle envoyait, avant même de l'avoir officiellement examinée et con-
damnée, nos mystiques faire à loisir, sous les verrous du saint-office, l'oraison de
quiétude; les jésuites eux-mêmes, malgré leur crédit, n'étaient pas plus ménagés
quie les augustins ou les carmes, et le père Appiani, entre autres, fut condamné,
comme disciple de Molinos, à trois ans de prison étroite, c'est-à-dire à ne com-
muniquer avec personne, à n'avoir ni feu ni lumière, à ne jamais franchir, pour
quelque motif que ce fût, le seuil de sa chambre, à jeûner au pain et à l'eau les
vendredis, et de plus à sept ans de prison ordinaire, ce qui n'empêchait pas qu'on
l'estimât fort heureux d*en être quifte à ai bon marché,
. Puisque nous sommes à Rome, il est difficile que nous n'y rencontrions pas
lesjéçuites, et nous les trouvons dans la Correspondance ce qu'ils sont à peu
près -partout, d'habiles gens, fort occupés de faire avantageusement les affaires
de la compagnie. Ici c'est l'histoire d'un jeune homme, riche et de bonne mine,
que sa «famille envoie dans leur collège, et que les bons pères, toujours habiles
à gfigper les âmes, enrôlent dans la société ou plutôt pèchent à l'hameçon en
l'amorçant, comme dit le texte même de la lettre à laquelle nous empruntons ce
détail, par des caresses et la terreur, blanditiis terrore mixtis expiscant. Le
jeyne homme, pour prix de l'héritage céleste qu'on lui promet, abandonne aux
jésuites sa part de rhéritage paternel, et ceux-ci, du vivant même des parens du
néophyte, ont l'effronterie d'envoyer à Pise, résidence de la famille, un expert
pojor estimer les maisons, les propriétés qu'ils convoitent, et en porter la valeur
exacte dans l'inventaire de leurs biens. En Italie, ils pèchent des successions; à
la Chine, ils pèchent des dignités et au besoin se font astrologues pour devenir
mandarins, ce qui fait dire à dom Michel que tout autre qu'un jésuite a aurait
beau monter en contemplation jusqu'au troisième ciel avant de parvenir là. » A
Rome comme à Pékin, ils étaient puissans, et malheur à ceux qui leur faisaient
ombragÇ'OU ne leur cédaient pas le haut du pavé, surtout quand ils étaient en
processionl II arriva un jour, dans les rues de Rome, que cette procession ne put
pa^t à cause de quelques carrosses qui s'étalent rangés à la ûle. 11 y eut scandale
dans Tordre. On propageait, il est vrai, la doctrine du péché philosophique, on
permettait au père Lemoyne de soutenir que Mérope n'avait point péché en tuant
MABILLON BT LA COUR DE HOME. 339
son fils, parce qu'elle ignorait qu'il le fût, on permettait à un Jésuite dé Bftt^es
de dire en chaire qu'il était licite^ quand les filles perdues tombaient nialadiBS^
de leur procurer la mort, pour les empêcher de retourner à leurs déSdMtes
dans le cas où elles guériraient, mortem procurare ne in vomitum redeont; si
convalescant; mais on ne soilffrait pas qu'un embarras de voitures vint gteettleé
bons pères dans une cérémonie : d'un crime aussi grave on faisait prompte Justice*
L'abbé de Gaserte, qui- se trouvait dans Tune des voitures, était banni pouf^iï
ans de l'état de l'église, son cocher envoyé aux galères, et deux dames d^ qua-^
iité, coupables du même délit, « condamnées à avoir leur maison pour pri^to,
sans en pouvoir sortir que les fêtes et dimanches, pour aller entendre la ftieisè
dans une église voisine et non ailleurs, et encore à pied et sans pouvoir y Aller
ni là ni ailleurs en carrosse, et cela jusqu'à... on né sait. » A la maaiëreHidiit
ces anecdotes et d'autres du même genre sont racontées, il est facile de voiif qftie
nos bénédictins, sans se croire hérétiques et même sans être jansénistes, pensaient
des jésuites ce qu'en pensaient Pascal et Amauld. 11 est vrai, et cette opîùietf
a bien aussi quelque poids, que Fénelon était d'un avis tout-à-falt différeht,
qu'il était même, à. ce qu'il paraît, très affectionné aux jésuites, et que ceux-<i;
de leur côté, lui rendaient estime pour estime, jusqu'à défendre auprès de la cour
de Rome le livre des Maximes des Saints, contre lequel étaient ameutés tcAis
les théologiens du temps.
L'impression produite sur les bénédictins français par le gouvernement espa-
gnol de Naples Kit toute tlifférente de celle que leur avait fait éprouver J^^oo-
vemement romain. « Le vice-roi, dit Michel Germain, gouverne avec une jtûtîoe^
une sévérité et une application qui fait mettre le plus bel ordre qu'on ait peut-être
jamais vu. 11 est inflexible. Ses meilleurs amis, s'ils font mal , sont les plus.rode-
ment châtiés. Il a le don de commander. Ni homme ni femme ne porte.aUcaa
or ni argent sur ses habits. Tous les hommes presque sont vêtus de noir, les per-
sonnes de l'autre sexe ia plupart de même, et dans une très grande simplicité;
Cest eomme dans les vieux tableaux de la nef d'Amiens. Il y a une si graMe
sûreté dans la ville et partout ailleurs, jour et nuit, que depuis deux ans À demi
on n'a entendu parler que de deux meurtres. »
Ce qui flattait surtout les pieux ëôllègues de Mabillon , c'est que les Napolitams
' ne témoignaient aucune indisposition contre la France, qu'ils en parlaient avec
modération, qu'ils étaient pleins du haut mérite du roi ^ et qu'ils reildaient
justice aux grands hommes du grand règne. « Descartes, dit à ce propos la Cor-^
respondance, Descartes a les plus beaux esprits de Naples pour sectateurs. Ils^
stfaX avides des ouvrages faits pour sa défense et pour éclaircir sa doctrine : nos
libraires de Paris en débiteraient s'ils avaient ici commerce. Ces savans ne sont
' pas jésuites. Tout Italiens qu'ils sont, ils ne les épargnent pas, même en leur*
présence; je m'en suis étonné. C'est pourtant ce que j'ai remarqué ici et ailleurs;
c'est peut-être que fin contre fin ne vaut rien à faire doublure. » '
" Nous ne suivrons pas nos' bénédictins dans leurs excursions de courent en
couvent, de bibliothèque en bibliothèque; c'est un soin que nous laissons aux
érudtts et aux bibliographes curieux d'étudier en détail l'histoire de la décou-
verte d*un manuscrit, de la rectification d'une date , de l'épuration d'un texte.
' Nous indiquerons seulement pour mémoire aux touristes de l'éruditioainodem?*
' comme un guide et comme un spécimen, toute la partie de la Correspondance
.340 REVUB DES DEUX MONDES.
inédite qui se rattache aux travaux de recherches et de dépouillemeas exécutés
par nos pieux voyageurs. L^exemple de Mabillon et de ses savans disciples pourra
stimuler utilement leur zèle, et il leur sera facile de se convaincre qu'une mission
scientifique, au temps de Louis XIV, n'était pas ce qu'elle est trop souvent de
nos jours, une affaire de complaisance pour le ministre qui l'accorde, une affaire
d'agrément pour le touriste qui la remplit, une charge inutile pour le budget
qui la paie. Pendant leur séjour en Italie , qui fut de quinze mois , Mabillon et
^s compagnons de voyage avaient feuilleté, collationné, analysé ou copié plus
de trois mille manuscrits. Ils rentrèrent à Paris rapportant plusieurs rames de
papier de pièces inédites et quatre mille volumes, la plupart d'une grande rareté,
qui furent déposés à la Bibliothèque du roi. A voir tant de trésors ramassés en
si peu de temps, il semblait , dit un biographe ecclésiastique, que l'antiquité
tout entière rajeunît sous ses rides.
Ce fut là le dernier voyage de Mabillon. A partir de cette époque, il rentra
dans son cloître et s'enferma dans un repos studieux, occupé seulement de
^rvir la religion en éclairant son histoire et de faire refleurir l'antique disci-
pline, qui s'était perdue à travers la barbarie du moyen-Âge. Cette pensée, du
reste, était celle de tous les hommes éminens de Féglise française au xvo* siècle,
et, en étudiant l'esprit de cette église, on y découvre une tendance universelle
à se rapprocher du christianisme primitif. A aucune autre époque, le clergé fran-
çais ne montra une plus grande dignité de mœurs, une plus grande élévation
de pensée. De nouveaux ordres s'établissent, basés pour la plupart sur le tra-
Tail, l'instruction, le soin des pauvres et des malades; les carmélites de Sainte-
Thérèse, les frères de Saint-Jean-de-Dieu , les sœurs de la Visitation, les sœurs
de Saint-Vincent-de-Paul, se propagent sur tous les points du royaume, et il
s'opère pour ainsi dire une sorte de renaissance de la diarité. Rancé rend aux
macérations du cloître toute la dureté des premiers âges. On tradqit à Port-Royal
les Fies des Pères du Désert; la philosophie , étouffée pendant des siècles sous
la scholastique, s'allie de nouveau avec la théologie. La question de la grâce se
ranime comme au temps de saint Augustin; les pères renaissent dans Bossuet;
Fénelon rappelle en bien des points les premiers évèques de la Gaule, et les bé-
nédictins cherchent à ramener leur ordre au joug de la règle imposée par leur
fondateur. Qu'on ouvre la vie de Mabillon , écrite par son fidèle ami Thierry
Ruinart : on croirait lire, dégagée du merveilleux, la légende d'un compagnon
de saint Benoît; c'est la même humilité, le même mépris des biens de ce monde,
le même amour de la souffrance et du travail, la même résignation. A chaque
ouvrage nouveau qu'il composait, Mabillon portait sur l'autel les premières pages
de son livre, pour offrir à Dieu les prémices de son esprit. Quand on fixnssait
par des éloges la seule susceptibilité qui fût dans son ame, celle de la modestie,
il se hâtait de changer de discours, et répondait simplement : «Tignore ces ver-
tus que vous voyez en moi , mais je connais ma faiblesse; c'est à Dieu qu'il ap-
partient de me juger, il est ma force et mon espérance. Prie^^le donc de me
rendre tel que vous me croyez. »
Malgré de vives douleurs de poitrine et de fréquens maux de tète qui néces-
sitèrent une opération douloureuse, Mabillon, retiré dans Tabbaye de Saint-
Germain, n'en continuait pas moins ses travaux avec une infatigable persistance.
Bans le Traité des études monastiques, il posa ce principe, que l'étude doit être.
MABUXON BT LA GOUB DE ROME. 3tt
•
après la prière, la principale occupation des moines, et il montre ce qn'îl fkiil
étudier et comment on doit étudier. Pour le cloître, c'était un appendice àl^
règle, une réforme salutaire et rendue nécessaire par les progrès de la ciTilis»*.
, tion et des lumières; pour l'érudition, c'était une méthode. Aussi ce livre fut-iT
traduit dans toutes les langues de l'Europe, et reproduit en Italie sous le titre de,
Schola mcUfiUoniana; mais, quoique inspiré par les sentimens les plus pon»
quoique honoré des plus nobles suffrages, il fut pour Mabillon une sourœ de^
Yi£s chagrins, en l'engageant malgré lui dans une polémique contre l'abbé da
Rancé. Le célèbre réformateur prétendait que recommander aux moines les tr%*-
vaux de l'esprit, c'était irriter leur orgueil; Mabillon soutenait au contraire qoe
la vraie science conduit à l'humilité. Rancé apporta dans la querelle toute la.
' fougue, tout l'emportement de ses premières années, et il alla même jusqu^à ie«
procher à son adversaire d'avoir écrit contre sa prop re conviction, « Je puis
tomber dans l'erreur, répondit le pieux bénédictin, aussi bien que les autres
hommes, je puis encore tomber dans des contradictions; mais que j'écrive coatie
ma propre convictioUy j'espère, avec la grâce du Seigneur, que cela ne mV
rivera jamais. » Rancé voulut répliquer de nouveau , des amis communs s^ii
.terposèrent, et le voyage que fit Mabillon à l'abbaye de la Trappe, en i69^
amena une réconciliation qui est restée célèbre dans l'histoire des querelles ht^
léraires. Voici en quels termes Mabillon lui-même rend compte, dans une lettre
adressée à son collègue Estiennot, de l'entrevue qu'il eut avec l'abbé de Rancé i
tt Je parlai quatre fois à M. l'abbé , la première sans dire un seul mot de
notre contestation. A la seconde, M. l'abbé comme nça par dire qu'il ne savait
pas si nous n'aurions pas été fâchés de ce qu'il avait écrit contre moi; àœs
mots, je l'embrassai, et lui, moi, tous deux à genoux, et je répondis quesoifr
écrit n'avait donné aucune atteinte-au respect et à la vénération que j'avais ei&
pour lui. 11 m'ajouta que, lorsqu'on était pénétré d'une certaine vérité, on disait,
quelquefois les choses d'une manière un peu vive, mais qu'il me priait d'être
persuadé qu'il avait pour notre congrégation, et pour moi en particulier, tous
les sentimens d'estime et de cordialité qu'on pouvait avoir, et qu'il était bien
. aise de faire cette déclaration en présence du père avec qui j'étais. » Huet, Ar»
nauld, Nicole, Fleury, se rangèrent, dans cette querelle, du côté de Mabillon, et
il devait en être ainsi, car, en prenant toujours pour guide sa conscience et sa
conviction, le pieux bénédictin portait, dans les questions en apparence les plus
indiiiërentes, une vigueur de raisonnement, une rectitude de critique qui ne
laissaient pas la moindre place au doute, et la force de ses convictions, le senti-^
ment de la vérité historique, éclataient avec tant de puissance dans ses moindres
travaux, que Fun des prélats les plus distingués de la cour de Rome, le cardinal
Aguirre, lui écrivit un jour : «c Je vous ai lu lentement, car la langue française
ne m'est point fiamilière; mais j'ai pu dire avec le philosophe : Ce que j'ai compris^
je l'approuve; ce que je n'ai pas compris, je le crois. » En effet, l'érudition, pour
Mabillon, n'était point une œuvre de curiosité stérile; il en faisait, pour les vertus
révélées par le christianisme, ce que les anciens avaient fait de l'histoire pour
les vertus civiques, une règle et une doctrine, et souvent même il en déduisait
des conséquences toutes pratiques. C'est ainsi que dans un passage extrait des.
/{^flexions sur les prisons des ordres religieux, il expose, ainsi que Ta remar-
que pour la première fois M. Valéry, tout le système de l'emprisonnement cd-
^2 >ftsnJB. ns Muxt mmmb.
lulaîK. tf Ne pourrait-OD'pas, dit^il^ à propoade la prison de saint Jean' Cli-
«maqae, ne pouirait^on pas étaMiriun liei» semblable dans les ordres religieux
pour y renfermer les péni«ens94l y anrait dansée lieu plusieurs cellules, sem-
' blables à celles des dMUtreax, awo un 'laboratoire pour les exercer à quelque
travail uHle. On pourrait ajouter aussi à chaque eellule un petit jardin, qu*on
leur ouvrirait à oertaftne»^ heures, pour les y faire travailler et leur faire prendre
un peud*air. Us a^tsteraientaux offices "divins, renfermés au commencement
dans quelque tribune séparée, et après avec les autres danâ le chœur, lorsqu^Qs
' auraient passé les premières épreuves tlela pénitence et donné des marques de
vésipiscence . Leur vivre serait frfus^rossier et plus pauvre, et leurs jeûnes plus fré-
quens que dans les autres communautés. On leur ferait souvent des exhortations,
et leur supérieur, ou quelque autre de -sa part, aurait soin de les voir en parti-
culier et de les consoler et fortifier de temps en temps. Les séculiers et externes
n'entreraient pas dans ee lieu, où' Ton garderait une solitude exacte. Je ne doute
pas que tout ceci ne passe pour une idée d'un nouveau monde; mais, quoi qu'on
en dise ou qu'on en pense, il sera facile, lorsqu'on voudra, de rendre les prisons
et plus utiles et plus supportables (1). »
La publication des quatre premiers volumes des Annales de rordre de Saint-
Benoit , entreprise à la sollicitation' dé Renaudotetde'Baluze, occupa Mabîllon
pendant les dernières années de sa vie. Avant de se mettre à l'œuvre, il se rendît
en pèlerinage à Clairvaux pour visiter le tombeau du saint, et chaque jour il
célébra la messe sur ce tombeau, dans le calice même dont saint Benoît s*était
servi. Ce pieux contact avec les morts dont 11 allait raconter les actions rendait
plus saints et plus austères encore à ses yeux ses devoirs d'historien, et il porta
dansée nouveau travail toute Fardeur'de sa jeunesse, la même indépendance de
critique, et l'amour de la Vétité, noble passion, supérieure, comme tous les
grands sentimens de l'esprit, aux passions orageuses du cœur, et qui ne se flétrit
pas comme elles sous le poids des années. Les années cependant s'étaient accu-
mulées sur sa tête. Le travail continu de là pensée, la rigoureuse observation de
la règle, avaient miné ses forces. La mort approchait; MabiUon s'absorba tout en-
tier dans la méditation de ce moment suprême, et consigna ses sentimens dans un
admirable petit traité de philosophie chrétienne, le traité De morte chrHtîana^
qu'il dédia à la reine de la Grande-Bretagne. Le !•' décembre 1707, il ressentit
plus vivement les atteintes du mal qui devait l'emporter bientôt. Ce jour-là, il
était parti vers six heures du matin, à pied, malgré son grand âge, pour se
rendre à' l'abbaye de Chellcs, à quatre lieues de Paris; il fut pris* pendant la
route de vives douleurs de vessie, n'arriva qu'à grand'pcine au but de sa pro-
menade, et resta huit jours à CheUes sans qu'on eût reconnu la nature du mal.
Un médecin qu'on appela de Paris ne laissa aucun doute sur le danger;' Ma-
biUon accueillit son arrêt avec une sérénité parfaite, et son premier soin fut de
demander dom Thierry Buinart, son collaborateur et son ami. « Il feut nous sé-
parer, lui dit-il en l'apercevant; » et comme Ruinart répondait par'des larmes:
« Pourquoi vous affligez-vous? repritWabillon; n'est-il pas juste que je parte le
premier? n'y a-t-il pas assez long-temps- que je suis dans ce monde? ne fautril
pas aller à Dieu? » Ruinart n'essaya point de leconsoler par ces-moÉs rassurans
[XyOEuvrti poithumei dèHàbiUon, tonie'!!, ^. 331.
MABUAON' ET LA COUB DB BOUE. 349^
qiL'iospireBt les affcdions hamûnes à ceux qui vont perdre ua être chéri. Gela
eût été contraire à la règle; il lui serra la main et se mit à genoux.
A quelques jours de là, Mabiilon fut rapporté à Paris dans la litière du oar«
dînai d'Estrées, et^ quand sa maladie fut connue de la capitale et de la provinoei
la plupart des évéques ordonnèrent des prières. Les pauvres, les eofans, les curés
de campagne, pour qui Mabiilon avait toujours eu des sympathies particulières,
prièrent dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les paroisses de village. Les
grands personnages de Tépoque envoyaient fréquemment savoir de ses nouvelles*
Lui, toujours humble, s'étonnait qu'on s'occupât ainsi d'un pauvre moine;
cet empressement universel autour de sa personne l'efirayait presque, et il crai"*
gnait d'en concevoir de l'orgueil. 11 craignait surtout, au milieu des p^us tristes
épreuves de la maladie, ces impatiences et ces regrets qu'arrache la douleur, et,
dans les opérations délicates qu'exigeait sa situation, il fallait que le chirurgien
qui lui donnait des soins l'exhortât, à se plaindre lorsque ses souffrances de^
viendraient plus vives, afin d'éviter de graves accidens. Dans les rares moniena
de calme que lui laissait la douleur, il discourait, avec ses frères, des devoirs
et du but de la vie; il leur recommandait l'amour de l'étude, la patience dans
les arides travaux de l'érudition, le respect de la vérité; il les exhortait à rester
pauvres en tout, même en /ait de livres^ et leur promettait de ne j point les ou*»
biier dans ce monde inconnu dont il touchait le seuil. Le spectacle de cette ago«
nie frappa profondement les moines de Saint-Germain-defr-Prés; ceux qui sar^
vaient la mort des docteurs du moyen-àge comparaient Mabiilon à tous les
saints dont lui-même, dans, les Aclei de l'ordre, avait raconté la vie» à tous
ceux dont la légende avait exalté les derniers instans. Si l'approche du moment
Mipreme avait jeté parfois le moribond dans de vagues tristesses, ils avaient toutp
la tradition chrétienne pour excuser ces terreur» àcUntatres; ils savaient qu^
la foi ne comble pas tous les abimes, et se rappelaient ce cri magnÀhque pousfi;é
par saint Bernard dans les profondeurs du cloître : a Ma chair n est pas de fer
ou d'airain; je suis homme, siyet au pèche, esclave de la mort, et j'ai peur do
ma mort et de la mort des mieus; morlem tneam et meottitn horreo. »
Le>27 décembre 1707, vers cinq heures du soir. Tordre de SaintrBenoit perdit
son dernier saint, et la France un de ses plus illustres érudits. La mort de dom
Jean fut reçue avec un deuil universel; les protestans même le pleucèfent;. les
moines de Saint-Gerinaio, qui avaient reçu son dernier soupir, frappes de la
sérénité de se^ traits^ racontèrent que ses yeux éteints par la mort s'étaient
ranimés tout à coup, et qu'ils avaient brillé d'une lumière céleste. C'est ià,
d'après les agiographes du moyen-age, le signe le plus certain auquel on re-
connaît les élus. Pendant les deux jours qu'il resta exposé, une foule immense
vint baiser ses pieds, couper, pour en faire des reliques, des morceaux de ses
Tètemens, et le pape lit écrire par le cardinal Colioredo à Thierry Ruinart que,
quoique la règle de Saint-Benoit défendit d'inscrire aucun nom sur k sépulture
des moines, il verrait cependant avec plaisir que le nom de Mabiilon fût mis sur
^sa tombe, a car, disait le saint père, on devait au moins pouvoir montrer la
place où reposaient ses cendres aux étrangers illustres qui viendraient visiter
Paris. »
Aujourd'hui, dans Mabiilon, nous avons oublié le saint: nous n'avons plus à
demander à sa vie l'exemple des vertus monastiques, car, entre son époque et
%Ut UV|}B DES DEUX MOlfBIS.
«
Ift nèire, il y a Voltaire et la révolutioa française; mais l*Europe savante se sou-
^ieot de Ténidit, et le cite encore comme le modèle, perdu peut-être, de ces
lioiimies simples et forts qui ont élevé des monumens à jamais durables, en tra-
vaillant dans Tunique dessein « de rechercher et de publier la vérité sur un objet
tiiéri. » Tout ce qui se rattache à ces hommes d'élite, au siècle glorieux de
Louîs XrV, à cette seconde antiquité, qui ne peut que grandir encore par la dis-
tance, et surtout par le contraste, nous intéresse à juste titre; aussi félicitons-
ttous vivement M. Valéry d'avoir rassemblé dans la Correspondance inédiie et
annoté avec un soin vraiment religieux ces lettres qui sont de véritables reliques
fOKxr les amis de notre histoire. La préface de l'éditeur en fait ressortir d'une
fkifon piquante toute Fimportance, et, en effet, les érudits et les bibliographes
j trouveront d'utiles renseignemens sur les exhumations des textes et lesédi-
ttODS des livres; ils y trouveront surtout, à côté du dévouement à la science, la
implicite qui en rehausse le prix, une bienveillance inaltérable envers ceux qui
s'occupent des mêmes études, et cette urbanité qui fait le charme des rapports
él la douceur de la vie; car, par un contraste remarquable, ces moines, qui ont
renoncé à tous les plaisirs, à toutes les joies du monde, adoucissent pour les
nôtres leur austérité; ils gardent, dans les relations, toute la grâce, toute l'élé-
gance de cette société avec laquelle ils ont rompu sans retour, et la politesse
la plus exquise est encore pour eux une forme de la charité. Les prophètes ul-
framontains du néo-catholicisme pourront, ainsi que les savans, tirer quelque
Jprofît de la Correspondance; ils y verront comment les hommes les plus ortho-
4Qiiesdu xvu* siècle s'exprimaient sur le compte des philosophes, lors même qu'ils
désapprouvaient leurs doctrines, comment alors on respectait le pape, en tant
^ue pasteur des âmes, sans se croire obligé de l'admirer comme souverain tem-
porel, ce qu'on pensait des jésuites quand on les avait vus manœuvrer dans leur
quartier-général, et du saint-office, quand on en connaissait les juges et les pri-
sons. Enfin ceux qui cherchent dans les ruines de l'Italie d'autres souvenirs
%Qe les. souvenirs de la papaoté, ceux qui demandent une nation à cette terre
léoonde, s'ils parcourent ces lettres arrachées par hasard au secret des con-
-fidences intimes, s'arrêteront peut-être avec tristesse sur plus d'une page, éton-
nés de voir des moines, sujets de Louis XIV, désespérer de l'Italie, s'affliger d'y
diercher les marques de Tancienne liberté, pour n'en retrottver que des appa-
wtneeSf et résumer la vie d'un peuple, auquel cependant à aucune époque n'ont
ananqué ni les grands esprits, ni les grands courages, par ce mot qu'on peut
-foire sur un tombeau : /ar nienle.
Gb. Louardre.
fflSTOïRE
DU
CONSULAT ET DE L'EMPIRE
PAR M. A. THIERS.
6IX1È1IB TOLOn.
n y a quarante ans, la France était au comble de la gloire. Au
%nv siècle, Louis XIV, brillant héritier des travaux de Richelieu et de
Mazarin, avait placé la monarchie française au premier rang des puis-«
sanoes européennes. Au xix*, Napoléon outrepassait cette grandeur^
Son génie, les circonstances extraordinaires d'une révolution dont il
était le modérateur et le représentant, imprimèrent alors aux événe^
mens un caractère de nouveauté merveilleuse. Il fallait désormais sor-^
tir de Thistoire moderne pour trouver à la situation que Napoléon s'é-
tait faite de convenables analogies. Il n'était plus permis de le compa-^
rer à Cromwell; déjà même, dans la liste des empereurs illustres, il
laissait derrière lui Charles-Quint pour s'approcher tous les jours de
Gharlemagne. Nous voyons dans l'histoire, au-dessus des grande
honunes qui servent avec puissance les intérêts de leur pays, quelques
hommes plus grands encore qui appartiennent au genre humain. Le
nombre en est fort petit. A côté des trois ou quatre noms qui primeront
éternellement tout^ les renonmiées, Napoléon mit le sien.
Voltaire s'étonne quelque part qu'on ne puisse passer par une seule,
ville de France ou d'Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rtvs^c^
TOME XTII. 23
316 RBTUB DBS DBUX MûKmHL
d'Angleterre vers Calais, sans trouver de bonnes gens qui se Tantent
d'avoir eu César chez eux. Chaque province, dit-il, dispute à sa voisine
l'honneur d'être la première en date à qui César donna les étrivières.
Voltaire ajoute : a Les Indiens sont plus sages; ils savent confusément
qu'un grand brigand, nommé Alexandre, passa chez eux après d'au-
tres brigands, et ils n'en parlent presque jamais, b A défaut des In-
diens, le monde en a parlé, et l'Orient a subi l'ascendant de la civili-
sation grecque, que lui apporta dans^ ses replis de fer la phalange ma-
cédonienne. C'est ce rôle de civilisateur à main armée qu'en 1805 allait
de plus en plus prendre Napoléon. Déjà il avait exercé sur l'Italie une
influence heureuse, il l'avait arrachée^ l'Autriche, il Qf ar ail fait icon-*
naitce et goûter l'égalité civile, ainsi que l'unité de légiaktion. Après
l'ItaUe vint le tour de l'Allemagne. C'est l'Angleterre qui contraignit
Napoléon à passer le Rhin pour se débarrasser sur l'Océan dun si rude
adversaire. Elle se sentait trop vivement menacae chez elle pour ne pas
lui chercher des ennemis sur le continent, dùtrelle les payer fort cher,
et elle forma contre la France une troisième coaUtion, dont le dénoû-
meut fut la paix de Presbourg. De cette paix date la an de l'empire ger-
manique, et pour l'Allemagne une ère nouvelle. Cependant, un an aupa-
ravant, la députation de l'empire, Reichid^piUatùm, avait à Hatisbonne
promulgué un décret en quatre-vingt-neuf articles qui réglait les af-
faires de l'Allemagne, et la diète elle-même avait contirmé les lois en-
core subsistantes du corps germanique, en déclarant le maintien de
l'ancienne constitution dans tous les pomts auxquels on n'avait pas tou-
ché. Le 26 décembre 1805, le traité de Presbourg mettait toutes ces dé- '
clarationsau/iéant. Par ce traité, Napoléon faisait rois les électeurs: de
fiavière et de Wurtemberg, qui recevaient en outre avec la couronne
des territoires que leur cédait 1 Autriche* C'était briser les liens daien^
pire germanique, puisque les nouveaux rois étaient investis, sur les par-
ties anciennes et nouvelles de leurs états , de la plénitude de la souvcr-
raineté. Au surplus, les conséquences du traité de Presbourg ne se
firent pas attendre. Le 12 juillet 1806, seize princes allemandSi ayant
à leur tête les rois de Bavière et de Wurtemberg, déclarèrent se séparer
à perpétuité du territoire de l'empire germaniquci et former entre eux.
une confédération particuhère sous le nom à^Élais confédérés du Ahin^
La nouvelle confédération se plaçait sous la protection suprême de l'em-
pereur des Français. ËnOn un manifeste émané de l'empereur d'Alle-
magne vint mettre le sceau à cette révolution. François 11 déclara qu'il
considérait comme dissous les liens qui jusqu'à présent l'avaient atta-
ché au corps de l'empire germanique, et qu'il regardait comme éteinia
par la confédération des états du Khin la charge de chef de l'empire*.
Depuis cette déclaration, que de cbangemens ont défait en%AileQU»gne
l'œuvre de 18061 Toutefoisil'empire germanique ne s'e&t p^ relevé, et
/t
i^
HI8T01IB. IHJ COWmSLAl ET /M vL'EMPIRB. ^817
>kg voyanHiieg de Wiirtemberg, de Bmnkce, sent ddiook <Si<k muÊêêé^
ratk» du Bain i a disparu dans le vàate naufrage de Napoléon, TAUe*
luague méridionale a gardé renipaileîiite^t les lnetifaite<de la «entra-
'liialio& sdiitaire qui lui fut impriinée sur les ruines dé la féèdatHé
germaniciue. LoDode cii il est en ?igiienr sur les bordsdn^Rhin^ il y a des
chambres représentatiires à Munidi, à Stuttgart^ à Carbrofae^ à Darms-
tadtl OetteTévolution conrtitntioBiidle est devenue posciiMe lejour eu
FcanfoÉsIIia pcoebmé lui^nÉéme qu'il n*y avait ^iis d'empire d'AUe-
r magne.
Tel» senties résultats. Quels fùrentleamoyensîVoUàie domaine de
Ylriibiire.fkopfeinent dite. L'histoire raconte les desseins, les' entre-
ipdsesMlBOvaclBiHrsqui se {Hroduisenisur laooene; elle apprend parqnels
pffooédéSyfpar quds éT^mens^de grandes réifohErtions politiques^ et
B]orale0»eiit été préparées. Jusqu'à présent, parmi les moyens qui
amènent ces tmémdrîddes résultats, la gmrre a été au premier rang.
NoBS ignorons &'il iriendra im temps où ^e sera > supprim ée , où 4es
difftcidléft qui paetagerent le» nations seront résoines à l'amiable' dans
de» congrès AtmNmftotne#. Jusqu'à présent les idées ^t les passions eon-
htaifie8<quiront> sérieusenient amnéiles peuples leur ont mis les armes
àla main,)etc!est. après awir beaucmp^bâtaillé que* les peuples ont
-igMé les doueeurS de ila^ paix. La^révolntion firançaîse a¥^t dès le dé-
. but'pBecfamé son horreur pour les guerres de conquête etfd'enfabisse-
oment, et -cependant, après e'^e* 'défendue* héroïquement contai dHn*
justes agressions^ elle se répandit au dehors a¥ec une IrrésisIBile
impétuoëitéi iBans ce débordement, dans cette propagande de 4a vic-
toire, il y a deux choses à admirer, les décrets àe la Providence et le
génie de l'homme qui en était Instrument. Il^résentant de l'ordre en
-1P4»aee> JHapoléonlutppnrJeniondomi agent exb^aofdinaire de réno-
' vaibnsiet deohangemens; Il ne Ctnt pas s'étonuer s'il' ne respecta pas
^tescondltiQBS elles kn» d'équiUnrede la politique' suivie jusqu'alors,
^puisque c^était* préeîaémeat sa mission de* rapprocher, de fondre^es
'peuplesamtreem! par des eeralrinaisons nouvelles,' et d'accélérer ainsi
lesfffogièsdelasooiabilité earopéenne^ Maintenant quelle est la nature
^fétenduodu génie jqui, par la Providence, fut voué à cette mission;
queHes flureotdes' inépuisables 'nsssoiirceside cette «rgonisatieirprivîlé^
giéo enlroliAites^ ses j^ans, eespsojots, ees triomphes^ ses mécomptes^
ses {àutes,* ses rev^fs^qœl ftit l'homne^enfin danS' le détaîl'de ses eon-
ceptioos^tidd^ses lacfes :; c'est là un des plus grands^taUeaux qui 'puis-
sent être présesiés à l'adamation^ à la omsssitéliiBnaiDe^c'estlà Vhis*
toire doni^iH.; Tbiers sfest emparé aveciantide iMossance^ eicpiVl^^on-
'diflue avQcarae égale vigueur.
Dès^ les premières pagesdusixiànievEolume>deriKilknre^^rf^ Cemulût
4et'4l(^ i'Ai9W)e,!iiionsttroaions(NaflÉéon toiltM^^ dessaînalUine
guerre oontinentale. La douleur d'être obligé de s*arracher de Bou-
logne pour combattre une troisième coalition avait été Tiye, mais
courte; elle avait bientôt cédé la place à d'autres pensées. Napoléon
«vait saisi le plan des coalisés qui préparaient contre lui quatre agres-
•sions : la première au nord par la Pornéranie, la seconde à l'est par la
vallée du Danube, la troisième en Lombardie, la quatrième au midi de
l'Italie. C'était dans la vallée du Danube que la coalition devait tenter
son plus grand effort par la jonction des Autrichiens et d^ Russes;
c'est là aussi que Napoléon résolut de porter le gros de ses forces; il
voulait, comme le dit son historien, a faire tomber toutes les attaques
secondaire par la manière dont il repousserait la principale. » Frapper
les Autrichiens avant l'arrivée des Russes, se jeter ensuite mir ceux-ci,
qui n'auraient plus pour soutien que les réserves de l'Autriche au lieu
de sa principale armée, tel fut le projet de l'empereur. Cette donnée est
au fond tr^ simple; seulement, pour l'accomplir, il fallait des pro-
diges de sagacité et de promptitude dans l'exécution. Ces prodiges, ces
combinaisons pleines à la fois de finesse et de bon sens sont racontées
par H. Thiers avec une admirable lucidité, qui ne peut être que le ré-
sultat de la plus profonde étude du sujet. Si l'historieB de Napoléon n'a
rien épargné, ni méditations, ni veilles, ni recherches, ni explorations
de tout genre, poiir rendre accessible à tous l'intelligence des opéra-
tions militaires de l'empereur, il est bien récompensé de ses travaux,
car son but est atteint. Après avoir lu ses pages si claires sur les évolu-
tions et les événemens qui ont amené la reddition d'Ulm, on a gravé
dans l'esprit le merveilleux ensemble avec lequel les forces françaises
vinrent des points les plus opposés, du Hanovre, de la Hollande, de
Boulogne, converger à la vallée du Danube, le secret qui fut gardé le
plus long-rtemps possible sur toutes ces marches, l'immobilité du gé-
néral JUack dans Ulm, qui faisait précisément tout ce qu'avait espéré,
tout ce que désirait Napoléon, les demi-mesures que prit le général
autrichien après avoir reconnu qu'il était enveloppé de tous côtés par
l'armée française, demi-mesures suivies de la capitulation célèbre par
laquelle vingt-sept mille honmies jetèrent leurs armes aux pieds de
Napoléon. Cependant les lieutenans de l'empereur avaient, dans diflé-
rens combats, fait trente mille prisonniers aux Autrichiens, de manière
qu'en vingt jours une armée de quatre^vingt mille hommes se trouva
détruite. L'armée française n'avait que quinze cents hommes hors de
combats Napoléon put dire dans une proclamation à la grande a^ée
que cela était sans exemple dans l'histoire des nations.
A y a plus de poésie dans les faits que dans les fictions. Au moment
où nos soldats étonnaient l'Europe, Trafalgar projetait sur un si beau
succès une ombre triste et sangknte. Ce oontrftste, cette catastrophe
qui anéantit pour long-temps notre puiswica marUime^ çoat expoeé^
HISTOIRE IPU, GOPHL^T , ET DE L EMPIRE. 349
par M. Tbiers 9Lyec une iiqpartiaUté «jpii n'aie rien au pittoresque du
récit. Dans les circonstances où Tamiral Villeneuve était placé, tant
par ]a force des choses q^e par ses propres foutes^ ^ défaitq était inévi-
table; c'est ce qu'esydique rbistorien; qui termine sa démonstration par
ces remarquables paroles : « Tout le monde se préparait sa part de
tort dans un grand désastre. Napoléon celle de la colère^ le ministre
Decrès celle des réticences, et Villeneuve celle du, désespoir. » Ubis-
torien constate aussi sans détoi^ la supériorité maritime de$ Anglais,
qui, comme il le dit, avaient opéré sur mer ime révolution assez sem*
blable à celle que Napoléon venait d'opérer sur terre, et cette équité
ne fait que mieux ressortir l'intrépidité personnelle de uos marins.
Les parties les plus remarquables de ce récit sont la mort de Nelson,^ le
jugement de l'historien sur le caractère de cette célèbre journée et sur
la conduite de Napoléon quand il eut appris ce désastre, ki l'Lqjustice
de l'empereur n'échappe pas à la censure de l'bis^rieq,
Hais revenons çur le continent, sur le ttiéâtre où Napoléon se prépa-
rait à réaliser la seconde partie de ^on plan, la défaite de l'armée russe
et des réserves autrichiennes. La guerre à tous ses degrés est un bel
emploi de la force humaine; nousXa voyons dans le soldat sous la phy-
sionomie de l'obéissance à laquelle on demande tantôt une résignation
sans borner, tantôt des prodiges de valeur. L'ofQcier qui va au feu
comme le simple soldat a en même temps une part de direction et de
responsabilité; dans le commandant supérieur qui a sous ses ordres plu-
sieuicscorpsy ,U responsabilité s'agrandit, çt l'intelligepce doit être égale
au courage; enfin, pour le général en chef qui se sent l'ame de toute
une multitude armée attendant de lui son salut ou sa perte, la guerre
s'élève à toute sa grandeur. Que sera-ce donc quand le général en chef
sera en même temps le souverain d'un puissant empire dont il aura
dans la main toutes les ressources et tous les intérêts? Telle était la po-
sition sans égale de Napoléon, que M. Thiers, au commencement de ce
sixième volume, a caractérisé avec bpnheur par ces paroles : a Pour la
première fois Napoléon était libre, libre conune l'avaient été César et
Alexandre* » Au moment où nous en sommes de l'histoire de l'empe*
reur, il faut r^onnaitre qu'il s'est admirablement servi de cette liberté
qui est toiypurs ua effrayant fardeau, même pour un génie de premier
ordre* Il a tout ensemble de l'audace, de la sagesse, de l'impétuosité,
de la ruse. Par un heureux mélange d'instinct et de réflexion, il devine
les plans de l'ennemi. Cest parce qu'il coqnait à fond les préjugés mi-
litaires des généraux autrichiens et du conseil aulique qu'il a pu pres-
sentir la position que prendrait Mack dans la vallée du Danube. En face
^e l'armée austro-russe, Napoléon a peut-être montré plus encore de pe-
Bétration et de finesse; il sut exciter chez elle une présomption folle en
affectant une attitude prudente, presque tin;ûde. Quand il s'établit entre
350 HrrUB -DBff DEUX MOlfimS.
t
Brunn et Âtisterlîtz, il prévoit tet encoaragé les projets que la position
respective des denx armées devait inspirer aux généraux russes. Jamais
plus d'adresse ne fbt associée à plus dé décision. C'est à V. Thiers que nous
devons de lire dans la pensée de Napoléon aussi nettemetit : il jette une
égale lumière sui^ toutes les idées, sur tous les desseins, sur toutes les
opérations^ de Tempereur. La méthode de rhistorien est excellente : il
prépare le lecteur à Fintelligence des mouvemens militaires en expo-
sant le but que devait se proposeï^ Napbléon, en faisant pressentir les
moyens dont il allait se servir; il entre ensuite dans tous les détails de
l'action; enfin il résume les données principales et les grands résultats.
Cest ainsi qn'illermine sa belle* description de la bataille d'Austerlitz
par ces lignes : a CMe ame, dans laquelle de si amères douleurs de-
vaient un jour succéder à des joies si vives, goûtait en cet instant les
délices du plus magnifique succès et du mieux mérité; car, si la victoire
est souvent une pure faveur du hasard, elle était ici le prix de combi-
naisons admirables. Napoléon, en effet, devinant avec la pénétration du
génie que les Russes voudraient lui enlever la route de Vienne, et qu'a-
lors ils se placeraient entre lui et les étangs, tes avait, par son attitude
même, encouragés à y venir; puis, affaiblissant sa droite, renforçant son
centre, il s'était jeté avec le gros de son armée sur les hauteurs de
Pratzeu, par eux abandonnées, les avait ainsi coupés en deux et préci-
pités dans un gouffre duquel' ils n'avaient pu sortir. La majeure partie
de ses troupes n'avait presque pas agi,lant une pensée juste rendait sa
position forte, tant' aussi la valeur de ses soldate lui permettait de les
présenter en nombre inférieur à l'ennemi . On peut dire que sur soixante-
cinq niillé Français, quarante ou quarante-cinq mille au plus avaieut
combattu, car le corps dé Bernadette, les grenadiers et linfanterie de
la garde n'avaient échangé que quelques coupsde fusil. Ainsi qua-
rante-cinq mille Français avaient vaincu quatre-vingt-dix miUe Austro-
Russes (1). » N'est-ce pas là une manière d'écrire l'histoirelarge, positive
et durable?
IJlm, Trafalgar, Austerlitz, puis les conséquences de cette victoire,
la paix dé Presbourg et la xxïnfédération du Rhin, telles sont les grandes
lignes du sixième volume delif. Thiers. Maintenant, que de détails va*
ries, de laits piquans, nouveaux; sont répandus dans ces divisions prin-
cipales!' Ils ressortent d'autant mieux que le dessin de la composition
est plus simple et plus ferme. Quand ed 'Moravie Napoléon es^€n face
des Rfisses, l'historien fait dé leurs généraux une intéressante peinture.
TloHs trouvons d'abord sur le premier plan la figure de Kutusof, elle
est originale et saisissanteJ'M. Thiers nous montre ce général en chef
déjà près dé la vieillesse, dissDlu/ avide, mais intelligent/délié d'esprit
*{iYHitMredu ComuM €t de rEmpire,4aaït YI, pagcTSSO.
HISTOIRE DU CONSULAT BT VE L'EHPIRE. 3S1
autant qu'il était lourd de corps, heureux à la guerre, habile à la cour.
Kutusof voulait surtout garder la faveur de l'empereur Alexandre,
aussi n'osait-il pas contrarier la coterie dont les Dolgorouki étaient les
chefs et qui avaient Foreille de l'empereur. Le jeune et brillant état-
major de l'armée russe demandait hautement qu'on prit l'offensive, et
se promettait la victoire. Il s'imaginait que l'aspect des Russes avait
intimidé, ébranlé Napoléon , qui n'espérait plus les battre comme il
avait vaincu les Autrichiens. 11 n'en douta plus quand il vit le général
Savary envoyé auprès de l'empereur Alexandre pour le complimenter
et connaître au juste ce qu'il voulait. Le sang-froid de Savary en en-
tendant les propos des officiers russes, la politesse évasive d'Alexandre,
la fatuité étourdie que déploie le prince Dolgorouki quand il est envoyé
à son tour auprès de Napoléon, et la colère sourde que ses propos in-
considérés excitent dans lame de l'empereur, tout cela est représenté
par M. Thiers avec une spirituelle justesse. Voici quelque chose de co-
mique. U y avait dans l'armée russe un général allemand, appelé Wei-
rother, qui prétendait avoir un plan admirable pour détruire Napoléon;
il était parvenu à le faire adopter par l'état-major de l'armée russe.
La veille de la bataille, tous les généraux étant réunis chez Kutusof,
Weirother exposa avec*une jactancieuse emphase ce plan merveilleux,
fondé tout entier sur la supposition que Napoléon battait en retraite et
ne prendrait sur aucun point l'offensive, a Cependant s'il nous atta-
quait? » objecta un des assistans (c'était un Français au service de la
Russie, le général Langeron). « Le cas n'est pas prévu, répondit Weiro-
ther, mais Napoléon n'attaquera pas. d Kutusof, qui avait dormi pro-
fondément pendant que Weirother pérorait, se réveilla et coupa court
à cette discussion en congédiant tout le monde. Les généraux russes
purent reconnaître le soir d'AusterUtz qu'effectivement le cas n'avait
pas été prévu.
U y avait une puissance qui , au milieu de cette grande lutte dont se
sentait ébranlée l'Europe, se trouvait dans la situation la plus perplexe
et la plus embarrassante : c'était la Prusse. De quel côté inclinerait-elle?
La coaUtion lui demandait si elle se joindrait contre elle à l'oppresseur
de l'Europe; d'un autre côté, cet oppresseur lui ofiïrait le Hanovre, qu'elle
désirait toiyours sans jamais oser le prendre. H. Thiers explique d'une
manière remarquable l'agitation extraordinaire dans laquelle une sem-
blable alternative jetait Frédéric-Guillaume : a Ce prince, dominé tantôt
par l'avidité naturelle à la puissance prussienne qui le portait vers Na-
poléon, tantôt par les influences de cour qui l'entraînaient vers la coa-
lition, avait fait des promesses à tout le monde, ei était ainsi arrivé à
un embarras de position auquel il ne voyait plus d'issue que la guerre
avec la Russie ou avec la France. Il en était exaspéré au plus haut point,
car il était à la fois mécontent des autres et de lui-même, et U n'envi-
352 REVCE DES DEUX MONDES.
sageait la guerre qu'avec épouvante, d La cour de Prusse, la famille
royale , où dominait une reine passionnée, belk et remuante, le brillant
prince Louis, neveu du roi, qui devait pafer si cher sa belliqueuse ar^
deur, se livrèrent à l'influence, aux séductions de Tempereur Alexandre
avec un entraînement contre lequel M. d'Haugwitz, avec toute son ha-
bileté, se trouva sans force. La politique de M. d'Haugwitz, qui avait
consenti à sortir de sa retraite pour assister le roi de ses conseils , avait
toujours consisté à maintenir la Prusse neutre entre les deux partis
européens et à tirer tout le profit possible de cette neutralité. Quand
Tempereur Alexandre fut établi à Potsdam comme Fhôte de Frédéric-
Guillaume , il obtint par ses obsessions que le roi abandonnerait cette
neutralité pour interposer entre les puissancQ3 belligérantes une sorte
de médiation armée, qui n'était qu'une adhésion déguisée à tous les
projets de la coalition. L'Angleterre ne s'y trompa pas; elle vit dans ce
changement de la Prusse un événement capital qui pouvait décider du
sort de l'Europe : aussi se hâta-t-elle d'apprendre au cabinet de Berlin
qu'elle tenait des subsides à sa disposition , s'il voulait mettre en mou-
vement l'armée prussienne. Ici, nous trouvons dans le livre de H. Thiers
un curieux détail qui arrive pour la première fois à la notoriété de l'his-
toire. Pour déterminer la Prusse, le gouvernement anglais ne pouvait,
comme la France , lui proposer le Hanovre; George III n'eût jamais
consenti à abandonner un pays qu'il considérait comme son patrimoine.
A la place du Hanovre , le cabinet de Londres oDKt la Hollande; c'était
faire assez bon marché des droits d'un pays dont on prétendait que la
France absorbait l'indépendance. En parlant de cette singuUère ouver-
ture du gouvernement anglais à la Prusse, M. Thiers ajoute qu'il fonde
son assertion sur des pièces authentiques. La victoire d'Austerlitz vint
redoubler les perplexités de Frédéric-Guillaume et de son gouverne-
ment. U faut lire dans notre historien les entrevues de M. d'Haugvritz
avec Napoléon avant et après la bataille , sa nouvelle mission à Paris
même, les perpétuelles tergiversations du cabinet prussien, qui accepte
enfin le Hanovre sans cependant se déterminer à une franche alliance
envers la France, l'embarras de Frédéric-Guillaume vis-à-vis la Russie
et l'Angleterre, enfin l'état de l'opinion à BerUn, qui demande la guerre
à grands cris. H. d'Haugwitz lui-même est entraîné. En vain il s'était
flatté de diriger le mouvement en paraissant s'y associer; illusion. Le
roi lui-même est forcé de quitter Potsdam pour se mettre à la tête de
l'armée, et, le 21 septembre 1806, il partit pour Hagdebourg. CVétait
line première étape v^rs le désastre d'Iéna. Toute cette histoire de nos
relations diplomatiques avec la Prusse et des dispositions de son gou-
vernement est traitée par H. Thiers avec une mesure où il n'entre pas
moins de tact que de fermeté, avec une modération qui n'ôte rien à la
sagacité et aux droits de l'historien.
HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'eMPIRE. 353
Cette sagacité, que la malicieuse indulgence de l'expression fait sou-
vent, chez M. Thiers, remarquer davantage, nous la retrouvons dans
ses jugemens sur les actes et la conduite de H. de Talleyrand. Précé-
demment rhistorien avait tracé le caractère et le rôle du célèbre di-
plomate; aujourd'hui, dans son sixième volume, il nous le représente
aimant à plaire plus qu'à contredire, ayant des pencbans plutôt que des
opinions; aussi M. de Talleyrand gardait-il à l'Autriche une prédilection
qui était comme une réminiscence des traditions de Versailles. Le len-
demain de la bataille d'Austerlitz, il conseilla à Napoléon de se montrer
modéré et généreux envers le cabinet de Vienne et de se faire de l'Au-
triche uTïê barrière contre la Russie, puissance nouvelle et menaçante.
L'idée était juste, et H. Thiers l'approuve hautement, mais elle était
associée à une autre pensée qu'il blâme avec non moins de raison :
c'était de ne plus s'hnposer aucune gêne à l'égard de la Prusse et de
ne plus s'inquiéter de ce qui pouvait lui convenir et lui déplaire. Tout
ce que raconte M. Thiers prouve qu'il y avait chez H. de Talleyrand un
mélange de sentimens contradictoires qui se livraient dans son ame un
secret combat, en dépit des apparences d'un flegme imperturbable,
Lorsqu'après la mort de Pitt, M. Fox arriva au gouvernement, M. de
Talleyrand pressa vivement Napoléon de profiter de sa présence aux
afbires pour négocier avec la Grande-Bretagne; il voulait sincèrement
la paix, et cependant, tout en la conseillant, le même homme, suivant
l'ingénieuse remarque de M. Thiers, flattait quelquefois les passions qui
amenaient la guerre. C'est ainsi qu'il caressait adroitement chez Na-
poléon le désir secret que nourrissait le conquérant de ressusciter le
titre d'empereur d'Occident pour mieux ressembler à Charlemagne,
Quand H. de Talleyrand se donnait la peine de faire le courtisan, il de-
vait porter dans la flatterie une séduisante habileté : cependant, s'il faut
en croire M. Thiers, Napoléon ne l'aimait pas et se défiait de lui. Porta-
t-il assez loin cette défiance, et s'en avisa-t-il assez tôt? Il y a déjà quel-
ques années qu'en parlant de M. de Talleyrand dans ce recueil , nous
disions qu'il était prématuré de le juger dès aujourd'hui en dernier
ressort, et que l'avenir nous apporterait successivement sur ce célèbre
personnage des révélations indispensables à l'historien. Or, voici une
déposition à charge que nous recueillons de la bouche d'un témoin
d'une intègre véracité. M. le baron Meneval a ajouté un troisième vo-
lume à ses Souvenirs historiques sur Napoléon et Marie-Louise. Il y
complète, sur des sujets intéressans, ce qu'il avait dit dans les deux pre-
miers. Il y raconte que, lorsqu'en 1808, l'entrevue d'Erfurth eut été
convenue entre Napoléon et l'empereur Alexandre, Napoléon emmena
avec lui le prince de Bénévent, bien que celui-ci ne fût plus ministre,
et qu'il l'employa dans ses conununications confidentielles avec le czar.
Chaque matin, à Erfurth, au lever, quand tout le monde s'était retiré.
354 BEVCB DBS mVTi MONDES.
Tempereur retenait M. de Talleyrand, Tentretenait de ses desseins et
de la conduite qu'il voulait tenir à Fégard d'Alexandre. Presque tous
les soirs, après le spectacle, le prince de Bénévent rencontrait le czar
chez M""* la princesse de La Tour et Taxis, et lui livrait les confidences
de Napoléon. II rendait à l'Autriche un autre service. L'empereur Fran-
çois H avait envoyé à Erfurth H. le baron de Vincent, en apparence
pour féliciter Napoléon , au fond pour pénétrer ce qui pourrait se tra-
mer de contraire aux intérêts de la cour de Vienne. M. le baron de Vin-
cent vit beaucoup le prince de Bénévent, qu'il connaissait depuis long-
temps, et il reçut de lui de précieuses communications. Ces faits, M. de
Talleyrand les a consignés lui-même dans ses mémoiresj' c'est M. le
baron Meneval qui nous l'apprend ; il a lu les passages où ils se trouvent
racontés. Il y a lu aussi l'explication que M. de Talleyrand donne de sa
conduite. Le prince de Bénévent était effrayé des dangereux progrès de
la puissance de Napoléon, aussi cherchait-il à arrêter l'impétuosité de
son essor et à entraver l'exécution de ses projets aventureux pour le
contraindre à la modération. Suivant son habitude, H. de Tallevrand a
déguisé sa pensée. Il se proposait surtout de se préparer, de se ménager
de puissans amis, pour le jour où des revers pourraient atteindre
l'empereur. Ces revers, il commençait à les prévoir; nous en voyons la
preuve dans ce commencement de trahison.
Le contraste entre les ministres des monarchies absolues et ceux des
pays libres a été saisi par IHi. Thiers avec finesse, a Les cours sont
bien capricieuses sans doute , dit l'historien ; elles ne le sont pas plus
que les grandes assemblées délibérantes. Tous les caprices de l'opi-
nion , excités par les mille stimulans de la presse quotidienne et ré-
fléchis dans un parlement où ils prennent l'autorité de la souverai-
neté nationale, composent cette volonté mobile, tour à tour servile ou
despotique qu'il est nécessaire de captiver pour régner soi-même sur
cette foule de têtes qui prétendent régner. » Ces lignes servent de pré-
liminaire et comme d'encadrement au portrait que F historien a tracé
de M. Pitt. M. Thiers persiste dans son premier jugement sur l'illustre
rival de Fox; en mettant M. Pitt trèd haut comme orateur; il lui refuse
le génie organisateur et les lumières profondes de l'homrme d'état. Ce-
pendant H. Thiers reconnaît que Pitt résista à la grandeur de la France,
à la contagion des désordres démagogiques avec une persévérance
inébranlable, qu'il maintint l'ordre dans son pays sans en diminuer la
liberté, et que, s'il usa et abusa des forces de l'Angleterre, elle était le
second pays de la terre quand il mourut , et le premier huit ans après
sa mort. Un pareil résultat a-t-il pu s'obtenir sans les lumières pro-
fondes de l'homme d'état? M. Pitt a été le premier adversaire en date
de Napoléon, et on peut dire qu'il lui a porté les derniers comme les
premiers coups, car l'Europe, après sa mort , continiia d'obéir à l'im^
HISTOIRE DU CONSULAT .BTDK^^IXPIRE. 35S
pulsion qu'il lui avait donnée. Il mourait. lau bruit dala YÎciaine d!Aus*-
terlitzy mais malhoureusement il avait p^paoé t Si 4 et Waterloo» L'An-
gleterre est depuis plusieurs siècles un pays trop, fortement organisé
pour qu'aucun ministre puisse y déployer un génie organisateur comme
chez un peuple où il y aurait table rase^ maïs elle a trouvé dans M. Pitt
précisément les qualités et les. passions nécessaires, pour lutter d'abord
contre la convention ^ puis contre Napoléon. Les adversaires de M. Pitt
avouaient eux-mêmes qu'il était né ministre. C'était Thomme nécesr
saire de son pays; la gloire de l'homme d'état peut-^Ue aller plus loin?
U nous semble que, sur ce point, Tillustre historien du consulat et de
Tempire n'a pas apprécié assez haut la valeur politique de certains faits
qu'il a lui-même racontés et signalés.
On se tromperait fort si Ton s'imaginait que tout l'intérêt du sixième
volume de M. Thiers est concentré dans le récit des événemens mili-
taires. On a déjà pu reconnaître que les négociations diplomatiques
tiennent dans son livre une grande place : vers la fin du volume^ les
efforts tentés à la mort de H. Pitt pour renouveler la paix entre l'An-
gleterre et la France, et les négociations avec la Russie qui avait envoyé
un agent à Paris, M. d'Oubril, sont racontés en détail. Ainsi le lecteur
ne perd jamais de vue l'Europe politique et ses représentaus. Pour l'his-
toire intérieure de la France, la richesse des détails n'est pas moindre
dans le Uvre de H. Thiers. Le budget de l'empire, les causes qui, pen-
dant un moment, avaient amené une disette de numéraire, le méca-
nisme de nos finances, sont expliqués avec cette lucidité facile qui est
une des habitudes de l'historien. A cette occasion, des faits jusqu'alors
peu connus ont été par lui mis en lumière; nous voulons parler des
rapports de la compagnie des négocions, réunis, tant avec le gouverne-
ment français qu'avec la cour d'Espagne. Ouvrard donnait l'essor à son
esprit aventureux; mais Napoléon ne voulait pas permettre à des spé-
culateurs de disposer des ressources de l'état, et, à son retour d'Auster-
litz, il fit déclarer la compagnie des négocions réunis débitrice envers
le trésor de 141 millions. Ce fut sur les calculs et les vérifications de
H. Mollien, devenu ministre, que cet énorme débet fut établi. Le gou-
vernement s'empara de tout ce que possédaient les négocions réunis^
puis Napoléon exigea qu'on mit le trésor français au lieu et place de la
compagnie à l'égard de l'Espagne. Cet épisode de notre histoire finan-
cière a été puisé aux sources les plus authentiques : M. Thiers a eu à
sa disposition les mémoires de l'archichancelier Cambacérès, ceux de
H. HoUien, également inédits, enfin les archives du trésor. Si Napo-
léon était aussi sévère sur la manutention des deniers de l'état, c'était
pour les appliquer à de grands travaux d'art et d'utilité publique. Son
historien le montre restaurant l'église de Saint-Denis , élevant sur une
des places de Paris une imitation de la colonne trajane^ projetant l'a*
386 RBVUB DES DEDX MONDES.
chèvement du Louvre et l'érection de Tare de l'Étoile, traçant lé plan
de la rue Impériale; qui devait aller des Tuileries à la barrière du
Trône. Cependant un nouveau code simplifiait la procédure civile; l'or-
ganisation du conseil d'état était perfectionnée, et une loi en trois articles
créait l'Université. C'est ainsi que Napoléon se reposait des fatigues de
la guerre. Il avait l'activité de César, et, plus heureux en ce point que
le dictateur romain, il eut plus de temps que lui pour fonder ces insti-
tutions civiles sur lesquelles, en grande partie, repose aujourd'hui la
stabilité sociale. Enfin nous aurons donné une idée à peu près complète
de tous les élémens qui concourent au vaste ensemble de ce sixième
volume, quand nous aurons dit qu'on y rencontre, d'intervalle en in-
tervalle, la trace des impressions contemporaines. Nous y voyons le
peuple de Paris témoignant tantôt une certaine froideur à Napoléon ,
tantôt l'applaudissant avec fureur. Après Austerlitz, ce fut du délire.
On sait combien Alexandre était sensible aux éloges ou au blâme des
Athéniens; Napoléon ne l'était pas mois à l'opinion de Paris.
. Tout en portant au héros de son histoire une intime et profonde sym-
pathie, l'écrivain garde en face de lui l'esprit calme et libre : il le juge
avec indépendance. Dans le sixième volume, nous sommes à l'époque
la plus belle de l'empire : c'est le soleil d' Austerlitz. Déjà cependant
l'historien a des paroles sévères pour le protectorat exercé par Napo-
léon sur la confédération du Rhin : il blâme cette intervention dange-
reuse dans les aCTaires de l'Allemagne, intervention qui devait à la fois
révolter l'Autriche et la Prusse, et finir par liguer contre nous tous les
peuples allemands. Si M. Thiers condamne amsi la confédération du
Rhin, que dira-t-il des traités de Tilsitt, qui ôtaient à la Prusse la moi-
tié de sa monarchie et faisaient d'un prince français un roi de West-
phalie? Il fallait, à Tilsitt, réaliser enfin le projet raisonnable de consti-
tuer fortement la Prusse, et lui faire accepter l'amitié de la France
comme la condition nécessaire de son existence. Après léna, ce n'était
plus difficile; mais n'anticipons pas sur des faits dont bientôt l'historien
nous donnera lé récit, sur une époque où l'étoile de Napoléon ne s'é-
gare si haut que pour commencer à descendre. L'empereur, au sur-
plus, n'était pas sans la conscience de la fatalité qui l'entraînait. « J'ai
enteindu quelquefois Napoléon, raconte M. Meneval (i), caractériser sa
position par cette exclamation exhalée dans le silence du cabinet : Lare
est trop long-temps tendu! si N'était-ce pas que Napoléon se reconnaissait
emporté par une destinée qu'il ne pouvait plus maîtriser?
Au lieu de répéter les éloges que nous avons déjà donnés à la manière
dont M. Thiers écrit l'histoire, nous voudrions communiquer à nos lec-
teurs les dernières impressions que nous a laissées une nouvelle étude
(1) Napoléon et Jltarie^LouUe, souvenirs historiques, tome UI, pages S73-i.
HISTOIUC D0 GCmSOLAT ET BB L'eMMBE. 35T
de cette manière. La principale source de son: talent nous paraît être
une merveiUeuse aptitude à saisir ce que tes choses ont de pittoresque;
il n'y sgoute rien, mais il se pénètre^ il s'inspire de toute la vie qu'il
irouye au dehors. Nous durions volontiers que la réalité est sa muse. Il
l'aime trop pour l'afltabler d'omemens étrangers. Il a un dédain pn^
nonce pour cette sorte d'imagination qui y sans se substituer précisé-
ment à la réalité, croit avoir le don et le droit de la rehausser et de
l'embellir^ mais il estime et il possède plemement cette autre imagi*^
nation qui reproduit avec une fidélité puissante et inaltérable tout ce
que contiennent de pittoresque la nature et l'histoire.
Ainsi vivifié par toutes les impressions qu'il a reçues et que la ré*
flexion a mûries, M. Thiers s'attache surtout à écrire simplement. Il veut
être simple pour toujours rester vrai. Il ne se pardonnerait pas de se
donner quelque peine pour revêtir d'une expression pompeuse des
choses ordinaires, et, d'un autre côté, il se garderait bien de jeter sur de
grandes choses un éclat emprunté à des artifices de rhétorique. Cest
sa conviction que la simplicité suffit à tout, à la grandeur comme à la
médiocrité des événemens.
Plusieurs personnes trouvent que le style de H. Thiers est trop nu^
d'autres y signalent certaines négligences, et même quelques endroits
où la pensée, à force d'être simple, devient presque vulgaire. Cepen-<
dant M. Thiers s'empare du lecteur qui le suit avec un irrésistible attrait
jusqu'au bout de ses immenses narrations. 11 doit cet empire sur le lec«
teur tant à l'élaboration forte de son sujet qu'à son allure résolue, in«
trépide. Dans son livre, M. Thiers ne craint pas de donner carrière à
toute son individualité; on y retrouve là trace de ses vives prédilec*
tiens pour la puissance quand elle est aux mains d'un homme supé-
rieur, pour la force qui fonde et garantit l'ordre social, pour les grandes
dominations, pour la gloire des conquérans. 11 a mis dans son livre ses
opinions, ses préjugés, el cette franchise n'est pas une des moindres
causes du succès durable qu'obtient Y Histoire du Consulat et de rEm^
pire. Combien peu d'écrivains de nos jours donnent à leur talent d'é-
crire l'appui d'une personnalite forte ! Aussi combien peu ont une
touche qui leur appartienne ! Poètes et prosateurs, au lieu d'être eux-
mêmes, font des emprunts à diverses écoles, et nous offrent, au lieu de
libres créations, des transactions prudentes. On tient assortiment de
styles divers. Au milieu de cette émulation générale pour effacer toute
originalité, il est remarquable de voir un historien politique s'éle-
ver à l'unité de composition et de style, et se montrer souvent grand
artiste parce qu'il a foi dans la puissance des qualités qui le caractéri*
sent, parce qu'il écrit comme il pense, parce qu'il doit à cet accord avec
lui-même des effets d'une beauté simple et grave.
Lermimer.
I.
—' (x Lorsque Tétang est calme et la lune sereine^
Quelle est, gens du pays, cette blanche sirène
Qui peigne ses cheveux, debout sur ce rocher,
Tandis qu'à Tautre bord chante un jeune nocher
Dont la barque magique, à peine eftleurant Tonde,
Rapide comme un trait, yole à la nymphe blonde?
Et jusqu'au point du jour, par la vague bercés^
Us errent, mollement l'un à l'autre enlacés!
— €hl c'est là, voyageur, une touchante histoire I
Mon père me ia dite, et vous pouvez y croire. »
n.
Fille d'un sang royal, espoir de sa maison,
Blanche comme l'hermine à la blanche toison,
Lina, qui n'avait vu que sa quinzième année,
Amèrement pleurait déjà sa destinée :
-—fi Plutôt que de tomt)er sous ta serre, ô vautoar,
a Dana ce lac qui m'attend trouver mon dernier jour;
a Oui, dans ses froides eaux éteindre ma jeune ame,
a Dur ravisseur, plutôt que me nommer ta femme I
a Peut-être de ma mort naîtra ton désespoir,
« Et tu vieilliras triste et seul dans ton manoir, o
Près de l'Étang-au-Duc (lé duc, son noble père.
Sous qui notre Armorique alors vivait prospère),
Lina, la blanche, ainsi parlait dans son effroi|
Car du château voisin, sur un noir palefroi,
Vers la vierge tremblante accourait hors d'haleine
rate». dÊ»
Un poarsaiyant d'amour qui n'ayait que sa haine.
Acharné sur sa trace, à toute heure, en tout lieu,
Au temple il se plaçait sans peur entre elle et Dieu;
n la suivait aux champs, hideux spectre, à la ville.
Et jusqn'en ce désert, près de ce lac tranquille.
«Ses pieds nus sur le sable et les cheveux au vent^
Là) depuis le matin, jouait la belle enfant,
Et les cailloux dorés sous les eaux transparentes.
Les insectes errans, les mouches murmurantes,
Les poissons familiers venant mordre le pain,
Le pain de chaque jour émielté par sa main,
Ou le vol d*un oiseau, la senteur des eaux douces.
Les saules frissonnans, lés herbages, les mousses,*
Tout dans ce cœur mobile allait se reflétant...
Puis, Lina n'était pas seule au bord de Tétang;
Le long du pré passait, repassait la nacelle
De son frère de lait, jeune et riant comme elle.
Dès que, de son jardin descendant l'escalier.
De loin apparaissait Lina, le batelier.
Pareil à l'alcyon qui chante sur les lames.
Lois, chantant aussi, voguait à toutes rames;
Et lorsque, les bras nus, le col tout en sueur,
Vers sa sœur bien-aimée abordait le rameur.
C'étaient pour elle, après maintes tendres paroles.
Des fleurs roses du lac aux humides corolles.
Des touflbs 4e glayeuls sur Tonde s'allongeant,
Et, comme un beau calice, un nénuphar d*argent;
Puis, de tous ces présens déposés sur la berge,
Le jeune batelier parait la jeune vierge,
Et, leur front entouré d'algues et de roseaux,
On les eût pris tous deux pour les Esprits des eaux.
— « Jdez cette couronne immonde, ô ma duchesse,
€ Oflfhmde d'un vilain, digne de sa largesse!
«Moi^ pour vos blonds cheveux j'ai des couronnes d'or,
€ Des perles que Merlin cachait dans son trésor;
« J'ai pour voos un anneau de fine pierrerie,
€ Où votre nom au mien avec art se marie :
« Un mot de vous, madame, et mes nmnft poseront
€ La bague à votre doigt, la perle à votre fmnt;
€ Et, s'il faut plufr encor, dites eomiMnt vous plaire :
« n n'est labenv Irop^graad pour un si grand salaire.
•360 REVUE DES DEUX MONDES.
— a Sire (et les yeux troublés de Tenfant, ses grands yeux
a Brillèrent, de malice et d'espoir radieux),
« J^obéis : donc, smgneur, que Totre complaisance
« Joigne à TÉtang-au-Duc votre Ëtang-de-Plaisance.
« Le jour où les deux lacs s'uniront, je prendrai,
« Unie à vous, l'anneau nuptial et sacré.
^— a Par les saints! c'est trop peu demander, 6 princesse I
« Pourtant, à moi mon œuvre; à vous votre promesse ! »
Et, d'un air de vainqueur regagnant son manoir.
Le noir baron pressait aux flancs son coursier noir.
m.
O sort! ô changemens des choses et des âges !
Un double étang couvrait jadis ces marécages,
Sur leur bord un manoir s'élevait crénelé :
Le haut manoir n'est plus, un étang s'est comblé;
£t le profond canal dont l'habile structure
Vint unir ce qu'avait séparé la nature,
A peine le chasseur, dans ces joncs égaré,
En distingue sous l'herbe un vestige ignoré;
Grande œuvre par l'orgueil péniblement construite,
Mais que maudit l'amour et par le temps détruite !
IV.
«
Dames et chevaliers, artisans et vassaux,
. Du manoir de Plaisance inondent les préaqj :
L'évêque est sous un dais avec tous ses chanoines;
Dans la foule reluit le front chauve des moines;
Les sonneurs sont aussi venus et les jongleurs.
Pour le maître du lieu, sous un arceau de fleurs,
Debout et rayonnant, il contemple en silence
Une barque dorée et que l'étang balance.
C'est qu'un puissant travail, et des maîtres vanté,
Aujourd'hui s'inaugure avec solennité :
Tous sont priés, et noble, et bourgeois, et manœuvre;
Et monseigneur de Vanne a voulu bénir l'œuvre. .
Çà donc! joyeux sonneurs, cornemuses, haut-bois,
Harpes des anciens jours, éclatez à la fois!
De sa cour entouré, le bon duc de Bretagne
Vous arrive, et Lina, sa flUe, l'accompagne;
Et, par ce jeune bras soutenu, le vieux duc,
•Sous l'or de son manteau chancelant et caduc.
POÉSIE. 301
Se traine en saluant la multitude aTide,
Oublieux de son rang, maiis tout fier de son guide.
Or, pourquoi si dolente et ce front sérieux,
Elle vers qui s'en vont tous les cœurs et les yeux,
Depuis un an cloîtrée avec de saintes vierges,
Pâlit-elle si vite à la lueur des cierges?
Ou si son cœur redoute en secret quelque mal?
Cependant la voici près de Tare triomphal,
Et, la main dans la main, le seigneur du domaine
Vers la barque dorée en souriant la mène.
Là, parmi les rameurs du léger batelet.
Moins triste» elle sourit à son frère de lait.
Elle ne pâlit plus, la timide recluse,
Quand, le lac traversé, les portes d'une écluse,
Aux voix des instrumens qui (|onnaient le signal,
S'ouvrant, Tesquif vainqueur entra dans le canal
Qui, par de grands travaux franchissant la distance,
Joignait TÉtang-au-Duc à TÉtang-de-PIaisance;
Hais, tel un condamné que^Fon traine à la mort,
Ses regards lentement erraient sur chaque bord,
Comme dans un adieu saluant la prairie
Et rétang paternel où s'éveilla sa vie...
Alors le fier seigneur, penché courtoisement :
— a Voici mon œuvre. Et vous, dame, votre serment?
— « Je m'en souviens!... » dit-^lle. Et sa main virginale
Sans trembler accepta la bague nuptiale;
Puis, s'enlaçant au cou du jeune batelier.
Tous deux tombaient au fond du lac hospitalier.
V.
— « Lorsque l'étang est calme et la lune sereine.
Vous savez, voyageur, quelle est cette sirène
Qui peigne ses cheveux, debout sur ce rocher,
Tandis qu'à l'autre bord chante un jeune nocher
Dont la barque magique, à peine eftleurant l'onde,
Rapide comme un trait, vole à la nymphe blonde;
Et jusqu'au point du jour, par la vague bercés,
Ils errent mollement l'un à l'autre enlacés.
— 0 merveilleux conteur, merci pour ton histoire !
Elle est triste, mais douce, et mon cœur y veut croire. »
A. Brizeux
TOME XVU. 24
CHRONIQUE DE LA QUlNZAmE.
U janfler 1847.
Sur les deux points prineipam des mariages espagnols et de raffiûre de Gra-
tovie, le discours de la couronne est explicite et ferme. Pouvait-il en être autre-
ment? Comment dissimuler l'importance politique qui s'attache au mariage de
M. le duc de Montpensier? Ceût été, nous Tavons dit, se désarmer de gaieté de
cœur, que de ne pas insister sur les graves intérêts qui avaient déterminé le
gouvernement à prendre un parti décisif. Quant au coup d'état qui a frappé Gra-
covie, comment le gouvernement qui avait protesté contre cette infraction au
droit public européen n'eût-il pas appris sa protestation aux chambres et au
pays? Ne devait-il pas cette satisfaction aux sentimens unanimes que la résolu-
tion des trois puissances avait inspirés? A ne considérer même les choses qu'au
point de vue de l'attitude du cabinet, n'était-il pas de son intérêt de prendre
l'initiative? En général , le discours a été trouvé habile. Les choses s'y tempè-
rent, s'y atténuent les unes par les autres. Si le discours parle du mariage de
H. le duc de Montpensier comme d'un nouveau gage des bonnes et intimes rela-
tions qui subsistent depuis si long-temps entre la France et l'Espagne, sans faire
mention des ombrages de l'Angleterre et de notre alliance avec elle, aussitôt
après il est question du concert du gouvernement français avec celui de la Grande-
Bretagne dans les affaires de la Plata. Nous retrouvons le même équilibre dans
le soin que l'on a pris de foire précéder ce qui concerne Cracovie d'un para-
graphe sur le traité de eoflumarce que la France vient de conclure avec la Russie,
n y a dans le discours de la couronne, dans l'économie de ses diverses parties, de
l'adresse, de la fermeté, de la modération. Le discours est ferme, puisque quel-
ques personnes, dont noua ne partageons pas le jugement, y ont vu presque
une sorte de défi jeté à l'Europe; nous n'avons pas besoin d'insister ^ur la pensée
pacifique qui l'a dicté, pensée qui est au fond celle de tout le monde en Europe.
Seulement iQoins fue jamais la paix générale ne saurait avoir ce caractère
d^harmonie complète qui fait tenir à chacun lé même langage .et prendre la même
allure. Dans ces dernières années, notre gouvernement atait trop poursuivi la
chimère de cette complète harmonie; le langage tenu dans le discours de la cou-
ronne est pour nous une nouvelle preuve qu'il a reconnu cette illusion, qui, en
se dissipant, n'emporte pas néanmoins avec elle notre légitime confiance dans un
avenir pacifique. On peut pressentir partout une double disposition. Chaque
gouvernement veut, en Europe, vaquer à ses intérêts, se conduire d'après ses
propres principes, et en même temps il compreiid qu'il y a une limite qu'il ne
doit pas franchir, pour ne pas s'exposer à une coUision fâcheuse avec d'autres
intérêts et d'autres principes. C'est assez que ces deux dispositions coexistent pour
n'avoir pas à craindre de prochains conflits. L'Europe n'est pas à la veille de voir
renaître ces coalitions formidables qui l'ont ébranlée au commencement de ce
siècle. Notre époque est plus prudente et plus modeste, et auàsi elle a d'autres
instincts, d'autres pensées. Quand on a la passion des améliorations intérieures
et des prospérités industrielles, on ne court pas aux armes.
U y a long-temps que par le fait même du gouvernement un a4issi vaste champ
de discussion n'avait été ouvert aux chambres. M. le ministre desidfTaires étran-
gères vient de leur communiquer un certain nombre de documens sur les grandes
questions extérieures à l'ordre du jour, les mariages espagnols et Cracovie. Les
chambres pourront juger pièces en mains, et la lice est ouverte. Assurément,
par sa gravité, le débat sera digne de la France. Personne n'oubliera sans doute
qu'un peuple voisin, qui nous a précédés dai» la pratique du gouvernement
représentatif, prêtera plus que jamais une oreille attentive à nos paroles. U pa-
rait que de l'autre côté du détroit, loin de vouloir nous devancer, on nous atr-
tend. C'est seulement lorsque dans les deux chambres françaises la question
espagnole aura été traitée, approfondie, qu'elle sera agitée au parlement anglais.
Lord Palmerston se réserve de régler son langage sur celui de M. Guizot. Quant
aux vivacités excessives qui pourraient être dirigées contre l'Angleterre du sein
des chambres françaises, il y a certains changemens de situation qui nous rassu-
rent. Les orateurs qui, au nom du gouvernement, défendront la politique suivie
dans les mariages espagnols, n'auront pas à se faire violence pour parler de
l'Angleterre avec une modération pleine d'estime, et il est probiUiile que les pa*
rôles les plus vives et les plus acérées qui pourront être prononcées du côté de
l'opposition ne s'adresseront pas cette fois à lord Palmerston.
Avant tout débat, les documens communiqués aux chambres par M. Guizot
commenceront à former la conviction des esprits impartiaux et calmes. C'était
bien réellement, comme dès le principe nous l'avons appris à nos lecteurs, c'était
bien dans l'intention de déterminer le gouvernement français à renoncer au
mariage de M. le duc de Montpensier, que lord Palmerston écrivit sa dépêche
du 22 septembre au marquis de Normanby. Qu'on ne l'oublie pas : voilà le point
de départ de la question. Non-seulement lord Pahnervion fait contre le mariage
d'un prince français avec la sœur de la reine Isabelle une protestation formelle,
mais il a peine à croire qu'on poisse persister à l'accomplir; mats il exprime l'es-
poir fervent, comme nous l'avions dit, qu'il ne sera pas mis à exécution. Nous
n'avons pas à revenir sur la note par laquelle, le 5 octobre, M. Guizot répondit
au ministre whig; nous en avons fait connaître à nos lecteurs Teâprit et la sub^
atance. Quelques jours après avoir rédigé cette dépêdie, le il octobre, M. Guizot
364 REVUE DES DEUX MONDES.
instruisit M. le comte de Jarnac que lord Normanby venait de lui communiquer
une note sans date adressée au gouyemement espagnol par le cabinet de Londres.
C^était une protestation contre ravénement possible des descendans de H. le duc
de Montpensier au trône d'Espagne. M. le ministre des affaires étrangères, après
avoir rappelé qu'il n'appartenait qu'au gouvernement espagnol de répondre à
celte note, puisque c'est à lui qu'elle avait été remise, exprime néanmoins son
oj^înion à M. de Jarnac sur la pièce communiquée. Il maintient que la protes-
tation est sans fondement; il démontre que les descendans de Philippe Y ne sau-
raient être exclus de la succession à la couronne d'Espagne^ parce qu'eux ou leurs
ancêtres se trouveraient mariés à des descendans du duc d'Orléans, et il invite
IL le comte de Jarnac à communiquer sa lettre à lord Palmerston. Ce document
€Sl remarquable. Le gouvernement français y proteste contre la protestation de
r Angleterre, et défend les droits que pourrait avoir à exercer un jour la descen-
idancedeM. le duc de Montpensier.
La réponse de lord Palmerston à la note du 5 octobre de M. Guizot est longue,
^anère et sophis^que. Le ministre whig s'y plaint que le gouvernement français
4i*ait pas tendkFengagement pris au château d'Eu, oubliant, comme le lui rappelle
M. Guizot dans sa répUque, que l'engagement était mutuel et conditionnel. Le
miemorandum du 27 février 1846, dans lequel M. Guizot avertissait le cabinet de
Londres que, dans le cas où les deux gouvememens ne marcheraient plus d'ac-
cord, la France se considérerait comme dégagée de tous les engagemens qui au-
raient pu être pris, embarrasse un peu lord Palmerston. Ce mémorandum, qui se
•trouve parmi les documens communiqués aux chambres et dont nous avons déjà
^gnalé l'importance, est au procès une pièce décisive et un irréfutable garant de
ia bonne foi du gouvernement français. Si les diplomates de l'ancien régime assis-
taient à nos débats, ils riraient beaucoup de la sincérité, de la candeur avec la-
quelle on avertit ses adversaires de ce qu'on se prépare à entreprendre contre eux.
€Iependant quelquefois, et notamment ici, tant de franchise peut avoir son utilité.
Cestle mémorandum du 27 février 1846 qui prouve la bonne foi de la France,
«t c^est chose heureuse qu'il ait été rédigé. Cette pièce gène lord Palmerston; elle
a^est, selon lui, qu'une communication verbale et non officielle, et il affirme
<pi*il n^en existe aucune trace au Foreign-Office. Cependant ce mémorandum
^u 27 février a été communiqué le 4 mars à lord Aberdeen par M. le comte de
Sainte-Aulaire, et il faut bien l'admettre parmi les élémens de la discussion. En
5^ résignant de mauvaise grâce, lord Palmerston soutient que ce mémorandum
ne fournit pas le plus léger motif sur lequel on puisse établir une justification de
la rupture des engagemens d'Eu. En effet, selon lui, puisque le mariage de la
rane Isabelle avec l'infant don François était arrêté, le gouvernement français
ii^avût plus de raison pour conclure en même temps l'union du duc de Mont-
pensier avec l'infante dona Luisa. A ce singulier argument, il y a deux réponses :
c^est que, d^un côté, le gouvernement anglais nous avait déliés de nos engage-
mens relativement à l'époque du mariage de M. le duc de Montpensier, en. met-
•lant en première ligne, parmi les candidats, le prince Léopold de Cobourg, et
que, d'une autre part, la cour d'Espagne, fatiguée de tant de difficultés et de
délais, voulait absolument conclure les deux mariages du même coup. Sans
insister ici sur le rôle principal qu'a joué la reine Christine dans toute cette né-
gociation, nous dirons que, placé dans l'alternative d'être ridiculement joué, ou
KSYUE. ^- CHROMIQUE. 365"
de prendre une résolution rapide et légitime, le gouyemement français n^a pas
hésité à. se conduire avec décision dans les limites qu'il avait lui-même tracées*
Nous persistons à Fen louer.
Si la réponse du 31 octobre de lord Palmerrton est acrimonieuse, la réplique
de M. Guizot est ferme, et en certains endroits assez hautaine. Pour le besoin
de sa subtile discussion , lord Palmerston avait cité d^une manière peu exacte
plusieurs passages de la dépêche française : M. Guizot, pour toute réponse, ré-
tablit le texte; il rend ensuite un hommage mérité à la loyauté de lord Aberdeen.
Voici à quelle occasion : lord Palmerston avait remarqué, dans sa dépêche, que
ce fut lord Aberdeen lui-même qui apprit au gouvernement français que la reine
Christine avait écrit une lettre au due régnant de Saxe Cobourg, pour lui propo-
ser le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle. Le fait est constant, et
M. Guizot, dans sa note en date du 22 novembre 1846, le reconnaît. Seulement
il n'avait pas voulu être le premier à le révéler dans un document officiel, parce
que cette information avait été tout-à-fait confidentielle et intime. Il est permis
de s'étonner que lord Palmerston ait pris l'initiative pour nous instruire de
cette particularité, car elle fait ressortir encore davantage la différence de sa po-
litique avec celle de son prédécesseur. Lord Aberdeen est fidèle à l'action com-
mune que s'étaient promise les deux gouvernemens de France et d'Angleterre;
lord Palmerston , d^ sa rentrée aux dTaires, adopte sur la question d'Espagne
une politique isolée. Lord Aberdeen, au mois de mai 1846, informe le cabinet
ihmçais d'une démarche qui donnait un caractère certain à la candidature du
prince Léopold de Cobourg, et il blâme en même temps M. Bulwer de s'être
associé à cette démarche, qu'il désavoue; lord Palmerston, au mois de juillet sui-
vant, sans avis, sans communication à la France, place au premier rang la
candidature. du prince Léopold. M. Guizot n'a eu garde de ne pas relever un
contraste aussi décisif. Plus concise que la réponse de lord Palmerston, sa ré-
plique a un grand ton de fermeté; elle relève des erreurs graves, rétablit des
faits essentiels, et replace la question dans les limites constitutionnelles dont
s'était écarté lord Palmerston, en faisant intervenir en ce débat diplomatique
une personne royale qui ne saurait y paraître. M. le ministre des affaires étran-
gères revendique pour lui seul la responsabilité de la politique du gouvernement
qu'il représente. C'est, dit-il, son droit et son honneur. Cest à cette pièce que
lord Palmerston vient à son tour de faire une réplique. Ce nouveau document
ne figure pas parmi ceux qui ont été communiqués aux chambres; M. le ministre
des affaires étrangères ne veut sans doute le publier qu'après y avoir répondu.
Nous verrons alors si le ministre whig est rentré dans l'arène avec des faits
nouveaux, des révélations accablantes. Les documens que déposera de son côté,
sur le bureau de la chambre des communes, le ministère anglais, ne détruiront-ils
pas une partie des assertions du gouvernement français? Il est naturel que des
esprits soupçonneux posent cette question, qui ne peut recevoir de réponse qu'à
l'apparition des documens anglais; mais maintenant nous ne saurions hésiter
à dire, sur les pièces connues, que le gouvernement français n'a manqué ni
aux engagemens pris, ni aux bons procédés qu'il devait à une alliée comme
l'Angleterre.
Lord Palmerston n'a pas voulu suivre sur les mariages espagnols la même po-
litique que lord Aberdeen, voilà la vérité, voilà la cause de toute l'émotion quy
366 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis plusieurs mois est venue troubler les bons rapports des deux pays. 11 y
avait sur cette question, entre la France et l'Angleterre, une action commune,
proposée dès le principe par la France et acceptée par TAngleterre. Les deux
gouvernemens avaient reconnu qu'après avoir tant contribué à fonder la mo-
narchie constitutionnelle de la reine Isabelle, ils devaient rester unis jusqu'au
bout pour mettre le dernier sceau à l'œuvre de la quadruple alliance. Lord Pal-
merston a eu une autre pensée : il a préféré une politique isolée. Qui ne sait
en Angleterre qu'il est revenu au pouvoir avec l'intention formelle de suivre ,
relativement à FEspagne, une autre marche que lord Aberdeen? Le gouverne-
ment français, au contraire, a gardé la ligne qu'il avait prise dès le début : il
parle en 1846 comme en 1842, comme en 1843. Loin de faire mystère des prin-
cipes et des vues qui le dirigeaient, il les communique même aux puissances qui
n'avaient pas reconnu le gouvernement de la reine Isabelle : c'était s'engager
envers soi-même et envers les autres à rester fidèle à ces principes, à ne se lais-
ser pousser ni au-delà ni en-deçà.
Les documens publiés sur Cracovie nous apportent la preuve officielle de l'in-
fluence qu'a exercée sur la résolution des trois puissances du Nord le diffère nd
entre l'Angleterre et la France. Nos premières conjectures sont devenues une cer-
titude. Le 20 février 1846, le prince de Metternich chargeait M. le comte d' Appony
d'assurer le gouvernement français que, dans l'occupation militaire de la ville
libre de Cracovie, les trois puissances protectrices n'agissaient pas d'après des vues
politiques, mais uniquement pour défendre une population paisible de l'anar-
chie et du pillage. Aussi M. Guizot répondait-il, le 23 mars, à M. le comte de
Flahauit, qu'il trouvait dans les assurances du prince de Metternich la pie ine
conviction que Toccupation militaire n'était qu'une mesure exceptionnelle, des-
tinée à cesser aussitôt que les conjonctures permettraient de rentrer sans danger
dans la situation créée par le traité de Vienne. A peu près à la même époque,
M. de Canitz, à Berlin, confirmait à notre chargé d'affaires, M. Humann, que
les trois puissances n'avaient jamais songé à prolonger au-delà du terme fixé
par une nécessité réelle l'occupation du territoire et de la ville de Cracovie. Le
6 novembre 1846, le langage des trois puissances et de leur organe, M. de Met-
ternich, était bien changé. En invitant M. de Thom, son chargé d'affaires à
Paris, à faire connaître au gouvernement français la résolution par laquelle la
ville et le territoire de Cracovie faisaient retour à l'Autriche, il qualifie cette réso-
lution de fait irrévocable amené par des nécessités de la nature la plus absolue.
Un mois après, le 3 décembre, M. le ministre des affaires étrangères envoyait à
M. le comte de Fiahault la protestation dont parle le discours de la couronne. La
cour d'Autriche vient de répondre à cette protestation : elle insiste, dit-on, sur
la nécessité où se trouvaient les trois puissances de prendre le parti qu'elles ont
adopté; elle défend cette œuvre collective, tout en exprimant le regret de se trou-
ver sur ce point en dissentiment avec la France.
Sur tous les points, la vie parlementaire recommence. En Espagne, outre la
gravité politique des circonstances, un intérêt particulier s'attache aux cortès
rassemblées en ce moment. Ces cortès sont le produit d'une nouvelle loi d'élec-
tion qui s'est beaucoup rapprochée du système électoral français, en créant en-
viron trois cent quarante districts, qui nomment chacun un député; ce qui a
augmenté d'une manière assez considérable le nombre des représentans. La loi
REVUE. — CHRONIQUE. 367
de 1846 a eu le mérite d'affranchir les opérations électorales de complications
inextricables; elle est un véritable progrès non-seulement sur la loi de 1812, qui
établissait Télection à quatre degrés, mais sur le dernier état de la législation
électorale, d'après lequel il fallait réunir quinze ou vingt mille électeurs, même
pour nommer un seul député. Puis il n*y avait aucune égalité dans Texercice
du droit électoral :' un électeur de TAlava, par exemple, ne nommait qu'un dé-
puté, tandis qu'un électeur des Asturies en nommait quatorze. La loi de 1846 a
remédié à ces vices; elle a créé un régime meilleur et plus équitable. Il est vrai
que l'application de cette loi vient de donner lieu en ce moment même à des
plaintes très vives à l'occasion de la vérification des pouvoirs; mais il faut re-
marquer le caractère de ces plaintes : elles sont vagues, indéterminées, géné-
rales; elles n'accusent pas la loi , ni même le gouvernement , qui n'avait pas les
moyens nécessaires pour établir une statistique électorale entièrement exacte :
elles accusent seulement les circonstances. Il n'est peut-être pas hors de propos
d'observer, pour l'enseignement des pays constitutionnels, que, parmi toutes les
protestations envoyées au congrès, si beaucoup incriminent la violence employée
par quelques fonctionnaires, une seule articule un fait de corruption, lequel n'a
pas même été prouvé. Le parti progressiste, d'ailleurs, aurait mauvaise grâce,
il nous semble, à attaquer la loi nouvelle comme un résultat exclusif des idées
conservatrices. Cest cette loi qui le fait rentrer dans la vie parlementaire, d'où
Tavait chassé une législation en apparence plus libérale. MM. Madoz et Cortina
ont repris leur siège au congrès. M. Évariste San-Miguel, le ministre de 4823,
est aujourd'hui député de Msuirid, comme M. Mendizabal , qui a été élu à San-
tander. Le parti progressiste compte environ une soixantaine de nominations.
Quelle sera sa ligne de conduite et la nature de son opposition? En attendant les
débats de l'adresse, qui paraissent devoir être fort sérieux, il a pris une louable
attitude dans les opérations préliminaires du congrès. 11 a fait acte d'adhésion à
la légalité. Sa rentrée même dans lés chambres était l'abandon de tout projet
d'insurrection, et ses paroles sont venues confirmer cette renonciation. MM. Ma-
doz et Mendizabal, en attaquant le ministère, ont fait appel à la discussion, et
ils l'ont fait avec une certaine modération de langage qui ne peut que leur don-
ner plus de force et d'autorité. Voilà donc des contradicteurs de talent contre
lesquels va avoir à se défendre la majorité conservatrice, qui a au congrès ses
défenseurs habituels, MM. Mon , Pidal , Bravo-Murillo, Donoso Gortès, Martinez
de la Rosa, Benavidès, etc. Malgré les difficultés de la situation, il est certain
qu'aujourd'hui le système constitutionnel peut n'être plus un vain mot en Es-
pagne. Cest l'honneur de l'opinion conservatrice d'avoir créé cette situation^
d'avoir ramené les partis dans le cercle légal. Elle a enlevé aux passions un pré-
texte d'agitation en résolvant un des problèmes les plus délicats par le mariage
de la reine. Il n'y a guère, en effet, que le parti carliste qui ait le droit de
trouver mauvaise ht sohition donnée à cette question. Quant au parti progres-
siste, il nous serait difficile d'accueillir les bruits qui lui avaient attribué la se-
crète pensée de se tourner vers le fils de don Carlos, si celui-ci voulait tirer 4e la
poussière la constitution de 1812. Cet accouplement ne peut qu'avoir été inventé
à plaisir; il serait plus que monstrueux, il serait ridicule. Nous tenons, quant à
BOUS , pour parfaitement sincères, les réeentes protestations des diefs du parti
progressiste; ils aeeepteat la situation le^ qu'elle est : c'est le ministère seul
368 REVUE DES DEUX MONDES.
^qu'ils combattent, et ils respectent le pouvoir royal, que vient de raffermir encore
le mariage de la reine Isabelle.
Le parti progressiste a un autre écueil à éviter : il ne doit rien faire qui puisse
le montrer à TEspagne comme un instrument aux mains de Tétranger. Qu'il \
prenne garde, de nouvelles fautes sur ce point pourraient le dénationaliser en-
tièrement. Pourquoi ne dirions-nous pas ici ce qui n^est pas ignoré du monde
diplomatique? Cest que TAngleterre a moins que jamais abandonné la pensée de
faire des progressistes les agens d'une révolution qui détruirait ce qu'elle a élevé
elle-même, quand elle signait et exécutait le traité de la quadruple alliance. De
nouveaux indices récemment recueillis viennent confirmer sur ce point les vues
et les désirs du gouvernement anglais. N'est-il pas vrai qu'en Portugal la rci-
eente défaite de Bomfin a livré au gouvernement de la reine doua Maria des
preuves irrécusables de la complicité de l'Angleterre avec les insurgés? Le gou-
vernement anglais ne se propose pas de détrôner la reine dona Maria, ni surtout
le roi Ferdinand; mais il veut que le pouvoir en Portugal soit entre les mains du
parti exalté, qu'il se flatte de diriger et de contenir dans certaines limites. Si le
parti exalté était le maître en Portugal, quel levier pour agir sur l'Espagne! On
pourrait, des frontières du Portugal, lancer la guerre sur les états de la reine
Isabelle, lier une nouvelle partie avec les progressistes espagnols, rendre à ces
derniers l'ascendant et le pouvoir, et enfin, avec d'autres cortès, abolir l'ordre
actuel de succession. Voilà des dangers sur lesquels il importe de ne pas fermer
les yeux.
Le ministère espagnol, tel qu'il est aujourd'hui, ne suffit pas à la situation.
Deux des hommes qui le composent, MM. Mon et Pidal, par leur habileté, par
J'accord qui règne entre eux, seraient certainement faits pour donner de l'as-
cendant à ce cabinet : M. Mon notamment est aujourd'hui un des personnages
les plus essentiels et les plus capables de mener à bonne fin l'organisation
financière de l'Espagne; mais l'homogénéité et par conséquent la force man-
quent à ce ministère, qui a été plus d'une fois en état de crise depuis quel-
ques mois. Le président du conseil, M. Isturitz, dont l'énergie n'est plus ce
qu'elle a été, semble avoir borné son ambition à conclure le mariage de la
reine. De la probabilité de sa retraite résultent des tiraillemens, de l'incerti-
tude, de fâcheuses alternatives de violence et de faiblesse , comme l'incarcéra-
tion de M. Olozaga et la présidence de M. Viluma. Certes, nul n'a un caractère
plus honorable que le nouveau président du sénat; mais ses répugnances pour
des institutions libres ne sont point un mystère. M. de Viluma a cherché à at-
ténuer l'effet de sa nomination en lui enlevant toute couleur politique, et il n'a
point fait attention que c'était là une autre manière de témoigner le peu de cas
qu'il fait des doctrines constitutionnelles, car on ne peut admettre, en vérité,
que la nomination d'un président du sénat soit une affaire qui se décide uni-
quement par des considérations personnelles. Le second fait où le cabinet de
Madrid n'a pas montré moins de légèreté, c'est l'arrestation subite de M. Olo-
zaga, qui allait prendre place au congrès, ou attendre du moins en Espagne la
décision qui sera portée sur son élection. Certes, si on avait le projet de reprendre
contre lui l'accusation dont il fut l'objet en 1843, à l'occasion de son court minis-
lère, il ne pouvait y avoir aucun danger à le laisser arriver à Madrid. Qu'a-t-on
voulu faire en l'envoyant à la citadelle de Pampdune? A-t-on eu le dessein de pro-
REVUE. — CHRONIQUE. 369*
céder sommairement contre lui sans condamnation? Veut-on réveiller un déplo-
rable scandale? Admettons la supposition la plus douce, c'est que M. Olozaga
«era reconduit à la frontière de France et que le congrès cassera son élection.
Sur quel motif pourra s'appuyer le congrès, puisque aucun jugement ne pèse
sur l'ancien ministre? 11 eût été plus sage de jeter un voile sur le passé, et de
couper court à des difficultés qui peuvent engager le gouvernement et la majo-
rité dans la funeste voie des violences arbitraires. Cest à la majorité, par sa
modération et son accord, à conjurer de pareils périls; qu'elle ne tarde pas à
constituer une administration forte, où seront réunies les principales notabilités
])arlementaires.
De l'autre côté de l'Atlantique, le message de M. Polk caractérise amplement la
situation générale des affaires et la situation particulière du président. Consacré
fort au long à l'exposition des causes et des vicissitudes de la guerre qui arme
encore les États-Unis contre le Mexique, le message a surtout pour but, d'une
part de rassurer les Américains sur la bonté de leur entreprise, d'autre part de
justifier le gouvernement actuel des accusations portées par ses adversaires contre
son humeur guerroyante. La démocratie américaine ne gâte pas ses favoris, et
le sans-gène des mœurs politiques ne sauve au premier représentant de l'état
aucune des difficultés de son compte-rendu. Cette confession solennelle n'a pas
même les honneurs d'un accueil respectueux. Le secrétaire du président apporte
le message dans la chambre des représentans. « Voyons ce qu'il dit sur la guerre;
allons, en avant! dépéchons avec vos nouvelles, » s'écrie-t-on de toutes parts;
et, au moment où le secrétaire va lire cette grave communication, tous les mem-
bres, apercevant un paquet d'exemplaires imprimés sur un coin du bureau , se
lèvent et courent les chercher pour se les distribuer. L'ordre un peu rétabli, et
(thacun couché sur son banc, le secrétaire donne lecture du message, interrompu
ou redressé quand il se trompe par ceux des membres qui suivent sur leur eiem-
plaire. L'inévitable embarras qui diminue la position du président des États-
Unis, c'est que dans ses rapports avec le congrès, au lieu de rester toujours le
chef de la république tel qu'il l'est au moment où il parle, il doit penser le plus
souvent à servir ou à ménager sa candidature pour les prochaines élections; il
arrive de là qu'il ne se trouve pas quelquefois plus à l'aise sur le fauteuil de la
présidence que sur les planches des hustings. Toutefois cette dépendance l'oblige
h observer de plus près le mouvement de l'esprit public, à se conformer davan-
tage, dans l'expression de ses desseins ou dans le récit de ses actes, aux juge-
mens et aux vœux de l'opinion. Par là surtout le message de M. Polk est très
significatif. Certes M. Polk en a fait assez pour se croire des droits acquis à la
reconnaissance publique, et les raisons ne lui auraient pas manqué pour van-
ter ses mérites, s'il avait pu compter encore, comme sur un appui solide, sur
l'exaltation remuante des démocrates : il faut que les temps soient changés.
M. Polk a été tout à la fois diplomate et conquérant; il a vaincu l'Angleterre
à propos de l'Oregon , l'Angleterre et la France combinées à propos du Texas; il
a occupé le Nouveau-Mexique et la Californie, il menace maintenant l'Eldorado
mexicain , San-Luis de Potosi , et cependant il évite soigneusement tout ce qui
pourrait ressembler à la joie d'un triomphe, réveiller les ambitions et les ar-
deurs populaires, ou exciter davantage encore la jalousie de l'Europe. H ne
nomme pas même la France; il vante l'Angleterre pour la sagesse avec h^
370 RBYUB DBS DEUX MONDBS.
quelle elle a proclamé la liberté commerciale; il se glorifie moins de la con-
quête du Nouveau-Mexique ou de la Californie qu'il ne s'étudie à parler de pru-
dence aux conquérans en leur faisant le compte des immenses territoires tombés
sous leur domination; il va même jusqu'à déclarer temporaires les administra-
tions établies dans ces nouvelles provinces par les généraux et les amiraux des
États-Unis; enfin il redemande en termes fort modestes ces deux millions de
dollars qui devaient aider à terminer la guerre, et qu'une ruse parlementaire
empocha de voter au dernier congrès.
Le secret de cette modération , qui contraste avec les antécédens de M. Polk
et de son parti, c'est la double difficulté que l'on rencontre maintenant, soit pour
coatiouer les hostilités au dehors, soit pour en faire approuver les résultats à
l'intérieur. Les états du nord, le véritable foyer du parti démocratique, n'ont
jamais tant perdu de leur poids dans la balance de l'Union, qu'ils en perdent à
présent par suite de la politique extérieure de M. Polk , le président de leur
choix. La conclusion de l'afiaire de l'Oregon, tout en étant à coup sûr très favo-
rable à l'honneur national, leur a néanmoins enlevé un territoire qui eût pu
former deux états de plus et leur donner deux alliés nouveaux contre les états à
esclaves du sud. Ceux-ci ont tout gagné au nouveau tarif américain, puisqu'ils
ont beaucoup de denrées à exporter et point de fabriques à protéger. Enfin, si
la guerre du Mexique devait se terminer par l'incorporation définitive du Nou-
veau-Mexique, de la Californie et de Chihuahua, les états à esclaves réuniraient
par cette accession une majorité suffisante pour défendre leurs lois sociales contre
le zèle abolitionniste du nord et de l'ouest. Cest justement l'appréhension de
cette supériorité qui inquiète le parti démocratique et l'empêche de prêter un
appui bien franc au gouvernement que ses sufi*rages ont créé. Lorsqu'à la fin de
la dernière session le président demanda de l'argent pour acheter la paix, en
payant à beaux deniers comptant les territoires déjà occupés par les troupes
victorieuses de l'Union, les députés du sud se réjouissaient d'une acquisition qui
allait si largement servir leur influence à l'intérieur; leur joie fut aussitôt trou-
blée par la motion d'un Pensylvanien, qui fit décider que l'esclavage serait aboli
dans tous les pays qu'on voudrait dorénavant incorporer à la grande républi-
que. Le président se trouve donc ainsi placé entre son propre parti qui l'a poussé
par nature à une guerre dont il redoute maintenant les avantages mêmes, et le
parti whig qui, si l'on écoutait les organes de M. Webster, serait tout prêt à
mettre M. Polk en accusation, à cause de cette guerre trop heureuse. La situa-
tion est glissante, et l'on comprend que le gouvernement américain évite autant
que possible une attitude trop prononcée.
Continuer les hostilités n'est pas d'ailleurs chose facile. Disséminées sur des
espaces immenses, les troupes des états ne sauraient couvrir le pays dont elles
occupent les parties isolées. Les trois corps d'invasion qui ont agi séparément
sur le Rio-Grande, dans le Nouveau-Mexique et dans la Californie , sont encore
loin de pouvoir concentrer leurs efibrts comme Santa-Anna semble concentrer
ses moyens de résistance : on dirait au contraire que le général Taylor éparpille
exprès sa division en petits détachemens qui ne frapperont jamais de grands
coups. Il ne faut point non plus oublier les distances énormes sur lesquelles
doivent s'étendre les lignes d'opération; la base du général Taylor étant au Rio-
ijrande, et le but de ses mouvemens à Mexico, il a devant lui deux fois le che-
REVUE. — CHBONIQUE. 371
min que les Français avaient à faire en 18i2 de Varsovie à Moscou. T\ y aurait
donc beaucoup d'apparence que la guerre se prolongeât, si Ton ne pouvait tou-
jours tout attendre de ces révolutions imprévues qui fermentent constamment
au Mexique. Quel que sott aujourd'hui le patriotisme que déploient les Mexicains,
rénergie militaire dont Santa-Anna veuille user, il ne serait pas très étonnant
que tout cela n'aboutit qu'à un revirement soudain. Mexico a pris, dilron, l'as-
pect d'une place de guerre; on n'y voit plus que des uniformes, on n'y entend
plus que le bruit des tambours et le feu des recrues qui s'exercent dans les
environs; Santa-Anna a rassemblé trente mille soldats en deux mois, mais les
armes, les équipemens, tout manque, et l'on se risquerait peut-être en affirmant
que le dictateur lui-même ne manquera point à ses soldats. On sait comcûent
l'escadre américaine l'a laissé passer pour revenir détrôner Paredès; Santa-Anna
avait juré d'employer cette nouvelle restauration à ramener la paix; à peine ar-
rivé dans Mexico, il n'a plus respiré que la guerre; il n'y a point de raison pour
que cette seconde face sous laquelle il se montre ne soit pas un masque aussi
bien que la première. La guerre sert à merveille les intérêts de Santa-Anna; il
en veut tirer le plus qu'il pourra pour asseoir sa dotnination à Mexico; il est
très probable que le reste lui importe peu. 11 augmente l'effectif de l'armée, s'y
crée des partisans en récompensant les officiers, en les multipliant; c'est à Tar-
mée qu'il se fie pour tenir tête aux bourgeois dont il se sait détesté. Une fois sa
souveraineté assurée à l'aide des baïonnettes, il se pourrait bien quMl vendit la
paix à bon compte aux États-Unis; il lui faut la guerre pour avoir l'armée dont
il a besoin, mais ce n'est pas à la guerre qu'il veut employer cette armée.
Les puissances du Nord voient tous les jours leurs inquiétudes s'accroître, et
leur tranquillité intérieure paraH de plus en plus compromise par le cours des
événemens. Malgré les assurances équivoques du gouvernement autrichien,
l'ordre ne se rétablit point en Gallicie, les propriétaires se croient toujours sous
le coup de nouveaux massacres, et l'on cite des exemples inouïs de cette af-
freuse perturbation qui a détruit les liens les plus essentiels de la société ; les
paysans se font justice eux-mêmes; des pillards pendent un de leurs com-
plices qui les avait trompés; les parens et les gens du village où logeait la vic-
time vont à leur tour chercher et pendre les meurtriers; les lois n'ont plus ni
d'action, ni d'agens. Le cabinet de Vienne remarque d'ailleurs avec anxiété
un progrès tout particulier de l'influence russe dans la Gallicie orientale; la po-
pulation qui habite ces contrées n'est pas de même souche que celle de l'ouest;
ce sont des Ruthéniens et non des Polonais; ils professent la religion des Grecs
unis, et leur langue a beaucoup plus d'analogie avec le russe qu'avec la langue
polonaise. L'ambition moscovite a fait son chemin avec des circonstances bien
moins favorables. Dans tout l'Orient d'ailleurs, à Gonstantinople comme sur le
Danube, c'est elle seule qui maintenant recueille le bénéfice de l'iniquité dont
elle a su pourtant rendre ses alliés solidaires, c'est à son profit exclusif que se
répand partout cette impression de terreur qu'a produite la chute de Gracovie.
Nous parlions dernièrement de la politique des Russes dans les principautés
danubiennes; celles-ci ont dû ressentir le coup qui tombait à côté d'elles avec
une douleur d'auUii^iUis vive qu'elles avaient déjà été menacées d'une atteinte
toute pareilly4juM^l^m|» avant la déclaration des grandes puissances au
^372 REVUE DES DEUX MONDES.
sujet de Cracovic, le consul rosse de Bucharest avait communiqué à la Sublime-
Porte, investie par les traités de la protection spéciale des Moldo-Valaques,
toutes les inquiétudes que la situation de ces provinces causait à son gouverne-
ment. Il avait pieusement signalé les progrès du communisme et de l'irréligion
iChez les boyards, et conjuré la Porte d'intervenir sous ce prétexte, maintenant
trop fameux, que des états réguliers ne pouvaient souffrir si près d'eux un foyer
révolutionnaire. Nous rappelons exprès ce fait, qui a passé trop ignoré et qui jette
june clarté de plus sur l'événement de Cracovie.
Appuyée sur cette doctrine de conservation, dont elle regarde la pratique
4Comme un devoir politique, la Russie pourrait bientôt en vérité s'arroger le droit
<le s'immiscer plus à découvert dans les affaires de la Prusse. Berlin devient
chaque jour plus animé; l'esprit public s'y développe; la municipalité, renouvelée
en partie depuis quatre ans, acquiert chaque jour plus d'importance en se re-
crutant dans des classes plus relevées. Composée jadis tout entière de petits mar-
chands et d'artisans, elle s'est ouverte à des représentans moins indifférens aux
^questions générales du temps et du pays. Cest un conseil de 102 membres (il
s'agit ici des députés, Stadlverordnete, et non pas du conseil supérieur, Stad-
rcUh); le nombre est toujours un élément d'autorité dans une assemblée popu-
laire. La ville de Berlin a donc désormais les yeux fixés sur ses représentans, et
la bourgeoisie berlinoise vient de leur recommander par une pétition expresse
les vœux qu'elle forme pour obtenir une constitution.
Cet espoir d'une constitution nationale s'est, en effet, renouvelé depuis quel-
que temps avec assez de bruit; mais les rumeurs sont toijgours si contradictoires,
et quelques-unes si singulières, qu'il n'y a peut-être encore là qu'une royale
velléité de plus, sans autre effe comme sans autre durée. La raison positive qui
est au fond de cette attente sans cesse réveillée, c'est que l'état a besoin d'ar-
gent; les chemins de fer ont entraîné des spéculations désastreuses et ne se fini-
ront, pas à moins d'une aide puissante; il y a disette au trésor, gène chez les par-
ticuliers, détresse dans la rue. Presque tous les fonds sont en discrédit; la
4>lupart des chemins allemands, pour faire de Targent, ont émis des actions de
priorité, garanties par première hypothèque sur tout l'avoir des compagnies, et
ayant droit à 5 pour 100 avant que les compagnies puissent rien toucher de
leurs revenus. Ces actions n'atteignent pas même le pair. L'agiotage a été plus
téméraire qu'en France, et de tous les chemins qu'il a créés, il y en a beaucoup
qui, d'ici à bien long-temps, ne rendront peut-être pas 2 pour 100. .Viennent
maintenant des changemens politiques au milieu de cette agitation financière,
ils arriveront par le fait d'une nécessité plus irrésistible, mais ils seront moins
populaires, ils inspireront moins de gratitude que si le roi Guillaume avait ténu
plus tôt ses promesses. Le roi devrait être maintenant persuadé que plus il tar-
dera, plus il en coûtera peut-être à sa couronne.
L'annonce dans le discours de la couronne d'un projet de loi spécial sur la co-
lonisation de l'Algérie coïncide avec la publication à Alger d'une nouvelle bro-
chure de M. le maréchal Bugeaud sur ce sujet. On n'ignorait pas que, sur cette
importante question, le maréchal et M. le général de Lamoricière avaient des
▼ups opposées, mais jusqu'à présent ces dissenti mens, n'avaient pas été divul-
gués d'une manière éclatante; maintenant la presse va s'en emparer, et bientôt
REVUE. — CHRONIQUE. 37Ï
ils retentiront à la tribune. M. le général deLamoricière est député, et il sera pour
M. le maréchal Bugeaud un contradicteur parlementaire que la chambre ae
pourra manquer d'écouter avec intérêt. Il parait qu'outre le fonds de quinze cent
mille francs <;onsacrés aujourd'hui à TceuTre de la colonisation , le gouverne-
ment proposera aux chambres de voter une somme de trois millions, qui sem
affectée à des essais dirigés suivant le triple système de M. le général de Lamoii-
cière, de M. le général Bedeau et de M. le duc d'Isly. Les trois provinces d^At-
ger, d'Oran et de Constantine verront ainsi s'ouvrir une sorte de concours. Les
adversaires du système de M. le maréchal Bugeaud lui reprochent de n^avoir
pas prévu que la présence des grands propriétaires pouvait seule assurer Tafe-
nir de la colonisation , que de petits propriétaires livrés à eux-mêmes devaient
se trouver réduits à une détresse irrémédiable par une seule récolte manquée,
dès qu'ils n'avaient pas auprès d'eux quelques riches colons qui pussent leur
donner du travail dans les mauvais jours. 11 faut, en tout cela, attendre les eo-
quêtes et les explorations faites sur les lieux. 11 est réservé à ces questions im-
portantes d'exciter davantage de jour en jour la sollicitude du gouvernement et
des chambres, ainsi que la curiosité du pays.
Nos espérances de voir les affaires du commerce et de l'industrie s^améliorer
progressivement ne se sont malheureusement pas réalisées. L'argent devient de
plus en plus rare, et les négociations sont presque impossibles autrement qae
par la Banque de France. 11 était cependant permis de penser qu'après l'époque
toujours critique du 31 décembre le numéraire reparaîtrait, et que le cours de
toutes les valeurs s'améliorerait. Au lieu de cet heureux résultat, nous devons
constater une baisse de 1 franc sur la rente dans cette quinzaine; les chemins
de fer ont aussi subi une dépréciation nouvelle. Sur les actions du chemin du
Nord, lorsque les versemens se font encore plus régulièrement que sur celles du
chemin de Lyon , la baisse a été de 25 francs. Nous n'avons à signaler d'autre
causes de cette baisse que l'inquiétude dans laquelle chacun reste à l'égard de^
mesures que la Banque menace de prendre. Les bruits les plus divers conti-
nuent à circuler : on parle toujours du désir des directeurs, en présence de la.
diminution de la réserve, d'élever le taux de l'escompte, de diminuer le crédit
des comptes ouverts chez elle aux banquiers, de ne plus escompter que des effets
à dettœ mois. On affirme même, mais nous avons peine à le croire, qne c'est
M. le ministre des finances qui presse le conseil d'administration de prendre
ces mesures, se préoccupant ainsi bien plus de la position particulière d'uD
établissement dont il est le tuteur que du mal causé infailliblement par de sem-
blables décisions. Heureusement, jusqu'à ce jour, les régens ont été divisés sur
ces graves questions. Cependant, s'il est vrai que ce soit maintenant dans la
proportion seulement de 7 voix contre 7, c'est le moment d'indiquer les fâcheuses,
conséquences qu'entraînerait le déplacement d'un suffrage. Élever le taux de Te»-
compte de 4 à 5 pour 100 serait encore ce qui amènerait le moins de perturba-
tion. Pourvu qu'il ait l'argent nécessaire à ses besoins, le commerce se résigne en-
core à le payer plus cher. Remarquons toutefois que la Banque, qui n'a pas voulu
abaisser le taux de son escompte lorsque l'argent était très abondant, devrait
peut-être se regarder comme engagée d'honneur à ne pas l'élever dans un temps
de crise; mais restreindre le crédit des comptes, alors qu^il faut donner plus de
3T4 nifm Dp DBox mombh.
facUité au^ iodustriels pour les aider à passer les mauTais jours, et surtout ne
recevoir que des effets à deux moiSf lorsque Fbabitude de tout le commerce est
de faire ses règlemeos à quaire mois^ ce seraient là de graves déterminations,
qui augmenteraient la crise au lieu de la diminuer. Il nous semble qu'on pour*
rait engager la Banque à prendre des mesures plus efficaces pour obvier à la rar
rçté du numéraire, et continuer ^es escomptes, sinon dans des proportions plus
libérales, au moins sur le même pied. Le grand vice de Torganisation de la
Banque est dans la création facultative de ses nombreux comptoirs. Depuis vingt
ans, son capital est resté le même qu'au temps où elle n'avait pas établi ses
sujccursales de province. Elle aurait dû, lors de ces formations nouvelles, aug-
menter son capital, ou vendre au moins, au fur et à mesure de ses besoins, des
rentes en quantité suffisante pour faire le fonds de roulement de ses nouveaux
comptoirs. Or, la Qanque a encore à elle 2,500,000 francs de rente, comme au-
trefois, lorsque ses opérations embrassaient la seule place de Paris. N'y a-t-il
pas là des ressources dont le moment est venu de faire usage?
Cependant, tout en constatant le trouble général, il faut se garder de se laisser
aller à des craintes exagérées, surtout quand nous voyons que la Banque a pris
au moins quelques mesures prudentes destinées à faire entrer dans ses coffres
le. numéraire qu'elle pouvait redouter de voir lui manquer. Un de ses régens est
allé à Londres dernièrement négocier un achat de lingots, qui seront payés en
traites à trois et six mois. Cet achat a produit 20 millions d'espèces, et l'on as-
sure que le traité a été conclu pour 80 millions, qui seraient versés au fur et à
mesure de ses besoins.
C'est avec regret que nous constatons combien la cherté du pain a influé sur
les versemens dans les caisses d'épargne. Dans les premiers jours de janvier
1845, la caisse d'épargne recevait l,i 50,000 francs, 1,000,000 francs en 1846,
800,000 francs seulement en 1847. Voilà une irrécusable et triste preuve du
malaise qui règne dans quelques classes de la société.
!»
REVUE MUSICALE.
On a dit qu*à moins d'être absolument dépourvu de toute espèce d'imagina-
iU>B y on ne' saurait assister au speetade de YOthelio de Shakespeare sans sa
croire un nioment transporté k Venise, dans la Venise des doges et des gondo-
liers, du lion de Saint-Alarc et des barcaroles chantées la nuit sur les lagunes,
d* Andréa Dandolo, de Gradenigo, de Mahno Faliero, et de Titien, de Paul Vé«
lonèse et du Tintoret. J'admets Yolontiers ce privilège attribué au chef-d'œuvra
dramatique, à la condition qu'on m'accordera les mêmes droits pour la partition
de Rossini. Rien, en effet, ne surpasse à mon sens l'illusion poétique où vous
plonge ce troisième acte d'Otello. La complainte du gondolier, nessun maggiar
dolore, le court récitatif, si admirablement instrumenté, qui précède l'élégie du
Saule, la prière de Desdemone, deh calma o ciel; enfin la morne ritournelle qui
fait pressentir la catastrophe du dénoûment, ne sont point seulement des mor-
ceaux d'un ordre supérieur en musique, mais de sublimes pages où l'expres-
sion du sentiment pittoresque le plus romantique vient se joindre à ce que la
passion humaine a de plus touchant, de plus mélancolique et de plus chaleureux,
11 y a ainsi , en poésie comme en musique, Certains chefs-d'œuvre auxquels
4»mble échu le don bien rare de faire voyager l'imagination à travers l'espace
et le temps. De ce nombre est ÏEgmont de Goethe, de ce nombre sont aussi /et
HuguenoU de Meyerbeer. J'ai beau ne rien savoir du vieux Bruxelles, ignorer le
vieux Paris et sa couleur locale : j'aperçois d'ici la place d'armes où ces honnêtes
Brabançons s'exercent à tirer l'arbalète, et je vois ligueurs et gens des halles
mener leur branle autour de rUôtel-de-Ville. Fantaisie ou réalité, qu'importe
ensuite? C'est là sans doute Venise, comme elle fut, et ne fut pas; c'est là un Pa-
]^, un Bruxelles, comme il n'en exista jamais, et aussi comme ils auraient pu
exister. Quel dommage que la réalité ressemble parfois si peu à notre rêve, et
que la prose d'un plan topographique soit si loin de la poésie de nos imagina*
tiens 1 il se peut que les gens qui veulent connaître Venise pour l'avoir entrevue
à travers les tragédies de Shakespeare (je dis les tragédies, car à ï Othello MdJoX
encore joindre dhylock) et la musique de Rossini, risquent fort de passer pour
aimer à se payer d'illusions; cependant, plus j'étudie les chefs-d'œuvre de cea
deux maîtres, plus ils me semblent, chacun dans sa sphère, avoir approché de
la vérité pittoresque et surpris le tableau. Et cette observation me frappe encore
davantage toutes les fois que je vois d'autres poètes et d'awita musiciens s'io-
376 REVUE DES DEUX MONDES.
spirer d'un sijyet emprunté à l'histoire du même peuple. Pour prendre un exemple
d'hier, interrogeons tes Deuj^jMscaxi de Verdi, représenté avec succès au Théâtre-
Italien. En quoi cette musique, remarquable d'ailleurs à divers titres, en quoi
cette musique nous parle-t-elle de Venise? Voilà bien des cavatines où la brise
de mer aura deV mare, joue son rôle obligé :
Soufflez dans mes cheveux, vents de TAdriatique.
Voilà des duos et des quatuors où j'entends qu'il est fort question du doge et
de la république; et jamais personne n'oubliera cette scène des Dix assemblés
en conseil et célébrant en chœur leur inviolabilité, leur grandeur et leur puis-
sance inexorable, ni plus ni moins que cet impayable tribunal de la Gazsa
ladra:
Inesorabile
Ghc in lance pondéra
L'umano oprar.
Avec cette unique difPérence qu'ici les robes rouges remplacent les soutanes
noires; mais de cet indomptable orgueil , de cet égoïsme féroce du lion de Saint-
Marc, comme auss) des ardeurs dévorantes, des incurables mélancolies de ces
climats de feu, pas un souvenir, pas une trace; rien de la gondole insouciante
qu'un rhythme léger berce sur le gouffre où s'engloutissent les mystères de l'in-
quisition d'état, rien de ce carnaval dans la terreur, de ces langueurs divines
qu'on respire à si chaudes bouffées et comme un vent d'orage dans le troisième
acte d'Otello; rien enfm de cet certo estro de Venise si délicieusement rendu
dans la poétique nouvelle d'Hoffmann :
Ah ! senza amare
Andar sulF mare
Col sposo del mare.
Non puo consolare !
Si de la partition de Verdi nous remontons au poème dramatique qui l'a in-
spirée, nous trouverons la même absence de couleur. On se demande ce qui,
dans un pareil sujet, a pu séduire Hyron ? L'anecdote peut-être. En effet, le trait
de ce Loredano couchant sa haine contre les Foscari sur ses livres de commerce,
et réglant ses comptes de vengeance ni plus ni moins qu'une créance ordinaire,
devadt au premier abord tenter l'imagination d'un poète; il y a du pur sang de
Venise dans cette étrange façon d'agir. L'histoire me semble même si bien à sa
place, que, si elle n'existait pas, on aurait dû l'inventer pour peindre ces habi-
tudes de négoce au sein de l'aristocratie , ces instincts de marchand sous la
pourpre qui caractérisaient les illustres patriciens de la sérénissime république.
Maintenant, quand on y réfléchit, un pareil sujet est-il du ressort du théâtre?
comment reproduire à la scène ce que l'anecdote a de profondément original. Je
n'ai pas vu représenter la tragédie de Byron, mais je sais qu'au dénoûment de
la pièce itaUenne ce personnage, tirant de dessous sa cape rouge un microsco-
pique calepin et faisant mine de biffer une adresse du bout de son crayon, me pa-
raît assez médiocrement répondre à l'idée qu'on se propose de cette vengeance
*.n partie double tenue avec une ponctualité si solennelle. Je le répète, il n'y a
dans tout cela qu'une anecdote. A la vérité, nous ne savons rien qui tente davan-
REVUE. — CHEONIQUE. 377
tage les poètes dramatiques; mais encore faut-il qu'une fois engagés, ils trouvent
où se prendre : or, ici, tel n'était point le cas. Ce^vicillarijCQiiJtraifîijlej^
soqjy^ la justice de la république, ce Foscari doge sur le visage et père au
fond de sa conscience, n'a rien dël)ien nouveau et surtout rien qui soit fait pour
Inspirer au musicien le sentiment je Ja couleur. J'ai dit que le seul trait carac->
téristique du sujet des Foscari n'était point du ressort du drame, encore bien
moins devait-il l'être de la musique. Otez de ceci l'anecdote, il ne reste plus
qu'utie fable vulgaire et qui pourrait tout aussi bien appartenir à la Rome répu-
blicaine qu'à la Venise des Mocehigo et des Loreda^.
Maintenant reprocherons-nous à la musique de Verdi de manquer de couleur
et de cette expression pittoresque dont VOtello de Rossini déborde? mais il fau-
drait d'abord lui reprocher d'avoir pris pour thème la tragédie de lord Byron, et
j'avoue quaje ne me sens pas le cœur d'en vouloir jamais à un musicien de s'être
adressé à un grand poète, dût par hasard son choix l'avoir une fois trompé. Cest
d'ailleurs un des principaux mérites du génie de Verdi de chercher toujours
de préférence ses motife de composition parmi Tes œuvres littéraires : Emani,
les Foscari, Jeanne dPArc, sont là pour témoigner du passé; quant à l'avenir,
Macbeth nous en répond. Cette partition de Macbeth, que prépare aujourd'hui
l'auteur de iVoftucco^ nou§j[q2C£tfidQ3ù^^ de Mu«
§|ftue. Combien de fois, prévoyant la crise lamentable où se débat en ce moment
cette noble scène, n'ayons-nous pas conseillé à ceux qui la dirigeaient de tenter
la fortune sous les auspices de quelque partition originale du jeune maître ita-^
tien! Bien qu'en fait de prévisions l'infaÛlibilité n'existe guère, n][êtait-on pas en
droit d'attendre quelque chose d'heureux d'un essai de ce genre? Aucun musi-
cien, plus que Verdi, ne semblait appeléj)ar^sa nature à compremire les con-
venances du système dramatique ^nçais^ A défaut de Bjfeyerbeer qui se ré-
cuse, on aufmt éïïTâ" soùsTSmain un HalévyTeTiineiUeuFS jours, un homme
s'entendant aussi bien que l'auteur de la Juive à toutes les pompes de la mise
en scène et possédant en outre cette bouffée de génie, ce sens mélodieux dont le
vieux Cherubini oublia de transmettre le secret à son élève. Qu'on se figure
pour un moment le chef-d'œuvre de Shakespeare, traité par Verdi avec tout le
soin, toute l'application qu'exige une pareille tâche, se produisant dans la gran^
deur colossale de son action, dans la variété infinie de ses coups de théâtre et
de ses accessoires, et qu'on dise si une entreprise de la sorte, sérieusement me-
née à fin, n'eût point abouti à d'autres résultats que ceux qui viennent de signaler
cette incroyable fantasmagorie de Robert Bruce! Malheureusement cette idéa.
ne nous est pas venue, et Jes Anglais auront Macbeth; ce qui n'empêchera pas
bon nombre de gens de Continuer à s'écrier qu'il n'y a plus de musique en ce .
Jiionde, et qu'après Rossini et Meyerbeer il faut décidément tirer l'échelle. Qu'à \
une œuvi^ quelconque deTauteur de Nabucco et d* Emani un directeur de speo^
tacle préfère la moindre imagination du chantre de la Semiramide et de Guii^
laume Tell, cela va sans dire; mais ce qui s'explique moins facilement, c'^^
qu'on aime mieux une ombre qu'une proie, et qu'on^néglige de frapper à la porte )
d^jdxana, pour s'en aller ainsi cariÛonner en pure perte auseuil d'un homme /
de génie qui s'obstine à faire le mort. Revenons aux Deux Foscari. J
Tai dit que la couleur manquait dans cet ouvrage; à défaut de couleur, la
passion dramatique domine. Cest là, du commencement, à la fin, une musique
TOME XVII. "25"
378 RBVUB DBS I^EUX MONDfiS.
chaleureuse^ puissante^ pensée avec vigueur et vigoureusement écrite. Le trio
du^ second acte doit compter parmi les meilleures compositions du maître.
Nuancé, pathétique, entraînant, avec un peu plus de franchise dans les motifs
et de développemens dans sa période finale, ce morceau s'élèverait à la hau-
teur de Tadmirable trio du troisième acte à^Emani, Je citerai encore la ca-
vatine du doge au dénoûment, large et touchante inspiration dont €k>letli a
su magnifiquement tirer parti. Notons à ce propos le singulier essor que la voix
de Goletti a paru prendre tout à coup ce soir-là, au grand étonnement du pu-*
blic; c'était à ne pas reconnaître le chanteur embarrassé, presque médiocre,
qu'on avait entendu la veille dans Assur. Et maintenant nous comprenons tout
ce qu'il a fallu de résignation à Goletti pour consentir à débuter par la Semirc^
mide. Que le plus ou moins de convenance d'un rôle puisse ainsi réagir sur
l'entière^hysionomie d'un chanteur, c'est à peine si on le conçoit, et cependant
rien de plus vrai. Cet organe, hier empâté, mou, incolore, soudain se relève et
vous étonne par sa triomphante plénitude; la mollesse devient agilité, l'hésita-
tion puissance. On croirait voir Sixte-Quint rejetant sa béquiile. C'est une chose
triste à dire, sans doute, mais qu'on ne peut cependant s'empêcher de recon-
naître : avant peu, la musique de Rossini sera devenue une lettre morte. De jour
en jour les chanteurs italiens la désapprennent, et, s'il fallait une preuve nou-^
velle de cette vérité, l'exemple de Goletti nous la fournirait. Gonclurons^nous de
là que les générations s'abâtardissent, et que l'art divin, abandonnant notre in-»
grate terre, s'apprête à remonter vers le ciel, son immortelle patrie? Pas le moins
du monde; nous tenons au contraire qu'un Lablache vaut un Bariili , que Ron-
coni ne le cède à Peilegrini ni pour la voix, ni pour l'intelligence, et qu'on peut
parfaitement entendre Rubini même après Douzelli. L'art est à un bon point,
a dit M. Hugo quelque part; pourquoi le mot ne s'apphquerait-il pas à la mu-
sique? De ce qu'il plaisait à Rossini de se croiser les bras, s'ensuivait-ii que l'Italie
entière dût se condamner au silence? Nous ne le pensons point. Depuis la Zel-'
mira et la Semiramide, les temps ont marché, et, si nous regardons derrière
nous, nous verrons qu'un assez long espace nous sépare déjà du grand maitre;
espace moins aride peut-être que bien des gens afiectent de le penser, et dont
la iMortna, les Puritains, la Lucia, JSabucco, marquent, non sans gloire, les
divers stades. Rossini eut ses chanteurs : Davide, Nozzari, Galli, la Goibrand, la
Fodor et tant d'autres qui gagnèrent sous lui vingt batailles; Bellini, à son tour»
forma les siens, et, comme la musique de Bellini procédait déjà d'un sentiment
de réaction, la réaction ne pouvait mauquer de s'étendre aussi à la manière d'exer-
cer la voix. Aux mille arabesques épanouies, aux feux d'artifice chromatiques de
la roulade rossinienne, succéda le chant itpianato, pathétique, de Rubini, lequel
s'est modifié de maitre en maitre jusqu'à Verdi, qui semble vouloir lui commu-
niquer plus de nerf et de rapidité chaleureuse dans le mouvement. Qu'on s'é-
tonne ensuite de cette espèce de malaise que l'exécution des ouvrages de Ros-
sini parait causer à certains chanteurs contemporains. 11 est au fond de toute
œuvre d'art, poésie ou musique, peu importe, à côte de l'élément divin qui
ne meurt pas, un élément terrestre, transitoire, qu'elle emprunte à ce qu'il y a
au monde de plus passager, de plus incertain, au caprice des temps, à ia mode.
Or, si ces conditions existent pour la poésie et la peinture, que ne sera-ce
jpomt pour la musique, l'art le plus exposé, comme on sait, à subir les mille
REVUE. — CHBONIQDE. 379
influences du moment? Si ia mode d^aujourd^hui n'est autre chose que le ro-
coco de TaTenir, ii faut bien reconnaUre, sans trop d'irrévérence à Tégard du
génie, que des ouvrages écrits il y a tantôt vingt-cinq ans par un des hommes
qui ont le plus sacrifié à la mode peuvent ne point répondre absolument au goût
de notre époque. Un poète d'infiniment d'esprit, forcé, à l'occasion d'une édition
Charpentier, de relire ses vers d'il y a dix ans, s'écriait : « Bon Dieu! que tout
cela me parait devenu ponsif! i» Je me demande si Rossini , feuilletant ses pa^
piers de jeunesse à propos de cet infortuné Robert Bruce, n'en a point dit au-
tant; mais, d'abord, Rossini a-t-il seulement rien feuilleté? Est-ce à nous qu'on
fera croire désormais que cette colossale indifférence ait un instant fléchi? Avant
la représentation , vous pouviez en prendre à votre aise et nous parler de con^
cessions obte^nues, d'un ouvrage, sinon entièrement nouveau, du moins composé
avec l'assistance du maître. Cependant la vérité devait apparaître au jour de
l'événement; et devant une si incontestable évidence tombent tant d'illusions
auxquelles on avait bien pu finir par croire soi-même, mais dont il faut conve*
nir que le public s'était toujours fort défié.
Sans donner dans l'ambitieuse promesse d'un ouvrage presque nouveau de
Rossini, encore espérait-on rencontrer çà et là quelque trace de la présence du
maître. Vain espoir que la représentation de Robert Bruce a trompé! Rien, en
effet, en dehors des morceaux empruntés à diverses partitions de l'auteur de la
Donna del Lago, rien qui rappolle le moins du monde la touche d'un génie su-
périeur. Le nom même de M. Niedermeyer, venu là pour ajuster les récitatife
et manipuler selon les formules ayant cours des idées d'un temps déjà loin de
nous, le nom de M. Niedermeyer n'indique-t-il pas que Rossini s'est (ait un devoir
de rester étranger à cette partie intermédiaire, accessoire, qui , dans une élucu-
bration de ce genre, constituait, à tout prendre, la seule nouveauté possible?
Cela dit, et la partition de Robert Bruce étant réduite à ce qu'elle est : un
assemblage plus ou moins intelligent de fragmens hétérogènes, de morceaux
disjoints, de cavatines, de duos et de quatuors écrits jadis pour des chanteurs
qui ne sont plus et dont la tradition elle-même s'est évanouie, on concevra
sans peine quelle charmante unité de sentiment et de composition il en doit
résulter. Nous n'oserions, quant à nous, appeler pareille chose un opéra. Avec
des chanteurs d'un ordre supérieur, ce serait un concert; qu'est-ce donc dans
les conditions existantes? Franchement, on ne saurait le définir : une sorte de
mélodrame à grand orchestre, de parade musicale d'où se détache, au second
acte, ce magnifique chœur des bardes, exécuté, hâtons-nous de le reconnaître,
avec une pompe lyrique et théâtrale digne des plus beaux temps de l'Opéra. Je
regrette seulement, puisqu'on était en train de ne pas s'épargner les frais de mise
en scène, qu'on ait négligé d'augmenter le nombre des harpes dans l'orchestre.
Pourquoi pas huit harpes au lieu de quatre? De la sorte l'effet, d^ si beau,
eût touché au sublime. Si de l'ensemble de l'ouvrage nous passons aux détails,
combien d'altérations, de mutilations et de ravages n'ont pas fait subir à toute
cette musique les caprices d'une disposition arbitraire et d'une exécution pres-
que toujours à contre-sens! Aucune des intentions primitives n'a été respectée,
aucun texte ménagé. Ce qui chantait l'amour et la tendresse chante désisnnais
la fureur, la plainte du vieillard moribond est devenue l'hymne d'un héros. Ro-
bert Bruce, s'apprètant à donner la liberté à l'Ecosse, ne trouve rien de mieux
^80 REVUE DES DEUX MONDES.
que d'entonner la romance écrite jadis pour exprimer la douloureuse angoisse
du père de Zelmire au fond de son cachot. La complainte du pauvre captif de-
Venant tout à coup la chanson héroïque du libérateur, vit-on jamais plus aimable
contraste? Qu'on dise ensuite que la musique n'est point susceptible d'exprimer
à la fois les deux sentimens qui se ressemblent Iç moins. — Puisque nous venons
de nommer la Zelmira, n'ayons garde d'omettre le célèbre trio transformé en
un duo pour W^^ SUÀiz et M. Barroilhet, et tellement défiguré, que, n'étaient cer-
tains passages qui trahissent l'origine et la race, on croirait à une intercalation
due à la plume de M. Niedermeyer. Essayez» en effet de distinguer, à travers les
éclats de voix que pousse M. Barroilhet, à travers ces cris de bravoure, cette ad-
mirable phrase de la partition primitive, ce chant si onctueux, si profondément
empreint de tendresse et de pathétique. J'appuierai aussi sur la pitoyable ma-
nière dont une exécution inintelligente parait se complaire à travestir le quatuor
de Bianca e Faliero, l'un des plus beaux morceaux d'ensemble que Rossini ait
composés. M'°<^ Stoltz, qui commence la phrase de l'adagio, laquelle doit être ré-
pétée en imitation par le contralto, le ténor et la basse, M"^' Stoltz a eu la mal-
heureuse idée de varier le texte à sa guise; soit le mauvais exemple, soit une
incurable manie de vouloir toujours enchérir sur le compositeur, les autres en
font autant, et de la sorte l'intention formelle de Rossini dans ce morceau se
trouve entièrement faussée. 11 y a cependant des vérités tellement élémentaires,
que le simple bon sens devrait suffire à vous les enseigner, et nous ne concevons
guère que des chanteurs appelés à teni|; le premier rang sur la scène de l'Opéra
puissent ignorer que, dans un morceau traité en imitation, porter la plus légère
atteinte aux traits écrits par le compositeur, c'est attaquer l'édifice par sa base
et tout compromettre. Un seul des exécutans de ce quatuor de Bianca e Faliero
chante la note de Rossini, c'est M""" Nau. Sans exceller dans le genre italien,
M"' Nau, rendons-lui cette justice, mérite qu'on la distingue ici de tout ce qui
l'entoure. Bien que sa voix manque d'éclat et soit d'assez chétive consistance,
on ne peut s'empêcher de louer, chez cette cantatrice, une remarquable netteté
de diction, un talent de vocalisation qui, mieux doué du côté de l'organe, se fût
élevé peut-être aux véritables effets de l'art des Sontag et des Persiani. Après avoir
justement amnistié W^ Nau pour sa fidélité à chanter le texte de Rossini, com-
ment ne pas se montrer sévère envers M"^*' Stoltz , qui, du commencement à la
fin de ce triste chef-d'œuvre, semble prendre à tâche de fouler aux pieds toutes
les traditions d'une musique consacrée par les plus illustres interprètes, et qui,
de la Pisaroni à la Pasta, à la Malibran , de la Camporesi à la Sontag, occupa
tour à tour les plus nobles, les plus glorieuses émulations? Et d'abord, que pré-
tend M*^*^ Stoltz? La cantatrice de l'Académie royale de Musique estrelle soprano
ou contralto? Faut-il lui reconnaître le domaine de la Pisaroni? Faut-il la pro-
clamer souveraine de l'empire des Sontag et des Persiani? ou bien faut-il dire,
en caressant l'un des plus chers caprices de son ambition et de son amour-pro-
pre, qu'elle règne également sur l'un et l'autre hémisphère du monde de la voix?
Mais quand cela serait, lors même que de pareilles prétentions mériteraient
qu'on en tint compte , comment s'expliquer autrement que par un gaspillage
d'enfant gâté cette bizarre fantaisie d'amalgamer ensemble pêle-mêle les mor-
ceaux les plus caractéristiques des deux emplois , et de chanter à tour de rôle
dans la même soirée, tantôt la partie de Malcolm, tantôt celle d'Elena? La Ma-
REVUE. — GHROMIQUE. 381
iibran, elle aussi, possédait les deux registres de la voix; la Malibrao, elle aussi^
avait Tesprit fantasque et entreprenant; cependant, jamais que nous sachions,
pareille algarade ne lui vint à Tesprit. Qu'après avoir absolument voulu chanter
Desdemone, M°^ Stoltz eût voulu essayer de Bfalcolm à toute force, on Teût conçu :
sa voix de soprano Tavait trahie, elle s'adressait au contralto , rien de plus na«
turel; mais ce qui ne saurait se justifier, c'est cette confusion puérile dans la
même soirée des élémens des deux répertoires, cette incroyable audace de tou*
cher à tout, cette fureur de tout piétiner. On ne cesse de se moquer des interca-
lations dérisoires dont les opéras italiens offrent journellement l'exemple, de ces
airs transférés, par le caprice d'un chanteur, d'une partition dans une autre ;
mais, pour peu qu'on y prenne garde, ceci dépasse tout. Prétendre fondre eu un
seul rôle les parties de contralto et de soprano, s'imaginer qu'on passera ainsi
sans transition de la fraîche et vaporeuse cavatine d'Elena à l'accent mâle et
pathétique de Malcolm, du répertoire de la Sontag au répertoire de la Pisaroni,
c'est se proposer une tâche au-dessus des forces physiques. Je dirai plus, à de
semblables efforts, un chanteur, quel qu'il soit, ne saurait prétendre; c'est un
ventriloque qu'il faudrait. La voix humaine n'est point une serinette que l'on
monte à volonté, et l'art du chant a ses conditions auxquelles les plus illustres
eux-mêmes se soumettent. Fussiez-vous ensemble la Mariani et la Sontag, la
Pisaroni et la Grisi, quand vous avez une fois adopté un registre, force est de vous
y tenir pour la soirée du moins, quitte à passer le lendemain à l'autre, comme on
a vu faire la Malibran. En dehors de cela, tout devient confusion, et vous finissez,
comme M^* Stoltz, par chanter un je ne sais quoi d'indéchiffrable et qui n'a de
nom dans aucune langue. Je n'en veux d'autre preuve que la délicieuse cava-
tine d'Elena dans la Donna del Lago, musique de soprano s'il en fut, soufiQe
mélodieux du matin, suave et limpide émanation qui semble respirer toute la
poésie matinale du lac argenté. Eh bien ! à ce chant de l'oiseau qui s'éveille, à
cette barcarole toute de grâce, de légèreté, de délicatesse. M""* Stoltz, avec sa
fâcheuse habitude, a réussi à donner, le croira-t-on? l'expression d'une véritable
complainte; rien de détaché, de coquet, d'élégant, mais un continuel canto legato^
un accent monotone et traînard à désespérer le plus éploré des violoncelles. Nom-
mer la cavatine illustre de Malcolm, c'est évoquer l'idée du triomphe de la Pisaroni «
idée terrible devant laquelle n'a point pâli la cantatrice de l'Académie royale de
Musique ! Au fait, quels souvenirs pourraitr-on craindre lorsqu'on a si vaillam-
ment bravé ceux de la Sontag et de la Malibran? Va donc pour l'air de Malcolm
après la cavatine d'Elena; le sublime O quante lagrime devait couronner l'œuvre
commencée par la barcarole du soprano. Je laisse à penser si les sons gutturaux
font ici leur devoir, et quel singulier effet produit cette déclamation de grand
opéra dans une musique où l'art de phraser passe avant tout.
Après Agésilas,
Hélas!
Mais après Attila,
Holà!
Aussi bien la patience des gens était à bout. Tant de vaines prétentions avaient
lassé le public. Il s'est montré sévère; puisse l'expérience porter ses fruits!
Singulier rapprochement! cette même Donna del Logo, qui, sous le nom de
382 BEVUE DES DEUX MONDES.
Robert Bruce, devenait Vautre soir une occasion dMnsuccès pour li^ Stoltz,
avait, dès sa première représentation, le 4 octobre 1819, commencé par porter
malheur à la Colbrand, qui, tranchons le mot, y fut glorieusement sifflée.
Voici ce que je trouve dans une biographie de Rossini publiée en 1845 (1). Je me
contente de traduire et n'ajoute rien au texte de Touvrage.
« Le soir de la première représentation, la signera Colbrand, s'étant donné
les airs de chanter un quart de ton trop bas ses variations dans le finale, eut le
désagrément de s'entendre siffler pour la première fois de sa vie. » Gomme ce
' quart de ton trop bas serait de circonstance ! Je reprends ma citation : « Une mé>
nagerie de lions furieux , Éole déchaînant toutes ses tempêtes , ne sont que
choses aimables et pleines de douceur en comparaison du vacarme et des tré-
pignemens du public napolitain, piqué à Toreille par une fausse note.
<t La colère de la prima donna sifflée ne connaissait plus de bornes; la farouche
Espagnole (Isabelle-Angélique Ck)lbrand était née à Madrid en 4785), la sultane
de San-Garlo, allait et venait dans sa loge, — vous eussiez ditune panthère blessée
au flanc, — et Tœil en feu, son teint olivâtre plus mat encore que de coutume,
haletante, la lèvre bridée par le dédain etTémotion, tout en déchiquetant à belles
dents d'albâtre la batiste de son mouchoir, se donnait le plaisir d'envoyer le pu-
blic à tous les diables. Au désespoir d'Armide assistait l'entrepreneur de San-
Carlo, il signor Domenico Barbaja.
« A cette époque, Angélique Colbrand venait d'avoir trente-quatre ans, et Bar-
baja cherchait à rompre avec cette femme qui lui avait coûté dix fois plus que la
duchesse de Floridia au roi de Naples. L'occasion s'offrait belle, il la saisit.
«Ingrat public! murmura l'imprésario millionnaire, oser te siffler, toi, Col-
brand! car tu Tas entendu, ils t'ont sifflée!
« — Cabale! s'écria la cantatrice, une cabale infâme!
<c — Eh ! sans doute, qui ne sait cela, cabale ! infâme cabale ! c'est votre chanson
ordinaire; il n'y a de vrai public que celui qui vous applaudit... mais aussi con-
venez entre nous que vous avez chanté ce soir comme une débutante... Écoute-
moi, Colbrand, prends-y garde, ta voix baisse, et tes meilleurs amis trouvent
que ton astre commence à s'éclipser; quant au public, il applaudissait furieuse-
ment la Pisaroni, et si tu n'y mets bon ordre...
« En ce moment, Rossini entra, frais, dispos, le sourire à la bouche, la joue
en fleur et dans cet heureux épanchement d'humeur d'un auteur qui vient de
réussir et que les mésaventures du prochain touchent peu.
« Aux derniers mots de Barbaja, la Colbrand s'était laissé choir sur son otto-
mane, et sa jolie tète, perdue dans les coussins de mousseline, fondait en larmes,
larmes sincères cette fois, les premières peut-être que la cantatrice eût versées
depuis son engagement â San-Carlo.
« En apercevant Rossini, la prima donna se hâta d'essuyer son visage, et, re-
prenant tout son air courroucé :
« — Cet odieux public! s'écria-t-elle, il faut avant tout que je me venge de
lui ; mais quel moyen...
« — Quel moyen? reprit l'auteur du Barbier : tâche de chanter moins faux; je
n'en «ais pas de meilleur, m L. G.
(1) Gioaehino Rossini, ptr M. Ottingaer. — Leipiig, lSi5.
COLLÈGE DE FRANCE
LES HISTORIENS ROMAHIS.
Ûétude qu^on va lire, et par laquelle M. Nisard a ouvert cette année son cours
de littérature latine au Collège de France , devait trouver place à côté des tra-
vaux que la Reçue a publiés sur les historiens de Tantiquité. Cest moins en effet
une première leçon qu'un portrait de Tite-Live déjà complet en soi, et qui, par
cela même, se détache naturellement de Tensemble d'études qu'il annonce et
qu'il prépare.
Pour étudier une littérature avec fruit, il semble qu'il faut commencer par
les écrivains qui ont traité de l'histoire. C'est par eux seulement que nous con-
naissons les premiers élémens de cette littérature, à savoir le gouvernement, la
constitution, la religion, les mœurs générales; c'est dans leurs écrits que respire
l'ame du peuple dont cette littérature est l'expression. Les historiens nous accli-
matent, pour ainsi dire, au pays; par eux nous savons tout ce qu'il y a de con-
venances invincibles et fatales entre une nation et le territoire qu'elle habite.
Une nation est une personne; l'histoire est la biographie de cette personne.
Quand nous sommes ainsi accoutumés à ce peuple, que nous l'avons vu dans
le succès et dans les revers, dans la guerre et dans la paix, passant par ces
épreuves de la double fortune auxquelles on reconnaît le caractère des nations
comme celui des individus, c'est le moment d'entreprendre l'étude des autres
branches de sa littérature. Nous sommes préparés à goûter ses poètes, à com-
prendre l'autorité de ses orateurs, à juger ses philosophes et ses critiques. Au
lieu de les lire en tâtonnant, accompagnés du commentateur qui nous fourvoie
le plus souvent, ou qui nous refroidit quand il nous éclaire, leurs historiens, en
nous faisant de leur pays, nous ont mis à même de les lire couranmient, comme
384 REVUE DES DEUX MONDES.
des auteurs familiers. Nous ne sommes pas rebutés, daos un beau morceau de
poésie, dans une haran^e, dans un traité philosophique, par une sorte d^ar-
chéologie à laquelle nous n'avons pas été initiés, et, en même temps que nous
y admirons ces belles pensées qui sont du domaine de Thomme dans tous les
pays et dans tous les temps, nous voyons en quelque sorte la physionomie par-
ticulière de l'esprit humain dans un temps et dans un pays déterminés. Cicéron,
dans ses ouvrages philosophiques, ne sera pas seulement un des bons moralistes
du monde, ce sera le moraliste romain. Horace ne sera pas seulement un lyrique
ou un satirique, ce sera le lyrique un peu artificiel d'un pays où Ton ne rêvait
guère, ce sera le satirique d'un peuple chez qui le vice n'a jamais été élégant, et
sous la mollesse duquel perce cette brutalité que lui reproche la Camille de Cor-
neille, dans un de ces vers où ce simple et sublime génie a senti plutôt que jugé
le peuple romain.
Soit souvenir, soit préjugé de collège, il me semble que, parmi les usages de
cet enseignement des langues anciennes, qui a pour ennemis tous ceux qui ont
fait de méchantes études, celui-là n'est pas le plus mauvais qui nous faisait ap-
prendre les élémens du latin dans un abrégé de l'histoire romaine. Nous arri-
vions ainsi à ses grands écrivains avec des impressions déjà fortes de la grandeur
de leur pays. Le jour où j'ai dû songer à un plan d'études sur la httérature la-
tine, j'ai trouvé cette indication dans mes souvenirs. Seulement, au lieu d'un .
petit abrégé où le latin n'est pas toujours romain, j'ai Voulu lire l'histoire ro-
maine dans les auteurs originaux, dans les Romains qui ont écrit les annales de
leur pays.
La liste des historiens romains est courte; elle se compose de quatre noms :
César, Salluste, Tite-Live, Tacite. Des hauteurs où ils ont élevé l'histoire, on tombe
tout à coup soit dans la chronique négligée et suspecte de Suétone, soit dans les
abrégés plus brillans que solides de Yelleius Paterculus et de Flonis, soit dans
les prétentions encyclopédiques d'Ammien Marcellin. Ou bien ce sont des auteurs
qui ont écrit des vies ou des résumés d'histoire universelle : Cornélius Nepos,
qui fait penser à Plutarque; Quinte-Curce, dont les fleurs ne nous consolent pas
de n'avoir point une histoire originale d'Alexandre; Justin, qui est accablé par
le Discours sur t Histoire universelle de Bossuet. Ces auteurs, dont aucun d'ail-
leurs n'est méprisable, ont pour principal mérite d'offrir des textes appropriés à
un certain temps des études classiques et de servir comme de degrés dans la
connaissance du latin.
Peut-être eût-il été plus juste de les comprendre dans l'étude générale des
historiens; j'avoue que je ne m'en sens pas le goût. Quand nous jugeons les
écrivains secondaires, ou bien nous triomphons d'eux, ou bien nous les proté-
geons. Là où il y a trop à critiquer, le profit ne vaut pas le chagrin qu'on se
donne; là où il est besoin de faire valoir le mérite d'un écrivain par le relatif,
à peu près comme ces peintures douteuses pour lesquelles on exige du spectateur
qu'il se place à un certain point de l'équerre, c'est le plus souvent un jeu d'esprit
dont l'exemple n'est pas bon, parce qu'il substitue au grand goût dans les lettres
le petit goût, qui en est l'ennemi. Nous sommes difficiles ou complaisans aux
petites réputations par des raisons qui ne sont pas parfaitement pures de tout
intci-êt d'amour-propre : difficiles, parce qu'y ayant trop peu de distance des
lEVUE. — CHRONIQUE. 385
petits à nous, nous leur eo voulons néanmoins de s'être élevés, quoique de si
peu, au-dessus de nous; complaisans, afin de relever notre mérite en rabaissant
le niveau des gloires véritables; m&B nous leur donnons trop de nous-mêmes,
ou nous leur ôtons trop de ce qui leur appartient. Les écrivains du premier
ordre nous dérobent aux périls de notre jugement; ils s'emparent de nous tout
d'abord, et ils se rendent maîtres de notre intelligence par Tadmiration, cet
abandon délicieux qui est la foi dans le génie. Là, nous ne faisons plus nos ré*
serves, nous sommes en puissance d'autrui; notre amour-propre, qu'excitait dans
nos jugemens sur les petits une égalité modérée, se tait devant cette distance
infinie qui nous sépare des hommes supérieurs; le commerce de ces hommes ac-
coutume à la modestie et apprend le respect. Cette foi dans le génie n'est pas
une abdication, mais un consentement de notre raison en présence de Tidéal.
Les défauts des hommes supérieurs ne sont pas un avantage que nous prenons
sur eux; ils nous avertissent que leurs œuvres sont de Fhomme; ils empêchent
la superstition, et, en nous donnant si^jet de faire acte d'indépendance, ils re-
lèvent le mérite de notre admiration.
Je me bornerai donc aux quatre grands écrivains qui représentent l'histoire
chez les Romains. Eux parcourus, et, par eux, Rome nous étant connue et près-*
que familière, nous étudierons les autres productions du génie latin. Nous ap-
précierons tour à tour l'éloquence politique et judiciaire dans Cicéron et dans les
imposans fragmens qui nous sont restés de quelques orateurs qui l'ont précédé
ou suivi; la philosophie morale dans Cicéron et Sénèque; la critique dans Cicéron
encore, dans Quintilien et dans Tacite; enfin l'art épistolaire dans ce même Ci-
céron, qui forme comme un corps de littérature à part dans la littérature latine,
et dans Pline le jeune, qui a eu la gloire, donnée à fort peu, de bien écrire une
lettre. Tel est le champ de nos études. L'objet, vous le savez, c'est le vrai. Le
vrai est multiple et divers; chaque genre d'ouvrage a le sien plus spécialement;
c'est le vrai de la matière môme qu'on traite et de la méthode d'après laquelle
on le traite; mais il est une sorte de vrai commun à tous les genres, et, quand
je parle de l'objet général de nos études, c'est ce vrai-là que j'ai en vue. Ce
vrai, c'est tout ce qui touche et convainc l'homme, soit comme individu, soit
comme membre d'une société, soit comme citoyen d'une nation; c'est ce qui
l'avertit qu'il n'est pas isolé au milieu d'inconnus; qu'outre sa vie individuelle, U
vit d'une vie générale; c'est tout ce qui, dans le passé, soit qu'il s'agisse de
faits, de pensées ou de sentimens, le rend contemporain des faits, cohéritier avec
l'humanité des pensées, sympathique aux sentimens. Nous ne sommes pas libres
de ne pas connaître certainement le vrai; il arrive à nos consciences comme la
lumière à nos yeux, comme le son à nos oreilles, et, de même que c'est par un
désordre physique que les yeux sont privés de voir la douce lumière du ciel et
les oreilles de percevoir les sons, de même c'est par l'effet d'un dérangement de
l'esprit que la conscience cesse de percevoir le vrai. La raison n'est que la fa-
culté par laquelle nous transformons la connaissance involontaire du vrai en un
assentiment réfléchi.
On a dit, et le mol est triste : Le vrai est ce qu'il peut. Disons plutôt du vrai,
comme de Dieu , dont il fait partie : Le vrai est ce qui est. L'homme qui veut
échapper au vrai semble vouloir échapper à soi-même. Par quoi nous connais-
3S6 BETUB DBS DEUX MONDES.
sons-nous en effet, sinon par le vrai, qui, par ce que nous devrions être, nous
apprend qui nous sommes? Aussi dit-on de tout esprit (aux, c'est-à-dire de tout
homme empêché par quelque désordre intellectuel de connaître le vrai : Cest
un homme qui ne se connaît pas. Hélas! sous des termes modérés, rien n'est
plus dur que ce jugement. Il rabaisse Tesprit faux au niveau de la bête, dont la
condition , par rapport à Thomme, est qu'elle ne se connaît pas.
Si quelqu'un me persuadait un jour que le vrai n'est qu'une vue de mon es-
prit, et non quelque chose qui est hors de lui , avant lui, qui sera après lui, qui
est Dieu; que le vrai est ma chose, qu'il commence et finit avec moi , que le
trouble délicieux où me jette sa présence n'est qu'une sensation individuelle, et
fassentiment que lui donne ma raison un caprice; que le vrai n'est pas plus que
moi, n'est que moi; — de même qu'on arrête avec le doigt le mouvement d'uQC
montre, de même celui-là arrêterait en moi la vie morale à l'instant. Je plain-
drais l'homme qui , cédant au puéril orgueil de regarder le vrai comme uoo
création de son esprit , échangerait contre cette grossière illusion la douce et
glorieuse dépendance dans laquelle nous sommes par rapport au vrai. Il perdrait
tous les ressorts de son ame, il réduirait sa raison à un instinct moins sûr que
celui des animaux, parce qu'il serait troublé sans cesse par les révoltes de son
sens intime; il perdrait jusqu'à ces défauts de l'homme qui, du moins, sont ceux
d'un être créé pour percevoir le vrai, jusqu'à l'orgueil, lequel n'est le plus sou-
vent que la prétention de connaître mieux le vrai que les autres, et de le leur
imposer à titre de privilège sur des inférieurs.
(Test pour ne pas tomber dans cette sorte d'orgueil, et pour en éviter jusqu'à
l'apparence, qu'il est du devoir, dans toute chaire d'où l'on prétend enseigner
le vrai , de s'interdire les formules dogmatiques. Par là, on respecte, ce qui n'est
pas la même chose que ménager, ceux qui n'en sont pas persuadés au même
degré, soit ftiiblesse, soit que leurs lumières s'offusquent, comme il arrive, par
leur diversité et leur inégalité. Voilà pourquoi je préffere, en annonçant ces le-
çons , au mot enseigner dont l'absolu m'effraie, le mot étudier, non-seulement
parce que j'apprends dans le moment même que j'enseigne, mais parce qu'il n'y
a pas de terme plus propre pour caractériser ces spéculations paisibles sur le
passé , et cette recherche d'un vrai qu'aucune contradiction ne rend agressif
et militant. On enseigne les sciences exactes; les élémens, la méthode, les ré-
sultats, tout en est évident ; on étudie les sciences -qui ont pour objet ce qu'il
y a de plus libre, de plus mobile dans l'homme, de moins susceptible d'être me-
suré ou réduit en axiomes, la pensée; qui ont pour résultats des vérités dont
l'évidence, moins générale, ne se perçoit pas moins par la sensibilité et l'imagi-
nation , les deux facultés les plus assujetties à la diversité des circonstances par-
ticulières, que par la raison, par laquelle tous les temps et tous les pays se res-
semblent. L'étude d'ailleurs, avec ses doutes, ses inquiétudes, ses tàtonnemens
quand elle cherche, ses ravissemens quand elle découvre, l'étude où se peignent
tous les mouvemens d*un esprit sincère cherchant dans les livres le noble plai-
sir que donne le vrai , n'est-elle pas plus intéressante que l'enseignement qui
affirme ce qui se dok persuader. Impose d'autorité ce qui veut être senti , borne
ce qui est sans limiftes, et qui ressemble plus à une opération de la mémoire qu^
un travail aetuel de Tespritl
RBVDB. — GHRONIQCK. 387
Après avoir ainsi parcouru tout le champ de la prose latine et y avoir recher-
ché le vrai commun à tous les genres , et le vrai propre à chacun , peut-être y
aura-t-il lieu de hasarder quelques généralités sur cette moitié de la littérature
romaine. Les généralités n'étant que Fexpression des lois d'après lesquelles s'ac-
complissent les choses humaines, avant de poser les lois, il faut connaître tous
les faits qui se développent sous leur empire; mais la tentation de généraliser
est dangereuse; on croit trop aisément qu'on voit loin , parce qu'on ne voit pas
à ses pieds, vite parce qu'on voit peu; aussi est-ce moins un engagement que
je prends qu'un désir innocent que j'exprime. Il serait si beau , pour cette sorte
de vrai qui regarde les faits et les grands hommes de l'histoire romaine, de
trouver quelque chose à dire après Bossuet, après Montesquieu, après le pre-
mier de ces grands penseurs sur les choses romaines, Machiavel ! Mais n'est-ce
pas déjà trop d'ambition que de s'aventurer dans les spéculations qui leur étaient
familières et de Vouloir penser où ils ont pensé ?
Il serait moins téméraire, et peutrètre m'y risquerai-je, de tirer de l'étude du
génie romain dans'les lettres, de l'art dans les grands écrivains, en un mot du
vrai dans l'éloquence latine , soit quelque principe nouveau , soit la confirma-
tion de quelque principe connu, qui serve, non à former de grands écrivains,
mais à entretenir dans le pays le goût général qui les forme. L'objet de toutes
les institutions d'enseignement, le devoir de toutes les chaires, est de rappeler
au public qu'étant la matière même de la gloire, il doit y mettre ses condi-
tions, et se compter pour quelque chose dans les livres, qu'il ne fait pas. Aucun
public n'y est plus disposé que le public français. La France est le pays où le
public est le plus près de l'écrivain , et où l'on peut dire avec le plus de vérité
qu'entre le lecteur et l'auteur, c'est un prêté rendu. Je sais que ce public a des
momens de sommeil, pendant lesquels il n'est pas très délicat sur ses rêves;
mais qu'on ne s'y fie pas : quand il s'éveil)e, il ne se souvient plus de ce qu'il a
rêvé. Notre public ne méprise pas les auteurs qui lui ont été trop compiaisans ;
ce serait trop dur, et il sait qu'il y a un peu de sa faute : il les oublie. Aussi
n'y a-t-il pas de pays où il y ait plus de gloires qui ne durent pas vie d'homme.
Tel est le plan que je me suis tracé. Dans ce plan, les historiens devant ouvrir
ces leçons, bous avons dû commencer par César, venir ensuite à Salluste, le-
quel nous amène à son successeur immédiat Tite-Live, remontant pour ainsi
dire le cours de l'histoire de Rome, en même temps que nous descendons la
suite de ses historiens.
Tite-Live avait à peine seize ans quand César mourut. Il en avait vingt-quatre
quand il quitta Padoue, sa patrie, pour venir à Rome, où il put voir Salluste,
vieux et chagrin. Auguste, qui le compta parmi ses amis, ne s'ofifensa pas, dit
Tacite, de l'éloge qu'il faisait de Pompée, et il rappelait le Pompéien. Pline le
jeune raconte que sur le bruit de ses ouvrages un habitant de Gadès vint du fond de
l'Espagne à Rome pour le voir, et, après l'avoir vu , s'en retourna. Cesl de cet
unique habitant de Gadès que saint Jérôme a fait plusieurs nobles gaulois et es-
pagnols, « entraînés, dit^il, à Rome par le désir de le contempler, et qui, en-
trés dans unes! grande ville, y cherdûient autre chose que la ville elle-même. »
Des biographes lui font écrire son histoire partie à Rome, partie à Naples, où il
allait, disent-ils, de temps en temps se délasser. Us partagent les soins de sa vie
388- lirUB DB8 DEUX MONDBS.
entre son fils, pour lequel il ayait écrit un traité littéraire, et sa fille, qui fut ma-
riée à un rhéteur nommé Lucius Magius, qu*on allait entendre, dit Sénèque le
père, R moins par estime pour son talent, qu'à cause de la réputation de son
beau-père. >» Les auteurs padouans dérangent cet intérieur en manant deux fois
Tite-Live, et en lui donnant deux fils et quatre filles sur la foi de quelque pierre
mal déchiffrée. Ils font aller toute la ville de Padoue à sa rencontre, le jour où
il y revint après la mort d'Auguste; ils 1^ comblent d'honneurs, et lui donnent
une vieillesse paisible et fortunée : mais cet embellissement, d'ailleurs fort inno-
cent, n*a pas même pour prétexte une inscription douteuse. Eusèbe et saint Jé-
rôme disent qu'il mourut à Padoue, l'an 48 de l'ère chrétienne, la quatrième
année du règne de Tibère. Si cette date est exacte, Tite-Live, né cinquante-neuf
ans avant notre ère, et mort dix-huit ans après, aurait vécu soixante-seize ans.
n y a lieu de supposer que Tite-Live n'eut aucun emploi considérable ni à
Rome, ni à l'armée, et que ce fut, comme Horace et Virgile, ses aînés, le pre-
mier de cinq ans, le second de dix, un lettré de la cour d'Auguste. César et Sal-
luste sont historiens, l'un dans le feu des affaires, l'autre au sortir des affaires,
et par dépit d'en être dehors. C'est le génie même de l'histoire qui a fait Tite-
Live historien. Il vivait à une époque où Rome, sans ennemis dans le monde,
puisqu'elle était devenue le monde lui-même, sans guerre, puisque la guerre ci-
vile y avait cessé, demandait un historien poète plus qu'à demi pour raconter
et chanter tout ensemble la glorieuse suite de ses annales. Fatiguée de guerres
civiles, étonnée de connaître pour la première fois les biens du repos et de l'or-
dre, sous un gouvernement qui paraissait moins l'opprimer que la débarrasser
de libertés meurtrières , après sept siècles employés à consommer l'œuvre de sa
grandeur, c'était un sentiment nouveau pour elle que de revenir sur son passé
et de se contempler dans sa gloire. Avant Auguste, Rome avait eu l'idée de la
grandeur de ses membres, tantôt du peuple, tantôt de l'armée, plus souvent du
sénat; sous Auguste seulement, elle eut l'idée d'une grandeur en laquelle se ré-
sumaient et s'absorbaient ces trois grandeurs particulières ; et ce fut cette idée
qui, comme une force créatrice, inspira V Enéide à Virgile, à Tite-Live f Histoire
romaine.
Que faut-il penser des éloges que Tite-Live donnait à Pompée, et dont le rail-
lait Auguste? Dans le récit de la guerre civile, s'était-il prononcé pour Pompée
contre César? N'est-ce «pas pousser trop loin les choses que de lui prêter, comme
fait Niebuhr, la partialité d'un homme de parti?
Si Tite-Live eût été pompéien jusque-là, il n'aurait pas écrit de Cicéron, l'ami
de Pompée, « que de tous les maux qui l'accablèrent coup sur coup, exil , chute
de son parti, mort de sa fille, il n'y eut que la mort qu'il souffrit en homme. »11
n^eût pas dit de cette mort « qu'à bien considérer les choses, elle a pu paraître
moins imméritée, par la raison que Cicéron, vainqueur, n'eût pas mieux traité
son ennemi (1). » Un écrivain du parti de Pompée n'eût pas tracé, du plus grand
personnage de ce parti, un portrait qui p€u%îtrait calomnieux, même sous la
plume d'un partisan de César. Je me persuade que ce qui dut toucher Tite-Live
dans le caractère de Pompée, ce fut l'honnêteté de l'homme privé, encore qu'elle
(1) Fragment tiré de Sénèque le père.
REWB. — CHRONIQUE. 389
fût si stérile pour les autres, et qu^elle semblât yenir de Fabsence de passions
plutôt que d'un sens moral actif et énergique; ce fut cette apparence de mo-
dération par laquelle Pompée patrut ne pas vouloir de la puissance suprême ^
parce qu'il n'osa pas la prendre; ce fut surtout sa mort sur le riyage égyptien ^^
et cette fin si triste d'un homme si long-temps heureux.
Faire de Tite-Live un homme de parti, l'idée n'en pouvait venir qu'à Niebuhr,
et par le besoin de sa thèse, qui consiste à lui ôter toute créance. U fallait le trou^
ver tout au moins prévenu là où il n'est pas infidèle. Ni l'époque où vivait Tite^
Live ne comportait une prévention de ce genre, ni le tour d'esprit de rhistorieu
ne s'y prêtait. Après qu'Auguste, selon les belles paroles de Tacite, eut reçu sous
son nouvel empire le monde romain fatigué des guerres civiles, il n'y eut pas un
homme de sens qui regrettât l'ancien parti républicain. Trop de héros de ce
parti avaient prouvé qu'en s'y attachant ils n'avaient fait que se tromper sur le
moyen d'arriver plus sûrement aux avantages de pouvoir et d'argent qu'ils
poursuivaient sous son drapeau; trop de faux patriotisme, trop d'orgueil de caste«
trop de cet amour de la liberté pour soi et son parti, s'y étaient mêlés à la vertu
solide et au vrai courage de quelques hommes, pour qu'on songeât à prendre
parti dans cette querelle vidée, et qu'on ne sût pas gré à Auguste d'en avoir ûni^
à Philippes, avec les écoliers de Caton, à Actium, avec les exécuteurs testament
taires de César. Tite-Live devait penser à cet égard comme tout le monde, outre
que, par son esprit généreux, élevé, sensible au malheur, fort porté d'ailleurs au
dramatique, et plus occupé, dans les actions des hommes, de ce qui parait au
dehors que de ce qui reste caché, des passions que des intérêts, il n'était capable,
ni de l'énergie, ni des petitesses de l'esprit de parti. C'est un républicain à la
façon d'Horace chantant Régulus et l'ame indomptable de Caton, à la façon de
Virgile faisant présider par ce même Caton l'assemblée des âmes vertueuses aux
Champs-Elysées. Tous trois admiraient Rome, sa grandeur, sa gloire, regrettaient^
non ses institutions, dont je doute qu'aucun d'eux se fût rendu compte, même
Tite-Live, mais tout ce que les traditions nationales racontaient de l'héroïsme
de ses citoyens. Les esprits excellens, et la remarque en est vraie surtout des
écrivains, sont rarement justes, et ne sont jamais tendres pour le présent. Le
mal qu'ils y sentent plus vivement que les autres les empêche d'y voir le bien,
qui d'ailleurs n'y a jamais la grandeur que donne l'éloignement, et il est rare
qu'ils ne soient pas touchés de quelque forte prévention, soit de regret pour le
passé, soit d'espérance pour l'avenir. Ceux en particulier qui regrettent le passé
s'en font des images merveilleuses de désintéressement, de vertu, de grandeur
d'ame, pour se consoler de ce qui se fait autour d'eux; et de même que, dans le
présent, la grandeur des résultats leur est dérobée par la petitesse des causes
apparentes et par l'agitation intéressée de tous ceux par qui ces résultats s'ac*
complissent, de même, dans le passé, les mêmes misères des moyens et des ac-
teurs principaux leur sont dissimulées par la grandeur des résultats. C'est l'illu^
sion familière à Tite-Live, et Salluste n'y a pas échappé. Cependant il y a, sur
ce point, entre les deux historiens, une différence très marquée.
Je doute que Salluste ait été dupe de l'idéal qu'il nous a tracé, dans le préam-
bule du Catilinay des temps de Rome jusqu'à la fin des guerres puniques. Tous
les traits en sont si hors du vrai, qu'on^ne peut voir dans cette peinture si ûaU
390 REVUE DES DEUX MQNDE8.
teuse des premiers siècles de Rome, ou qu^uae satire de son temps, ou qu*une
déclaration de pureté et de vertu pour s'attirer du crédit, ou qu'un morceau de
rhétorique inspiré par l'imitation des Grecs, par quelque usage littéraire d'a-
lors. Peut-être y a-t-il de toutes ces choses à la fois. Quoi qu'il en soit, nous
avons été insensible aux séductions de ce préambule, et, au lieu d'y prendre
confiance en la vertu de Salluste, nous nous sommes d'autant plus tenu en
garde contre les jugemens d'un historien qui fait cesser toute vertu et expirer
toute morale au moment même où vont commencer ses récits. Salluste imagine
le bien en homme qui ne le pratique guère. Ses peintures sont fabuleuses là où
celles de Tite-Live ne sont qu'un peu flattées.
C'est que Tite-Live est un honnête homme, qui juge les autres par son propre
fonds, et qui non-seulement croit à la vertu, parce qu'il en est capable, mais
qui connaît la source des belles actions, comme Salluste devine les motifs secrets
des mauvaises. II a cette sorte d'intelligence des honnêtes gens, plus rare que
celle des plus habiles parmi ceux qui ne savent pas la morale ou qui y sont in-
diiïerens; il voit se former au fond des grandes âmes les résolutions héroïques;
il connaît ce que peut un homme sous une impulsion de générosité ou sous
l'empire du devoir; il pénètre les grands citoyens, parce qu'il les aime. Je m'en
rapporte à Salluste faisant le portrait de quelque factieux turbulent, ou de quel-
que gouverneur romain dépouillant sa province : il s'y connaissait; mais j'ai foi
en Tile-Live me parlant d'un Fabius ou d'un Paul-Emile : il trouvait dans un
cœur droit et sensible le secret de leurs grandes actions et l'art de nous les rendre
présentes par la vivacité de ses récits.
C est Quiutilien qui a noie le premier, parmi les qualités de Tite-Live, la sen-
sibilité. Il ne le dit pas expressément; les anciens n'ont pas de mot qui l'exprime
claireiiieut, non qu'us n'aient connu la chose, mais parce que cette disposition
n'y a inspire aucun ouvrage eu particuher, et que, daus ceux où il parait quelque
sensibiliie, c'est comme uue liberté timide et inconnue que prend i'ame hu-
maine, sous l'empire de moeui^, de rehgions, de gouvernemens qui lui étaient
aniipaihiques. On reconnaît ia sensibilité dans Teloge que Quintiiien accorde à
Tite-Live d'exceller, plus qu'aucun autre historien, dans l'expression des pas-
sions, et principalement, dit-il , des passions douces, Qjjeciiu dulciores (1). Cet
éloge n'est pas seulement vrai des harangues de Tite-Live, il l'est encore de
ses recils, dont les plus beaux sont ceux ou il peint, c'est trop peu dire, où il
sent iui-iueme ces passions. Celte sensibilité le rend heureux, comme un con^
temporain, des victoires de sou pays, malheureux de ses défaites, et il y a dans
sa partialité même, soit 1 illusion d'un ieiuoin qui a grossi les choses par i'espé-
raucc ou par la crainte, bOit le depit d'un lier Homain battu qui nie sa défaite
ou qui n'en veut pas laire honneur à son ennemi. Apres ia bataille de Cannes,
comme un Homaiu de ce tempa-la que ia douieur eût sutl'oque ; <i Je n'essaierai
pa^, dit-ii, de peindre le desordre et ia terreur dans les murs de Rome, je suc-
comt>ei'ais sous la tacne. » ^uccaénùatn onen I II courbe la tête souâ le desastre
de son pays, et s'étonne d être encore vivant; il est muet de douleur et d m-
(1) Affeetui quidem^ prœeiptte 0Oê, qui Munî diUeiar$i, ttt pait9i$Hm9 éieamt
n«mQ kêMtQrieorum commcfutovil magii. {Imtti. or. X, l.j
REVUE. — CHRONIQUE. 391
quiétude; puis, avec Rome qui peu à peu se ranime, il relève la tète et respire
enfin à la vue d'Annibal allant fêter Cannes à Capoue (i).
La sensibilité est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Us se ressembleat
tous deux par cette faculté supérieure et charmante par laquelle le poète et Thifir
torien s'aiment moins que les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi
dire de la vie qu'ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et
porte dans son sein les ennuis de la veuve d'Hector; il pleure la mort du jeune
guerrier dont un javelot a percé la blanche poitrine. Cest trop peu, ce feu de
tendresse se répand sur tout ce qu'il voit, sur tout ce qu'il décrit. U s'intéresse
à l'herbe naissante qui ose se confier à l'air attiédi par le printemps; il est tour
à tour la génisse exhalant son ame innocente auprès de la crèche pleine, l'oi-
seau à qui les airs même sont funestes, et qui meurt au sein de la nue, le tau-
reau vaincu qui aiguise ses cornes contre les chênes pour de nouveaux combats.
Gomme Virgile, Tite-Live est tour à tour chacun des personnages qu'il aime; il
est Rome elle-même dans toutes ses fortunes, Rome que le poète appelle la plus
belle des choses^ pulcherrima rerum. par le même enthousiasme tendre qui
fait dire à l'historien que sa nation est la première du monde, et que l'empire
romain est le plus grand après celui des dieux , maximum secundum deorum
opes imper ium.
La sensibilité de Tite-Live a la plus forte part dans cette connaissance du
cœur humain dont le loue le moins favorable de ses juges, le savant Niebuhr.
Cest même par les passions dont son cœur lui a donné le secret qu'il arrive à
connaître les intérêts et qu'il pénètre dans les com^^lications des affaires. D'au-
tres écrivains qui ont mérité le même éloge n'ont porté dans le cœur humain
que la lumière de la raison. Leur propre cœur est resté indifférent, soit qu'ils
Feussent fait taire pour ne pas troubler leur jugement, soit plutôt que l'expé-
rience l'eût desséché. Aussi leur science instruit, mais ne rend pas meilleur. Us
fournissent des expédieus et ôtent des scrupules à ceux qui, nés avec de raix^
bition, cherchent dans leurs études des moyens d'empire s^r les hommes. Tite-
Live est l'historien des âmes généreuses; il apprend à ceux qui ne sont pas faits
pour commander comment on honore l'obéissance. Sa science n'instruit guère
moins, mais elle touche et donne du ressort.
On en dirait autant de Virgile, ce maître si profond et si doux dans la science
de la vie. Plus je compare ces deux hommes, plus je les trouve frères. Virgile
pourtant est le premier, parce que son cœur, le plus tendre de l'antiquité, a ijes-
senti encore plus profondément le contre-coup des choses humaines. On voi^r
drait croire qu'ils se sont connus et aimés; que, dans ce palais d'Auguste qui leur
était si hospitalier, ils se sont entretenus de Rome, de sa gloire passée, de ses
grands hommes, et que, sans médire d'Auguste, ils se sont quelquefois attendris
pour Pompée et exaltés pour Gaton.
Tous deux étaient nés non loin de Venise, sous le ciel des grands coloristes;
tous deux avaient respiré cet air limpide et brillant qui circule d^s les toiles de
l'école vénitienne. Cest ce don de la lumière et du coloris que, dans une langue
qui fait effort pour être expressive, Quuitiiien appelle la blancheur éblouÛManU^,
(t) M. Deimoa, dans tes savantes leçam sur Tite-live {Cintré é^têu4eê hiêtmiquêi,
t ZIP), a Csitoiîle itmvqv^ iwM moi*
392 REVUE DBS DEUX MONDES.
clarissimus candor, de Titc-Live. L'exemple en était nouveau, même après la
lumière du style de César, même après le coloris de Salluste. César dessine ù
grands traits plutôt qu'il ne peint. Comme ce n'est point par T imagination qu'il
voit les choses et les hommes, mais d'un regard que ne trouble aucune émotion
et par une sorte de connaissance anticipée qu'il en a par la raison, il faut ré-
fléchir sur son style pour en être frappé. Salluste est plus coloriste que César,
et la première lecture lui est plus favorable; mais la réflexion lui ôte quelques-
uns de ses avantages. On découvre bientôt qu'en poursuivant à la fois deux mé-
rites qui semblent s'exclure, qui du moins se contrarient, la couleur et la con-
cision , la couleur qui sépare les objets, qui les distingue, qui leur donne un
corps, la concision qui les réunit , les résume, les abstrait, il arrive quelquefois
à des expressions générales qui promettent plus qu'elles ne tiennent. Tite-Livc
est coloriste par l'intérêt de sensibilité qu'il prend à toutes choses, et aussi parce
qu'il est un peu de la nature des poètes, chez qui l'art de l'écrivain est le plus
près de l'art du peintre ou du sculpteur, et la plume qui écrit de la plastique qui
modèle.
Le premier des historiens romains, Tite-Live, eut l'idée et l'amour de la pa-
trie. Il n'y a pas de patrie dans les mémoires de César; il y a César, et Rome n'est
plus" qu'une ville qui lui coûte moins à prendre que Brindes. Il n'y a pas de pa-
trie dans Salluste; il n'y a que des partis. Ni l'un ni l'autre n'ont aimé Rome;
César se substituant à elle, Salluste n'y trouvant pas sa place. Les grands hommes
les touchent médiocrement : César, parce que les plus grands le sont moins que
lui; Salluste, parce qu'il n'admire guère, et peut-être parce qu'il se pesait au
poids de César, lui qui, faisant quelque part allusion à Caton, se vante d'avoir
réussi où Caton avait échoué. Pourquoi César écrit-il? Nous l'avons dit : pour
se faire admirer et craindre à Rome. Et Salluste? Pour la réputation qui s'at-
tache à la pratique d'un art honnête; pour ne pas perdre dans l'oisiveté et Tin-
ACtion le loisir que lui fait la retraite; parce que cela sied mieux que l'agriculture
ou la chasse; parce que de toutes les occupations où l'on exerce son esprit, l'une
d«s plus utiles est d'écrire l'histoire. Tite-Live écrit pour sa patrie et pour se
consoler des maux qui l'ont accablée dans les derniers temps par le spectacle dé
ses grands commencemens et de ses progrès. Tant qu'il verra prospérer et s'ac-
croître cette république, a la plus grande, dit-il, la plus vertueuse, la plus riche
en bons exemples qui fût jamais, » il se sentira soulagé et content.
Tite-Live est le premier historien véritablement homme de bien. L'éloge n'en
estril pas injurieux pour César et Salluste? César n'était-il pas homme de bien?
Oui, par occasion, s'il le fallait, s'il y avait politique à l'être et parce qu'il n'avait
aucun goût à ne l'être pas, en homme autant au-dessus de ses qualités que de
ses vices. De même que, tout en ayant de la bonté, il pouvait être cruel, il avait
de l'honnêteté, quoiqu'il fût toujours près d'en manquer. Sa morale, c'était sa
raison appréciant son intérêt. L'intelligence de César se servait de tout, du bien
comme du mal indifféremment, n'obéissait à rien, doutait des dieux, même de
Vénus, quoiqu'il en eût fait la mère de sa lignée; ne croyait guère à la morale,
quoiqu'il fût meilleur que celle de son temps, et égal, en bien des actions, aux
plus nobles devoirs de la morale universelle; croyait pourtant, faut-il le dire? à
des règles de goût et obéissait à la tyrannie de la rhétorique. Pour Salluste, je
le trouve trop moraliste pour un homme de bien, et nous avons soupçonné son
ABvcBf •-• a&omQCS* 393
indignation contre les malhonnêtes gens de n^ètre qu'un artlfliie pour écarter de
lui le soupçon qu'il n'avait pas toujours pratiqué ce qu'il professe si haut. Le
véritable homme de bien, c'est Tite-Live. Celui-là croit au bon, au vrai, à
l'honnête; il trouve beaucoup d'honnêtes gens, il en trouve trop peut-être, dans
l'histoire de son pays : preuve qu'il est de cette famille. S'il parle des bons
exemples, ce n'est pas du succès qu'il l'entend, mais du désintéressement, de la,
fidélité à la parole, de la fermeté dans le malheur, de la modération dans la
fortune. La morale ne lui sied pas seulement comme à un bon esprit toutci
l)onnc chose; il y a foi, il en relève comme d'une puissance supérieure, et il a
l'idée de l'action de la morale sur l'histoire, ce qui est un acheminement à l'idée
de l'action de la Providence. Ces qualités de Tite-Live, pour ne parler que de
celles qui du caractère passent dans les écrits, ne se montrent pas par des pro-
fessions de foi ni par des maximes; son patriotisme n'éclate pas en déclamations,
ni son honnêteté en discours de morale, ni sa sensibilité en attendrissemens et
en larmes : c'est une sorte de foyer d'où se répand sur tous ses écrits une cha-
leur secrète et égale; on reconnaît à chaque instant une ame touchée et un
historien qui a besoin d'aimer, d'admirer, de se consoler.
C'est ainsi qu'un genre s'enrichit et se complète par les qualités particulières
des écrivains; c'est ainsi que, chez les Romains, l'idéal de l'historien se forme
de riiéroïque simplicité de César, de la finesse d'esprit de Salluste, de la candeur
de Tite-Live; c'est ainsi que l'idéal du style historique se forme de la ])ure et hi-
mineuse brièveté du premier, de la concision savante du second, de l'abondance
lactée, lackauberUM (1), du dernier. Un peu plus de trente ans après la mort
de Tite-Live, il en naîtra un quatrième, qui achèvera ce double idéal par une
profondeur de p^étration et une émotion de langage inconnues jusqu'à lui. Et
par une de ces harmonies du monde moral dont toutes les grandes littératures
olTrent quçlque exemple, en même temps que la réunion des quatre historiens
de Rome composera un modèle incomparable d'histoire, nous aurons, pour
chacun des grands changemens de ce pays, l'historien le plus propre à le retra-
cer. Tite-Live, ^historien ppète, nous racontera les fables de son origine et son
agrandissement prodigieux; Salluste, là corruption insensible de Rome au mi-
lieu des dépouilles du monde dont elle est gorgée; César, ses efforts ppur se re-
nouveler par la guerre civile; Tacite, sa lente dissolution.
Parmi les défauts de Tite-Live, le plus grave peut-être, c'est qu'écrivant l'his-
toire de la nation la plus politique de l'antiquité, il manque de curiosité et d'in-
térêt pour la politique intérieure de son pays. Il néglige presque entièrement la
constitution de Rome, par laquelle, selon Montesquieu, elle triompha de Car-
thage. Si quelques faits intérieurs l'invitent à s'en occuper, il n'approfondit pas;
et, soit sur les desseins du sénat, soit sur les luttes des partis, soit sur certaines
grandes mesures qui touchent à la constitution, il se réduit au rôle de témoin,
voyant les choses du dehors et de loin, ne cherchant pas à pénétrer, et confiant
dans les talens de ceux qui gouvernent. Admirable disposition pour écrire l'his-
toirc de tout ce qui se passe au dehors et en plein jour, guerres, émotions po-
pulaires,, scènes du forum, mais qui ne convient plus lorsqu'il s'agit d'événemens
intérieurs, de motifs secrets, de conseils, lorsque le sort de Rome dépend de
(1) Qulnttlien, nequ» Ula Livii laciea ttbertas.
TOWi \\H, — SLPPLÉME^T. 'it*
394 Mvct Mfl tvn umoA.
quelque résolution prise entre ces quatre formidables murs où délibérait le
sénat.
Toutefois ne demandons pas compte à Tite-Live, avec la rigueur de nos idées
sur les devoirs de Thistorien , de ce qu'il laisse à regretter du côté de la poli-
tique. Depuis que Thistoire se fait dans les archives, et qu'à Timagination qui
anime et rend présent le passé, à la raison qui en retrouve Tordre et la suite, à
la sensibilité qui s'émeut de ses vicissitudes, nous préférons la sagacité qui pé-
nètre les secrets ressorts de la politique, la dissertation qui discute les témoi-
gnages, et le talent d'exposer si différent du talent de raconter, non-seulement
nous pourrions le trop blâmer de ce qui lui manque, mais ne pas assez appré-
cier ce quMl a. Si je me permets de ne pas trouver Tite-Live assez politique, c'est
en le comparant à son temps, à son devancier de plus d'un siècle, Polybe, lequel
lui donnait un si bon modèle dans ses récits des guerres puniques, en recher-
chant, en examinant, en découvrant les ressorts de la conduite qui, en moins
de cinquante-trois ans, rendit les Romains maîtres de presque tout le monde
connu.
Les autres défauts de Tite-Live sont ceux de ses qualités mêmes, de cette
abondance limpide et nourrissante, lactea ubertaSy dont Quintilien semble par-
ler avec la sensualité de M"'*' de Sévigné voulant faire d'un certain traité de
Nicole un bouillon pour l'avaler; de ce talent de narrateur où Tite-Live n'a pas
été surpassé ; de ce don de poésie par lequel son Histoire ressemble à une
épopée. Par l'abondance, il est entraîné quelquefois dans la diffusion, et l'on est
d'autant plus fâché de le voir diffus, qu'en d'autres endroits, où le détail était
nécessaire, on l'a trouvé ou laconique ou muet. Par le talent de narrateur, il
touche au conteur. Le dramatique seul le touche, et, si la vérité n'y prête pas,
j'ai peur ou qu'il ne la néglige, ou qu'il ne l'embellisse. Cependant Niebuhr a
passé toute mesure en disant de Tite-Live qu'il n'éprouve ni conviction ni doute.
Ce qu'il faut dire , c'est qu'il est convaincu à la manière des poètes, de senti-
ment plutôt que par les règles de la critique historique , et que, toutes les fois
que l'historien doute, c'est le narrateur qui décide. Il dit quelque part : « Je ne
voudrais rien tirer d'assertions sans fondement, ce qui n'est que trop le pen-
chant des écrivains, quo nimis inclinant scribentium animi. » Voilà un mot
où il se trahit. Entre deux faits dont l'un est sec et l'autre intéressant, c'est
vers le second qu'il incline; entre le vrai qui le priverait d'un beau récit et le
vraisemblable qui lui en fournit la matière, il choisira le vraisemblable. Et
comme toutes les qualités ont leurs pièges, en même temps que son talent de
narrateur le fait glisser dans l'inexactitude, son patriotisme le porte à préférer
le vraisemblable qui sert la gloire des Romains au vrai qui leur fait tort. Enfin
ayons le courage d'ajouter que ce grand écrivain, ce noble esprit, n'est pas
exempt de légèreté. Le don poétique et presque virgilien de Tite-Live le rend
trop sensible au merveilleux des traditions qui flattent l'orgueil de son pays. Le
dommage n'en est pas grand, quant aux commencemens de Rome, à cause de
l'impossibilité à peu près certaine de les édaircir. Et lorsque je considère les
réalités que nous donne la critique historique moderne en dédommagement des
illusions qu'elle veut nous ôter, les négations sèches qu'elle oppose à des récits
charmanset pleins d'intérêt, les dissertations dont elle étouffe ces poétiques an-
nales, les matériaux qu'elle entasse au pied du noble monument pourrorcbiteote
aivrs. -^ CHEôNiotB. 3dK
inconnu qui doit tenter quelque Jour de le refaire, je m*en tiens à la Rome dcfs
écoliers, et j*aime mieux croire avec lesenfans à Numa et à la nymphe Égérie, avec
Corneille au combat des Horaces et des Curiaces, que douter avec Niebuhr sans
prouver, et détruire sans remplacer. La crédulité de Tite-Live n'est à surveiller
que pour les époques où les témoignages ne manquent pas ; car il est probable
que son penchant au merveilleux persiste, là même où il a plus de moyens de sa-
voir la vérité. Encore ne (Saudrait-il pas lui en vouloir beaucoup. Son tort serait
celui de toute Tantiquité, qui, dans tous les arts, songeait à plaire bien plus
qu'à instruire, ou a n'instruire qu'à la condition de plaire. L'historien, dans la
pensée de Quintilien , n'est qu'une sorte d'orateur tenu de plaire à son lecteur,
c<Mnme l'orateur à son auditoire. Dans la brillante revue qu'il fait, au livre X,
des historiens grecs et latins, il ne les apprécie et ne les compare que par les
qualités de la mise en œuvre, le tour d'esprit, les caractères du style, nullement
par ce qu'ils ont fait ou négligé de faire dans l'intérêt de la vérité.
La conclusion de tout cela est qu'il faut lire Tite-Live avec précaution. Cette
réserve n'est pas difficile. Les séductions d'un auteur ancien , au temps où nous
vivons, ne sont pas irrésistibles. Ni les passions, ni le tour d'imagination de notre
époque, ni le désir de trouver dans un auteur des preuves pour ou contre quel-
que opinion du jour, ne se mêlent au pacifique intérêt de la vérité recherchée
dans un passé si lointain et sans appUcation directe au présent. 11 nous sera donc
aisé de nous défendre contre les charmes du plus brillant des narrateurs et de
lui demander dans l'occasion si le vrai qu'il a néghgé ne vaut pas mieux que le
vraisemblable qu'il a imaginé; pourquoi il a été infidèle; si c'était faiblesse du
narrateur ou partialité du citoyen pour son pays. Toutefois ne soyons pas dupes
de notre prudence, et par trop de peur d'un bien petit danger, comme d'admirer
plus qu'il n'est juste un Régulus, un Fabius, un Scipion, ou d'être un peu trop
Romains contre les Samnites ou les Carthaginois, ne nous privons pas du plaisir
qu'ont tiré de la lecture de Tite-Live tant ^'esprits excellens, y compris La Fon-
taine, qui, le lisant un jour dans le jardin d'une hôtellerie, « s'y attacha telle-
ment, dit-il , qu'il se passa plus d'une bonne heure sans qu'il fît réflexion sur
son appétit (1). »
Nous étudierons d'abord dans Tite-Live le récit de la seconde guerre punique.
Cest sans comparaison la plus belle époque de l'histoire romaine. Une lutte à
mort a mis aux prises deux sociétés, deux constitutions, deux génies, deux races
antipathiques. Le même monde ne peut plus contenir Carthage et Rome; il faut
que l'une ou l'autre périsse. Les deux rivaux ne veulent plus de la vie qu'il fau-
drait tenir l'un de l'autre. Entre eux, pas de rémission ni de trêve; ils se quit-
tent, quand l'épuisement a raidi leurs mains, mais c'est pour recommencer le
combat. Un moment l'un d'eux est près de périr; ^rrassé, le fer sur la gorge, il
parvient à en écarter la pointe, et il enchaîne l'épée dans la main du vainqueur
jusqu'à ce qu'il la retourne contre lui. On ne sait lequel des deux est le plus
grand, et la victoire même n'en a pas décidé.
Je ne cache pas que ce qui m'a surtout attiré à ce sujet, c'est Annibal. L'his-
toire n'offre pas de plus grand spectacle que cet homme prodigieux qui, à peine
proclamé chef de l'armée carthaginoise, maître enfin d'accomplir son vœu de
(1) Lettreti à M«>« de La FontaijDe.
3A6 REVUS DBS mvx uGmn.
haine éternelle contre Borne, la défie d*abord dans Sagonte en mine, traverse
les Pyrénées, ouvre les Alpes à la première armée qui les ait franchies, détruit
les armées romaines sur le Tcssin, sur la Trébie, au Ijlc Thrasymène, et Rome
elle-même à Cannes; puis, après cette course de torrent, arrêté tout à coup, com-
mence, avec les restes de ses compagnons de victoire grossis de quelques alliés
de BomCf sans son pays ou malgré son pays, une guerre plus étonnante encore;
attaquant et se dérobant tour à tour, et, comme le lion qui rude autour d'une
proie bien gardée, revenant par mille circuits sur cette Rome qu'il avait vue une
fois et dévorée en espérance; établi et vieiUisscint au sein de Tltalie; aussi pa-
tient sur le sol étranger qu'une nation qui se défend sur le sien; aussi fécond
en ressources qu'un grand gouvernement; rappelé enfin de cette patrie que la
guerre lui avait faite pour aller au secours de ses propres foyers, et vaincu par
un jeune homme échappé au désastre de Cannes. 11 sera, si je ne me trompe,
d'un grand intérêt de rechercher si Tite-Live n'a pas à son insu diminué Anni-
bal, et si son vainqueur, ce Scipion l'Africain, qu'un buste du temps nous repré-
sente la tête chauve, le front vaste, .l'œil dur et perçant, avec un grand air où
respire l'orgueil du noble, le dédain de l'homme impopulaire, la capacité du gé-
néral (i), si cet homme heureux et brillant à la façon de Pompée n'a pas été un
peu enflé.
Pour m'aider, dans ces études, du meilleur de tous les commentaires, la vue
même du pays, j'ai voulu me donner une idée de la route qu*Annibal a sui-
vie, de cette terre sur laquelle il campa seize ans. J'ai traversé les Alpes pai*
le chemhi que le plus grand admirateur d'Annibal, Bonaparte, a jeté sur leurs
abîmes, et toute la peinture de Tite-Live est devenue parlante. J'ai vu ces belles
plaines de l'Italie du nord, dans lesquelles on débouche de tous les passages des
Alpes, et j'ai senti de quelle ardeur de convoitise devaient être saisis à cette vue
les mercenaires d'Annibal. J'ai vu les Aipennins, où il faillit s'ensevelir dans les
neiges, après la bataille de la Trébie, et Spolèle, sur son rocher, où vint se bri-
ser l'élan que venait de lui donnçr la victoire de thrasymène; j'ai vu Ropae et ces
hauteurs d'où l'on suppose qu'Apnibal vint à la découverte, avec quelques ca-
vaUers, pour explorer l'endroit faible par où il pourrait y pénétrer. Enûu, çn.
contemplant cette campagne romaine, solitude artificieUe, dont la charrue des
Fabricius c^ des Caton faisait autrefois une campagne riante et féconde, j'ai
compris ce que pouvait tirer pour sa défense, de cette terre que rend malfai-
sante sa fécondité négligée, l'héroïque nation sortie de son sein, et, ému du
raê(ne sentiment que Virgile, j'ai dit tout bas avec lui, dans son intraduisible
langue ; a Salut, grande terre de Saturne, mère des moissons et des héros!
Salve, magna parens frugum, Satumia tellus,
Magna virum. •......,.»
NlSARt).
(I) Ce buste est à Rome au musée du Canitolc.
V. DB Mars.
DE LA SnUATION ACTUELLE
DIRS SES BAPPOftTS AVEC
LES SUBSISTANCES
BT
LA BANQUE DE FRANCE.
Au milieu de circonstances f^iYorables, tout est facile; des lois régie-
mentaires médiocres se prêtent suffisamment au jeu des forces sociales;
toute institution passablement organisée fonctionne avec une régularité
satisfaisante, et ceux qui la dirigent ont la tentation de la croire une
perfection : tel administrateur dont Tintelligence ne dépasse pas le ni-
veau commun peut attribuer la prospérité publique à sa participation
aux aflàires de la patrie , Qt voit en rêve la postérité lui dressant des
statues; mais, quand les circonstances deviennent laborieuses, les lois,
les institutions publiques et les hommes sont soumis à une épreuve dé-
cisive, et le moment est venu de les juger.
Je laisse de côté ce qui concerne les hommes; c'est sur notre législa-
tion des céréales et sur le mécanisme de la Banque de France que je
présenterai quelques observations. On a beaucoup vanté Tagencement
de la loi qui règle l'entrée et la sortie des grains, et la constitution de la
Banque de France a été signalée comme le dernier mot du crédit. Ce-
pendant, la situation étant devenue difficile, nous voyons que la légis-
lation des céréales est reconnue impuissante d'une voix unanime. Au
TOME XVII. ^ l*' FÉVRIER 1847. 27
398 EBVra DBS DEUX HONDBS.
moment où ces lignes paraîtront, elle* aura déjà été frappée d'abro-
gation à Tunanimité, temporairement ou non, ce n'est pas ce qui im-
porte le plus. La Banque de France, de même, est en proie à l'inquié-
tude. Elle cherche des expédiens, et certainement elle en trouvera, car
elle ne s*est pas commise; elle est nantie d'un bon portefeuille ; elle a
bonne renommée et ceinture dorée. Pourtant «n fait est constaté de
son aveu : dès qu'il survient quelque embarras extraordinaire, une de
ces crises pour lesquelles sont faites les grandes institutions conserva-
trices de l'intérêt public, son mécaflSfime eeêse de bien fonctionner, et
elle est aux abois.
Il faut savoir le dire, c'est que notre législation des céréales n'est pas
bonne : elle n'est pas établie sur les seules bases qui soient solides. La
Banque, dont autant que personne je proclamerais les titres s'ils étaient
contestés, laisse de même beaucoup à désirer; elle n'est plus à la hauteur
des principes et de la pratique du crédit. De ce qui se passe il faut tirer
la conclusion que si nous sommes sages, si nous avons des yeux pour
voir, nous referons la loi des céréales et nous modifierons le système
de notre grande Banque, afin qu'elle ait une action plus conforme à
l'état présent des idées sur la matière et aux enseignemens qu'a fournis
Texpérience. ^ ., ,
' I. — CARACTÈRE VÉRITABLE DE LA SITUATION.
Avant tout, il convient de bien fixer un point essentiel : il n'y a rien
de bien menaçant dans la situation. Je tiens à l'établir, non point par
manière de précaution oratoire, ou simplement pour éviter d'être ac-
cusé de semer l'alarme; je le dis parce que c'est ma conviction motivée.
Pour ce qui est des subsistances, la crainte d'en manquer serait sans
fondement. La récolte a été faible, le fait est trop évident, et même ce
n'est pas le blé seul qui a manqué. Les légumes secs sont chers, ce qui
en atteste la rareté, et les ponmoes de terre sont restées atteintes de
cette maladie qui est un désespoir pour les naturalistes presque autant
que pour les hommes d'état; mais la récolte du maïs a été abondante,
précieuse compensation pour le sud-ouest, et les châtaignes, dont oo
6ait que vit une bonne partie de la population dans les départemens da
centre, ont beaucoup donné. En somme, un fort supplément d'approvw
Sionnemeat nous était et nous est encore nécessaire, et c'est natorelie*
ment aux grains qu'il faut surtout le demander, car les autres alimeoi
du règne végétal, tels que seraient des légumes secs, àe& châtaignes et
des ponunes de terre, ou ne sqnt pas produits à l'extérieur de manière à
y offlir une grande surabondance, ou sont plus malaisés à conserver
sains pendant un trajet de qil^ue étendue, ou justifient moins par leur
Valeur vénale et par leur puissance mitritive les frais de transport II est
LES SUBSIftTAnen^CT tX MHQCK Dfi FRANCE. 991
Même digae «^attention q»e, ctlle foter )> iwwo de eérérie» à im-
porter dépassera tonl ce fui s^éWt jainais ¥ii. Ainsi , Fimpertation» de
i846 eicède ceUe de tôfS, qui M de 2,600,600 kectolilres, ceMe de
iSafiy qw nenU à 4,500,000. EUe s'est ékvée à $,650,000. Si cepen--
éuai OD fait coiurtr l'année da i* juillet, afin d'arroir une période qui ré-
ponde à la aieissoQ même, tfimportatioo jnsqu^au i" janvier a été de S
nHUiens et demi d'bectetttres senlement. Quelques personnes disentque
pour Fannée entière^ de jndUet m juillel, noas irons à 10 millioBs df hec^
iokitres de Ué^ fespère que non. L'Ânglderre, et eo généra) rEoropè
occidentale, éprouve la mênie pénurie i|ne nous. En Irlande, c'est
même use famine par le BBaiM|tte de pomaMS de terre, dont ce peuple
malheureux y\i presque eictusir emei^ La récolte des pommes dr terra
en Irlande est réduite au quart, et ao i** janfvier te Grande-Bretafne
avait déjà importé 14 millioBS d'hectolitres de blé : c^est quatre à cinq
fois rimportatioa ordinaire; mais aussi ke trois grenier» de la dviMsa^
tion moderne sont abondammrat poinnras. Les récoltes de la QaUsfue
ont été bonnes^ ceUes de la Rassie méridionale et des État&4]nis, jointes
à leurs réserves, représentent ane très grande masse disponible* 11 m
faut pas un grand effiNrt à ces trois onitrées, lorsqu'elles n'ont pas
frappées des naénes rigueurs de la nature, pour remplacer le
que peut ^roaver l'Earope ooGÎdmfale. Ce n'est méiDe qu'un jeu pour
elles lorsqu'elles sont en bonne année; car, en sufqposant que l'Eu^
rope occidentale ait faesain de Àù niUioiis d'hectolitres, et cette éva-^
luatÎMi est énorme, le commerce, pour peu qu'il fût averti d'avaace^
qu'il pût expédier les ordres et eonoerter ses opérations, et qu'il eut la
latitude de remplacet une bonne partie du blé par l'équivalent en autres
céréale% trouverait la masse entière dans l'Amérique seule. Ia pn>^
duclion de ce pay» est en effet extraordinaire, mm» en froment cepen-
dant qu'en autres grains. Pour le froment, les États-Unis excèdrât à
peine la moitié de la producticm de la France, qui est de 72^ milkons
d'bectolitre»^ mais leur récolte en graina de toute sorte est prodigieuse.
Pour une population qui ne dépasse pas 20 millione en ce moment, ils
ont 300 millions d'hectolitres^ L'ea^lire d'Autriche, avec 37 mfiilions
d'babitans, ne va qu'à Î30 mttlions d'hectolitres, et nous, avec nos
35 millions de bouches, nous nous ttrona d afEeôre avec moins de 90K
Encore fautrtt dire que la consommation moyenne de viande aux BtakH
Unis est triple ou quadruple de ce qu'eue est en France ou en Antrickie!.
L'Amérique du Nord a donc un très grand surplus, mais c'est particu*
lièrement du maïs, dont f Autriche ne réooHe que ^ millions d'hecto*
litres, et la France moins de f 0. Les États-Unis en font 200 millions, ei
cette année, par une faveur dont on doit bénir la Providence, a été chez
eux une vache grasse, particulièrement pour cette denrée. Jusqu'à ces
derniers temps, ils exportaient plus de blé que de mai& lis n'expé*
diaient au dehors cette graine indigène qu'après l'avoir convertie en
400 REVDB DBS DBDX HOHDBS.
chair et en graisse. Les états de l'ouest, avec leur maïs, élèvent des
porcs en nombre infini, les tuent dans des abattoirs vastes comme des
villes, les couvrent de sel qui ne leur coûte rien, et les distribuent, en
barils de viande salée, de lard et de saindoux, dans le monde entier;
mais^ du moment qu'on leur office un bon prix du grain, ils préfèrent
le vendre en nature. Cest ainsi que le commerce de maïs a acquis
maintenant de larges proportions à la Nouvelle-Orléans. L'Angleterre,
depuis la nouvelle loi des céréales, en reçoit de grandes quantités^
En ce moment même, le maïs à Liverpool est à 70 shillings le quarter
(30 tr. l'hectoUtre), pendant que la cote du blé est de 82 shillings (36
francs l'hectolitre). Le maïs est une nourriture agréable, moins sub-
stantielle que le blé cependant, et le prix qu'il a actuellement à Liver-
pool est exagéré relativement à celui du blé.
Comme entre l'Amérique et l'Europe les trajets par les paquebots à
vapeur ne sont plus que de quinze jours, ce qui en suppose vingt-cinq
jusqu'à la Nouvelle-Orléans, comme les navires à voiles sur lesquels
DU chargerait des grains ou des farines font le trsyet dans une moyenne
d'un mois à cinq semaines, les grains américains peuvent être en Eu-
rope deux mois environ après le départ de la commande. Ainsi, pour
peu que le commerce ait été averti et que la saison ne s'y oppose pas,
il est facile de tir^ du Nouveau-Monde de vastes approvisionnemens
en temps opportun.
n ne faut cependant pas se bercer de l'espérance d'un bon marché
extrême de ce côté. Le.blé et les barils de farine qu'on trouve à acheter
à New-York viennent de loin. Ce sont des produits de l'ouest, terre pro-
mise du cultivateur libre, Eldorado du paysan européen qui, muni
d'un petit capital, veut se faire un beau patrimoine par son travail. Les
denrées de l'ouest ont fait de i,000 à i,500 kilomètres avant d'être au
port d'embarquement, et en majeure partie sur des canaux où les états
perçoivent un péage plus élevé qu'on ne pourrait le croire (i). Il en ré-
sulte qu'en temps ordinaire le blé de l'ouest ne pourrait guère être rendu
dans nos ports à moins de âO francs l'hectolitre. Rendus à Marseille, les
blés d'Odessa coûtent moins communément; je ne parle pas de cette
année, où, dans la mer Noire comme en Amérique, des demandes mul-
tipUées, imprévues, précipitées, ont donné à la hausse une impulsion
extraordinaire. Nous nous estimerions mille fois heureux en ce moment
de voir dans l'intérieur les blés tenus partout sous la limite de 25 b*., qui
(1) Le blé et la farine supportent un péage de 3 centimes et un tiers par 1,000 kilog.
et par kilom. parcouru » sur le canal Ërié. Sur le canal d*Ohio, qui amène dans la direc-
tion de New- York les blés de Tétat d*Ohio, c*est un peu plus. Sur les canaux français^
dont radministration dispose entièrement, comme le canal de Saint-Quentin, le péage est
de i centimes; mais même à 3 centimes et un tiers, un hectolitre, pour le trajet tout en-
tier sur le canal Érié, ne paie que 1 fr. 50 cent, de péage. Il faut y joindre le transport
proprement dit et les frais commerciau]^.
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 401
correspond à cette cote dans nos ports. Malheureusement la spécula-
tion commerciale aura et a déjà eu pour résultat de faire monter les
blés, cette année, fort au-dessus des prix habituels en Amérique de
même qu'à Odessa, surtout aidée qu'elle est, comme on le verra tout à
l'heure, sur l'autre rivage de l'Atlantique par des circonstances de cli-
mat qui pendant un certain intervalle encore restreindront l'offre,
tandis que la demande ira croissant. Quant au maïs, il fait bien du che-
min pour atteindre les quais de la Nouvelle-Orléans, mais il s'y rend
en descendant le cours incomparable de l'Ohio et du Hississipi, et ces
chemins qui marchent et portent où Von veut aller ne sont soumis à au-
cun péage. Ordinairement donc le maïs est à vil prix dans cette métro-
pole. Je me souviens d'y avoir entendu dire que les petits coquillages
dont on se sert, faute de pierres, pour charger un tronçon de route de
quelques kilomètres entre la Nouvelle-Orléans et le lac Pontchartrain,
et qu'on vend au boisseau, étaient quelquefois plus chers que le maïs.
Pour la célérité des approvisionnemens, l'Amérique du Nord a cet
avantage que les ports n'y gèlent pas. On n'y est pas exposé à voir
des navires, conmie en ce moment à Odessa, captifs au milieu des
glaces et attendant le dégel pour faire voile vers l'Europe, qui les ap-
pelle avec unpatience. Cependant l'influence 'de l'hiver s'y fait sentir
sous une ailtre forme et s'y maintiient plus long-temps. Ce n'est pas
comme dans l'intérieur *de la Russie, où les charrois ne sont possibles
avec économie qu'en traîneaux, sur les neiges qu'amoncèle l'hiver,
mais où alors le ^^nage est à un bas prix qu'égalent rarement les ta-
rifs les plus réduits des chemins de fer de l'Europe occidentale. L'A-
mérique au contraire écoule ses denrées au moyen de canaux qu'elle a
multipliés et que les chemins de fer, tels qu'ils sont en Amérique du
moins, ne pourraient suppléer; mais ces canaux sont régulièrement
gelés tous les hivers. New-York et la Nouvelle-Orléans sont les deux
ports par où se répandent sur le marché général du monde la plupart
des produits de l'agriculture américaine. Pour atteindre le fleuve Hud-
son, sur lequel New-York est assise, ou le Mississipi , dont la Nouvelle-
Orléans commande l'embouchure, les grains et les autres denrées ont à
suivre divers canaux ou différens fleuves, pour New-York, par exemple^
lé canal d'Ohio, le lac Érié, le canal Érié et le fleuve Hudson. Malheu-
reusement sur ces canaux tout transport est suspendu de la mi-décem-
bre au milieu d'avril, et les fleuves eux-mêmes sont fermés. Ainsi, à
Albany, où le canal Érié débouche dans l'Hudson, le fleuve est gelé en
moyenne pendant trois mois (1), et la glace massive en envahit la sur-
(1) Il résulte des tableaux publiés par Tadmini^tration des canaux de l'état de New-
York, que, de 1817 à 1838, THudson a été fermé par les glaces à Albany pendant quatr&-
Tîngt-douze jours, moyennement. D*après ces mêmes tableaux , le cfaômage pour cause
de gelée sur le canal Érié a été, d*après une moyenne de six saisons, de cent trente-
402 REVUE DES DEUX IIOMIIB&
Iftce quelquefois jusqu'aux portes de New-York, taat soas la latitude de
Naples les hivers oot d*âpreté dans le Nouveau-Monde. Ce n'est done
que tout à la fin d'avril ou au commencement de mai que les grand»
approvisionoemens seront réunis dan^ les ports d'embarqueoient sur
l'Atlantique, et par conséquent ce n'est qu'à la fin de mai ou au comr>
mencement de juin que nous recevrons d'Amérique les grands renforts.
Jusque-là, les envois de l'Amérique se réduiront à ce qui pourra être
expédié aux ports américains par les cbemins de fer. C'est aiusi que^
sur la première réquisition , il viendra quelque chose des environs de
New-York, un peu plus de Boston ^ qui est rattaché par un chemin de
fer non-seulement à Albany, mais au lac Érié lui-mén^ ^ et une cer-
taine quantité de Baltimore et de Philadelphie, d'où divers chemins de
fer rayonnent dans différens sens et atteignent des quartiers à céréales^
tels que le comté de Lancaster en PensyWanie et la vallée de Virginie*
La Nouvelle-Orléans, dont la position est plus méridionale, reçoit^ par
les affluens du bas de la vallée du Mississipi , des approvisionnemens
presque sans relâche. L'Europe, par conséquent, pourra en tirer du
maïs à peu près immédiatement en quantité indéfinie.
En résumé, le marché général est assez bien pourvu pour que l'Eu-
rope, et la France en particulier, ne courant aucun péril de disette. Les
communications intérieures au sein de notre patrie sont en assez bon
état désormais pour que, une fois au port, les subsistances étrangères
se répandent partout rapidement et sans grands irais. 11 eût été mieux
que, dès le mois de septembre, toute latitude eût été donnée au com-
merce, toute barrière abaissée. La franchise du commerce des graine^
que les chambres viennent de voter, établie quatre mois plus tot, au-
rait été suivie de grands arrivages. Les Américains^ qui ne soupçon*
Baient pas que nous aurions besoin de leur récolte^ se seraient hâtés de
battre leur moisson, de la moudre, de l'embarquer sur leurs canaux;
aucun autre peuple n'est expéditif au même degré, quand son intérêt
Ty pousse. Nous aurions maintenant nés ports remplis de navires char-
gés de grains ou de farines presque autant qu'il en faut^pour compléter
nos provisions jusqu'à la prochaine récolto; les prix auraient hausséi
liiais graduellement, et ils se seraient arrêtés à un moindre niveau.
Les populations, qui s'émeuvent facilement sur la questton des sut>si-
stances, n'auraient pas ressenti TeffhH que leur a inspiré l'élévation
brusque et accélérée des mercuriales. L'ordre, qui est la plus sûre ga-
rantie contre la famine, n'aurait point été troublé* Les retards cepen*
dant ne paraissent pas devoir être autrement dommageables, en ce sens
trois jours par an. Le lac Érié lui-même a ses ports fermés par la gelée. Le port de
BufTalo, où le canal Érié débouche dans le lac, est précisément celai de tous qui est
ouvert le plus tard. En 1831 et 1835, U ne Va été que le S mai, et en iSi» le 10 mai.
En 1838, au contraire il Ta été dès ie !«' airiL
LES SUBSIStAKO» HT LA BftNQOB MB FRANGE. Ma
^'à^ee ce quia été importédéjà, tioos sommes parfoilem^it an position
4'aÉteQdre les envois. Genx de bt mer Noire désormais ne peiiTeiil être
retenus long^temps. On doit aussi le ^ète à la déckarge de l'administra-
lion^ tout le monde a été trompé sur les i^essourees de Tintérieur. La
récc^ sur pied était de la meiUeiiTe apparence; ce n'est qu'au battage
qu'^B a reconnu combien eHé était raNédiocre. Eneuite les gouverne^
mens, eu égard à rbusMuir aitiàre et au crédit des patrons du système
fMToteeleur, ne se résèhrenl qa'k la dernière extrémité à s'écarter des
^^oies protectionnistes. La suspension -de la loi des céréales par ordon^
iMince dès le mois de septembre eût eicité des clameurs qu'on n'ose pas
teuJomiB braTer, quand on a è compter a^ec une mtôorilé. A l'endroit
de la mig^rîté, et ses exigences éclairées ou non, de ses préjugés même,
Phércnsme est rare de nos jours parmi les hommes d'état. Si nos mi*
nistres ont été timides, lord Jotm Russell a été pdtron. En présence de
tous tes maux qn'épreirre Tfarlande, il n'a pas osé prendre sur lui d'au*-
tonser l'entrée des blés étranferà sous tout paTÎUon et sans distinction
ée provenance, après même que d'ici lui en fut venu l'exemple.
La situation du maithé général étant telle que les grains ne peuvent
manquer/ mais que le piil doit «n être de moitié plus haut que dans
les* temps ordinaires et sur <iueiqueB points du double, et d'autres eli-
mcns 8u règne végétal qui nous font faute devant être remplacés par
le blé, qui est plus cher à^galîté de puissanoe alimentaire, nous sommes
à l'abri des calamités de la famine, mus ncm de beaneoup de sauf*
irances; La vie est renchérie, il fant que les populations soient ^ises^
autant qu'il se pourra, en mesure de supporter ce surcroît de dépenses»
Les pouvoirs de l'état doivent, par l'étendue de leur prévoyance, sa
montrer à la hauteur de leur mission. L'eifetnatnrd d'une brusque
cherté du pain a toujours été de restreindre le travail. De bonnes
explications en sont données par la science économise, je ne les ré-*
péterai pas; je me borne à prendre acte du fait. Le gouvernement est
tenu de lutter par des moyens énergiques contre cette tendance du
travail à se resserrer. Le travail, qui, bien ordonné, fait la richesse
des états, est le potrimome du pauvre. Tuteur des faibles^ le gouver-
nement doit veiller à ce que ce patrimoine soit sans cesee renouvelé^
sans cesse fécondé. En présence d'une cause extraordinaire de misère,
fl n^y a qu'un remède, ie travail extraordinaire. Pendant les sessions
dernières, on s'est pkhit de ce que nous entreprenions trop a la fois.
€racè à Dieu, la plamte n'a pas été écoutée, et les chambres ont perse*
véré dans leurs votes de travaux pubhcs. Le gouvernement, de son
cMé, s'est hftté cet hiver d'ouvrir les chantiers. C'est ainsi que les popu-
lations pauvres pourront honorablement gagner les moyens d'existence
qui leur manquent d'autre paît. Le problème à résoudre était de nsulti*
plier las ailiers le plus possible* Les cherainsde fer et les canaux, ou
AOA REYIE DES DEUX MONDES.
même les rectifications de routes royales, ne sétendent pas à toutes les
localités indistinctement; il y avait donc à généraliser davantage le
débouché offert aux bras inoccupés, à lafpopulation nécessiteuse. C'est
à quoi le ministre de l'intérieur a pourvu en donnant une impulsion
nouvelle aux travaux d'utilité communale. Un crédit extraordinaire de
4 millions a été ouvert à cet effet : les communes devront faire les trois
quarts de la dépense; l'état couvrira l'autre quart. On conçoit que ce
n'est qu'un premier essai. Le ministre, justement économe des deniers
de l'état, a restreint le crédit et a demandé une forte coopération aux
communes. Actuellement que les chambres sont assemblées, rien nç
^ra plus facile, autant que le besoin en sera constaté, que de grossir la
somme, d'en varier l'emploi et d'accommoder de plus de variété le$
conditions du concours de l'état. L'administration pourra être autorisée
à porter son concours financier au tiers ou même à la moitié dans cer-
tains cas spécifiés. Il conviendrait aussi que l'état, indépendanunent du
don gratuit, fit, dans d'autres cas, des avances dans lesquelles il ren-
trerait plus tard.
Il ne faut pas non plus que les particuliers se croient quittes, dans
les temps de souffrance publique, parce que le gouvernement aura
consacré quelques millions à multiplier et à agrandir les chantiers de
terrassement. C'est le cas de répéter le mot d'ordre de Nelson au mo-
ment d'une bataille fameuse. Quand les temps sont durs pour la masse
de la population, chacun a un devoir à remplir, et la patrie attend que
chacun fasse son devoir, La charité privée déploiera donc aussi toute sa
soUicitude, toute son activité, toute son intelligence. Je ne veux pas
parler seulement des aumônes que distribue la charité individuelle, ni
même de ces travaux que quelques riches propriétaires font exécuter
dans Ic^i^ domaines. La ville de Lyon a donné, en 1837, un exemple
qu'en ce moment on ne saurait trop recommander, et la commission
de prévoyance de cette ville, spontanément organisée alors par les no-
tables, est un modèle sur lequel maintenant on doit fixer les yeux par-
tout où des populations agglomérées manqueraient de travail. C'est un
sujet qui a assez d'à-propos pour que je ne me borne pas à le mention-
ner et pour que j'entre dans quelques détails.
Il y a peu d'années, en 1837, se manifesta en Amérique la crise finan-
cière dont l'Union n'eat pas encore complètement dégagée; par le con-
trecoup, vingt mille ouvriers lyonnais se trouvèrent sur le pavé. Dans
cet^ situation pénible, la conmiission de prévoyance se forma sous les
auspices de l'autorité. Elle commença par ouvrir dans la ville une sous-
cription qui produisit environ 55,000 francs. M. le duc d'Orléans, qu'af-
fligeait la détresse de la seconde ville du royaume, fit don d'une sonrnie
de 50,000 francs. A Paris, on s'en était pareillement ému : un concert
qu'on y donna rapporta près de âO,000 fr. Cètait en tout 126,610 fr^
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FBANCE. 405
pour parer à une perte de salaire qu'on évaluait à 2 millions par mois.
Après avmr délivré des feuilles de route aux ouvriers qui n'étaient pas
domiciliés à Lyon el qui appartenaient à des départemens un peu éloi-
gnés, après en avoir casé quelques-uns dans les villes voisines, et dé-
duction faite de ceux qui, ayant des économies, étaient en état d'attendre,
il restait encore environ six mille ouvriers sans ouvrage, et par consé-
quent sans pain. Ne leur eût-on donné que ^ sous par jour, ce qui eût
été une maigre pitance, la dépense quotidienne serait montée à 6,000 fr.
Tout ce que possédait la commission eût été absorbé en quatre semaines,
et la crise a duré environ huit mois. La commission, à titre d'entre-
preneur ordinake, prit en adjudication, dé la ville, de l'administration
militaire, des ponts-et-chaussées, la construction d'un entrepôt, d'un
abattoir, d'une route, d'un cimetière, de plusieurs forts et d'une digue,
ouvrages qu'il eût fallu exécuter dans tous les cas. Ce fut la planche de
salut des malheureux ouvriers. On ouvrit successivement des ateliers
sur divers points où ils vinrent en foule. Un minimum de salaire de
30 sous par jour fut assigné à chacun: mais, pour déterminer les tra-
vailleurs à bien faire, on s'engagea à leur donner davantage toutes les
fois qu'ils produiraient au-delà d'une tâche déterminée. Tout ouvrier
faissoitim supplément de besogne pouvait gagner jusqu'à 3 francs par
jour, ce qui, dans un temps de détresse, pouvait presque passer pour
de la prodigalité. On prit d'ailleurs les mesures les plus strictes pour
que chaque ouvrier reçût le prix de sa journée exactement. On plaça
les hommes mariés ou vivant en famille dans les ateliers les plus rap-
prochés de la ville, afin que le salaire pût être dépensé dans le ménage,
et on organisa, pour les ouvriers des ateliers les plus éloignés, des can-
tines où les vivres étaient livrés à prix coûtant. Tout ce que la vigilance
la plus attentive peut imaginer pour adoucir une situation cruelle fut
mis à exécution. Les ouvriers purent se convaincre de la justice, de
l'impartialité, de la sympathie de ceux qui les commandaient. Le préfet,
M. Rivet, déploya en cette occasion un zèle infatigable. Un des membres
de la commission, qui en fut l'ame, M. Monmartin, ancien officier du
génie, paya de sa personne, durant cette longue crise, avec un dévoue-
ment et un désintéressement sans bornes. Ce fut lui qui organisa et
qui dirigea les travaux. 11 allait chaque jour parcourant les ateliers, en-
courageant les travailleurs, lés animant par ses exhortations et ses avis
paternels, leur faisant aimer l'ordre par son équité et sa bienveillance
en même temps qu'il le leur faisait respecter par sa fermeté. Son dé-
vouement et son activité électrisèrent si bien ces braves gens, qu'ils
mirent une sorte de point d'honneur à se bien acquitter de leur tâche et
qu'ils y apportèrent de l'ardeur. Les travaux s'exécutèrent bien et promp-
tement. 5 ou 6,000 ouvriers vécurent de la sorte pendant près de huit
mois. Il faut dire cependant qu'il n'y a jamais eu plus de 1,600 ouvriers
406 UVUB BU BBUi: IHMMES.
à la fois préèens dans les ateliers. La oomonissioD n'eut à débourser
S5,000 francs, déduction faîte de ce €[u'eUe reçut pour traTaiu faits. En
outre, les fonds de ia commission senrîrttat à d'autres usages^ nota»**
ment 10,000 francs furent renis a une caisse particnilière ipiî faîaait des
avances aux ouvriers sur leurs métiers» sans en demander le dépôts «4
5,000 fr. au mont-de-piété. La commission, après la crise, avait enenre
en caisse près de 60,000 francs ^i lui ont servi dans une nouvelle fé^
riode malheureuse, eu 1840.
TeUe est donc notre situation à l'égard des siUeistanees : le marché
est et continuera d'être convenablement approvtrieimé jusqu'à la ré^
colte^'le travail est garanti aux populatîoBs, afin qu'eUss aient un sa-
laire à troquer contre des subsistances, sans que ce soit une perte pouv
la socîéié , puisqu'on applique les bras à des œuvres utiles, et que le
salaire aura ainsi sa juste compensation. Si donc la raison publique
reste ferme , si Témeute ne vient pas créer une fjMnîae factice par la
terreur, il n'y a aucun danger.
A l'égard de la Banque, le fond de la situation est enoOTe plus raasur^
rant. Les écarts de l'imagination populaire ne peuvent sur ce
faire aucun mal ; on n'y rencontre pas de difficulté intrinsèque
blable à celle qui résulte d'une mauvaise récotte.
La Banque était accoutumée d'avoir une quantité de numéraire toui-
à-fait exubérante. Tous ceux qui ont quelque a»maissance des condir-
tions d'existence des mstitutionsde crédit étaientfraf^iés de l'abondanee
des écus dans ses caves. C'était, à peu de cbose près^ une somme égale
à celle des billets en circulation. On remontrait à la Banque qu'ainsi son
privUége d'émettre des billets était frappé de stérilité entre ses mains,
et ce n'<éttit pas sans raison, car elle n'en faisait aucun Usage pour donner
des facQités supplémentaires au commerce. L'action combinée de plu-«
^eurs causes, que nous indiquerons plufc tard, a diminué cette masse
d'espèces amoncelées et a mis la Banque^ sous ce rapport, au niveau
des autres institutions de crédit. En cela, on ne voit pas ce qu'il y a
d'alarmant, pourvu que, parmi les causes qui font retirer les espèces
de la Banque, on n'ait à compter ni des témérités de l'institution ni
quelques folles spéculations du commerce français. Or, quant aux té-
mérités, la Banque de France n'en fit jamais : personne jamais ne fut
moins oseur. Elle fait professicm d'oufrer la maxime de Louis XVUI,
qu'auprès de l'avantage d'améliorer il y a le danger d'innover. Au lieu
de rien aventurer, elle a long-temps fermé les yeux pour ne pas aper-
cevoir les innovations tentées ailleurs, celles môme qui avaient réussi
et que l'expérience avait saaictionnées. 11 n'y a pas lieu non plus de
signaler des spéculations déréglées de l'industrie française, dont la
Banque, sans le voukûr ou sans le savoir, aurait été complice. Le
Çimuneroe français, c'est une justice à lui rendroi est généralement sage.
LES SUBSISTAIIGE8 ET LA BANQUE DE FRANCE. 407
La production a été régulière dans toutes les branches, Técoulement
des produits s'est jusqu'à ce jour opéré d'une manière satisfaisante, et
les effets que la Banque a dans son portefeuille sont excellens. Ce ne
wnt pas nos capitalistes non plus qui courraient des aventures comme
celles des Anglsds en 1825, se précipitant aveuglément sur les mines
d'or et d'argent du Nouveau-Monde , ou qui commettraient des har-
diesses semblables à celles que presque chaque instant voit éclore auï
États-Unis. Il n'y a donc pas jusqu'à présent de crise commerdale ou
manufacturière qui soit imminexite; de même nous n'avons pas à prévoir
un dérangement dans les finances de l'état. On a pu croire un moment
que l'entreprise des chemins de fer entraînerait une pertuilmQoo. H
est facile de voir maintenant que cette frayeur était chimérique. Dans
les proportions où elle s^est réduite par Tajoumement des chemins de
fer de fOuest, de Gaen et de IMjon à Mulhouse, l'œuvre des chemins de
fer n'est aucunement au-dessus de nos forces. Les titres de chemins de
fer ont baissé parce que les effets publics sont en baisse , ainsi qu^on
doit s'y attendre lorsque survient une cherté des subsistances. Alors la
création du capital se ralentit : les hommes vivent sur leurs épargnes
antérieures, et le capital existant enchérit, c'est-à-dire qu'à un revenu
déterminé correspond dès-lors un moindre capital nommai, et par
conséquent les fonds publics doivent être cotés moins haut. Si la d6-
pression des actions de chemins de fer a été plus forte proportionnelle-**
ment que celle des rentes, c'est par cette cause générale que l'enctiéri»-
sement du pain agit avec plus d'intensité sur les titres les plus nouveaux
et sur ceux d'un produit plus incertain, et, probablement aussi, par
cette cause accidentelle, que les joueurs à la baisse se sont trouvés les
plus nombreux et ont fait un plus grand effort. Les actions i^n^endant
ne sont pas avilies : fait qui paraît constant et qui serait curiermc, elles
sont même peu offertes. Les personnes qui observent avec le plus de
discernement les opérations de la Bourse soutiennent que les titres de
chemins de fer sont plutôt rares qu'en excès, et elles en donnent pour
preuve la modicité du taux des reports. Le système de la fusion, sur le-
quel on a tant controversé, a eu le résultat avantageux de diviser beau-
coup les actions : ainsi réparti entre un nombre infini de mains, le
fiardeau se trouve aisé à porter. Le capital des compagnies de chemins
de fer s'est composé, pour ime bonne part, d'une foule de petites épar-
gnes qui cherchaient un placement et d'écus enfouis. Les fonds que Jes
compagnies ont présentement entre les mains, avec le supplément à
verser en juin, suffiront à leurs dépenses pour un long espace de temps.
Par conséquent, nous n'avons pas non plus de crise de chemins de fer.
n est digne de remarque qu'au moins jusqu'à ce jour la tenue de la
bourse de Paris a été plus ferme que celle de toutes les autres bourses
de TEurope. LqrtffflllBMcançaises ont moins baissé proportionnellement
M8 REVUE DES DEUX MONDES.
que les fonds des états allemands et même que les rentes anglaises, qui
sont renommées par la fixité de leur cours. Les consolidés anglais sont
tombés de 97, qui a été leur maximum en 1846^ au taux de 90, où on
les a vus il y a peu de jours^ les 3 et demi prussiens, de 97 trois quarts,
où ils étaient en janvier 1846, étaient venus, en octobre, à 91 trois
quarts; de même, de janvier à novembre 1846, les 3 et demi bavarois
d'au-delà de 100 étaient tombés à 93, et les 3 et demi wurtembergeois,
de 97 au-dessous de 90. De septembre à novembre, les fonds badois
ont subi une dépression relativement plus forte encore; le 5 pour 100
français, de 123 60 où il a été accidentellement au mois de février, n'est
pas descendu en 1846 plus bas que 117 25 et cette année que 115 60,
soit en tout de 8 sur 124, ce qui est moindre que 7 sur 97. Notre 3
pour 100 a été à peu près de même. Les chemins de fer français, qui
sont cotés également à Londres et à Paris, ne sont pas descendus aussi
bas à Paris qu'à Londres.
- Comme il faut tout dire, cette excellente tenue des fonds à la bourse
de Paris a entraîné Tinconvénient que les étrangers sont venus y faire
argent de leurs valeurs, et ce n'a pas éte une des causes les moins ac-
tives de la sortie de notre numéraire. Ces jours derniers, par exemple,
les chemins de fer français étaient de 35 à 40 francs plus haut à Paris
qu'à Londres. 40 francs sur quelques chemins de fer comme celui du
Nord, où il n'y a pas plus de 200 francs de versés par action, c'est exor-
bitant; les spéculateurs anglais ont dû saisir cette occasion pour vider
leur portefeuille chez nous. De ce point de vue, un peu plus de baisse à
la bourse de Paris eût éte un profit pour la France. Cette fermete des
cours chez nous, pourvu qu'elle se soutienne jusqu'au bout, démon-
trera que la France recèle en elle plus de ressources qu'on ne le pen-
sait communément et qu'elle le croyait elle-même.
Du monument comparé des efTets publics dans les difiërentes
bourses de l'Europe ressort une autre conclusion, à savoir que les Al-
lemands, par exemple, ont éte plus avisés que nous. Us ont avant nous
aperçu la crise des subsistances; c'est pour cela que les capitalistes alle-
mands ont réalisé leurs portefeuilles en octobre et novembre, afin de
n'être pas maîtrisés par les événemens, et de les dominer au contraire.
La baisse, qui s'est alors déclarée chez eux par l'efiét d'une grande
quantité de ventes, aurait dû nous donner l'éveil. Notre gouvernement
lui-même devait y trouver des indications plus précises sur la véritable
situation des approvisionnemens en Europe. Parmi tous les faits dont il
pouvait attendre quelques lumières, il n'y en avait pas de plus signi-
ficatif.
Ce que nous éprouvons à l'endroit de la Banque se réduit donc à une
raréfaction du signe représentatif. Une partie de notre numéraire nous
a quittés sous l'influence de plusieurs causes. L'achat des blés étrangers
LES SUB8ISTAIICBS ET LA BANQUE DE FRANCE. • il09
en est une, et la plus apparente. Cest une importation extraordinaire
qui vient déranger subitement la balance accoutumée du commerce.
Si les échanges étaient moins difficiles entre les peuples, le retour se
serait fait, partiellement au moins, autrement qu'avec des écus. Nous
paierions le blé des Russes, des Siciliens, des Prussiens et des Améri-
cains du nord, en leur envoyant un supplément des produits de notre
industrie, aussi bien que des espèces; mais les peuples, à Fenvi l'un de
l'autre , se sont entourés de murailles de la Chine : l'or et l'argent sont
les seules valeurs dont on puisse se servir pour solder un compte extra*
ordinaire. Nous aurons peut-être de ce chef 150 millions à expédier au
dehors. En pareil cas , on puise les écus dans les réservoirs où l'on sait
qu'ils sont accumulés, dans les caves des banques. Un jour viendra cer-
tainement où l'on emploiera le procédé qui réussissait si bien i l'An-
gleterre, pendant les guerres de l'empire, pour subventionner les
princes qu'elle armait. Elle leur envoyait les produits de ses manufac-
tures, auxquels on ouvrait les portes à deux battans, et ainsi les sub-
sides étaient des excitans pour l'industrie britannique; mais, pour que
cet expédient devienne d'usage en cas de disette , il faudra que le prin-
cipe de la liberté du commerce ait tait son chemin.
Celte cause n'est pourtant pas la seule qui nous ait enlevé du numé-
raire. Les titres que les étrangers ont négociés chez nous ont dû en
fah*e sortir. Enfin les grands travaux qui s'exécutent de toutes parts dans
le royaume pour le compte de l'état ou par les soins des compagnies >
et qui ont été activés dans ces derniers mois, ont dû faire expédier des
espèces de la capitale dans les provinces.
Considérons donc comme établi que, tant pour les subsistances qu'à
l'égard de la Banque , nous ne courons pas de danger sérieux. Si la
situation devenait menaçante, c'est que les fautes des hommes l'au-
raient aggravée, et d'un accident auraient fait une calamité. De là»
on est forcé de conclure que, si notre loi des céréales ne résiste pas à
la secousse, et si notre grande institution de crédit en est ébranlée, c'est
que ni l'une ni l'autre ne satisfont aux conditions de la stabilité, et qu'il
faut les remettre sur le métier; sinon , nos hommes pratiques auront
mérité qu'on les accuse de ne rien comprendre aux leçons de l'expé-
rience,
n. *- QUESTION DES SUBSISTANCES.
Examinons maintenant avec plus de détail la législation des céréales;
'Cherchons à déterminer le but vers lequel elle gravite chez les nations
les plus éclairées de l'Europe, depuis que les actes d'administratip}^ y
sont soumis à des idées rationnelles. Mesurons le chemin que i\om avonis^
fait vers cette destination et la distance cpi qous ea séparç e^çof^.
410 iBviJs MM Blui wmmL
Som r«Qcien Fégiine* r^mipîriBfiie ré^Dait en maître dans l 'admînis-
traiioa ea France comaie ait dehors, et les intérêts commerdaux 7
étaient huixd)Ieflfient.6oyfnM6 plut encore que tout le reste. Tant procé-
dait des traditions d'un temps de conquête; iont se CMtpliquatt d'exi-
gences multipliées, eosAiseB daas lewrs Hmiles. Les finances étaient im
chaos, la législation un dédale. En admimstraiioa , il n'y zmA^e des
^pédéens. Les grands siimstrescomnie Sully et Colbeit, <iui avaient es-
sayé d'iniroduiredes règles générales, des principes annples, de ronité
dans la gestion des iirférèts nationaux, y «raiosit à peu près écJboné. Us
avaient fondé une prospérité «pai de^^ disparaître, et qui s'évanonft en
efiet avec leur personne. La légialatioii des céiéales portait cependant
reœpreinte d'une noble pensée. On avait voulu mainienir le blé à bas
prix dans le royaume. On n'admettait pas comme nne idée &gme d'exa-
men ifne le pain à ban marché pât être nninaL En conséifueDoe, on en
aiitorteait l'impor taticsi sana réseme : l'exportetion tut parefllement libre
j^ndaot très long-tonps. Cependant, en 1093 <(i), mie disette se déclara,
et la sortie des grains futdéieniue aous peine de mort. La liberté pour-
tant reprît le dessus «t continua de prévadoir, non sans ifuelqne lêtour
de contrainte, jusqu'à la révoloticn, où l'alarme sur les subnstances fut
générale, et détermina, dès 17110, l'interdiction d'exporter les grains.
Ia noblesse, propriétaire dn sol, avait rcsil à ce fue ses domaines
produisissent une grande qnanMé de Mes; il arriva même qne, pour
s'être attachée trop exchmiemenft anx céréales, ragricuKure française
aiwitde tâcheux erremens. Le meîltenr moyen de refirer d'un pays le
nuucimum possible de grains est non pas de consacrer tontes les terres i
cette prodndtion, mais de tenir la balance enire les céréales et les fonr-
suges, entre la production des grains ot celle en bétavl^-qui fournit Ten-
graia sans lequel la terre reale léérile. L'andemie agriculture française
avait entièrement perdu de vue cotte notion fondamentale que nos cul-
tivateurs d'aujourd'hui ne se sont qu'imparfaitement assimilée encore.
Les A)[iglais, au contraire, par nne juste répartition entre les grains et
les fourrages, ont, depuis long-temps, une agriculture plus parfaite et
une «limeniation publique snpérieure. Ils sèment en blé un moindre
nombre d'hectares; mais, fécondée par le fumier ^fue donne le bétail,
la superficie ensemencée aun rendement double des terres françaises, et
ainsi, à égalité de territoire, l'Angleterre rend plus de blé que la France,
en même temps qu'elle produit plus de viande ei d'autres alimens.
Mais, si le régime des céréales était libéral à l'extérieur sous l'ancien
régime , c'était au dedans un commence tnjot à mille ontraves. Les
popidatioQS étaient remplies de préjugés contre les sMrchands de Mé.
(f ) M. Anthelme Costaz, dans son Histoire dé VÂdminiitraiion , tome II , p. 137,
tût remonter plus haut la première interdiction de Texportation des blés. 11 la rapporte
jiran WS, âl^attobiieiunDteosaiéwés.
LES SUBSMrAlICB IT I.A lAlfOOS BE FRANGE. 41 1
Ooicoiiqne têàsmt ce eominerce semblaît nn ennemi public, ira acca-
pareur yisant à créer la famme. L'autorité , cédant aux passions de la
ioflfe Ignorante ou les partagewt firaDchenient pour son propre oomptej
joumettait l'exercice de cette profession à des formalités et à des gènes
particulières y à une surveillance vexatoire et presque ignominîease.
Les monopole», qui avaient tout einraU, ajoutaient aux difficultés du
coBiDierce des gnôns. J'en citerai un seul exemple. « A Rouen , use
oompagmé de cent douze marchands créés en titre d^office avait seule
d'abord le dreîl d'acheter les grains qui entraient dans la ville , et son
monopole s'étendait même sur tea marchés des Andelys, d'Elbeuf , de
Duclair et de Gaudebec , les plus considérables de la province. Venait
ensuite une seconde compagnie de quatre-vingt-dix officiers porteurs »
diargeinrs et déchargeurs de grains , qui pouvaiei^ seuls se mêler de
la circulation de cette denrée , et devaient y trouver^ outre le salaire
de leur travail^ llutérét de leur finance et la rétributiim convenidile
au titre d'offider du roi. Venait enfin la viUe elle-même, qui, proprié*
taire de cinq mouhns jouissant du droit de banalité, avait donné à4f
troisième monopole une extension fliégale et singulière. Les moulins
communaux ne pouvant suffire à la monture de l'approvisionnement
des grains nécessaires à la population, la municipalité vendait aux
boulangers de la ville le droit de faire moudre ailleurs; mais, pour les
dédommager de cette exaction rév(rftaiite , elle assujettissait le» bou*
langers des faubourgs, qui n'étaient pas m droit soumis à la banalité,
à livrer leur pain sur le pied de 18 onces à la livre au même prix que
les boulangera intérieurs, ^ui n'éteient tenus que du poids ordinaire
de 16 onces. U est donc évident que du chef de ce trœsième et dernier
monopote, les Rouennais palpaient te pain un huitième de plus que sa
véritabte valeur (i).n
I>ans ces temps où l'autorite royale ne se croyait pas de lûaites» les
princes et leurs conseils, qui s'attribuaient comme une prorogative toute
natureUe la fÎEicuUé d'alterer les monnaies et de faire que ce qui était
une livre la veiUe fût pris pour deux livres te tendemain, devaient être
portés à penser à plu» forte raison qu'il leur appartenait de fixer à teur
gré la vateur vénale de» céréale^. On laissa cependant dormir ce pré-
tendu droit presque toujours. Les parlemens, composés d'hooune» qui
devaient être plus éclairés quetereste de la nation et que la cour, dans
ces sortes d'afiàires, enchérissaient sur l'esprit régtementaire de l'admi-
mstration, et, dans te cours de leur incorrigibte taquinerie contre te gou-
vernement, on les vit donner raison aux préjugés de l'émeute stupide,
alors qu'un ministre sage chercbaiit à faire prévaloir les vrai» principes.
Maisle ministre, qui était ferme, tiutbon, etiiremporia.G'éiftiteDi775.
(1) Introduction aux Œuvres da Turgot, par Eugène Daire. Édition GuOlaornin,
*• I> pag« Lxxxiy.
412 BEVUE ras DEUX MONDES.
Les environs de Paris offraient le spectacle d'une complète rébellion.
Sous prétexte de la cherté des grains, des brigands brûlaient des gran-
ges, incendiaient des fermes, coulaient à fond des bateaux de blé. Ils se
présentent à Versailles, et ils y font la loi; de là ils viennent à Paris piller
les boulangers. Le lieutenant de police les laissait faire, le parlement
couvrit les murs de Paris d'un arrêt qui défendait les attroupemens,
mais qui portait que le roi serait supplié de diminuer le prix du pain.
L'homme illustre et dévoué à la cause populaire qui était alors con-
trôleur-général des finances, et que, poussé par la fatalité, Louis XVI
devait bientôt éconduire, Turgot, chargea aussitôt l'autorité militaire de
placarder l'arrêt du parlement d'une ordonnance qui interdisait d'exiger
le pain au-dessous du cours. Le lieutenant de police fut destitué; le
parlement, qui voulait connaître des troubles dans l'intention de contre-
carrer les intentions libérales du ministre, fut convoqué à Versailles
pour enregistrer une proclamation du roi par laquelle les auteurs de la
révolte étaient renvoyés, conformément aux lois en vigueur, à la juri-
diction prévôtale. Une armée de vingt-^inq mille hommes, commandée
par un maréchal de France, poursuivit les émeutiers dans tous les sens
et protégea la circulation des grains. C'est par ces actes dédsits que
Turgot, ministre, faisait triompher le principe qu'auparavant il avait
soutenu dans des écrits destinés à honorer sa içémoire, que l'achat et h
vente des grains étaient im conmierce tout comme un autre; que plus
qu'un autre encore, dans l'intérêt de la société, il réclamait une liberté
entière.
Parallèlement aux préjugés contrantes à la liberté intérieure du com-
merce des grains, on en rencontre dans l'histoire économique de l'Eu-
rope, un autre qui lui ressemble beaucoup et qui n'a pas exercé moins
d'influence, au détriment de la prospérité des nations. C'est celui qui fai-
sait considérer l'or et l'argent comme la richesse par excellence,
l'unique vraie richesse, et qui, par conséquent, en interdisait l'expor-
tation. Les esprits avancés en sont depuis long-temps complètement re-
venus; mais le vulgaire et les gouvememens ont été plus lents à s'en
défaire : la multitude y croit encore, et il pèse beaucoup plus qu'on ne le
supposerait sur le système économique des grands états de l'Eyrope.
Cest que les préjugés et la sottise, lorsqu'ils se sont bien impatvQpisés
quelque part, ne donnent pas facilement leur démission. Nous allons
en acquérir une preuve de plus par l'exposé succinct de ce qui s'est
passé après Turgot dans l'administration française au siyet du conunerce
des grains.
Fidèle au drapeau qu'avaient élevé et fait respecter les grands esprits
du xvni« siècle, la constituante abolit à l'intérieur et à l'extérieur toutes
les entraves qui gênaient le commerce des grains. La convention, qui,
en vertu des événemens et par son penchant, était placée en dehors de
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FBANGE. 413
toutes les règles ordinaires, et qui en toutes choses se croyait dans la
nécessité d'exercer une suprême dictature, se montra ultra-réglemen-
taire à regard des subsistances et surtout du pain. La loi du maximum
concernait particulièrement cet objet. On sait que tous ces moyens de
contrainte pour amener le bas prix du pain engendrèrent une affreuse
famine. Avec le gouvernement de Napoléon, des idées plus régulières
se firent jour. L'importation des blés était déjà libre, l'exportation fut
permise sous conditiop. Il fallait ;que Thectolitre fût coté à 20 francs
au plus dans le midi, à 16 dans le nord, et il y avait un droit de sortie
de 2 francs; mais l'empereur voulut que l'autorité intervint dans le
commerce des grains, au moins pour la capitale : de là son projet des
greniers d'abondance. Cependant en 1811, après un été qui, semblable
à celui de 18i6, avait été très favorable aux vendanges, mais fatal à la
récolte des grains, le prix du pain se mit à monter. L'empereur se fit
commerçant en grains et entreprit d'effectuer la msyeure partie de
l'approvisionnement de Paris. Il y contribua en effet pour près de.
400 mille sacs (1); mais il y dépensa plus de 12 millions de l'argent
du trésor, il ruina les boulangers auxquels il imposait un prix de vente
trop faible, et, par des achats mal conçus, mal coordonnés, mal exé-
cutés, il fit monter les grains au-delà du point où naturellement ils se
seraient arrêtés. Une fois sorti des voies de la liberté des transactions,
il lui fallut aller de violence en violence et agrandir le cercle de ses
mesures despotiques jusqu'à ce qu'il y eût embrassé l'empire tout en-
tier, après avoir commencé par le seul département de la Seine. 11 en
vint jusqu'à décréter, à l'instar de la convention, le maocimum. En
mai 1812, un décret impérial fut promulgué, qui commençait par ces
belles paroles : La libre circulcUion des grains et farines sera protégée
dans t(ms les départemens de notre empire, et finissait par établir pour le
blé le maonmum de 33 francs l'hectolitre. La disette devait être et fut la
conséquence de cette atteinte flagrante à la liberté. Il y eut des dépar-
temens où les populations furent réduites à manger de l'herbe (2).
Après l'empire, une nouvelle époque de cherté se déclare en 1817.
L'état, pour y porter remède, oubliant l'msuccès de la tentative de
1811, recommence à se faire marchand de grains. On espérait pro-
bableâiélit que ce qui n'avait eu que de tristes effets entre les mains
d'un usurpateur donnerait de meilleurs fruits dans celles d'un gouver-
nement légitime. On acheta donc des grains à tort et à travers, au de-
dans et au dehors; on mit la perturbation dans les marchés intérieurs,
on alarma tout le monde, on donna l'unpulsion à la hausse qu'on vou-
(1) On sait que le sac légal de farine pèse 159 kilogrammes.
(S) Voir sur cette disette de 1811-13 une notice de M. Vincens, conseiUer d'état, an-
cien directeur du commerce intérieur, qui a été inséré dons le Journal des Économistes
de 1843.
TOME XVU. 28
41i MKWM MS usa
lait préTemr, et, après vmr pài dépenser à im trésor épuisé «me aewim^
de 60 à 70 millioosy on fut rédoît à ymir déclarer, par la boodie 4a
ministre de Tiiiténeur, que Je emimmrce smU, le wKMBerce Ubrê ^ inH-
pemdfioUp, pmi attirer e$ répamdrê ému ftniMemr ie$ nnamves mie€$^
^^êoires. Eh 1 il y aiuôt quarante ans que Turgot Tavatt démootvé et
fait adm^tre par radmtnistratioo française»
Cette expérience de 1847 a goéri pour toiqom^ legOQTernemeitf irai^
(ais de la manie de faire, pour rappDovisîonnement public, k eommerœ
des grains; cependant, battuaur ce point, le système de rintervention de
Tautorité conserva encore une forte position dana la réserve munidpsfe
de Paris. Il était ordonné qu'il y anrait dana cette réserve 90,000 sacs de
farine ou ré(|aivalent en blé , mais on s'aperçut bientôt que la vdle de Pa-
ris était grevée ainsi d' une dépense annuelle de 1 5 pour iOO de la valeur
des blés. Or, comme l'a fait remarquer J.-B. Say, 15 pour 100 à intérêt
composé sont une dépense qui excède 100 pour 100 au bout de cinq ans,
et 400 pour 100 à la dixième année, tandis que les encbérissemens mo-
dérés se produisent tous les cinq ans à peine, et que ceux qui ont plus
de gravité ne se présentent moyennement que de dix en dix ans. En
conséquence, la réserve de Paris a été supprimée en 1831« C'était la
seule qui subsistât encore; autrefois les principales villes du royaume
en avaient une; désormais c'est une idée arrêtée qu'il faut s'en remettre
au commerce libre pour les approvisionnemens. A l'intérieur, la liberté
est la règle fondamentale incontestée du conunerce des grains. £n cas
de cherté, la charité publique, pour abaisser le prix du pain, s'exerœ
par le moyen de bons qu'on délivre aux indigens sur leur simple de-
mande et moyeasant lesquels les boulangers, d'après un marché passé
avec l'autorité, lourniss«kt du pain à un taux réduit. C'est ainsi qu'on
s'y est pris cette fois dans la plupart de noacttés» L'autorité ne s'est point
ingérée à acheta des grains, ou, si elle l'a fait, c'est, par exception, le
ministre de la guerre et celui de la marine^ qui, dans le but de ménage
les approvisionnem^BS intérieurs, ont passé des marchés pour la four-
niture des troupes de terre et de mer avec du bié étranger. D'après les
bruits qui circulent, et dont je ne me fais point garant, l'opération n'au-
rait pas été heureuse pour l'état, et le trésor paierait cher l'estimable
prévoyance des deux départemen^jpdinistériels, sans que le consomma-
teur français, en dehors de l'armée et de la tlotte, ait la moindre rér-
serve de plys. Au fait, où les personnes auxquelles les ministres de la
guerre et de la marine se sont adressés auraientrcUes pu trouver des
blés que le commerce n'eût pas aussi bien découverts pour la consoni-
mation générale du pays, y compris les soldats? Il faut savoir gré aux
deux ministres de leurs bonnes intentions, mais leur recommander à
l'avenir de ne plus se mêler de ce que, jusqu'à ce jour^ aucun gouver-
nement n'a su bien faire.
LES SDBSIBftâlICaB BT LA ftâlIQITB M FRANCS. 41 ft
Mail ïeUfra cmtrtirè à ïk liberté, prenant prar point d^ppui des
sentimens condamoaMes, jrvait lémsi, pimieiifs amiéef «rant I8di , à se
tBàit tvaenrer on antre poite , c|«'«n ieak flatté d'avoir rendu inexpu-
gûabie, dans Be4re légiffetion des^éreates. Joeiiu'en im9, l'entrée des
paiDi^ dans le royanne de Franoe «tait libre; le gDaverneraenl de
k realanadioo, qai dierchait à fimder une aristocratie lerritorialey
imagina d'iiBÎter k iégislatioa «pie l'arâlecratie hritannicpie arait im-
posée à »o pays. Le coinuieree des grains était à pen pnës libre en
Angleterre jmqn'ee 1:804. La toi de i77J permettait rimportaMoQ
BM>sannnt le droit nominal de 6 pence (0 fr. 63 eent) par ^^narter
{% beotaliires 9 dixièmes). L'exportatioa était favoriaéejm' me prime*
Be 17404 17S1, le totaldes primes ainsi payéess*éfevaMàl^5vM0L st,
envwoB 38 nûlKans de francs. <i«and les prix cependsmtaraienÉatJkdnt
mi «erlaîn point, fat sortie était prohibée; mais, à la ftn do xvih<' siëde^
l'Angleterre n'itait pins eo position d'exporter du blé ^ elle avait de la
peine à se suffire. En 1804, la liberté dacommeit» extérieiir des grans
M détniite^ quant à Timportation; le régime protectenr fut appUcfné
anx grains, et femelle mobile ist son apparition dans ie monde. Tant
que le blé vandrait nmiiis de 63 shttlings le quaiier (^ fr. 25 cent.
rheetot.), il devait y avoir mi droit prohibitif de plus de 10 fr. par
boetcditre (24 sbilbi^ 3 pSaœ par quarter). Le blé devenait' pins cher,
Is droit devaMdiBiimier, suivant une progression trèsiapéde. Geréigime
dnra jusqu'en 1815; mais alors, victorieuse au dehors, la pimaante di-
gancbiede la Grande-Aretagne vioulnt profiter de sa vicbûre pour as*
seoir son nonopde au dedans, et, dans le courant de Faniiée méme^
«ne loi fut votée qui ne permettait rimportatioDdnldéqne lorsque le
grain mcRgëne vaâdrait an moins tO siiitlings le qïHrrter (34 francs 50
centimes rbeotriitre). £a llranoe, de même , on se proposa de tenir
ékffé le prix des grains d'nne manière permanente par des dispositions
dooaaières. Td tôt l'objet de la ki du iô fuiliet 1819. Les deux pays
depuis lors , dans la même pensée , modiÂk'ent leurs tarife sans en
changer l'esprit. La France en partionlier a fait quatre ou cinq lois
des céréales, il faut le dire, de pins en plus restrictives au fond, quoique
les demtàres ne contîenmnt pins le mot de prohibitien. L'idée fonda-
mental^Mes deux kgidatknis française et anglaise/ calquées l'une sur
fatHre, était celle de récbeMe mdbik qui, au premier abord, est en
effet très séduisante. Quand le blé monte, Je droit baisse; si au con-
icarre te idé tombe à bas prix, le droit se reèèw dans une proportion
phK ferle. On «'était Aatté d'assurer ainsi 1 approvisioanemeat en cas
de disette et de garantir l'éconiement des eaoédansiqu'on pouvait avoir
pendant les bonnes années. Le blé et le pain aUaientavoir une sorte de
prix fiae, «et l'en s'en applandissait beanconp, non sansirnson, car il n'y
416 REVUE DIS DEUX MONDES.
a pas de cause plas active des crises commerciales que celle qui res-
sort des grandes variations du prix des subsistances.
Ce système malheureusement n'a pas tenu ses promesses, particu-
lièrement au sujet de la certitude des approyisionnemens en cas de di-
sette. Le commerce, pour se livrer à ses spéculations légitimes, a besoin
d'avoir quelques bases certaines, et c'est précisément ce qu'exclut la
grande mobilité du droit. Le commerçant qui, d'avance calculant une
chance de hausse, aurait l'idée de demander des ghiins à Odessa ou à
New-York, s'en abstient, parce qu'il ignore si, lorsque son blé se pré-
sentera, le droit à payer à la douane n'aura pas doublé ou triplé. De
même, en supposant que nous soyons, nous aussi, dans le cas d'ex-
porter beaucoup de blé par l'eflét d'une grande abondance, le négo-
ciant étranger ne s'adressera pas à nous, faute de savoir quels droits
il aura à acquitter à la sortie, et il enverra ses ordres de préférence
aux pays qui sont soumis à un régime de fixité au lieu de notre mo-
bilité. Les ressorts même de cette mobilité si ingénieuse en apparence
sont tout- à- fait défectueux. Rien n'est plus facile à des hommes
peu scrupuleux que de falsifier par des manœuvres les mercuriales
locales en petit nombre qui servent à composer la mercuriale géné-
rale de chacune des quatre sections entre lesquelles se partage à cet
égard le târitoire. Et ainsi une spéculation bien conçue et utile au pu-
bUc peut avorter par les artifices d'une concurrence habile. Puis la
mercuriale consacre un fait passé qui quelquefois n'a plus rien de com-
mun avec le présent. Enfin ici le système des moyennes, qui est mis en
œuvre, est peu applicable, car il peut ne donner qu'un aperçu très
inexact de la situation. Pendant le délai qu'embrasse la moyenne, les
prix ont pu varier dix fois et entre des limites fort éloignées. A certains
momens, la cote du marché prise isolément aurait favorisé l'entrée du
blé étranger, et c'est peut-être alors seulement qu'elle était véridique.
Cependant quelques ventes de petites quantités, faites au moment op-
portun, donneront, au marché suivant, un résultat apparent qui sera
mensonger, et le faux l'emportera sur le vrai dans la composition de
la moyenne. Les avantages de l'échelle mobile ne sont donc que spé-
cieux. Sur ce point, notre assertion n'est pas contestable, car encore un
coup, pourquoi ce régime est-il mis à l'écart d'un avis unanime aur-
jourd'hui, sinon parce qu'au lieu de soulager la disette, tout le monde
sent qu'il ne serait bon qu'à l'aggraver?
La prétention exprimée au nom de l'échelle mobile de maintenue les
subsistances à un prix fixe n'a pas été moins démentie par les faits.
Sous la loi de l'échelle mobile, le blé a éprouvé en Angleterre d'in-
croyables variations : plus que du simple au double. On l'a vu quel-
quefois au-dessus de 40 francs l'hectolitre, et, en 1835, il était à moins
LUS SUBSISTAmM VT LA BANQUE DE FRANGE. 417
de 47 fr. Ce marché anglais, qa'on croyait si bien défendu contre les
mou vemens brusques et contre les écarts excessifs, était celui où le prix
du blé éprouvait les oscillations les plus grandes et les plus rapides.
Après que les faits ont eu parlé, les Anglais se sont rendus à ce té-
mdgnage. Un double objet leur paraissait également désirable : res-
serrer les oscillations du prix du blé et rendre le prix moyen aussi
modéré que possible. C'est ainsi qu'ils ont compris Tintérêt national,
et je ne sache pas un état où il soit permis de l'entendre autrement.
Pour arriver au but, ils ont pensé qu'il n'y arait pas de procédé com-
parable à celui de la liberté. Supposez, en efTet, que la liberté à l'entrée
et à la sortie des grains soit la loi de toutes les nations , le marché gé-
néral est le plus étendu possible, et par conséquent la meilleure com-
binaison subsiste pour que, d'une année à l'autre, par la compensation
des climats divers, les variations des quantités, et par conséquent des
prix , soient restreintes dansle cercle le plus étroit. L'accès étant ouvert
à chaque instant pour chaque état vers tous les foyers de production,
l'on s'approvisionne constamment au plus bas prix, ou plutôt un équi-
libre s'établit chaque année entre les différons pays à céréales, et on a
presque constamment un prix modéré. Sans même que la liberté ab-
solue du commerce des grains soit passée dans la pratique universelle
des nations, comme tous lès pays qui produisent un excédant, les États-
Unis, la Russie^ les bords de la Baltique, la Sicile, laissent les grains
librement sortir, il dépend de chacun des grands états de jouir immé-
diatement d'avantages presque égaux à ceux qu'aurait la liberté uni-
verselle; il suffit pour cela de rendre libres sur ce point les rapports
nationaux avec les régions à céréales, et, si déjà quelque grand peuple a
adopté la liberté du commerce des grains, ceux qui viendront après lui
entreront plus complétejnent en possession des bienfaits de ce régime
libéral. Ainsi, l'Angleterre ayant arboré chez eUe l'étendard de la
Uberté pour le commerce des grains ( indépendamment de ce qu'elle a
fait pour les autres branches de commerce dont nous n'avons pas à
nous occuper ici), nous trouverions, nous, à ce régime le profit, en cas
de rareté, de nous approvisionner aisément et en temps opportun, et,
dans l'abondance, d'écouler notre surplus sur les marchés de la Grande-
Bretagne, qui est à nos portes, '«n
L'Angleterre donc a renoncé l'an passé au système de l'échelle mo-
bile; elle n'y a point substitué un droit fixe; elle a préféré la liberté
complète. La question est de savoir ce que nous ferons en France. Il
semble impossible que nous gardions l'échelle mobile; c'est un système
jugé. De l'autre côté du détroit, avant que la liberté du conunerce eût
acquis l'ascendant qu'elle y exerce, on était d'accord pour réprouver
l'échelle mobile. Si le blé avait dû continuer d'être frappé , en Angle-
terre, d'un droit à l'entrée, le droit eût été fixe. Les Angkds ont préféré
418 watnm MB mdic M11N8
la liberté oamplèie; ib y oiit «té eairiirits psr la force îrréMtiMe de la
raMOD. L'échelle mobile ne pondait plus se maîntarir, bien; maïs tui
droil fixe {)6ivfBtt-il ètn flie absilamentf Awaiiél subnsié alors même
^e le blé aurait, par haaaid, atteint un prii de famine? Ainsi, a^ec le
droit fixe pris à ht lettre, on norit fcu ter eoalre une autre impeeSBiillté.
Cest, en effet, ici la grande snpériorilé de la liberté, que, hors d'elle,
touidewient împosriUe à soutenir peur les seules enroenstanees dont il
tulle se préoccuper beaucoup, celles où la subsistance pnbfique esft
eompronûse. Du iBoment qne les Anglais quittaient le terrain sur lequel
araient été débattues les antnes lais des céréales, celui où raristocndie
disait, comme le roi des animaux dans la faMe :
(Test que je m'appelle lioa »
moL argument tiré des nofions les plus justes du droit constitnfîonnd ,
du droit humain, rendait ioéfitrije le triomphe de la liberté du com-i-
merce des gruns; c'est celui a^ec lequel la Kgue a mis en mouvement
et captivé le royaumonmi , où d*idx)rd elle exdtaft une dédaigneuse
indifTérenoe : De quel droit les nobles , propriétaires des terres , prélè-
veninls une taxe sur notre pain quotidien? €et argument des Cobden et
des Bright, adnns par Peel, aecueSli par le chef de l'aristecratie, Wel-^
lîngion , est passé dans la législation, et voilà comment r Angleterre a
fait sa réforme oonmierciale.
Chez nous, malgré la différence des situations, il est dilBeîle qne f é-
chelle mobile n'ait pas le même sort dans un assez bref délai. La Ifterté
du commerce des grains, une fois établie en Angleterre, a une réaction
nécessaire sur nous. Je ne parle point de l'entraînement de l'exemple,
quoique oe soit un mobile de quekpie puissance; mats le système dans
lequel l'Angleterre est entrée pour les grains modifie les conditions de
vente pour nos propriétaires et à leur profit. C'est pour eux, en effet,
une came de hausse, une garantie contre la baisse en temps ordinaire.
Eb retour, le public est fondé à demander d'eux qu'ils consentent à ce
que, en vue des années de faible récoKe, le consommatetir ait contre la
dberté la seule garantie qui soit valable, celle de la liberté.
Les grands intérêts qui pouvaient s'opposer à ce que la législation
française sur les céréales fût changée sont ceux des départemens du
nord, qui vendent au midi f approvisionnement dont il manque. Notre
littoral de la Méditerranée est forcé de s'approvisionner en partie dans
la Bretagne ou dans le nord-est, et c'est ce qui renchérit le pain dans
les départemens placés à droite et à gauche des Boucbes-du-Rb6ne;
mais, ai le nord trouve haUtoellemen^ un débouchée» Angleterre pour
son excédant, qui se plaindra que le raidi mange du blé d^Odessa ?
La liberté produira chez nous ce qu'on en attend en Angleterre^
la tenue du prix du Ué : peu d'écarts en deesoneel en <les5us d^ime cer^
LES SUBSISfAM» BT &â MilQIJB Di FRANCS. Mt
tain moTmiie. Ce «ont ees éearir qui , de l'autre cMé <Ui détruit, rui^
Baient les fermier», et qm ches bous 80b( pr^udidebles am propné<>
tairea. Turgol TaiTait n Ûai dit^ ai ebnemeiit preuTé, qn'^prèa lui on
eat presque beuteva d'avoir à le répéta*.
ËQÛD la TÎe à bon naarcbé diex naoa, sur la terre d'égalité pur e»-
ceUeMe, ne peut être m argwmeai de meindre valeur que dans k
Graiide*Breiagae. I^ xTiu* siècle, il est de nuxte ai^oard'h^
était sceptique; peur loi, point de vérité qoî^fâji au-deseus de la coiitro^
wrse. Noire uècie se félicike d'être guéri de ce mal. Quel Bom faut-il
doBoer cependant à ceux qui nîaa* que la vie à boo marché soit d'ia^
térét public? Ce n'est pae dans le xvbi« siècle qu'en l'eût ecmtesté. Qu'im*
porte le prix du pain? dit-on ai^ourd'lnii; le salaire se règle en consé-
quence. Et d'abord, là gH la cpiestion. Je vois claireroekit conuneirt la
^erté des subsistaBces en général, du pain en particulier^ pèse sur le
grand nombre: je ne vcis pas aussi bien coBuneot le salaire s'élève de
manière à étal^ la compensation. La main<d'cBuvre que vend Tou*
vrier est une marobandiae d'une nature toute spéciale, qui a cette par-
ticularité, fâcheuse pour le vendeur, qu'on ne la garde pas en magasin,
^'OB est forcé de l'écouler chaque jour, quelque prix qu'on en trouve,
mauvais ou bon. De là un désavantage pour l'ouvrir, quand il débat
le prix contre lequel il doit échanger son travail, et il l'éprouve rude-
ment lorsque tout à coup, les objets de première nécessité étant dever
nus plus cbers, il aurait besoin d'un accroissement de salaire pour ne
pas déchoir. On ne.remarque pas en effet que, lorsque le pain enchérit,
la main-d'œuvre s'élève en proportion; c'est plutôt le contraire qu'on
observe. Avec la vie à bon marché, une épai^;ne déterminée assure bien
mieux le repos du travailleur dans sa vieillesse; avec la vie à bon mar^
cbé, la population qu'atteint la maladie, ^mi sur laquelle sévit le chô*
mage, cruelle épidémie du régime manufacturier, lutte plus long-temps
contre le dénûment. Rien plus que la dierté de la vie ne contribue à
la formation de ces populations dégradées, qui ont tant pullulé dans
les villes de fabriques de l'Angleterre, et qui commencent à apparaître
dans les nôtres, il faut bien avoir le courage de le dire. Dans les temps
de grande activité commerciale, les salaires sont hauts, l'ouvrier en
jouit trc^ souvent sans songer au lendemain. Puis, les commandes
s'arrêtent, le travail manque, et celui qui n'a rien épargné, faute d'en
avcMr eu la volonté ou le pouvoir, vit misérablement d'abord, eu em*
pruntant autant qu'il trouve du crédit , ensuite en vendant à vil prix
ses vêtemens, son petit mobilier. Il tombe par degrés au dernier degré
de la misère; si la crise dure, il arrive à l'abjection, et, quand le travail
revient, il n'a plus la force de s'en relever; il reste dans le boi:rt>ier et y
retient sa progéniture, qu'il multiplie désormais sans réflexion. Voilà
comment se produit la poimlaoe eî d'où sortent 4es nuées de proie*
420 BEYPB IMB$ PWX UmOVS^
taire^« Dan^ les pay$ tels que ie nôtre , qui se . vantent de leur consti-
tution déDOtocratiquCi c'est une forte raison en faveur de toute mesure
propre à as^er la vie à bon marché. Et si ce n'est point par une noble
sympathie pour les classes ouvrières, que ce soit au nom des libertés
publiques, dont tout le monde sent le prix. Là où il existe une populace
nombreuse, il n'y a pas de milieu entre le despotisme et Tanarchie, et,
sur toute terre peuplée oà la vie sera chère , il y aura constamment
une populace qui se propagera avec une rapidité effrayante.
U faut donc croire que l'échelle mobile et Timpôt sur Fintroduction
des blés en général subiront chez nous la même destinée qu'en An-
gleterre. Ce système fut inauguré, de l'autre côté du détroit, en 1804.
Quarante-deux ans après, le parlement en a prononcé l'abrogation.
Chez nous, la franchise à l'importation a duré depuis la fondation de la
monarchie jusqu'en iSlQ* Le régime actuel n'a donc pas trente ans de
date encore. Trente années contre quatorze siècles! On ne peut pré-
tendre que ce soit une de ces institutions respectables dont l'origine
se perd dans la nuit des temps. La génération actuelle l'a vu naître, et
nous espérons bien qu'elle le verra mourir. La France ne peut, sur ce
point, rester en arrière de sa féodale voisine. Tout au moins faut-il
croire que, sans plus de délai, nous en finirons avec l'échelle mobile,
d'où nous viennent des chances de famine; qu'un droit fixe, modéré,
uniforme, sans distinction de zone et de section, remplacera cette dé-
testable combinaison, et qu'immédiatement on affranchira le maïs,
qu'on ne consomme pas dans les villes, et dont il est à souhaiter que
l'usage s'étende beaucoup. Au bout de peu d'années, le mats serait en-
tré dans les habitudes des populations, et il nous en arriverait d'Amé-
rique de grandes quantités, parce que la capacité de production des
États-Unis, sous ce rapport, est sans hmites, et nous l'aurions, malgré
la distance, à bas prix.
Pourquoi encore la farine est-elle frappée d'un droit supérieur de
moitié à celui qui atteint la quantité correspondante de blé? Lorsque,
dans les quatre sections du territoire, la mercuriale du froment est au-
dessus de 22 fr., 20 fr., 18 fr. et 16 fr., l'hectolitre est taxé à 5 fr. 22 c,
et les 100 kilog. de farine le sont à 15 fr. 40 cent. 100 kilog. de farine
correspondent à un peu moins de 2 hectohtres de blé. Le droit devrait
donc être tout au plus de 10 fr. 44 cent. La surtaxe de 5 fr. par 100 kil.
est ici l'application peu intelligente et en tout cas outrée de cette idée,
que le tarif doit s'élever à mesure que les matières ont reçu plus de
travail. Les États-Unis exportent beaucoup plus de farines que de blés,
parce que les Ueux de production, au lieu d'^e voisins des ports d'em-
barquement, sont bien lom à l'ouest, de l'autre côté de la chaîne des
monts Alléghanys, dans la grande vallée centrale qu'arrosent au nord
le Saint-Laurent, au midi le Mississipi avec ses affiuens magnifiques^
LES SUBSISTANCES AT LÀ tJÛfÇgVt tfÊ FRANCE. 421
rOhio elle Missouri. Les Américains ne changeront pas leurs habitudes
pour trouver grâce devant notre tarif; la nature des choses le leur dé-
fend. A nous donc de conformer notre tarif à leur pratique obligée et
de proportionner exactement le droit sur la farine au droit sur le blé,
irinon nous encourons le risque de nous priver, de gaieté de cœur, d'une
ressource. Ne poussons pas le respect pour les: aphorismesde la douane
jusqu'à courir la chance d'affaaaer les hommes.
Il est impossible de ne pas exprimer le regret que la loi provisoire,
en vertu de laquelle toute immunité possible est accordée aux grains
et aux farines jusqu'à la récolte prochaine, n'ait pas fait partager les
mêmes faveurs aux viandes salées. L'Amérique*, si elle y était sollicitée
par la modération de nos douanes, nous en fournirait à de très favora-
bles conditions. C'est une nourriture que l'hygiène approuve lorsque
les populations ne s'y livrent pa» exclusivement, et ont la faculté de la
mêler de légumes frais. Les Anglais de toutes les classes en eonsom-
ment beaucoup plus que nous, et on ne voit pas que leur race s'en
abâtardisse. Chez nous, où, relativement au taux ordinalire des salaires,
la viande est à un prix excessif, et où cependant il serait essentidl d'in-
troduire dans l'alimentation des classes ouvrières une forte proportion
de denrées animales , les salaisons de l'Amérique présentent une res-
source dont nous serions coupables de ne pas profiter. Dans nptre manie
de taxer toute chose à l'entrée , et d'établir de préférence des taxes
prohibitives, nous avons mis sur les salaisons de porc, qui seraient les
plus recherchées de toutes , un droit de quatre sons par livre. Aussi te
peu qui nous en arrive est-il réexporté (i).
L'exportation des grains devrait être libre à plus forte raison. Notre
législation semble l'autoriser, mais en la soumettant à un droit mobile
qui l'interdit souvent. C'est préjudiciable à l'agriculture et de fait sans
utiUté pour les populations; Au premier abord, il semble qu'en em-
pêchant une partie des blés de la Basse-Bretagne, par exemple, de se
rendre en Angleterre, ou en Belgique, ou en Hollande, vou» serviez les
intérêts du consonunateur français : ce n'est qu'un faux-semblant. Ce
serait avantageux, en efiTet, à nos consommateurs, si toute la popula-
tion française était concentrée dans la Basse-Bretagne, et encore alors,
dan^les mauvaises années surtout, ce blé resterait-il de lui-même, sans
que la loi eût à le lui enjoindre; mais le consommateur marseillais ou
lyonnais, dont vous prétendez faire le bien en retenant le blé de la
(1) D*après 1<B TaUeau du commerce, en ISU la France a reçu de rétranger ilS,91S ki-
logrammes de salaiflon de porc, dont 304,083 de lAmérique du Nord. llS,i68 kilo-
grammes seulement, estimés officiellement à 8i,92i fr., sont entrés dans la consomma-
. tion fraoçaise. Qnant aux salaisons de bœuf, il en est ai-rif é dans nos ports 675,000 kilog.,
dont 607,117 des États-Unis. 0,Sii seulement, étalués à 6,001 fr., sont passés dans la
conaamnation.
Bttsse-Brétagne, ne tous le demandait pas. S'il atif t eu intérêt à adieter
le blé des Bas-Bretons, il serait allé le diercber. Du moment qu'il s'en
est abstenu , c'est qu'il aura préféré s'appnmsionner à Odessa, ou à
Fslemie, ou i New-^York. 8i cependant on ferme la Basae-Aretagne au
commerçant qui -voulait expédier des grains en Angleterre, ou en Bel»
giqne, ou en Hollande, le Hollandais, le Bel^e ou l'Anglais sont forcés
d'aller à Odessa, à Palerme ou à New-York disputer au négocâaat maiv
seillais les blés de ces pays. Ce oonlit de fartes commandes arrivant
coup sur coup aura l'immanquable effet de déterminer une hausse
brusque et excessive sur les marchés des pays producteurs, et k me-
snre nestrictnre, adoptée\lans l'intérêt du «eonsommalenr français, abou«
tira à lui Caire payer l'hectolitre 5 fr., 10 fir. ou 15 fr. plus cher.
Oe ce point de toc , il est à regretter que l'administratton ait cru de^
TOir tout récemment frapper d'interdit, par exception, la sortie des
pommes de terre et des légumes secs. Sur k loi des lois existantes, les
cnltiTsteurs de quelques-unes de nos prorinces maritimes cultiyaient
rég^ili^ement les légumes secs et les pommes de terre dans le but do
les exporter. En 1845, il en est sorti ainsi 39,oae tonneaux (de 1,000 ki*
logrammes), représentant une Taleur de 4,900,000 francs, presque toot
à destination de l'Angleterre et de k Brigique. On trouble ces culthra-
teurs dans leurs arrangemens , et rien ne prouve que l'intérêt pubHe
ait qndque chose à y gagner. Si c'est Limoges ou Oermont ou Nîmes
qui réclament un supplément de légumes secs ou de pommes de terre^
croH-M que ces denrées leur viendront de k Flandre ou de la Basses
Normandie? Il est très possibte qu'avec tes restrictions l'on cause une
sorte d'exubérance rektive d\in côté sans remédier à la pénmrie qui se
fsit sentir d'un autre.
Nous concevons combien est difficile la position de l'administration
en présence de populations alarmées sur leur subsistance. Un ministre
peut se croire obligé de sacrifier à des pr^ugés qu'il ne partage pas»
Certainement on aura pensé que cette défense d'exporter calmerait
les populations inqniètes; mais ce sont des expédions très dangereux
que ceux qui consistent à donner raison aux erreurs populaires. Ott
s'expose & être entraîné bien loin quand on entre dans cette voie4à, et
c'est ainsi souvent, l'histoire nous le dit, que nuânie catastrophe / été
fendue inévikbk. Croilnon qu'i sott sans péril d'accréditer l'idée des
approvisionnemens réservée Le paysan breton on picard, qui voit que
le gouvernement condamne la sortie de certaines denrées alimentaires
du cMé de k mer, ne tf en prévaudra-4^il pas pour vouloir qu'on ne re-
fire plus rien de sa province, ou même de son canton, par terre?
Et puis, avec des procédés coercitilis, on provoque les représailles.
Que pourrait-on répondre si les gouvememens d'Angleterre, ou de
Belgique y ou de Hollande^ se disant, eux aussi, poussés par l'opinîoB
LES SUBSIS?AIKiS^ Ef |A lANQin i8 FRANCE.
populaire, reoberehaieat ^pidfiiie mormi de gâncr ou de reteider kf
arrivages de Uée étraBgais que fféeklme la France? Si rîutei^tîeA
d'exporter eel pUle à liotmaor^ et je le ODoteste, elle est d'une maiH
iraise politique extérieure. Il n'y a pastd'hortililé »atiop<de plus implin
cable au œur des mae^og que ceUe ffok peut natire 4e If pensée qu' un
gouveroenient étnmger a voulu noua afbmer^
Le seutlmeut que legouverneaieiit doit propager par leu «œoiple
est celui de la solidarité, Lataniiiieprovientde ce quel'iadiYidas'isole
dans le cauton, le canton dans la psovioce^ia pravince dans l'état, la
nation dans Je ipoode. l^ plus sûre oaétljMde pour procurer aux popu-
laiioos des subsistances est de dûmaer et de wiaiatenir feroiemeqt la
phis grande latitude possible aux transactions intérieures et extérieures»
Plus on agrandit le marché, et plus on écarte les chances de disette;
plus on resserre le marché, et plus on rend probable la cherté; avec le
système de l'isolement^ il serait possible de produire la pénuirie an
milieu d'une abondance extrême. L^ chances d'un manque de grains
seront complètement détruites, et les écarts des prix seront réduits à
leur minùmum, lorsque les communications de chaque peuple avec le
marché général auront toute liberté, et qia'au sein de cbttque état, par
le perfecUonnement des transports, les diverses parties du territoire
seront en relatien facile et prompte les unes avec les autres.
De ce point de vue il y a plus d'une amélioration à introduire dans
notre pratique administrative. Kos Toies de communication, dirigées
de l'intérieur sur les fi^cHitières et vers la mer particulièrement, sont
d^jà passables» elles seront parfaites d'ici à peu d'années; mais ce n'est
pas tout qpe de vaincre les difficultés du sel, et de triompher des obsta-
cles que nous opposait la nature. Eussions-nous terminé nos chemins
de fer et nofr canaux et porté à la der^iàre periècticMi le régime de tous
les fleuves^ nos rapports commerciaux avec l'extérieur resteraient en-
core embarrassés de bien des entraves» La nature oppose souvent aux
hommes de grands obstadesi; mais eux-mêmes par leurs préjugés, par
leurs notions arriérées, par leur condescendance imbécile pour la eu*
pîdité de quelques-uns , tf en créent de plus insurmontables enccnne. En
veriu de fausses idéesadmiaistratives ou de règlemens surannés, ou par
les manœuvres d'intérôts égoïstes, nos relatioQs commerciales avec l'é-
ti^anger offrent à peu près la même complication et la même barbarie
dont le commerce intérieur entrait le triste spectacle avant la révolu-
tion. A cet égard, nous avons des levons à prendre chez les peuples
voisins. Ea m'expriment ainsi. J'ai autre diose en vue que le tarif des
douanes, dont les rigueurs pourtant sont funestes el semUent in-^
compatibles avec l'esprit libéral de notre temps. Un gouvernement
jaloux d'assurer dans tous les cas la subsistanœ de la nation , et dési-
reux de poiUTOur d'avaiK^e aux besoin» des mauvaises années, devrait
4SI IBVOB DES DBtX MONDES.
s'efforcer ayec la plus active sollicitude d'attirer dans nos ports, à l'état
d'entrepôt, de grands approvisionnemens de grains. Quelques personnes,
effirayées de la hausse des grains et l'attribuant à tort à une rareté
extrême, ont essayé de recommander encore la formation de grandes
réserves aux frais de l'état ou des communes, comme si la France n'avait
pas déjà assez fait à ses dépens l'expérience de ce système ! Des amas
de grains volontairement tenus par le commerce en entrepôt, voilà les
véritables réserves, les plus inépuisables,' et celles-là ne coûteront pas
tin centime au trésor public. Cest ce que fait l'Angleterre avec succès;
c'est ce dont la Hollande a donné l'exemple avant tout le monde, et
c'est ainsi qu'avec le territoire le moins propre à la culture des cé-
réales, la nation hollandaise est depuis long-temps celle qui est le
mieux à l'abri des famines, chez qui le prix du pain varie le moins.
Nous cependant, malgré les avis répétés par des hommes éclairés ,
nous ne faisons rien pour que ceux de nos ports que la nature semble
avoir le mieux placés, afin que le commerce général les choisisse pour
ses points de dépôt et d'approvisionnement, remplissent cette heureuse
mission à l'égard des céréales. Nous tolérons dans ces ports des mono-
poles semblables à ceux de l'ancien régime, qui écartent le commerce
des grains par leurs exot*bitantes prétentions. Marseille, le premier port
de la Méditerranée par l'excellence de sa situation, par l'étendue des
valeurs qui s'y manient, par le nombre des navires qui y touchent,
devrait être un des premiers entrepôts de céréales du monde entier.
Ainsi semble le vouloir la force des choses, ainsi le commande l'inté-
rêt général; mais des intérêts privés s'y opposent n suffirait, à cet
etTet, que Marseille eût un de ces édifices vastes et simples au milieu
desquels pénètrent les navires, où des procédés expéditifs et économi-
ques de chargement et de déchargement permettent sans peine et sans
dépense la manutention de grandes masses de denrées, où des maga-
sins spacieux, bien aérés ou bien clos selon les besoins, reçoivent et
conservent tout ce qu'on leur confie, où le commerce est garanti des
chances de vol si fréquentes sur les quais ouverts des ports, et où enfin
la douane a toute sûreté contre la contrebande. C'est ce que les An-
glais (mt multiplié chez eux sous le nom de docks, et ce que possé-
daient les Hollandais avant les Anglais. Marseille n'a pas encore de
docks; le Havre, Bordeaux, Nantes, pas davantage. La France n'en
possède pas un seul. On en compte douze ou quatorze, je crois, dans
la seule ville de Liverpool. A Marseille, les marchandises vont s'entre-
poser dans des magasins particuliers épars dans la ville, qu'on nomme
des domaines, et les propriétaires des domaines, avec la hardiesse qu'af-
fichent de nos jours les intérêts privés dans l'exaltation de leur égoîsme,
soutiennent imperturbablement qu'un dock serait une calamité pour
Marseille. Ils ont des auxiliaires puissans dans la très respectable com-
LES SUBSISTANCES ET LÀ BANQUE DE FBANCX. i25
pagnie des portefaix, qui est invesiie d'un {urivilége exactement pa-
reil à celui qu'avaient à Rouen les quatre-vingt-dix offiders du roi,
porteurs, chargeurs et déchargeurs de grains, dont Turgot fit justice,
avec cette diflérence que le monopole des portefaix marseillais s'étend
à toutes les marchandises. La conséquence de ce régime est facile à
deviner : les frais d'entrepôt sont à Marseille huit ou dix fois ce qu'ils de-
vraient étre^ et les grains ne viennent s'y entreposer que parce qu'ils
ne peuvent faire autrement Les frais perçus au profit des seuls porte-
faix pour l'entrée et la sortie d'un sac de blé, dont la valeur, tous droits
de douane à part, n'est quelquefois que de 16 à 17 francs, sont de i fr.
85 cent; avec un droit municipal de mesurage, ils vont à i fr. 75 cent;
c'est plus de iO pour iOO de la valeur de la marchandise. A Gènes et
à Uvoume, où l'on n'emplme peut-être pas les moyens les plus per-
fectionnés, la totalité des frais que supporte un sac de blé ne dépasse
pas 35 cent.
L'usage s'est établi dans le monde depuis quelque temps de moudre
en entrepôt Par là, des blés récoltés dans des paysoù les arts mécaniques
sont peu avancés viennent chez des peuples plds manufacturiers rece-
voir une façon, sokler une main-d'œuvre, et puis, sous la forme de farine,
otTrir à la marine marchande une matière d'exportation d'un débit com-
mode. Tout se passe à l'entrepôt, au-delà de la ligne des douanes, et par
conséquent les blés ne supportent aucun droit , ce qui rend l'opéra-
tion plus facile. Nous qui excellons^ aujourd'hui dans l'art du meunier
et qui avons sur le littoral des ville» populeuses, nous devrions encou-
rager la mouture à l'entrepôt, lui faire même quelques faveurs. Ce se-
rait un moyen de plus d'occuper les bras, et, ce qui est plus précieux
encore, d'attirer chez nous en entrepôt une grande quantité de blés
étrangers qui, en cas de besoin, nous approvisionneraient nous-mêmes.
Jusqu'à présent nous nous en sommes bien gardés. La faculté de
moudre à l'entrepôt n'est accordée exceptionnellement qu'à Marseille
et peutrêtre à deux ou trois autres villes tout au plus. Cette, qui est à
la fois un port plein de mouvement et une ville industrieuse, l'avait
sollicité^; on la lui a refusée. A Marseille même, on la subordonne
à des conditions capricieuses, fantasques, contraires à l'intérêt public.
Ainsi, à rorigjne, la mouture à l'entrepôt s'étendait à toute espèce de
blé. Des cultivateurs de l'intérieur ont réclamé sous prétexte que la
farine ainsi obtenue était clandestinement introduite dans la consom-
mation française^ ce qui est difficile à croire, et ce qu'il serait facile de
prévenir. C'est fort dommageable, ont*ils dit, parce que ces farines
sont d'une qualité supérieure et nous empêchent de vendre les nôtres.
L'administration, faisant droit à la requête, a limité la faculté de mou-
ture à l'entrepôt, a Elle est retirée, b nous citc»s textuellement l'ordon-
nance, a aux richelles (blés supérieurs) de Naples, et généralement aux
4M wmvm b» mhjx imims^
Ués dpro venaiitt de la nier Nœre et dii nmaliey de l'Egypte, et antres
écbeUes du Lerant, de faiBortem, da wojmmae des DeuK-SKiles> de la
Sardatgqe, de rEB^agoe, et à tous les antres triés de la nèoie eseeMxs
DODdéDomméaqui pourraient leur ^^reassûnUés.» Ain», parce que ta
qualité des Ués étrangers tstrodotti, par eieeptkm et assmément €■
très petite quantité, eo contrebande poavMt donner lieu anx popnhtiew
de s'apereevoir que enriain» b|és indigènes étaient mauvais, i^oîlà qu'oai
interdit aux moulins en entrepôt de tcarailler les meilleurs Ués dn do*
hors, aux lumies franfais de se pencvrer ainsi im dncgemeiit de fo^
rines supérieures, et on ooudamne la moutttre en entrepôt ei le oon»-
inerce foaritbne k se restreindre aux produits inférieurs. On ne sait ce
qui doit le plus surprendre, de l'andace de Tintera prhré qui adresse
de sembla tries réclamations^ ou de la pusillanimité de l'auWîté qui y
cède.
Un moyen d'accroître encore les approvisionnemens de blé sur notre
sol serait de fair# «^eption pour cette denrée à quelques-unes des dis-
positions de nos lois de nangatos. Pour encourager notre marine
marchande, nous nous sommes mis à établir iles surtaxes, sur le payil-
lon étranger, et peu de mois se passent sans que U Mamiteur publie
quelque nouvelle ordonnance à cet effet. La décadence ()e notre navî-
gation ne parait que s en accélérer, et, si c'était le lieu ici, je dirais comi-
ment,, dans la plupart des cas, on devait s'y attendre. On pourrait dé-
roger pour les blés à ce prétendu encouragement. Ce serait aussi le cas
d'examiner une autre clause de notre législation maritime qui nous
force à aller cberclier en Amérique les provenances de ce pays, et nous
interdit de les prendre à Liverpool ou à Londres, lorsqu'elles y sont à
meilleur marché. Par cette disposition, fort efficace sur le papier pour
le développement de notre marine marchande, on contraint nos fabri-
cans de Itouen, de Saint-Quentin, de Mulhouse, de payer le coton beau-
coup plus cher quelqueiois, et on ne fait pas mettre en mer un brick de
plus sous pavillon français, parce que tout le coton que nous consom-
mons nous arrive sur des navires américains. En vertu de cette même
clause, nos populations de l'Artois et de la Picardie vojaient, il y a deux
mois, le blé desËlals-Unis à boa marché en face d'elles, dans les entre-
pôts anglais, sans pouvoir en aller chercher, pendant que la mercu-
riale était élevéç chez nous. L'administration a eu le bon esprit, après
de vives plaintes des populations, de suspendre sur ce point les lois de
navigation. U serait à désirer que ce régime provisoire devint définitif
au moins pour les triés; notre navigation elle-même ne peut cp'y gar
gner, car il y a uien plus de chances pour que des navkes françail
aillent de Dunkerqueou de Boulogne charger des grains en Angleterre,
qu'il n'y en a pour que nous enlevions aux Américains le transport di-
rect d'une partie appréciable de leurs Ués*
LIS SUBSISmiMSS ET £Ji IAUQBB BÉ FRANCS. 4^7
le réflomcl ftimi les proposifibns qm précèdent : abandon de Pécfaellé
mobile; étaUmement d'tm dDOit Ète, tinifornie, pour tout le territoire,
de S fr. enriron par iieelolitré, à rentrée seulement , et modificafion
oorréspondanle du droit sur les flmnes; dans un délm de quelques an--
ïiées/ on déciderait s'il n'y a pas lien d'abandonner le droit fixe lui-
même; dèsa présent franchise complète du ms»; construction de dod»
dans nos prinripan pôrtset antorisatien de la monture en entrepM sans
restriction; snppression dessurtalies dé navigation sur lestSés^ adnùssion
sans distinction d'origine des blés venant des entrepôts d'Europe.
Pins d'un agriculteur réclamera, je ne Tignore pas, contre ces
idées. On dira que Tagricnlture a besoin d'être protégée, qu'elle est
écrasée d'impAts, et que, si le prix des ^pttàds n'est pas soutenu , sa
nifne est imminente. Oui , assurément; fagricoltore a droit à toute la
IMenveillance du goUTemement; mais^ de toutes les formes que peut
prendre la protection , celle qni consiste à endiérir adificidlement les
denrées, et k mettre un impdt sur te ooniommatenr au profit de telle
ou telle classe de producteurs, est là pire. Elle est la moins intelligente,
puisqu'elle étend ses MenCrits à ilnertie et à l'indoienee aussi bien qu'à
l'homme industrieut qu'mime le fen sacré du progrès. Les seuls
encouragemens qui soient valables sont ceœ^ qui perfectionnent le tra-
Tafl en lui-même, l'appelle une protection qu'un gouremement éclairé
peut avouer et qu'un agriculteur peut recevoir la tête haute, toute me-
sure administrative qui fera venir, par l'effet d'un travail bien ordonné,
*x hectolîtres de blé là où l'on li'en récoltait que cinq, qui tendra à
accrottre lc| puissance du travail du cultivateur ou f énergie productive
des terres, ou qui fera dériver vers ragricriture les capitaux qu'elle
cherche et qu'elle ne trouve pas. Le reste est ou une aumêfne ou un
tribut que la loi peut hnposer au pays, mais que la raison et l'équité
ne sauraient admettre.
Dans le système dit protecteur, l'agricultore est dupée, car elle y
perd plus qu'elle n'y gagne. Ce qu'dle pâte aux Mtres industries pro-
tégées n'est point balancé, k beaucoup près, par ce qu'elle en reçoit. Si
Ton compare ta prime perçue par te cultivateur qui se livre à la produc-
tion des bêtes k cornes à celle qui est attribuée aux maîtres de forges,
et fiî on révalue par rapport au capital mis dehors, oo trouve que les
partsrespectfves sont dans le rapport de 1 à 80. Nos producteurs de grains
siMit natùrellenient protegés par te trajet que te Mé étranger est forcé
de parcoorir avant de s'embariiuer, par te voyage qu'il subit au travers
des mers, par les fîrais de débarquement et d'entrepM qu'il supporte,
par la distance qu'il parcourt depuis te port de débarquement avant
d'atteindre le consommateur de l'intérieur. Cest ponrtant de quelque
importance. Que si l'agricoHune est dtais tme situation {dus digne de
pMié qne d'envte, si ette est éetaaéeptrl'impAt^raagéepar fusure, si
428 REVUB bES DEUX MONDES.
le pet^sonnel qu'elle emploie est malhabile, si, au milieu de toutes les
grandes entreprises d'intérêt public dont le gouvernement fait les frais,
il n'en est, pour ainsi dire, aucune qui lui profite directement, à qui
faut-il s'en prendre? L'agriculture peut-elle dire, la main sur la con-
science, qu'elle n'a aucun reproche à se faire? a Mes amis, dit le bon-
homme Richard, il est certain que les impôts sont très lourds : si nous
n'avions à payer que ceux qm le gouvernement met sur nous, nous
pourrions les trouver moins considérables; mais nous en avons beau-
coup d'autres qui sont bien plus onéreux pour quelques-uns d'entre
nous. L'impôt de notre paresse nous coûte le double de la taxe du
gouvernement; notre orgueil le triple, notre folie le quadrupler» Nos
cultivateurs ne sont point dévorés d'orgueil, et, au lieu d'être des fous,
ils ne manquent pas de sens. Loin de> moi la pensée de les signaler
comme des foinéans : il n'est que trop vrai qu'ils baignent la terre de
leurs sueurs; mais, tandis que d'autres pèchent par action, ils pèchent
par omission, a Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes, » dit encore le
bonhomme Richard. Et comment s'aident-ils? qu'ont-ils jamais su de-
mander au gouvernement, excepté d'aggraver les droits de douanes,
c'est-à-dire de leur faire payer un tribut par leurs concitoyens? Et les
faveurs de ce genre qu'on leur a octroyées n'ont été que des déceptions.
L'agriculture est un corps dans l'état, le corps électoral, le pouvoir
suprême, celui devant lequel toutes les ambitions, toutes les puisr-
sances viennent courber le front. Quel usage fait-elle cependant d'une
si vaste prérogative? Quoil l'usure est pour vous un fléau; vous le
savez, vous proclamez sans cesse que tout propriétaire hypothéqué est
un homme perdu, et vous n'avez pas obtenu encore une loi sur le
crédit territorial, qui mît la France en jouissance de ce que possède la
Prusse depuis le siècle dernier. Vous donnez des mandats impératifs
contre Pritchard , et vous n'eûtes jamais la pensée de dire à vos dépu-
tés que, s'ils reparaissaient devant vous sans cette loi du crédit foncier,
vous les casseriez avec une sévérité inexorable. Vous vous plaignez des
impôts : qui donc les vote ou les laisse voter? S'ils sont mal répartis,
pourquoi le tolérez-vous? La population des campagnes ne produit pas
au travail la moitié, ni peut-être le tiers de ce que feraient des campa-
gnards de la Grande-Bretagne; c'est pourquoi nos paysans sont si mi-
sérables et les propriétaires fort malaisés. Si vous demandiez avec un
peu d'insistance et d'accord qu'une éducation appropriée à leur avenir
fût donnée à ces bonnes gens et aux propriétaires eux-mêmes, on
s'empresserait de vous satisfaire, car vous êtes les maîtres; on trou-
verait de parfaits modèles en Suisse, en Prusse, dans presque tous les
petits états de TAllemagne. Avec un subside annuel égal à la somme
que coûte une pièce de vingt-quatre sur son affût, on déterminerait
l'ouverture d'une ferme départementale très convenaUe; mais vous
LES SUBSISTANCES ET LA BANQOE DE FRANCE.
aimez mieux qu'on fonde indéfiniment des pièces de canon. L'irrigation
figure sur les comptes-rendus ministériels pour une dépense annuelle
de i 5,000 francs une fois, de 25 ou 30 Tannée d*après; pendant ce temps^
une somme supplémentaire de 93 millions est affectée au matériel de la
marine. Cette proportion entre les dépenses productives et les impro-
ductives TOUS parait admirable, puisque tou« battez des mains. C'est
bien, applaudissez encore; mnis ma surprise est qu'en apportant de pa-
reilles dispositions d'esprit à la direction des affaires publiques, dont la
loi électorale vous a investis, vous ne soyez pas tomt)és plus bas encore
dans la détresse.
Les go.uYememens ne devront jamais cesser de protéger l'inAistrie :
ils s'y adonneront de plus en plus désormais, et l'agriculture, dans
leurs efforts comme dans leur pensée, devra, au milieu de tous les arts
utiles, occuper la première place; mais le système de la protection né-
gative, de la protection aveugle, de la protection restrictive qui résulte
des douanes, a fait son temps. La civilisation passe sous les drapeaux de
la protection positive et éclairée qui convient à des gouyernemens in-
telligens, amis de la paix, et à des peuples avancés et libres, de la pro-
tection qui agit sur la production par les communications et par le
crédit, sur les producteurs par l'éducation générale et spéciale. L'agri-
culture est, de toutes les branches de l'industrie, celle qui est appelée
i retirer le plus de fruit de la substitution de la seconde méthode de
protection à la première. >
Quant à la crainte qu'elle éprouve de ne savoir plus que faire de ses
blés si la concurrence étrangère avait ses coudées franches, elle saura
bientôt ce qu'il faut en penser par l'expérience que la Grande-Bretagne
accomplit sur elle-même depuis la loi de sir Robert Peel. Elle ap-
prendra si l'avilissement de3 prix et la ruine des cultivateurs est la
conséquence possible de la liberté, même absolue, car c'est la liberté
absolue qui régnera en Angleterre dans deux ans: ainsi l'épreuve sera
complète. Déjà, d'après la tournure que prenaient les affaires avant
la crise déterminée par la mauvaise récolte, alors que la situation était
ce qu'elle semble devoir être presque toujours ,' les fermiers, inquiets'
sur la vente de leur moisson, et les propriétaires, alarmés sur leurs
revenus , auraient lieu de se rassurer.
Il est donc permis de penser que, très prochainement, notre agri-
culture elle-même n'aura plus d'objections à présenter contre la ré-
forme de notre lé^^islaUon des céréales et contre l'adoption d'un nou-
veau règlement tel que celui qui a étéfindiqué plus haut.
Il reste à examiner la question de la Banque; ce sera l'objet d'un pro^
cbain article.
Michel Cbevaliee.
. . . *
TOMC XVII. 29
BSI
OCTAVE.
I.
Dans la partie la plus aride du départemmit des Hantes-Alpes, à une
demi-lieue de la route de Grenoble^ on voit un château d'assez sombre
ap|)arence, dont les arcbéoiogiies auraient peme à déterminer le style
et la date. Ceehftteau, appelé Biignieux, se compose d'un bâtiment
carré, flanqué de deux tourelles décapitées pendant la révolution, et
recouvertes d'une toiture en tuiles rouges. La grille fait face à une ave-
nue d'ormeaux rabougris, aboutisBuit ti un chemin frayé jusqu'à la
grande route à travers des terres pierreuses. Une longue terrasse, pa-
rallèle à la foçade, donne vue, à droite, sur un paysage terne et fnoid^
qui n'a ni le caractère grandiose des montagnes du Dauphiné, ni la
physionomie riante des plaines de la Provence. Ce sont des collines d'un
derâin vulgaire, d'une teii^ pâle et argileuse, se succédant, par ma-
melons inégaux, jusqu'aux premiers contreforts des Alpes. La végéta-
tion y est souffreteuse; les babitans ont un air de pauvreté qui serre le
oœur. Quand vient la saison des pluies, rien n'est plus triste que ces
horizons écrasés par un del bas ou estompés par la brume.
n y avait, au moment où commence mon récit, bieu des années que
le bonheur et la joie semblaient exilés de ce château. Blignieux appar-
tenait au comte Octave d'Espanm, qui l'avait quitté depuis long-temps
eu y laissant sa femme et son flta. Les détails de cette séparation à l'a-
mi£d)le n'étaient qu'imparfHleBient <»nnus : ces vieux murs en avaient
gardé le secret.
Bien jeune encore, Octave d'Esparon s'était trouvé, par la mort de
ses parens, à la tête de son patrimoine. Élevé à Paris, pendant ces an-
nées si riches en enthousiasme qui marquèrent la seconde période de
la restauration , il était revenu dans sa province avec une foule de ces
idées vaguer y attrayantes , qui, colorées par le rayon de la jeunesse,
forment tout un monde imaginaire^ beaacoup plus séduisant que le
nôtre. Aussi n'avait-il accepté de Fexisteoce que le côté romanesque :
des rêveries au lieu d'activité, des sentimens, des instincts au lieu de
principes, voilà ce qu'il apportait dans cette vie où les luttes les plus
ignorées ne sont pas toi^eurs les moim lioiiûral>les, où les vertus les
plus obscures sont quelquefois les pliBi belles.
Obéissant à un de ces caprkes d'imagination familiers aux natures
mobiles et qui les poussent, en un instant, d'un extrême à l'autre,
Octave, à vingt-quatre ans, avait cru tat)aver dans le mariage l'accom-
plissement ou l'oubli de ses rêves juvéniles : il avait épousé M"' Marce-
line de Gureuil, tille d'un riche propriétaire fixé dans la vallée d Oge-
relies, près de Grenoble. M^ de Gureiûl avait dix-sept ans à peine, et
tout ce qu'on savait d'elle, c'est qu'elle était belle, grave et pieuse. Son
père la maria sans appréhension : les goûts poétiques d'Octave d'Ëspa-
ron l'avaient préservé de ce que les provinciaux appellent des sottises»
et le vieux gentilhomme, élevé dans les idées de son temps, ne pouvait
pas même soupçonner le genre de péril qu'apportent avec eux les ca-
ractères tais que celui-là. Quant à Marcdine, son éducation austère, sa
rigide piété, ne lui permettaient de préférer personne, et elle avait tendu
la main à l'homiiie choisi par M. de Gareail sans se douter qu'il lui fût
possible de songer à un autre.
Bien près d'elle pourtant, danauoehafaUirfxNi du voisinage, il y avait
un jeune homme qui, sans l'avouer à personne, n'avait pu se défendre
d'un sentiment profond pour M"* de Gureuil. George de Charvey, troi-
sième ûls d'une famille nombreuse, se savait destiné au métier des
aruies par nécessité et par goût, et l'inégalité des positions lui eût fait
'regarder comme une fohe de prétendre à la main de Marceline. 11 avait
doue soigneusement renfermé dans son ame un penchant que condam*
Bail sa raison sévère, et, grâce à son extrême réserve, nul ne l'avait de-
viné. George était de ceux qui pensent qu'on profane certaines affections
en les laissant entrevoir. Dès que son âge et ses études le lui avaient
permis, il était entré au service, et il était déjà eu garnison lorsqu'il
avait appris le mariage de M^^* de Gureuil avec Octave d'Esparon.
Ce mariage ne fut pas heureux : au bout de quelques mois, Octave
avait commencé à ressentir les prenûers symptômes de ce malaise c|ui
s'empare des imaginations ardeptes, lorsqu'elles sont forcées de substi-
tuer les lignes inliexibles d'une vie tracée d'avance aux horizons lu-
mmeux et changeans qu'elles disposaient à leur gré. Ce ne fut d'abord
que de l'inquiétude, un besmn de rêverie, un désir de produire au de-^
hors les pensées qui l'agitaient. Octave n'avait poiiH perdu de vue le
mouvement poétique qui fut si remarquable à cette époque^ il s'y était
43S REVUE DES DEOl MONDES.
associé pendant quelque temps, et, se voyant éloigné de Paris, se
croyant condamné pour toujours à Tobscurité et à Tinaction, il éprou-
vait une sorte de mécontentement qui n'était pas encore de la révolte,
mais qui ressemblait déjà à de lennui. lorsqu'il songeait aux chances
de célébrité qu'il avait perdues, il se disait bien, pour se consoler, qu'on
n'est point vaincu lorsqu'on n'a pas lutté, et qu'en restant libre, il eût
pu conquérir une place dans la littérature contemporaine; mais plus
son amour-pnipre s'accoutumait à cette idée, plus il souffrait d'être
obligé (le réduire à des conjectures ce dont il eût pu faire des réalités.
Pour démêler et combattre ces symptômes, il eût fidlu une femme
clairvoyante, habile, qui sût feindre la passion si elle ne l'éprouvait pas,
et traiter H. d'Esparon comme un malade dont on flatte les manies. I^
vanité a cela de remarquable, qu'elle est à la fois très difficile à assouvir
et très facile à amuser. S*unir aux vagues aspirations d'Octave, devenir
sa confidente et son public, lutter sans cesse dans ses bras contre ces
deux ennemis des rêveurs inconnus, l'orgueil de ce qu'ils pourraient
faire, et le regret de ce qu'ils ne iont pas, voilà par quels légitimes arti-
fices H"* d'Esparon aurait pu arrêter les progrès du mal. Elle ne devina
ni le danger, ni le moyen de le prévenir. Trop sérieuse et trop sincère
pour paraître passionnée lorsqu'elle n'était qu'obéissante, rattachant
toutes ses affections aux lois précises du devoir, dépourvue de cette vi-
vacité expansive qui appelle la confiance, Marceline aurait eu besoin de
rencontrer un cœur dévoué qui, à force d'attentions ingénieuses et de
délicates prévenances, l'amenât insensiblement à moins douter d'elle-
même, à se livrer davantage, à ne plus se métier de ce qu'elle pouvait
ressentir ou inspirer. Octave, avec ses alternatives de transports et de
sombre humeur, avec cette nuance d'exagération inséparable de cer-
taines natures d'artiste, ne pouvait qu'effaroucher ce caractère contenu,
ennemi de toute démonstration factice. H"* d'Esparon acheva donc de
se replier sur elle-même, peu soucieuse de suivre son mari dans ces
voies inconnues où elle le laissa s'isoler.
Dès-lors, il s'éleva entre eux une mystérieuse barrière, une hosti-
lité sourde qui devait s'aggraver chaque jour. Il en est du bonheur do-
mestique comme de ces tissus précieux, mais frêles, que la moindre
déchirure suffit pour mettre en lambeaux. Octave s'obstina de plus en:
plus dans celte conviction de sa valeur poétique, dont on eût pu le dis-
traire en ayant l'air de la partager. M""* d'Esparon s'habitua toujours
davantage à sceller ce cœur qui se sentait méconnu avant même d'être
«rifensé. L'année suivante, elle eut un fils, et, au lieu de faire de cette
joie un sujet de rapprochement entre deux âmes déjà désunies par
mille déchiremens secrets, elle eut l'imprudence de se retrancher dans
sa maternité comme dans une forteresse imprenable. Absorbée par ses
soins pour son fils, elle ne remarqua pas que M. d'Esparon s'accoutu*
OCTAVE. , 433
mait à vivre loin d'elle. Il sortait chaque jour pour faire de longues
promenades, et ne rentrait que le soir, inquiet et agité. Sa journée
s'était passée à poursuivre des fantômes, et son imagination, échautTée
par Toisiveti' et la solitude, avait peuplé ce mélancolique paysage de ce
qui manquait à sa vie. Gloire, plaisirs, éclat des fêtes, emploi de ses fa-
cultés inactives, il avait lout demandé aux brises qui glissaient sur ses
tempos, aux nuages qui montaient dans Tespace, et le soir, rentré dans
ce cliâteau, retrouvant une femme qui Thumiliait de sa résignation et
de son silence, il retombait du haut de ses chimères dans Taride réalité,
et il faisait un douloureux parallèle.
Une pareille situation ne |K)uvait durer; bientôt s'élevèrent quelques
orages d*un effet d'autant plus désastreux, que M"** d'Esparon restait
constamment, pendant ces crises, silencieuse et impassible. Son mari
reprenait, à pro|ios de «luelque épisode vulgaire, ce thème toujours
nouveau et toujours le même: cette glorification du poétique aux dé-
pens du vrai , ces allusions perpétuelles à sa destinée manquée, à sa
vocation méconnue. M"« d'Esparon ne lui répondait pas. Octave, qui
eut mieux aimé des reproches et des tempêtes, se débattait contre ce
silence; il s'irritait de jeter dans le vide ses déclamations élo(|uentes;
emporté par l'ardeur du moment, il devenait provoquant et hostile; la
verve de sa colère amenait sur ses lèvres quelques-unes de ces paroles
incisives, irréiiarables. qui entrent dans le cœur comme une lame, et
sur lesquelles le cœur se referme, gardant la lame et la plaie. Elle se
levait alors, toujours calme; elle sortait de l'appartement, sans que ses
yeux trahissent aucune souffrance, et, un instant après, on l'eût re-
trouvée agenouillée à son prie-Dievi ou inclinée sur le berceau de son
petit Albert.
Cette vie, agitée sans éclat, monotone sans sérénité, ne tarda pas à in-
spirer une profonde antipathie à M. d'Esparon; ces tristes contradic-
tions révoltaient, non pas sa raison et son cœur, mais la distinction de
son esprit et la délicatesse de son goût. Seulement, au lieu de les
amoindrir, en se résignant à n'être qu'honnête sans prétendre à être
grand, il songea à leur échapper d'une façon plus conforme à ses préoc-
cupations vaniteuses. Une idée qu'il traita d'abord de chimère, qui
resta long-temps confuse et inavouée, se mêla peu à peu à ses rêveries :
puisque, dans cette existence qu'il subissait, il ne pouvait ni goûter le
bonheur ni le donner, il se dit qu'il pouvait s'y dérober sans crime,
que, pour le repos, la dignité de tous les deux, une séparation était
préférable à ces récriminations impuissantes qui ne remédiaient à rien
et aigrissaient tout. Une fois que cette idée se fut emparée de lui, il
perdit à se familiariser avec elle le temps qu'il aurait dû employer àr
s'en défendre, et bientôt il lui fut aussi difficile de la cacher que de la.
vaincre. M*"*^ d'Esparon la devina : découragée par de longues épreuves,
4M REVUE DES 9WI. MONDES.
entraînée par cette espèce da douloureux talaUsme qui poisse les cœurs
blessés au-devant de nouvelles blessures, elle ne fit rien pour com-
battre ce projet coupable. Octave vit un consentement tacite, un secret
désir peut-être dans cette résignation passive qui le rassurait et l'irri-
tait tout ensemble; il cessa de se contraindre,, et chaque incident de
leurs froides ou orageuses journées ne fit. que les rapprocher davantage
de ce dénoûment qui devenait inévitable, dès Tinstant qu'ils ne le re-
gardaient plus comme impossible.
Si réservée, si maîtresse d'elle-même q^ fut M*"* d'Esparon, sa si-
tuation devait forcément se refléter dans sa correspradaace avec son
père. Celui-ci comprit, entre deux accès de goutte, que sa fiUe n'était
pas heureuse, et, en homme sûr de son lEait, il écrivit à son gendre
pour le tancer vertement. Dans le contact des âmes droites, mais com-
munes, avec les esprits brillans et égarés, ce qui achève ordinairement
de tout perdre, c'est que celles-ci mettent autant de rudesse à réparer
le mal que ceux-là ont mis de délicatesse à le faire. La lettre de H. de
Gureuil était tout simplement une sévère mercuriale, qui ne tenait
aucun compte des prétentions d'Octave, et où l'irascible vieillard se
montrait parfaitement étranger à nos raffinemens modernes. 11 écrasait
en outre H. d'Esparon du détail des perfections de sa fille, énumération
intempestive, qui suffit pour nous rendre une femme antipatliique et
nous foire haïr toutes les vertus dont on nous reproche de n'être pas
dignes.
Ce fut le coup de grâce : M. d'Esparon entra ebez sa femme avec cet
air sombre et résolu que prennent les hommes faibles quand ils veulent
être violens. — Vos plaintes, dit-il ,jros accusations, vos ressentimeus,
ont porté leurs fruits; votre père, renseigné par vous sans doute, me
traite comme on ne traiterait pas l'écolier le plus indocile, le vision-
naire le plus insensé !
— Je puis vous assurer, monsieur, dit M*"* d'Esparon, que mon père
peut avoir deviné, mais que je ne vous ai pas trahi.
— Votre père a raison, madame; reprit Octave d'un ton ironique qui
déguisait mal sa colère. Non, je ne suis pas digne de vous; non, je oe
puis rester ici sans vous rendre malheureuse en étant mm-^nême mal-
heureux. Pourquoi chercher à nous tromper plus Icmg-temps? 11 n'y a
qu'un moyen d'échapper à ces collisions pitoyables, d'alléger la chaîne
à laquelle nous sommes rivés tous deux : il faut que je parte, que je
vous quitte... au moins pour quelques années.
— Si vous jugez cette séparation nécessaire, si vous espérez y re-
trouver le bonheur, vous êtes le maître, lui dit-eUe en pâlissant un peu,
mais toujours calme.
— Vous le voyez, ce moyen ne vous effraie point; vous l'aviez
prévu, approuvé peut-être. Qu'il soit donc fait selon notre désir à tous
OCTAVB. . 435
deux ! Je vais partir pour Paris; je Teux savoir enfin si je suis yraiment
un fou, un enfant, un maniaque, si ces idées de gloire et de poésie qui
me tourmentent sont des chimères comme vous le pensez, ou des pres-
sentimens comme je le crois. Je vous laisse ce château, je Tons laisse
mon fi^s; vous'ConsenFerez ainsi tout ce que tous aimez, et sans doute,
ajouta-Ml avec un sourire amer, votre cœur me saura autant de gré
de ce qu'il perd que de ce qu'il garde!...
Nul ne sut ce qui se passa à Blignieux pendant les heures qui sui-
virent ce dernier entretien. Le lendemain, au point du jour, Octave
était parti. Pour des^omesltiques et pour le monde, peut-être aussi pour
9e donner le change à lui-miéme, il aflbcta de dire que cette absence ne
serait pas étemelle; mais M. d'Esparon et^ femme comprirent en se
quittant qu'ils se séparaient pour jamais.
A Paris, le comte se lança dans la vie littéraire; il renoua d'anciennes
relations, il devint à la lois écrivain et homme du monde, et, si le
succès pouvait être une excuse, Octave fut promptemeqt justifié, n
avait trop bftte de réussir, il était trop avide des jouissances de Timagi-
nation et de Tamour-propre pour songer à lutter contre le courant, à se
préserver de ces excès où se sont appauvries de nos jours tant de facultés
émineirtes. Seulement il y apporta une sorie de distinction et d'élégance
suffisantes pour la plupart des lecteurs qui se croient délicats lorsqu'ils
ne sont que frivoles. En un mot, M. d'Esparon, au bout de quelques
années, avait à peu près réalisé le rêve de sa jeunesse. Il était arrivé à
cette célébrité qui n'est pas précisément la gloire, mais qui lui res-
semble, surtout pour les gens intéressés à s'y tromper.
Quant à B^ d'Esparon , eHe poursuivait sans bruit, sans murmure,
sa vie solitaire de Blignieux. Ses relations avec le voisinage, qui n'a-
vaient jamais été très suivies, avaient cessé tout-à-fait. En général
on la plaignait, on l'estimait, mais sans vive sympathie. Le monde
n'est-il pas presque aussi sévère pour l'abus de certaines vertus que
pour l'éclat de certaines fautes? H était facile de prendre pour de la
fierté la réserve de M"» d'Esparon, et son austérité pour de la raideur.
Aussi avait-on trouvé presque naturel qu'Octave, dont on connaissait
les goûte, n'eût pu s'accorder avec elle , et lorsque la rupture avait eu
lieu , tout en blâmant un peu H. d'Esparon, on avait mis une aflècta-
tion bienveillante à ue point paraître surpris.
Fort indiflérente aux jugemensdu monde, peu communicative avec
les gens de sa maison. M"* d'Esparon s'était exclusivement consacrée
à l'éducation d'Albert; mais là encore l'attendait une douleur plus in-
time et plus cniéne peut^trc que toutes les autres.
Presque toujours seul avec sa mère, ne la quittant jamais, lui tenant
lieu de tout, 3 semble qu'Albert ne pouvait aimer qu'elle, qu'il devait
se former entre eux un de ces liens qui confondent deux âmes dans
I3C RE VIE DES DEtX MONDES.
une ame, deux Ties dans une vie. Il n*en fut pas ioui-à-fait ainsi. Albert
avait été, dès le berceau , une de ces créatures d'élite que Dieu , dans
sa bonté, accorde quelquefois aux unions mal heureuses » comme il
permet aux arbres brisés iiar l'orage de renaître de leurs racines en
un rejeton plus vert et plus beau. Il tenait à la fois de sa mère et d'Oc-
tave; il avait de Tune la lojauté et la droiture, de l'autre* l'organisa-
tion délicate et poétique. Malheureusement l'éducation que lui donnait
sa mère fut, comme Taffection même de H'"' d'Esparon, plus austère
qu'attrayante, plus sérieuse que tendre. Justement prévenue contre
les écarts de l'esprit, la comtesse s'attacha surtout à prémunir son flls
contre ces douces et dangereuses lueurs qui lui avaient coûté si cher;
mais elle manqua le but en le dépassant. Il y avait dans lame cares-
sante d'Albert, à mesure qu'il grandissait, un besoin d'épanchement
et de tendresse que M"" d'Ësparon ne salisflt pas. Alors, dans son igno-
rance de toutes choses, il s'était adressé, sur l'absence de sou père,
des questions timides. 11 s'était élancé sur cette trace mystérieuse sans
autre guide que sa curiosité inquiète. Lorsque Octave avait quitté Bli-
gnieux, Albert approchait de sa sixième année; c'était assez pour qu'il
conservât du comte une image douce et confuse comme les rêves de
cet âge. 11 y avait surtout un souvenir auquel il restait obstinément
fidèle : c'était celui d'une nuit d'automne pendant laquelle, à travers
son sommeil, il avait cru entendre daus la maison un mouvement et
un bruit inusités. Vers le matin , sa porte s'était ouverte tout à coup;
un homme s'était avancé précipitamment vers son lit. Un pâle visage,
se penchant sur lui , avait promené un long baiser sur ses joues et sur
son front; puis tout avait disparu, et le jour même on avait dit à Albert
que son père était parti.
Pendant quelque temps, il avait questionné sur ce départ H*"* d'Ës-
paron, qui lui ré|K)ndait vaguement que le comte voyageait; mais les
enfans ont pour certaines plaies de famille un instinct si sûr et si péné-
trant, que bientôt Albert comprit qu'il ne devait plus interroger. C'est
alors que M*"* d'Ësparon , si elle avait su détourner à son profit ces pre-
mières inquiétudes, aurait aisément etTacé dans l'ame d'Albert toute
affection antérieure; c'est alors aussi qu'attristé par la froide austérité
de sa mère, il revint à ses premières impressions. Il retrouva dans sa
mémoire cette vision matinale qui lui avait montré une dernière fois son
père au moment du suprême adieu : il lui sembla que c'était de cette
beure que datait pour lui la faculté de sentir et d'aimer, et il en fit
profiter Octave. Bientôt à ces idées confuses vint s'^gouter un autre sen-
timent. Il n'y a plus aiyourd'hui de pays, si arriéré qu'il soit, où les
journaux ne pénètrent : on n'en recevait pourtant aucun à Blignieux;
mais un jour Alberi trouva par hasard sous sa main un numéro dépa-
reillé où l'on parlait d'Octave d'Ësparon comme d'un bomme célèbre.
OCTAVE. 437
Les mots de succès, de talent, de gloire, y étaient répétés à chaque
ligne: c'e^t l'usage aujourd'hui, et Ton distribue sans compter ce genre
de largesses, comme on prodiguait les assignats dans les derniers temps
de la république. Albert en ressentit une joie si vive, qu'il en fut pres-
que effrayé. Emporter ce journal dans sa chambre, lire et relire ces
quelques lignes , les presser contre ses lèvres , se sentir saisi d'un res-
pect superstitieux pour ces carrés de papier qui lui parurent ne pou-^
voir jamais mentir, tel fut pour lui le résultat de cette découverte.
Dès-lors l'affection indécise et curieuse qu'il avait conçue pour son père
devint un véritable enthousiasme, auquel se mêla l'orgueil de porter
son nom et le désir de s'initier à sa vie.
Cependant Albert, s'il éprouvait trop de contrainte auprès de M"* d'Es-
paron ou uu penchant trop vif pour la séduisante et lointaine image,
n'avait jamais pensé qu'il lui fût possible de quitter sa mère. Comme
tout semblé facile dans les premiers jours de la jeunesse, il aimait
mieux se représenter dans une sorte de vague perspective un rappro-
chement entre H. et H"** d'Esparon, rapprochement dont il serait peut-
être l'heureux médiateur : là s'arrêtaient ses rêves et ses désirs; mais la
comtesse ne pouvait tenir compte de toutes ces nuances. Le seul mys-
tère qu'elle eût pénétré, c'était cette partialité blessante qui déchirait
les fibres les plus déhcates de son cœur. Bien qu'elle n'en Ht point un
reproche à Albert et qu'elle ne parût pas même s'en être aperçue,
cette cruelle découverte jetait une teinte plus sombre sur ses relations
avec son fils, et cette vie à deux, que leur tendresse eût pu adoucir, se
consumait, sans confiance et sans joie, sous ce ciel sans sourire et sans
soleil.
Pendant que ces deux âmes souffrantes luttaient ainsi contre des
douleurs cachées, des cliangemens graves s'étaient accomplis dans la
destinée de George de Charvey : il avait perdu ses deux frères aînés, et
s'était trouvé seul héritier de son nom. S'il ressentit alors un regret en
songeant à la vallée d'Ogerelles; sa conduite n'en avait rien révélé. Tou-
jours esclave de ce qu'il regardait comme son devoir, il avait fait un
mariage de convenance; sa femme était morte deux ans après en lui
laissant une fille, et M. de Charvey, cédant de nouveau à sa vocation,
avait confié cette enfant aux soins d'une de ses sœurs et i épris du service.
Parvenu au grade de colonel après un long et rude séjour en Afrique,
il n'avait jamais perdu de vue, pendant ses campagnes ou ses courtes
apparitions en France, ce pauvre coin des Hautes-Alpes qu'habitait
M"« d'Esparon. 11 avait appris tour à tour les tristes orages de son inté-
rieur, la naissance d'Albert, le départ du comte et ses succès à Paris;
mais il n'était plus revenù^dans le Daiipliiné : M*"* d'Esparon ne l'avait
pas revu, et elle soupçonnait à peine Texistence de cet ami inconnu,
438* REVUE DES moi, MONDES.
loalfaeureux de ne pouvoir ni adoucir ses soufliranfies passées^ m la.
protéger contre de nouveaux chagrins.
n.
Plus de douze ans s'étaient écoulés depuis le départ de M. d'Esparon.
Albert venait d'accomplir sa dix-huitième année, et cet anniversaire,
au lieu d'égayer Blignieux et ses habitans,. plongeait M*"' d'Esparoa
dans de mélancoliques réflexions. Seule dans son grand salon, vasta
pièce presque démeublée et tendue d'une étoffe brune, elle tournait de
temps en temps ses regards du côté des fenêtres qui donnaient sur la
terrasse. On apercevait par les épaisses embrasures une partie de ce
froid paysage, encore assombri par les brouillards de novembre. Tous,
lés objete extérieurs étaient en harmonie avec les pensées de M*"* d'Es-
paron^ qui, en recueillant ses souvenirs, n'y trouvait que sigets de tris-
tesse.
Tout à coup sa rêverie fut interrompue par une voix jeune et vi-
brante qui retentit au dehors, mêlée à de joyeux sd^oîemens. Un grand
et beau jeune homme parut à lextrémité de la terrasse, suivi de deux
chiens anglais dont il avait peine à réprimer les transports. H"''' d'Espa-
ron , à demi cachée derrière les rideaux d'une des fenêtres, le regar-
dait sans qu'il la vit, et son ame tout entière semblait concentrée dans
ce regard. En cet instant même un domestique entra, et lui remit une
lettre que le facteur venait d'apporter. Un coup d'œil sufflt à M""^ d'Es-
paron pour en reconnaître l'écriture : cette lettre était de son mari; il
lui redemandait Albert.
Les égoïstes ont un art merveilleux pour pardonner le mal qu'ils ont
fait et s'envelopper dans l'amnistie qu'ils accordent à leurs victimes.
A lire la lettre d'Octave, on pût dit qu'en se décidant à quitter Bli-
gnieux, il avait songé à assurer le repos de M'"'* d'Esparon non moins
qu'à satisfaire ses rêveries ambitieuses; on eût dit que ces orages au-
fa*efois soulevés par l'inquiète vanité du poète étaient des torts réci-
proques; on ne se fût pas douté surtout que les parts eussent été si
inégales. H. d'Esparon, en constatant ses succès comme une sorte de
justification et de revanche, trouvait tout simple de réclamer le seul
bonheur qui lui manquât, cet Albert dont la présence serait pour lui
cette source vive où se désaltère le cœur, a Ce n'est, £goutaiiril, ni un
ordre que je vous adresse, ni une demande; c'est une prière. Ce que je
veux avant tout, si Albert vient me voir, c'est qu'il s'y décide de son
plein gré. J'aime mieux renoncer à lui que le contraindre. » Et il ter-
minait ainsi, en homme qui, se croyant parfaitement quitte, n'a plus
qu'à jeter quelques fleurs sur la tombe du passé : a Et maintenant ,
OCTAVE. 439
«dieu, madame, le voas d^nande graoe pour cdte lettre et pour le
sentiment qui Ta diolée. Si j'aî osé tous rappeler mon souvenir, c'eët
que, vous jugeait d'après moi-même J'ai pensé que ce souvenir avait
perdu son amertume. Fardotmens-nous; le temps et Fabsence, si tristes
pour ceux qui s'aiment, sont oonsolaus pour ceux qui n'ont pu s'en-
tendre; ils rident, mais ils cicatrisent; ils affaiblissent les affiectîonë,
mais ils effacenfl les rancunes. Soyons donc amis; qu'en embrassant
Albert, je puisse me dire que sa mère n'éprouve plus en songeant a
moi ni regret, ni teine, et qu'elle ne maudit ni le jour où je l'ai con-
nue, ni le jour où je l'ai quittée. »
M*" d'Esparon hit deux fois cette lettre , comme si elle eût voulu en
bien peser chaque phrase et chaque mot. A^ec cette rapide clairvoy^mee
que donne l'habitude decouflHr, eHe mesura en un instant l'étendue
de ce nouveau malheur. Oe qu'elle avait deviné dans le cœur d'Albert
ne lui laissait aucun doute sur la détermination qu'il allait prendre, et
lui reodadt mille fois pl«B cruelle la demande de M. d'Esparon. Cepen-
dant elle eut asses de force pour contenir toute apparence d'émcMioD;
elle revint à la ienôtre , l'ouvrit et dit au jeime homme :
— Venez, Albc»1, j'ai à vous parier.
Albert obéit. Os vestèrent un moment silencieux, mais M»* d'Esparon
Raccommodait maille toute bésRation; ce fut elle qui entama l'entre^
tien :
— Albert, <fit^lle,iwn8 venez d'avoir dix-huit ans, et vous n'avee
jamais quitté Mgmeux.
— Me sui&-je plaint? répondit-il doucement.
— Non , et je vous en sais gré; mais il ne faudrait pas que oetle sou-
mission vous Ittrt trop pénftle. Si Tun de nous deux doit faire im sacri-
fice , ce n'est pas vous.
Albert regarda sa mère coimne pour deviner le sens de ses paroles^
Elle conlînua :
— Cette vie^st triste , je le sens : je ne suis pas une compagne bi»
gaie. Vous n'avez ici m camarades ni plaisb:s de votre âge... eacepté U
chasse qui me fait penr sans que je vous l'aie jamais dit...
— Et pourquoi ne pas me le dire?
— Parce qu'il y a deschoses qu'ft faut savair supporter sans se plain*
ftre , et celle-là n'e^ pas la plus douloureuse.
Puis , comme il allait réj^quer, elle reprit brusquement :
— Vottà bien longtemps, Albert , que vons ne m'avez parlé de
M. d'Esparon?
n tressaillit : un éctaùr passa dans ses yetu.
— CeA qu'en commençant à n^échir, dit-il , il m'a semblé qoe je
ne devais phrs vous parkr de lui.
— C'e^ vrai, mumium-t-elle tout bas. Affreux châtiment des dia^
440 REVUE DBS DEUX MONDES.
cordes de famille, que les noms les plus doux soient bannis de la bouche
des enfans ! — Vous avez eu raison, Albert, reprit-elle à voix liaute, et,
si je vous parle aujourd'hui de H. d'Es|>aron, c est que j*y suis forcée :
il trouve que je vous ai gardé assez long-tein|)S.
— Que diles-vous? s'écria-i-il éperdu et sentant se réveiller, à ces
mots, toutes ses tendresses filiales.
— Je dis que H. d'Ësparon veut avoir son tour, et qu'il vous appelle
auprès de lui.
— Et vous y consentez? balbutia-t-il avec une émotion qu'il fut in^
capable de dissimuler.
— Ce n'est pas à moi de refuser; ce serrait à vous, dit-eUe en le re-
gardant fixement, car c'est vous qu'il laisse le maître...
Le pauvre enfant n'eut pas le courage de répondre.
— Et vous ne refusez pas , n'est-ii pas vrai ?
Même silence.
— C'est bien, Albert, vous partirez demain. Maintenant je devrais
peut-être vous parler ite cette vie nouvelle, de ce monde où vous allez
entrer, des périls qui vous y attendent... à quoi bon? Que seraient pour
une ame entraînée les conseils d'une pauvre femme, ignorante de toutes
<;boses? Un écho toujours le même , qu'on écoute par respect et qu'on
oublie en l'écoutant... Ouhliez-moi donc, s il le faut, Albert; mais pen-
sez quelquefois à Dieu, qui juge les Cicurs, et que je priera' |)Our vous.
A présent, j'ai besom detre seule et de recueillir des forces con re
cette séparation. Je vais envoyer un exprès |iour arrêter votre place;
la diligence vous prendra sur la grande route, devant la grange des
Aubiers.
. Tout le reste de la journée, elle parut éviter une nouvelle explication.
Pour deviner ce qui se cachait sous celte froideur apparente, il eût
fallu un observateur plus babile qu'Albert. Tout concourait donc à
maintenir entre sa mère et lui celte barrière de glace qu'un dernier en-
tretien aurait pu faire tomber. Il eût voulu répandre au dehors les pen-
sées tumultueuses qui débordaient en lui. Prêt à réaliser ce qui ne lui
avait jamais paru qu'un songe, prêt à saisir ces deux brillante visions,
son père et Paris, il aurait payé de sou «^ang une de ces douces cau-
series où deux cœurs, au moment de rompre par l'absence le lien vi-
sible qui les unissait , y substituent par la confiance et l'amour un lien
mystérieux qui les con -oie. Voil i ce qui manquait à Albert. 11 s'en alla
dans la campagne et courut long-temps comme pour se dérober à la
fièvre qui le gagnait. A la fin, il s'assit sur le talus d'un chemin, au bord
d'une prairie jaunie par l'automne. 11 regarda ces collines qui avaient
formé jusque-là tout son horizon, ces maisons éparsesdans les champs
et d'où s'échappait un peu de fumée, ces Alpes lointaines qui profi-
laient sur un fond grisâtre leurs denieivjres ar ^'ut^es, et palpitant à la
OCTAVB. 44t
Ibis de tristesse et d'espérance, seul au milieu de ce mélancolique pay-
isage, il lui sembla que son cœur trop plein confiait à cette nature ina-^
nimée ce qu*il ne pouvait dire à personne.
Le lendemain, Albert et sa mère se dirigèrent vers la grande route
où devait passer la voiture. Le mince bagaj^e du jeune homme était
porté par une vieille fllle, nommée Marianne Brécbet, qui, après avoir
successivement soigné dans leur première enfance M*"** d*Esparon et
son fils, était restée auprès d*eux sans attribution déterminée. Marianne
Bréchet offrait dans toute sa personne le type aujourd'hui presque effacé
-de cette race de vieux serviteurs, dont le roman aun peu trop abusé pour
que j*y insiste : gens inutiles et nécessaires, précieux et insupportables^
dont le dévouement revéche nous impatiente et nous attache, qui nous
servent malgré nous, qui nous a'ment et nous tourmentent, que nous
envoyons vingt fois le jour à tous les diables, et qui n'en sont pas moins
sûrs de mourir sous notre toit ou de pleurer sur notre cercueil. Ma-
rianne n'avait cessé , depuis la veille, de quereller ses maîtres au sujet
de ce départ, et elle continuait sa litanie tout en portant la malle d'Al-
bert, dont personne ne l'avait priée de se charger. Les deux chiens sui-
vaient, l'oreille basse, comme s'ils pressentaient ce qui allait se passer^
Le jeune homme n'osait se livrer à ses impressions, et M"^ d'Espanm
. recouvrait les siennes d'un voile impénétrable. Au bout d'une demi-
iieure, ils arrivèrent au grand chemin, en face de la grange des Au*
l)iers, où la voiture devait prendre le voyageur. Ils n'avaient plus que
quelques minutes à passer ensemble. Albert, tout tremblant d'émotion»
se jeta dans les bras de sa mère, qui, pendant un instant, le pressa sur
sa poitrine avec une force surhumaine; mais ce moment fut trop court
pour cju'Albert pût en profiter, d'ailleurs la diligence arriva presque
en même temps. Il y eut encore une rapide étreinte, puis le jeune
liomme monta à sa place; les chevaux reprirent le galop; une main et
«m mouchoir s'agitèrent à la portière. Vingt pas plus loin , la route
tournait brusquement, et le lourd attelage disparut. Bienlôt le bruit
même des roues se (lerdit d^ns l'éioignement , et M"'*' d'Esparon, restée
immobile sur le chemin, n'entendit plus que les lamentations de Ma-
rianne et la voix plaintive des deux épagneuls qui gémissaient à ses
côtés.
Alors elle regarda autour d'elle avec mie morne douleur qu'elle n'a-
fvait plus besoin de cacher; puis elle reprit à pas lents le chemin de BU-
gnieux. Tous ses souvenirs lui revenaient en foule. Elle recueillait une
é. une les traces de ce passé dont elle avait enseveli les secrets dans son
-c(£ur résigné. Ce qu'elle avait souffert dans le contact de son ame chaste
«t noble avec l'imagination ardente et le cœur léger d'Octave lui sem-
"blait ravivé par le nouveau coup qui la frappait. Une seconde fois elle
5e voy 1 1 punie do tor*'' (\v l'émient pas les siens, blessée dan* des afr
442 REYUB D» HCl MONDES.
feciions que n'ayaient pas an reeomiattre ceux-là même qui les inspi*
raient. Hélas ! Albert aussi, Albert s'y était mépris, lui dont elle avait
espéré plus de justice 1 Et maintenaot il lui échappait, à jamais perdn
peut-être. L'influence iirfale, le iantôme décevant lui endevait encore
cette dernière consolation, comme A avait emporté le bonheur et le
repos de sa vie!
Cependant elle ne murmura ni cmitre le de! ni même contre Octave.
A mesure qu'elle se rapprochait de Blignieux, elle renfermait peu à
peu dans son ame ce nouveau trésor de résignation et de soutRrance.
Lorsqu'elle arriva au château, eUe marcha droit à la chambre d'Al-
bert, et se jetant à genoux sur la dalle : — Mon IMeu! dit-elle, a^^
pitié de lui, car vous seul mamtenant pouvez le protéger!
m.
Ce fut avec un indic3>le battement de cœur qu'Albert, trois jouis
après , frappa à la porte de l'hêtel qu'occupait le comte d'Esparon an
coin de l'avenue Marigny. En le demandant, sa voix tremblait si fort,
que le concierge hésitait à lut répondre, lorsqu'un honune, qui se tenaft
sur le perron, se précipita k sa reneoBÉre. Avant qu'Albert eût pu n-
connaître un visage entrevu dans le plus lointain de ses rêves. Octave
(car c'était lui) le pressait dans ses bras, leserrait sur son cœur, mêtant
à ses étreintes plus de paroles tendres <pie le pauvre enftuit n'exi avait
entendu dans toute sa vie.
Les transports de M. d'fisparso étaient d'autant plus vifs que cette
heure d'émotion répondait admirablement à sa nature de poète. Revoir
son ûls, qu'il avait quitté presque au berceau et qu'il retrouvait au ph»
radieux moment de la jeunesse, le revoir dans des conditions excep-
tionnelles, romanesques, qui poétoient sa paternité, et igoutaient a
cette entrevue tout le piquant de la nouveauté, tout le charme du sou*
venir, c'était là pour Octave une de ces bAmes fortunes de l'imagina-
tion et du cœur qui devaient le rendre tout-à-fait heureux. Aussi fut-il
irrésistible; il parla d'une fiiçon vraiment attendrissante de sa joie, de
son orgueil, de sa longue attente, indemnisée par ce seul montât*
Albert, lorsqu'il osa regarder son père, fut étonné de le trouver si
jeune. A dix-huit ans, on se flgure volontiers que tout le monde est
vieux à quai^ante, et Albert s'était représenté M. d'Esparon courbé par
l'âge, le travail et les chagrins. Octave, aueontraire, comme tous les
honunes qui se sentent vieillir, maïs qui se croient voués a une jeu<^
uesse étemelle par leurs succès dans la poésie et dans le monde, krttait
de son mieux contre les années. Ses cheveux d'uA «bàtaiu clar, soi*
gneusement rameuési cachaient les rides qui œmmençaient à courir
OCTAYI. Mt
sur 866 tempes; B&a r^pard Tif , sa tatUe âégante, complétaient Fil--
lusioa. Albert , qui ne pooYait distii^iier ce qu'il y avait de fatigue
réelle sous cette jeunesse factice, fut frappé-, en même temps que lui,
d'une idée cpê leur sourit à tous deux : c'«l que M. d'Esparoo semn
Uait être le frère aine de son flk, à qui, graee à son air de.Tigueur et
à Texpression réfléchie de ses traits, on eût pu réellement donner trois
eu quatre an» de plus que aam âge» Cette ickée^ qui autorisât entra eux
plus de familiarité et d'alMindoe, rendait plus gracieuses eneore les
séductions que déployait Octave, et dont la coquetterie un peu féminine
eût vaincu même des préventions ou des répugnances, si Albert en eût
apporté; c'est là ce que le comte avait craint Aussi quelles ne furent
pas sa surprise et sa joie , lorsqjue cinq BÛnutes d'attention lui eurent
fait comprendre que ce fils ^ dont il croyait avoir à reconquérir l'aSbe*
tion, ne demandait au contraire qu'à l'aimer!
-^ Cher enfant, disait-il, on ne t'a donc pas appris à me haïr? Et, pour
toute réponse, Albert encouragé lui sautait au cou.
Lorsque les émotions de cette première entrevue se furent im pem
calmées, Octave conduisit son lils dans l'appartement qu'il lui destinait.
Albert, dont les yeux ne s'étaient jamais arrêtés que sur le maigre
ameublement de Blignieux, se crut transporté dans le pays des fées^
lorsque son père, après avoir traversé avec lui une galerie repiplie de
fleurs rares, le fit entrer dans ua ctarmant petit pavillon indépendant
du corps de logis. 11 y avait rassemblé, non pas avec la profusioa d'un
financier, mais avec le tact d'un homme du monde et la recherche
d'un artiste, tout ce qui pouvait flatter, chez Alt>ert, un goût, un sen«
timent ou un souvenir. Ainsi de belles armes de toutes les époques y
confondaient leurs entrelacemens pittoresques avec des teuttss de ea^
mélias et d'orchidées. Au-dessuft d'un joli piano de RoUer, une éta^
gère en ébène renfermait une centaine de volumes, choisis parmi les
meilleurs de toutes lea littératures^, et un tableau de religion d'un vieux
maitre espagnol faisait face à une vue de Blignieux, peinte par Pa^il
Huet, dont le poétique pinceau avait tiré un admirable parti de cette
nature pauvre et attristée.
— Albert, dit M. d'Esparon, c'est ici que vous logerez. Depuis que
^'ai l'espoir de vous revoir, j'ai pris plaisir à tout arranger noinooèmei
il n'y a pas un meuble, pas un ofeyety. que je n'aie choisi. Serai-je assez
heureux pour que tout vous plaise, et pour que, vous trouvant bien kà,
vous désiriez y rester long-temps?...
— Ahl dit Albert, vous êle& trop bon pour moi : j'aimerai toulea ces
belles choses, parce qu'elles me viennent de vous; maîs^ je &'en amiâ
pas besoin pour que cette heure fût la phisbefle de ma vie.
— Vous m'aimez donc?
«— Ohlmon pèreL*.
444 REVUE DES DEUX MONDES.
n y avait dans ce cri, qui sembla dilater la poitrine d'Albert, tant de
puissance et de jeunesse, qu'au milieu de sa joie Octave eu fut troublé.
£n face d'un enthousiasme aussi ardent, il se sentit le cœur petit; il
éprouva comme un remords pour le passé, et peutrêtre de leffroi pour
l'avenir. Cependant il n'en fit rien paraître, et serrant dans ses mains
les mains encore tremblantes de son fils :
— A présent, lui dit-il, vous avez besoin de repos; que les premiers
momens passés sous ce toit qui vous aime soient des momens de séré*
nité et de calme! — Puis il ajouta plus bas : — Albert, je suis sûr que,
malgré la fatigue du voyage, vous allez écrire à Blignieux; remerciez
en mon nom celle qui n'est pas ici...
Ainsi rien n'était oublié; pas une fibre, dans le cœur d'Albert, qui
n'eût été touchée tour à tour par cette habile main. — Hélas I disait-il,
il a même i>ensé à elle... Et moi, depuis une heure je l'avais ouMiéel
—Et peu s'en fallut que, dans son admirahon et son repentir, le pauvre
enfant ne trouvât que, même à l'égard de M'"<' d'Esparon, Octave valait
mieux que lui.
C'en rtait trop pour cette imagination pure et exaltée; ces heuresdé-
cisives renfermaient la réalisation complète de ses rêves. Cétait bien
là l'homme inconnu, mais deviné, absent, mais chéri, qu'Albert avait
{)aré de toutes les grâces de l'esprit, de tous les dons de l'intelligence.
Trop agité pour pouvoir dormir, entouré, pour la première fois de sa
▼ie, de ces exquises recherches dont sa distinction naturelle lui révélait
te sens avant même qu'il en connût l'usage, respirant le parfum des
fleurs qu'il avait souvent désirées, Albert éprouvait une sorte d'ivresse
qui confondait pour lui les limites du réel et du possible. Déjà il croyait
voir celui qui comprenait si bien toutes les délicatesses de l'ame
achever son noble ouvrage. tou.*ner ,vers Blignieux des regards nîm-
plis de tendresse et de pardon, et, grâce à une filiale entremise, faire
cesser une séparation qui ne pouvait être que le résultat d'un malen-
tendu. Heureux de cette pensée qui conciliait tout, rassuré par cette
espérance sur toutes les émotions qui l'agitaient, Albert se mit alors à
écrire à sa mère; et s'il ne trouva pas dans cette causerie autant de
charme qu'il l'aurait vou u, si le souvenir des manières froides et ri-
gides de M""> d'Esparon arrêta sous sa plume le libre essor de sa con-
fiance et de son amour, Albert, pours'en consoler, se dit tout basqu'entre
son père et Isii cett contrainte n'e vicierait jamais: ce fut le dernier bon-
heur et ladt'rnière injustice de sa journée.
Lo squ'ils se retrouvèrent le lendemain, M. d'Esparon voulut pro-
fiter sur-le-champ de cette intimité fraternelle qu'il paraissait décidé à
établir. — Voici, dit-il à Albert, comment nous vivrons : vous avez
Totre appartement séparé du mien; vous serez entièrement libre de
l'emploi de vos heures. Que cette confiance, éléiDeni 'ie !oiite affection
OCTAYE. 4^5
heureuse, ne nous abandonne jamais! soyons deux camarades, deux
amis! Le matin, je recois ou je travaille; c'est le moment que vous
pourrez choisir pour votre correspondance et vos études. Après dé-^
jeûner, nous ferons ensemble quelque lecture, puis nous monterons à
cheval. En rentrant, nous nous rendrons notre liberté jusqu'au dîner.
Le soir, je vais aux Italiens ou dans le monde; quand vous le voudrez,
ma soirée vous appartiendra, et vous ne sauriez me la demander assez
souvent.
En établissant cette vie indépendante, bien qu'en commun, H. d*Es-
paron restait maître de la varier sans cesse par d'adroUes alternat] ve^; il
pouvait ne montrer à son fils que ce qui devait lui plaire sans Teffarou^
cher. Ck^tave en effet avait facilement pénétn' le caractère de son fils,
à la fois aimant et loyal , confiant et austère; il avait compris que plus
Albert lui apportait d'enthousiasmes et d'illusions, plus il serait funeste
qu'il rencontrât auprès de lui de quoi les altérer ou les flétrir. Cette
clairvoyance, qui accompagne toujours l'affection dans les esprits un
peu préoccupés d'eux-mêmes, fai ait déjà deviner au comte qu'Albert
lui appartenait pour jamais, s'il réussissait à lui faire traverser celte vie
nouvelle sans qu'il se doutât des misères sociales qui , en froissant ses
principes, affligeraient sa tendresse et pourraient seules lui donner le
courage de repartir. Rendons cette justice à M. d'Esparon : il ne se
méprit pas un instant sur la nature des sentimens de son fils. Au lieu d'y
voir, comme un homme vulgaire n'y eût pas ma'^qué, l'entraînement
banal d'un échappé de province, il y vit la noble et naïve confiance
d'une ame qui jugeait de tout d'après elle-mêmo. Les intelligenres éle-
vées, lors même que la pratique de la vie ou l'influence des passions les
a fait déchoir, demeurent juges intègres de ce qui réalise un certain
idéal de beauté morale; elles sont semblables à ces exilés qui tressaillent
encore lorsqu'ils entendent parler la langue de leur ancienne patrie.
Cette matinée fut charmante. Quelques heures après le déjeuner,
Albert, qui montait admirablement à cheval, ma^s qui n'avait jamais
eu entre les jambes que des chevaux de Gap, lourds, disgracieux et tra-
pus, entendit piaffer dans la cour. Son père l'attira près de la fenêtre,
et, lui montrant une jument arabe, à l'œil ardent et doux, aux jarrets
fins et nerveux, tenue en main par un jockey, il lui dit en souriant :
— La voulez-vous? — Le jeune homme bondit de joie, descendit l'esca-
lier en courant, sauta sur cette belle bêle; puis, se souvenant tout à
coup qu'il avait quelqu'un à remercier, i se cambra sur la selle, se re-
tourna à demi vers la fenêtre d'où son père le regardait^ et, par un
geste plein de reconnaissance et de grâce, il l'appela auprès de lui.
M. d'Esparon demanda son cheval; ils sortirent ensemble. La journée
était belle, le temps .sec et clair; ils prirent la grande avenue dea
TOME XVII. 30
448 REVUE DES Wn M0HDB8.
Champs-Elysées. Albert, qui ne eouaaîssait eB0SA*e de Paris que m
qu'il en avait vu par la portiàM da la dilig^oee, sentit passer dans tout
son être un frisson de jeunesse et de vie, lorgne» vespvaot à pteins
pcounons cet aÀt frais et pimiaat, il promesa sesi regards a travers les
arbres efEeuiUés qui déoeupaieat leurs nassils sur le ciel et le paysaffe*
Il découvrait tantôt la poïttte d'or du dôme dos lavaUdes, taotôt la
blanche silhouette de rAro^erXriompba, tantôt le»détouraloiaUiii&de
la Seine, reflétant dans ses eaux tranquilles l'ombre immobUe de ses
poBts ou les aspects ebaagsaDS da ses rives. Ces^marveilles. servaient de
fond et de cadre à ce tableau vivaat qui se renouvelle diaqua beau jour
d'hiver aux Champs-Elysées et au bois de ttoulogne, et dont tous les
détails étaient pour Albert de nouveaux sujets de surprise et de ravisse-
ment. Bientôt il putremarquer en outre qu'au milieu de laûuUe IL d'Es-
paron était l'objet d'une curiosité flatteuse et attentive : presque tous
ceux qu'ils rencontraient sembkiept non-seulement empressés de 1^
saluer, mais surtout jabux d'être salués par lui. Bien de&feuuues, après
lui avoir fait un signe s^mical , se retournaient pour le voir encore ou
pour se le montrer. Paroii les personnes dont il recevait ces marques
de déférence, il y en anait d'illustres, dont le nom était parvenu jusque
dans les KmkiSrAlpes; Octave les Aommaii à son ûls sans affectation, et
Albert éprouvait un sentiment d'oirgueilleuse joie, analogue à celui
que Virgile, dans un beau vers, attribue à une heureuse mère.
Leur promenade touchait à sa fin;, ils approchaient du rond-point
des Champs-Elysées, lorsqu'ils virent venir un coupé très éléganL Au
moment où il passait près d'eux^ Albert, en se rangeaut, jeta par bar-
sard un coup d'oeil dans la voiture, et vit une fenune d'environ trente
ans, d'une beauté remarquable, qui regarda Octave d'un air triste et
doux. Comme M. d'Esparon l'avait saluée, Albert se tourna vers lui
pour lui demander qui elle était; mais un incident bizarre intercepta
la question et la répense. A peine la voiture les eut-elle croisés, que le
cheval d'Octave fit tout à a>up volte-face pour la suivre et rebroussa
chemin pendant quelques secondes. 11 fallut que le comte, pris au dé-
pourvu, se rafTermit en selle et réprimât d'un vigoureux coup d'éperon
ce singulier caprice. Une fois le cheval corrigé et ramené dans le droit
chemin, M. d'Esparon le lança au galop; son fils le suivit, et ils arrivè-
rent au logis sans pouvoir échanger une parole.
Cet incident n'eut pas de suite. En rentrant. Octave avait lûen l'air
un peu préoccupé; maïs Albert ne le remarqua point. A dater de ce
jour, ils commencèrent une existence bizarre, paradoxale, au demeu-
rant charmante pour toua deux.. Gomme tous les hommes légers,
M. d'Esparon avait cet art de rendre la vie douce, que dédaignent tiop
les gens d'une inflexible vertu. En quelques semaines^ il eut orgaaisé
OCTAVE. 447
les journées de son flb de nusnière à l'^nlaoer dam le émûAe tésem.
de la yariété et de l'iiabiteds; il s'adreanit tour à tanr à cbacmie de
ses facultés, et la comabsanoe parfaite qu'il awit de cet invisiUe cla-
ner qu'on appdle Tame humaine Taiïait à frapper tou$cufs juste.
A|irës le Ihé, ils lisaient ensemUe qudqoe liesu livre du bon temps, et
cette lecture, eommenlée par un honnne supérieur, ouvrait à Albert
tout «B monde d'idées. Son intelUgenoe peu teoltivée, mais d'une ad*
airable droiture, faisait des pas de géant dams ces études attrayantes
où Octave avait soin de cacher son esprit derrière celui de son fils
et de lui laiaser l'initiative de chaque pensée qu'il lui suggérait. Puis,
lorsqu'il voyait poindre la monotonie, cet écueil des belles choses,
ML d'Esparon coupait court à l'entretien^et uaeheure après ilseouraient
« cheval, comme deux compagnons de Mie et de jeunesse, à travers
les environs de Paris, si beaux, si poétiques en hiver, lorsque le sable
durci Claque sous les pas et qne la brume dessille au loin ses horizons
fuitastiques. Ils passèrent quelque temps «nsi. Peut-être Octave, en
«urrangiôual cette mise en scène de sa vie pour Tusagede son fils, avait-B
d'ahotd été guidé par cet intérêt , cet amour^propre d'auteur, curieux
de résoudre une difQculté piquante, de débroufller victorieusement les
ffls d'une intrigue délicate. Bientôt il s'étonna du sentiment nouveau
qai le possîoiraait pour son œuvre et rattachait à Albert par des noeuds
diaque jour plus puissans. Usé par le monde, rompu aux luttes jour-
nalières , il renaissait à la vie morale dans l'intimité de cet enfant , en
qui il se retrouvait purifié et rajeuni , riche de ce qu'il avait perdu ,
guéri de ce qu'il avait souffert Cétait là pour M. d'Esparon comme
ime seconde conscience; c'était la source reftmlée du tarie qui repa-
raissait peu à peu , prête à laver les cicatrices et les souillures. S'il se
fût rapproché d'Albert quelques années plus tM, avant d'appauvrir son
oœnr duis cette existence factice où le cerveau règne seul , cette heu-
iseuse crise eût probablement^ été décisive; mais il on est de certaines
habitudes de l'esprit et de certains écarts romanesques comme de ces
abus de vigueur physique qui, laissant au corps la faculté des tours de
force, le rendent incapable d'un travail sain et continu. D'ailleurs, pour
pratiquer dans toute leur étendue tes affections légitimes, il faut s'être
accoutumé de bonne heure à se sacrifier soi-même; il faut savoir s'im-
moler sans cesse, et c'est ce qu'Octave ne savait pas.
Au bout de trois mois , quelques symptômes imperceptibles paru-
rent à la surbce de cette existence comme ces légers plis qui glissait
sur une eau tranquille et en rident le frais cristal, sans qu'on devine
encore s'ils sont tracés par une brise amie ou s'ils présagent une
tourmente. M. d'Esparon commença à s'absenter plus souvent. Un
jour, Albert, entrant brusquement diei son père, le trouva causant
avec deux ou trois inconnus auxquels il ftt signe de se |au^; et qui^
448 EBYUB DES DEUX MONDES.
après quelques mots de politesse , se retirèrent discrètement. Un autre
jour, H. d'Esparon reçut devant son fils une lettre d'une forme mince
et élégante; il rougit , la lut rapidement et la chiffonna entre ses
doigts : son agitation était visible, et un quart d'heure après il prit
son chapeau sous un prétexte quelconque, et sortit. Tout cela n'était
pas bien grave, surtout pour Albert qui ne pouvait en comprendre la
portée, et qui était, dans ces occasions, plus surpris que mécontent^
plus dbntrarié qu'attristé. S'il y avait dans ces courts épisodes quel-
que chose d'inquiétant pour sa rigoureuse droiture, Albert ne s'en
doutait pas; il marchait dans la vie avec la sécurité d'un voyageur qui
a remis à son guide le soin de le protéger. Dans sa sublime ignorance,
il ne soupçonnait pas le mal ; goûtant d'ailleurs auprès de son père un
bonheur que rien ne troublait encore, il se préoccupait chaque jour
davantage d'une pensée qui lui était cbère, qui seule pouvait tranquil-
liser sa conscience lorsqu'il s'effrayait de se trouver si heureux. A me*
sure qu'il achevait de se laisser séduire par tout ce que le caractère
d'Octave avait d'attrayant et de poétique, il se croyait plus sûr de réa-
liser l'espérance qui ne l'avait jamais id)andonné, et qui lui montrait
dans l'avenir M. et M"*"* d'Esparon rapprochés par son intiuence. Alors il
se rejetait avec une pieuse ardeur vers le souvenir de sa mère, alors
aussi il lui écrivait de longues lettres auxquelles elle répondait toiyours
de la même manière, en lui rappelant ses devoirs, en l'engageant à se
méfier des séductions du monde, et surtout sans jamais lui dire un mot
d'elle-même. Cette réserve glaciale affligeait vivement Albert et déso-
rientait de plus en plus cette ame partagée entre une affection lointaine
qui parlait un si froid langage et une tendresse complaisante qui ne lui
«avait demandé que de s'associer à ses joies. Au milieu de ces incerti-
tudes, le temps s'écoulait, et quiconque eût pu lire dans le cœur de
M. d'Esparon et de son fils eût deviné sans peine que la destinée de l'un
ou de l'autre, et peut-être de tous les deux, dépendait du premier inci-
dent qui viendrait troubler le calme apparent de cette vie.
IV.
Au moment où Albert arrivait à Paris, le col<Hiel George de Charvey
s'y trouvait depuis quelque temps. Il y était venu pour revoir sa fille,
^ors pensionnaire dans un couvent, et ce Uen l'y retenait chaque jour
avec plus de force. Ce coeur énergique, à qui la vie des camps avait
laissé toute la fraîcheur de ses émotions paternelles, éprouvait un plai*
sir toujours nouveau à assister au développement juvénile de atte gra-
cieuse enfant; mais comme un colonel de cavalerie ne peut pas, après
tout, rester constamment auprès d'une élève du Sacré-Cœur, George
OGTAVB. 440
de Charvey employait en observateur le temps qu'il ne passait pas au-
près de sa fille.
L'intérêt affectueux qu'il avait voué à H"*« d'Esparon ne s'était point
affaibli; à Paris, il entendit beaucoup parler d'Octave, de sa célébrité,
de son talent, et bientôt il apprit l'arrivée d'Albert auprès de son père.
Tout cela lui inspira le désir de connaître enfin ce monde, cette vie
d'artiste, à laquelle H. d'Esparon était mêlé. Les abords lui en furent
faciles : riche, précédé d'une belle réputation militaire, bien né et
n'ayant jamais rien écrit, double recommandation auprès des hommes
de lettres, H. de Charvey fut accueilli avec empressement; il put étu-
dier, d'après nature, ces mœurs si antipathiques à son caractère et si
nouvelles pour lui.
Ce fut une étude étrange et douloureuse pour cet homme franc et
sévère, que la discipline avait accoutumé à plier toutes ses actions aux
lois précises du devoir. Il marchait de surprise en surprise à travers
cette brillante Bohême où chacun, se croyant, par la grâce de Dieu et
de ses œuvres, affranchi des règles ordinaires, substitue au code uni-
versel celui que lui dictent ses passions, ses dédains ou ses fantaisies;
monde bizarre, toi^ours plus prêta idéaliser le bien qu'à le pratiquer;
bommes singuliers qu'on appelle des artistes, faute de trouver pour eux
un nom assez sévère ou assez beaul Pourtant, chez tous ces hommes,
il y avait eu un germe de grandeur et de bonté, de force et de dévoue^
ment; mais le moi avait tout étouffé. Habitués à n'avoir foi qu'en eux-
mêmes, s'imaginant que la société n'est faite que pour seconder les
desseins de leur génie, oubliant que toute supérionté doit au contraire,
sous peine de déchoir, concourir à la destinée commune, ils avaient
brisé le faisceau des premières croyances pour s'isoler dans leur orgueil
stérile. Les uns, après avoir chanté en vers divins les joies de la famille,
les saintes douceurs du foyer domestique, la religion des souvenirs, et
cette couronne de poésie et d'innocence qui s'effeuille du front penché
des mères sur le frais visage des enfans, n'avaient pu résiste^r aux mal-
sames atteintes de ce midi de la vie aussi dangereux que celui du jour.
Le tumulte des sens, les suggestions de la vanité, les conseils de l'am-
bition avaient fait taire dans leur ame les chastes voix de la Muse.
D'autres, après s'être posés en prédicateurs d'un art nouveau , avaient
démenti dans la pratique leurs théories spécieuses et imité ces sectaires
qui compromettaient par leurs actions l'autorité de leur parole. D'au-
tres encore, patriciens de l'intelligence, déshonoraient dans l'orgie leurs
titres de noblesse. 11 y en avait qui , au lieu de chasser les vendeurs du
temple , y proclamaient de leur propre voix et y installaient de leurs
jNTopres mains la vente et le marché , l'agiotage et les enchères. Ceux-
ci, par une commode méprise, confondant les inspirations de leur ta-
lent avec les désordres de leur vie, essayaient de faire de leurs ouvrages
4HD RBVUB DBS BBITX MONDES.
les pièces jufAîficatiYes de leurs friblesses «t de contraindre le monde
à s'incliner devant elles, à peu près comme Louis XIV forçait sa cour à
reconnaître ses bâtards légitimés. Ceux4à, moins orgueilleux, mais
plus coupables, se faisaient les c^uilîsecBs des révoltes du cœur^ pareils
à ces flatteurs de FinsnrrectîoD qui trahissent l'inténèt du pays en ca-
ressant les passions du peuple. Les plus purs, ceux qu'environnait une
auréole de gloire et de respert, n'avaienft pas échappé aux maladies mo-
rales de notre époque. Sous des hrésors apparens d'amour pour lliuma-
nité se cachait un fonds immense de contentement d'eux-mêmes, une
contemplation solitaire de leurs propres mérites. Se sachant supérieurs
aux autres hommes, ils n'avaient pas cet égoîsme banal qui n'aime
rien, mais cette sérénité olympienne qui se fait le centre de tout. Aussi,
malgré l'édat de leur esprit ou la beauté de leurs oirvrages, on sen-
tait , en les approchant , qu'il y avait entre leur cœur et le resfte du
monde une Kgne de démarcation que l'amitié ni l'amour ne dépasse-
raient jamais. HsBe^ prêteraient pas, ils se suffisaient, et ce senti-
ment, peut^tre involonlure , donnait quelque chose de factice à leur
bienveillance et à leur vertu.
Tels furent les traits généraux qui s'offrirent aux regards de M. de
Charvey. Dans te monde où fl les recueillît, il lui fut aisé de connatlre
la vie et le caractère de M. d'Esparon sans avoir besoin de se lier avec
lui. Il éprouvait en effet une répugnance invincible à rechercher la
société d'un honnne qu'A n^ttmait pas et à épier ses sentimens et sa
conduite, même dans l'espoir d'être utile à Albert, car c est à lui qu'il
songeait en observant ces tristes détails. Albert lui était cher, comme
le sont d'ordinaire aux noUes cœurs ces jeunes têtes sur lesquelles ils
peuvent transporter une ailtre aSiBction, plus secrète et plus tendre,
çt s'unir, par un intérêt commun , avec la femme qu'il leur est in-
terdit d'aimer. M. de Charvey fit même quelques tentatives pour arriver
jusqu'à lui; mais, dans les premiers temps, M. d'Esparon et son fils vécu-
rent si retirés, que les amis les plus intimes du comte trouvèrent à peine
accès dans sa maison. Un peu plus tard , lorsque Octave reprit quel-
<ïues-unes de ses habitudes mondaines, M. de Charvey, en le revoyant,
chercha vainement Albert à ses côtés; le jeune homme, absorbé jus-
que-là par le bonheur d'être -avec son père, ne lui demandait jamais
de l'accompagner dans le monde, et ces dispositions sédentaires con-
venaient trop bien à M. d'Esparon pour qu'il essayât de les combattre.
M. de Charvey n'avait donc pu réussir encore à voir Albert d'Espa-
ron, et il se demandait souvent avec douleur par quel moyen il pour-
rait protéger ce jeune homme contre les séductions et les périls qui
l'entouraient. Alors, pour se coisoler, il retournait auprès de sa fille,
et si , en la regardant , une pensée qui lui était douce lui revenait à
l'esprit, s'H aimait à entrevoir dans le lointain lu possibilité d'une
0GI4fB. 4BI
unkm: enfa^ ces dem rafaos f«'il aoMCNHt d^ àmat aa ttnâresse^ il
se disait en soupirant que ce projet àtéteài ifui'uB iAyo et que bien des
é^énemens pouvettenteneore le renrarser»
Un matiBy IL dft Chacvey se pramenaiiaift Musée;, oa était à la fin de.
mars; le Salon yenait de a'ommr, et le puUic oomiBaisait à arriver*.
Le colonel rencontra dans la foule un étudiant aoomié Lucien Dalvèze,
qui lui avait été récenunent recommandé. Lucien était un de ces jeunes»
gens qui, sous prétexte de venir à Pari^se préparer à une carrière
sérieuse, y gas{^lent leur ttmpa et leur espôt dans toutes les futilités
littéraires, et rapportent, quelques années plus tard dans leur province,
une imagination découragée, une paresse railleuse, un fonds inépui-
sable de dédain et d'enmiL
M. de Charvey ignorait les bahitudea et 1^ tendances de Lucien;
quelques roots, échappés dans la conversation, le mirent sur la voie. Il
lui tint alors un langage rude-, austère, où il lui représenta, tel qu'il
l'avait vu, ce monde si beau en perspective. U lui fit une peinture sévère,
mais vraie, de quelques-uns de œs bonuoe&que transfigure l'admi-
ration lointaine. Il essaya de lui faire comprendre tout ce qu'il y avait
de faux et de convenu dans ces natures de poètes,, et de lui mdiquer ces
perpétuels contrastes entre ce qu'elles (flEprimenl et ce qu'elles sentent,
entre ce qu'elles paraissentétre et ce qu'eUeasotrt. Le colonel s'échaull'ait
peu à peu. En parlant à Lucien, il se souvenait d'Albert^ il eût voulu
que chacune de ses paroles pût parvenir jusqu'à lui, et ce souvenir la
rendait plus énergique et plus élequanL Uicioi, qui détendait son ter-
rain pied à pied, citait quelques noms et quelques œuvres; M. de Char-
vey le réfutait aussitôt et ne laissait debout aucune de ses idoles. Us
étaient entrés dans le salon carré. En face d'eux, ils aperçurent le por-
trait d'Octave d'Esparon. Involontairement VL de Charvey s'en approcha,
comme pour invoquer cette image à l'appui des paroles amères qu'il
adressait à Lucien. Il regarda un instant cette figure spirituelle, à la-
quelle le peintre n'avait pas inanqué de donner une pose et une expres-
sion d'une poésie extatique^ puis il dit à Lucien d'un ton bref :
— Tenez, voilà encore un de vos demi-dieux, n'est-ce pas?
— Qui, certes, répliqua l'étudiant
En ce moment même, un jeune homme, qui se tenaitdepuis quelques^
minutes près du portrait de H. d'Esparon, s'approcha d'eux et les écouta;
ce jeune homme était Albert. U s'était arrêté devant cette toile, retenu
par un charme bien naturel, et que rendait plus puisscoit encore l'es*
poir de recueillir dans la foule quelques propos flatteurs pour celui
qu'il aimait tant. Aussi, lorsqyi'il entendit lesi dernières paroles échan-
gées entre Lucien et IL de Charvey, épvouvart-il une émotion violente;
dès-lors le colonel eut deuxauditeuns^au Ueu d'un.
tëi REVUE DES DEUX MONDES.
— Ai-je donc tort d*admirer Octaye d'Esparon? avait repris Lucien,
qui paraissait difficile à convaincre.
Au lieu de répondre, M. de Cbarvey lui dit en le regardant fixement:
— Vous sou venez* vous, monsieur, de YOtre enfancef vous êtes encore
assez jeune pour n*avoir pas à remonter bien haut..*.
— Oui, je m*en souviens, répondit Tétudiant assez étonné delà
question.
— Et que vous retracent vos souvenirs?
— Mais... des images communes à tous les enfans : mon père et ma
mère veillant tous les deux auprès de moi, et plus tard se partageant le
soin de guider mes premiers pas dans la vie.
— Et si, pendant ces années heureuses, vous n'aviez jamais aperçu
votre père, si votre mère seule avait veillé sur vous, qu'auriez-vous
pensé?...
— J'aurais pensé que mon père était mort, répliqua Lucien ému
malgré lui.
— Eh bien I reprit le colonel en indiquant du doigt le portrait, si
vous aviez été le fils de cet homme, vous vous seriez trompé, car il vit,
et, pendant de longues années, il a abandonné sa femme et son fils...
Albert frissonna à ces terribles paroles; une sueur froide mouillait
son front; il eût voulu s'avancer jusqu'à cet inconnu, dont chaque mot
lui déchirait le cœur, et lui jeter un sanglant démenti; mais une force
invincible le retint : il voulait tout entendre.
— Sa femme? son fils? et pourquoi? demanda Lucien.
— Parce que les hommes qui se croient supérieurs à tout dédaignent
ces devoirs trop simples pour qu'on puisse s*énorgueillir de les avoir
accomplis, parce que, poussés par un funeste désir de poétiser la vie,
ils s'aigrissent contre ce qui les entoure, et maudissent ce qui les ar-
rête. Ces liens les froissent et les blessent d'autant plus qu'ils s'y dé-
battent davantage; puis vient le jour où, par un dernier et coupable
effort, ils parviennent à les briser, et s'élancent vers cet horizon où les
appellent deux fantômes : la passion et la renommée !...
— Et ces deux fantômes?...
— Octave d*Esparon les a atteints : la renommée... je n'ai pas besoin
de vous le dire...
— Et la passion?..,
— La passion, reprit brusquement le colonel; si vous tenez à le savoir,
allez lé demander à la duchesse de Dienne!...
Après cette réponse, M. de Cbarvey entraîna Lucien comme s'il eût
regretté d'en avoir trop dit. Albert resta un moment cloué à sa place;
il lui semblait qu'un abîme s'était ouvert devant ses pas. Rien de dis-
tinct ni de précis ne s'offrait encore à sa pensée; mais il venait d'en*
OCTAVE. 453
tendre de cruelles accusations contre Tbomme qu'il avait déifié dans
son cœur. Les derniers mots prononcés près de lui renfermaient sur*
tout un sens dont il frémissait. Il fallait à tout prix sortir de cette incer*
titude. Â rage d'Albert, et dans les dispositions où il se trouvait, ce
sont totyours les résolutions les plus violentes qui se présentent les pre-
mières; son parti fut pris à Tinstant.
M. de CUarvey et son compagnon, après avoir regardé quelques ta-
bleaux, se disposaient à sortir du salon carré qu'ils traversaient dans
toute sa longueur. Albert marcba droit à eux, et au moment où il pas-
sait près du colonel, trébuchant tout à coup comme s'il avait été poussé
par la foule, il lui marcha sur le pied, et appuya de tout son poids.
*— Prenez donc garde à ce que vous faites, dit H. deCharvey.
— Et vous, riposta Albert d'uue voix spurde, prenez garde à ce que
vous diU's.
Le colonel comprit aussitôt qu'il y avait entre ce jeune homme et lui
autre chose qu'une inadvertance ou une impolitesse. Se penchant rapi^
dément à son oreille: — Monsieur, lui dit*il, on nous regarde; passons
dans la galerie.
Us se dirigèrent vers ces solitaires asiles de la peinture malheureuse,
que les artistes ont décorés du nom funèbre de caiacombes. Arrivés là,
le colonel s'arrêta, et dit à Albert :
— Voyous, jeune honune, expliquons-nous. Sans le vouloir, je vous
ai offensé, n'est-<e pas?
Albert fut tout-à^fait dérouté par cette façon d'entamer l'entretien;
mais il n'était pas homme à s'arrêter. Pris au dépourvu par la question
de H. de Charvey, trop agité pour calculer ses paroles, il répondit d'un
air décidé :
— Non, monsieur, c'est moi qui vous ai offensé, et je suis prêt à en
subir les conséqi^ences; je me nomme Albert d'Esparon.
Le colonel bpndit comme un lion à la première balle qui l'effleure;
il s'avança vers le jeune homme, et lui secouant les deux bras de ses
mains nerveuses : — Vous l dit-il; vous!... vous êtes Albert d'Esparon,
le fils de la comtesse d'Esparon?...
— Je suis leflls du comte Octave d'Esparon, répondit Albert en re-
gardant M. de Charvey avec une fixité provoquante.
Celui-ci comprit tout; il devina qu'il avait été écouté, et ce jeune
homme si enthousiaste, si confiant, froissé dans ses sentimens les plus
cbers, lui inspira une vive affection, une ardente pitié.
«^ Et moi, monsieur, lui ditr-il doucement, je suis le colonel Char-
vey. Je vous pardonne, ajouta-t-il avec un sourire, d'appuyer un peu
tn^ fort sur le pied des gens; qu'il n'en soit plus question, et soyons
bons amis.
»
iS4 RBYUB DBS DEUX MONDES.
En prononçatit «es paroles, M. de Gharvey lendatt la main à Albei%
celui-ci reAH*a ta eieiine.
— Mais moiy monsieur, répBifaa^t-il , je ne vous pardonne pas la
façon donft vous vwe ffarié tfe mon père; je veux savoir ce qne signi-
fiaient vos paroles. Si vons ww caflômnîé M. iifEsparon, avonez-le; n
vous avez dit vrai, expliquez-vous, fhicore une fois, je suis son ffls; y m
le droit de iout démentir mx de tout savoirl . . .
— Et si je nevenxTienajoateri ce que le hasard senlvons-aftdt en^
tendre?
— Alors, monsiear, il fondm bien que vous m'en rendiez rnson.
La situation se ccmypliqnaât. €ette énergie, ccftte loyale colère, enchan-
taient le colonel; msisaon embarras était grand : se faire anprès d'Al-
bert le délatefur de V. dlBsparon M semMaât tme indignité; terminer
les choses à Tamiable devenait de plus en plus impossible; Tattitnde
du jeune homme était ceHe de la menace, et, malgré lui, H. de Char-
vey se sentait remné par ce ton , ce langage, auquel il était peu ac-
coutumé.
— Eh bien! monsieur, j'attends! ajouta Albert avec plus de force.
Voulez-vous vous rétradert voulez-vous tout me dire ? voulez-vons vous
battre?... 11 me semble que je parie clairement.
Le colonel hésitait encore, cherchant un moyen de se tirer de ce
mauvais pas; il n'en vît point. Se rapprochant alors d'Albert, il lui dit
avec une sorte de rudesse affectueuse :
— Vous êtes donc bien décidé à me taire faire une folie!... Allons,
monsieur... puisque le liBiut afbsolument, je suis à vos ordres... Nous
nous battrons.
Les conditions furent bientôt arrêtées : il fut convenu que les deux
adversaires se rencentreraient le iendemain matin au bois de Boulogne
et qu'ils se battraient à l'épée. Le colonel semblait être sur son terrain;
il réglait tout avec la prévoyance et le calme d'un homme habitué à ces
sortes d'affaires. De temps 'en temps îl s'interrompait pour regarder
avec un intérêt bizarre cehii avec qui 3 devait se couper la gorge, et,
tout en expliquant à Albert qu'il amfènerait un chirurgien et qu'ils
se placeraient à cinq pas pour se porter l'un sur l'autre, il se disait
qu'il eût bien mieux aimé hri sauter au cou.
Cinq minutesaprès, lorsque Albert se retrouvaseuldansla rue et qu'il
ne fut plus soutenu par ce sentiment qui nous sert de cuirasse quand
on nous regarde ou qu'on nous écoute, une tristesse aflVeuse s'empara
de lui. Sans le ^voir, sans'se Tavouer, il était en proie à son premier
doute; il y avait dans le langage, dans 1 -accent, dansioilte la personne
du colonel un an* d'Mtortlé conti« leqnd il s'était nridi tant qu'ils
avaient été face à face, mais qui, à mesure qu'il recouvrait son sang^
OCTAVE. 4S5
froid , le Grappait davaaiage. Un nom surtout^ le nom de c»Ue duchesse
de Dienne, lui revenait sans cesse, et , par une û4u8tioe familière aux
affections vives, il le chai^eaii de tout le poids de ses rstficunes. Son
imagination ne s'arrêtait pas à préciser le rôle qu'eUe avait pu jouer
dans la vie de son père; mais il lui demaadaît compte de sa première
souffrance, et c'était asse^ pour €[u'il maudit cette image importune qui
détruisait la paix de son cœur sans en altérer la pi»«té.
Les événemens de cette journée n'étaient pi& finis pom* Albert; lors-
qu'il rentra, on lui remit une lettre dont la seule vue lui causa une
vague frayeur. Quoique portant le timbre de Bligmeux, cette lettre n'é-
tait pas de M'"'' d'Esparon» La suscription» d'une grosse écriture à peu
près illisible, faisait honneur à la science hiéroglyphique des bureaux
de la poste. Albert l'ouvrit d'une main tremblante, et, a travers mille
caprices d'orthographe, voici ce qu'il lut ;
« Monsieur Albert, je ne 'suis qu'une vieille servante, et vous trou-
verez peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas; mais, en
conscience, je ne puis laisser aller les choses comme elles vont, et il
n'est pas bien que vous les ignoriez. Je vous dirai donc que votre mère,
la chère et sainte femme! vous écrit tous les huit jours, et que vous
croyez, par conséquent^ recevoir exactement de ses nouvelles... Vous
vous trompea. Dans ses lettres, elle ne fait que vous recommauder
d'être sage, de rester toi^ours bon chrétien, de vous méfier de cette
grande ville où l'on dit qu'il y a tant de beaux habits et de mauvais
cœurs, mais elle ne vous dit jamais rien d'elle-même. Eh bien ! la vé-
rité est que depuis votre départ elle dépérit : voilà le grand mot lâché.
a Oui, monsieur Albert; vous lioilà bien étonné, n'est-K!e pas? elle
qui a toi4ours été si froide, qui se laissait à peine embrasser!... Que
'voulez-vous? elle est ainsi faite,, nous ne pouvons pas la changer; c'est
un de ces caractères qui gardent tout en eux-mêmes, tout en dedans,
jusqu'à ce que cela les étouffe. Votre mère ne vous a peut-être pas ca-
jolé autant que vous l'auriez voulu, mais elle vous aime à faire com-
passion» Pendant ces treize ans, où d'autres qui ont la langue plus
mielleuse se sont fort bien passés de vous, elle vous a soigné comme
moi-même je n'aurais pas su le faire. Quand vous alliez à la chasse, il
fallait la voir! Toute la matinée elle priait Dieu; puis, lorsqu'arrivait
l'heure où elle espérait votre retour, elle s'acheminait, quelque temps
qu'il fit, jusqu'à la chapelle de Sainte-Martbe-desoNeiges, d'où Ton dé-
couvre tout le revers de la montagne par où vous reveniez. Là elle
restait immobile, jusqu'à ce qu'elle vous eût va poindre en haut du
sentier : alors elle rentrait à la hâta» cnmme si elle eût fait une mau-
vaise action et qu'elle eût craint d'être surprise; voilà conmie elle est.
a Et quand vous avez eu cette grosse fièvre nialigne qui nous a tous
456 REVUE DES DEUX MONDES.
tenus, pendant quarante jours, entre la vie et la mort , il ne faut pas
croire qu'elle ait laissé approcher personne de votre lit, pas même moi,
ni qu'elle ait consenti à se coucher une seule de ces quarante nuits :
non, elle était toujours là, à votre chevet, goûtant les potions, touchant
votre front et vos mains, puis murmurant tout bas, comme si elle eût
parlé au bon Dieu , puis vous regardant avec ses grands yeux secs qui
me faisaient plus de mal que si elle eût pleuré. Et cependant ce fut
justement dans ce temps-là que, Jacques allant faire des emplettes chez
le pharmacien de Briançon, celui-<i , qu'il trouva lisant la gazette, lui
raconta que votre père venait de publier une bien belle... je ne sais plus
comment cela s'appelle; mais on dit qu'il en tira beaucoup d'honneur
et de profit.
a Et depuis votre départ, monsieur Albert, comme je voudrais que
vous pussiez la voir! II est vrai que, si vous pouviez la voir, c'est que
vous seriez ici , et alors elle ne souffrirait plus. Les premiers jours, elle
ne pouvait pas tenir en place; elle allait et venait dans les chambres,
comme une ame en peine : elle détachait les chiens, s'en amusait une
minute, puis les renvoyait brusquement. Elle se promenait jusqu'à la
chapelle de Sainte-Marthe, comme si elle espérait vous voir paraître au
bout du sentier, ensuite elle revenait à la maison sans rien dire à per-
sonne: mats, depuis quelques semaines, elle ne bouge presque plus,
et elle ne m'inquiète que davantage à cause de son abattement et de
cette obstination à ne se laisser distraire par rien. Vos lettres mêmes
n'ont pas l'air de la consoler; elle maigrit à vue d'œil, et ce n'est pas
étonnant, car dans ces quatre mois elle n'a pas mangé de quoi nourrir
une alouette.
a Voilà, monsieur Albert, ce que j'ai voulu vous apprendre; si vous
trouvez que j'ai eu tort, pardonnez-moi en songeant que depuis trente
ans je mange votre pain, et que j'aime mieux vous manquer de respect
que d'attachement. J'ai dû vous dire la vérité, vous ferez ensuite ce qui
vous plaira; ce n'est pas à une pauvre vieille comme moi de vous dicter
votre conduite, mais je connais votre bon cœur et je suis bien tran-
quille. En attendant votre honorée réponse, et en vous priant d'excuser
la liberté que j'ai prise, je suis votre bien humble et bien dévouée ser-
vante,
a Marunne Bréchet. »
Cette lettre fut pour Albert comme un de ces éclairs qui, sillonnant
tout à coup une nuit d'orage , jettent pour un moment sur ce qui
nous entoure une clarté plus vive que le jour. 11 commença à réflé-
chir, à regarder dans le passé, et il y lut bien des souvenirs auxquels
il n'avait pas voulu songer. Il ne fit point encore descendre son père du
piédestal où il l'avait placé, car les âmes aimantes se liaient d accroilfe
OCTAVE. 457
leur affection pour ceux qu'elles ont méconnus, bien ayant de la retirer
à ceux qu'elles craignent d'avoir trop aimés; mais, en quelques heures,
il rendit à H""* d'Ësparon tout un arriéré de reconnaissance et de ten-
dresse. Ce sentiment le ramena à de tristes réalités. Il était à deux cents
lieues d'elle; elle souffrait horriblement de son absence, et il allait se
battre ! Alors il lui sembla que la voix lointaine de la vieille Marianne
s'était élevée comme un reproche terrible ou un sombre présage. Son
duel du lendemain, qui jusque-là l'inquiétait peu, lui apparut comme
un crime. Les chances de cette rencontre, auxquelles il n'avait pas
même songé, devinrent pour son imagination exaltée une réponse
écrite avec du sang à cette lettre écrite avec des larmes; par malheur
il n'était plus temps de reculer, et cette nécessité, qui le désespérait,
devint son refuge contre son désespoir même. Demain, se dit-il, j'aurai
tout expié ou je réparerai tout.
V.
Peut-être s'étonnera-t-on que le colonel Charvey eût si facilement
consenti h se battre avec un jeune homme qu'il aimait et qu'il eiit
voulu protéger; mais M. de Charvey avait toutes les idées comme toutes
les vertus du soldat. Il lui semblait d'ailleurs impossible qu'Albert,
alliant une telle rigidité de principes à une si aveugle confiance, ne
rencontrât pas tôt ou tard sur son chemin quelque affaire de ce genre.
Dès-lors il valait mieux que dans cette initiation cnielle, mais inévi-
table, il trouvât au bout de son épée un adversaire tel que le colonel; car
celui-ci, dont l'adresse égalait la bravoure, se croyait sûr de tenir entre
ses mains toutes les chances du duel, et c'est là ce qui l'avait surtout
décidé, n comptait désarmer Albert, profiter de cet avantage pour
prendre quelque ascendant sur ce jeune homme, et faire de cette ren*
contre une leçon décisive.
Ce fut avec cette résolution et cette espérance que le colonel arriva,
accompagné d'un chirurgien et d'un témoin , au rendez-vous indiqué.
Albert l'attendait depuis quelques minutes avec deux jeunes gens de
sa connaissance qui avaient consenti à le suivre, non sans faire une
légère grimace et lui expliquer, à sa très grande surprise, les mois de
prison et les séances de cour d'assises auxquels ils s'exposaient pour
lui rendre ce service.
II était huit heures du matin. Une pluie froide qui tombait depuis le
lever du jour avait rempli de grandes flaques d!eau les allées latérales
du bois de Boulogne; Therbe étatt glissante; les branches des taillis
qu'ils traversaient pour trouver une place favorable leur renvoyaient au
visage des gouttelettes glacées. Enfin ils arrivèrent à une clairière pro^.
4fi(| REVUE DES ma MONDES.
tégée contre les regank par ua ma«î£ aaiez épaÔB : le celond ffùpom
à Albert de s'arrêter là.
C'était évideniBieiit ua duel éltuge; les témoios favatent ai bien
compris, qu'ils ne disaient rten po«r l'emyàchef, et.qu'ib laissaient
IL de Cbarvey maître deitout ditiger à soa gré. Si kt fleurets n'a¥aieBt
pas été démoucbetés, on eût dit on maître d'armes s'apprêlaot à don-
ner une leçon à son élève favori. AllMrt éiait si cakne, un conrage si
détermioé briUajt daus sesi yeox, que le eolonel se tenait à quatre pour
ne pas l'embr^isser.^ Il ôta son habita Albert en fit autant; il imitait tous
ses mouvemenSy tous ses gestes. H. de Cbarvey prit les fleurets des
mains d^ témoin et en offrit un à soa adversaire. Cekii-d se mit en
garde, et le duel commença.
A peine eurent-ils écbaagé deux ou trois passes, qne le eolonel
frémit d'épouvante. 11 venait de reconnaître que le jeune bomnte était
de sa force. Eu effet, pendant ses longues années de solitude, Albert
avait acquis dans cet exercice une babileté assez grande pour lutter
mémo avec les maîtres. Lui aussi s'était lié à son adresse pour épar-
gner M. de Cbarvey, le forcer de s'avouer vaincu, et apprendre, au
sujet de H. d'Esparou, quelque chose de précks. Ce fui donc avec une
angoisse terrible que chacun d'eux reconnut qu'il n'était pas assez su»
périeur à son adyersaire pour éviter de le blesser; ils se battirent en si-
lence pendant quelques minutes. Au liOut de ce temps, lecolonel poussa
im cri d'effroi, parce qu'il vit quelques gouttes de sang sur le bras bianc
et nerveux d'Albert Celm-ci, trop écliauffé par le combat pour sentir,
cette égrati^nure, arrivé d'ailleurs à ce moment où les jeunes téiea
perdent toute prudence, se fendit av<ec un élan irrésistiùle. 11 s'enferrait
si M. de Cixarvey eût tenu la poiote au csorps; mais le colonel avait prévu
la botte. 11 leva le bras, et, pendant que sa lame efdeurait l'épaule
d'Albert, il reçut le coup dans le c^. — iUen touché, dit-il en souriant.
Le sang jaillit en abondance. Albert, qui n'avait pas^ sourcillé, pâlit
tout à coup. 11 lança le fleuret loin de lui et se précipita vers M. de
Cliarvey, que le ciùrurgien avjût à l'iusiant soutenu dans ses bras. La
blessure n'était pas grave, L'abondance même du sang rassura l'homme
de l'art; mais Albert était incapaok de 1 entendre : il prenait la main
du colonel, il lui demandait piirdon, il s'accusait de violence et d'ixyus^
tice, il se traitait de meuririer.
— Calmez-vous, Albert, lui dit IL de Cbaruey, ma hlessone a est
rien, et vous, vous êtes un brave garçon !
Le regard languissant du colouel exprimait une aftectiott si vraie, il
venait de montrer tant de généreux courage, que pour Albert ohaenaft
de ses paroles devait avoir la sotemûté d'un oracle. A^tiasi le jeune
homme lui prit de nouveau la maàn, et lui dit d'uœ voix àdanai étouffée
par les sanglots :
— Ohl môn^eor, tous me pardontiez donc?
— Je ftds plus, Albert, je tous aîine.
-^ Eh bien! si tous m'aima, un mot, par pWé un mot qui m'éclaire
dans les tfnèbres où je marche, tm mot qui m'arracbe au doute af-
freuit oà m'ont jelé tos paroles défier. €e que tous disiez de M. d'Es-
paron, ajoota4r4 plus bœ, est-ee bien Trait en étes-TOus bien sûr?
M. de Gbarrey ne i^épondil poM. n ne^ résignsH pas plus que la
Teille à se faire auprès d'AlbeKle délateur de son père. Plus il pensait
que cet instant derrit donner d'atrtoritéà son langage, pbn il hri r^u-
gnait de parler.
— Ohl monsieur, un mot, par pHié un msftl répétant Albert aTec
une insistance désespérée.
Cétait trop d'émolion pour le oehmel; le sang qu'il perdait Taffei-
blissait peu à peu; sesdermèrss blessures n'étaient pas enoore fermées;
la torture que lui causaient les questions d'Albert Tenant s'^outer k
ses soufliwices, il «bmcela, et s'appnysit sur lui :
— Vous aussi, par pitié^ reprit-i! d'une Toix éteinte, ne m'interrogez
plus.
— Oh! rien qu'un mot, un seul, et Je tous bénirai tonte ma Tie, ré-
péta le jeune homme, qui, dans son ardeur, ne ^'aperceTait de rien.
— Eh bîenl... Totre père est un poète, et TOtre mère est une sainte,
Biurmura M. de Chanvy; puis il s'émmiit.
Les témoins le transportèrent dans une Toiture, aidés du chirurgien^
qui, tout en mafugréantcontre les équîpéeset les mauTaises têtes, afBrma
de nouTeau que ce n'était rien. Aibeft remonta seul dans le fiacre qui
l'aTait amené et reprit le chemin de la maison paternelle. La pluie ayait
neoommencé; les Champs-Elysées étaient ^oore solitaires. Albert, en
suÎTant la grande aTenue, comparait tristement ce retour à sa première
promenade aTec H. d'Esparon , si pteine d'enchantement, de confiance
et de soleil; il n'hésilait pas sur ee qu'il aTait à flaire; sa conduite était
tracée, et il ne songeait ni à ajourner ni à marchander son obéissance
au devoir. Seulement , lorsque la Toiture s'arrêta deTant la maison de
son père, il sentit qu'il toi restait enoore là une affection et une espé-
rance; quelques instans après, il était auprès de M. d'Esparon. Sa pâ-
leur, ses traits boulcTersés, ses Tétemens en désordre, donnèrent bien
Tite l'éTeU à OctaTo; il devina qu'il venait de se passer quelque chose
d'eitraordinaîre; il interragea Tivement sen ftls, qui lui avoua tout.
L'agitation du comte fut si Traie, son désespoir si grand, ses an-
goisses m profoodf^s, qu'Albert retomba dans ses incertitudes et se de-
SMUMla de nouTOMi m l'faomme qui parhiît si bien le langage du cosur
méritait les sévères paroles du eolôneL M. d'Esparon commença par
leprodwr il 0on fib de n'aToir pas eu {doi^e ménagement pour saten-
drâtty de s'âtre exposé, sans Taifertir, i un aendiilable pérfl; mais Al-
160 REVUE DE9 DEUX UONDES.
bert lui prouva sans peine qu'en pareille circonstance il n'y a rien de
mieux que d'épargner à ceux qui nous aiment l'horrible douleur de
savoir davance ce qu'il n'est plus temps de prévenir, ou la triste envie
de mettre obstacle à ce qu'ils ne sauraient empêcher. M. d'Esparon^ qui
l'écoutait avec une sorte d'admiration inquiète , frémissant encore du
danger passée finit par convenir qu'il avait raison. Sa pensée prit alors
un autre cours, et une question bien naturelle arriva sur ses lèvres :
— Quelle était, demauda-t-il , la cause de ce duel?
Le jeune homme regarda son père et se tut. Ses douleurs, un mo-
ment oubhées, recommençaient. M. d'Esparon répéta sa question avec
plus de chaleur, et, à l'embarras des ré[K)nses d'Albert, il comprit bien-
tôt qu'il s'agissait de lui-même.
-^Ëtque disait-on de moi? repnt-il après un moment d'hésitation.
— Ce que le fils de H"* d'Esparon ne devait pas entendre^ ce que le
fils de M. d'Esparon était force de relever.
Octave rougit et se mordit les lèvres; mais il était en ce moment sous
l'infiuence d'un sentiment trop suicere pour ne pas faire bon marché
de lui-même, et, ne sougeaiit qu'à son fils, d mesura d'un œil épou-
vanté les périls et les cfauigrms auxquels cette susceptibilité chevale-
resque exposait Albert.
— Ah I dit-il enfin, c'est moi qui suis coupable; j'aurais dû le prévoir;
j^aurais dû penser que ce que j'essayais était impossible, que vous étiez
trop pur pour l'air que nous respirons ici !
Albert avait espéré que son père se défendrait avec indignation; il
attacha sur lui un regard de reproche, puis il syouta :
— Ainsi donc vous me trompiez ?
— Et le sais-je moi-même? N'avais-je pas oublié, en vous revoyant,
tout ce qui u'est pas vous? Avais-je un autre but que de vous retenir?
Et maintenant, que faire? Chaque fois que je vous verrai sortir, chaque
fois que vous passerez quelques heures loin de moi, je serai dans des
transes mortelles... Albert! Albert! cher et cruel enfant, pourquoi
n'avoir pas plus de pitié de votre père?
— Kassurez-vous, ré^XHidit Albert ea afibrmissant sa voix, cette in-
quiétude et ces |)érils ne seront pas de longue durée; je viens vous de-
mander la permission de retournera Blignieux...
— Partir! vous, me quitter! s'écria le comte en pâUssaut.
— Il le faut; le charme que j'ai trouvé auprès de vous ne doit pas me
faire oublier une autre affection, d'autres liens...
M. d'Esparon resta un moment la tète appuyée dans ses mains; quand
il la releva, le regard qu'il fixa sur son fils était empreint d'une telle
tristesse, que le pauvre Albert sentit sa résolution chanceler.
*- Oui, reprit Octave, je sais bien que je n'ai pas le droit de vous
retenii' malgré vous. J'avais espéré»., il me semblait., cette vie ^tail al
OCTAVE. 461
douce ! .. . votre présence me faisait tant de bien ! — En cet instant la voix
lui manqua, et il se détourna brusquement.
Albert n'y put tenir; il se rapprocha de son père et lui dit douce-
ment : — Oh I ne vous plaignez pas ! Laissez-moi , je vous en prie, le
peu de courage qui me reste. A quel point je vous aimais, vous l'avez
deviné, n'est-ce pas? Aujourd'hui encore je donnerais ma vie pour
vous épargner ce chag[rin; mais il le faut, ma mère n'a que moi au
monde, mon absence là tue; d'ailleurs, voici sa fête qui approché...
— C'est vrai, murmura Octave; elle s'appelait Marceline.
— Et ce jour-là (hélas! c'est la seule fois dans Tannée où je la voie
sourire!) j'attends son réveil pour lui offrir un beau bouquet de roses
des Alpes.
— Les roses des Alpes!... repritM.d'Esparon. Pâles et aimables fleurs
que j'ai cueillies bien souvent sur la pointe de nos rochers!... J'étais
jeune alors, jeune et pur comme vous, Albert! Ah! quel est donc ce
charme que j'avais oublié depuis si long-temps? — Et Octave se tut,
comme accablé sous le poids de ses pensées.
Albert essaya quelques paroles consolatrices, mais son père ne l'en-
tendait plus; cette imagination mobile se reportait, à vingt ans de là,
vers cet humble coin de terre qu'elle avait si long-temps dédaigné.
— Oui, disait-il, il me semble que c'est hier; les plus fraîches de ces
fleurs sauvages croissaient dans ce grand ravin qui sépare notre plateau
de la première chaîne des Alpes, et qu'on nomme la Combe-aux-Loups.
Oh! je n'ai rien oublié. Un pont rustique traversait le ravin, il condui-
sait à un petit sentier tracé, à travers la montagne, par le pied des
chasseurs, et qui se perdait, au bout d'une demi-lieue, dans un bois de
mélèzes... C'est de la lisière de ce bois que la vue embrassait tout le
paysage; en se retournant pour mesurer le chemin parcouru, on aper-
cevait, bien loin, les pauvres tourelles de Blignieux, et, un peu plus
près, aux bords du ravin, cette petite chapelle dont le porche m'a si
souvent servi d'abri. . .
— Sainte-Marthe-des-Neiges, interrompit Albert... ce lieu m'est dou-
blement sacré, doublement cher : c'est là, lorsque j'allais à la chasse, que
ma mère venait épier mon retour; c'est de là qu'elle me voyait paraître
quand je sortais du bois d'Estève, et ses inquiétudes se calmaient en me
voyant.
^ — Elle vous aime donc, vous? dit Octave d'une voix émue. Au fait,
poursuivit-il tout bas et comme se parlant à lui-même, le cœur de
Fépouse peut rester fermé, celui de la mère, jamais!
— Oui, mon père, elle m'aime, je le sais maintenant^ et cependant
j'en avais douté jusqu'ici.
— Que dites-vous? \
•— Comme elle n'est pas expansive, comme ses regards sévères, ses
TOME XVII. 31
i62 REYCB DBS DEUX MONDES.
lèvres scellées, n'avaient jamais encouragé mes caresses, je Tai accusée
de froideur, j'ai cru qu'eUe ne m'aimait pas.
— Vous aussi!... s'écria M. d'Esparon eii tressaillant. Ohl Albert, il
me semble que j'entends ma propre histoire I»..
— Oui, reprit le jeune homme, voilà ce que je croyais, voilà ce que
j'ai souffert; mais aujourd'hui j'ai la preuve que j'étais ingrat et injuste,
que cette a£tection à laquelle je ne pouvais croire est réelle, immense
comme le cœur qui la renferme.
Et il tendit à son père la lettre de Marianne, qui, depuis la veille, ne
l'avait pas quitté. M. d'Esparon la lut; mille pensées tumultueuses se
reflétaient sur son front, sa poitrine se soulevait  la fin il rendit la
lettre à son fils, et, se promenant à grands pas dans la chambre :
— Hélas! dit-il, qui sait s'il n'y a pas là une vérité qui m'accuse I
Doute poignant qui m'a souvent poursuivi, et dont je me croyais dé*-
livré ! Albert, c'est moi peut-être, moi seul qui me suis trompé ! je n'ai
pas compris cette nature rigide et fière; je n'ai pas su conserver vis-à-vis
d'elle ce calme, cette dignité, qui m'eussent donné assez d'ascendant
pour l'assouplir. J'ai voulu tout emporter d'assaut; mécontent de n'être
aimé que par devoir, j'ai voulu éveiller en elle une passion impossible.
J'avais espéré du moins qu'elle accueillerait avec enthousiasme les pre-
miers essais d'une imagination qui ne savait que faire de ses ardeurs...
et je n'obtenais^ que sa méfiance ou ses dédains! Alors ce livre où je ne
pouvais pas lire, j'ai trouvé plus court de le déchirer; j'ai eu des pa-
roles amères, des sarcasmes imprudens, des colères puériles, et, après
avoir tout compromis, faute de savoir attendre, j'ai achevé de tout
perdre, faute de savoir pardonner !
— Pardonner!., votre cœur a donc bien souffert!..
— Oui , répondit Octave en baissant la voix, mais il y a des choses quo
je n'ai avouées à personne, que je ne me suis jamais ditesà moi-même..«.
Et ai^ourd'hui l'idée de ce départ, les angoisses qui me déchirent,
tout m'arrache ce triste secret. Albert, savez-vous quel a été entre nous
Iç plus terrible grief, le plus insurmontable obstacle? lion orgueil.
— Ah! c'est donc vrai! balbutia Albert, qui, malgré lui, songea auK
accusations du colonel.
— Oui, mon orgueil qui me soufflait à l'oreille que j'étais fait pour
être adoré, que la femme qui ne m'aimait que par devoir ne méritait
pas d'être ma compagne, et que, si je brisais ces chaînes, le monde me
vengerait de son indifférence et de sa froideur I
— En cela du moins vous ne vous êtes pas trompé. Pendant que ma
mère commençait à Blignieux sa vie d'isolement, vous veniez à Paris,
où vous trouviez le succès, la gloire, le bonheur!
— Ah! Albert , que vous me connaissez mal ! D'autres peuvent croire
^e j'ai touché le but, réalisé mes rêves, que je n'ai plus qu'à me re-
OCTAVE. 463
poser dam ce que vous appelez de si beaux noms; si vous saviez quel
fonds immense de stérilité et d'amertume se cache sous ces jouissances
factices, sous ces succès passagers ! L'imagination est une fée malfai-
sante qui se plâit à détruire son propre ouvrage; Tidéal est une forme
trompeuse qui cesse d'être dès qu'on y touche! l'orgueil est un abîme
où s'absorbe et se dessèche tout ce qu'on y jette pour le combler!
M. d'Esparon semblait s'enivrer de ses doifloureuses confidences :
Ah! reprit-il en regardant son flls, pourquoi m'avez-vous donné, outre
la joie de vous revoir, celle dé me sentir aimé? Pourquoi ce charme de
plus, mamtenant qu'il faut tout perdre? MaSheureux! je ne puis accuser
que moi-mèmel C'est moi qui devais prévoir ce qui me frappe aujour-
d'hui : regrets inutiles, il est tropttard!
— Et s'il n'était pas trop tard? dit Albert comme illuminé d'une idée
^udaine; s'il était temps encore d*Obéir à la voix de Dieu, à la prière
d'un flls, de rendre un peu de joie à celle qui est restée pendant tant
d'années dans la solitude et l'oubli?
— Quoi! que dites-vousff Croyez-vous donc que ce soit possible?...
— J'en suis sûr.
— Je pomrais encore reprendre ma place à ce foyer que j'ai fui, ma
place dans ce cœur que j'ai blessé?
— J'en réponds.
— Eh bien! s'écria H. d'Esparon, qui semblait céder à un entraîne-
ment surhumain, eh bien ! vous l'emportez. Bieure dans mon sein ce
démon qui m'égare! meurent ces ambitions que rien n'assouvit, ces
rêves que rien ne réalise, ces étemelles inquiétudes qui se servent à
elles-mêmes de pâture et de tourment! Je m'attache à vous comme à
mon sauveur : vous partez pour Blignieux; Albert, partons ensemble!...
Albert poussa un cri; tous les doutes qu'il combattait depuis vingt-
quatre heures tombèrent en un instant; en un instant, il reprit plus de
eonflance et d'amour pour son père qu'il n'en avait jamais ressenti : —
Ah ! dit-rl l'œil rayonnant d'une joie divine, je savais bien qu'on vous
calomniait! je savais bien que vous étiez le plus noble, le plus géné-
TOox des hommes! Et il ajoutait, tout en embrassant M. d'Esparon : —
Quel bonheur que le colonel ne m'ait pas tué!...
11 y eut encore là pour tous deux quelques belles et douces heures.
€«Bme Albert voulait partir sans délai, ils commencèrent sur-le-champ
leurs préparatifs de départ; ils s'en occupèrent ensemble, Albert avec
une joie et un entrain charmant, Octave avec tant de vivacité et de
hâte, qu'on eût dit qu'il évitait de réfléchir ou qu'il craignait d'hésiter.
Il fut convenu qu'ils partiraient le surlendemain, et que Louis, le valet
de chambre du comte, resterait quelques jours de plus à Paris pour
termbier les derniers arrangemens.
Ces préparatifs les occupèrent encore le lendemam une partie de là
464 REVUE DES DEUX MONDES.
journée. Quand vint le soir, M. d'Esparon annonça à son fils que, pour
dire un dernier adieu à la vie de Paris et saluer dignement ce monde
qu'ils devaient quitter dans quelques heures, ils iraient aux Italiens. La
saison allait flnir, et les dernières représentations sont toujours les plus
belles. Ce jour-là on donnait Otello. Si Albert avait eu trente ans, si
Texpérience de la vie lui avait appris à se méfier de certaines épreuves,
il eût cherché le moyen d'éviter cette soirée; mais il était jeune, il était
heureux, il se croyait sûr de M. d'Esparon conune de lui-même, il ac-
cepta donc avec empressement une ofEre qui lui promettait trois heures
d'excellente musique, et il ne vit qu'un plaisir là où il y avait un péril.
VI.
M. d'Esparon et son fils arrivèrent au Théâtre-Italien un peu avant
l'ouverture A' Otello; ils prirent place au second rang des stalles : Octave,
en se retrouvant dans son centre habituel, en revoyant cette salle où
mille détails, inaperçus pour d'autres, le ramenaient aux fugitives im-
pressions de la vie du monde, s'étonna d'y prendre plus d'intérêt qu'à
l'ordinaire, et il ne put se défendre d'un peu de trouble lorsqu'il songea
à son héroïque résolution.
Au moment où Otello commença, Albert entendit, presque au-dessus
de sa tête, le bruit d'une loge d'avant-scène qui s'ouvrait. Une femme
y entra; Albert crut vaguement la reconnaître, et, comme il avait con-
servé précieusement tous les souvenirs qui se rattachaient à sa pre-
mière promenade aux Champs-Elysées, il se rappela bientôt que c'était
la femme qu'il avait rencontrée près du rond-point, dans cette voiture
que le cheval de M. d'Esparon avait voulu suivre. Il la regarda alors
avec plus d'attention, et la trouva admirablement belle : il lui fut d'au-
tant plus facile de l'examiner, qu'elle se tournait fréquemment du côté
où il était placé, tout en écoutant avec attention, ou du moins avec pa-
tience, les propos d'un beau jeune homme à figure fade, mais irrépro-
chable, qui était entré dans sa loge, et qui paraissait se donner une
peine infinie pour qu'on le crût au mieux avec elle. Albert avait fait
peu d'attention à ce jeune homme; il ne remarqua pas davantage que^,
depuis l'arrivée de cette femme , M. d'Esparon semblait mal à l'aise,
qu'il la regardait à la dérobée avec une agitation singulière, tenant à
peine sur sa stalle, et n'écoutant plus une note de l'opéra. Le motif de
cette agitation était si puissant, qu'à la fin du premier acte M. d'Espanm
quitta sa place sans mot dire. Un instant après, Albert le vit entrer dans
cette avant-scène et s'asseoir auprès de la belle inconnue. Il n'en fut
pas surpris : il se souvint que le jour de leur rencontre Octave l'avait
saluée, et il était dès-lors fort naturel qu'il allât lui faire une visite;
mais cette visite se prolongea au-delà des limites ordinaires. Lé coup
OCTAVE. 465
de sonnette qui annonçait le second acte n'eut pas même le pouvoir de
rappeler M. d'Esparon. Depuis son entrée, une révolution évidente
s'était accomplie dans cette loge; le bel élégant qui avait d'abord figuré
en première ligne , passant tout à coup à l'état de comparse, cachait
son désappointement à l'ombre de son large binocle. Albert, incapable
d'apprécier ce symptôme, commençait cependant à se préoccuper de
cette longue absence de son père. Ce ne fut au premier moment qu'un
malaise vague, indéfini, une curiosité impatiente. Bientôt cette curiosité
s'accrut, cette impatience devint plus vive. Le rideau s'était levé pour
le second acte, et Octave ne revenait pas. Peu à peu Albert sentit
naître au fond de son cœur quelque chose de pareil à ces pressentimens
dont on a peur, à ces pensées dont on a honte. A mesure que le temps
s'écoulait, il lui semblait que ce pressentiment absurde, cette pensée
impossible, prenait une forme, un corps, un nom; le nom qu'il re-
poussait encore revenait sans cesse et entrait plus avant dans son ame.
En épelant malgré lui, de ses lèvres frémissantes, ce nom prononcé
une seule fois devant lui par le colobel Charvey, il avait la fièvre , il
devenait fou, il eût voulu l'être. A la fin , il n'y put tenir. Se tournant
vers un de ses voisins avec qui il avait échangé quelques remarques
sur la musique et les acteurs, il lui dit en tremblant déjà :
— Monsieur, pourriez-vous me dire quelle est cette femme en robe
de velours noir avec un caméUa dans les cheveux?
— Dans quelle loge?
— Dans cette avant-scène de droite, balbutia Albert.
— Où nous voyons M. d'Esparon? fit le voisin avec un sourire qu'il
voulait rendce ^irituel.
— Justement.
— Eh I c'est la belle duchesse de Dienne, dit l'officieux d'un air qui
signifiait : D'où sortez-vous?
Ce nom suffisait. Albert sentit qu'il y avait là la ruine de ses der-
nières espérances. Jetant un regard désolé sur la duchesse de Dienne et
sur M. d'Esparon, il rentra courageusement en lui-même, et comprit
que l'arrêt qui condamnait Octave était cette fois irrévocable.
Par une triste coïncidence, au moment où il cherchait à se familia-
riser avec sa douleur, semblable à ces blessés qui ont le courage de
sonder eux-mêmes leur plaie, Desdemona, pâle, brisée, tout en pleurs^
murmurait aux pieds de Brabantio: ^i/poc/re m'abhandona! la salle en-
tière applaudissait. Malgré lui, Albert s'appliqua ces paroles désespé-
rées. Alors il sentit que les larmes montaient aux bords de ses pau-
pières, et, s'accoudant sur sa stalle, il cacha son visage dans ses mains.
Pendant ce temps, un drame plus vulgaire se passait dans la loge fa-
tale. M. d'Esparon, en y montant, n'avait pas de but déterminé. Peut-
Mê REVUE DES DEUX MONDES.
ôtbe nfétait-ii poussé que par cette ineonséqneQœ binants, imis fré*
quante, qui rend insupportable Fidée d'être rempiaeé^ même auprès
de la femme que l'on n'aime plus. La vue du bel attentif avait contribué
autant que celle de la duchesse à ramifier près d'elle M. d^Esparon;
mais une fi)is installé, cédant à la pente de son caractère, le comte
avait trouvé M*''^de Dienne plus ravissante que jamais, justement parce
qu^il* pensait à son dépari et croyait ht voir pour la dernière fois. Sous
rinfluence de celte idée, il avait été auprès de la duchesse ce qu'il savait
êti« quand il croyait son cœur en jeu : spirituel avec sentiment, mé-
lancolique avec grâce, séduisant enin, même pour une femme qui ne
pouvait plus guère s'abuser;
Bi^puis long-temps, en eflbt, l^de Dienne avait vu déerottre son
empire sur Octave. Elle aussi avait ressenti les^ eftts de cette nature
brillante, non moins incapable de dévouement et d'amour vrai dans le
domaine de la passion que dans les limites du devoir. Alors» plus sou*
cieuse de sa dignité que de son bonheur, elle avait aeeepté la situation ,
rendu au comte sa liberté, et posé elle-même les tetvnes d'une rupture
sans, secousse et sans éclat. Je laisse au lecteur le soin de deviner si cette
rupture et le vide qu'elle forma dans l'existence de M. d'Esparon n'étaient
pas pour quelque chose dans ce réveil d'amour paternel qui lui avait
foit appeler Albert. Ce sont là de tes mystères que oe s^avouent pas
les cœurs où ils s'accomplissent, et il i y aurait de la cruauté à être plus
clairvoyant qu'eux-mêmes; mais, depuis trois semaines, M. d'Esparon,
à qui ce bonheur paternel ne sufQsait peut^tre plus, avait renoué quel-
ques communications avec la4uchesse: Elle l'avait accueilli avec une
douceur résignée qui la rendait plus attrayante. Sans préméditation et
. sans emphase, elle s'était posée auprès d'Octave en femme qui regarde
comme inévitables les mécomptes qui l'ont frappée, et qui, au lieu d'en
faire un sujet de reproche, les attribue aux tristes conditions de la vie
et à l'irrésistible courant des aHbctions humaines. C'était assez pour
qu'elle apparût aux yeux de M. d'Esparon sous un jour nouveau; et,
oomme elle était très spirituelle, comme il y avait un charmant para-
doxe dans ces conversations où, en plaidaiit pour le désenchantement
qu'elle avait subi, elle forçait Octave à se faire l'avocat de la passion
qu'il avait brisée, celui-ci, piqué au jeu, retourna chez elle assez sou^
vent pour en reprendre l'habitude, et y trouva assez de plaisir pour
s'imaginer qu'il redevenait amoureux.
C'est au milieu de ces circonstances qu'avaient eu lieu les derniers
éwnemensque je viens de raconter. M. d'Esparon, en se décidant tout
à coup à partir pour Blignieux, sous l'empire des émotions sincères que
lui avaient causées le duel d'Albert et l'entretien qui l'avait suivi, ne
s'était plus préoccupé de M"''' de Dienne; mais cette soirée, l'aspect de
OGTAVB. 467
cette eatte, fai vue de la duchesse, celle de son nouvel adorateur, tout
avait augmenté le danger, et nous venous de voir eomment il y suc-
conduit.
L» duchesse delMenne ùit^dOe sa dupe? Céda*t-elle une tm encore
à ce chamre posthume qui (ait croûB aux femmes que des paroles d'a-^
mour sur les lëvoes de ceia qui les» oni aimées ne sauraient ôtretoui-
à-fait menteuses? Devinari^le taguement qu'elle avait un rival k
combattre dans la personne de ce jeime homme qu'elle voyait près de
la stalle vide d^Octave? Eut^Ue quelque idée de ce départ, et un der-
nier retour de coquetterie ou de vanité Fengagea-i-il à essayer ce qu'elle
avait encore de puissance? Le fait est que leur conversation s'«mimade
|rius en phis,rei, seus^des apparences* de raillerie ou de malice, eut des
échappées aSèctueusesettcâidres. De temps en temps, Octave, qui^Ben^
tait le péril, taisafîtmine de se lever; mais elle le retenait par quelque
gracieuse oâlinerie. U resta donc, et tous deux crurent un moment à
la possibilité de rallumer des cendres éteintes : folle chimère, dont le
premier effet éiait de déchiner, à quelques pas de là, un noble et jeune
eœuri
OtiUo allait finir. Albert, meapable de demeurer plus long-temps en
face de cetteloge, gouflte desoie et de velours où s'étaient abîmées* en
un instant toutes^les joiesde son arae, n'attendit pas la fin du troisième
acte, et s'enteit ccmime un faon blessé qui retourne à son gtte. M. d'Es-
paron vit sortir son fils, il fit un mouvement comme pour aller le re^
joindre dans le corridor; mais les femmes les plus loyales ont aussi
leurs baires impitoyables : dans cette soirée, la duchesse de Dienne
avait accepte la lutte; dès^lors il fallait qu'elle la soutînt jusqu'au boill
— Cher comte, dit-elle d'une voix plus douce que la romance de Dcs-
demona, aurez-vous la com(daisance de me donner le bras jusqu'à ma
voiture? — n n'y avait pas moyen de résister à une prière modulée
avec tuât de grâce. Octave attendit donc la chute du rideau; M«" de
Dienne et lui sortirent ensemble delà loge. On sait avec quelle majes-^
tueuse lenteur l'auditoire des Italiens descend le grand escalier. Une
foule compacte arrêtait à chaque pas la marche de H. d'Esparon et dé
sa belle coropi^ne. Tous tes yeux se dirigeaient vers eux: aCestla
duchesse de Dienne et Octave d^Esparon, disait-on à demi voix. — Le
poète et ta muse! — Dante et Béatrix! d
Ils arrivèrent tàim jusqu'au péristyle. Lorsque M"'* de Dienne ftit
montée dims sa voiture, Octave renvoya la sienne. Il avait besoin de
respirer, de réfléchir, de compter avec lui-même. Le passage Choiseul
était encore ouvert. H y ^tra, alhima un cigare, et revint à pied
chez lui par les boâlevavds. La nuit était froide, mats cahne et sereme.
Des miUi0Ps4'équipage» se croisaient dans tous les sens; des flots de
468 REVUE DES DEUX MONDES.
lumières ruisselaient encore aux Titres des magasins et des cafés.
M. d'Esparon croyait entendre des voix confuses lui répéter avec M""* de
Dienne : Restez I a Quitter tout cela! se disait-il; abdiquer demain
être oublié dans six mois Et pourquoi? pour un semblant de yertu
et de bonheur, qui ne peut plus être ni le bonheur ni la vertu I »
Il rentra, triste et indécis; on lui dit que son fils Tavait précédé de
quelques minutes et s'était brusquement enfermé. Octave ne sut trop
s'il devait essayer de le voir et de lui parler; il se dirigea furtivement
jusqu'à sa porte : on apercevait au-dessous une raie lumineuse qui prou-
vait qu'Albert veillait encore. M. d'Esparon prêta l'oreille et crut enr-
tendre le cri d'une plume courant sur le papier; il n'osa frapper. Trop
mécontent de lui-même pour pousser plus loin sa tentative, il revint
sur ses pas, plus agité, plus irrésolu que jamais.
Le lendemain , à son réveil, il sonna et demanda son fils. On lui an-
nonça qu'il était parti à la pointe du jour. M. d'Esparon ne comprit pas
d'abord; il sauta à bas de son lit, s'habilla à moitié, et courut à l'ap-
partement d'Albert : il n'y avait plus personne. A mesure que la vérité
se révélait à Octave, un tremblement nerveux s'emparait de lui; il
parcourait dans tous les sens les deux ou trois pièces dont se compo-
sait cet appartement. Tout le mobilier était intact; chaque objet avait
été soigneusement remis à sa place; les habits qu'Albert> par ordre de
son père, avait commandés à Paris, étaient exactement rangés dans les
placards. Le jeune homme n'avait emporté que le mince et modeste
bagage avec lequel il était venu.
En continuant ses recherches, M. d'Esparon aperçut enfin une lettre
qu'Albert avait laissée sur sa table de travail ; il se jeta dessus, déchira
l'enveloppe et lut ce qui suit :
a J'ai prié Dieu qu'il m'inspirât ce que j'avais à faire; je le prie main-
tenant d' écarter de ma plume tout ce qui ne serait pas d'un fils respec-
tueux et soumis. Pardonnez-moi donc si je pars sans vous; pardoniiez-
moi si cette lettre conserve quelque trace de sentimens que je repousse
et que je renie.
a Je pars; j'ai craint que votre résolution d'avant-hier ne fût le ré-
sultat d'une exaltation factice, et par conséquent passagère. J'ai craint
qu'il ne vous fut trop pénible, à cause de moi, de revenir sur une dé-
cision dont vous vous repentiriez plus tard. J'ai pensé que mon départ
vous épargnerait à la fois l'embarras d'un instant et les regrets de toute
la vie.
a Conunent avais-je pu m'abuser à ce point? Renoncer pour nous
aux succès, aux plaisirs, à tout ce qui rend votre vie si brillante, si en-
viée, c'eût été trop. Dans une heure d'entraînement que je regarde au-
OCTAVE. X 469
jourd'hui comme mi rêve, j'ai pti croire ce sacriflee possible; mainte-
nant je comprends tout ce qn'il vous coûtait^ et je m'en veux de l'avoir
espéré.
a Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi pour une personne que
je ne vous nommerai plus. Elle est flère, vous le savez : si elle se fût
livrée avec confiance à cette consolation tardive, et qu'ensuite.... non,
non; mieux valent certaines souffrances -que certaines humiliations;
mieux vaut un malheur dont on a cessé de se plaindre qu'un bonheur
qui serait à charge à quelqu'un.
« Je ne sais ce que je vous écris; j'ai déchiré vingt lettres, et j'ai peur
encore que celle-ci n'exprime pas assez tout ce epie je voudrais dire, ou
dise trop ce que je veux taire. Que Dieu me protège donc et qu'il me
soutienne!... Il y a des momens où je» regrette de vous avoir connu.
Mes rêves étaient si purs et si doux!... Puis est venue notre réunion
plus douce encore, et cette vie dont il faudrait savourer les délices sans
en connaître les secrets. Ahl j'ai goûté tout cela avec trop d'ardeur;
j'ai mérité d'être puni; j'ai été trop heureux, trop crédule, et je sais
aujourd'hui.... non , je ne sais rien , sinon que je pars et que je pleure.
a Je vais reprendre ma vie de Blignieux avec la pauvre délaissée, tt
est temps que je revienne à celle qui a besoin de moi , à celle qui n'a
que son fils à aimer. J'ai beaucoup à réparer, bien des chimères et de9
injustices à abjurer à ses genoux. J'espère que mes forces ne me trahi-
ront pas, et, si je retrouve auprès d'elle tout ce que je perds ici , il me
semble que je serai presque consolé.
a Demain, à votre réveil, nous serons loin l'un de l'autre hélas I
comme nous l'étions déjà ce soir, moins loin peut-être.... Oh! pardon I
pardon ! Je voudrais effacer avec mes larmes cette cruelle image; je n'ai
rien vu, rien su; j'étouffe dans mon sein, dussé-je en mourir, tout ce
qui n'est pas résignation et respect. A Blignieux , je sens que je vous
aimerai encore; à Paris, je ne vous reverrais jamais. »
M. d'Esparon lut et relut cette lettre; chaque mot, chaque réticence
le déchirait de honte et de douleur; puis il promena un dernier regard
sur cette chambre vide, et il en sortit comme un exilé.
S'il y avait eu là des chevaux de poste, nul doute que dans ce pre-
mier moment de désespoir il ne fût parti sur les traces de son fils : il
songea même à en demander; mais il hésita, et une partie de la journée
s'écoula avant qu'il se fût décidé. Quatre heures arrivèrent; c'était
l'heure où il avait coutume d'aller chez M""* de Dienne. Machinalement
il sonna. Sa voiture était prête, et, sans qu'il dît un mot, son cocher
le conduisit à l'hôtel de la duchesse. Tous ceux qui connaissent l'his-
toire des passions, tous ceux qui savent à quel point il est difQcile de les
arrêter quand elles naissent et de les ranimer quand elles meurent
A?0 REVUE DES DEUX MONDES.
comiurendront sans peioe combien fut eoui^iCcMe deniîère ilBiMi
({pi'OctaTe et M»*" de Dienne essayaient de nBàâét^
En partant de Paris, AH>ert n'asrait pas éptmtfé un momeMtil'bésita-
tioPy mais la confiance et l'entbonsiasrae étaient éteints dans-smoi cœur.
Dans les premiers jours de la jeunesse, on ctoît toutes les épreuves-dé*
wîres : les joies comme les douleurs paraissent sans appela Dépouillé
en<un jour des songes dorés de s(m adolescffiiee, Albert s'imaginait que
son ame était dévastée pour jamais, et que pas une flenr ne pourrait
onoifare sur cesdébris. Gepencbmt, à mesure qu'il approchait^u terme de
son voyage, sa tristesse, sans s'effacer toui-à^^Ml^ prît un caceistère de
mélaniGolie plus douce. Lorsqu'on jetant les yeux par la portière de la
voitujre, il aperçut dans le lointain les preraiàres^imes du Dauphiné,
flrse sentit saisi de cette émotion que causent, après les erises de la vie,
l'aspectide la campagne et le retour au pays nalal. Quelques lieuesavant
BligAieux, il reconnaissait déjà chaque buisson de la route, chaque bou-
quet 4e bois, chaque accident de terrain; il lui semblait alorsque sa vie
seirattachait au ûl qu'il avait rompu quatre meJB auparavant, et il se
éemandait si ces quatre mois n'étaient pas un rêve.
En privant à la grange des Aubiers, àl'endmit même où le cbeHua
defiUgnieux s'embranche sur la grande route, Albert sautaà bas de la
diUgence, laissa ses paquets à la ferme, et, le cœur pal(»taBt, se dirigea
vei9S}le château au pas dccourse. En entrant dans la l^igue avenue
d'ormeaux, il vit accourir ses deux chiens, qui avaient flairé son ap-
prcMAie et quiise précipitèrent sur lui eommeimoitroiabe. Derrière eux
maffcbuit d'un pa& plus lent la vieille Marianne, qui, d^uis qu'elle
avaitiicrit sa lettre à Albert, s'attendait sans cesM à le veÂr arriver, et
venait tous les jours à sa rencontre. Le jeune honmie se dégagea de ces
premières étreintes : il courut jusqu'à la porte du salon etl'ouvrit d'une
main tremblante. Sa mère était assise à sa placô4>rdinaire. Sàm «n'était
changé autour d'elle. N'eût été la pâleur de ses joues et l'amaigrisse-
Btent de son visage, Albert aurait pu croketqu'il ne l'avait quittée que
la (veiUe. Lorsqu'elle le vit entrer, elle changea de eouleur, elle âe sou-
leva à demi sur son fauteuil, puis s'y laissa retomber; il se jeta à ses
genouK, et, pendantun instant, ce ne furent, entre elle et lui^ ^e mur-
mures confus et paroles entrecoupées.
— -*Bb mère ! dit enfin Alb^, c'est bi»i moi, me void de retour, et
pour ne plus repartir.
— Merci, mon enfant! réponditrclle; puisque Dieu vous ramène ici,
dest qu'il permet que je vive, et me pardonne de vous trop aimer 1
4kinune si cette épreuve eût enfin vaincu la frmde et ri^e enve-
lafq[>e dont K^ d'Esparcm recouvrait tous aes sentimens, ce fut le signal
d;un changenaent visible dans ses manières à l'égard de son fils; U lui
OCTAVB. ÂM
i^porlBtfc^aiUaiifB tuât dedérouement, de recoimaiaaaaee et dforaoïir,
qu'il nese iBépneUBÎi phi&surk vé^erye apparente qu'elle gardait qias^
quefois encore en r^pondimt à ses eareMes* Les natures contemies;,
ùesqjp^&a^ a l'art « de Je8r4e¥iqer , oat au moins cet avantage, qu'oa leur
saitgréd'une.foulede«daB|i-teiBtesfrtde nuances qui, chez ljes< caraiv-
tàres eifMoaif^j pafiaaraieBtiB^perfiiesw Albert, pendant les premiàres
semaines qui sui^iraniat^arelour à BlignieuK, éprouva une jouiasaaee
d^lioaie à c6s^^déaouverte&<|tt'il faisait chaque jour dans le cœur de sa
mère, et qui, par le léger effortqu'eUes. lui coûtaient, lui devenakut
plus précieuses.
Cependant ilinecDettourait pas leicalme. Sa pensée, violemmentdé-
touraée desofaietstrQp^.chMrsquiJ'a¥aient$i loi^rtemps attirée, essayait
Yainement de se^^ropoiei;, à rombre de cette sélection, dans cette lûe
dont il acceptait dlavanceja paisible umformité. Il sentait s'élever et
lui-mêiae 4e seenèks ^gitatkiBs doot il ne pouvait détermiiier ni la
cause ni le but. Tout en se disant qu'il était heureux, il se surj^niut
encore regardant à l'horizon et interrogeant l'avenir avec d'indéfinis-
sables iaqjMÎétudMUtH'araijyfltt appiiser ces inquiétudes en rereasukOtà sa
xnàre avec .pkis d^eiHiBlnenient «t de tcaiM^ports; mais U^'' d'EâpaiKn4
^aique;heuKeiisetd& posséder Mifin^ le cœur de son fils^ était incapable
d'y lire : son mariage, sa vie solitaire, l'avaient laissée si ignoraioula^
qie ces tagiie6;^|«)ptâme9,ce^flecEet malaise qui perçait à tnurets^^les
tendres démoiistratiansi d'Albert, n'avaient aucun sens pour elle» et qutt
cette nouvelle fhase«auraU pu ae j^olonger sans qu'elle s'en aperçût
Un jour, vers la fin de l'été , Albert se promenait sur la terrasse de
Blignieux, lorsqu'iftt*grti('j^&tr»d6SiefiviF(»s^vint lui dire que cpielqu^un
l'attendait à la grange des Aubiers. Albert, à ces mots, resseittit-un
gmnd «ifvuble; bko^qMv diP^fe aon retour, il n'eût i pas ime seole^fois
parlé de ^nipèoc;^ ilinetpoujvait ^enqpécher de penser à lui. Dans cet
inconnu qui l'attendaiti et qiû lui envoyait ce mystérteux message^ il
ne sut s'il devait espérer ouiûndndne^d&feconnaitre M. d'Esparao; mais,
à moitié cheaiiaeiiire^Blî^pâeiix et: k.. grande: ffoute cette incertitude
fui dissipée : il apmKçut, venant àtsa renoentfe, l'homme qui lavaiitfait
demander; ea n'était pas^Outave^c'était'leeoloiiel George de Gbarvey.
Du. ;pluB li»in q^'il vit. Alb^tyl^Qolonfil lui tendit les hrai; Albert
s'élança vers lui aussi ému qu'un coupable, et bégaya quelques.pardea
sans suite. M. de Charvey luldi|> en l'embrassant :
«^— lloasieui?, lorsqia deux: hommesai^ loyalement croisé le fer, il
est d'usage que le vaincu fasse, £^pràs^sa gjoénson, une visite à soa ad-
verssdre. Je n!ai ,paa voidu j ^manquer^ et me vaiei : me pardonnez^
V0UB?
— Ok! monsieur, dit<Alhert<le8 kxme&aux yeu; e'e^t xoxà, moi
seul qui veux, toute ma «vie, vouS' demander pardioa!
472 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non, Albert, reprit M. de Charvey avec une dignité affectueuse;
vous vous êtes bravement conduit. M'en eûi-il coûté dix palettes de
sang , je me réjouirais de vous avoir vu enflammé d'un si beau cour-
roux. J'ai su, depuis, que vous aviez quitté Paris le surlendemain pour
venir retrouver votre mère. Albert, vous êtes un noble cœur.
Le jeune homme remercia M. de Charvey du regard, puis il lui de-
manda timidement ce qui l'amenait dans les Hautes-Alpes.
— Je pourrais vous dire, répliqua le colonel , que c'est le désir de
vous revoir, mais ce motif n'est pas le seul.
Il s'interrompit un moment, puis il ajouta :
— Si j'avais écouté tout ce qu'on me disait là-bas , il ne tenait qu'à
moi de me croire à la veille d'une grande fortune militaire; mais j'avais
payé ma dette au pays, le reste n'était plus qu'affaire de vanité; d'ail-
leurs, je n'ai pas eu le courage de me séparer de ma fille; j'ai quitté le
service, et je reviens , avec ma chère Alice, m'établir dans vos mon-
tagnes.
— Vousl
— Oui; j'ai racheté, à huit lieues d'ici, dans la vallée d'Ogerelles, la
terre de Rouvre, qui avait appartenu à ma famille : il y a un joli châ-
teau, un grand parc, beaucoup de gibier; vous viendrez nous y voir
souvent... bien souvent, n'est-ce pas?
Albert s'inclina; ils marchèrent quelques minutes en silence. Le
jeune honune brûlait d'adresser au colonel une question qui expirait
sur ses lèvres. Celui-^i le prévint et lui dit d'un ton qui excluait toute
idée d'offense :
— Albert, vous ne me parlez point de votre père?
— Je n'osais pas, murmura-t-U.
— M. d'Esparon n'est pas heureux, il ne peut plus l'être. Votre dé-
part a produit sur lui une impression douloureuse. Ensuite... les liens
qui le retenaient à Paris ont achevé de se briser.
— Que dites-vous? balbutia le jeune homme.
— Oui; la personne qui l'avait aimé n'a pu se faire plus long-temps
illusion. Il y avait désormais dans cette affection quelque chose de fac-
tice qui les a révoltés tous deux. Ils se sont quittés, et cette fois c'est
pour toujours. Elle est partie pour l'Italie, où l'on dit qu'elle compte
se fixer.
— Et lui? demanda Albert le cœur serré.
— Il a cherché dans le travail une réhabilitation et une revanche;
mais là encore ses forces l'ont trahi. M. d'Esparon est de son siècle.
Pressé de jouir, il n'a pas creusé ces mines sûres et profondes qui don-
nent le filon d'or pur. Son imagination s'est épuisée en prodigaUtés
brillantes. Aujourd'hui il a passé quarante ans, l'âge où l'on fait de
grandes choses quand on a patiemment fécondé sa pensée, l'âge où
OCTAVE. 473
Ton succombe à la peine quand on a préféré les succès hâtifs à la gloire
véritable. Aussi ce dernier effort ne Ta conduit qu'au sentiment dou-
loureux de sa lassitude. Il ne se l'avoue pas encore, mais il en souffre
déjà. Je connais quelques-uns de ses amis; ils m'ont raconté que H. d'Es-
paron n'était plus le même homme. En quelques mois, il a vieilli de
dix ans. Il sent que sa renommée lui échappe, que de nouveaux noms
font pâlir le sien, que ce terrain tant de fois exploité commence à
sonner creux sous ses pas. Alors il s'irrite contre le monde, contre ses
amis, contre lui-même. Tantôt il essaie de résister à l'évidence; il se
rattache avec emportement à ces derniers lambeaux de talent et de
gloire qui se déchirent entre ses mains. Tantôt il prend une sorte de
plaisir fébrile à proclamer lui-même sa déchéance, à maudire les illu-
sions de sa jeunesse qui l'ont poussé hors des voies heureuses, à s'ac-
cuser, non pas de ses fautes, mais de ses mécomptes et de ses chagrins.
— Hélas ! que va-t-il devenir? murmura Albert.
M. de Charvey sourit avec plus de mélancolie que d'amertume. — Je
crois pouvoir vous le prédire, reprit-il; lorsqu'il sera en face d'une
réalité trop inexorable pour pouvoir être méconnue, lorsqu'il se trou-
vera trop malheureux de son isolement et de son déclin, les souvenirs
de son ûls et de Blignieux l'assailliront avec plus de force. Alors, Al-
bert, vous verrez M. d'Esparon venir frapper à votre porte et s'abriter
sous votre toit, comme un pèlerin lassé du voyage. S'il en est ainsi, ac-
cueillez-le; il sera digne de pitié; il aura perdu tour à tour tout ce qu'il
demandait à la vie !
Albert, à ces révélations douloureuses, sentit redoubler sa tristesse.
— C'est donc ainsi, dit-il, que doit finir, tout ce qui sourit à l'imagina-
tion et au cœuri Rêverie, confiance, amour, visions chéries de nos jeunes
années, vous n'êtes que péril et mensonge !
T^ut en parlant, ils approchaient de la grande route. Déjà ils aper-
cevaient la grange^ des Aubiers, dont le soleil couchant faisait reluire
la treille poudreuse. La voiture de M. de Charvey était venue l'attendre
à l'angle du chemin, que protégeaient contre la chaleur d'épaisses
touffes de pruniers sauvages, suspendues aux fentes des rochers. Le
postillon avait mis pied à terre et fumait paisiblement sa pipe. A droite»
.sur im tertre dont l'herbe, verte encore, contrastait avec les tons gri-
sâtres d'alentour, une jeune fille était assise, respirant avec délices l'air
des montagnes, et regardant sans cesse du côté de Blignieux.
Lorsqu'elle vit M. de Charvey, son premier mouvement fut de se
lever et de courir à lui avec une vivacité presque enfantine; mais,
quand elle s'aperçut qu'il n'était pas seul, sa course se ralentit peu à
peu, si bien que le colonel et Albert firent les derniers pas pour ar-
river jusqu'à elle.
4Ii REVUE DES DEUX MONDES.
-^ Alice, dit alors M. de Charvey, J6 vous présente un antii, H. la^
vicomte Albert d'Esparon.
Alice fit une gracieuse révérence,, et devint rouge comme une cerise*
Albert n'était pas moins troublé qu'elle. Le regard du colonel allait de
Tun à l'autre avec une complaisance qui ne laissait aucun doute sur ses
desseins.
— Ha fille, dit-il enfin, il faut partir. Nous' avons encore huit bonnes*
lieues d'ici à Rouvrç;. un autre jour^ quand nous serons dans une tenue
plus convenable, nous reviendrons à Blignieux; j'aurai irbonneur de
vous présenter à M"* la comtesse d'Esparon.
Alice sauta lestement dans la voiture, non sans avoir jeté sur Albert
un regard timide qui acheva de le bouleverser. — Allons donc, con*-
scrit, lui dit à voix basse le t colonel avec im joyeux sourire; vous étiez
moins ému sur le t^eurain en face de mon fleuret. Puis il ajputa tout
haut : Albert, vous saves le chemin de Rouvre; deux relais d'ici iiux
Seuchons, puis on tourne à gauche dans la plaine. Vous yoiià rensei-
gné; maintenant, en route !
M. de Gharvey monta en voUure, le postilbn se remit en selle, et
l'attelage repartit.
Une heure après, Albertétait de retour à Blignieux. Tout s'y passait
comme d'habitude : ses chiens jouaient aifprès de lui; M""" d'Esparon,
assise dans son grsind fauteuil, ne roiqpait le^ileuce qu'à de raares in-
tervalles; on entendait dans i'escalier la voôx grondeuse de la vieille.
Marianne. Et cependant Albert comprit que pour lui tout était changé,
qu'un rayon charmant avait pénétré, dans son cœur, et que désoirmais
il pourrait mêler, à l'accomplissement de son devoir un sentiment non-
veau, une nouvelle espérance.
Armand de Poktmartuc.
ETUDES
8Vft
LE ROMAN ANGLAIS
m.
LE DERNIER ROMAN DE BOLWER.
lUCBBTU, OR THE CBIIDRBN OF TBE N3GHT,
by the author of Rienxi, etc.— London, 1847, 8 vol.
Les littératures ont leurs grands barons et leurs fiefe héréditaires.
Quand un homme disparaît, après avoir conquis par son génie une
place à part dans Testime de ses contemporains, il est rare que, parmi
les écrivains secondaires dont il a excité l'émulation et formé le talent,
quelqu'un ne vienne pas revendiquer, avec plus ou moins de succès,
le trône resté vacant. Ce successeur trouve la route frayée; il fait appel
à des habitudes prises; il répond , comme on le dit vulgairement, à un
besoin d'admiration contracté par un nombre immense de lecteurs
firivoles. Cette circonstance est pour une bonne moitié dans le facile
succès qu'il obtient, succès dangereux cependant; car, enivré trop sou-
vent par la vogue aveugle dont il est l'objet, le populaire écrivain n'hé-
476 REVUE DES DEUX MONDES.
site plus à croire ses inspirations infaillibles^ et il tente des entreprises
auxquelles il ne suffit pas toujours.
Sir Edward Lytton Bulwer, arrivant après Walter Scott à tenir le
premier rang parmi les romanciers anglais, a eu la bonne fortune et
le malheur dont nous venons de parler. Eugène Aram et Pelham, jus-
tement remarqués, Fun comme étude psychologique^ Vautre comme
une admirable satire du dandysme, lui avaient donné d'incontestables
droits à une part du glorieux héritage que laissaient à recueillir la
vieillesse et la décadence du navelist écossais. Il l'eut tout entier et sans
partage : opulence inattendue, dont il usa comme un fils prodigue pour
imposer à la mode des productions de plus en plus faibles, de plus en
plus hâtives, et qui ont peu à peu, après des épreuves réitérées, dé-
couragé ses plus fervens admirateurs. Nonobstant quelques demi-succès,
comme on en trouve toujours quand on multiplie les tentatives, Tau-
teur de Rienzi, des Derniers jours de Pompet, du Désavoué, de Zanani,
du Dernier Baron, a fait oublier celui de Devereux, de Paul Clifford,
des Pèlerins du Rhin, de Maltravers et A' Alice.
A plusieurs reprises, dans le cours d'une carrière laborieuse, — dé-
couragé sans doute par des revers qu'il ne pouvait se dissimuler, —
on a vu sir Edward Lytton essayer de se rajeunir en se transformant.
Cest ainsi qu'il a tenté de fairej servir sa réputation de romancier
à des travaux plus sérieux^ à son livre sur V Angleterre et les An-
glais par exemple, critique [assez amusante, mais très superficielle
de l'état social chez nos voisins,Sou bien encore à des études sur l'anti-
quité classique, telles que sa monographie d^ Athènes. Auparavant, il
avait brigué d'autres succès. Il avait voulu être poète, et, fort de sa po-
pularité, il avait publié les essais de sa jeunesse, a Ceci, disait naguère
un critique anglais, ne fut pas une heureuse inspiration. Ismdel, conte
oriental, O'Niel ou le Rebelle, les Jumeaux siamois, Eva, ont à peine
laissé leur empreinte dans la] mémoire des bibliographes et dans les
catalogues dont elle se nourrit. Nous en dirons autant, ajoute-t-il,
de certaines odes et chansons patriotiques où le style simple et solide
[roast heef style) de la vieiDe Angleterre s'amalgame d'une assez étrange
façon avec toute sorte de prétentions métaphysiques et d'idéalités à l'al-
lemande, tant bien que mal douées d'une factice existence, au moyen
d' nitiales majuscules. »
Ce n'est pas tout. Un beau jour, le fantasque romancier eut la pré-
tention de prouver « qu'un gentleman pouvait diriger un recueil pério-
dique, x> et, sans autre raison que celle-là, il prit la direction du New
Monthly Magazine. On ne comprendra peut-être pas tout ce qu'un pareil
caprice avait de bizarre ou d'exorbitant en Angleterre, chez im homme
du monde. Cependant , une fois cet enjeu risqué , sir Edward Bulwer
s'occupa tout de bon de $a tâche éditoriale, et ses articles, réimprimés
i
;• v-*^-
LB BOMAN ANGLAIS. 477
depuis SOUS le titre de f Étudiant (i), prouvent un pencbaat réel et une
aptitude remarquable à traiter des sujets métaphysiques qu'on eût pu
croire très peu faits pour un esprit si versatile et si bien pourvu d'ironie.
Le ttiéâtre eut son tour dans cette vie d'aventures, et la scène con*
venait en effet à une nature souple ^ adroite, variée par excellence..
Bulwer débuta par un drame dont Cromwell était le héros (S). La pièce
fut écrite, et, soit qu'elle eût été refusée par les théâtres, — ce qui
n'est guère probable , — soit que ce fût là un ballon d'essai plutôt
qu'une tentative sérieuse, l'auteur la fit imprimer. A mesure que les
épreuves lui revenaient, il les couvrait de tant de ratures, de tant de
corrections, qu'une œuvre véritablement nouvelle devait sortir de ce
travail. Puis tout à coup, contrairement aux habitudes du noble écri-
vain, il sembla désespérer de lui ou du public. Le Cromwell, deux fois
écrit, fut brusquement supprimé. Les amis de l'auteur prétendirent que
le public était indigne d'un tel chef-d'œuvre, et en avait été frustré faute
de le pouvoir goûter ou même comprendre : explication bienveillante
que sir Edward Bulwer a démentie depuis en donnant à ce même pu-
blic plusieurs autres drames que sans doute il ne jugeait point infé-
rieurs au premier. La Duchesse de La Valliére, la Dame de Lyon, /ft-
chelieu, le Capitaine et ï Argent composent, à l'heure qu'il est, le ré-
pertoire dramatique de ce fécond écrivain. Presque tous ces drames ou
comédies, joués sous les auspices de Hacready et montés avec un soin
tout particulier, ont eu un succès de première représentation , con-
firmé seulement pour la Dame de Lyon, qui, sous quelques rapports,
ressemble à Buy Blas. Dans aucune de ses compositions, sir Edward
Bulwer n'a fait preuve des qualités qui constituent un poète drama-
tique de premier ordre. Esprit élégant, nourri de curieuses études,
mais sans ardeur réelle, sans passion , sans originalité absolue, il cède
tour à tour à des inspirations venues du dehors, passagères bouffées
d'enthousiasme auxquelles son imagination privée de lest ouvre vo-
lontiers ses voiles, et qui l'emportent dans les directions les plus op-
posées, sans que le voyage soit jamais ni très productif ni très long,
a L'intelligence de Bulwer, a dit encore le même critique dont nous
avons déjà cité le jugement, est analytique et sans élans. Elle pro-
cède par une étude assidue, par de savans détours, mais elle n'a rien
de direct, rien de concentré. Elle est capricieuse sans véritable fantai-
sie, raffinée, élégante, mais non poissante et simple, vive plutôt que
passionnée, mobile plutôt qu'ardente. Elle obéit au système préconçu
bien plus souvent qu'à l'impulsion instantanée; elle travaille sur des
modèles choisis plus volontiers qu'elle ne cède à l'instinct et à l'inspi-
(1) Ils avaient para dans le New Monthly sons celai de Convenations d*un Ét%idiant
ambitieux.
(S) n en reste trace dans ses poésies, où nous trouTons nn Scnge de Cromwêlt,
TOME xvu. 32
478 REVUB hmimn mmns.
xbUqd. Elle tire^ ferœ de la véiexioiivetinon pas dQ>seiitinientvcle la
tète et Eoo du cœur (1)... x> ÂiUeura^ distiîlniaiit leurs rftles aux trois
Iirimdpaux^écri^aiDsdu (kiuiiiiraDglw^ Knowles,
ïfaonias Noon TaUourd eiButn^r, '^ le même juge place ce dernier
eatre les deux autres, champMus pliis ou inoîns résolus de deux sys*
tèmes opposés, et r^e légèremeôt cet éelectisme de leur àsiule; aà
qui toute théorie parait bonne, poocvu qu^ette mèDe au succès, o
Cet amour de la popularité^ Men difficile à-étetudre chez^quiconque
1*41 vu payer de retour, a évidemment inspiré deux de ses derniers ro-
mans i récrrvain dont nous TeBons ^l'esquisser rapidement la irie litté»
Caire. U a^ait vu froidemeiit aecueiUir des œuvres auxquelles il attachait
une importance sérieuse. Tandis qu'on feranait ForeiUe à ses discours
érudits et fleuris, tandis qu'on traitait) avec un dédain peut-èfane iqjuste
ses recherches sur Thistoire gteeque, ses évocations du. mofen*Âge, ses
curieuses études sur les ros&Hxoix ou sur les légendes allemandes, des
intelligences beaucoup moins cultivées^ des romanciers indignes de
lui être comparés obtenaient pour leurs, plus vulgaires improvisatienB
ce bruit, cette vogue, ce renom que l'auteur d' £M§én€Ar€mi, peu à peu
délaissé, nepouvait reconquérir au prix des plus grands eflbrts. Le ca«
price public, ^-> et le caprice puhUca peur certains esprits force de loi,
•^couronnait à côté de lui de nouveaux venus lort étrangers à tous
les raffinemans, à tantes les coquetteries de son style : écrivains bien
moins érudits, mais plus nerveux, plus naïvement inspirés, ayant avec
les aspérités^ les formes abruptes de laLnanrctdiure^ ses incontestahleB
avantages, sa^ fécondité plus vraie^ sa physionomie plus. animée, plus
saisissante. A la place de ces dandies recherchés, de ces beaux im-
perlinens, de ces exquiiites calmes et silencieux dans leur profond
égoïsme, on introduisait violeaunent dans le roman, où jusqoe^-là ils
se montraient à peine ^ honteux.comparses^ifigures de second plan, les
acteurs ambulansy lesbohémieae de Londres, les voleurs, les courti-
sanes, une population d'êtres inunondes au dedans conune au dehors,
escrocs émérites, praticiens subalternes, chevaUecs d'industrie, cham*
pions du trottoir et du carrefour, gibier de déportation et de potence.
L'école fashionable, — - laohsjf scAool, comme l'appelaient les critiques
radicaux, -^ l'école où Théodore Hook avait précédé Bulwer, qui lui-
même y fraya le chemin à lord Normanbytet à bien d'autres, l'école
fashionable, disons-nous, cédait le terrain à une école décorée du nom
de Jack Sheppard, brigand fameux , héros d'un roman tout aussi cé-
lèbre qu'aucun de ceux de l'auteur de FeUum. Charles Dickens prêtait
à cette théorie nouvelle la popularité;d'Un talent réel, etd'un succès
que ce talent n'a pas encore, selon nous, tout-à-fatt justifié. Pelham ce-
ci) Home, TM mw SpérU\<^$heJg9.
I4i SOMAN ANGLAIS. 470
pendantyi Devereux^ ces beaux g«atilfihomme& si partaitement irr^o-
chables dans leurs manières et leur tenue, arbitres de toutes les élé^
gances^chlbbistes accomplis^ ^^tsmm incomparables, étaient oubliés^
méconnus, et traités avec la négligence qui est le partage des types
épuisés et vieillis» De là naissait pour sk Edward Bulwer une impé-
rieuse nécessité, — plus impérieuse pour lui que pour tout autre, —
celle de renoncer à ce qui avait fait sa gloire, de modifier ses habitudes,,
de déplace^ le terrain de sa longue lutte contre l'indifférence publique..
Une pareille transformation est toujours périlleuse. Si beureusemeni
doué que ron soit, ce n'est peint à l'âge où presque tous lesgraods
écrivains ont cessé de produire, que l'on peut, sans péril, essayer une
métamorphose complète, aborder une carrière nouvelle. S'y risque-
tron ,.il faut, ce semble, puiser en soi les ressources de cette palingéuésie
littéraire,. consulter ses instincts, et bien malhabile, bien imprudent
^t celui qui, s'étant fait un rôle à part, mattre d'un genre qu'il a créé^
se laisse égarer par une puérile émcdation jusqu'à se faire le compéti-
teur,— autant vaut dire le copiste, — des hommes nouveaux qu!il voit
en possession de la faveur publique. Pour un athlète vieilli qui, pareil
à TEnteUe de Virgile, trouvera dans son orgueil irrité la force de châ-
tier un jeune et téméraire rival , combien en verra-t-on déshonorer eu
échouaot leur passé glorieux, leur ceste jadis san» égal 1 Bulwer débuta^
dans ce nouveau combat, par un romaa dont il a été fort pea question^,
bien qu'il ait été traduit en France. Night and MonUng, — c'est le titre
de ce roman, — mélodrame pur et simple, dont le moindre tort était
de rappeler, sans ïeSiàOdr y Y Oliver Ttoùt de Charles Dickens, demeura
pour ainsi dire conmie non avenu dans la nombreuse famille de fictions
du mâme ordre . que les Ainsworth,. les James et tant d'autres encore
se hâtaient de livrer à Tappétit du. public,. réveillé tout à ooup par uu
subit changementde régime. Sir EdwardiBulwer sembla se tenir pour
averti qu'il ne gagnerait rien à violenter ainsi ses instincts et sa ma-
nière. U revint immédiatement au roman historique et savant. Un
nouvel échec l'y attendait Lb Dernier des Barons n'eut aucun succès.
Aussi, découragé cette fois^le romancier se retira-t-ilisous sa tente. Il
y était enfermé depuis quatre années, et l'on pouvait croire qu'il avait
pris définitivement congé de ses lecteurs, lorsque l'^parition de iUc-
ereiia est vaiue prouver que les poètes sont df humeur tenace, et re-
vi^ment yolosUeiis, pour peu qu'un «ujet Jiouiieau les captive, dans
l'arène vingt fois abandonnée et maudite.
Le romaooier relaps nous apprend, — et, ce nous semble^ nous l'au^
nous daviné , — que l'idée première de Lucvetia lui parut d'abord
propre à la scène. U essaya delà réduire aux proportions dramatiques;,
mais cette fable, trop complexe sans doute, et q;ui embrassait un^ trop
long eapace de temps, échappdt àtous^lesieffortSfpar les^ds V.écrivaia
480 REVUE DES DEUX MOPTDES.
voulait la condenser en cinq actes : si bien qu'il finit par se rebuter de
cet ingrat travail, et que, tenté par les souvenirs d'Eugène Aram, il es-
saya de donner un pendant à ce livre remarquable, son plus incontes-
table titre à la renommée.
A certains égards, sir Edward Bulwer peut se flatter d'avoir réussi. Son
livre a rappelé sur son nom à demi effacé les éclairs orageux de la cri-
tique. De tous côtés, on fulmine contre l'auteur de Lucretia ces ana-
tbèmes religieux, ces réquisitoires sociaux que la moralité de nos voi-
sins, toujours en éveil, prodigue si aisément dès qu'elle croit apercevoir,
dans un ouvrage de quelque valeur, des tendances dangereuses. Et
bien que Bulwer ait pris toutes les précautions imaginables pour se
préserver de ce genre d'accusations, bien qu'il se soit complu à faire
ressortir, en toute occasion , le but philosophique de son roman, la
presse indignée n'en continue pas moins à tonner contre lui, comme si
les scandales de Don Juan étaient à la veille de désoler la pudique Al-
bion. Un lecteur français a grand' peine à s'expliquer ces scrupules
excessifs, et nous en sommes réduit à faire un retour sur nous-même
pour nous bien assurer que la lecture de nos romans-feuilletons ne
nous a pas complètement démoralisé, quand nous voyons une répro-
bation si générale accueillir, en Angleterre, un récit qui nous a paru si
simple. Au surplus, c'est après l'analyse du livre qu'on pourra décider
si la sévérité, en cette occasion, n'a pas été poussée jusqu'à l'intolé-
rance.
Lucretia est un drame en deux parties. Chacune de ces parties en-
serre un grand nombre d'événemens, et constitue un récit complet.
Cependant les catastrophes qui remplissent la seconde moitié du ro-
man sont liées par un rapport très direct à celles que raconte la pre-
mière. Les deux principaux acteurs ne cessent pas d'occuper la scène,
et l'aulcur a mis un soin extrême à nuancer chez eux le progrès des
passions qui les conduisent, de crime en crime, jusqu'aux derniers
excès de la dépravation humaine. Tel a été son dessein, telle est la tâche
qu'il s'est donnée et qu'il définit ainsi : « La présence du mal en ce
monde, ô mortel! ne doit t'inspirer ni terreur ni doutes. Humble ad-
mirateur de l'œuvre divine, impose silence à ton cœur pour qu'il puisse
refléter, miroir toujours fidèle, l'ombre aussi bien que la lumière. Vai-
nement chercherais-tu à comprendre la signification morale d'un pay-
sage, si ton ame cédait à l'aveugle plaisir des sens. 11 te faut deux ailes
pour t' envoler aux cimes élevées que la vérité habite... L'une est noire
comme l'ébène, l'autre resplendit du même éclat que la neige: —
celle-là, triste comme ta raison quand elle plonge au fond des abîmes
ténébreux; — celle-ci , triomphante comme ta foi quand elle monte
vers rétoiledu matin.» Il faut donc connaître le mal dans ses principes
secrets, dans ses plus horribles conséquences, et cette science est né-
LE ROMAN ANGLAIS. 481
cessaire à l'homme qui veut comprendre pleinement et pratiquer dans
toute leur rigueur ses devoirs providentiels. La théorie poétique de sir
Edward Bulwer prêterait matière, on le voit, à de longues discussions;
mais nous sommes dispensé de la prendre au sérieux, car ce n'est après
tout que le préambule d'un roman, l'exorde justificatif d'un récit que
l'on pensait avoir à présenter avec quelques précauUons oratoires.
Arrivons de prime-abord dans le château de sir Miles Saint-John ,
vieux garçon sexagénaire, et voyons ce qui s'y passait dans les pre-
mières années du siècle. Sir Hiles était riche et généreux , mais fort
entiché de son ncfble sang. Le sort ne lui avait donné pour héri-
tières directes que deux jeunes orphelines nées de ses deux sœurs, Su-
zan Hivers et Lucretia Clavering. La première expiait, loin de lui, l'im-
mense tori d'être le fruit d'une mésalliance; la seconde, au contraire,
n'avait dans les veines que du bon sang patricien. Aussi la traitait-il de
fout point en fille chérie, tandis qu'il laissait son autre nièce, — content
de pourvoir à tousses besoins, — chez un respectable ecclésiastique qui
l'avait recueillie après la mort de mistress Hivers.
L'éducation de Lucretia, surveillée par son oncle avec un soin tout
particulier, a motivé chez lui la présence d'un émigré français, le Pro-
vençal Dalibard, plus ou moins compromis dans les intrigues révo-
lutionnaires, et Dalibard, circonspect dans sa conduite, persévérant dans
ses vues, a fini par introduire à Laughton un jeune homme, Gabriel-
Honoré Vamey, dont il prend un soin tout paternel. Gabriel est en effet
son fils. D eut pour mère une danseuse célèbre dans les coulisses de
l'Opéra. Dalibard, trahi par elle, s'est vengé en la livrant, elle et son
complice, à l'échafaud dressé sur la place de la Révolution. Ce n'est
pas tout : il a voulu que le fils dont elle l'avait rendu père, à peine âgé
de sept à huit ans, assistât à la mort de la coupable, et lorsque le fer
sanglant tombait sur elle: — Apprends comment meurent ceux qui
m'offensent I murmura Dalibard à l'oreille de l'enfant glacé d'horreur.
il serait inutile maintenant d'insister sur le caractère du professeur
français. Quant à Lucretia, son élève, c'est une jeune fille impétueuse
et hautaine, capable de tout entreprendre, portée à tout oser. EUe a bien
profité des leçons que Dalibard lui donnait pour la corrompre; elle a
déjoué le plan de ce profond séducteur à la fois amoureux d'elle et du
riche héritage qu'elle doit un jour posséder; elle Ta mis dans sa dépen-
dance, et s'est réjouie de voir à ses pieds cet homme dont la science, la
portée d'esprit, lui avaient d'abord imposé une sorte de vénération.
Maintenant, entre elle et lui, c'est un duel caché, que va compliquer la
jalousie de Dalibard, quand il surprendra, chez Lucretia, quelques
symptômes de cet amour qu'il n'a pas réussi à lui inspirer.
Lucretia s'est éprise, en effet, d'un jeune homme sans naissance et
sans fortune, admis par hasard chez son oncle. Caractère faible, esprit
482 RBVHB AI8 fiUOL MONDES.
indécis^ Mainwariiig^ — c'est le noia devee nouTeau < personsage, — » est
fosciné par l'espoir de plaûoe à cette jeune OUb si belle, si, supérieure
par rinieUigence, et qui syoute à ces qualités brillautes tous les (pres^
tiges de Topulence. Il s'est donc laissét engager dansune liaisoadfau^
tant plus ceupaUe que, s'il est ébloui par l-espoir d'épouser un jpur
l'béritière de J^ughton-rPraory,^ une autre jeunafiUe, dont il est aimé,
lui a inspiré depuis long-ten^p&unamour plu&profondy un attachement
fondé sur une estime, une admiration bien autrement sincères. Et
cette jeune. ûUe, c'est justemeatSuzanMiTers, la cousine-^germaine de
Lucretia, la nièce déshéritée de sir Miles.
Le plus entier m>ystère enveloftpe l'intrigue déjà nouée entre Lu^-
cretia et Hainwariog. L'ambitieuse jeune fille a lait comprendre à son
amant que jamais l'orgueilleux parent dont elle espère l'héritage ne
consentirait à leur union. U faut donc ajourner, attendre» patienter.'Un
mal qui ne pardonne guère, et dont les premières atteintes ont d^
ébranlé la robuste c<Nastitution de sir Miles, ne doit pas tarder aie rayer
du nombre des yivans. Lueretia Jie songe pas à bâter csUe mort qnî
l'affranchira de toute entrave et doit lui permettre d'époiu^r Mainwa-
ring, mais elle scrute avec une in^tience iaroucbe les progrès du
mal libérateur. La nuit, seule avec ses rêves de bonheur, cette jeune
fille, dont une science précoce a desséché l'ame^ quitte furtivemeatson
lit virginal, pour chercher, dans des livres de médecine, des «promesses
sinistres, des espéranœe couples.
Dalibard n'a rien perdu dece^drame intime. Gabriel^Honoré tsur-
veille, pour le compte de son^père, les rapports quotidiens* de Mainwaf
ring et de Lucretia, d'autant moins suspect à cette dernière, quf il s'est
fait aussi son espion, eilui révèle les projels de Dalibard. Ainsi^parun
double espionnage, ce misérable enfant, doué d ailleurs de fecultès
puissantes et merveilleusemeid organisé pour les arts, prélude à une
carrière de crimes et d'infamie.
Un jour Dalibard croit le> moment venu d'en finir avecles^assiduîtés
de «on jeune rival. Non sans prendre auparavant toutes les ppjécautioBS
imaginables pour déguiser soniutervention dans les proijeisde sa re^
doutable élève, il inspire à soUipatron quelquestserupules snr Tintiaûté
familière de Lucretiad de Mainwariog. Ges demirsoupçons se lèrtilieat
chez sir Miles, quand il voitsamècepefuserla'inâiad'un.cousin. ruiné,
Charles Vernon, auquel il eût été cbacraé de la. marier, et alors, ^am
autres éclaircissemens, il tait sentir à Mainwariog que «a préseaee à
Laughton-Priory ne saurait se.pnolonger, Lucretia se gatrde bien deté»
moigner le moindre reigfret, la moindre iiumeur; mais elle se méfieoa
désormais de son astucieux protesseur, dont, malgré tout,eileafpresqtie
deviné les perfides menées. DaUbard s'en aperçoit à son tomr,'ear oes
deux ennemis, dignes l'un de. l'autre, saivent à mervBiU&^sapoucsiiWfle
U BOMAM AMUMS. MB
et se démasquer. La santé de sir MUes^ de plus enphiSTacilltfite; reod
une crise inévitable et prochaine. Les grands ooups ne peuvent plus se
diffémr, et, puisque Dalibatd désespère de roropre à meitteor compte
les liens qui^unissettt à un autre Tefayet de son amour tdistiaé, il se dé-
cide à ccmsommer la^miine de Luoretia. Le secretde la oonrespondanee
qu'elle a nouée avec Mainwaring^ depuis que ce dernier a (pûtté le cbâ«
teauy a été surpris par <jabriel-Hontré> san» eesse aux aguets^ Dalibard
est ainsi devenu maître d'un Utiet m la passion édate^ où l'amante
eStéuée laisse voir sans déguisemeiit te«t œ qu'elle craint^ tout ce
qu'elle espère. Que ces lignes birûlantea passent sous les yeux de air
Miles, et d'un seul coup toftiie l'affootion qu'il peirte à Lucretia sera dé*
truite. Fiez-vons*en à Dallbard> — ^ menacé daas cette lettre même, —
pour que le hasard, un ;hasard ptéparé de longue main, la fasse tom«»
faer aux mainadu mourant, dont<eUe doit ^dissiper les^ dernières illu*
sions et changer les demièffes vokmtéSé
Lucretia, victime de cette machination ténébreuse acoonsq^lie par
Balibard et son fUs, ne peut pas même soij^kçonner la part qu'ils y ont
prise. Brusquement exilée par son oncle, chassée de son cœur aussi
bien que de sa maison, privée du/ splendide héritage (fu'il lui destinait,
il lui faut encore, tant la trame a étébien^ourdie, remercier ces deux
misérables, qui semblent avoir amorti^ autantqu'il était en eux, le cour-
roux de l'oncle outragé. Lui, cependant, s'est choisi un autre héritier.
Charles Vemon, ce cousin que Lucretia n'a pae voulu accepter pour
époux, devieoA le premier légataire désigné par le testament de sir
Miles. A son défaut, et si sa postérité venaiià s'éteindre, une substitua
lion fait passer à miss Mivers et à ses hoirs les beaux dopiaines de
Laughfam. Enfin, c^te seconde hgnée étant «épuisée, Lucretia dave-
ring retrouverait ses droits, qui deviannmt, on le voit, fort hypothé*-
tiques.
Pour se consoler de cette fortune perdue, il hii reste avec un legs
de iO^OOO Uvres sterlmg l'amour de Mai0wartng, cet amour qu'elle a
payé si cher, et sur lequel peut-ètreelle a icop compté. Non que Main-
ivaring, honmie d'honneur après tout, r^use de tenir envers la jeune
fille déshéritée les engagemens qu^il avait pris quand elle était encore
appelée à recueillir la succession de sûr Ifiles; mais, nous l'avons dit,
mime alors elle n'amt^pas la premiène plaoe dans son cœur. Mainwa*
ring était subjugué par cette volonté si forte, et non pas attiré, comme
vers Suzan, par un charme doux et vainqueur. D'ailleurs, miss Mivers,
résignée et silencieuse, laisse Arop^bien voir que l'abandonde son amant
lui coûtera le bonheur et peut-être :1a vie. Maînwaring ne peut se dissi-
muler qu'elle languit et s étiole, mittée par le souvenir du temps où,
tendrement aimé d'elle, il «'était volealairement associé à tous ses rôves
d'avenir. UnecompaiiBmtsîncèBfiirappvooheilIaînwaring de Suzan; à
481 REVUE DES DEUX MONDES.
sa vufe, Tancienne affection, un moment oubliée, renait plus vive et plus
impérieuse que jamais, et Dàlibard, dont la sombre figure est encore
mêlée à cette complication du drame, peut s'applaudir de son infatt-
gable persévérance. Il en est amplement payé lorsque Lucretia, cachée
avec lui dans un cabinet voisin de l'appartement où Mainwaring et Su-
zan se revoient seuls pour la première fois, apprend, à n'en pouvoir
douter, qu'elle est, des deux, la moins aimée. Trop fière pour accepter
un cœur secrètement réservé à une autre, elle s'élance entre les deux
amans, rend àMainwaring les sermens qu'elle a reçus de lui, et dépose,
sur le front de sa cousine évanouie, un baiser glacé, une ironique bé-
nédiction. Puis, le cœur pétrifié, ne respirant plus que pour la ven-
geance, vouée au mal par son infortune qui laisse en elle une blessure
envenimée, eUe se livre, sans amour, à l'infâme auteur de sa ruine.
Dàlibard, rappelé en France par le premier consul, y ramène Lucretia,
dont il a dompté l'énergique résistance. Digne prix d'une telle con-
quête, digne femme d'un tel mari, digne belle-mère d'un enfant
conmie Gabriel-Honoré, Lucretia est prédestinée au crime comme elle
l'est au malheur.
A Paris, après deux ou trois ans de trêve, la lutte reconunence, [dus
acharnée que jamais, entre ces deux ennemis également implacables,
également rusés, également inaccessibles aux scrupules ou aux re-
mords : lutte domestique, sourdement menée, qu'aucun bruit ne révèle
au dehors, et qui doit cependant finir par la mort de l'un descombattans.
Dàlibard est l'agresseur. Prodigue comme le sont tous les ambitieux,
il a déjà dévoré la plus grande partie de la dot que Lucretia lui avait
apportée. Pour suivre la route où il est entré et qui le mène aux postes
les plus élevés du gouvernement, il lui faut de nouvelles ressources.
Or, la fénune d'un fournisseur s'est trouvée sur son chemin tout à
propos pour les lui donner. Il s'est fait aimer d'elle, et, — circonstance
étrange, — eUe est devenue veuve presque aussitôt après avoir écouté
ce terrible adultère. Lucretia, indifférente aux infidélités de son mari ,
n'a pas remarqué cette coïncidence; mais Gabriel-Honoré Yamey, plus
attentif, plus expert en trahisons, plus habitué aux forfoits paternels,
Varney qui revoit chaque jour la place où le sang de sa mère coulait
jadis, versé par Dàlibard, Varney se charge d'éclairer cette femme
imprudente. S'il agit ainsi, n'allez pas croire à une .autre inspiration
que celle de l'égoisme. Gabriel a besoin d'une alliée; les sinistres projets
de son père ne le laissent pas dormir tranquille, et ce n'est pas trop que
d'être deux pour tenir en échec un scélérat aussi résolu.
Lucretia est avertie. Sans avoir complètement prévu qu'elle en vien-
drait à cette extrémité d'avoir à défendre sa vie contre le misérable
auquel elle s'était donnée, elle pressentait vaguement un combat ter-
rible^ et, à tout hasard, elle était armée. Maintenant qu'elle a pénétré
LE KOMAN ANGLAIS. 485
dans le laboratoire où Dalibard, chimiste consommé, prépare les
poisons lents qu'il lui yerse chaque jour et qui détruisent peu à peu
sa robuste constitution, le moment est venu de tout risquer contre ce
féroce ennemi. Or, son bean-flls connaît à Paris un homme qui , le
cas échéant, peut et doit s'employer à les débarrasser de Dalibard.
Cest un ancien complice de Cadoudal, qui soupçonne déjà le mari de
Lucretia d'avoir concouru à l'arrestation du martyr vendéen, et qui,
la chose lui étant prouvée, a fait serment de venger, coûte que coûte,
son chef Iflchement assassiné. Une lettre dérobée à Dalibard, et qui
établit d'une manière victorieuse ses rapports avec la police, passe des
mains de Lucretia dans celles du terrible Pierre Guillot; quarante-huit
heures après, on trouve le confident de Fouché poignardé dans son mys-
térieux laboratoire.
Le veuvage de Lucretia inaugure une partie du roman sur laquelle
l'auteur a laissé fort habilement un voile de ténèbres, à peine soulevé
audénoûment; on nous permettra, pour nous faire mieux comprendre,
d'anticiper sur ces éclaircissemens à dessein retardés. La clarté de l'a-
nalyse exige précisément ce que le récit peut et doit s'interdire, sous
peine de ne pas éveiller ou de satisfaire trop vite les curiosités qu'il a
mission d'irriter.
Délivrée de son mari j mais appauvrie, malade, dégoûtée de l'exis-
tence, Lucretia revient en Angleterre. Un fatal hasard, si ce n'est une
volonté funeste, la rapproche de sa cousine Suzan, devenue, après son
dépari, mistress Mainwaring. En apparence, Lucretia n'a conservé au-
cun souvenir du passé; mais l'heure où elle s'est vue trahie par le seul
homme qu'elle eût aimé ne s'est jamais effacée de sa mémoire. Elle
veut faire expier à son heureuse rivale une félicité qu'elle envisage
comme un odieux larcin, et, méditant à froid sa vengeance, la savou-
rant avec délices, ne la perdant pas de vue un seul jour, elle travaille
à reprendre sur l'esprit de Mainwaring l'influence qu'elle eut naguère.
Entre eux il ne peut plus être question d'amour, mais elle flatte une
vanité excitable, elle éveille une ambition qui sommeillait; par d'adroites
flatteries et de perfides conseils, elle pousse Mainwaring, banquier es-
timé, dans la voie des spéculations les plus hasardeuses et les moins
permises. Cédant à de funestes suggestions, Mainwaring abuse de la
confiance illimitée qu'il inspirait à ses associés; bref, placé bientôt entre
le déshonneur et la ruine, il opte pour celle-ci, quitte les affaires sans
un sou vaillant, et meurt au bout de quelque temps, suivi de près dans
la tombe par la frêle et douce Suzan Mivers.
De cette heureuse maison où elle a porté la honte et le trépas, Lu-
cretia s'éloigne un moment consolée; mais les joies du crime triom-
phant n*ont jamais ni durée ni repos : eUes ont laissé dans cette ame ai-
486 REVCB DBS BBUX KOlfDBS.
grie un Tague besoin d'expiation , un incurable et profénd malaise.
Lucretia, lasse de haîr^ Toodrait se racheter, et cherche de tous oMés
une espérance de salut , une réconciliation avec le pouvoir inyisible
qu'elle dédaignait, qu'elle brairait naguère. Le hasard la conduit dans
une petite Tille où quelques enthousiastes et quelques hypocrites ont
établi une congrégation méthodiste. En d'autrestemps, elle eM ri de
leurs momeries, de leur austérité plus apparente que rédie, de leurs
discours où respire le phis intolérant fanatisme; mais l'heure est venue
où cette superbe intelHgence, aflhiblie par les tortures intérieures, doit
subir le joug réservé aux plus humbles. Lucretia succombe, — égarée
dans son repentir, comme elle Pétait dans les tristes voies d'où elle
essaie de se retirer, — et un prédicant de la petite secte où elle est en-
trée prend sur elle assez d'empire pour la déterminer à Tépouser. Mis-
tress Dalibard derieilt nristress BraddeU.
Le ciel semble d^abord bénir cette seconde union et donne un fils à
la belle-mère de Gabriel Vamey. Bientôt cependant eHe prend en haine
et en mépris le nouveau maître qui , profitent d'une éphémère pros-
tration d'ame, s'est imposé à elle, et dont elle ne tarde pas à pénétrer
les vues intéressées, les bas et ignobles penchans. De son c6té, BraddeH
devine le changement survenu dans les dispositions de Lucretia. Cha-
que jour éclatent entre eux des mésintelligences de plus en plus graves.
Usant de sa supériorité morale pour enlever à Btaddell toute l'autorité
paternelle , Lucretia le coniï^int , pour ainsi dire , à faire prévaloir la
force physique , son seul avantage. Cette lutte aboutit à des scènes de
violence. Lucretia, frappée par son mari, cesse de lui résister; mais, à
l'heure même, armée de ces poisons qu'elfe a trouvés dans l'héritage
de son premier mari, elle s'en sert contre le second. Un mal mystérieux,
dont il devine à moitié l'origine, conduit en peu de temps aux portes
du tombeau l'infortuné Braddell. Quand il sent approcher sa dernière
heure, les conseils de ses amis le décident à ne pas souffrir que son
unique enfknt demeure sous la douteuse tutelle de Lucretia; et, comme
elle s'est éloignée de lui pour mieux détourner les soupçons que sa mort
aurait pu éveiller, il fait disparaître , de concert avec un de ses cordi-
gionnaires en politique , le Âts adoré de Lucretia.
Ici, la similitude des noms aidant à la similitude des situations, com^
ment ne pas songer à eette auta^ Lucrèce que M. Yictor Hugo nous a
montrée protégeant de loin un enfimt bien-aimé, leëeul lien qui larat^
tache aux devoirs de scm sexe, le seul être pour lequel son cœur ait
battu d'un amour sans reprochest Seulement, moins heureuse que Lu-
crezia Borgia, Lucretia Clavering a perdu son Gennaro ittystérieux, et
toutesa vie va désormais se ooncentrersur un seul intérêt; ellese vouera
tout entière a unereGtMolieeAsttdée pouriaquelle biendes ressources
us ROSIATf AltGIAIS. 48T
loi manqtienty malgré l^assistance d^tm complice adroit et dévoué,
Gabfriel Yâmey, qu'elle retrouve, et sur lequel, femme toujours supé-^
rieure, elle reprend bientôt son ancien ascendant.
Maintenant que, sans en briser le fil, nous avons suivi une natration
qui embrasse près de trente années, iliest temps de lever le rideau sur
te seconde partie, le second acte, si vous Toulez, de cette longue tra-
gédie bourgeoise.
Le propriétaire de LaugfatonMPriory^, le cousin Yemon, est mort sans
avoir voulu revoir Lucretia. H n'a laissé qu'un fils, le jeune Perceval
Saint-John, confié à une mère accomplie, et qui a déjà plus de vingt
ans à liépeque où nous transportons nos lecteurs. De leur côté, Suzan
Hivers et Maiowaring , morts tous les deux, n'ont aussi laissé qu'un
enfent^ miss Hèien Mainwaring. Lucretia, sa plus proche parente, a su,
par k régularité de sa vie, et en faisant «appel à la compassion de ses
proches, attirer auprès d'elle cette jeune fille. Ange de douceur et de
beauté, miss Mainwaring croit remi^iir un devoir pieux en assistant sa
tante, réduite, par ses infirmités^ à ne pas bouger dû fauteuil où elle est
confinée. Uuels sent les projets de Lucretia? Nul ne les saurait deviner.
HleHnFidme peutr-étre n'a pas encore mesuré toutes les chances de
l'avenir, et tout au plus est-il entré dans sa pensée qu'à un jour donné
son autorité sur Helen, la déférence de cette noble enfant, et la per-
versité de Gabriel Yarney lui offriraient un moyen de raffiner encore
sur la vengeance qu'elle a déjà tirée de Mainwaring et de Suzan. Ceci,
toutefois, n'est qu'une hypothèse. Lucretia, nous le répétons, n'a rien
décidé, rien prévu. Les événemens doivent régler sa conduite, et par
^[emple, si Perceval venait à mourir, si par sa mort Helen Mivers de-
venait l'héritière de Laughton, Lucretia ne serait-elle pas heureuse
d'y rentrer avec sa nièce, cette nièce qu'elle aurait protégée dans le
malheur, et dont elle aurait le droit de partager la prospérité inat-
tendue?
Les choses tournent autrement. Des circonstances purement fortuites,
le tumulte d'une fête publique, les grossières attaques de deux pas-
sans avinés , amènent entre Helen et Perceval une de ces rencontres
invraisemblables dont un romancier véritablement habile ne prend
pas volontiers la responsabilite. Le jeune homme s'éprend de la jeune
fille qu'il a secourue; il la suit, apprend son nom, et, charmé de lui
tenir déjà par les Hens du sang, il se présente directement chez Lu-
cretia pour y retrouver Helen.
Ainsi la redoutable empoisonneuse les tteat tous les deux sous sa main.
Inutile de dibe qu'elle favorise tours entrevues , qu'eUe fomente leur
aÉnour naissant. Son but ne lui est' pourtant pas eneore trèsdiûrement
défini. Tout d'abord même, en la voyantréehauflbr sa vieillesse auprès de
ces jeunes ardeurs, qu'elle semble contempler avec un attendrissement
488 REVUE DES DEUX MONDES.
mélancolique, en la voyant résister aux excitations de Yamey, qui ne
comprend pas, scélérat vulgaire, pourquoi elle tarde à frapper, on peut
espérer que cette vengeance implacable est à la un désarmée. D'ail-
leurs quel motif armerait Lucretia? Si Helen épouse son cousin, leur
tante exilée ne rentrera-t-elle pas avec eux sous le toit héréditaire?
N'est-elle pas certaine d'y unir ses jours entourée d'aflèction et de soins?
Est-ce bien la peine, pour acquérir sur ce magnifique domaine des
droits qu'elle ne peut léguer à personne, de s'exposer encore une fois
à l'infamie et à une mort ignominieuse?
Cet intérêt qui semble manquer à Lucretia , les événemens vont le
lui donner. Des indices, qui présentent à l'esprit bne sérieuse proba-
bilité , lui font croire qu'elle a retrouvé son fils dans la personne d'un
jeune homme plein d'énergie et de talent, que ses débuts comme avocat
et comme écrivain semblent promettre aux plus belles destinées. John
Ardworth porte justement le nom de l'ami auquel Braddell avait confié
le soin de faire disparaître son fils. 11 est sans parens, sans protecteurs
connus^ seul au monde. Il a été élevé par ce même ministre qui na-
guère avait été chargé de Suzan Mivers. L'époque à laquelle il lui fut
confié répond assez à celle où mistress Braddell s'est vu enlever son
enfant. Bref, cette dernière a tout lieu de penser que John Ardworth
est bien l'unique fruit de ses entrailles, et c'est avec toute la solUcitude,
tout l'orgueil d'une mère qu'elle apprécie à quel point, si cette suppo-
sition venait à se vérifier, il serait fiatteur pour elle de le reconnaître
pour son héritier. Hais alors, à ce fils déjà illustre, à cet orateur élo-
quent, à cet homme de fer et de feu, athlète tout formé pour les luttes
parlementaires, ne faudra-t-il pas ouvrir la route de Topulence et des
honneurs? Lucretia soufirira-t-elle qu'il use ses plus belles années à
jeter les fondemens obscurs d'une fortune qu'elle pourrait lui donner
dès demain, si Helen et Perceval avaient cessé d'exister? Nous vous par-
lions de Lucrezia Borgia : que pensez-vous qu'elle eût fait à la place de
Lucretia ûavering?
Celle-ci pourtant hésite encore. L'identité de John Ardworth avec
Vincent Braddell ( l'enfant perdu) n'est point assez évidente à ses yeux
pour justifier le double meurtre destiné à le faire riche et puissant. Un
reste de pitié, que tant de forfaits ont laissé au fond de ce cœur endurci,
l'émeut encore quand elle arrête ses yeux sur les deux victimes qull
faut immoler, toutes deux jeunes, souriantes, marchant au bonheur la
main dans la main, enivrées d'amoureuses espérances. Toutefois, on le
sent, la moindre complication dans cette situation déjà violente, une
révélation jusque-là retardée, un mauvais conseil de Yamey) qui lui-
même est aux abois sous le coup de poursuites déshonorantes, peut tout
à coup faire pencher la balance de mort, indécise encore entre les '
mains de Lucretia.
LE ROMAN ANGLAIS. 489
La crise se déclare quand la mère de Perceval apprend, en Italie, que
son fils, peu au courant des chroniques de famille, a noué des rela-
tions assez intimes avec la yeuYe de Dalibard et de Braddell. Effrayée
pour lui de ce rapprochement inattendu, effrayée surtout de le voir
épris d'une jeune fÛle élevée par une tante comme Lucretia, la pru-
dente veuve de sir Charles Vernon envoie à Londres le subrogé-tu-
teur de Perceval, un brave militaire, homme d'expérience et de réso-
lution, pour éclairer son jeune pupille sur les menaçantes intrigues
dont il est entouré. Ni Lucretia, ni Varney ne s'y trompent. Une seule
explication, révélant à Perceval leur existence passée, peut et doit le
soustraire pour jamais à leur influence. D'ailleurs, les preuves cher-
chées avec tant d'ardeur par Lucretia, ces preuves qui doivent l'aider
à étabUr la véritable filiation de John Ardworth, se multiplient et se
corrolK)rent chaque jour. Varney est donc bien fort quand il insiste pour
que sa complice ne s'expose plus à perdre, par de nouveaux délais^ le
fruit de tant de machinations et de tant d'habiles menées. Âigourd'hui,
admis à Laughion-Priory, ils ont à leur merci tous les moyens d'en finir
sans que leurs crimes soient connus^ sans que leur culpabilité du moins
puisse être prouvée. Dans quelques jours, chassés de cette maison où
ils ne sont rentrés que par surprise, ils seront contraints de tout ha-
sarder pour en venir à l'exécution de leurs horribles projets.
/ Lucretia, vaincue, se décide enfin. Chaque nuit, dans l'ombre où
ses vêtemens noirs lui permettent de glisser invisible, cette fausse pa-
ralytique , dont personne ne songe à surveiller le sommeil , s'en va ,
d'un pas agile et furtif^ jusqu'au chevet d'Helen endormie. Quelques
gouttes d'une liqueur subtile, qui n'altère ni la faible saveur, ni la lim-
pidité du breuvage le plus innocent, sont mêlées par elle à la potion
qu'Helen doit prendre chaque matin. Aussi la jeune fiancée, d'abord
faiblement indisposée, sent-elle aggraver ce mal dont les symptômes,
connus des médecins, ne donnent aucun soupçon. Une toux de plus en
plus sèche, une angoisse spasmodique qui semble annoncer un ané-
vrisme, préparent les esprits à quelque subite catastrophe. Helen, mieux
que toute autre, sent les rapides progrès des souffrances qui la détruisent;
mais ce qu'elle en peut dire n'est pas de nature à éclairer ceux qui la
soignent, et son amant désespéré la voit s'éteindre rapidement sous ses
yeux, sans rien pouvoir opposer à ces nocturnes visitations du meurtre^
qui poursuit froidement son travail infernal.
, Ce que Perceval ignore, un homme cependant pourrait le lui dire,
car cet homme a surpris, par hasard, l'empoisonneuse errant dans les
longues galeries du château, sans bruit, sans lumière, noire de la tête
aux pieds; mais quand bien même Becky Carruthers, — ce pauvre ba-
layeur des rues, dont Perceval , par pure charité, a fait un groom d'é-
curie, — quand bien même il oserait soupçonner Lucretia, aurait-il
MO REVUE DES 0BUX MONDES.
cfaanee d^être écouté? Être atbject, infirme, dégradé sil'enfttt, mattre
Beck ne hasarde pas même une oonjectnre, et l'œuvre de mort se con-
tinue sans obstacle.
Quant à Percevais condamné comme ilelen, il ne ^oit périr xfu'aprèB
eUe. C'est dans les paroxismes de sa première douleur, c'est au sein de
son désespoir cônvulsif que les deut complices^ passés maîtres dans
leur art terrible, comptent leibudtoyer par un de leurs plus violens
poisons. Cèlui-d pousse le sang vers le cerveau, détermine le délire,
les ébraiïlemens nerveux, la mort enfin, sans que le médecin rérvoque
en doute , un seul moment , la connexion apparente de ces phéno-
mènes avec ceux d'un chagrin devenu tout à coup intolérable, et^de là
folie que ce chagrin peut déterminer en quelques heures.
A ce plan si bien combiné, à ces projets sinistres pour lesquels l'al-
chimie de DaHbard fouriiit des moyens infaillibles, il semble que les
deux amans ne peuvent échapper. L'action calculée du poison a déjà
relâché les fibres musculaires et dénaturé la couleur des tissus autour
du cœur d'Helèn. Le scalpel du chirurgien y fouillerait maintenant
sans démentir les probabilités d^nne mort causée par Yanginapeetùri»,
ce mai si difficQe à combattre chez les sujets nerveux que de vives
émotions ont coup sur coup agités. Nous avons vu comment Percevd
doit périr : qui donc pourrait sauver Tun ou l'autre? A Becky Carro-
thers , — personnage plus important qu'on n'a pu le supposer d'a-
bord, — cette mission est réservée. Déjà inquiet, depuis sa découverte
nocturne, il surveille les menées de Vamey et de Lucretia, et lorsqu'au
milieu du désordre que causent les souffrances de la mourante Helen,
ils croient pouvoir se ménager une «ecrète conférence où les dernières
mesures à prendre seront concertées entre eux, cette entrevue a pour
témoin le pauvre Beck , caché, comme Polonius, derrière une tapts^
série de haute lisse. 11 entend les deux complices projeter le crime qtit
va les débarrasser de Percevai, son maître adoré. 11 les voit jeter au feu,
— une fois qu'ils ont mis à part le poison préparé pour ce dernier forfait,
— tous les mortels trésors que Dalibard avait entassés. Lucretia seu-
lement passe à son doigt une bague tombée en dehors de la cassette
mystérieuse. Cette bague est faite sur lé modèle de celles qui^rvaient
aux empoisonneurs italiens du xyi"" siècle; elle ressemble à cette petite
clé d'or que César Borgia confiait à celui de ses courtisans dont il
voulait se défaire sans scandale. Une pointe cachée et qui laisse à peine
trace de la blessure qu'elle a ouverte, un puissant venin chassé sans le
moindre effort dans l'imperceptible déchirure de Fépiderme, compo-^
sent cette arme redoutable.
Or, tout à coup, lorsque Vamey l'a quittée, Lucretia, tournée vers
une glace, y voit l'honnête espion se glisser à petit bruit vers fa porte.
Sur ses traita décomposés, elle lit l'assurance qu'il a surpris l'entretien
1/B lOlMft AMLAI8. MH
qu'^e Tient d'avoir aTec soni beau-ftls. D'un sml bood, la prétoMtao'
malade est dewmt cet bomme, qui balbutie dliBOohiéreiiies' réponses à
ses questions pressantes et rapides. Dennant qu'il esb décidé à fuir» et
l^bablement à déneoeer «e^qu'il a pu appr^iÂre, elle n'hésite pas À le
cetenir i«oleniment. Book repousse cette Yipère qui ^e rouie autour da^
lui; et, quand elktsent qu'il échappe à^ses étreintes^ die presse contre,
son poignet découvert k) bègue veniawuse. Certaine alors qu'il n'a pea
long-temps à vivre, elle le voit* partir awc hkhbs de crainte. Vam^
oepradant, arerti par elle^^'élanceà toute bnde sur les tnaeesdu groom
fiigiltf, qui, œonléaurile meiUeur cheTal de l'éame, court auHfevant
de Perceyal pour lo mettre en garde ^contre les deux assassins.
Maintenant l'heure du cbâtimmi.ajOB»é; oar ce pauvre valet mé^
prisé, ce mendiant que Perceval a recueilli dans la boue de Londres,
Beeky Carruthe rs, que Luoretia vient de tuer à L'heuFemème/ est pré-
cisément ce fils tant cherché pour qui elle entassait ainsi crime sur
erime, et John Ardworth est bien le fils de WaUer Ardworth, l'ami d»
Braddell. Le mystère qui entourait son existence, l'abandon où il a
été laissé, tiennent seulement làioe que Walter Ardworth, uni à une*
femme indigne de lui, était passé aux Indes pour y oontiocter un autre
Baariage, efifàfant, autantqu'il le poumit, tout. vestige du premier.
Nous laisserons volontiers au lecteur le soin de composer lui^^méme
la scène finale de cet horriUe drane. n devinera sans peine comment
le romancier, gmiant pour cette ^eure supràne toutes les révélations
qui doivent écraser sa délestdrie hérome, la fait passer par mille an-
goissea graduées, depuis le moment où elle apprend qu'elle doit re-
noBCOT à être jamais la mère de John Ardworthjusqu'à edui où Becky
lui est ramené^ livide, rongé par le poison qa'elle-môme a fait couler
dans ses veines, la maudit, la dénonce, et vomit sur sa robe, avec
une dernière ûnprécation, un fiot de sang dcmt.il semble que Lucretîa
doit rester à jamaÎB souillée, comme sont encore empremts du sang de
Itizzio les parquets séculaires^ d'Holy-Riood. Helen meurt aussi, maïs
Perceval est sauvé. Vamey, arrêté pour crime de faux, est déporté à
la Nouvelle«<jâlles. Lucretia finit ses jours>dans une maison d'aliénés^
échappant par ce destin, plus ixieto queila mort même, aux justes re^
présailles de la loi.
A cette manière violente, exagérée, tumnltaeuse etfroidement syu
métrique de disposa ce qu'on pourrait appeler son tableau final, vous
avea^reoonnu le rwaaanoier vulgaire, Vémule attentif des narrateurs de
second ordre. Néanmoins ilne faudiait paas'en tenir, même pour le ro-
man dont nous venons de terminer l'analyse, àcetta apj^dation son»*
maireettr^dédaigneuse..Unécrivaind'étite, in hommeérudit comme
l'est sir Edward Bulwer, se retrouve, enoone^méme lorscpt'il fait tout son
FQfittblapour effiBM^er saaufwrioritégénante.et.aemettreiau niveau des
49S REVUE DES DEVX HONDES.
intelligences les plus communes. Vainement écarle-t-il avec un soin ex-
trême les qualités qu*il suppose antipathiques à ses lecteurs dégénérés :
malgré lui, à son insu, ses anciennes habitudes l'emportent encore par
momens, et le ramènent au temps où, stimulé par une ambition plus
noble, au lieu de rivaliser avec la plèbe des conteurs nouveaux, il as-
pirait à eflacer les gloires passées, à remplacer Maturin, Walter Scott, à
éclipser Hook et Plumer Ward dans leurs tableaux fashionables, à dé-
fier la critique sévère des Locl^art et des Macaulay.
Ainsi , dans toute la première partie de Lucretia, vous rencontrerez
des tableaux d'intérieur, des physionomies, des caractères, qui rappel-
lent la meilleure manière et les meilleurs jours de l'écrivain. L'inté-
rieur de Laughton-Priory, les manies, les préjugés du vieux sir Miles,
son orgueil héréditaire constanmient aux prises avec la générosité de
son cœur, tout, jusqu'à la date exacte de son élégance, jusqu*aux par-
ticularités de son costume, en fait un portrait excellent. Vous diriez les
touches exactes et fines de notre Meissonnier, et la vigueur de ses da-
guerréotypes au pinceau. Sir Miles est un gentleman de la vieille école,
encore poudré en 1800, un digne contemporain de lord Chesterfleld,
un digne convive des petits soupers de mistress Clive; son jabot de den-
telle est saupoudré du meilleur martinique; sa canne à poignée trans-
versale, son petit chapeau à bras, sa tabatière d'émail encadrant un
portrait de femme, ses trois ou quatre pipes en terre cuite, — car les
houkahs, les mirschaums n'étaient pas encore à la mode, -^ indiquent
nettement la destinée et les transformations de cet ex-beau devenu gen-
tilhomme campagnard, autrefois célèbre dans les chroniques de bou-
doir, depuis héros populaire des county-meetings et des festivals agricoles.
Vernon appartient à une autre génération , et mille détails caracté-
ristiques le distinguent de son oncle. Ce dernier était un beau; Yemon
est un buck.Les bucks, que les dandies ont remplacé, faisaient état de
mépriser la. tendance madrigalesque et l'esprit gourmé de leurs prédé-
cesseurs. Us mettaient leur gloire à se montrer plus virils, plus énergi-
ques, plus robustes que ces copistes efféminés des belles manières fran-
çaises. Pour briller parmi eux, il fallait boire sec, jouer gros jeu, être
bon écuyer, bon cocher, ferme joueur de paume, ne reculer devant
aucune débauche, si dangereuse et si fatigante qu'elle fût, enfin mener
la vie comme une course à fond de train, et dépenser largement les
trésors de force ou de santé qu'on" avait reçus du ciel. Un buck qui sur-
vivait à son orageuse jeunesse était un homme pour long-temps éprouvé;
mais bon nombre des jockeys engagés dans ce redoutable tournoi mou-
raient avant d'avoir franchi la moitié de l'hippodrome. Soit dit en pas-
sant, nous avons eu en France, et vers la même époque, une espèce
d'élégans analogue à celle-ci et copiée d'après elle. Ils florissaient vers
le début de la révolution; quelques-uns se retrouvent parmi les muscor
us ROMAN ANGLAIS. 493
dins du directoire. Nous les voyons se colleter bel et bien avec les mus-
culeux ouvriers du faubourg Saint-Antoine quand ceux-ci se moquaient
de leurs ridicules cadenettes, disputer aux jockeys anglais les prix des
courses, conduire au Champ-de-Blars, en véritables four-in-hand , des
chars romains attelés de quatre chevaux , déjeuner en nageant sur la
Seine, courre le cerf avec Ouvrard dans les bois du Ramcy, et figu-
rer, athlètes infatigables, dans les orgies du Luxembourg, où Barras
aimait à les mettre aux prises avec les faciles beautés dont il s'entou-
rait. Napoléon , qui n'aimait pas les vices exubérans et scandaleux , les
richesses indisciplinées et les scandales inutiles, dispersa dans ses ar-
mées ou dans ses préfectures l'élite de sa jeunesse dorée. Les der-
niers débris de cette génération s'en vont aujourd'hui l'un après l'autre,
jetant un regard de mépris sur nos prudentes folies, nos désordres
énervés, nos merveilleux à corsets, nos estomacs blasés ei paresseux,
nos amours languissans, nos facultés bornées en tout genre.
Il y a aussi un véritable talent dans la manière dont le personnage de
Lucretia Clavering se présente tout d'abord aii lecteur. Rien ne fait
présager en elle cette héroïne de mélodrame hérissée et pantelante,
cette mère insensée et furibonde, qui nous gâte le dénoûment du livre.
Elle est jeune, belle, un peu froide, un peu hautaine , mais le génie
du mal ne lui est encore apparu que dans le désordre des rêves. Elle
ose à peine s'avouer à elle-même ce vague désir, cette ambition cruelle
qui lui font étudier avec une impatiente curiosité les dispositions apo-
plectiques de son vieil oncle. Encore a-t-elle, à ses propres yeux , une
sorte de justification, car c'est l'amour, et non pas une passion plus vile,
qui lui inspire cette pensée mauvaise. Elle ne voit point dans sir Miles
le riche célibataire dont elle doit hériter, mais le protecteur impérieux
qui l'a séparée de Mainwaring et ne consentira jamais à leur mariage.
Elle est encore bien loin, la femme qui, plus tard, se débarrassera coup
sur coup de deux maris, et cependant on entrevoit, nuage menaçant
au sein d'un ciel encore azuré, les instincts funestes que le temps et le
malheur développeront. Non, ce n'est pas en vain que Dalibard a voulu
étendre au-delà des justes bornes la science de cette enfant précoce,
ce n'est pas en vain que, pour l'enchaîner à lui, dupe de l'admiration
qu'il lui avait d'abord inspirée, il lui a livré les trésors de son expérience
consommée, lui apprenant en même temps à dissimuler cette péril-
leuse richesse. Maintenant, forte contre lui de ses propres leçons, forte
de ces aveux qu'elle a provoqués en quelque sorte pour le mettre à
sa merci, eUe abuse des avantages qu'il lui a laissé prendre; elle tyran-
^ nise sans remords ni pitié ce précepteur amoureux, et, dans la lutte
qui s'engage entre eux, — lutte d'où elle sortira vaincue, — sans man-
quer aux convenances de son âge, de son sexe ou de son rang, elle se
TOME xvn. 33
494 REV» MB DBGX MONBES.
révèle hasardeuse, insolente, ircmique, implacable, à ce point qne Yg»
peut tout attendre, dans Tavenir, d'une nature déjà si corrompue.
Quand nous la retrouvons à Paris, après la ruine de tontes ses espé-
rances, la maladie morale dont eUe est atteinte, la hideme lèpre du
crime, n'a fait que des progrès cachés; Luoretia Dalibard, comme Lu-
eretia Clavering, est encore innocente aux yeux des hemmes, et c'est
nn trait où se retrouve le romancier d'éhte, que de n'sfoir point préci-
pité d'un seul coup dans l'abUne crtte ame dése^érée. Caractère vi-
cieux, mais énergique, Lucretia ne doit point succomber au premier
choc. Elle tomberait sans cela dans la catégmie des scélérat» vulgaires,
et cesserait de nous intéresser, tandis qu'en la voyant aflUssée sous le
poids des regrets, engourdie par te firoiâ despotisme de son man,*ne
prenant plus souci d'elle-même ni de sai destinée, on éprouve une sorte
de sympathie pour cette malheuorense victime de l'égoïste et sangui-
naire Dalibard.
En créant le personnage de Vamey, sir Edward Bulwer semble
s'être proposé de faire le procès à notre époque tout entière. Gabriel-
Honoré, fils d'une danseuse et d'un savant, artiste incomplet, épicurien
frivole, indolent, présomptueux, prenant pour les dons incompris du
génie certaine facilité superficielle dont il abuse, et pour un signe de
distinction aristocratique le goût des plaisirs, des prodigalités insolentes,
des fanfaronnades audacieuses , Gabriel-Honoré , disons-nous, résume
assez la corruption de la jeunesse contemporaine. Ajoutez à cette cor-
ruption de l'esprit et des sens un égo'isme glacé, un mépris souverain
pour les vertus qui ne sont pas à sa portée : vous avez un type déplo-
rablement vrai, une dissection déplorablement exacte de toute une
classe d'êtres qui appartiennent excluâvement à notre civilisation raf-
finée, à nos mœurs amollies, vicieux efféminés, autour desquels une
menteuse élégance dissimule les plus vils pencbans, les plus honteuses
ftûblesses.
Parmi les jugemens sévères que la presse anglaise a portés contre
l'auteur de Lucretia, il en est un qui a dû attirer porticulièremenl nohre
attention. Il a été dit que sir Edward Lytton Bulwer imitait, de propo»
délibéré, les romanciers français, que l'influence littéraire de MM. de
Balzac, Sue, etc., se faisait sentir d'un bout à l'autre dans cette œuvre
nouvelle; or, c'est là aujourd'hui l'inculpation la phis grave qui puisse
atteindre un écrivain anglais, et nous croyons qu'on amraît pu F épar»
gner à Bulwer. Cependant, comme il faut tenir compte des moiodree
indices, nous avouerons que les doctrines sodales et philanthropiques
dont M. Eugène Sue, dans ses derniers ouvrages, s'est conslitué le pro-
pagateur^ ont bien pu inspirer à l'auteur de LucreUm le rèie de Btcky
GarrutherSy le balayeur dès rues, et celui de Grabman, le jurisconsolte
de bas ékige. 0» supposcfrait mémo^ 9aw iirop^ 4'îiHrraweEid>laii€e, que
Bulwer a touIu deooer ua bîdeux jpeodAOl à e^rtaiaa portraits, comim
cew du ChouffHieuF, du Mattra d'École, du Squelette» quand il a glissé
daas^ soa voaiw la figure épouvaiitabl» du B^r^nai/^hw, ^ le \oleur
de cadavres, — qu'il finit par accoupler à Varney rempoisonneur sur
ks bancs- du narire qui mnpofte ces àevix nûséraûss. A vrai dire néan-
moij2s,ceii'est.làqu'u»emitalion fortineoàsplàte, portant sur quelq^^
détails accessoires^ et d'aiUeurs, aiosi que npus le disions en comment
çaat, BuLwer a pu choisir ses modèles en ce genre parmi ses compa^
triotes. Dickens dans Olioer Tmisê, Ibniion Ainsworth dans Jack
Shqppard, et les copistes da l'un et de Vautre, dans des centaines de fq^
mans anonymes, ont analysé des existences non moins souillées, non
moins infimes que celles c|ui tiennent tant do place dans le dernier réçi^
de Bulwer, NousJMMnmes donc en droit de repousser, comme une acou«
sation légèrement portée^ cette solidarité que Ton veut établir entre les
horreurs tant reprochées à Luoreiia et celles que Ton signale à boa
droit dans quelque^uns de nos re«nan»^feuiUetons, Ce qui nous por-^
terait surtout à douter de cette imitation directe, c'est précisément ce
qui a yalu à sir Edward Bulwer tant d'acrimonieux réquisitoires ; *-^
une petite note^ imprudemment loyale, par laquelle Bulwer reconnaît
avoir libremem plagié [frtêlf ploffiarUed), dans un roman de M. de
Balzac, une description qui l'avait frappé (i). L'aveu spontané d'un pla^
giat partiel n'impiâque^t-il pas en effet que l'autour de Lucretia se
sentait^ pour le reste de son livre, à l'abri de cette espèce de reproche?
S'il l'eût redouté, ne se swait-U pas bien gardé de se dénoncer ainsi lui^
même, et de donner l'éveil à la critique?
Ce que nous disons des origines littéraires, nous le disons aussi des
sources historiques. Au premier abord, on pourrait croire que Lucretia
Clavering est l'effigie tant soit peu dénaturée d'une femme à qui la
presse française fit naguère une célébrité déplorable. On est d'autant
mieux confirmé dans cette opinion, que l'on sait davantage à quel
point le procès du Glandier préoccupa nos voisins, et quelles terribles
conclusions leurs écrivains en tirèrent contre la société française, contre
la littérature moderne, contre réducatioa que les femmes reçoivent
chez nous. Ce fut, on s'en souvient, un ioUe universel de l'honnéta et
religieuse Angleterre contre la France athée et perverse, anathème
iiy uste comme la plupart des anathèmes, et que ne justifiait nullement
la moralité comparée des deux pays* Toutefois, nonobstant la vraisem-
blance des coQi^tures que l'on pourrait former à cet égard, elles sont
démenties par l'écrivain, qui nous dit expressément de quels faits réels
il s'est insiM'é. Persuadé que le grand mal de notre époque est une am-
(1) Lucretia, tome H, p. 79 et SO.
496 REYUB DES DEUX MONDES,
biUon impatiente de tout délai, antipathique à tout travail, il voulait
exposer à sa manière, sous forme de drame ou de roman, les vérités
morales qui pourraient le mieux combattre ces dispositions funestes,
lorsqu'un favorable hasard lui fournit un cadre éminemment appro-
prié à ses vues.
« Ce hasard m'a fait connaître, poursuit-il, la double histoire de deux
criminels qui ont vécu de notre temps, — histoire aussi remarquable
par la noirceur et le nombre des forfaits commis que par le caractère
des deux scélérats qui en étaient les auteurs : Fun, doué des plus bril-
lantes facultés, de l'esprit le plus vif, de Fhumeur la plus gaie; l'autre,
non moins distingué par son savoir et par ses aptitudes intellectuelles;
si bien que l'examen et l'analyse de ces perversités exceptionnelles de-
vinrent pour moi une étude remplie d'intérêt et de sombre curiosité (l].»
On a complété cette demi-confidence, on a nommé l'un des per-
sonnages ainsi désignés par l'auteur de Lucretia. a Dans le fait, di-
sait à ce sujet un critique anglais, les rangs moyens de la société à
Londres ont vomi un scélérat de tout point pareil à Varney, et il y a
de ceci assez peu d'années pour que l'on n'en ait pas encore perdu tout
souvenir. Le procès de Wainewright et la manière dont il fut soustrait
à une mort ignominieuse se rattachent à un ensemble d'infamies et
de meurtres bien autrement effrayant que le récit de sir Edward Lyt-
ton. Nous ignorons, ajoutait le retoiever, d'après qui fut tracé le portrait
de Lucretia... » Sur ce point, en effet, les opinions diffèrent, et les ver-
sions mystérieuses qu'on a fait circuler ne sont pas en rapport les unes
avec les autres; mais il est resté avéré que nos chroniques judiciaires
n'avaient rien à revendiquer dans cette odieuse création, ou pour mieux
dire dans cette affreuse image.- Nous constatons avec plaisir ce simple
fait, qui nous parait une réfutation indirecte de toutes les malédictions
lancées contre nous, il y a cinq ans, par les écrivains anonymes de la
presse anglaise. La société qui donne naissance à une Lucretia Clave-
ring ne saurait foudroyer de très haut celle qui a repoussé de son sein
la misérable condamnée de Brives.
Le dernier roman de sir Edward Lytton, qui, selon toute apparence,
clôt la carrière du laborieux conteur, déjà décidé, il y a quatre ans, à
ne plus s'aventurer dans le domaine de la fiction, était fort impatiem-
ment attendu; il a été lu avec avidité, critiqué avec amertume, et,
selon nous, il ne méritait ni tant d'intérêt ni tant de haine. Ce n'est pas
à dire qu'il soit indigne de toute attention, et, en songeant à cette longue
série de récits qui forment le bagage littéraire de Bulwer, nous ne
regrettons pas que celui-ci nous ait fourni l'occasion d'apprécier un
talent incomplet sans nul doute , gâté par des manies, des affectations
(t) Lucretia, préface, p. viii.
LE ROMAN ANGLAIS. 407
regrettables, plus éleyé pourtant, plus littéraire, plus consciencieux
que ses détracteurs ne veulent bien en convenir. Au lieu de se mon-
trer si sévères pour Fauteur de Lucretia, ceux-ci eussent mieux fait de
rechercher la cause des défauts qu'ils relevaient si amèrement. On
pouvait agiter à ce propos une question intéressante. 11 y avait à se de-
mander jusqu'à quel point les défauts de Bulwer dérivent de l'activité,
de la curiosité excessives qui l'ont tour à tour entraîné sur tant de voies
différentes. Remarquons-le, ce besoin de tout apprendre, de tout essayer,
apanage sublime des esprits supérieurs, est une tendance maladive chez
les intelligences de second ordre, qui s'assimilent incomplètement le
butin de leurs avides recherches, et portent avec fatigue ce fardeau
imprudemment soulevé. La science acquise nous profite justement dans
la proportion des facultés qui nous étaient données pour l'acquérir.
Quand elle dépasse cette mesure, elle risque de détruire en nous l'équi-
libre nécessaire, de chasser le naturel , d'effacer la spontanéité, de con-
trarier, de gêner les allures de l'esprit et du style. Les idées, se raffi-
nant, deviennent subtiles et bizarres; le trait vif et franc se change en
acutesse; on était correct, on incline au purisme : l'érudition s'exagère,
et la pédanterie n'est pas loin; bref, les prétentions grandissent, et le
mérite diminue d'autant. Serait-ce là, par hasard, l'histoire secrète
de la décadence notée par nous dans les œuvres successives de Bulwer?
Ou n'est-il, tout simplement, qu'un écrivain comme tant d'autres, dé-
routé dans ses calculs par l'inconstance capricieuse de ses lecteurs? Le
succès a tourné la tête à bien des gens : pourquoi donc une défaveur
imméritée n'agirait-elle pas de même sur l'esprit de celui qui en est
victime? Peut-être n'est-ce pas trop du concours de ces deux causes
pour expliquer la distance qui sépare les débuts de Bulwer de ses der-
nières productions. Quoi qu'il en soit, l'auteur d'Eugène Aram n'en
reste pas moins une des figures les plus remarquables que puisre nous
offrir, dans son état actuel, la littérature des trois royaumes. Nous
avons dû tenter de placer cette figure à son rang et sous son vrai jour,
avant qu'elle se perdît dans ces limbes attristés par les ténèbres, où les
beaux esprits que le baptême glorieux n'a point classés parmi les élus
de l'avenir se tiennent, comme le dit Dante, avec les petits innocens
mordus par les dents de la Mort (!].
E.-D. FORGUES.
(1) Il Purgatorio, canto vu, st. 10.
DE LA
COLONISATION DE L'ALGÉRIE
LES ESSAIS ET LES SYSTÈMES.
I.
Un homme dont la parole fait autorité en matière d'exploitation agri-
cple, Mathieu de Dombasle, a dit : a Pour fondet* des colonies, il est
une qualité précieuse: c'est cette disposition à juger d'avance, froide-
ment et avec sagacité, d'une part, les avantages réels que Ton peut
tirer de tel étabhssement colonial en particuUer, et d'autre part les dé-
penses qui seront nécessaires pour s'en assurer la possession, d D est
rare cependant que les grandes colonies doivent leur origine à une spé-
culation régulière : elles sont presque toutes, comme notre Algérie,
filles du hasard. Séduites par l'orgueil de la conquête, par cette fausse
idée qu'une extension de territoire est le gage d'un accroissement de
puissance, les nations jettent avec un enthousiasme aveugle les bases
d'un empire colonial. Une fois engagées, elles persévèrent, et, si le pré-
sent est onéreux, elles se consolent et se persuadent qu'elles travaillent
pour l'avenir. Il est sans doute nécessaire qu'une métropole soutienne
sa colonie au début; mais les dépenses qu'elle s'impose ne doivent être
de sa part qu'un placement. Il faut qu'elle voie bien clairement que
COLONISATION DE L' ALGÉRIE. 499
l'entreprise a chance^ non-seulement de se suffire bientôt à elle-même,
mais encore d'amortir les frais de son établissement. Si Taffaire ne ré-
pondait pas à cette condition, c'est qu'elle serait mauvaise commercia-
lement, et alors il y aurait pour la métropole, comme pour les colons
eux-mêmes, profit à s'abstenir. Il importe donc que les hommes d'état
appelés à prononcer sur l'avenir de l'Algérie règlent leur jugement
d'après ce principe : un système de colonisation, quel qu'il soit, ne peut
réussir qu'à la condition de payer ses frais, c'est-à-dire de garantir tous
les capitaux, de rémunérer tous les services au moyen des ressources
créées par la colonie elle-même.
Si les gouvememens procédaient d'une manière rationnelle, ou même
avec le simple bon sens du marchand qui fonde une maison de com-
merce à l'étranger, le premier soin serait d'évaluer les sacrifices né-
cessaires à la consolidation d'un établissement extérieur. L'entreprise
de peupler et de feriiliser un pays est plus ou moins difficile, plus ou
moins dispendieuse. Qu'on imagine un territoire isolé dont l'état sani-
taire ne fût pas suspect, dont la possession ne fût pas disputée par les
armes, le peuplement d'une telle contrée pourrait être efltectué facile-
ment et à peu de frais. Telle ne s'est pas présentée à nous l'Algérie. In-
quiétée par un ennemi opiniâtre, cette colonie doit acheter la sécurité,
soit que les habitans enrégimentés en milices paient de leur temps et
de leurs personnes, soit qu'un impôt spécial vienne en déduction du
budget de la guerre. L'assainissement des lieux, résultant des desséche-
mens, des endiguemens, des plantations, enfouira beaucoup d'argent.
Un capital relativement plus considérable qu'ailleurs (nous le démon-
trerons plus tard) sera nécessaire à la bonne exploitation du pays, et on
ne l'obtiendra qu'en offrant aux capitalistes l'appât des gros bénéfices.
La terre africaine ne pourra être fécondée qu'avec le concours des
hommes de science, qu'il faudra rémunérer dignement. Enfin, condi-
tion suprême et sans laquelle il n'y a plus pour nous en Afrique que
ruine et périls, on n'obtiendra en assez grand nombre les hommes qui
doivent faire le fonds de la population franco-africaine, les ouvriers
honnêtes, laborieux et énergiques, qu'en leur offrant ^des avantages
solides et positifs : c'est encore de l'argent à fournir, et beaucoup d'ar-
gent. Il n'y a donc pas à se faire illusion : la colonisation de l'Algérie
coûtera très cher, aussi cher qu'aucune autre entreprise de ce genre
puisse jamais coûter.
Ces conditions d'existence, sécurité, salubrité, primes offertes aux
capitaux, à l'intelligence, au rude labeur, ne peuvent être réalisées^
nous le répétons, qu'au moyen des ressources créées au sein de la co-
lonie. La France voulût-elle faire vivre artificiellement son nouvel em-
pire à force de subventions, qu'elle n'y réussirait pas : le sacrifice dé-
passerait ses forces. La dépense des dix premières années d'occupation.
.500 REVUE DES DEUX MONDES.
déduction faite des recouvremens, s'est élevée à 323,626,342 francs.
La tactique suivie depuis 1840 a porté le chiffre annuel à plus de
100 millions : en joignant au budget et aux crédits spéciaux les frais
accessoires pour les inouvemens de troupes et les transports maritimes
occasionnés par la guerre d* Afrique, M. Desjobert a porté le chiffre de
Tannée dernière à 125,762.993 francs : c'est donc, en nombre rond,
un milliard au moins que l'Afrique a englouti jusqu'à ce jour. Eh bien!
cette somme énorme n'a servi, pour ainsi dire, qu'aux préliminaires
de l'installation : on a assuré la conquête et entrepris le déblaiement
du sol; mais l'œuvre sérieuse et reproductive, la colonisation propre-
ment dite, est à peine commencée; on n'en est encore qu'au ballottage des
systèmes, et personne, à l'heure qu'il est, n'entrevoit clairement quelle
sera l'étendue des avances à faire et quels dédommagemens on en doit
espérer. La France, encore une fois, ne peut pas éterniser le sacrifice
sous lequel elle succombe. Des subventions additionnelles vont être
demandées pour déterminer le peuplement et la culture du sol. Si on
les accorde, ce ne peut être qu'à titre de prêt. L'Algérie doit exister par
elle-même; toute organisation qui laisserait les dépenses coloniales au
compte de la métropole aboutirait fatalement à un échec.
Les besoins de la colonie étant constatés, on se demande quelles sont
les chances de développer les ressources en proportion des charges. Un
impôt prélevé sur les indigènes, à la manière des Anglais dans l'Inde,
ne dépassera jamais 4 à 5 millions. Un système basé sur les profits du
commerce aurait peu de chances en présence d'une population clair-
semée , sans industrie et sans movens d'échange. La colonisation doit
donc être agricole, et le programme à remplir pourrait être formulé
ainsi : peupler l'Afrique française au moyen des bénéfices obtenus par
la culture et rexploitation des richesses intérieures de la terre.
On nous dira que, le produit de la terre étant la seule fortune de l'Al-
gérie , il n'est pas possible que les bénéfices de l'agriculture paient ces
frais de colonisation que l'on déclare devoir être considérables; que les
tentatives agricoles faites jusqu'à ce jour ne donnent pas lieu d'espérer
un semblable résultat. En réponse à ces objections, nous rappellerons
un axiome simple comme toutes les lois agronomiques, axiome sur le-
quel on nous permettra d'insister en raison de son importance.
Une culture maigre et insuffisante ï\p donne que de maigres produits,
qui souvent ne paient pas leurs frais, si minimes que soient ces frais.
Une exploitation riche et bien dirigée paie non-seulement les frais, si
considérables qu'ils soient, mais donne des bénéfices nets; il y a plus,
le bénéfice semble augmenter en proportion de la somme des efforts
producteurs (capital et travail), non pas dans une proportion relative
aux avances, mais dans une relation progressive. Il est utile d'expliquer
ce phénomène par un exemple. Deux propriétaires, l'un riche et l'autre
COLONISATION DE L'aLGÉRIE. 501
malaisé, achètent deux domaines d'égale étendue et d'égale qualité au
prix de 80,000 francs; le pauvre ajoute au prix d'achat un capital d'ex-
ploitation de 20,000 francs; total de ses ayances, 100,000 francs. Le riche
élèye son capital d'exploitation à 1^,000 francs; total, 5M)0,000 francs.
On les suppose d'ailleurs tous deux également économes , également
habiles. Eh bien! si le premier obtient en produit net 5,000 francs, soit
5 pour iOO de son capital engagé, le riche obtiendra 20,000 francs, soit.
10 pour iOO de son capital : de sorte que, si la possession de ces deux
domaines était grevée accidentellement d'une charge annuelle de
6,000 francs, le cultivateur pauvre se trouverait incapable de con-
tinuer son exploitation , tandis que son voisin resterait en possession
d'un revenu de 14,000 francs, par le seul fait de l'exubérance de son
capital. '
On pressent la portée de ce phénomène dans son application à l'Al-
gérie. Il n'y a pas de mesure absolue pour la fécondité de la terre; on
peut en élever graduellement le produit à l'aide d'un capital bien em-
ployé : la seule limite de cette progression est le point où les débouchés
avantageux viennent à manquer. Au sein même de la France, il y a des
terres qui ne valent pas 100 francs Thectare, quoique supérieures dans
leur essence à d'autres terres qui se vendent 2,000 et 3,000 francs : la,
plus-value de ces dernières, toujours proportionnée aux produits, n'est
que la représentation des sommes employées pour améliorer le fonds
ou assurer des débouchés. Trop confians dans la vertu naturelle du sol
africain, les premiers colons n'ont pas attendu, pour solliciter la terre,,
qu'ils eussent des moyens sufflsans. On a même érigé, en quelque sorte,
cetta faute en système. Une circulaire administrative répandue parmi
les colons leur recommandait de ne pas faire de bonne agriculture, sous
prétexte que les circonstances économiques ne se prêtaient pas à une
exploitation perfectionnée. Autant aurait valu recommander à nos sol-
dats de désapprendre l'art militaire pour combattre les Arabes. Si la
victoire reste toujours en définitive à nos drapeaux, c'est qu'à des*
bandes sans frein et sans ressources certaines nous opposons la bravoure
disciplinée, la tactique, un matériel spécial, des approvisionnemens
garantis par le trésor d'un grand empire. Le moyen de vaincre dans^
l'ordre industriel , c'est de procéder comme dans l'ordre militaire. Si
l'on veut asservir une nature sauvage et en arracher de riches tributs,
qu'on l'attaque avec une forte discipline agricole, avec la tactique la
plus subtile de la science.
Il importe avant tout de se pénétrer de la différence essentielle, ca-
ractéristique, qui doit se manifester entre l'industrie de la France afri-
caine et celle de la métropole. Dans les anciennes sociétés, la spécula-
tion industrielle repose sur l'existence du prolétariat, triste continuation
de l'antique servitude. En Europe, où il y a, sauf de très rares excep-
502 REVUE DES DEUX 1I0BIDE8. .
tions, surabondance de bras relativement au travail offert, tout bonune
qui possède une mince pièce d'argent est certain de rencontrer un de
ses semblables qui lui vendra le travail de sa journée, même lorsque
l'offre serait inférieure au prix réel du labeur. Qu'on ne s'y trompe
pas cependant : cet état de choses n'est pas normal; c'est la plus dange-
reuse des maladies qui affligent nos vieilles sociétés. L'Afrique frao-
çaise, société naissante, n'a pas encore eu le temps de contracter cette
lèpre du paupérisme. On ne passe pas la mer, on n'affronte pas un cli-
mat suspect^ on ne s'expose pas aux sabres et aux balles pour travailler
à vil prix, n est évident qu'elle n'obtiendra des colons efCectife, dis-
posés à faire de l'Algérie leur seconde patrie, que par des offres sédui-
santés, par l'appât d'une rémunération qui garantisse ravemr^ soit que
cette rémunération consiste eu titres de propriété, en participation aux
bénéfices, ou en salaires très élevés.
L'impossibilité d'obtenir la main-d'œuvre à bas prix a été jusqu'ici le
principal sujet de découragement. Peutrêtre que cet obstacle deviendra
au contraire le salut et la gloire de l'Algérie. Après s'être débattu vai-
nement dans l'ornière, on éprouvera l'impatience d'en sortir, et, sous
l'inspiration de l'intérêt bien entendu , on substituera aux routines de
la ferme et de l'atelier un régime industriel plus loyal et plus fécond.
L'égoïsme aura beau se débattre, il en faudra venir là ou perdre l'Al-
gérie. Au surplus, en supposant le travail agricole loyalement orga-
nisé, la forte part faite à des ouvriers d'élite serait moins onéreuse en
réalité qu'en apparence. On se procure aisément, en Algérie, des men-
dians ou des vauriens, rebuts de leur pays, au prix de 2 fr« par jour,
mais ils ne travaillent pas et volent leurs maîtres. Les manœuvre^ in-
digènes se contentent de i fr. à 1 fr. 50 cent, par jour, plus une porUon>
de pain évaluée à 30 cent; mais ces hommes, qui ne consomment avec
leur pain que de l'eau et des figues sèches, sont si indolens de corps et
d'esprit, qu'en réalité ils coûtent plus cher que les bons ouvriers euro-
péens. Ceux-ci, absorbant quatre ou cinq fois plus d'élémens nutritifs,
déploient une vitalité en rapport avec leur sdimentation (i]^ La forte
nourriture procurée aux ouvriers est un genre d'économie que les
chefs d'industrie commencent à comprendre. La facilité que les plan-
teurs des États-Unis ont de nourrir leurs nègres de viandes fraîches est
la principale cause de leur supériorité sur ceux des Antilles dans les
•cultures qui dépendent principalement de la main-d'œuvre, conune
celle du cotonnier. En Algérie, un bon mécanisme d'association, utiU-
sant toutes les forces d'un ménage, prévoyant les besoins du présent,
garantissant l'avenir, doit fournir le moyen d'assurer aux classes ou-
(l> En t83t, dit M. Oentf de Btasy, U coMimiiiMtliMi de It visKde à Algsr a éféét»^
lo/ée à ÎH kilogramoMS pour on Estopéen» 4a et demi pMur un Maure, M tn» quarts
pour un Juif.
GeLONlfiATION DE L'aLGÉRIE. 503
vrières une aisance €t une sécurité égales à ce qu'elles pourraient at-
tendre des plus forts salaires.
Cette situation particulière de Tagriculture algérienne est une des
causes qui l'obligent à rechercher de gros bénéfices. Quel mode d'ex-
ploitation choisira-t^n? L'économie rurale en distingue deux aujoiu*-
dliui : le premier, qui consiste à cultiver dans la perfection une surface
restreinte, afin d'en obtenir la plus forte quantité de produits bruts que
sa nature puisse donner, constitue le système intensif; le second, appelé
par opposition le s^tème extensif, applique des soins superficiels à un
espace aussi considérable que possible, laisse agir la nature et établit sa
spéculation surTéconomié de la main-d'œuvre. Comme exemples de
ces deux systèmes, M. Moll met en contraste un domaine de i,400 hec-
tares, situé dans le Berri, qui n'occupe pas plus de 65 travailleurs
adultes et 26 chevaux , avec les jardins maraîchers contenus dans la
nouvelle enceinte de Paris, qui, sur une surface de 1,378 hectares, em-
ploient environ 46,060 travailleurs et i, 600 chevaux. Après avoir dé-
claré que les deux systèmes sont également légitimes, que le choix dé-
pend des ressources du propriétaire, de la valeur du terrain, du prix
de la main-d'œuvre, du débouché, M. Moll ajoute : «Dans les circon-
stances actuelles et pendant bien long«>temps encore, le système exten-
sif est le seul dont on puisse attendre du succès en Algérie, d S'il en
^tait ainsi, il s'écotflerait un iemps incalculable avant que l'agriculture
algérienne pût si^ffire aux frais de la colonisation. Nous voudrions, au
contraire, que de grandes sociétés agricoles, après avoir choisi les em-
I^lacemens les plus beureux, y déployassent les efforts les plus intenses.
L'éclaid'un grand succès industriel, c'est la seule chance de lancer la
spéculation africaine. Nous le répétons avec une conviction profonde
qui n'est pas sans quelque mélange d'inquiétude, si l'industrie colo-
niale végète terre à terre, si le travail n'acquieri pas assez de vitalité
pour fournir des dividendes aux capitalistes métropolitains, un sori at-
irayant aux ouvriers, tm tribut au gouvernement en déduction des
charges qu'il subit, ht colonie périra de cette langueur dont elle soufit'e
aujourd'hui.
Hais, dhra-t-on, en supposant que certaines sociétés puissamment
organisées donnassent l'exemple d'un succès exceptionnel, ces entre-
prises n''mtroduiront en Afrique qu'un petit nombre d'individus, et la
ffrande difficulté, celle du peuplement, restera sans solution. Cette dif-
"ftcultétious ramène au point essentiel de la controverse. Une erreur
i|ue <nous retrouvons au tond de tous les systèmes consiste à croire
qu'on peut improviser une population. Qiaque auteur commence par
mipfniter le nomfbre d^habitsùis qu'il croit indispensable pour la défense
Mi ta fécondation de la terre. On se préoccupe surtout de masser les
(babîtam dans xm but stratégique. M. le maréchal Bugeaud demande
504 REVUE DES DEUX MONDES.
100,000 familles, soit 500,000 âmes environ. M. le général de Lamori-
' cière veut 75,000 âmes dans son triangle d'Oran. M. le docteur Bodi-
chon, médecin à Alger, en demande 30,000 seulement pour le Sahel.
M. Tabbé Landmann a rabattu ses prétentions à 50,000 personnes. Le
trop plein de la France, dit M. Lingay, est de 4 millions d'hommes;
il faut le déverser en Afrique. Le chiffre des colons étant déterminé^
on cherche par quels moyens on les empêchera de mourir de faim.
On ne fabrique pas ainsi un peuple. Créez d* abord des intérêts, as-
surez des situations, et la population se développera d'elle-même.
Donnez tous vos soins à un petit nombre d'entreprises, en vous préoc-
cupant beaucoup moins de la quantité que de la qualité des hommes
qu'elles emploient, constituez ces entreprises vigoureusement et loyale-
ment, assurez-leur même, par des sacriûces, le prestige du succès in-
dustriel. Quand on se dira en France que chefs et ouvriers ont trouvé
leur compte à ce succès, cent autres entreprises se formeront, et ces
dernières en enfanteront mille. Tous les peuples ont commencé par
Texploitaiion des terres de choix : c'est sur ce fait que Ricardo a basé sa
célèbre théorie de la rente foncière. Entre les groupes industriels qui
réussiront, une foule flottante se glissera à la longue. C'est ainsi que
naît un peuple, et non pas d'après des combinaisons stratégiques. Au
lieu d'être abolies tout d'un coup, les charges du gouvernement, les
dépenses de l'armée, ne pourront être réduites qu'en proportion du
succès de ces centres d'exploitation : il est vrai, mais ce procédé, bien
qu'il contrarie l'impatience des esprits systématiques, est en réalité
le plus court et le plus sûr. Il y a une mesure naturelle et infranchis-
sable pour le développement d'une population qui doit vivre par l'in-
dustrie agricole : c'est l'état des débouchés. En agriculture comme en
toute autre fabrication, la difficulté n'est pas de produire, c'est de vendre
sûrement et à des prix avantageux. Une exploitation bien entendue est
celle qui distribue ses travaux suivant l'importance et la sécurité des
débouchés. Supposez qu'il fût possible de jeter en Afrique des masses
imposantes de population: elles seraient violemment comprimées, si la
somme de leurs produits était hors de proportion avec les issues com-
merciales. Que 100,000 familles se ihettent à produire du blé, vivront-
elles dans l'abondance? Non, elles dépériront de privations et de mi-
sère, s'il arrive une série de récoltes assez généralement riches pour
avilir le prix des grains. Quoi qu'on fasse, une population coloniale ne
se développe et ne s affermit jamais que suivant la mesure de sa pros-
périté industrielle; il n'y a donc aucun inconvénient à ne commencer
l'œuvre du peuplement que par un petit nombre d'entreprises.
Rapprochons les idées qui viennent d'être développées. La colonisa-
lion de l'Afrique doit coûter très cher par la nécessité de se défendre
contre les Arabes, d'offrir un appât aux capitalistes dont on a besoin.
COLONISATION DE l'aLGÉRIE. 805
d'être libérale envers les travailleurs. La France succoinberait sous
cette triple charge. Il faut donc organiser la spéculation coloniale d'une
façon assez lucrative pour qu'elle suffise à tout. Qu'on ne s'inquiète pas
à priori du chiffre de la population. L'Algérie trouvera prompteraent
des habitans, si on parvient à y établir un bon mouvement d'affaires;
elle restera dépeuplée, malgré tons les efforts du gouvernement , si la
spéculation y languit. Nous ne pensons pas que ces principes soient
contestés. Il nous a paru utile de les établir avant d'entrer dans l'ana-
lyse des théories proposées et des expériences faites jusqu'ici. Lorsque
la nation française connaîtra mieux les difficultés d'une grande coloni-
sation, au lieu de s'abandonner à cet instinct du dénigrement trop
commun aujourd'hui, il ne lui restera plus que des sentimensde recon-
naissance pour tous ceux qui ont mis la main à l'œuvre, même lorsque
leurs efforts auront été impuissans.
n.
Les essais antérieurs à 1842 ne doivent pas compter dans l'histoire de
la colonisation. Si Ton rappelle qu'en 1832 les deux premiers villages
franco-algériens, Kouba etDely-lbrahim, furent fondes par 414 Alsa-
ciens, que pendant les dix années qui suivirent d'autres groupes es-
sayèrent à leurs risques et périls de se former dans le Sahel et la Mi-
tidja, c'est pour honorer par un souvenir de regrettables victimes.
Les colons de cette première p. riode, ceux du moins qui se livrèrent
aux travaux des champs, engagèrent la lutte contre une nature in-
connue et rebelle, san$ expérience, sans autre arme que leur éner-
gie aveugle. Le moins qui leur arriva fut de se ruiner. Après ce triste
exemple de la colonisation libre et spontanée, la paix paraissant établie,
l'état manifesta enfin la volonté d'intervenir. Tout le monde croyait
alors que le succès dépendait uniquement du nombre des bras, et que^
pour obtenir une nombreuse population, il suffisait de faire appel aux
pauvres en leur offrant des moyens faciles d'existence. En 1842, M. le
comte Guyot, chef de la direction civile d'Alger, avec l'assistance de
M. le colonel Marengo, choisit l'emplacement de plusieurs villages, les
protégea par un fossé et une enceinte, y conduisit les eaux nécessaires,
fit élever les Mtimens publics. Chacune des familles élues par l'admi-
nistration reçut un lot de terre dans l'enceinte du village avec des ma-
tériaux de construction pour 600 francs et à l'extérieur un champ cul-
tivable de 5 à 10 hectares. Dans certaines localités, on livra aux ôolons
munis d'un petit capital une maison bâtie et des terres défrichées
moyennant 1,500 francs. A ces premières libéralités, on ajouta succes-
sivement et par forme de secours des bestiaux, des semences, des ou-
tils^ de l'argent, £n additionnant toutes ces dépeuses, on a trouvé que
tSOè MVUÉ DfeS DBtX «ONDI».
chaque famille avait coûté à Télat de 4,000 à S,800 trafics; ce dernier
chiffre est celui qui résulte des impitoyables calculs de B. Desfobert.
Malgré tout, les villages de la dhrectioïi civile ont échoué. H n'y a qu'un
avis sur ce point. « Je suis entré chez un grand nomfbre de ces colons^
dît M. rabbé Landmann , je me suis informé nnnutieusement de leur
position actuelle, et de leur espoir pour l'avenir; je n'ai trouvé partout
que découragement et ime misère profonde. » Dans sa dernière bro^
chure, M. le maréchal Bugeaud parle dans *e même sens, et A Douera,
dit-îl, le colonel du 36% ému de pitié pour les tettnilles rurales qui
Tnouraient de faim, leur a créé une soupe économique avec les restes
du pain des ordinaires, et les légumes des jardins du régiment, d
L'opposition algérienne (quel pays n'a pas ^on opposition?) i^ette
le tort sur la direction civile : les emplacemens ont été mal choisis, les
maisons mal appropriées aux pratiques rurales, les lote de terre mal
répartis, et vingt autres griefs faciles à énumérer après l'événement.
La vraie raison est celle qu'on oublie de dire : c'est que tout système
reposant sur le travail individuel , sur la petite culture isolée, chétîve,
nécessiteuse et ignorante, doit échouer en Algérie. Son ïtioindre tort
serait d'être fort dispendieux , car, ayant pour principe de distribuer
sur le sol colonial des gens sans ressources, il faudrait toujours que
ces gens fussent installés et soutenus long-temps aux frais du trésor.
Les partisans de la petîte culture affirment que ce réghne a pour effet
d^asseoîr une population nombreuse et iiltéressée par la propriété à la
défense dti sol. Ceux qui raisonnent aitisi sous îlllusion de ce qui se
passe en France ne considèrertt pas que les conditions du travail ne sont
pas les mêmes en Afrique qu'en Europe. La division des propriétés dé-
veloppe la population française, parce qu'un lambeau de terre très bien
cultivé peut suffire aux besoins d'une famille, grâce à l'avantage des
débouchés et à un courant d'échanges établi depuis des siècles. Le bé-
néfice de la petite culture en Trauce découle de la variété de ses pro-
duits. Achetant les denrées qm foitt la hase ûe son aKmeritation à plus
bas prix qu'elle ne pourrait les obtenir elte-même, elle se réserve pour
les menus travaux qui, n'admettant pas tes machines, offrent une ré-
munération suffisante à la main-d*ttnrvre. Dans la situation où on la
place en Afrique, la petite propriété rurale est x)bligée tJe se consacrer
presque exclusivement à la production des grains, dortt les avantages
sont très douteux. Or, une industrie condamnée à végéter est plutôt
un obstacle qu'un encouragement à la poptitetton. L'expérience en a
été faite plus d'une fois. Le Canada xjff fait à la France un champ de co-
lonisation plus favorable peUt-étre qutî l'Algérie : simitituAede climat,
surface immense et à peine disputée, «ol riche et moins tiépouUlé que
les solitudes africaines; que d' avantages réurts! En 1628, tme compa^
gnîe favorisée par Richetieu prît l^ngay HWHt ^ transporter au Ca-
GoitorasâTioN DB l'aloéub. MT
Aada 16,000 ouvriers en cpdtize ans. Promesse était faite à ces eolone
de les loger, de les nourrir ti entretenir de toutes choses pendant trois
ans, de leur assigner ensuite des terres défrichées autant qu'il serait
nécessaire pour leur subsistance» avec des grains pour les ensemencer»
Ces conditions avantageuses furent maintenues pendant les deuic siècles
de la domniatioa française : un courant d'émigration assez ccmsidé-
rable eut lieu eotre la France «t le nerd de T Amérique, et pourtant^ à
laces»on du Canada, en 1763, on ne livra à TAnglet^re que 27^000
âmes. L'Angleterre fit entrer le Canada dans le mouvement de ses af-*
faires commerciales, ^ cette belle colonie compte plus d'un milliaa
d'ames aiyourd'hui.
La petite culture conserve encore des théoriciens. Le docteur Bodi-
cbon l'a préconisée dans une pubUcatioia récente à laquelle nous avons
emprunté quelques détails. U voudrait que le gouvernement entreprit
la construction des villages» le défrichement, la mise en valeur des
terres, pour y établir des colons-fermiers, en leur imposant une rede-
vance perpéfaielle, rachetable à leur volonté » au moyen de leurs éco*
nomies. Dans son utile ouvrage sur l'agriculture algérienne, H. MoU a
consacré une part beaucoup trop large à un projet de même naturel»
Ces propositions n'auront pas d'échos«
La mise en valeur du sol africain euge évideaunent la grande cul^
ture, ou, pour mieux dire, les travaux d'ensemble. Pourquoi donc la
grande propriété n'a-t-elle pas pu encore organiser ses travaux? Mous
l'avons dit, les bras lui manquent, et il n'est pas possible qu'on lui ao*
corde, comme en Europe, pleine liberté pour les recruter. Si on lais^
sait faire les spéculateurs, Û^ {tairaient bien par obtenir le travsûl à vil
prix en attirant les mendiaus de tous les pays de l'Europe. A l'époque
où H« Baude visitait l'Algài^ie (1840), les Frajaçais formaient la moitié de
la population européens^ à Alger, le tier& de celle de Bône, où les Maltais
dominaient, et le c^viartde c^Ue d'Oran, où les E^>agnols étaient presque
60 nombre double, iies dernières années n'ont pas amélioré cet état de
éd^oses. Tandis que les documens officiels constatent le découragement
^tes ouvriers flrançais^ une misère crcrissant^ dans la Péninsule, et sur-
tout dans les Baléares, pr^ecî^le Témigration espagnole v6r» l'Algérie^
6nr environ 105,000 (iolcAis^^ européens, la France n'en ^ ^paslP^^i i^iifi
ée 47,000, de sorte qu'on peut encore dir^ w^ jtf "Raudû ^ « ï^ cdQ--
nisation n'est française qu'en èe sens o»*'^ ' ^ ' *--*-mi*Mc
chaijges. » la France n'aotait^^ ':'".°"^f?«"PP«'''o°« touieo..o
Plailtep cette servitude fléjn.»- j, '^^^^^ * ^"*I"^ 1"« POur Y im-
mmisiration centrale prouvent qu'elle a compris ses devoirs à te ...iJÎ
«••^
'SOS /RBYUB DES DBDX M0NDB8.
soient françaises, et que des avantages leur soient garantis. D est à
craindre que la plupart des concessionnaires ne puissent remplir ces
conditions : ils ne peuvent recruter les bras parce qu'ils n'ont pas assez
d'argent, et on ne leur confie pas d'argent parce qu'on sait qu'ils n'ont
•pas de bras.
Plusieurs théoriciens ont cherché dans l'association des intérêts la
force nécessaire pour briser ce cercle vicieux. Quelques livres écrits
sous cette inspiration ont été remarqués : ce sont ceux de M. Enfantin^
de M. Lingay, de l'abbé Landmann. M. Enfantin s'est maintenu dans
les généralités sociales sans descendre aux détails économiques. Il veut
que le gouvernement trace le plan de l'entreprise, mais qu'il en confie
l'exécution aux intérêts privés, a La mission d'un gouvernement, dit-il
avec raison, n'est pas de faire, mais de faire faire. » Après avoir établi
en principe que la propriété doit être collective, et que chaque arron-
dissement colonial doit former un groupe associé pour le travail comme
pour les bénéfices^ il distingue deux zones d'établissemens : des colo-
nies militaires instituées aux frais de l'état, avant-garde de la civilisa-
tion contre les barbares, et des colonies civiles créées par des appels de
fonds aux capitalistes. Quoique M. Enfantin ait saisi un prétexte pour
formuler une théorie générale d'association plutôt qu'un projet im-
médiatement applicable à l'Algérie, il y a beaucoup à prendre dans son
livre, ton me dans toutes les manifestations de cet esprit puissant et
sympathique.
Un livre dont le titre fait image, la France en Afrique; a excité dans
le public un mouvement marqué d'attention. On disait que l'auteur,
mal caché par l'anonyme, ^vai prêté sa plume leste et intelligente à
la pensée d'un homme politique placé au premier rang. L'ouvrage
n'avait pas ce caractère semi-ofUciel. T Mitetois, en sa double qualité de
secrétaire de la présidence du conseil et de la commission spéciale in-
stituée pour les affaires de l'Algérie, l'auteur a pu parler souvent en
pleine connaissance de cause, avec un accent de confiance et d'enthou-
siasme auquel le lecteur est heureux de s'abandonner. Le livre de
M. Lingay est un tableau destiné à refléter aux yeux de la France Ten-
:isemble des eiïoris dont la régénération de l'Afrique est aujourd'hui le
htil* Loin de se prononcer pour un système absolu, l'auteur s'applique
à représenter r^.îjrérie comiT*^ ^^ ^^^ laboratoire où toutes les expé-
i^îences loyalesêt raisonnables u^pi^ent être permises : néanmoins on
discerne une préférence pour un mC^e de colonisation admettant les
grandes compagnies. La commission doni 3». Lingay est le secrétaire
avait posé en principe, dès l'année 1842, que, J.a colonie devant être
mise en état de se suffire à elle-même, le but à atteindre est le peuple-
ment pour la défense du sol et la fertilisation du sol pour les besoins
du peuple nouveau. L'auteur de la France en kfriq^ a entrevu que
GO&OHlSAnON mt L' AL6ÉR1B. 509
réclosion d'un peuple est un de ces phénomènes que la grande indus-
trie peut seule produire, mais que chez nous les capitaux sont timides,
qu'ils ne se lancent jamais dans l'inconnu comme les capitaux anglais,
et que le seul moyen de les attirer est de les prémunir contre la peur
en leur assurant un minimum de revenu, ainsi qu'il a été fait à l'origine
des chemins de fer. Ce double point, garantie d'un minimum d'intérêt,
à charge pour les compagnies de concourir actiTement à la défense du
paySy dans la mesure du cautionnement offert par l'état, est, nous en
sommes certain, la combinaison la plus économique et la moins chan-
ceuse : c'est le mode par lequel il eût été heureux de commencer, c'est
celui auquel on se ralliera, quand viendra l'heure des mécomptes et du
découragement. Tout en félicitant M. Lingay d'avoir entrevu le prin-
cipe, nous regrettons qu'il n'ait pas cherché les moyens de le rendre
praticable. Ses énonciations vagues, disséminées dans l'ouvrage, sem-
blent contradictoires lorsqu'on les rapproche avec la malice qu'y a mise,
par exemple, M. Desjobert, et les adversaires de la colonie semblent
autorisés à dire que les esprits les plus judicieux battent follement les
campagnes de l'Afrique quand ils poursuivent l'œuvre impossible. Après
avoir demandé « la garantie du minimum d'intérêt, pour toutes les en-
treprises formées dans le but de développer largement la colonisation
(page 177), » l'auteur estime (page 248) que chaque famille de colons
civils à installer coûterait «^,000 francs; mais aussitôt, remarquant qu'un
million de familles absorberait 5 milliards, il recule d'épouvante de-
vant l'énormité de ce chiffre, et déclare qu'il y aurait folie à pousser le
gouvernement vers un abîme dé sacrifices. Il aurait fallu du moins dire
dans quelles limites et à quelles conditions on pourrait obtenir l'appui
du crédit public. La mesure à observer n'est pas moins importante pour
le capitaliste que pour l'état lui-même. En effet, si la caution du trésor
n'était pas habilement ménagée, l'affluence du capital en Afrique pro-
voquerait un mouvement industriel désordonné et conduirait à un dé-
sastre aussi bien que le manque d'argent. La question vitale, celle du
travail, n'est pas même soulevée directement. M. Lingay dit négligem-
ment que les ouvriers des champs devraient être intéressés au succès
•de la, colonie en qualité de fermiers ou de métayers, mais il ne parait
pas entrevoir les difficultés que présenteraient ces deux modes d'exploi-
tation dans un pays désert et inculte. Si M. Lingay s'est proposé seule-
ment de réchauffer les sympathies de la France pour l'Algérie, il y a
réussi; le retentissement qu'a eu son livre le prouve. Quant aux idées
qu'il a semées au hasard dans le domaine de la discussion , elles ne
porteront leurs fruits que lorsque l'étude les aura fécondées.
H. l'abbé Landmann poursuit avec un zèle apostolique un plan d'as-
sociation chrétienne pour l'affermissement de la puissance française
TOME XVII. 34
810 uxvm Bss mn uoimm^
en Afrique combiné avec la régénération morale des kidigèiieB. Lo
but est noble et digne de toutes les sympathies. H. Landmaon , qui ne
cherche que le bien , peut déjà se féliciter d'en avoir fait beaucoup en
propageant, avec l'autorité que lui donne un lopg séjour en Algérie^
les idées et les seotimens favorables au principe de l'association i en
proposant des combinaisons fort ingénieuses pour constituer une force
militaire au sein d'une communauté civile (i). Nous doutons cependant
qu'il parvienne à la pleine réalisation de sa pensée. U a ruiné son prqjet
par la peine qu'il a prise pour lui enlever jusqu'à l'apparence d'une
spéculation. Dans sa sainte horreur contre l'agiotage, il a rétréci les
bases commerciales de l'entreprise, à tel point qu'il devient douteux
qu'elle puisse se soutenir. M. l'abbé Landmann fut d'abord l'un des
auxiliaires du prince de Hir, qui avait obtenu du gouvernement fran-
çais la concession de la Ressauta, riche domaine à proximité d'Alger.
Le prince polonais, qui s attribuait la mission providentielle de civiliser
les Arabes^ laissait planer sa pensée au-dessus des menus détails d'une
exploitation agricole : le spectacle de sa ruine fut un malheur pour la
colonie. Une conviction profonde soutint le courage de M. l'abbé Land-
mann : avant de refondre le plan primitif, il voulut étudier le pays et
prendre conseil des faits. Ses vues, pubUées dans trois mémoires suc-
cessifs (2), composent, pour ainsi dire, un triple appel à la nation^ au
roi, aux chambres. Dans sa première conception, l'auteur demandait
qu'on établit sur le revers septentrional du petit Atlas de grandes
fermes fortifiées, distribuées de manière à réunir cent familles, c'est-
à-dire quatre à cuiq cents têtes au début Chaque famille aurait accepté
le lien d'une discipline commune et fourni un homme d'armes soumis
à des exercices et à un service défensif. Le terrain, d'une contenance
de 2,500 hectares, les bâtimens, les bestiaux, le matériel, déclarés
propriétés de la ferme, seraient devenus biens de main-morte, comme
ceux des communautés religieuses. On eût travaillé en commun. Cha-
que année, après avoir prélevé sur le produit les sommes nécessaires
aux besoins des travailleurs et à l'entretien de l'exploitation, après dé^
duction faite sur le surplus de 10 pour 100 pour la part de l'état^ on
eût déclaré l'excédant bénéfice net de la ferme : à ce titre, on en eût fait
deux parts égales, l'une pour être distribuée aux ouvriers en pro'por-
tion de leur travail annuel, l'autre affectée à l'intérêt et à l'amortis-
sement du capital de fondation. Les colons devaient s'engager pour
trois ans : une existence laborieuse, mais à l'abri de tous les besoins,,
(1) Cette partie du travail est attribuée à M. Bucheï.
(2) Les Femme du peiU AHoi, ou colouisKtioii agricole, religieuse et militaire <fn
nord de rAfriqtte, 1S«1. ~ Mémoire au Rai sur la cotonîMtba de l'Algérie, lSi5« —
Exposé sur la colonisation, adressé à MM. les pairs de Franoe^ etc., 1846.
GOLOmSATION DE L' ALGÉRIE. 511
^es bénéfices assurés, une retraite ponr les irienx J<nirs, la sécurité
pour l'avenir des familles, étaient prorais aux associés. Pour opérer ces
prodipres, on ne demandait que la concession gratuite des terrains «t un
isipitafl de 400,000 francs par ferme. Les ft^is de construction, d'ameu-
Mement, d'outillage, de déft-ichement, de plantations, le déficit des
premières années, reposaient sur ce modeste chfffre, aussi bien que le
calculées bénéfices probables. Appel était fait an geu«remement et au
patriotisme du peuple français pour constituer ce capital de manière à
-ce que l'opération ne fAt pas souiflée par les impuretés de l'agiotage.
Nous n'entrerons pas dans la discussion de ce projet : M. Landmann
en a fait justice en le modifiant, sinon dans son esprit évangélique, au
moins dans se^ dispositions matériénes. Dans ses récens mémoires
adressés au roi et aux chambres, l'auteur se borne à proposer « de con-
struire des fermes d'acclimatation , où les colons, au nonAre de ringt
à vingt-cinq familles, travailleront, pendant trois ans, sous une direc-
tion commune. » A chaque ferme , tm adjoindrait une cinquantaine
d'orphelins indigènes ou d'enfans trouvés venus de France. Tout colon
pourrait quitter la ferme en prévenant six semcônes à l'avance; mais
<^ux qui y auraient travaillé pendant irois ans auraient droit à une
part proportionnelle dans les bénéfices et à une concession en toute
propriété de 10 hectares de terre, dont 3 en culture. S'ils consentaient
à rester dix ans dans la communauté, ils recevraient, à leur sortie^ les
10 hectares cultivés. Cet avantage ne serait lait qu'aux vingt-cinq
colons fondateurs de chaque ferme; les associés admis postérieurement
n'auraient plus droit qu'au salaire et au bénéfice proportionnel. L'au-
teur évalue à 250,000 francs les frais pour la fondation et la mise en
^culture de chaque ferme d'une contenance del,000 hectares, et comme,
selon lui, deux cents fermes bien échelonnées suffiraient à la consolî-
dation de notre puissance en Algérie /il résulte que la dépense totale
serait portée à 50 millions. Ce second projet soulève moinsde difficultés
que le premier; toutefois il est encore assez éloigné de la pratique pour
que nous doutions qu'il obtienne les honneurs de la discussion parle-
mentaire. Trop confiant dans les inspirations de son ïèle apostolique,
•le digne abbé n'est pas descendu jusqu'au détail de l'existence maté-
rielle des colonies. Le mmns que chaque fcrme puisse vendre en grains
chaque année, dit-il, c'est 4,600 hectolitres à 46 ft:.; total 73,600 fr.;
qu'à oette vente s'ajoute le produit des bestiaux et ées cultures riches,
et l'avenir de l'établissement eàt assuré. Par mallieur, ceux qui eoa-
naissent assee les lois de l'agricultare et du comniepee pour pénétrer
'jusqu'au cœur d'une âfilûre prieront H. l'4riiiié Landmann «félablir
d'une manière plus précise le décompte des journées de travail, des
aalaires, des charrois, des fraîsde toutes sortes en regard des produits
de vente: ils lui demanderont, par exemple, ofgoMHt, «¥ec 7ë0 heo-
512 KEVLE DES DEUX MONDES.
tares (i), il pourra ensemencer environ 500 hectares et établir les as-
solemens convenables , et s'il accorde une place au jardinage et aux
légumes, s'il cultive le tabac, le pavot et autres plantes commerciales,
comment il nourrira ses bestiaux sans fourrages et comment il aura de
Tengrais pour ses blés sans bestiaux. En supposant même que les
moissons n'eussent pas à souin*ir de l'épuisement de la terre, croit-on
que l'excédant des deux cents fermes, 1 million d'hectolitres jetés sur
les marchés de l'Algérie, n'y écraserait pas les prix, et que, dans les
années d'abondance, les colons pourraient compter sur le revenu qu'on
leur promet? Nous ne multiplierons pas les objections de ce genre;
nous en avons dit assez pour convaincre M. Landmann lui-même que
son projet aurait besoin d'une troisième refonte pour être pris en con-
sidération sérieuse.
Si nous ne poursuivons pas l'analyse des divers modes d'association
qui ont été proposés, c'est que nous aurions à répéter chaque fois la
même critique. Nous trouverions des théories nuageuses et pas de faits
appréciables. On a méconnu cette vérité, qu'une colonisation n'est , ne
doit, ne peut être qu'un placement pour celui qui l'entreprend, et
qu'avant d'engager un capital acquis, le devoir des hommes d'état,
comme celui des chefs de famille, est de vérifier, par tous les moyens
d'information , si l'entreprise repose sur des bases solides.
N'y a-t-il donc eu jusqu'ici en Algérie que des illusions en théorie et
des échecs dans la pratique? La réponse à cette question décisive dé-
pend du point de vue auquel on se place. Si Ton considère avant tout
l'intérêt national , si l'on pose en principe que la colonisation a pour
but d'installer en Afrique une population forte et respectable représen*
tant dignement la France, capable de se défendre elle-même sans qu'il
soit nécessaire d'éterniser les sacrifices de la métropole, nous répon-
drons hardiment : Non , rien de solide, rien de satisfaisant n'a été fait;
aucune des combinaisons mises à l'essai n'est de nature à dédommager
la métropole; jusqu'ici, l'Algérie n'a élé pour la France qu'une mau-
vaise affaire. En se mettant au contraire au point de vue des intérêts
particuliers, on reconnaît que beaucoup d'individus ont fait des affaires
excellentes. Nous ne faisons pas allusion à l'agiotage sur les terrains,
qui a eu le résultat ordinaire des jeux de bourse, la ruine et la dé-
solation des uns, la rapide et scandaleuse exaltation des autres. Nous
voulons parler d'un petit nombre d'exploitations agricoles qui, com-
mencées avec des ressources sufQsantes, dirigées avec intelligence et
énergie, donnent à leurs possesseurs de belles et légitimes espérances.
'^ Eu tête des établissemens prospères, il faut citer le monastère de
«
\\) Les 1,000 hectares de la ferme seraient réduits à 750 après dix ans, par la sépa-
ratiou des colons-fondateurs.
COLONISATION DE L'ALGÉEIE. 5Î3
Staoueli. Le 47 février 1843, TÎngt-cinq trappistes [i) obtinrent une
concession de i ,020 hectares, dont moitié en terres réputées mauvaises,
dans la plaine de Staoueli , près du petit promontoire de Sidi-Ferruch,
où l'armée française opéra son débarquement en 4830. L'administra-
tion accorda en outre à ces religieux une subvention en argent de
62,000 fr., des bestiaux , des semences, et le concours de cent cinquante
condamnés militaires pour les constructions : ces avances furent proba-
blement grossies par les ressources personnelles de quelques religieux
ou par des aumônes pieuses. Les deux premières années furent rudes :
une influence épidémique ajouta un danger réel à la fatigue des défri-
cbemens. Sur trente-huit trappistes, huit moururent à la peine, et les
autres furent plus ou moins atteints dans leur santé. Les condamnés
militaires, ne voulant pas que des. moines l'emportassent sur eux en
énergie, travaillèrent avec une ardeur qui coûta la vie à trente-sept
d'entre eux; mais aussi, dès la troisième année (mars 1846) un inspec-
teur de colonisation, en tournée à Staoueli, constatait des résultats
merveilleux. Un groupe de bâtimens, contruits en l)ons moellons ci-
mentés à chaux et à sable, avec les ouvertures et les angles en pierre
de taille, comprenait le monastère proprement dit, une vaste ferme,
un moulin à farine, des ateliers pour les industries accessoires, une
hôtellerie constamment ouverte aux voyageurs. Déjà 3,000 mûriers,
i ,000 arbres fruitiers et 4 hectare de vignes avaient été plantés; 300 hec-
tares étaient nettoyés, défrichés ou ensemencés, et, sur ce nombre,
45 hectares en céréales et 4 hectares en potagers étaient en plein rap-
port. Il restait à défricher 200 hectares de bonnes terres : on était in-
certain sur le parii à tirer des 520 hectares de terres réputées mau-
vaises. Le compte des animaux donnait 1,097 têtes, dont 60 bêtes
bovines et un troupeau de 600 moutons. En un mot, les travaux exé-
cutés procuraient déjà à un sol ingrat une plus-value de 400,000 francs.
Le revenu brut, évalué à 25,000 francs, suffisait et au-delà à la con-
sommation de 400 personnes, savoir : 60 religieux, 30 ouvriers auxi-
liaires à l'année ou à la tâche, plus les visiteurs, évalués en moyenne
à 10 par jour, et qui, riches ou pauvres, chrétiens ou musulmans,
sont assurés de trouver à StaoueU une hospitalité cordiale et gratuite.
Indépendamment de leur portée morale, ces résultats seraient de
nature à réjouir le cœur du spéculateur le plus exigeant; mais le succès
des trappistes est obtenu dans des conditions exceptionnelles, -qui ne
prouvent pas beaucoup pour l'avenir de la colonie. Une soixantaine de
célibataires, instrumens d'une quahté supérieure, intelligens et sou-
mis, sobres et laborieux , opérant avec cette ponctualité que commande
m Le nombre s'est augmenté successivement. Aujourd'hui il est de plus de soixante,
malgré les extinctions.
544 KffWB DIS nHJX aoraw.
* la discipline monacale, peuvent idéaliser «des prodiges qu'on aurai! tort
d'attendre avec une brigade de salariés recrutés au hasard , mal payés
et malcontens. Sous le régime actud de l'industrie, quand une grande
opération réussit, il ea fout attriboer l'honneur an mérite personnel de
celui qui la dirige. L'Algérie offre plusieurs^exemides de œ que peuvent
l'intelligence et l'énergie ipassioanée d'un seul homme. Il y a deux ans,
la plaine de Souk-Mi, près de Bouflàrik, était couverte, comme pres-
que toute la Hitidja, d'eaa marécageuse en hiver, de joncs et de ro-
seaux putréfiés en été. Le 20 juillet 1844, H. Borelly-Lassapie dbtint la
concession de 404 hectares dans ce lieu mal famé, à la condition d'y
fonder une vaste exploitation agricole et un hameau de Tingt femilles.
Avant la fin de la seconde année, l'administration constata que H. Bo-
relly-'Lassapie a déjà fait élever un corps de bâtiment pour les maîtres
et les domestiques, la "ferme avec les grebiers et les étables, six mai-
sonnettes sur l'emplacement destiné au hameau. Un fossé d'écoulement
et d'arrosage, exécuté sur un développement de 5,000 mètres, a com-
mencé l'assainissement des lieux. ^ charrues Dombasle sillonnent la
plaine, 20 hectares sont transformés en prairies, 900 hectares sont en-
semencés en céréales; wae étendue considérable est préparée pour le
grand jardinage, les plantes commerciales, les cultures arborescentes.
Près de 10,000 pieds d'arbres d'essences variées ont été plantés en pé-
pinières ou en lignes espacées, pour protéger les cultures de leur om-
brage. Le bétail, au nombre de 63S têtes, promet une abondante
fumure. Bref, le marais de Souk-Ali, qui n'envoyait àBoUfforik que
des miasmes pestilentiels, lui fournit du blé, de l'orge, de la viande,
en attendant qu'il envoie au marché d'Alger de l'huile, du tabac ou de
la soie. On cite encore comme modèles d'exploitation activent intelli-
gente la ferme de M. Vialar à Kouba, ceHe de MH. de Franclîeu dans
le canton d'El-Biar, les propriétés de MM. de Saiui^uilbem , de Pina,
Fortin d'Ivri, etc., etc. On pourrait peutrêtre fournir une Msle de vingt
noms heureux (I).
La foule qui se lance dans une cavrîère ne tient jamais compte des
dangers et des revers; elle n'a des yeux que pour voir le succès : chacun
se range naïvement dans la classe de ceux cfui sont prédestinés à réussir.
En Algérie, personne n'a voulu remarquer <]ue les résultais favorables,
résultats cpii sont même des espérances plutdt que des bénéfices acquis,
ont été obtenus dans des conditions exceptionnelles. On ne s'est pas dit
que les trappistes, conmiunauté de saints ouvriei» exempts des embarras
(1) M. le maréchal Bugeaud est moins optiniste; il réduit à une seule la liste des
entreprises florissantes : « Jusqu*ici, dit-il, les essais ne présentent pas de grandes espé-
rances, si ce n'est sur une seule propriété, où il y a un homme remarquable par son lèlc,
son activilé et son intelligeiioe. j» — (Réi^iMic à Jii. 4e LuMricièie, «n dste dmSI^ffiai
18i5.)
COLONISATION DE l'aLGÉRIB. MfB
et des charges de la (amiUe , agissent en dehors du cadre M^naire de
la spéculation; que si quelc^es grands propriétaires ont pu se soutenir^
c'est grâce à leur fortune déjà faite et à Tardeur, pour ainsi dire apos^
tolique^ avec laquelle ils ont abordé Tœuvre algérienne. Il n'est pas de
coureur d'aventures qui ne s'égale en zèle et en mérite aux homme»
honorables qui ont réussi. Le premier venu, tête creuse et poche vide,
croit qu'avec une concession obtenue ou un titre plus ou moins suspect
acheté à un brocanteur arabe ^ il lui suffira de tourmenter un peu la
terre pour faire fortune. La spéculation désordonnée se hâte de se
mettre en règle. En 1845, les demandes de titres définitifs ont été nom*
breuses : 133 familles, dont les propriétés représentent en total une
somme de 1,127,340 francs, ont obtenu ces titres, en se conformant
tant bien que mal aux obligations de bâtisses et de cultures prescrites
par l'administration. Les conoessions nouvelles ont été sollicitées avec
un redoublement d'ardeur. Les, bureaux d'Alger ont reçu 1,882 de-
mandes, dont 183 par des étrangers. A Paris, 404 familles (1), réunis-
sant un capital de 15,091,359 francs, se sont présentées au ministère
de la guerre. Les demandes de ce genre sont accueillies lorsque les
solliciteurs paraissent offrir des garanties suffisantes. C'est ainsi que
M. Ferdinand Barrot a obtenu une concession de 600 hectares, près de
Philippeville, à charge d'y ét£d)lir 20 familles. Les relevés de 1846 n'ont
pas encore été publiés; nous avons lieu de croire que les chiffres de
demandes et d'acquisitions définitives suivent leur phase de progrès^
sion. Les personnes qui connaissent l'Algérie augurent bien d'une so-^
ciété dite ï Union agricole, qui a été admise à fonder un village d'an
moins 300 familles européennes, au centre d'un domaine de 3,069 bec*
tares , dans la riche vallée du Sig. L'autorité a exigé que ks denx tiers
de ces familles fussent françaises, qu'on leur assurât une habitation
convenable, un matériel suffisant en bestiaux et antres moyens de trah
vail, que la société fit des plantations, un haras, des bergeries, un
mouUn à farine, un ateUer pour la fabrication des outils d'agriculture.
La part de l'état dans cette fondation est un secours de 150,000 francs
pour les travaux d'utilité publique. La petite colonie , dirigée et sou^
tenue cordialement par quelques officiers, possède déjà une soixantatne
de maisons.
La réussite apparente de quelques grands {propriétaires ayaot firappé
l'opinion publique , il y a tendance presque générale aujourd'hui vers
une sorte de féodalité coloniale, qui consisterait à livrer de grands do-
maines à tout spéculateur prenant l'engagement d'y implanter une
population ouvrière. Une phifne fine et ineisittef sans âcreté a formulé
{i) Ces familles étaient composées ainsi : liMuns», 598; femmes, 108; éaleuis, 1,884,
dont 631 garçons et 403 fiUes; domestiques, 9è, Totat, 1868 penomieiB. Ofl mnarquera
que le sexe masculin fournit le double de l'autre.
5Jd REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi ce système (1) : a Au lieu de diviser la terre en cent parties et
de la donner à ceux qui n'ont rien , vous la donnerez à un seul qui
ait quelque chose , à la seule charge d'y loger, d'y nourrir et salarier
les quatre-vingt-dix-neuf autres. Tout le monde y trouvera son compte,
et la patrie la première. » Le programme est acceptable sans doute;
mais pourquoi ne s'est-il pas exécuté de lui-même chez les propriétaires
qui sont en possession des grands domaines? Pourquoi les artisans et
les revendeurs à la suite de l'armée sont-ils les seuls qui aient afQué
en Algérie? Pourquoi les laboureurs français n'ont-ils pas été se grouper
sous l'autorité tutélaire des seigneurs algériens (S)? Pourquoi voit-on
partout, selon H. Bugeaud, <x les familles installées par les soins du
propriétaire très misérables et très dégoûtées de leur sort? » Démen-
tira-t-on cette phrase, écrite dans la dernière brochure du maréchal,
qui n'a pas un mois de date : « Jusqu'ici , ces faibles essais n'ont produit
que des déceptions; ou les familles que l'on s'était obligé d'implanter
ne sont pas venues, ou celles qui sont venues sont tombées dans la
misère et se sont en allées, parce que les entrepreneurs n'ont pas exercé
envers elles cette sollicitude paternelle que les autres colons ont trou-
vée dans Tadministration? »
De leur Q&té, les colons ne se font pas scrupule de rejeter sur l'auto-
rité locale le tort de leur impuissance. A les entendre, ils sont paraly-
sés par le despotisme militaire, par l'absence des institutions civiles.
Qu'on découpe l'Algérie en départemens, qu'on envoie un assortiment
de fonctionnaires civils, depuis le préfet jusqu'au garde champêtre, et
tout à coup le sol se couvrira de moissons dorées. Nous ne connaissons
pas les faits locaux avec assez d'exactitude pour prendre parti dans ce
débat. Nous inclinons à croire néanmoins que les colons s'abusent sur
la nature des obstacles qu'ils ont à vaincre. Supposer que les capitalistes
et les ouvriers vont affluer, que le travail colonial va s'organiser de lui-
même aussitôt que les foncUonnaires algériens ne porteront plus l'é-
paulette, c'est se faire une étrange illusion. Sans nous prononcer sur
les influences qui ont présidé jusqu'ici aux destinées de l'Algérie, nous
restons persuadé qu'on ne peut sans injustice imputer au gouverne-
ment la stagnation des travaux. Bien loin de là : les nombreux règle-
mens qui ont eu pour but de forcer les propriétaires à la culture, de les
contraindre à s'entourer d'une population agricole, ont toujours été les
principaux grieb des colons contre l'autorité. Récemment encore, l'or-
(1) Tris humbU Lettre sur les Affaires de V Algérie à M, le due d'AumaU, par
un colon (lSi6). — Cette brochure, remarquablement spirituelle, est attribuée à 11. le
vicomte de Pina.
(9) On dit que le nombre total des ouvriers ruraux dépasse à peine 9,000, non compris les
jardiniers et les marûchers. Au contraire, avec les cabaretiers, cafetiers, brocanteurs, on--
vriers d'ateliers, on ferait une armée.
COLONISATION DE l' ALGÉRIE. 517
donnance du 21 juillet, qui imposait comme sanction définitive de la
propriété l'obligation d'installer une famille par SO hectares, n'a-t-elle
pas été frappée de nullité, pour ainsi dire, par la résistance des colons
qui l'ont déclarée inexécutable? Demander au domaine de vastes éten-
dues de terres sous la promesse d'y attirer des babitans, et puis, la con-
cession acquise, exagérer les difficultés de la mise en culture pour
écbapper aux charges du contrat, telle a été jusqu'ici la tactique des
agioteurs, qui, malheureusement, sont en majorité parmi les détenteurs
du sol colonial. Il y a donc des motifs de suspicion contre ce prétendu
patronage des grands propriétaires : il a donné lieu à plusieurs super-
cheries. Rien n'est plus facile que de faire élever au milieu d'un champ
un amas de bicoques et d'y réunir des familles au rabais le jour où
l'inspecteur de colonisation doit passer. Lorsqu'on s'est ainsi mis en
règle et que les titres définitifs sont obtenus, on laisse végéter et périr
de faim les pauvres diables qui ont paradé le jour de la visite, et dont
il serait d'ailleurs impossible d'obtenir de bons services. Ce tour, à ce
qu'on assure, n'est pas le pljus ingénieux de ceux qui ont été faits. 11 est
hors de doute que les trois quarts des personnes qui sollicitent des con-
cessions à charge d'y établir des familles européennes prennent un en-
gagement au-dessus de leurs moyens. Nous lisons dans le livre qui
renferme le plus de détails pratiques sur la colonisation, celui de
UM. Rameau et Binel, ces conseils caractéristiques donnés aux entre-
preneurs : « 11 ne faut pas s'embarrasser de familles amenées d'Europe
à grands frais, et qui , après vous avoir grugé de mille façons, vous
quittent au moment où vous en avez besoin. Le pays et l'émigration
naturelle fournissent assez de monde pour nous dispenser d'une pa-
reille charge, d
Nous avons achevé la revue des faits et des idées. Dans ce chaos d'é-
vénemens, d'expériences, de systèmes, de rêveries, il y avait un choix
à faire : le bon sens public s'en est chargé. Deux principes ont sur-
nagé : l'un, admettant qu'il y a urgence de libérer la métropole, veut
que, pour hâter ce résultat, l'état dirige l'entreprise et en assume les
charges; ce système est celui de la colonisation militaire dont M. le ma-
réchal Bugeaud est le promoteur. Le principe opposé découle de la
doctrine du laisser-faire : il confie l'organisation de l'Algérie aux seules
inspirations de l'intérêt individuel. Le procédé qu'il adopte est celui
qui a eu jusqu'ici le meilleur résultat; c'est l'introduction des familles
ouvrières par les grands spéculateurs. Reste à savoir, dans cette com-
binaison, comment les ouvriers seront choisis, quelles conditions de-
vront leur être faites, quelles garanties ils trouveront au besoin contre
leurs patrons, quel intérêt ils pourront prendre au succès de l'œuvre
algérienne, quelle sera enfin l'action du gouvernement dans l'en-
semble des faits. M. le général de Lamoricière a essayé de résoudre ces
618 REVUE DES DEUX MONDES.
difficultés, et son projet est celui auquel se rattachent aujourd'hui les
partisans de la eolonisation civile. Les deux systèmes vont être mis en
présence devant les chambres et devant le pays. Le moment est venu
de les soumettre à une analyse approfondie.
lU.
La théorie de M. le maréchal Bugeaud découle d'une idée juste, d'un
sentiment équitable et vraiment national , et il n'est pas douteux pour
nous que la colonisation militaire eût prévalu, si les moyens d'applica-
tion eussent été acceptables. Homme de guerre , M. Bugeaud s'est plus
préoccupé de la défense que de l'exploitation du sol. Il est bien évident
qu'en subordonnant le peuplement de l'Afrique aux spéculations des
grands propriétaires, il faudrait des siècles pour constituer une' po-
pulation capable de pourvoir à sa propre défense. Le vice de la grande
culture étant la tendance assez légitime à économiser sur la main-
d'œuvre, le nombre des hommes établis par les capitalistes sera toujours
réduit au strict nécessaire pour l'exécution des travaux, et, de plus, ces
manœuvres, recrutés au rabais, ne seront que des hommes de peu de
valeur. Aperçoit-on là les élémens d'une force militaire? De quel droit
demanderait-on à de malheureux journaliers, qui déjà, s'ils sont Fran-
çais, ont satisfait à la conscription, de s'astreindre à la discipline et aux
exercices, de quitter la pioche pour le fusil, quand viennent les Arabe^
Si ces ouvriers n'ont ni le désir, ni l'énergie, ni le devoir de défendre
la colonie, il faudra donc que la métropole emploie indéfiniment le tiers
de son armée active pour défendre une œuvre dont les avantages sont
problématiques? Que l'entretien de 100,000 hommes soit encore néces-
saire pendant vingt ans, et c'est le moins, à raison de iOO millions par
an , déduction faîte des recettes , la France sera condamnée à un dé-
boursé de 2 milliards! Ne vaudrait-il pas mieux en finir par un seul
sacrifice, faire les avances nécessaires pour implanter en peu d'années^
sur le sol africain, une population accoutumée aux armes et qui aurait
déjà fait ses preuves de dévouement à la France? Cette opération, si
dispendieuse qu'elle paraisse , ne serait-elle pas une économie? N'est-il
pas prudent de rendre à la France la liberté de ses mouvemens politi-
ques , en hâtant le terme d'une occupation qui paralyse le tiers de ses
forces?
Ces considérations sont, pour ainsi dire, l'exposé des motifs de la co-
lonisation militaire. On voit qu'avant de combattre ce système nous
aimons à rendre justice aux principes qui l'ont inspiré. Le maréchal
n'est d'ailleurs pas le seul qui ait senti l'urgence de constituer en Algérie
une force locale. H. Enfiratm place à l'avant-garde de sa colonisation
dviie une zone d'établissemens militaires dans lesquels il y aurait corn-
mmiaiité d^efitort» et d'arantages. L'assocîatton agric<de proposée par
Tabbé Laadmann est militaire autant cpie religieuse; die astiêint le k^
boureur à des exercice» et à un sorviee fréquena. Égalem^t sympa-
thîqiies par FkiieiiUaBiy ces dWers prc|els prarroquent la même critique :
on n'y kouye pas la garantiedu succès iaduskiel; on n'a pas de foi dana
les i00,080 défesBeurs qu'on prétend draner à TAfrique, parce qu'en
décomposant ces pffo|eta d'installation, l'économiste n'entrevoit pas com-
ment ces é00;060 fiuBîlles militaires pourraient vÎTie et preapérer.
Nous allons développer l'objection en ei^posant les idées dû gouver-
neur-généraL
Le système du maréchal Bugeand n'a paaétépioduit toi^ d'une pièce.
Sa théorie s'est formulée et modifiée à la longue, un peu au hasard,
suivant le cours des événemens et le choc de la contradiction. Un pre-
mier mémoire, daté de 1837 et pubUé l'année suivante (i), pendant que
le maréchal, commandait la province d'Orao, a été écrit sous l'impres-
sion des mouyemens hostiles dont cette province a toiyours été le prin-
cipal théâtre. Après avoir déclaré que des ouvriers civils , disséminés
sans ordre au miiieur des Arabes, ne tarderaient pas à être anéantis,
l'auteur propose, comme unique chance de salut, Fintroduction d'une
population guerrière, habituée aux travaux des champs , « organisée à
peu près comme le sont les tribus arabes, » résignée à a commencer
son établissement avec la tente en poil de chameau, o Suivant lui, la
qualité de propriétaire dans une contrée où la terre inculte est à peu
près sans valeur, la solde et la ration de campagne pendant trois ans et
la solde simple pendant les deux années suivantes, trois pantalons de
drap garance , deux blouses de toile , un burnous et une casquette , dea
matériaux de construction pour les viUages qui doivent remplacer plus
tard la tente bédouine, un certain nombre d'instrumens aratoires et de
bestiaux par escouade, devaient être des appâts sufûsans pour des sol-
dats destinés à rester sans état et sans ressources à l'expiration de leur
service. Le personnel de chaque compagnie devait être composé d'un
bataillon de 600 à 1^000 hommes, distribués suivant la hiérarchie régi-
mentaire. Le chef de bataillon aurait eu droit à quatre lots de bon ter-
rain, le capitaine à trois^ et les officiers inférieurs à des portions moin-
dres^ suivant leurs grades. M. Bugeaud admettait que chaque groupe
de 600 soldats mariés donnerait, en quinze ans, 3,600 têtes, et, quinze
ans plus tard, fournirait 1,000 guerriers. La dépense totale pour l'en-
tretien et l'installi^n de la colonie, pendant les cinq premières années,
était évaluée à l,Stiâ,HOO francs, c'est-à-dire à 400 francs par tête, en
comptant une moyenne de cinq personnes par fanûlle. Restait la difO-
(1) MémêlrB ntr notre étabUêiemêtU de Im proHnêe^ éTOran (jaiifet 18S7). —
Paris, 1S3S.
5S0 REVUE DES DEUX MONDES.
culte qui s'est présentée à Torigine de Rome, celle de donner des
femmes aux soldats colons. Il suffisait, dans la pensée de Fauteur, d ac-
corder à ces soldats un congé de trois mois pour qu'Us revinssent avec
une jeune épouse, trop heureuse de partager la ration de campagne et
les douceurs de la tente bédouine perfectionnée, a Au surplus, ajoutait
Tauteur en brave militaire qui ne connaît pas les obstacles, îl me semble
que les maisons de repentir pourraient fournir des femmes à ceux qui
nen trouveraient pas dans leur pays. Dans les maisons de repentir, il y
a des femmes qui ne sont pas dégradées. Souvent une seule erreur les
y a conduites. Celles-ci pourraient encore être de très bonnes mères
de famille. Les Enfans-Trouvés pourraient aussi leur en fournir. Ainsi,
les colonies militaires réussissant , on trouvera là l'écoulement d'une
partie des femmes et des enfans qui sont à charge à la société. »
Ce projet n'avait pas la consistance nécessaire pour être pris en con-
sidération sérieuse. On y sentait une idée à peine mûrie et jetée au
hasard dans le domaine de la discussion. Quant à l'auteur, sa convic-
tion était si complète, qu'à peine élevé au gouvernement général de la
colonie, il se hâta de traduire sa théorie en fait. Un village d'essai fut
fondé sur le territoire d'Aïn-Fouka, près de Koléah. 75 soldats dont le
service venait d'expirer se soumirent volontairement à l'expérience :
S3 d'entre eux consentirent même à se marier. La communauté végéta
deux ans et finit par se dissoudre. Le maréchal essaya de pallier cet
échec en déclarant que des soldats affranchis par leur libération du
joug de la discipline n offraient plus assez de prise, qu'au premier mé-
compte ils se laissaient aller au découragement et demandaient à ren-
trer dans leurs foyers, que d'ailleurs les^libérés ne seraient jamais assez
nombreux pour établir la colonisation armée sur des bases assez larges.
Suivant ces vues nouvelles, on se hâta de procéder à l'installation de
deux nouveaux centres mihtaires. le village de Beni-Mered, entre Bouf-
farik et Blidah , et le campement de Haëlma. Ces lieux reçurent des
compagnies d'hommes qui étaient encore attachés au drapeau, et qui
promettaient de s'établir en Algérie après leur libération définitive. La
seconde expérience n'eut pas de résultats décisifs, et on fit rentrer les
villages militaires sous la direction civile. Rien n'avait été épargné ce-
pendant pour intéresser les légionnaires à leur nouvelle situation. A
des hommes voués pour la plupart aux misères du prolétariat, on avait
offert le logement, l'habillement et les vivres, les instrumens du tra-
vail, le^ prestations nécessaires pour leurs menus besoins, une prime
sous forme de dot à ceux qui consentiraient à prendre femme, et, en
perspective, l'espoir de devenir des propriétaires indépendans.
Il est dans la nature des esprits dominés par une idée fixe de s'aveu-
gler sur la signiQcatioQ des faits comme sur la portée des objections.
Souvent même la manière dont ils s'expliquent à eux-mêmes l'insuccès
COLONISATION DE L' ALGÉRIE. 531
d'une expérience ne sert qu'à les confirmer dans leurs principes. Ce
fut précisément après son double échec que le maréchal en vint à se
persuader que son procédé colonial offrait la seule chance de salut, et
qu'il ne lui manquait pour réussir que d'être appliqué sur une vaste
échelle. Sous l'empire de cette conviction , le cadre des colonies mili-
taires n'a cessé de s'élargir dans une proportion dont on ne voit pas
encore les dernières limites. Le premier projet, soumis en iSA^ au
gouvernement, évaluait la dépense totale à 30 millions pour l'établis-
sement de 20,000 soldais. En 1845, un second projet, publié dans les
journaux algériens comme pour sonder l'opinion, élevait la population
militaire à 100,000 familles, pour lesquelles on pouvait prévoir une
avance de 350 millions, somme probablement insufBsante et qu'il ne
faut considérer que comme un premier mot (1). A l'appui de cette de-
mande, un système formulé en SI articles, sous trois titres différens,
a pris la forme d'un projet de loi. En voici la substance. Les colons
militaires, pris dans Tarmée active, doivent être au moins depuis deux
ans sous les drapeaux et avoir encore au moins trois ans de service à
faire. Ds obtiendront un congé de six mois pour aller se marier : une
indemnité leur sera allouée, ainsi qu'à la femme qu'ils ramèneront,
pour les frais de route et le transport de leurs bagages. Pendant leur
absence, la construction des villages, les défrichemens, les routes, en
un mot les préliminaires d'une installation ccsioniale, seront accomplis
par les soldats restés sous les drapeaux. Le colon, de retour avec sa
femme, n'aura à fournir que son travail. L'état offre au simple soldat
la propriété incommutable de dix hectares de terres cultivables, en un
ou plusieurs lots. I^ part des chefs sera proportionnée aux grades, de
telle sorte que les colonels et lieutenans-colonels obtiennent 5 parts ou
50 hectares, les chefs de bataillon 4 parts, et ainsi des autres. Il sera
alloué à chaque famille militaire une paire de bœufs de labour, une
paire de vaches, dix brebis, une truie, une charrette, deux charrues et
les menus outils aratoires, les arbres à planter, les semences de toute
nature. Pendant trois ans, les soldats recevront, avec les vivres de
campagne pour eux et leur ménage, la solde, l'habillement, l'équipe-
ment, et toutes les prestations de l'infanterie. Il pourra leur être fait
l'avance, remboursable en trois ans, d'une valeur de 400 francs en
mobilier indispensable. Trois ans doivent sufQre aux colons pour fon-
der leur existence future. Au bout de ce terme, ils perdront leurs droits
aux vivres et à la solde : l'équipement et l'armement leur resteront en
toute propriété, à charge de les entretenir. Pendant la durée de leur
service, les colons seront soumis à la discipline militaire; dès qu'ils
(1) Nous Terrons plus loin gu*en réfutant le projet du général de Lamoricière, le mar
récfaal évalue la dépense à 6,130 fr. au maximum par famille, somme qui, multipliée
par 100,000, donnerait 613 millions.
52i BIVUB BEg WaOL HO»»^
seront libérés^ ils ventreroot soas la lui ciyile : après deux aw passés
sous ce nouYeau ré^^oie, ils seront maîtres de vendre ou d'aliéner leuss
prophètes. Même après leur libération» ils seront tenus de fournir dans
l'année un certain nombre de journées pour les travaitt d'utilité pu-
blique, et de se faire incorporer dans une milice locale dont une or-
donnance royale réglera le service. Cinq ans après être rentrés sous la
loi civile, les colons seront soumis à l'impôt ou à la patente, selon les
prévisions du droit commun.
La première ot^ection suscitée par ce système^ celle qui a le plus
frappé les esprits, est l'énormité de la dépense. Nous déclarons qu'à nos
yeux la difliculté n'est pas là. 11 y a plus : si, connue il est probable,
l'installation des soldats-colons devait correspondre à une diminution
dans l'effectif de l'armée, et en supposant que cet abaissement de l'ef-
fectif s'arrêtât à une garnison de 20,000 hommes, il y aurait encore
économie pour le pays. Mous sommes surpris que l'auteur du projet
n'ait pas essayé de le démontrer (1). Toutefois, à part la question finan-
cière, les difficultés de l'exécution sont si nombreuses, les lacunes et
l'inconsistance du projet sont si évidentes, que ce système n'aurait cer-
tainement pas obtenu les honneurs de la discussion, sans le nom glo-
rieux et retentissant de l'auteur.
(1) Les 100,060 hommes qae nous entretenons en Afrique nous coûtent annueUemeot
100 millions: noas •cceptons cette éTaâuatioa devenue proverbiale, quoique M. De^obert
élève dans son dernier factum la dépense réelle à plus de 125 millions. C'est, en nombre
rond, une dépense de 1,000 francs par homme. Au hout de dix ans, le statu quo occa^
sionuerait à La France uu déboursé de 1 milliard. Or, dans Thypothèse de M. le maréchal
Bugeaud, en obtenant chaque année sur les dépenses de Tarmée une réduction de 10 mil-
lions par k suppression de ftO.OOO hommes, ou ne dépenserait en dix ans que OiO mil-
lions. A partir de la huitième année, le budget militaire serait réduit à 55 millions; mais»
trois aiis plus tard, les 100,000 colons militaires étant ^nstail^ définitivement, il n'y aurait
plus que 20 millions à payer pour les 20,000 hommes de Tarmée active. Preuve :
COLONlSÀTlOIf MILITAIRE. TOTAL DE CHAQUE AHNSS,
Dépense fixe peudaet lunit»^ \
dix ans. iMulions.)
35 135
35 125
35 115
35 105
35 95
35 85
35 75
35 65
35 55
35 55
560 350 910
Bénéfice sur les dix ans, 90 millions; — dépense tUMelle apiès las éa «as, M miW
lions seulement. — Au prix de 600 miUioos, la dépense éqnÎTaodrait à doiae années <hi
régime actuel.
Dépense réductible
chaque année.
ire année.
100
2« —
90
3« —
80
A« —
70
^ —
60
•• —
50
7« —
AO
8« —
30
9e —
20
10« —
90
COLONISATION DB L'ALGéRIB. 523
Le premier tort de la colonisation militaire de tf. le maréchal Bu-
geand est de ne pas répondre à son titre : elle n'institue pas des colo-
iries militaires. Ce qui doit caractériser une telle institution, c'est la
continuité de l'oeuTre, la perpétuité de la discipline et du service. Celte
conception suppose que le revenu d'un lot de terrain remplace la solde
militaire, et que quiconque vivra au moyen de ce revenu devra en re-
tour être prêt à répondre à Fappel du chef. Le titulaire de ce bénéfice
ne peut être remplacé que par un homme acceptant la même obliga-
tion. Les colonies militaires que les Romains opposèrent aux barbares,
le régime féodal qui ne fut qu'une admirable généralisation du prin-
cipe romain, et, dans les temps modernes, Yindelia ou armée rurale de
la Suède, les régimens-frontières de l'Autriche, quelques campemens
en Russie, sont des formes diverses de cette organisation; mais ce ré-
gime n'est praticable qu'avec des hommes en état de servitude légale,
ou du moins ftiisant le sacrifice volontaire de leur liberté (i). Un tel
contrat serait tellement opposé aux principes et aux instincts de notre
société, qu'il ne se trouverait pas de législateurs pour le sanctionner,
H. Bugeaud l'a senti; aussi, dans son plan, l'organisation régimentaire
n'est-elle imposée aux colons que pour les années de service qu'ils
doivent encore à l'état. C'est un moyen de transition pour conserver,
pendant les premières épreuves, le sentiment de la discipline et de
Fabnégatîon personnelle. Lorsque, après trois ans de noviciat, les co-
lons militaires auront recouvré le bénéfice de la loi civile; lorsque,
deux ans plus tard, ils seront libres de vendre ou d'aliéner leurs petits
domaines, que deviendront les cadres? et, s'il n'y a plus de cadres, à
quoi servira-t-il d'avoir des chefs militaires? Si Ton exige que l'acqué-
rem* se substitue aux obligations personnelles du vendeur, qu'il prenne
rang dans la milice coloniale et qu'il consacre un certain nombre de
jours dans l'année à la confection des travaux publics, on reconstitue
en Algérie la distinction qui existait jadis en Europe entre les terres
féodales soumises à certaines servitudes et les terres de franc-alleu :
les premières ne pourront plus être transmises aux femmes ni aux in-
firmes, ni même au voisin, déjà soumis pour son propre compte à un
service personnel. Si au contraire le soldat-colon peut vendre au pre-
mier venu, sans lui transmettre aucune des charges du contrat pri-
mitif (c'est là, à n'en pas douter, la pensée du maréchal), il n'y a plus
de cûlonies militaires, et ce formidable appareil de défense qui doit
comprimer le peuple arabe commencerait à tomber pièce à pièce dès
la cinquième année.
Aux termes du projet, 10,000 jeunes soldats quitteraient chaque
(1) Dtnt le droit fféodtl, par exemple, rhoinrae d'armes poavait se soustraire au ser-
vice par le renonemmm à la lolde, c'est-à-dire an fief qui passait immédiatement à son
remplaçant militaire.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
année leur garnison avec un congé de six mois pour aller se marier
dans leur pays. En supposant qu'un tel nombre de volontaires se pré-
sentât, ce qui est encore incertain (1), comment les remplacerait-on
dans Tarmée? Proposerait-on un recrutement supplémentaire? Il est
douteux que les chambres consentent à aggraver les rigueurs de nos
institutions militaires, à sacrifier les citoyens auxquels la loi actuelle
offre des chances d'exemption. Laissera-ion des lacunes dans les ca-
dres en répartissant le service sur les soldats restés sous les drapeaux?
Mais déjà on leur impose, d'une manière peu légale peut-être, un sur-
croit de travail : on les transforme en maçons et en pionniers pour
commencer les constructions et les défrichemens au profit de leurs ca-
marades. On entrevoit dans ces innovations beaucoup de difficultés.
Le moyen imaginé pour fonder des familles ne nous parait pas offrir
de sérieuses garanties. Le mariage n'est une base solide pour la société
qu'autant qu'il reste une chose grave et respectée. 11 ne suffit pas de
crier à des soldats : Prenez femme! ainsi qu'on leur commanderait la
charge en douze temps. Dans ces contrats d'urgence, les sympathies et
la prudence seraient sans doute peu consultées. Après la comédie an-
nuelle du retour des 10,000 rentrant triomphalement en Algérie
avec leurs épouses de la veille, il serait bien à craindre qu'on ne vit le
plus grand nombre de ces ménages se disloquer et donner l'exemple
du désordre. Le maréchal a dit, en réfutant un projet en opposition
avec le sien : « Le dominateur doit être plus fort, plus moral, plus
actif, plus habile que le peuple à dominer. » Nous nous étonnons qu'il
trouve des gages de moralité et d'énergie austères dans les 100,000 fa-
milles improvisées.
Nous arrivons à l'objection capitale, a Trois années sont données aux
colons militaires pour fonder leur existence future. » Telle est l'expres-
sion du maréchal. Ce terme doit-il suffire dans les conditions où on
prétend placer ces soldats transformés en cultivateurs? Nous sommes
persuadé du contraire, et notre opinion a pour base ce que nous avons
dit précédemment du désavantage de la petite culture en Algérie. Les
350 millions fournis par l'état seront absorbés par les frais de voyage
ou de transport des soldats en congé, par la haute paie des soldats oc-
cupés aux défrichemens (i), l'achat des matériaux de construction, des
(1) Après un appel fait , comine essai , par M. le maréchal Bu^eaud , S5 officiers de
<livcr8 grades et 3,985 sous-officîers et soldats de la division d*Alger se sont fiût inscrire
volontairement. En admettant un nombre à peu près égal pour les deux autres diTisioos
de TAlgérie, on réunirait le contingent de la première année; mais ne doit-on pas Caire
un peu la part de lu flatterie dans ces signatures données sous les yeux du puissant auteur
du projet, et d'ailleurs le premier élan se soutiendrait-il pendant dix ans?
(2) Le scnrice du génie et celui des ponts-et-chaussées allouent aux soldats employés
aux travaux d'utilité publique en Algérie de 35 à 45 centimes pour la journée de travaU
de huit à dix heures.
COLONISATION DB L'ALGBRIE. 5^
semences, des instrumeos aratoires, et enfin pour Ventretien de la fa-
mille pendant trois ans. On ne donnera aucune subvention en numé-
raire, afin de soustraire le soldat aux tentations qu'excite Targent en
poche. Ceux qui n'auront aucune avance resteront sans capital de rou-
lement. Dès-lors, impossibilité pour eux de choisir des cultures appro*
priées à la qualité de leurs terres, de prendre au besoin des aides sahriés.
Qu'une maladie paralyse, à l'époque des semailles ou des moissons, les
deux seuls bras qui fertilisent le petit champ, Tannée est perdue : il
n'en faut pas plus pour ruiner la famille. La faculté laissée aux colons
de s'associer pour le travail avec un camarade de leur choix n'aura
d'autre effet que de marier deux misères. Les cultures lucratives exi-
gent une mise de fonds et une aptitude spéciale; les plantations n'en-
trent en rapport que vers la huitième année. La plupart des soldats-
colons, sans autre éducation agronomique que la routine de leurs
villages, se borneront à l'entretien de leur petit troupeau, à la culture
des grains et des légumes pour leur propre consommation. Un tel ré-
gime ne promet qu'une population contrainte et nécessiteuse. L'auteur
du projet semble l'avouer : a Quoi qu'on fasse, a-t-il dit, cette existence
sera rude au début; mais, au bout de quatre ou cinq ans, elle deviendra
fort tolérable. » Pour accepter ce rude noviciat sur la vague espérance
d'un sort laborieux et mécUoere au bout de cinq années, il faudrait un
sentiment '^e prévoyance, un esprit de conduite fort rares dans le pro-
létariat, et surtout parmi des hommes accoutumés au laisser-aller des
mœurs soldatesques. U y aura bien des mécomptes avec les paresseux,
les ivrognes, les débauchés, les capricieux, les maladroits, les infirmes.
Quelle sera la conduite du gouvernement à l'égard de ceux qui ne
répondront pas à ses vues? Les soutiendra-t-il s'ils tombent dans la mi-
sère, ou les remplacera-t-il par de plus dignes? Reconnaîtra-t-il quel-
ques droits aux femmes délaissées, aux veuves, aux enfans? En sondant
cet abime de difficultés, on éprouve une sorte de vertige*
M. le maréchal Bugeaud n'a eu jusqu'ici d'autre appui que lui-même.
Les échos de la publicité ne lui sont pas favorables. Le gouvernement
ne parait le seconder que par déférence pour sa haute position et ses
grands services. Devant les chambres, le système militaire a été con-
damné avec une vivacité de langage un peu sévère peut-être pour un
collègue présent. Dans la dernière discussion sur les crédits supplé-
mentaires consacrés à l'Algérie, le rapporteur s'est exprimé en ces
termes : a Cette conception, plus théorique que pratique, n'a jamais été
admise par l'administration de la guerre. Plusieurs de vos commissions
l'ont examinée et l'ont condamnée. Notre opinion est absolument la
même. La msyorité de votre commission est convaincue qu'après d'é-
normes dépenses pour mettre ce système en pratique, on s'apercevrait
qu'il repose sur des illusions. » On assure que, malgré cette sentence,
TOME xvii. 35
KM» REVUE DES DEUX MONDES.
la proposition annoncée officiellement aux chambres a pour but prin-
cipal de solliciter les fonds nécessaires à une nouvelle expérience. Un
échec n'est pas douteux, à moins que le projet ne reparaisse avec des
modifications essentielles, ou qu'on se contente d*un essai sur une échelle
très réduite.
Répétons pour conclure : Fintention du maréchal est louable; le
plan d'exécution est défectueux. Le maréchal a dit : a La question de
force a plus d'importance à nos yeux que cdle de la production. » Son
erreur est dans ce mot. H s'est si peu occupé de la production, que sa
colonie doit rester improductive^ et c^est précisément pour cela qu'eUe
sera faible numériquement et moralement. Des légionnaires, isolée dans
leurs petites maisons, sur leurs petits carrés de terre, vivraient de la
vie végétative de nos plus pauvres paysans, et finiraient par se démo-
raliser, te meilleur. Tunique moyen de développer une population co-
loniale, c'est d'assurer son bien-être. Les nations fortes ne sont pas les
plus populeuses; ce sont les plus riches. Qu'on nous cite donc une so-
ciété pauvre et improductive qui ait fait une grande figure militaire^
si ce n'est passagèrement et dans un état de surexcitation sauvage.Au
contraire, Venise, la Hollande, TAngleterre, n'ont-elles pas montré
Tîntelligence et la virilité politiques suivant la prépondérance com-
merciale? Qu'au lieu de chercher la défense territoriale en dehors de
Tindustrie, on la fasse sortir d'une bonne et large organisation indus-
trielle, et le problème sera résolu.
IV.
De même que le système de M. le maréchal Bugeaud, le système de
M. le général de Lamoricière a subi plusieurs phases. L'idée primitive,
exposée assez vaguement dans une note publiée au commencement de
IWtS, était résumée dans ces mots : « Assurer une prime, un intérêt,
pendant les premières années, au capital dont l'emploi sera constaté
sur le sol en travaux destinés à préparer la venue de la population
qu'on veut attirer. » Le général supposait qu'il suffirait de renouveler
en Algérie ce qui a été pratiqué en France pour peupler les landes de
la Bretagne. Pour fonder un lieu, suivant l'expression bretonne, le pro-
priétaire d'une terre en friche faisait jadis élever les bâtimens d'ha-
bitation, creuser les puits, enclore les champs, tracer grossièrement les
Toies de communication. On mstallait ensuite, en qualité de fermiers
ou de métayers, des colons auxquels on donnait en cheptel le grain
pour les semences, avec les animaux et les outils indispensables pour
le travail. Rien de plus simple qu'une telle opération dans une pro-
vince où existaient de riches propriétaires, au milieu d'une population
•ffllMnée. Dans un cas pareU, quelque faible que soit le revenu, il vaut
COLONISATION DE L*ALGÉRIE. 527
mieux pour le propriétaire qu'un sol en friche; quelque faible que soit
le salaire, il vaut mieux pour le paysan que la mort par la faim; mais,
dans nos provinces algériennes, il n*y a ni habitans, ni capitaux, et la
difBculté est d'y attirer les uns et les autres. L'argent est beaucoup plus
prudent que les hommes, et ne s'aventure pas au-delà des mers sans
de bonnes garanties. En conséquence, le général demandait qu'on offrit
une prime aux capitaux employés en travaux d'installation, prétendant
qu'il suffisait de déblayer le sol pour que des laboureurs s'y précipi-
tassent. 11 proposait d'sdlouer une gratification égale au quart des dè«
penses faites en construction de bâtimens, forages de puits, norias ou
machines d'irrigation, défrichemens, plantations, a Tel est, disait-il, le
moyen de faire dépenser par les bailleurs de fonds une somme qua*«
druple de celle que l'état aura employée pour les subventionner. »
Il ne faut prendre ce premier mot du général de Lamoricière que
comme une conception vague, livrée un peu légèrement et pour coa-
sulteF l'opinion publique. La réponse du gouverneur-général ne se fit
pas attendre. aVotresystème est ingénieux, dit-il, il séduira les hommes
d'état qui n'ont pas profondément étudié la matière. » Ce compliment
un peu ironique sert de préface aux objections. Elles sont nombreuses,
et le maréchal ne les a pas signalées toutes. Il en est une qui nous pa^
raît essentielle. En offrant une prime à tout capital employé, sait-on à
quoi l'on s'engage? Ne ferait-on pas un sacrifice en pure perte, dans
tous les cas où le capital aurait été mal employé? Supposons, par
exemple, un domaine exigeant pour une bonne exploitation une mise
de 300,000 francs. Un propriétaire maladroit ou nécessiteux n'y con««
sacre que 100,000 francs. Il reçoit en déduction un quart de cette
somme; mais Fentreprise mal combinée ne réussit pas. La terre re-
tombe peu à peu dans l'inculture, la population dépérit, et les 25,000 fr,
déboursés par l'état sont littéralement perdus.
Dans une entreprise si nouvelle, si épineuse, que les hommes les plus
éclairés sont seuls capables d'en entrevoir les difficultés, le premier
mérite est d'écouter la controverse, de remanier continuellement la
théorie qu'on s'est faito, afin de la rapprocher de la pratique. M. de La?-
moricière nous parait être dans cette disposition. U a senti que les dé-
bats ne peuvent pas s'engager sérieusement sur un système tant qu'il
reste à Fétat de vague aperçu, comme son premier projet. 11 a dooc
donné une base positive à ses études, en appliquant son principe à la
colonisation d'un territoire situé dans la province qu'il commande. U
ne s'agit plus maintenant d'une théorie abstraite et Qottant dans les
nuages. L'auteur présente un plan et un devis pour le peuplement suc*
cessif et la mise en culture d'environ 100,000 hectares. Le système tra-^
duit en faits et en chiffres acquiert ainsi l'importance et la précisioa
d'une affaire industrielle. Cette manière de discuter les intérêts et l'a*-
S28 REVUE DBS DEUX MONDES.
Tenir de FAlgérie est, nous l'ayons souvent dit, la seule qui puisse
aboutir à une conclusion.
Le second travail de M. de Lamoricière n'a reçu jusqu'ici qu'une pu-
blicité incomplète. Résumé dans le journal F Algérie, il a été imprimé
provisoirement en très petit nombre, pour être distribué à quelques
hommes d'état et à quelques personnes qui réunissent à un zèle pas-
:âonné une connaissance spéciale des besoins de l'Afrique française. Le
mémoire est accompagné de l'inévitable correctif, la réfutation assez.
Tive de M. le maréchal Bugeaud (1), dont on admirera la dextérité à re-
produire sous toutes les formes son plaidoyer pour la colonisation miU-
litaire. Nous ne croyons pas être indiscret en exposant à une vive lu-
mière les idées que l'honorable général a cru modestement devoir laisser
dans un demi-jour. De semblables études, même lorsqu'elles donnent
prise à la critique, sont profltables au pays et augmentent l'éclat des
services militaires.
Après avoir limité le champ de la colonisation dans la provincg de
l'ouest, en traçant un grand triangle qui a sa base sur le bord de la
mer d'Oran à Mostaganem, et son sommet à Mascara, M. de Lamori-
cière a posé en ces termes le problème dont il cherche la solution pra-
tique : « Déterminer le chiffre de la population européenne agricole
qui suffirait seule à nourrir les 25,000 habitans, 2,000 chevaux ou
mulets qui peuplent les villes de la province d'Oran , et en outre
25,000 hommes de troupes et 6,000 chevaux ou mulets, effectif néces-
saire à la défense du pays dans les circonstances ordinaires. » Une ex-
ploration du territoire, en ce qui concerne du moins la mise en culture
des terres et l'établissement des colons européens, a été confiée à une
commission choisie dans l'état-major de la division. M. le lieutenant-
colonel de Martimprey a débattu avec les indigènes les nombreuses
questions qui se rattachent à la propriété des lieux. Au point de vue
spécial de l'agriculture, la nature du sol et des eaux a été étudiée par
M. d'Illiers, chef d'escadron. M. le capitaine d'artillerie Azema de Mont-
gravier a donné une utilité pratique à dés recherches d'archéologie.
Le relevé topographique a été fait par M. le capitaine Gelez, avec le
secours de M. Brahemscha, interprète principal, et de plusieurs indi-
gènes, anciens fonctionnaires du gouvernement turc. Ces travaux pré-
liminaires, auxquels six semaines ont été consacrées, ont répondu au
désir de M. de Lamoricière et obtenu la sincère approbation du ma-
réchal. Du mémoire très remarquable de M. d'Uliers, il résulte que
le triangle ouvert à la colonisation offre une superficie d'environ
102,000 hectares, qu'il admettrait au moins 83 centres de population
(1) Le maréchal Tient de faire imprimer à Alger le plan de M. de Lamoricière, précédé
de ses Observations critiques : cette brochure ii*a pat encore été répandue à Paris.
COLONISATION DB L'ALGÉRIS.
529
groupés en i5 commnnes , et que le nombre des familles à établir
pourrait dépasser sans inconvénient le nombre de 5,000. Cependant le
général, posant en principe qu'il serait injuste autant qu'impolitique de
déloger les indigènes sans les indemniser, propose de circonscrire la
colonisation dans les limites où il sera possible d*obtenir les terres sans
argent, ou du moins à très peu de frais. En conséquence, il restreint
provisoirement l'occupation du sol à 51,875 hectares divisibles en
%3Ji familles. Cette population, répartie entre iO centres d'habitation ,
formerait 14 communes. Ces chiffres ressortent du tableau suivant,
que nous avons dressé d'après les documens fournis par la conunission :
ZOMB D*0lAll.
ZORB BB IIOSTl-
GjUIBH.
2oilB tMTkilBUKB
00 Sic.
ZOHB IirrÉRIECKB
OB Mascara.
ViLLAGB BOUTIER.
COMMUNES. ^2g^V«)?
Sidî-Ali 170
Hassian-Toaal. . 900
Taxout 70
Goudyel 140
Guessiba 7S
Arxew 900
Betteoua 100
I Les Jardins. ... 950
) Assi-Mamaëte. . 130
j Saintr-Denis j ^^
] Union agricole. . (
I Mascara (banlieue) 950
{Sidi-Daho. ... 100
I Tlelate 50
Soperfieie SuRerfcle ^„j^
98
4,800
8,500
9,500
6,000
4,500
3,600
9,495
4,000
3,000
8,400
17
85
49
60
18
95
16
93
14
5
5
4
9
i
3
8
9
9
5,500
9,500
1,150
95
93
14 CoQununes. 9,339 51,875
(Moyenne)
97
8
1
9
40
Population
par lieue
carrée
(individos).
983
458
918
175
190
4U
390
500
348
560
363
390
348
(Moyenne)
343
Le cadre est trouvé : il reste à le remplir. Suivant M. de Lamori -
cière, deux causes jusqu'ici ont porté obstacle à la colonisation sur une
grande échelle : d'abord les formalités imposées aux capitalistes grands
ou petits qui sollicitent des concessions de terre, les lenteurs adminis-
tratives qui dévorent leurs ressources; en second lieu, l'exagération
des crédits que l'on propose de demander aux chambres pour les frais
à la charge de l'état. Le général est donc persuadé que, si le devis des
dépenses préparatoires était réduit au point de ne plus offusquer la
parcimonie de nos représentans , et qu'en même temps tout individu
offrant des garanties trouvât aussitôt sa place au soleil d'Afrique, la
population exubérante en Europe prendrait d'elle-même son élan vers
l'Algérie. Sur cette conviction repose le système auquel l'opinion pu-
blique a attribué le nom de colonisation civile.
Le projet que nous étudions s'est divisé naturellement en deux titres :
demande de crédits pour les travaux de premier établissement, et obli-
530 REVUS DES DEUX MOEDEg.
gâtions réciproques des colons envers l'état , comme de Tétat envers
les colons. Voulant faire ce que H. le maréchal Bugeaud appelle de la
colonisation à bon marché, l'auteur s'est appliqué surtout à réduire le
chiffre des dépenses. Ce chiffre devient en effet imperceptible, in-
croyable : 200,000 francs pour Timplautalion de 2,33i familles euro-
péennes. Pour ii,6lK) personnes, à raison de cinq par famille, c'est
environ 17 francs par tête (i). Il est vrai qu'ayant pour principe de dé-
placer le moins possible les Arabes et de procéder, lorsqu'ils y con-
sentent, par des échanges de terrain plutôt que par des iudemnités
en argent, la somme à débourser la première année est réduite à
20,000 francs (2). Les dépenses d'installation sont ordonnées avec la
même parcimonie. Jusqu'ici, pour fonder un village algérien, on a
commencé par créer à grands frais les établissemens publics qui con-
stituent une ville européenne. Après avoir construit une église , un
presbytère, une école, une mairie, une caserne, après avoir aligné les
rues, nivelé les routes, jeté les ponts, cadastré les champs, on tâchait
de recruter les habitans, qui ne venaient pas toujours. M. de Lamori-
cière blâme comme un luxe inutile a cette perfection encore inconnue
dans la plupart des villages de France^ » il pen$e qu'il suffit de balayer
les lieux pour que la population y fleurisse. A cliaque centre d'habitar
tion, une enceinte tracée par un fossé et un parapet en terre, le service
des eaux, c'est-à-dire des puits, des fontaines, des pompes, des lavoirs,
des abreuvoirs, des barrages, et, s'il se peut, des irrigations; au lieu de
la route communale, de simples sentiers à la manière arabe, « gros-
sièrement rectifiés, débarrassés des broussailles et des palmiers nains
pour que les charrettes y puissent circuler, » voilà tout ce qui est exi-
gible au début. Des piquets détermineront provisoirement l'alignement
des rues et la place des bâtimens publics; les champs seront bornés,
sauf vérification ultérieure, avec des pierres : les routes de première
et de seconde classe seront tracées sur le papier. Ce n'est pas que l'au-
teur conteste l'utilité des travaux commandés par nos habitudes so-
ciales; mais il croit qu'au lieu de les improviser à gran^ frais, il faut
les laisser faire, comme en France , peu à peu et avec le temps. C'est
amsi qu'en abaissant à 20 centimes par mètre en moyenne les dépenses
pour la confection des chemins indispensables, en appliquant la même
(1) En considérant que l'auteur n*attribne aucune dépense aux deux communes du Sig,
quMI déclare être en voie d'exécution, on pourrait étoTer la moyenne à 93 tt. par léte.
(fl) D*aprè9 ie$ marchés passés proYisoiremank, et sauf ratiÉcaiion, avac kes Arabes, eetta
somme de 20,000 francs n'est en général que le tiers du prix total convenu pour ral>aa-
don d'environ 34,000 hectares de terre. A ce compte, Thectare reviendrait à moins de 2 fr.
En vérité, ce n'était pas la peine d'établir de si longues discussions pour savoir a qui ap-
partient la terre algérienne, aux Français par droit de conquête, ou aux indigènes par
droit d'ancienne possession. N'est-il pas plus loyal et plu» économise de payer «ne légers
indemnité, suivant l'exemple de M. de Lamoricière, et de oe pas i'ax|^oser à daa calliti—ay
COLONISATION DE L'ALGÉRIE. 531
rusticité aux travaux de terrassement et à VaménageTnent des eaux , le
général a pu ramener les frais de la première année à un chiffre dont
la modicité est un sujet d'étonnement.
Le moyen de recruter la population coloniale n'est pas moins simple.
La fondation d*un certain nombre de villages ayant été résolue par le
gouvernement, on ferait appel en Algérie et en France aux personnes
disposées à s'établir dans les limites indiquées. La description des lieux
avec un plan à Tappui et un cahier des charges serait déposée à Paris,
au ministère de la guerre, à Alger, à Oran, et enfin dans toutes les pré-
fectures françaises. Ainâ tout citoyen, sans être rebuté par les lenteurs
et les caprices des bureaux, pourrait voir par lui-même et d'un coup
d'œil si les chances offertes lui conviennent. Les communes seraient
concédées par grands domaines ou par petits lots. En vertu du cahier
des charges, le concessionnaire devrait s'engager: i" à installer dans le
délai de trois, quatre ou cinq ans, un nombre de familles ouvrières
proportionné à retendue et à llmportance du domaine obtenu : le tiers
au moins de ces colons devrait être installé dans le courant de la se-
conde année; 2* à introduire dans les contrats avec les ouvriers colons
une clause en vertu de laquelle ceux-ci deviendraient propriétaires
d'an moins quatre hectares de terres propres au labour ou au jardinage,
après l'accomplissement des obligations contractées envers leurs maî-
tres; 3* à procéder au peuplement d'une commune d'après les règles
prescrites par la prudence et l'hygiène, c'est-à-dire de grouper les
maisons dans l'intérieur des enceintes, en respectant les lots destinés
aux ouvriers établis ou à établir, A* à réserver un cinquième de la sur-
face tA>tenue, qui deviendrait propriété communale dès que le village
serait constitué. Le concessionnaire resterait libre de débattre avec ces
familles qu'il aurait appelées les conditions de travail auxquelles il
leur procurerait le logement dans l'enceinte du village, et, sans doute
aussi, la nourriture et Tentretien. Quant aux simples ouvriers qui, dès
leur arrivée, seraient en mesure de se construire à eux-mêmes leurs
habitations, l'autorité locale leur concéderait directement et gratuite-
ment des lots pris dans lés terrains réservés à cet eflet.
L'état, de son côté, contracterait diverses obligations au profit des
nouveaux habitansde la colonie. Il s'engagerait: 1* à renouveler pen-
dant deux ans les crédits spécifiés plus haut pour compléter les pre-
miers travaux d'installation, c'est-à-dire l'ébauche des communications
et le service indispensable des eaux; ces travaux pourraient être faits
directement par l'état ou confiés aux concessionnaires qui voudraient
occuper leurs ouvriers pendant la morte-saison; 2° à exécuter plus tard
les constructions ordinaires d'utUité générale, telles que mairies, églises,
écoles, etc., et même à se charger des travaux exceptionnels qui inté-
resseraient vivanent une localité^ 3* à payer une prime, dont la quo-
532 E£YUE DES DEUX MONDES.
tité n*est pas déterminée, aux colons qui rencontreraient des obstacles
extraordinaires et imprévus^ par exemple, cherté des matériaux de
construction, difficulté des défrichemens, chemins impraticables, in-
tempéries, etc. : cette subvention ne serait d'ailleurs soldée que propor-
tionnellement au nombre des familles déjà établies par le propriétaire;
l"" enfin, promesse serait faite par l'état a d'acquérir pendant dix ans,
aux prix moyens des marchés passés outre mer, les céréales (blés et
orge) produites par les colons, chacun d'eux pouvant livrer un maxi-
mum calculé d'après la surface ensemencée dans l'année, c'est-à-dire
cinq quintaux disponibles par hectare. » Le gouvernement aurait à
choisir, pour la délivrance des terres, entre le système de l'acyudication
et celui de la concession directe. Dans ce second cas, les conditions se-
raient débattues de gré à gré entre l'administration et le concession-
naire. Dans le système de ra(]|judicalion, le concurrent préféré serait
celui qui proposerait les conditions les plus généreuses. La surveillance
des établissemens et l'exécution du cahier des charges seraient parta-
gées entre l'agent du domaine et l'inspecteur de colonisation.
Le projet de M. de Lamoricière se présente avec une simplicité de
mécanisme et un caractère de loyauté qui provoqueront la sympathie.
Les hommes capables de le soumettre à une analyse sévère ne croiront
pas à la pleine réussite de ce projet, et cependant ils feront des vœux
sincères pour qu'il soit mis à l'essai avec quelcpies variantes et quelques
précautions. De quoi s'agit-il en effet? D'employer 200,000 francs en
améliorations appliquées au sol. C'est un placement plutôt qu'une dé-
pense. La somme est si modique, que ce placement ne peut, en aucun
cas, prendre aux yeux de la France les proportions d'une mauvaise
affaire. Tout le. monde sait que la valeur du sol n'est que la représen-
tation des travaux qui ont été nécessaires pour le rendre propre à la
culture. L'argent employé pour déblayer le terrain et corriger les eaux
de la province d'Oran sera une valeur acquise à la colonisation, quelle
qu'en soit la forme définitive. Ces travaux, ne dussent-ils porter profit
qu'aux indigènes, la France aurait encore à se féUciter de les voir ac-
complis. H. le maréchal Bugeaud admet lui-même qu'on doit essayer
le système de M. de Lamoricière, mais seulement sur une échelle res-
treinte, o Nous consentons, dit-il, à un essai sur trois ou quatre com-
munes, en choisissant celles qui n'exigent pas le déplacement des
Arabes. » Il serait à craindre que cette réduction du plan ne faussât
beaucoup les prévisions de l'auteur. Pour écarter tout danger, il suffit
de quelques amendemens au cahier des charges. Que le gouvernement
se tienne en garde contre l'abus qu'on pourrait faire de la promesse
d'une prime éventuelle, et de l'engagement d'acheter les blés des co-
lons au prix des marchés de France; qu'il établisse bien nettement le
droit d'évincer le propriétaire en cas de noa-exécuUon du contrat, et
GOLÔNISATIOlf DE L'AtGÊRIE. 533
l'on pourra donner au digne général la satisfactton d'une expérience.
Quoi qu'il advienne , la France lui saura gré d'avoir simplifié les res-
sorts de l'opération, à tel point que l'immobilité n'est plus possible.
De ce que l'on ne voit pas d'inconvénient à l'expérience proposée par
M. de Lamoricière, est-ce à dire que le problème de la colonisation soit
résolu? Non, malheureusement. Si la prétendue colonisation civile a
le mérite de ne pas compromettre le présent, elle n'offre aucune sécu-
rité pour l'avenir. Il est sans doute d'une bonne tactique de lancer *
l'œuvre africaine y en réduisant le prix des dépenses à une somme tel-
lement faible, qu'il est impossible de la refuser. Néanmoins les hommes
qui ont le sens politique applaudiront à M. Bugeaud, qui ose dire au pays
que, dans une affaire d'un intérêt vital, la dépense ou plutôt l'avance
en argent ne doit être qu'une considération secondaire, que le système
qui permettra de réduire le budget spécial de l'Afrique et de rendre à
la France la libre disposition de ses forc^ mUitaires sera le plus écono-
mique. Loin d'atteindre ce dernier but, le projet de M. de Lamoricière
ne le signale même pas , puisqu'il a pour base une garnison de 25,000
hommes avec 6,000 chevaux pour la seule province d'Oran. Cette colo-
nisation à bon marché n'est pas d'ailleurs aussi modeste qu'elle en a
l'ahr. Le crédit de 200,000 fr. n'est applicable qu'à la première année,
et doit être renouvelé plusieurs fois. La dépense des travaux publics
est igoumée, mais non économisée. Soit qu'avec M. Bugeaud on bâtisse
un village pour tâcher d'avoir des habitûis, soit que, selon H. de La*
moricière , on cherche des habitans pour tâcher d'avoir un village , il
faudra , tôt ou tard , acheter des matériaux et payer des maçons pour
construire des églises, des écoles, des mairies, des corps-de-garde, et
de vrais ponts, et dé vraies routes. Dans son plan primitif, M. de La-
moricière accordait à chaque entrepreneur une allocation de 25 pour
cent sur les frais de premier établissement. Aujourd'hui le général
parle d'une prime facultative, payée par l'administration aux proprié-
taires qu'elle jugerait dignes d'un encouragement ou d'une indemnité.
Sans parler des abus d'un pouvoir discrétionnaire exercé par des agens
subalternes , sait-on à quels sacrifices l'état se trouverait entraîné par
cette clause du contrat colonial? Enfin l'obligation d'acheter, pendant
dix ans, les céréales au cours des marchés de la métropole n'est qu'une
subvention déguisée. Si l'armée refusait les 200,000 hectolitres de
grains que les indigènes apportent sur les marchés de l'Algérie pour
payer les blés des colons à raison de 5 francs de plus par mesure, il y
aurait, au bout des dix ans, un sacrifice réel de iO millions. Il est vrai
que cette perspective n'effraie pas le maréchal. Il ne veut pas, dit-il,
chicaner sur le monopole qu'on prétend imposer à l'état, tant il est
persuadé que les colons de M. de Lamoricière , bien loin d'avoir des
denrées à revendre, ne produfront pas même pour leur subsistance.
534 RSYUS PES, WUX mWW^ .
Ce dernier argument, ce oous semble^ pourrait élreretûiumé «vec hiea
plus de force contre celui qui Fem^oie. Si te cdonisatu» Gâvik- furati*-
quée par de grands pro^nétaires est impuissajiie à produire» que
peut-on attendre des soldats-colons « pauvre» et inexpérimentés pour la
plupart, isolés et sans direction sur leur carré de. terre?
Une autre objection de M. Bugeaud donne lieu à une remarque im<"
portante. Pour démAntrer que le& 2^000^ colons (1) du triangle d- Oran
ne pourront jamais nourrir avec leur excédant lès 90,00(X liabitans c^
vils ou militaires de la province, le marédial dte l'exemple dete France,,
où ^ mUiiûiis de cultivateurs sont,. dit-41,, nécesBaires pour abmenter
10 millions d'arlisans» Nous constaterons, d'abord, que le nombre des
cultivateurs diminue chaque jour chex nous, comme il est arrivé ea
Angleterre» à mesure que l'agviculture est devenue plus productive,^
parce que l'industrie rurale, en se perfeetionnant, tend à remplacer le
travail des. bras par celui des machines : déjà le nonabre des ouvriecs
attachés à la terre est abaissé cbe;» neu&à te proportion de 5Q pour lOQ.
Si maiottenant on observe te classe agricole, on voit qu'il teut te dé-
composer en deux groupes ; d'un côté,, une (butede j/ournaliers,. de pe-
tits méteyers„ ou mên^e de paysanfi possesseurs de quelques lambeaux
de terre, tous égalemeni misérables, produisant à peine ce qu'ils eon-
sonuBoent; d'un autre câté, l'élite de noa populations rurales,, des pro-
priétaires dans l'aisanœ,. des fermiers intelligens ou de bonsr ouvriers
attachés à desexploitetions florissantes. Ce dernier groupe, quoique le
moins nombreux, est celui qui nourrit avec l'excès de ses produits les
industriels et les citadins. Si , comme le pense AL Bugeaud , a te petite
culture par temiUes ou par méteiries, qui est o^Ue des deux tiers de
te France, est celle qu'il nous teut en Afriqjue pour avoir de te popute-
tion» » il est clair que les 2&,000 mille colons du triangle d'Oran ne
nourriront pas 50,000 âmes, plus 8^000 hétes de somme. Si,, au con-
traire, te personnel de te colonisation civitet bien choisi» bien dirigé,,
entouré de garanties suffisantes, attaquait le sol africain avec tes res-
sources combinées de la science et du capital, il n'est plus douteux que
les 5,000 temiltes agricoles pussent pcm-seulement approvisionner les
militaires et les citedins de la province^ mais même obtenir des pro*
duits d'exportetion. Si l'on ne pouvait pas se promettre un tel résultat
avec 80,000 hecteres„ à ne compter que les bonnes terres, soit une
moyenne de 16 hecteres par famille agricole, il faudrait désespérer de
l'Afrique, et la France s'exposerait à la risée de l'Europe^ si elle con-
tinuait à s'épuiser pour une telle colonie.
Le succès industriel , c'estrà-dire une terge rémunération du capital
(I) Ce moBkt^ tmfifost ht^OO tàtnSXiâHf^ M. 4e Umcmoière Mfèreréanii 60
COLONISATION VE L' ALGERIE. 535
et du tramil , e9t la principale chance d'avenir pour l'Algérie, la seule
espérance d'un peuplement rapide. C'est le point de Yue qu'il faut
choisir pour apprécier à sa Juste Vftlew le système de M. de Lamori-
cière. Les oAres fottes aux spéculateurs et aux ouTriers sont-elles de
nature à tertittser le province d'Oran? Appliquons la théorie du général
à l'exploitation d'une commune, par exemple celle des jardins dans la
wme de Moslaghanem, d'une étendue de 4,000 hectares en terres de
choix. Pour obtenir la concession de ces 4,000 hectares, le propriétaire
s'engage : 4'' à établir %50 familles, soit une famille par 16 hectares;
^ à rétrooéder nn cinquième de son domaine comme terrah) com-
munal, soit 800 hectares; 9" à donner postérieurement 4 hectares par
famille agricole, soit 1,000 hectares. YoîNi donc la concession réduite
par ces deux dernières clauses à 2,900 hectares seulement. Or, la pro-
priété de celte superficie doit Mre achetée par l'mstallation de 250 fa-
milles. L'ordonnance du 24 Jutllet 4846 prescrirait pour chaque famille
la construction d'une maison d'au moins 5,000 francs t M. Bugeaud
porte la (ié\ïeme totale è plus de 6,000 francs. Pour n'être pas suspect
d'exagération, nous réduirons ce dernier chifflre de nmitié, et nous
<x>mp^ons 3,000 francs seulement par ftimille pour les frais de voyage,
la construction de rhahîtation, rachat du mobilier et l'entretien indis-
pensable pendant les premiers temps. Eh bien! pour ce premier article,
le concessionnaire est obligé de débourser 750,000 firancs, de sorte qu'il
paie à raison de 340 francs rhedare cette même terre dont les indi-
gènes viennent de faire abandon à l'autorité française à raison de
3 francs. A ce prix, le spéculateur n'aurait qu'une terre en friche dans
un canton dont les communications ne sont pas encore établies, dont
les ressources commeroialessont incertaines. Qu'on double cette somme
de 340 francs par hectare pour les frais de défrichement, pour la con-
struction des bàtimens , pour l'achat des bestiaux et du matériel d'ex-
ploitation, pour le roulement des salaires et le déficit des premières
années, et qu'on Juge si T^péralion se présente de manière à séduire les
capitalistes prudent.
Plaçons-nous maintenant au point de vue' du fravailleur prolétaire,
et demandons-nous si la Combinaison proposée est de nature à faire af-
*ier cette classe qui fiait te fonds et la force de toute population. A quel
titre les propriétaires appelleront -ils les ouvriers ruraux? Sera-ce
^omme métayers ou comme «alariés? Le premier mode est împrati-
iuAile, du moins dans l'état présent de la colonie : pour que de bons
laboureurs consentent à être métayers, c'est-à-dire à se contenter, pour
prix de leur trav'ail , du partage des fruits, il faut qu'ils soient assurés
qu'il y aura des fruits. Le métayage, genre de rémunération dont tous
les agronomes ont signalé les effets funestes, est heureusement inap-
plicable à des travaux de défrichement, n est donc probable que les
536 * REVUE DBS DEUX MOINES.
entrepreneurs en reviendront à la forme consacrée, au salariat pur et
simple : mais alors les colons d'Oran succomberont sous raltematiye
qui paralyse aujourd'hui TAlgérie entière. S'ils offrent, en argent ou
en objets de consommation, un salaire suffisant pour un bon ouvrier
chef de famille, ils seront écrasés sous les frais de la main-d'œuvre. Si
le prix offert au travail n'est pas assez attrayant pour qu'une famille
consente à s'expatrier, il y aura, comme aujourd'hui, pénurie de bras,
et la terre restera dans l'inculture. M. de Lamoricière croit peut-être
faire beaucoup pour l'ouvrier en lui assurant la propriété de quatre
hectares de terres labourables après l'accomplissement de toutes les
obligations contractées envers son maître. Nous doutons fori qu'une
promesse aussi vague soit une amorce bien puissante. Â quelles condi-
tions, après quels services l'ouvrier entrera-t-il en possession de son
domaine? Voilà ce qu'il importerait de savoir, et c'est précisément ce
qu'on ne dit pas. Si on doit livrer au laboureur un coin de terre in-
culte sans lui avoir procuré d'une manière quelconque les moyens de
le féconder, l'avantage qu'on lui propose est dérisoire. Il y a plus, l'in-
térêt de l'entrepreneur est qu'en aucun cas l'ouvrier ne puisse vivre
indépendant par l'exploitation de son petit champ, car aussitôt ce der-
nier abandonnerait son ancien patron ou lui ferait la loi , et le travail
de la grande propriété resterait désorganisé. Nous touchons là le vice
radical du projet, qui est de ne pas pouvoir être accepté plus loyalement
par les capitalistes que par les prolétaires, de n'oflirir aucun appât réel,
aucune garantie sérieuse à la classe qu'il importe d'attirer en Afrique,
et, suivant la rude expression du maréchal Bugeaud, de livrer les pau-
vres pieds et poings liés à la cupidité des spéculateurs. L'honnête labou-
reur, l'homme robuste et laborieux à qui l'occupation ne manque pas
en France, ne passera pas les mers sur les vagues promesses d'un con-
trat suspect. On nous dira que nos prévisions sont chimériques, que les
demandeurs de concessions assiègent les bureaux, et qu'ils seraient
moins empressés s'ils craignaient d'être paralysés par l'insuffisance des
bras; mais cet empressement prouve peu de chose pour l'avenir de
l'Algérie. L'amour de la propriété est un des instincts profonds de notre
société : il en coûte peu pour demander une terre; il est toujours
agréable de l'obtenir. Seulement, lorsque les concessions ouïes adju-
dications seront légalisées, on renouvellera ce qui vient de se passer à
l'occasion de l'ordonnance du 21 juillet, on recommencera les do-
léances sur l'impossibilité de réunir le nombre voulu de familles ou-
vrières.
Cependant, comme les trois pouvoirs de l'état veulent de la façon la
plus sérieuse que l'Afrique cesse d'être un désert, comme une solution,
fût-elle négative, est le plus grand intérêt du pays,^ on ne manquerait
pas de stimuler Vinorf io rlps entrepreneurs en les menaçant de l'expro-
COLONISATION DE L* ALGÉRIE. 537
priaUon. Qu'arriverait-il alors? Les plus faibles renonceraient au bé-
néfice de leur concession. Quelques capitalistes rentreraient tant biea
que mal dans les termes du contrat, en employant sur leurs domaines
le nombre de bras exigé. Forcés alors, comme tous les entrepreneurs
de grande industrie, d'économiser sur la main-d'œuvre, ils recrute-
raient, non pas d'honnêtes familles françaises, mais des misérables et
des vagabonds sortis de tous les pays : l'Algérie deviendrait le dépôt
de mendicité de l'Europe. Avec un tel fonds de population , U faudrait
perdre l'espoir d'opposer aux Arabes une force locale. Bref, un petit
nombre de riches propriétaires, entourés de leurs esclaves blancs^
comme les planteurs des Antilles de leurs nègres, feraient peut-être de
grandes fortunes; mais, pour défendre ces grands propriétaires, il fau-
drait que la France restât en Afrique l'arme au bras, et que l'on per-
pétuât le sacrifice annuel dont la formule est devenue proverbiale :
cent mille hommes et cent millions.
Un dernier rapprochement entre le système militaire et le système
civil mettra en saillie le but de cette étude. La France dépense en
Algérie, d'une manière improductive, la dixième partie de son revenu :
cette situation ne pourrait se prolonger sans péril. M. le maréchal Bu-
geaud propose de constituer, au moyen d'un dernier sacrifice de 350
à 500 millions, une population habituée aux armes et assez forte pour
se faire respecter sans le secours de l'armée active. Politiquement, l'in-
tention est louable; mais le succès matériel de l'entreprise laisse des
doutes. M. le général de Lamoricière ne demande qu'une faible somme :
seulement, comme il ne touche pas même la question politique, comme
il ne laisse entrevoir aucune réduction de l'effectif, le résultat financier
<est à peu près le même pour la métropole. Dans la nécessité de rejeter
la dépense du peuplement sur les spéculateurs, il leur impose des con-
ditions que ceux-ci pourront difficilement remplir, de sorte que son
projet n'offre pas plus que l'autre la perspective du succès commercial..
A nos yeux, la fondation d'une colonie n'est qu'une spéculation gigan-
tesque entreprise par une nation : quand l'affaire ne paie pas naturel-
lement ses frais, c'est qu'elle est mauvaise , et il faut l'abandonner»
Les trais de l'Algérie sont l'entretien d'une armée, la nécessité d'une
forte prime aux capitalistes pour avoir de l'argent, la nécessité d'une
forte rémunération au travail pour avoir des travailleurs. Le problème
doit donc être ramené à ces termes : Est-il possible que l'industrie agri-
cole devienne assez lucrative pour solder toutes les dépenses néces-
saires à l'existence de la colonie? Nous répondrons bientôt, d'une mar-
nière affirmative, en exposant un type et un budget d'organisation avec
des détails de nature à éclairer la situation de TAlgérie,
À. r/^CHCT,
m:
L'ÉTAT DE LA POÉSIE
£N ÂLLEALLGIŒ.
LA BEBUIlÈaE «Al#«ii P^^TI^^VB.
I. — Keleh und Schwert (la Ompe et VÊpée), par H. Hauaicb Hartmahm . -< Leipiig, ig4S.
II. — Geibel'i GediehU, poésies de H. Giibbl. — Berlio, 1846.
BI. -^ Gediehte von L, ScMieking, poésies de H. t. Schuckirg. — Stuttgart, 1846.
W»— Her WeUprietUr [lé Prêtre téeuHer\ par H. Iiéopold Scbifer. — Nuremberg, 1846.
T. -* Liadar vom arman Matm [Chtmttme (f «m Bêmme jHiiiora), par H. Gftft&LBfl Beck.
— Leipzig, IB46.
YI. — BamdM, lecoeil de chants. tralMS, traduit. par EÎîcftERT. — Stuttgavt» iSéBw
Voilà deux années déjà que M. Henri Heme a publié sa yive et moqueuse fatn-
tatsie, V Allemagne, et que M. Freiligrath a jeté au milieu des partis frémissans
fia généreuse Profession de foi. C'étaient là, à des titres divers, deux charmans
acaiidales et tout-à-fait inattendus. C'était mieux encore, et Fou ]>ouvait entre-
voir dans ces audacieux ouvrages une ycritable promesse pour Tavenir. Un ré-
veil si subit, si inespéré, de deux écrivains qui paraissaient avoir donné toute
leur mesure, devait, ce semble, être un exemple fécond, un aiguillon puissant
pour tant de poètes endormis ou découragés. M. Anastasius Grûn a-t-il dit son
dernier mot? M. Herwegh , trompé par des acclamations enthousiastes, se croit-il
LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 539
en possession d*une renMniiée durable? N'est-ce pas lui surtout qui devrait jus-
tifier réclatante faveur d'un succès pcémataré et renouveler par des travaux plut
complets sa vigoureuse, mais étroite in^^iration? On a le droit de demander 4
Fauteur des Poésies dun vivant les plus généreux. efforts,. car ni le public nlhl
critique ne lui ont manqué : une bienveillance trop sympathique Fa placé du
premier coup à Fendroit le plus lumineux y et toute FAUemagne a les yeui st^r
lui. Jamais chanteur n'a çencontré d'auditoiie plus nombreux et plus iiUenti^
J'insiste, parce que le découragementy^hélasL n'est qjue trop possible en £aca dea
obligations qu'impose un si rapide, un si merveilleux succès. Toutefois prenons
garde : le silence de M. Ilerwegb est dû. peutrètre à la réflexion solttaironaux
préparations laborieuses^ et, dans ce cas^ ce n'est pas moi certainement qui vou-
drais troubler par une invitation trop vivola retraite du jeune écrivain. 11 faut
bien cependant savoir ce qju'est devenue la poésie chez nos voisins,, et comment il
a été répondu aux railleries de M. Ileine^aux émouvantes provocations de M. Frei*
ligrath. Puisque nous ne trouvons dans Farène aucun des combattans éprouvés,
puisque nous n'avons affaire ni à IL Ânastasius Grûn , ni à M. Herwegh ^ ni à
M. Nicolas Lenau, ce seront sans doute les poet» minores qui vont appeler
notre attention. Qu'importe? S'il y a parmi eux. un seul nouveau venu dqj4
protégé par la Muse,, nous n'aurons pas perdu notre peine.
Ce qu'il faut remarquer tout d'abord dans la moisson poétiq/ue de cette demièio
saison , c'est la diversité assez aimable des œuvres q^n'elle a produites. Je vaux
signaler cet heureux symptôme; depuis leur prise d'armes» en 1840, les chaa-
teurs avaient brisé les plus riches cordes de la lyre, et, pour quelques strophes-
vraiment belles, on sait combien cette inspiration systématique avait appauvri
la littérature. La politique était partout : elle avait troublé même ces bruyans et
inoffensifs Trinklitder si chers de tout temps à nos voisins. Les ballades d'Uh«
land , les mystiques fantaisies dé Justinus Rerner étaient dédaigneusement pro-
scrites par toute une phalange hautaine,^ armée de pied en cap. 11 fallait voir les
plus humbles écoliers grossissant leur voix et tâchant d'accompagner eu chœur
M. Herwegh et M. Prutz. Le roi de Prusse ne recevait pas uue pétition q.ui ne
fût rimée,* pas une adresse qjui ne fût ornée d'apostrophes retentissantes et de
prosopopées magnifiques. Tous ces grands suyets qui sont F unique et éternel
élément des inspirations durables, le cœur de Fhomme et les splendeurs de la
nature, les mystères de la pensée et les joies de Famé, tout cela semblait con-
damné sans retour. La vraie poésie, la seule qui puisse convenir au geuie de
FAUemagne, était devenue veuve. Aujourd'hui, grâce à Dieu, les sources tacies
recommencent à murmurer dans les forêts, et une légère brise printaniere par-
court les campagnes désolées. Si légère qu'elle soit, je ne négligerai pas de la
suivre. Laissons les publicistes acpompllr leur tâche; les pétitious valent mieux,
écrites nettement en bonne prose. Personne ne conteste au génie le droit de
consacrer en des œuvres sublimés la pensée émue de tout un peuple et d'im-
primer le seean divin dé là poésie à ses plaintes^ à ses reelamations; mais com-
bien est-il d'écrivains qui soient vraiment préparés à un si glorieur ministemF
Chacun chez soi. Le parti constitoCionnel, qui a encore tant besoin d'uniié et de
sérieuse discipline, n'a riea à gagner aux incartades des poètes; une fenne dis^
cussion , appuyée sur le bon sens et le bon droit, sera touyours plus efXteace que
les strophes les plus brillantes. J'ai redouté bien souvent ces auxiliaires incom-
5iO RBVUB MB DBUX IfOlll».
modes; leurs fi&ntasqoes évolutions m^iuquiétaient; j^avais peur qu*ils ne jetas-
sent quelque ridicule sur cette sainte cause de la liberté allemande; or, cette
fois, je TaYoue, en voyant une jeune phalange revenir à Tantique et immortelle
poésie, j*éprouve une double joie. La politique, sans doute, n*a pas tout-à-fait
disparu, nous allons la retrouver encore; seulement elle n^étouffe plus les fleurs
de Tame et de Fimagination; la gerbe que j*apporte est plus variée et plus vive.
Entendons-nous bien toutefois et n*exagérons rien. Si je cède très volontiers
à un sentiment dMndulgence, je n'abandonnerai pas les droits de la critique. Ce
ne sont pas des chefs-d'œuvre que f ai à présenter au lecteur; je prétends surtout
signaler les symptômes d'une réaction, d'un retour salutaire vers les sereines
régions de l'art. Les uns s'en approchent déjà avec beaucoup de fermeté et de
grâce, les autres ont plus de bonne volonté que de vigueur; ceux-ci , qui s'attar-
dent encore dans les fausses routes d'un mauvais système, indiqueront par le
contraste tout ce qu'il y a à gagner dans une voie plus féconde. C'est moins un
groupe d'artistes à étudier qu'une situation nouvelle à mettre en lumière; mais
là où les poetm minores nous auront introduits, les jeunes maîtres, les chefe,
avertis par l'exemple, peuvent arriver demain et renouveler leur talent. Je dois
parier aujourd'hui de M. Maurice Hartmann, de M. Geibel, de M. Léopold Schefer;
je puis retrouver bientôt dans les mêmes sentiers en fleurs M. Lenau et M. Her-
vegh , M. Anastasius Grûn et M. Henri Heine; je n'ai pas voulu dire autre chose.
Le ^lus original, le plus distingué, à coup sûr, des poètes que j'annonce ici»
M. Maurice Hartmann, pourrait bien, avant quelques années, grossir la courte
liste des noms placés au premier rang par l'Allemagne contemporaine. Son
litre, la Coupe et VÉpée, a été accueilli avec une sympathie très vive par les
juges les plus accrédités. 11 a déjà reçu les honneurs d'une seconde édition, et
les qualité charmantes et fortes qui s'y rencontrent ne justifient pas mal ce
succès rapide. M. Hartman est un enfant de la Bohème; en présence d'une ma-
gnifique nature, fils d'un pays cruellement éprouvé, descendant des hussites et
Toisin des Slaves, il n'a eu qu'à ouvrir son ame aux riches impressions des plus
émouvans spectacles. En même temps que les belles montagnes de la Bohême
lui révélaient de fortes et sombres couleurs, les souvenirs de sa patrie vaincue»
non loin de là les cris de la Pologne, le mouvement inquiet de la famille slave,
-et de la Croatie jusqu'au Dnieper tant de voix désolées s'appelant par-dessus les
cimes, tout cela irritait encore son ardente inspiration. CTest \h du moins l'effet
que produit le livre de M. Hartmann. Ce n'est point le parti pris d'un rimeur
qui veut composer un recueil d'hymnes politiques: point de programme, point
de déclamations apprises; mais ses ballades, ses élégies, ses petits tableaux les
plus charmans, se colorent malgré lui de reflets édatans et lugubres. Deux
choses recommandent surtout M. Hartmann, la sincérité des sentimens et l'é-
nergie de la forme, une sympathie rapide et une décision toute virile, le cœur et
le bras, ou, comme il le dit, la coupe et Cépée.
« Moi qui viens du pays des hussites , je crois que j'ai communié du sang de
Dieu. L'amour bouillonne au fond de mon cœur; l'amour, n'estrce pas le sang
divin? Mon cœur en est rempli comme une coupe,
« Moi qui viens du pays des hussites, je crois aux paroles devenues chair, je
crois que les pensées deviennent légion ^ je crois que toute poésie est une sainte
<pée. 9
LA poisn m alueuagne. Mi
fl n'a pas besoin, en effet, de se tracer un programme, épitre au roi de
Prusse, épitre à M. Herwegh , etc.; non, il est trop sûr de lui-^mème. Quel que
soit le sujet où se prendra son cceur, les généreuses pensées y naîtront sans
effort. Le commencement du recueil, f^oix intérieure (intiere Stimmen)^ con-
tient de gracieux détails, mais Toriginalité de Fauteur ne s'est pas encore des-
sinée. Cest là d'ailleurs un thème tellement épuisé, en Allemagne surtout, qu'il
faut pour le renouyeler ou le mysticisme éth^ de Kerner, ou la grâce acoom*
plie dUenri Heine. Bien qu'il chante avec émotion le toit paternel, j'aime mieux
l'entendre quand il quitte le seuil et qu'il embrasse peu à peu tout l'horizon de
la Bohème. Il y a deux Bohèmes, on le sait : la forte Bohème du x^ siècle, la
fille aînée de l'esprit moderne, la mère de Jean Huss et de Jean Ziska, et celle
d'aujourd'hui, qui se cherche péniblement elle-même, privée de sa langue et
séparée de tous ses souTenirs. Voilà les.deux pays que M. Hartmann rapproche
et confronte , pour ainsi dire , dans ses douloureuses élégies. Ce qui l'indigne
surtout, c'est que la Bohème ait perdu jusqu'au sentiment de ses misères. On
pleure les récentes infortunes de la Pologne; « mais toi, s'écrie-t-il , ô mon
pays! tu es pareil au cerf que l'épieu du chasseur a frappé au fond de la forêt
obscure; il a expiré solitaire, inconnu ; son noble sang a séché depuis des siècles
sur les bruyères mortes, et nul n'y songe plus désormais. » Le cœur ouTcrt à
ces tragiques souTcnirs, il mêlera volontiers dans ses plaintes toutes les dou-
leurs qui ressemblent à la sienne. Il n'est pas jaloux de la Pologne au point de
lui refuser des hymnes funèbres; bien au contraire, s'il peint en traits éioquens
les victimes des pays voisins, il croira chanter encore la douleur qui remplit son
ame. De là ces nobles ballades où frémit une inspiration vraiment sincère; j'en
citerai une qui me semble empreinte d'une beauté originale et forte :
« En Hongrie, trois hommes égarés pendant la nuit et l'orage se sont attablés
au fond d'une auberge; en Hongrie, là où le vent du hasard rassemble les en-
fans des contrées étrangères.
« Leurs regards, — ce n'est point l'éclat de la même flamme. Leurs cheveux,
— ce ne sont point les flots du même torrent; mais leurs cœurs , leurs cœurs
blessés , ce sont des urnes que les mêmes douleurs ont remplies des mêmes
larmes.
« L'un d'eux : Compagnons, crie-t-il, pourquoi sommes-nous muets? est-ce
qu'il n'y aura point de toast pour animer joyeusement les buveurs? Eh bien!
c'est moi qui le porterai : A la patrie! qu'elle vive Ulnre et grande! trinquons.
« — A la patrie! moi, je suis celui qui ne connaît pas la sienne; je suis un
« Bohémien; mon pays n'existe plus que dans le monde des légendes, daa3 la
« mélodie du violon ; le désespoir l'enveloppe comme un orage étemel.
« Je m'en vais rêvant à travers les bois et les montagnes, et je pense sans
« cesse à la perte douloureuse de mon pays. Voilà bien long-temps que j'ai dés-
< appris la douceur du ciel natal ; je songe à l'Egypte quand la cymbale ré-
c sonne. »
« Alors le second : « Si tu bois à la patrie, je ne bois pas avec toi. Je boirais
« à ma honte, car la race de Jacob est une feuille volante qui ne jette pas de ra-
« eines dans la poussière de l'esclavage.
« Fais d'abord tomber les chaînes de mes bras fatigués, puis viens, et je boi-
Ton xvn. 36
542 RS?us ras ranx Hoims»
« rai gaiement, et f oablierai les marques brûlamies cfe la servita<JBe. Insque-tt,
« je reste muet auprès de mon verre. »
<t Le troisième, prêt à boire, sent sa Iènv9fr glaeer; Il se demande tout bas ;
Puis-je boire à ma patrie? la Pologne yit-^eBe encofef «sMle morte? suisse
comme eux un fils sans mère?
« Et de nouveau les voilà sileocieusemenl assis^, ks tevcm^ au front murae;
Devant eux sont les verrez qu'ils n*ont pas touebés. Toos troi», saens dire nfur
parole, ils forment un mdme accwd taigtibre. »
M. Maurice Hartmann réussit très bien dans ces vils tableaux. Son livre
tient toute une série de petits poèmes nettement composés,, sobreoieni écrits^ et
éclairés d'une riche lumière. Cette sobriété si rare, qui était déjà un trait dis-
tinctif de Louis Uhiand et d'Henri Heine, il la possède à un degré assez remar-
quable. Parfois ce sont de rapides croquis d'une invention fantastique, mais dont
les lignes sont bien arrêtées, les contours nets et saillans; on dirait une vive
ébauche de Delacroix gravée vigoureusement à l'eau-forte, quelque chose de
noir et de mordant. Voyez cette poétique vignette :
a Deux chevaliers étrang;ers sont assis dans la barque; ils descendent le cou-
rant du fleuve rapide.
a Le Rhin est muet, le Rhin est profond; mainte fée ensorcelée dort au fond
des grottes.
(( L'un des chevaliers, à la barbe blonde comme l'or : « Par le ciel! dit-il ,, ce
« voyage est doux.
« Je vais à Cologne, aux bords du Rhin; je vais épouser la nièce de l'évèq^e,
sa nièce aux yeux bleus. )>
« Mais l'autre, à la barbe noire, s'écrie : a Cest ton dernier voyage» je le
«jure! »
a Ils tirent leurs épées, le fer briUe; le chevalier blond tombe dans les flots.
« Le chevalier noir est assis, seul, appuyé sur son épée; son œil morne jette
des éclairs lugubres.
a Et tandis qu'il descend vers Cologne aux bords du Rhin , le cadavre lente-
ment nage derrière lui. »
Je reccmnnande encore tëê Dieus; P^atÊteênx, la Rose âà IHiUiy les Ètégie9
bohémiennes. Qu'on lise anasi' la terrible histoire du facile blanc ^ eBe révèle
bien l'enthousiasme stoïqne de Tanteur. Un jeune Hongrois, ufi jeune comte,
est condamné à mort; il a armé la réveUe au nom des idées libérales, il a été
vaincu, sa tète va tomber sur l'échafeiud. Ifier, hélas! il était prêt à tout, il af-
frontait volontiers le trépas pour une cause sacrée; mais mourir ainsi! Ah! eomme
son jeune cœur se brise! comme là vie lui semble belle! L'enfant s'était ero phn
fort , et voilà qu'il a peur du bourreau, a Ne tremble pas, lui dit sa mère; je vais
supplier l'empereur; s'il m'accorde ta grâce, demain , quand l'hemre du supplice
sonnera, ta me verres à mon balco», couverte d'un voile blanc. Si mon voile est
noir, fais ta prière. » Le jour est venu, l'heure a sonné; le condamné s^avance à
travers la foule , il marche souriant et Joyeux, car il a vu le voile blanc de sa
LA POÉSIE BN AIXBMAGlfE. 543
mèie; il monte sur Téchafaud^ souriant toujours, et bien sûr que sa grâce va lui
être lue à haute voix sur le lieu du supplice; il souriait encore, quand sa tète
roulait sous la hache. Vous devinez tout: la courageuse mère avait trompé son
fils, voulant qu'il mourût comme un homme.
On ne saurait nier le talent qui brille dans ces composttions, et il n'est pas
impossible qu'il y ait là une vraie nature de poète. Si M. Maurice Hartmann
était «venu quelques années plus tôt, il aurait obtenu peut-être le succès qui a
couronné M. Herwegh. Pour ma part, je préfère sans hésiter de telles inspira-
tions, énergiques et franches, à la vigueur un peu ùtctiee des Poésies (Tun vt-
vani. Les sentimens virils qui donnent souvent à la muse de M. Herwegh une
incontestable puissance frémissent visiblement dans les vers de M. Hartmann;
mais ces émotions, M. Hartmann ne les exploite pas, il n'en £ait pas un thème ba-
nal, un programme officiel; elles possèdent son cœur et se répandent librement
dans toutes les œuvres de son esprit. De là, en des siyets bien différens, ces cris
de Famé inconnus à M. Herwegh, et cette même énergie tragique attestant tou-
jours la présence des douleurs réelles au milieu des rêves de laiantaisie. Ainsi,
jdans la pièce.des Trois Fils :
a Sois tranquille, femme; quand une flèche me blesserait mortellement dans
la bataille, on m'a appris une formule magique qui me guérira promptement.
Qu'un de mes fils prononce les paroles miraculeuses, eussé-je le cœur brisé, je
ne mourrais point, n
ail va au combat et revient le cœur brisé. Déjà son regard s'éteint, mais la dou-
leur ne reffraie pas : « Mon fils, mon fils, prononce vite la formule; vite, le
temps s'écoule, n
«Je serais bien fou, vraiment! dire un mot qui m'empêchera d'hériter! La
flèche t'a percé le cœur; je ne commets pas de meurtre en te laissant mourir. )»
Ainsi parle l'ainé, puis il se tait : il savait la formule qui eût chassé la mort.
« Alors le père : « Le temps me manque pour te maudire... Toi, mon second
fils, viens, prononce les paroles sacrées sur ma blessure. J'ai toigours été pour
toi le ,père le plus dévoué; hât^toi, mon fidèle enfant, je souffre bien I »
« L'enfant prononce la formule en toute hâte, il la dit de nouveau; mais le sang
jaillit à flots, toujours plus fort, toujours plus bouillant. « 0 ma femme I ô mon
fils! mes forces m'abandonnent. Ah! le tâdisman m'a cruellement trompé! p
4c n ne t'a pas trompé, dit la mère. Voici mon secret, puisqu'il le faut : cet en-
fant n'est pas ton fils; fais parler le plus jeune. » — « Non, qu'il se taise, femme
maudite! et vous, partez pour la tombe, mon ame et mon corps! »
Ajoutez à ces dramatiques ballades des mélodies toutes charmantes, la gra-
cieuse et intrépide chanson Si fêtais roiy les belles strophes à Nicolas Lenau,
vous ne me reprocherez pas une empathie trop indulgente pour un écrivain
vraiment inspiié, qui, sentant aussi bien que ses rivaux toutes les questions de
l'heure présente, ne leur a sacrifié ni les vifo élans de l'imagination, ni l'élé-
gante liberté de la lyre!
II ne faut pas demander à M. Emmanuel Geibel la forte et vivace inspiration
de M. Hartmann : M. Geibel est un poète aimable, d'une humeur facile, d'une
verve brillante et légère. Né dans l'Allemagne du nord, aux bords de la mer, il
a écouté de bonne heure les invitations des ilôts voyi^geiu» qui l'ont porté vers
544 REVUE DES DEUX MONDES.
des régions plus douces; c^eât en Grèce et en Espagne que s'est épanouie sa muse.
Quand il vivait à Lubeck, il chantait bien çà et là, comme il convient à tout poète
allemand, le Rhin et ses légendes : mais ce qui le frappait surtout, c'étaient les
tableaux dès contrées méridionales; le bohémien aux cheveux noirs, le petit
joueur de castagnettes, tous les frères errans de Mignon qu'il rencontrait sur sa
route, lui faisaient voir en rêve les pays du soleil. 11 avait d'ailleurs tous les in-
stincts d'une autre patrie; nul n'était plus insouciant; paresseux avec délices,
ainsi que Figaro, il célébrait la fainéantise d'une façon assez avenante, avec
toute sorte de bonnes raisons et de gracieux argumens, à peu près comme l'a
fait M. Théophile Gautier dans sa jolie pièce à un jeune Tribun. Aussi, quand il
aura vu l'Espagne, quand il se sera couché sous les lauriers-roses de l'ilyssus,
il se sentira plus à l'aise, et de charmans motifs abonderont sous sa plume. Jus-
que-là, de Lubeck à Berlin, et en attendant mieux, il jettera par centaines des
chansons amoureuses, sans trop se soucier de la fidélité promise et des plus
simples vertus du foyer. L'éternelle fiancée, que chantent depuis cinquante ans
, toutes les lyres germaniques, n'importunera guère ici ceux qui trouvaient cet
épithalame un peu trop long; la fiancée classique a disparu; M. Geibel en a mille,
mUle e tre, comme don Juan. Je n'affirmerai pas que cette légèreté soit toujours de
très bon goût, ni surtout qu'elle ait l'excuse de Fentrainement naïf et de la verve
sincère. Je crois entrevoir bien des imitations, médiocrement dissimulées, dans
les meilleures fantaisies de M. Geibel. Je citais tout à l'heure M. gautier; Tau-
/ teur de la Comédie de la Mort n'est pas le seul à qui l'écrivain aliemaud ait
; emprunté ses capricieuses folies. M. Geibel a lu tous^oos. poètes, il les connaît
très bien et les aime, si je ne me trompe, un peu plus qu'il ne conviendrait. Il
a écrit un récit fort gai, assez spirituel, qui n'existerait pas si M. Alfred de Mus-
1 set n'avait raconté les aventures de Mardoche :
(c Aux bords de la Sprée, en Prusse, s'élève la ville de Berlin, célébrée dans
tous les journaux, fameuse par son grand Frédéric, par sa poussière de sable et
par ses milliers de poètes, dont personne ne sait le nom. Cest là que vivait ré-
cemment, fort inconnu, mais bien digne que vous fassiez connaissance avec lui,
un jeune étudiant; et, puisque je n'ai pas d'autre héros sous la main, je vais vous
conter l'histoire de mon ami Clotaire.
« Singulier personnage! à moitié homme, à moitié enfant. Je croirais volon-
tiers qu'il était le fils aîné du mois d'avril. Tantôt hardi comme un héros, plein
d'entrain, prompt à agir; tantôt rêvant à l'aventure et perdu dans le monde des
songes; aujourd'hui, mélancolique, inquiet; demain, inaccessible aux moindres
soucis; parfois languissant et sentimental, une heure après ferme et résolu; ja-
mais le même; enfin, d'un seul mot, un fragment de poète, n
L'auteur continue ainsi avec beaucoup de gaieté, sa plume court légèrement,
finement; mais il est trop visible que Mardoche a passé par là. Une autre fois, il
dérobera sans façon M. Victor Hugo; cette belle captive, ravie par le spectacle
des contrées splendides où elle est emprisonnée, et qui n'ose admirer pourtant,
car elle voit dans l'ombre le sabre des spahis, la captive des Orientâtes e^t de-
venue chez M. Geibel ce jeune esclave qui rêve en de très beaux vers et se croit
le maître du palais des rois maures. Je signale au hasard quelques emprunts de
M. Geibel; j'en pourrais citer beaucoup d'autres, Pardonnons-lui : jus4U'au Jour
LA POiSIE EN ALLEMAGNE. 545
OÙ il ira s'inspirer au soleil , il a voulu connaître au moins par ses confères ces
plages étincelantes, et il a pri3 le souvenir de ses lectures pour Fimpression des
lieux qu'il invoquait en songe.
Rien n'est plus charmant que l'impression du Midi sur les hommes du Nord,
mais il la faut sincère et née spontanément sous l'influence de ces contrées heu-
reuses. L'^pagne, la Grèce surtout, dès qu'il les eut visitées, inspirèrent à
M. Geibel des compositions plus franches que tous ses vers datés d'Allemagne.
C'est une bonne fortune pour le jeune poète de Lubeck d'avoir habité Athènes
pendant une année entière. Cette mer divine dont parle Flliade, les rossignols
de VOEdipe à Colonne, les dieux de Phidias, le chœur des Grâces entrevu au
penchant des collines sacrées, et particulièrement tout ce qu'il y a de plus léger,
de plus indulgent, de plus abandonné dans les mœurs antiques, tout cela se
joue avec un charme vrai dans les poésies de M. Geibel. Ce n'est pas sans doute
la grâce suprême d'André Chénier, la pure inspiration grecque miraculeusement
retrouvée; l'auteur, qui ne pouvait lutter avec le poète de P aveugle, a cherché
plutôt un mélange très habile de la simplicité athénienne et de toutes les coquet-
teries, de toutes les subtilités modernes. De là un composé qui ne manque pas
d'une certaine saveur. On pouvait craindre, je l'avoue, que le jeune écrivain,
une fois descendu sur ces terres païennes, ne s'abandonnât trop aisément aux
déesses effrénées, mais il s'est placé dès le premier pas sous la protection de
Minerve.
« Toi qui habites les hauteurs de ces monts, Pallas aux yeux bleus, jette un
regard ami sur le poète. Eros m'a bien accueilli sans doute, et le rouge Bacchus
me sourit gaiement; mais toi, ô déesse! donne au plaisir la mesure, la sagesse;
rends mon humeur paisible, et règle la jouissance. Quand la jeunesse se livre à
ses transports de feu, elle paie cher, hélas! ses fugitives voluptés. Au contraire,
si tu apaises le tumulte de ton regard à la fois sévère et souriant, comme Or-
phée, avec la lyre bénie, domptait les lions farouches, jamais alors, jamais la
coupe renversée ne déshonore le festin, jamais la jeune fille, rouge de honte, ne
détourne les yeux; Vénus, parée de fleurs, se promène au milieu de rassem-
blée, et la danse des Grâces se déroule autour de la fête charmante. »
Cest aussi Minerve, je pense, qui a révélé à M. Geibel la grâce de ces poètes
anciens qu'il célèbre avec des impressions toutes neuves, et sans rien emprunter
à Tenthousiasme convenu des commentateurs. J'aime que dans l'un de ses plus
vifs sonnets il interpelle brusquement tous les philologues, tous les faiseurs de
notes, tous les lexicographes de son pays, et les invite à venir fouler le sol de la
Grèce moderne. Une matinée aux bords de la mer, une soirée sur la place pu-
blique, leur expliqueront mieux Sophocle et Aristophane que tout l'indigeste fa-
tras des érudits allemands. M. Geibel aurait pu même consacrer plus de quatorze
vers à ce sujet; je m'assure qu'il y a là matière pour une belle et bonne satire.
Cette répétition éternelle de choses cent fois redites, cette accumulation de notes
inutiles, ces surcharges épaisses qui déshonorent les plus beaux livres, c'est bien
certainement une des plus grandes plaies de l'Allemagne lettrée; et, pour un
Heyne, pour un Ottfried Muller, pour un Welcker, on sait quelle estja formi-
dable armée de ces travailleurs acharnés à défigurer les maîtres. M. Geibel pou-
vait écrire cette satire de ce ton vif et ingénieux qui lui sied, et il s'y serait joué
S^6 UVCIB IVBS DEUX MONDBB
avec esprit. Il comprend avec un rare bonheur tout le mérite de la forme, et il
est yraiment homme du sud par bien des côtés; il craint les nuages, il a horreur
des inventions pénibles; la clarté élégante de Fart grec Je jette dans des ravisse-
mens sans fin. Quand son ame est plus tournée aux choses mystiques, ce n'est
pas en Allemagne, ce n'est pas chez Goethe, ohez Jeaa-*Paul, qu'il va chercher
ses plaisirs; il s'adcesse, comme Schlegel, aux drames sacrés de Gidderon.
« Les alouettes babillent dès le matin, et le ciel étend sa belle clarté bleue sur
les cimes de la riche vallée. Oh! que l'aimable limpidité d'Homère me réjouit
alors ! comme la majesté de Sophocle touche mon cœur ! Mais si , dans la nuit,
bien tard, la lune parait au milieu des nuages et que la flamme de mon imagi-
nation s'agite, alors, oh ! je salue Arioste, le poète des contes aux couleurs bril-
lantes, et Galderon me berce de ses rêves fantastiques. »
Tool ceU esl dit avtc une finesse et une grâce assez rares en Allemagne, et
qui font de ce recueil ime leetufe piquante. Par malheur, le livre ne finit pas
Û, M. Geibel revient à Berlin, el la Prusse lui sera aussi funeste qne la Grèce
hii a été lavorabk. Qh eonçoH, «n effet, qoe ce poète aimable, que cet insou-
ciant dilettai^, sera fort dépaysé quand il reviendra -sur la terre natale. Il
trouvera une transformation déjà bien sérieuse, des émotions nonvelles et pro-
fondes, de grades problèmes bruyamment agités; or, paresseux comme il Test,
je crains bien qu'il ne sache guère prendre sa place au milieu de cette foule tu-
multueuse. Je conçois le rôle d'un poète qui maintiendrait fermement Thidépen-
dance de l'art, et qui tâcherait de s'élever au-dessus des questions du jour par
le culte passionné de l'idéal ou les ravissemens gracieux de laiàntaisie. Ce que
je ne puis admettre, c'est l'indécision, l'embarras, la gaucherie provinciale de
M. Geibel, quand il revient en Allemagne. Il ne sait que faire, il n'ose se décider.
Rien ne l'obligeait sans doute à prendre parti dans le grand débat politique de
son pays; son rôle, au contraire, était tracé d'avance; il devait continuer à pro-
diguer sans souci ses élégantes chansons et tout au plus à railler doucement les
tribuns, comme l'a fait M. Gautier dans maintes pièces épicuriennes et sceptiques.
Mais non, M. Geibel se laisse entraîner partout où soufile le vent : tantôt il enfle
sa voix, il s'efforce d'être bien noir, bien lugubre, et, voulant donner un vigou-
reux symbole du temps où nous sommes, il chante les trois forgerons qui forgent,
à l'endroit le plus sombre de la forêt, la formidable épée du peuple. Vous croyez
que M. Geibel s'est rallié à la phalange de M. Herwegh ? Tournez la page , vous
trouverez M. Geibel dans des dispositions toutes différentes. Le voilà qui fait re-
paraître, pour la centième fois, Tinévitable héros de la poésie allemande, Fré-
déric Barberonsse en personne! et pourquoi, je vous prie? Jusqu'ici, lorsque le
grand empereur souabe, interpellé par les poètes, se réveillait dans les cavernes
du mont Kyffhaeuser, c'était pour encourager l'Allemagne, pour exciter les vieux
sentimens teutoniques, pour exalter la loyauté et l'héroïsme; M. Geibel lui a
donné un rôle nouveau. Il le force à débiter une déclamation, un sermon mé-
thodiste qui pourrait trouver place dans le moniteur officiel de Berlin on dans la
Gazette évangéHque, Décidément, les poètes allemands feraient bien de s'inter-
dire pendant long-teraps cette solennelle figure de Barberousse; Hs n'en ont que
trop abusé. Quand M. Henri Heine, il y a deux ans, renvoyait si plaisamment le
vieil empereur barba au fond da sa-caverae, la satire ne s'sNitessait'pas su puis-
LA POÉS» Kl iXLBMAGNB. 547
sant héros de la maison de Souabe; elle frappait les rimears ou les tribuns
dont la lourde emphase évoquait ridiculement ces gothiques souvenirs. Je re-
grette que M. Geihel ne se soit pas rappelé cette vive et spirituelle leçon; il au-
rait pu s'épargner des vers médiocres et de fâcheuses palinodies. £a vérité, on
ne comprend pas que le jeune poète se soit laissé entraîner à de pareilles fautes !
Comment expliquer ces doublée déekmatioils, cette doufale emphase en sens con-
traire, chez un écrivain qui ùàt profession de aeepticisne et qui doit au fmr
niente de la fantaisie ses ceuvreS) les plue aimables^ Voilà un gracieux kvie gàlé
comme à plaisir et de propos délibéré. M. Geibel est digne toutefois de prendre
une belle revanche, et ^e^père qu'il ne tarder» pas; il abandonnera à de plus
forts que lui les dangereusesarènes, il relira Tbéoerite et Galderon, et, dans le
cadre qu'il s'est choisi, viendront se ranger sana prétention les ébauches légères,
les dessins vivement enlevés, les fines et brilinnteft aquarelles.
Un écrivain connu par d'heureux esaais de ewJqne el des romans agréables,
M. Levin Schiicldng, fait aujourd'hui son début en peésîe. le crains
king n'ait tort : la Muse demande un annur exdusil et jaloux. L'auteur d'ihè
Château au bord de ia mer et des Chewêlier^ a éerit een éeux romans pour
prouver sai^ doute les ressnuvces diverses de son esyrit; il devrait songer main-
tenant à une œuvre plussécieusa et déterminai neHenent sa vocation. La faci-
lité intelligente qu'on ne saurait lui contestev doit être un don précieux, s^il
s'applique à pénétrer le sens des œuvres littémirea, à les apprécier, h les juger.
Qu'il fortifie sa pensée, qu'il se familiarise avec les œuvres des maîtres, qu'il
assure ses principes, et il pourra donner à FAlleniagne ee: dont elle a tant be«
soin, un vrai critique. C'est de ce côté qun ja le crais appelé. La poésie senût-
elle la vocation véritable de M. Schâdûng?M. Schùeking pourra sans doute écrire
agréablement de jolis vers; son livre contint des parties estimables; il y a de
l'éclat, de l'élégance, d'aimables qualités. L'bahile critique sait bien cependnal
que cela ne suffît pas. Si M. Schûcking a voulu seuleoaeot exereer son aptitude
à des choses diverses, il a réussi dans un certain degré; mais pent-^tre yalait^l
mieux ne pas initier le public à ces secrets d'intérieur qui ne l'intéressent guère.
J'ai remarqué dans le livre de M. Schûcking, de fraiches descriptions de ia Wesib-
phalie, quelques tableaux de genre dont la giace mérite des élogies, des ballades
habilement conduites. La meilleure page de ce livre est certainement celle^iue
le poète adresse à son enfant qui vient de naUre. £n présence de cette ane
vierge qui entre dans le monde, la main étendne sur ce jeune front, il aban-
donne sa pensée aux chimères permises de l'espésance. Ce qu'il n'a pu £aji«, ee
qu'il n'a essayé qu'à demi, pourquoi cet enfant ne saurait-ii l' accomplir un jour?
Et le voilà qui salue de loin, dans Favenir,, son œuvre enfin réalisée; ses plans,
ses projets, ses travaux interrompus, ses poèmes qui n'ont pu venir à bien, ses
romans qui dormiront toujours au fond de son cœur, toutes ces rêveries aux<-
quelles il n'a pas su donner une forme durable, il les voit, il les admire dans
leur splendide parure. Comme elles sont belles, cette fois, les pauwes filles de
son imagination indécisel comme elles marchent avec grâce dans leurs vète-
mens immortels!
a L'héritage que je te laisse, ce sont des plans inachevés^ des plainles inter-
irompues, des fragmens de mélodies; ce^sont.de^^œuvires vnortes dans leur pie-»
548 RBVDE m» DEUX HÔNBES.
mière fleur, ou qui me fuyaient quand je croyais les saisir. Oh! que ton sort soit
plus heureux! Cette malédiction de la médiocrité, puisses-tu ne jamais la con-
naître! Que ta vie soit un chant complet et large, un plein et vigoureux accord
d^une harmonie profonde! i»
Vœux charmans et confession sincère! Cest une belle idée qui a inspiré au poète
cette touchante abnégation. 11 est bien doux en effet pour le lutteur fatigué de
confier à une part de soi-même la poursuite du but quMl a désespéré d'at-
teindre. Au moment où le rameau sacré semble fuir à jamais, c'est une conso-
lation élevée de le conquérir par une espérance si légitime et de tromper le
destin jaloux. M. Schûcking cependant serait bien coupable de se résigner ainsi;
il est jeune, il est ardent; Theure du découragement n'a pas sonné pour lui. Je
lui sais gré d'avoir senti avec une répugnance si vive le goût amer de la médio-
crité. Cette malédiction qui condamne l'artiste à des ébauches sans fin, à d'éter-
nels à peu près, il en a ressenti et exprimé Thorreur en des strophes brûlantes;
qu'il s'arrache donc résolument à une voie qui n^est pas la sienne. S'il s'obstine
dans des études pou v lesquelles son talent n'est point fait, il s'inflige la dure né-
cessité de répéter souvent la plainte trop sincère qu'on vient de lire. Il y a chez
M. Schûcking l'étoffe d'un critique original, d'un juge sérieux, intelligent, amou-
reux de l'art et de la poésie. En suivant cette direction, il peut se faire une belle
place, et cette place, je le répète, est encore à prendre dans la confusion des let-
tres contemporaines.
J'ai ouvert avec empressement le nouveau poème de M. Léopold Schefer.
M. Schefer est un esprit d'un ordre élevé, une ame riche, un penseur plein
d'onction et d'enthousiasme. Quels que soient les défauts de ses œuvres, et ces
défauts sont bien graves, on est sûr de ne pas perdre son temps à une lecture
banale; il y a dans les plus grandes bizarreries de sa pensée un sentiment si
profond, une si grande ouverture de cœur, qu'on entre aussitôt en communica-
tion avec cette aimante et sympathique nature. Et puis une vive curiosité me
pressait. Dans les deux poèmes qu'il a déjà donnés, le Bréviaire des laïques
et les f^igiles, M. Schefer a été comme accablé par la ferveur et l'exaltation de
son ame. Les religieuses émotions de sa pensée philosophique n'ont jamais pu
revêtir une forme belle et transparente. Que de fois, avec tous les amis de
M. Schdèr, j'ai souffert de ce perpétuel contraste entre la richesse de la pensée
et les embarras de l'expression! Certes, rien de plus douloureux qu'une telle
lutte. Séduit pourtant, malgré la barbarie du style, par le zèle, par la piété fer-
vente de l'apôtre, je faisais des vœux sincères pour que Técrivain, plus familia-
risé avec les ressources de l'art, sût confier un jour les trésors de son ame à une
langue digne de lui. Voilà pourquoi j'ouvre chacun de ses livres avec une espé-
rance inquiète.
Hélas! l'attente est toujours trompée. On dirait que M. Léopold Schefer s'est
retnré volontairement des rangs des artistes. Enivré de son mysticisme philoso-
phique, il renonce chaque jour davantage à la gloire littéraire. Un habile cri-
tique, M. Gustave Kuhne, a signalé en des termes bien sentis la parenté qui unit
M. Schefer à Jean-Paul. Cest le même dédain de la forme, c'est le même laisser-
aller de la pensée, qui s'épanouit en tous sens, selon les hasards de l'inspiration,
a^D les dispositions d'un cœur qui déborde. Je crains cependant que M. Kuhne
LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. !(49
lirait donné à M. Schefer une excuse dont celui-ci a profité trop aisément. Le
mysticisme sentimental de Jean-Paul laisse encore une large place à Ténergie
créatrice de Fartiste; les magnifiques éclairs qui illuminent son chaos ne sont
pas toujours le produit du hasard : on y sent le réveil soudain de la volonté.
Eh bien! c'est la volonté qui manque à M. Léopold Schefer. Phénomène bizarre!
Voilà un poète que les doctrines de Hegel ont rempli d'enthousiasme; il les
prêche avec une conviction passionnée, avec un zèle apostolique. Or, ce rationa-
lisme qui se traduit chez ses co-religionnaires en des doctrines politiques si nettes
et donne naissance au radicalisme le plus décidé, ce système hautain devient
chez M. Schefer un mysticisme inattendu! Tandis que ses amis ne demandent à
la philosophie de Hegel que des excitations révolutionnaires, il lui emprunte une
douceur si fervente, une sérénité si calme, si résignée, si avide de paix, qu'il est
conduit bientôt à Tinertie du quiétisme. 11 lui arrive souvent, je le sais, de prê-
cher, comme Técole hégélienne, le culte de Tesprit, la fierté, Tindépendance de
la raison. Qu'importe? Même en exaltant ces dogmes sublimes, sa parole lan-
guissante engourdirait les âmes; quand le mysticisme n'est plus dans le fond des
choses, il reste encore dans le langage et enchaîne le har^i penseur. Tous les
jeunes chefs de Fécole hégélienne se sont transformés en tribuns; ils ont quitté
les cimes de la spéculation pour les luttes de la place publique. C'est à ce mo-
ment même que M. Léopold Schefer, enfermé dans sa solitude, est retourné avi-
dement vers les sources dangereuses où TAllemagne a bu si long-temps l'oubli
de la terre et le dédain de la vie active. Certes, ce n'est pas moi qui conseillerai
jamais à M. Léopold Schefer d'imiter les démocrates de la jeune école hégélienne;
je crois qu'il a pris la meilleure part dans l'héritage du maître, puisqu'il en a
gardé le spiritualisme, le cuite de la pensée, tous les sublimes soucis de Tame
répudiés si violemment par MM. Feuerbach et Stirner. Toutefois il y a bien des
degrés entre l'activité turbulente de la jeune école et le quiétisme contemplatif
de M. Schefer. Si l'auteur du Bréviaire des laïques pouvait réveiller sa volonté
endormie, s'il pouvait soumettre sa pensée à un travail opiniâtre et mettre en
œuvre, comme un laborieux artiste, les confuses richesses que renferme son
ame, le philosophe y gagnerait autant que l'artiste. Chez lui , en effet, la phi-
losophie et la poésie, bien loin de s'entr'aider, se corrompent mutuellement;
c'est la philosophie mystique de M. Schefer qui enlève au poète l'amour et le
sentiment de la forme, et, si par hasard la pensée se redresse, la langue indo-
lente adoptée par le poète énerve à son tour les doctrines qu'il veut chanter.
Cette obstination du mysticisme allemand, dans une époque comme la nôtre
et chez un poète qui appartient à l'école de Hegel, est vraiment un phénomène
singulier, une curiosité bizarre. En vain M. Schefer s'est-il mêlé à la vie véri-
table, en vain a-t-il vu des contrées diverses, l'Italie, l'Orient, les capitales tu-
multueuses: il semble qu'il ait passé son existence au fond d'un cloître. S'il eût
vécu il y a plusieurs siècles, dit un écrivain allemand, Léopold Schefer eût fondé
une religion. Je ne sais, mais il est certain que la philosophie hégélienne est de-
venue pour lui toute une église, et que, du fond des chapelles obscures, sa voix
nous arrive comme la psalmodie sans fin d'un moine agenouillé.
Le premier poème de M. Schefer, le Bréviaire des laïques, avait charmé Bien
des esprits, malgré l'inexpérience littéraire qu'il accuse si hautement. Ce bré-
viaire est un recueil de chants religieux et philosophiques, appropriés à chaque
KO MTIJE DBS DEUX MONDES.
saison, à chaque mois, à chaque jour de Tannée; le texte de la prédication quo-
tidienne, ce sont les moindres événemens de la nature, une fleur qui s^ouvre,
un oiseau qui chante, Tarrivée des cigognes, le départ des hirondelles; la leçon
morale s'associe gracieusement aux scènes du bois et de la prairie, et Ton res-
pire, pendant tout le sermon, je ne sais quelle franche odeur de foin, de Tougëre
et de serpolet. H y a bien dans tout cela des bizarreries inexplicables : tantôt une
négligence inouie, tantôt une raideur technique qu'on excuserait à peine dans
un traité spécial; mais la pieuse émotion du poète est si vraie, qu'elle édate sous
la dureté du langage. Son sermon terminé, M. Schefer est rentré dans sa cellule
de moine; il a donné alors le* P^igileM, c'est-à-dire ses méditations solitaires, ses
dévotions philosophiques sous la lampe nocturne. Or, cette froide cellule Ta
moins bien inspiré que la nature printanière; comme il n'était plus soutenu par
le spectacle de la vie, il est retombé dans les ténèbres de l'abstraction, et j'ai
dit ici même (i) tout ce qu'il y a de subtilités et de galimatias dans les rêveries
de ses veilles. Le poète toutefois y continuait le développement d^une même
pensée; c'était toujours la philosophie devenue religion, l'école transformée en
église. Eh bien ! M. Schefer poursuit encore aujourd'hui la tâche qu'il a com-
mencée; après le Bréniaire des laïques, écrit en présence de la nature, après
les élévations de ses nuits pieuses, le voilà maintenant qui se mêle à la foule,
il parcourt le monde, il frappe à chaque seuil, il va consoler les cœurs soufirans,
relever les malheureux qui doutent; il s'impose enfin les plus actives fonctions
du sacerdoce, et, pour qu'on ne s'y méprenne pas, il intitule son livre le Prêtre
séculier.
Ce titre m'a séduit, je Havoue. Il me semblait que l'auteur des Vigiles^ averti
par la chute de son dernier ouvrage, ambitionnait enfin le succès poétique.
Quelle meilleure occasion, en effet, pour renoncer à ses monotones divagations?
Prêtre séculier, il allait converser avec ses semblables et porter à tous le pain de
la doctrine nouvelle; il ne serait certainement pas, me disais-je, subtil et inin-
telligible comme dans /ex Vigiles; mêlé au mouvement de la vie humaine, il
rencontrerait sans doute des tableaux, des scènes animées, des émotions pro-
fondes qui lui étaient interdites dans le Bréviaire des lafques. Une fois ce
genre admis, où trouver une matière plus fertile, un plus riche programme?
Cétait du moins un sujet favorable pour justifier complètement, si cela est pos-
sible, les essais de poésie hégélienne. Imaginez un locelyn nourri de la pensée
puissante de Hegel, et qui va prêchant avec une foi enthousiaste les conséquences
morales de la doctrine du maître, le respect de la raison, l'adoration de Fesprit
suprême, le sentiment de la vie universelle : le panthéisme du philosophe de
Berlin nous choquera peut-être moins, enseigné avec une sérénité si pure, et les
tableaux que découvrira l'artiste, les scènes diverses qu'il va illuminer de sa
pensée, nous rappelleront le magnifique épisode des Laboureurs. N'estr-ce pas
là aussi qu'aspirait ce jeune maître si pieux dans ses audaces, si fervent dans
ses témérités, ce noble poète trop tôt enlevé à la philosophie, M. Frédéric de
Sallet? Je me plaçais, comme on voit, sur le terrain même de M. Schefer, quoi-
que je me défie singulièrement de cette poésie métaphysique; j'acceptais le pro-
(1) Voyez, dans la Revue du 15 août 18U, De la Poésie philosophique en J/l«-
mûgnt.
LA W9tsm ne ALLniA6!<l!. 5Si
gramme aaiwngéy ^ p«r M. Sehefer, et par M. de Sallet; je Tacoeplus avec
toute sorte de réseBves» on le pense bien, et en attendant le chef-d'œuvre qui
devait en sortir. Le ckef-d'ioBttwe n'est pas tenu, et ne viendra pas. Au lieu
de ces inspirations que je cherchais, a« Iko de ces scènes vivantes qui au-
raient mis en relief Ift pensée du pfaitosephc, je n'aâî trouvé que de longues dis-
sertations, de longs traités en vers iambiques. Il semble même que M. Sehefer
ait exagéré dans ca livre tous ses défauts accoutumés, comme il a accusé plu»
nettement aasal le caractère religienz de sa pbileaaphle. Jamais le prêtre hégé-
lien n'a été plus convaincu des vérités qu'il annonce; jamais il n'a montré une
plus ardente ferveur. Le panthéisme de Begel , avac tous ses dogmes, est prê-
ché ici par le plus afiectueux des lévites^ et on ea voit sortir, grâce à l'onction
du prédicateur, des conséquences inattendues, des préceptes de charité, d'amour,
de dévouement, qui semblaient bien étrangers à cet effrayant système. Le dieu
de Hegel, si grand, mais si impitoyad)le, devient tout à coup sympathique et
miséricordieux; il a des tendresses presque chrétiennes. Voilà la part vraiment
originale de cette étrange production. Cependant, plus le poète s'exalte et aban-
donne la terre, plus aussi il est entraîné dans les abstractions stériles et le fatras
des formules. Nous espérions que cet enthousiasme si sincère allait produire un
poète; nullement, il easort un docteur chargé de son lourd bagage. On ne trou-
vera pas plus de thèses et d'antithèses, de géométrie et d'algèbre métaphysique
dans la Phénoménologie de Hegel, qu'il n'y en a dans le Prêtre séculier.
M. Sehefer a beau écrire en vers sur les grands siiyets qui remplissent son aoie»
c'en est fait, il n'y a plus ici ni poète, ni poésie; tout cet appareil pédaniesque
a étouffé l'imagination. Vous qui aimiez l'auteur du Bréviaire pour ses pieuses
ferveurs et qui espériez en lui, renoncez désormais à ce Novaiis plus ardent que
vous vous promettiez : il Caut vous résigner pour toujours à une scolastique bar-
bare.
Véritable scolastique, en effet! Les livres de M. Sehefer nous reportent sans
cesse au moyen-âge. On croit étudier un de ces artistes cathoUques profondé-
ment pénétrés d'un idéal merveilleux, impuissans à le réaliser. Les vieux peintres
byzantins n'ont pas été plus gauches, plus> ignorans de leur art, quand ils ont
voulu imprimer à leurs œuvres le sentiment subhme qui les possédait. Ce mé-
lange d'élévation et de gaucherie nous touche dans les productions du xn' siècle;
il nous blesse et nous attriste chez un poète de nos jours, chez le disciple pas-
sionné d'une grande école philosophique. Le cloître, car je ne saurais trouver
une image plus juste, le cloître obscur où s'enferme Timagination de M. Sehefer
n'a pas, on le pense bien, l'austère prestige de ces galeries sombres, de ces cha-
pelles consacrées où peignait le dominicain de Fiesole. Bien que M. Sehefer res-
semble souvent à un frère prêcheur en extase, cette extase métaphysique, loin
de donner naissance aux visions grandioses, va se perdre dans la laborieuse
subtilité des formules. Ce peut être d'abord une étude curieuse d'interroger ce
personnage bizarre, ce solitaire des thébaïdes philosophiques, ce pieux moine
hégélien; cependant la empathie que commande la conviction du poète fait
bientôt place à un ennui insupportable, et, fuyant ces vides domaines de l'ab-
straction, l'esprit redemande avidement la lumière et U vie.
Je ne sais si la poésie de M. Charles Beek doit nous donner cette vivifiante
lumière; mais, à c^up sûr, elle nous ramènera au miUeu du monde, en face de
6SS RSVCB DES DEUX MONDES.
la réalité la plus pressante. Il n'y a rien de moins inonacal que ce nouveau vo-
lume de Fauteur des Nvits et du Poète voyageur; ce sont des pamphlets où les
plus vives questions sociales sont chantées avec une irritation amëre. L'auteur
les intitule Chansons cTvn homme pauvre, et il a bien soin de nous avertir, dans
le titre même, qu'il les dédie à la maison Rothschild. Voilà, certes, un défi
bruyant, voilà une provocation annoncée avec fracas! Les amis de M. Charles
Beck, les lecteurs qui s'intéressent à l'avenir de son talent, pensent que le jeune
poète pouvait se passer aisément de ce faux éclat, et qu'il se serait fait écouter
sans crier si haut : Me voici.
11 y a chez M. Beck un vrai cœur de poète. Les NuiU^ le Poète voyageur, la
Késurrection, les Méfoflips hongroises, ont signalé avec bonheur les débuts de
Fécrivain; mais les qualités incontestables de son talent avaient besoin d'une di-
rection sévère. Le poétique enthousiasme qu'on ne saurait lui refuser se prend
trop souvent à des apparences, à des chimères, à des nuages trompeurs. Son
cœur s'exalte, sa voix est pleine d'indignation et de larmes, il sait nous commua
niquer une émotion rapide; puis, quand il est temps de répandre dans les âmes,
ainsi préparées, les enseignemens sublimes qui semblent remplir sa pensée, le
poète reste muet ou balbutie une thèse vulgaire. Soit qu'il fit écrire à Louis
Boeme la bible de l'avenir, soit que, dans son poème de /a Résurrection, il ap-
pelât sur les montagne^ ce bel archange qui vient évangéliser le monde nouveau,
c'étaient toujours les mêmes promesses imprudentes, la même exaltation stérile.
Aujourd'hui le poète prétend consoler tous les malheureux et dénoncer les ini-
quités d'une société mauvaise. Tâche difficile, à coup sûr! difficile surtout pour
un écrivain chez qui le cœur précède toujours la réflexion et se passe si facile-
ment des idées. Il déclamera beaucoup, je le crains, il accumulera les métaphores
pour dissimuler le vide de son œuvre, ou bien, ce qui est la même chose, s'il
rencontre une pensée qui puisse se prêter aux développemens de la poésie, il
sera impuissant à la féconder. Je souffre quand je vois un de ces ardens poètes,
avant l'heure de la maturité et de la force véritable, s'attaquer à un sillet re-
doutable, se préparer à une lutte où il sera vaincu sans gloire. Il n'est pas donné
à tous de prendre la parole au nom de l'homme pauvre, au nom des classes souf-
frantes. L'auteur des Feuilles d'automne a dit en de beaux vers :
Au banquet du bonheur bien peu sont conviés.
Tous n'y sont pas assis également à l'aise;
Une loi, qui d'en bas semble injuste et mauvaise.
Dit aux uns : Jouissez! aux autres : Enviez !
Loi terrible! pour en scruter les mystères, pour la réviser, pour l'amender, si cela
est possible, il faut autre chose que de vagues déclamations et de prétentieuses
images. C'est une fonction grave et précise. Quelle philosophie sérieuse elle
exige 1 quelle science des choses! quelle impartialité supérieure! Si M. Charles
Beck eût écrit ce livre dans vingt ans, avec une ame aussi émue et enrichie par
la méditation, nul doute qu'il se fût épargné bien des erreurs, bien des pages
ridicules, bien des inventions très peu dignes de son talent. Ce n'est vraiment
pas la peine de chanter avec un accent si indigné pour développer en strophes
retentissantes des opinions aussi audacieuses que celles-ci : Le pauvre est mal-
heureux, le pauvre souffre, le pauvre est privé des biens terrestres, etc.... Une
LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 553
indignation si hautaine, jointe à une si grande stérilité d'idées, donne à tout ee
réquisitoire je ne sais quel caractère bouffon. On voudrait ne pas sourire en un
sujet si douloureux, et, si cela arrive par la faute du prédicateur maladroit, n'est*
on pas autorisé à lui garder une légitime rancune? 11 y a dans le don Juan de
Molière une scène que le livre de M. Beck m'a rappelée malgré moi« c'est le fa-
meux sermon de SganareUe à don Juan. Don Juan, pour M. Beck, c'est la so-
ciété, c'est ce monde riche et insolent, débauché et cruel, qu'il a résolu de châ-
tier dans ses poèmes. A ce don Juan pervers, l'honnête SganareUe entreprend de
Hure une réprimande décisive, et, comme il est poussé à bout, comme il a le
cœur gros et la vue trouble. Dieu sait le galimatias qui va sortir de là ! Vous
vous rappelez ce beau discours : « Les richesses font les riches; les riches ne
sont pas pauvres; les pauvres ont de la nécessité; la nécessité n'a point de loi;
qui n'a pas de loi vit en bête brute, et, par conséquent, vous serez damné à tous
les diables. » Telles sont aussi les conclusions de M. Beck, et ses argumens, par
malheur, ne différeraient pas de beaucoup de ceux qu'on vient de lire, si l'au-
teur n'avait à son service toutes les ressources d'une langue éclatante. D'où vient
cela? Cest que M. Beck est dupe de ses oisifs entrainemens, c'est qu'il prend
pour une inspiration vigoureuse la première émotion de son cœur, et que, sans
armes et sans cuirasse, il attaque follement l'ennemi redoutable qui se raille de
ses coups. Jeunes poètes qui voulez châtier les duretés du monde, souvenez-
vous qu'il faut, pour dompter l'insolence de don Juan, la main de pierre du
commandeur. Si votre pensée n'est pas sûre d'elle-même, si vous prenez la pa-
role sans droit et sans mission, je crains pour vous, malgré l'éclat de vos rimes,
les incohérences de SganareUe.
Si les vers de M. Beck sont pleins d'une faiblesse ampoulée quand il dénonce
l'iniquité du siècle, son inspiration, au contraire, est amère et violente, lors-
qu'elle s'adresse aux cœurs souffrans. M. Beck s'est trompé deux fois. l\ fallait
punir l'égoîsme avec cette calque vigueur que donne la supériorité de l'ame,
et il importait de trouver pour les humbles ces douces paroles qui ferment les
plaies saignantes et relèvent les natures flétries. Le poète n'a fait ni l'un ni
Fautre. Le sujet qu'il a choisi exigeait deux quaUtés indispensables, la vigueur
et la sérénité; il les a négligées toutes deux pour des divagations sans but. Ainsi,
nous sommes bien forcé de le dire, la pauvreté, qui pour une ame forte peut
devenir une muse austère et féconde, n'a donné à M. Beck que les plus mauvais
conseils; malesuada famés .
D serait impossUi)le pourtant qu'un poète tel que l'auteur des Nuits et de la
Résurrection ne prît pas çà et là de belles revanches. On trouve dans son livre
de petits drames pleins d'intérêt et de vie, qui seraient plus remarqués encore,
s'ils n'étaient enfouis au mUieu de la rhétorioue socialiste. L'uniformité du re-
cueil nuit singulièrement à ces pièces plus hÀireuses : mettez-les à leur place,
dans le lïbre mouvement d'un tableau varié, elles reprendront toute leur grâce.
Ici, au contraire, la monotonie du livre semble peser sur elles, et on dirait
qu'elles empruntent à leur fâcheux entourage je ne sais quoi de faux et de dé^
clamatoire. Anna Maria, la Fleille fille^ sont de douloureuses et délicates
peintures, qui rappellent une des meilleures pièces de M. Hugo, celle qu'il inti-
tule Regard Jeté dans vne mansarde. Dans la dernière surtout, le poète alle-
mand pourrait lutter avec l'auteur des f^oix intérieures; il a mis dans cette
V:>.i
554 REVUE DBS DEUX HailDES.
composition l^4PCaii^ charmante, 4a tendresse inquiète, qui font de cette man-
/ sarde attristée un si touchant tableau , et cependant son œuvre nous laisse froids,
ou du moins Témotion qu'elle nous donne est conihattae par un sentiment con-
traire; nous nous délions de Fimpression produite surnotre esprit, nons n^osons
pas nous y abandonner, pourquoi cela? Parce que Tautenr, airant de rencontrer
cette bonne fortune, s'est Tulgairement Uffré aux déclamations banales, et qne
nous craignons de retrouver sous la vive peinture qui nous fkvppe son étemel
parti pris, sa fausse et froide indignation. M. Charles Beck doitregretter, f en suis
sûr. Terreur où il s'est laissé entraîner; s'il eût moins cédé aux préoociipatioBJr
socialistes, s'il n'eût pas écouté des doctrines de haine, son livre, composé ph»
librement, eût laissé un fkcile essor aux qualités de son imagination. Qu'il s'ap«-
rache donc à la tyrannie des systèmes, qu'il rende à son talent le grand air et les
inspirations franches; je l'en conjure au nom des œuvres meilleures qu'il pett
produire et qui mourraient dans une atmosphère malsaine, au nom d'Anntr
Maria , au nom de cette vieille et sainte fille qu'il a si bien chantée.
Je désirerais bien avoir à signaler ici , dans le Heineke Fuchê que vient de
nous donner un poète de Berlin , le r^eunissement d'un des plus curieux mo-
numeus du moyen-age; je désirerais que dans ce sujet antique l'auteur eût
introduit une vie nouvelle,^ et qu'il eût transformé pour l'histoire qui se £Bût
sous nos yeux la vieille fable où nos aïeux attaquaient si gaiement la société
féodale ou monacale. Quel cadre plus charmant que celui-là! Gomme on smr
vrait volontiers à Berlin ou dans la Prusse rhénane les aventures de mattre Re-
nard, du seigneur Isengrin, de dame Hersant et de dame Hermelinel Les épir-
sodes ne manqueraient pas pour donner au vieux texte un intérêt présent, et, dans
la longue destinée de ce poème sans cesse refait et corrigé depuis le xu« siècle,
cette branche nouvelle ne serait pas la moins originale. N'y verrait-on pa» tout
d'abord un événement inattendu, la grande réconciliation des deux ennemis.
Renard et Isengrin? car, on n'en saurait plus douter, un même intérêt réunit
aujourd'hui Tastuce du clerc et la force du baron; Renard et isengrin sont d'ac-
cord; en d'autres termes, le piétisme règne, appuyé par ce gouvernement qui
ajourne depuis plus de trente années la constitution promise. Le sujet estseduir
sant et périlleux. Pour se jouer avec grâce au milieu de ces allusions dintf:tes,
pour confronter gaiement dans une fable poétique le froc et l'epee, l'église eft
l'état, M. Hengstenberg et M. Ëichhorn, il faut une finesse, une élégance et det
ruses d'artiste qui ne sont pas communes dans les pamphlets de nos voisins. Les.
rudes invectives de Luther ou de Hutten auront toiyours plus d'iafliieace suc k
poésie politique des Allemands que la grâce des fabhaux. Je ne sais guère que
M. Heuri Heine à qui ce sujfst pourrait convenir; il a mieux aimé créer aoa peD^
sonnage à sa fantaisie que de l'emprunter aux chroniques, et, au lieu de Tours
des fabliaux, au lieu du seigneur ^run, nous avons ea ^Ua-frolL Quant k
M. Giassbrenner, dont le àyiauoeau Remake t'uehe a été si sévèremeol inteixiity
excommunié et mis au ban de la Prusse, je erois que c'est beaucoup trop d'hoa-
neur qui lui a été fait, et que. sue héros n'est pas un assex puissant baron pour
mériter de telles colères. M. Glassbrenner est sans doute un homme d'esprit, os
conteur facile; ce n'est pas un poète,, ce n'est pas im artiste, et Ton ehercberail
vainement une sérieuse quahté littéraire dans les cinq ou six mille vers de son
épopée. Voilà la seule sentence que méritait le l^ouoeau netneMe Fuche.
LA POÉSIE 8N ALLBMAGlfB. 555
Je ne yeux pas cependant terminer ce tableau rapide par le Unie de M. Glass-
brooner; après les beaux vers de M. Maurice Hartmann, après les élégantes fan-
taisies de M. Ceibel, et même apràs les intéressais efforts de Léopold Schefer et
réclat désordonné de Charles Beck, ce serait demeurer sur une oeuvre trop étran-
jHère à la poésie* ie suis heureux que Rûckert nous ramène vers les hautes et lu-
iDÎneiiaes légioas* L'ittustre poète vient d'ajouter un livre nouveau à ses splen-
dides étttdes sur la poésie oiieotaJe, et oe n'est pas le moins précieux de tous
flenx qw'il a donnés d^à. Il ne s*agit pas d*flafiz, d'Hariri, ou de Dschelaleddin;
rhidiile éerivain nous tran^[N>rle cette fois dans les temps les plus recalés de
rArabie <el nous en déroule les origines poétiques, la littérature primitive, lé-
.gendes, chansons, fimgmeas d'épopées, tout un trésor plein de nouveauté et
«l'éclat, fi 7 avait en Egypte, au commencement du nc« siècle, un poète en re-
nom , Aba Temmâm, qui vivait à la cour des kaHfes Abassides. Abu Tenimâm
ttVitait pas seulement un chanteur très fèté^ c'était un audit, et il recueillit
«vec beaucoup de soin toates les chansons des aïeux , les idKuidantes richesses
de la tradition populanre. Cest te recueil, célèbre dans la Mttérature orien-
tale sons le nom de ifamàse, que Tauteur des Gazelles et du Jardin des
Jlfoses vient de traduire dans sa forme étincelante. On peut se fier aux traduc-
tiens du brillant poète; jamais écrivain n'a manié sa langue avec une plus mer-
vcHlleuse souplesse; sous la plune de ce riche et industrieux artiste, les roots
'É*flluminentde reiets inattendus, les strophes se déroulent comme des tissus pré-
cieux. Ce nouvel ouvrage de RûdDert confirmera sa réputation d'écrivain. Il nous
«vaît fiait cornialtre les magnifiques profondeurs de Dschelaleddin , les folles
ainours du joyeux Hafiz; aujourd'hui nous voyons sortir des tentes, dans son
■élégance sauvage, tonte la chevalerie arabe. Des cavaliers rapides, le cimeterre
<an poing, traversent les vastes solitudes, les nobles chevaux hennissent, les défis
sanglans sont jetés aux édios, et les épées se renvoient des éclairs. L'horreur de
tout oe qui est bas, le mépris de la lâcheté, je ne sais quelle exaltation témé-
Taire, en un mot le véritat)le esprit chevaleresque, voilà ce qui éclate dans
ces fragmens épiques. Cest un présent très utile que Rûckert vient de faire aux
lettres sérieuses; outre le mérite d'une traduction supérieure, outre ce rare at-
trait d^me forme accomplie, je dois signaler dans ce curieux livre les vives lu-
mières qu'il peut répandre sur la poésie européenne du moyen-âge. On a sou-
vent parlé de l'influence exercée par les Arabes. M. Villeroaio, avec sa vivacité
fSoonde, avait indiqué le problème aux investigateurs patiens; depuis, M. Fau-
viel, étudiant la littérature provençale, a consacré à ce sujet une de ses savantes
leçons; j'ai entendu M. Ampère tr&iter ce point difficile avec sa sûreté de vues et
son érudition habituelles, et tout réoenraient M. Delécluze, dans son intéressant
tvavatt sur RoUmd^ comparait à nos poèmes chevaleresques la célèbre épopée
arabe, le roman-poème à^Âniar; le nouveau recueil de M. Rûckert fournira de
nouvdles ressources pour ce débrouilleraent de nos origines poétiques. Chose
remarquable! Abu Temmâm composait le Hamâsa à l'époque même où Char-
lemagne faisait réunir tous les vieux chants germaniques. Ainsi se rassemblaient
à la fois, d'un côté les traditions du nord, bientôt disparues, il est vrai, mais qui
ont laissé chez nous quelques-uns des élémens dont se formera la chevalerie,
de l'autre ces brillantes inspirations arabes qui pénétreront en France par l'Es-
pagne et contribueront bien puissamment aussi à l'élégante audace, à la bra-
S56 ■— REYUE DES DEUX MONDES.
▼oure éclatante des chevaliers de la Table-Ronde. Il est facile de saisir dans le
livre publié par M. Rûckert des rapprochemens lumineux entre cette cheva-
lerie arabe du ix'' siècle et celle qui va se former, deux siècles plus tard, au sein
de la société chrétienne.
On est heureux de retrouver dans la poésie allemande contemporaine c^ belles
études qui faisaient jadis sa gloire. Cest une bonne fortune de voir renaître ce
noble souci de Fart, ce grave enthousiasme cosmopolite dont Goethe a été le
prêtre majestueux, et que les mesquines prétentions de nos jours ont fait re-
pousser avec dédain. Est-il permis de croire à ces promesses? nous Tespérons.
La tyrannie des poètes politiques de 1840 est déjà ruinée; la lyre reprendra ses
sept cordes. Tandis que Rûckert continue ses études orientales, Uhland recueille
les chants des Minnesinger; avec quel soin pieux, avec quel sentiment filial, on
doit le comprendre! Ainsi, avant de reparaître sous une forme plus directe, la
poésie des maîtres s'annonce dans les travaux sérieux, dans les traductions et les
recherches lumineuses. La poésie ! qui pourrait, en effet, y renoncer si long-
temps? N'est-elle pas le besoin le plus impérieux des âmes élevées, des intelli-
gences délicates? Les émotions violentes qu'une littérature suspecte emprunte
aux passions du moment ou aux vulgaires appétits ne détourneront pas les esprits
de la pure beauté, de Tidéal, qui ne s'éteint ni ne pâlit jamais. Si l'hnagination
se tait, si l'art sérieux, l'art divin, se cache trop long-temps, on va chercher ses
traces chez les plus humbles de ses disciples. C'est pour cela que nous avons
interrogé aujourd'hui quelques talens aimables. Certes, on l'a vu, tous ne sont
pas également dignes d'estime. Je désirerais bien que M. Geibel, M. Beck»
M. Schefer, pussent donner les mêmes espérances que M. Maurice Hartmann; je
désirerais trouver dans le Prêtre séculier, dans tes Chansons d'un homme
pauvre, cette maturité vigoureuse, cette belle alliance de la pensée et de la
forme, en un mot cette science littéraire qui place déjà très haut l'auteur de la
Coupe et rÉpée, Ce que j'ai voulu surtout, je l'ai dit en commençant, c'était
indiquer une situation nouvelle, un retour à la pure poésie, à l'art vrai et dés-
intéressé, et, bien que les sentiers meilleurs n'aient pas été ouverts par des poètes
du premier ordre, nous ne devions pas négliger d'y suivre la Muse immortelle.
Son ombre même est douce, a dit un de ceux qui l'ont le mieux aimée. 11 faut
espérer pourtant que les maîtres reprendront bientôt la parole; il3 se taisent
au-delà du Rhin, comme en France Lamartine, Alfred de Vigny, Hugo, de Musset,
et ce silence est fatal aux lettres sérieuses. Qu'ils revhennent à leurs projets
inachevés; que M. Henri Heine, que M. Anastasius Grûn, provoqués par tant
d'appels, que M. Freiligrath et M. Herwegh, effrayés peut-être d'une victoire
trop éclatante, tous enfin, qu'ils reviennent aux belles contrées de l'imagination!
Ils ont encore plus d'un effort à tenter pour la durée de leur nom, ils doivent
aussi plus d'un conseil à leurs jeunes successeurs.
SAmT-RENÉ Taillandiee.
LE
DON JUAN DE MOLIÈRE
AU
THÉÂTRE-FRANÇAIS.
Le 15 janvier i84A, Tédilité parisienne, assistée de Tlnstitut et suiTie de
tons les amis de la poésie et du théâtre, inaugurait, au milieu d'accla-
mations respectueuses, le monument réparateur et tardif élevé par une
souscription nationale au prince de la comédie moderne. Cette année,
à pareil jour, les sociétaires du Théâtre-Français ont eu Theureuse idée
de célébrer le 225* anniversaire de la naissance de Molière par une autre
ovation non moins éclatante, quoique toute littéraire, par la reprise (on
pourrait dire par la résurrection) d'un de ses chefs-d'œuvVe, le Festin
de Pierre. Il était bien temps, en effet, de restituer à Tauteurdu Misan-
thrope ce précieux joyau de sa couronne dramatique, vendu par sa
veuve et soustrait, depuis cent soixante-dix ans, aux applaudissemens
de la foule. L'ombre du grand homme, qu'un poète jeune et de bonne
espérance a évoquée ingénieusement ce soir-là , aurait pu se montrer
flère et reconnaissante de ce nouvel hommage, préférable peut-être
même au premier; car, si les statues publiques sont la digne et seule
récompense à offrir à la mémoire des grands généraux et des grands
citoyens, nous n'imaginons pour les poètes et pour les artistes aucun
hommage plus désirable et plus flatteur que le culte intelligent de leurs
ouvrages.
TOMK xsiu 37
858 REYUB DIS JffilIX MONDES.
Grâce donc à cette heureuse pensée, conçue et menée à bonne fin
parla Comédie^Française, nous avons pu yoir, enfin, représenter avec
tout l'éclat, tout le talent, toute la pompe même de décorations et de
costumes qu'un spectacle aussi singulier exige, le pur et vrai Don Juan
de Molière, ce drame en prose et pourtant si poétique, où la réalité
\ s'unit au merveilleux, la fantaisie vî l'observation, Tironie sceptique
à la crédulité légendaire; drame sans modèle en France et resté sans
postérité comme le Cid, et dont les beautés irrégulières font clairement
prévoir ce qu'aurait.produit en.ce genre la jnuse:française,.Suil avait pu
lui convenir de puisertplus fréquemment aux «ources romantiques.
Quoi qu'il en soit, quatre ans après la mort de Molière, par suite d'un
arrangement pris par Armande Béjart avec la troupe de la^rue Maza-
rine (i), on vit tout à coup la prose si énergique et si ner^-euse de Don
Juan s'aligner en assez bons alexandrins sous la plume honnête de
Thomas Corneille, et ce qu'on a peine à concevoir, cette médiocre
copie s'est maintenue, jusqu'à nos jours, en possession du théâtre, à
l'exclusion de l'original. Quelle a doncpuêtre larcause ou le prétexte
de cet arrêt d'expropriation Tendu contre un grand génie au profit
d'un talent de second ou de troisième ordre? On a souvent répété, d'a-
près La Serre (â), que le Don Juan de Molière n'avait obtenu à sa
naissance qu'un assez faible succès, àeause surtout du préjugé qui ré-
gnait alors contre les comédies en prose. Dans la chaire du Lycée,
M. de La Harpe, avec l'intrépidité d'étourderie qui le distinguait, et qui
a fait école, a été bien plus loin encore. U affirme que, de tous les
Ihn J«a»<du XVII* siècle, celui de .Molière fiit Je seul qui ne réussit
pas. aGe n'est pas, sûoute-ri-il, qu'iline «valût beauaoup mieux que tous
les autres; mais il était en prose, et c'était alors une wmoeauU sam
exempfe.D Leicritique.oublieletbéfttre entier deLa^Rive;, kJ^idantjauè
de Cyrano, U» Pridewes, et, tant .d'autres exen^ples. ^'in^porte; il coo-
tioue: aOan'imagtniiit^pasqu unecoroédie pût.n'dtre paseovers, et»te
piice tomba. » Le registre ^manuscritdeiLa.Graage,(eonse7vé dans Je&a»*
diiyefrdu TliéâtrenFnmçais^.etcoDsuUési tmiatueusement parde devatar
biogrf4)he de MoUère,<danne un démenti fonoelÀcette as8ertion.vOnf
Toit que, bien loin d'avoir éprouvé uneohiite, ie/Wlnr^fe iftfmfitom-
posaîe^pectacle à lui.seul pendant.qoinie jours.eonséeutits, et fit fiaiie
à la comédie un égal nombre.de recettes [très productives : celle, eobre
autres, de la cinquième représentation «'éleva à 2,390 livres, somme
très .considérable pour le tenips.iCe qui .troubla tout d'abord et inteiw^
rompit ^bientôt le succès de i/êiLa/uoti, ce furent les tempêtes ^ouleviée^.
par le cinquième actei, où Je. libectio,àvbout.de vices,:se dr^pe^daïKiJo
;(1) fOo pMtfoir mie qolUnccfde^lii^jMstlère^iioiioéeàlatroopede la tiie^Ma^^
Piurditobut^d» iF^tMiffd iPéértê, ûtm fU««lff<fv<Jhf 7MdifiHRraffi«iaif ,it.^lU , p^ «!•
(S) Mémoire iur laffUeiUê ouvragu de MoUére.
LK DON JCAN D< «OLIÈRS. SSd
manteati coort dé Tartufe. On ne peut se fiiiré une idée dé îa fureur du
parti dévot, qqfand il vit s'élever contré \xA sur la scène un nouvel ad-
versaire, non moins habile et non moins redoutable que n'avait éiii
Pascal. Un avocat an parlement de Paris, un sieur de Rocbemont,^ s'ott<^
blia jusqu'à remontrer au roi, dans un odieut libelle,, a que l'empereur
Théodose condamna aux hêtes des farceui^ qui tournoient en dérision
nos cérémonies, dans des pièces qui n'approchoient point de l'émpoir-
tement qui parolt an Festin de Pierre (i). » On aimerait à rencontrer,
dans les écrits contemporains, des renseignemens exacts sur cette lutte
du génie contre les mauvaises passions, lutte qui commença par le
Fesiin de Pierre, et dans laquelle jamais Molière ne faiblit,, ni, ce qjui
est plus admirable encore, ne dépassa les justes bornes. Malheureuse*-
ment on ne trouve presque rien sur Don Juan dans les recueils elles
correspondances qui tenaient alors la place de nos journaux. Le hfercure
galant ne commence qu'un peu plus tard. Loret, l'auteur de laAfuee
historique, était au moment de clore sa Gazette en vers, si l'on peut
appeler vers un bavardage rimé tel que le sien. Déjà malade, il ne
put, dans la lettre qui parut le 14 février, la veille même de la pre-
mière représentation de Bon Juan, que faire l'annonce de cette pièce^
un peu en style de paillasse :
L*6fllroyablè f^tm é^ PHerre,
9û ftunewb pai» tiDutie la^tettd^
El^liii réufisisiaitisi biem
Sup le Tkéàêre-UaiUns,
V« oonuBencer (2) .. . «
Nous ne possédons malheureusement,, pour l'année 1465, qu'ai»
seule lettre de H** de Se vigne, qai^ a'était pas encore le noble et déli-
cieux feuilletoniste de l'aristocratie du grand siècle,. et,, dans cette letitoe
unique, elle ne s'occupe que de Texil de Fou(|uet..Ouant à Guy Patin i^
dont ou était en droit d'attendre sur oe siyet quelques boutades, en sa
double qualité de médecin (3) et de libre penseur, il n^en dit pas le
moindre mot,. et n'enregistre même pas les épigranunes de Sganarello
contre lé vin émétique, et pourtant^ six mois plus tard , il saluait de 8&
verve railleuse l'apparition de t Amour médKin, qu'il nomme, par une
singulière distraction, l'Amour malade.
(1) Loais XtV aurait bieo dû sommer ce sâvant homme dh prod^re quelques extrait»
de oe» pièeet du* y* siècle. Leur production eûf été uu m^rf^ittiBui senrice rendu aut
kttra».
(S) Cet artioW niest pa» le deaÙÊ»ésla»Mmekl9imipte^OÊmm9^}B ditetttHerfMrail
Parfait. La damiàre lettre de Uret perte ia4ale du iS*iMiS. BMaei eOBliniia daii»lA
même style cette bizarre gatette..
(8) G'dt dans Itou Juan que Molièra commença lés hostilités oontrela médecine.
S60 REVUE DES DEUX MONDES.
Heureusement Tbcmias Corneille nous apprend lui-même ingénu-
ment dans un avis de quelques lignes, placé en tète de Don Juan, ce
qui Ta plus particulièrement engagé à mettre en vers la comédie de
U. Molière. Il s'agissait surtout a d'adoucir certains passages qui avoient
blessé les scrupuleux. » A vrai dire, en effet, le remaniement qu'il en-
treprit, et qu'il fit porter autant sur le fond que sur la forme, était une
sorte de traité de paix, un compromis, un armistice entre Don Juan
et la faction dévote. Cette transaction, hélas! était alors nécessaire pour
rouvrir la scène à un aussi charmant ouvrage; mais on conviendra que
l'œuvre diplomatique et toute de circonstance accomplie par Thomas
Corneille s'est maintenue fort au-delà du besoin. De 1 677 à 1 847 , comptez
les années! c'est plus que n'ont duré les traités les plus vivaces, celui
d'Utrecht y compris.
Il faut (on nous pardonnera cette remarque) que la critique du
xvin* siècle ait été bien indifférente aux gloires du xvu', pour n'avoir
pas, dans ses longues années de toute-puissance, réintégré triomphale-
ment sur la scène le texte complet du Festin de Pierre; mais elle ne
paraît pas y avoir seulement songé. Tout au plus s'est-elle permis
quelques innocentes chuchoteries sur la suppression de la scène du
pauvre, dont on parlait encore avec mystère dans ma jeunesse, comme
d'un morceau de très haut goût et de grande hardiesse philosophique.
Enfin, le progrès des idées et le respect dû aux chefs-d'œuvre aidant,
elle vient de reparaître sur le théâtre, cette courte et belle scène que
n'aurait pas désavouée Shakespeare; nous l'avons vue enfin et entendue
tout entière, telle qu'elle a jailli de l'ame et du cerveau de son auteur,
telle que bien peu même des contemporains de Molière ont pu l'en-
tendre et l'admirer; et, pour comble de bonheur, elle a été interprétée
d'une manière sublime par Ligier, qui, avec quatre ou cinq paroles
sorties du cœur, sans cris, sans gestes, a ému profondément toute la
salle. Eh bien ! pour ma part, l'impression que j'ai reçue de ce curieux
spectacle a été tout-à-fait différente de celle que j'attendais.
On a, comme on sait, disserté à perte de vue sur cette fameuse
scène; on a répété à satiété que le parti des scrupuleux, comme disait
tout à l'heure Thomas Corneille par euphémisme, n'osant s'en prendre
tMivertement au cinquième acte, où on l'attaquait de front, se rabattit
sur la scène du pauvre et la fit supprimer dès la seconde représenta-
tion. Aujourd'hui , en présence de cet épisode replacé dans son cadre,
on ne peut plus guère, il faut le dire, syouter foi à cette vieille histoire.
D'abord est-il prouvé le moins du monde que l'autorité soit inter-
v^iue dans les changemens faits à Don Juan du vivant de Molière? La
Serre, qui est en ceci la grande et, je crois, la seule autorité, dit sim-
plement, dans son Mémoire sur la vie et les ouvrages de Molière, « qu'on
fut blessé de quelques traits hasardés, que l'auteur supprima à la se-
UB DON JUAN DE MOUERS. 561
oonde représentation. » De plus^ la scène dont il s'agit a-t-elle été re-
tranchée tout entière, ou seulement raccourcie? Enfin comment faut-il
entendre ces mots un peu obscurs: «On fut blessé?» Qui? le parti
dévot? Assurément, puisqu'il répandit contre Tauteur d'odieux et san-
glans libelles. Aussi quelques-uns des traits qui tombaient le plus di-
rectement sur cette faction (le mot aujourtfhui, par exemple, dans la
fameuse tirade sur l'hypocrisie : «Aujourd'hui, la profession d'hypo-
crite a de merveilleux avantages, etc. » ) ont été évidemment sacrifiés
pour donner satisfaction à cette cabale; mais se plaignit-elle seule?
Pour moi, je crois que des plaintes, et des plaintes très vives, purent
s'élever encore d'un autre côté. Que voyons-nous, en efTet, dans cette
scène? Au premier plan, un riche et insolent libertin qui veut se
donner, pour son argent, le passe-temps d'entendre un pauvre homme
blasphémer; d'une autre part, un valet intéressé qui engage l'homme
en guenilles à gagner, à si bon marché, un beau louis d'or : <x Va, va,
jure un peu ;» puis un honnête mendiant qui, ayant au cœur la crainte
de Dieu et le sentiment de sa dignité qu'on insulte, répond, sans décla-
mation, sans hésitation, simplement, fermement: «Non, monsieur,
j'aime mieux mourir de faim. » Que fait alors le libertin? Pour n'avoir
pas trop à rougir devant le pauvre honnête homme, il lui jette la pièce
d'or, en ajoutant avec un peu d'emphase : « Je te la donne pour l'amour
de l'humanité, a A qui, je le demande, appartient ici le beau rôle?
Je me trompe peut-être, mais il me semble que ces derniers mots, pour
l'amour de rhumanUéj qui n'étaient entrés que très récemment dans le
vocabulaire des philosophes, purent, avec une apparence de raison,
blesser le petit cercle de libres penseurs amis et familiers de Molière,
les Bemier, les Hénaut, les Chapelle, affiigés de trouver une locution,
qui n'était encore qu'à leur usage particulier, placée dans la bouche
d'un aussi indigne et aussi abominable scélérat (1). Je crois d'autant
plus volontiers que l'auteur du Festin de Pierre sacrifia aux suscepti-
bilités philosophiques de ses amis le Irait qui termine ce bel épisode,
mais ce trait seul, que nous retrouvons, dix-sept ans plus tard, la
scène entière, moins les derniers mots, dans les exemplaires non car-
tonnés des Œuvres de Molière publiées par La Grange et Ymot, sur les^
propres manuscrits de l'auteur (2), d'où l'on peut inférer que la scène
n'a disparu entièrement que sous les ciseaux, ouverts à contre-sens,
du lieutenant de police de La Reynie. Cest là, je l'avoue, une opinion
assez peu prévue, mais qui ressort pour moi avec évidence de l'effet
produit par les représentations qui viennent d'avoir lieu. Chose étrange !
pendant que le texte original d'un des chefs-d'œuvre du xvn« siècle pé-
(i) Dtns la pensée de Molière, don Juan se montre ici hypocrite de philosophie, comme
il sera hientôt hypocrite de religioD.
(i) Voyei tome VD, p. 177-179 de redit de 168S.
riasBiti emFràner soufi les erigenœsr de ¥waM& et' liB9>fig«ienr9 d%iie'
oeii8iire joepte; tons «es prédeunif débtw neur^taieBlI censepréb étow fev
li&lnie»efc méprisables repiK>dactioD6 9r
jhllu Fexistenee' des^ éditione frauduliNises' d'Amstefdtnn, 4980, ei^ dé^
Braxdl«9^ idMy poror qu*aa xnr rièclB, le^denriersrMféun^dèSolière-
aient pn nnus rendce^nfinv à deus cents ans d^kitervifi^, te testto«flî pé^
Bfblemeo t complété >du Festin^ de: Piêrne (i).
Si cattevésuiW^n solèimeliedkrymZ)^ Jt««^
de Hofièse, elle a beaucoup moins* heureosement servi la renominés)
de Tbomas Gemeille. Il n*y a eu<qu'une*yoir dans la pre9se!ei^Ams'les>
aftions'peur. rendre hommage à l'iia et rabaisser Vautire. Le* bmve*fMfie
de Hevre <ilomeiHe> dont les vers, pendant tant d'ànnébs^ avarant pnn-
tégé eifaiiioubber la prose de^Mblière; celte prose eiquise; quoiic^feûent
diiàrlIencontreFénelon etLa Bhiyère (2)> est devenu^ à soti^tovr, vk^
tûned'tiH deœs renremens de l'opinion publique qm poussenf^Ie^troK
jusqu'à Kinjustice. Aussi ai-je rencontré plus d^tifi^ esprit sérieux? et im"-
partial qui,, tout en>s'iaelinantdevant Tétédentesupérierité dte^l^arigitiai^
étaitloso ée condanmerabsolument, et sur tous Wpoîiitb, l#traraftdll>
traducteur. Quelques-unes de ces personnes prétendaient même qu'ëni
un petit nombre de cas la touche un peu rude^woopiëtè produisait phiS!
tfeffiBiaui théâtre que les traits plus déliée du* modèle. Bne»ci4lu^
entre antros, la seène^de M. Dimanche) qui teur parsôssait, te^jMrs^an*
point xlè vue de l'optique^théâllMile, a<¥oir gayoéquelquexboseî^ la^oeo»^
péralkm de Thèmes Gorneillei Pourmoi', jereeonoai^bmrvototitlers^lQ^
laettiléTeaiarquable, et même le t&lent trèfle réel, qu'ai d^ojéritaiitttt
Teraiftealear dans racoomplissement de cette tâche* ingrate^' maiâ» jene*
puis lui pardonner d'avoir déningé l'économie de cette compositioD)
dleni anoir méconnu les. proportions et affaibli la portée philosophiqM*
et movalft Je conçois que, ponr arriver à la concffiatîon qu*il' avait en
vuev ii'.aâi dft faire le sacrifice- de' plusiefurs scènes^ dont tedëSMUf élàitt
trop>mantfeste et Itdd^sM écrite trop cibirement, eelte^ par* eiem<pfe>
où rinoDRDigible dueUiste, devenu bmt à covp Asuim^'AMef», meteo
aotion la septième lettre dès Pnnmmalbs, et pratique^ avee un'aptomb*
eÉ^uW' aisance consommés, les maximes^ de restrictfbu menlaie et' dé
direction cEiotentio» reoQmmandéés>, en^ pareille eireonstance, par F^
tmift Hmrtado. A l'appel du firèro de dtae^ BlVîre, il répcmd : ««fous
aÊÊfen que je ne manque point dé ccnnr et qu& je sass'm^-sepnrdii'aioa
(1) En lSi3, Bt Simonin) publia poorlvpreimàmri^is^ tfivrtarédiiira'da^
scènes que Ton croyait penluesi» Voj. MolUrs.eammÊniéiS^vQL ■n^Sit
(2) Jetons un voile sur ces tristes aberrations de goût, et tâchons d'oublier que Féneton
a. déclaré VAvan « uumds nud^ écrit que lei. pièwi de liaulenrqgb tMiteeotfar%. m fet qne
La Bruyère impute au style de Molière, vers et pros^ d*tea «BtMlik«r(
barbarisme. »
UB DON JUAN DE MOLIÂRK. K63
épéé qmnd it lefant. Je iii' en Tais passer tout à l'heure dans cette pe-
tite irae écartée qui mène au grand ^couvent; mais, pour moi, je vous
déclare que ce n'est pas moi qui me veux battre: le ciel m'en défend la
feDéée,et/si«vms'm*altaquez, nous Terrons ce<qui en arrivera. » — ^Je
«onçdiBqtl'on ait étèoUi^ de faire, en 4677, des retranctaemens aussi
ttehe»^ oiBK'oe quime fiaralt te' tort grave et personnel du traducteur,
C'^M'd'avoir i^mpli ces vides si 'regrettables par des inventions corn-
nittBeB<etprO(ifes eeiflemeut à faire perdre de vuéle dessein et la* haute
liensée de Vauteinr. & effets en empruntant à Tirso de Molina sa ter-
ffittte Mgenée et^en^expesaiit, dans ce cadre fontastique, les Joyeuses et
Imtltd^fiSiomfaNftl^distraâtions d'une vie toute delibertinage et de^cri-
mes, que^s^eàt propose Molière?ll a voulu rendre sensiUe àtons la toi
de pn)gR»sion, en quelque sorte ^fàAale , qui , de 'vice en vice , con«
duit on «Jenne ^no8?atter' èe distinction au comble ide la perversité. *I1
BDWtnfOBtre/dfâ^rd don luan abusant xle tous 'les dons de la lèrtune
ai de la > jeunesse, pais dherehant un odieux passe-temps dans'lapra-
fâque^asridnefde la«éduetion, d*eù sortent inévitablement les duels, les
ifq}to,4eB paqures; iiie^t arrivent l'impiété, les sacrilèges, à leur
•iritB r4mpMbité'insotente«et le mépris de Tautorité pëtemelle ; enfin,
pour laohever, survient ie^seul vice^qui^lui manquât, ^hypocrisie, qui
féunUfen^teseiileliNiSKles autres viees,'et'après laquelle 41 n^ a phrn
que la damnation. Aussi, 'esfr^e lorsque don Juan a gravi 4XUe der-
nià8eaiima<de^la pervenité'que la-colàre du ciel éclate, que le martyre
tetombeam^s^ébrBiileret qîl'mie «tittue (le prodige paraît leroyaUlef))
dncend'de son:niBU6otée et vient brûler de sa main- de '^œ le cœmr
âu'réproiivé.<On eonçoit ce'qull ya de grandeur dans ta pehiture de
oÉttetécheUe-afleendûite des vices, de^ees degrés qu^on morite fotàle-
nMttletau bouidesqualsBStrabtme. Cest la Fidée terrible et pro-
fonde que (le^grandeomique jUiilosophe a^u'couvrir, sans la cacher,
daitoates^es^fleurB^ito' sa trieuse 'gaii^. Thomas ^Corneille ' t^t'il eon^-
serve cette gradation si importante? Nullement (1). En échange des
S4iènaa(capîtaieBi qu'il la^retianohées, il mous dcmnelesFfttss^amez jolis
de Léonor et de sautante Pascale, c^t-à*^ire qu41 ^oiite un nom de
jttus à la Me des conquêtes et des victimes de don Juan.m, comme si
é'étàit de.sa.part un parti pris d'amoindrir la portée de la catastrophei
il fait intervanir Ja statoe 'vengeRssse à point <nommé ^pour «empèdier
la eoneluikmid'tusie des miUe et une^mmoureties'du^héros, vroiepeccii^
dilleBSBnpémeiit dans une vie aussi ilbominable. En résumé, respec-
tons l'œuvre de Thomas Corneille entreprise dans une intention louable
et 'exécutée avec xme dextérité de versification souvent heureuse; 4naia
<(l)'noriinim,'Bmiu n'trigi^comédie intitulée le 'Festin de Pierre ou V Athée fou^
IhTDytf »'Jmiée àXyoti en WK et on peu plus tard à Paris, n*a pas non plus très bien ob-
«erré la gniMIon ides crimes. 'Bïait délmter son héros par le parricide.
1
5(>4 REVUE DES DEUX MONDES.
replaçons-la pour toujours dans nos bibliothèques, et étudions, au grand
jour de la représentation, la vraie, la poétique, la profonde création du
maître.
Je dis création, sans prétendre en aucune manière nier les drcHts de
l'Espagne à l'invention de la légende, non plus que ceux de.TirsQ de
Molina à Tbonneur de lavoir le premier réalisée dans un drame. U est
fort douteux que Molière ait jamais lu Tirsp de Molina. Ëh I qu'im-
porte? U a connu, à n'en pas douter, la traduction du drame espagnol
jouée sur la scène italienne de Paris (1), où, grâce à la figure de éUm
Pierre et à celle de son cbeval, elle fit courir toute la ville (2). Mais
jusqu'où Molière a-t-il porté ses emprunts? que doit-il en fin de compte
au drame espagnol? La légende funèbre, — dont, cert^ , je n'es-
saierai pas d'amoindrir la poétique originalité; — voilà tout. Sauf la sta*
tue, tout dans le Dan Juan français appartient à Molière. Et encore en
a-t-il usé fort librement avec la statue du commandeur. U a retranché
la moitié de son rôle, et il a bien fait. Dans Tirso et dans le traducteur
italien, le mort soupe deux fois avec son meurtrier, la première fois
comme invité, d'où vient le second titre de la pièce espagnole el corn-
bidado de piedra (3); la seconde fois chez lui, c'estrà-dire dans l'église
des Franciscains de Séville, sous les voûtes de sa chapelle sépulcrale.
La légende que chacun savait par cœur en Castille l'exigeait ainsi. Ce
second repas s'accomplit, dans la comédie de Tirso, sur unedaUe hu-
mide enlevée d'une tombe. Le poèto déploie dans ce banquet le plus
grand luxe d'inventions lugubres. Le service se fait en noir; le menu
consiste en scorpions et en vipères; le vin est du fiel; pour toute mu-
sique , des voix étranges et formidables sortent des quatre piliers qui
soutiennent le mausolée et chantent ^n lent De profundis (4). Quaiid
les chants ont cessé, la foudre éclate, la terre s'entr'ouvre et engloutit
à la fois don Juan, la statue et la chapelle. Molière, comime on sait,
et après lui Mozart, n'ont pas admis dans leurs drames ce second repas,
(1) Je crois, flans pouvoir rafQrmer, que le Don Juan italien qui fut joué i Paris fers
1657 était II Convitato di pietra del Giacioto Andréa Gicoguini.
(2) C'est ce que nous apprend de Viliiers, un des acteurs de Thôtel de Bourgogne, qui
fit jouer en 1659 la première imitation de la pièce italienne. On a eu tort d'inférer du
titre de Festin dé Pierre, conservé par Molière, qu'il avait mal compris le titre espagnol
El Burlador dé Sevilla y combidetdo de piedra. Molière n*a fait qu'adopter le titre
mis à la mode par de Villiers et Dorimon, lesquels s'étaient conformés eux-mêmes au
pr^ugé populaire des Parisiens, qui croyaient que l'original de la statue se najmmait don
Pierre,
(3) Cette paKîe du titre ne se trouve pas dans toutes les éditions; je le donne d'après une
fort ancienne que j'ai sous les yeux. On a eu tort d'accuser Voltaire de ravoir inventée.
(i) Ce dernier détail n'appartient pas à Tirso de Molina; il est de llaveution de Za-
mora, qui a refait la pièce originale au commencement du dernier siècle. C'es| au-;-
jourd'hui cette pièce arrangée que l'on représente ordinairement en E^pagoe.
LB DON JUAN DE MOLIÈRB» 565
sans doute parce qu'ils ont pensé que remploi redoublé d'un ressort
surnaturel ne peut avoir qu'un effet languissant sur l'imagination.
n est de tradition et consigné dans tous les historiens dramatiques
que Molière n'a entrepris le Festin de Pierre qu'à contre-cœur et en-
ta*ainé par les instances de sa troupe. Je n'ai qu'assez peu de foi dans
cette anecdote y qui me paraît, comme beaucoup d'au très, être le ré-
miltat d'un quiproquo (i). A la manière indépendante et hardie dont
notre grand comique a pris possession de cette fable, à voir comme
il domine et manie en maître ce nouveau genre de drame, on n'aper-
çoit pas la moindre trace, soit de dégoût, soit de contrainte. Au con-
traire, la critique attentive demeure émerveillée en voyant avec quelle
sûreté de coup d'œil et quelle souplesse de génie Molière comprit et
pratiqua tout d'abord les conditions d'un genre auquel il s'appliquait
pour la première fois. En effet, il change sans hésiter toutes ses habi-
tudes de composition , il prodigue les scènes épisodiques , et multiplié
les personnages qui entrent, sortent et ne reviennent plus, mais lais-
sent sur le tissu du drame l'empreinte de leur passage. N'est-il pas, par
exemple, bien remarquable que la plus belle scène de Don Juan, celle
qui vient d'être saluée d'applaudissemens unanimes, soit précisément
cette scène du pauvre , conçue et exécutée par Molière dans le senti-
ment le plus juste et le plus vrai du drame romantique (â)?
La flgure même de don Juan , et c'est là le point capital , sort d'un
tout autre mode de création que celles des héros ordiqaires de nos co-
médies classiques. Don Juan n'est pas un type, ce que nous appelons
un caractère; ce n'est pas le Libertin, c'est un libertin; ce n'est pas
V Athée, mais un athée; c'est un homme livré à tous les soutQes de la.
(1) De Villien, Taateiir du Ftêtin de Pierre ou le Fils criminel, joué en 1659, et,
dont nous avons déjà dit on mot, assure, dans la préface de sa pièce, qu*il ne Tentreprit
qu'à la sollicitation de ses camarades de Thôtel de Bourgogne, infatués de ce beau titre
de Fesîin de Pierre et du succès qu'obtenait sur la scène italienne la figure de don
Pierre et de son cheval. Ce siget conserva si long-temps la vogue, que Rosimont (qu*it
ne faut pas confondre avec Dorimon) le traita encore en 1669. Sa] pièce, intitulée le
Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, fut jouée par la troupe du Marais, de
laquelle Tautenr faisait partie. Pour éviter les clameurs qu'avait suscitées la comédie de
Molière, cal honune de ressource ne trouva rien de mieux que de supposer païens tous
ses personnages. J*^outerai que Goldoni a fait jouer à Venise, pendant le carnaval de
1736, Don Giovani Tenorio, o sia il dissoluto. On voit dans cette comédie la statut
du commandeur placée sur le mausolée, mais elle ne parle ni ne marche, deux actions
extravagantes et invraisemblables, comme Goldoni rétablit victorieusement dans sa préface.
(t) M. de Scblegel , à qui il appartenait de faire cette remarque, n'a pas même men-
tionné le Festin de Pierre dans le chapitre qu'il a consacré i Molière. Il n'a dit inci-
demment un mot de cette pièce qu'à Toccasion de nos imitations du théâtre de la Péninsule,
et remarque seulement qu'à la Cfiçon dont Molière a traduit le titre de 1 1 pièce de Tirso,
on peut juger qu'il n'entendait guère Tespagnol. Nous avons apprécié i>ius haut la jus*
tesse de cette critique.
566 BEyUB DE& DEII£ nomBk,
mobilité humaine; ce n'est pas un rdfe conséquent et Jogîqiie;^l4uiHHi
rétudie de près, et moins on peut concilier tantydecûDtrastas^.AuMî
combien de jugemens, de portraits,. d'esquisses ,, ont :|MvéteQdu^saisir
les traits de ce protéel combien.de dissertations^.<le préfaces!! qpa) de
prose, que de yers pour TanaljFser, rinterprétar^ Je % compléter.! :0a a
écrit et disputé sur don Juan oomme sur un. personnage réel ,.comiiia
sur Richelieu, sur Pascal, sur Voltaire, ajoutons oomme sur. Hamletiei
presque toutes les autres figures de Shakespeare,, sœurs de don Imuk
par leur mode de création. Et qu'on ne dise pas q^ie y iattrifauee indues*
ment à . Molière tout le bruit qui s'est fait autour de don Juan,, lois^
que,, pour être juste, je devrais en reporter L'homieur à.Tirso de.Ilo-t
linal Qui donc, il y a quarante ans, connaissait, seulement de noor^,
Fray Gabriel Tellez? Combien pçu même aujourd'hui le connaissentSt
Don Juan Tenorio n'est qu'un type local. Le.i>on.J'tiait:d6.1k)liène ai
seul fasciné l'Europe. D'autres sans doute y ont i ajouté des traits e»pisi
et nouveaux ; mais c'est Molière qui île premier a faitde ce liberlin^ juârr^
que-là vulgaire, quelqge chose de formidaUe, desédiûsantetiderare^
en mêlant quelques gouttes de philosophie.àlieQucoup de vices, à'beaur^
coup d'esprit et à beaucoup d'élégance.
La Comédie-Française n'a rien négligé pour procurerau poUicla»
jouissance complète de ce chef-d'œuvre, et nous rendre,- dans sa fralr-
cheur , p;*emière , ce drame sur lequel ont pesé près dedeux^ièdesde
silence. L'élite de la Comédie s'est partagé les rôles^. Remarquons, eut
passant, que, par suite de l'ancienne habitude déjouer la. pièce en vei^,,
les acteurs ont eu à surmonter, en cette circonstance, une difficulté quii
se présente bien rarement; ils n'ont pas eu seuleriieiiti. comme tou^oHns;!
des rôles à composer et à apprendre : ils ont eu, ce qui est peut-être plus
difficile, des habitudes à perdre et des rôles à oublier. GefTroy, qui jpuait
pour la première fois le rôle de aon Juan, l'a composé avec beaucoup,
d'art, et, n'y laisse à désirer qu'un peu plus d'abandon et de gaîeté. J'ai*
dit '.plus haut quel grand et légitime sueoès Ligier a (ri)tenudafis le petit
rôle de Francisque, le mendiant sublime. Quelques personnes ont re-
gretté qu'il ne se soit pas montré de préférence dans le rôle demi-tra-
gique de don Louis^ ce Chrêmes iratm, si proche parent du père du<
Menteur. 11 nous semble qu'entre ces deux, choix r^artiste, bien avisé ,
afait le. meilleur et le plus habile. Pour mot, j'aurais encore mieux
aimé qu'il eût entrepris les deux tâches. Elles seraient possibles et d'un
grand eflfet. En se montrant aussi éloquent interprète de l'honneur du
gentilhomme que de la conscience blessée du pauvre, il serait bien
certain de doubler nos plaisirs et son triomfdie. W^ Yolnys, chargée
dapersonnage sacrifié d'Elvire, qui ne parait que deux fois pour faire
d'mners reproches ou donner d'austères conseQs à son amant, mérite
dès éloges tout particuliers pour le parti que soû talent a su tirer de
cette tâche, n est impossible d'avoir plus de naturel, plus de grâce, et
d*introduire plus de nuances délicates et Tariées dans une situation qui,
pour toute autre, aurait été monotone. Charmante sous le costume vil-
lageois, 1F*'> Brohan a fait assaut, avec Régnier, d*entrain, de gaieté et
de franche passion. On ne saurait mieux rendre qu'ils ne Font fait l'un
et l'autre cette naïve pastorale du second acte, comparable aux plus
charmantes égfiqgiies d^ !l'ant|quité.
Que dirai-je de la mise en scène, si ce n'est qu'elle égale le soin ap-
porté à tout l'ouvrage? Je regretterais pourtant la beauté des décorations
de Ciceri , qui allongent un peu les entr'actes , si l'on n'avait eu la
bonne idée de les remplir par quelques morceaux de Mozart. On a,
d'ailleurs, poussé le respect pour les moindres indications venues de
Molière, jusqu'à faire apparaître au cinquième acte le fantôme d'une
femme voilée qui se transforme tout à coup en une figure du Temps,
avec sa faux à la main. J'avoue que je ne comprends ni le but ni la con->
venance de cette apparition mythologique dans une pièce fondée sur
le merveilleux chrétien. 'Cette vision ne me paraît se lier à rien dans la
pièce, à moins qu'elle ne soit l'annonce emblématiqife de la mort d'El-
vire; mais alors ^poui^uoi le Temps avec sa faux? Quoi qu'il en soil^ il
lêtàit.de'bon.goût de se conformer à la volonté certaine de Holiàre. Je
ne puis couvrir de Ja jnème excuse la fantasmagorie finale qui lOMam
noootcq, jdecrièceJa^azed'unAEanqparent, don Juan llvfé tau lau^
fjenfiar.Daiis J« CbwM dstpéerre, qfxejBS ccMuédiess italiens jonaient A
Sêm, len 16^ ik «denûàiBAoèDe (de> la jiièoe montrait aux'speetaleurg
don<âio«aai«u4Qndjdeil^eirfer>qin ^primait m vers (quoique tout te
«este 4e 4a ^ee< Mi 'en pnose) ses souffrances et son reperitir. Volière
n'a pas jugé à propos de oonc^lure aussi tristement la sienne. Après
rémdtionTapide cansée par'la'tragique catastrophe, il se hâte de ren-
trer dans le ton de la comédie, et accumule les burlesques exclama-
tions dans la bouche de ISganarelle. U est évident que Molière a voulu
que sa.piècese Jterininât'par,le «rire.
Ghar&is llAfiraN.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 janTier 1847.
La pratique du gouvernement représentatif, tout en 'étant favorable à la paix,
porte inévitablement une certaine agitation dans les relations diplomatiques.
Entre des peuples qui ont une tribune, toute guerre qui n'aurait pour elle ni la
nécessité ni la justice est impossible. Quand le bon sens public et l'intérêt gé-
néral ont la parole et disposent du budget, il est interdit à qui que ce soit
d'entraîner un pays sans son aveu dans de périlleux hasards. (Test là un des
principaux bienfaits du régime constitutionnel , et en même temps, néanmoins,
la publicité des débats politiques tient de peuple à peuple les esprits en éveil,
et leur inspire une susceptibilité qui va parfois jusqu'à l'irritation. Si on inter-
roge au fond les dispositions de la France et de l'Angleterre à l'égard l'une de
l'autre, on les trouve plus pacifiques que jamais. Assurément, des deux côtés,
on tient plus à la paix qu'il y a seize ans. On en a constaté tous les avantages,
et tous les intérêts en ont fait entrer la durée dans leurs calculs; mais ce n'est
pas tout que de conserver la paix: on entend aussi l'exploiter à son profit, et sur-
tout n'y pas trouver de mécomptes. Lorsque la France apprit la convention du
i5 juillet 1840, lorsqu'un an après elle eut connaissance du traité relatif au
^roit de visite, elle protesta vivement, et non sans raison. Cependant, en 4843,
en 1844, les deux gouvernemens échangèrent d'éclatantes démonstrations de
bienveillance et d'amitié. Aujourd'hui , est-ce vraiment le tour de l'Angleterre
-de se plaindre de nous? Sans la séparer de son gouvernement , tout en recon-
naissant que le ministère whig est en ce moment le représentant légitime de la
'Grande-Bretagne , il est permis d'affirmer que les récriminations consignées
dans les dépèches de lord Palmerston ne sont pas l'expression d'un ressentiment
national. S'il en était autrement, n'eussions-nous pas trouvé dans le discours
prononcé par la reine d'Angleterre, à l'ouverture des chambres, un indice,
un écho des senti mens du peuple anglais? Si la nation n'eût pas été si indiffé-
rente, le cabinet whig eût été moins réservé.
REVUE. — CHRONIQUE. — S89
Dans TafTaire des mariages espagnols, il n'y a aucun intérêt légitime de I'Aik
gleterre qui soit menacé, rien ici n'est enjeu que Tamour-propre de sa diplo-
matie, ce qui revient à la question de procédés, que nous posions il y a quelques
semaines. Nous n'éprouvons aucun embarras à la traiter à fond et avec franchise»
en présence des documens français et anglais distribués aux parlemens des deux
pays, documens qui embrassent line période de cinq ans, depuis le 16 mars 4842
Jusqu'au 25 janvier 1847. Cette dernière date est celle d'une note toute récente
de M. Guizot en réponse à lord Palmerston, note qui est en ce moment même
communiquée aux deux chambres. Nous allons bientôt y venir.
Le gouvernement français a-t-il manqué de procédés envers l'Angleterre? A-t-fl
été avare de ces ménagemens, de ces concessions qui témoignent d'un sincère
désir d'entretenir avec un allié des relations vraiment amicales? Dès l'origine
des négociations, le chef de la dynastie de 1830 renonce de son propre mouve-
ment à la main de la reine d'Espagne pour un de ses fils. Puisqu'il est question
de procédés, en voilà un, ce nous semble, dont il est difficile de nier la valeur.
Beaucoup d'Espagnols souhaitaient que M. le duc d'Aumale épousât la reine Isa-
belle; à ce sujet, le gouvernement français fut sollicité vivement : il résista à ces
instances et à la tentation de couronner presque un autre Philippe V. Pouvait-il
donner à l'Angleterre un gage plus certain de la politique conciliante et modérée
qu'il se proposait de suivre? Voici un autre fait qui n'est pas moins considérable
pour juger la question des procédés. A toutes les époques, dans toutes les phases
des négociations, nous voyons la France proposer à l'Angleterre l'action com-
mune; notre gouvernement avait cette pensée, et cela ressort de tous les docu-
mens diplomatiques, que la France et l'Angleterre ayant ensemble conclu le
traité de la quadruple alliance, ayant ensemble garanti le trône de la reine Isa-
belle, devaient ensemble l'afTermir, en agissant de concert dans l'importante
affaire du double mariage de la reine et de sa sœur. Lord Aberdeen, dans sa
loyauté, reconnaissait que cet accord était le moyen le plus sûr de prêter à l'Es-
pagne un concours vraiment efficace, et d'éviter les difficultés qui pourraient
surgir de l'action isolée des deux cabinets. Seulement lord Aberdeen réservait
toujours l'indépendance de l'Espagne, et, sur ce point, il n'était pas contredit par
le gouvernement français, qui la reconnaissait hautement. L'été dernier, le duc
de Sotomayor s'avisa de demander à lord Aberdeen, quelques jours avant que
ce dernier quittât les affaires, ce que ferait l'Angleterre dans le cas où l'Espagne
choisirait pour époux de la reine un autre prince qu'un Bourbon, et où la France»
blessée de ce procédé, chercherait à contraindre la libre action du gouvernement
espagnol. La question était singulière; la réponse de lord Aberdeen fut pleine de
sens. Il déclara la cour des Tuileries trop éclairée et trop juste pour concevoir
ridée d'une intervention comme celle que l'on supposait, il repoussait la suppo-
sition comme impossible; toutefois, si, contre toute probabilité, cette hypothèse
se réalisait, il affirmait que l'Espagne aurait pour elle les plus vives sympathies,
non-seulement de la Grande-Bretagne, mais de toute l'Europe. A coup sûr, avec
nn pareil langage, lord Aberdeen ne se compromettait guère, et ne risquait pas de
blesser le gouvernement français, qu'il ne pouvait soupçonner de nourrir contre
l'Espagne des projets violens comme ceux de Nafbléon.
Tant que lord Aberdeen a été aux affaires, il y a eu entre les deux cabinets
de Londres et de Paris échange de bons procédés. Nous en trouvons les priu--
570 BBVIJB PES DBOX MONIIEB.
cîpales.preaTes dans les conversations du château d*Eu, dans le memoirandMm
du 27 février t846, par lequel le mifiistre français instruisait le gouvernement
britannique de la marche nouvelle qu'il allait suivra, si telle éventualité se réali-
sait; enfin dans la loyale conduite de lord Aberdeen, lorsque ce dernier avertit
M. Cuizpt des ouvertures de Marie-Christine au duc de Cobouiç pour marier le
prinjce Léopold à la reine Isabelle. Votlà bien Tattitude d'alliés sincères qui ne
songent pas |i se causer l'un ii l'autre |e désagrément d'une surprise oya ramer-
tume d'.un déplaisir.
Nous croyons- avoir suffisamment établi que lord Palmeraton, dès son retour
9M ppuvoir, se montra animé d'un autre esprit. Veut-on une preuve nouvelle
de la différence de sa politique .dlavc^ celle de sou prédécesseur? Qu'on lise lea
documeos anglais. Le |3 juillet, lord sCawley, ,qui était encore le représentant
officiel de la Grande-Bretagne i Paris, adressait ^ lord Palmeipston une dépièche
qui^ parmi toutes les pièces de fie procès politique, mérite au |)lus baut dogié
ratten.tioQ des hommes in^partiaux. On .voit que lord Cowley s'est attaché à y
résumejr toute l'affaire d'Espagne pour Tinstruction du ministre whig, qui n'était
pas au( aOaires pepdant leicours ^e cette négociation si longue, et en même
temps il lui fait connaître le demierétatde.laqiiestioo. A cepropos, il s'exyvinQie
ainsi : « Ui nouvelle qu'une proposition. ait été laite|K)ur une alliance aveciim
prince tde Jla maison de Cobourg a. occasionné ici la plus grande conaternation.
M. Guizot m'a dit que, si on persistait dai)s ee(prQi^« il recommanderait au roi
de mettre m avant le iduc de MouApenai^ comme candidat à la main de la
reine, n Voilà »qui est «ans équi;rnqHfi. jUa nouvelle «que la cour d'Espagne pou»
vait.SQUger.jifUne alliance .axec Ma ^piirv» de la. mai^n vde Cbbourg ^onsiemaiê
le gouxei:pe(neot IraBçais, qui ne oachait paisè l'ambassadeur britaotnique les
desseins au^quete jpiouxrait le 4étaiimin<^ c^ iocidept. JLord Palmerston était
donc averU; il rcgut cette dépêche le 15^ ot le 19, en ei^voyant des instructioiis
à y. Qulwer,, il mettait le prince de Ck>boii^ m furomier rang des candidats! Ea
agis^diPt ainsi, que faisait-il autre chose <que .de i>Qu^rir volontairement la porte
^ tûttti^ les.difUcultés qu'avait préveni^ss jusqu'alors la boame ioleUigence dw
d§ui((eat)infits de Londres et de Pacis?
Ce raf^vrofibemenl si, frappant dasdeui^ dépjiches de lond Co(w% (et de lord
Palm^rston ne pouvais éiPba|>per .à qptve ^ipl^HSiatie» et mm te voirons indiqué
dai»3 Ha dernière note de K. G#i9Pt ^9 J^ du 2$ janvier. Noua^a^fois la oon«-
fiaopp^efc^tt^ note ^j^ra.défiiûtîvemMt AiUidébat^q^i «n'a 4^à qwa lnop4uPé.
Bn rçjiandftitf, 1^ ii novembre d«ftaier.,.^ lord Palmewton, M. le ministre des
affaireis ^raiigères e^i^pri^Nait l'c^l^ ^e sa dép^e clorait la^iseiissioa. Lordt
Palwerston ayant gardé le silence ipeQdaot tou^ le m^is de^éiBembiç» qb >pauvait
croii:e les d^u^ gauvomemens d'accord si^r Jia .conii€gaapçe.Ae terminer mi» cqb-
trov^^i:^ .(jiui entame toujours un peu la 4^oiisidé^ion de ^mi qui r«abiaenteBt.
Ma.U;^tf;:c^Vsewnt, k 8 janvier, lord Palm^ratop i»prit la plume au for^ign^f-
Jice, etqualqj4es joui^ai^rès lord I^ormanby commuiy^ivait.à M. .Qnix^ «cette ié^
pi^n^ Sii ta.i:(UYc- M. k ministre dei^ ,aJQM^<^<étraqgèp^ nmafrque (que le miniatne
ai;\glai3 'P'a |ias ms. moins de ^.uaraitf^i^imi joivr» ^ liM faira par«mif sa replia
que. M. Guizot a été plus e>pé((j|,i(, car 1^ $;» jani^ier j) aidiessait itJK. le e^wte de
SaintprAJulairc wjc w>te où U ^T^vm^^mo, »ettolé ^tm^wure la ^alawr de cer-
taÎMi^^ 4$^erU<ÂQs qu'M était imj^qs|&b]^ (^ 4M) pf|9 ni^Wr l^ fédaeUmrd^ la Wt0
dû 25 janvier ti^niite pas lord Palooferston; il ne reprend pas tons les détails dé
la question, il s'attache aur points saillans. Lord Palmerston ne cesse de pré^
tendre qu'il a suivi la même politique qne lérd Aberdeen. M. le ministre des
affaires étrangères montre ce dernier blâmant, le 28 mai, M. Bulwer d'avoirap*
prouvé la démardie du gonvernement espagnol au sujet de Talliance avec ua
prlnee de Gobonrg, et denx mois après lord Palmerston mettait cette candida-
ture au premier rang. Pôurce qui concerne rinfkntdon Bnriqne, lord Aberdeen,
k 22 jttin^ hasardait son nom'tinridement;: le 22 août, lord Palmerston appuyait
«Btte candidature de la manière la plus positive. A entendre ce dernier, M. Gui<^
zot aurait implicitement reconnu que les enfkns de M. le duc de Moutpensier
devaient être exclus du trône d^pagne. C^ést précisément le contraire qu*a sou<^
twni'le ministre h^nçais, et il fait remarquer à cette occasion qu'on ne peut re^
noncer pour ses deseendans à des droits qu'on ne possède pas soi-même. Enfin
lord Palmerston ne se justifie pas des insinuations inconvenantes dirigées contre
le roi des FTançaisr, en citant quelques passages où Ml Guizot a parié lui-même
du chef de la dynastie de i 830. 11 a oublié que la personne royale ne doit jamais
être nommée pour être attaquée; il est singulier qire ce soit un ministre anglais
^oi ait méconnu le principe qne iè roi ne peut mai faire.
(Test que lord Palmerston a pris, dans ses communications diplomatiques, Ul
i&cheuse habitude de porter sur là poHtique, sur les actes des gouterûemenâ
étrangers, des jugemens dont* ils ont vraiment raison dé se trouver blessésl 11 y
atquelques semaines, le gouvernement grec, chambres et ministère, protestait
odntie Tapprécialion' injurieuse qu'il avait fahe de lasituation des affaires' ctons
le royaume d'OUion. Dàms la dépêche du 19 juillet; où il mettait en première
ligne la candidature du prince d^ Coboilrg; le ministre whig ne dressait-il 'pas
contre le gonvernement espagnol une serte d^àete d'accusation? En effet; il lui
attribuait un système de violence et d'arbitraire qui, selon lui, pouvait exea^
serjusqu^à un certain point les «osés dès 'partis. «Lorsque les ministres de la
eôurofline,-^ nous cttons lesparoles textuèlkis de lord Palmerston j — foulent aut
pieds les lois qui gaffanrtiseent la sûreté du peuple, on ne saurait s'étonner que le
peuple cesse enfin: de respecter les lois qui garantissent la sûreté de la cou-*
jonne. 9 TeUes sontsur l'Espagne les opinions du gouvernement britannique, et
lord Palmerston invite Mi Bulwer à les faire connaître. Cependant il altirme
qu'il est< entièrement éléigné de tont ce qui pourrait ressembler à une interven«>
tion* Qni espère^t^il persuader par ce langage? Pait<41 autre chose, quand il est
an pouvoir, que de mettre là main, d'intervenir partout où éclatent dès trou-^
blés, des synipt6«ies d'anardiie? Ces troubles, ces symptômes, il les croit favo-^
rafales à l'extension de l'itiftuence de l'Angleterre, à ses invasions commerciales;
il pense qu'en se mêlant de tout, on finit toujours par gagner quelque chose.
Telle est la politique de lôrd Pdmerstén; qu'il ne cherche pas à s'en défendroi
et qu'il accepte au moins la responsabilité de ses opinions et de ses actes.
Enfkoe de lord Palmerston, le gouvernement français n'a pas suivi la même
politique qu'en face de lord Aberdeen; M. Guizot n'a pas eu avec lord Nôrmanby
le même abandon qu'avec lord Cowlèy. Ce n'était pas là un manque de pro-
n? s. ^^^*' ™*^ l'accomplissement du plus strict devoir. Au mois de juillet, le gou-
^^wnement français voyait tout conspirer pour la réussite de la combinaison qui
^2 RBVIIB DES DBDJ 1ION9B8.
devait donner la main de la r^ine Isabelle au prince de Ck)boui^. (Tétaient, d'une
part^ rimpatience et les démarches de Btarie-Christine, qui voulait arriver à un
dénoûment, et procurer au trône de sa fille Tappui de T Angleterre ou de la
France; c'était, de l'autre, la connivence du gouvernement anglais. Mais, dit-on»
il y a eu un moment où lord Palmerston paraissait plus favorable aux préten-
tions de don Enrique qu'à celles d'un Gobourg; c'est vrai : inquiet des difficultés
que devait rencontrer cette dernière candidature, il se tourna vers le second fils
de don François. Si cette combinaison eût réussi, il eût été le maître de la situa-
tion, et nous aurions pu le voir, six semaines après, marier Léopold de Goboui^
à l'infante doua Luisa. Ici la finesse de lord Palmersten fut déjouée par la viva-
cité de la reine Christine. Cette princesse ne pouvait accepter don Enrique, chef
avoué des progressistes; elle lui substitua son frère, et offrit à l'ambassadeur
de France la main de l'infante pour M. le duc de Montpensier, en y mettant pour
condition que les deux mariages se feraient en même temps. M. Guizot nous a
appris à la tribune de la chambre des pairs que M. le comte Bresson, dans l'en-
gagement qu'il avait signé le 28 août avec M. Isturitz, n'avait consenti à cette
condition de simultanéité que sous la réserve de ces mots : « Autant que faire
se pourra, i» L'habile diplomate maintenait autant qu'il était en lui la liberté de
son gouvernement. Le C septembre, M. Guizot annonçait à lord Normanby la
conclusion, entre les gouvernemens de France et d'Espagne, des deux mariages
de la reine et de l'infante, et à la question s'ils seraient célébrés en même temps,
il répondit d'une manière négative. Pourquoi? Parce que sur la simultanéité le
gouvernement français n'avait pas encore pris un parti définitif. Cependant le
2 et le 3 arrivèrent des courriers expédiés par M. le comte Bresson, qui repré-
sentait la situation pleine de périb en cas d'hésitation et de nouveaux délais.
Des insurrections pouvaient éclater. Au lieu d'une pacification générale, l'Es-
pagne allait peutnètre retomber en pleine guerre civile; si on manquait cette
occasion de tout terminer, on ne la retrouverait plus. Cest alors que le 4 une
dépèche télégraphique autorisa M. le comte Bresson à accorder la simultanéité
des deux mariages. Y a-t-il là, pour le fond et pour la forme, manque de pro-
cédés envers le gouvernement anglais? Pour le fond, nous ne faisions qu'user
de la liberté que par sa conduite nous avait rendue lord Palmerston; et quant
à la forme, le gouvernement français ne pouvait instruire lord Normanby le
l«r septembre d'une résolution qu'il n'a prise que le 4. Quand, le 25 septembre,
lord Normanby se. retrouva en présence de M. Guizot, il lui apportait une pro-
testation en forme de lord Palmerston , et dès-lors la situation respective des
deux gouvernemens était bien changée. Lord Palmerston blâmait hautement les
engagemens contractés le 28 août entre l'Espagne et la France, et il entrepre-
nait de nous y faire renoncer. Dans cette situation, eût-on voulu que notre
gouvernement mit l'ambassadeur britannique dans la confidence de ses inten-
tions, de ses projets? S'il eût eu cette imprudence, s'il ne se fût pas tenu sur ses
gardes, s'il eût continué de jouer cartes sur table avec lord Palmerston comme
avec lord Aberdeen, que de reproches ne mériterait-il pas? Enfin la meilleure
réponse à l'accusation de manque de procédés envers l'Angleterre n'est-elleq[)as
dans ce fait, qui reste évident en dépit de l'opiniâtreté de lord Palmerston à le
méconnaître : c'est que la simultanéité des deux mariages, loin d'être solUcitéo
IBYUB. — CBlbNIQCE. 573
par la France avec une précipitation qui eût pu choquer le gouvernement an-
glaîs, n'a été accordée par die que sur les instances vives, réitérées, et dans
rintérét formel de TEspagne?
(Test donc la volonté de TEspagne qui a prévalu, comme cela était naturel,
dans la question des mariages espagnols, et en même temps la combinaison dé-
sirée par la France, et qui était la plus conforme à ses intérêts, a triomphé. Pour
la première fois depuis i830, la France a seule, et par sa propre influence, ré-
solu au dehors une grande question. Ce résultat est assez considérable pour mé-
riter Fapprobation de tous ceux qui ont à cœur raffermissement de notre au-
torité morale en Europe. Tel est le sentiment qu*a hautement manifesté la
chambre des pairs, soit dans le sein de la commission de Fadresse, soit dans les
débats de la tribune. Les hommes politiques les plus éminens, appartenant aux
nuances diverses de rassemblée, se sont réunis dans la commune pensée d'ap-
porter en nne semblable occasion leur concours au gouvernement. Cest ce qu'a
fait avec autant de noblesse que de franchise M. le comte Mole, qui présidait
la tommissipn : deux autres ministres du 45 avril, M. Barlhe, qui était rappor-
teur, et M. le comte de Montalivet, ont donné la même adhésion à la politique
suivie dans les affaires d'Espagne. Aussi M. le ministre des affaires étrangères a
pu se féliciter justement d'avoir l'appui non-seulement de ses amis, mais d'hommes
qu'il s'honorerait d'appeler ses amis, et qu'il était heureux de ne pas rencontrer
comme adversaires en cette circonstance. M. le duc de Noailles, qui «vait sa,
part dans cette courtoise allusion, s'est montré plein de sens et de loyauté en ap-
prouvant une politique où il retrouvait les traditions et la pensée constante de
la maison de Bourbon. Il n'a pas caché ses préférences pour le fils de don Car-
los; il eût mieux aimé que la reine Isabelle eût donné sa main au comte de Mon-
temolin. Toutefois, en présence d'un résultat qui maintient la couronne d'Es-
pagne dans la lignée de Philippe V, il n'a pas hésité à louer une solution conforme
aux principes séculaires de la politique française. Exemple utile et rare à op-
poser aux injustices de l'esprit de parti.
On a beaucoup parlé, trop parlé du traité d'Utrecht depuis cinq mois, et per-
sonne, il faut l'espérer, ne sera tenté d'y revenir après le discours de M. le duc
de Broglie, qui a épuisé la démonstration. Le véritable esprit du traité, le but
qu'il a atteint, le sens légitime des renonciations qui l'accompagnent, les con-
séquences raisonnables de ces renonciations, celles qu'il serait absurde d'en vou-
loir tirer, tout cela a été établi par M. de Broglie avec cette supériorité qu'il porte
d'ordinaire dans les grandes questions internationales. Eh lui succédant à la tri-
bune, M. le miniàtre des affaires étrangères a considéré cette question comme
toutpà-fait vidée, et il a porté sur d'autres points la puissance de sa parole.
Comme il l'a dit, il n'avait à combattre personne; il avait à exposer au pays,
à FEurope, à l'Angleterre, cette grande question qui remonte à 4842. Cette
vaste exposition a prouvé que, depuis cinq ans, le gouvernement français avait
persévéré dans la même idée, dans les mêmes principes, et que la conclusion do
l'affaire d'Espagne était conforme aux prémisses posées : en un mot, nous avons
fait ce que nous avons annoncé, mais nous n'avons fait que ce que nous avons
dit. N'est'H^ rien que de pouvoir, dans Une négociation épineuse, s'honorer de
cette persévérance et d'une semblable modération? Aussi, quand le dénoûment
a été connu, les trois puissances qui étaient restées étrangères aux afTaires d'Es^
Tomc xvn. 38
874 RBVm HfrDBOX Mom».
pagne ont lùealémoigiiÀ, (Mir^k réseirede.tottrBtt^
cua grief à éleyer contse la France, , oàn elles eMinaiasaieDi d<ayanee^ par noi
commuoicaUoos spontanées, le but que s'était assignénolvefpeiiliqiies
Il est une obligation à.la^pleUea^iolUPd'htti. en. Bui^peaueua^gonf^^
ne saurait échapper, c'est de justifier, lalégitimité de ae&'eatrepriseSfet la mo^
ralité de ses actes. Si puissant* que. Ton soit, on se tcouYe oitéav triJuiiial-de
ropinion^et Ton reconnaltsi bieasa compétenoe^qu'ontsadéfeod appte s'ètue
permis Tarbitratre et la violence. JL est vrai qu'on. sa défiend>maL.Xsute£ois. ces
plaidoiries faibles et sophistiques sont un noavel honunage rendu- à-la nukr
jesté de la conscience publique. La France a- eu sonyentrhenAeund'ètxe^roiv*
gane de cette conscience générale, de TËurope, et elle ne^ parait pas dispesée
aigpurd'hui à renoncer à ce rôle.. Non» trouvons dans le proiet d'adresse ok
roi, présenté p^ la commission de la chambre des députés, l'expression ferme
et sévère d'un biàme mérité sur l'incorporation de la république de .Cracevie
à. l'empire d'Autriche. On ne pouvait concevoir de doute sur. Tappinobation que
la majorité donnerait au mariage de M. le duc de Montpensier, nuy&on ig|io-«
rait le degré d'énergie qu'elle voudrait donner aux sentimens que la spoUatioa
de Cracovie lui inspirerait. La miyorité a consigné sa pensée dans le. prqjet
d'adresse sans hésitation, sans déguisement. ËlLe est restée en-rdeçà de l'exagé-
ration et de la forfanterie, mais elle est allée jusqu'aux dernières limites /d'<une
Ihinchise grave et digne. Les traités ont été violés,>la majorité le oonàtateet
proteste contre cette violation, dans laquelle elle voit une nouvelle atteinte à
l'antique nationalité polonaise. La majorité déclare vouloir deux choses, le. re»*
pect de l'indépendance des états et le maintien des engagemeus. Ces deux point»
sont fondamentaux pour le repos et l'équilibre de l'Europe. LaFrance fait preuve
de modération, et donne un nouveau gage de son amour de la paix, quand eUe^
réclame le maintien des engagemens, car elle aurait le droit de considérer «comma
onéreuses pour elle plusieurs des transactions politiques conclues depuis trente
ans; mais, en même temps, elle élève la voix pour reclamer Tindépendance des
états. Sur ce dernier point, elle estûdele h, la. politique qu'elle a proclamée dès les
premiers momens de 1830. Point d'empiétement sur la liberté des états, point
d'mtervention arbitraire dans leurs affaires ; tels sont les principes que soutenait
avec fermeté le gouvernement de 1830 au moment où il repoussait les fausses
doctrines de la propagande révolutionnaire.
Rappeler ces principes était, pour nous servir d'une expression de l'adresse, un
impérieux devoir dont la chambre a voulu pleinement partager l'accomplisse^
ment avec la couronne, et la France se trouve ainsi opposer avec franchise ses.
doctrines à celles des puissances absolutistes. Jamais ce contraste n'aura paru>
plus vif, plus saillant, et il est l'inévitable résultat de la force des choses, il faut
bien se pénétrer de ce que la situation a de sérieux , et, jusqu'à un certain point»
de nouveau. A la solennité du coup d'état qui en pleine paix a frappé Cracovie,,
la France oppose un blâme non moins solennel : la réprobation n'est pas moins>
éclatante que l'attentat. Les trois puissances ont pu accabler une petite repu-*
blique sans défense, mais elles n étouileront pas les réclamations retentissantes^
qui partiront de la tribune irançaise en faveur du droit opprimé. Ces réckm»r
tions seront comme le résumé de toutes les plaintes, de t^us,les i^ieCâ,de toutes,
les appréhensions, q^ijie nou^ avons signalés sur tous les points d*i ilu\jSi)j^ 4ju.
BBVUB. — JCHBOIHQinL ffK
Iti^lie, dans les proTînces daniibiesiios, et^doftt qoqs TetarwioM no newhâ écho
daos la protestation tnattendbiedla m'de<fiiiàde.«C'e8iiqu*.en molBnl«iir un point
les droiteittoquis^ ob alaram, lon^éimnle Ions les ^antns. CTasteette wHbïe 'cmne
des droits acquis, ce respectable patronage que la majorité aevlMe votHofran-
jwfd'bni tprendie «n imains. ^on propre nMéièt M cotnaéiUe >eelfte fénéreshé.
Autant lia Ftante adii,>en*f8t0^ décliner trat^HHitMt, lovle soUënrHé «recles
mauy MMBipaasiong dela^déroagogiepaiteirt eà dle^édatafent^antamt elle doitau-
jattBd%nîvmtin«enir,défendro)e8g«ranties0tle drapeau de la^instiee, du droit et
d6SiprMicîpea«onslitulionnels.:en agfîsaantaîMt, ellene iBra<pas de^ropa^nde;
eHe «leiceia ^une^ flMgistratore. ^Le parti ooMewateor oomprend, et nousTen
lUlieiiMM, q«Vn taison^nième de ses antécédens 41 'pent et doit 'protester sans
équmiqae -tonlve rabsôlotisme européen. Quand 'on aeembatlu ranarchie, on
arquante ^ponr eondamner farbitraire. 11 appartient donc à 4a «ajorité conser-
Tatriee,'a« n«Hiea de la f^vHé desctrconstenees, de «^affirmer elle-tnénie aTec
décîsîai^^fliesoR. La commission de Tadresse^t son halyile rapporteur, M.'Vitet»
ont caractértsé Ja politique qui convient auxintéMs moraux ^ tnatériéls de la
Ppanee-dans'des fermes auxquels il serait difficile de ne pas^acHiérer. H ^agit
maintenant d^y conformer la pratique des affaires tant au dehors qifaii dedans.
'9a^He sera PattHude de l'oppositionf 11 n'a-jamais été dans nos habitudes de
lecueHVirsct de commenter tous les •bruits qui , à Tourerture de chaque session,
se répandent sur l'attitude que prendra tel homme, td parti , qui certes ont bien
le droit dem'ètre juf^s que sur des actes accomplis, ffoos dirons seulement que
tente mantfestatfon qui aurait pour résultat d'affaifWîr Tautorité -morale de l'op-
posflîon serait à nos yeux chose fâcheuse. Si dans les conditions -théoriques du
Htécamsme constitutionnel l'opposition est un élément nécessaire, en fait et dans
les •circonstances où nous sommes, son action est indispensable. Kous avons vu
avec regret qu'elle ne fftt pas représentée dans la commission deTadresse. Quand
le ymvemement n'a pas en face de hii une opposition active et pouvant influen-
cer l'opinion, il est disposé à moins veiller sur lui-même. L'union de ses mem-
bres et f e choix des questions sur lesquelles elle doit diriger sa critique, telles
8ont,*pouf Topposition, les deux conditions principales sinon de son triomphe,
dnia<$îns de son crédit. Nous désirerions que «ur ces deux points il ne se fit
rien d'inhabile au«ein dcTopposition. IPour ne parier que des choses, des ques-
tions, nous signalerons un écueil contre lequel nous ne voudrions pas voir se
heurter desliommes éminens : c'est la tentation de trouver partout des fautes à
sesadversatires. 11 y a sans doute pour le talent, quand il est extrême, des res-
sources infinies. Nous concevons qifon puisse faire du coup d'état de Cracovie
an pohit d'attaque contre le cabinet, et lui reprocher d'avoir compromis l'al-
Kance anglaise au moment où cHe allait lui devenir nécessaire contre les trois
puissances <iu continent. Si l'accusation est portée, nous pèserons les réponses
qui <ai seronttfaHes; mais déjà il en est une dont on ne peut nier la gravité, c'est
Passentiinent général du «pays à ht conclusion des affaires d'Espagne, ta France
a vu avec safisfieicfion que cette fois son geuvernement, dans les relations et les
déiMKts diplomatiques arec TAngleterre, n'avait pas eu le dessous. Il y a là un
setfftHnent' national dont il faut tenir compte. L'oppostHion laissera-t-èfle à la
majorilé V^hoBiieur d'exprimer sur ce point la pensée du pays? A notre sens, si
dlle était fcîen inspivée, elle «^MaMieraît, tant au^-sujet^gmariagcs espagnols
576 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à propos de GracoTie, à reproduire cette unanimité dont, pour la question
du droit de visite, la chambre, il y a quelques années, donna le patriotique spec-
tacle : acoM'd imposant par lequel tout le monde grandissait, opposition, gou-
vernement, majorité.
En dehors de la sphère parlementaire, la situation intérieure est pour tous le
sujet des préoccupations les plus grades. Ces préoccupations ne sont pas poli-
tiques^ Elles n'ont pour objet ni la réforme parlementaire ni la réforme élec-
torale. Le publiciste éminent qui vient de traiter ces questions, M. Duvergier de
Hauranne, reconnaît que, pour publier son travail, il eût pu attendre des cir^
constances plus opportunes. En effet, les esprits sont occupés ailleurs. Au reste»
lorsque ces questions reviendront à Tordre du jour, le livre remarquable de
M. Duvergier sera nécessairement une des pièces de Finstruction, et nous y avons
retrouvé les qualités connues de l'écrivain , son argumentation claire, spirituelle,
incisive. Toutefois ces qualités ne peuvent dissimuler un défaut de proportion
sensible entre les affirmations contenues dans ce travail et les conclusions. La
peinture que fait M. Duvergier de la corruption politique est effrayante» il semble
que le corps social soit près de tomber en dissolution. Or, à ces maux, quels re-
mèdes indique-t-il? M. Duvergier a trop de sens et de raison pour être le par-
tisan du suffrage universel; il ne ;veut4)as non plus, et sur ce point nous sommes
aussi de son avis, il ne veut pas, pour l'avenir, de l'élection à deux degrés. 11 se
borne à demander qu'on augmente le nombre des députés, en attribuant cette
augmentation aux collèges nombreux, qu'on élève au chiffre de quatre cents
électeurs le minimum nécessaire pour former un collège, et qu'on admette quel-
ques capacités. Ces changemens à la législation électorale peuvent être utiles» et
nous louerons M. Duvergier d'avoir voulu respecter les habitudes établies, les
idées dominantes, les positions faites^ Seulement, quand on arrive à une con-
clusion si modeste, on se demande comment la société sera guérie par de pareils
moyens, si elle est si profondément corrompue. Entre le mal et le remède, n'y
a-t-il pas désharmonie? .
Mais nous ne saurions songer aujourd'hui à suivre l'honorable député dans
ces questions de droit politique qu'il éclaire toujours par de piquantes compa-
raisons tirées de l'histoire d'Angleterre. Nous sommes ramenés à d'autres pen-
sées par le souvenir de ces populations nombreuses qu'ont égarées des craintes
sur leur propre existence. San^ doute ces craintes étaient le résultat de l'igno-
rance, mais aussi elles étaient sincères et jusqu'à un certain poiot respectables.
C'est sur les endroits du territoire dont la fécondité assurait le plus de grains
au marché que les désordres ont éclaté; la circulation et l'exportation des grains
étaient regardées comme de véritables attentats. Dans les parties du royaume,
comme les départemens de l'est, où la production est à peu près en rapport
avec la consommation, l'ordre n'a pas été troublé. Il faut joindre encore à
l'ignorance des populations les passions mauvaises, les penchans pervers qu'on
trouve toujours dans les bas fonds de la société, et qui ne manquent jamais
de remonter à la surface, pour peu que l'orage se déclare. Enfin on doit aussi
faire la part des fausses théories, des enseignemens coupables, qui, on le sait,
])rennent toutes Icc» formes pour pénétrer dans les esprits. La situation est donc
sérieuse, difficile et complexe. On n'a vu se produire sur aucun pomt une de
cx's grandes émeutes dont les instigateurs arborent hautement le drapeau de
UTUB. — CHRONIQUE. 577
Tânarchie, et qui appeUent une répression éclatante. Les désordres ont été par-
tiels, inégaux, amenés par des causes diverses. Un pareil état de choses fait une
loi au gouvernement d'une vigilance continue, pleine de fermeté et de tact. L'i«
gnorance de bonne foi doit être éclairée; Tesprit anarchique qui passe du pillage
à l'assassinat, chAlié sévèrement Le gouvernement a demandé à la chambre un
crédit extraordinaire pour accroître Feffeetif de Tannée dans les divisions terri-
toriales de r intérieur. Cet accroissement doit mettre en activité dix mille hommes
de plus. Est-ce assez? Nous en doutons, si nous songeons à toutes les éventua-
lités qui peuvent se produire au dehors et au dedans. A Tintérieur, la répres-
sion, faute de troupes, n*a pas été aussi rapide, aussi décisive qu'elle devait
l'être. Qui peut répondre que, dans un avenir plus ou moins éloigné, la France
ne devra pas faire quelque manifestation, quelque déploiement de forces? Les
gouvememens n'ont pas de meilleure défense, de meilleure garantie de la paix
<iue la prévision qui prépare pour les momens de crise d'imposantes ressources.
En ne proposant qu'une si faible augmentation dans l'effectif, il est probable
que le ministère s'est préoccupé des intentions d'économie manifestées par la
chambre. La commission de l'adresse a exprimé la ferme résolution de nç lais-
ser introduire aucune dépense nouvelle que ne justifierait pas une évidente né-
cessité. Elle se propose donc aujourd'hui de porter dans les détails du budget un
examen sévère, et de demander un compte exact des résultats obtenus par les
crédits considérables qu'elle a alloués. Pour répondre aux justes exigences du
parlement, M. le ministre de la marine a fait distribuer à la chambre une note
préliminaire qui donne une idée des efforts de la marine pour s'organiser
et se préparer à employer avec fruit les ressources que le pays met à sa dispo-
sition. Sur un point aussi essentiel, l'impatience de la France est naturelle; tou-
tefois il faut songer qu'on ne fait pas des marins comme des soldats, et des
équipages de vaisseaux comme des régimens. 11 faut considérer aussi que ces
préparatifs doivent se faire en même temps qu'on pourvoit à un service courant
de plus en plus actif et compliqué. En effet, au moment de commencer de nom-
breuses constructions nouvelles et de fournir les magasins d'approvisionnemens
considérables, il importait d'organiser fortement dans les ports une comptabilité
de matières dont l'imperfection et l'obscurité excitaient depuis long-temps de
justes réclamations; il fallait aussi distribuer, dans l'administration centrale, la
direction des services de manière à ce que cette comptabilité des matières pût
être l'objet d'une surveillance plus attentive. De pareils préparatifs frappent peu
les yeux, et ne se révèlent que par les résultats qu'on obtient plus tard. C'est ce
qu'explique la note préliminaire. On y voit qu'après ces premières bases jetées,
l'administration de la marine va poursuivre avec ardeur l'achèvement de l'œuvre
que lui impose le vœu du pays, c'est-à-dire le développement de la force active
de la flotte, a Le but final de l'organisation des arsenaux, dit la note, c'est la
flotte active de la France. » Le but est clairement défini; nous espérons que l'ad-
ministration de la marine y marchera avec décision , avec persévérance. Elle
doit se sentir aiguillonnée par la générosité des chambres et par l'espoir que le
pays met dans ses travaux^
Il y a quinze jours, nous signalions l'élévation du taux de l'escompte comme
la seule mesure que dut prendre la Banque de France, si ses craintes la forçaient
à changer quelque chose dans ses opérations. Cette mesure a été prise en effet »
el a déjà fuiNhiit me fèrte avgmuilatimi dans la «terve de la iBaaque. 0e
60 millions, cette lésenre est tflnunilée àtOOmyiioiis, «Ues •esoduptes^ia di ian-
nier ont éié irnoins ferUique laisomne des billets à encaîawr. XAipeaiiDD |)lus
satisfaisante de aetétabliweoHntidait césgir d^une ia9on<teasttile sur le eom-
meroe de Paris. I^ious. ne tCiDytBa^snftaiit ^is c|u?ava«t 4|ueli|ues mois la aitaa-
tien .générale des aiînras «oit beancflup plue (TMsnmnte. JLa 4:oafianoe ne re*
oaHra^ntièremenl ique «devant l'afipanBnae «d'une Jionne récotte et deiani ks
mesures que ^pReadrontiee «hamiwssijpoMr nanir en .aide aux fosi/èwa d^aetion»
des ekemins Âe fer votés 4ans la Bcasion^deniièie.
En attendant, lesvégenside JaBanqne idisoateat toujours, mais n^adoptentrpas
eaeore la coéation de «bilkls de ;280 inuocs et fmème >de HÙO francs. Getserait là
fiourtaDt >une grande facilité tncoidée à to ^ciicalation et Tun des plus «ffieaoes
remèdes à la raieté du sDuménûre. tU samMe màne que 'la Banque detrait étie
conduiteà.adopter<pioinptementoefiavti,ipar suite d'une faut8^a«e<qu'el^ au-
rait commise. En effet, on jiwait repris quelque eonfianœ «dans tsesressawea, à
Kannonee d'un «emprunt de 30 miltions, en lingots, cootiaoté par -elle anec la
banqiie d'Anglelenre, et rembevnable /àKpurtre-^iQgt-^diK^'Oe&tioaTs, en aea
aooeptations. fist-il Tmi K|ue ieut f espoir qu'on aivatt •dana oette mesnae- serait
venu échouer devant uneimpomttrilité matérielle? Est^il ivai«que la Monnaie de
Paris neeonTertit en espèces que 5 à^OOO^OOO francs f>ar jour, tandis qu'en ^disr
posant des ressonteesque lui 'OflRre laM)neation'de la monnaie d^rettdesrpièacs-
divisionnaires, il Un eerait aisé de «porter k -plus d'Ara million letctuttreide aa
fabrication quotidienne? A ^500,000 <ipancB par jour, il fanera «deux» maie ipeur
avoir rendu liquides les 80 mettons de Teraprunt; si on y ajoute les d^is du
transport, les jours4lernen travail, on arrive facilement au terme4e>qual«e^nngt-
dix jours, dont il ejM joste de éprendre la moyenne, soit 'quaMmteHÂnqi jeois.
Cette conversion de livgots en numéraire ne pourrait 'donc pas 'aogmetfler de
beaucoup la circulation. En réalité, l'emprunt aurait aroenédu nrnnéraipesur la
place pendant six semaines^seulement, et la'monnaicn'en 'aarait-peurainsi dira
été battue que pour flaire latprevision «du pmment de 4a (Banque^ Gela asra été^
d^une part, un palliatif au lieu d^un remède efficace; ^e Pautre, une mauvaise
opération pour la Banque,'qui aura à supporte? des >fMs de transport et^deconn
mission. iLes bruits qui ont circulé àce sujet, ceux qu'on ^a fait oonrir sur une
décision des banques d'Angleterre, qui seraient résolues à élever le taux delonr
escompte pgur arrêter l'exportation de leur argent -snr le continent, ont (amené
les plus brusques variations à la ^Bourse : les spéculateurs à la ^baiRse prècbent
plus que jamais la nécessité d'un emprunt. Cependant nous >tte sachions pas
qu^nn empruntât urgent, et'nens'crayonsqn'ttne'Simple'émisiion^ebons du
tréaor à 4in taux pkis élevé feraM affluer beaucoup d'argent, car, e^ily^i encore
desipreneav»à12 etilemi pour'les^sponsàsix mois*età d^pour^fOOpour ceuxàun
an, il est borsde doute que^e'noDibFeusBB^mandes'aufaient lieutponrksbons
à 3ietdemi pour tOO, et mèaM44 pour 400.
De graves préoccupations ^pèsent sur l'Angleterre comme sur la Flranee« Telle
est la situation de l'Irlande, que les mesures proposées ^Mir le gDavemement
pour remédier à des maux si affreux ont ià>peine «été idiscwtées et n'ont pas
même été eombattues. Bt cependoit, 4e quoi s^agîssait^t? ^mpesar oui ipeuple
anglais des chaiges dont on netp«ut«eiieore'4H6n mesiirer toute l'étendue, don*
ner de noHYeauxdéyeloppemeBs à ces loi» des pauyrea cpii, séît^^à firoporda
TAngleterrev soit à propos de Tlrlande, oot toujours provoqué d'idtenntBables
débats, supprimer sous forme pronsMre les derniers restes de IVuMÎeiiiie légial*^
tion des céréales, suspendre ce fameux acte de oaTÎgatioB.quia fondé :1a graiH
deur maritime de la nation, ébranler enfin, par une atteinte toute nonveUe, les
droits jusqu*alors absolus et inyiolaUes de la propriélé aristeeniliqae, ce sontlà^
certainement, de hardies entreprises, et peut-être auraienWelles^coàté cher aa
cabinet qui les eût risquées en d'autrescirconstances, ËAiesont aujouid^htti passé
sans ob^ade, et c'est Tun des grands momens qu'il fiuidra compter dans rhij»«
toire de cette lente révolution qui change peu. à peu l'ordre soeial ûxé par la
vieille constitution britannique. L'état est investi d'un véritable dioitd'expro^
priation sur les terres sutetituées; c'est un . point qu'il eût faklU' remarquer
plus qu'on ne l'aiait, parce que c'est ua nouveaU' progrès de cette autorité ^é*
nérale et centrale de l'état qui s'élève: insensiblemest, de l'autre e^ du détroit^
au-dessus de toutes les réststances de privilège et de localités. La destinée de
Irlande semble ètie. justement de- ppusser l'Angleterre^ par une invincible né-
cessité, dans ces voies dugouvernemeat et de la^société modernes pour lesquellea
son organisation primitive lui inspirait plus det répugnance que d'attrait.^ L'é«*
mancipation des catholiques n'a^t^e pas été à^une dea causes qui ont 4e plus
aidé à l'accomplissement de la réforme parlementaire^ et le système d'éducatioB
nationale qui fonctionne depuis quinie ans en Irlande n'a^UU pas contriboé
beaucoup à répandre chez les Anglais la notion ivraiment démocratique d'un état
enseignante le dégoûtxhaque jour plus marqué pour l'impuiisanee des associa^»
tions particulières {oolunlary sysfem) en face d'une tâche : si vaste? Qui sait si
un Jour il n'en sera pas de même des abusde la.piopriétév des vices du régime
ecclésiastique? Qui sait par exemple si, quandon aura payé les prêtres ca^Uu>-
liques d!lrlande, comme le veulent tous les hommes sensés des deux (pays, on
n'arrivera pas naturellement à tenir la même conduite vis-4ihvis de ces dissidens
dont le nombre ne cesse de croître en Angleterre? Ëtidors, que. deviendrait l'an*
tiqu& édifice, church and sUitefLa, grande propriété n'est pas sans doute en An-
gleterre ce qu'elle est en Irlande, elle a pour se maintenir sa vraie sagjssse et sa
popularité; elle a, par-dessus tout, l'indispensable contrepoids: de la grande in-^
dustrie, mais qui sait enfin si, dans des coi^nctures moins heureuses, les griefii
encore considérables qu'elle provoque nes'autonseraientpas, pour réclamer, des
procédés auxquels on est obligé de recourir contre les iandiordif irlandais?
11 s'en faut que la pitié de l'Angleterre pour le AM^<i(»i»*^ifltor soit absolument^
bénévole; il n'y a pas là question de sentiment; jamais charité n'a été faite avec
moins d'illusion, parce que jamais indigence n'a été ni moins-reconnaissante ni.
jusqu'ici plus incorrigible. Nous n'entendons point paiier ainsi de ces masses
déshéritées auxquelles ^n ne saurait guère imputer la responsabililé de leur mi-
sère, parce qu'elles ont été trop cruellement sacrifiées pour se relever à elles *
seules; nous parlons de ceux à qui la responsabilité remonte, des^propriétaires'
de tous les rangs qui, sauf d'honorables exceptions^ n'ont januiis voulu s'appli-
quer sérieusement à mettre en valeur les merveilleuses ressources de leur pays.
Ils ont toujours plus ou moins pensé que l'Angleterre était obligée de nourrir
Hriciudc, ui, pai' uu singuiler pau'iotisme, ils • envisageaient cette oMigation
comme une expiation légitime et permanente de tous les maux que Tlriande
580 ,^ REVUE DBS DEUX MONDES.
avait soufferts dans des temps qui ne sont plus. L'Angleterre donnant à manger
au paysan, le paysan payait régulièrement sa rente, et la fortune du landlord
se trouvait ainsi mieux servie et plus sûre dan§ les mauvaise^ années que dans
les bonnes. La détresse de tout un peuple devenait donc un bénéfice pour son
aristocratie. Aussi , qu'ont demandé les chefs des partis irlandais, M. S. O'Brien
comme M. CGonneÛ? Toujours la même chose : que l'Angleterre achetât des
denrées à son compte au prix actuel des marchés du monde, et vint elle-même
les revendre à bas prix dans tous les villages d'Irlande. Cependant le gouverne-
ment ne pouvait, comme Ta fort bien dit lord John Russeli, substituer son action
absorbante aux transactions de l'industrie privée; c'eût été hausser tous les prix,
généraliser et perpétuer la disette, sous prétexte d'y parer en un lieu et dans un
temps donné. Le gouvernement s'est donc vu réduit à chercher des travaux dont
le salaire, quel qu'il fût, fit du moins vivre cette foule à laquelle il ne pouvait
ni ne devait lui-même ouvrir directement des greniers. Il a obtenu du pariement
des sommes considérables pour être employées en grandes constructions, routes,
canaux, etc. C'était un débouché nouveau qu'il préparait à tous ceux auxquels
les exploitations particulières ne pourraient fournir des moyens d'existence, à
tous ces misérables qui , n'étant point occupés au service des propriétaires ou
des fermiers les plus riches, vivaient, dans les années ordinaires, des fruits, cette
fois anéantis, du coin de terre qu'ils sous- louaient. Qu'est-il arrivé? Les proprié-
taires, au lieu de multiplier les travaux dans leurs domaines, se sont croisé les
bras, comme si le gouvernement avait pris la charge de leurs ouvriers, et la
population s'est jetée sur les travaux du gouvernement avec une affluence qui
a rendu tout aussitôt le système insuffisant.
Le lord lieutenant voulut détourner cette masse d'affamés qui encombrait les
ateliers publics. Il en appela au plus clair intérêt des iandiords; il convertit les
avances du trésor en encouragemens pour l'amélioration des domaines particu-
liers, au lieu de les réserver uniquement pour les ouvrages d'utilité générale dont
le rapport n'était ni aussi immédiat, ni aussi fécond. Les landlords ont enfin re-
connu tout le parti qu'ils pouvaient tirer de ces prêts que le gouvernement an-
glais leur avait toujours offerts, soit pour défricher, soit pour dessécher les vastes
terrains que leur incapacité laissait improductifs. Us ont montré dans ces der-
niers temps beaucoup d'empressement à demander les secours qui doivent leur
permettre de relever la culture en Irlande, et de procurer ainsi une base plus
large à l'alimentation publique. Les personnages les plus éminens du pays, des
hommes de toutes les opinions et de toutes les croyances, ont formé un parti
irlandais qui semble abandonner les chimères politiques pour satisfaire aux né-
cessités plus urgentes et peut-être là plus morales de l'ordre matériel. Cepen-
dant les paysans continuent leurs achats d'armes, et la jeune Irlande se montre
plus violente que jamais dans ses assemblées. « Ce matin, disait dernièrement
un orateur de parti dans un meeting monstre tenu à Dublin, ce matin il y a
eu réception au château; des courtisans sont allés adresser leurs hommages au
représentant du royalisme (hyeUty). Nous sommes ici ce soir pour prêter ser^
ment à la liberté. Que les Anglais votent les millions qu'ils voudront pour faire
face à la détresse dont la charge doit peser sur eux, nous persisterons toujours
à réclamer le rappel : on ne peut accepter d'eux \c% places qu'ils offrent et rester
repealer. . • S'il vous vient sur les hvêtings un pai . i ^n de lord John Russeli, aUes
RBVUB. — CHRONIQUE. 581
à sa rencontre en prenant pour drapeau le linceul (f un paysan mort de faim. »
Cest animé du même esprit qu^un jury d'enquête, récemment assemblé pour
constater la cause du décès d'une de ces malheureuses Ticttmes, accusait solen*
nellement d'homicide le chef du cabinet anglais.
Telles sont les circonstances au milieu desquelles lord John Russell a exposé
les mesures qu'il croyait les plus propres à réparer tant de maux, mesures tran*
sitoires, mesures permanentes. Quant aux premières, la suspension des droits
sur les céréales aura certainement un effet immédiat, quoique lord John Russell
n'ait pas semblé lui-même en attendre beaucoup. Dans un moment de disette
presque générale, une différence dans le prix offert, si minime soit-elle, suffît pour
détourner d'un point sur l'autre des denrées demandées partout avec la même in-
sistance. L'acte de navigation était un obstacle plus évident encore à l'approvi-
sionnement en grand des marchés anglais : on sait que cet acte interdit aux
étrangers d'importer en Angleterre toute marchandise qui n'est pas un produit
direct de leur sol ou de leur industrie; c'est le fondement sur lequel CromweU
établit la puissance britannique. Or, sous l'empire de cette prohibition, le fret
était monté de 60 ou 70 pour 100 dans les ports de la mer Noire; il avait doublé
dans les ports d'Amérique. Comment en eut-il été autrement, quand, de ces
deux régions devenues les greniers presque exclusifs de l'Europe, il ne pouvait
rien arriver en Angleterre, si ce n'est sous le pavijilon même des deux nations qui
les occupent? La libre pratique étant maintenant accordée à tous les pavillons»
les profits de la commission multiplieront à coup sûr le nombre des charge-
mens, et appelleront une concurrence qui fera baisser le fret.
Les mesures permanentes adoptées par lord John Russell présentent tout d*a*
bord un double caractère; elles offrent un large appui aux propriétaires désireux
d'améliorer leur fortune en améliorant à la fois la fortune publique, et elles ré^
servent cependant une action efficace au gouvernement contre ceux qui, ne
remplissant par leurs promesses, se déroberaient aux devoirs nouveaux de la
propriété. La première chose à faire, c'était de leur laisser les instrumens de tra-
vail, l'argent et les bras. En vue de ce résultat,, le gouvernement les décharge
d'une moitié des sommes qu'il avait avancées pour l'exécution des ouvrages d'u-
tilité publique, et il s'engage à délivrer aux paysans des ressources en nature
sans les astreindre à ces ouvrages qui les écarteraient de la culture des champs.
11 introduit même dans la loi des pauvres la faculté du secours à domicile, jus-
qu'alors interdit en Irlande, et il permet ainsi dans certains cas à l'indigent de
rester encore utile en vivant hors du tvorkhouse. D'autre part , le gouverne-
ment facilite des emprunts réguliers aux propriétaires, à la seule condition qu'ils
en emploieront l'argent soit à acheter des semailles, soit à mettre leurs biens, en
valeur. Voilà les services rendus à l'aristocratie irlandaise, voici maintenant les
garanties que l'on se ménage contre elle. Les propriétaires qui ne pourront
rembourser ces avances ainsi faites seront autorisés à vendre tout ce qu'il fau-
dra de leurs domaines pour liquider leurs dettes. S'ils laissent passer sans s'ac-
quitter deux termes de suite, le gouvernement, lui-même pourra vendre en leur
nom et malgré eux. Enfin, si des terrains vagues restent uç certain xiombred'^o^
nées sans produire plus de 2 shillings G^df^i^ier^p^r ac^„legouyçrqe|aieii9t,aura
droiVde ç'ei^ emparer mpyennant im^Çj^, ^t dé(ric|if|^r^, des^éç^era Ij^i-fi^êffie,
ou louera par pe^^ Ipts. Lftrd^ohA. ïl^ss^^ .aei,^,(^e,pas.4e,y,^u;9Jr,^^^^^
en Irlande cette classe de petits propriétaires qui disparaît peu à peu du sol an-
MB RSTCB BBS mnjx «eiiB».
glais; lapetfte^ropwété liii^seiitMe*là'lefleill rensfède anmaorqu'aproduits'hi
gnmde.
Ceii?6Ét>p» ici leiBotrp'â^il isolé d^n homme id'^état, c'est le Tœugéiiéntt^
ropinion anglaise. S'ilyadifisideneedanslapresae, cen'est ni surrà-propos,!!!
siir la jiistieede'ces'kiûd*ex|iropriation/c>st sur rimntnensité d^ débonrsÎÉs que
la misère de Flrlande ebâteau tréMr ries iiii8,'et'noii8 partageons leur-aris, son*
tiennent tfue ces débmirsés-dorrentrapporter on intérêt suffisant à l^àn^eterre en
eréanterffin des eapttatrr sérieux et une direction ititeBigente dans uv pays dont
la rfchessenepentmanqner d'être uneTicfaesseanj^hûse; les aijrtres,7i^
à partager les rancunes^ifmpiiknres, plus irrités contre la longue inertie-despro*
priéfàires irlandais, souhaitent 'Men sans doute que i*état se mette àleur f^laœ,
mais ils Tondraient peut-être la dépossession encore plus complète, ils la^ou-
draierft surtout moins onéreuse; rien n^estplus piquant que certaine sortie du
Tfmfsfh cet endroit-là : «Xlriande^va maintenant anroir son cfaapitreau budget,
comme 1* armée, comme la mariné! 'Les Celtes seront cette nation de genUemen
qu^îls veulent être, et les Saxons toniberont au rang qui leurcomrient, artisans,
bout iauiers et manœuvres. Est-ce qu'un Anglais est néponr autre chose que pour
travaniei*? et un Irlandais eâMl au monde pour autres que pour rester assis
à la porte de sa cabane, lire les discours tl'O'Connell et injurier les "Anglais
L'Anglais fiera tout ce qii'on votfdra^pourvu qu'au bout il aperfoive un but-Toilà
comment les propositions de 'lord Ji^hn Russéll otit été accueillies avec de si
unanimes transports. Sir "Robert IngHs, la chère ame, imaginatt bientpiekp»
chose comme un but secret, quand il s'agissait de donner lant d'argent. Il refait
une Iriande conveiiie en un vaste cctllége de pensionnairesiiuiv nourris par les
aunf Anes britanniques, maugefaieift, boiraient, dormiraient, -prieraient et se
laveraient en bons chrétiens. Tïufùis ffutonfa/ « 'Ce U'est pas là seulement de
Tktnnoffr, de Tesprit en Tàir, c'est tout un cdté de la vérité dans la situation ac-
tuelle deTAnglèterre par rapport à llriande; c'est le vieil esprit anglais criti^
quaut ou approuvait à sa manière ce qu'eisaie avec tant de forée et démodé^
ration l'esprit nouveau qui^gouveme.
H y a trbis mois, Taimolice d'une nouvelle substance exfllosive, appelée corn-
munémeUt cùton-pnuthe, venait l peine d'éveiller l'attention des chimistes.
L'appi^ciafion équitable et sérieuse de cette découverte, d'abord envelo|^ de
mystère,' puis aecuéfllie par d'amères critiques, est aujourd'hui devenue pos-
sible, et,en essayant cette appréciittion , uous avons à nous téliéiter de n'avoir
pas voulu nous associer dès l'dligtine aux oppositions peu motivées parfois qu'a
soulevées une invention i|ui, certes, ne manque pas d'importance ni d'utilité.
*La tranSfonnation du coton ordinaire ^n une matière e^^kisive atait à peine
été annoncée par *tf.'SdiQeiibéLn, que ikuis presque tous les laboratoires on a
dierché le nrade denprépaiiaion que le ^chimiste aUeraand là'cst toujou^ plu à
■our laisKT ignoier. GitceàiBSitMBenBeS) la décoofVBrte est devoniie tançaise,
OrlL^eMikëm a dédaié^peffon praééifé ni^ttl ipas câai
▼oir lepiBBii6reii?FmiM j^réseolé leîOotoPHpmidBg amn soflMto» amiaoteg. Hliît
j«iiiBaBiil8niMitiipfè»latpi«mièi»«wiMiaMle^^ l^ifty
iLdéposaitÀtCÀoidéiBieides atienoosr hq naqiwlkeaaheté nnfefiBaaàle mode d»
{NnpaittiQfi éofit iàamià fiât . uaiggi. GaywdMrti<if>> wettes siurlapeéparation
diicnloatiimiërer^aiaBfc puJitiées en^ AUfliagne pwylBfc 0tte,,d6:ftniiiBmck,
pur le: doctaur KnaMIv prépanÉaur mk labaratMerda ynnjwofwté. derLeipsig;, et
par ledocteoff Iky^^^Bambo^g^ allas» fiB«Bi^lw»ées»àiia»aaaBaiflMiice des 6hi«>
iiii0lBafipaiiçaia«la^2â'OCtobi<B pac l^igpBa >datM4B«BMK,;a^dafl»]a mémeaéaiioe^
MMk Palonaa;, Pioberti ai lÊmrka doaaaiani Jaa% rénUiata; da/lemrarealieiaGheSfi le
psmiaDea w^^petomlla papiea inflammahAa/ipi^iè amt^ préparé: huit aos aupa»
ravaoty leaaaaandaan»eamK>aaBtiea eMaia4aoléa»paa etii^ Bnlgféle yagae dsaraa**
aaigoeBaenaoblamiajpgqa'aioia.Pèalea>pwBiièieacftin^
bain. M» geiamganail^ àia mérité, appaliàUattasUaB aur daa réauUata anterieuca
qjai pa»itocMfi4 aa napprociieir de oaus (|i^awi obtcmia le chimiste allemande
GTesft ea raieoBBant dans Chypothèseipa la^ peadre^oirtan. n'était aatre. chosa
qu'une :Sub8UmceidécQiHreflta en i^a^paclL BBaaonnot^xiaJiancy, que ie^savant
aeadéaiioieB ».cbefQhé 1& peéparalien^ du caloarpoudfa..Ea conséquence^ il a
imprégné d'aaiitet mitrique (qu'on appeUet^uigairameBt eau-^érie) diveiseasul»^
lances vcgétatosc la papi^^ le ooioa et. lechamoe* Dès-iors, IskxytioUiine (c'est
la nom donné à l&subiAanca duofaimiote^de fkaeyy fut regardée comme Laaulà^
atance eitplesifa pu? eacelleace^ en* raison, surtout de l'iaoeaaive combustibilité
dont elle est doaéei. ML Pefcauœ anait dtjà constaté qua las^substaaces végétales»
aprèaavoiv été^saumiaes^à l'aetion de i'aoide niinquef. prenaient feu à une tem«-
pérature qui nlèst pas^trèa éleTée (à< la^ température de iâû degrés),, brûlaient
presque San» résidui et. avsc:une grande énergie; .maia»U n'avait point songéi
aorame M. Ssboesahânv à les substituer dans^ les* aunas- à la ^.audœ à canon.
Biemtèt une noiiveUec anafyse.lecoaduiflit ài popsor guérie coton-poudre a'était
paBvideaiiqaeairec:la.xyloïdiBe.de Aie Braaonaot. L'étade attentive et comparée
de ces sut^tances a prouvé en effet qu'elles ont des propriétés differenteSé Aum
les chimistes m'ontHlspas^tardérà désigpaa par un nouL nouveau (celui de /ly-
fau:^<fie ) le nauveau composé explosi£<dont. nous* parlons.
Le mode de préparation du ooton-^andra est toèa simple;, on. peut se le pro«*
curer de difiérentes manières. Siûvaat M» Otto,,iliSuffitude laisser baigner pen*-
dant quelque» mioufteauneâubstanca végétale danalleaurforteconcentree. Après
l'avoir retirée, on la Uupeimmédiatemantwà.gniide eauiet. l'on fiait dessécher, le
produite U vaâifemiauK cependant employer ui^mélanggjdedeuxagidas: (pitriqpia
et aut&mque)iquta9Bt.trè»comQUiaai^,et dooàen^iutua oontinueL usage dans
dhrersarta^ La prodnit.estd'autasttniatllaue,.qi)elfia>deuK liquides amplo^^ssoet
pluB^ purs; ausais n'estai pasi indifienant.qii'tils eoient; préatablement dépouillée
é'iii^OQrps<qpiiafiaiblit iftt puiosaBoedela nouiretta pouéve ^iesichimiatea ledé-
aignenti squs^le nomi<toaieteA|rpo«affitfffii^^eti gin sa>trûu»e.seu¥aftt.melèau«
deux premiers. Pour préparer le papier^poudre, on emploie de préféranca) m
papier aaM& gpnnd) etLUBt;patt>épaiB^<pigen> nppailatyg|rfprf iitftiérti^i On doit
plongarieft fauâlaamtie) àtunecli tm <— ■aainrui^ pminqtrfeilasaa ■sn^ffayantyoiui
enaarable; lJn> è»mda.quaiquea>miaMlBataufl^l..baSi:lKiia^opéfttHana piineipaiea
qu^iifiHtteSBotiieriiauramrone taonnaiaofastaaiBeiBfpiasiveamitg IHHMnartwwi
daiiaa/'apdB».ieî laarage at^ia/ireaiirtsatinn. SuppapBSjfjuadraniBil^deaiiaf^pâteili
581 REVUB'DBS DEUX MONIWS.
commodes et conTemblemecit disposés, et Ton concevra quelle prodigieuse quan-
tité de papier-poudre une personne, même peu expérimentée, pourrait fabri-
quer en peu de temps. Si Ton opère sur le coton, il faut prendre le coton tra-
vaillé de préférence au coton brut; car, dans Tétat naturel du coton, chaque
brin, chaque poil est revêtu d'une sorte d'épiderme qui offre un certain ob-
stacle à l'action de Tacide. n faut aussi que la substance qu'on veut rendre
explosive soit entièrement plongée dans cet acide. Le lavage, qui a pour objet
d^enlever Tacide qui resterait adhérent à la substance végétale, doit être renouvelé
à plusieurs reprises avec de Teau pure et ne demande pas de soins particuliers.
La dessiccation, qui doit être complète et qui ne s'obtient qu'à l'aide de cou-
rans d'air chaud, est entourée de dangers. De grandes précautions sont imposées à
Fopérateur, car cette chaleur même qui sert à sécher la substance explosive peut,
dans certaines circonstances, déterminer l'exploâion et produire des accidens
graves. Cest ce qui est déjà arrivé plusieurs fois, même à une température peu
élevée et dans des circonstances qui ne semblaient admettre aucun accident. Noos
ne citerons qu'un seul fait à Tappui de notre assertion. MM. Combes et Flandin
avaient placé une demi-livre de coton-poudre sur une claie au-dessus de detfx
bouches de chaleur d'un poêle; le thermomètre suspendu au milieu de Pair
chauffé ne marquait que 60 à 65'degrés centigrades. Tout à coup une forte explo-
sion se fait entendre : la fenêtre; les portes de la chambre sont brisées; Tune de
ces portes, qui était d'un bois très solide, est arrachée de ses gonds; les meubles,
particulièrement trois corps de bibliothèque adossés à la cloison séparative de la
pièce voisine et opposés au poêle, sont renversés; la cloison même est repoussée
d'une manière notable; enfin trois persormes, qui surveillaient l'opération, ont
été blessées. Pour obvier à de pareils accidens et prévenir de plus grands mal-
heurs, on devrait disposer les appareils à dessiccation de t^Ue façon que la cha-
leur fût unifonhe et au-dessous de la température de l'eau bouillante. Le moyen
le plus favorable pour atteindre ce but serait d'établir des courans de vapeur libre
ou d'eau chaude dans des tubes placés à quelque distance de la nouvelle
poudre.
Le coton ainsi transformé diffère peu du coton ordinaire qui n'a pas subi
l'action chimique de l'eau-forte; il est peut-être plus rude au toudier. Inaltérable
dans l'eau, il pourrait subir sans avaries de longs voyages sur mer. Quand on
l'enflamme, il détonne sans laisser de résidu et sans noircir le papier ordinaire
sur lequel il est placé; le feu ne se communique pas même à la poudre à canon
placée sous lui. La grande légèreté en rend le transport facile. La fabrication de
cette substance est peu dispendieuse 1 240 livres (170 kilogrammes) coûteraient,
à part la main-d'oîuvre^^i? fhincs. La nouvelle poudre, préparée avec le papier
et surtout avec la pâte de papier, serait beaucoup moins coûteuse encore; car
200 Hvres ne s'élèveraient guère qu'eau prix de 97 francs. D'ailleurs, le coton
explosif étant généralement reconnu ciomme produisant trois fois plus d'action
que la poudre k canon, on conçoit quelle économie résulterait de l'emploi de
cette substance.
A tous ces titres^ le coton-poudre devaH être accueilli avec fiiveur. n pourrait
être utilisé dans* les art8,<8iiju8qti'à' {présent diôs inoonténiens manifestes n'en
contrè-balançaient en" partiie les avantages. L'etispibi' de la iftouveNe poudre n'est
peutMèti«e pas méiâe<déuiiédeic6rtaitis4aBfgers :'dc^ mortiers d^preU de fonte
et de fer ont été brisés par des charges assez faibles et ont bl^sé grièvement
REVUE. — CHRONIQUE. 585
les personnes qui assistaient à rexpérience. Gela vient de*oe que^ dans certaines
circonstances du moins, le coton-poudre devient fulminant. Gela tient aussr
et surtout à la trop rapide combustion de cette substance. La poudre ordi-<
naire, on le sait, peut produire des effets analogues, lorsqu'elle a été trop com-
primée. Pour la nouvelle poudre, il faudrait surtout plus de lenteur dans la
combustion. Si la chimie atteint ce perfectionnement, elle aura rendu un grand
service, et Ton pourra, sans avoir autant à redouter le bris des armes, substi-
tuer le coton explosif à la poudre ordinaire. Du reste, M. Piobert ayant démon-
tré qu'en donnant à une masse de poudre la forme d'une sphère, on ralentit
l'inflammation, suivant une certaine loi dépendant du diamètre de la sphère,
M. Séguier est parti de là pour étudier l'influence du rapprochement des fibres
du coton sur la durée de la combustion dans les armes. Il a été constaté que le
coton en tissu brûle moins vite que le coton cardé, et qu'il est, par conséquent,
préférable. D'ailleurs, l'usage en est plus expéditif. Comme le filage mécanique
assigne des poids sensiblement égaux à des longueurs déterminées de fils, on
peut couper des étoffes de coton par portions telles, qu'une certaine quantité de
«es tissus fasse précisément le poids de la charge jugée nécessaire pour le tir.
En préparant à l'avance autant de petits paquets de coton qu'on devrait tirer de
coups, on serait dispensé de peser à chaque instant la matière explosive.
: Ge'qui fait le danger de l'emploi du coton-poudre dans les armes à feu est un
avantage pour l'exploitation des mines. Il faut ici une très grande puissance et
une instantanéité très vive dans l'inflammation du corps qui doit, au lieu de
produire un effet réglé, briser des rochers. Des essais ont été faits dans une car-
rière de calcaire grossier, sur le territoire d'Issy. Le nombre en est encore trop
restreint pour qu'on puisse émettre à cet égard des conclusions certaines; mais
les résultats obtenus sont satisfaisans, et des blocs énormes ont été fendus dans
toute leur épaisseur. .
1 II est d'autres effets avantageux qu'on pourrait tirer de l'emploi du coton-
poudre. De toutes les fabrications, la plus dangereuse, sans aucune espèce de
comparaison , et Tune aussi des plus insalubres, est celle des amorces employées
aujourd'hui pour les armes à feu. On sait qu'il entre une substance mercurielle
(qu'en chimie on appelle le fulminate de mercure) dans les préparations dont
on se sert. 11 serait bien utile de la remplacer par une autre sans dangers pour
les ouvriers. Peutrètre la nouvelle poudre estp-elle destinée à la solution de ce
problème. Les tentatives qui ont été faites reposent sur la propriété qu'a le
coton explosif de détonner sous l'influence d'un choc. Gependant toute la ma-
tière ne brûle pas, quand elle est placée dan» une capsule de cuivre et percutée
dans une arme à piston; la portion qui n'est pas entrée en ignition obstrue la
cheminée, et l'inflammation ne se communique point à la charge. Le soufre, le
charbon , la poudre à canon , comprimés avec le coton fulminant dans des cap-
sules ordinaires, obvient à cet inconvénient en favorisant la combustion de toute
la poudre. Des amorces formées avec un mélange de coton explosif et une
bàble quantité d'un sel appelé XecMoraie de potasse, sont tout aussi vives, tout
^ussi bonnes que celles dont nous nous servons depuis long-temps. D'autres sels
métalliques ont, au contraire, la propriété de.ralentir la combustion du coton-
poudre et de donner à la. flamme des colorations favorables aux effets des feux
de couleur. Nul douté que cette particularité ne soit un jour mise à profit pour
les feux d'artifice. -
M8 RBViB^ nw DBinc Heimn.
Le»piodkMtB de àamminulioii de la^iMmilre-Kxytofi'onV été an&l3f^. Qtid);ueSÀ.
uaft d'ealtie ces prodait» ( prioetpHtèmeaCi la iwpeer d'eau oiSlinaire «piî se dé-
gage ea«graiiide quanllté au mènent det FesipiiNtoD) paraisseiit devoir apporter
qiteiques^ebalaisles à Tempio» généMd eteonelMit de la^ouTelle pendre dans lën
armes à feik, Espéfons que>les^efibiili>des ehimisles parfiendront à neittrattser
ee& fàcheuK DésiiltatSb La déeouveite' de^ lai neavelte poudre diaté à peine de trois
mois, et Y si i-oft songe au» piogrèsv qn?eUe a ftiits dans a v laps de temps' ai
court, on^peut lui prédire de^ gioiieusea^ destinées» Un siôele aprè9 <{ne ta prépa-
ration de la poudee à canon fut connue en Bnrope, elle n'était^ pas arrivée au
degré de perlîselioacpie'le eoton^KHidrB a atteint en queiques-jours^ D'à grandi
si vite qiie plusieurs gouvenwmensvcai'Ottt pns ombrage. Bii BlÉvière^ en Prusse^
en Russie,. la fabnioatà>n> en a été soumise aui lois qui régtaent celle de Ik
poudre onUnaivel' Les gouvememenBi ont sentit le danger de la^ préparation si
rapide, si fiseile d^une s«distaBoe qui' pourmit devenir dangereuse entre les
mains d?un cnoMneh Si è?on«se rappelle, d-'auti^ part, combien, dans les grandes
guerres de la réveâutîMii,. iè était diffîeite d'avoir du salpêtre; si' Ton se sfoovieni
que cette dil^fioulté a^fiaiiii oempromettre alors le succès de nos armes, on ienê
que le coton^poudre est use garantie de- plus donnée aux peuples qui auraient
à résister à une soudaine agression, et 1^ comprendra que c'est là sans osn^
tredit une des> pkis importantes^ ëéseiftveftes dont nons^ soyons redevables êf la
chimie modemoi-
Un mot encore avant de quittett ee s^pà. Le ooton^ndre dë'M. Schoenbeifl
présente-iHi ies^ même» avantages et les mêmes inconvéniens que eehii de»chi«»
mistes français? Si rinventttur allemaud, an lieu de faire un seeiet de sa dé^
couverte, nous airait' eemmuni^ue le modOi de prépassition qofil emploie, on
ne serait point inoertain » anyomdlbui^ sur une qneslion dont Ift solution aui«il
peut-être déjà protité aux intérêts de la science et des arts.
Nous ne pouvons passer soua-siience ulM» autre découverte qui prédcoupei en
^ moment prestmo' tous> les« dùmirgieBS des^ hôpitaux de PaiîB^ et qui a étt
Tobjet de nombiëuses. eummuniealiou» au asin des acadèmes^ des Staences» et
de Médecine. On» sait à q^ieyea^Ssmirea sont oondamne». les nwdbènrewn qpûi
fiappés. d'une maladie^ioeurable, doivent subir des opérations' efainirgicaliis;. H
s'agit de- les> pljongeiidianj^un'somfneili qui, sans^oompromeOre ta vie des mat»
lades, émouBSc la. sensibiHt^^ générale,, et leur épargne ainsii li^ donieup;^ Sv là
science moderoe^atfttiatce but^^l'huoMmite lui devra sanstaucun^douteon grand
Lieni'jôt^Ce n'est» paa>qiie l'idée d'engoufdirl» sensibilité dea maladès«SHtientlèM
rement. œuve*^. Au* xiv^ aiedu,, le» dûnugienS' eurent recours àil-opiàmy matf
remploi, de. ce^ mediesment* psésentaittiop ée dangers^, et ilf falhitiy renonceK»
Atyourd'huii laitsubBtaaoe employée; nia. peint encore amené dlàccid6ni& (Test
Tetbier eu^ vapeur ^nm i'on^ inlJodMit.dans»les poumons avec Taipiqui' les-pénèttie
Pfindaot ia^ffsttfiiationi
Laciion.de^ee>medicamantiettf réeonpmie estdepuHyi(my4ettips connue; Ri
TraU4i^têtt ^laiSÉffeiefii» du saeantdoyai de Ift Faculté' de^medeeine' de Pariàev
foiti4>L.g^fia4taus8fr<q^'UipioiHiquereÉes^lioi^^ tantôt une grande hilarité^
taniôt un proâbad^sonuneiL €rqtti consUtue la deoouverte'dbntnuus^parluns^
c'est d^c i»<nou«eUeiappiieation etlenioded^tntrodbotioii du médicament dans
Aps^u^HMies^ MottaeU^ soimkies redevables à M. iacfcson de Bostbn. A peine ce
fhfil^te AvaitTil lait co^maiape les propriétés des Vapeùii d'^éther qu^ùn dentiste
de laiDème ViHe, M. Jforton, les employa avec 8iieeèa«iiriM' malades tTonfiés
à ses soins. Dès le mois de Bovembre dernier, une lettre sous pli tacheté, dé«
po0ée par M. Ëlie de Beaumont dans les fettreaux de PAeadémie des'^Scienees,
garantissait *à'M. Jackson la prionté de cette découTerte que Ton a connue plus
lard en franee par les |oumaox américains. La nouvelle en a été accueillie
d^abord parai nous arec une sorte dMnerédnUté. Les-premtères tentatires des
chirur^ens français avaient été malheureuses, apparemment à cause de fim-
peyfeclion des Tn8trunMBs;'mais le tèleet Phabiletéde nos fabncans ont'bientdt
aplani les difficultés.
l/appareil se compose d'un flacon large ▼ers tle fond et ^estirié à Tecermr
Péthcr.'Dela partie supérieure partent deux tubes, Fun qui^hnsse pénétrer rahr
dans le flacon, Pautreqùi seiermkieparunepaftieévaséeettwndtÉit la Tapeur
d^éther. Or, deux voieasont ouvertes àrentrée d^ l^air «ans les canaux Tcspira-
toires, la bouche et le nei. 11 suffit de fermerles narines pour que l*air passe
par la bouche, et par conséquent aussi les vapeurs éthérées, si' la^partie évasée
du tube de Finstrument a été appliquée sur les 'lèvres. 'Un ilenlier t^bstacle se
présentait : il fallait imaginerun mécanisme au mojen duquel latvapeur d'éther
pût arriver dans» la bouche pendant Pinspir«tion,-saBsque'rair eitéricury pé-
nétrât; il' fledlait aussi quece mfécanisme, en empêchant lergaz Chassés de la poi*
trincpendant'respirationd'aHer dansPintériaurdulfanon, leurofinrit une issue
au dehors. Cest ee-qtl'on a obtenu-an moyen de deux petites soupapes qui s'é-
lèvent et s^'abaissent alternativement pendant les mouvemens d'inspiration et
d- expiration.
^Dès-que iles chirurgiens des hôpitaux de^Paris ont^eu à'ieur disposition ces
appareils, auxquels cependant de grands iierfectionnemens doivent encore être
apportés,;réffiMurité des inspirations d^anr éthéré a élé reconnue de tous. Au-
jourd'hui les'saccèasont très nombreux; nous ne tfterons que* les plus remar-
quables, n^aquelques' jours, M. le docteur'Laugier'pratiquaîtà Phôpital Beau-
jonnae amputation de la cuisse. 'La jeune fille condamnée à cette mutilation
«fait été préalablement assoupie par l^ther, eUemesentHniIllement le tran-
chant du<eout«au, et,i^rociitfe^Ffni'te 'Aornnie», élle-^'écria avecétonnement :
a^Bsi^ee^queaa'Cuissea été coupée! v%tt quelques tnstansTopération avait été
terminée, en mèmclempaqueceKàit rextâsede la jeunefllle qui $e croyait au
ëktl.préide'lHêu^êtdestmgeê. ^ A Thôpital de hi Charité, un malade portait
une tumeur demalure cancéreuse; M. le prôfiesBeur Velpeau a pu Tettirper et
fiûre k'pansement^MFantque lUvrcsse 'fût dissipée. Btau'boutileqtmtre minutes :
c'Vousavez pris la meilleure méthode, » dit le malheureux revenu à1ui. 11 ^éUiit
juge compélent, car il afait déjà subi denx'fois'la mèmeopération.
La.décmiveflB de M. Jackaon tfest 'pas soiitement 'prééleuse ^urla pratique
médicale; ellorast aussi pour leB'phyiîologislei»clJest>hllusoplms.lf. le profes-
seanGerdy, leprcoiier^a^iudiéiles'phénomènes que détermine'sup Pliommesahi
Ciataodttclion.de la vapeur d^then'^^t^'li^'mème qn^ilatpriBpoursiljet deses
expénsfunSt l»entdifféfent <en eela/d^ua -élève de'maole^vétérinaire if Aifort-qùi
n*a pas craint de blesser avec un instrument tnmdhant'un^ves camarades as^
soupi par les vapeurs d'éther. Pour recevoir dans la poitrine Pair éthéré, on doit
respirer largement. A peine le médicamaat »»li>ilHpénétfé dans les voies aériennes,
qu'il produit dans Parrière-gorge un picotement et bientôt une tOux eonvulsivè
très fatigaole.îll faut une certaine éneigie pour yiûiicre.la gène que causent lés
588
REVLE DES DEUX MONDES.
premières inhalatioDS. Quelques personnes s'agitent et repoussent avec force la
main qui tient appliqué sur leur bouche le pavillon du tube; mais bientôt Tengour-
dissement commence, et les inspirations qui suivent se font avec calme et régu-
larité. L'éther absorbé circule avec le sang, versant à la fois dans les membres
une douce chaleur et un sommeil agréable. Les pieds et la tète d'abord, puis
les jambes et les bras, sont le siège d'un engourdissement très prononcé, qui se
propage du côté du cœur; le corps entier frémit sous l'influence d'un fourmille-
ment, d'un tremblement analogue à celui que communiqué au doigt une cloche
qui résonne. Au bout de quelques instans, la sensibilité générale est éteinte, et
c'est alors que le fer du chirurgien peut diviser les tissus sans causer de douleurs.
Au milieu de cet anéantissement général, les sens veillent encore. La vue n^est
pas sensiblement altérée; les paupières sont pesantes comme au moment où se
fait sentir le besoin du sommeil. L'ouie est quelquefois le siège de bourdonne-
mens, mais les sens du goût et du toucher conservent leur intégrité. Chez quel-
ques-uns, la pensée est nette, l'intelligence libre; d'autres perdent complètement
la conscience d'eux-mêmes, et tombent dans une sorte d'extase. Beaucoup nir
content avoir éprouvé un sentiment de bien-être auquel ils se seraient volontiers
abandonnés pour toiyours; un petit nombre accusent une fatigue dont ils sont
heureux d'être délivrés à leur réveil; mais tous ceux qui ont inspiré l'éther con-
servent un malaise, un embarras général, une migraine qui dure un temps pins
ou moins long. M. le professeur Roux a observé du délire et des hallucinations
immédiatement après l'introduction de l'éther dans l'économie; un malade au-
quel M. Yelpeau enlevait une tumeur rêvait du jeu de billard; un troisième était
sous le poids d'un chagrin profond auquel il avait été récemment en proie. Chez
d'autres personnes enûn, l'ivresse s'est manifestée sous la forme d*une gaieté
folle, accompagnée de longs éclats de rire. Quel que soit l'état dans lequel on se
trouve après l'enivrement par l'éther, les phénomènes physiologiques qui l'ac-
compagnent présentent un caractère bien remarquable. D'abord les sons parais-
sent moins éciatans, puis ils deviennent lointains. Les objets extérieurs semblent
aussi s'éloigner peu à peu. Quand l'ivresse commence à se dissiper^ les sons, les
corps se rapprochent; ils devieni^ent plus nets, plus distincts; l'horizon se des-
sine, et les rapporta naturels avec le monde extérieur sont rétablis. Ce retour à
la vie se fait doucement, sans secousses, et non sans un certain charme.
La perte de la sensibilité générale causée par r inspiration d'un air éthéré est
maintenant un fait acquis, incontestable. 11 est également vrai que l'ivresse qui
en résulte ne présente pas toiyours les mêmes caractères. Gaie ou triste, paisible
ou agitée, elle est probablement en rapport avec le genre de vie, le caractère
des individus. Nous sommes portés à croire qu'une volonté ferme peut neutra-,
User l'action du médicament. La durée de Tassoupissement, les limites jusqu'où
l'on peut le pousser sans danger, sont encore indéterminées. Le nouvel emploi
de l'éther n'a pu être encore assez étudié pour qu'on puisse aiyourd'hui le pré-
senter comme un moyen jqui doit passer dans la pratique générale. Attendons
beaucoup du temps et de l'expérience, car la découverte <le M. Jackson doos pa-
raît devoir être féconde en heureux résultats.
vr C:
I
♦^.
V. DE Mais.
CATALINA DE ERAUSO
I.
En 1592, un honnête hidalgo de Saint-Sébastien, nommé Miguel de
Erauso, vieux militaire qui avait beaucoup d'ènfans et peu de reve-
nus, ^ trouva fort désappointé, un beau matin, quand on lui vint ap-
prendre que le ciel lui avait envoyé, pendant la nuit, une quatrième
fille. Ayant calculé, tout compte fait, qu'il n'aurait jamais de dot à lui
donner, il se décida à confier à Dieu la petite Catalina. En conséquence,
il appela la nourrice, enveloppa Tenfant dans un coin de son manteau
et la porta au couvent dont sa belle-sœur, doiia Ursula, était abbesse.
Pour faire une bonne dominicaine, c'était certes s'y prendre à temps, et
la vocation ne pouvait manquer à cette enfant bercée en quelque sorte
dans le sanctuaire. La vocation fit défaut cependant, et jamais l'édu-
cation du cloître ne forma pareille nonne.
Après avoir été la plus insupportable enfant, Catalina devint la plus
insoumise des novices. A quinze ans , à cet âge où , sur le front des
jeunes filles, la candeur de l'enfance se confond avec la grâce divine
de la femme, elle n'avait, pour ainsi dire, rien de féminin dans le
caractère ni dans le visage. Cette rougeur modeste, cet embarras char-
mant de la jeune fille à qui se révèlent le sentiment de sa beauté et
l'instinct secret de sa puissance , lui manquaient complètement. Elle
était altière et violente; tout devait lui céder, et tant de résolution
étincelait dans son œil noir, que l'on ne savait guère que penser au
couvent de cette étrange novice. On eût dit d'un faucon élevé par mé-
TOME XVII. — i5 FÉVRIER 4847. 39
580 REVUE DES DEUX MONDES.
garde dans un nid de tourterelles. Toutes les saintes recluses ne pre-
naient pas également leur parti du caractère de Catalina. Les religieuses
de son âge , habituées dès Fenfance à sa domination , se soumettaient
en toute occasion et en tremblant à leur compagne, chez laquelle elles
sentaient une volonté supérieure et comme virile; mais toutes les
nonnes n'étaient point des novices. Il y avait au couvent de Saint-
Sébastien el Antiguo plus d'une de ces vieilles recluses âpres et revê-
chos, aigries par le célibat, dont le visage momifié semble une figure
c|^ géométrie i^couverte de parchemin, et dont le type, conservé ^'^bge
en âge, se retrouve encore dans tous les couvens, et même ailleurs.
Dona Incarnacion de Âliri était la plus raide de ces vieilles filles, qui ont
ordinairement en horreur la jeunesse et la beauté; elle détestait Catalina
et avait juré depuis long-temps d'en finir une bonne fois avec l'imper-
tinente novice. Un soir que Ton se rendait au réfectoire, Catalina, en
dépit de toute hiérarchie, passa impudemment devant dona Incarnacion
en la coudoyant; celle-ci la repoussa avec aigreur, et Catalina, ayant
insisté de nouveau, reçut un soufflet retentissant de la plus sèche main
de la Péninsule. Son visage se décomposa subitement et prit une expres-
sion si terrible, que toutes les religieuses épouvantées se serrèrent
autour d'elle, redoutant quelque malheur. Dona Incarnacion se sauva;
elle affirma depuis que, dans cet instant, le regard de la jeune fille,
JiriUant comme un glaive, chargé de haine et de férocité comme cdui
d'une béte sauvage, lui avait révélé en un éclair la destinée sanglant^
de Catalina.
Cet événement changea tout à coupla vie4e la nonne. Quelques heures
plus tard, le 18 mars i607, veille de Saint-JosQpb, comme tout le cou*
vfiot se levait pour aller chanter matines, Catalina entra av6c le&autDeis
religieuses dans la chapelle et s'agenouilla auprès de sa tante. Doôa Vw^
sula, presque aussitôt, lui donna la clé de sa cellule et lui commanda
d'aller chercher son bréviaire. La novice sortit; arrivée dans la ceilute
de Tabbesse, elle ouvrit une armoire et y vit, suspendu à un clou, le
trousseau de toutes les clés du couvent. Une idée traversa son esprit : eUo
laissa la cellule ouverte et revint porter à sa tante la clé et le bréviaina)
mais bientôt, se sentant, disait-elle, indisposée, elledecnanda la permis-
sî(Sn de se retirer; dona Ursula, qui avait toujours eu pour sa mào^
beaucoup dlndulgence, lui dit, en la baisant au front^ d'aller se couh
cher. Catalina ne se lit pas prier; elle quitta la chapelle, courut à is
fieUttle de sa tante, prit ujae lumière et ouvrit l'armoire une seeowi?
Ipis. Elle s'empara d'une paire de ciseaux, d'une aiguille, d'xiapeMw
4e fil et de deux réaux, sur huit qui se trouvaient dans la bourse ^de
i'abbesse. C'était de la discrétion, et depuis elle fut bien ranemeni
f^qssi scrupuleuse. Ces dispositions faites, elle emporta les clés du oeuK
T^t et sortit, fermant toutes les portes à double tour, Jusqu'à iadciv
CATAUNA US mACSO. ^MK
lière. Une fois dans la roe, qu'elle ne connaissait pas, etletfènrréta us<
ÎRttant indéeise. La nuit était calme et senelne, un profbnd silence ré<«
ffEmi dans laTÎlle; Caialina n'entendit que léchant Ibintaîn ei affiaibii'
de 9es compagne». Où ifait*elle? que devenir? de quel côté se dirigeF?
Son hésitation, toutefois, ne hit paa longue. Elle jeta au loin M lampe,
les clés, respira en frémûMant de joie Fàir d& la liberté, et partit an-
galop, en bondissant comme \m poulain échappé.
A peu de distance de la ville, une é{^sse châtaigneraie s'offKt à elle.
Après un instant de réflexion, elle se glissa dans le fourré et se cacha
de son mieux dans les broussailles. Quand le joui" parut, elle se désha^
bîBa et se mit à découdre, à couper, à métamorphoser ses vètemens;
Son jupon de drap bleu fut converti en une paire de hfaut-de-cliausses,
eUe fit d'un cotillon vert un pourpoint et des guêtres. Quant à son
voile, elle le laissa dans le bois avec son scapulaire. Piris^ ayant coupé
ses cheveux convenablement, elle se figura qu'elle pourrait passer par-
tout pour un joli garçon, sortit de sa cachette an milieu de la nuit, et
commença de marcher tout droit devant elle. Le troisième jour, elle
arriva de la sorte, toujours à pied, à Vittoria, qui est à vingt lieues de
Saint-Sébastien. La malheureuse enfant tombait de lassitude; elle n'a-
vait, depuis sa sortie du couvent, mangé rien autre chose que des herbes
ou des baieà sauvages qu'elle arrachait sur sa route et mâchait en
marchant.
CataKna ne connaissait personne à Vittoria, les deux réaux qui com-^
posaient toute sa fortufie ne pouvaient la mener loin. N'osant guèro
entrer dans une auberge, elle acheta un petit pain à un marchand qui
passait, s'assit sur une borne et se prit à réfléchir tout en déjeunant.
La nécessité, dit-on, est mère de l'indostrie, et la faim donne de la mé-
nioine. A force de songer, Catalina vint à se rappeler qu'il devait exister
à' Vittoria un vieux brave homme nommé don Francisco de Cerralta,
professeur de son état et parent éloigné de sa^mère. Elle interpella un
écolier qui gambadait, ses livres sous le bras, et apprit de lui que don
Francisco habitait en effet Vittoria, que sa porte était précisément celle
an coin de laquelle elle venait de s'asseoir. Sans être superstitieuse, Cata**
lina vit dans ce hasard le doigt du destin, et frappa vigoureusement à
la porte du professeur.
Don Francisco, naïf et candide comme un savant qu'il était, accueillit
a^ec bonté cet écolier à Fair mutin, à l'œil intelligent, qui lui fit une
belle hisbire sur le désir qu'il avait de s'instruire et qui lui marmotta
avec assez d'à-propos deux ou trois mots latins appris au couvent. Eût^il
vu centfois sa nièce la religieuse, le vieux professeur ne se serait jamais
avisé de la reconnaître dans ce vagabond à l'accoutrement bizarre, et
il entreprit de s'assurer si l'étoffe d'un grand homme ne se trouvait pa»
dans cet enfant courageux et abandonné. Catalina manifestait dU goût
B99t REYUB DBS DEUX MONDES.
pour le latin, on lui mit un rudiment entre les mains; la voilà déclinant
les substantifs et conjuguant les yerbes. Elle n'en était pas aux irrégt^
liers que Fennui la prit; était-ce donc pour tendre la main à la férule
d'un magister qu'elle avait quitté le couvent? A la vérité, la table était
bonne chez don Francisco, mais ces bouffées d'air tiède qui venaient
soulever les papiers sur sa table de travail étaient imprégnées de je ne
sais quel parfum de liberté qui faisait délirer sa jeune tête. Elle songeait
aux grandes routes, aux beaux arbres qui se balançaient sur la croupe
des montagnes; elle y songea si bien qu'un matin ; don Francisco étant
sorti, elle prit sur sa cheminée une poignée de réaux, se disant que cet
argent après tout ne sortait pas de la famille, et quitta lestement la
maison. Aux portes de la ville, elle trouva un arriero (muletier) qui,
moyennant un douro, la chargea sur une de ses mules. Cet homme fai»
sait route pour Yalladolid; notre écolière y arriva bientôt avec lui.
Le roi était alors à Yalladolid avec toute la cour. Une foule de sol-
dats, de chevaux, de carrosses, encombraient les rues; à la vue de ce
spectacle si nouveau pour elle, Catalina perdit la tète; elle se mit à errer
dans la ville. Une troupe de musiciens exécutait sur la grande place
une marche guerrière; la novice déguisée, saisie d'admiration, se mêla,
pour mieux entendre, à une bande de ces enfans désœuvrés dont la
plus chère occupation, en tout pays, est d'escorter les tambours et les
clairons. Quiconque a voyagé en Espagne sait que les gamins pénin-
sulaires ont souvent d'étranges toilettes; mais le costume de Catalina,
notamment ce pourpoint vert taillé dans un cotillon et cousu au milieu
des bois, dépassait toute mesure en fait d'originalité, et la troupe joyeuse
abandonna bientôt les musiciens pour huer ce compagnon inconnu.
Aux cris les injures succédèrent, et la boue suivit les quolibets. Cata-
lina commença de jouer des pieds et des poings avec autant de pres-
tesse que de vigueur; puis, se voyant serrée de trop près, elle ramassa
des pierres et entama une lutte plus périlleuse. Un des enfans, plus
bardique les autres, voulut la désarmer; il s'en trouva mal, car, frappé
à la tête par un caillou tranchant, il tomba l'œil crevé, la figure en
sang. Ses compagnons prirent la fuite, les passans accoururent, et avec
eux deux alguazils qui apprirent à la délinquante le chemin de la prison.
Les aventures de la novice allaient se terminer très prosaïquement,
si le sort ne fût venu à son aide. Un seigneur de la cour logeait sur la
place, et de sa fenêtre il avait été témoin du combat. Frappé du cou-
rage de Catalina, de sa bonne mine, de son habit singulier, il des-
cendit en toute hâte, courut après les alguazils, leur expliqua l'affaire
en deux mot§, et sur son ordre, la prisonnière fut relâchée. Catalina
suivit son libérateur; tout en examinant son chapeau à plumes, son pour-
point brodé, sa longue rapière, elle réfléchit que ce pouvait bien être
le roi lui-même. C'était seulement don Carlos de Arellano, de l'ordre
CATALINA DE ERAUSO. 593
de Saint-Jacques, riche et galant gentilhomme qui, dès le jour même,
prit à son service Catalina en quahté de page. Le lendemain, se voyant
équipée de la tête aux pieds, vêtue de velours comme un prince, un
poignard doré à la ceinture, la nièce de dona Ursula sentit en eUe
une puissance invincible; elle se crut appelée à de grandes aventures
et entrevit son destin.
Un mois s'était à peine écoulé qu'un événement bizarre vint donner
raison à ces pressentimens. Catalina était un soir de service dans l'an-
tichambre de son nouveau maître avec un autre page, et par bonheur
le jour baissait déjà, quand un vieux militaire se présenta, demandant
à voir don Carlos. Aux premières paroles que proféra cet étranger, Ca-
talina sentit un frisson parcourir tous ses membres : le visiteur, dont
elle avait reconnu la voix, c'était son père, Miguel de Erauso. Le pre-
mier mouvement de Catalina fut de fuir; puis, se ravisant, elle comprit
qu'il fallait payer d'audace. En conséquence, elle répondit avec assu-
cance que don Carlos était chez lui, et qu'elle allait demander si son
bon plaisir était de le recevoir. Quand elle revint avec une réponse af-
firmative, Higuel de Erauso regarda fixement sa fille déguisée; ce coup
d'œil ne confirma pas sans doute ses soupçons, car il monta chez don
Carlos, suivi du page, qui se sentait défaillir malgré son impudence.
Le senor de Areliano parut au haut de l'escalier, et, embrassant cor-
dialement le vieux Miguel, il lui demanda à quoi il devait le plaisir de
le voir. Le vétéran raconta, les larmes aux yeux, l'évasion scandaleuse
de sa fille, et Catalina comprit que don Carlos était le plus puissant pro-
tecteur du couvent de Saint-Sébastien, qui avait été fondé par sa fa-
mille. Jugeant inutile d'en entendre davantage, sentant son cœur
tourner au souvenir du regard paternel, elle monta dans sa chambre
quatre à quatre, fit en deux tours de main un paquet de ses bardes, de
sa bourse, qui renfermait huit doublons, et, sans attendre la fin de la
conversation de son maître, elle se sauva dans l'écurie d'une auberge,
où elle se blottit dans la paille. Deux muletiers couchés comme elle
dans la litière causaient ensemble à voix basse. Catalina prêta Toreille
et apprit que ses deux compagnons partaient le lendemain pour San-
Lucar, en Andalousie, d'où l'escadre de Fernandez de Cordova devait
mettre à la voile, le mois suivant, pour l'Amérique. A l'aube, elle se
glissa hors de l'écurie et alla attendre sur la route la caravane des
arrieros. Là elle fit prix avec eux et partit gaiement pour San-Lucar^
Elle y arriva quinze jours après. L'escadre étiit en partance; on cher-
chait de tous côtés des jeunes gens pour compléter les équipages. Cata-
lina, que l'image de son père poursuivait encore, avait résolu de mettre
l'Atlantique entre elle et sa famille; elle se présenta donc devant Estevan
Eguino, commandant de l'un des navires, et prit du service à son bord
IfM RE^'IE DES DEUX MONDES.
ea qualité die mousse. Dans la nuit, une fraîche brise s' étant levée^ ott
lan^uar les voiles^ et le lendemain au point du joM, Teseadre avaié dis*'
paru^ elle emportait notre héroïne et sa fortune.
II.
Avant d'aller plus loin , il est bon d'avertir le lecteur que ceci n'est
point un conte. Catilina a existé telle que je la représente; bien plus,
elle a pris soin d'écrire elle-même ses mémoires, et je refais son his-
toire sur ses propres notes, rédigées en vieux castillan (i). On connaîtra
plus tard les pièces sur lesquelles s'appuie celle bizarre narration.
Voifâ donc celte aventurière de seize ans, à l'œil hardi, à la taille,
svelte, Espagnole par-dessus le marché, métamorphosée en marin et
vivant au milieu de deux cents matelots. La situation était délicate, on>,
en conviendra, et l'on a vu de plus sages novices succomber dans de
moindres périls. Catalina ne songea même pas aux dangers sans nombre
qui l'environnaient. En adoptant l'habit de Thomme, elle avait pour
ainsi dire dépouillé son sexe. Rien de féminin n'apparaît dans la vie
de cette femme extraordinaire; son rôle s'était incarné en elle; le sou-
venir de sa condition réelle ne se présente en aucune occasion à son
esprit. Écolier insoumis chez le vieux professeur, page effronté chez
don Carlos, elle devint à bord le mousse le plus intrépide de l'équi-
page, et pas un matelot n'eut le bonheur de deviner Catalina sous le
costume goudronné de Francisco (c'était pour le moment son nom de
guerre). Après une longue et périlleuse navigation, on arriva près des
côtes du Pérou. Le navire d'Estevan Eguino fut expédié au petit port de
Païta, situé par le 5® degré sud à deux cents lieues de Lima. Une catas-
trophe terrible allait soumettre à de nouvelles épreuves le courage de
Catalina. Dans une nuit sombre et orageuse, le navire donna sur un ro-
cher, s'entr'ouvrit, et, une large voie d'eau s'étant déclarée, il disparut
à demi sous les lames. L'équipage arma la grande chaloupe malgré les
supplications du capitaine, et abandonna tout à la fois le navire dont il
jugeait la situation désespérée et le vieux commandant qui refusait de
le quitter. Catalina, dans un moment d'héroïsme ou de bonne inspira-
tion, resta seule fidèle à son devoir et à son maître. Bien lui eu prit, car
un quart d'heure plus tard elle put voir, à la lueur des éclairs, la cha-
loupe, entraînée sur des récifs, se briser et périr avec tous les déser-
teurs.
(1) nistoria do la Monja ol ferez ^doha CataUan de /iratso, eitorita Jjor Hte'
misma.
CATALINA DE ERACSO. S9S^
An pornt'^îu jour, les vents tombèrent, et la mer se calma. Le navire
édiooé restait encore suspendu comme par miracle entre deux écueïïs,
fThorribles eraquemens se faisaient entendre, îl menaçait à tout in-
stant de s'engloirfir. €atalrna comprit qu'il n'y avait pas un moment à
perdre; aidée du vîerrx capitaine, elle rassembla quelques débris épars,
•les fia fortement arec di^s amarres, eft en ferma une sorte de faisceau.
Son sang-froid ne î*a\'nit [)as afbandonnée, die se souvint en ce mo-
^nerrt suprême que sans argent on ne va pas loin sur les grandes
rôtîtes de ce monde. Elle s'arma d'une hache, pénétra dans la chambre
ik demi inoTïdéc, enfonça un coffre qu'elle connaisçait a merveille, y prît
cent écns d'or et les roula dans un lambeau de toile cfu'erte vint amar-
rer à tout hasard aux pièces de bois qu'elle avait préparées, ^uis efle
jela le tout dans la mer et s'y jeta elle-même, invitant don Eslevan à
la suivre. Le vieux capitaine, \-oulnnt fimiter, se brisa la tôte contre le
bordage; Catalina, plus heureuse, empoigna son radeau fragile, s*y
cramporma de toute sa force et se laissa dériver à la grâce de Dieu. La
ierre était voisine, et le vent la jeta inanimée sur une plage saWon-
ncuse.
Combien de temfïs resta-t-cîîe sans mouvement et sans vie, elle rfen
•sut rien. Cne douce sensation de chaleur qui l'enveloppait comme un
Tnanteau soyeux et faisait courir le sang dans ses membres engourdis
vint la ranimer. Elle ouvrit les yeux et regarda autour d'elle. La plage
semWatt déserte, un soleil splendide versait des flots de lumière sur un
paysage silencieux. La mer était calme, quelques débris épars sur la
■côte rappelaient seuls ses récentes colères. Catalina regarda dtins la di-
rection des rochers où avait péri le ffabanero; rien ne restait de ce beau
navire. Amsi les liens qui pouvaient la rattacher à l'Europe, les soup-
çons qui avaient pu la suivre, tout s'était englouti dans le naufrage. Sa
trace était à tout jamais perdue, et, dans ce nouveau monde qu'elle
aflait adopter pour patrie, elle pouvait mener désormais, sans souvenir
du passé, sans souci de personne, l'existence qui lui conviendrait. Mais
où était-elle? qu'allait-elle devenir? C'était la question. Catalina n'était
pas femme h |)erdre son temps en rêves ou en mélancoliques réflexions,
^n premier soin fut de rajuster ses vêtemens de matelot que le soléîl
avait déjà séchés; elle lissa sur son front ses cheveux noirs; puis elle
détacha de f^on petit radeau , que la vague avait poussé avec elle, le
précieux rouleau de toile, et remplit ses poches de quadruples d'or. Ces
préparatifs terminés, Catalina s'aperçut qu'elle mourait de faim.
Apres avoir attentivement examiné le pays qui s'offrait à sa vtie,
n'apercevant rien qui révélât sur ce rivage la présence de Thomme,
elle songea qu'en s'enffonçant dans les terres, elle courait grand risque
de périr d'inanition; en suivant la côte, au contraire, elle devait arriver
iôt ou tard à farta, puisque Païta était un port de mer. Restait à savoir
596 BEVUE DES DEUX MONDES.
s'il fallait marcher au nord ou au sud. Elle opta pour le nord. Ces rai-
sonnemens, si spécieux qu'ils fussent, ne la rassasiaient guère, et Païta
pouvait être fort loin; mais le ciel n'avait pas sauvé Catalina du naufrage
pour la laisser mourir de misère sur la grève. Elle n'avait pas fait un
mille qu'elle aperçut un tonneau , reste du ffabanero, à demi défoncé
sur la plage. Elle le trouva rempli de biscuit un peu avarié, à vrai dire.
Tel qu'il était, ce fut un grand régal, et, sa faim assouvie^ elle n'oublia
pas de faire pour l'avenir une petite provision. S'étant remise en route,
elle arriva dans la journée sur les bords d'un ruisseau qui fournit le
complément de ce repas de naufragé. Le lendemain, elle marcha vail-
lamment tout le jour, et, vers le soir, comme elle perdait courage, elle
crut apercevoir des maisons dans le lointain. Son instinct l'avait bien
servie, c'était Païta.
Avant d'entrer dans la ville, Catalina avait eu le temps de réfléchir
qu'ayant en poche des valeurs considérables, elle n'avait que faire de
la commisération publique, et qu'il était inutile ou même peu prudent
de raconter ses infortunes. Pourquoi chanter misère quand elle était
riche et pouvait jouer sans nul doute, dans ce petit coin du monde, un
rôle honorable? En conséquence, elle se fit indiquer la meilleure au-
berge de Païta, entra délibérément dans cette locanda, commanda un
excellent souper dont elle avait grand besoin et s'endormit tranquil-
lement. Le lendemain , elle fit venir le plus habile tailleur de la ville,
acheta un costume élégant, tel qu'il convenait au fils d'un riche arma-
teur dont elle prit le nom et les allures, et se mit à parcourir les rues,
galamment habillée, la tète haute, le chapeau de côté. Le tailleur qui
avait opéré cette métamorphose se nommait Urquiza. Négociant plutôt
que tailleur, il faisait un commerce lucratif à Païta et à Trujillo, où il
avait un second comptoir. Catalina plut à Urquiza. Le négociant dé-
couvrit que notre aventurière avait une belle écriture, assez d'arithmé-
tique pour tenir ses livres, une intelligence vive par-dessus le marché,
c'est-à-dire toutes les qualités d'un excellent commis, et les commis
étaient rares à Païta. Comme il devait partir peu de temps après pour
sa maison de Trujillo, il proposa à Domingo (c'était le nouveau nom
de Catahna) de s'associer à lui et de diriger en son absence ses affaires
de Païta. Domingo accepta. Il reçut de son associé deux esclaves pour
le servir, une négresse pour cuisinière, trois écus par jour pour sa
dépense, et s'installa dans le magasin après le départ d'Urquiza. Le
nouveau commis s'était fait donner des instructions détaillées sur la
conduite à tenir, des renseignemens précis sur les acquéreurs ordi-
naires; il connaissait à merveille les pratiques sûres et celles dont il
fallait se méfier. Urquiza avait notamment désigné la senora Beatrix de
Cardenas comme une personne distinguée, qu'il aimait fort, en qui il
avait toute confiance, et un certain Reyes, cousin de cette dame, comme
CATALITS'A DE ERAUSO. 597
un assez mauvais drôle qu'il fallait tenir à distance. Dona Béatrix ne
manqua pas de venir faire à crédit dans le magasin des emplettes con-
sidérables : velours de France, toiles de Hollande, éventails de Chine,
dentelles de Castille, tout y passa, si bien que Domingo crut devoir pré-
venir son maître; mais celui-ci répondit sur-le-champ que, la senora
voudrait-elle emporter la boutique, il faudrait la laisser faire. Tout
était donc pour le mieux, et Dbmingo put regarder son plan de con-
duite comme tracé.
Une troupe de ces acteurs forains qui exploitent en tous pays, à cer-
taines époques de l'année, la curiosité des villes de province, vint s'é-
tablir peu de temps après à Païta. Domingo, qui passait pour un des
élégans de la ville, n'eut garde de manquer pareille fête. Un soir qu'il
était, comme de coutume, assis tranquillement dans un coin de la salle,
ce Reyes, dont il se méfiait, vint se placer devant lui de façon à lui ca-
cher la scène. Domingo le pria poliment de se ranger un peuj mais le
garnement, pour toute réponse, l'envoya au diable, et répliqua bruta-
lement qu'il eût à le laisser tranquille, ou qu'il lui couperait la gorge.
C'en était trop, et le faux commis, pâle de colère, se levant tout à
coup, dégaina sa dague. Par bonheur, des amis qui se trouvaient là se
jetèrent sur lui, l'entourèrent, l'entraînèrent hors du théâtre, lui ap-
prirent que Reyes avait long-tempsxonvoité la place de commis qu'il
occupait, et lui dirent de pardonner quelque chose à l'amour-propre
blessé. Domingo fit semblant de les écouter, mais ce cœur indomptable
ne pouvait pardonner une pareille offense; il était rempli de fiel, et il
attendait impatiemment, presque avec délices, l'heure de savourer sa
vengeance. Cette heure sonna bientôt. Le lendemain, Reyes vint à pas-
ser devant le magasin, et, apercevant Domingo au comptoir, il cracha
insolemment contre les vitres de la devanture. Aussitôt Catalina s'em-
para d'une épée de son maître et la ceignit : c'était la première qu'elle
eût portée, mais depuis elle ne marcha guère sans une bonne lame à
son côté; elle essaya sur son doigt la pointe de sa dague et courut sur
les traces de l'insolent. L'ayant rejoint sur la place, où il se promenait
avec un ami, elle l'aborda brusquement : — Eh! senor Reyes! cria-
t-elle d'une voix stridente. — Que voulez-vous? reprit l'autre, étonné
de Ist pâleur du jeune commis. — Je veux t'apprendre, dit-elle, com-
ment on coupe la gorge aux gens. — Et, tirant son couteau, elle le lui
plongea dans la poitrine jusqu'au manche. Le malheureux tomba, et
le vainqueur avait à peine eu le temps de se reconnaître, que deux
alguazils survinrent qui le saisirent au collet et l'entraînèrent vers la
prison de la ville.
On a déjà pu s'assurer que le désespoir n'avait guère de prise sur le
cœur de Catalina. Cependant, quand la colère eut fait place à la ré-
598 REVUS DBS hbux mondes.
flexion,, qyand elle eut.examiaé les iiHur& sombresi de sqi;l cachot». 1^
verrous de la porte, Fétroit soupjraiU elle se prit à songer (^ laj|usr
tice était expéditive au Pérou^ et que la «ituatioiin'était pas précisément
rassurante. Que faire? On ne sortait pas de là coaiaie dacw¥^nid&
Saint-Sébastien, et le bout de corde qjui pouvait fortbiearattendre étaii
autre chose que la diète q/ji punissait autrefois les espîèglenes de la
nonne. Dans un moment d'exaspération^elle croisa avec fureur sesbira^^
sur sa poitrine. Or, il arriva que, dans ce mouvemeut,, sa maladroite»
rencontra quelque chose de dur sous son pourpoint^ c était ua porte-
feuille qu'elte portait ordinairement sur elle. Une idée illumina spa e3-
prit comme un éclair. Ce portefeuille renfermait un a ayon et du p^h
pier; elle pouvait écrire... mais à qui? Urq^za était à TruJiUo ; canuxieni
lui faire parvenir une lettre? Elle songea à la senora Béatrix, laqjnells
devait sûrement tenir plus à son maître, dont elle était, à ee qu'eUe
soupçonnait, la querida, qu'à son gamemeut de cousin, qui valait à peine
un coup d'épée; d^ailleurs elle u'avait pas le choix. EUe écrivit dooc.
à dbna Béatrix de Cardenas et luii conta sa mésaventure. Quand le
geôlier vint apporter un maigre repas,, elle lui douna la lettre, Rassu-
rant que trois pièces d'or lui seraient comptées, si ce chiffon< parvenait
à son adresse. Cela fait, elle attendit^ elle attendit huit jours qui luipc^
rurent une éternité. Au bout de ce temps, le geôlier lui dit brusque.-
ment que Urquiza était revenu de trujjllo, et que le seûor Domingo
aurait bientôt de ses nouvelles. En efTet, le soir, la louj?de porte s'ouvrit
de nouveau, et une femme voilée entra mystérieusement daas le ca-
chot. C'était doua Béatrix. Catalina vit eu elle un ange libérateur, elle
se jeta avec ardeur aux genoux de la senora. Celle-ci releva avec bonté
le jeune Domingo et le fit asseoir à côté d'elle sur son grabat. Elle lui
apprit alors qu'Crquiza, mandé par elle, avait obtenu du corrégidor,
qui était de ses amis, l'autorisation d'arriver jusqu'à lui; mais la situa-
tion était grave, car Reyes était mort,, et sa famille avait juré de le veiv-
ger. II fallait donc s'évader à tout prix et bien vite, elle lui eu apportait
les moyens, car, ajouta-t-eUe en souriant, elle ne voulait p^ laisser
mourir sur la potence un aussi jpli g^irgon. A ces naolfi, Domingo re-
garda son interlocutrice et s'aperçut qu'elle avait des dents charmantes^
des yeux eu amande, de beaux cheveux noirs, une taille d'Andalouse et
vingt-cinq ans à peine. Les moyens dévasioa qju'apportait dona Béatrix
étaient déjà vieux à celte époque, déjà sans doute usés au théâtre; pour-
tant ils réussissaient encore, comme ils réussissent aujourd'hui, comme
ils réussiront toujours tant qu'il y aura de l'or monnayé et des geôliers
avides. Béatrix apportait à Domingo une robe et une mantille. Le pri-
sonnier, métainorphost' en femme, devait sorlu de la prison, jouant le
rôle de la visiteuse, qui rcslerait au cachot. Ému de cette nroposiiion
GATiMLINA »E BRAGSO. 89^
tiiAllenâue, se sachant trop que répandre, Domingo serra dans ses pe-
Mea mains iee mains de te jolie senwa «t les porta lentement à ses lè-
fves. Loin de faire la moindre résistance, les blanches mains se pressè-
rent d'eMes^mëm^^nr «ne bouche timide, et Tune d'elles, s'égaratft,
entoura le cou du capftf, cfui, enivré tf«« voluptueux parfum, sentit son
front s'empourprer sous un long baiser. Catalina, éperdue, se releva
brusquement, ses yeux effarés rencontrèrent le regard êtincelant et
surpris de do8a Béatrix. -Heureusement pour le prisoniiier., l'inexpé-
rience a parfois son charme, et la seSora connaissait les privilèges de
l'extrême jewnesse; beureusement aussi le geôlier vint frapper à la
porte. Il fallait se hâter: Donringo, ayant bien vite revêtu son déguise-
ment, sortit fort troublé du cachot et ise rendit chez Urquiza, se de-
mandant comment 'dirait cette «feriture.
Le négocianft embrassa son commis avec effusion : c'était un grand
iMMibeur pour lui, assura-t-il, de le revoir sain et sauf; mais l'affaire,
quoique assoupie, était loin d'être terminée. Avant tout, il fallait quit-
ter sa liraison et chercher une retraite plus sûre. Il avait tout préparé,
les bardes du jetnae homme étaient déposées dans un lieu caché où il
allait le conduire lui-même. Sans plus attendre, il prît Domingo par
le bras et Teurtralna par des rues détournées vers une petite maison
isolée située àTentrée de la tQle. Une camériste accorte et fort jolie,
qui semblait attendre les visiteurs nocturnes, ouvrit au premier coup
frappé. Jetant sur ©omingo un regard curieux , elle précéda les deux
arrivons dans un élégant s^Jon , vivement éclairé , où se voyaient les
apprêts d'un souper, ©omingo observa qu'on avait mis trois couverts.
Il regarda la camériste à son tour, et celle-ci lui adressa un sourire
d^ntelllgence qu'il ne put s'expliquer. Quand ils furent seuls, Ur-
quiza apprit à son ami ce qui s'était passé. Le corrégidor, excité par
les parens implacables de Reyes, avait refusé long-temps, lui cKt-il,
d'eirtendre raison. Pour en venir à bout, €rquiza avait dû faire im
officieux n^ensonge. 11 Hveàk assuré que Domingo e( dofia Beatrix étaient
mariés^seerètement. Cette assertion aplanissait toutes les dlfflcitltés, car,
BéaftKx étant cousine de Reyes, la mort de celui-ci, au Heu d'^re un
meurtre qui demandait vengeance, devenait un petit drame de femille
que 'l'on ttvait tout intérêt à étouffer. Le corrégidor, sur cette affirma-
tion, avait conseilti à un élargissement qui avait toutes les apparences
d'-une évasfion. H ne restait plus qu'une formalité à accomplir, c'était
ë'époHser en eJtet dcfia Béatrix, qui n'avait pas craint de se compro-
mettre si ouvertement pour le sauver. — Au reste, ajouta Urquifla, ^He
a du goût pour vous fdusque je ne puis vous le dire. Voyez la bonne
fortune; on votts donne avec la Mberté la plus jolie femme ^l^ta!
'Benftingo regarda^e négociant avec stupeur. Sous cette complication
600 REVUE DES DEUX MONDES.
inattendue^ il devina facilement un complot. Béatrix était, à n'en pou -
voir douter, la maîtresse d'Urqniza; sa réputation était fort équivoque.
En la faisant épouser à Domingo, le rusé négociant rendait à la belle
une position honorable sans qu'il lui en coûtât rien, et la gardait pour
son plaisir en conservant le commis pour ses affaires. La spéculation
n'était pas maladroite. Domingo, tout en devinant cette intrigue, com-
prit qu'il fallait gagner du temps et hasarda quelques observations. Il
était, dit-il, un méchant parti pour une aussi belle dame; c'était mal
récompenser sa générosité que de lui faire don de sa misère. Cette for-
malité du mariage était-elle d'ailleurs indispensable? Ne pouvait-on
pas se borner à afflrmer que le mariage avait eu lieu, se retrancher
derrière cet innocent mensonge? Urquiza trouva ces scrupules très
louables. — Mais, répliqua-tril, comment faire croire à la famille irritée
une pareille histoire sans lui montrer les actes officiels? et l'amour de
dona Béatrix, fallait-il le compter pour rien? Sa démarche si généreuse
ne la perdrait-elle pas à tout jamais, si elle n'était justifiée par un
amour permis? Enfin, la maison qui servait d'asile à Domingo était
celle de cette belle personne; que dirait le monde, que dirait le corré-
gidor lui-même, en apprenant le séjour forcé ifu' allait y faire le meur-
trier de Reyes? A ces raisons judicieuses il n'y avait rien à répondre,
et Domingo, en apparence convaincu, mais en réalité ne sachant que
faire, remercia son ami du bonheur qu'il allait lui devoir.
. En ce moment, la porte s'ouvrit, et Béatrix entra. Une vive émotion
brillait dans ses yeux et colorait son visage; elle était charmante ainsi.
Son regard caressa tendrement Domingo, lorsqu'il vint lui baiser la
main. On causa de l'évasion , on soupa; devant la jeune veuve (car
dopa Béatrix était veuve), il ne fut plus question de mariage, comme on
pense. Domingo cependant regardait avec anxiété autour de lui. 11 exa-
minait à la dérobée la porte, les fenêtres, car les choses allaient vite,
et c'était le moment ou jamais d'invoquer son génie. On attribua, en
plaisantant, sa préoccupation à la peur des alguazils, et, comme il devait
avoir besoin de repos, on lui proposa de se retirer dans une chambre
secrète cachée sous l'escalier, où nul ne pourrait le découvrir. Domingo
accepta, et descendit précédé du négociant, qui portait une lumière, et
de la senora, qui lui montrait le chemin. Sa première pensée fut de
fuir; mais Urquiza était alerte, vigoureux; le laisserait-il courir? Un
cri d'ailleurs pouvait attirer du monde, et, s'il manquait son coup, c'était
fait de lui. On arriva à l'entrée de la chambre mystérieuse. Catalina
tremblait d'émotion et d'incertitude. Le négociant passa le premier; la
lampe qu'il portait éclaira une petite chambre sans fenêtre, sans autre
ouverture que la lourde porte. Catalina se dit qu'elle était perdue si elle
entrait, et son instinct lui ins))ira une de ces résolutions soudaines qui
CATALINA DE ERAU80. 6(M
rayaient tirée d'affaire plus d'une fois. Au moment où dona Béatrix
lui offhdt la main pour Taider à descendre deux marches difficiles, le
faux commis saisit vigoureusement par la taille la senora surprise et
la poussa violemment sur le senor Urquiza. Tirant alors la porte, il fit
tourner deux fois la clé dans la serrure, Farracba à la bâte, s'élança
dans la rue et courut vers le port. Arrivé là, il détacha une barque, la
poussa au large, et se mit à ramer avec toute l'adresse d'un matelot
qui a doublé le cap Hom. Quand elle eut fait un mille, Catalina reprit
baleine et regarda la baute mer. Les flots étaient calmes, les étoiles
brillaient au ciel, une folle brise de terre poussait son canot au large.
Elle le laissa dériver et s'abandonna, comme une plume, au souffle de
la destinée.
m.
Après avoir, au clair des étoiles, sondé du regard la route qu'elle
venait de suivre, après avoir écouté avec angoisse si aucun bruit de
rames ne se mêlait au murmure du vent et des flots, Catalina, brisée
de fatigue, se coucba dans son canot et s'endormit. Quand elle rouvrit
les yeux, le soleil était levé depuis plusieurs beures. Poussée par la
brise, entraînée sans doute par quelque courant, la barque avait fait
du cbemin pendant la nuit. On n'apercevait plus la terre, et la fugitive
se trouva perdue, sans vivres, sans boussole, au milieu de l'Océan. Ra-
mer sans savoir où aller, c'était prendre une peine inutile; elle ré^
solut donc d'attendre la fortune et se croisa les bras. Vers le soir, Ca*
talina, dont les regards interrogeaient en vain depuis long-temps tous
les points de l'borizon , crut apercevoir une voile. Elle reprit alors ses
avirons et courut de toutes ses forces vers cette espérance lointaine,
que l'ombre menaçante de la nuit pouvait lui ravir. Par bonheur, le
navire entrevu cinglait dans sa direction; elle put s'en rapprocher assez
rapidement. Quand elle fut à bout d'haleine, elle attacha son mouchoir
à son aviron et se mit à faire des signaux de détresse. Après quelques
.minutes d'anxiété, elle eut l'inexprimable joie de voir le navire ser-
rer au plus près et venir droit sur elle. On l'avait aperçue 1 Alors la
prudence s'éveilla dans l'esprit de cette étrange fille, et ne sachant à
qui elle allait avoir affaire, ni d'où venait ce bâtiment, elle songea à
préparer son entrée. Son plan fut bientôt arrêté. L'obscurité croissante
de la nuit pouvant déjà dérober sa manœuvre à la vue des survenans,
elle appuya vigoureusement le pied sur le bord de son canot, et lui
imprima en trois secousses un si rude balancement, qu'il chavira.
Après avoir plongé, elle revint sur l'eau, s'accrocha à l'embarcation,
se hissa, et parvint à se placer à califourchon sur la quille, puis elle
attendit. Catalina avait adopté à tout hasard le rôle de naufragé, elle
lKI2 RB¥VB mes »euk mondes.
/lut recueillie, en celte qualité, sur le bâiimsiitav.ûe louieJacQtnmisé-
if aiion îinagiMble.
Ce noYÎre élait un galion est^t^ool. il omvdtdeiPanama et faisait
voile fKHir la Concefition, où il [portait iim renCoi^ ée tem|ies>eonaid^
nble destiné à une e^tpédition contre les Indiens du ObilL Calalinain'a-
ivait. pas à choisir; ce quIeUe fit, on ledei^ine. Trahie par la CQrtune,>€Ue
ipritile mousquet et fut incorporée coB»ne<voloBtatre>dansila oompsgnia
i de Gonzalo Aodrigiiez, «ous le mom * de M^to iBiae de Saittt^^SébaBtieB .
Pourquoi Cotalina, contre son habitude, désifma^t-^lle cette fois aaaa
Bdeslir te lieu de sa naissance? Gelame -s'explique guère. fitaiUeeieha-
sard qui lui soufflait oesInepiraiiQJN 6inguMàres?«Le hasard, a'dit qu^
qu'un, c'est peut-être le pseudonyme de Dieu, quand il ne veut pae
signer.
On attendait avec une grande impatience à la Conception le galion
espagnol et les troupes qu'il apportait. A peine fut-il signalé, qu'un
élégant canot sortit du port et vint Taocostor eo rade. fidMiutâ i'ar-
vière de l'embarcation, un offîcier, richement vêtu et portant âèrement
ma feutre ombragé d'une plume bfamche, donnait des ordres d'une
voix brèwe et impérieuse. Le nom et la dignité de cet officier, bien
iconnus de l'équipage du galion , irolèrent bienièt de ibouehe exï /bou-
che; c'était .le seîior Miguel «de£rauso, secrétaire du gouvevneur'^^é-
néral. Miguel de £rauso! quand ce nom arriéra à l'oreille de Cstatina,
elle bondit comme si elle eut été poussée par un ressort et^Iélançadans
les bastingages pour voir à son aise l'officierqui montait à boid. Mi*
guel de Erauso était son frère. Elle ne le connaissait pas et œ l'aiiatt
jamais vu, car il avait passé en Amérique quand elle comptait deux ans
à peine; mais elle savait qu'il existait, tout en ignorant tson grade et 9a
résidence. Le secrétaire du gouverneur fit meUre les troupes sous les
armes, et, une liste à la main , commença l'appel , examinant ohaip«s
homme tour à tour. Quand il arriva au nom de Pietro Dtac de fiBia^
Sébastien, il s'approchaavec intérêt du jeune soldat, lui dit en langue
basque qu'ils étaient compatriotes, lui demanda s'il connaissait sa fa^*-
mille, et, sur sa réponse affirmative, le questionna longuement sur son.
père, sa mère, «u* sa petite sœur Calalina. A toutes ces questions ai em^
barrassantes, Pietro répiMiidlt sans «e troubler, et il charma le capitaine
Miguel par la vivacité de sùn esprit. Enchanté de son jeune compara
triode, le senor de Erauso demanda et obtmt du gouverneur, quand
les troupes furent débarquées, la permission de gardor Diaz auprès de
lui.
He fut sous les ordres de son frère qm Gati^a apprit, avec une tt*
{rayante dissimulation et sans jamais se trahir, le ru4e ^métier des
armes. Pendant près d'une année, elle vécut sous le même toit, man-
geant avec lui, ne le quittant guère et prenant part, couune toute la
CATALfNA DE EftAU^. êOtSi
gdrnison, k mr grand nombre d'^pédttioiis <:»ntretes fhdièDs. ktthiÊM
de ce temps, le gouyerneur adopta mi nonveau partr. Vounbfil ett^filtt
arec lies ennemis, il rassembla ses troopes éparseset dffigea scmarméd^
ftrte ât cinq nriile hommes, Ters les plMne^ de ^Idl^ia. ÂptèÈ^ boni»^
coup de marches et de contjre-marches dan$ un pays^dKvafsté, ak tes^cfr
dM^ manquaient de tbut, on atteignit enfin les tadtens et ow Krmr Wùé
saiRg^nté bataille. La hrtte était vtre et encore kicertaitiev qamA lÉM
Morde d'ënnenris, embusquée dans un ratin^ se pi*èripita afwr ftnwoff
âur le bataillon de Gatalina; tes sôMIàt» se débandèrent, RMMolifciefs I»*
rent massacrés en partie, et le drapeau fut efderé. Ravis^ de» ce succès^
les Indiens, à la manière des Scythes, baflSirent en retrafte^ enqpoirlnil
Isur trophée. A cette Yue, Catalina, qni s'était réunie èun? groupe de
9oMats résolus, ne put contenir sa fureur. Dans un> moment As ttné^
Fité sublime, digne des plus Taillaaies héroïne», elle enfiMiç» tes épe*^
tons dans le Tentre de son cheval, en criant (fune voix édetanèè ?
« QuT aime PEspagne me suive! » Deux offiisier»» à son eKmptev cou**
mrent sus aux Indiens, qaSt firent vette-lkce peur recevoir le» tfoit
imprudens agresseurs. Sans s'efffayer, Maz' et ses deux camavadéÉ
s-^ncèrent au milieu des sauvages, frappant à droite et à gaiMiie^
diestoc et de taille, recevant des nuées de ftèches sur leurs cuîraseest re^
tentissantes, blessant et blessés toursÉ tour. Bientôt Vendes kois fat taé^i
tes deui autres chargèrent avec une vag^e nouv^te. An anment db re*^
conquérir le drapeau, le second oMsier tomba mort. Mto, resté saelv
fend la tête au cacitfue qui emportait le trophée, saisit renseigne patrhr
blEunpe, ta brandH comme une hnee, fait bondir sod ofaeval dans la
mêlée, tue et blesse des deux mains dans cëtfte fônie denrn-eiie, s^oawe
un chemin, et, sans souci des flèches qui latterignent, d'une pique quî
traverse son épaule, il revient bride abattue vers les ^ens, qoi cou^
raient à son secours. Diaz ftit le héros de cette joemée^ et Del ne se
plaignit quand, le lendemain, Miguel de Erauso denmttida pour son
compatriote l'enseigne qu'il avait si vaîHamvnent reooncpiise. Catelna'
ftrt nommée axerez (i) de la compagnie de Alenso Moreno.
Ce fut en ceHe cfualité qu'elle combattit avec eue grande distincfion
dans plusieurs aflkires, notamment à la fameuse bataille de Puren, où;
blessée de nouveau, eMe lutta corps à corps avec un chef indten cé-
lèbre, Qmspigancha, qu'elle eut le bonheur de faire prisonnâer. Ces^
hauts faits lui valurent bientôt dans l'armée espagnole un certain re-
nom. Catalina, fière de sa gloire, donna carrière à son ambition et à
son arrogance. Vivant au milieu de ces soldats avides et cruels, véri-
tables flibustiers (font l'histoire a consigné les effroyables excès, notre
(1) Le grade d'alferex, dans Tarmée espagnole, correspond aujourd'hui à celui de
sous-lieutenant en France; mais a cette époque Y al fer eg était, à ce qu'il semble, en-
seigne ou cornette.
604 REYUK DES DEUX MONDES.
religieuse ne pouvait manquer, avec le caractère qu'on lui connaît, de
perdre bientôt en pareille compagnie toute pensée morale, si toute-
fois illui était resté, de son séjour au couvent, quelque pensée de
ce genre. Le goût du jeu surtout s'empara bientôt avec violence de
cette nature sauvage qui ne comiaissait que des passions sans frein,
n n'y eut pas dans le pays un tripot dont Pietro Diaz ne fût l'hôte obligé
et Je héros redoutable. Enivré de ses premiers succès, jaloux de toute
prééminence, il voulait, autour d'vme table de jeu, se distinguer autant
par son sang-froid ou par ses enjeux extravagans que par sa bravoure
les jours de bataille. Ce genre de vie est fécond en catastrophes, et l'a/-
ferez Tapprit bientôt. Un soir que Pietro venait, comme de coutume,
risquer sur un coup de dé tout ce qu'il avait, et plus qu'il n'avait, il
vit établi au bout de la table un étranger qui pariait follement, jouait
avec impudence et gagnait toujours. C'était un homme de haute taille,
à la mine insolente, à la moustache retroussée, un fier-à-bras qui fai-
sait sonner sans cesse son épée et ses éperons. Ce personnage qui arri-
vait de Lima, lui dit-on, où il était surnommé le nouveau Cid, déplut
à Diaz au premier coup d'œil. Aucun des assistans ne voulant lutter da-
vantage contre une veine inépuisable, le matamore se levait lorsque
Valferez entra. Il se rassit sur un signe de celui-ci, la partie recom-
mença, et la fortune changea de côté tout à coup. Le monceau de qua-
druples qu'avait complaisamment érigé devant lui le joueur jusqu'alors
invincible se fondit peu à peu et disparut enfin pour se réédifier de-
vant Pietro Diaz. Pâle de colère, le nouveau Cid jeta un regard terrible
sur Valferez, qui se mit à rire et lui dit: — Qu'a donc perdu votre grâce
pour me regarder ainsi? — L'étranger, sans répondre, jeta sur la table
un diamant de grand prix ; il le perdit encore. — Me protège l'incar-
nation du diable ! s*écria-t-il en frappant du poing sur la table. — Qu'a
donc perdu votre grâce, répéta Valferez, pour blasphémer ainsi? —
L'étranger se leva, et regardant fixement son adversaire : — J'ai perdu,
répliqua-t-il avec fureur, j'ai perdu lescomes de mon père, et je parie !..
— Que pariez-vous? — Je parie ! — Quoi donc, encore une fois? — Je
parie un coup de dague ! — Je le tiens ! s'écria impétueusement Pietro
Diaz, et les deux joueurs se rassirent. Les assistans se pressèrent autour
de la table et attendirent avec intérêt la fin de cette partie bizarre. —
Huit 1 cria le nouveau Cid en jetant les dés. — Onze ! fit Catalina. — Sept I
— Douze! reprit Valferez, Seiior, j'ai gagné, et, vive Dieul vous allez
me payer! En même temps elle dégaina sa dague et son épée. Le Cid
l'avaU prévenue , déjà il s'était élancé sur son adversaire le poignard
à la main. Son pied heureusement heurta une chaise, le coup mal as-
suré glissa sur le pourpoint, et, entraîné par son élan, il tomba désarmé
ft'ix pieds (le Valferez. Loin de profiler de son avantage, Catalina recula
d'un pas. et souffletant son adversaire du plat de son épée : — Arrière!
CATALINA DE ERAUSO. 6Ô5
traître, s'écria-t-elle, défeods-toi! Le fler-à-bras se releva confus au
milieu des huées des assistans , et se défendit mal , car, à la seconde
passe, répée de Catalina lui traversa la gorge, et il tomba en vomissant
des flots de sang. Valferez, sur le conseil de ses amis, prit la fuite aus-
sitôt et se cacha pendant quelques jours; mais, comme en défmitive il
avait été provoqué et qu'il s'était battu loyalement, on ne donna point
suite à Taffaire.
Au lieu de modérer la fougue de Catalina, ce duel Tenivra plus en-
core, et rien ne semblait pouvoir l'arrêter en sibeauVbemin, quand un
épouvantable malheur vint mettre pour quelque temps un terme à ses
extravagances. Après la mort du nouveau Cid, Y al ferez Diaz avait jugé
prudent de garder la chambre pendant quelques jours, et il s'ennuyait
passablement au logis, lorsqu'un soir un de ses amis, Juan de Silva,
alferez comme lui, vint.Ie trouver et demanda à lui parler en secret. Il
était fort pâle et semblait dans une grande agitation. Une heure au-
paravant, raconta-t-il, il avait eu avec Francisco de Rojas une discus-
sion violente qui avait abouti à une provocation. Us étaient convenus
de se rencontrer cette nuit même, à onze heures, derrière le couvent de
Saint-François, et chacun d'eux devait amener un témoin. Le choix d'un
ami, dans une circonstance pareille, pour vous assister pendant un
combat nocturne qui passerait peut-être pour un assassinat, était chose
délicate, et don Juan de Silva, pour son compte, ne connaissait pas un
homme au monde, autre que Pietro Diaz, qu'il voulût avoir à ses côtés.
n venait donc demander ce service à son ami. Pietro refusa; après l'af-
faire qu'il venait d'avoir, ce n'était guère le moment de braver si ouver-
tement la justice; quantité d'officiers étaient là d'ailleurs qui pouvaient
l'assister aussi bien, sinon mieux que lui. Don Juan insista, et, comme
Pietro tenait bon, il s'éloigna tristement, disant qu'il irait seul au ren-
dez-vous, et que, s'il était tué, Diaz aurait peut-être à se reprocher sa
mort. U alferez avait bon cœur; le cliquetis des épées n'était pas sans
charme à son oreille. Tout bien réfléchi, il rappela son ami et accepta.
La fatalité le voulait ainsi.
Après avoir dîné ensemble, les deux enseignes prirent leurs épées,
leurs manteaux, et, au coup de dix heures, se dirigèrent vers l'endroit
désigné. C'était une de ces soirées sombres, étouflhntes, qui précèdent
ordinairement, dans les pays voisins des tropiques, des ouragans ter-
ribles. L'air pesant, à peine respirable, était chargé de cette électricité
qui a une si grande influence sur les personnes nerveuses, et l'obscu-
rité si profonde que, marchant côte à côte, les deux amis s'entrevoyaient
à peine. Quoique peu sensible en général, comme on peut le croire, aux
circonstances atmosphériques, Dfez, soit regret, soit pressentiment, se
sentait mal à l'aise. A plusieurs reprises il essaya de faire entendre rai-
TOME XVII. 40
soB àrflDB^ eamaraiie, litr dérnoottrast (feitm combat étrit imposable |Mli^
use Quii pareiUtt. Tout fut inufile, et i'o» arriva sem los murs d« eon»'
wnt. Au bruit de leurs pas, «ne i^m aipp^a tout à coup dans les U^
nàbres don Juooi de Silya»..Hetroreoo]inm4i la Toi^ do FraâKisea'di^no^
j|i6^ Les^ adversmreft étaienl à leuv pmte; a Cesl moi! » répondit dbn*
Juaa. Pouif se reeoiMmltre pendanii le combat éb é^rilev toute méprise;
les deux amis roulèrent à leur bras un mouchoir blam;, après* qnef,
saas plus de prélimioaires, les eom^battan» croisère»! le fer; les té-
moittSv l'épée à la maidi, cherchant de» yeux k percer fies ténèbres,
sfb rappiMiebèreni de leurs aamis sans rien dire. A une parère heure,
les^ adTersaife» n'asfaient guère à s'inquiéter des lois* de 1- eserkne, et
le duel ne pouvait durer long-temp». U fut en eflbttrès court; un ooQpi
fûiugré ftoperbe le termmaf commet les^déux comèatliaii» chano^îéi#,i
IcB deitt témoina, dans uni mouvemeni simultané de colère, s'élttn^
cèrent Tua sur l'autre. CaMilMi aivait à peilie tendu le bras ^'eHé'
seutii son fer engagé, et soa adversait o tomba en criant avec dooH
leur: aAhl traître, tu m'as tué I » Elle crut voir renfers'entr^ouvrtr.
Cette voi]b!... qiieUe était eetle voix?... aOàl Bfeguel, est-ce tov? v Eîn
ce moment, mn effroyable eoupdb tonniorve retentit dansf espace , et
un éckûr traiirersa le ciel en l!'enri)ra8ant. Â cette hisnr sinîslre, Galaliiiw
enirevit toois^eada^res et reconnut le visage bvide de liiginel de Erawew
Elle tomba eomcae étoiardie sur le corps de son frète. Ë» revenante
eUe^ elle se prit à pouaser des ens lameiotaMes; des refigieud dm eou^
vent, ailiiïés pat cette vais déchirante qoi se faisait entendre à ttseerat
les premières rafales (te l'ouraganv aceonrarent avec des torches versi
1er lieu dtt combat. On transpotta le» toois bllssaés^ an monastère, et CsH'
Uiway soulenue^ par deux, bères^ sniivitei» pleurant ce (ùnèbne conma.
Miguel deiEransd était mor^,:les*den(ir)autf es vivaient encore; ils patent^
se coG^ésser et reoevoit Uabsoluiîon. Quant à Càtalina, elle s'ablmo danB>
une muette stupeut.. A la voir sam» panoiei et sana larmes, on eût dit.
une pâle st^tueu ïondié» de oette^doulnur,. dont iË ne savaimt pas tonte
rétendue, les moines prirent en pitié le pauivre meuttrier et le cbK'
chèrent daaa techapeltei A efvttorépoqM, dîna un paja^esp^iiDlv détait
ua asUe iaviûlabi^ pear laîustiee ellermâmet
Si malbeureuxque l'ensoity onne^penteependant pas, èiiioin8>d*mu^
grâce spéciale, rester debemi pendent quarante ana, comme sonU^Sii*'
mon, sur un fût de colonne,» ni vivre étemelliMieai} dans mei égiied;
c'est ce que le&moines, après quelques jours, firent eominoendre à Haù* >
ferez. Celui-ci ne demandait pas ;]âleiàx^ae oe quitter ceo&smaténDÎflS)
de son crime. 6race à un kèce fifH aUade sai part b^onversactèlMiMit'
un de ses amifi» Diaz put se procurer un cheval et quelque argent. Les
moiaes lui donnèrent une vieille arquebuse qui composait [tout Far-
"fleinl du «ouveol; ainsi équI^Nêy il êe mtt une nutt en redte, deddé à
isiëloigmr poiurttouJDurg de oe fatal 'pofys. Aller à "âpoîte €u à gatiche^
^aanoiri •« «k sadvoéla'ne kri emportait g«ràre; 80q remorés devait le
«mve panrtx^ (wniine Bon >«n^^ Valf\9rez mardba donc au hasard^ h
•œqu^tmiit; mais l^sliiMtt ^ 'la^cotiservation l'éloignatt des seiitiers
-défléirts^M le ^ oussiM Terd «ks 4)orâ6 4e TOcéan .
ÇaAàikni am^itties cMasfmadant trete jwïts; au bout de ce temps, son
•iihoval havane refosaift d'avanieer,^Ue résolut de gagner un bouquet
d'airbwsiqu^ëlle apercevait à peu de dii^tance et oii elle espérait trouver
.pqiir elleimaferi^ pour Mfnonturetin peu d*herbe. Elle avait marché
dece oMé et elie^e disposait à mettre pied à terre, lorsque du fond des
iafllis 'UHC TOÎK peteniissante cria : « ^ui vive! — Espagne! répondit
nmehiBalement fCâtatina. — Que gewêel ajouta In voix. — De paz, n
sépUipjehWille. Aussitôt deux hommes déguenillés et barbus, maigres
<et hâves, :8ortiFent du fourré et «'avancèrent vers la voyageuse. A It
ioie de ces steripans, Catalina avait prudemment décroché son ar--
^fuébusO; elle la vernit en 'place en ks voyant «ans armes, et atten-
dit. C'étaient 4eu]t déserteurs, oemrae elle l'apprit bientôt. S'ils sor-
taient des camps ou des galères, c'ert ce que Catalina ne sut jamais
tràsdairement, et il y avait à parier que d'Iionnêtes gens n'auraient
fMS clioifift par geât UB6 retraite papeillc; mais au désert on n'est pas
difûoile>sur ieohoÎK de^sa socté^^eefle^là d-ailleurs était obligatoire, et
i^afveaturiàre s^'enoontenéa. Moyi^nnani -son dernier morceau de pain,
qu'elle pavtogiea généveuseinent , 'elle se>fK des amis de ces deux misé-
rables qui mouraient de feim. foiit^eifi mangeant, la connaissance se
fit Les d0Hx.a^a//9nM, s'ils n'cKfliquaieilt point SH&lsamment les causes
de leur dépavt, ne cachaient pas du moins le but de leur voyage. Hs
allaient à Tucmnan, de ilà fis 'comptaiflïit gagner ces contrées voi-
sines du fleuve ikmado, où, selon 'l^opinion générale des soldcrts es-
pagnols de cette époque, ies ruisseaux (Charriaient du sable d'or et
des caiUouX'de diamaos. i/enireprise n'était pas petite : il fallait d'à-*
bord ^traverser les eordiUères des Andes et ]^us tard un vaste pays;
mcds d^autnes aivaient fàiiee^rajet avant eux , pourquoi ne le feraieiït-
ils pas? S'ils jréiHsiieaient, lils^eraieiiitlaFgeineiit payés de leurs peioes,
et, s'ik^ae réussissaient ipas, fl«>en seraieBt quittes pour périr de froid
dans les «onlagiies au Ueade mourif'de faim dans la plaine. Ce rai-
soDDenoeHt sembla fort judicieax à Catalina; eUe ne tenait ^ uère à la
vie d^aiUems, let me savait -trop où «lier; ,t(mt>bieiiréflé<^hi, elle s'as-
socia auxideuK a3ireiitiirievs.>6e>dtrig€iini V6PS l'eât, >i)s^omnfiencèFeAt^le
lendemain à gravir las montagnes. ^A^ant de partir, ils avaient eu sein
d'amasser dans le ixMS une provision de racines et de baies saunages
dont ils avaient ofaargé le cheval de l'aZ/'er^js. Ces ressources ne les me-
nèrent pas loin; lorsqu'après quelques jours de fatigues de tout genre^
608 REVUE DES DEUX MONDES.
ils arrivèrent aux régions où commencent les neiges éternelles, ils se
trouvèrent tout à coup sans vivres et sans forces. Le cheval ne pouvait
plus se traîner, il glissait à chaque pas et s'abattait sur les pentes gla-
cées. Catalina, qui seule gardait son courage, proposa à ses compagnons
de le tuer, de le dépecer et d'en emporter chacun son quartier. La
proposition fut acceptée, et le cheval fut mis à mort. Avec des herbes
sèches et quelques genêts épineux qu'on découvrit sous un rocher, on
alluma du feu ce soir-là; on grilla sur la braise une tranche du qua-
drupède, on but un peu de neige fondue, et l'on repartit le lendemain.
Le froid augmentait toujours. Les deux malheureux soldats, presque
nus, pouvaient à peine se soutenir; un invincible sommeil s'emparait
d'eux, et ils n'avaient plus assez de cœur pour lutter contre cette tor-
peur funeste qu'il faut vaincre sous peine de mort. Catalina, plus chau-
dement habillée et plus courageuse, les anima quelque temps par ses
paroles et par son exemple; mais le jour vint où, tombant épuisés l'un
et l'autre, ils déclarèrent qu'ils n'iraient pas plus loin et qu'ils préfé-
raient la mort à leur misère. Prières, menaces, instances, tout fut inu-
tile, et Catalina comprit que tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de pro-
longer et d'adoucir leurs derniers momens.
Les voyageurs étaient arrivés à un endroit où s'élèvent comme des
vagues sombres, au milieu des neiges, d'énormes blocs de rochers. L'hé-
roïne chercha vainement, à l'abri de ces pierres, quelques-uns de ces
buissons qui leur avaient permis parfois d'allumer un petit foyer; toute
végétation avait disparu; à ces hauteurs, l'homme seul a droit de vivre.
Alors, ne sachant que faire ni quel parti prendre, elle imagina, pour
mieux s'orienter, de grimper sur un des blocs de pierre d'où son regard
embrasserait uu horizon plus étendu. Elle se hissa péniblement, atteignit
le sommet le plus élevé de ces monticules et jeta lés yeux autour d'elle.
Toutà coup^elle poussa un cri et courut de nouveau vers ses compagnons.
Assis et appuyé contre un rocher voisin, un homme lui était apparu! Quel
pouvait être ce voyageur? C'était un libérateur peut-être, et sans doute
il n'était pas seul! L'annonce de ce secours inattendu rendit du courage
aux deux moribonds; ils se levèrent et suivirent Catalina. Arrivés à
vingt pas de l'endroit désigné, ils aperçurent l'étranger, qui n'avait pas
bougé de place. 11 était assis, à demi caché derrière une pointe de ro-
cher, dans la position d'un tirailleur qui guette ou d'un chassenr à l'af-
fût. — Qui vive ! cria Catalina en soulevant son arquebuse avec eflfort.
L'étranger ne répondit pas, ne. bougea pas et ne parut pas avoir en-
tendu. — Qui vive! répéta CataUna. Cette seconde sommation fut aussi
vaine que la première. Les trois voyageurs s'avancèrent lentement,
avec précaution, en longeant le rocher, et arrivèrent enfin à deux pas
du guetteur silencieux qui leur tournait le dos. — Eh! l'ami, dit Cata-
lina en lui frappant sur l'épaule, dormez-vous?— Maisàpeine avait-elle
CATALINA DE ERAUSO. 609
prononcé ces mots, qu'elle recula de trois pas en pâlissant d'épouvante.
Au toucher de Catalina, Thomme assis avait roulé sur la neige conune
une masse inerte. C'était un cadavre gelé, raide comme une statue; son
visage était bleu et sa bouche entr'ouverte par un affreux sourire.
L'aventurière et ses compagnons mourans étaient en face d'un de ces
phénomènes dont les voyageurs ont plus d'upe fois rendu compte et qui
se pouvaient constater souvent à l'époque où les trafiquans d'esclaves
faisaient passer les nègres de Buenos-Âyres au Pérou par les Cordi-
llères; des cadavres ont pu, assure-t-on, se conserver ainsi pendant une
année entière. Ce terrible spectacle produisit sur les trois déserteurs
un effet bien différent : l'un des soldats, le plus malade, dont la vie
s'était, pour ainsi dire, rallumée à l'espoir d'un prochain secours,
s'affaissa bientôt, tomba, se raidit sur la neige et mourut. Catalina,
tout au contraire, et son dernier compagnon puisèrent dans la ter-
reur des forces nouvelles et se remirent en marche, après avoir dé-
pouillé le mort des lambeaux qui pouvaient leur servir de vêtement.
D'après leur estime, ils devaient avoir dépassé le sommet des montagnes,
et désormais ils allaient descendre, avec une facilité de plus en plus
grande, vers un plus doux climat. Ils marchèrent donc, mais le soldat
perdit bientôt courage; ses forces étaient épuisées, le froid figeait le
sang dans ses veines. Malgré les instances de Catalina, il voulut s'asseoir
pour reprendre haleine. Presque aussitôt sa tête tomba sur sa poitrine,
ses yeux se fermèrent, et ses membres se raidirent : il était mort.
Restée seule, l'aventurière se mit à genoux, se prit à pleurer et pria
Dieu avec ferveur, sans doute pour la première fois de sa vie. Elle se
leva un peu ranimée. Son premier soin fut de retourner les poches de
son compagnon; elle y trouva un briquet dont elle s'empara et huit
doublons qu'elle prit également. Le pauvre diable n'en avait plus be-
soin. Cela fait, elle attacha sur son dos le dernier quartier de cheval, et,
se recommandant à saint Joseph, elle continua d'avancer. Vers le soir,
elle crut apercevoir un arbre dans le lointain, elle revenait donc vers le
pays des vivans ! Elle rassembla tout ce qui restait en elle de force et
d'énergie, et marcha si bien, qu'elle atteignit enfin cet arbre de salut;
mais là son courage la trahit, ses jambes treifiblantes fléchirent, elle
s'étendit sur la terre et tomba dans un état qui participait à la fois de
l'évanouissement et du sommeil. Cet engourdissement dura toute la
nuit; quand elle revint à elle, le jour naissait, la température était re-
lativement très douce, et l'air tiède l'étouffait; elle se sentit mourante
de soif, de faim et de lassitude. Son cœur défaillait; elle tenta vainement
de remuer ses membres endoloris, de se traîner sur ses pieds déchirés;
alors le désespoir s'empara d'elle, et, appelant la mort, qui seule pou-
vait mettre un terine à ses souffrances, eUe se coucha sur le sol, comme
avaient fait ses compagnons. Cependant son bon génie veillait sur elle,
WO REVUE DES DEUX MONDES.
CaWRna ne flevalt pas mourir ainsi. Sa tête avait à peine toudhé ffi
terre, que la moribonde se réleva brusquement : elle avait entendu Tes
pas d'un cheval. Presque aussitôt deux cavaliers parurent.
Les deux inconnus ne furent pas peu surpris en apercevant à Tinj-
proviste, flans ce d'ései't, un. jeune homme déguenillé et mourant qui,
ne pouvant parier, tendait les mains vers eux pour implorer leur piliê.
Ils s'arrêtèrent aussitôt; Fun souleva Catalina dans ses bras, et l'autre
^baigna ses tempes avec une liqueur spiritueuse dont il lui fll avaler
quelques gouttes; elle se remit par degrés, et, quand elle eut repris
ses sens, ils la placèrent sur un des chevaux et poursuivirent lente-
ment leur route. Ces deux cavahers étaient, comme Catalina l'apprit
plus tard, les domestiques d'une riche seBora qui faisait exploiter dans
les environs une propriété considérable. On arriva^ après une heure de
marche, àThabitation de cette dame. La moribonde renaissait à la vie,
l'espoir l'avait ranimée. Elle put faire quelques pas en descendant de
theval et remercier la libératrice que la Providence lui envoyait. On
prépara pour le voyageur perdu un excellent lit, et on lui porta, quand
il fut réchauffé, un souper succulent dont il avait grand besoin. Sa
constîtiition de fer triompha de cette terrible épreuve. Catalina s'en-
dormit et se. réveilla, sinon complètement reposée, du moins bien
portante. Un domestique qui guettait son réveil vint lui préseirter,
de la part de sa maltresse, un bol de vin dhaud, et déposa près du
lit un habillement complet de drap bleu presque neuf, que Ton avait
emprunté à l'un des gens de la maison, du linge, un chapeau et des
chaussures. Tîn instant après, sur un désir que manifesta Catalina, on
apporta dans sa chambre un vaste cuvier rempli d'eau 'tiède : c'était
la baignoire de la maison. Notre aventurière se leva. Quand elle se'fut
baignée avec délices, quand elle eut peigné ses beaux cheveux noirs,
dont elle paraissait en toute occasion fort satisfaite, quand elle eut en-
dossé l'habit bleu qui se trouva juste à sa laffle, elle se sentît pleine
d'une vigueur nouvelle etfière dé sa i)onne mine. De leur côté, les ha-
bitans de la maison, lorsqu'ils la virent paraître, eurent grand* peine à
reconnaître, sous les traits de ce beau jeune homme, le malheureux
qu'on avait recueilli la veille.
La seôora était une tnétisse, QHe d^rni Espagnol et d'une Indienne.
Elle était veuve, si touteffoîs elle avait jamais été'bîe»CfflcieHement ma-
riée, et pouvait a:voir une cinqurnstaifie d'années. C'étâtt ime fenmie
excellente, simple, cfcfaritable, saffeamment riche, dont tes troupeaux
bien gouvemésj^augmeniaient thaque jour de valeur. Elle interrogea
CA,%XLISK Pfi SBAlSa. Mi
ra(veDturiàre a^ec bûoié» liû dexmxiàa sod nom et so» histoire. Oeilla^
ré()oadit qg'elle s'appelait Pietro Di^y al ferez, au senvice d'Espag^iiey 4^
quant à son biâtoire, elle débita, avec son ina-pudence ordinaire^ un 4e
ces contes c^ elJe tenait prêts poujr la drconetanccv On trou¥a YalfnfeX'
charmant; il a^ait lair martiaL quoique si j^eum et sans Imrbe ^mzom*
On reng^ea à rester dans ThabUation tout le temps qu'il voudrait, toiik^
jours s'illui plaisait II poavaity^ si bon lui sen^ait^»'occuper delexplotr*
tation; on vivait heureux dans eette campagne iscrfée qu'oa ne quittait
guërey sauf pour aUer taire quelques emplettes à Tucuman. Pietit)^
qui avait uxl goût médiocre pour l'existence bucolique^ écoula cep(»ii-
dant avec respect et ea apparence avec plaisir les proposition^ de* \^
bonne dame. Û laissa même percer im dégoût secret de Tétai milHaij;%
car, avant de chercher fortune ailleurs, il fallait se reconcaîtie» Cette
situation nouvelle, si transitoire qu'elle dût être, avait bien son nobérito
dans les ciirconstaiices présentes, et il était sage, en attendant miew^
d'an prendre possession le plus agréablement possible. La causerie^,
qui s'était ainsi engagée sur un ton fort amical entre Yàtferez et sou
hôtesse, durait depuis une heure, quaad la porte s'ouvrit^ et une chai^
mante jeune fille entra : c'était Juana, la fille de la seiu>ra.. Juaoa pou-r
vait avoir seize ans. Née d'un père espagnol et d'une mère américaioey
elle joignait à la physionomie piquante des Andalouses cette taille
souple; cet œil velouté, cette langueur voluptueuse qui sont le partage
des Péruviennes. Un collier de corail se détachait sur soin teiiû d'une
pâleur mate, même un peu bistrée, et ses longues boucles d'oreilles
donnaient à sa physionomie un air particulier d'étrangeté et |^esq|;ie
de sauvageuie.
Elle salua ï al ferez sans embarras, avec cette simplicité n^Uui elle et
gracieuse qu'on ne trouve guère, hélas! dans les pays civilisés, oii 1^
maîtres de danse donnent cependant des leçons de distinction et de
courtoisie. Dans le désert où elle avait passé sa vie, Juana n'avait guère
vu d'autres hommes que les domestiques de sa mère;, on. comprend la
curiosité naïve avec laquelle elle regarda ce jieune étranger, dont l'ap-
parition avait ce caractère mystérieux et romaeesque qui a séduit,, de
tout temps et en tout pays> les imaginations £éfl»inines. Cet examen ,
il faut le dire, ne fut pas défavorable à ïalferez, et Pietwo, de son côté,
éprouva à la vue de la jeune fille un vif sentiment de sympathie et
d'admiration. Il causa longuement avec elle et fut ravi de la candeur
et de la grâce de cette belle enfant, que ses récits enthousiasmûieni.
Au bout d'une semaine, Y al ferez , établi dans la maison conune un
ancien ami, retenu par un charnae secret dont il ne se rendait pas
compte, ne songeait plus à partir. Ce charme, quel était-il? Cela est
délicat à cxpli^ucr^ c'cLait. disons-le sans détour, l'amour naissant qu'il
inspirait àrJuaiia, et qu'il excitait avec une curiosité coupaUe, mais
612 REVUE DES DEUX MONDES.
naturelle à cet être incomplet et bizarre, amoureux de l'intrigue et de
rinconnu. Durant de longues soirées, ses yeux suivaient avec intérêt
tous les mouvemens, toutes les pensées, si on peut le dire, de la gra-
cieuse Indienne, et cette enfant de la nature se troublait de plus en plus
sous ce regard qui n'était que curieux, mais qu'elle devait croire amou-
reux. Les jours s'écoulaient de la sorte. Inquiète et ne sachant que
faire, la mère, qui devinait tout, se demandait comment elle pourrait
mettre un terme à cette situation qu'elle jugeait embarrassante et qui
Tétait bien plus qu'elle ne le pensait. L'occasion se présenta bientôt.
La prudence d'une mère, si instinctive qu'elle soit, ne saurait guère
empêcher deux jeunes gens, vivant sous le même toit, de se rencontrer
sans témoins de temps à autre. Dans ces tête-à-tête que leur ménageait
le hasard, aidé peut-être par le cœur de la jeune ûlle, la conversation
devenait plus familière. UcUferez allait parfois jusqu'à prendre dans ses
maÛ3s la main de Juana, avec une liberté qui pouvait sembler frater-
nelle. Un jour même, obéissant, il faut le croire, à un mouvement de
coquetterie féminine et oubliant son déguisement, il se mita lisser d'une
main caressante les bandeaux noirs de la jeune Indienne, qui rougit,
se troubla et n'eut pas le courage de le repousser. Émue, frémis-
sante, la pourpre au front, le feu au cœur, Juana était belle comme
Tamour. Catalina ne put résister au désir de baiser le beau visage de
sa compagne; elle passa un bras autour d'elle. La taille souple de la
créole se cambra sous cette étreinte et s'abandonna dans toute la beauté
de son ravissant contour. Aussitôt Catalina tressaillit, fit un pas en
arrière et s'assit; en ce moment, la senora parut; devant sa fille, elle
feignit le plus grand calme et ne dit rien; mais, Juana étant sortie, —
Senor alferez, dit-elle tout à coup, vous me trompez I Et comme Pietro
voulait répliquer, elle l'arrêta d'un geste : — Vous me trompez indi-
gnement, vous dis-je; vous étiez malheureux, perdu, mourant, je vous
ai accueilli sans savoir qui vous étiez; nos soins vous ont rendu la vie;
je vous ai offert dans cette maison tranquille la place d'un fils, et vous
me répondez en cherchant à séduire une enfant sans défense avec l'im-
pudeur d'un soldat! — Ualferez, un instant confus, s'excusa en balbu-
tiant; il allégua une affection toute fraternelle; ses caresses étaient fort
innocentes; il était incapable de porter le déshonneur dans la mai-
son de la senora (et celle-ci ne savait pas combien il disait vrai!). La
bonne dame secoua la tête. — A quoi serviront mes plaintes? ajoutâ-
t-elle. Ma fille vous aime, et le ciel veut peut-être punir mon aveugle
confiance. Le mal est fait, et seul vous pouvez le réparer. Si, comme
vous le dites, vous aimez notre vie tranquille, si vous aimez ma fille,
restez avec nous. Je ne vous demande pas l'histoire de vos aïeux; je ne
veux point savoir si vous êtes riche ou pauvre. Au désert, la bonté du
cœur vaut mieux que la noblesse^ et le travail tient lieu de richesse.
CATALINA DE ERAUSO. 613
Voulez-vous être mon fils, soyez-le. — Et comme Catalina, fort embar-
rassée, ne répondait rien, la senora reprit d'une voix sévère : Si, au
contraire, comme votre silence me le fait craindre, vous n'êtes qu'un
lâche séducteur, partez, senor, partez ce soir; on vous conduira à Tu-
cuman, et que Dieu vous protège!
La digne femme était une excellente mère assurément. Elle adorait
SdL fille, mais il ne faut pas exagérer son désintéressement. Dans ses
idées, Pietro Diaz, bien qu'elle ne le connût guère, était un fort bon
parti pour Juana. Riche ou pauvre, al ferez ou non, c'était un Espagnol.
Or, à ses yeux, un Espagnol était ce qu'est encore en Amérique
un blanc pour une fille de couleur. Les Espagnols, à cette époque,
étaient rares au pied des Cordilières; celui-là parti, qui le remplacerait?
Et je n'affirmerais pas que l'excellente senora n'eût mûrement pesé
toutes ces considérations bien avant l'heure décisive. Toujours est-il
que l'alternative était fort embarrassante pour Catalina. Béatrix de
Cardenas et son ancien maître Urquiza lui revinrent en mémoire; il
fallait, comme alors, gagner du temps, et c'était le moment déjouer
la seconde représentation d'une scène presque pareille : elle le fit avec
toute la grâce d'un jeune premier de l'Opéra-Comique. — Juana était
un ange de beauté, dit-elle, et la senora la meilleure des mères! De-
venir son fils, quel sort plus heureux pourrait rêver un pauvre soldat
perdu loin de son pays! — Et mille protestations encore. On s'attendrit,
comme il était naturel, on s'embrassa, et le mariage fut arrêté. Il eût
été plus simple assurément de profiter de la seconde proposition de la
senora et de partir pour Tuôuman avec le mépris peu embarrassant de
la bonne mère; mais la simplicité, comme on a pu le voir, n'était pas
le fait de Catalina. Les imbroglios ne lui déplaisaient point, et il lui
répugnait en ce moment déjouer le rôle d'un ingrat : elle accepta donc
la plus difficile alternative.
Sur une proposition faite par Yalferez, on décida, peu de jours après,
que le mariage serait célébré à Tucuman. La nécessité de faire quelques
achats indispensables, la difficulté de mander à Thabitation un prêtre
et des témoins, d'autres raisons encore, motivaient suffisamment la
demande de Pietro, qui, malgré son génie, ne découvrait pas, pour se
tirer d'affaire, d'expédient meilleur que ce voyage et cet ajournement.
Fuir seul, à travers un désert inconnu et sans laisser de traces, n'était
pas, cette fois, chose facile; il n'avait pas, ainsi qu'à Païta, la ressource
de l'Océan, qui l'avait absorbé comme un point dans son immensité. A
Tucuman, au contraire, les bruits de la ville, les hasards sans nombre
d'une vie nouvelle pouvaient faciliter sa désertion et couvrir sa retraite.
On partit donc pour Tucuman, et l'on y arriva sans encombre. Une se-
maine ne s'était pas écoulée, que Y al ferez avait fait dans la ville d'excel-
lentes connaissances et repris sans vergogne ses anciennes habitudes
'0i4 REVCE DES DEUX HONDES.
ile la Coiiceplkm. Vêtu comme un riche cc^allero, grâce à la sefiora, îl
passait sa vie dans les tripots, jouant comme un forcené, en compagnie
d\me douzaine de Portugais, tfui étaient les grecs de Tucuman. Les huit
doublons ravis au soldat gelé dans la cordillère y passèrent bientôt,
et furent suivis de beaucoup d*autres, (fue Ton emprunta, sous diflë-
Tem prétextes, à la future belle-mère. Diax, ordinairement heureux
au jeu , s'étonna de la persistance de cette veine mauvaise , et il se prft
 floupçcMmer la probité de ses nouveaux amis. Il étudia leurs physio-
noraiies, surveiRa leurs gestes, leurs regards, leurs doigts surtout;
-oovrnne H était expert, je le dis à regret, en prestidigitation, il s'aperçut
Juieniftt qu'il était ii^. « Otez d'un Espagnol tout ce qu*il a de bon , dit
un méchant proverbe , il vous restera un Portugais. ». C'était l'avis de
l'alferes; maïs, malgré son mépris pour ses partenaires, il songea ^ue,
«eut contre douze, il risquait gros à se fâcher, et que <;es industriels ne
reculeraient pas Aevant un coi»pde poignard pour échapper aux suites
4'un scandale. Il potieiïta donc et perdit avec beaucoup de sang-froid
Jusqu'à son dernier réal. Le persomiage qui jouait contre lui et qui avait
parr conséquent empoché ses onces et ses douros , Fernando <]e Acosta,
pour l'appeler par son nom, se leva, la partie #nte, prit son chapeau et
sortit. Ualferez en fit autant presque aussitôt, en apparence avec lephis
grand calme; mais , «dos «qu'il txA dans la rue , il se mit à courir sur les
traces de son antagonisite. Quand il eut entrevu, au clair de la lune, sa
«Ihouette proilMe sur les murailles, il régla sa marche sur la sienne,
«^ se contenta de le suivre à quinze pas. Après un quart d'iieune de
chasse, il vit Fernando de Acosta , qui marchait légèrement en sifflant
une romance, s'arrêter tout à coup devant une petite porte, prendre
"nne clé et l'introduire dans la serrure. En un moment. Val ferez eut
rejoint Fernando, et, lui frappant brusquement sur l'épaule : — Seiior
portugxAés, lui dit-il, vous êtes un voleur! — L'autre se retourna, et,
reconnaissant Pietro Diaz : — C'est possible, sefior, répliqua-t-il; mais
je n'mme pas qu'on me le dise ! — Et il mit l'épée à la main. Lalfèr€%
n'avait pas voulu l'assassiner; il lui avait donné le temps de se recon-
naître, mais c'est tout œ que son exaspération lui permettait de faire,
et le Portugais était à peine en garde, que Pietro, partant d'un coup
droit, lui passa son épée au travers du corps jusqu'à la coquille. Fer-
■nndo tomba mort sans pousser un cri ni un soupir.
Le premier mouvenïent de Valferez fut de reprendre sa bourse, le
second de regarder alAentivement dans la rue, d'écouter avec angoisse^
ée s'assurer enfin que nul n'avait pu le voir ni l'entendre. La v^le était
silencieuse, partout les lumières s'étaient depuis long-temps éteintes.
Diaz, rasawré, essuya soigneusement son épée et la remit dans le 46ur-
ireau. Après un instant de réflexion, voici le parti auquel il «'arrêta :
la dé du Portegais était éansia serrure, il ouvrit la peitite perte afrec
CATALINA DE ERAUSO. 6lft«
précaution et traîna le cadavre jusqu'à la première marche de Tescalier;
puis, ayaut ôté la clé de la serrure, il la remit dans la poche de Fer--
nando; cela fait, il sortit en tirant, avec le moios de bruit possible, la
porte derrière lui. Dans la rue, il prêta de nouveau l'oreille; le calme
était toujours profond. Alors, bien convaincu que la nuit garderait son
secret, il rentra dans la maison de la senora, où il logeait, et se coucha,
sans trop de remords, se disant qu'après tout il s'était conduit en cabcU-
leî'o. Diaz s'endormit tard cependant; le lendemain, quand il se réveilla,
en sursaut, il vit devant lui le corrégidor et quatre alguazils.
Celte fois, il n'y avait ni fuite ni résistance possibles. L'ai ferez, la
mort dans le cœur, regarda les estaflers avec un étonnement simulé ^
et demanda d'un ton qu'il essaya de rendre assuré ce qu'on lui vou-
lait. La réponse était prévue. — Et de quoi m'accuse-t-on, mon Dieu?
continua-t-il. — D'assassinat, répliqua froidement le corrégidor. Pie-
tro, voulant jouer jusqu'au bout la surprise, tenta de sourire, mais
il n'y réussit pas. Il fallut se lever en toute hâte; on ne lui permit pas
même de parler à la senora. Seulement, comme il descendait l'escalieTy
une porte s'entr'ouvrit sur son passage, et il crut apercevoir le visage-
pâle et baigné de larmes de la pauvre Juana. Une derai^heure plus tard,.
Yal ferez était sous les verrous. Dans ce temps-là, on ne laissait pas lan^-
guir les prisonniers sous le coup d'une prévention quelconque; on ar-
rivait au fait sur-le-champ, la justice était fort expéditive. En un jpur^
Tinstruction de l'affaire fut terminée, l'acte d'accusation dressé. On vint
interroger le captif à deux reprises différentes : il nia tout effrontément,
avec une telle fermeté, qu'il en imposa. Il déclara, ce qui était vrd,
qu'il n'était jamais entré dans l'appartement de Fernando de Acosta,
qu'il le coimaissait à peine, qu'il ne pouvait donc s'être querellé dans
sa maison avec lui, et que les gens de son espèce attaquaient leurs en-
nemis face à face, en plein air, et non pas dans les couloirs comme
des assassins. Par malheur, à la grande stupéfaction de Piétro, un ter-
moin comparut. C'était un homme de mauvaise mine qu'il n'avait ja-
mais vu de sa vie. Celui-ci déclara cependant qu'il connaissait parfai-
tement Yalferez; que ce n'était point un mystère dans le quartier qu'il
courtisait la femme de Fernando de Acosla; que, selon toute pr(Âa-
biUté, l'amant surpris s'était débarrassé dans l'escalier du mari trop
confiant, et que, le coup fait, il avait sauté par la fenêtre, voulant sans
doute détourner les soupçons ou les laisser tomber sur les habitansde
la maison. 11 ajoutait qu'un de ses amis avait vu, vers minuit, l'accusé
sauter d'un balcon dans la rue. Cet ami , qui était un autre mécréant
dé la même espèce, déposa en effet qu'il avait parfaitement reoomui
Yalferez, lorsqu'il était descendu du balcon, mais que, pensant qia'il
s'agissait d'une intrigue d'amour, il avait négligé d'en iastruire l'au-
torité. Que répondre aux accablantes allégations de ces imposteur soa-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
doyés sans nul doute par la bande portugaise? Valferez, atterré, ne ré-
pliqua rien, sinon qu'il était innocent, et que les témoins étaient des
menteurs infâmes. Cette affirmation, que n'appuyait aucune preuve,
était insignifiante, et Yalferez fut condamné, séance tenante, à être pendu
jusqu'à ce que mort s'ensuivît, sur la grande place de la ville, le hui-
tième jour, au coucher du soleil.
Cette sentence inattendue, et qui prêtait si peu à l'équivoque, donna
fort à réfléchir à Catalina. Être condamnée comme amant de la senora
de Acosta, c'était jouer de malheur. L'idée lui vint sur-le-champ de
confondre les imposteurs en avouant ce qu'elle était; mais, comme
elle se décidait à cette déclaration , une pensée la retint. A quoi ser-
virait cet aveu? prouverait-il qu'elle était innocente du meurtre de
don Fernando? Le bruit que ne manquerait pas de faire une pareille
révélation ne se ferait-il pas entendre par-delà les Cordilières, jusqu'en
Espagne peut-être? Et si elle se disculpait par cet aveu (ce qui était
fort douteux) du meurtre de don Fernando, ne s'exposait-elle pas à
voir rechercher dans sa vie passée quelques peccadilles au moins équi-
valentes? L'inquisition ne viendrait-elle pas d'ailleurs à s'occuper d'elle?
et que penserait l'inquisition de son travestissement, de son existence
aventiireuse? N'y avait-il pas là un cas de sorcellerie qui pouvait la
mener au bûcher? Mourir pour mourir, mieux valait encore la corde
que la torture et le gibet qu'un auto-da-fé. L'amour de la vie luttait
secrètement en elle cependant, et Catalina s'attachait à l'aveu de son
sexe comme à une espérance dernière. Durant ces hésitations, sept
jours s'étaient écoulés, et la prisonnière sentit son cœur faiblir, lors-
qu'elle vit, à travers les barreaux de son soupirail, disparaître der-
rière les montagnes les derniers rayons de son dernier soleil. En ce
moment, quatre religieux entrèrent dans la prison ; ils venaient pré-
parer le condamné à la mort. Le premier qui parut était un homme
d'une physionomie énergique et fine. Catalina crut remarquer qu'il
lui faisait des signes d'intelligence, et un frisson la prit quand elle aper-
çut entre ses doigts un chiffon de papier qu'il lui montrait à la dérobée.
Elle vint d'un air de componction se jeter à ses genoux et appuyer son
front sur ses deux mains; dans ce mouvement, elle put saisir le mys-
térieux billet, et en se relevant, elle le fit glisser dans sa poche. — Je
suis heureux, mon fils, lui dit le moine, de vous trouver dans ces
pieuses dispositions. Recueillez-vous un instant et préparez-vous à une
bonne confession. — Valferez songeait au billet et n'écoutait guère ce
que disait le moine. Il comprit cependant qu'en faisant mine de se
recueillir, il pouvait se dérober un instant à la surveillance des quatre
religieux, et il alla s'agenouiller devant son grabat. Là, il ouvrit le
papier mystérieux et y lut furtivement ces seuls mots : Ne vom con-
fessez pas. J. — Après une seconde de réflexion : — Carambal mes bons
GATALINA DE ERAUSO. 617
frères, s'écria Catalina en se relevant tout à coup, que venez-vous faire
Ici? Et comme les religieux reculaient avec effroi : — Vous voulez me
confesser, dites-vous? Et qui vous dit que je veuille me confesser,
moi! Allez, je n'ai que faire de vous et laissez-moi en paix. Les moi-
nes, très surpris, cherchèrent à calmer cette colère subite : ils parlè-
rent au condamné de la mort qui l'attendait et du monde inconnu qui
s'ouvrait au-delà; mais Yalferez répondit qu'il ne craignait pas la mort
et qu'il ne croyait pas à l'autre vie. S'il était chrétien ou païen, c'est ce
qu'il ignorait, ne s'étant jamais occupé de pareilles choses. Né dans
les camps, il avait combattu sur terre et sur mer depuis son enfance
en loyal soldat; il était innocent du crime dont on l'accusait : que fal-
lait-il de plus? Après avoir épuisé inutilement toutes leurs formules
d'exhortation, les religieux sortirent du cachot, déplorant l'impiété
du condamné : sur la proposition de l'un d'entre eux, ils allèrent chez
le corrégidor pour le supplier d'ajourner l'exécution et de laisser à
cette arae égarée le temps d'entrer dans une voie meilleure. L'avertis-
sement mystérieux, c'était à Juana que la prisonnière le devait, et on
comprend maintenant quelle pensée l'avait dicté.
Cette pensée, Catalina d'abord n'avait pas su la deviner. Quant au cor-
régidor, un instant inflexible, il finit cependant par s'adoucir, et accorda
aux religieux douze heures de délai, après lesqyelles, ajouta-t-il, le
condamné pouvait aller au diable si bon lui semblait. La journée du
lendemain se passa en prières, en exhortations inutiles. Catalina, appre-
nant la cause de l'ajournement, n'eut garde de se laisser toucher si vite
par la grâce; elle espérait. Vers le soir, cependant, son courage dimi-
nua; elle pâlit lorsqu'à l'heure dite elle entendit les yerrous se tirer
et les portes s'ouvrir : c'étaient les exécuteurs. Bientôt après Catalina,
revêtue par-dessus ses habits d'une robe de laine blanche, sortit de la
prison pieds nus, un cierge à la main, et escortée d'un détachement d'in-
fanterie. Une longue ûle de religieux, la croix en tête, le rosaire à la
main, attendait le condamné; une foule immense se pressait sur la place,
qu'inondaient les lueurs rouges du couchant. Quand parut Yalferez, un
sourd murmure s'éleva de toutes parts; il était fort pâle, mais sa dé-
marche était ferme et son œil étincelait. Qtiejovenl que bonitoî quejua-
pito! (qu'il est jeunel qu'il est joli!), disaient les fenmîes. Au moment où
le cortège allait se mettre en marche, Catalina reconnut dans la foule
le religieuse de la veille; il lui sembla que ses regards se portaient de
tous côtés avec anxiété : il y avait donc quelque espérance dans l'air?
On arriva bientôt sur la grande place, et le condamné put voir de loin
l'instrument du supplice. Le gibet avait la forme d'un F; un enfant, à
cheval sur le bras supérieur, attachait en ce moment la corde, des
alguazils refoulaient la multitude. Catalina n'en vit pas davantage, car
ses yeux se troublèrent et ses oreilles conunencèrent à bourdonner. Elle
011» REV.W DBS D«US KQRDBS.
«M^ançait pourtant comme poussée par une force indépendante d'iâkK
méfne, et elle arrUa sous 1& poteso». Le corrégidor, nifnrté sur une
mule blanche, remit la sentence au chef de^algns^Is, qui laluiàëaulv
TOix. Pendant ce temps, une sorte d«,siirex<»ttttioni s'emparait diafCal»^
lina, et un étrange sentiment d'Miieur-propreJtiirenditioiit «on aang^
boid. Le bourreau nouait iar oovdis savoiinée. « Irrognel Idi dib^le, tet
m sais pas faire ton métier! » Ei^ luiarrachaiit la corde ddsmains^ oUe*
fit elle-même un de ce& nceuda savansdont les raateMsontleseonatL
La foule ne put alors contenir son admiration, des voix craneiit r
Grâce! grâce! Le corrégidor, craignant uoe émeute, fltsîgileau^boui^-
reau de se hâter; mais en .ce moment un cri perçant retentit^ otun ca»*
¥alier couvert de poussière, débouchant au graind galOp sur la» plaoe^
¥int remettre une dépêche auicorrégidor. Un silence profond succédât
aux murmures qu'avaient excités les apprêts du suppliée, un. vif sentîf-
ment de cimosité, qui gagna le bourreau lui-même, se peigoît sur tous
les visages. Dès que le oorrégidor eut jeté les yeux sur la dépêche, il
donna l'ordre de suspendre l'exécution et de ramener le coodamné^
dans la prison. Une immense acclamation^ l^ng-^temps contenue, éclate
de tous côtés à la fois; la foule s'ébranla, les alguazils s'empress^eût,
et tandis que les groupes se formaient^ que les moines eux-mêmes se
questionnaient avec étonnement, que la popuhition tout entière se per-
dait en conjectures, Pietro, escorté des exécuteurs, avait regagné la*
prison.
On connut bientôt la cause de cet incident inattendu. La dépêehe
qui avait sauvé la vie au condamné venait de la Plata; elle était expédiée
par le président don Martin de Hendiola. Quelques jours auparai^anl^
les deux témoins qui avaient déposé contre Oatalina étaient tombé»
entre les mains de la justice. C étaient deux misérable» spadassins aui'
gages du premier venu; condamnés à mort pour leurs méfaits et soiL^
mis préalablement à la question, ils avaient avoué, entre autres crimes^
qu'ils ne connaissaient pas Pietro Diaz, et qu'ils avaient été payés pour
le dénoncer. Le président avait écrit sur-le^shamp aux autorités de Tu*-
cuman pour les prévenir qu'elles eussent à suspendre ce procès, qui de*"
vait être porté devant la juridiction supérieure de la Plata. On devine
qpe la senora n'avait pas été étrangère à cet événement. Après avoir
inutilement invoqué la pitié du corrégidor de Tucumen et vainement
tenté sa cupidité, elle était partie pour la^ Plata en toute hâte, laissuit
Jaana sous la garde dlune femnae de confiance et d'un francisedn tout
dévoué. A la Plata, ses dénuirches avaient été phis heureuses. Accueillie
avec distinction par don Martin, ancien ami de son mari, elle avait fort
activé la justice et contribué sans nul doute aU' départ précipité dn ooiH^
rier extraordinaire qui devait sauver son futur gendre. Gatalioalui dut
avec la vie l'indulgence de ses nouveaux juges, car, traneportée deus
jpiis |)lw ftarâ À la Plaia, sen precèsy ML remé, et mmuni» 'aiicime
iAMoige scmuee ne s'ékirait plusieontue eUe, eHe fat acquittée et «riM
£e1te aSbiFe, oomme en ftense, a^ait fait grand -bmit dans la fym*
fWoa. L'4$ifisrex. Ketro^étoitrolvet d'aine «vrioeilé géoérale, et fion «Mi-
telFe i^enîet iatariaBaUe de toutes des eaBTersatieK. Gette eHualîoii/fll
éi|PÎiieqtte'4ii'«Ue4iiit,>car la juëttoe dta ihoMion a leitrMe firMlégi»
tfitn»primiir le fttas fstmwevi une marque iftdKuse sur le frewt iBéme
K)a cew J^u'eUe aiMOHt, tne déplaisait pas à cette nature plus orgueil-
la^ae ique déKcate. La^emni, déBotée^ée rkiut ce t>mit, «'aspirait qu^à
lUfa^MT sa ipabihle reteaite; laaisdiQB MarKn lui 4t comprendre ^e
iemwneutélait mal cfadîei fourvnnfluriage : f iuflérét de luana, assu-
ftîfriUy eiigaaîtqiie Von donnât auséfténenens le temps de s'assenpir^
îl soutint aaec forée rsen «npumn et ^nepousaa les oki^otions 4e ta seBora
jfgï faoniinetqui entsait plWqu'il ii'»en Teutidire. Quel que fût le tond de
ia pensée , il «ervit menrailleusemenA Y axerez, poar qui ce mariage
étaii presque aussi redoutable que la potence. La senora consentit erf8n
à itfie séparation qu'on lui anuna defoûr élre 4e courte durée; -die
4QiiBa4e l'argent à ïmlferm^ qui feignit, en la quittant, «m 'grand dê^
as^poîr, et jura d'être avant dreîs «ois aux pieds 4e la nie$Hecn*e des
mères et de la (dus lieDe <les fiancées, iàuesitftt après le départ «de
i'^eioelkAte famine, don Martin iftt appeler^Pietiio. « Seikir al/'eres, toi
lébt^len le regardant fixement, n'aroz-irons jamais habité la €oneep*
lîcas^ «t n'imae^^<eous pas coimu le capitaine Miguel 4e £rauso? Cétait
mon aflai. « Cotalina pâlit affirensement. a Si tous «l'en croyez, «ouli-
wa-^tHU, y(Ms partirez ce scar, vous irez droit devwnt ix>ns tent que
wns Irou verez de la terre, ^ous changerez de nom, et vous ne mettrez
plus les pieds dans ce pays. A bon entendenr, «abitlD Ualferez ne se
fit pas répéter deux fois ce conseil, et il alla sur-le-ehamp faire em-
fifelte d'un cheval; une heure après il sortait de la ville.
V.
JLa €ité la plus furocbaine était la Paz; ce tut vers la Paz qu'il se 4i-*
lîgea, et il y arriva assez rapidement grâce a la vigueur et à f ogiHié
(je sa monture. I#e cheval qu'il venait d'aclieter à lort bon eempte étaH
un animal (Siuperbe, noir, aattsAache, luisant comme l'aile d'un cer*^
bea^; avec aa crimèr^ nattée «uèvant la mode aojdalouse, sa seHe de
cmr Jaune bradée 4e laine rouge et piquée de fil blanc, c^était bien ta
montune d'ui^i élégant eabmUero. Cheval et voyageur furent remarqués
W arrivant sor la ;place de la ville; les curieux s'attroupèrent et 6e4e^
620 REVUE DES DEUX MONDES.
mandèrent quel pouvait être cet étranger. Catalina, peu intimidée, sa-
tisfaite au contraire de la bonne impression qu'elle produisait , s'ap-
procha de l'un des groupes et se fit indiquer la meilleure fonda. Parmi
ceux qu'elle interrogeait, l'aventurière remarqua deux soldats d'assez
mauvaise apparence, qui semblaient observer avec un intérêt particulier
tous ses gestes et qui surtout examinaient son cheval avec une curiosité
suspecte. Elle avait à peine tourné bride pour gagner l'auberge, que ces
deux hommes, après s'être consultés à voix basse, abordèrent respec-
tueusement un personnage vêtu de noir qui passait auprès d'eux, et,
lui montrant Val ferez, ils parurent lui donner quelques vives explica-
tions. Catalina, sans se retourner, avait tout vu avec, cette perspicacité
singulière que donne l'inquiétude. Son premier mouvement avait été
de faire bondir son vigoureux cheval noir, et de fuir, sans trop savoir
pourquoi, de toute sa vitesse; le second, au contraire, fut de ralentir sa
marche avec un calme imposant et d'attendre. Elle n'attendit pas long-
temps; un alguazil s'approcha d'elle et lui dit en la saluant que l'alcade
désirait parler à sa seigneurie. U al ferez rendit avec courtoisie son salut à
Talguazil et le suivit en se composant pour la circonstance une physiono-
mie tout-à-fait souriante. L'alcade s'entretenait encore avec les deux sol-
dats, et les promeneurs, qui pressentaient une scène intéressante, s'é-
taient groupés derrière lui. Quand ïalfetez se fut approché : « C'est bien
lui, monseigneur, c'est bien lui! murmurèrent les soldats, o Catalina se
sentit pâlir. « Que me veut votre excellence? » demanda-t-elle à l'alcade
en le saluant avec respect. Le fonctionnaire fixa sur l'étranger un regard
scrutateur qui ne contribua pas à le rassurer, a Senor caballero, lui dit-il,
je ne vous connais pas, et ces deux soldats affirment que le cheval que
vous montez leur appartient; ils déclarent qu'il leur a été volé, et ils s'of-
frent à le prouver; qu'avez-vous à répondre? » Catalina, préparée à tout
autre événement, s'attendait si peu à cette accusation, que la voix lui
manqua, elle demeura un instant confuse et rougissante. Le regard sé-
vère de l'alcade et un sentiment de satisfaction qui se peignit sur la figure
des accusateurs lui rendirent son sang-froid. Détachant sans mot dire la
capa qui couvrait l'arçon de sa selle, elle la jeta sur la tête de son cheval
de façon à l'envelopper complètement depuis les oreilles jusqu'aux na-
seaux. — Monseigneur, dit-elle ensuite à l'alcade, je supplie votre excel-
lence de demander à ces caballeros quel est l'œil qui manque à ce cheval;
c'est le droit ou le gauche , non pohit un autre , et ils ne peuvent se
tromper. — Bien, dit l'alcade. Vous entendez, ajouta-t-il en s' adressant
aux soldats, de quel œil ce cheval est-il borgne ? — Les soldats embarras-
sés se turent. — Répondez sur-le-champ ! continua l'alcade. — De l'œil
gauche, dit un des soldats. — Non, de l'œil droit, affirma l'autre. —
Vous ne vous entendez guère, observa l'alcade. — C'est de l'œil gauche.
CATALINA DE ERAUSO. 63(
s'écrièrent alors à la foîs les deux accusateurs. Ce cheval a Tœil gauche
crevé; nous avons pu hésiter une minute , mais nous sommes sûrs
maintenant de ce que nous avançons. Lalferez enleva son manteau et
découvrit les oreilles de ^ monture. — Que votre excellence, dit-il à
Talcade, veuille bien examiner la tête de mon cheval; elle verra qu'il
D*est pas borgne le moins du monde et que ses deux yeux sont excel-
lens. Après avoir regardé : —r Qu'on arrête ces deux dénonciateurs! s'é-
cria Falcade; ce caballero est dans son droit, et ce sont deux coquins.
Aussitôt la foule s'empressa autour de ïalferez, qui reprit en riant avec
les curieux le chemin de la locanda.
Catalina n'y était pas établie depuis une heure et elle avait à peine eu le
temps de réparer le désordre de sa toilette de voyage, lorsqu'on vint la
prévenir que le senor don Antonio Calderon demandait à lui parler de la
part de l'alcade. Quel pouvait être ce nouveau message? Qu'annonçait
cette visite? Était-ce une seconde aventure? Quoi qu'il en pût être, l'a/-
ferez ne pouvait refuser de recevoir l'envoyé de l'alcade; il le fit prier
de monter chez lui. Dès que don Antonio parut, sa politesse et sa phy-
sionomie joviale dissipèrent à l'instant les craintes du voyageur. Il était,
lui dit-il, le neveu de l'évêque de Cuzco et le cousin de l'alcade de la
Paz, et il venait, de la part de ce dernier, lui exprimer tout le regret
qu'il éprouvait de la ridicule scène du cheval. On punirait les deux sol-
dats comme ils le méritaient, mais son cousin l'alcade serait heureux
de pouvoir lui en donner lui-même l'assurance, et il l'envoyait (quoi-
que à son regret il ne connût ni le nom, ni le pays, ni la qualité du
voyageur) pour lui demander s'il voudrait lui faire l'honneur de venir
dîner chez lui. Catalina respira fortement; puis, se rappelant le conseil
du président de Tucuman : — Je me nomme don José de Salta, répon-
dit-elle; Je suis alferez au service de sa majesté catholique; mon pays
est la Biscaye, et je me rends à Cuzco pour mes affaires. — Quelle
bonne fortune! s'écria don Antonio; mon cousin est Basque comme
vous, et comme vous il part demain pour Cuzco. Si cela vous convient,
senor alferez, nous ferons route ensemble.
Voyager sous la protection des lois, avec la justice elle-même, rien
assurément ne pouvait mieux convenir à notre héroïne, que com-
mençaient à lasser des aventures infiniment trop multipliées. Elle ac-
cepta donc l'invitation avec empressement et suivit don Antonio chez
l'alcade. Don Pedro de Chavarria (ainsi se nommait l'éminent fonction-
naire) attendait son invité; il le reçut à merveille, lui témoigna ses re-
grets de la sotte aventure, et le présenta à dona Maria, sa femme, belle
Andalouse qu'il avait épousée un an auparavant. Dona Maria était le
type parfait des Sévillanes, du genre de beauté desquelles on se fait en
général une très fausse opinion. Elle n'était pas petite et vive, brune et
TOME X\1I. 41
os REVUS IHK DEUX JfOMINBS.
piquante comme les beautés de Cadix, ni blanche et ¥olu|>tueuse comme
les femmes de Valence; c'était une grande personne blonde à la taiUe
lidmirablement svelte, a^ec des yeux noirs frangés de longs cils bruns.
$(m regard éclatant et tout-à-fait méridional contrastait étrangement
a^ec la blancheur de son teint et la couleur de ses cheyeux; c était un
siqgulier mélange de douceur germanique et d'énergie arabe Jene pacte
point de ses pieds, elle n'en avait presque pas. Bref, Valferez la trouva
fort à son gré. Merveilleusement accueilli dans la maison de Falcad^
il déploya pour plaire toutes les grâces de son esprit. Il raconta avee
à-propos, et sansfatiguerson auditoire, quelques épisodesde ses voyagea,
n pada.'cle choses jqu'il savait, de beaucoup d'autres qu'il ne savait. pas,
détournant adroitement la conversation et la variant avec art..Il plut, ea
un moti diuis le salon de cette .petite ville, où sans doute les b^ux dî-
aeursétaient rares. Ce devait être un [ffécieux compagnon de route, peu*
saient ses hôtes, et l'alcade «e réyouissait autan t de l'heureuse rencoatne
que don José lui-mâme. La clairvoyance n'était:pas la vertu principale
de don Pedro de Chavarria, et Valferez savait à quoi s'en tenir à cet
égard. iDès la première heure, il avait remarqué que les beaux yeux ds
la senera rencontraient bien souvent les regards du cousin Calderon, et
Ms semblaient avoir en ce moment mille secrets à leur dire. Avant da
fin de la soirée, don José nedoutait plus du malheur de l'alcade. Conun^
au demeurant, ce n'était pas son affaire, il s'en préoccupa peu et prit
congé de ses hôtes pour aller faire ses préparatifs de dépaitt.
Depttis long-ten^ Catalina n'avait éprouvé une aussi grande tran-
quillité d'esprit; tous les obstacles s'apknissaienidevant elle. Qui eûtpa
lui diare, en effet, que cette soirée qui faisait sa sécurité, que cet amour
qu'elle venait de deviner, renfermaient. en germe une san^anie tra«-
gédie^qui devait bientôt mettre un terme à sa folle et vagabonde exis*-
tencel
Le lendemain, lorsque don José se rendit à l'heure convenue devant
la porte de l'alcade, il y trouva une caravane entière prête à partir. On
avait préparé pour dona Maria une de ces litières ou portantines, sovia
de chaises à porteurs soutenues par deux mulets, moyen de transport
fort en usage à cette époque dans les pajs espagnols, et dont on «re-
trouve communément eiMîore le modèle en Sicile. Quatre domestiques
bottés jusqu'aux hanches, armésjusquiaux dents, montés sur des mulaB
Twou^^^^^s, se disposaient à escorter leur maîtresse. Un heau;geii8t,
tenu en main, attendait don Pedro de Gbavairria, el le senor Calderan
arriva bientôt caracolant avec grâce sur un de ces chevaux .rosesnlont
l'étrange nuance se rencontre assez souvent dans les races espagnoles.
C'était un long et pénible voyage que celui de la PwÀ Çuboo, et les
dames de notre époque, .babiûiées au meeUeifi^ balBaaement deleus
dormwn») o'^ataepmiMhaientpatsaQftdasigfflrdepiiiBite^
k Itavers <fcss pays sauvages' et déserts, dans unelitière nxt rude tenfgftgei
BDuaMaria parut ^veloppée dû haut du peigne aaii) bout dbspi<ids dans
sa maotilte de satin, umoeâllei rouge è chaque tempe ei son éveoiail à
la main; elle saiua r«^èro0 d'un geste giraoieuft> 6aldeiroR dHui doul
isgard, et monta dans laiportautina Les candkos aafouidièrent leurs
ehevauXy et la oaiaTanef se* mit enrouée.
En marchant qnatro heures le maiin et i|uatre heures dansi Faprès^
midi» par des cheaûiifl détestables^ oa ne pouvait faire par jeur plus et
dix à douae lieues. Le soir, on arrivait à cpielque hotte misérâble, à
quelque veniu désemparée» c'est-à^lire à une écurie au houtlde laquelle
on avait réservé un recoin qui semait à la foisde cuisine, de selierie^
de salon et de chambre à coucher. On y dînaii comme on pouvait^ les
domestiques de Talcade disposaient avec des toiles et des maaUas une
SDrte de chambre et une manière de lit pour dôna Maria; les hommes
s'arrangeaientde leur mieux dans làipaiile. La belle Andalouse ne seni^
Uait pas s'apercevoir de la longueur et des fatigues de ce voyage. Sui^^-
vautdu regard tout lejôur l' heu reuK€alderon, qui posait sous ses beaux
yeux avec la jactance' espagnole et! faisait eaiécuter à son cheval ros«
des faniasia» continuelles, elle semblait vraiment penser à bien autre
chose. Le mari, qui ne posait pas, chevauchait plus paisiMement der^
rière la litière. Don Pedro était un de ces Espagnols courts et trapus dont
le regard n'a rien de débonnaire, et dbnt le teint rappelle fe visage
d'Othellb.Aprèsquelques jours de voyage^ Vaifcm crut remarquer tfue
k physionomie naturellement sombre de Fak»de se rembruniissaii de
plus en plus. Il vit le soupçon naiire et grandir dans ce coBur passionné;
Bientdt il- pressentit un drame. Que faire? Ivresde jeunesse el>dfamour>
les deux amans se laissaient aller au conrs de la vie, sans songer au
danger, comme ces beama cygnes qu'entraîne paisiblement le courant
d'un fleuve et qu'attend plus loin la balle du chasseur. Uatferex, pen-
dant le voyage, s'était lié avec Calderon; mais celui-ci ne hii avait guère
parlé que de sa maison, de sa fortune, de ses chevaux et de son oncle,
surtout de son oncle, Tévéque de Cuzco. De son amour, il n'avait pas
dit un seul mot à YcUferex, et celui-ci, tout en se proposant de donner
à Calderon un avertissement charitable, ne pouvait se cacher que cette
réserve rendait plus difficile encore et plus délicate l'exécution de son
projet.
Cependant on marchait toujours et l'on gagna la dernière étape.
C'était une petite ville, de construction récente, à dix lieues en avaut
de Cuzco. Depuis peu de temps, une sorte d'administration civile était
établie dans cette bourgade, et il se trouva que lé corrégidor était fort
connu de Pedro de Chavarria. II fut aisé, grâce à lui, de procurer à la
belle voyageuse un logement plus convenable que les gîtes des jours
624 REVUE DES DEUX MONDES.
précédens. On prépara pour elle un petit pavillon de plaisance atte-
nant à la maison du corrégidor. Ce pavillon, construit en bois et établi
dans un jardin, renfermait une seule chambre au rez-de-chaussée, et
au-dessus un petit grenier. Cette chambre avait deux fenêtres élevées
de six à huit pieds au-dessus du sol et une porte précédée d'un perron
tapissé de plantes grimpantes. Ce fut là que Ton prépara le logement
de dona Maria; elle ne craignit pas de passer la nuit seule à une si pe-
tite distance de la maison du corrégidor, et préféra le kiosque qu'ha-
bitait provisoirement le fonctionnaire à une chambre humide encore,
ouverte à tous les vents, dont elle laissa la jouissance à son hôte et à
son mari. Valferez et Calderon s'établirent comme ils purent dans la
meilleure locanda de la ville. On dina gaiement ensemble et Ton passa
la soirée dans le pavillon du jardin. C'était une belle nuit d'été; une
tiède brise balançait les arbres fleuris; l'air était chargé de senteurs
énervantes; en un mot c'était un de ces soirs « où toute femme doit
désirer qu'on l'aime. » Assise auprès d'une des croisées ouvertes, dona
Varia, pâle et distraite, soutenant d'une main son front, broyant de
l'autre une fleur de jasmin, les yeux fermés à demi, semblait som-
meiller, mais elle ne sommeillait pas. Calderon avait découvert une
guitare. On n'est pas Andalou sans savoir chanter un jalero ou un
fandango, et le beau jeune homme avait une de ces voix chaudes et
vibrantes qui appartiennent exclusivement à l'Italie et à l'Espagne,
voix de pêcheurs qu'aucune étude n'a brisées et dont les notes fortes
et pures font rêver, où qu'on les entende, aux gondoles, aux lagunes,
aux nuits ctoilées. 11 chantait en frappant des doigts sur sa mandoline
une série de ces quatrains espagnols qui se succèdent, on ne sait pour-
quoi , sans avoir ensemble aucun rapport, et dont les paroles, souvent
mélancoliques, parfois étranges ou mystiques, contrastent d'une façon
bizarre avec l'air animé qui les accompagne :
Aquel pajarillo, madré
Que canta en la verde oliva
Digale, por Dios, que callc
Que su canto me lastima.
Ya no soy yo la que era
Ni la que solia ser
Soy un cuadro de tristeza
Arrimado a una pared.
Yo me cnamore del aire
Del aire de una mujer,
Gomo la mujer es aire,
En el aire me quede.
CATALINA DE ERAUSO. 625
«Ce petit oiseau, ma mère, qui chante dans le vert olivier, dites-lui , pour
Dieu, de se taire; son chant me navre.
<t Je ne suis plus déjà celle que j'étais, celle que je fus toujours; je suis un
tableau de la tristesse accroché à un mur.
« Je suis amoureux de Tair, de Pair d'une femme; et, comme la femme est de
Pair, je vis dans Tair. »
Le corrégidor écoutait avec émotion; il songeait sans doute à la pa-
trie absente. L'alcade regardait et pensait. L'ai ferez était fatigué , il
étouffait de temps à autre un bâillement. Vers onze heures, dona Maria
congédia les visiteurs. Le corrégidor sortit le premier avec Falcade,
tandis que ïalferez cherchait son chapeau et que Calderon s'attardait
aussi, comme s'il lui manquait quelque chose. Au moment où don José
(pour donner à Y al ferez son nouveau nom) allait s'éloigner, il vit doâa.
Maria debout promener de Calderon à la porte ouverte un regard
furtif et souffler presque en même temps une des lumières, panto-
mime qu'en tout temps et en tout pays les amans ont traduite ainsi :
Vous entrerez par là dès qu'il fera sombre ici. Calderon fit un signe
affirmatif imperceptible et sortit avec don José. Ils descendaient les
marches du perron , lorsque dona Maria parut à son tour déclarant
qu'elle voulait respirer un instant dans le jardin. Elle les accompagna
jusqu'à la porte, qu'elle se chargea de fermer elle-même. En passant
près d'un massif qui bordait le mur, ïalferez crut voir briller dans
Tombre deux yeux étincelans; il entendit dans le feuillage un frôle-
ment et comme le bruit d'un pas rapide. — Qu'est-ce que cela? dit dona
Maria. — C'est un oiseau qui s'envole, répondit Calderon.
Cinq minutes plus tard, ïalferez et son compagnon arrivaient à leur
auberge et gagnaient leurs chambres. Un quart d'heure ne s'était pas
écoulé que la porte de Calderon se rouvrit sans bruit, et l'heureux ga-
lant, enveloppé d'un manteau sombre, se glissa hors de la maison. Sur
le seuil, il se trouva nez à nez avec ïalferez, qui l'avait précédé. « Ex--
cusez l'indiscret, murmura celui-ci; mais je tiens à vous dire que l'air
de la nuit est malsain pour vous aujourd'hui. » Don Antonio, mécon-
tent, pria l'interlocuteur malencontreux de se mêler de ses affaires. Don
José, sans se laisser intimider, fit part à Calderon de ses craintes, de ses
soupçons, d'un pressentiment secret qu'il ne pouvait chasser, disait-il;
tout fut inutile. Après l'avoir un instant écouté, le neveu de l'évêque
releva sa moustache, remercia du geste et s'éloigna sans répondre. Dcm
José le suivit à distance; il pénétra après lui dans le jardin, et de loin
vit luire à la croisée du kiosque la lumière de dona Maria qui brillait
comme un faoal. Calderon, embossé dans son manteau, s'appuya contre
le tronc d'un arbre et attendit; ïalferez ût de même. Au bout d'un in-
stant, la lumière s'éteignit. Antonio, après avoir regardé attentivement
096 RBVim DBS DBUX KOIIBES.
autour de lui et prêté l'oreille, se diri^^ à pas de loup ters Tescarlier
du pavillon. Son compagnon mystériei>x se Irouvwt à if^ngt pîed$ en
arrière;, il put Ycâr, à la sombre clarté qui tombait des^ étoiles^ le jeune
homme monter les marches et pousser doucement la porte. Auiméime
Oioment^.une sorte de rugissement, suivi d'un cri de femme, partit
de rintérieur du pavillon. Antonio recula d*un pas sur l'escalier;, une
ombre noire sortit et se précipita sur lui; un râlement se fit enten-
dre, et les deux corps roulèrent sur le perroo. Presque aussitôt une
des fenêtres, s'ouvrant tout à coup avec fracas, donna* patsagit aune
fiMrme blanche qui sauta dans le jardin, glissa dans les ténèbres et^ul se
heurter en poussant un cri contre Catalina éperdue; C'était la malheu-
VBuse doua Maria; elle était échevelée, folle d'épouvante, à demi morte.
Smr le perrcRi, une^des ombres se relevait* L'oi/^ez eoTeloppa dans
son manteau la pauvre Espagnole, et, la tenant dans ses bras^ il coomit
à trarere les arbres yers la porte du jardin qu'il franchit. Làv se ran-
sani, il s'arrêta, et, au lieu de poursuivre sa course, il se ooll» immo-
bile a^ec son fardeau contre le mur tapissé de verdure. Bien luien
prit^ car presque aussitôt Chavarria, un couteau à la. main, parut sur le
seuil et regarda vers la ville; N'apercevant rien derant lui^ iliermala
porte aivee (ùrie et rentra dans le jardin. Le danger avait leodu des
foroesià^dona Maria. Soutenue par son compagnon^ elle : put eourn\ et
ifearrivèrent haletans à réouriede lalocanda;
Cacher la malheureuse dans cette petite ville était diose impossifate ;
mieux* valait, pensa Valfer^x, fuir sans perdre de temps et se fier ^r la
vitesse^ de son cheval. Il le sella sur-le-champ > prit en oroupe dona
Maria, l'attacha contre lui avec son ceinturon et partit au galop sans
trop savoir où il allait. Comme il sortait de la> ville, ifcvitiun homme
passer rapidement auprès de lui, et crut reconnaître uv dès domesti-
ques de Chavarria. Il piqua des deux avec une nouveUef airdenr. Les
fuyards se trouvèrent bientôt en rase campagne. Depni» une demi-
heure, ils allaient ainsi bride abattue, lorsqu'ils' furent. arrêtés par un
torrent large et débordé. Valferex hésitait -— En aimntl cria: dooa
Marnai.. ^^'BOfav^ant! répéta Catalina. Le cheval, excité par elle, sairia
dans^la rt«vière; iLn'avait pas fait six pas, qu'il perdit piedet fut entraîné
pan le- courant Cramponnées aux crins avec Hénei^ie du désespoir,
ayantde l'eaujusqu'aux épaules, les deux compagnes laissèrent le che-
val dériver et^se débattre. Le généreux animal, redoublantde vigueur,
arriva ti^emblant sur l'autre rive; mais ses forces étaient à bout. Eor
bonheur^ Valftrtz^ regardant de U)us côiést, afrerçut une lumière. Les
voyageuses i>oussèneDt leur monture dan» cette <tioeotionetjgagDèoent
ainsi la batte d'un batelier. Cet homme ne. fut pas peasurprisde voir
entrercbeslutàpareille heure, deux visiteurs en si» étrange équipage;
une pièce xUor le rendit' complaisant et poli. 11 jeta quelques morceaux
CATAUNA BS ERAU80. 627
de bois sar les charboBS du dtasero, fit chauffer un peu de'vin qu'il
avait , et (vendit à Y déferez un vieux manteau dont la seâora se couvrtt
de «on mieuK. Quand les iiabits furent séchés à peu près et que le cbeval
eut repriS'haleiDe,l*«i|/Srms,'8entant qu'il n'y avait pas de temps i perdre,
proposa à doua Bfam<de contiiitter la route. Au dire du batriier, ils se
trouvaient sur le chemin de Cuzco, à six lieues environ de la ville. La
sraocaiut ravie de rapprendre; une de ses tantes était la supérieure du
couiiieiiiJe&Hiit-Augudtin, le plus considérable de Cuaco, et^e trou*
venât aii[HW<d'«Ue un asile assuré et inviolable : on repartit donc, et,
aux premières lueurs du matin, les fugitifs virent briller dans le lointain
les tails^eties clochers de la ville. Aoette vue, ïaJtforez venaltde pousser
un cri de joie, quand tout à coup ^a compagne, se serrant avec %t!lt(A
contre M :— Abl 8eâiir,nMinmira4^die>d'un&v4>ix éteinte, jeeuis pen-
due! — ^Le galop^'ira cheval se faisait entendre, etdon José/s'iétant re^
tourné, recomiùt Gbavarria dans le cavaher qui courait sur eux à^loule
bride. Résolu à sauver sa cmiqmgne, il serra le ceinturon qui YMat^
cfauit àilui<et lança son cheval à sa phis grande allure. La vie n'était plus
pour^anXiqn'nD&question.de vitesse. Dès le pren^er coup d'cerl, Y^aifgrea
await nenaïqué qne rGlmvarria montait un cbevsl dont la vigueur lue
était connne, «elui^de Cakteron. Le pauvre animal était fumant, ha-
rassé,<eou^E6rt d'écume; mais le sien aussi faiblissait, il portait un double
poid8,jetdoB José «savait qu'en plaine, sur une route facile, il ne pourrait
lutter knig-tetnps : «on seul moyen de salut était 4te se jeter «dans un
terrain jnégal,! semé d'olwtaoles, oii son cheval suppléerait à la vitesse
par (l'adaesse et le coucage. Cependant il fuyait toujours : c'était une
étrange»«rse que ceUe de ces deux cavaliers, dont l'un soutenait une
femme pflBe, mourante, échevelée, tandis que l'autce, penohé suria
crinière , animant son obewal du geste et de la voix et gagnant "du ^ter^
raio, lOroqialtienAH toucher à l'heute de la vengeance. Cu£co éiaiià une
denaUhenre'ennore. Le théâtre Ae »cette ohasse était le penchant d'une
colline onuverte d'un épais maquis. Le obeiiiin où couraient les deux
cavaliers était, 4'.un côté, -bordé d'une large tranchée, asi-Klessoiis de
laquelle detenrain, jonclié de ronces et de cailloux , descendait tvors la
viUe par nne^pente rapide. 8i son cheval eât été plus frais onmoins
chargé, l'o^/liNnu n'eût pas hésité à lui faire franchir lalrancfaée, si large
qu'eHe fût; mais les forces du pauvre animal pouvaient le<trahtr, et une
chute les perdait. Cependant Chavarria se rapprochait de plus en plus;
il fallut prendre mn parti : faisant brusquement tourner son cheval et
l'enlevant avec cette résolution qu'un cavalier décidé oonunmniqae
presque ileujours à sa monture, laiferez franoliit le fessé. Le «b&vnl
s'abattit sur le revers; «mais, soutenu par une main ferme, il seiro-
leva en Jtrébnchant,. et reprit sa course effrénée à dr»vcDS les pierres
etksiranees/sur^œe penteid'une effrayante déclivité. Quand. don José
628 tlEVUE DES DEUX MONDES.
se retourna, il vit que Chavarria cbangedt aussi de tactique. Arrêté sur
le bord de la tranchée, l'alcade détachait Tespingole pendue à Farçon
de sa selle, et, ajustant les deux fugitifs, il ût feu. Dix balles vinrent
siffler aux oreilles de dona Maria sans la blesser; Tune des balles seule-
ment effleura la croupe du cheval, qui bondit de douleur et repartit plus
rapidement encore. Furieux de voir sa proie lui échapper, Chavarria
s'élança à son tour vers la tranchée périlleuse; mais, moins heureux que
son adversaire, il glissa ^ s'abattit complètement, et, de loin, don José
eut l'inexprimable satisfaction de le voir tomber et rouler dans la
poussière.
Ualferez et dona Maria touchaient déjcà aux portes de la ville; les rues
de Cuzco étaient désertes à cette heure matinale , et il purent arriver
sans fâcheuse rencontre au couvent de Saint-Augustin, situé sur la
grande place. Catalina mit alors pied à terre, laissa dans la rue son che-
val fumant, aida dona Maria à monter Tescalier, la conduisit jusqu'à sa
tante, et, songeant qu elle n'avait pas une minute à perdre, elle redescen-
dit les marches quatre à quatre. Comme elle franchissait le seuil, elle
se heurta rudement contre un homme qui entrait; c'était Chavarria. Les
mains et le visage en sang, les habits déchirés, le malheureux semblait
ivre de fureur. Ualferez, tirant son épée, le força de reculer et déclara
qu'il n'entrerait qu'en passant sur son cadavre. Sans répondre, l'alcade
se mit en garde. Les deux adversaires, épuisés de fatigue l'un et l'autre,
pouvant à peine se soutenir, croisèrent le fer et commencèrent le combat.
Le galop des chevaux avait éveillé l'attention des voisins, le cliquetis des
épées les attira aux fenêtres; des curieux arrivèrent; on allait sans doute
séparer les combattans, lorsque trois nouveaux cavaliers débouchèrent
sur la place. C'était le valet de Calderon avec deux domestiques de
Chavarria qui de loin avaient suivi leur maitre. Au même moment,
Valferez venait d'être blessé. Excité par la douleur, il pressait vivement
son adversaire. Les deux domestiques vinrent au secours de l'alcade,
le valet de Calderon se rangea du côté de don José. La mêlée devint
générale. Pâle, l'œil en feu, les cheveux en désordre, Catalina avait ou-
blié sa fatigue et retrouvé son énergie des grands jours. Après être
restée long-temps sur la défensive, elle attaquait avec furie, et l'alcade,
atteint au cœur, tomba. Le domestique de Calderon s'enfuit aussitôt,
laissant le libérateur de dona Maria seul contre les deux autres. Appuyé
contre le mur du couvent, Valferez faisait face à toutes les attaques.
En vain on essaya de séparer les combattans. Les alguazils survinrent
enfin, et Catalina, qui refusait de se rendre, se débattant comme un
tigre blessé au milieu des assaillans, allait succomber sans nul doute,
lorsqu'un incident inespéré termina cette lutte inégale.
La porte du palais épiscopal venait de s'ouvrir. L'évêque, accompa-
gné de son secrétaire et suivi du domestique de Calderon, avait paru
GATALINA DE ERAUSO. 629
sur le seuil. La foule s'ouvrit devant lui, et le combat cessa. S*étant ap-
proché de Catalina, Tévêque lui ordonna de rendre son épée. — Mon-
seigneur, répliqua Valferez, j'ai trop d'ennemis. — Rendez vos armes,
continua le prélat, et sur mon honneur je réponds de vous. Val ferez
aussitôt jeta son épée, et les alguazils se préparèrent à le garrotter. Us
s'arrêtèrent sur un signe de l'évêque, qui, prenant le bras de don José,
le conduisit à son palais. L'évêque de Cuzco, oncle de Calderon, si l'on
s'en souvient, avait été mis en trois mots au fait de cette triste aventure
par le domestique de son neveu, qui avait quitté le lieu du combat pour-
chercher ce puissant auxiliaire. Lorsque le prélat se trouva seul avec
ïalferez, il le pria de lui conter les choses plus en détail, de lui dire qui
il était, d'où il venait, ce qu'il faisait. La situation était grave, ajouta-
t-il, Chavarria étant mort et Chavarria étant un alcade fort considéré.
L'assassinat de Calderon, l'enlèvement de doFia Maria, compliquaient
singulièrement la situation. Cette affaire n'était pas de celles que l'on
pouvait étouffer; toute la ville la connaissait déjà. Il avait bien pu sus-
pendre un instant l'action de la justice, mais non pas arrêter son cours.
Son cœur saignait à penser que don José allait se trouver si gravement
compromis par dévouement pour le malheureux Calderon, et cepen-
dant il ne voyait d'autre moyen de sortir de ce mauvais pas que de pro-
duire les bons antécédens de Val ferez, s'ils étaient bons, d'alléguer ses
services, s'il avait rendu des services, et de chercher à faire oublier le
crime par la générosité de l'intention.
Dès le début du combat, Catalina, on le sait, avait été blessée. C'éUiit à
la poitrine que le coup avait porté, et cette blessure la faisait horrible-
ment souffrir. Elle sentait, tîmdis que Tévèque liii parlait, que le secours
d'un chirurgien lui serait indispensable. Mise en demeure de s'expliquer
sur ses antécédens, et redoutant les nouvelles qui pouvaient arriver de
Tucuman, songeant que les soins nécessités par sa blessure pouvaient
trahir un nouveau mensonge, affaiblie d'ailleurs, lasse peut-être de sa
vie errante, n'ayant plus le courage de son rôle, Catiilina résolut d'a-
vouer à l'évêque toute la vérité. Se soulevant avec effort, elle se mit à
genoux, et, joignant les mains :
— Monseigneur, lui dit-elle, je ne suis pas ce que vous croyez : je
suis une femme!
La voix de Catalina s'était adoucie, son regard baissé avait changé
tout à coup d'expression , une vive rougeur couvrait ses joues pâlies.
Presque aussitôt ses forces l'abandonnèrent, et elle tomba sans con-
9
naissance sur le plancher. On devine quelle fut la stupéfaction du
pauvre évè(|ue. H appela au secours; ses chapelains accoururent. Trans-
portée sur un lit, Catalina fut pansée par le plus habile barbier du voi-
sinage. L'évêque, qui, sans être convaincu, ne savait trop que penser,
avait donné ses instructions au barbier et avait exigé qu'on le laissât
630 RRYCE BBS DEUX MOITDES.
seul danala chambre du malade. Son opérttieB finies, celui*«l piritgB^
rantir comme exact au prélat Tétarange aveu de Taireiilurière. ttueUlc*
pcMivait être cette femme? que signifiait cette mascarade? Le saint
homme en perdait la tâte. La blessure de Cataliaa était légène, e' ^aît
de repos surtout qu'elle avait besoin, et dès le Isndeinaîn dUe put
se lever. L'évéque la fit appeler et l'interrogea anee bonté. Gatelina
raconta toute son histoire, voilant, j'imagine, qiielques détails. EUe
dit son nom, sa famille, son eniriée au couvrent, son évasmi, S6$
courses en Espagne, son embarquement, son naufrage, ses duels, ses
voyages. Ce récit ne dura pas moins de trois heures. Le bon é¥éi|iie
récoula sans Finterrompre et presque sans respirer. Les coudes snr 1&
table, la tête dans ses deux mains, las yeux fixes, il semblaît pétrifié
par la surprise. Quand fut finie cette bizarre confession, il leva les yeux
au ciel avec une sorte d'épouvante comme pour implorer la misérii-
corde divine, et deux larmes coulèrent sur ses joues vénérables. Émue
elle-même, Catalina résumait ainsi sa vie : « J'ai couru le pays, j'ai
tué, j'ai blessé, j'ai trompé, j'ai volé, j'ai menti. » Elle ajouta, en bais^
sant les yeux, qu'elle n'avait pas eu cependant tous les vices, et qu'au
milieu de ses désordres elle était restée vierge comme au jour de sa
naissance. Catalina insista sur ce point, a Virgen intacta, dit^elle, eom»
el dia en que naci. » L'évéque la regarda avec une nouvelle stupéfaction
que l'on comprend sans peine.
La révélation inattendue de Catalina avait complètement changé la
situation. Si la justice civile pouvait encore poursuivre le meurtrier de
Chavarria, l'église à son tour avait le droit de réclamer la religieuse.
Ce fut le snjet d'une longue conversation entre le corrégidor, qui se
laissa convaincre , et l'évéque , qui apprit aux autorités l'histoire de
cette nonne, qu'il jugeait l'être le plus extraordinaire de son époque.
Pendant ce temps, Catalina avait pris possession d'un appartement très
convenable préparé pour elle par ordre de l'évéque. On lui avait servi
une excellente collation, et elle déjeûnait, après son long discours, du
meilleur appétit. Durant les jours qui suivirent, elle parut écouter
pieusement les exhortations du bon évêque, elle fit sa paix avec le
ciel , reprit le costume de son sexe , et à peu de temps de là elle entrait
au couvent de Sainte-Claire.
Quand vint l'heure de cette prise d'habit, quand la nonne métamor-
phosée sortit avec l'évéque du palais épiscopal, il ne resta pas un seul
liabitant dans les maisons de Cuzco. L'affluence était si grande, que le
cortège avançait fort lentement au milieu de la foule ébahie; on arriva
cependant à la porte du couvent, car pour l'église il n'y fallut pas
sonp:er, elle était pleine de curieux. Les religieuses, des cierges à la
îiî.îlii, étaient rangées sur deux lignes. S'agenouillant devant l'abbesse,
la novice baisa respectueusement sa main, puis elle embrassa toutes
CAVALINA «£ UAUflO. 6M
se& nonpagtm» el toiiles ses eompagnes Tembraseèiaii JLa;|^ioeessioa
seiiassendda 4aiis lechcMir, en y cbasta tes prières aoeeuteméea, et
la àmrde j^orle 4I11 couvani se ferma sur lanamyaiolferju,. La iHoièveDe
âerosUe eoarv»rsion se répandu rapèdement» ei pendaoiiUBe acmaiDe
oOiiieiparla pasi d*autre ehase d'an bcnit àTautre éa Pérou.
4kiininaikliS'Brraiigea Catalftiia de eMd réciasion nouvelte âl queUe
vie fui kifÉBiuia dans J i»4érieur deoe couvent >patsibtet cela n'est pas
très (fieifeÀ dire. Si Xaa en eroit seanat^s rrapides et iaoomplcttes, elle
siÉt se laire aifoer des retigieuseset n^érita, par une cooduHere&ein-
pAaiDe^ila^lHiSDveillanee de la supérieiMre. Pour^noAii eomptet, J'^ peine
k me, ûgÊonriWÂremf ferez, pudicpiement voUé, «in s^i^uiaire au uou,
vltiftdiuiie nibede JaiBeblaoebe^et égrenani avec dévotion son» rcwûro;
jHmaeine ^plufait iqne, char»ée (pendant quelques jour» au bruit qae
faisait ^son amstare, ravie au léfid du ceaur d'^nréte important qid
OQmKeMiâàreoB^amourspropre iusatiable, Catalina commença de mourir
d'ennui dès qu'on ne parla plus d'elle. Ce qui prouverait que je n^«i
paaioot'de ^oasramsi, dest que, cinq mois apvès, le bon évêque étant
moot, eUe parvint à^se iaftreeiMK)yer àLima dans un couvent du mèim
ordre^ et^ à lima^ elle ob4i«it la permission de retourner en Espagne.
Le i" novmidNre i6^,!la mof^ja ai/er^js arrivait à Cadèi. SUe avait
vapris^ pour vae^ager/ des babit» d'hoaune» et cette précaution était fort
Béseasaive, car sa renommée avait traversé l'Atlantique avecelte,»et son
dégoiaMMot ne la^déiobait pas toujours à la curiosité publique. A^tfèa
qnaiques jours de . napoa, eUe gagna Séville et Madrid. Là elle m pré*
anta ctMs leicomted'ûkvareiy pour qui elle avait une lettre» «Son in-
tantion n'était ;paA de retoaruer au couvent; le clottreine convenait dé-
cidément pas )à ses aUiures; «elle voulait au contraire solliciter une
réoeoifenae, demander le prix de ses services militaires et s'assurer
«ne^exiflikMios indépendante. Au demeurant, la mon/a ne s'était pas en-
ii0)iie<dans()e iNouveau^lfende. Le roi fut Gurieu& de la voir; il se la fit
aiMSBer ipar Je conaie d'Olivarez, et paya royaleuient aa curiosité. Sur
son ordre, il iut. accordé à Catalina de £rau»o une pen^n viagère de
hnit etf^éoiis, «t Fordonnance, signée eu août iOà^, se trouve encore
dans les archives de Séville, ainsi que (dusieurs brevets et attestations
dâlivréstpartksotfieiers soue Jesquels la noane avaiit servi.
tbes altoestten^por^es réglées à son entière satisfaction, Catalina
sangea^^surrle aansailidesesiprotedeurs, à mettre en paix^acooscience,
qui^^le m'ioMÂnoàile^efoire^tne la tourmentait.guère. C'était l'auBée du
grand jubilé, an •l'>eiigagea.à faire te^pèterioage de Rome pourda*^
mander au saint^pève la plus igcaade somme d'induigenues. possible.
Elle partit de Barcelone, toucha Gènes et gagna les états pontificaux.
A.BûoiQ, elle eut l'honneur d'être admise en la présence de sa sainteté
Urbain VUl, (]ui voulut entendre de la bouche même de Catalina le récit
632 REVUE DES DEUX MORDES.
de ses aventures. Le souverain pontife lui accorda la permission de finir
ses jours en habits d'homme; il Texhorta à mener désormais une vie re-
tirée et honnête, à pratiquer Toubli des injures et à se rappeler le com-
mandement non occides. Cet événement fit du bruit à Rome comme
en Amérique. Des princes, des cardinaux, des évêques, d'autres grands
personnages encore, voulurent voir la monja alfereXy et Catalina nous
l'apprend avec complaisance. Toutes les portes s'ouvraient devant elle,
et il ne se passait point de jour où elle ne fût conviée à la table de quel-
que grand seigneur. Catalina partit pour Naples, après six semaines de
séjour à Rome. Un jour qu'elle se promenait sur le môle, elle s'aperçut
qu'elle était la risée de deux demoiselles d'équivoque tournure, qui
•causaient avec deux matelots. L'une d'elles, la regardant effirontément^
lui dit : « Seiiora Catalina, où allez-vous ainsi I — La monja, comme
on voit, était connue à Naples. — Mesdames les ribaudes, répliqua
Catalina , je vais vous donner les étrivières, et c'est tout ce que vous
Talez (1). »
Cette allocution singulière termine brusquement et d'une façon peu
édifiante les mémoires de Catalina. Nous en sommes réduit désormais à
des indications peu précises et à de plus vagues conjectures. Malgré de
minutieuses recherches, il nous a été impossible de retrouver, pendant
les dix années qui suivent, la moindre trace de l'aventurière. Sans
doute elle revint en Espagne, à Saint-Sébastien peutrétre, où sa renom-
mée devait être plus grande qu'ailleurs, dépenser les huit cents écus
annuels qu'elle devait à la libéralité de son souverain. En i635, nous
la retrouvons à la Corona. L'ennui l'avait prise, et elle retournait au
théâtre de sa gloire. Elle repassa en Amérique. Un religieux capucin,
nommé Nicolas de la Renteria, qui se rendait au Mexique, fit la tra-
versée avec elle, et donna quelques détails sur ce voyage dans une lettre
qu'on a précieusement recueillie. Catalina était vêtue en homme et
portait le nom de Antonio de Erauso. On mouilla devant la Vera-Cniz
par une soirée sombre et orageuse. Malgré l'état de la mer, le com-
mandant du navire voulut se rendre à terre le soir même, et il s'em-
barqua dans son canot avec plusieurs officiers et la monja al ferez. On
arriva sans accident au débarcadère et l'on gagna le meilleur hôtel de
la ville. Là on s'aperçut que Catalina manquait à l'appel. On l'attendit,
elle ne vint pas; on l'appela vainement, on la chercha partout sans
succès, jamais on n'entendit parler d'elle. U va sans dire que cette dis-
parition mystérieuse provoqua les suppositions les plus contradictoires.
Catalina, éprise de la vie errante, s'était-elle enfuie de nouveau vers
le désert? et comment alors n'aurait-on pas découvert ses traces? ou
(1) Le texte est plus énergique : « Se9iora$ p a darles a vstedes eien piteotadaSf
y cien cuchillada$ a quûn las quisiere defender.
CATALINA DE ERACSO. 633
bien, dans robscurité, par cette nuit orageuse, s'était-ellê noyée en dfr.
barquant sans qu'on s'en aperçût? Cette opinion semble la plus rai-*
sonnable, et cependant on ne retrouva pas son cadavre dans le port^
Un requin sans doute avait dévoré Catalina; beaucoup de gens qui va^
laient mieux qu'elle n'ont pas eu d'autre sépulture. Au reste, la r^
nommée de Taventurière ne fit que gagner à une fin si étrange. On ne
manqua pas d'y voir le doigt du démon, et il se trouva parmi les habi-
tans de Vera-Gruz quelques bonnes âmes qui affirmèrent avoir positi-
vement senti, ce soir-là, à cette même heure, une forte odeur de soufre,
Catalina, dont on connaissait à merveille la condition réelle, n'était plus
jeune; le temps était passé des querelles, des rodomontades, des scènes
de cape et d'épée. Elle allait devenir, sans nul doute, au pays même de
ses exploits, une vieille ridée et fort ridicule; grâce à cet heureux acci-
dent, elle finit par une apothéose. Sortir à propos de la vie, dit un grand
historien, est une des conditions de la gloire.
VI.
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Maintenant qu'on a suivi Catalina du berceau à la tombe, il me reste,
pour compléter ce récit, un dernier chapitre à écrire; il s'agit, en un
mot, de faire, si cela se peut dire, l'histoire de cette histoire. Non-
seulement, je le répète, Catalina a vécu, non-seulement Catalina a écrit
ses mémoires, mais elle a trouvé, chose rare, un consciencieux éditeur*
L'écrivain espagnol dont le zèle louable a fait connaître cette curieuse
relation, M. de Ferrer, éloigné de son pays par les événemens politi-
ques, habitait la France voici tantôt dix-sept ans. 11 avait jadis entendu
dire à un de ses amis, M. Bauza, ancien conservateur des archives de la
marine à Madrid, qu'il existait dans ses cartons un curieux manuscrit,
intitulé : Vida y sticesos de tu Monja alferez doua Catalina de Auaujo,
dtmcetta naturat de San-Sebastian, escrita par etta misma. Ce maoiiscrit
avait été copié sur l'original, qui est déposé dans la bibliothèque royale
de Séville. M. de Ferrer n'avait d'abord vu qu'un conte dans le récit
bizarre de cette femme, qui était de sa province; aussi ne fut-il pas peu
surpris lorsque, parcourant un jour de vénérables chroniques du temps
de Philippe 111, il trouva un loàig chapitre consacré aux hauts faits de
l'héroïne de Saint-Sébastien. M. Bauza n'était plus aux archives de U
marine, les troubles poUtiques l'avaient forcé aussi de quitter l'Espagne,
il vivait à Londres. H. de Ferrer lui écrivit, et, sur les indications de
l'ancien archiviste, il put se procurer une copie du manuscrit,
A la première lecture, une particularité du récit frappa désagréable-
ment M. de Ferrer : c'était le nom même de l'héroïne, Araujo ou
Arauso, qui était parfaitement inconnu dans sa province. 11 imagina
tôt REViDB MS KGX MONDES.
4{u'il)poilTQit y avoir là une erreur de copiste, et que Ton arvait pu écrire
Àntufo^ou Aramo pour Fraus^, nom qui appartient eneoce à Tune d06
fBtHiill€6 tes plus difitioguées d'Urnieta. C^tte ooiQectiHrese troiivalNeii^
ièt'coufirinée. M. de Ferrer écrivit à Saint-Sébasliea, et Von tpamîni à
découvrir^ dans les registres de la paroisse de ^aint-Vinceat, J'eoilmit
de beplàflne de Catailinade Erauso, et, dans ceisa du ^oouveni de fiainjh-
Sébastkn d Ai^i^m^ des^cemptes qui établissent, à li'en pourvoir èùttkeftk
^p]e«Cataliiia a kid>ité le HKHoastère jusqu'en 11601^ on pot e'aasuitor des
senuDesque-safamille payait chaque année pour scm eatretîen; cm v»-
éniava égalemofit les noms des religieuses que mentiefine Catalina est
cn.partieulier oeus de-tes 4rois sœurs. Eoûn, dans leslivrespostérîeuis
à éWfLj époque où l'aveoturiàre s'éebappa du couvent, on ne tFotwii
plu» traeedeson existeace |i).
Ces indices exQÎtàrenI la curiosité de M. de Ferrer, i^ il voulut pou»*^
ser plus loin ses investigations. 11 fit faire de .minutieuses recherches
dans les archives d'Amérique, conservées à Séville. On y découvrit
les certificats ou attestations des officiers sous les ordres desquels Ca-
talina avait servi, la pétition qu'elle adressa au roi, la réponse cpii
lui fut faite, l'ordonnance par laquelle une pension annuelle lui fut
aeeofdée, letheauGOup de letÉres que je crois liniilBle de vapporter après
II. de Fëvrer. iUne déoouvente plus singuliàre eneore vint JMeuÉèt disaîr
fiMT^ous ileB «doutes 'dttipeimlant éditeur «et réeompeMa ^le Aiifa^lftiile
•de Je» învertigatioaetingéiMettses. En compulsant les dossiers irelidife>i
Oatatnoa, M. de Fevrer await iappris que \e «portrait de dia «môtyii aurait «lé
ftôt ^r >PraBeiBeo<Sre0oeiiai, à Rome, où, «ekm (toute pndiabillté, it^ie^
^ratit «ister •eneore. -Ontcheroha ce pwtrait dans itoutes èes .galerioa^t^ai*
«MÂnes, ce tut en vaia; mats» au oommencement de A6ÎQ^ M. «de^er-
ffer, étant aUé «visiter à AJx-^la-Gbafielle le musée de M. Sbeyeler, ae
im)uva tout à coup »ea Jace^d^tui takdeau fvefmseailant tune (femme 'Ctt
habit de guerre, et, au haut de la 4oUe, il lut oelte ioacriptioniéente
«B 'lettres d'or, d'an demi-epouce de bauteur : JEl alfMre% dom Catm*^
imade 'Erauêa^nalmtalde SannSebastian. Anmo f 630. LeqMirtrait, sigaé
S^acheea(d) etnoB ipas Crescenzi, awt été acheté à Madrid. Aès*->loM
il. de>Ferrer n'àésitaplos:: il juihlia pour lui et ipottr ses amis te tm»*
QMiacfit deCatobna. On élaîtialors.à la veiUe dak révoliitioBtde jnitlety
<e'était mal'Qhoisir son temps. Ia tourmente >politiquetemporta te mal^
fteureuX'livre, <qui disparut aussi jmystérieuaMBenit^iieThéreiiie dont
(1) Lee iB4iii4oire& 4e Gutalina, qui 'la font .naUve ea VMI5 tt sortir du doltre eolM^*
font en désaccord avec les registres de sa paroisse et de son coûtent, dont nous aviNV
auiTÎ les indications, et d'après lesquels, née en 1592,*elle serait sortie du cloître en iWI.
(9) Deux p«intre8 4a nom de Padieco ont iltaatré presque à la s^êfne époque Fécole
< «ipagBoie, Fr.^iMheoOvie célàbre maître ée VelMquei» et Cbrklophe Padheco, qmk i^êêt
«aiUaii à Madrid pour le duc d*Albe. M. de Ferrtr ne àé$\i^ ,pas JL'aateur du poftraM.
CATALIITA DE KKAI790. 638
H contait l'histoire. (Test à peine s'il fut entrevn ptr qoefifue» raMS
amateurs, et il est passé maintenant à l'état de curiosité bibUegrar*
pbîque.
Les mémoires orignaux de Catalina sont; je dois le dire, maladM^
toment écritis. C'est moins un récit que la matière d^un récit; c'estun
SBC et court sommaire sans animattion et sans vie. Qn sent que la maia
4fA a tenu là plume s'était durcie sur le pommeau d'une épée, et je
fenmve dans Tinexpérience mèine du narrateur la meilleure gacantitf
de sa véracité. Turentés, ces mémoires eussent été tout différens^ lu
écrivain eût fait mieux ou autrement. Le style de Gatalina> est rudb;
grossier, souvent obscur, et parfois d'une franchise iotraduisôMiry qui
frise le cynisme. A tout prendre, ce récit, quoique espagnol, est feia
d'être orthodoxe. Uq lecteur scrupuleux le trouverait-il mdme con*^
damaable au point de vue de la morale, je n'en serais aoUement sur-^
pris; quantité de dr6les ont été pendus qui valaient infiniment mienirp
j'en conviens, que la monja alferez. Ses fautes , cependant , si graves
qu'elles puissent être, n'inspirent pas le dégoût. C'est une natnpe sau^
vage, livrée à ellennéme, qui n'a conscience ni du bien, ni du mitf.
tierée jusqu'à quinze ans par des religieuses ignorantes, alMÉndonnés
depuis cette époque à tous les hasarde de la vie errante, à tous les in^
stincts d'une nature vulgaire, Catalina n'a pu apprendre d'autare morade
que celle des grands chemins, des cmips et des matelote. Elle ne sisdt
évidemment pas ce qu*elle fait; elle raconte elle-même^ sans malice,
sans forfanterie, sans janmis songer à s'excuser, des hauts faits psÉ^
sibles, au temps où nous sommes, de la cour d'assises. Elle vble tfved
candeur, la digne femme, et elle tue avec naïveté. Pour elle, la mort
d'un homme, c'est la moindre des choses. « Elle arrive dans telle ville,
écrit-elle souvent (parlant d'elle-même à la troisième personne, comme
César), et elle en tue un, mata a uno, ï> C'est un homme qu'elle veut
dire, il s'agirait d'un lièvre qu'elle ne parlerait pas autrement; mais, en
définitive, pourquoi serions-nous plus sévères pour Catalina que le roi
qui l'a récompensée et que le pape qui lui a donné l'absolution?
11 va sans dire que M. de Ferrer ne publie pas le précieux manuscrit
sans y joindre une longue, une très longue moralité. Il interpelle tour
à tour, dans sa préface, à propos de l'éducation de Catalina, de sa force
musculaire et de son intelligence, les législateurs, les naturalistes et
les philosophes. Aristote, Newton, Lope de Vega, Voltaire lui-même,
sont mandés au conseil, a Dofia Catalina, s'écrie-t-il en se résumant,
est loin d'être un modèle à suivre! » Je le crois bien. «11 est mal-
heureux, ajoute-t-il, qu'elle n'ait pas autrement utilisé les fortes qua-
lités dont la nature lavait dotée. Qui peut dire si, mieux dirigée au
couvent, elle ne serait pas devenue une autre sainte Thérèse? si, tour-
636 REVUE DES DEUX MONDES.
née vers la politique ou l'éloquence, on n'aurait pas vu revivre en elle
iine autre Aspasie? si Tenthousiasme patriotique n'aurait fias fait d'elle
une autre Portia? si l'amour des lettres ne l'aurait pas rendue l'égale
de M""' de Staël ?» — 0 Corinne !
Que M. de Ferrer nous le pardonne; mais, si indulgent que nous
soyons pour l'emphase espagnole, il nous est impossible de partager
ici son enthousiasme. Nous croyons que cette pauvre Catalina a fait
tout ce qu'elle pouvait faire pour mériter qu'on s'occupât d'elle, et son
biographe nous paraît bien exigeant. Femme de lettres, à coup sûr,
elle eût écrit de fort mauvais romans; femme politique, elle eût aidé
les harengères de la halle à pendre les vaincus à la lanterne. Si elle
était resiée chez elle à filer de la laine comme Lucrèce, ou à pré-
parer le puchero comme une honnête Espagnole, elle aurait été désa-
gréable épouse, mère méchante et détestable cuisinière. Enfin le rôle
d'Âspasie allait mal à la figure de Catalina, bien qu'elle ne fût pas
laide, s'il faut en croire le portrait que fait d'elle un historien espa-
gnol, son contemporain, a Elle est grande, dit-il, pour une femme,
sans avoir cependant la taille d'un bel homme. Elle n'a pas de gorge.
De figure, elle n'est ni bien, ni mal. Ses yeux sont noirs, brillans et
bien ouverts, ses traits altérés par les fatigues plus que par les années.
Elle a les cheveux noirs, courts comme ceux d'un homme et pom-
madés selon la mode. Elle est vêtue à l'espagnole. Sa démarche est
élégante, légère, et elle porte bien l'épée. Elle a l'air martial. Ses mains
seules ont quelque chose de féminin dans leurs poses plus que dans
leurs contours. Enfin sa lèvre supérieure est couverte d'un léger duvet
brun qui, sans constituer précisément une moustache, n'en donne pas
moins un aspect viril à sa physionomie, d Vous figurez-vous Aspasie
avec cette moustache-là I
Si l'on voulait trouver absolument un sujet de comparaison, il serait,,
ce me semble, plus naturel de citer tout simplement le chevalier d'Éon;
encore le rapprochement entre ces deux existences amphibies, et l'on
dirait volontiers monstrueuses, ne peut-il pas se poursuivre bien loin.
Le chevalier d'Éon ne ressemble guère à l'aventurière espagnole, et la
première difl(}rence, c'est qu'homme, s'il faut en croire ses biographes
(bien que cela ne me paraisse pas indubitablement démontré), il fut
condamné, par ordre supérieur, à être femme pendant la dernière
moitié de sa vie, tandis que Catalina, femme, devint homme avec l'au-
torisation du pape. Capitaine de dragons et chevalier de Saint-Louis^
diplomate par occasion, intrigant par goût et par nature, coureur de
boudoirs par forfanterie, le chevalier d'Éon, homme de cour quand il
le fallait et femme séduisante quand il était nécessaire, écrivain mor-
dant et i^jiirituel à ses heures, ne rap[)cHe; sous aucune de ses meta-
GATALINA DE ERAUSO. 69?
morphoses, notre ignorante religieuse^ qui se contenta de rêver et de
conquérir le renom d'un flibustier. Le parallèle peut cependant s'établir
sur un point délicat et singulier. N'avez-vous pas souri quand cette
nonne bizarre, après avoir tué, volé, et, Je le crains, triché, après avoir
toute sa vie couru les grands chemins, est venu parler aux évêques et
au pape de ses vertus pudibondes? Le chevalier d'Éon, après avoir fait
grand bruit de ses bonnes fortunes, dont il tirait, à ce qu'on peut pré-
sumer, un fort mince parti, contraint à quarante ans déjouer le rôle
d'une femme, prit son masque au sérieux et endossa avec l'habit toute
la modestie du beau sexe. La pudeur vint rougir pour la première fois
le front pâli de l'ex-capitaine de dragons, et il existe quelque part une
lettre de la nouvelle chevalière à la supérieure de la maison de Saint-
Denis, où elle expose, «à la manière de CataUna, ses chastes prétentions»
C'est assez de rapprochemens. L'histoire de ces êtres exceptionnels
heureusement fort rares peut nous amuser un instant; mais il convient
de laisser en paix à leur sujet les législateurs, les naturalistes, les philo-
sophes. M. de Ferrer n'aurait-il point pris la peine de démontrer avec
tant de patience, preuves historiques en main, l'existence de la monja
cU ferez, je ne m'en inquiéterais guère. A mon avis, si les mémoires de
Catalina sont intéressans, fussent-ils apocryphes, j'ai eu raison de les tirer
de l'oubli; si, au contraire, ils sont ennuyeux, quoique authentiques^
j'ai eu tort, et, avec la bonhomie des vieux auteurs espagnols que je
me suis proposés aujourd'hui pour modèles, j'en demande bien pardon
au lecteur.
ÂLBXis DE Valoir.
TOME XVII. 42
sacaeaBasaïKatteaBCBKBi
POLITIQUE COLONIALE
BE UANGLETERRE-
L'AUSTRALIE.
dwpm§lhê f)9f»§e ofHé U* S. Beti§le, bf J. Lort Stokes. 2 toI. ia-0o, LoDdotfi tSML
IL -^PhyMe^ DewrijtHon of Ifè^Souih WaUt md Vam-Diemen^t Umd,
by P* £• de Slrzeiecki. l roi. iii-8o, Londoo, 1845, Loogmon.
Depuis trente ans, la politique coloniale de l'Angleterre est entrée
dans une des phases les plus dignes d'attention qu'elle ait parcourues,
n était réservé aux négociateurs des traités de 1815 d'étendre et d'af-
fermir l'action de cette politique, si bien servie déjà, pendant le
*xvui« siècle, par l'insouciance du gouvernement français. Non-seu-
lement les Anglais furent alors admis à choisir tous les points du
globe qui leur convenaient : ils surent encore ne laisser d'importans
débris qu'à des peuples maritimes dont ils n'avaient plus à redouter
la concurrence. L'Espagne fléchissait sous le poids de ses possessions
d'outre-mer, agitées par l'esprit d'indépendance; la Hollande, dépouillée
du Cap, refoulée dans les îles de l'archipel indien, cernée de tous côtés
par les colonies britanniques, devait renoncer à une rivalité désormais
impossible. Quant à la France^ on l'effaçait pour ainsi dire de la liste
des ^.puiasancfis .oolonialos. Senla» la GsaDda^ra^gnejKmiMàtjMienclM
à aoatgréuaeiècMde ioitiaiiveç 8ellk>^eUe awtassesi de leseouroe^i
âUe(étaitass«i.sûce>de s«8ihi«titutioiiSrpour.soi^ger à slagtandir. Aussi,
4|iiai)d les .iiiaw^& eurapéess^siBiEmicàseQ à se .fèrmar devant sas
jMnsduite>^qiiaiidao]«pn|pre4éf ak>f^|MB^ vinila/oonlraîadre
àrabavcbir ds.DOi}¥£aux débouchés ouserar de^piéteatoià ses envahis^
aeooaB^ U dui fut .aisé de 4ir^ parti des avantages de cette -silttaticMi
iin(iq|ktioiiMUe.rPo«ijniiii:a^ Kaecon^^liaBeineBtd&sesdessetiDaanrsooette
suîte/days. ks idées, cette. persé^éraDae daBs^les jréflohdion^ 4111 aoDtiIes
meilleurs (guraasidu «ufioss^ ou la yit suoGfissiiwiaaiiLdoubler J'éfteudus
de SQQ domaine iadien, &*ouwjr*la CUoe et déboider.)nsqa'aux eiIré-
<n^de.liûcàsuDfi&. ^
Cenlestfpas seulement aufpoinide Yuedesiintérôis cearnieneiaux qutil
fàutise placer pour ji|geF sainement la ;polrftiqiie>eokmiale de l'Ange
leRre» Sanstdout^, l.'objeiquevediercheniBostvoisinsdanBJatYasteiarèflls
où ite.^e sont .lancés^est île même >partoiit; i tels .ils étaient ^ur les. bopds
du llississipi, tels^nousles «lierons awx.niws^dii Gange ou iduMiuira;.
Satisfaire auxioxigcmcâs de Jeur industrie et deileur «eommeffce/décou-
nnv de nouvelles sources de licbessesi, vaità leur but principal. Tou*
lefois leur action, envisagée seus >df autres aspeets, ipitnd à leur insu
miàmruniplusnobkcflEreotàre^iEnrHiâme temps e»>
«ahissant des contrées inconnues, étend ses relûtiens commerciales^
idie accFoît aussi la sphère idée, idées euiropéenDCS et<duigéaie chrétien»
Si d'ailleurs les Anglais n'obéissent qu'à un «eul insbîk}» ries moyens
^ilS'em{4oient varient selon les^Ueux ettesicireonsluces. ill ly a un^vif
intévéi^ il y a aussi gueiqueipKoftt pour nous à suivre ces tmisferma-
iioo^^ à étudier ces .procédés <di¥evs.. Dans l'Inde, l'àDgleterre a eu ro^
jcours à la ruse et à 'la .force , xlMsant ^d'abord les princes *indigène<i^
les attaquant eusuîte.un à un,J^anl avec eux desaLUaiiees auesîtM
isolées., pour aboutir en définitive à une .i»ploitation aussi sa/vante
411'insatiahle, à un de^potisaieimJlitaîre.^D Otaéne, elle s!est ptrésentée
a la suite de marchands^cmades, voulant «plocar à tout prix un produit
auspect. La voilà qui ^nt de seglisser à Itoniéo dernère un aventit-*
làer dont les projets and^itieuîi .s'étaient eaehés. d'abord sous des dé<-
xnon8trations,pttrementcammevciales.il)ansiks autres affcbipels de la
JPolynésie conuasie aux Jles 4e <la Société^ c'est l'étendard des missio»"-
nairea méthodistes qui «e^dclpkNerdaTant das aawiss rbritanaîques.
Parmi ces applications ai «vwffîéflBid'une p^ticfue qui'SermeAtie.iiai^
fout également b^Ue/.la HM^^■s^8^»ffll^à^e, la>nKÛusiwynsante n'edi
pas.la colonie iondée sur les mages^ded' AustMdie. >Li'ess9drd'Un régûne
pénit^tiaire a été l'.Sfmbi^yoA de cofueufel nmpm. !A^|oufd'bui cet
immense domaine, fui «'est ajouté à tantt d'autres, altife^de phis^ en
plus l'attention du, gouvernement anglais. «Dans la légieti du sud-est
640 REVUE DES DEUX MONDES.
oiï retrouve la vie et le mouvement de l'Europe. Cette terre se trans-
forme, ces déserts s'animent sous la baguette magique de l'industrie
moderne; des cités commerçantes s'y sont élevées comme par enchan*
fement. Autour de plusieurs points des côtes, des bateaux à vapeur
versent déjà leur fumée sur l'Océan vaincu. Ainsi , dans VAustral%€h'
Félix, dans la baie du Port-Philippe, deux villes nées d'hier, Melbourne
et Geelong, ayant des quais, des docks, des phares, sont rattachées
l'une à l'autre par un service de steamers quotidiens, comme Londres
et Edimbourg. Dans la terre de Van-Diemen ou Tasmanie, on rencontre,
sur une excellente route traversant Ttle entière de Hobarton à Laun-
ceston, des relais de poste et des auberges comme en Europe. On
parle de construire un chemin de fer entre les deux villes, afin d'ouvrir
aux marchandises une voie qui éviterait les dangers d'une mer ora-
geuse et semée d'écueils. En vingt endroits de l'Australie, et surtout
dans la Nouvelle-Galles du sud, où le charbon de terre est à si bas
prix, on s'occupe également de la construction de chemins de fer; on
discute les tracés, on s'échauffe comme à la Bourse de Paris ou de Lon-
dres. Voyez-vous un indigène nu et abruti regarder, du haut d'un roc,
une locomotive volant sur la surface des plaines, les dernières con-
quêtes de la civilisation transportées au milieu d'une nature encore
sauvage, les plus étonnantes merveilles de l'industrie sur un théâtre
tout-à-fait primitif! Voici d'un côté l'homme au dernier degré de l'é-
chelle intellectuelle, et de l'autre une des plus magnifiques expressions
de la puissance de l'esprit humain! '
Comment se fait-il qu'en France nous jetions si rarement les yeux
vers ce monde en travail qui sollicite notre curiosité par d'aussi'frap-
pans contrastes? Ne devrions-nous pas suivre avec plus d'attention les
mouvemens de cette société naissante, si singulière, si active, si auda-
cieuse, et à laquelle les immenses progrès accomplis en un demi-siècle
semblent promettre un rôle important? A peine possédons-nous quel-
ques vagues et incomplètes notions sur les curieux élémens dont elle se
compose et sur son caractère moral et politique. Les relations publiées
^ns notre pays ne sont plus au niveau de la situation actuelle , et ne
suffisent pas, d'ailleurs, pour nous donner une juste idée de l'œuvre
entreprise par l'Angleterre et des résultats de cette œuvre, soit pour le
peuple anglais, soit pour le monde. U semble cependant qu'au double
point de vue de la civilisation et de la force relative des états, la France
et l'Europe auraient de graves motifs pour se préoccuper des efforts de
la Grande-Bretagne dans cet hémisphère méridional où elle a im^
planté la race européenne. N'aurions-nous pas aussi quelque intérêt à
savoir comment elle s'est conduite envers les tribus indigènes, et si elle
a donné l'exemple de cette modération, de cette philanthropie dont elle
se fait volontiers l'apôtre auprès des autres peuples?
l'australib. 641 ;
Des écrits récemment publiés en Angleterre , soit par des colons , soit
par des otflciers de la marine royale, soit par des voyageurs , ont ré-
pandu un nouveau jour sur le système de colonisation que les Anglais
pratiquent dans la Nouvelle-Hollande. Aucun de ces ouvrages ne nous
a paru renfermer un tableau plus complet de l'état actuel du monde
austral que la relation d'une longue et heureuse mission hydrogra-
phique accomplie par le capitaine Stokes, commandant le navire le
Beagle. A côté des nombreux détails techniques, ce journal présente
des observations qui nous permettent d'apprécier les progrès de nos
voisins, et de voir en quelque sorte à l'œuvre leur âpre activité. Bien
que naturellement enclin à jeter un voile sur les fautes de ses com-
patriotes, l'auteur sait ne point ériger à leur égard TindulgencQ en
système; il se contente, en général, de ne pas flétrir trop haut les
abus qu'il s^e croit obligé de reconnaître. Cette bonne foi évidente
n'est pas le seul titre du capitaine Stokes à notre confiance : il est
demeuré plus de six ans sur les côtes de l'Australie, de i8d7 à i84d,
et n'a pas vu en touriste impatient les contrées dont il parle. Le Beagle
a fait plusieurs fois le tour de ce continent; il a visité toutes les posi-
tions importantes et touché souvent à des rivages inconnus, auxquels
il semblait porter la promesse de la civilisation. Pendant ces longues et
laborieuses excursions, le capitaine Stokes ne négligeait rien de ce qui
pouvait éclairer son pays sur les ressources et les besoins de la colonie
australienne. Le récit d'une simple expédition hydrographique est de-
venu ainsi un document poUtique d'un intérêt général.
U est cependant un aspect du pays que le capitaine Stokes a été con-
traint de laisser dans l'ombre. A son importance politique , la Nou-
velle-Hollande unit des richesses naturelles qui attendent aussi les
recherches des explorateurs. Un autre voyageur a décrit cette face cu-
rieuse du monde austral. M. de Strzelecki, dans une relation publiée
quelques mois avant l'ouvrage du capitaine Stokes, nous donne le ré-
sumé de ses études sur la terre de Van-Diemen et la Nouvelle-Galles
du sud. La géologie, la minéralogie, la zoologie, la météorologie et
la botanique lui doivent d'intéressantes observations. Quelques pages
sont consacrées à la race indigène et aux colons européens; mais l'au-
teur nous paraît sur ce point beaucoup moins impartial que le com-
mandant du Beagle, beaucoup plus porté à excuser les fautes des
Anglais. Ce qui donne du prix à son livre, ce sont donc moins les im-.
pressions du voyageur que les remarques du savant. C'est par sa partie
politique, au contraire, que le livre du capitaine Stokes se recommande
surtout à notre attention. Les deux ouvrages qui nous serviront de guides
sur le continent austral se complètent ainsi l'un l'autre, et nous n'au-
rons pas de peine à y puiser les élémens d'une utile appréciation.
Toutefois, avant de dire comment l'Angleterre a procédé dans une de
REVUE DIS tMÊVX IIONDES.
»s pIfiBdineiles'MtrepriicSyîiliettiYieiilde pnendremeidéeikiiaÉte
p»jfsoàs'tst'dé|iloyé8i'éBergif(iie^^ ^énie 0dklmWlBar.^Co1»-
Illerl$oIls donc paarif»re,àla suite du Biêafk^ leiloarfde rÀmtcntier:
e'estile phss'S&r meyen de ipous intéraseer aux ettnrtBicbotiCBtte éeane
a'été>le
1.
Le coiitfoeitt appelé Australie oulf ouTiMe-Hfdtande 6Bt<sîtMé^
on «ail, auiMod-HMi de rAfîe, sou8 la mêmelatitude a^peuipiès qoeile
cap de'fionne^SBpéraiieeelle Brésil, dans la vaste mer qui ts^'éteiid des
oMe9 orientales de l'Afrique aux Tirages occidentaux deJ'AinérîqQetên
Sud JÉgal en superficie aux'qus(l^e<^inquiè^les deVËurape, il sedéidoîe
depuis le it* juaiu^au:da* de latilude, et du iil* au tW de longitude.
9tt oèié de rcoest et du sud, ai on eneepte la Taamaiiie od iesre de
VaD^Diemen, qsii s'y irdttaébe pour ainsi dire, TAustrabe esticœnpléte-
Bfient isolée. Aid nord, au contraire , eHe toucke presque aux Use de la
Iblaisieei àila^Nourelle^Gukiée. Jbu cMé^le r<est, mais à une distaaee
beaucoup j^DSigmode, elle a devant elle, — outreila Nouvelle-ZélaBde,
la NouveMe^CalàdDnîe «tiplusieuis ttes >qitt appartiennent à la (même
diviskmooéanicpse, -<— tes mille arckipds^e la PolyBéste. >QMe'kKwt,
dent>rintérieur>est aieere un livre fermé, 8e'<Mvi8e enqtntre régioBS::
F Australie septentrionale, l'iAustialie oocideotak , T Austratie niiéridia^
nale, et la NouveUe-CaUeadu'Sud, qui emiïrasse une partie duiroidiiet
remonte àyestijusqu'auoL Umîtesde la contrée septenlriiiiiaie.'Sar une
aussi vaste étendue de terrain , le eËmai est natureUemâit varié; il mt
presque parlMst 'tués sain et trèslorvorable axix Européens^^mais prinon
paiement dans tes contrées, du'sud. La température y descend .piashas
fue dans les teiitudas correspondantes de rhéasisphère >bQréaL
Le «YC^ageur qui eemmenoe f eaplevation de l' Austeolie pu* tes câtaa
eccidofilàles «voit^se pafsaous son ptas triste aspect Sur ces côtes, ira«-
remevt visitées ijusqu'àoe jour, le regard n'embrasse d^ucauitdes œ»-
taines de ikiilomètres^que des Tirages ptate, nus et «sablonneux. il^Une
figure' te déseiwbantenaeottd'un nouveau colon qui •s'estembaiTpiéiaiff
la foi des agioÉeurs «u ctee^ageufrd'énûgrateon. :Au lieu das*sites^inp»^
sans qui devaîeRtifraipperse8'yeux,!il n'aperçeiticlqu'^mie plttneaaoi^
tone bordée au Mn ?pnr (une obalbK de >ooteaux arides; en ^lus dirai
endroit, 41 recoonalttlaTlDacedes ra^rages cmnmis partes rares^trilMnrin»
digènes qui tiabikeÉbaetteipartied» eontinent. Soit par négligence, soit
à dessein, tes natmeteimettanit le feu i desi monceaux d'besbe&sèdK^fte
feu couve I inaperçu jttsqn*àfee qu'un soirfie d'air itetpowoe au buésatm
voisin; te flamme, promenée par 1& vent, traverse tbientât te .pvaine,
gagne te moiitogwe, siétenee par-4Iessus le lit du torrent dessédiéy en-
L'AUsnuiàiB. MB
¥6lap(ie et déy^neles broasflàiUfifl et ks grands arbres de* la forât^ lais-
wnisevlement çà et là des troncs^ noircis et dépenlllés comme pour
maix|uer son passage. L'ineendie finit par s'éleindre faute dfalimens
ouan retour des pluies de l^aulcmme; nmis les yallées qu'il aparceumes
restent privées peur long-temps de leur parure yégétale; Si Ton oeoH
tinue à remonter vers le nord^ on longe des masses éncNrmes de rochers^
dlun caractère primitif, entassés irrégulièrement les uns au-dessus des
autceSf. (piques collines verdoyantes ornées d'une végétotion toute
bBésilienBe, quelques prairies fertUes, sendilest avoir été jrtées là de
loin en loin cenuna peor mieux fûre ressortir la désolation générale.
La partie de ces côtes comprise entre la rivière Greenough et la baie
Gautbeaume est bordée par une cbaine montagneuse appelée cbatne
Vjotoria et dominée par deux pics élevés, le pic Wizard d^envwon
9S0 mètres de baut, et le pic Fairfarde près deSOO mètres. Lesécueîls
d!Abrolbos> composés d'un groupe de corail et voisins de ces rives, sont
fameux par le naufrage de deux vaisseaux bollandais. La mémoire de
ces désastres, dont l'un date pourtant de deux cents ans et l'autre de
cent brente, est demeurée vivante dans ces parages. Le marin abordant
sur les lies du groupe Pelsart, à la vue des débris rongés par le temps
qui rappellent encore les souffrances des naufragés, ne se souvient pas
sans émotion des premiers argonautes dont l'audace et le malbeur ont
frayé cette route périlleuse.
Plusieurs rivières ont été découvertes par le Beagle vers l'ouest et le
nord de la Nouvelle-Hollande. L'une de ces rivières, nommée Adélaïde,
permet de pénéker assez avant dans les terres. Deux autres Qeuves,
qui ont reçu les royales dénominations de Victoria et d'Albert, facilite-
ront aussi la reconnaissance de certaines parties du pays. Ces décou^
vertes sont d'autant plus précieuses que les cours d'eau sont rares dans
l'Australie; le Hurray, qui arrose la Nouvelle-Galles du sud, {laraît jus-
qu'ici le plus considérable des fleuves de cette !le immense.
La côte orientale ne fatigue pas, comme celle de l'ouest, l'œil du
voyageur par la monotonie des aspects. A chaque instant se déroulent
de nouveaux paysages, animés par la présence d'une population indi-
gène plus nombreuse et plus agglomérée; ce n'est guère qu'à la pointe
septentrionale et aux environs du cap d'York, que la nature reprend
le caractère aride et désolé qu'elle présente sur la côte occidentale. Là
le sol s'élève à peine au-dessus du niveau de la mer. Un seul pic, en
face des îles de la Possession, coupe la triste uniformité de la plage. Le
territoire parait stérile, rien n'invite à y descendre et encore moins à
s'y arrêter; mais le navire a bientôt perdu de vue cette lugubre per-
spective, et, s'il file vers le sud, il entre dans une espèce do canal
bordé d'un côté par le rivage pittoresque de* l'Australie, et de l'autre
par cette ligne de rochers de corail qu'on appelle la grande barrière.
644 REVDE DJSS DEUX MONDES.
et qui compte plus de 4,000 kilomètres de long. Merveilleux caprice
de la nature, cette chaîne d'écueils, dont le nom n'est jamais entendu
avec indifférence par le marin qui traverse les passes du nord , forme
une sorte de rempart contre les vagues courroucées de TOcéan. Quel-
quefois la grande barrière disparait entièrement sous les flots, quel-
quefois une ligne épaisse d'écume blanchâtre en dessine les capricieux
contours; ailleurs la crête orgueilleuse des écueils se dresse au-dessus
des eaux et semble défier le marin de regagner la pleine mer. 11 serait
téméraire, en effet, de s'aventurer dans les rares et sinueux passages
qui coupent cette ligne de brisans. On sait qu'après avoir parcouru
plusieurs centaines de kilomètres, Cook, ennuyé de se voir ainsi em-
prisonné par une muraille sans fin, essaya de prendre le large à la
hauteur d'Endeavour-Reef, et que cette tentative fut fatale à son na-
vire. Les écueils de corail partent du détroit découvert, il y a deux cents
ans, par l'Espagnol Torrès, entre la côte septentrionale de la Nouvelle-
Hollande et la Papouasie, et se prolongent presque jusqu'à Moreton-
£ay, au nord de la Nouvelle-Galles du sud (1).
En sortant de ce canal gigantesque, nous entrons dans le domaine
proprement dit de l'Angleterre; nous avons devant les yeux les mille
caprices d'une côte accidentée où s'étalent les soudaines manifestations
du génie européen; puis nous longeons pendant quelque temps un ri-
vage hérissé de rochers de 60 à 80 mètres d'élévation. Tout à coup une
brèche inaperçue s'ouvre dans cette muraille de granit. Le regard n'a
pas le temps de s'arrêter sur cette ruine apparente, que déjà le navire
glisse entre les parois déchirées dans la baie magnifique du Port-Jackson .
On est en présence d'un tableau féerique. Des coteaux couverts de bois
et de maisons de campagne encadrent des eaux tranquilles, semées d'î-
lots, dont la vague caresse doucement les bords inclinés. A ces rians
aspects, à cette situation heureuse, on reconnaît Sydney, la ville la plus
importante de l'Australie, la capitale de la NouVelle-Galles du sud.
Plus loin, à l'extrémité méridionale de la Nouvelle-Hollande, près
du détroit de Bass, la grève n'est plus unie comme aux environs du
cap d'York. Le promontoire Wilson, qui termine l'île de ce côté, est
composé d'un bloc de montagnes qui dressent vers un ciel brumeux
des pics de 1 ,000 mètres de haut. Ces sommets chauves et désolés, cou-
verts presque toute l'année d'épais brouillards, sont très rarement
éclairés par les rayons du soleil. Au pied de ces masses énormes, cent
îlots jaillissent de la mer. On dirait des sommets de montagnes dont la
base serait profondément enfoncée dans les abîmes. Battus par des vents
(1) Grâce à la politique mcliculcusc de la cour d'Espagne, le dclroil de Torrès n'a vtc
connu du commerce que vers le milieu du dernier siècle, après la prise de Manille, cù
les Anglais trouYèrent une iopie oubliée des rapports originaux du navigateur espagnol.
L'AUSTRALIE. 645
éternels et environnés de brisans, ces ilôts sont inabordables. De loin
en loin, cependant, il arrive qu'un calme subit se fait autour de leurs
rivages déserts; mais à peine le calme dure-t-il quelques heures : les
flots reprennent bientôt leur mugissement accoutumé et ceignent ces
lieux maudits d'une infranchissable barrière.
Jusque vers la fin du siècle dernier, on avait ignoré si la terre de
Van-Diemen ne se rattachait point par un isthme au continent austral.
A l'époque du second voyage de Cook, le capitaine Furneaux, dans son
rapport sur les côtes orientales et méridionales de la Tasmanie , disait
positivement : « 11 n'y a qu'une baie entre la terre de Van-Diemen et
la Nouvelle-Hollande. » La découverte du détroit dont l'intrépide Bass,
qui servait comme chirurgien à bord du navire anglais Jtelitmce, af-
fronta le premier les périls inconnus, acheva de fixer les esprits sur la
configuration générale de l'Australie.
Une multitude d'Ilots un peu moins tristes et un peu plus grands
que ceux du promontoire Wilson parsèment le détroit de Bass vers
ses deux entrées de l'orient et de l'occident. Tous ces groupes ont à
peu près la même apparence. Des coUines granitiques, en forme de cône,
revêtues çà et là jusqu'à leur sommet de buissons impénétrables, s'élè-
vent sur des plaines stériles. A part de rares eucalyptus, on n'y voit que
des arbrisseaux dont les coups de vent empêchent le développement.
Une fois le détroit de Bass traversé, on touche à ces rivages du midi où
la Providence a répandu ses faveurs avec une prodigalité incroyable.
Les yeux séduits retrouvent des sites dont la magniOcence égale celle
de Sydney. Peu à peu, en avançant vers l'ouest, les plaines reparaissent
et nous préparent à revoir les vastes solitudes d'où nous sommes partis,
et où nous revenons après avoir fait le tour de ce continent austral si
riche en magiques contrastes.
On comprend sans peine maintenant la passion qui a poussé vers
cette terre tant de voyageurs aventureux. En présence d'une nature
singulière et féconde, l'imagination aime à se donner carrière, elle
devance volontiers la marche du temps et voit déjà la civilisation por-
ter sa grandeur et ses richesses jusqu'au fond de ces vallées où se ré-
fugient aujourd'hui quelques peuplades errantes. Ce rêve commence à
se réaliser, et on peut s'abandonner avec confiance à de séduisantes
prévisions, quand on songe aux transformations qu'un demirsiècle a
vues se produire. Ce sont les progrès accomplis qui répondent ici des
progrès futurs.
II.
Pendant près de deux cents ans, l'Australie, négligée pour l'Amérique,
resta presque oubliée de l'Europe. Jetée au milieu du Grand-Océan,
616 REVUE DBS DfiUX MONDES.
loin de toutes les routes alors &équcniées par le corninemie, elle fut
étrangère, depuis le commencemeDt du Xfvr siècle jusqu'à la fin 'do
xviii''y au mouvement oolonial des états européens. Si Ton admeltut
les prétentions des nanôgalenrs portugais et espagnols, la décour^te
de ce continent aurait suivi de quelques années les ei^éditions de
Christophe (Colomb et de Vasco de Gama. Toutefois les (risites des Hol-
landais, en I0II5, «ont lespienûèras sur lesquelles nous possédions des
témoignages tewtains. Les marins de la Hollande se montrent a peu
près seuls sur la terre australe pendant le cours du xvn'^'Sièole. A Diok
Hartigbs, qui découvrit en IdtO les côtes occidentales, succède, en 1 6t?,
Pieter Nuyîs, qui eiploreles rivages du sud. Puis, Abel Tasman, en-
voyé 4)ar la compagnie des Indes-Orientales, visite le nord de 111e et
reconnaît au sud la terre qu'il appela Van-Diemen, en T honneur du
gouverneur de Batavia. Ce n'est guère qu'un siècle et demi plus tard
qu'apparaissent les navigateurs anglais et français : Dampieirre, Bou-
gainville, Cook, Purneaux, La Peyronse, Vancouver, d'Entrecasteam^
Baudin, Flinders,iKing, Freycinet, Dumontd'Urville. La patrie de'lNck
Hartighs et d'Abel Tasman avait bien mérité de donner son oom-a li
nouvelle terre, et pourtant le nom d'Australie, qui s^aipplique aussi à
toute la partie centrale de TOcéanie, parait destiné à prévaloir sur celui
de NouveUe^HoIlande.
C'est en 4788 qu'un navire anglais, chargé de sept cent soixante cou»
pwts, après s'être arrâté un instant à Botany-Bay, dont la situation ne
parut pas convenable, vint débarquer à Port-Jackson, un peu plus veis
le nord, et jeta les fendemens de Sydney. De cette époque date rentrée
de l'Australie dans le mouvement commercial du monde. Les fioUan»
dais, les Espagnols, les Français, n'avaient fait que passer près des cotes
et les saluer de leur pavillon; pour la première fois desEaropéens 7
descendaient avec la .pensée de s'y établir.
La>France a songé depuis, à diverses reprises, à suivre l'exemple dt
r Angleterre et àstinstaller aussi dans la Nouvelle-Hollande. Durant les
premières années de la restauration, elle mit même le pied i Atbaaiy^
tout-à-fait an sud-ouest,<où l'atUraieiit un climat délicieux et le meillenr
port de la région -méridionale. Soit mauvais calcul, soit faiblesse, la^i^
sMion fut presque aussitôt abandonnée. Notre expédition avait eu ipour
unique résultat de vévélef awx Anglais l'importance maritime d'iM«-
bany. Dans )8eii> dernier voyage aotour du monde, ^Dmnont d'UrviUe
avait été chargé de choisir, sur les côtes du nord, le lieu ile plus Ja«-
vorable pour un établissement français : il avait jeté les yeux sur le
Port-Essington; mais à son arrivée la place était déjà prise, les An-
glais venaient d'y débarquer. Notre gouvernement n'a manifesté de-
puis lors aucune velléité d'occupation. Qudques coms ft«]»^s, ^qui
rappellent les décoivfevtes de nosinavigateurs, sont la saule Jbraae qna
làJ'tance aitibitsée de 99a passage (i.^. A l'est» près, de BetaD|i-Bay, une
oafottne a été' élevée» en 1825^ à la méiqoire deLaPeyrouse. G!est de
laïque; oereélèbrenawigaieurtraiisiiiii de ses nouifeUea poap la dernièce
lois, ea iîldèj aTantd'aller trouver à Tile de HanaicolO' 1er oaufeage et
k mort. Au pied de cette colonne,, une pierre modeste maïque le tom-
beau d'un prêtre catholique français» nommé Le RecoYeur» qui accom-
fagnait La Peyrouse en.qualité de naluraliete» et qui mounut loin de sa
gatrie avanide gagner la renommée qu'il^aurait pu de^ir àlà seienoe.
L'Angleterre n'a pointi de titres sérieux à alléguer pour empocher un
autre peuple de s'établir dan» les immenses solitudes qui séparent ses
étabiissemens de l'Australie. Elle n'hé»te pas» cependant» à regarder
tout le continent comme sa propriété. La mèflae nation qu'efllarouchent
le protectorat ùiançais à Taïti et les efibrtssi légitimes de la Hollande
dans l'archipel indien, s'attribue undrcxt de souveraineté exclusive sur
une contrée presque aussi étendue que l'Europe. On verrast elle peut
appeler du moins au service de ses prétentions l'intérêt de la oiviûsa-
tion européenne. On voira si» au lieu de propager cette civilisation, elle
n'en a pas fait trop souvent un o^et: d'épouvante pour les populations
barbares quii, ici comme dant le cestede L'Océanie, tremblent devaat
aa puissance.
Fendant les premières années qui suivirent l'occupation de F Austra-
lie» les progrès de l'Angleterre avaient été lents et circonscrils. Sans
parler du détestable régime intérieur de la colonie qui aurait suffi pour
puradyser son easor (2)» les guerres de la révolution et de l'empire ap-
pelaient aiUeurs les forées britanniques. Ge n'est qu'après la pais géné-
mle que les Anglais s'étendent d'aboid dan» toute la Nouvelle*-Galles
du sudv depuis lioreton«-Bay jusqu'au cap Howe» sur une c6ts dfeii^-
vîron i,iOQ kilométras de long» pour envahir ensuite des rivaiges plus
âoigttéfi de leur établissement primitif. On voit peu à peu>de80olons
libres venir exploiter le travail des cotioicrs/ sortis des prisons de Lon-
dresi 11 y avaitrlà en effet un appât certain pour la race anglaise» si
prompte à émtgrerde son>ite brumeuse et à iS'en aller cheraher for-
tune dans des régions lointaines.
En 18^» le m^jor Lockyer arrive de Sydney au port d'Albanyv qui
venaitul'ètre abandonné par les FrançaiSi Oa a construit swr w point
ittimôle et. des» docks qui améliorent encore cette excellente position
maritime^ Cinq ans plus tard, L'Angleterre fonde^ un peu plusà l'ouest
qu'Albany et au nord du cap Leuwin, l'établissement de la rivière des
(0 Gâs nomssereftronfent prioeipalement à Touest de Tik^ à partir du, cap Gabier, ,d«
rile Delambrc et de la baie Camot, jusqu'aux caps Voltaire et Bou^ainvillc.
(2) Les effets de ce régime ont été indiques daus un remarquable travail de M. Léon
SalKhen ftor («• ColoniêSi pénaie» de l'Angtetwre; Toyei/là Mevuêiàés DmmJiondes
du l«r février ISiS.
648 REVDE DES DEUX MONDES.
Cygnes, qui est devenu le chef-lieu de ses possessions dans l'Australie
occidentale. Le siège du gouvernement est à Perth , à treize milles
environ de Tembouchure du fleuve. Après Perth et le port de Free-
mantle , Guilford et York sont les places les plus importantes de la
province. Revenant sur leurs pas durant les années suivantes, vers les
côtes plus fertiles du sud , les Anglais s'installent à Adélaïde , sur la
côte orientale du golfe Saint-Vincent, et au Port-Philippe, au nord du
détroit de Bass. Dans la prévision de la grandeur future de la ville
d'Adélaïde, le premier gouverneur, le colonel Gawler, traça le plan des
édifices publics sur des proportions gigantesques qui suffiront long-
temps aux besoins des différens services. Éloignée de la mer de cinq
milles environ , Adélaïde s'y rattache par une excellente route ma-
cadamisée comme les meilleures routes d'Angleterre. Une chaussée
solidement construite à travers un marais est un monument durable
de la hardiesse des premiers colons. Le Port-Philippe (i), situé dans
la province appelée Australiar Félix, forme une vaste baie de 25 kilo-
mètres de profondeur sur 18 de largeur, et dont l'entrée rétrécie, dé-
fendue par des courans que toutes les voiles d'un navire ont quelque-
fois de la peine à surmonter, n'a guère plus d'un kilomètre. Depuis
1835, plusieurs cités se sont élevées autour du Port-Philippe et n'ont
pas cessé de s'accroître. Melbourne, capitale du district, est située au
fond de la baie, sur les bords de la rivière Yarra et à cinq milles de
son embouchure. De vastes constructions couvrent les quais élevés
le long du fleuve; des tanneries, des savonneries, se sont installées au
milieu d'épais buissons d'arbres à thé. A une solitude pittoresque ont
succédé les bruyantes réalités du commerce et de l'industrie. Au-dessus
de Melbourne, l'Yarra n'est pas navigable à cause des chutes d'eau qui
en coupent le cours. 11 n'y a même que les navires d'un léger tonnage
qui puissent remonter jusqu'à cette ville; les autres s'arrêtent à l'em-
bouchure, à William-Town , ou bien ils se dirigent vers Geelong, sur
la rive occidentale du Port-Phihppe, plus favorablement située que
Melbourne et qui menace de dépasser bientôt l'importance de la ca-
pitale.
Dans toutes ces régions du midi de la Nouvelle-Hollande, les établis-
semens britanniques se multiplient rapidement. La baie Portland, qu'on
rencontre vers l'ouest à environ 300 kilomètres du Port-Phihppe, était
naguère une simple station de baleiniers; grâce aux soins d'un pion-
nier entreprenant, elle est devenue une colonie prospère. Jusqu'à ces
derniers temps, les Anglais n'étaient point sortis de la partie méridio-
nale de l'île. La rivière des Cygnes à l'ouest et Moreton-Bay à l'est mar-
(1) Ce nom désigne indifféremment la baie et le district. La même observation s'ap-
plique au Port-Essington et à d'autres baies de la Nouvellc-HoUande.
L*AI}STRAUB. 649
quaient les limites extrêmes de leur domaine. On pouvait encore co--
loyer les trois quarts de T Australie , en remontant par le détroit de
Torrès, sans rencontrer leur pavillon. La colonie du Port-Essington,
créée au nord en 4838 sur la péninsule Cobourg, coupe cet espace en
deux parties à peu près égales, et forme un centre d'où la Grande-*
Bretagne s'étendra commodément sur les côtes intermédiaires. Assez
vaste pour abriter toutes les flottes du monde, la baie d'Essington était
digne de voir s'élever sur ses bords la capitale de l'Australie septen-*
trionale. La nouvelle ville de Victoria se trouve, comme Helboume,
trop éloignée de l'entrée de la baie; il faut traverser une nappe d'eau
de seize milles d'étendue avant d'aborder sous les canons de la batterio
qui protège la maison du gouverneur. Aussi, quand on aura mieux
étudié la côte, une autre ville pourra jouer ici un rôle plus brillant et
attirer à elle le commerce de la colonie. En attendant^ Victoria possède
déjà des constructions importantes : une église, un hôpital, un môK
Un terrible ouragan avait, en i839, désolé la cité naissante, abattu les
maisons à peine terminées, ruiné les travaux des colons. Les traces de
ce grand désastre ont rapidement disparu; les tombes de douze mate*
lots du navire le Pelonis, qui périrent dans cette circonstance, en rap-
pellent seules aujourd'hui le triste souvenir.
Autour de la plupart de leurs établissemens , les Anglais ont poussé
des reconnaissances plus ou moins lointaines vers l'intérieur du cogk
tinent austral. A Adélaïde, par exemple, les colons, désireux de con-
naître l'étendue du fertile territoire dont ils étaient les possesseurs, ont
constaté, dès le principe, par une série de courses en sens divers, que
les bonnes terres se trouvaient réunies en un bloc au lieu d'être dissé-
minées comme sur d'autres points de la Nouvelle-Hollande. De hardis
marchands désignés sous le nom d'overlander s, parce qu'ils font le corn*
merce par terre entre Adélaïde et la Nouvelle-Galles d u sud, se hasardent
tous les jours dans des solitudes immenses. Ces expéditions aventu-
reuses présentent mille dangers. Tantôt l'eau manque et les hommes
sont réduits à boire le sang de leurs chevaux, tantôt la caravane s'égare
dans les jungles et ne retrouve sa route qu'après des détours qui dou-
blent la longueur du chemin. On doit à ces pionniers infatigables d'avoir
déterminé les limites de l'Australie méridionale du côté des déserts qui
la bordent vers le nord.
Toutes ces excursions se sont à peu près renfermées dans une même
province, sans atteindre l'arène ignorée des régions centrales. Déjà
pourtant, ce champ vaste et mystérieux, qui appellera long-temps
l'esprit de recherche et d'aventure, a séduit des voyageurs jaloux
d'attacher leur nom à une grande découverte. En 4840, M. Eyre, par-
tant dû fond dû^olfe Spencer, un peu à l'ouest d'Adélaïde, remonta
vers le* nord jusqu'à 4 ou 500 kilomètres. En 1845, M. Sturt pénétra
no REVDB M» BBOX SONDES.
pkfô loin eneore dans fti mdme 4ireotioB> en s'éloignaot cks^bordb'dtl
Mtirray, et atteignit des pl&tneB sablonneuses "aussi unies que l'oeéam
Une explorattoQ beaucoup phis longue, beaucoup plus périUëuse, ^ienlt
d'être accomplie par le doeleup aUemand Leichardt, sui^i' de sept oa
huit compagnons. Partis de Horeton^ay, au nord de Sydney, 06& ba^dii
Tayageursse sont rendus par terre, appès seize mois^de mnx^e, àla noia^
wlle colonie du Port^Essington. La relation publiée tout réeeaimeiii(f)
par le docteurLeicfaardicentien t des renseignemens précieux sur la eoa^
figuration du territoire. B estdésormais constant que le rayo» des terres
fertiles n!est pa& seulement eonfiné sur le rivage de la mer. T^niteibîB
oette course audacieuse liaisse subsister les incertitudes premières sur
îk nature du centre même de TAustralie. Les Toyageurs n'ont pas ptt
pénétrer assez a^ant dans les terres; ils ne se sont guère éloignés dé
plus de 400 kilomètres de FOcéan , feute de moyens pour frayer leur
route à travers un district mont&igneux. Il' ap^)aKiendrait au gouvei^
■ement anglais de préparer une expédition sur une échelle phis large
et en profltant <le Texpérience acquise par de courageux essaie. Gommé
la Nouvelle-Hollande est beaucoup plus étendue de l'est à l'ouest que
du nord, au midi , il paraîtrait sage de s'avancer dans ce dernier sens^
afin de parvenir au milieu de Ttle par la route la plus courte. Le goUI
de Carpentarie, profonde écbancrure de 500 kilomètres que la nature a
pratiquée dans les rivo^es du nord, conviendrait pour point de dépari)
maïs on ne devrait pas se diriger vers le sud en ligne drdte, car le but
serait manqué. Trop rapprochée de Test, l'expédition ne passerait pas
«IX centre du psys. Il fondrait suivre la direction du sud-ouest , de ma*
mère à ^enîr toucher à la côte méridionale, entre Adéloîde et Albanyv
Alorsseraientdéânîtripement éclatrcies les hypothèses gratuités qui ont
en cours sur h nature* du sol mtérieur de la Nouvelle-Holknde , sur
Vénstenee d'une mer centrale et* sur certaines variétés de la race indi«>
gène. Un pareil voyage ouTi%«it de nouveaux horisons à l^thnogr»»
phie, à la géographie et à toutes les sciences physiques. D serait, en
outre, assee utile à l'osuvreque poursuit l'Angleterre pour mériter une
altocation sur le budget de* la métropole.
Trois variétés de la race humaine, ayant chacune un cachet très dis*
tinct, se rencontrent aujourdhqi dans l'Australie connue : les abor
ligènes, les Européens^ et les métis, qui peuplent surtout les Iles du
détroit de Bass.
Tous les naturels delatOtouvaUe-^Hollande appartiennent à la famille
des nègres* océaniens, dont la premièi^ origine^ est absolument iof»
(t) Voyex la Coitmiai Gantfe du motfcnnÀt dernier.
L'AIJSn)l£IB. • 6M
OKiBiie. fli» que descendant d'une ïnéme «ouobe/ik «mit dlriBëseii
«Be multitude de peuplaclâs sans relationB^eittreelteB, ayant rdesusag^
Aveis et n'entendant point réciproquement ieur langage. Lors tie ses
IMremiàres exi3ur8i€D6 k long des c6les«oecideotale&, le BeaifU avait à
bord un indigène de la rivière des^Oygnes nommé liago. DanB>«eK re»^
wntres »«ec des indigènes qui liatiîiaieBliamirtant'Uiieipaiiie^iUili
aBseziroisine du territoire de ta propre iritiu, Hiago ne ^pôtiraduiare un
seul jnot de leurs eonrersations. /Les «études fentes juscpi'Â oe lour^sur
le Tttcabulaire de ces peuplades sont encore irep mcompiètes, trop peu
préôise&y pour permettre deisaisir^le igénie de leur lângae. «Il serait
néanmoins iras intécessant de savoir si ksdrvers idiomes ne sont pas
âe «impies dialeotesdérivantid'une même «origine.
L'état ^uvage ne change pas de pays à pay» comme la sooiabiiité dei
fouplesoivilnés. Monolnae de sa^Batufe^eetélàtreprodtiit partout une
mémeîdégradatiQn»qui.8e manifeste dans destusages à peu près pareils.
La TO des nègres de la J^ouYeUe-Hcdlande ^ressemble , sous beaucoup
de rapporte, à la brutale eaistenee des tribus de Bornéo. Quelques traite
particuliers :méritedt seuls d'être signalés. Lesiindigènesde FAuskralie
ne sont pas dans Tbabitude de «e tatouer, maisîls S'ecdèvent deslanw
beaux de chair qui laissait sur leur corps ides etoatriees îneHaçables.
Ges^oicatrices sont regardées parmi eux cnmne Ai iniailHble moyM
ée plaii» aux lemmes. On découvre aisément (Fidée qui se cad^e ^ùOê
cette barbare coutume : jouer atec la deuteur, paraître «endurci au
mal^n'esitce'pifê donner au .«exe le plus faftde des ^gages de l-audace et
de la fermeté qu'il veut trouver chez ses protecteurs? C'est ainsi qu'A
faut^expliquer encore Tusag» ado(ité par plusieurs peuplades d'fitrra-
cher les dente de devant aux jeunes garçens, quand arrive l'âge de 9/é
marierai).
La eoailoir des nègres ^icéaniens e^ 'moins (ftoncée quC'ceUe des noirs
d'Afrique; mais l'hypothèse d'une vace presque Manche, trop légère»
menl admise «ur des indices insufSsans, est aujourd'hui cemplétemeM
discréditée. Les naturels du continent austral «Hit le plus habituelle^
ment tout-*à-*làU nus; quelques-uns unt pour towt «vêtement «ne ceîn-*
iure de peau ou des feuilles d'arbre. Leur coirps est assez bien prth
portiomié. Leurs cheveux, d'im noir 4'<ébàne, ptus souvent droite
(pie frisés, rarement laineux, «ont parfois rélevés sur le'devafelt'de la
^ Les indigèMs se foDt sauter les dents à coups tfemaiHët. Au 'Porl-EssIngtoli/rôl^
âeicr de saBté de rétabUseeMent est pa-tcnu À.penuailer ana natorek ^œ «a iiniiiilère
4*eK(iiper les dents était préférable à cette barbare méthada. Aussitôt, le aubrcuaifi
d*un nar ire anglais 8*est mis à acheter ces dents remaïquables par l'éclat de leur émai|^
dans rintention dé les revendre aux dentistes de Londres. C'est un commerce qui -a. dû
réussir, -car les sauvages sont capables de tons les sacrifices pour nn<moncfaDir roug^ ou
<3S • REVUE DES DEUX MONDES.
tête de manière à former une sorte de houppe. Les hommes n'ont ni fa-
isons ni moustaches; ils laissent seulement croître la barbe de leur
menton. Leur front, déprimé dans la partie supérieure, est très protu-
bérant par le bas. Ils sont presque tous d'une laideur repoussante; leur
nez large et aplati , leur bouche démesurément fendue, leurs lèvres
épaisses, font naître au premier aspect une impression défavorable, et
si Ton s'en rapportait aux inductions de la phrénologie, qui cette fois,
il faut le dire, se trouvent d'accord avec les faits, cette race malheu-
reuse manquerait du sens moral d'où procède la supériorité de
l'homme. Le mensonge est en effet un vice général chez les indigènes
australiens. Mentir et tromper, c'est pour eux faire un très légitime
usage de la parole. Le sentiment du droit de propriété rappelle seul
chez ces tribus le système social des nations civilisées. Dans le sein
d'une même peuplade, le bien de chaque individu est respecté; les as-
sassinats sont extrêmement rares, et, malgré l'insouciance oublieuse du
sauvage, le meurtrier n'échappe pas aux tortures les plus violentes du
remords, comme on en jugera par cet exemple : un naturel de la ri-
vière des Cygnes, du nom de Tonquin, avait obtenu d'un colon du
même district la permission de passer la nuit dans sa cuisine, en com-
pagnie d'un autre nègre attaché au service de la maison. Poussé par
quelque ressentiment implacable, Tonquin, durant la nuit, poignarda
son malheureux compatriote. Le lendemain matin, il protesta de son
innocence avec effronterie, et il s'enfuit dans les bois. Quand il reparut
i la rivière des Cygnes, après quinze jours passés dans la solitude, il
était fou.
Les Australiens reconnaissent un Dieu inoffensif et des esprits malfai-
sans. Le plus redoutable de ces esprits passe pour hanter les cavernes
obscures, les puits profonds, sous la forme d'un immense serpent; on
redoute ses visites nocturnes. Quelquefois, quand les vents mugissent à
travers la forêt et que ce bruit solennel dispose l'ame à la frayeur, les
sauvages s'éveillent saisis d'épouvante; ils allument un grand feu pour
éloigner le monstre surnaturel qu'ils craignent de voir apparaître; ils
récitent des paroles magiques, et poussent des cris rauques et entrecou-
pés jusqu'au retour delà lumière. Dans tous les rapports de la vie, ils
se montrent superstitieux, ajoutant foi aux pronostics les plus puérils.
Ils croient à l'immortalité de l'ame; mais les uns espèrent après la mort
une éternelle béatitude; les autres semblent s'attendre, au moins pour
un temps, à des transformations successives et à un retour sur la terre.
On doit regarder comme une cérémonie religieuse la pratique de la
circoncision récemment découverte chez deux tribus, aux extrémités
opposées de la Nouvelle-Hollande , au nord et au sud. Le voyageur
-anglais Eyre, qui s'est le premier aperçu de cette pratique sur des
points si éloignés l'un de l'autre, en a voulu conclure que les peuplades
L'AUSTRALIE* 653
dû nord et du midi avaient eu entre elles, à une époque indéterminée,
des rapports à travers l'intérieur de File; il tirait de là une induction
contraire à la fameuse hypothèse d'une mer centrale. On cherche en
vain une liaison entre les deux termes de ce raisonnement: en sup-
posant l'existence aujourd'hui si improbable du vaste lac qu'avait in-
venté l'imagination des voyageurs, les indigènes n'auraient-ils donc
pu, pour communiquer entre eux, suivre les rivages de cette pré-
tendue mer méditerranée? Mieux vaut dire, à notre avis, que les tribus
du nord et du sud ont les unes et lés autres, grâce à des relations acci-
dentelles dont la trace est perdue, reçu directement l'usage de la cir-
concision des sectaires de Mahomet dans la Malaisie. Si des prahm de
l'archipel indien fréquentent de temps en temps les côtes septentrio-
nales du nord de l'Australie, n'est-il pas possible, malgré la distance,
que des barques plus aventureuses aient visité les régions du midi, ou
s'y soient trouvées jetées par les vents?
Les indigènes australiens affrontent volontiers la mort, et pourtant ils
ont une peur extrême des tombeaux; ils ne s'en approchent jamais. Des
tombes creusées devant le seuil d'une maison sont devenues parfois une
barrière salutaire que les naturels n'auraient jamais osé franchir. Quel-
ques tribus placent les morts au milieu des branches d'un arbre. Le
corps est enveloppé d'écorce de papyrus et recouvert de morceaux de
bois flexibles, entrelacés en forme de filet. Suivant une pratique dont
l'antiquité barbare offre des exemples, on songe auxT)esoins de ceux
qui n'ont plus rien à démêler avec les choses de la terre, et on place
dans le tombeau des armes et de la nourriture. Des faucons noirs et
blancs perchent sans cesse sur les arbres voisins; immobiles, silen-
cieux, les ailes tombantes, ils semblent veiller sur le mort comme des
muets à gages. Ils attendent avec une patience infatigable qu'un coup
de vent ouvre à leur bec acéré le frêle édifice tumulaire. On a vu des
preuves touchantes d'attachement données par les mères à la mémoire
de leurs enfans. Une femme, ayant perdu son jeune fils, avait conservé
ses ossemens, et elle les portait toujours avec elle. Dans ses heures de
tristesse, quand le regret gonflait son coeur, guidée par son instinct,
elle remettait les os dans leur position régulière. Peut-être, lorsqu'elle
avait rétabli les lignes de cette forme chérie, s'imaginait-elle voir se ra-
nimer à son souffle l'esprit éteint pour jamais, et retrouver encore une
fois le sourire évanoui de son enfant. Parmi ces croyances supersti-
tieuses qui en Australie entourent l'idée de la mort, la plus singulière
est celle de quelques peuplades, qui croient retrouver dans les blancs
leurs propres compatriotes, revenus dans le monde sous une forme
plus noble, après avoir passé par l'épreuve du trépas. A Perth, un des
colons, à cause de sa ressemblance avec un membre défunt d'une tribu
de la rivière Murray, recevait deux fois par an la visite de ses pré-
TOME XVII. 43
6Mr REVUE DBS VmiL MONDES.
tendufi^ comas». bie& qu'ils eussmt. à tcamrsor soixante miUes^ d'uno^
conicée emnomiei
Des tra^iow serapuleusement req)eetées règlent les céréoDoiiier
des binéraïUes, de lanaissaoce et du. mariage. Si ces coutumes ne sont»
placées sous le cootrôle dfaueuoe autorité ^ eUes n'en fidrment pach
moifls une sorts d^éticHoette dont personne ne voudrait se dispensai*.
Lbs^ vieiflards sont les. dépositaires des croyances religieuses; ite conir-
posent aus« le gouvememeat de chaque tribu. Le système politique^
a'ii est permis d-appUq^r ce mot à des usages mal définis et variaÛesy
repose smr la divîeioa des mombres-de la peuplade en Umhs classes : ki
premièce comprend les jaunes gens; la seconde, les hommes faits ^ et 1»
troisième^ dans la(pAelleoB»ne passe qju'aprèsune sévère initiation, renr
ferme ks vieiUaixis% La. hiérarchie la plus simple, la plus naturelle,
celle de y âge, est la seule hiérarchie admise parmi ces peuples primitif»
Jusqu'à ces derniers temps , on les croyait étrangers à la pratique du>
caniiibalisme;^ mais^ont en atrouyé récemment,^ en quelques endroits,
des preuves incontestables. Rien ne démontre toutefois que cette féroce
habitude soit générale. Si elle avait été universellement répandue, oa
en aurait sans doute découvert les traces depuis longues années. D'apràe*
le récit du capitaine Stokes,. les indigènes ne paraissent pas animés d'iA-
tentions hostiles envers^les Européens. Une ou deux fois seulement, la^
démonstrations des naturels qiie le Bsagle rencontra prirent un carae-
tare agressif. Le plus souvent, les nègress' enfuyaient épouvantés. Quand^
ils se décidaient à s'avancer vers les étrangers^ ils venaient sansaFn]e&
pour prouver leurs desseins- pacifiqines. Quelquefois une circonstance ea
appwence insignifiante rompait inopinément les relations commencées,
et les sauvages disparaissai^ii. dans les bois en laissant échapper de»'
Gris aigus. Il s'en ti^ouva néanmoins d'un peu plus coi^ans. Sur les bords-
de la rivière Adélaïde, ime flENBiiUe;.com posée de sept ou huit personnes^,
après avoir échangé des. politesses avec les Anglais, s'approcha de la
Imleiniàre du Beofle, qui était atiacbée au rivage : le chef de la fanulle
annonça Finlention de visiter le 3eagfe, mouiUé à une certaine dis^
tance, U nût même te pied* dans la baleinière; mais, saisi d'efiroi àla
vue des rames, des^ bane» et do la profondeur du canot ,^ il se retira em
frissonnant, comme s'il avait plongé la j^mbe dans de l'eau glacée. Sor
femme et ses enfans le con|^èrent de ne pas* s'aventurer avec autant
de témérité, et n'eurent pas^ beaucoup de peine à le retenir. Une autro
fois, un indigène se présenta de lui-mén2e aux Anglais sans qu'on» F eûli
alléché, comme d'habitude,, en agitant un mouchoir de couleur oià
quelqjue hochet éclatant, et sans témoigner la moindre crainte. Il indi^
q/ua d'un geste aux. étrangers le sentier le plus commode pour redes^
cendre sur le rivage ^ et se conduisit avec eux comme une vieille con-
naissance. Quand la baleinière partit ^ il remonta la falaise ,. marchani
L'AUSfRàUB. 8W
négligemment sans jeter un seul regard es arrière , ne paraittiKit pas
se Boncier de œ qu'il venait de voir. Ce défau4 de curiaBité, à peu pfës
général parmi l&s noirs de T Auetralie ^ donne ime triste idée de leur
intelligence.
Sur la oôte occidentale , les indigènes ne connaisfient pas l^sage du
canot; à peine si quelques tribus se servent de radeaux grossiers. Les
habitations sont aussi d'une simplicité rare, même parmi des sauvages ;
quatre pieux plantés en terre et supportant «deiix pevches couiiertes de
branches d^arbres, voilà le palais du roi dégénéré de la nature. Le
maître de cette misérable cabane se couche ou s'assied «ur le «ol , sans
prendre le soin d'y jeter une natte ou des feuittes d'arbres. Les naturels
passent souvent les nuits «en [dein air; quand vient ia mauvaise saison ,
ils se recouvrent de sable jusqu'au cou, et, le matin, on dkait qu'ils
sortent de dessous terre.
Ces populations dégradées ont cependant des poètes. Les «rapsodes
australiens ne célèbrent guère l'amour; les mystères reli^ens, la va-
leur dans les combats, les jouissances sensuelles, tels sont leurs Uièmes
favoris. Jamais les vers ne se récitent, on les chante; quand un chant
nouveau est composé, il circule bientôt de bouche en boudhe parmi
toutes les tribus qui parient la même langue. Quelques peuplades con-
naissent aussi une espèce d'instrument de musique, formé d'un mor-
ceau de bambou aminci sur les côtés et percé de plusieurs trous. Le
son ressemble à celui du bourdon. Cet instrument sert à accompagna
des danses guerrières, presque toujours mêlées de gestes indécens. On
a remarqué aussi de grossières ébauches tracées sur la surface des ro-^
cbers; les sujets sont variés : ce sont des figures humaines, des animaux^
des armes, des ustensiles domestiques du des «cènes de la vie quoti-^
dienne. Ces ébauches sont-elles le début d'un art naissant? Ne «ont-elles
pas, au contraire, le dernier témoignage d'un art immobile et engourdi
entre des mains impuissantes? Depuis des siècles, le sauvage ignorant
donne une même forme à sa pensée sans avoir jamais su s'élever à de
plus g^randes conceptions.
Que gagnera cette race malheureuse au contact de l'Europe? Va-trclle
se transformer sous le soufQe de la civilisation, ou bien, comme les peaux
rouges de l'Amérique du Nord, est-elle condamnée à disparaître peu à
peu devant les développemens de l'activité européenne? Pour percw
les voiles de l'avenir, nous n'en sommes pas réduits à de pures hypo-
thèses; nous avons sous les yeux des faits accomplis. Que sont devenus,
aux environs de Sydney, les aborigènes dont les ancêtres promenaient
sur ces rivages une indépendance incontestée? Cherchez-les dans les
belles vallées qui avoisinent Botany-Bay, dans les fertiles plaines d'IUa*
vrara, ce délicieux jardin de la Nouvelle^aUes du sud, sous les fou-
ies iounenses qui omibragent les coUines : iis «ont partis, ou plutôt
656 REVUE DES DEUX MONDES.
ils se sont éteints. S'il en reste encore quelques-uns autour de Port-
Jackson , les Anglais ont réussi à les abaisser au-dessous de leur état
antérieur. Les rares rejetons de cette race avilie ont pour les liqueurs
spiritueuses un goût effréné^ ils restent plongés dans une ivresse con-
tinuelle. Avec un morceau de canne à sucre et quelques verres d'eau ,
ils fabriquent une quantité de rhum grossier assez grande pour enivrer
sept ou huit personnes. Us sont, comme le dit le capitaine Stokes, un
triste échantillon des bienfaits produits par le mélange des peuples
civilisés et des tribus barbares. Autour de Melbourne, sur les rives de
l'Yarra, on ne voit plus un seul indigène. Voilà l'œuvre qui s'accomplit
et qui se poursuivra jusqu'à ce que les anciens maîtres du sol aient
disparu pour jamais. Poursuivis d'étape en étape par le flux de la civi-
lisation , les naturels australiens arriveront enfin aux vastes plaines de
sable où les attend le sort des peaux rouges, rejetés dans les montagnes
Rocheuses. Quelque soit son abaissement, on ne saurait refuser un peu
de compassion à cette race destinée à périr. Sans histoire, sans rôle
dans le monde, elle s'effacera, laissant à peine un souvenir de son
inutile passage.
Serait-elle suèceptible d'une certaine éducation? Il est impossible de
le décider, car aucune tentative assez sincère et assez patiente n'a été
faite pour l'élever au-dessus de son état primitif. On lui a bien envoyé
des missionnaires, on a paru s'apitoyer sur elle, le gouvernement an-
glais a même prescrit des dispoâtions empreintes d'une apparente bien-
veillance; mais toutes les mesures prises ont été exécutées dans un
esprit diamétralement contraire au principe qui les avait dictées. L'aveu
en est échappé à un ami très partial des colons dont la parole n'est pas
suspecte, à M. de Strzelecki. On voudrait pouvoir concilier la modéra-
tion envers les naturels avec les exigences du développement colonial;
on pratiquerait volontiers la philanthropie, pourvu qu'il n'en coûtât
rien à l'intérêt. Là comme en Irlande, comme partout, les Anglais ne
sont compatissans et humains que si la politique l'ordonne ou le per-
met; aussi qu' est-il arrivé? Les essais d'amélioration tentés en faveur
des indigènes ont été pour ces derniers une source de nouvelles dou-
leurs. On aurait voulu les civiliser pour le seul profit des colons; on n'a
pas même réussi à rendre un peu moins dure l'agonie de ces peuples
expirans.
Veut-on un exemple des charitables procédés britanniques? A la ri-
vière des Cygnes, le gouvernement a fondé une colonie pénitentiaire
pour les sauvages. Ce bizarre établissement est installé sur l'île Rolte-
nest, à quelques milles de la côte, près de l'embouchure du fleuve; on
y déporte les condamnés, les uns pour un temps, les autres à perpé-
tuité, et le plus souvent pour des crimes auxquels les ont poussés, suivant
les propres expressions du capitaine Stokes, les mauvais traitemens de ces
l'austrame. 657
mêmes étrangers qui les jugent. Les détenus sont assujettis à un travail
régulier; on les emploie à ramasser le sel, à couper du bois, à cultiver
le blé. La colonie était au commencement une charge pour l'Angle-
terre; elle est devenue une source de profits. D'après les derniers
comptes que nous avons sous les yeux, les recettes annuelles montaient
à 1,500 livres sterling, et les dépenses seulement à 200 livres. Les con-
damnés se montrent assez dociles sous la menace des châtimens qui ne
leur sont point épargnés; tous néanmoins ne se désignent pas égale-
ment à leur nouveau genre de vie. Si quelques-uns semblent plongés
dans une brutale indifférence, d'autres languissent de chagrin et suc-
combent. Chaque fois qu'un nouveau prisonnier débarque, ces mallieu-
reux l'entourent, l'interrogent avidement sur leurs amis, sur leur fa-
mille, sur cette terre paternelle qu'ils aperçoivent de loin et qu'ils ne
fouleront peut-être plus. Ils se souviennent alors avec plus d'amer-
tume de la liberté de la vie sauvage, de leurs toits grossiers, sous les-
quels ils ne subissaient pas une volonté étrangère. Parfois, d'un œil in-
quiet, ils suivent la fumée qui sort de leurs forêts et que lèvent pousse
vers leur prison comme un message ami; la tristesse renfermée en leur
ame éclate en sanglots, et ces hommes, résolus à échapper à leur mal-
heur, se laisseraient mourir de faim si leurs geôliers ne les contrai-
gnaient pas à prendre de la nourriture.
Que faut-il penser de l'institution de ce régime pénitentiaire, que
les Anglais ont cru devoir transporter au milieu de tribus primitives?
N'est-ce pas un esclavage déguisé? Cîomment se glorifler d'avoir donné
au monde le grand exemple de l'abolition de la servitude coloniale, si,
autour des nouveaux établissemens, on rend le sort des indigènes cent
fois pire que l'esclavage le plus dur? Est-ce donc là cette philanthropie
qu'on voudrait présenter à l'Europe comme un exemple? Je ne connais
rien de plus contraire aux idées de la justice suprême que celte poli-
tique d'un peuple qui, ne reculant devant aucun abus de la force,
brave le premier les lois morales imposées par la terreur aux popu-
lations vaincues. Autant vaudrait prononcer une proscription en masse.
Si les représentans de la civilisation ont des droits sur les peuplades
tombées dans l'état sauvage, c'est à la condition de réunir à une in-
telligence plus cultivée des sentimens plus élevés , un plus grand res-
pect de la dignité humaine et de l'équité naturelle. L'institution de
l'île Rottenest suffit pour donner une idée de l'esprit qui a dicté aux*
Anglais leurs prétendues mesures de bienveillance. Voilà ce que l'on
considère comme un progrès! Quelle trace sanglante nous aurions à
suivre, s'il nous fallait raconter maintenant les excès avoués, les vio-
lences commises au grand jour! On jugera jusqu'à quel point le mal a
été poussé, puisque le capitaine Stokes dit à ce propos : « Sans vouloir
accuser avec trop de dureté aucune classe de mes compatriotes, je
658 REVUE DBS DEUX MONDES.
regrette que la page qui rappelle notre colenisation de l'Australie arrive
sous les yeux de la postérité. »
Nous aussi ^ nous passerons vite sur ce lugubre drame sans faire au^
cuQ raH)rochemejit; il serait par trop facile de rele^^r ici les accusah-
tions des Anglais contre nous à propos de certains ôpisfodes de ootc^
guerre d'Afrique, épisodes aCQigeans sans aucun doute, luais^xcef^lioo^
nels et qui se sont passés au milieu d'une guerre déclarée à un peuple
cruel, fanatique et belliqueux. Nous ne dirions même pas -un seul mot
de lextermination complète de la race aborigène dans la Tasmanie, si de
cet événement, Tun des plus monstrueux qui se soient accom[dis de^
puis la conquête du Mexique ou du Pérou, il ne devait pas jpésulter des
enseignemens utiles à la cause de la modération et de l'humanité. Nulle
part on n'avait foulé aux pieds plus froidement et plus systématique-
ment un peuple faible et asservi. Pour se débarrasser de toute idée de
devoir, les colons anglais commencèrent par déclarer que les naturels
n'étaient pas des hommes et devaient être trailés comme des bêtes.
Quels actes de cruauté furent la conséquence de cette doctrine inflexible,
on se le figure aisément. Les crimes dont Li guerre d'extermination a
été remplie ne sont pas tous parvenus à la connaissance de l'Europe; on
en sait assez cependant pour assigner à la lutte son caractère général.
Quaud les colons, fatigués de longues chasses où des hommes étaient
pris pour du gibier, cessèrent de poursuivre les indigènes, le sombre
de ces derniers, dans toute la Tasmanio, était descendu au-dessous de
deux cent cinquante individus refoulés dans des forêts impénétrables.
Conrunent «e débarrasser de ces derniers ennemis qui troublaient la
sécurité coloniale? Les Anglais songèrent alors à dé|)orter les restes de
la population noire dans une des iles du détroit de Bass. Sous l'influence
des conseils .passionnés des colons, on imagina une vaste battue qui de->
vait cerner les nègres et les prendre comme dans un filet. Le gouver-
nement de la métropole prêta son assistance à Texécutien de ce plan. Au
jour fixé, toute la colonie fut debout; des cordons se déployèrent en
tous sens; on commença une série de marches, de contre-marches et
de manœuvres fort habiles peut-être, mais que la disposition du payB
rendit inutiles. Cette grande et coûteuse expédition finit d'une manière
ridicule par la capture d'un seul indigène.
•On nenonça désormais à la force pour recourir à la ruse. Un colon
adroit, après avoir obtenu l'approbation du gouvernement, se rendit
seul au milieu des naturels; il se présenta comme leur ami dévoué, et,
avec sa parole persuasive et ses stratagèmes, avec des promesses sé-
duisantes et trompeuses, il amena les diverses famiUcs à consentir à
leur propre déportation. Si ces malheureux, qui avaient tant de maux à
veqger, avaient été aussi féroces que le prétendaient les colons, au lieu
de prêlir Toreille aux suggestions du messager des blaucs, ils l'auraient
i.'austiialib. 669*
immolé dimsiteuKS retraites seKtiûves^aax mân^s dé leurs frères mas^
sacrés. Il» se laissèreni conduire aux bordig de la mer eormim un trou^
peau doeîle', on- les vît seidenient, une (bis embarqués, jeter un* dernier
regard mêlé de larme» à la patrie dont ite s'éloignaient pour tdnjours;
Après avoir hésité sur Ttle qui serait choisie pour leur demevife, o»
ûaib par les déposer sur le revers occidentloil de File Fliivdërs. Les dé-
porté» eroyaieoaiaU' moin» 7 jouir d'une liberté complète qui leur avait
été promise^ti qui teur était due. Rien ne pouvait autoriserie» Anglms,
aprè» leur aimr ravr leur territoire - à les traiter comme dës^ prisonnier»
et à les assQjettin à« un régime disciplinaire, sous prétexte de les civi^
liser; c'était bien le moins de respecter les conditions stipulées' pair les
tribu» pour le grand soeriflce qu'elles accomplissaient « Quimporteque
le gouvemement britannicpie ait ordonné de pourvoir à leuKhbesoind^
si on les pla^ dans une atmosphère où elles ne peuvent vivrez S'ima-^
gine4Kin, en faisant chanter aux indigènes des hymnes qu'ils ne com-
prennent pas, en les assujettissant à> des exercices qui leur répugfuent;
remplacer pour ce» enfans de» forêts la liberté perdue? Le goât de 1»
vie saurai reste au fond de leur cœur. Souvent plusieurs- homme»
s'enfuient, ensemble dans- le» bois, jetant de côté les habits incommode»
dans lesquels OR' emfM*isonne leurs membres vigoureux. Nus et^ loin de
leurs surv^Oâns importuns, les voilà heureux pour un jouri Ge» habi^
tude»de maironnage se perpétuent en dépit de toute» le» défenses etder
tous le^chatlmensi
duekpie» années ont suffi pour démontrer que la population tasma»^
niame mrpmirvaiintîse'reproduire ni même s'acclimater danssa^prison^
Forcée de changer brusquement ses habitudes héréditaires, regrettant
sans-cesse* s^ Jeux^ se»ohasses, les montagnes, les ruisseaux^, le» vallées
de la terre natale^ elle estcondamnée à s-éteindre avec une rapidilë qui
va bientôt débarrasser le gouvernement aurais d'une tutelle impro^
dactive* Sur deuxn cent dix bannis, cent cinquante-six étaient mort»
dan»un^e9paeede sept an», de tB35ài84^ Pouf combler ce vide, il
n^était né que^quatorze enfans» On> avait encore amené à l'île Elinder»
une flâfroiHëF composée de* sept personnes, saisie sur la côte occidentale^
de Van^Diemen, près de la rivière d* Arthur; Kne prime de* 50j livres;
Sterling avait été offerte pour la capture de ces derniers représentans^det
lai race indigène. On avait dit à ces malheureux, en les arrêtant, qu'ils
iraient dans une contrée où le gibier serait plus nombreux et le sol plus;
fertile; quand ils fbrent montés sur le canot des blancs, quand le mal
de mer les eut abattus, on le» garrotta, et on fit voile pour le peste de la^
Compagnie agricole, situé àla pointe Wooinorth, où ils furent provis«îre<^
ment déposés. Derrière cette famille, assure-t-on, il est encore nesté uni
jeune homme oublié sur la> terre paternelle. Seul da sa vacB, de sa cour
feue et de sa langue, il sera* réduit à se cacher dans les fonèt» reçu-»
660 REVUE DES DEUX MONDES.
lées, dans les cavernes ténébreuses : il ne jouira plus de la société des
hommes; pour lui, ni amour ni famille. Il consumera sa vie en efforts
pour la prolonger; il s'épuisera à lutter contre la mort, qui sera pour-
tant son seul refuge. Cruelle destinée d'un homme résumant en lifi tous
les malheurs de sa nation !
Un sort pareil à celui des tribus de Van-Diemen attend les noirs delà
ONouvelle-HoUande. Dieu veuille que la lutte ne soit plus mêlée d'excès
aussi hoDteux! Dieu veuille que les conquêtes de la civilisation coûtent
moius à l'humanité ! Malheureusement, laissée à elle-même, la popu-
lation européenne de TAustralie est insensible aux maux des naturels;
elle n'admet même pas qu'on les plaigne. N'est-ce pas déjà beaucoup
trop que de laisser vivre cette race abrutie? Les divisions intestines sont
oubliées quand il s'agit de l'ennemi commun. C'est à peu près le seul
sentiment sur lequel on trouve les colons unanimes. Pour toutes les
relations sociales, les classes d'une origine libre et les classes du gouver-
nement, comme on appelle les convicts émancipés et leurs descendans,
jsont séparées par des préjugés invincibles. Quoicpi'elles jouissent des
mêmes droits civils et politiques, tous les efforts pour ménager des al-
liances entre elles sont demeurés sans résultat. Ces mariages, con-
tractés au mépris de l'opinion, mettraient les époux au ban de leur
classe respective et les isoleraient de toute société. De part et d'autre,
^ on est moins opposé à s'unir avec les femmes indigènes. Cette impla-
cable séparation qui nuance fortement la physionomie de Sydney est
quelquefois une gêne pour l'autorité; mais, si elle se conserve aussi
vivace, elle pourra devenfr un moyen de domination dans des crises
ultérieures.
Les convicts, chose singulière, étalant l'orgueil de leur flétrissure
,5>rimitive, se font un point d'honneur de ne pas frayer avec les autres
tx)lons. Ils ne voudraient pas assister à leurs réunions ni les admettre
aux leurs. A un banquet public donné par des hommes de cette classe
dans je ne sais plus quelle circonstance, on avait invité un médecin qui
avait parmi eux une nombreuse chentelle. Après un repas très gai et
très animé, quand arriva le moment des tocuts, comme le médecin se
disposait à son tour à porter la santé de ses hôtes, un des convives se
lève, un homme dont il n'était pas possible de suspecter la filiation et
qui descendait en droite ligne d'un voleur très connu : « Jusqu'à ce mo-
ment, dit-il, j'ai bien voulu me taire; mais l'honneur de la commu-
nauté ne peut pas permettre qu'une personne issue d'une souche irré-
prochable [a white sheep, une brebis sans tache) soit admise à prendre
ici la parole. » Tous les regards se fixèrent aussitôt sur le docteur in-
terdit. Figurez-vous en Europe, dans une pareille occasion, un bonmne
qu'on traiterait de forçat libéré, et vous aurez l'idée de la confusion du
malheureux médecin. Il finit pourtant par se remettre, il se plaignit
L AUSTRALIE. 661
d'être calomnié, et, avec Féloquence de Findignation, il démontra par
des détails généalogiques très précis que des liens étroits de parenté
l'unissaient à plusieurs bandits déportés. On lui permit alors de re-
prendre son toast interrompu. Dans tout cela, rien d'aflfecté; c'est l'expres-
sion d'un sentiment très réel. Ne faut-il pas en conclure que, si le cow-
vict-system a eu des avantages matériels, s'il a procuré de notables
économies à la trésorerie britannique et puissamment secondé le dé-
veloppement des colonies australes, ses effets ont rejailli d'une manière
désastreuse sur le sens moral d'une grande partie de la société? L'hon-
neur et la probité ne se définissent point là comme en Europe. On con-
serve d'autres traditions qui viennent en ligne directe des geôles an-
glaises. Les colons émancipés ont pu acquérir la crainte des lois, mais
ils n'ont pas encore le sentiment délicat et pur de la justice et du bien.
Tous les convicts, on le sait, ne restent pas au lieu de leur déportation
pour y attendre leur grâce ou l'expiration de leur peine. Ceux qui se
sont fait du crime un invincible besoin s'enfuient dans les bois et y re-
prennent la vie de brigandage à laquelle on voulait les arracher. Ces
hommes, connus sous le nom de hushrangers, échappent sans peine aux
recherches de la police coloniale dans des solitudes sans bornes. Us sont
la terreur des colons. Ennemis de la société qui les a réprouvés, ils
cherchent à se venger d'elle, et, quand ils se rapprochent des lieux
habités, le meurtre et le vol marquent leur passage. Le nom de quelques
bandits qui avaient conquis au milieu de leurs camarades une mons-
trueuse supériorité par l'énergie d'un caractère dépravé et l'audace de
leurs attentats est environné d'une célébrité sinistre. Une compagnie de
ces brigands fatigués de crimes s'empara, sur les côtes de Van-Diemen,
d'un navire de commerce, et, traversant l'Océan, parvint à gagner Val-
divie sur le revers occidental de l'Amérique du Sfud. A l'entrée du port,
les convicts défoncèrent le vaisseau, et dirent, en se présentant sur la
chaloupe, qu'ils avaient eu le malheur de sombrer. On les plaignît beau-
coup; on les aida d'une souscription. Comme ils étaient habiles ouvriers
sur une place où les bons ouvriers étaient rares, on leur épargna des
questions embarrassantes. Le gouverneur vit en eux un utile accrois-
sement à la population laborieuse. Ils se marièrent bientôt, et, malgré
le mystère dans lequel ils s'enveloppaient, ils avaient obtenu la con-
fiance générale, quand un vaisseau de guerre, expédié sur le rapport
du gouverneur de la Tasmanie, se présenta pour les saisir. Tous, à
l'exception d'un seul, s'échappèrent sur une barque qu'ils venaient de
construire pour l'administration coloniale, et on perdit entièrement
leur trace. Le coupable arrêté fut pendu à Hobarton après un effrayant
récit des forfaits de la bande. ♦
D'autres conviens moins dépravés, chez qui le goût du travail ne s'était
pas éteint avec tout sentiment du devoir, après avoir brisé leur ban,
.6S2 RETUE »U BBUX iMONDES.
jscmt àUéspeufderlesileele jnoinsdésa^aBtogeuaeingnt slitiiéeB<éii dâhrait
de Bass, et ilSvOnt doimé naissaooe à une xaoe jnélwe qui préaerike^dos
germes.de vigueur et d'avenir. Placée entre la cmUsatioa et rétat>sai>-
vage;, f lesque entièrement séparée du monde ^par xto taoupAh^iqui
renv^Ioppent, la ^population du détroit mène une ^exisleDee lort ied»-
pendante.el fort exlraordina'u*e. Pour dissimuler scHionîgiueié^inoqWy
eUe raconte que, de IBOO à 1805, les Ues du détroit de Bass ^«eeltos^i
font faceirAusÉralie jusqu'aux golfes Saint-YinoeBtet.SpeoG6r étaient
habituellement fréquentées par des navires anglais cbercbant deS'ttCica-
sions de négoce. Ces lieux rudes et abandonnés auraient séduit iun lOCiP-
tain nombre de matelots qui obtinrent Ja permisaien *de %*g établir «at
reçureot de leur capitaine, en paiement de leur solde JurriéDée, im<G»-
not et quelques provisions. Peut-être cette histoire ^asNdle irate; mail,
dans tous les cas, elle n'explique l'origine que d'une tpatita partie f4e la
population des îles. A côté de ces settlers., qui ne gardent le^ouvîeaîr
d'aucune flétrissure, on compte un^and nombre de «tfom^tcsls ea aup-
ture de ban et d'enfons de canvicts.
Libres ou repris de justice, comment ces hoaunes^ jetés «euls sir
des terres inhabitées^ sont-ils parvenus à s'y créer uneiainiUefOntnite^
comme les Romains, ravi les filles d'un autre peuple? J^on; ils ont
acheté leurs femmes des indigènes de la côte de Vaa-DieBiaB pour
quelques os de veaux marins. Maltraitées généralement .paroles natuncds
de la Tasmanie , les femmes vendues ne furent pas ^mécontentes 4u
marché. Leurs nouveaux époux, qui ne les avaient pas prises d'idierd
avec la pensée de s'y attacher long-temps, les déposèrent dans une Ue
et partirent pour une nouvelle expédition. Trouvant à leur retour leurs
cabanes proprement tenues, ils apprécièrent davantage le serrée de
ces femmes, qui les aidaient volontiers dans la manoeuvre des bateaux,
chassaient le kangourou avec adresse., et possédaient un tact merveil-
leux pour découvrir le nid des pétrels ou oiseaux des tempêtes, que
les seUlers appellent aussi oiseaux-moutons [mtUUm^birds), à cause du
goût particulier de leur chair. Les siraitmen firent voile dès-lors pour
les rivées de l'Australie avec le dessein de se procurer d'autres femmes,
soit par la ruse, soit par la force. La polygamie est ainsi devenue parmi
eux un usage général. Plus un homme a de femmes et plus il este&^
timé, car on le répute plus riche et plus actif. Le straitman vit comaie
un sultan dans son harem; il n'est ni moins libre ni moins fier. On dmt
le dire à l'honneur des premiers settlers des iles, ils n'ont pas négligé
l'instruction de leurs enfans; ils ont eu à cœur de leur apprendre tout
ce qu ils savaient eux-mêmes. La plupart des jeunes et vigoureux mu-
lâtres peuvent lire la Bible, quelques-uns même savent écrire. Quant
à la reUgion , elle se réduit pour eux à quelques idées confuses où Ton
retrouve, avec les souvenirs obscurcis de leurs pères, la croyance à la
l'alstralie. 663
trsisniignrtién des âmes, encore vivace chez leurs mères. Sans être
jolies, les jeunes mulâtresses plaisent par un air de florissante santé, qui
Faeliète Fexpression un peu dure de leur physionomie.
Ë'espaee ne manque point autour des straitmen; une ou deux familles
au- plu» résident sar une même ile. Les habitations , bâties en mortier,
ont une appsrencé chétive et désagréable; mais elles sont propres et
coffinMée» à FintJërieur. Sur une de ces îles, un vieux settler, appelé
Jhmes'Merare, s'es^ acquis une certaine célébrité; on l'avait surnommé
fe rei des sêraHmen de Fest. Un serviteur et trois ou quatre femmes
àidigènes^ habitaient la hutte grossière qui lui servait de palais; Quel-
ques cfakns, dés chèvres et des poules formaient toute sa fortune.
Monro cependant vivait là dépuis près de vingt-H^inq années, et il s'y
trouvait heureux.
Ites hommes stppartenant à des classes distinguées dé la société eu-
ropéenne viennent parfois cacher dans les îles d'irréparables revers
et ottbfier ce qu'Hir appellent les injustices du monde , c'est-à-dire ,
te plus souvent, leurs propres erreurs et leurs propres fautes. Us se
sentent libres au moins en face d'une nature dont le caractère primitif
n-est pas dépourvu de grandeur. Nul écho du monde qu'ils ont fui ne
réveiïle leur doiriteur endormie, ne trouble le silence de leur retraite;
on en» voit qui ne consentiraient à aucun prix à changer cette vie rude
et laborieuse contre la vie sociale dont ils ont repoussé les entraves.
C'était une jouissance pareille que cherchait 1^ nièce de Pitt dans les
montagnes de la Syrie. Pourquoi n'était-elle pas allée plus loin? Le bruit
du monde lui arrivait encore de temps en temps, et de poétiques voya-
geurs montaient parfois jusqu'à son aire troublée. Des courans pénl-
leux, des brisans couverts d'une écume éternelle, des ouragans quoti-
diens, protègent plus sûrement les iles solitaires du détroit de Bass.
La plupart des réfugiés prennent vite les miBurs des straitmen; ceux
qui ont amené avec eux leur famille conservent seuls les anciennes
habitudes et font exception parmi les ermites de cette thébaïde. On
voyait encore, il y a quelques années, à l'île de King , un capitaine de
Farmée anglaise, nommé Smith, que la fortune avait maltraité. 11 avait
avec lui sa femme, une fille et trois ou quatre jeunes garçons. Sous
leur toit de chaume, ces émigrés volontaires ne se plaignaient point de
leur dénûment. La cabane renfermait utie bibhothèque et des instru-
mens de musique; efle était entourée d'un jardin où réussissaient assez
bien des légumes importés d'Europe. Les kangourous et les poules
sauvages servaient aussi à la nourriture de la famille. Le capitaine
Smith avait parcouru Ffle enttère, afin de choisir le lieu le [rfus con-
irtnaMe pour r fixer sa dfemeure , et il s'était établi au bord de la mer,
près d'un excellent mouillage.
Gcfte existence paisible et retirée n'est pas commune à tous les ha-
664 REVUE DES DEUX MONDES.
bilans du détroit; le plus grand nombre s'adonnent à un commerce
dont la plume des pétrels est le principal élément. Ces oiseaux visitent
les îles chaque année, au mois de novembre, pour déposer leurs
œufs. La ponte des femelles est seulement de deux œufs, assez sem-
blables à ceux d'une oie pour la grosseur et \e goût. Le mâle couve le
jour et la femelle la nuit, chacun allant à son tour chercher sa nour-
riture aux bords de la mer. Les nids sont enfouis dans le sol à deux ou
trois pieds de profondeur; ils sont si rapprochés les uns des autres,
qu'on ne peut faire un pas sans mettre le pied dans une de ces excava-
tions. La recherche de ces nids est plus dangereuse que fatigante : des
serpens se glissent souvent au fond des trous où ils sont déposés. Les
colons ont d'autres moyens d'attraper les pétrels. On choisit l'heure ma-
tinale où tout lessaim court au bord de la mer : on bâtit une sorte de
mur, au-dessus duquel les jeunes oiseaux ne peuvent s'élever; après
4'inutiles efforts, ils finissent par s'abattre dans des fossés creusés le long
de la muraille. La plume du pétrel est d'une qualité inférieure à celle
de l'oie. Si on ne la prépare avec' un soin très minutieux, elle conserve
toujours un peu d'odeur. Elle valait autrefois 1 franc environ le demi-
kilogramme; elle est tombée à 50 centimes. 11 faut la dépouille de qua-
rante oiseaux pour former un kilog. Ainsi quatre chaloupes chargées
de trente sacs, pesant chacun 15 kilogrammes, contiennent la plume
d'environ dix mille oiseaux. Quel carnage pour un gain de quelques
centaines de francs! La chair des pétrels est presque entièrement per-
due; les settlers en conservent seulement une petite quantité pour
leur nourriture. Deux fois par an, des barques portent à Launceston^
dans la Tasmanie, les produits des îles du détroit.
Sur quelques parcelles du sol, on cultive du blé et des pommes de
terre. Le blé n'y réussit pas trop mal, et les pommes de terre y viennent
admirablement. En somme, les straitmen ont, comme on voit, peu de
ressources; ils sont riches pourtant, parce qu'ils ont encore moins de
J)esoins. Dans leurs voyages à Launceston, ils ne rapportent jamais de
boissons alcooliques. Une fois rentrés sur leurs plages solitaires, ils ob-
servent une rigoureuse tempérance.
Quel rôle est destinée à remplir cette race étrange, issue de mères
arrachées à la vie sauvage et de pères que la civilisation avait flétris?
La jeune population du détroit rend déjà et elle rendra de plus en plus
de grands services à la marine marchande. Nés au sein des tempêtes,
les fils des condamnés sont devenus d'intrépides marins; plus d'une
fois ils ont sauvé des navires d'un naufrage inévitable : on les voit,
sans pâlir devant cette mer orageuse qu'ils ont l'habitude d'entendre
gronder, monter par tous les temps sur leurs barques légères, en dépit
des écueils et des ouragans. Ils sont fort estimés sur les baleiniers à
caiisiî «te la vue subtile du sauvage qu'ils unissent à une rare dextérité
LAUSTRALIE. 665
dans le maniement du harpon. Ainsi, ces lies du détroit, qui semblaient
vouées à une stérilité éternelle, deviendront un jour une pépinière de
matelots pour tous les établissemens anglais dans l'est et le midi de la
Nouvelle-Hollande .
IV.
Depuis six ans, une nouvelle ère s'est ouverte devant les colonies aus-
trales. Pendant long-temps ces colonies avaient été exclusivement ha-
bitées par des convicts; puis, durant une seconde période, des émigra-
tions de colons libres étaient venues y déposer un germe plus fécond.
Une mesure législative a décidé qu*à partir de 48401* Australie ne serait
plus une colonie pénale, et que, dès l'année suivante, les condamnés
cesseraient d'être employés dans les travaux particuliers. Ainsi , la co-
lonisation, d'abord exclusivement pénitentiaire, puis mixte, perd les
dernières traces de son caractère primitif pour devenir politique et
commerciale. Les deux premières phases de l'occupation britannique
appartiennent à l'histoire; elles ont eu pour résultat général l'installa-
tion définitive de la race européenne dans ces parages après l'exter-
mination ou le refoulement de la race indigène par des moyens qui
méritent une flétrissure éternelle. Si le nouveau régime, à peine sorti
d'une ère de transition, n'a pas encore produit tous ses fruits, nous
pouvons déjà en juger les premiers effets et interroger l'avenir sur les
transformations probables qu'il peut amener.
C'était une mesure grave de la part de l'Angleterre que de venir su-
bitement troubler les habitudes prises et bouleverser l'ordre écono-
mique; mais, dans leurs colonies comme chez eux, autant nos voisins
répugnent aux réformes prématurées, autant ils montrent de décision
dans l'accomplissement de celles qu'ils croient opportunes et néces-
saires. Ils ne renouvelleraient pas aujourd'hui, j'imagine, leur résis-
tance insensée aux justes prétentions de l'Amérique; ils sauraient s'ar-
rêter à temps et retarder au moins de quelques années par une politique
plus conciliante une inévitable émancipation. Leur conduite actuelle
envers l'Irlande , leurs réformes religieuses, politiques, économiques,
coloniales, témoignent de cet esprit clairvoyant qui comprend à mer-
veille les exigences variables de l'intérêt. On se serait moins émerveillé
des grandes et audacieuses expériences tentées depuis i829, si, au mo-
ment où elles s'opéraient, on avait eu présens à la mémoire tous les
efforts, toutes les motions, toute la polémique, toutes les mesures qui
les avaient long-temps préparées. Ce qui doit nous étonner davantage,
c'est le mélange de patience et d'activité que ces difficiles évolutions ont
exigé, et qui caractérise si éminemment le génie anglais. Ainsi, dans la
Nouvelle-Hollande, l'Angleterre se résigna aux funestes effets du con-
mct'syst^m tant qu'elle le crut utile à ses vues; elle savçiit que ces éta-
f
-■-*
REVLE. Blg mait, MONDES.
blisBetneofis a^aisnt kHignr, immofiites et corrompus, avant que Félé-
^j^yneni lîère y eût poirté' son* industrie et ses capitaux; ellie yoyait bien
e la dépcrtatien y entretenait un germe corrupteur et ne leur per-
mettrait jamais de dépasser un certain niveau. Cependant elle voulut
attendre que la colonie eût épuisé tout le secours que le travail des
condamnés pouvait prêter à son développement, avant de porter la
matn* à Védifiee efl de Tasdeoir sur de plus larges bases. Quand l'occupa-
tion \m patvà femiemeiit assurée, cpiand TAustralie fut le siège d'me
grande activité eomnierciede, quand on eut apprécié les avantages êe
son climat et les ressources de son territoire, alors le gouvernement an-
glais songea à délivrer le pays d'un contact délétère et à Vélever dans
réehelle sociale. Le» intérêts matériels permettaient alors de penser aux
intérêts de Tordre moral. L'Australie était assez forte, comme les évé-
nemens l'ont éémontré, pour supporter un changement aussi complet.
Pen^être cette transformation se serait-elle accomplie sans la moiiklre
secousse, si elle n'avatt pas coïncidé avec des circonstances fâcheuses
qui amenèrent me isseai longue crise, et qui ont entravé dès le débst
Taipplicaëon dut Mmvean système*
L'esprit aréent^ aventureux, des colons avait été la principale cau^e
des progrès de la eotcmsation; mais la fureur des entreprises basar-
deusesy urne eenAaiice aveugle, amenèrent là, comme aux États-Unis
d' Amérique, de cmeHes et nombreuses déceptions. L'expérience est à
ce prix. On avait voulu aller trop vite et mener trop d'affaires à ta fois.
Des difOcnltés financières ftirent la suite de ces entralnemens irréfléchis.
La crise se compliqua par la faillite de la banque , dont le contre*<;oup
ébranla toutes les situations. Les guerres de l'Inde et de la Chine vii»-
rent en outre, an même moment, occasionner une diminution sensièle
dans la valeur des produiils coloniaux. De son côté, le gouvernement
de la métropole haussait le prix des terres inoccupées; les ventes, qui
avaient donné plus de 4 millions de francs en iB40,-ne montèrent pas
à 200,000' ft^ancs en 1843. S' ajoutant à une révolution dans le régime
du travail, tous ces événement firent tomber de moitié le chiffre des
importations et affectèrent une prospérité jusque-là constante. U est si
vrai, pourtant, que l' Australie était mure pour la réforme économique
opérée dans 9(m sein, cpie ces embarras accumulés ne laisseront pas
de traces durables. Si la crise a ralenti les transactions de teHe ou telle
place, elle n'a point empêché la formation d'établissemens nouveant,
ni obscurci l'avenir de ce monde naissant. Le gouvernement britanni-
que est intervenu pour remédier au mal; mais, on doit le dire, il est
intervenu en tâtonnant : les mesures pi^escrites portaient le sceau d'une
hésitation qui devait en compromettre le succès, et qui parvint à mécon-
tenter tout le monde. Comme la société coloniale marchait plus vite
que lui , le gouvernement était obligé de conrir après elle. SinguSère
attitude qui explique bien des fautes de radministnrtioii; cuifeux spec-
tacle qui présage pour un avenir plus ou moins éloigné une hltte d
rissue ne trouvera pas l'Europe indifférente.
En face de ces populations remuantes , la politique anglaise a besoi
de contenir et de modérer d'une main des élans trop impétueux, et de
céder de l'autre à des exigences légitimes. Le développement de T Aus-
tralie, en créant des difficultés nouvelles et des devoirs plus complexes,
rédame l'attention la plus soutenue et des ménagemens étudiés. Le bill.
sur les terres vagues discuté à la chambre des communes au mois d'août
dernier est un pas dans la voie des sages concessions. Sans répondre
^entièrement aux vœux des colons , cet acte aura du moins l'avantage
de fixer un état de choses jusqu'ici incertain et mobile et d'arracher la
propriété au régime de l'arbitraire.
Une mesure infiniment plus grave , qui date de quelques années, a
eu pour objet d'instituer, dans la NouveHe-Galles du sud, une législa-
ture coloniale. Le première session a été ouverte le 3 août 1843 par le
gouverneqr sir George Gipps. Le principe de la représentation n'est
pas encore complètement appliqué pour la nomination des membres
de l'assemblée. Une partie seulement procède de l'élection , une autre
du choix du gouvernement. Aussi, dans tous les votes importans, l'a^
semblée se partage en deux fractions : d'un côté se rangent les membres
électifs, et de l'autre les membres désignés par l'autorité. Cette combi-
naison , qui porte en elle un germe de discorde , ne tiendra pas long-
temps contre les justes réclamations dont elle est l'objet. La franchise
électorale aura également besoin d'être remaniée. Un élément très no-
table , très riche , les squatters, ne concourt point à la nomination des
députés. On donne le nom de squatters aux colons qui conduisent leurs
troupeaux par-delà les limites des terres appropriées et que le gouver-
nement a récemment soumis à une redevance légère. Moins affectés
€[ue les conunerçans par les crises des dernières années, ils n'ont pres-
que pas cessé de prospérer et de s'enrichir. Ils viennent de fonder une
association pastorale pour peser sur la législature et défendre leurs in-
térêts. Ces vigoureux pionniers frappent à la porte de l'enceinte légis-
lative des coups si violens, qu'il faudra bien finir par les admettre.
La Nouvelle-Galles du sud est, comme on iait, le siège principal de
la puissance britannique dans l'Australie. La richesse du pays tient sur-
tout à ses pâturages. Des brebis transportées des bergeries de Windsor
y ont si merveilleusement réussi, que l'Espagne même a été dépassée
dans la quantité de laines fournie à l'industrie anglaise. On estime le
nombre des brebis à plus de 5 millions; la colonie possède en outre
62,000 chevaux et plus d'un million de bêtes à cornes. D y a vingt-
cinq ans, on n'y comptait encore que 350,000 moutons^ 5,000 chevaux
et 120,000 bétes à cornes. D'année en année, l'exportation des laines
«•IV 668 REVUE DES DEUX MONDES.
. V a suivi une marche ascendante. Évaluées à 213,000 livres sterling-
*'* en 1834, les quantités exportées montaient en 1838 à 405,000 livres
^ : slerling et à 685,000 en 1843. Ce commerce forme le lien entre TAn-
.?* gleterre et ses établissemens du sud-est de l'Australie. Les Anglais y
-, . ^^ portent des produits manufacturés en échange de la matière première
qu'ils en tirent. La Nouvelle-Galles, si l'on en juge par de premiers et
heureux essais, pourra devenir elle-même manufacturière. Des tissus
de laine coloniale, teints avec des couleurs du pays, y sont déjà fabri-
qués sur une assez grande échelle. Des ateliers pour le tissage des
draps existent sur les bords de la rivière Hunter. D'autres industries
naissent à côté des manufactures proprement dites. Un industriel,
jQommé Scot, possède, outre de larges salines en plein rapport, et qui
ne sont pas les seules de la contrée, une importante fonderie de fer où
peuvent être façonnés tous les articles de ce métal, depuis les plus
grandes chaudières jusqu'aux pièces les plus délicates des machines à
vapeur.
L'industrie manufacturière n'occupe toutefois qu'une part très petite
de l'activité coloniale. Ce n'est pas là qu'est le mouvement. Conduire
les troupeaux dans les bois, dans les montagnes, dans les solitudes de
l'intérieur, voilà la grande et principale occupation. Les travailleurs
dont ces établissemens ont besoin, ce sont des hommes qui acceptent
l'existence errante et isolée des pâtres. Quand la colonie , privée du
travail des convicts, se plaignait naguère de manquer de bras, l'An-
gleterre abusée lui expédia des bijoutiers, des taillandiers, de;s orfèvres
et d'autres ouvriers qui lui étaient inutiles. Ces nouveaux venus, aux-
quels répugnait le métier de berger, traînant dans les rues de Sydney
leur oisiveté et leur misère, ont été pour le gouverneur une cause
d'inquiétude et d'embarras.
La population de la Nouvelle-Galles atteint presque le chiffre de
200,000 âmes. La disproportion entre les deux sexes, dont il a été tant
parlé en Europe, est toujours très considérable; elle diminue cepen-
dant chaque jour, et, comme elle provenait surtout de la différence du
nombre des femmes déportées relativement à celui des hommes, on peut
prévoir un nivellement prochain. En 1836, il n'y avait que 39 femmes
contre 100 hommes; en 1843, il y en avait déjà 60. Sydney, qui compte
30,000 habitans, semble destinée à devenir la métropole intellectuelle
aussi bien que la métropole commerciale et politique de l'Océanie cen-
trale. Elle n'est pas encore, à vrai dire, le centre d'un mouvement lit-
téraire qui lui soit propre. Toutefois, par ses recueils, par ses journaux,
calqués sur les publications périodiques anglaises, mais contraints de
s'inspirer de l'esprit et des préjugés du pays, elle s'habituera peu à peu
à penser par elle-même, et un jour l' AustraUe aura sa Uttérature.
11 est question déjà, depuis quelque temps, d'établir un service de
L'AUSTRALIE. 66ft . ^'^'' *
t
bateaux à vapeur entre Sydney et les Indes. L'exécution de ce projet^ ' •
en accélérant les rapports de la Grande-Bretagne et de la Nouvelle-
Galles du sud, porterait dans ces contrées un nouvel élément d'activité .
et de civilisation. Plusieurs itinéraires ont été proposés. On choisira*,
probablement entre deux lignes partant toutes les deux de Singaporeu '
L'une, traversant le détroit de la Sonde, suivrait les côtes occidentales
et toucherait à la rivière des Cygnes et aux colonies du sud; l'autre se
dirigerait, au contraire, vers l'est, et les paquebots, après avoir renou-
velé leur provision de charbon à Victoria, passeraient par le détroit de
Torrès et descendraient vers le sud en longeant les rives du continent
austral. Rien n'empêcherait ensuite de rattacher cette ligne aux autres
établissemens anglais par un service spécial partant de Port-Jackson (1)^
Après Sydney et ses dépendances immédiates, les établissemens du
Port-Philippe sont les points les plus animés et les plus importans des
colonies du sud-est. Dans tout ce district, le mieux partagé de l'Aus--
tralie sous le rapport de la fertilité du sol, la spéculation a été poussée
pendant un certain temps jusqu'aux dernières limites de la frénésie. La
renommée grossissait encore les trésors de ce territoire béni du ciel; on
s'embarquait dans les ports de la Grande-Bretagne pour venir à Mel-
bourne s'en arracher les lambeaux. 11 n'y a peut-être pas un village ea
Angleterre d'où quelques habitans, vendant leur mobilier afin de réî^
liser un petit capital , ne soient partis pour cette région lointaine avec
l'espoir d'une rapide fortune et d'un retour prochain.
Dans la belle colonie d'Adélaïde, les richesses minérales le disputent
à des richesses agricoles presque aussi étonnantes que celles des envi*^
rons de Melbourne. Là aussi la fièvre des spéculations sur les terres
avait donné naissance à des embarras passagers qui n'ont pu tarir les
sources fécondes de la prospérité de la province. On commence à ex-
ploiter les mines de plomb situées dans les montagnes. Avec ce nouvel
élément de travail, les importations et les exportations, dont la somme
annuelle n'a pouit cessé de s'accroître, prendront encore un dévelop-
pement plus considérable. Le gouvernement anglais, enviant aux co-
lons leur riche proie, s'est déclaré, par une décision récente, proprié-
taire de toutes les mines du district. Désormais les exploitations ne seront
plus concédées que sous certaines réserves et moyennant une redevance
payée au trésor.
(1) Tous les calculs sont prêts. Sydney serait alors à TÎngt-huit jours de Sîngapore et
à soixante de Londres. Il faudrait quatorze jours pour aller de Singapore à Victoria, et
quatorze de ce dernier port à Sydney. Le service exigerait trois navires de 600 tonneaux ci
d'une force de 200 chevaux. 200 tonneaux de charbon, à raison de li tonneaux par joui%
suffiraient amplement aux besoins de la traversée entre les deux points de départ et le
point (le rcl?\che. Les paquebots coAteraicnt 500,000 fr. s'ils étaient en bois, et 400,00<^
s'ils étaient en fer. On évalue la dépense annuelle à 75 ou 100,000 francs.
T. ME XVII. 44
mO RBYUB MB DEUX VONDES*
Les cdomes tNSciâeiitales â'Albany el de la rmëre des Cygnes n'ont
jamais joui tie rexubérantte prospérité des étatflissemens méridionaui.
Comme le canviet-si^tem n'y a pas été appliqué (1), les colons n'ont pas
«eu la ressource du travail des condamnés. Il est surprenant toutefois
icpl'AIbany, avec son beau port, avec son climat si égad et si doux, avec
tes terres excellentes qui l'environnent, ne soit pas plus fréquentée. Si
tes riches Anglais des Indes-Orientales connaissaient ce pays ssdilbre,
fls viendraient en grand nombre lui demander la gnérison des mata-
•aies contractées aux bords de f Indus ou du €ange. Négligé par la më-
*tropole, rétablissement de la rivière des Cygnes a langui durant pin-
ceurs amiées. Des communications rares et irrégulières le rattachaient
é, peine à la mère-pa(trie. Quelquefois , faute d'arrivages , des articles
«d'une consommation journalière, dont la valeur n'est appréciée que par
ceux qui en wnt privés, ou manquaient entièrement, ou se vendaient à
des prix excessifs. Le savon commun, par exemple, y a valu jusqu'à
K francs le demi-kflogramrae. Les rapports sont devenus un peu plus
'fréquens soit avec l'Angleterre, soit avec les Indes. L'état général s'est
amélioré; on commence à croire que cet établissement tiendra plus
qn'H n'avait promis. Il est très souvent visité par les baleiniers améri-
cains. 11 n'est pas extraordinaire de voir douze ou quinze navires por-
tant le pavillon des États-Unis à l'ancre au bas de la rivière. Les colons
ne prennent aucun intérêt dans la pêche de la baleine , qui pourrait
cependant leur offrir une source de profits. Ils préfèrent se consacrer
%, l'exploitation exclusive de la partie du continent sur laquelle ils ont
transplanté leur foriune, et dont la terre est assez riche, en certains
cantons, pour avoir donné treize moissons consécutives toujours aussi
d>ondantes, sans avoir été renouvelée par le mélange d'aucun dément
étranger. Sur les bords de la rivière des Cygnes, les inondations, quel-
quefois nuisibles par leur impétuosité, couvrent les plaines d'un limon
gras et productif.
En dernière analyse, la colonisa(tion anglaise, dans l'Australie de
Test, du midi et de l'ouest, repose sur la base la plus solide, la plus du-
rable : un sol fécond en ressources, soit agricdles, soit minérales. Dans
le nord de Ttle, la nature n'a pas doté le territoire du Port-Essington
avec la même prodigalité, bien que le bananier, le pin, les arbres frui-
tiers des tropiques, Yarraw-rout, la canne à sucre, y viennent à peu près
sans culture, et que les pommes de terre y aient une saveur très
agréable. On ne connaît encore, il est vrai, que la péninsule Cobourg;;
peut-être une fertilité ignorée attend-elle plus loin les efforts du pion-
nier. Sans être insalubre, le climat de ce district ne convient pas aussi
(1) Àlbany avait été un moment ane colonie pénale; mais on en a retiré les convietM
aussitôt qu'elle a été comprise dans le gouvernement des possessions occidentales, après
la création de la colonie de la rivière des Cygnes.
hMwauÊÊM* m
lÀenÊ M9t fiïfipéei» ffm tûak dm Mira» éfMMitttflmi» as^ato. feus
fièyres y régnent communémeâè paiMi Ii9i€olia0( «» iè^fltB^ m tmot
^ mortelles, iiMn9 eUe» aflMMû^fft 1» papsaMhm et Hi jpttkliqiaBetit à
Cie9 SrRI^hKNIS* pfM9 ^FSl^ei^
Cesl prkicrpalMieiil qm^ peMée fwfitif«& ^ » cMMinît I» 6tMâë^
BretiAgite au Pert-Eftgfaiytanc Hkm aanbilicw iPoiein»—» nwl» iâre acfe
de présene^dMv fe nord de fo ftewveHé-HellÉttite, d sSaMurev^ e^ eâs
ée gnerre^ merifhne, un exeelteaC peele^ Ba««d mi sud' dt^FarciMpel iih-
flicn 6ii s pOMoc' œS' p0o9RBSfievis BoiHMCranBeok CîS' loaa •efinfNiy C0 peili
g«ffe serst, d'aiUetn*», utp port de refcige Ms itile a«t aa*rires dè^ ce«ft-
merce. La colraisa^lîen de eel éMbhssemeni a été exekMsrremeail} miK.
feirej le (rotmrr-^^eii» n'y a pa9 élè impeiié. Quaod e» apfvit à Syditey
lie projet dugotrferaefyieiyl, ieaueDup de TotonlaîreB^ aucateûft désÉté^
jof]3dr& à FeupédKien^, ai«e la pensée d^aller tMti|iier dMa la MfthiM.
Craignant de fementer encore la maarie des spécalMÉiiie a^cMlmeiiBes
qui agflait alvrs hi NèaveHeM^alles iw mé, FantdrHè lefeta toute» fes
demandiefs et mamlhtt à Fentmprise son^ cataeteve praniiif. LftmwfeHe
eefonie pourr» eependanC devenir peo à pe« mecatouie coauncrciate.
Un cercle semMe même iraeé auteur dTeik paor ses relaliaBS fo^uircB.
L'areliîpei erkntel, voHà iet cbamp euireri à^ son actvntew La yflte? de
Tietoria seraéi meripeii*eusenien4l ptoeéc poanr ètreim asaudiéoà s'éeban-
paient 1^ predMt^cte F Australie «entre eeuft de l'archipel iudten. On
se basarderait sans dbutebeaocoBp trop, sr en regardait déjà ks visitas
annuelles d'emeiingtâine^e/yi'éMas i»daîBe9cbargée»d)s thé^ de tmeté,
de poisson salé ott âe^ riir, emnme le préiade aesuvé d'an nMWfement
d'affaires eonsvdéraMe et prêchai». H eel hors de douée néanmoiiis
que, si le Pert4&singten' demnt n» petet de relâcfte pour tea pa^pie^-
Kols à vapeur entre Sn^apereel Sydney, son importanees'aognienlera
i^apidement. Quelle» q^ie* soient le» desiMes eammerciAlies de Vietena,
les Anglais auront altein>t teur bwletempéciié Finslafialion d^un pe»ple
rrvat dans tes parag^ septentrionaux de la Mo«pveUe4ioila^pde. Ils au-
ront aussi avaneé FexpteratioDp minuitease de toutes^ les eète» de Yië
cfu'ils ponrsuiTent avee «ne* û aetWe persévérance*
L'accomplissemenè dé ee grand k'avail hydrograpyqme^ l'étabKsse-
ment d^un serrieede bateonx à^vapenr enCite Kbideel la Nouvelle-Galles
du sod, la eansiruetioft des^ chemins de fer, l'exptoraion de Finlérieur
dm pays^ tels sont, en résumé, les projets qui se lient au^déveteppement
des intérêts britemiiques^ Chacfiie Jour poussa F Angleterre ver» 1» réa-
Msationde ces idées- d'avenir. Les germea semés- dans ce» contrées ont
désormais trop d'énergie et de vitalité pour rester engaordis et imniMi^
biles. Des progrès plus larges, des résultats plus féconds, marqueront
la période où FAustralie vient d'entrer en cessant d'être un réceptacle
pour les bandits de la métropole. On verra que le travail libre vaut
\
4(7â BEYUB DBS VEVX MONDES.
mieux que le trayail des condamués, de ces yicieux esclaves blancs, et
ne met pas ses services au même prix.
On est naturellement conduit à se demander si cette phase sera la
dernière transformation politique de FOcéanie centrale. L'Angleterre
n'est pas ici, comme dans les Indes, en présence d'une nation asservie,
durement exploitée, et de marchands qui viennent faire leur fortune
pour aller en jouir ailleurs. C'est une race issue du sang européen qui
grandit sur ces rivages. Cet essaim vigoureux que le temps doit encore
fortifier se remuera-t-il éternellement dans la sphère de la Grande-Bre-
tagne? Ne voudra-t-il pas un jour vivre aussi de sa propre vie? Bien
qu'une autre idée ait présidé à leur création, les colonies de la Nouvelle-
Hollande ont une singulière analogie avec les anciens établissemens de
l'Amérique du Nord. Nous avons vu sur le continent américain un
peuple puissant et singulier sortir des émigrations anglaises : nous
contemplons aujourd'hui sur des plages perdues au milieu du Grand-
Océan le berceau de nations qui pourront un jour se distinguer aussi
complètement de la souche primitive que les États-Unis d'Amérique.
On verra surgir alors des dissidences plus graves et plus retentissantes
que celles dont le conseil colonial est maintenant le théâtre. Si l'on ana-
lysait les tendances politiques de ces éleveurs de troupeaux et de ces
marchands, on y découvrirait déjà des instincts républicains très vivaces
et impatiens du joug. La force et la prudence de la métropole contien-
dront plus ou moins long-temps l'esprit de rébellion; mais peu à peu
les liens se relâcheront, et l'indépendance, proclamée d'abord dans un
club obscur ou dans un congres illégal, finira par être écrite dans un
traité solennel. Voilà l'avenir probable des grands établissemens bri-
tanniques de FAustralie, et surtout de la Nouvelle-Galles du sud.
Quels seront lé caractère et le rôle de ce peuple affranchi? Débar-
rassée d'un principe corrupteur, la société coloniale se sera élevée, nous
l'espérons, à une moralité plus rigide; elle s'inspirera de sentimens
plus chrétiens. C'est la condition de sa future importance. Le génie
mercantile et le goût d'une existence libre, exempte de ces entraves dont
on se plait à charger notre vieille civilisation, paraissent devoir former
4ses traits les plus saillans. Sous beaucoup de rapports, sa physionomie
reproduira celle des Américains du nord avec moins de puritanisme
extérieur, moins d'orgueil et plus d'aménité. La position géographique
de l'Australie fera de cette population un intermédiaire naturel entre
les idées européennes et le monde océanique. Si cette mission est digne-
ment remplie, elle peut valoir à un peuple une belle place dans l'his-
toire de l'humanité.
A. AUDIGANNE.
DE U SITUATION ACTUELLE
DANS SES HAPPOHTS AVEC
LES SUBSISTANCES
ET
LA BANQUE DE FRANCE.
8BG01IBB PABTIE. — LA BAIfQIJE DE FRAIIGB.
a On peut regarder le prix de Fintérêt comme une espèce de niveau
au-dessous duquel tout travail, toute culture, tout conunerce cesse.
C'est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets
des montagnes s'élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles
et cultivées. Si cette mer vient à s'écouler, à mesure qu'elle descend,
les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se cou-
vrent de productions de toute espèce. Il suffit que l'eau monte ou s'a-
baisse d'un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages
immenses. »
Cette pensée de Turgot, contre laquelle personne n'a jamais été tenté
de s'inscrire, car elle est aussi vraie qu'admirablement exprimée, m'est
revenue naturellement à la nouvelle que la Banque de France augmen-
Wè RETOB DBS DEUX HOIIDBS.
tait d'un quart le taux de Fintérét dans toutes les transactions où elle
est partie. Du moment que la Banque de France a eu fait connaître
cette détermination qui impliquait l'intention de réduire la quantité de
ses avances au commerce, en même temps qu'elle en rendait les con-
ditions plus onéreuses, tous les escempleurs^ de Paris ont été autori-
sés à accroître leurs prétentions au moins d'autant, et dans beaucoup
de cas du double et du triple. Je ne dis pas assez, ils y ont été forcés,
parce qu'ils viennent demander à la Banque d'escompter les effets du
public manufacturier ou commerçant après qu'ils les ont revêtus de
leur propre signature. 11 y a donc eu une hausse générale du taux de
rintérêt à Paris, et, par une liaison obligée , la hausse s'est fait sentir
dans le» départemens^ Tous tes banquiers et toute» le» banques du
royaume ont àà imiter lia Banque de France, ne fût-ce que parce qu'ils
sont les uns et les autres en relations d'affaires avec elle ou avec ses
comptoirs des départemens. Le taux de l'intérêt s'etant élevé en France
dans toutes les affaires commerciales, le contre-coup s'en est fait sentir
sur tous les grands marchés d'Europe. La banque d'Angleterre a porté
son taux d'escompte de 3 à 3 et demi. L'événement a eu des consé-
quences européemoesy «oiverseUes; en «n mot, ta Banque de France
peut être considérée comme ayant causé h hausse du taux de l'intérêt
dans le monde entier.
Il est utile d'examiner si cette mesure de la Banque de France est un
bien ou un mal dans les circonstances actuelles : le mal étant démontré,
en supposant qu'il le soit, il importe de savoir s'il était nécessaire, iné-
vitable, si la Banque de France a fait ce qu'elle avait de mieux à faire
dans l'intérêt public et pour sortir elle-même de l'espèce d'embarras
où elle se trouvait engagée.
Pour répondre à cette question, il faut avant tout savoir quelle est la
nature de la difficulté qu'éprouve la France, quel est le genre d'em-
barras dont la Banque est affectée. Sur ce point, tout le monde est d'ac-
cord : l'industrie française est demeurée, autant qu'il pouvait dépendre
d^efle, dans U1K situaHon normale. H n'y a point eu de facrte faile, au-
cune exagération dans wotre production manufacturière, anctine spéc«h
Mfon telle de la part àc notre comnficrce ^exportation. On ne signale
nulle part un eneoHibremefil de prodviHs; en n^a pas ta nrnmPre non-
Telle d^expéditiorfô'déYnesnFées vers les marchés éhrignés, qtii aient en
pour efltet d*y B^fi^ les pfix, de renverser les espérances et de compwN
mettre la fortune de nos négocians. Rien die ces écarts an génie com-
mercial si eemmnns en^ Angleterre, ef que nos voisins désignent par le
mot d'ùver trading; point de ces débauches d'impoi*tation de mille pm^
amis de luxe pareiHe* à ceUe qui a précédé 8fcix Éldft»-Umi9 ta grande
crise de 1837 r no^e tsrif de dbnanes, avec tas pmWbitibns dont il en*-
toure notre territoire e» gœse de chausse-trapes, suffirait à y mettre bon
LES suBsiaiyuiiâw n oa AANf^ra îbe frange. AK
.fHrdfei si Feeprit de prodenoe doiit ^notre (oommevee 66t animé ne nous
.garantissait d^. De la part des capitalistes, men de^emblitbleauaL apô-
^fiuJations désordonnées 'des Ancrais en 1835 sur les inines du Mexique
lat du Pérou, ou en .1835 sur ies emprunts des étals etdes* compagnies
de l'Amérique du Nord, ou encore à celle qui, il y a vingt ans, fiicon-
;a(ruiffe .tant de maisons et crouler tant de fortunes a Paris. Ainsi les
effets de commeree dont se compose le portefeuîUe de le Banque, ^et
iqu'ellea choiais dIaiUeurs avec un rare disoememen^ sont bons; oeus
4|U'0n lui apporte «ciiaque jour, représentantdes transactions non moins
.«émeusea, «on moins raisonnables, ne.œssent pas^de Tâtre. Du o6té des
<6ommercans, des manufacturiers , des capitalistes , la Banque n'a donc
aittcun«KQet d'inquiétude. Y auraitril quelque catastrophe à craindre du
•itôté des chemins de fer? Mon. 11 n'y a pas de crise des obemins de for
(dans ce qui se passe , je crois TaToir démontvé (i), et ce^i le frouro
Jûen« c'est que les actions sont très peu offertes à la iBouise.^i eNe&oût
«baissé, ce n'est pas qu'elles soient avHies, c'est à peu près uniquement
iparce qu'auparavant elles étaient cotées trop haut; l'agiotage les avait
4X)rtées au-delà de leur nii^au naturel. Il y a rareté de ^titres 4Mir le
^marché , la Banque le sait fort bien , et xette rareté subsiste non^seule-
onent pour les actions de chemins de fer^ mais ^pour nos fonds publics,
puisque les spéculateurs, ne pouvant livrer ce qu'ils en ont vendu,
«sont contraints de payer pour qu'on leur en prête. De là ces taux de
jreport qui sont presque sans exemple, mais qui attestent que le cafntal
fie manque pas. De perturbation dans les finances de l'état, il n'y an
a pas davantage. On ne parle point d'un nouvel emprunt; la dette bot-
tante, au lieu de s'accroître, diminue, et, à peu près au nooment où la
Banque a pris le parti d'élever le taux de l'escoflapte , le ministre des
finances, à qui on demandait des bons du trésor à six mois sur le pied
4e 3 pour 100 l'an, n'en voulait donner qu'à S et demi qu'on acceptait:
ce n'est point d'un gouvernement gêné ni d'un pays travaillé par une
crise. Ce qui caractérisait notre situation à cet instant, ce c(ui la dis-
tingue aiyourd'bui conune alors, c'est dans le pays, à la suite d'une
mauvaise récolte, une cherté momentanée de la vie qui rend pénible ki
condition des masses laborieuses, et, à l'égiuxl de la Banque, mie raré^
faction du signe représentatif métallique due à ce qu'une certaine quan-
tité d'écus a été prise dans les caves de la Banque pour aller au dehors
payer une partie de l'importation extraordinaire des grains qui nou&est
nécessaire, ou pour se répandre dans le pays afin d'activer les travaux
que le gouvernement a cru avec raison devoir organiser sur une plus
grande échelle, afin d'offrû* un gagne-paôn aux populations nécessi-
teuses.
(1) Voyez la livriuon du !•* février.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
Le fait principal qui, dans la situation, domine tout le reste d'une im-
mense hauteur est donc un enchérissement des subsistances. C'est as-
surément beaucoup pour les pauvres gens, pour ceux qui ont à gagner
chaque jour leur pain et celui de leur famille à la sueur de leur front,
mais en soi ce n'est pas du tout une crise commerciale ni financière, et,
à proprement parler^ c'est toute la difficulté. La rareté métallique
éprouvée par la Banque n'en est qu'un accident. Je ne conteste pas,
et je m'en expliquerai plus en détail tout à l'heure, que cet accident ne
mérite d'être pris en grande considération; mais on doit poser en prin-
cipe que tous les actes de la Banque, de même que ceux de l'adminis-
tration pubUque, devaient se subordonner à la nécessité de parer avant
tout à la pénurie que les élémens conjurés infligeaient aux masses po^
pulaires. Certainement la Banque devait faire de prompts efforts pour
se tirer elle-même de peine, en admettant qu'elle y fût; mais il lui était
interdit d'adopter aucune mesure qui pût retarder le soulagement des
populations. Si, sous prétexte de ce qu'un redoublement d'activité dans
les entreprises de travaux publics d'un bout à l'autre du royaume tend
à faire sortir des caves de la Banque les écus dont celle-ci a besoin d'a-
voir une forte réserve, ce qui est vrai, le gouvernement eût ralenti les
travaux.au lieu d'ordonner, ainsi qu'il l'a fait, qu'on leur imprimât un
redoublement d'activité, il n'y aurait eu qu'une voix à Paris et partout
pour dénoncer au monde tant de démence. Les régens de la Banque se
fussent unis, pour protester, à leurs concitoyens indignés. Et cependant,
qu'on me permette de le dire, la mesure qu'a prise la Banque de France
u'a-t-elle pas une tendance semblable à l'acte que je viens de supposer,
par une hypothèse bien fictive, de la part de l'autorité publique?
Le mal était une cherté momentanée de la vie parmi les populations
qui vivent de leur travail journalier, le remède est indiqué : il n'en est
qu'un, c'est d'assurer le travail, ressource unique du plus grand nom-
bre. Je comprends dès-lors très bien ce qu'a cherché à faire le gou-
vernement, le développement des travaux publics sur tous les points
du territoire; en présence d'une cause extraordinaire de misère, le tra-
vail extraordinaire; mais on ne conçoit plus la conduite de la Banque.
Pour reprendre les expressions de Turgot que je citais tout à l'heure,
il fallait au moins maintenir cette espèce de niveau athdessotis duquel
tout travail, toute culture, tout commerce cesse, et la Banque n'a vu
rien de mieux à faire que de l'élever dans une forte proportion.
La Banque dit qu'en cela elle a pris modèle sur la banque d'Angle-
terre qui, dans des circonstances semblables, à ce qu'on assure, a élevé
ie taux de l'intérêt. La banque d'Angleterre, d'abord, n'est point infail-
lible, elle s'est plus d'une fois trompée, et les plus habiles financiers de
l'Angleterre lui ont quelquefois reproché hautement d'aggraver les
crises qu'elle avait mission de soulager. 11 ne faut imiter la banque
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 677
d'Angleterre qiie dans ceux de ses actes où elle a eu raison. La banque
d'Angleterre a plus d'une fois éleyé le taux de l'escompte, et elle a sa-
gement fait en présence de certaines crises. Cest un procédé excel-
lent pour contenir un écart auquel le commerce britannique se laisse
aller yolontiers, celui de l'excès d'entreprise. Dans ce cas, on conçoit
tout de suite qu'en diminuant les facilités de crédit accordées à l'indus-
trie en temps régulier, la banque prévienne des malheurs. Cest pour
ce cas-là qu'a été fort à propos imaginé l'expédient de la hausse du
taux de l'intérêt. En 1836 et dès i835, lorsque FÂmérique, prenant
pour de la richesse acquise les projets mis en ayant par des spécula-
teurs téméraires, assaillait les manufacturiers anglais de commandes
infinies, si la banque d'Angleterre avait augmenté son taux d'escompte
afin de modérer l'activité irréfléchie des fabriques britanniques, ou si la
banque des États-Unis, par le même moyen , restreignant les crédits
qu'elle accordait, avait retenu tout un peuple qu'emportait son imagi-
nation, c'eût été parfaitement opportun, et une épouvantable secousse
eût été épargnée au monde commercial. Mais qu'y a4-il de commun
entre notre situation actuelle et le déploiement abusif du commerce et
des manufactures, Vovertrading pour lequel la hausse de l'escompte est
un spécifique? En ce moment, chez nous faut-il ralentir ou accélérer
le travail? A cette question nous avons répondu, et tout le monde ré-
pondra avec nous : Développons le travail afin que par la richesse ainsi
créée les individus aient le moyen de supporter le surcroît de dépense
qu'occasionne la mauvaise récolte, afin que la société supplée par son
labeur productif à ce que les intempéries des saisons lui ont fait perdre.
Lorsqu'on élève le taux de l'escompte, lorsqu'on provoque une hausse
générale du taux de l'intérêt dans toutes les transactions, on restreint le
travail, on produit le résultat qu'il fallait à tout prix conjurer.
La banque d'Angleterre n'est pas une autorité à citer sur ce point
par la Banque de France, parce que ces deux grandes institutions font
profession publique de procéder fort différemment pour leur taux d'es-
compte. La banque d'Angleterre paraît considérer le capital comme
une marchandise dont l'usage, c'est-à-dire l'intérêt, éprouve d'un mo-
ment à l'autre des variations. Certainement, à mesure que les années
marchent, le taux de l'intérêt tend à baisser, et il faut s'en féliciter, car
c'est ainsi que se féconde de plus en plus l'industrie humaine et que la
condition du travailleur s'améliore; mais cette dépression progressive
ne se fait pas sans oscillations. A certains momens, la demande du ca-
pital excède l'offre plus qu'à d'autres instans. Le capital ou, comme on
dit ordinairement, Yargent, qui était abondant hier, peut être acciden-
tellement plus rare aujourd'hui. Alors on en cote provisoirement l'usage
plus cher. La banque d'Angleterre, depuis un certain nombre d'an-
nées, s'est mise à tenir compte de ces variations dans l'abondance du
OtW BEVUE DBS DEUX MONDES;
capitalaur le Btiapcbé^.et, en conséquence j elle feilTarier fréquemment
son escompte, beaucoup plus qu'on ne pourrait: le croire; depms dii
ans, noufif Pavons vu monter et descendre entre les deux extrêmes de ^
et demi etdeGi El pourtant^ lorsque la banque d'Angleterre agitdnsî^
c'est bien moins p^ur se conformer à Fadage'que le loyer d^un capitaiT
est une marebandise dont le prix, de même que celui de toute autre, set
règle par le rapport de Foffk^e à la demande, que pour exercer surlë*
signe représentatif des valeurs une action régulatrice qui est infiniment
plus dans les attributions de* la banque d'Angleterre que dans cdles'dir*
la Banque de France^telle qu'elle a été constituée jusqu'à ce jour, ainsi
que nous aurons lieu de le fhire voir plus tard. La Banque de France,
^arrêtent à une notion diflérente, a posé en principe que le taux d'es^-
compte devait être fixe, qu'une fois arrêté, il devait demeurer indéfini^
ment immobile comme un roc. Ouvrez ses rapports annuels, vous y
verrez cette opinion sans ceKie exprimée. En 1844, par exemple; Tes ca^*-
pitaus affluaient sur la place de Paris, et beaucoup de personnes soutint
rent que la Banque devait, une fois pour toutes, réduire dé 4 à'3ie taur
dé se» avances. Dans le sein même de la Banque, cette idée avait trouvé*
â& l'écho. La Banque refusa^ et les censeurs, dans leur rapport annuel^
s?«xprinièrenten cestermes:
cr Quelques actionnaires nous ont fait observer que la Banque, en di^
minuant le taux de son escompte, ferait venir une assez grande quan*-*
tîté de papier, non^seuiement pour ne pas rendre cette différence oné^
reuse à ses intérêts,, mais qu'elle serait de nature à augmenter ses'
bénéfices. Nous ne partageons pas cette opinion, et ne pouvons que*
vous répéter ce que nous vous avons dit précédemment sur ia conve^*
nance de la fixité de ce cours de 4 pour iOO : qu'une expérience de phis
de vingt ans en< a ftiit sentir la sagesse et Timportance; qu'il assure ad?
commerce la possibilité de satisfaire constamment à tous ses besoins
d'argent dans" le» momens de pénurie et même d'embarras; que les
temps de ta grande abondance d'argeht ne sont pas d'assez longue:
durée pour risquer; après avoir baissé le coUrs, de devoir le relever
promptement, et que, dans ce moment surtout, des opérations qui sor^
tent du cours ordinaire des afbires sont plus à redouter qu'une conti^
miité de langueur (1;). n
(1) Compte-^endu de la Banque de France, janvier 1845, p. 38. — Ainsi que le dit
M. Odier dans ce rapport, ce n'est pas la première fois que cette opinion sur la fixité du
'tmx de rintérêt'a> été publiquement soutenue par la Banque. Voici une autre citation r
wSi une expérience de vingt* années n*aTait> pas prouvé d'une manièfe déciaive lès aMii**
tages de la fixité du taux^ de l'escompte par la Banque, on aurait pu croire a la oonve^
nance de rétablir au-dessous de i pour 100; mais, outre que oc cours n'est pas trop élevée
comparé à celui que rendent les valeurs du gouvernement, à celui des placemens sur
hypothèque», au cour» de l'intérêt de Torgent sur les antres grandes places dfe ITEùrope,'
la»certttiid6 pow lei oontuneroede ttouier oontttainaltdc rangent wiptte boimervalMm^
LES SUBSISTANCES CT LA BdMIQUE AK FRANGE. SM
^ânsi, quand ofi presse la Baoi|tte d'abaisser le 'taus 4e «on escompte,
Ge'^iil''eKjpos6rtti à Be recevoir que 3 là où elle pvenait 4, quoiqu'elle
dût avoir aussi l'iespéraBce (ondée de voir la jfeo^iede 9 «e muti^liw
(dus qiie«pelle de 4, elle refuse eu disant que , fibi» tard , <on pourrait
avoir à le relever et que ces oscillations seraient nuauvaisas. tGofUifDeiKt
se lait^il que le danger s'évanouisse, quand il s'agit fKiur la Banque de
toucher non plus 3, mais bien 5 au lieu de 4? On oiginteBait le lauK
d/R 4 dans les<temps d'abondance ,pour le conserver asssi, disaii^n, dan^
les momens depémurie et même d'embarras. La voilà cette ipénurie et même
cet embarras; qu'est devenue la promesse laite au public? Ces contra-
dictions ont été vivement relevées, *et, si la Banque n'avait pas une ré-
putation de loyauté aussi bien établie, elles lui auraient d^à porté un
grand {tréjudice.
Pour que la Banque eût été en droit de se ;porter à oelte eitrémité
malgré le mécontentement et la ^êne qu'elle allait répandre, malgré
les engagemens répétés de laisser à 4 le taux de l'escompte , dans les
temps de pénurie et d* embarras, par la même raison qu'-elle perrâtait à
l'y maintenir au milieu de l'abondance , il faudrait qu'elle eût pu allé^
Çuer l'excuse d'une nécessité impérieuse, inexorable, qu'elle «n'eût
U*ouvé aucune autre porte ouverte pour échapper à quelque calamita,
G'^st ce qu'ilconvient de voir; mais d'abord il ^t nécessaire de rappe-
ler id sommairement les notions les plus aooréditées sur la missicMi 4eB
banques, sur leur manière de procéder, et sur les règles qu'elles ont à
observer.
JL£s.t)anques sont devenues avec le temps bien autre chose que 'Oe
«qu'elles étaient à leur début. De même que le banqmer fait aujour-
d'hui une autre figure que le Juif ou le Lombard qui se tenait jadis à
la .porte des temples, et sur son petit banc de l>ois changeait contre la
monnaie courante les pièces étrangères ou d'un ancien aloi., de même
les banques, de leur niveau primitif de simples dépôts où les particu-
liers mettaient en sûreté leurs espèces et où l'on trouvait à emprunter
sur des gages matériels, se sont élevées au rang d'institutions diapen-
salrices du crédit, arbitres du commerce et de l'industrie des.pluft
grandes nations. Au surplus, une métamorphose pareille s'^est )pro^
duite dans tout ce qui tient à l'industrie. Quelle distance n'y a-t-'il pas,
par exemple, de ce pauvre forgeur de fer qui allait par monts et par
vaux, cherchant des gites de minerais qu'il grattait à la surface, et por-
à UD taux L^gal et modéré, est un point si important pour la «ûraté des •opéntions et le
maiutien du orédit, qu'il doit (aire passer sur la possibilité d'avoir momentanément Tea-
compte au-dessous de i pour 100, surtout quand il y a certitude qu'il faudrait l'élever
dans les momens de gêne ou d'embarras qui ne reviennent que trop souvent. Aucun des
membres du conseil général de la Banque n'a pensé qu'une pareille proposition puisse
être «remise en délibération dans l'intérêt fort éventuel d'une «ugmaotation de produits, ji
— dit^port lies .c^iKsours sur l'exercice l&i 1 , page S8.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
tant sur ses épaules le soufflet avec lequel il excitait le feu , à ce puis-
sant maître de forges qui, dans ses seuls ateliers , fait deux ou trois
fois autant de fer qu'en pouvait consommer Fempire romain, et que,
dans ces derniers temps, nous avons vu, en Belgique, peser sur le gou-
vernement jusqu'à lui faire demander l'union douanière avec la France,
et chez nous signifier impérieusement qu'il ne voulait pas de cette
union! La plupart des anciennes banques, et d'abord celle de Ve-
nise, la première de toutes (elle date de 1157), et celle de Gènes, qui
est de 1407, naquirent des embarras des gouvememens. Pour obtenir
de l'argent dans des temps de guerre où le trésor public était épuisé,
l'état concédait à des capitalistes devenus ses créanciers, à titre de gra-
tification , un privilège, tel que celui de servir de caisse générale où
les commerçans déposaient leurs espèces, et de faire au commerce des
prêts sur dépôts. A Venise et à Gènes, il n'y avait pas de billets de
banque. Les crédits que la banque accordait aux négocians en échange
des valeurs qu'ils déposaient chez elle n'étaient représentés que par
des chiffres inscrits sur les registres de la banque et rendus authen-
tiques. La banque de Stockholm, qui est de 1 557, parait être la première
où l'on ait eu , même à demi , la notion du billet de banque actuel.
Les récépissés délivrés par cette institution aux négocians qui avaient
des fonds chez elle circulaient à peu près comme argent comptant
dans toute la Suède et étaient reçus en paiement des marchandises.
Mais le billet de banque régulier, le billet de banque en coupures
rondes et uniformes, le billet de banque assimilé au numéraire, n'ap-
paratt qu'avec la banque d'Angleterre fondée en 1694, presque aussitôt
après la révolution qui renversa les Stuarts. La banque d'Angleterre,
de même que celles de Venise et de Gênes, dut son origine aux diffi-
cultés financières qu'éprouvait le gouvernement. Une des conditions de
son existence fut que le capital tout entier (il était de 1,200,000 liv.
sterl. , environ 30,000,000 fr. ) serait prêté à l'état. La banque d'An-
gleterre fut dès l'origine ce qu'elle a continué d'être, un engin de
gouvernement se chargeant pour le compte de l'état de diftérens ser-
vices financiers, tels que celui du paiement des intérêts de la dette pu-
blique. Un de ses principaux objets fut alors comme aujourd'hui de
faire des avances à l'état dans les momens critiques et même en temps
ordinaire, au moyen des billets de banque qu'elle fait circuler. C'est
elle qui négocie les bills de l'Échiquier analogues à nos bons du tré-
sor, sortes d'effets à trois ou six ou douze mois de date que l'état émet
et qui font partie de la dette flottante, La banque d'Angleterre eut parmi
ses attributions l'escompte des effets de commerce, c'est-à-dire l'é-
change de ces effets avant leur échéance contre des billets, en retenant
une prime prop(H*tionnée au temps qui reste à courir : innovation fé-
conde, ignorée jusque-là de toutes les banques, de celles d'Amster-
dam, de Hambourg, de Nuremberg, comme de celles de Venise et de
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 68f
Gênes. Sous beaucoup de rapports, la banque d'Angleterre offrit un
immense progrès dans Forganisation du crédit, ce qui n'empêcha pas
l'auteur du projet, Patterson, d'aller mourir de misère dans l'isthme de
Darien , où il était allé fonder une colonie.
Primitivement donc, la création d'une banque était le plus souvent
une manière d'acquitter une dette contractée par l'état envers des ca-
pitalistes, un expédient de trésorerie. On créait une machine au moyen
de laquelle on se procurait quelque argent pour le présent et on se
réservait la vague espérance d'en obtenir à l'avenir. Le génie de l'in-
dustrie, pour qui se préparaient, sans qu'elle en eût conscience elle-
même, les plus grandes destinées, se prêtait avec souplesse à ces exi-
gences des gouvernemens; il corrigeait lentement, dans ses nouveaux
essais, les imperfections qui venaient à être reoHmues dans les pre-
mières tentatives; il tâchait de dégager les institutions de crédit des élé-
mens parasites ou étrangers qui y avaient été associés par l'avarice et la
détresse des gouvernemens, ou par l'imagination mal réglée des fai-
seurs de projets. Peu à peu l'on a appliqué les règles du raisonnement
et la méthode d'une sévère analyse à ce qui n'était d'abord qu'une pra-
tique incertaine et confuse. On est ainsi parvenu à fixer un petit nom-
bre d'idées claires, que le simple bon sens aurait suggérées, si le bon
sens n'était la dernière autorité que les hommes consultent dans leurs
plus grandes affaires.
Les banques sont avant tout des institutions de crédit commerciale
L'accessoire est ainsi devenu le principal. Le crédit est l'acte par lequel
les capitaux sont transmis des mains de celui qui ne sait pas, ne veut
pas ou ne peut pas les faire valoir, dans celles du producteur qui est
apte à s'en servir pour la création d'une richesse nouvelle. Par le crédit^
les ressources qu'a amassées le travail antérieur servent à féconder le
travail présent. Le crédit peut exister sans les banques : entre le pro-
priétaire du capital et le producteur, il y a eu et il y a encore un inter*
médiaire fréquemment employé, le banquier; mais les banques pu-
bliques, les grandes banques de l'ordre de la Banque de France, sont
appelées à remplir ce rôle sur une échelle beaucoup plus étendue, sous
certaines règles générales sévèrement observées. Un banquier accorde
des crédits individuels, ce qu'on nomme des crédits à découvert, en se
fondant sur la conflance que méritent^le caractère et la capacité de
la personne. Un banquier fait des avances sur consignation de mar-
chandises, quelle que soit la nature de celles-ci. Les banques se bornent
à peu près à faire des avances sur des lettres de change, engagement
individuels à échéance prochaine, qui représentent une transaction ac-
compUe entre deux personnes, et elles n'admettent ces effets à ^c5-^
compte, c'est le nom que prend alors l'opération de crédit, qu'autant
qu'ils sont revêtus de plusieurs signatures; la Banque de France exigea
6tl WBvim M» DBUX umtBm.
qu'il y ea ftit trais. Les b«iM|tteB ne font pas ou foi^ itrès ranenen^ des
wftDoes sw imardiaBdises; la Bai^pie de France^ jmnais. Seules entpe
toutes les marchandises, les matières d'or et ^'argent sont admises par
les banques comme des gages snffisans pour jusiilier une avance a
\m panticuiier; on fût la même faveur à certains titres de i6iMls|MiUies,
et surtout am. renlessur l'état (i). €es précautions multipliées sont com-
maudées aux basques par ie besoin qu'elles ont d'inspirer ime très
grande confiance, afin que les biUots qu'elles lancent dans la circula-
tioa soient aduiis sans difficulté à l'égal des espèces nsiétalliques. Aissi
un banquier peut et 4eit être plus facile qu'une banque quaÂd il s'agit
d'accorder du crédit à nu ididividu; mais un des pkus grands services
que rend une banque comme la Banque de France , le pkis signalé de
tous, est de régler^ ipar la grandeur «de ses opérations, le taux de l'ia-
ténàt chee toute «ne Bation, et 41e le tenir à un niveau de plus en plus
bas, ce qui, pour revenir aux b^es paroles de Turgot, a pour effet in-
cessant de rendre à la cmliwre 4es plages immenses, dans les régions
indéfinies qu'offre l'industrie aux facultés humaines.
C'est cette baisse du taux de l'intérêt qui fait l'excellence des ban*
ques. €'est là que réside leur grande vertu politique et sociale, la puis-
sance d'afTranohissement qu'elles exercent envers les hommes voués au
travail. Dans les sociétés antiques, l'industrie est esclave. Tous les pro*
duits qu'elle crée sont pour le patricien qui la tiafit dans sa geôle. La
producteur n'a pour lui que totft juste la misérsdsle pitancequî doit l'em-
pêcher de mourir de faim. De nos jours, à la laveur du crédit, le pro-
dttoteiu* dispose du capital d'autrui comme s'ilétait sien, et il en ro-
cueille les fruits, sous la seule réserve de servir un intérêt qui est de
plus en plus modique, à mesure que les capitaux se multiplient dans la
société et que les banques remplissent leur destination suprême, la ré*
duction du taux de l'intérêt.
, «Gomment les banques parviennent-elles à remplir leur rêle d'ki»
stitutions de crédit? comment s'en procurent-elles les moyens? Ces
moyens une fois obtenus, comment en tirent-elles le plus grand effet?
Ûae banque d'abord a un capital à elle, versé par les aetionnaûres.
Cependant ce capital ne sert pas aux opérations de la banque, du moins
obezles grandes institutions européennes. Le capital de la banque d'An-
gleterre, qui est actuellement de 280 millions, a été tout entier remis
à l'état. Le capital de la Banque de France a été successivement placé
en rentes, et il est resté sous cette forme. Il est ainsi, pour le oom-
(i) Indépendamment des rentes 5, i et demi, k et 8 jx>ur 100, la fianque 4e France
fait des avances sur les actions des canaux ^ mais ces titres représentent un emprunt
de rétat; sur les obligations de la Tille de Paris; sur les traites de coupes de bois de Tétat
qui sont considérées comme un titre commercial excellent; sur les bons de la Monnaie,
qui équÎTalent à des matières d'or et d*argent.
LES 8UBSISTAIIGB8 ET Là, BAlfQUK liK FRANGE.
merce, comme s'il n'existait pas. Pourquoi laFaj'qae a*fr<elle un Ga«^
pilai*, si ce n'esl pas pour s'enr servir? De la part de labaiume d'Aiir«
gleteire» cette distraction du capital s'explique;; l'institutioB ne fufe
autorisée à l'origine et confirmée dans la suite que parce qu'elle offirail.
à l'étai l'occasion de se procurer une forte somme. Elle n'était paei
libre de ne pas s'y prêter. La Banque de France, au contraire, a acheté^
des rentes parce qu'dle l'a voulu, et ne les conserva que parce cgu'il
lui plait SI, par aventure , la Banque peut momentanémfflit se pastei:
d'une partie de son capitâd et qu'elle en achète des rentes^ c'est tou4>
simple^ mais de-làà avoir et à garder en rentes une somoEie supérieunoR
même à son. capital, il y a fort loin (4).. On comprend que la Bonquer
tienne à avoir en dehors de ses opérations^ un. c^Eiwi capital qui seit.
aux yeux du public une sorte de cautionnfflneni, et par-delà encore u»
fonds de réserve pour parer à des éventualités, afin de ne pas avoir k
entamer le capital a la suite de dépenses imprévues. Ce n'est cependant,
pas une raison pour détourner de la mission assignée à la Banque la to-
talité ou la majeure partie de son capital. 11 faut surtout qu'au, premieii-
signal d'embarras pu bUc la Banque soit prête à réaliser ses rentes aflm
d'en employer le montant à soutenir le commerce;
Privées ainsi^ dans leurs opérations, dn secours- de leur capital |Nur
la volonté impérative du gouvernement ou* par leur propre choii^ les)
hanqpes> telles que celle de France et celle df Angleterre, se procurent
le moyen de faire des avance» par «ne doubla voie : en monnayant leat
engagemens qu'elles escomptent^ et en attirant à elles, |»ar la conflancei
qpi'elles inspirent^ la plus grande partie posuMe du capitalr qui neste>
^gnant à l'état de numéraire dans les eoffres-forts des particîitiiin» et
dans le trésor public.
On a justement qualifié l'escompte en disant qpete'étaitim monnayi^gei
des engagemens qui ont été contractés par yinduetrie à la suite de
transactions réelles. A ces effets de commerce, la Banqpe substitue um
titre qui,, dans l'opinion commune, est du numéraire,, et qu'on pevfc
en effet venir immédiatement convertir en espèces^dan»se&buIleauft,«
mais que cependant on garde tel quel, parce qu'on a foi dana la tar^*
que, jusqu'au moment où, pour s'acc|uitter de sommes moindres qna)
celles qui répondent aux billets de banque, on est forcé de les changer
contre des écus. Une banque, du moment qu'elle est investie de te. fia^'
culte d'émettre des billets au porteur et à vue, fait donc l'office d'hôtel
des monnaies. Il n'est peut-être pas superflu ici de faire remarquer
combien la monnaie de papier qii'émet la banque diffère du papieo^*
monnaie dont se sont servis des gouvememens réduits aux demières'
(i) Le capital est de 67,900,000 fr. La Banque possède a,95i,5S5 fr. de rentes 5 pour 100^
y, compris 500,000 fr. de rentes composant le fonds dit de réserve. Au. cour» de 190^ \^
capital correspondant est de 71 millions.
t^vtJ^
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LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCS. 68S
donc un devoir pour une banque centrale d'adopter des règles telles
que le papier des premières maisons vienne à elle, se fasse escompter
chez elle régulièrement; autrement la banque est infidèle à ce qu'oa
pourrait appeler Tun des principaux articles politiques de son con-
trat. Pour cela, il est un inoyen aussi simple qu*efficace; la banque n'a
qu'à abaisser son taux d'escompte assez pour que le meilleur papier
commercial recherche d'être escompté par elle. Si les effets porteurs
des meilleures signatures trouvent couramment à s'escompter à 3 pour
100, il faut que la banque se contente de 3. Voilà donc un nouveau
motif po^r qu'une banque tienne le taux de son escompte au plus bas
niveau possible. Répétons-le, telle est leur mission la plus importante^
la plus immédiate, la plus sacrée; c'est par cette baisse qu'elles agissent
le plus sur la société et lui font le plus grand bien qu'on puisse attendre
d'elles. La définition la plus pratique et la plus philosophique des ban-
ques consiste à dire que ce sont des institutions destinées à réduire le
taux de l'intérêt dans l'ensemble des transactions.
Sans nous étendre davantage pour le moment sur la faculté de mon-
nayage qu'exerce une banque, passons à la seconde attribution, corré-
lative de celle-ci, celle d'attirer à soi autant qu'elle le peut la portion
de la richesse sociale qui est stagnante à l'état de numéraire. Les espèces
dont on n'a pas le placement immédiat ou qu'on garde en caisse pour
les besoins courans peuvent se rendre à la banque pour plusieurs
motifs : elles y sont en sûreté plus que chez des particuliers, et, pour
•les règlemens de compte de maison à maison, il est plus commode et
plus expéditif que les fonds de caisse soient à la banque. Ce n'est plus
dès-lors qu'une affaire d'écritures fort rapides; la banque n'a qu'à trans-*
férer diU compte de celui-ci une partie de ce qui figurait à l'actif de celui-
là. Ces dépôts, nommés comptes-courans, sont d'une grande utilité pour
la banque. C'est ainsi, en effet, qu'il lui vient naturellement des espèces
en quantité suffisante pour garantir le remboursement à vue de la partie
de ses billets en circulation qui peut se présenter pour être changée,
et même au-delà. Du même coup la société fait un profit. Les capitaux
qui resteraient stériles dans les caisses des maisons de banque ou de
commerce, dans les coffres-forts des particuliers, reçoivent une desti-
nation utile, ils circulent ou donnent de l'impulsion à la circulation. En
cela, notre patrie est, on doit le reconnaître, bien en arrière de quelques
autres nations. A Londres, à Birmingham, à Manchester, les particu-
liers, ceux-là même qui ne sont point dans les affaires, ne savent plus ce
que c'est que d'avoir chacun sa petite caisse dans un des tiroirs de son
secrétaire. On a son capital, petit ou gros, chez un banquier, et celui-ci
de son côté déUvre son numéraire à la banque d'Angleterre, lorsque
c'est à Londres, à l'une des banques locales, lorsque c'est en province.
Dans tout paiement domestique, on s'acquitte avec un bon [check) sur
TOME XVII. 45
êëé REVUE DES DEUX MONDES.
son banquier. Aux États-Unis, c'est de même; les citoy ehs n^ont <!l*argént
chez eux que comme monnaie de poche; encore, à cause des coupureà
excessivement faibles des billets de banque (je me souvierts d'en avour
vu à Charieston de douîJe cents et demi ou 66 centimes), le mot d'argent
^oit-iï ici ne pas être pris à la lettre. Ainsi, dans tes pays qu'occupe la race
anglo-saxonne sur l'uil et l'autre continent, le numéraire qui n'est pa&
actuelleihent employé à efifecluer un paiement est presque en entier
remis aux institutions de crédit qui le font valoir pour le bien général.
De ce côté donc, nous avons sur les peuples d'origine anglo-saxonne
un désavantagé trop incontestable. Une valeui* de plus d'un milliard
probablement est retenue chez nous, sans nécessité, à l'état improductif,
et notre numéraire pourrait être diminué d'autant si nous contractiotis
di'aukes habitudes, ^ans que la production de la richesse eu éprouvât
la moindre atteinte. Il ^ a aînsi un capital de plus d'un milliard qui est
frappé de stérilité et que nous pourrions ajoute^ aux forces vives dil
pays. Ce n'est pas seulement à cause de l'usage où nous sommes d'avoir
chacun une caisse à domicile, c'est aussi bien par l'effet d'un malheu-
reux penchant à thésauriser l'or et l'atgent qui nous a été légué par
des temps où là défiance extrême n'était que de la prudence. Combien
n'y a-t-il pas encore de personnes en France, même à Paris, qui ne
croient de richesse sûre qxie les écus qu'elles ont sous leurs mains, ce-
lui-ci dans une cachette, comme le mystérieux don Bernard de Castiï-
Blazo, dont Gilblas fut un moment le valet de chambre, celui-là enfouis
sous terre dans sa cave, d'autres dans leurs paillasses! Les caisses d'é-
pargne, à Paris au moins, ont commencé de faire reparaître au jour
beaucoup de ces petits trésors accumulés par de pauvres gens, mais la
caisse d'épargne n'est pas à l'usage de tout le monde. Lorsque l'édu-
cation publique sur ce point sera un peu mieux faite, on verra se di-
riger vers la Banque des valeurs considérables.
Aujourd'hui, quel motif a-t-on pour livrer ses écus à la Banque,
autre que la crainte d'être volé, lorsqu'on n'est pas un commerçant en
compte ouvert avec beaucoup de monde? Aucun assurément, puisque
la Banque ne sert aucun intérêt des dépôts qu'on lui confie. On préféré
acheter des bons du trésor, qui rapportent 2 et demi à 3 |)Our 100, lors-
qu'on en rencontre d'une échéance convenable. Quelques personnes
prennent des billets de la caisse Gouin ou de la caisse Ganneron qui
produisent un intérêt. C'est lorsqu'on ne trouve rien de mieux qu'on
s'adresse à la Banque de France, coinme à un pis-aller.
On acquiert l'idée du peu de temps pour lequel chacun met de l'ar-
gent à la Banque, sous le régime actuel, en évaluant l'espace moyen
qui sépare, pour chaque franc déposé, un transfert du suivant. Pour
cela, il suffit de comparer la somme qui représente le mouvement gé-
néral des viremens opérés du compte de l'un fin compte de Vautre, à la
LES SUBSISTANCES ET U BAjNQDl^ W FRANCE. ^^
SjQlH^ie n^eime sur I^aquelle ces Yiremens sont effectués. IJiiilBtô, Icf
iptal de la. somme a été d^ 9 milliards 143 ipillipq^, et le total de ce qui a
été remis à la Banque en compte-ncourapt par le^ particuliers, c^culé
diaprés le milieu entre le maximum et le miniinum, a été mof eimement
de 82t millions* Par conséquent, chaque franc est pa^é d'un compte à
i^D autre cinqpante-sixfois dans Tanoée, c^ qui suppose un tr^n$fert tous
les sept jours. En 1844, Tintervalle avait, été mpipdr^ encore, pas tout-?
à-fait de six jours. Ain^i, en moyenne, c'est pour une seipaine tout au
plus qu'aujourd'hui on livre à la Banque des capitaux en compte-cou-r
^ant. Cette circonstance ne contribue pas peu à limiter les reçspurceç
et par conséquent les opérations possibles de la Banque. Noq^ sonunes
^insi conduits à cette règle : une banque centrale comme la Banque de
France doit faire des effbrts et, se mettre en frais pour attirer à elle un^
plus forte part du capital eu numéraire qui est à l'état de repo^, ou qui
cherche, sans l'avoir encore trouvé, un emploi définitif.
, On voit ainsi comment le mécanisme d'une banque roule tout entier
sur ce double pivot : le monnayage qui lui est attribué et l'usage
§i^opté par les chefs de maison de. lui verser en compte-courant leujT
argent disponible qui a une destination très prochaine; mais, pour
mieux éclairer la discussion de ce qu'a fait la Banque de France et
de ce qu'elle aurait pu faire , quelques développemens de plus ne se-
ront pas superflus. Étendous-nous donc davantage sur celle des attri-
butions des banques qui consiste à émettre des billets assimilés à la mon-
naie, protégés à ce titre par la loi d'une manière toute particulière.
Pour parler nettement, c'est le droit de battre monnaie avec du papier
qui leur est ainsi délégué, et c'est à la lettre que j'ai dans ce qui précède
employé le terme de monnayage. Ce n'est donc rien moins qu'un des
plus précieux attributs de la souveraineté publique dont elles sont in-
vesties, et elles y trouvent la source principale de leurs profits. Suppo-
sons qu'une banque avec un capital de i million ait en circulation 4 mil-
lions en billets; les choses se passent comme si, au Ueu de 1 million de
capital effectif, elle enpossédaiU, ses profits sont quadruplé s. La banque
de Lyon qui, avec un capital de 2 raillions, a une circulation de 12 ou
15 millions, fait ainsi de magnifiques bénéfices.
La circulation des billets ne profite pas moins au'publiç. Une banque
qui voit ses profits se proportionner à un capital triple ou quadru|!)le de
celui qu'ont fourni ses actionnaires, peut sans effort se contenter d'un
taux d'escompte modeste. Si, pour une mise de fonds d'un million, le
privilège de circulation dont vous a investi l'autorité vous met à même
de toucher l'intérêt qui répond à quatre, à votre tour vous pouvez, voujs
devez être très facile sur le taux de l'intérêt. Au taux légal, votre mil-
lion tout seul vous aurait rendu 5. A 3 pour 100, 4 millions, car les
choses se passent exactement comme si vous les aviez, vous rapporte-
ront 12. Retranchez 2 pour les frais d'administration, il reste un bénéi-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Ûce net de iO. La posiUon reste donc excellente pour vous, et vous pou-
vez être généreux à bon marché. C'est ainsi que la circulation des
billets doit contribuer à la baisse du taux de l'intérêt, et il n'y a pas
de plus fort argument pour la légitimer.
C'est, en effet, un des traits les plus saillans de l'histoire des banques
modernes que leur création a toujours été suivie d'une réduction du
taux de l'intérêt. On a toujours attendu d'elles ce service, et constam-
ment elles l'ont rendu aussitôt, comme si elles avaient eu un talisman.
On en peut voir la preuve remarquable dans les récits de tous les écri-
vains financiers au sujet de la création de la Banque de France au com-
mencement du siècle, de l'ancienne caisse d'escompte sous Louis XVI,
de la première banque de Law sous la régence ou de la banque des
États-Unis en 1791. De même pour la banque d'Angleterre.
La circulation des billets a une autre utilité. Comme instrument
des échanges, elle remplace partiellement, et dans une mesure qu'il
est possible de régler de manière à écarter tout danger, les métaux pré-
cieux qui coûtent cher par du papier qui ne coûte rien. «< L'or et l'ar-
gent qui circulent dans un pays, dit Adam Smith , peuvent se compa-
rer précisément à un grand chemin qui , tout en servant à transporter
au marché tous les grains et les fourrages du pays, ne produit pourtant
par lui-même ni un seul grain de blé ni un brin d'herbe. Les opéra-
tions d'une banque sage, en ouvrant en quelque manière une espèce de
{grand chemin dans les airs, donnent au pays la facilité de convertir
une partie de ses grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres
à blé, et d'augmenter par là son produit territorial et le revenu de son
travail. »
Par d'autres détails de leur mécanisme, par les habitudes qu'elles
inspirent, par les méthodes qu'elles introduisent pour les règlemens
de compte, les banques augmentent cette action d'amoindrissement
qu'exerce la circulation des billets sur le numéraire métallique. C'est
une erreur populaire fortement enracinée, qu'il existe une relation
assez étroite enîre le degré de la richesse d'un pays et la quantité de
numéraire métallique qu'on y rencontre. Les métaux monnayés, après
que leur apparition en grande quantité a été chez un peuple jusque-là
peu industrieux un signe de l'augmentation du travail et des transac-
tions que le travail engendre, et à ce titre un signe de prospérité, s'éloi-
gnent ensuite parce que la monnaie de crédit en papier, ou, plus sim-
plement encore, un système de comptes-courans dans les bureaux d'une
mjison de banque ou dans ceux d'une institution se substitue aux es-
pèces d'or et d'argent, au grand avantage du pays. Les peuples les plus
riches finissent par être ceux qui , toute proportion gardée , emploient
le moins de métaux précieux à l'état de monnaie. La diminution s'opère
d'une double manière. Ce sont d'abord les réserves métalliques des par-
ticuUers dont l'usage des banques restreint chaque jour la masse, c'est
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 689
ensuite la réserve même des banques qui ne doit plus servir qu'au roule-
ment des appoints monétaires réduits, en vertu de l'extension de la mon-
naie de papier, à une faible quotité. L'Angleterre, qui est deux ou trois
fois plus riche que nous, a trois fois moins de métaux monnayés.
Mais aussi cette même circulation est le côté vulnérable des ban-
ques, et c'est par là que le plus souvent elles ont été forcées, frappées
à mort. Les billets de banque ne passent comme de Ja monnaie que
parce que le public peut à volonté les échanger dans les bureaux de la
banque contre des espèces sonnantes. Lorsqu'une banque a commis
l'imprudence d'en émettre une trop forte quantité, ils lui reviennent
inévitablement pour subir l'échange. L'encaisse métallique dont une
banque doit toujours être bien pourvue pour faire face à ces demandes
de remboursement s'épuise , et la banque ainsi peut se voir exposée
même à suspendre ce remboursement. Réduite à cette extrén)ité, il faut
qu'elle cesse ses opérations, et la communauté commerciale tout en-
tière en est ébranlée. Des événemens de force majeure peuvent avoir
les mêmes résultats qu'une trop forte émission de billets, en venant tout
d'un coup troubler profondément le rapport accoutumé des billets en
circulation à l'actif métallique.
Lorsqu'une banque importante est ainsi forcée de suspendre les pai&-
mens en espèces, c'est presque toujours pour elle un malheur dont elle-
ne se relève pas, et pour la communauté tout entière uo dérangement
bien fâcheux, quelquefois un désastre. Les États-Unis en ont fait la*
triste expérience de i8i 2 à 1819 et de 1837 jusqu'à 1840 au moins. A
cette époque, la plupart des banques américaines ont été contraintes à
suspendre leurs paiemens en espèces, et un bouleversement des for-
tunes s'en est suivi. Il faut dire que cette suspension des paiemens de
la part d'une banque dominante ou d'un système entier de banques
indépendantes n'a jamais eu lieu qu'à la suite de fautes graves dont le
pays était plus ou moins complice, dont il avait été ordinairement le
provocateur. La suspension dans ce cas est un symptôme du désordre
et non pas la cause déterminante. Le symptôme cependant occasionne
communément de tels ravages dans l'économie sociale, qu'on doit le re-
garder comme étant en soi un mal très pernicieux. La perturbation af-
fecte alors le signe représentatif des valeurs, d'autant plus que les billets
de banque circulaient en plus grande quantité. Le signe représentatif
étant vicié, les transactions s'opèrent sur des bases incertaines, le com-
merce porte à faux, c'est un jeu et non un cours régulier d échanges.
U n'en faut pas davantage pour que tout le monde soit ruiné l'un après
l'autre (1).
(1) Quand une banque est hors d'état d'échanger les billets contre des espèces, ello
doit cesser ses opérations, puisqu'elle n'est autorisée que sons la condition de faire cet
échange à la volonté des porteurs de billets, et le public même ne voudrait plus prendre
de billets qu'il n'aurait pas la faculté de se faire rembourser ainsi. Cependant, lorsque la
690 BJSYCB DBS DBUX MOWBS.
On s*est appliqué soigneusement à rechercher quelque reipèdesik
contre de pareils malheurs. Les grands états se sont mis, ea qiiéte char
cun d*une organisation des banques qui pût les prévenir. Les^Étatsrynîa
avaient leur solution^ qui n'était que médioore, ôeUe d'une.baqqM ceiv*
traie créée par les pouvoirs fédéraux, au milieu de plusieurs ceiUanes
de banques instituées par les états, en vertu de? leur sou^raineté locale.
Deux fois cependant ils ont brisé, non sans avoir à s'en repentir, cette
banque supérieure qui contrôlait passablement? les autres; actueUemeat
ils restent avec près d'un miliier de banques indépendante les unes
des autres, sans^esse à deux doigts de ^'anarchie financière^ La Grande»
Bretagne, depuis 1844, a reçu de sir Robert Peel les germes d'une or^
ganisaiion forte qui, un jour, ne laissera plus circuler que le&tMllets
de la banque d'Angleterre. Dans le sein même de celle-ci , l'attribution
de l'émission des bUlets a été complètement séparée de celle des avances
au commerce, et confiée à une administration à laquelle la loi a tracé
des instructions rigoureuses. En France, la circulation des billets est si
restreinte encore, qu'elle n'a pu appeler de la part de l'autorité UAea*
semble de mesures spéciales, l'adoption d'un régime bien arrêté.
La valeur minimum admise pour les biltets de banque est un des
ptus intéressans^ sujets qu'on puisse traiter à, l'occasioades institutions
de crédit commercial. Elle détermiae le montant de la somme en billets
qne la cirgolation comporte, et par conséquent elle règle l'étendue
des affaires que la banque peut embrasser^ le point jusqu'où ette peut
abaisser le taux de l'intérêt. Un billet de baiM]ue remplace- conun^»dé-
ment pour le public un sac de même valeur en écus, et circule, comme
ferait le sac, de main en main jusqu'à ce qu'il arrive à une personne
qui ait besoin de diviser la somme. Alors il va s'échanger contre des
espèces dans les bmreaux de la Banque ou chez le cttangeur, qui s.' en est
fait le substitut On voit par là que, lorsque les billets, ont une grosse
banque n'a que de bons effets dans son portefeuille» la Uquidation, qui suit naturellement
la su^ipension des paiemcns en espèces, doit se faire sans aucune perte, non-seulement
pour les porteurs de billets, mais même pour les actionnaires de la banque; car ït ga^
qui répond des billets émis par la banque, et qui représente le capital de Timlitiilîon, w
trouve bon. Malheureusement, dans la plupart des cas, lorsqu'une banque en ntni à la
suspension des^ paicmens eU) espèces, c'est qu!elle a. déjà fait de mauvaises affairos, et
qu'elle a son portefeuille rempli<de valeurs plus que douteuses. Alors la liquidation peut
ne fournir même pas assez pour rembourser intégralement les porteurs de billets, en
sacrifiant complètement les actionnaires. On en a vu de nombreux exemples- en Amérique.
La suspension des paiemsns en espèces delà banque <l*Anglelerre, en 1799, quof<|ii*eUe
ait duré jusqu'en, i|828, est un exemple éclatant d'une susponston qui n'a rien fait perdre
à personne. C'est que la banque d'Angleterre n'avait dans son portefeuille que d'excellons
effets de commerce ou des engagcmens de l'étal qui étaient parfaitement valables. La
solidité de l'esprit public des Anglais empêcha qu'à cet instant critique le nioiadrc sen-
timent de crainte se répandît. Autrement la panique aurait pu occasionner le reoYarse-
nicnti de beaucoup de maisons, et par suite la dépréciation* des valeurs contenues ô^m le
portefeuille et le discrédit de l(^. banque.
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 601
vàïeirr, fls reâtenl peu dans la circulation, et ils rencontrent presque
auss^ltôt le point ôfi ils doivent être convertis en espèces. Si la valeur en
est très faible, au contraire, il n'y a pas de raison, dans l'état ordinaire
des choses , pour qu'ils se présentent au remboursement. Cependant,
chez lés peuples dont l'imagination s'emporte facilement, les petiles
coupures ont un grand danger. Les billets de banque alors tombent
entre les mains des dernières classes de la société, et le plus léger pré-
texte peut stifflre pour alarmer cette partie peu éclairée du public et la
déterminer à se porter en masse sur la banque, afin d'obtenir le troc
des billets contre des espèces métalliques. Nous avons vu, il y a peu
d'années, à l'occasion d'un changement inotTensif dans la comptabilité
des caisses d'épargne, combien chez nous le populaire était crédule et
facile à égarer au sujet des titres qui représentent son avoir. Si une
banque s'avisait de ne pas^ouloir émettt^ede billets de moins de 10,000 f r . „
personne à peu près ne voudrait de ses billets ou ne les acceptelrait que
pour aller aussitôt les changer, et les transactions de la banque seraient
réduites au même point que si le privilège d'émettre des billets ne lui
avait pas été concédé. D'un autre c6té, si une banque énfiettait, autant
que le service des échanges commerciaux le permettrait à un moment
donné, des bîlliets de 5 francs, en supposant que la population les ac-
ceptât, totrtie nmnéraire métallique quitterait le pays, parce qu*il peut
s'exporter, pendant que les billets sorit forcés de r^ter, n'ayant pas
cours au dehors. Puis, si quelque panique, provoquée par des inquié-
tudes plus ou moins fondées sur la solvabihté de la banque, poussait
les citoyens à vouloir des écus au lieu des billets, ou si tout à coup le
pays était mis dans la nécessité d'exporter extraordînairement des écus
pour solder une acquisition imprévue comme celle des grains que la
mauvaise récolte nous a contraints cette année d'aller chercher an de-
hors, les banques ne pourraient subvenir à la demande d'espèces et se-
raient forcées de suspendre leurs paiemens.Il y a donc un milieu enire
la valeur de tO,000 francs qui exclut les billets de la circulation et celle
de 5 francs qui leur ferait y prendre une trop grande place. La Ban(|ii<3
s'est arrêtée chez nous au terme moyen de 500 francs. Est-ce trop, ou
n'est-ce pas assez?
Il y a un moyen aisé de répondre à cette question : c'est de compa-
rer la masse des billets qui circule avec celle des écus qui reste dans
les caves de la Banque. Si la Banque n'émettait que des billets de
10,000 francs, elle n'en placerait probablement pas pour 2 ou 3 mil-
lions dans Paris, et par conséquent les 200 millions de numéraire qu'elle
recèle habituellement dans ses caves, comparés aux billets qu^ils ser-
viraient à garantir, présenteraient une réserve métallique exagérée
jusqu'à l'absurde.
Avec les billets actuels de 500 francs, il circule dans Paris âôO mil-
lions environ en billets, contre lesquels la Banque, en temps ordîmiire,
692 REVUE DES DEUX MONDES.
a, disons-nous, plus de 200 millions d'espèces. C'est trop peu de billets
pour tant d'écus, ou trop d'écus pour si peu de billets. Une proportion
pareille atteste que la Banque ne fait pas autant d'affaires que ses res-
sources en numéraire le lui permettraient, qu'elle ne rend pas au pays
tous les services qu'on est en droit d'en espérer. Qu'elle en rende
beaucoup, je ne le conteste pas; mais qui peut nier aussi qu'une banque
qui habituellement a presque autant d'écus que de billets, au lieu
d'utiliser d^ns la limite indiquée, et par son intérêt bien entendu et
par son devoir, le privilège de circulation qui lui a été octroyé, ne le
laisse presque stérile? Il y a donc lieu d'abaisser le minimum des bil-
lets. On sait que le minimum de 500 francs fut adopté à une époque où
la France sortait du régime des assignats, et où chacun était en déflance
contre l'assimilation du papier à la monnaie.
Il ne faudrait admettre chez nous ni les billets de 5 dollars (26 fr.
66 cent.], qui formaient la masse de la circulation de la banque natio-
nale des États-Unis, ni ceux d'une livre sterling qui circulent en
Ecosse. Il conviendrait de se rapprocher du minimum actuel de la
banque d'Angleterre, qui est de 5 livres sterling. Il est choquant que
•chez nous les billets de 250 fr. soient autorisés dans les départemens et
interdits à Paris. On a cent fois demandé qu'il y eût en France des bil-
lets de 400 fr. Cette coupure serait très commode et. on l'emploierait
beaucoup, parce qu'en France l'or n'existe plus à l'état de monnaie et
s'achète comme une marchandise. La proposition d'émettre des billets
de 100 fr. a été appuyée par M. Gautier, sous-gouverneur de la Banque,
dans un écrit historique et analytique, frappé au coin des meilleures
doctrines, sur les banques en général (i). Nous voyons que l'an passé la
Banque de France s'est occupée de fabriquer des billets de cinq mille
francs. C'est bien de cela qu'il s'agissait. Qu'importent les billets de
5,000 fr. à l'immense majorité du pubUc? Avec les billets de 100 fr., la
Banque se serait fait applaudir de tout le monde.
La forme actuelle des billets, tous remboursables à vue, a un autre
inconvénient. La Banque est constamment sous le coup d'engagemens
pressans; des billets de 500 et de 1 ,000 francs sont sans cesse à s'échaur
ger contre des espèces. On peut estimer que chaque billet revient à la
Banque dix fois par an et en sort le même nombre de fois (2). La Ban-
que, pour sa sûreté, règle la durée des crédits qu'elle fait d'après le
. délai pendant lequel ses billets restent moyennement dans la circula-
tion. En considération de la rapidité avec laquelle s'opère le retour des
billets, elle n'escompte les effets qu'autant que l'échéance en est assez
prochaine. L'échéance moyenne des effets escomptés varie, depuis
quelques années, de quarante-cinq à quarante-huit jours; par ses sta-
(1) Des Banques et dê$ InstittUions de crédii en Amérique et en Etwope, Extrait
de VEneyelopédie du droit.
(i) Cest la moyenne pour 1845, d'après le compte-rendu de la Banque.
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 693
tuts, elle ne peut aller au-delà de quatre-viDgt-dix. Il se peut que sur
ce point elle outrepasse le but; car, si chaque billet de banque en
particulier revient à la Banque peu après avoir été émis, à la place de
celui qui rentre un autre sort, et la quantité qui circule reste à peu près
Aie. Cependant on conviendra que, contre une pareille masse d'en-
gagemens exigibles à vue, il n'est pas mal de se tenir en garde. D'un
autre côté, il serait fort avantageux à l'industrie d'obtenir de plus longs
délais. Si donc il était possible de modifier la teneur d'une partie des bil-
lets de manière à les faire séjourner davantage dans la circulation.
Ton obligerait beaucoup et la Banque et le public.
Certainement une beaucoup plus grande quantité du capital moné-
taire viendrait à la Banque, si celle-ci servait un intérêt des fonds qui
lui seraient délivrés dans certaines conditions, en d'autres termes, si ,
à côté des billets actuels payables à vue, il en existait d'autres qui ren-
dissent un intérêt; mais ces billets portant intérêt ne devraient plus être
payables en espèces qu'après un certain délai. Ils seraient recherchés
par les capitalistes autant que les bons du trésor, avec lesquels ils au-
raient beaucoup de ressemblance. Us serviraient de complément à ces
titres qui très souvent n'existent pas sur la place en aussi grande quan-
tité qu'on le désirerait. Ils pourraient être en coupures rondes, et ce
serait un motif suffisant, selon toute apparence, pour qu'ils entrassent
bientôt dans la circulation, où les bons du trésor n'ont pas pénétré, em-
pêchés qu'ils sont par leur forme , mais où de l'autre côté du détroit
les bills de TÉchiquier ont pris place jusqu'à un certain point.
L'idée d'une nouvelle espèce de billets de banque portant intérêt
n'est pas nouvelle. Elle fut émise et fort bien motivée en i830, dans
l'exposé d'un plan d'institution destinée à prévenir la crise commer-
ciale (1) qui éclata bientôt après. Elle est au moins en germe dans
l'usage, suivi depuis long-temps par les banques d'Ecosse, de servir
l'intérêt des fonds qu'on leur apporte. Elle a pour elle le bon sens et la
raison. Que dis-je? à Paris même, elle a été, depuis quelques années,
mise en pratique avec beaucoup de succès. C'est à elle que de grands
établissemens financiers, la caisse Gouin, la caisse Ganneron, doivent
en grande partie leurs ressources et leur réussite, La caisse Gouin a
sur la place 35 à ^ millions de billets à ordre portant intérêt, que les
capitalistes prennent en portefeuille comme un placement provisoire.
Ils sont à échéance depuis trois jours de vue jusqu'à six mois et un an
de date. L'intérêt varie de 2 et demi à 4 pour iOO. La caisse Ganneron
(1) Cet écrit était de MM. Péreire. Il parut le 6 septembre; il a^ait pour titre : Projet
d'une compagnie d'assurances mutuelles pour l'escompte des effets à toute
échéance, etc. Une réunion de uotabiiités financières se forma pour Tcxamincr. Divers
motifs, doht aucun n'étnit tiré du fond du sujet, empêchèrent d*y donner suite.
694 REVUE DES DEUX MONDES.
suit le même système (\), Très probablement, si la Banque de-Franoe
servait un intérêt de 2 à S et demi, ses billets à trois et à six mois se-
raient adoptés par les capitalistes à cause de la conûaoce sans bornes
qu'elle inspire. 11 lui resterait de la marge pour avoir du profit, en
admettant même qu'elle fit ce qu'il est impossible qu'elle ajourée long-
temps, qu'elle abaissât à 3 le taux de son escompte, alki d'être au joi-
veau des banquiers de Londres; car tout tend à se niveler entce les
deux pays, et, dans quelques mois, les communications seront deveaues
si faciles entre les deux capitales, l'une et l'autre centres de la richesse
nationale, que les conditions du crédit commercial devront s'y égaliser.
Ou peut même dire que la banque d'Angleterre , par la vente des
bons de l'Échiquier, fait une opération analogue à ceUe dont il s'agit
ici. Qu'ils soient ou non émanés d'elle , ce n'en est pas moins use
émission de titres de crédit portant intérêt, dont elle use pour attirer à
elle une partie du capital flottant.
Par l'adoption de ces billets concurremment avec les billets à vue,
la Banque se mettrait à la hauteur de son mandat; elle deviendrait luen
autrement qu'aujourd'hui ce qu'elle doit être, un grand centre pour le
capital. Le numéraire métallique qui existe dans le pays peut être
partagé en deux, d'un côté ce qui circule pour le règlement des traiifi-
actions, de l'autre des fonds cherchant à se placer et s acconunodaut
d'un placement temporaire. Ces deux divisions de la richesse monnayée
se mêlent, se confondent et se séparent sans cesse. On peut dire qu'elles
présentent les capitaux monnayés, l'une à l'état de signe, l'autre à l'état
de marchandise. Actuellement, par l'émission de ses billets à vue et par
l'ouverture des comptcs-courans , la Banque fait venir chez^ elle une
fraction de cette seule division qui répond au signe; ce sont fcs sacs de
1,000 et de 500 francs, qui, si la Banque n'était là, circuleraient pé-
niblement de maison en maison pour le service des paiemens et des
recettes. L'autre division, celle des capitaux monnayés à l'état de mar-
chandise, lui échappe presque en entier, on l'a déjà vu. Désormais on
verrait à la Banque tout le capital disponible qui recherche des pla-
cemens temporaires soumis aux moindres chances. Pourquoi donc la
Banque croirait-elle que, pour alimenter le courant du crédit, il lui
(1) Voici comment les billets de la caisse Gouin se partageaient au 94 décembre lSi5,
époque à laquelle il n'y en avait que pour 29,772,000 francs :
A 3 jours de vue, 9,739,000 fr. au taux de 2 et demi pour 100.
15 — 3,960,000 — 3 pour 100.
30 — 15,669,000 — 3 et demi pour 100.
6 mois de date, 205,000 — 3 et demi pour 100.
1 ao, 191,000 — i pour 100.
A la même époque, la caisse Ganneron en avait pour 10,210,000 francs autrement d\»-
liilmés, Les billets à un an de date et à i d'intérêt s'élevaient à 2,3il,000 francs.
LES SUBSlSTAflCBS ET LA BANQLE DE FRANCE. 695
e0t 4otefdît de puiser aux sources du crédit eiles-métnes? Dans celte
matière comme dans presque toutes les autres, pour être en mesure de
tieaucoup «donner, il faut soi-^môme beaucoup recevoir.
Aujourd'hui la Banque, |)0ur se procura des moyens d-action, fait
fouer des ^ressorts fisses peu énergiques : c'est la commodité <iue pré*
sentent les Mllete en comparaison d'une monnaie lourde, malaisée à
warrier et4ongoe à compter; c'estîle«eompte*courmit, qui simfdlifie les
Fèglemens; c'e^t la cminte an vol , qui de moins en moins derra être
pmeen eonsidémlion. Bile y <^ter<ût désormais un puissant mobile,
le besoin qu'épvott^e une masse de capitaux, toujours croissante dans
'un centre commercial tel que Paris, d'a^oiriun placement provisoire
parffiitemetit'solMe.
ie me suis arrêté «m peu longuement «ar la circulation, parce que
e'esft ta qu'il feutcbereber le fort et le faible des banques; mais en
«omme les avantages de ce pouvoir donné aux banques sont grands, sont
immenses. Les ineon venions quil peut offlrir, et que je ne conteste pas,
•ne sont pas tellementdans l'essence des choses, qu'il ne soit possible de
les éviter. La controverse s'est vivement exercée sur ce sujet. On a été
jusqu'à prétendre, en Amérique partteulièrement, qu'en soi l'émission
des billets de banque était un mal. Ce n'est pas seulement la multitude
qui, dans>ses processions autravers des grandes villes, mêlait ses hourras
pour Jackson au cri de : Norag-maney (à bas la monnaie de chiffon)!
î^uelques années plus tard, un des hommes les plus éminens dont s'ho-
"nore-la civilisation du Nouveau-Monde, M. Gallatin, enétiûl venu à den-
ier de laconvenance de la circulation des billets de banque. Il est vrai
que l'Amériqne du "Nord est le pays où Fou en a abusé le plus; l'abus a
étécjusqu'au scandale et a eu des conséquences déplorables. A l'époque
où M. Galtatin exprimait son doute, ce citoyen illustre était ébranlé dans
Bes convictions économiques par le spectacle de ruine dont il était en-
touré et par la clameur dont retentissait la confédération. La crise de
i'Sdr? venait de sévir sur la surface entière des États-Unis pareille à un
«oumgan, et* on en rendait les banques responsables. L'origine de la
erise n'était cependant pas dans l'émission des billets de banque. Le
pays tout entier s'était mis à spécuter avec emportement, avec rage. Le
jeu, qui est essentiellmnent stérile, avait pris la place du travail, qui
seul a la puissance de créer la richesse. On s'était rué sur les terrains
de ville, comme s'il eût dû y avoir dans le pays, le lendemain, trois ou
quatre Londres, autant de Paris, et une vingtaine de Liverpool et de
IMancbester, de Marseille et de Lyon; sur les chemins de fer, commeFSiy
d^une grande ville À'Fautre, «me^seule ligne devait être îmnfBamte
- pour les'flots de'voyagenrs'ettles nvnlancties de marohandises, «t qn\û
^ttrtalWt trois ou quatce; sur les projets de banques, comme si le pays,
an lieti'U*en avoir déjè dix fois trop, en eût réclamé le double; sur les
G96 REVUE DES DEUX MONDES.
récoltes de coton , avec les mêmes transports que si FEurope, qua-
druplant tout à coup sa demande, allait faire monter les prix à Tinfini.
C'est ainsi que s'étaient formées de grandes fortunes fantasticfues et que
s'étaient introduits dans celles qui existaient déjà des élémens imagi-
naires. Les Américains, en 1837, récoltaient donc selon qu'ils avaient
semé en 1835 et 1836. Les banques, en exagérant leur circulation, en
accordant fort légèrement des avances, avaient donné à l'agiotage un
stimulant, pendant que leur devoir eût été de le réprimer, car c'eût été
le cas alors d'élever le taux de l'escompte pour contenir cet agiotage
effréné; mais, si les banques suivirent le torrent, du moins elles ne lui
avaient pas ouvert l'issue : c'est le public lui-même qui avait rompu
toutes les digues. On aurait joué et on se serait ruiné sans elles. Les
Américains accusaient les banques pour n'être pas accusés eux-mêmes,
à peu près avec autant 'de justesse que si, chez nous, on s'en prenait
aux murailles de la Bourse , lorsque l'agiotage a fait des victimes. Si
d'excessives émissions de billets de banque ont signalé les désastres
commerciaux de l'Amérique et les ont rendus plus rudes, il n'en est
pas moins vrai que l'Amérique est encore de tous les pays du monde
celui qui témoigne le plus hautement en faveur de la faculté de circu-
lation qu'on donne aux banques, et c'est elle que les partisans des ban-
ques, considérées comme agens de circulation, peuvent citer presque
du ton victorieux de Scipion montant au Capitole, alors qu'on l'accu-
sait; car la civilisation américaine est née du crédit se manifestant sous
la forme de banques de circulation. Sans le crédit et sans les billets de
banque, ces villes industrieuses, qui naissent de tous côtés par enchan-
tement, ces riches états à la vaste culture, que l'on rencontre loin de
l'Atlantique, sur l'autre versant des monts Alleghanys, le long de'
rOhio, du Mississipi , du Missouri, ne seraient encore que des endroits
déserts, des forêts sauvages ou des marais, asile de l'Indien, de l'alli-
gator et de la panthère. Ce qu'on peut réprouver en Amérique, à pro-
pos des billets de banque, c'est l'organisation actuelle de la circula-
tion, qui reste à la merci d'un millier d'institutions indépendantes les
unes des autres, qu'on ne peut surveiller. Il est évident que la critique
de M. Gallatin s'adresse à ce régime, et qu'il n'a pas entendu l'appliquer
aux institutions de crédit mieux ordonnées de l'Europe.
Quoique les banques soient principalement des établissemens com-
merciaux, ce sont aussi des institutions publiques dont les gouverne-
mens attendent des services; même à titre d'établissemens commer-
ciaux, elles ont des rapports nécessaires avec l'état. On le conçoit sans
peine, rien que par les attributions de circulation dont les banques
sont investies. En cela, elles partagent, on ne saurait trop le répéter,
un des premiers attributs de la puissance publique. L'autorité doit donc
être en rapport intime avec la Banque, afin de s'entendre avec elle
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FRANCE. 697
pour rexercice de ce pouvoir, et, je le dis hautement, de la soutenir,
si son concours devenait nécessaire, pour que le signe représentatif
offrit une parfaite sécurité. C'est, en efiet, la chose publique, plus en-
core que la Banque elle-même, qui est intéressée à ce que le signe re-
présentatif n'éprouve aucune perturbation. Un désordre dans le signe
représentatif prend presque aussitôt le caractère et les proportions d'un
désordre social. On explique et on justifie ainsi sans réserve la sollici-
tude empressée que témoigne le gouvernement britannique pour la
banque d'Angleterre à l'endroit de la circulation, parce que la banque
d'Angleterre joue, dans l'agencement du signe représentatif des va-
leurs, un très grand rôle, beaucoup plus grand que celui qu'a chez
nous la Banque de France, mais non qu'il appartiendrait à celle-ci.
Dans le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, contre 750
millions d'espèces environ, il y a près d'un milliard de billets, dont 450
à 500 millions de la banque d'Angleterre. Chez nous, contre 2 mil-
liards et demi à 3 milliards déçus, il n'y a que 355 millions de billets
de banque, dont 268 de la Banque de France ou de ses comptoirs^ et
86 des banques départementales indépendantes. En d'autres termes,
pour 1,000 fr. de numéraire métallique, il y a dans le royaume-uni en-
viron i ,300 fr. en billets de banque, dont 600 de la banque d'Angleterre,
et chez nous 140 fr. seulement, dont 105 de la Banque de France. Le
système avoué aujourd'hui du gouvernement anglais est de faire dis-
paraître tous les billets des banques locales, en y substituant ceux de
la banque d'Angleterre. Celle-ci est une banque de circulation d'abord,
une banque d'escompte secondairement^ car, avec toute sa puissance, la
banque d'Angleterre n'escompte quelquefois que la moitié ou le tiers (1)
de la Banque de France. C'est en avances au gouvernement, surtout
en retour des bills de l'Échiquier, qu'elle émet ses billets. En sa qua-
lité essentielle de banque de circulation, elle a des obligations particu-
lières, et c'est ainsi qu'il faut expliquer les variations qu'elle a pu sou-
vent faire subir au taux de son escompte, en tant que ces variations
ont été judicieuses. Son premier objet étant de maintenir dans la cir-
culation du pays un certain équilibre entre les écus et les billets, lors-
qu'elle juge que ses billets sont dans une trop forte proportion relati-
vement à l'or, qui est, comme on sait, le seul métal considéré comme
monnaie légale en Angleterre, elle élève le taux de son escompte aliu
(I) La masse annuelle des escomptes de la banque d'Angleterre présente de grandes
inégalités. On Ta vue monter à 1,&00 millions de francs en 181 5, par exemple, et des-
cendre à 145, comme en 1828. Plus habituellement, c'était de 300 à 350, pendant que les
escomptes de la Banque de France étalent de 400 à 650 millions. En 1846, les escomptes
<le la Banque de Franoe et de ses comptoirs, sans les autres avances au commerce, ont été
.au-delà de 1,4S5 millions de francs. Jusque-là ils n'étaient jamais montés aussi haut, ^s
jse sont beaucoup développés depuis dix ans.
"«de
'MeVÛE dès IIEÙX mO'À'ÉfÉS.
'que le commerce aille s'adresser à d'autres pour faire escortiptef ises
effets, attendu qu'en escomptant elle-même, elle serait forcée d'éméltipfe
ttn nouveau surcroît de billets; trtême en général, pour tie pas Avait
trop de demandes d'escompte, elle adopte un taux plus élevé que celui
ÛtSB batiquiers de Londres. Nous demandons si une banque telle que fa
Banque de France, qui est avant tout un établissement d'escompte, peut
procéder de même. La Banque de France, lorsqu'elle a quelque 'te-
quiétudes sur sa circulalion, lorsqu'elle se trouve, comme aujoufd'hui,
dans une pénurie de métaux précieux , doit dhercher ses Inspiratkms
sdlleurs que dans l'exemple de la banque d' Angleterre. 'H lie lui eM
permis de toucher à l'escompte qu'à la derriière extrémité, après tpie
tous les autres moyens auront été épuiséis.
L'appui qu'une grande banque, comme celle de Paris ou de Londres,
doit trouver auprès de l'étïit dans ses momens de peine, peut d'ailleuts
être conçu de manière à n'être presque jamais onéreux au trésor. Il peot
résulter, en effet, des facilités mêmes que la Banque offre à l'état pour
quelques services publicsët, par Cfxemple, pour la négociation dies enga-
gemeus temporait^, conntîs de l'autre cftté du détroit sous le u<mide
bitls de r Échiquier, que j'iudiquafe' tout àTheure, et appelés chez'umis
bons du trésor, au moyeU desquels les gouvernemens en bon renom au-
près des capitalistos se procurent sans ce^e des fonds à des iconfliticfiis
très favorables. En Angleterre, c'est par l'intermédiaire de la bftWjtte
que celte négociation s'opère régulièrement. La banque y trouve Uh
moyen d'exercer une influence décisive dans la plupart des cas sur la
circulation. Quand elle juge que la proportion des billets émis eM exces-
sive relativemettt aux espèces qu'elle a eu caisse, elle rené une noutelfe
quantité de bills de ITÈchiquier qu'elle a acquis elle-même flu'minîsht
à titre onéreux. Les capitalistes qui, pour leurs fonds disponibles, sortt
avides de ce placement, apportent en retour à la banque des espèces
ou des billets de banque, ce qui rétablit dans la circulation l'équilibre
auquel la banque a mission de veiller. Il est fâcheux qu'en France celte
bonne entente n'existe pas entre la Banque et le minisire des flnancesj
tout le monde ne pourrait qu'y gagner. Dans la situation présente, ahiri
que nous aurons occasion de le redire tout à l'heure, c'eût été pour la
Banque du plus grand secours.
Les gouvernemens font des grandes banques leurs caissières. Dsy
trouvent l'avantage d'avoir des agens qui peuvent répondre parfaite-
ment de toute somme qu'on leur confie. Par-là ils peuvent étiter les
mésaventures pareilles aux déficits Mateo et Kessner, qu'a subis le trésor
français, et aux innombrables defalcatiom qu'on a signalées dans This^
toire financièredes État&-Unis» Pour les banques, cette confiance dœgou-
tememeus est très fruetueuse, car c-est un capital quelquefois àionae
qui est mis ainsi à leur disposition, et dont il ne tient qu'à elles de se
LES SUBSISJi^Ç^ |T J^A ^à^Sf^m M FRANCE. J^
servir pour Texteiision de leurs affaires et de leurs bénéf\ces^ tout copcune
des fonds livrés en compte-courant par les particuliers. La b^c^e d'Aa-
gletçrre et Q^Ue des Ét^ts-Unis^ quand elle existait^ n'ont jamais manqi^
d'en profiter. On se souvient que lorsque le général Jackson déclara ^
fatale guerre à la banque des États-Unis, et qu'il voulut la frapper
d'un coup de tonnerre, il lui enleva les fonds de la trésorerie. En con-
sidération de cet avantage, nop n^oins que du privilège de circulatioD
qui leur est conféré, les grandes banques ont été quelquefois astreintes
à se charger de quelques services onéreux ou même à compter à l'état
une somme. La Banque de France est de toutes les institutions de créait
f^élle qui a r^u çn ce genre les plus grandes faveurs. Le compte-cou-
rant du trésor a varié, en 1844, de 86 millions à, 140, en 1845, de 90 mil-
lions à 150. Cet énorme capital est remis à la Banque gratis, et elle l'uti-
li^ CQrt peu. De là cette anomalie fâcheuse^ répréhensible, qu'en 1844,
par e^mple, à côté d'une réserve métallicjueqHi a été jusqu'à 279 miî-
îipns, la circulation n a pas excédé 27i (Ij.
Les gouvernemens cependant ne sont pas toujours en avaqce envers
les banques. Us ont, eux aussi, leurs momens difficiles, leurs embarras
extrêmes, et alors c'est pour eux quq les banques emploient la faculté
de battre monnaie avec du papier. Aux époques de guerre ou de com-
motion politique, les états usent et abusent à leur tour de l'assâstance
des banques, et c'est ainsi qu'entraînées dans l'abime, la plupart des
banques ont succombé. L^ caisse d'escompte fondée à Paris en 1776, et
liquidée en 1793, prêtait sans cesse à l'état au-delà du raisonnable. En
1787, le trésor public étant vide, la banque fut contrainte d'y verser
70 millions de livres. Son capital fut alors porté flctiveqnent à iOO mil-
lions. En 1788 et 1789, le prêt fut encore grossi, presque doublé. Le
gouvernement de Napoléon eut des procédés à peu près pareils en-
vers la Banque de France. En l'an xn, elle prêta à l'état 176 millions.
Lors de la campagne d'Auslerlilz, le 20 novembre 1805, elle avait dans
son portefeuille 86 millions d'obligations de l'état, et son capital n'é-
tait que de 45. En 1806, ce capital fut porté par la volonté de l'empe-
reur à 90 millions; mais presque aussitôt on se mit à le ramener par dé-
croissement successif à 67,900,000 fr. C'est le cbilfre actuel. Eu 1812,
le 10 avril, les avances de la Banque étaient de 94 millions; dans le cou-
rant de 1813, les secours qu'elle fournit successivement au gouver-
nement s'élevèrent en totalité à 343 millions; en 1814, à 268. Après les
événemens de 1830, la Banque se remit de nouveau à faire d'énormes
avances à l'état. Pendant les quarantes années du premier privilège
qui lui avait été accordé (de 1803 à 1843), les avances successives de
(i) En ISia, fe maximnm de la circulation avait été de ftiS millions, la moyenne de t30,
«t il y avait eu jusqu'à 247 millions en espèces. En 1S31B, la circulation n*a jamais excédé
millions, et il y a eu pendant quelque temps 298 millions en espèces.
700 RETUE DBS DEUX MONDES.
la Banque au trésor sont montées à près de 5 milliards (exactement
4,910,957,000 fr.) (i). La banque d'Angleterre a rendu des services ana-
logues, et plus exagérés encore, eu égard à ses ressources, qui cepen-
dant sont plus vastes. La crise de 1797, à la suite de laquelle le paiement
des billets en espèces fut suspendu jusqu'en 1823, fat amenée par dif-
férentes causes, au nombre desquelles il faut citer, au premier rang,
Texcès des prêts que la banque avait consentis en faveur de TÉchiquier
épuisé. A la fin des guerres de Fempire, en 4814, les avances de la
banque au gouvernement montèrent à plus de 30 millions sterling
(750 millions de francs). En 4820, elles furent encore de 22 millions
sterling (550 millions de notre monnaie); il est vrai que de là il faudrait
déduire les fonds de Tétat que la banque avait en compte-courant.
Sans ruiner les banques, sans les détourner de leur mission com-
merciale, comme ont pu le faire des gouvememens en proie aux fu-
reurs d'une guerre acharnée et ne sachant plus où trouver des res-
sources, l'état, dans les pays libres, peut faire mouvoir à son profit les
rouages des banques et demander plus ou moins régulièrement à ces
institutions un concours financier. Dans les pays libres soumis à une
légalité stricte qui offre aux citoyens et aux associations un refuge
contre les excès de pouvoir, cette pratique n'a rien que de légitime.
L'idée d'une séparation absolue entre l'état et la banque, quand il s'a-
git d'institutions posées comme la Banque de France ou celle d'Angle-
terre, devient une idée fausse etdangereuse,*toutes les fois surtout qu'on
prétend l'appliquer aux faits qui touchent à la circulation, et aux mô-
mens où la circulation éprouve quelque dérangement. Autant à peu
près vaudrait dire que les tribunaux et le ministère de la justice sont
des institutions indépendantes l'une de l'autre ou que le ministre des
travaux publics doit laisser les ingénieurs des ponts-et-cbaussées aux
inspirations de leur liberté.
On a éte généralement étonné du langage de M. le ministre des
finances à l'occasion de la Banque dans l'exposé des motifs du budget,
et ce qui fait qu'on se l'explique moins, c'est qu'on apprécie générale-
ment la bienveillance de H. Uicave-Laplagne. Ses doctrines ont paru
médiocrement exactes, et, fussent-elles justes, on a trouvé que le mo-
ment était mal choisi pour les proclamer : non que la conjoncture soit
telle qu'un ministre des finances, parlant au nom du gouvernement,
doive se croire fondé à l'appeler une situation difficile de la Banque,
mais la Banque avait momentanément besoin d'appui, au nom de l'in-
térêt public, et des témoignages de sympathie eussent éte beaucoup mieux
à leur place, dans la bouche d'un ministre du roi, que le rappel commi-
natoire du droit rigoureux de l'état Assurément le trésor a le droit ab-
(1) Rapport de janvier 18ii, page 3r.
LES SUBSilSTANGES BT LA BANQUE DE FRANCE. 701
soin de reprendre à la Banque les fonds qu'il lui a remis en compte-cou-
rant quand il lui plaît, et même de choisir l'instant où ce retrait met-
trait la Banque dans le plus grand embarras; mais le gouvememenf,
qui administre le trésor soi^s sa responsabilité, a le devoir d*empêcher
toute mesure administrative qui entraînerait une perturbation géné-
rale, et par conséquent d'interdire au trésor de se livrer à ses excen-
tricités, s'il lui prenait envie d'en faire. De par la force des choses, il y
a entre le trésor et la Banque, pour certaines branches du service pu-
blic, et particulièrement pour tout ce qui concerne le mécanisme de
la représentation des valeurs, une solidarité qui ne peut se traduire en
articles précis de règlement, et à laquelle cependant il n'est pas possible
de se soustraire. C'est le sentiment sincère de l'intérêt public qui doit
avertir l'un et l'autre de ce qu'ils ont à faire, de la limite où ils doivent
s'arrêter. Et sur ce point M. le ministre des finances peut tenir pour
certain qu'en Angleterre aucun chancelier de l'Échiquier ne se vante-
terait au parlement d'avoir fortement diminué les bons du trésor au
moment où la diminution de la réserve métallique de la banque d'An-
gleterre aurait donné quelque inquiétude.
Qu'aurait pensé le gouvernement si la Banque, alors qu'il avait be-
soin d'elle, eût pris le pubUc à témoin qu'elle n'avait pas pour mission
de livrer à l'état toutes ses ressources; si, en 1805, en 1812-13-14, elle
se fût prévalue de son droit absolu, ou si, après la révolution de
juillet, au lieu de faire à l'état des avances successives montant jusqu'à
372 millions en un an, elle eût fait étalage de son indépendance?
Enfin ce n'est point lorsque la Banque éprouvait, sans qu'il y eût de
sa faute, par le seul eflfet du jeu des saisons, le besoin d'être assistée,
qu'il convenait de parler des fonds qu'on pouvait lui retirer; il eût été
mieux d'entretenir le public et la Banque de ce qu'on pouvait faire
extraordinairement pour elle. Les critiques, pour être opportunes, au-
raient dû être réservées pour des temps plus réguliers, ou se produire
à l'une des époques de prospérité que nous avons traversées : on aurait
pu, par exemple, à l'un des momens où elle regorgeait d'espèces, lui
reprocher de ne tirer aucun parti, pour l'intérêt public, ^e tant de res-
sources. C'est alors qu'il eût été possible de lui rappeler utilement le
droit qu'on avait de lui retirer les fonds du trésor.
Pour ne négliger aucun des principaux aspects de la question, il faut
envisager la Banque en elle-même. Une banque est, d'un certain point
de vue, une entreprise privée, une association composée d'actionnaires
qui attendent un dividende pour leur mise de fonds. Rien de plus juste
assurément. A cet égard, la Banque de France a lieu d'être satisfaite.
Ses actionnaires reçoivent l'intérêt d'une somme égale à trois fois et
demi leur versement. Tant mieux; ce sont des profits honnêtement ac-
quis. 11 est bon cependant que la Banque ait toujours présent à l'esprit
TOME XYII. 46
moni^&sml à.3,,gOO (i). Ce i^'est paîntitoAS œ but jq^'on li|i a acoQidfè
4q3 pÂvUége^ cQ^sidéjcables^ q/^'m bMddéléguià ime pai*i die la ^sonp^e^
raiqeté, q^'oa la protège pax^ de& clauses pénales d'une rigni/wr ^^(^
tÂonQeU^^ qvi'Qli remplit gratis sea co£bres av^ 1^ fwcjis du trésor. (^
Baoqjue a uue haute misçioR d'iotérêt pujbbç fiur l^ii^M^Ue sias iQpq^y^
dirigeans dokeut sans cesse avoir les ri^ards Jg^jés, car c'est poMirVis^-
çoinpU$3emeot de cette mission qu'on l'a i^iTes^ie de tant 4e ()réroga^
tivesy entourée de tant de protection.
Dans le mx® siècle, et c'est fimc cela que c'e^ un sièd^ de prpgrèf ,
]e digne iils du siècle des lunnères, toutes les fois qu'on octroie un pi^
vilége^ c'efit pour la satisfaction^' un intérêt public et non pas pour q^e
ceu^ auxquels on le remet y trouvent Toccasion de projets e^tréo^.
Que si le privilège devient friM^tueMX pour les mandataires, il tant y
applaudir dès que le mandat est fidèlement et loyalement renipjlix iQais
aussi, toutes les fois que les mandataires sont placés entre réexécution
parfaite du mandat et leur intérêt privé, rhésitation ne leur est pas
permise. L'intérêt privé doit s'effacer; il n'y a plus de privilège qvi'à
cette condition. Que ceux qui en voudraient jouir autrement sortent de
la lice. Je suis loin de peuser et de dire que des notions différentes pré-
valent dans les conseils et dans le gouvernement de la Banque. Ce govi-
vernement est institué expressément pour être gardien de l'intérêt pu-
blic, voilà pourquoi il est à la nomination du roi, et je ne doute pas,q^e
les régens, les censeurs, tous les hauts dignitaires élus par les princi-
paux actionnaires, ne soient de même animés de senlimens patrioti-
ques. J'ai pourtant cru devoir rappeler ici le vrai sens, la portée, la
destination véritable des faveurs et des privilèges décernés à la Banque,
par un motif qui n'a rien de personnel pour les chefs de cette institution.
Il y a dans l'air actuellement je ne sais quelle vapeur qui occasionne
la plus étrange confusion d'idées. On fait subir aux principes un retour-
nement monstrueux. Autrefois il était reconnu que les intérêts privés
devaient se subordonner à l'intérêt général, et l'individu, en présence
de la société, se soumetlait. C'était un axiome politique qui répondait
exactement à cet axiome de géométrie, que la partie est plus petite
que le tout. En ce moment, l'intérêt privé, par une escalade sacrilège,
se superpose de toutes parts à l'intérêt général, et l'individu s'écrie dans
sa révolte audacieuse : L'état, la patrie, le monde, c'est moi. Nous en
avons chaque jour des témoignages nouveaux par l'explosion que font
sur les différons points du territoire les probibitionnistes, et par leurs
argumentations à l'effet d'établir que la houille, le fer, l'acier, le bîé,
lajviande, sont faits pour être payés cher dans l'intérêt particuUer du
(IJ EUes ont atteint, en 1840, 3,800 francs.
LES SCBSlMIMM »HÈLmÊtHm ^ FRAlfCB. 40^
yfôthitteffir> M MM'tPéfehe àtiiE»ittifs, Mil que te eomoflmn«itefiir,<qtii^
1Mtt 4è mmflrët ^i frérsmtiffie t^intét^et «^étiéml, ^tt à bon marché ht
^6'M 4éS mARl*6»t)rënA«»es«ii«^tt^iiL Je m^ttisfiM» dmque ma^* à
%tni^r<flMs te'jmiMI^hr mutëlte (|tie rAfcMëntiie aies Sciences a m^
'tômme le'jm!it*fttiela partte'elA (Htis^atiAefqtift te totit. bot^squé fè§m
'tMis iit^Méttite,^bttmii "p^ eti^SIresmeitit; s^ > ti'élt «en ^ur ^es^gordes,
'pro^fité ptftâkitre. fin cbDSidémti^Mi des ck«mi«taticë$ , la Banque
«m 'partîôflnfelra *la ^fbèrtéqne je 'prends de Ini nappeter <$e qae lîer^
ifltneinétit'^te'ti'onblte'poMt, «fne rinlëMt de ^^s acm^naî^es n'^
')M'SiBi pretttfèreQdi; qn iltî^t^Môft, qu^te^'moitd, qoe les a«ik)nnafi«s
"affetiljCdmttiê (Cette année, fWfrtCnes de IttTjâende pour iiWOifrancs
qu^fls ûtit v^i*^, mais qn'fl'est'mteM etvcore'et pitis tnomi q«re Iêl tm-
ëhtne dtt^eréditfonétinnne avee tm^nou^ean deg^é d^lïvflé'et de vi-
'gnent, qoantf tes'poptMftms^iifftent. CTest la grande mnwSe, «elte-là;
'h[«rtfe m(rt^e,icëlle'qtti1tftfoni«eleis inlér«8 pi^lvés, w^tera, malgré
la vtogne qtf elte paMît aveîr, iétemeltenïent mesqnlne et misérable.
Xa grande, rnnfque'nn)faten^pptt)!yve paèsla faan^ieqye la Banque a
tett éprouver à Tescompte. Eninpposant que, pour le maintenir à 4,>te
'IBanque eût ^ft'faiwdes^acrfficefe, Il n'y airait pas à reculer. Admettens
^e te prititege tôiV^fé à te B^mque ne lui 'proewre pas tons les ans
'bien régnliërement ter&tem'de'tr^sreisetdemi'aon eap^l, et^qu^une
année sur dhc 11 ftifReise i^batlre & rni 'profit plus modeste, la part qui
Ttiî restera sera stesez'bëfle encore.
Jtisqulci'nous h'avbn^ parlé que de la hausiBe dn laMd' escompte,
sans mentionner une autre mesure adoptée par la Banque paraltele^
«ment, l'achat de matièfres d^at^gent en Angleterre podr feire monnayer
à ftfrts ^5'tofflî(Wft. <7est'qtie cteHe-ci a ^beaucoup moins d'importence.
^ paraît que tes 25 mîHfotts^n étns re^tendront fort etier, quoique la
"banque d' Angleterre, qni a*wimiles irngots par l'intermédiaire «de
quelques maisons de londreis, Vy «oU prétee avec beaucoup de cour-
toisie; mais cela ne'regarde que to Banque; ee sont ses affaires de mé-
nage. Que la "Banque ait dépensé en eëtte cireonstance quelques cen-
taines de miltefraties'deHrop, élte n^enreéte pas moins nne <n«tituti«Aa
très puissante, ^trèstt(!he,'t:Ottdtïtte prudemment, dignede laeonfianee
du'pays. Son dtscememetit ordinaire lui aum felt défaut en Muette* opé^
ration; é'est compte le ^mmëil fPHomère. Au mtlteude la nation qui
passe pour la mieux pourme en numiéraire qu'il y ait dans rnntvers,
et dont on ^'accorde à éralner la monnaie d'argent à ^ milliards ^i
demi ou 3 milliards, le procédé qti'a choisi la'Banque pour^se profcnrer
25 millions est trop primitif. Cest renfance de Fart. Quoi I la Banque
defi^nice, ^ette institution si opulente, si respectée, placée au cœcÉr
704 UYUB DBS DEUX IfORIlM.
d'an pays qui a pcès de 3 miUiiMrds en pièeesde 5 firaiu», n'a pu y trouTer
S5 millions! Elle qai distribue le crédit à tout le monde, <pii a pu prê-
ter à l'état successivement 5 milliards, n'a pas su, par une opération de
crédit à son profit, faire arriver dans ses caisses ce qui n'est qu'une
parcelle du numéraire qui circule autour d'elle I Elle a été obligée
d'aller au dehors mettre ses rentes en gage au-dessous du cours! C'est
pénible pour la dignité d'une aussi grande institution. Elle si économe,
de tous les moyens elle a pris celui qui était le plus dispendieux, le
moins efficace, car, après trois mois révolus, il faudra rendre les 25 mil-
lions. La méprise est surprenante; mais, encore une fois, ce n'est qu'une
affaire d'intérieur. La Banque n'est aucunement ébranlée; sa puissance
envers l'industrie française reste la même, et c'est ce qui nous importe.
Comparons maintenant en termes plus précis les mesures adoptées
par la Banque à ce qu'elle pouvait faire, à ce qu'on lui avait conseillé.
La Banque de France avait à se prémunir contre un manque d'es-
pèces métalliques; c'était sa seule préoccupation , puisque la situation
commerciale était tout-à-fait rassurante. Le danger était que le rapport
entre les écus que la Banque avait dans ses caisses et les billets en cir-
culation fût bouleversé au point que les écus ne parussent plus ré-
pondre suffisamment au besoin journalier du remboursement des bil-
lets. Pour empêcher le mal, il y avait soit à augmenter la masse
d'espèces que recelait la Banque, soit à diminuer celle des billets. La
Banque, pour plus de sûreté, a jugé convenable de poursuivre l'un et
l'autre objet distinctement Pour avoir des espèces, elle a acheté à
Londres des lingots et des piastres qu'on monnaie à Paris; pour dimi-
nuer la quantité des billets en circulation, elle a élevé le taux de l'es-
compte.
Sur le premier de ces deux actes, en le prenant en lui-même, il n'y
a donc rien à dire, si ce n'est que c'est un moyen coûteux de se procu-
rer des espèces. La Banque l'a préféré à tout autre; il n'y a lieu de l'en
féliciter ni sous le rapport de l'économie ^ ni pour ce qui est de sa con-
sidération. Puis, au train dont allait l'exportation des espèces, 25 mil-
lions ne font qu'une maigre ressource; quand on a vu s'écouler 172 mil-
lions en six mois, on peut n'être qu'à demi rassuré par un supplément de
25. Avec une émission de bons du trésor faite de concert avec le ministre
des finances, aux frais de la Banque, on aurait atteint le même résultat
à meilleur marché. On objecte que la négociation des bons du trésor
ne fait rentrer ordinairement que des billets de banque et non pas des
espèces. Le ministre des finances, qui a formulé cette objection à la
tribune, sait pourtant mieux que personne qu'il ne faut pas conclure
de ce qui arrive, quand on met en vente une petite quantité de bons du
trésor, à ce qui aurait lieu, si l'on en émettait dans un bref délai 40 ou
50 millions. Ensuite, avec une circulation aussi restreinte que l'est celle
LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE DE FEANCX. 70S
de la Banque de France/ le retour de 40 ou ô(^ millions aurait oflért à
peu près les avantages d'une acquisition égale d'espèces. Enfin le service
des règlemens de compte, sur une place de commerce telle que Paris,
exige une quantité déterminée et presque fixe de billets de banque,
si bien que, si Ton en eût retiré 40 à 50 millions, le lendemain le pu-
blic aurait apporté des écus à la Banque pour avoir des billets. Toute
personne qui sera familière avec le mécanisme des banques et de la
circulation le reconnaîtra avec nous.
Par la vente d'une partie de ses rentes, la Banque aurait obtenu le
même effet que par une émission des bons du trésor. C'était une corde
de plus à son arc. La Banque n'a pas le droit de considérer ces rentes
comme une dotation immobilière. C'est son capital; elle est, en con-
science, tenue de s'en servir même dans les temps ordinaires, sauf une
portion qui serait aux yeux du public une manière de cautionnement.
A plus forte raison, dans les circonstances extraordinaires, n'est-elle pas
libre d'hésiter.
D'après ce que nous avons dit plus haut, une émission de billets à
échéance portant intérêt, qu'on pourrait appeler bons de la Banque par
analogie avec les bons du trésor, si la Banque y eût été autorisée, au-
rait été un autre moyen de remplir l'objet qu'on s'est proposé par la
négociation de Londres.
Une autre idée a été émise, c'est que la Banque remit en vente les
actions qui ont été rachetées depuis 1807; elles sont au nombre de
S^yiOO, et, en supposant qu'on les eût vendues toutes, on en eût pu
retirer la somme de 65 à 70 millions. L'opération eût été légitime, et
le capital effectif de la Banque, ainsi porté au double à peu près de ce
qu'il est maintenant, n'aurait eu rien d'exagéré. La Banque, depuis
quelques années, a eu l'heureuse inspiration de multiplier ses comp-
toirs dans les départemens; on ne peut que l'exciter à persévérer dans
cette voie : c'est ainsi qu'elle tend à justifier son titre de Banque de
France en généralisant un taux modique de l'intérêt. Pour une banque
de France parfaitement digne de ce nom, ce ne serait pas trop d'un
capital de 140 millions.
On a parlé encore de la ressource qu'aurait la Banque, mais que
peut-être ses statuts actuels n'autorisent pas, de négocier à quelques
grands capitalistes, avec sa garantie, une partie des effets de commerce
qu'elle a eu portefeuille. Cette négociation n'eût pu manquer de s'ef-
fectuer à de très bonnes conditions; mais il serait plus simple et plus
digne tout à la fois, plus conforme surtout à l'intérêt public, que la
Banque usât de son crédit, en émettant des bons ou billets portant
intérêt à trois ou à six mois, en coupures rondes. Cest une idée d'avenir
pour laquelle le présent est mûr. L'occasion serait bonne pour en faire
Fessai. Quant à la hausse du taux de l'escompte, il faut la blâmer sans
Té8erWB.Wtms^tvottis rnaùtté qtie è*étWt une intthitîwi iWwiff^^
txwflbmiiretïsefftitife «pétition ftwniHèfe àîa bamjttie d'Angïetenre. la
Bawque^deVrafnceniB'ddît jatnafe perdre de ^vue qu'elle est et sera long-
temps emcore tm^étoblisscmerit d'escompie plutôt que -de circtiWtîOTi.
L'08CX)ntpteinë*îte*t0ttte*sa^Hic»ode, ré<îteme ses plus grands eflbrts.
Elle a dberdiéà aîtermir'sa cnrcuMion qu'elle accrue ébrariléc-ensacri-
ItsùcH l^escotnpie, ëHe aeu tott.HParlà elle a causé déjà du dimimage, dt
elle en occasionnerait beaucoup plus si elle ne s'empressaH de*changer
^ tnanœttWB. 'Oie «mpire les conditions de la production pendant
qu'éflc devaft^appBqner à lès ameHorer. Elle tourne'le dos au î)Ut qu'il
îdfeîtïmeradre.
A la mérité, tm dédare que la Banque n'a pas dinrinué l'ensemble de
^ses ayanees au commence : iSle a en portefeuille autant «t plus d'effets
qu'nuparaYattt; mais alors qu'on nousdise, de grâce, dans quel buttm
a'élevé le taux deees avances. Lorsqu'une banque rend l'escompte pllus
cher, c'est qu'elle veut avoir moins d'effets à escompter et moins de
Mletsencirculalfen. Le taux de l'escompte étant plus élevé, les con-
dHioms de la production deviennent moins profitables, les particuliers
Ibnt moins d'sHfetires, etd'aeul^mêmes réduisent leurs demandes d'es-
compte à la Banque, ce fqm*dispensecélle''Cl d'exprimer des refus qui
seraient pénibles pour tout le monde. Les escomptes étant moindres,
Témisâfion des blHete de banque ^dittiimie' d'autant, puisque l'escompte
«t4e troc* d'un ^flfet de commrerce contre^des billets de banque. Tontes
les fois qu'une 'banque 'fait inotiter le taux de l'escompte, c'est qu'elle
a pourl!rtitdirect,ou*deTefk*dîrl'indu*riequ'ellemippose trop excitée,
^t cette ft)is tien de pareil , ou de modérer sa propre émission qu'elle
jt^ excessive , en se résignailt à déprimer l'industrie. Dans l'nn et
TttUtrecas, deux conséquences se produisent conjointement, le travail
se resserre, la circulation se- contracte. On a voulu l'un ou l'autre, on
produit 4'un erl'autre. C'est forcé, on ne peut avoir l'un sans^l'autre.
Si donc la 'Banque n'u pas diminué ses avances au commerce, elle n'a
'pas non ^ue diminué sa circulation; mais, si elle consent à avoir la
même circulation que devant, pourquoi donc a4-el}e haussé son es-
compte? Si fat ^^rcuîation d'une quantité donnée de billets offre toute
sécat4lé au|9urd^ui , pourquoi a-t'-^m agi 4iier connute si aujourd'hui
elle devait éire ^péftneuse,^et pourquoi persi^e-ton dans une mesure
prise à l'effiet de la'reifréinâ!>e? •
Pœr rapport à Itnânstrie, la présence de la même masse d'effets es-
comptés dans le porlefeufile de ia*Baiique prouverait seulement qu'il y
afvait des transactions commencées qu'on n'a pu interrompre, et pom*
lesquelles on a accepté l'escompte à-tout prix^^si'présenKemettt QsemMe
qu'il n'y «H rien de changé, sauf que la Banque reçoit 5 au lieu de *,
il n'm est p^ mevig^vraique'ia production a dû éprouver une atteinte
LES SUBSISlAliiW Ef U 9«MSi^yM FRANCE. 997
profioode* LaJbiaui9«9 du, taux d« ïm^èk, da^AMe» Jira taWfiaolîoiifl^
d'un bout dutoyamo^và raujLre> v^sifigulièreBMMitdBtmfev.te traroil.
Beaucoup d'eatreprîse&iM>tt.¥£lk8 auront éta sûeutoéâB. fiiiâa, Moniil-
lègue q^e la Banque a dans aoa portefeuilla autant d'afirets/qu^tiif>aiiiH
vaut, on reconnaît aussi qu'elle a'adinetp)tf6^)ie4eii0Srt» à i«è»)00urte
échéance. Le rapport de la Banc^ puMié ft y a peu de joiar» dit quela
moyenne des écliéanees^ss effets not^eUement escomptée ^Ei^ed fhxs
que de trente-trois jours. Cette disposition est par etterrinéwe une très
grande gêne pour rijidustrie. Si vous réd^l^esi vl'«w tiers yécbée«ce
Hïoyeiuie. des effets^, une masse égale, d'effsts «soooiptés tepi^ésente de
fait une enfance d'un tiers moindre.
Tous les procédés que j*ai énuméDés:toiit à l'haine, queUe cp'eA soit la
valeur relative, eussent été préférabksàrexpédienidêiiiiaBiaiqit^et'tfst
avisée,. Il en est un autre^ cependant, (fui eut été pkis 4of ique ene^re et
mieux accueilli du public : je veux parier d'une éiiM^«en de billets de
250 et surtout de 100 francs. Tout le asyoode s'attend depuis plusjenrs
années à les voir paraître. Le numéraire métaUique actueUement né-
cessaire pour tout appoint de moins de 500 franco «n'eûi plue été ré-
clamé que pour des transactions cinq fois moiias importantes. On aurait
par conséquent rendu sans usage beaucoup d'écus qui seraient vteaus
se réfugier à la Banque, ou qui auraient été exportés à la place des
espèces qu'on retire de ses caves pour soJdef les blés achetés au loin.
L'émission de ces nouveaux billets à vue aurait -pu être graduée sur le
besoin d'espèces qu'aurait éprouvé la Banque. Je tiens à faire remar-
quer qu'elle ne serait aucunement incompatiUe avec crile des billets
à échéance portant intérêt Dans un moment tel fue eelui où nous nous
trouvons, les deux sortes de bill^ se serviraient heureusement de
complément Tune à l'autre. Après que, par rapparition des billets de
250 et de iOO fr. une portion du capital métallique se trouverait hors
d'emploi, les billets portant intérêt l'attireraient à la Banque.
Il faut donc conclure ainsi : la Banque, en présence de l'obstacle
qu'elle rencontrait sur son chemin n'a pas adopté le parti le meilleur,
elle a pris le pire. Peut-être la foi exclusive en eux-mêmes qu'ont l'ha-
bitude d'afiecter les praticiens absorbés dans le détail, qui paraissent
être nombreux dans les conseils de la Banque, en sera-t-elle ébranlée.
Us n'en resteront pas moins des hommes recommandabks, dont cette
grande institution sera toujours heureuse d'utiliser l'activité, la pro-
bité , la connaissance parfaite du terrain. Seulement ils auront appris
à mieux apprécier les idées générales qui, dans cette matière, sont si
claires, si simples et ont si bien reçu la sanction de l'expérience; pour
bien dire, c'est de l'expérience même qu'elles sont nées. Après la leçon
qu'on aura reçue des événemens, on sera moins prompt à traiter avec
un dédain superbe les théories el les principes, et, pour répéter un mot
708 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un philosophe moderne cité dans une récente solennité littéraire, on
finira peut-être par sentir que se vanter de n'en pas avoir, c'est tirer va-
nité de ne pas savoir ce qu'on dit quand on parle, ni ce qu'on fait quand
on agit (i). Quant à la Banque elle-même, elle n'a pas cessé un instant
d'être une institution inébranlable, dont les ressources sont très grandes.
Si nous avons vu quelques personnes essayer de répandre des inquié-
tudes sur son compte, c'est en vérité uniquement parce qu'il est des gens
qui, par un singulier goût, ont choisi pour mission de décrier précisé-
ment ce qui est entouré au plus juste titre de la confiance universeUe.
n faut reconnaître que la Banque est enchaînée par des statuts très
étroits, et que la loi même qui lui confère son privilège lui laisse fort
peu de latitude. Cependant il est hors de doute que, si une loi eût été
présentée, par exemple, pour autoriser la Banque à émettre des billets
de S50 et de 100 francs, elle eût été votée d'urgence, sans contestation,
à peu près comme la loi relative à l'entrée des céréales en franchise.
Cette simple disposition aurait suffi pour dissiper tous les nuages. Si
pourtant une loi est proposée, il faut faire des vœux pour qu'elle ne se
borne pas là. Sans songer à mal, sans même l'avoir voulu, la législa-
tion jusqu'à ce jour a entouré la Banque d'entraves. 11 lui est impossible
de faire le moindre mouvement sans avoir obtenu la permission préa-
lable du législateur; il serait bon de lui donner les pouvoirs dont elle
ne saurait se passer. Jl faudrait que, sans recourir sans cesse à la loi,
sous la seule réserve de l'approbation du gouvernement, elle eût la
faculté de prendre pour ses billets telle coupure qui lui conviendrait
jusqu'au minimum de 100 francs; de même pour l'émission de titres de
crédit portant intérêt, pour la restauration de l'ancien nombre d'ac-
tions, pour la négociation du portefeuille. D'après ce qui s'est fait en
d'autres temps, il n'est pas douteux que le minisfare des finances soit déjà
autorisé assez expUcitement à se concerter avec la Banque pour l'émis-
sion des bons du trésor, conune chez nos voisins le chancelier de l'Échi-
quier avec la banque d'Angleterre. On do\J croire même que, si la
Banque eût été moins gênée par ses statuts et par la loi, elle eût fait
beaucoup mieux. Avec plus de liberté, elle aurait pris un autre essor,
et, au milieu de tous les expédiens possibles, elle n'en eût point choisi
un qui porte préjudice au plus digne de sollicitude, au plus compromis
de tous les intérêts, celui du travail.
Michel Chevalier.
(1) Pensée de M. Royer-GoUard citée par M. de Rémusat dans son discours de rcce|)-
iion ù l'Académie française.
LA
SANTA-BARBARA
SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.
I. — UN COICPAGNON.
t
<c Istambolda! Ah! Yélir firman!...
« Yélir, Yélir, Istambolda ! »
C'était une yoix grave et douce, — une voix de jeune homme blond
ou de jeune fille brune, — d'un timbre frais et pénétrant^ résonnant
comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d'une
matinée d'Egypte. J'avais entr' ouvert, pour l'entendre mieux, une des
fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas! sur une
côte aride; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches pal-
meraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la
nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est
l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des croisades.
Je m éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et
ce chant continuait à résonner par intervalle comme venant d'une per-
sonne assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des berges. Et la
voix reprenait encore avec une douceur mélancolique :
(1) Voyez les autres parties de cette série dans les livraisons des !•' mai , 1*^ juillet ,
15 septembre, 15 décembre 1846.
(V Ka ïkélir ! Istambolda ! . . .
« Yélir, Yélir, Istambolda ! »
Je comprenais bien que ce chant célébrait 'Stamboul dans un langage
nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques consonnances de l'arabe
ou du grec^ dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce
lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages; j'entrevoyais
déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues
et sa sombre verdafe, — et, L'avouerai-je? ce eentraste avec la nature
monotone et brûléd de l'Egypte m'attirait in^nciblemenl. Quitte à
pleurer les bords du Nil plus tard sous les verts cyprès de Péra, j'ap-
pelais au secours de mes sens amollis par Tété l'air vivifiant de l'Asie.
Heureusement la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul
avait chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ prochain.
On attendait l'heure favorable pour passer le boghaz, c'estrà-dire la
barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve,
et une djerme, chargée de riz qui appartenait au consul, devait nous
transporter à bord de la SantorBarbara, arrêtée à une lieue en mer.
Cependant la voix reprenait :
« Âh! ah! ah! drommatina!
(c Drommatina dieljédélim!... m
Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je, cela doit être du turc, et
je demandai au janissaire s'il comprenait. — C'est un dialecte des pro-
vinces, répondit-il; je ne comprends que le turc de Constantinople. Quant
à la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon; un pauvre
diable sans asile, un banian l
J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l'homme
qlii rMifiltt des kmctàoBs serviles à l'égard du pauvre qui chei^che for-
tune ou qui vit dans Tindépendance. Nous étions sortis du batemi, et,
du haut de la levée, j'apercevais un jeune homme nonchalamment
conché au nûlîeu d*une touffe de roseaux secs. — Tourné vers le so^
leil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il
continuait sa ehanson , dont je recueillais aisément les paroles na»^
nées par de nombreux refrains :
a Déyouldoumou! Bourouldoumou!
d Aly Osman yadjénamdah! »
n y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une
grâce d'intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gensi
et qu'on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. —
Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappe-
laient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec
la puissance du contraste et de l'inattendu; quelque chose de pastoral
U. SAKJA-BAMIAIU.. Wl
et d'amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en
Toyelles et cadencés comme des chants d*oiseaux. C'est peut-être, me
disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébisoodeou de Cyrénaïque. II
me semble entendre des colombes qui roucoulent sur 1â pointe des ifs;
cela doit se chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclai-
rent de reflets d'argent les sombres rameaux du mélèse, où les roses
fleurissent sur de hautes charmiUes, où les chèvres s'égarent au loin
comme dans une idylle de Théocrite.
Cependant je m étais rapproché du jeune homme, qui m'aperçut
enfin, et, se levant, me salua en disant : a Bonjour, monsieur. »
C'était nn beau garçon aux traits circassiens, à l'œil noir, avec un
teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas rasés
selon l'usage des Arabes. Une longue robe de soi^ rayée avec un par-
dessus de drap gris composait sea aîusteajent, et un .simple Cor-
bauck de feuire rouge lui servait de coiffure; seulement la forme plus
Wiple et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des bonnet^
égyptiens indiquaient le siyet immédiat d'Àbdul-Hedjid. Sa aeijoture,
faite d'un aunage de cachemire à bas prix , portait, au lieu des collec-
tions lie pistolets etde poignards^dont tout homme libre ou, tout ser-
viteur gagé se hévisse en général lak poitrine, une écritoire de cu>vre
d'un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument oriental
contient l'encre, et le fourreau contient les roseaux qui servent de
plumes, (ca/om). De loin, cela peut passer pour un poignard; mai^ c'est
ï'in^gne pacifique du simple lettré.
Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour ce confrère^,
et j'ava'fô quelque honte de Tattirail guerrier qui, au contraire, dissi-
mulait ma prolessien. — ^ Est-ce que vous habiter dans ce pa^s? dis-je
à l'inconnu.
— Non, monsieur, je suis venu avec vous de Damiette.
-«- Comment, avec moi?
— Oui, les bateliers m'ont reçu dans la cange et m'ont amené jm^
qu'ici. J'aurais voulu me présenter à vous, mais vous étie? couché.
— C'est très bien, dis-je, et où allez-vous comme cela?
-^ Je vais vous demander la permission de passer aujssi sur la djermie
pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.
-^ Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en» me tournant dm côté du
janissaire; mais ce dernier ine prit à part.
— Je ne vous conseille pas, me dit-il, d'emmener ce. garçon. Vous
serez obligé de payer son passage, car il n'a rien q^ son écritoire;
c'est un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Us'e^t
présenté au consul , qui, n'en a pas pu tirer autre chose,
-^ Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de voms^rendre^ser-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
vice, mais j'ai à peine ce qu'il me faut pour arriver à Beyrouth et y
attendre de l'argent.
— C'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les
fellahs. J'attendrai qu'il passe un Anglais.
Ce mot me laissa un remords. — Je m'étais éloigné avec le janissaire,
qui me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un
chemin tracé çà et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du
lac Henzaleh. Le temps qu'il fallait pour charger la djerme des sacs de
riz apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire
pour cette expédition.
n. — LE LAC MENZALEH.
Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti de briques crues,
et où l'on distingue les restes d'une antique mosquée et aussi quelques
débris d'arches et de tours appartenant à l'ancienne Damiette, détruite
par les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop exposée aux sur-
prises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est mainte-
nant éloignée d'une lieue. Cest l'espace que gagne à peu près la terre
d'Egypte tous les six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert
pour passer eh Syrie rencontrent sur divers points des lignes réguUères,
où se voient, de distance en distance, des ruines antiques ensevelies
dans le sable, mais dont le vent du désert se plaît quelquefois à faire
revivre les contours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps
de leur linceul poudreux effraient l'imagmation des Arabes , qui attri-
buent leur construction aux génies. Les savans de l'Europe retrouvent
en suivant ces traces une série de cités bâties au bord de la mer sous
telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou de conquérans thébains.
C'est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que
par celui des diverses couches du Nil empreintes dans lé Umon et dont
on peut compter les marques en formant des excavations, qu'on est
parvenu à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol de
l'Egypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse; cependant ces
longs siècles consacrés à l'action* mutuelle de la terre et des eaux ont
pu constituer ce que le livre saint appelle « matière sans forme, » l'or-
ganisation des êtres étant le seul principe véritable de la création divine.
Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie
Damiette; le sable où nous marchions luisait par places, et il me sem-
blait voir des flaques d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la sur-
face vitreuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs
élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous
cachait encore les bords du lac; nous arrivâmes enfin à un port établi
LA SANTi-BARBABA. 713
pour les barques de pêcheurs^ et de là je crus voir la mer elle-même
dans un jour de calme. Seulement des tles lointaines, teintes de rose par
le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de minarets, indiquaient
un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par
centaines sur la surface unie des eaux.
C'était le lac Menzaleb, — l'ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe
encore l'île principale, et dont Péluse bornait l'extrémité voisine de la
Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'Egypte, où passèrent tour à tour
Cambyse, Alexandre et Pompée, — ce dernier, conune on sait, pour y
trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans
les eaux du lac et assister à quelqu'une de ces pêcbes magnifiques qui
fournissent des poissons à l'Egypte entière. Des oiseaux d'espèces va-
riées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se ré-
fagient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins;
les ruisseaux et les canaux d'irrigation qui traversent partout les rizières
offirent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les
joncs, le nénuphar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent
l'eau verdâtre et bruissent du vol d'une quantité d'insectes que pour-
suivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet éternel mouvement de la na-
ture primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.
Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée,
j'entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m'avait parlé, il
continuait à répéter : <x Yilir, yélir, Istamboldal b Je craignais d'avoir
eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation
avec lui en l'interrogeant sur le sens de ce qu'il chantait, a C'est, me
dit-il, une chanson qu'on a faite à l'époque du massacre des janissaires.
J'ai été bercé avec cette chanson. »
Comment! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air lan-
goureux, renferment des idées de mort et de carnage I ceci nous éloigne
un peu de l'églogue.
La chanson voulait dire à peu près : « Il vient de Stamboul, le fir-
man (celui qui annonçait la destruction des janissaires]! — Un vais-
seau l'apporte, — Ali-Osman l'attend ; — un vaisseau arrive, — mais
le firman ne vient pas; — tout le peuple est dans l'incertitude. — Un
second vaisseau arrive, voilà enfin celui qu'attendait Ali-Osman. —
Tous les musulmans revêtent leurs habits brodés— et s'en vont se di-
vertir dans la campagne, — car il est certainement arrivé cette fois,
le firman 1 d
A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais mieux aimé ignorer
désormais le sens de ces paroles. Au lieu d'un chant de pâtre ou du
rêve d'un voyageur qui pense à Stamboul, je n'avais plus dans la mé-
moire qu'une sotte chanson politique.
-^4&m dQDOftiKfe pas ii»ieux^ diHQ toutba&aii j^uoo bomioef» qg^
é^YQW laissai? entrer daiia la.4iprine^ mm ^oire 6baaso|[]ii aura p^r
êtr^ coatrarié le jeuws^re, qMoiqu'iL £|it eu raû* de ne p^^ la cin)Ph»
jH^endre^^.
— Lui 9 un janissaire? me dit-il. U ay ea a plu« dan^ toujt Keimpîrel,
le^^ consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leucs cqv($^; mais
liui u'est qu'un AJlbanais, oqqiioç^ moi j^suis un Ai;méi^^A« U m'eaY^ut
g^ce qu'étant à Dauiiette, je me suia ojEert à condiWQ di^ étranger^
pour visiter la ville; à, pré^nl^ je vais à Beyrouth.
Je ûs comprendre au janissaire que son ressentiment deyeaajit saw
loptif. -^ Demaudezrlui, me dit-il ^ s'il a dQ qupi paye^ sou pa^s^e 9ur
le vaisseau»
— Le capitaine Nicolas est mon ami, répoudit VAronéflieUp
Le janissaire secoua la tète, mais il ne ^ plus au^cune ob^rvatloq^
\iG jeune homme 9e 1;;^ lesten^ent, ramas^. un petit paqueVqui pa-«
rai^sait à peiim^pus soi^)rfa^^ et nous sui^t. Tout nion bag^e avait étQ
d^à tran^pori^^r la djerme^ lourdement chargée. L'esclave javanaise^
4ue le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir d§
l'Egypte, frappait ses oiains bruuesave^ joie eu^ voy^ui qu&uous^ allions
pai^tir et veillait à l'emménagement des cages de poules et de pigeoq».
La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ce^ âmes uaïveSé
L'état sanitaire de Oauiiette ne nous, avait pas permis de réunir des
provisions plus variées. Le riz ne manquant pas^ du r^ste» nqu^ étionf
Youés.pour toute la trav^sée au. régime du pilau.
lll. -T- ï^ iQj|i«^iu>i:.
Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore; les rives
plates et sablonneuses s'élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui
empêche les vaisseaux d'arriver jusqu^à Damiette ne présentait plus à
cette heure-là qu'une barre presque insensible. Deux forts protègent
cette entrée, souvent franchie au moyen-âçe, mais presque toujours
fatale aux vaisseaux.
Les voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la vapeur, tellement
dépourvus de danger, que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'on
se hasarde sur un bateau à voile. Là renaît la chance fatale qui donne
aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moin§
la perspective d'errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme le^
héros de l'Odyssée et de l'Enéide. Or, si janvù? vaisseau primitif et sus-
pect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la
bombarde baptisée du nom de Santor Barbara qui en réalise l'idéal le
plus pur. Du plus loin que j'aperçus cette sombre carcasse, pareiUo
tX SÂNtA-BAÈÈARÂ. lH
k xm bâteao dé charbon , élevant sut un mât unique là longue vergue
disposée potft 'une seule voîlè triangulaire, je compris que j'étais mal
tMhbé, et j'eus l'idée tin instant de refuser ce moyen de transport. Cè-
j^etidant comment faire? Retonmefr dans une ville en proie à la peste
p6ur attendre le lf)as§agé dtm brick européen, — car les bateaux à va-
pëùt ne desservent pas cette ligne, — ce n'était gtière rfioitts chanceux.
Je regardai raeè compagnons, qui n'âtalent l'air ni mécontent ni sur-
jfris; le janissaire parai^ait convaincu d'avoir arrangé les choses pour
le mieux; nulle idée raflléûse ne perçait sous le masque bronzé des
rtrttreurs de la djerme; fl semblait donc que ce navire n'avait rien de
rtdîcrcfle et d'impossible dans les habitudes du pays. Toutefois cet aspect
de galéasse difforme, de sabot gigantesque enfoncé dans l'eau jusqu'au
bord par le poids des sacs de riz; ne promettàH pas une traversée ra-
pide. Pour peu que les vents nous fussent Contraires, nous risquions
d'aller faire cotmaîssancè avec la patrie inhospitalière des Lestrigons
ofu les rochfers pôrphymnc des antique Phéaciens. 0 Ulysse 1 Télé-
maquel Énéel étais-je destiné à vérifier par moi-même votre itinéraire
fdladeujtT
^ïépendànt la djerme accoste le navire, on notis jette une échelle de
corde traversée de bâtons, et nous toilà hissés ^r le bôrdagê et initiés
tfûx joies de Vfniér\e\iT. — ICaNmèra (bonjour), dit le capitaine, vêtu
comme ses mèttelols, mais se faisant reconnaître par ce sâliit grec, — et
il se hâte de s'occuper de rembarquement dès marchandises, bien autre-
ment important que le nôtre. Les sacs de riz formaient une montagne
sur l'arrière, au-delà de laquelle une petite portion de la dunette était
réservée au timonier et au capitaine; il était donc impossible de se pro-
mener autrement que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé
par la chaloupe et les deux côtés encombrés de cages de poules; un
seul espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins d'un
jeune mousse fort éveillé.
Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria : Kokona, kalè, kalè
(une femme! belle, belle)! Ceci s'écartait de la réserve arabe, qui ne
permet pas que Ton paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant.
Le janissaire était monté avec nous et surveillait le chargement des
marchandises qui appartenaient au consul. « Ah çà, lui dis-je, ou va-
t-on nous loger? vous m'aviez dit qu'on nous donnerait la chambre du
capitaine. — Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs et
ensuite vous serez très bien. » Sur quoi il nous fit ses adieux et descendit
dans la djerme, qui ne tarda pas à s'éloigner.
Nous voilà donc, — Dieu sait pour combien de temps! — sur un de
ces vaisçeaiix syriens que la moindre tempête brise à la côte comme dés
coques de noix. Il fallut attendre le vent d'ouest de trois heures pour
mettre à la voile. Dans l'intervalle, on s'était occupé du déjeuner. Le
716 REVUE DES DEUX MONDES.
capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur Tunicpie
fourneau de la cuisine; notre tour ne devait arriver que plus tard.
Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du
capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai rAnnénien de s'en
informer auprès de «on ami, — lequel ne paraissait nullement l'avoir re-
connu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers
une espèce de soute située sous le tillac de Favant où Ton ne pouvait
entrer que plié en deux et dont les parois étaient littéralement couvertes
de ces grillons rouges longs comme le doigt, que l'on appelle caravaees,
et qu'avait attirés sans doute un chargement précédent de sucre ou de
cassonade. Je reculai avec effroi et fis mine de me fâcher. « C'est là ma
chambre, me fit dire le capitaine; je ne vous conseille pas de l'habiter, à
moins qu'il ne vienne à pleuvoir; mais je vais vous faire voir un endroit
beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable. »
Alors il me conduisit près de la grande chaloupe maintenue p^r des
cordes entre le mât et l'avant, et me fit regarder dans l'intérieur :
a Voilà, dit-il, où vous serez très bien couché; vous avez des matelas de
coton que vous étendrez d'un bout à l'autre, et je vais faire disposer là^
dessus des toiles qui formeront une tente; maintenant vous voilà logé
commodément et grandement, n'est-ce pas? »
J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir; le bâtiment étant
donné, c'était assurément le local le plus agréable, — par une tempé-
rature d'Afrique, — et le plus isolé qu'on y pût choisir.
rV. — AI«(DARE SUL MARE.
Nous partons, nous voyons s'amincir, descendre et disparaître enfin
sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si tris-
tement les splendeurs de la vieille Egypte; le flamboiement poudreux
du désert reste seul à l'borizon; les oiseaux du Nil nous accompagnent
quelque temps, puis nous quittent l'un après l'autre, comme pour aller
rejoindre le soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre
éclatant gravit peu à peu l'arc du ciel et jette sur les eaux des reflets
enflammés. C'est l'étoile du soir, c'est Aslarté, l'antique déesse de Syrie;
elle brille d'un éclat incomparable sur ces mers sacrées qui la recon-
naissent toujours. — Sois-nous propice, ô divinitél qui n'as pas la teinte
blafarde de la lune , mais qui scintilles dans ton éloignement et verses
des^rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit!
Après tout, une fois la première impression surmontée, l'aspect in-
térieur de la SantorBarbara ne manquait pas de pittoresque. Dès le
lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures
coulaient pour nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite indif-
LA SANTA-BARBARA. 717
férence de Favenir. Je crois bien que le bâtiment marchait à la manière
de ceux des anciens, toute la journée d'après le soleil, et la nuit d'après
les étoiles. Le capitaine me ût voir une boussole, mais elle était toute
^ détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la fois douce et
résolue, empreinte en outre d'une naïveté singulière qui me donnait
plus de confiance en lui-même qu'en son navire. Toutefois il m'avoua
qu'il avait été quelque peu forban, mais seulement à l'époque de l'indé-
pendance hellénique. C'était après m' avoir invité à prendre part à son
diner^ qui se composait d'un pilau en pyramide où chacun plongeait à
son tour une petite cuiller dé bois. Ceci était déjà un progrès sur la
façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de leurs doigts.
Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu'on ap-
pelle vin de Commanderie, défraya notre après-dînée, et le capitaine^
devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l'intermédiaire du
jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M'ayant de-
mandé si je savais lire le latin, il tira d'un étui une grande pancarte de
parchemin qui contenait les titres les plus évidens de la moralité de sa
bombarde. 11 voulait savoir en quels termes était conçu ce document.
Je me mis à lire, et j'appris que « les secrétaires de la Terre-Sainte
appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le navire, et cer-
tiliaient que le capitaine Alexis, Grec catholique, natif de Tarabouious
(Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux. »
— On a mis Alexis, me lit observer le capitaine, mais c'est Nicolas
qu'on aurait dû mettre^ ils se sont trompés en écrivant.
Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s'il n*avait
pas de patente plus officielle, il ferait bien d'éviter les parages euro-
péens. Les Turcs se contentent de peu : le cachet rouge et la croix de
Jérusalem apposés à ce parchemin devaient suffire, moyennant bcU-
chiz, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.
Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un beau temps;
'la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l'ombre fugi-
tive nous oblige à changer de place de temps en temps; cette ombre nous
quitte enfin, et projette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il
bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, mais personne
n'y songe; le soleil dore nos fronts comme des fruits mûrs. C'est là que
triomphait surtout la beauté de l'esclave javanaise. Je n'avais pas sougé
un instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment tout naturel
qu'un Franc possédant une femme n'avait pas droit de la cacher. L'Ar-
mémen s'était assis près d'elle sur les sacs de riz, pendant que je re-
gardais le capitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plu-
sieurs fois avec un fausset enfantûi : « Qued ya sittil » ce qui, je pense,
signifiait : « Eh bien donc, madame! » Elle resta quelque temps sans
répondre, avec cette fierté qui respirait dans son maintien habituel; —
TOME XVII. 47
7tS BËvuB 0ES mti: Muras.
ptiiè elle finit par se foiirner Ters le jetme homme, et lia conTerssrtioii
s'en^geâ.
fté ce moment, je compris combien j'avais* perdu à «e pas prononcer
couramment Tarabe. Son tfoni s'éclaircit, ses lèrres sourirent, et éHte
s*abandonna l>1entôt à ce caqnetage ineffable qui, dans tous les pays,
é^, à ce qu'il semble, un besoin pour Ta plus belle portkm de rhuro»-^
niîê. — Xétaîs îreureux, du reste, de ïui avoir procuré ce plaisir. t'Ar-
ménien paraissait très respectueux, et, se tournant de temps en tempv
vers mol, ïeiî racontait sans doute comment je l'avais rencontré et ac-
cueilli, ff ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et
croire qu'entre homme et femme une conversation devienne tout âe
suite.. . criminelle. Il y a d^ns les caractères beaucoup plus de simplicité
que chez nous; j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là que d*un bavardage
dénué de sens. L'expression dtes physionomies et rinteltigence de qoel^
ques mots çà et là m'indiquaient suffisamment l'innocence de ce dia-
logue; aussi reslai-je comme absorbé dans l'observation du jeu d*échecs
(et quels échecs] du capitaine et de son pilote. Je me comparais menta-
lement à ces époux aiimables qui, dans une soirée, s'asseient aux tables
de jeu , laissant causât ou danser sans inquiétude les femmes et les
jeunes gens.
Et d^ailTeurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Arménien qu'on a ra-
massé dans les roseaux au bord du Nil auprès d'un Franc qui vient du
Caire et qui y a mené l'existence d'un mirli'oois (général), diaprés l'es-
time des drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne, un jar-
dinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier, il
ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une ca-
dine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme
dans les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout d'a-
bord contre la séduction vulgaire. 11 me semblait du reste qu'en Ta-
bandonnant à sa propre dignité, je m'assurais la confiance et le dévoue- .
ment de cette pauvre esclave qu'au fond, ainsi que je l'ai dit déjà, je
considérais comme libre du moment qu'elle avait quitté la terre d'Egypte
et mis le pied sur un bâtiment chrétien.
Chrétien 1 est-ce le terme juste? La Santa-Barbara n'avait pour équi-
page que des matelots turcs; le capitaine seul et son mousse représen-
taient l'église romaine, l'Arménien une hérésie quelconque, et moi-
même... Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Parisien
nourri d'idées philosophiques, — un fils de Voltaire, un impie, selon
l'opinion de ces braves gens! Chaque matin, au moment où le soleil sor-
tait de la mfer, — chaqae soir, à l'instant où son disque, envahi par la
ligne sombre des eaux, s'éclipsait en une minute, laissant à rhorizon
cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l'azur, — les mate-
lots se réunissaient sur un seul irang, tournés vers la Mecque lointaine.
hk giNTAHUUAlU. 1X9
et Tun d'eux entoonait l'hymne de la prière, comme aimût pa foire le
grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher TesdaNQ
de se joindre à cette religieuse effusion si touchante et si solennelle;
dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi partagés en^ communions
diverses. Le capitaine, de son côté, faisait des oraisons de temps en
temps à une certaine tnciage clouée au mât qui pouvait bien être la par
trône du navire, 9anta Barbara; rArmémen, en se levant, se lavait les
{pains et les pieds avec du savon, et mâchonnait des litanies à voix basse;
moi seul, incapable de feinie, je n'exécutais aucune génûtlexion régu-
lière, et j'avais pourtant quelque honte à paraître moins religieux que
ces gens. 11 y a chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les re-
ligions diverses, — chacun se classant simplement à un degré supé-
rieur dans la hiérarchie spirituelle, mais admettant que les autres peu-
vent bien à la rigueur être dignes de leur servir d'escabeau; — le
simple philosophe dérange cette combinaison : où le placer? Le Co-
ran lui-même, qui maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des
étoiles, n'a pas prévu le scepticisme de notre temps.
V. — IDTLLB.
Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû aperce-
voir la côte de Syrie; mais^ pendant la matinée, nous changions à
peine de place , et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile
par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela
paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son
jeu d'échecs et unç sorte de guitare avec laquelle il accompagnait
toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le ré-
pète sans se lasser du matin au soir, jusqu'à ce qu'il en sache un autre
plus nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle
chanson de harem dont le refrain revenait toiyours sur une mélopée
traînante et soporifique. C'étaient, je m'en souviens trop, les deux vers
suivans :
« Ya kabibé! sakel nôh!...
«Ya makmouby! ya sidi! »
J'en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait
à mon vocabulaire. J'en demandai le sens à l'Arménien, qui me ré-
pondit : Cela veut dire un petit drôle. Je couchai ce substantif sur mes
tablettes avec l'explication, ainsi qu'il convient quand on veut s'instruire.
Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fâcheux que le vent ne fût pas
meilleur et que cela l'inquiétait un peu. •
— Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus,
voilà tout, et décidément nous sommes très bien sur ce vaisseau.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce n'est pas cela, me dit-il, mais c'est que nous pourrions bien
manquer d'eau.
— Manquer d'eau 1
— Sans doute; vous n'avez pas d'idée de l'insouciance de ces gens-là.
Pour avoir de l'eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu'à Da-
miette, car celle de l'embouchure du Nil est salée, et, comme la ville
était en quarantaine, ils ont craint les formalités... du moins c'est là ce
qu'ils disent, mais, au fond, ils n'y auront pas pensé. «
— C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation
était des plus simples; — et j'allai avec l'Arménien l'interroger sur ce
sqjet.
Il se leva et me flt voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides,
sauf l'une d'elles qui pouvait encore contenir cinq à six bouteilles d*eau;
puis il s'en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il
^recommença son éternelle chanson en berçant sa tête en arrière contre
le bordage.
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur
le gaillard d'avant avec la pensée qu'il était possible d'apercevoir les
côtes de la Palestine, mais j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne
extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas, n
est même probable que nous n'avions guère changé de place depuis la
veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l'arrière. Tout le monde dor-
mait avec sérénité; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toi-
lette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l'eau
qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.
Je ne pus m'empêcher de manifester mon indignation. Je lui dis ou
je crus lui faire comprendre que l'eau de la mer était assez bonne pour
la toilette d'un petit drôle de son espèce, et, voulant formuler celte der-
nière expression, je me servis du terme de y a kàbihé, que j'avais noté.
Le petit garçon me regarda en souriant et parut peu touché de la répri-
mande. Je crus avoir mal prononcé et je n'y pensai plus.
Quelques heures après, dans ce moment de l'après-dînée où le capi-
taine Nicolas faisait d'ordinaire apporter par le mousse une énorme
cruche de vin de Chypre, où seuls nous écions invités à prendre part,
l'Arménien et moi, en qualité de chrétiens, — les matelots, par respect
sans doute pour la loi de Mahomet, ne buvaient que de l'eau-de-vie, —
le capitaine, dis-je, se mit à parler bas à l'oreille de l'Arménien.
— 11 veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.
— Qu'il parle.
— Il dit que c'est délicat et espère que vous ne lui en voudrez pas si
tela vous déplaît.
— Pas du tout.
LA SANTA-BARBARA. 721
— Eh bienl il vous demande si vous voulez faire réchange de votre
esclave contre le y a ouled (le petit garçon) qui lui appartient aussi.
Je fus au moment de partir d'un éclat de rire, mais le sérieux parfait
des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces
mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que
dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire re-
pentir. Je le dis à TArménien, qui me répondit avec quelque étonne-
►ment :
— Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle; le petit garçon est
très blanc et la femme basanée, — et, ajouta-t-il avec un air d'apprécia-
tion consciencieuse, je vous conseille d'y réfléchir, le petit garçon vaut
bien la femme.
Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement; du reste, ce serait
peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché
ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur,
le capitaine dit à l'Arménien qu'il était fâché de son indiscrétion, mais
qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée,
et je crus voir une sorte d'ironie percer dans sa conversation; je le fis
donc presser par l'Arménien de s'expliquer nettement sur ce point.
— Eh bienl me dit ce dernier, il prétend que vous avez ce matin fait
des complimens au ya ouled; c'est du moins ce que celui-ci a rap-
porté.
— Moi I m'écriai-je, je l'ai appelé petit drôle parce qu'il se lavait les
mains avec notre eau à boire; j'étais furieux contre lui au contraire!
L'étonnementde l'Arménien me fit apercevoir qu'il y avait dans cette
affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre
les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot kabibé, si
singulièrement traduit la veille par l'Arménien , avait au contraire la
signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde. Je ne
sais pourquoi le terme de drôle lui avait pani rendre parfaitement cette
idée en français.
Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du refrain
chanté par l'esclave, et qui décidément signifiait à peu près :
« 0 mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître ! » •
C'est ainsi que commencent presque toutes les chansons d'amour arabes,
susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent aux
commençans l'équivoque classique de l'églogue de Corydon.
VI. — JOURI^ÀL DE BORD.
Uhumble vérité n'a pas les ressources immenses des combinaisons
dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événemens qui
722 REVUE DES DEUX MONDES.
n*oiit de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu*il serait aisé
pourtant, fût-ce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire que celle
du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment dignes d'atten-
tion; mais la réalite grimace à côté du mensonge, et il vaut mieux, ce nne
semble, dire naïvement, cômnle le bon capitaine Cook : a Tel jour, nous
n'avons rien vu en mer qu'un morceau de bois qui flottait à Taventure;
— tel autre jour, qu'un goéland aux ailes grises... » jusqu'au ^moment
trop rare où l'action se réchauffe et se complique d'un canot de sau-
vages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait rôtis.
Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout-à-fût
digne de l'Océan Pacifique, et le manque d'eau douce sur un navire
composé comme l'élail le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes
d'une Odyssée moderne. Le destin m'a ôlé cette chance d'intérêt en en-
voyant ce soir-là un léger zéphire d'occident qui nous fit marcher assez
vite.
rétais après tout très joyeux de cet incident, et je me faisais répéter
par le capitaine l'assurance que le lendemain matin nous pourrions
apercevoir à l'horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des
cris d'épouvante partent de la dunette. «Farg/iae/ bahr! farqha el bahrl»
— Qu'est-ce donc? — «Une poule à la mer! » La circonstance me
paraissait peu grave; cependant l'un des matelots turcs auquel appar-
tenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses com-
pagnons le plaignaient très sérieusement. On le retenait pour l'empê-
cher de se jeter à feau, et la poule déjà éloignée faisait des signes de
détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin le capitaine,
après uri moment de doute, donna l'ordre qu'on arrêtât le vaisseau.
Pour le coup, je trouvai un peu fort qu'après avoir perdu deux jours
on s'arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux
piastres au matelot, pensant que c'était là tout le joint de l'affaire, car
un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit, mais
il calcula saus doute immédiatement qu'il aurait un double avantage à
ravoir la poule, et en un clin d'œil il se débarrassa de ses vêtemens et
se jeta à la mer.
La distance jusqu'où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une
demi-heure avec l'inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait;
notre homme nous rejoignit enfin exténué, elon dut le retirer de l'eau,
car il n'avait plus la force de grimper le long du bordage.
Une fois en sûreté, cet homme s'occupait plus de sa poule que de lui-
même; il là réchauffait, la frottait, et ne fut content qu'en la voyant
respirer à l'aise et sautiller sur le pont. .
Le bâtiment s'était remis en route. — Le diable soit de la poule !
dis-je à l'Arménien; nous avons perdu une heure.
— Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer?
LA SANTA-BARBARA. 723^
«
— Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs
pour celle-là !
— Ce n'est pas la même chose.
— Gomment donc ! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre
pour qu'on ne perdît pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où
nous risquons demain de mourir de soif.
— Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée à sa gauche, au
moment où il s'apprêtait à hii couper le cou.
— J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût dévoué comme
musulman pour sauver une créature vivante, mais je sais que le res-
pect des vrais croyans pour les animaux ne va point jusque-là, puis-
qu'ils les tuent fort bien pour leur nourriture.
— Sans doute, ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant
des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu'avec un
couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit
sans brèche. Si tout à l'heure la poule s'était noyée, le pauvre homme
était certain de mourir d'ici à trois jours.
— C'est bien différent, dis-je à l'Arménien.
Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours unechose grave que de iuer
un animal. 11 n'est permis de le faire que pour sa nourritui^ expresse^
ment et dans des formes qui rappellent Tantique institution des sacri'-
fices. On sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les Israélites; le»
bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs (schocket) qui ap-
partiennent à Tordre religieux, et ne tuent chaque bête qu'es em-
ployant des formules consacrées. — Ce préjugé se retrouve ^c de*
nuances diverses dans la plupart des religions du Levaiit. La chasse
même n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition die dé-
gâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l'épcKiue des
califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d'inlerpré-
tation qui rejetait sur l'oiseau de proie la responsabilité du sang versé.
— Au fond, sans adopter les idées de l'Inde, on peut convenir qu'il y a
quelque chose de^rand dans cette pensée de ne tuer aucun animai
sans nécessité. Les formules recommandées pour le cae où on leur
ôte la vie, par le besoin de s'en faire une nourriture, ont pour but sans
doute d'empêcher que la souffrance se prolonge plus d'ue instant, ce
que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.
L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud, Cou-
stantinople était tellement rempli de chiens, que les voitures avaieoA
peine à circuler dans les rues. Ne pouvant les détruire, ni comme ani-
maux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les
exporter dans des ilots déserts de l'entrée du Bosphore. Il fallut les
embarquer par milliers dans des caïques, et au moment où, ignorant
de leursort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un tmm
72i REVUE DES DEUX MONDES.
leur fit un discours, exposant que l'on avait cédé à une nécessité ab-
solue, et que leurs âmes, à l'heure de la mort, ne devaient pas en vou-
loir aux fidèles croyans; — que, du reste, si la volonté du ciel était
qu'ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. H y avait beaucoup
de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas tout d'abord
contre ce raisonnement jésuitique; mais, quelques jours plus tard, tour-
mentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissemens, qu'on les en-
tendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protes-
tation, adressèrent de graves remontrances au sultan, — déjà trop
suspect de tendances européennes, — de sorte qu'il fallut donner l'ordre
de faire revenir les chiens, qui furent en triomphe réintégrés dans tous
leurs droits civils.
Vn. — CATASTROPHE.
L'Arménien m'était de quelque ressource dans les ennuis d'une telle
traversée, mais je voyais avec plaisir aussi que sa gaieté, son mtaris-
sable bavardage, ses narrations, ses remarques, donnaient à la pauvre
Zeynèby (c'est en français le même nom que Zénobie) l'occasion, si
chère aux femmes de ces pays, d'exprimer ses idées avec cette volu-
bilité de consonnes nasales et gutturales où il m'était si difficile de saisir
non pas seulement le sens, mais le son même des paroles.
Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais même sans diffi-
culté que l'un ou l'autre des matelots qui pouvait se trouver assis près
de noiunsur les sacs de riz, lui adressât quelques mots de conversa-
tion. En Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, d'a-
bord parce que le sentiment de l'égalité y est établi plus sincèrement
que parmi nous, et puis parce qu'une sorte de politesse innée existe
dans toutes les classes. Quant à l'éducation, elle est partout la même,
très sommaire, mais universelle. C'est ce qui fait que l'homme d'un
humble état devient sans transition le favori d'un grand et monte aux
premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.
Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d'Anatolie, très ba-
sané, à la barbe grisonnante et qui causait avec l'esclave plus souvent
et plus longuement que les autres. Je l'avais remarqué, et je demandai
à l'Arménien ce qu'il pouvait dire; il fit attention à quelques paroles,
et me dit : «Ils parlent ensemble de religion. » Cela me parut fort res-
pectable, d'autant que c'était cet homme qui faisait pour les autres, en
qualité de hadji ou pèlerin revenu de la Mecque , la prière du matin
et du soir. Je n'avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques
habituelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas! bien peu
coûteuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulement, au Caire, dans
un moment où elle était un peu malade, j'avais essayé de la faire re-
LA 8AIHTA-BARBARA. 725
noncer à l'habitude de tremper dans l'eau froide ses mains et ses pieds
tous les matins et tous les soirs en faisant ses prières; mais elle faisait
peu de cas de mes préceptes d'hygiène et n'avait consenti qu'à s'abstenir
de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq à six jours environ,
obUge les femmes d'Orient à renouveler souvent une préparation fort
disgracieuse pour qui la voit de près. — Je ne suis pas ennemi de la
teinture des sourcils et des paupières; j'admets encore le carmin appli-
qué aux joues et aux lèvres; — mais à quoi bon colorer en jaune des
mains déjà cuivrées, qui dès-lors passent au safran? Je m'étais montré
inflexible sur ce point.
Ses cheveux avaient repoussé sur le front; ils allaient rejoindre des
deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets de soie et frémis-
santes de sequins percés (de faux sequins], qui flottent du col aux talons,
selon la mode levantine. — Le taktikos festonné d'or s'inclinait avec grâce
sur son oreille gauche , et ses bras portaient enfilés de lourds anneaux
de cuivre argenté, grossièrement émaiUés de rouge et de bleu, parure
tout égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses chevilles, malgré
la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une femme fasse retentir les
b^oux qui ornent ses pieds.
Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures de soie et drapée
du milayeh bleu, avec ces airs de statue antique que les femmes d'Orient
possèdent sans le moins du monde s'en douter. — L'animation de son
geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me frappaient par
momens, sans m' inspirer d'inquiétudes; — le matelot qui causait avec
elle aurait pu être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que
ses paroles fussent entendues.
— Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un peu plus tard,
s'était approché des matelots causant entre eux; ces gens-là disent que
la femme qui est avec vous ne vous appartient pas.
— Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur apprendre qu'elle m'a
été vendue au Caire par Abd-el-Kerim, moyennant cinq bourses. J'ai
le reçu dans mon portefeuille. Et d'ailleurs cela ne les regarde pas.
— Us disent que le marchand n'avait pas le droit de vendre une femme
de religion musulmane à un chrétien.
— Leur opinion m'est indifférente, et au Caire on en sait plus qu'eux
là-dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit chrétiens, soit mu-
sulmans.
— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens; ils ne peuvent
avoir d'esclaves de la race blanche.
— Trouvez- vous que cette femme soit blanche?
L'Arménien secoua la tête d'un air de doute.
— Écoutez, lui dis-je; quant à mon droit, je ne puis en douter, ayant
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3i6 REVUE DES DEUX MONDES.
pris d'avance les informations iiécessaires. Dites maintenant au cs4>i-
taine qu'il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.
>s — Le capitaine, me dit-il, après avoir parlé à ce dernier, répond que
vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d'abord.
— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa
langue, ni l'empêcher de se joindre aux prières; d'ailleurs, la confor-
Baation du bâtiment obligeant tout le monde d'être ensemble, il était
difficile d'empêcher l'échange de quelques parles.
Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très bien disposé, — ce que j'at-
tribuais quelque peu au ressentiment d'avoir vu sa proposition d'é-
change repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji que j'avais
désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne
voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me donner le rôle odieux d'un
maître exigeant.
Le matelot parut répondre d'un air très fier au capitaine, — qui me
fit dire par l'Arménien de ne plus me préoccuper de cela, — que c'était
un homme exalté [medjnoun], une espèce de saint que ses camarades
respectaient à cause de sa piété; que ce qu'il disait n'avait nulle impor-
tance d'ailleurs. — Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave,
mais il causait très haut devant elle avec ses camarades, et je com-
prenais bien qu'il s'agissait de la muslim [musulmane] et du Jtoumi
(Romain). U fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d'éviter ce
système d'insinuation. Je me décidai à faire venir l'esclave près de
nous, et, avec l'aide de l'Arménien, nous eûmes à peu près la conver-
sation suivante :
— Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?
— Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.
— Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?
— Us disent qu'on n'avait pas le droit de me vendre à toi.
— Et penses-tu que cela soit vrai?
— Dieu le sait I
— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.
— Ce sera ainsi, me dit-elle.
Je priai l'Arménien de la distraire un peu et de lui conter des his-
toires. Ce garçon m'était, après tout, devenu fort utile, il lui parlait tou-
jours de ce ton flûte et gracieux qu'on emploie pour égayer les enfans,
— et commençait invariablement par a Kedya sitti?.... » — Eh bieni
donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions pas? Voulez-vous sa-
voir les aventures de la tête cuite au four? — 11 lui racontait alors une
vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un
habit du sultan à réparer, emporte chez lui la tète coupée d'un aga qui
lui a été remise par erreur, — si bien que, ne sachant comment se dé-
LA SANTA-BARBARA. 727
barrasser ensuite de ce triste dépôt, il renvoie au four, dans un yase de
terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc,
en la substituant furtivement à sa tête à perruque; le Franc la coiffe,
puis, s'apercevant de sa méprise, la porte ailleurs, — enfin il en résulte
encore une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la
bouffonnerie turque du plus haut goût.
La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour ne scan-
daliser personne, j'allai me promener sur le tillac de Tavant, épiant
le lever des étoiles et faisant aussi, moi, ma prière, qui est celle des
rêveurs et des poètes, c'est-à-dire l'admiration de la nature et l'en-
thousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans cet air d'Orient si
pur qu'il rapproche les cieux de l'homme, ces astres-dieux, formes
diverses et sacrées, que la Divinité a rejetées tour à tour comme les
masques de l'éternelle Isis. — Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter! —
vous itie représentez encore les transformations des humbles croyances
*de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers prenaient
sans doute le rayonnement pour la flamme et le trône pour le dieu;
mais qui n'adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de Féter-
nelle puissance, et dans leur marche régulière l'action vigilante d'un
esprit caché?
VIII. — LA ME?iACE.
En retournant vers le capitaine, je vis, dans une encoignure au pîed
de la chaloupe, l'esclave et le matelot hadji qui causaient avec action.
Pour cette fois il n'y avait plus rien à ménager; je tirai violemment
l'esclave par le bras, et elle alla tomber, — fort mollement il est vrai,
— sur un sac de riz.
— Giaour! s'écria-t-elle.
J'entendis parfaitement le mot. U n'y avait pas à faiblir : a Enté
giaour! o répliquai-je sans trop savoir si ce dernier mot se disait au
féminin; mais elle comprit bien que cela signifiait : C'est toi qui es une
infidèle; — et lui, syoutai-je en montrant le hadji, est un chien [kelh).
Je ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me voir méprisé
comme chrétien ou de songer à l'ingratitude de cette femme que j'avais
toujours traitée comme une égale. Le hadji, s' entendant traiter de chien,
avait fait \m signe de menace, mais s'était retourné vers ses compa-
gnons avec la lâcheté habituelle des Turcs de basse classe, qui, après
tout, n'oseraient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d'entre eux
s'avancèrent en proférant des ûatjures, et machinalement j'avais saisi
un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces armes à la crosse
étincelante, — achetées au Caire pour compléter mon costume, —
n'étaient fatales d'ordinaire qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai
de plus qu'elles n'étaient point chargées.
728 REVUE DES DEUX MONDES.
— Y songez-vous? me dit l'Arménien en m'arrêtant le bras. C'est un
fou, et pour ces gens-là c'est un saint: laissez-les crier, le capitaine va
leur parler.
L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beau-
coup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle était. Le ca-
pitaine arriva, et dit avec son air indifférent : <c Que voulez-vous? ce
sont des sauvages! » et il leur adressa quelques paroles assez molle-
ment. «Ajoutez, dis-je à l'Arménien, qu'arrivé à terre j'irai trouver le
pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton. »
Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par quelque com-
pliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sen-
tais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me
souvins fort à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans
mon portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait été donnée par
un de mes amis, qui a été quelque temps membre du divan à Constan-
tinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une in-
quiétude générale. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire assommer,
— surtout étant de fabrique arabe; — mais les gens du peuple en
Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capa-
bles de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute
une armée. On se rassura en voyant que je n'avais extrait du portefeuille
qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée au
terrible Ahmed-Pacha, qui précédemment avait fait partie de l'ambas-
sade turque à Paris.
Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation,
c'est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-
d'Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l'eau. La ville n'était pas
encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent conUnuait,
d'y arriver le lendemain. Quant à Ahmed-Pacha, par un autre hasard
digne de s'appeler providence pour moi et fatalité pour mes adver-
saires, je l'avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. — Il m'avait
donné du tabac turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre dont je
m'étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses
nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire; mais il deve-
nait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais un personnage très puis-
samment recommandé. ^
La lecture de ce document produisit l'effet du qtws ego de Neptune.
L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect,
avait ôté Tenveloppe qui, comme il est d'usage pour les recommanda-
tions, n'était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure
qu'il le lisait. Dès-lors les coups de bâton promis n'étaient plus une illu-
sion pour le hadji et ses camarades. Ces gamemens baissèrent la tête,
et le capitaine m'expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter
LA SANTA-BARBARA. 729
leurs idées religieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre sujet grec du
sultan (raya), qui n'avait d'autorité qu'en raison du service. Quant à la
femme, dit-il, si vous êtes l'ami d'Ahmed-Pacha, elle est bien à vous :
qui oserait lutter contre la faveur des grands?
L'esclave n'avait pas bougé, cependant elle avait fort bien entendu ce
qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momen-
tanée, car, en pays turc, une protection vaut mieux qu'un droit; —
désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.
— N'es-tu pas née, lui lis-je dire, dans un pays qui n'appartient pas
au sultan des Turcs?
— Cela est vrai, dit-elle; je suis Hindi (Indienne).
— Eh bien I tu peux être au service d'un Franc, comme les Abyssi-
niennes (Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de cuivre et qui te
valent bien.
— Aioua (oui)! dit-elle comme convaincue, anamamlouk enté: je
suis ton esclave.
— Eh bien ! dis-je, te souviens-tu qu'avant de quitter le Caire, je t'ai
offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu ne saurais où aller.
— C'est vrai, il valait mieux me revendre.
— Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, et me quitter
ensuite? Eh bieni puisque tu es si ingrate, tu demeureras esclave tou-
jours, et tu ne seras pas une cadine, mais une servante. Dès à présent,
tu garderas ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine... avec
les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici.
Elle prit son voile sans répondre et s'en alla s'asseoir dans la petite
chambre de l'avant.
J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sur ces gens
tour à tour insolens ou ser viles, toujours à la merci d'impressions vives
et passagères, et qu'il faut connaître pour comprendre à quel point le
despotisme est le gouvernement normal de l'Orient. Lé voyageur le
plus modeste se voit amené très vite, si une manière de vivre somp-
tueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à poser théâtralement
et à déployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques qui
dès-lors se manifestent sans danger. L'Arabe, c'est le chien qui mord si
l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En recevant un
coup de bâton, il ignore si au fond vous n'avez pas le droit de le lui
donner. Votre position lui a paru tout d'abord médiocre, mais faites le
fier, et vous devenez tout de suite un grand personnage qui affecte la
simphcité. L'Orient ne doute jamais de rien; tout y est possible; le
simple caleuder peut fort bien être un fils de roi, — comme dans les
Mille et une Nuits. D'ailleurs, n'y voit-on pas nos princes d'Europe
voyager en frac noir et en chapeau rond?
730 REVLis M8 vmui MQmES.
IX. — OÔTES DE PALESTINE.
J'ai salué avec enivrement Tapparition tant souhaitée de la côte d'Asie.
B y avait si loDg-^temps que je n'avais vu des montagnes! La fraîcheur
iNTumeuse du paysage, Téclat si vif des maiscHis peintes et des kiosques
turcs se mirant dans Teau bleue, les zones diverses des plateaux qa
s'étagent si hardiment entre la mer et le ciel, la cime du Carmel avec
l'enceinte carrée et la haute coupole de son couvent célèbre illuminées
au loin de cette radieuse te&ite cerise, qui rappelle toujours la fraicbe
Aurore des chants d'Homère; — au pied de ces monts, Kaiffa, déjà dé-
passée, faisant face à Saint-Jean-d'Acre, située à l'autre extrémité de la
baie et devant laquelle notre navire s'était arrêté : c'était un spectacle à
la fois plein de grandeur et de grâce. La mer à peine onduleuse s'éta-
lant comme l'huile vers la grève où moussait la mince frange de la
vague, et luttant de teinte azurée avec l'étber qui vibrait déjà des feux
eu soleil enoere invisible, voilà ce que l'Egypte n'offre jamais avec ses
côtes basses et ses horizons aooillés de poussière. Le soleil parut eolin,
il découpa nettement devant nous la ville d'Acre s'avsmçant dans la mer
sur son promontoire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs,
ses maisons à àerrasees, et la tour carrée aux créneaux festonnés, qm
fut naguère la demeure du terrible Bjîezzar-Pacha, contre lequel luÉla
Napoléon.
Nous avions jeté l'ancre à peu de distance du rivage. II fallait attendre
la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous appro-
visionner d'eau fraîche et de fruits. Quant à débarquer, cela nous^tait
interdit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y faire quaran-
taine. *
Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que nous élioM
malades, comme arrivant de la côte d'Egypte, il fut permis aux ban-
quettes du port de nous apporter les rafraichissemens attendus, et 4e
recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre les
tonnes d'eau, les melons, les pastèques et les grenades qu'on nous fai-
sait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras d«»s
des bassins d'eau vinaigrée qu'on plaçait à notre portée.
Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pou-
vant débarquer pour quelques heures et renonçant à m'arrêter dans la
ville, je ne jugeai pas à propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui, du
reste, pouvait encore m'être une recommandation sur tout autre point
de l'antique côte de Phénicie soumise au f>achalik d'Acre. — Cette ville,
que les anciens appelaient Ako, ou Yétraite, que les Arabes nomment
Akka, s'est appelée long-temps Ptolémaîs. Quant à la ville de Kaifla,
située en face, au pied de ce pic écrasé et rocailleux d'où le prophète
Élie fut enlevé au ciel dans un char de feu, je opois bien que ee fut
aussi le lieu où Persée délivra Andromède; *- mais il faudrait avoir
toute une bibliothèque avec soi pour vérifier ces détails.
Nous remettons à la voile^ et désormais notre voyage est une fête;
nous rasons à un quart de lieue de distance les côte& de la Célé-Syrie,
'Ot la mer, toujours claire et bleue» réfléchit comme un lac la gra-
cieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six Ueues plus
haut que SaintrJean-d'Acre apparaît Sour, autrefois Tjr, avec la jetée
d'Aleaûmdre, unissant à la rive lllot où fut bâtie la ville antique qu'U
lui fallut assiéger si long-temps.
^x Ueues plus loin, c'est Saïda, Tancienne Sidon, qui presse comme
un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes oc-
cupées par les Druses. Ces bords célèbres n'ont que peu de ruines à
montrer comme souvenirs de la riche Phénioie; mais que peuvent laisser
des villes où a fleuri^ exclusivement le commerce? Leur splendeur a
passé comme Tombre et comme la pous^ftve, eila malédiction des livres
bibliques s'est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les
poètes, comme tout ce que nie la sagesse des nations I
Cependant, au moment d'atteindre le but, on se lasse de tout, làémé de
ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfla le promontoire du
Aaz^Beyrouth et ses rochers grisâtres, dominés au loin par la cime nei-
geuse du Sannin. La côte est aride; les moindres détails des roches ta-
pissées de mousses rougeâtres apparaissent sons les rayons d'un solaU
ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe; aussitôt tout
change. Un paysage plein de fraîcheur, d'ombre et de«iknce, une vue
des Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth, par un temps
calme. C'est l'Europe et l'Asie se fondant en molles caresses; c'est, pour
tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière , une oasis mari-
time où Ton retrouve avec transport, au front des montagnes, cette
chose si triste au nord, si gracieuse et si désirée au midi, ^-des nuages I
0 nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié vos bienfaits! -^
Et le soleil d'Orient vous ajoute encore tant de charmes! — Le matin
vons vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuâtres, comme
des nuages mythologiques, du sein desquels on s'attend toujours à voir
surgir de riantes divinités; le soir, ce sont des embrasemens merveil-
leux, des voûtes pourprées qui s'écroulent et se dégradent bientôt en
flocons violets, taudis que le ciel passe des teintes du saphir à celles de
rémeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.
A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances,
et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la fraî-
cheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les
feuillages, et, au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la chaux
qui constitue la plupart des cités turques, je croyais voir une réunion
732 REVUE DES DEUX MONDES.
de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les construc-
tions s'aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élançaient
des tours rondes et carrées; mais cela ne paraissait être qu'un quartier
du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes couleurs.
Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de l'é-
troite rade où paraissaient quelques mâts de navire, nous coupâmes en
biais le golfe et nous allâmes débarquer sur un ilôt entouré de rochers,
où quelques bâtisses légères et un drapeau jaune représentaient le sé-
jour de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.
X. — LA QUARANTAINE. ê
Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très aimables et
pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient legr quarantaine à bord;
mais une barque, envoyée paii^la Santé, nous transporta dans l'îlot, qui,
à le voir de près, était plutôt une presqu'île. La mer ne l'isolait de terre
que dans les mauvais temps. Une anse étroite parmi les rochers, om-
bragée d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte de clottre
dont les voûtes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et suppor-
taient un toit de cèdre, comme dans les couvens romains. La mer se
brisait tout à l'entour sur les grés tapissés de fucus, et il ne manquait
là qu'un chœur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte
du Bertram de Maturin.
Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir ou directeur turc,
qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son don\aine.
Des bâtimens de forme claustrale succédaient encore au premier,
qui, seul ouvert de tous côtés, servait à l'assainissement des marchan-
dises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon isolé, dominant
la mer, nous fut indiqué pour demeure, — c'était le local aiTecté d'or-
dinaire aux Européens. Les galeries que nous avions laissées à notre
droite contenaient les familles arabes campées pour ainsi dire dans de
vastes salles qui servaient indifieremment d'étables et de logemens. Là
frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires passant entre les bar-
reaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin, des tribus, accroupies
autour du feu de leur cuisine, se retournaient d'un air sauvage en nous
voyant passer près des portes. Du reste, nous avions le droit de nous
promener sur environ deux arpens de terrain semé d'orge et planté
de mûriers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveillance
d'un gardien.
Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j'en trouvai le
séjour cliarmant. Il y avait là du repos, de l'ombre et une variété d'as-
pects à défrayer la plus sublime rêverie. D'un côté, les montagnes
LA SANTA-BARBARA. 733
sombres du Liban, avec leut^ croupes de teintes diverses, émaillées çà
et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les cou-
vens étages sur un horizon de huit lieues; de l'autre, en retour de cette
chaîne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, — tout l'am-
phithéâtre de Beyrouth, couronné d'un bois de sapins planté par l'émir
Fakardin pour arrêter l'invasion des sables du désert. Des tours cré-
nelées, des châteaux, des manoirs percés d'ogives, construits en pierre
rougeâtre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps eu-
ropéen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du
moyen-âge. Les vaisseaux francs à l'ancre dans la rade et que ne peut
contenir le port étroit de Beyrouth animent encore le tableau.
Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours
se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des
figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un
bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu me fai-
sait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions
tout le milieu du jour, isolés des autres habitans de la quarantaine,
couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la vague
écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les mous-
tiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux. Les tuni-
ques fermées à masque de gaze dont j'ai parlé déjà étaient alors d'un
grand secours. — Quant à la cuisine, elle consistait simplement en
pain et fromage salé, fournis par la cantine; il y faut ajouter des œufs
et des poules apportés par les paysans de la montagne; en outre, tous
les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la viande
nous étdit vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus, le vin
de Chypre, à une demie-piastre environ la bouteille, nous faisait un
régal digne des grandes tables européennes; j'avouerai pourtant qu'on
se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je préférais
le vin d'or du Liban dont le prix est plus élevé, et qui a quelque rap-
port avec le Madère par son goût sec et par sa force.
Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses
matelots et son mousse. Nous étions redevenus très bons amis, et il avait
amené le hadji, qui me serra la main avec une grande effusion, crai-
gnant peut-être que je ne me plaignisse de lui, une fois libre et rendu
à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous dînâmes en-
semble, et le capitaine m'invita à venir demeurer chez lui, si j'allais à
Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmess sur le rivage; il
me prit à part et me fil tourner les yeux vers l'esclave et l'Arménien, qui
causaient ensemble assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques
mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, — et je
la repoussai avec une incrédulité marquée. 11 secoua la tête et peu de
TOME XVII. 48
134 RBYI» X» DaW HQHDBS.
tempi après remonta dans sa chaloupe, pveBaataffoctu^isemaolieQiigé
de moi. — Le capitaine Nicolas^ me disais-tîe, a toiQoarsâur le e^ewr
jnoQ refus d'échaager l'esclaye contre son moussel — Cependaoi Je
soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins ma vanité.
On comprend bien qu'il était résulté de la scène violente qui s'était
passée sur le bâtiment ime sorte de froideur entre l'eedave et mai, il
s'était dit entre nous un de ces mots irrépamUes dont a parlé l'auteur
d'Adolphe; — l'épithète de giaour m'avait blessé profondément. — - Ainsi,
me disais-je, on n'a pas eu de peine à iui persuader que je n'avais pas
de droit sur elle; de plus, soit conseil, soit réfle&ioa, elle se sent humi-
liée d'appartenir à un homme d'une race inférieure selon les idées
des musulmans. Là situation dégradée des populations chrétiennea en
Orient rejaillit au fond sur l'Européen lui-même; on le redoute aur les
côtes à cause de cet appareil de .puissance que constate le passage des
vaisseaux; mais, dans lesfpay&ducentre où cette femme a vécu, toiyours
le préjugé vit tout entier.
Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation dans cette ame
naïve; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même dé-
fendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d'un autre côté, me dissimuler
les avantages de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette beauté
asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au berceau du monde,
— il donnait l'idée d'une ûlle charmante qui aurait eu la fantaisie d'un
déguisement d'homme; son costume même, à Texception de la coiffure,
n'ôtait qu'à demi cette illusion.
Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la con-
science d'être doublement ridicule, car je suis de plus un maUre. J'ai la
chance d'être à la fois trompé et volé, et je me répète, comme un ja-
loux de comédie : Que la garde d'une femme est un pesant fardeau! ùa
reste, me disais-je presque aussitôt, cela n'a rien d'étonnant; il la dis-
trait et l'amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que
moi, lorsque je parle dans sa langue, je dois produire un effet risible,
— comine un Anglais, un honmie du Nord, froid et lourd, relativement
à une femme de mon pays. — Il y a chez les Levantins une expansion
chaleureuse qui doit être séduisante en effet I -^ L'avouerai-je? il me
sembla remarquer des serremens de mains, des paroles tendres, que ne
gênait même pas ma présence. J'y réfléchis quelque temps, puis je oms
devoir prendre une forte résolution.
— Mon cher, dis-je à l'Arménien, qu'est-ce que vous faisiez en
Egypte?
— J'étais secrétaire de Toussoun-bey; je traduisais pour lui dea jour-
naux et des livres français, j'écrivais ses lettres aux fonctionnaires turcs.
Il est mort tout d'un coup, et l'on m'a congédié, voilà ma position.
MOL «Alffâ«fB«tAU. lÊSb
•«X- GtinaiDtaïaiit, qm complez-TMi CnreT
-^ l^sfèm entser ao «enriœ du pacha 4e Beyrautli. Je camMôs «on
Éréscriery qui est 4e 'ma Bafioo.
-*- Et ne scHiig«z<^o«s fM» à mmamarier?
-«- Je a'u pas d'argent à donner en donaîpe, et auemie famille ne
m'aceerdera de femme aatnement
AJkms/diB-jeen'inoi-^inéine après an silence, montrons-^ons ma-
|^Daoime,^flBris<insdeiiK beureux.
Je me sentais grandi par <»tle pensée. Ainsi, j'aurais délivré une en-
clave et créé un mariage bonnéle. J'étais donc a la fms Uenfaileur et
père! Je pris les mains de l' Arménien et je 4ui dis : — Elle tous plaft,
.épousez-la, eHe est à tovsI
J'a»rais vouhi avoir ious mes amis pour témoins de cette scène
émovfante, de oe «tableau patriarcal: l'Arménien étenné, confus de
cette magnanimité; reiciafve assise près de nous, encore ignorante du
sujet de notre entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et
'Te<pense«
L'Arménien levales lM*a6 au ciel, conune étourdi de ma proposition.
-— Conunent! luidis-je, malbeureux, tu hésites!... Ainsi tu séduis une
femme qui est à un auii*e, tu la détournes de ^es devoirs, et ensuite tu
■e veus pas t'en dNNrger quand on te la doiane!...
Mais l'Arménien negomfureiiaît rien à ces reproches. Son étonneraeirt
s'exprima par une série de>proteslations énergiques. Jamais il n'avait
eu la moindre idée ^des choses qne je pensais. N était si malheureux
même d'une telle supposition, qu'il se h&ta d'en instruire l'esclave et de
loi faire donner téRMignage de aa «inoérité. Apprenant en même temps
ce que j'avait dit, elle en pamit Messée et surtout de la supposition
qu'elle eût pu JEaice attention à un simple rtnfa, serviteur soit des Turcs,
soit des Francs, et presque l'égal d'un ytumdi.
Ainsi le capitaine NLccdas m'av^ induit en toute sorte de supposi-
tions ridicules. On reconnaît bien là l'esprit astucieux des Grecs!
Il n'y avait pas à s'y tromper. — En pénétrant au fond de ma con-
science, je songeai avec amertume que mon beau sacrifice n'avait peut-
être eu d'autre but que d'abdiquer la responsabilité gênante du sort
d'une fenune que je n'étais plus en position de garder.
XI. — LE PÉRE BLàlUaœT.
Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un mois un
logement dans une maison de chrétien maronite, à une demi-lieut' de la
viUe. La plupart de ces demeures, — situées au milieu des jardins,
étagées sur toute la côte le long des terrasses plantées de mûriers, —
736 REVUE DBS DEUX MONDES.
ont l'air de petits manoirs féodaux bâtis solidement en pierre brane
avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent aux
différens étages dont chacun a sa terrasse jusqu'à celle qui domine tout
l'édifice, et où les familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du
golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse et lustrée,
où les baies régulières des nopals marquent seules les divisions. Je m'a-
bandonnai les premiers jours aux délices de cette fraîcheur et de cette
ombre. Partout la vie et l'aisance autour de nous^ les fenunes bien vê-
tues, belles et sans voiles, allant et venant, presque toujours ayec de
lourdes cruches qu'elles vont remplir aux citernes et portent gracieuse-
ment sur l'épaule. Notre hôtesse, coiffée d'une sorte de Cône drapé en ca-
chemire, qui, avec les tresses garnies de sequins de ses longs cheveux,
lui donnait l'air d'une reine d'Assyrie, était tout simplement la femme
d'un tailleur qui avait sa boutique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles
et les petits enfans se tenaient au premier étage^ nous occupions le se-
cond.
L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille, et, nonchalam-
ment assise sur les nattes, elle se regardait comme entourée d'inférieurs
et se faisait servir, quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres
gens. Toutefois je trouvais commode de pouvoir la laisser en sûreté
dans cette maison lorsque j'allais à la ville. J'attendais des lettres qui
n'arrivaient pas, — le service de la poste française se faisant si mal dans
ces parages, que les journaux et les paquets sont toujours eu arrière
de deux mois. Ces circonstances m'attristaient beaucoup et me faisaient
faire des rêves sombres. Un matin , je m'éveillais assez tard , encore à
moitié plongé dans les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre
assis, qui me regardait avec une sorte de compassion. •
— Comment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il d'un ton mélan-
colique.
— Mais, assez bien; pardon, je m'éveille, et...
— Ne bougez pasi soyez calme. Recueillez-vous. Songez que le mo-
ment est proche.
— Quel moment?
— Cette heure suprême, si terrible pour qui n'est pas en paix avec
Dieu!
— Ohl ohl qu'est-ce qu'il y a donc?
— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.
— Ahl pour le coup, m'écriai-je, cela est trop fort! Et qui êtes-vous?
— ^ Je m'appelle le père Planchet.
— Le père Planchet !
— De la compagnie de Jésus.
— Je ne connais pas ces gens-là !
— On est venu me dire au couvent des lazaristes qu'im jeune Amé-
LA SANTA-BARBARA. 737
ricain, en péril de mort, m'attendail pour faire quelques legs à la
communauté.
— Hais je ne suis pas Américain I il y a erreur! Et de plus je ne suis
pas au lit de mort; tous le voyez bien !
Et je me levai brusquement... un peu avec le besoin de me con-
vaincre moi-même de ma parfaite santé. — Le père Planchet comprit
enfin qu*on l'avait mal renseigné. 11 s'informa dans la maison et apprit
que r Américain demeurait un peu plus loin. 11 me salua en riant de sa
méprise, et me promit de venir me voir en repassant, enchanté qu'il
était d'avoir fait ma connaissance, grâce à ce hasard singulier.
Quand il revint, l'esclave était dans la chambre, et je lui appris son
histoire. — Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la con-
science!... Vous avez dérangé la vie de cette femme, et désormais vous
êtes responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous ne pouvez
l'emmener en France et que vous ne voulez pas sans doute l'épouser,
que deviendra-t-elle?
— Je lui donnerai la liberté; c'est le bien le plus grand que puisse
réclamer une créature raisonnable.
— 11 valait mieux la laisser où elle était; elle aurait trouvé peut-être
un bon maître, un mari... Maintenant savez-vous dans quel abîme
d'inconduite elle peut tomber, une fois laissée à elle-même? Elle ne
sait rien faire, elle ne veut pas servir... Pensez donc à tout cela.
Je n'y avais jamais en effet songé sérieusement. Je demandai con-
seil au père Planchet, qui me dit :
— 11 n'est pas impossible que je lui trouve une condition et un ave-
nir. 11 y a, ajouta-l-il, des dames très pieuses dans la ville qui se char-
geraient de souL^-sort.
Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour la foi musul-
mane. 11 secoua la tète et se mit à lui parler très long- temps.
Au fond , cette femme avait le sentiment religieux développé plutôt
par nature et d'une manière générale que dans le sens d'une croyance
spéciale. De plus, l'aspect des populations maronites parmi lesquelles
nous vivions, et des couvens dont on entendait sonner les cloches dans
la montagne, le passage fréquent des émirs chrétiens et druses, qui
venaient à Beyrouth, magnifiquement montés et pourvus d'armes bril-
lantes, avec des suites nombreuses de cavaUers et des noirs portant
derrière eux leurs étendards roulés autour des lances : tout cet appa-
reil féodal , qui m'étonnait moi-même comme im tableau des croi-
sades, apprenait à la pauvre esclave qu'il y avait, même en pays turc,
"* de la pompe et de la puissance en dehors du principe musulman.
L'eflet extérieur séduit partout les femmes, — surtout les femmes
ignorantes et simples, — et devient souvent la principale raison de leurs
sympathies ou de leurs convictions. Lorsque nous nous rendions à Bey-
7% REVUE DES DEUX MONDES.
Toi:^th «t qH^elle traversait la ftmie composée de femmes sans Toiles, qui
portaient sur la tête le cors ou corne d'argent ciselée et dorée qui ba-
lance un voile de gaze derrière leur tête, — autre mode conservée du
moyen-âge, — d'hommes fiers et richement armés, dont pourtant le
turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors de Tisla-
misme, elle s'écriait : — Que de giaoursl — et cela adoucissait un peu
mon ressentiment d'avoir été injurié avec ce mot.
n s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites, nos hôtes,
qui aimaient peu ses manières et qui la jugeaient du reste au point de
vue de l'intolérance catholique, me disaient : — Vendez-la 1 — Ils me
proposaient même d'amener un Turc qui ferait l'affaire. On comprend
quel cas je faisais de ce conseil peu évangélique.
J'allai voir le père Planchet au couvent des lazaristes, situé presque
aux portes de Beyrouth. 11 y avait là des classes d'enfans chrétiens, dont
il dirigeait l'éducation. — La plupart de ces communautés sont soumises
en effet à l'inspection des jésuites. — Nous causâmes long-temps de
M. de Lamartine, qu'il avait connu et dont il admirait beaucoup les poé-
sies. 11 se plaignit de la peine qu'il avait à obtenir du gouvernement
l'autorisation d'agrandir le couvent. Cependant les constructions inter-
rompues révélaient un plan grandiose, et un escalier magniflque en
marbre de Chypre conduisait à des étages encore inachevés. Les cou-
vens catholiques sont très libres dans la montagne, mais aux portes de
Beyrouth on ne leur permet pas de constructions trop importantes, —
et il était même défendu aux lazaristes d'avoir une cloche. Ils y avaient
suppléé par un énorme grelot, — qui, modifié de temps en temps,
prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtimens aussi s'agrandissaient
presque insensiblement sous l'œil peu vigilant des Tutès.
— H faut un peu louvoyer! me disait le père Planchet; avec de la
patience, nous arriverons.
Il me reparla de l'esclave avec une sincère bienveillance. — Toute-
fois je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres que j'attendais
pouvaient arriver d'un jour à l'autre et changer mes résolutions. Je
craignais que le père Planchet, se faisant illusion par piété, n'eût en
vue principalement l'honneur \)out son couvent d'une conversion mu-
sulmane , et qu'après tout le sort de la pauvre fille ne devînt fort triste
plus tard.
Un matin , elle entra dans ma chambre en frappant des mains et
s' écriant towt «ffrayée : — Durzil Durzi! handouguillah (les Druses!
les Druses ! des coups de fusil) !
En effet, la fusillade retentissait au loin; mais c'était seulement une
/an^(»ta d'Albanais qui allaient partir pour ki montagne. Je m'informai
et j'appris qije les Druses avaient brûlé un village appelé Bethméric,
situéâà quahre lieues environ. On envoyait des troupes turques non pas
14 /SAirrA-BAipARA. 739
contre eux , mais pour surveiller les mouvemens des deux partis lut-
tant encore sur ce point.
J étais allé à Beyrouth, où j'avais appris ces nouvelles. Je revins très
tard, et Ton me dit qu'un émir ou prince chrétien d'un district du
Liban était venu loger dans la maison. Apprenant qu'il y avait aussi un
Franc d'Europe, il avait désiré me voir et m'avait attendu long-temps
dans ma chambre, où il avait laissé ses armes comme signe de con-
fiance et de fraternité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite m'é-
veilla de bonne heure: il y avait avec lui six hommes bien armés et de
magnifiques chevaux* Nous ne tardâmes pas à faire connaissaace, et
le prince me proposa d'aller habiter quelques jours chez lui dans la
montagne. J'acceptai bien vite une occasion si belle d'étudier les scènes
qui s'y passaient et les mœurs de ces populations, parmi lesquelles vit
encore le souvenir du savant Volney.
Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l'esclave, que je
ne pouvais songer à emmener. On m'indiqua dans Beyrouth une école
déjeunes filles, dirigée par une dame de Marseille, nommée M*"* Cariés.
C'était la seule où l'on enseignât le français. H'"'' Cariés était une très
bonne femme, qui ne me demanda que trois piastres par jour pour
l'entretien , la nourriture et. l'instruction de la pauvre Zeynèby. Je ne
partis que trois jours après l'avoir placée dans cette maison; déjà elle
s'y était fort bien habituée et était charmée de causer avec les petites
filles, que ses idées et ses récits amusaient beaucoup.
jfae Cariés me prit à part et me dit qu'elle ne désespérait pas d'amener
sa conversion. — Voyez-vous, me dit-elle avec son accent provençal,
voilà, moi, comment je m'y prends. Je lui dis : Vois-tu, ma fille » tous
les bons dieux de chaque pays, c'est toHJours le bon Dieul Mahomet,
c'est un homme qui avait bien du mérite.... mais Jésus-Christ, il est
bien bon aussi I
Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion me parut iort
acceptable. — Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.
— Soyez tranquille, ajouta M**" Cariés , elle m'a déjà promis d'ella-
méme de venir à la messe avec moi dimanche prochain.
^On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures mains
pour apprendre les principes de la religion chrétienne et le français»,,
de Marseille.
•
Gâhaed db NiavAL.
LA
FRANCE ET L'EUROPE
APRÈS LE DÉBAT DE L'ADRESSE.
Deux questions grandes par elles-mêmes, plus grandes encore par
leurs conséquences éventuelles, étaient soumises cette année aux déli-
bérations des chambres; deux parlemens paraissaient devoir se répondre,
et, si la tribune française avait déjà touché à d'aussi redoutables intérêts,
elle n'avait jamais rencontré devant elle des susceptibilités aussi vives
et des situations aussi délicates. Je voudrais constater le résultat poli-
tique de ce débat; je voudrais faire comprendre, sans les exagérer et
sans les amoindrir, les conséquences de la protestation anglaise contre
les mariages espagnols et de la protestation émanée de la France contre
la violation des traités de Vienne. Après avoir apprécié chacun de ces
deux faits en eux-mêmes, j'essaierai de caractériser, comme je la com-
prends, la position qu'ils ont donnée à la France devant l'Europe.
S'il est un axiome dans la politique européenne, c'est la nécessité
pour la France d'avoir en Espagne un gouvernement ami, et d'écarter
à tout prix de la cour de Madrid une influence étrangèrç qui serait un
embarras en temps de paix , un péril en temps de guerre. Ce principe
fut universellement accepté dans le dernier siècle, et l'on comprit que
la France ne pouvait trouver quelque sécurité du côté de l'Allemagne
qu'en étant pleinement rassurée du côté de la Péninsule. Mais à ce motif
aussi permanent que la situationfgéographique elle-même sont venues
LA FRANCE ET L'EUROPE APRÈS l' ADRESSE. 741
se joindre, depuis vingt ans, des raisons plus in)périeuses encore. La
France ne peut abdiquer toute pensée d'extension territoriale que sous
la réserve de devenir puissance colonisatrice et maritime, et l'Algérie
est désorrpais pour TEurope la plus sérieuse garantie des traités qui
nous ont fait rentrer dans nos anciennes limites. Or, l'amitié de l'Es-
pagne est la condition même du développement de la France dans ses
possessions d'Afrique. Si cette amitié est utile en temps de paix pour
notre établissement agricole, qui tire ses meilleurs travailleurs des Ba-
léares et de l'Andalousie, elle devient indispensable en cas de guerre
maritime, car l'Espagne peut seule assurer le ravitaillement de l'Al-
gérie, et son intervention rendrait impossible le blocus de ses côtes.
L'alliance espagnole n'exi§tât-elle pas à titre de principe, il faudrait
donc l'inventer : lorsque la France, pour s'asseoir solidement à Alger,
est contrainte de s'appuyer sur Tunis et de peser sur le Maroc, lorsque
son vieux patronage au Liban et le devoir de maintenir la liberté com-
merciale du monde l'appellent à intervenir si souvent dans les affaires
d'Egypte et de Syrie, il faut qu'en respectant l'indépendance intérieure
de l'Espagne , elle puisse en toute occasion compter sur elle. Elle ne
saurait fonder sa politique dans la Méditerranée sans le concours de la
puissance qui possède Cadix , Algésiras, Ceuta , Barcelone et Mabon :
mieux vaudrait mille fois renoncer à des espérances qui suffisent pour
nous consoler de tant d'autres désormais perdues, que d'en poursuivre
l'accomplissement sans une condition manifestement nécessaire à notre
sécurité et à notre succès. L'instinct public a compris la connexité de
ces grands intérêts; aussi aurait-il considéré l'établissement à Madrid
d'un gouvernement soumis à une influence rivale comme une trahison
envers la France.
Rarement politique a rencontré au sein des pouvoirs publics et de
la nation une plus vive adhésion que la politique suivie par le cabinet
dans l'affaire de la succession espagnole. Le principe posé dès 1842 par
, M. le ministre des affaires étrangères et notifié par lui aux grandes
cours était à la fois tellement français et tellement européen, si con-
forme à nos intérêts et à l'équilibre général du monde, qu'il ne pouvait
soulever au-delà des frontières aucune objection sérieuse. Aussi l'An-
gleterre ne se refusa-t-elle pas à l'admettre, quoiqu'elle réservât par
l'organe de lord Aberdeen le droit et la pleine liberté de la reine d'Es-
pagne. Le mariage de cette princesse avec un descendant de Philippe V
était devenu, grâce à la bonne attitude prise par la France, une idée
acceptée de tous, parce que tous comprenaient qu'aucune transaction
n'était possible sur un point où l'intérêt de ce pays et l'honneur de sa
maison régnante étaient si étroitement engagés. Pendant quatre années,
l'accomplissement de ce projet a été poursuivi de concert par le cabinet
français et par le cabinet tory : à l'avènement du ministère whig, au
749 REVUE DES DEUX MONDES.
mois de juillet dernier, la France a demandé avec insistance à continuer
la même politique, et ce n'est qu'après un silence de quarante jours,
et sur la divulgation d'une action isolée exercée à Madrid, qu'elle s'est
crue libre d'agir seule et d'aviser.
La conduite du ministère dans cette occasion décisive a reçu Tappro-
bation de Topposition presque tout entière, comme elle avait obtemi
celle de Fopinion publique. Le principe du mariage d'Isabelle n avec
un descendant de Philippe V a été universellement admis, et le ma-
riage de l'infante avec un prince français a seul été attaqué par Thono-
rable président du ministère du 1*^ mars, comme ne compensant par
aucun avantage constaté les périls qu'il pourrait susciter un jour. On
voit donc que, dès l'ouverture de la discussion, le terrain en a été singu-
lièrement rétréci. Encore faut-il rappeler que ni M. de Montalembert, ni
H. le duc de Noailles à la chambre des pairs, ni M. Billault, ni H. Ber-
ryer à la chambre des députés, n'ont établi de distinction entre les deux
parties de la négociation; aussi nettement que H. le duc de Broglie lui-
même, ils ont couvert les deux mariages de la même approbation, do-
minés par cette pensée que, la succession d'Espagne pouvant sortir par
deux portes de la maison de Bourbon, il importait que la France fût
maîtresse de l'une comme de l'autre.
On a quelque peine à s'expliquer comment un esprit aussi élevé que
celui de M. Thiers n'a pas admis l'association intime des deux ques-
tions, et comment, après avoir reconnu la nécessité politique d'unir la
reine à un descendant de Philippe V, le chef du centre gauche eût voulu
voir adopter une conduite qui livrait la main de l'héritière du trône aux
poursuites de prétendans étrangers. Pour échapper à cette difficulté,
M. Thiers a insinué qu'il y aurait eu avantage à provoquer le mariage des
deux royales sœurs avec leurs deux cousins, combinaison qui assurait à
FAngleterre une demi-satisfaction , puisque dans cette hypothèse don
Henri, son candidat, en admettant que le prince de Cobourg ne méritât
pas mieux ce titre, aurait eu la certitude de partager le trône ou de s'as-
seoir sur le premier degré. J'ai éprouvé, je le confesse, quelque étonne-
ment en voyant Fillustre orateur faire si complètement abstraction des
sentimens trop connus de la reine-mère, dont il avait cru pouvoir, dans
fa session précédente, révéler au public les antipathies et les haines. Je
n'ai pu comprendre qu'un esprit aussi pratique ne tînt pas compte,
d'une part, des répugnances fort légitimes qu'éprouvaient les deux
reines pour un jeune prince qui s'était fait chef de parti, et, de Fautre,
du besoin que ressentait le gouvernement espagnol de consolider l'étal
de choses établi dans la Péninsule par tappui d'un mariage étranger.
L'union de la reine avec l'un des fils de don François de Paule enlevait
toute espérance aux nombreux partisans de la branche exclue du trône;
pour qu'une telle combinaison ne devint pas périlleuse, il fallait donc
LA FRANCS ET l'BCAOPE APRÈS l' ADRESSE. TÂâ
qu'elle fût contrebalancée par le concours instantané et par le patro*
nage public d'une grande puissance. L'Espagne avait un intérêt capital
à vouloir que la France ou l'Angleterre donnât un prince à sa maison
royale : ceci a décidé en même temps et l'association des deux ma-
riages et leur simultanéité. Aussi l'appréciation de cette négociation,
indivisible dans toutes ses parties quant au fond des choses aussi biea
que quant au terme de leur accomplissement, se réduit-elle à ceci : le
double mariage, avec ses difficultés éventuelles dans l'avenir, vau4ril
mieux pour la France que le mariage du prince de Saxe-Cobourg avec
ses périls certains dans le présent? La question ainsi posée est résolue,
car qu'aurait dit l'opposition, si, au lieu d'annoncer à la France à l'ou-
verture de la session la double union rovale consacrée à Madrid, la
couronne s'était trouvée dans la nécessité de lui apprendre le mariage
des .deux filles de Ferdinand VU avec le chef du parti anglais et avec
le cousin du prince Albert?
Peu de questions ont trouvé l'opinion nationale plus décidée et se ré-
fléchissant au sein des chambres avec plus de chaleur. Si M. Guizot n'a-
vait eu à parler que pour ses compatriotes, il n'y avait guère de débat
à engager, car le seul souvenir du 15 juillet 1840 l'aurait dispensé de
traiter à fond la question des procédés; mais, indépendamment de l'im-
portance politique de la négociaticNi qu'il fallait constater devant la
France, il avait la loyauté de sa propr^ conduite à défendre devant
l'Europe. On sait comment cette double tâche a été accomplie. A l'écla-
tante lumière qui s'est faite, les actes de chacun seront jugés, et l'An-
gleterre ne verra qu'un échec grave sans doute, mais amené par une
politique différente de celle qui avait prévalu jusqu'alors, dans une af-
faire où un ministre, compromis par sa propre faute, voudrait associer
son pays à ses déceptions personnelles et à ses colères. Déjà séparés
dans les affaires de la Péninsule par le concours que nos voisins prê-
tent aux progressistes et que nous accordons aux modérés, nous le se-
rons en outre par un point de droit constitutionnel que la France
entend comme l'Espagne, et qu'il appartient à celle-ci de résoudre
souverainement. C'est un embarras de plus entre deux gXMivernemens
qui eu ont déjà d'autres, mais ce n'est point une cause de guerre- Cette
extrémité suprême dût-elle sortir un jour de la question, il faudrait
l'accepter sans hésiter; car il s'agirait, ce jour-là, de défendre l'indé-
pendance de la Péninsule, l'inviolabihté de la loi de succession émanée
dé ses cortès, et de ne pas subir la ridicule interprétation d'un traité
à laquelle a résisté le bon sens de toutes les chancelleries; malgré leurs
(Bspositions peu bienveillantes.
En résumé, si la question ne disparait pas par la nais6ance d'héritiers
directs de la reine Isabelle , elle restera sans doute un grand embarras
entre la France et TAugleterre; mais elle vaut pour neuS toutes les
744 REVUE DES DEUX MONDES.
difficultés qu'elle pourra nous susciter; enfin l'on peut compter qu'elle
ne deviendra pas une cause de rupture, du moment où l'on nous saura
irrévocablement décidés à en aborder toutes les chances, car l'Angle-
terre ne déviera pas en Europe de la politique qui lui a fait accepter
au-delà des mers l'annexion du Texas, et lui donnera la résignation
nécessaire pour subir un jour celle de la Californie. Quant aux compli-
cations récentes que les situations personnelles ont ajoutées aux diffi-
cultés, la presse française me paraît s'en exagérer singulièrement la
portée. L'Angleterre ne fera pas pour une question d'hommes ce qu'elle
n'entend pas faire pour une question de choses. Il n'est personne d'assez
solidement établi à Londres dans les conseils de la couronne et de la na-
tion pour faire dévier, au gré de ses susceptibilités, la politique de son
pays du cours nécessaire qui lui est en ce moment tracé par l'attitude
des États-Unis et par la situation de l'Irlande. La Grande-Bretagne ne
fait pas plus une politique de colère qu'une politique d'enthousiasme,
et si, comme il faut s'y attendre, elle cherche quelque part une re-
vanche, ce sera beaucoup plus pour son profit politique que pour la sa-
tisfaction personnelle d'un ministre.
Dans l'affaire de Cracovie, les devoirs de la France n'étaient pas moins
impérieusement tracés, et elle les a remplis dans la mesure imposée
par la prudence. L'une des dispositions les plus formelles de l'acte de
Vienne a été insolemment enfreinte, et cette insigne violation du traité
qui régit l'élat territorial de l'Europe a été aggravée par un commen-
taire qui, s'il était accepté, ne laisserait pas debout un seul article des
conventions de 1815. Le gouvernement français a signalé la violation
de la foi jurée; il a pris des réserves à valoir pour l'avenir; la chambre,
répétant les paroles même de M. le ministre des affaires étrangères, a
déclaré qu'aucune puissance ne pouvait enfreindre les traités a sans en
affranchir en même temps les autres. »
Un débat des plus regrettables s'est engagé sur ce paragraphe, qu'une
rédaction différente aurait utilement remplacé. M. Barrot s'est attaché
à prouver que toutes les dispositions d'une convention diplomatique
sont indivisibles, et, s'il n'avait dit que cela, il aurait proclamé un
principe incontestable. Lorsqu'une partie s'est affranchie d'une clause
écrite, quelque minime qu'en soit d'ailleurs l'importance, l'autre par-
tie rentre ipso facto dans son entière indépendance, sauf à n'en faire
usage qu'avec opportunité et selon la mesure de son propre intérêt.
Ceci est rigoureusement vrai en droit abstrait, parce que les nations,
n'ayant pas de supérieur commun pour arbitrer leurs différends^
n'ont d'autre moyen de contraindre à réparer la violation d'un pacte
que de rentrer l'une envers l'autre, afin d'obtenir cette réparation,
dans l'état de nature, c'est-à-dire de déclarer la guerre; mais obliger
un cabinet à dire une telle chose en face du monde, lorsque d'un con-
LA FRANŒ ET l'eUROPE APRÈS L' ADRESSE. 745
sentement unanime on est résolu à ne pas tirer lepée, se complaire
à argumenter contre un ministre ou contre un rapporteur, comme s'il
s'agissait de faire passer une thèse à un licencié en droit, et d'éprouver
leur sagacité sur des questions délicates, c'est là un procédé tout au
moins irréfléchi. En Angleterre, le parlement aurait décliné un tel
débat.
D'ailleurs, le droit strict, reconnu par les publicistes, ne dégagerait
la France qu'envers les trois gouvernemens qui ont abrogé l'article 6 de
Tacte principal de Vienne; or, cet acte a été signé par huit puissances,
dont une proteste aussi vivement que nous-mêmes. Peut-6n prétendre
dès-lors que les traités de 1815 sont infirmés dans ce qui se rapporte à
la fixation des limites territoriales, et ne voit-on pas qu'en soutenant une
pareille doctrine on soulèverait contre soi tous les états dont les titres y
sont consignés, depuis les monarchies du premier ordre jusqu'au du-
ché de Lucques et à la principauté de Waldeck? Professer d'un côté le
respect de toutes les nationalités et maintenir de l'autre que les traités
de Vienne n'existent plus, ce serait faire, qu'on y prenne garde, deux
choses contradictoires. C'est par l'effet de ces traités que la Belgique, la
Weslphalie, l'Allemagne rhénane, le royaume d'Italie, et généralement
tous les pays réunis par Napoléon, ont échappé à la France. Nous.tenir
pour affranchis des conventions de Vienne serait donc remettre en
question des faits irrévocablement accomplis et rendre à la calomnie
les armes qu'il nous importe tant de lui ôter. Ces traités ont consacré
sans doute de vieilles usurpations et en ont consommé de nouvelles : il
suffit de rappeler la Pologne, la Saxe, la Norwége, Gênes, Venise; mais,
en ce qui concerne la France, leur effet a été de la faire rentrer dans
ses anciennes Umites, et c'est le sens principal que leur attribue l'Eu-
rope du moins par rapport à nous. Prenons* donc garde d'alarmer les
peuples en voulant nous venger des cabinets, et sachons, tout en pro-
testant dans des termes dont les événemens fixeront la mesure, conser-
ver un milieu également éloigné de la faiblesse et de la témérité.
Quoi qu'il en soit, cette incorporation secrètement préparée semble
un épisode de la politique du dernier siècle furtivement transporté
dans le nôtre : il s'est accompli au mépris d'assurances réitérées et con-
trairement à l'intérêt de deux des cours, qu'il a Contraint à la fois au
mensonge et à la violence. Comment, pour échapper à l'embarras de
Cracovie, moins sérieux pour eux que ne l'a été pour la France l'agi-
tation du département de l'Indre, que ne l'est pour l'Angleterre la
moindre insurrection de l'Irlande, ces trois gouvernemens ont-ils pu
blesser aussi profondément la conscience publique et réveiller l'odieux
souvenir des partages de la Pologne, en allant remuer les reliques
d'un grand peuple jusque dans la tombe où la piété de l'Europe les
avait enfermées? Comment l'Autriche n'a-t-elle pas eu présent à la mé-
11R nrUB PBS DEUX V01IBB9.
mem le mot récent de lord PalmerstoB que, si les traités sont déiraita
sur la Vistule, ils n'existent plus sur le P6? Pourquoi la Pruase,,
qpant une fois de plus devant la Russie, lui a-t-elle fourni le meilleop
des argumens pour préparer l'incorporation des principautés danu-
biennes, et a-t-elle infirmé la valeur du seul titre en vertu duquel eUfi-
même possède la moitié de la Saxe et les provinces rhénanes? Com?-
ment enfin tout cela s*est-il consommé au moment où l'état intérieur
de la Suisse semblait commander de ménager le bon vouloir de la
France, et d'où vient qu'on a fait une pareille réponse aux efforts tentés
depuis si long-temps par celle-ci pour faire prévaloir dans toutes les
grandes affaires la doctrine de l'entente et du concert européen?
Pour répondre à ces questions, il faut se rendre un compte exact da.
la situation de la France vis-à-vis des grandes cours continentales et du
besoin q^'éprouvent celles-ci de maintenir entre elles, en toute cir-
constance et à tout prix , la plus étroite solidarité.
Il est pénible sans doute d'être amené à constater Tisolement de la.
France, après d'aussi longs efforts pour se rapprocher des puissances
continentales, et d'avoir à envisager les conséquences d'une collision
possible avec l'Angleterre, lorsqu'on a si long-temps posé en principe
que des rapports d'intimité avec le cabinet britaimique pouvaient seuls
assurer la paix du monde; mais des assurances plus ou moins fondées,
des formules plus ou moins exactes, n'empêchaient pas la France d'être
en réalité à peu près aussi isolée dans son action par le passé cfu'eUe
pourra Tétre dans l'avenir, et les deux faits qui viennent de se produire
ont dissipé des illusions plutôt qu'ils n'ont créé des périls nouveaux :
ils ont révélé la situation plutôt qu'ils ne l'ont changée.
La conférence de Londres, au sein de laquelle siégeait un représeoh
tant de la France, &était efforcée, il est vrai, d'amortir par une action
commune le contre-coup et la portée du mouvement de juillet; mais
de ce qu'on mit, après 1830, de l'empressement à enlacer la révo-
lution dans un réseau diplomatique, il n'en faudrait pas conclure que.
l'Europe fût disposée à se rapprocher de nous et à confondre ses ef-
forts avec les nôtres. Ce qui est vrai du continent ne l'est guère moins
de l'Angleterre. L'aUiance anglaise, toute sincère qu'elle fût entre less
deux maisons royaleset même entre les deux peuples, n'empêcha jamais
les deux gouvernemens de différer profondément sur les<4)rincipales
questions de la politique coniempocaine. Le ministre éminent qui conr
sidère comme un titre d'honneur sa persévérance de seize années dans
la pensée de l'alliance, M. Guiioi, a toi^ours reconnu que les intérêts
des deux pays n'étaient pas moinâ opposés en Grèce, en Syrie, au M»-
roc, en Espagne, que dans les lointaines contrées, où notre influenee
religieuse et comiaerciale est allée heurter l'influence de la Grande-
Bretagne. Dans toutes ces <|uestioos qui sont les plus grandes,, pour ne
LA FRANCS tT t'WMPB APRiS I^iDRESSE. 717
{NUS dire les seules dn temps, nous étions donc déjà contraints de mar-
dier seuls, soas peine d'abdiquer les intérêts nationaux , et l'alliance
ne eoDsistait guère qu'à masquer par de bons procédés ce désaccord pro^
fi>nd. Suppléer par des mot» calculés à la réalité des choses, tel Ait ce
labeur utile sans doute devant l'Europe, à laquelle il imposait des mé-
nagemens, mais qui n'était pas sans inconvénient devant la France, dont
le sens droit et rbreille juste étaient froissés par un défaut de diapason
entre la politique et le langage.
En Syrie, nous aspirons à maintenir dans sa nationalité et dans ses
croyances une population que les agens de l'Angleterre ont traitée ctt
ennemie; en Grèce, nous entendons compléter l'œuvre à laquelle, de-
puis la guerre de l'indépendance, le cabinet anglais ne s'est jamais as-
socié qu'à contre-cœur; aujourd'hui aussi bien qu'il y a vingt ans, noiMT
aqppelons un jour de délivrance la journée de Navarin, déplorée par le
premier ministre de ki Grande-Bretagne, et nous saluons avec une joie
plus naturelle à Toulon qu'on ne le fait à Plymouth le nouveau pavillon
qui se montre sur les mers; en Espagne, nous venons en aide à la liberté
qui féconde, et non pas à l'anarchie qui stérilise, et nous souhaitons que
la patrie du Cid et de Cortez n*abdique ni son génie maritime ni son ac-
tivité commerciale aux mains d'un nouveau Héthuen; partout enfin en
Europe aussi bien qu'en Océanîe, nous rencontrons cet antagonisme de
Tues et d'intérêts reconnu par le cabinet français, lors même qu'il pro-
fiessait pour Falliance un dévouement justifié par les loyales intentions
dès collègues de sir Robert Peel.
Si tel est l'état des choses depuis seize années, et si la langue politique
est plus modifiée dans la phraséologie que la situation n'est changée
dans sa réaiîté même, il devient plus facile d'envisager de sang-froid
ce qui se passe et de ne pas s'exagérer la portée des foits nouveaux.
La France a marché seule dans le monde depuis longues années,
et ce n'est ni lord Palmerston par ses protestations, ni M. le prince de
Hetternich par l'incorporation de Cracovie, qui ont amené cette posi-
tion, qu'on proclamait hautement devant ht France, lorsqu'on arra-
chait aux chambres les fortifications de Paris. Ce n'est pas aux derniers
mois de 1846, ce n'est pas même à la révolution de 1830 qu'il faut re-
monter pour la comprendre dans ses causes primordiales : elle date de
t8ii et surtout de 1815^; elle nous a été préparée lorsque l'Europe s'est
coalisée à Chaumont et qu'elle nous a vaincus à Waterloo.
Les actes dij^matiques qui suivirent nos désastres ont scellé peut-être
pour un demi-siècle cette attitude de méfiance et d'inquiète observa-
tion. Le ^ns moral de la France s'est soulevé contre les traités de Vienne
beaucoup moins à raison des conquêtes dont ils nous imposaient i'a-
bandon, que par suite du systématique mépris professé dans ces traités
pour la volonté des peuples. Partager les nations comme une va^e
748 RETCE DES DEUX MONMSS.
«
ferme à cheptel, à raison du nombre des âmes et de l'étendue des ter-
ritoires, ce fut là un grand attentat dont le peuple, noble gardien du
droit, devait se montrer profondément blessé. A ces susceptibilités gé-
nérales et désintéressées, les malheurs des cent jours vinrent bientôt
en associer de plus directes et.de plus vives encore. Le traité de paix
du 20 novembre i8i5 entama la France dans son vieux territoire, il
ût tomber les remparts d'Huningue et ouvrit systématiquement notre
frontière pour laisser passer l'Europe lorsqu'il lui conviendrait de re-
venir faire la police à Paris. Celle-ci, dans sa colère, nous imposa ce
traité moins comme une garantie que comme une vengeance.
Ck)mment s'étonner dès-lors si elle est inquiète sur la durée de son
propre ouvrage et si elle éprouve les besoins de s'unir étroitement pour
le défendre? Cette pensée a été un lien entre tous les cabinets étrangers
depuis trente ans^ elle a dominé dans tous les congrès, dans toutes les
conférences, depuis la réunion d'Aix-la-Chapelle jusqu'à celle de Mun-
chen-Graetz; en elle seule se résume toute la politique européenne, et
la restauration la rencontrait devant elle aussi bien que la monarchie
de juillet.
Sur ce point, on se fait souvent des illusions qu'il est utile de dis-
siper. On dit et l'on croit que la jalouse méfiance de l'Europe conti-
nentale contre la France a sa cause principale, sinon unique, dans le
désaccord des principes, et que les formes représentatives, mises en
regard de celles des gou vernemens absolus, constituent un antagonisme
aggravé par le fait de i830 et par l'expulsion de la branche aînée des
Bourbons. Je ne méconnais pas le malaise qu'un tel désaccord dans les
doctrines politiques peut entretenir dans le monde, mais je crois qu'on
s'en exagère singulièrement la portée, et que les cabinets du Nord
n'ont pour le dogme de la légitimité qu'un culte des plus platoniques
et des moins compromettans. Les preuves abonderaient au besoin. La
France n'est pas la seule contrée qui, de nos jours, ait changé sa dy-
nastie; la Suède l'avait précédée dans cotte voie, sans que le patronage
de l'Europe ait manqué au soldat heureux devenu roi à Stockholm.
Pourquoi les cours du Nord se montreraient-elles si inflexibles pour la
substitution d'une branche à une autre au sein de la même maison
royale, lorsqu'on les voit unir leur sang à celui de l'étranger qui a
remplacé les Vasa? Veut-on attribuer cette antipathie permanente de
l'Europe continentale contre la France actuelle au désaccord des insti-
tutio.iS? Mais comment expliquer alors l'intimité si longue des cours
de Vienne et de Londres, et les efforts de la Russie pour attirer l'An-
gleterre? comment comprendre que l'Europe accepte au-delà de la
Maâche ce qui lui répugne si vivement de ce côté-ci? Le gouvernement
représentatif n'est-il pas aussi bruyant, aussi hardi dans ses manifesta-
tions à Westminster qu'au Palais-Bourbon? L'empereur Nicolas n'a-t-U
LA FRAIfOf ET L'EUAOPB APRÈS L'ADRBSSB. 749
pas été marqué en plein parlement, par la main d'0*Connell, de styg«
mates qu'aucun orateur français ne se serait permis de lui infliger, san^
8'exposer à un énergique rappel à Tordre? Pourquoi donc tant de 8tUH
cepÛbilité à Paris, lorsqu'on montre tant de tolérance à Londres?
Veut-on une autre preuve de la facilité avec laquelle l'Europe accepte
les faits accomplis et les institutions les plus contraires aux siennes, lors*
qu'elle y est déterminée par le soin de ses propres intérêts? Qu'on songe
àla Belgique, qui a répondu au mouTement de juillet par le mouvement
de septembre, et qui, après avoir renversé l'œuvre chérie des négocia-
teurs de Vienne et la plus européenne des dynasties, s'est donné les
institutions les plus libérales de l'ancien monde. Tout cela n'a pas em«
péché la Belgique et sa jeune royauté d'être promptement acceptées^
tout cela n'arrête pas les cours allemandes dans leurs efforts pour at*-
tirer autant qu'elles le peuvent vers la sphère de leur action le gou-
vernement de Bruxelles, et, n'était la clause de neutralité perpétuelle
stipulée par l'acte qui le constitue, celui-ci n'aurait en fait d'alliances
que l'embarras du choix. Ceci ne constate-t-il pas qu'il y a autre chose
dans la question élevée entre nous et le reste du continent que ce que
les partis prétendent y trouver, et ne faut-il pas reconnaître que nous
sommes moins séparés de l'Europe par des doctrines que par des in-
térêts?
Ce qui creuse cet abtme, c'est la conscience des blessures qu'on n(m8
a faites et la croyance générale que nous n'attendons qu'une occasion
favorable pour reconquérir tout le terrain perdu. D'aussi pénibles sa^
orifices que ceux du dernier traité de Paris, tout justifiés qu'ils pussent
paraître aux yeux des gouvernemens étrangers par les souvenirs de
l'oppression impériale, ne sont jamais imposés à la plus guerrière des
nations sans qu'il soit naturel d'appréhender une réaction dans l'avenir;
et lorsque cette nation, un moment écrasée sous les efforts du monde,
a doublé sa population et décuplé ses richesses, lorsqu'elle est en me«
sure d'ajouter à sa puissance matérielle une puissance morale noi\
moins formidable, il est fort simple qu'on redoute de lui voir reprendre
la liberté de ses mouvemens, et qu'on se serre étroitement pour lui ré^
sister. Voilà tout le secret de l'union des cours signataires des traités
de Paris.
Nous répétons, pour la justification de la royauté de iSdO comme
pour l'honneur de la restauration elle-même, que celle-ci rencontrait
devant elle des obstacles analogues à ceux qui sont aujourd'hui semés
sous DOS pas. Aux premiers jours de son avènement, le gouvernement
des Bourbons ne pouvait pas, sans doute, avoir une politique à lui, car,
pendant que cent cinquante mille étrangers occupaient nos places de
guerre, une conférence européenne traitait chez nous de nous et sans
nous; mais, sitôt que le territoire ftat libre et que la France put vivre de
TOUS XVII. 49
sa propra yief elle eut à lutter contre l'alliance fiormée en baùie de ssi^
rq)s\irr^<Uqn tant redoutée* Aprè^ lui aToir imposé la guerre d'Espagne
en 1993; l'Europe 3'efforça de lui arracher tous le$ profits de cette expédi*
tion, car ç^x-ci étaient grands au point de vue nûlitaire et politique.
Plus tard, dans les affairas da Gràce^ la France rencontra, de la pact d»
granits cours, des difflcultés égalewentinspirées par une apprébansie^
con^niune^ en ce qui se rapporte à l'Angleterre en particulier, peiw
so^ne n'ignore que, dominé dè$ cette époque par la pensée qu'il poursuit
aujourd'hui au-^elà des Pyrénées oop^xm en Ab*ique, le cabinet de
Londres prU de menaçantes réserves, lorsque la France entra en £1^
pagne aus^ bien q^e lor^u'elle descendit sur le rivage d'Alger. Il u'j
a donc rien de nouveau dans le mouvement général de la poUtique eu^
ropéejme, et ce ne spiA pas les révolntiqns qui l'ont suscité.
I^ restauration avait» il est vrai, une chance perdue pour le gouver**
nçment qui l'a remplacée^ elle pouvait espérer de s'unir à la Russie, e^^
quoique celte alliance n'ait jan^is existé qu'en prqjet, elle était de i^
û|re à se réaliser un jour et à influer d'une manière considérable sur
les destinées du monde. Cette association d'intérêts était en effet très n^
turelle» car de toutes les grandes puissances la Russie est celle qui attend
le plus de l'avenir, et dont les espérances dépassent le plus constant
ment les stipulations actuelles des traités.. Il était donc naturel qu'ac^r
pirwt à s'étendre sur le gospboret elle laissât entrevoir à la France li
perspective d'un agrandissement sur le Rbin, et il n'y avait pas à s'étwr
ner si les développemens possibles de celle-ci inspiraient à Pétersbourf
dqs appréhensions beaucoup moins vives qv'à Vienne et à Berlin.
C'était par ces motifs qu'une alliance Â^anco-russe paraissait alai«
chose naturelle; mais, depuis cette époque, il s'e^t passé un fait qui a
dérangé toutes ces combinaisons, et qui a dû peser près du cabinet im**
périal d'un poids beaucoup plus lourd que ne peut l'être à ses yeux la
substitution d'une branche régnante à une autre. En i83i, la Pologne
a soulevé la pierre de son sépulcre, et ses spoliateurs ont entendu re*-
tentir à leurs oreilles la parole dite à la jeune tille ressuscitée : Nom
nwrtua est, sed dormit. Vainement a-t-elle été refoulée une fois de plus
dans sa tombe : la certitude que la Pologne n'est point morte est entrée
dans tous les esprits; cette conviction générale a modifié pour de lo9^
gués années la poUtique européenne et rendu toute intimité impossible
entre la Russie et la France. Si, durant la restauration, on songeait
sérieusemeut, à Péiersbourg, à réaliser les projets de Catherine II, il
a fallu, depuis la formidable guerre de Pologne, abandonner ce point
pour poursuivre un objet plus important encore. On a dû s^ourner Con-
stantinople pour s'occuper de Varsovie , car ce n'est pas quand on se
sent si gravement meuftSiè §» Europe qu'on peu^ pçn^pr à se porter
yefs l'Asie.
LA FRANGB ET L'eUROK APEÈ8 L' ADRESSE. i^i
Bans la situation nouyelle que fkit an cabinet impérial sa constante
appréhension pour la Pologne, il n'a plus qu'un rôle de longue expec-
tatiye à jouer dans l'empire ottoman. Il suffit aux intérêts de sa poli-
tique qu'il y fasse de temps en temps acte d'héritier présomptif, comme
à Unkiar-Skelesay, et nul n'est plus intéressé que lui à retarder F ou-
verture de la succession. D^aiHeurs, depim vingt ans, la catastrophe
qui menace Tempire ottoman est dey^ïue moins imminente, et il est
naturel que, sans abdiquer son avenir en Orient, la Russie Tait ajourné
pour se préoccuper spécialement de l'Europe. La France a donc perdu
le point qui pouvait la rapprocher de la Russie, elle n'est plus en con-
tact avec elle que par celui qui l'en éloigne, et tout rapprochement
entre les deux cabinets demeurera impossible tant qu'à Pctersboui^ on
sera contraint de s'occuper des événemens iniminens sur la Yistule
plutôt que des éventualités qui peuvent naître sur le Bosphore. Lors-
que l'on disserte à perte de vue- sur l'alliance russe, on entretient donc
le pays d'une chimère véritable, car cette idée ne peut avoir quelque
consistance que dans un passé qui n'est plus ou dans un avenir que rien
ne peut aujourd'hui faire pressentir. Un grand peuple immolé élève la
plus infranchissable des barrières entre ses oppresseurs qui épient son
dernier souffle et la France qui attend sa renaissance. L'obstacle est là
beaucoup plus que dans la révolution de 1830. La maison impériale de
Russie ne saurait avoir, relativement au droit de succes^bilité au trône,
aucun de ces scrupules qu'on lui prête avec tant de complaisance, car
il n'est guère de règne dans son histoire dont l'origine ne cache des
faits plus irréguliers que celui contre lequel on lui suppose une invin-
cible antipathie.
Ainsi l'isolement de la France parmi les grandes puissances conti-
nentales est un fait qui persistera tant que la situation du monde n'aura
pas été violemment changée. L'Autriche et la Prusse redoutent tout ce
^i serait de nature à modifier les stipulations sur lesquelles repose
l'état territorial de l'Europe, et la Russie ajourne des desseins qu'en
face de la Pologne encore vivante la France ne saurait seconder sans
abdiquer rbonneur. Elle est donc seule dans le monde avec le senti-
ment de sa force et le souvenir des traitemens sévères qui lui ont été
infligés. Entre elle et le continent, l'antagonisme est inévitable.
Comment la paix générale a-t-elle résisté si long-temps à cette vio-
lente épreuve? Il faut sans doute attribuer une grande part dans ce ré-
sultat aux appréhensions des uns , à la prudence des autres et à la con-
stante pression exercée sur les cabinets par les intérêts financiers qui les
dominent; mais il est juste de l'attribuer surtout à la situation prise par
l'Angleterre entre la France et les trois grandes cours continentales, et
k ce qu'on est convenu d'appeler, depuis seize ans, l'alliance anglaise.
La Grande-Bretagne est placée dans une position singulièrement
I *
7S2 lŒYUB DES DEUX MONDES.
propre au rôle d'intermédiaire que les événemens lui ont départi entre
la France de 4830 et l'Europe coalisée de 1815. Par l'analogie des insti-
tutions et le principe d'une royauté consentie, elle tient à la France et
sympathise avec elle; par la puissance de ses intérêts et celle de ses
souvenirs, elle verse vers les cours continentales, dont ses subsides ont,
durant un quart de siècle, soudoyé les armées. S'il y a deux tribunes
sur les bords de la Tamise comme sur ceux de la Seine, les triomphes
de la coalition contre la France sont célébrés à Londres avec non moins
d'enthousiasme qu'à Berlin, et le culte théorique qu'on professe à West-
minster pour les droits et les libertés des peuples n'empêche pas d' y rap-
peler avec orgueil et à tout propos le souvenir des actes de Vienne^
négociés sous l'influence prédominante de l'Angleterre, et par suite
desquels cette puissance a complété sa prise de possession du monde
maritime.
Ainsi, s'appuyant tour à tour sur le continent et sur la France, oOlrant
pour gage à l'une ses inclinations libérales, tandis qu'il se trouvait as-
socié avec l'autre par la solidarité des avantages conquis et des périls
courus en commun, le cabinet britannique a joué, depuis seize ans»
le premier rôle dans les affaires européennes et a été maître de la
paix du monde. 11 a proclamé l'alliance avec la France, vers laquelle
ï'entratna le cours de l'opinion publique après le mouvement de juillet»
et il a été sincèrement dévoué à cette combinaison toutes les fois que les
intérêts de son pays ne se sont pas trouvés en désaccord avec ses sym-
pathies politiques : lorsque ce désaccord s'est produit, celles-ci ont été
sacrifiées sans hésiter, selon l'esprit invariable d'un peuple qui croit à
la patrie avant de croire à l'humanité.
Tant qu'il s'est agi de patroner en Europe la dynastie sortie, comme
la maison de Hanovre, de la volonté populaire, le loyal concours de la
Grande-Bretagne n'a pas manqué. Il n'a pasfait défaut lorsque la France»
demeurée maîtresse d'elle-même au milieu de l'effervescence révolution-
naire, acceptait les traités de 1815, refusait la Belgique et contemplait
avec une douloureuse résignation l'agonie de la Pologne et les agitan
tiens de l'Italie. On a pu s'entendre également en 1834 pour régler en
commun les affaires de la Péninsule, parce que là où la France ne
poursuivait que le triomphe des idées libérales, la Grande-Bretagne pro-
fitait de la chance redoutable ouverte par l'abolition de la succession mas-
culine; mais, lorsque la France s'est proposé, soit d'appuyer en Grèce
un gouvernement libre, soit de concilier en Espagne le traité de la qua-
druple alliance avec le maintien de l'œuvre de Louis XIV, soit de peo-
téger en Syrie les malheureuses victimes que l'imprévoyance de l'Eu-
rope a livrées à leurs bourreaux; lorsqu'elle a eu l'innocente fantaisie
d'aller promener son drapeau dans les solitaires profondeurs de l'Océan
Pacifique, l'appui de l'Angleterre s'est aussitôt retiré, et laf rançe a vu
LA FRANCE ET L'eLROPE APRÈS l' ADRESSE. 753
son alliée de la veille accepter une autre alliance toujours otTerte avec
bonheur par le continent, attentif à épier le désaccord des deux grandes
nations constitutionnelles.
C'est ici que se révèle l'inArmité de la combinaison sur laquelle a
pivoté depuis la révolution de 1830 toute notre politique extérieure.
Dans l'alliance anglo-française, ies deux situations ne sont malheureu-
sement point égales; car, tandis que la France ne peut se séparer de son
alliée sans se rejeter dans l'isolement, celle-H^i , en se séparant d'elle,
trouve l'Europe toujours prête à l'accueillir, toujours empressée à pro-
voquer une rupture. L'Angleterre a contre nous une alliance de re-
change, tandis que nous n'en avons point contre elle. Un désaccord
s'élève-t-il entre la Grande-Bretagne et la France de 1830, la première
peut avec confiance en appeler à l'Europe de 1815, certaine de trouver
les cours du Nord toujours disposées à renouer la vieille alliance.
Les preuves abondent, et je ne sais guère d'année qui n'en ap-
porte de nouvelles. Lorsqu'en 1840 lord Palmerston et M. de Brunow
négocièrent le traité du 15 juillet, l'Autriche et la Prusse n'hésitèrent
pas à Faccepter : quoique la première de ces puissances eût donné son
adhésion publique aux vues de la France dans les affaires de Syrie, elle
entra avec empressement dans un accord dont elle avait prévu les dé-
plorables conséquences relativement à la question spéciale à propos de
laquelle il s'était formé. Quand, en 1845, sir Robert t^eel, sortant un
jour de son caractère et de sa modération habituelle, fit entendre de
menaçantes paroles et songea à renvoyer à son poste, sur un vaisseau
de guerre, un agent brouillon et compromis, il avait présente à la
pensée, croyons-le bien , cette situation de l'Angleterre qui lui assure
des alliés dans toutes ses entreprises et jusque dans toutes ses colères,
et son excellent esprit fléchit un moment sous cette tentation perpé-
tuelle. Si aujourd'hui la ligue européenne ne s'est pas reformée à la
voix de lord Palmerston à l'occasion des mariages espagnols, cette ré-
serve peu habituelle s'explique par trois motifs : l'attitude ferme et
prudente du cabinet français, l'antipathie personnelle qu'inspire le
noble lord à l'Europe et dont M. Thiers est venu témoigner, enfln la
perpétration de l'attentat de Cracovie, qui a été pour les trois cours le
pttxluit net de la rupture survenue entre les deux gouvernemens con-
stitutionnels. M. le ministre des affaires étrangères a déclaré d'ailleurs
avec une habile franchise qu'il était loin de croire lord Palmerston dé-
couragé par l'attitude des cours du Nord dans la question espagnole et
par la fin de non*recevoir qui lui a d'abord été opposée. A chaque phase
de cette question, des tentatives seront infailliblement reprises, et nous
voudrions pouvoir espérer avec lui qu'il suffira de tenir une conduite
prudente pour les faire avorter. Déjà même, si l'on en croit des bruits
qui paraissent fondés, un cabinet aurait cédé aux efforts, pour ne pas
754 REYDE DES DEUX HONDES.
dire aux obsessions du Foreign-Office, Il est nahirel que le prince cpii
n'entend pas démordre de l'école liistorique et du teutonîsme, même
lorsqu'il subit Finfluence des idées modernes, ait voulu se séparer de la
France au lendemain du jour où il proclamait ce que FEurope persiste
à nommer une constitution. Quoique la Russie et F Autriche n'aient pas
de telles velléités de libéralisme à expier, on peut craindre qu'elles ne
suivent un tel exemple. Sans anticiper sur Favenir, il est permis de dire
que le passé justifie toutes les inquiétudes à cet égard, et nous ajou-
terons que Falliance de l'Angleterre est d'un si haut intérêt pour les
trois cours, qu'elles n'estimeront jamais la payer un trop grand prix.
Aussi espérons-nous davantage du sens' droit de FAngleterre que des
résistances de l'Europe, et comptons-nous plus sur le discrédit qui
peut atteindre au sein de son propre pays un ministre toqiriet et re-
muant que sur les refus persévérans des trois cours de se joindre à
ta Grande-Bretagne. Séparer en toute occasion l'Angleterre de la
France est Faxiome de la politique du Nord; c'est pour cela que,
dans Falliance anglo-française, Fun des cabinets a cet immense avan-
tage, de pouvoir rompre impunément les bons rapports, tandis que
l'autre ne saurait le faire sans péril. Cest là ce qui donne au cabinet
anglais des allures si confiantes et parfois si hautaines. Il sait trop
qu'il aura ûti point d'appui contre la France toutes les fois que les in-
té^êts politiques du royaume-uni viendront à différer d'avec les siens.
Or, si ce désaccord est constaté de nos jours relativement aux affaires
d'Espagne, d'Afrique, de Grèce et de Syrie, qiti sont les plus grandes
questions du moment, il est assurément fort à craindre qu'il ne se main-
tienne également dans l'avenir, à raison des tendances parallèles affec-
tées par les deux pays dans leurs développemens respectifs.
La France aspire, comme sa grande rivale, à devenir puissance ma-
ritime; le vœu des pouvoirs législatifs a fini par prévaloir sur ce point,
et c'est avec une joie qui ne sera certes pas partagée à Londres que la
nation tout entière a accueilli la solennelle déclaration émanée de
M. Guizot relativement à Féquîlibre des forces navales dans la mer
redevenue la grande route du monde. La Providence nous a envoyé
en Afrique un vaste empire à fonder, et le flot de la Méditerranée bai-
gne des deux côtés des rives à jamais françaises. De plus, durant cette
longue période de paix, la nation a dû appliquer à l'industrie le génie
et Fardeur qu'elle avait si long-temps consacrés à la guerre. Elle a
donc entrepris deux choses auxquelles elle tient avec obstination , et
qu'aucun gouvernement ne saurait Fempêcher de réaliser sans y jouer
son existence : la première de s'assurer le bénéfice die son marché na-
tional, la deuxième de faire, pour certains produits du travail français,
concurrence a l'industrie britannique sur les marchés étrangers : or,
c(îtte double tentative, quelque légitime qu'elle soit, est une double
LA FRANCE ET l' EUROPE APRÈS L* ADRESSE. 755
énermité aux yeux d'uu geuvernemeui qui ne peut contenir les tem-
pêtes sur son propre sol qu'en monopolisant le conunerce du monde.
Les doctrines de protection auxquelles adhère en France la graade ma-
jorité des intérêts sent un obstacle plus sérieux peut-être que les diffî-
cultes politiques à toute intimité avec FAngleterre.
Le reste de l'Europe est, il est vrai, placé, sous ce rapport^ vis-à-vis
de la<kaode-Bretagne, dans une^tuation peu différente de lanètre. Les
prédications du libre échange n'ontguère plusde succèsdansl'Alleraagne
que dans la Friuice industrielle. Cependant l'Angleterre est, après tout,
plusennMSured'obtenir desconcessionscommercialesde certaines cours
absolutistes qiiie d'un gouvernement constitutionnel, où tous les inléréis
représentés parlent si haut et se plaignent si vite; et si un conflit éclatait
jamais dans le monde, le cabinet britannique, dont l'intervention pour-
rait y devenir décisive, ne manquerait pas assurément, pour prix de son
concours et de ses subsides, de stipuler la consécration de ses nouveaux
principes d'économie politique. Le libre échange deviendra désormais
pour la Grande-Bretagne ce qu'était pour elle l'abolition de la traite des
noirs en i815, l'annexe obligée de toutes les stipulations diplomatiques
consenties par ses ministres. Dans la situation nouvelle de l'Europe,
l'A^leterre considère avec raison l'admission à droits réduits de ses
cotons ou de ses fers comme une conquête plus importante que celle
d'une province. Or, de bons traités de commerce s'obtiendront plus fa-
cilement, au jour des grands périls, delà Russie, de l'Autriche, et même
du Zolh/Qereinque de la France, fort résolue à se défendre aussi intré-
pidement cointre les cotonnades que contre les flottes de ses voisins. Il
est donc évident que rien n'autorise à prévoir pour l'avenir un rappro-
chement d'intérêts qui n'existe pas dans le présent, et que la ferme vo-
lonté d'éviter la guerre, volonté qui existe heureusement et au même
degré chez les deux peuples, ne suffit pas pour constituer une étroite
alliance et créer des rapports d'intimité. La paix trouvera, on peut l'es-
pérer, des garanties nouvelles dans cette situation bien comprise : on
se ménagera d'autant plus que l'on connaîtra davantage les causes na-
turelles de désaccord et de collision; la langue ofûcielle se mettra en
harmonie avec les faits, et les mots cesseront de contraster avec les
choses.
Que la France comprenne donc sa position véritable et qu'elle sache
Tacoepter avec résolution et de sang-froid. Elle est séparée des trois
cours du Nord par de vives appréhensions et par le souvenir d'une
commune résistance. Quant à l'alliance anglaise, en l'acceptant avec
empressement toutes les fois qu'elle est possible, la France doit la pra-
tiquer toujours dans la pensée que cette alliance peut souduinement lui
échapper, puisqu'une combinaison différente est constamment offerte
756 REVUE DES DEUX MONDES.
au cabinet britannique, et que celui-ci a dès-lors, dans ses rapports avec
nous, une liberté qui nous manque dans nos rapports avec lui.
Ces difficultés ont leurs racines dans un passé beaucoup plus vivant
en Europe qu'il n*est en France, et dont tous nos efforts devront con-
sister à effacer le déplorable souvenir. Elles sont grandes sans doute,
mais elles sont loin d'être insurmontables. Les connaître et les confes-
ser hautement, c'est le plus sûr moyen d'en triompher. En comprenant
bien la nature des obstacles qui la séparent de l'Europe, la France ac-
ceptera sans appréhension un isolement qui n'est pas le résultat d'une
théorie, mais l'expression d'un fait trop manifeste; elle s'efforcera de
le faire cesser en temps utile sans s'alarmer outre mesure d'une situa-
tion dont elle ne porte point la responsabilité aux yeux du monde: elle
n'adressera pas aux trois grandes cours continentales des avances qui de-
meureraient vaines, et, tout en s' efforçant de rétablir de bons rapports
avec l'Angleterre, elle n'aspirera point à une intimité sujette à d'aussi
brusques reviremens. La situation des deux peuples en deviendra plus
vraie, et la paix du monde n'en sera pas peut-être plus compromise.
Mais faudra-t-il donc que, dans l'isolement temporaire qui lui est fait
par un fatal concours de circonstances, la France renonce à toute ac-
tion en dehors de ses frontières, et, faute de pouvoir afficher l'alliance
anglaise ou l'alliance russe, sera-t-elle condamnée à abdiquer toute in-
fluence dans les affaires du monde? Ce serait peu comprendre l'état
vrai des esprits et le besoin que ressentent les peuples de rompre le
cercle tracé autour d'eux depuis 4815 par les grandes cours qui, en
exploitant les méfiances contre la révolution et surtout contre la France,
ont fini par confisquer toutes les libertés de l'Europe.
Cinq puissances, dont quatre réunies par une pensée commune, ont
assumé, depuis le congrès d'Aix-la-Chapelle, la dictature politique du
monde. En i832, la conférence de Londres a modifié les traités de
Vienne dans plusieurs de leurs principales dispositions, sans qu'une seule
observation s'élevât de la part des huit signataires de ces traités, et la
France a consenti, dans un esprit de modération et de paix, à prêter
son concours à un système qui n'a pour base que la haine qu'elle in-
spire. Les souverainetés secondaires ont cessé de compter en Europe
par la faiblesse des uns et l'imprévoyance des autres : on a vu dispa-
raître en quelque sorte de la carte politique la Suède et le Danemark
dans le Nord, l'Espagne et le Portugal au Midi; l'Autriche a régné aussi
souverainement en Italie que si la Sardaigne et les Deux-Siciles avaient
appartenu à des archiducs, comme Modène et Parme; et, au sein de
cette vieille Allemagne, si agitée depuis la réforme, naguère si jalouse
de son indépendance, on a vu les plus nobles peuples de la souche ger-
manique, les Saxons et les Bavarois, abdiquer sans résistance devant
LA FRANGE ET L'eCROPE APRÈS L* ADRESSE. 757
rAutriche, qui est à peine allemande, et devant la Prusse, celte dernière
venue dans le monde. On a si habilement entretenu, au sein des petits
gouvernemens d'au-delà du Rhin, les jalousies contre la France, qu'ils
ont tacitement consenti à déléguer, pour ainsi dire, tous leurs droits de
souveraineté extérieure pour ne conserver qu'une sorte de souveraineté
municipale. Le grand corps germanique a disparu sous la pression des.
cabinets de Vienne et de Berlin sans essayer même de se défendre. Pen-
dant que les électeurs de l'empire échangeaient leur titre contre le titre
royal, ils descendaient à une dépendance que le dernier margrave de
l'antique Allemagne aurait repoussée avec indignation, et, en évoquant
le fantôme de la France, M. le prince de Hettemich a gouverné aussi
souverainement les pays de Souabe que les états héréditaires d'Au-
triche.
Cette abdication s'est opérée dans les circonstances même qui sem-
blaient devoir en écarter jusqu'à la pensée; c'est lorsqu'un antagonisme*
aussi profond que celui qui avait divisé l'Allemagne au xvi^* siècle pa-
raissait devoir séparer les états constitutionnels des gouvernemens
absolus qu'on a vu lés premiers s'effacer obscurément devant les se-
conds, et, pour la première fois peut-être dans le monde, la lit)ertéy
au lieu d'élargir et de fixer son lit, est allée se perdre dans les sables
sans porter avec elle la vie et la fécondité. N'est-il pas déplorable de
voir des gouvernemens qui ont eu l'honneur, après la crise de 1815,
de tenir leurs engagemens envers leurs peuples, effacés et comme
anéantis par ceux qui les ont méconnus? Comment s'expliquer que la
pratique des institutions constitutionnelles, tout incomplète qu'elle ait
pu être, n'ait pas rendu aux états allemands du second ordre le senti-
ment de leur indépendance extérieure, si compromise, et de leur sou-
veraineté, si ouvertement outragée en tant de circonstances?
Si la France s'était moins inquiétée des grands gouvernemens et
qu'elle se fût plus sérieusement occupée des petits; si elle avait consa-
cré à agir sur les chambres législatives, sur les universités, sur la
presse et sur les peuples allemands une partie de l'activité stérilement
dépensée pour se concilier les cours de Vienne et de Berlin, elle re-
cueillerait déjà peut-être le fruit de ses efforts, au lieu d'aboutir à l'at-
tentat de Cracovie, comme dernière expression du concert européen.
Ce qu'elle n'a pas fait, il faut qu'elle le fasse; il faut qu'elle devienne
au XIX* siècle, en Allemagne, l'appui de la liberté constitutionnelle,
comme elle a été au xvn* l'appui de la liberté rehgieuse. Qu'au lieu
de resserrer les liens de la pentarchie européenne, elle ne s'oppose donc
pas au cours naturel des idées qui tend à les relâcher; que^sa propa-
gande d'indépendance s'adresse moins aux peuples qu'aux petits gouver-
nemens eux-mêmes, qu'elle parle moins aux passions qu'aux intérêts,
mais qu'en même temps ses agéns ne concentrent pas toute leur action
^tlZ^^L^'
758 RIYTB 9ES DEUX MONDES.
et toutes leurs pensées dans la sphère officielle où ils sont appelés à
TÎvre; que, flère de la grande idée qu'elle représente, elle ait la con-
, science de sa dignité et de sa force morale en présence de rAutriche se
'^'^^'^.^^f débattant sous les souvenirs de la Gallicie, de la Prusse à laquelle les
longues oscillations de son gouvernement ont enlevé une partie de son
importance et de son crédit; qu'elle fasse enfin comprendre à l'ABe-
magne que la Russie et la France sont les deux pôles du monde pofili-
que, et qu'il n'existe aucune situation intermédiaire, aucune influence
sérieuse et durable entre les deux idées qu'elles expriment.
Personne n'ignore qu'un seul motif s'oppose à l'action de la France
au-delà du Rhin, qu'une seule cause paralyse sa politique naturelle de
patronage auprès des petits gouvememens constitutionnels. On croit
chez les peuples, on affecte de croire dans les cabinets, que nous aspi-
rons à recommencer les courses héroïques de l'empire, et que la con-
quête de la rive gauche du Rhin et des provinces belgiques est une sorte
d'idée fixe pour la France. Ni le cours pacifique imprimé à nos idées,
ni la transformation de nos mœurs , ni le mol, égoïsme qui nous do-
mine, ne suffisent pour rassurer les scribes condamnés au dur métief
d'injurier la France et de louer l'Autriche, de calomnier la libeflé
constitutionnelle et d'exalter la gloire du despotisme paternel. Pourtant,
après la discussion solennelle à laquelle vient d'assister la France, ce
métier va devenir impossible à continuer au-delà du Rhin. Tous les
orateurs qui y ont pris part au sein de nos deux chahfibres se sont ac-
cordés sur ce point, qu'il fallait avant tout rassurer l'Europe et abdiquer
toute pensée attentatoire à l'indépendance des peuples. Le principe des
nationalités a été posé d'un commun accord et avec un assentiment
unanime comme la base même d'une politique de réparation et de jus-
tice. M. de Montalembert, organe de cette grande opinion au sein de la
chambre des pairs, voyait la pairie tout entière applaudir à sa parole,
et son discours, accepté comme le commentaire même de l'adresse, de-
venait un grand acte. M. Odilon Barrot se faisait, au nom de la gauche,
l'éloquent interprète de la même pensée, jl répudiait à jamais toute
solidarité avec les espérances conquérantes de 183! et les imprudentes
manifestations de 1840. M. Billault proclamait la nécessité de rassurer
les peuples et de venir en aide aux états secondaires, si justement alar-
més par l'incorporation de Cracovie; M, Berryer enveloppait la même
pensée des larges plis de sa parole magnifique; enfin M. le ministre des
affaires étrangères acceptait hautement pour la France le fécond pa-
tronage que l'accord de tous les partis lui défère.
Il ap pgrtenait à l'opinion conservatrice, au début d'une législature
nouvelle destinée à s'empreindre de son esprit, il appartenait au cabinet
devenu l'expression jiécessaire de ce grand parti, d'inaugurer cette po-
litique du droit et de répéter après plus d'un demi-siècle d'usurpations
LA FRANCE £T L EUROPE APRES L ADRESSE.
759
et de violences la déclaration de la première de nos assemblées délibé-
rantes, que a la France, plus jalouse d'influer sur les peuples par ses
idées que par ses armes, ferait la guerre pour défendre son indépen-
dance etjamais.pour attaquer celle des autres. » Lorsque cette pensée
proclamée à la tribune et répandue par la presse sera devenue un lieu
commun^ lorsqu'elle sera acceptée en France par toutes les consciences,
en Europe par toutes les convictions, alors l'isolement de la France
aura cessé, .et l'heure des grands changemens sera près de sonner pour
lejuoade.
Cette politique de patronage au proût des états du second ordre peut
donner lieu dès à présent à des applications nombreuses. Si en Alle-
magne il est nécessaire d'y préparer l'opinion, et si le travail de la
France doit y. conserver encore un caractère plus théorique que prati-
que, il n'en est point ainsi en Italie, où l'impulsion nationale ^st déjs^
vL^ementio^piiméey et où notre concours peut devenir nécessaire d'un
jour à l'autre. Le gouvernement sarde, qui, plus que tous les autres
gouverneraens secondaires, a conservé le sentiment de sa dignité et de
son indépendance, est chaque jour froissé, malgré sa prudente réserve,
par le mauvais vouloir d'un grand cabinet. Ce mauvais vouloir devient
delà haine contre l'auguste chef de la chrétienté, qui, placé entre le
double péril d'unerévolution imminente et d'un protectorat plus redou-
table encore, poursuit avec persévérance son œuvre de redressement
et de salut. Un spectacle qu'elle n'avait pas vu depuis bien des siècles
est.donné à l'Italie : un pape guelfe est assis dans la chaire d'Inno-
cenl III9 '^^ toutes les populations italiques portent ses couleurs et ré-
pèlent son nom. II est diCflcile qu'un aussi grand ébranlement donné
à, un peuple n'amène pas des conséquences imprévues, et l'attitude de
la France «doit se dessiner dès aujourd'hui d'une manière nette et dé-
cidée en face de ces éventualités. L'état alarmant de la Suisse lui impose
plus impérieusement encore une politique arrêtée, et l'on doit s'éton-
ner que« dans le cours de la longue discussion à laquelle la France vient
d'assister, l'opposition n'ait pas provoqué de la part de M. le ministre
des afiEsiires étrangères, pour protéger le territoire de la confédération ,
une déclaration analogue à celle de H. le comte Holé, qui, après 1830,
fit respecter par la Prusse en armes le sol de la Belgique. 11 faut qu'on
sache bien que toute intervention militaire en Suisse provoquerait au
mêine instant l'intervention de la France.
Lorsqu'un rôle si efficace lui est préparé, quel si grand intérêt aurait
donc la France à reprendre le système d'agrandissement territorial qui,
après l'avoir conduite à Rome et à Hambourg, a eu pour dernier résul-
tat de faire caraf^er les Coaaques dans la cour du Louvre? Quel motif si
puij»aiU pourrait l'amener à cette monstrueuse contradiction de con-
fisquer la nationalité belge et d'attenter, dans les provinces rhénanes,
760 REVUE DES DEUX UONDES.
à la nationalité allemande, lorsqu'elle proclame le droit imprescriptible
*4Jes peuples de disposer de leurs destinées? La théorie des frontières
naturelles est quelque chose de si peu sérieux topographiquement et
g)olitiquement, qu'il n'y a pas même à la discuter; ce n'est pas quand la
Providence nous envoie en Afrique une immense mission colonisatrice
et militaire, ce n'est pas quand elle prépare l'acyonclion à nôtre-terri-
toire d'un littoral de deux cents lieues, que la France peut éprouver le
besoin d'étendre ses frontières pour conserver son rang entre les na-
tions. Biieux vaut notre drapeau aux cimes de l'Atlas qu'aux bords du
Rhin, car l'Algérie nous assure la Méditerranée, et la rive gauche recon-
quise élèverait entre la France et l'Allemagne une barrière insurmon-
table. La France, vouée à la liberté et au travail, est dans des con-
ditions industrielles et politiques qui la séparent des traditions de Na-
poléon comme de celles de Louis XIV, et je ne sais guère que M. l'abbé
Genoude qui veuille aujourd'hui conquérir la Belgique, par dévouement
sans doute pour l'ancienne constitution de la monarchie.
Félicitons-nous d'avoir vu l'esprit de violence et de conquête solen-
nellement répudié par tous les orateurs qui ont abordé la tribune du-
rant le grand débat qui vient de finir. Cette unanimité est, sans con-
tredit, le plus grand résultat ])olitique de la discussion de l'adresse.
Elle change complètement notre situation dans le monde; en modifiant
le caractère de l'isolement qui nous est fait, elle le rend sans péril pour
nous, parce qu'il cesse d'être une menace pour l'Europe. Nous conqué-
rons ainsi dans la confiance des peuples le terrain qu'on nous refuse en-
core dans les chancelleries; lorsque les gouvememens auront compris
que l'arme de la calomnie. est devenue impuissante, ils inclineront da-
vantage vers des sentimens d'équité et de bienveillance. La France parle
si haut à toutes les sympathies des peuples, elle est, par ses institutions et
par ses mœurs, l'expression si éclatante de leurs vœux les plus chers
et de leurs plus vagues espérances, que du jour où les susceptibilités na-
tionales seront pleinement rassurées, les nations viendront à elle en en-
traînant leurs gouvememens. La Fiaance, en effet, ne représente pas
seulement le droit abstrait dans le monde, elle le représente réalisé à tous
les degrés de la vie sociale. Chez nous; l'égalité règne dans la famille
par le droit civil, dans les mœurs par la souveraineté du talent; la li-
berté règne dans la sphère politique par les lois, dans celle de la con-
science et de la foi f^ar les garanties les plus solennelles; l'existence sociale
est douce, parce que toutes les conditions s'y confondent, que tous vivent
d'une vie commune, et que la France ne doit à personne ces grandes
réparations séculaires si difQciles à octroyer, si redoutables à refuser. Ni
l'Italie irritée, ni la Pologne sanglante, ni l'Irlande affamée, ne s'at-
tachent à ses pas comme un péril et comme un remords; elle est libre
dans ses allures, libre dans la spontanéité de ses pensées, et c'est pour
LA FRANCE ET L'eCROPE ^PR^ L' ADRESSE. 761
cela qu'elle est invésiîë dé cëUelniliatîve moraTeqtfonlùî envie sahsTa
lui contester.
Les dangers de l'Europe font sa propre sécurité, et un jour pourra
Tenir où cette nation tenue à Técart avec tant d'obstination, où ce gou-
vernement tant insulté à raison de son origine, deviendront la garantie
de la stabilité des états et les intermédiaires d'une grande et nécessaire
transaction. Ce n'est pas appeler les tempêtes que de voir les nuages
qui chargent l'horizon; ce n'est pas ébranler Vordre européen que de
constater que l'Autriche n^est pas parvenue à s'assimiler l'Italie, que la
Pologne n'a pas expiré sous ses chaînes, que l'empire ottoman s'affaisse
sous l'ascendant croissant des races chrétiennes, et que dans Test de
l'Europe les populations s'agitent sous l'impulsion qui les pousse vers
des destinées inconnues; ce n'est pas insulter les gouvernemens que dç
montrer la Russie contrainte de peupler ses solitudes de martyrs, la
Prusse en suspicion à un tiers de ses sujets catholiques et conduite, par
l'irrésistible entraînement de l'opinion non moins que par les néces-
sités financières, à des concessions qui en préparent tant d'autres; ce
n'est pas provoquer les révolutions que de contempler la tache indé-
lébile appliquée au front de l'Autriche et d'observer le relâchement
progressif de toutes les parties de cet empire, où quatre nationalités
s'agitent dans un froissement continu. Puisque l'Europe refuse de nous
admettre dans sa communion politique, et qu'aux efforts loyalement
tentés par un gouvernement pacifique pour sie rapprocher des trois
puissances, celles-<i ont répondu par l'acte de Cracovie, il faut bien
que la France s'enquière de la situation véritable des autres gouverne-
mens et qu'elle l'expose au grand jour, ne fût-ce que pour demeurer
calme et maîtresse d'elle-même dans l'isolement qu'on lui impose.
Qu'elle ne s'alarme en effet ni pour sa propre sûreté, ni pour la paix
du monde : les périls de tous sont sa plus sûre garantie, et, si la France
ne peut pas compter sur la sympathie des cabinets, «elle peut compter
sur leur sagesse, leur intelligence et leur intérêt bien entendu. » Cette
parole de M. le ministre des affaires étrangères est le mot suprême de
la situation.
S'il fallait donc résumer les impressions produites par le grand débat
qui vient de se terminer, on pourrait dire qu'aucune des difficultés di-
* plomatiques en ce moment pendantes entre les cabinets européens ne
semble de nature à amener une guerre, bien que toutefois, pour les es-
prits doués de quelque prévoyance, le repos du monde soit moins as-
suré qu'il ne l'a été jusqu'ici. Les gouvernemens resteront maîtres^
on peut le croire, des questions qui les divisent; mais triompheront-ils
également des agitations intérieures qui semblent annoncer une crise
prochaine? On peut assurément en douter. Il est impossible de mécon-
Bailre le vaste travail qui s opère sous le sqleil pu dans Toiubre^ çt (jui^
7^ a£vu£ ras i>fivx mondes.
en plaçant les peuples dans une condition différente de oélle que lear a
faite, pendant trente ans, le souvenir de la domination française, tend à
leur rendre l'entière conscience de leurs destinées et de leurs droits.
Pendant que la France^ du haut de ses deux tribunes, répudie solennei-
lement les traditions de l'empire et qu'elle aspire à reprendre dans le
monde la mission désintéressée à laqudle Ta préparée sa noUe histoire,
l'Italie palpite sous une pacifique parole, et pour la première fois le
volcan jette autre chose que des cendres et des flanunes. Les grandes
municipalités de l'Helvétie terminent dans l'anarchie le cours de leur
vie historique pour ea recommencer une autre, dont les conditions
échappent encore à toutes les prévisions humâmes. Remuée jusque
dans les dernières couches sociales par les doctrines politiques les plus
diverses, agitée par une réaction religieuse en même temps que par
le hideux fanatisme de la matière et du néant, l'Allemagne s'éveilte à
l'action par la pensée, échappant de plus en plus aux faibles gouver^
nemens qui la régissent sans la dominer. La Prusse est entraînée par
l'irrésistible puissance de Topinioa dans des voies où son gouvernement
entre avec trop de timidité pour demeurer long-temps le maître du
mouvement qui l'emporte. De Stuttgart à Berlin^ entre les constitutions
de 4819 et celle de 4847, va s'engager une rivalité d'efforts qui élai^gira
bientôt pour tous les états allemands la base sur laquelle s'élève m^
delà du Rhin l'édifice de la liberté politique.
Ainsi se brise, au souffle de l'esprit nouveau, le faisceau de la grande
aUiance sellée aux champs de Leipsig, et le génie allemand reinreùd
ses capricieuses allures, si long-temps contenues par la haine de l'é*-
tranger et par les susceptibilités d'une nationdité pédanteâque. Pen-
dant que la Germanie a le clair pressentiment de ses destinées nou-
velles, les races slaves s'agitent du fond de la Bohême au détroit des
Dardanelles, sous l'impulsion de leurs propres instincts et* sous celle
des idées françaises; enfin, à tous ces craquemens d'un mondequi chan^
cdle, l'empire ottoman menace de joindre le bruit de sa ruine im-
mense.
L'œuvre qui s'élabore ne s'accomplira pas sans une crise pour la-
quelle le premier devoir de la France est de se préparer. S'imaginer
que la foce des sociétés sera renouvelée sans que notre pays sorte de son
repos, croire que les diplomates et les banquiers resteront les maîtres
des événemens, parce qu'ils les ont dominés long-temps, c'est faire la
part des hommes trop grande et celle de Dieu trop petite. Un rôle actif
nous est réservé dans les péripéties diverses de ce grand drame; gardons-
nous de le répudier par avance ! Continuer, en présence des signes qui
s'annoncent, à fonder toute la politique de la France sur l'utopie de
l'abbé de Saint-Pierre, serait a la fois une folie et un crime. Sachons
prolonger la paix par notre modération, sans nous y river par notre ira^
LA FRANCE ET l'eUROPB APRÈS L' ADRESSE. 763
prévoyance; que, par une bonne gestion financière, le pays acquière
la prompte disponibilité de ses forces et de ses ressources; qu'on ter-
mine, fallût-il les restreindre, les travaux en cours d'exécution sur tant
de points du territoire; qu'on résiste surtout avec obstination aux en-
tralnemens et aux infiuences auxquels les chambres comme le gou-
yemement ont trop long-temps cédé : ce sont là les premiers devoirs
d'une administration conservatrice et les vobux désormais unammes des
représentans du pays. Qu'aucune inquiétude démesurée, qu'aucune
agitation fébrile ne nous saisisse; ne provoquons ni par des concessions
qui seraient vaines, ni par des avances qui seraient honteuses, le chan-
gement d'une situation à laquelle le cours des événemens et des idées
prépare un terme naturel et prochain. Ckmsacrons le présent à assurer
l'avenir, et comprenons bien que les destinées de la France sont étroir
tement engagées dans celles du monde. Elle peut répudier les conquêtes
territoriales, mais elle ne saurait renoncer à une action extérieure effi-
cace et continue, car ce pays a une autre mission que de vivre pour
lui-même. Que la monarchie de 1830 comprenne tout ce qu'il y a de
puissance dans le double principe d'ordre et de révolution dont elle est
l'expression combinée; qu'elle sache faire appel à toutes les forces mo-
rales, aujourd'hui qu'elle a groupé autour d'elle la presque totalité des
intérêts; qu'après avoir enfin largement assis sa base, elle ose s'élever
dans toute sa hauteur pour embrasser l'avenir : alors ses destinées se-
ront assurées, et, dans toutes ses fortunes, elle pourra compter sur la
France.
L. K GARIfi.
TT.
■».j II 'tgfg^
Bft
CHRONIQUE DE LA QUINZAEŒ.
U février iai7.
Les débats parlementaires compliquent en ce moment les difficultés diploma-
tiques. Dans les premiers jours de la discussion de l'adresse à la chambre des
députés, on avait pu croire que le silence serait gardé sur les mariages espa-
gnols par les deux chefs du ministère et de l'opposition; mais si, comme Fa dit
M. Thiers, le silence est un acte, il faut couTenir que dans notre pays cet acte*
est de tous le plus difficile à accomplir. Il est vrai que des deux côtés la tentatioft
de parler était forte. L'opposition croyait avoir contre le ministère des accusa-^
tions triomphantes, et le cabinet était persuadé que, s'il répondait, sa justifica-
tion serait complète. A cette confiance le ministère joignait Fespoir de fortifier
sa cause et ses amis, tant au sein de la chambre qu'au dehors, par la fermeté
de son attitude; aussi, sans demander de trêve à l'opposition, il a réglé sa marche
sur la sienne, et le combat s'est engagé. < '
La discussion a eu un premier résultat qu'il importe d'abord de mettre en lu-
mière, elle a constaté dans la chambre une approbation unanime sur le fond
même de la politique suivie pour les mariages espagnols. Cette approbation a
eu ses nuances, ses réserves, selon le point de vue où se sont placés les orateurs,
selon le parti auquel ils appartenaient : elle s'est retrouvée dans tous les discours
qui ont été prononcés sur cette grande affaire. Loin de critiquer le mariage de
la reine Isabelle avec l'infant don François, M. Thiers y a donné son expresse
adhésion. Seulement il eût voulu que, satisfait de ce résultat, le gouvernement
français ne se fût pas hâté de marier l'infante dona Luisa Fernanda avec M. le
duc de Montpensier. Ce qu'il blâme, ce n'est pas l'idée même de ce second ma-
riage, c'est le moment choisi pour le conclure et le célébrer. M. Biilault avait
occupe la tribune avant l'honorable M. Thiers; nous apprécierons plus loin ses
efforts pour prendre une situation nouvelle, en ce moment nous ne voulons que
mentionner son langage sur la solution qu^a reçue la question espagnole. Da
déclaré que cette solution était telle qa*i\ Tayait voulue depuis plusieurs années.
Enfin M. Berryer a reconnu que, par les mariages conclus le 28 août dernier à
Madrid, le gouyernement français ayait fait une chose nécessaire, indispensable
à notre sécurité et à nos intérêts. L^exemple de M. le duc de Noailles n'a pas été
perdu pour Forateur légitimiste du Palais-Bourbon. Cette conformité de senti-
mens sur le fond des choses fait pressentir ce qu*eût pensé le pays, ce qu'eussent
dit ses représentans, si la question espagnole eût abouti à un autre dénoûment. La
situation actuelle est sérieuse et difficile, mais elle serait bien autrement graye,
si la politique française eût essuyé à Madrid un échec qui eût ébranlé Tautorité
morale du gouyernement de i 8^.
On n'a pu éyiter cet échec qu'en compromettant l'alliance anglaise. C'est sur
cet inconyénient regrettable et fâcheux que M. Thiers a porté tout l'effort de sa
démonstration. Dans un immense discours, Fhonorable chef du centre gauche a
constamment captiyé la chambre non-seulement par ses aperçus ingénieux,
par la lucidité de ses déyeloppemens, mais par la modération de son langage.
Cette modération ne nous a point surpris, car elle est une des qualités insépa-
rables d'un talent supérieur. Quand on a yécu dans la pratique des plus grandes
affaires, quand on a pris Phabitude de se reposer des luttes politiques par les
trayaux de l'histoire, comment ne serait-on pas modéré? Cest d'ailleurs un
moyen de donner plus de relief à la franchise dés opinions, à la fermeté des
vues. Voici la pensée fondamentale de M. Thiers. L'alliance anglaise est la vraie
politique de notre temps, parce qu'elle a un grand but : la liberté des peuples.
et l'indépendance de tous les états de l'Europe. La France ne doit plus se propo-
ser la propagande et la conquête, mais la protection éclairée de la liberté eu-
ropéenne, et c'est seulement avec l'Angleterre qu'elle peut marcher à ce résul-
tat. Sur le fond même de ces idées élevées et généreuses, il ne saurait guère y
avoir de contestation; mais dans la pratique les difficultés abondent. Il s'agit de
savoir si, notamment dans là dernière araire importante où FAngleterre et la
France devaient agir de concert, celle-ci n'a pas été au moment de voir ses plus
légitimes prétentions méconnues et sa juste influence annulée. C'est sur ce point
de fait que M. Guizot a insisté dans sa réponse.
Si la politique a ses- misères, elle reprend toute sa grandeur dans ces luttes
solennelles où, deux talens de premier or^re, tout ensemble égaux et divers,
épuisent l'un contre l'autre toutes leurs ressources. M. Thiers avait déployé un
immense front de bataille; sa puissance était d^ns l'étendue. M. Guizot s'e^t
bien gardé de chercher à embrasser toutes les questions touchées par son anta-
goniste; il a trouvé sa force dans la concentration. Les conséquences des événe-
mens qui se sont accomplis en Espagne depuis le mois d'août dernier sont assez .
graves pour que la France ait besoin d'être bien convaincue que tout ce qui
s'est fait était nécessaire, inévitable. Ausf;i M. le mhiistre des affaires étrangères
s'est surtout attaché à démontrera la chambre, et il y a réussi, qu'aussitôt lord
Palmerston revenu àu pouvoir, d'autres intentions, d'autres vues, avaient dirigé
la politique anglaise dans les afiaires d'Espagne. Nous n'ignorons pas qu'on
persiste à soutenir à Londres que lord Palmerston n'avait véritablement pas cette
fois le dessein de jouer la France; il faut avouer alors qu'il a été singulièrement
malhabile, car il s'est donné toutes les apparences d'un pareil projet sans en
TOME XVII. 50
iP^cuMHfr te» fruits. Bèi le 21 jiiillèft, M. le comte de larnac disait à lor(( M-
m^rstcm, en lisant atec lui l'instruction que ce dernier avait envoyée le !9 à
M. Bulwer : « Tout ceci est essenticllement différent de ce que nous avons ré^é
«vec lord Aberdeen. » Le gouvernement français devaît-il rester sans inquié-
tude, sans prévoyance, devant de pareîb symptômes? Pendant un mois, M. de
Jamac, à plusieurs reprises, proposa à lord Palmer^ton de renouer Faction coib-
mune à laquelle avait été fidèle lord Aberdeen : il ne reçut que des réponses
dilatoires du ministre wbig, qui disait ne pouvoir rien faire sans consulter le
conseil, et qui, le 13 août, ne Tayait pas encore Consulté.
Pendant que du côté de TAngleterre le gouvernement françiiis apercevait le
danger d'être finalement dupe, VEspagne perdait patience et voulait enfin ar-
river à une solution. Le 9 août, à Madrid, on proposa à notre ambassadeur de
marier la reine à M. le doc de Cadix, pourvu que le mariage de M. le duc de
Montpensier avec Tinfonte fût associé à celui de la reine. Cette simultanéité
avait toujours été dans les projets de la cour d'Espagne, f^éjà, comme Fa rap-
pelé nn jeune député, M. Léonce de Larergne, qui a abordé la tribune atec beati-
coup de décision; déjà, en 4845, quand il s'agissait de marier la reine Isabelle
avec le eomle de Trapani, le gouvernement espagnol y mettait pour condition
Funion simultanée de M. le duc de Montpensier avec Finfante dona Luisa. Au mois
d'août 1^6, le cabinet de Madrid considérail plus que jamais cette simultanéité
comme radispensable à la sécurité et au salut de la monarchie : si on la lui eût
refusée, il se fût rejeté dans une combinaison hostile à nos intérêts, car il vou-
lait d'une manière positive ou Fappui de la France, ou Fappui de FAngleterre.
Tels sont donc les élén^ns de la nécessité à laquelle a cédé la politique fran-
çaise : d'une part, les dangers que nous courions du côté de lord Palmersfon;
de l'autre, l'obligation où nous étions de prendre en grande considération Tes
convenances et les intérêts du gouvernement espagnol.
Dans toute cetle> affaire, on s'est réciproquement accusé, à Londres et à Paris,
d'aproir manqué de couHoisie et de procédés, et ces reproches ont plus cpie tonte
antre chose envenimé la question. Nous vivons dans une époque de pnblicité sans
bonres,^ curk)sité toujours avide, parfois malveillante, où les gouvememens
ne sauraient trop avoir les uns envers les autres de circonspection et de dignité.
La diplomatie ne doit jamais oublier que maintenant elle est presque toujours
exposée au grand jour de la trîbune: les dépèches ne vont plus s'enseveHr darts
ks moelles archive» desgonvcfrnenyens absolus. Nous n'aurions voulu parler ici
du désaccord qni s'e^ élevé entns M. le ministre des affaires étrangères et loiid
Normanby au s«fet de la dépèche du 25 septembre que pour dire qu^îl a été
exprimé avec une nvesure spirituelle, avec une sorte d'enjouement qui, à n^
yeux, en atténuait beaucoup Fimportance; mais les paroles prononcées à Fa tri-
bune par M. le mini$tre des affaires étrangères ont excité la susceptibiRté de
M. le manquis de Normàiiby, et sur-le-champ il s'en est motftré fbrt blessé. Si
ces paroles lui paraissafient de nature à mériter quelques expKcatîôns, pourqimi
ne lesa-t-il pas demandées? Elles lui eussent été d'autant moins rdftisées, que
M. le ministre des affaires étrangères n'a fait aucune difficulté âë répondre à
ceux qui l'interrogeaient après son discours sur ce qu'il avait véritablement
voulu dire, qu'il n'avait jamais eu la pensée de porter la moindre atteinte à
la considération de M. rambassadew d'Angleterre. Cette déclaration a été re-
Bl¥l». -— (€BBMflQ0B* IM
cuoittieiLk ohanlirefparii»graiul Bombredodép«l«. AjptèB]A^}pMïdtéqÊt^m&à
reçue la dépèche du lfêsept6ni»e,JLGiiizot s'est cm en droit de dire à la td-
booe <pie M. rambassadair d^Angkétnre avait mal eoteoda ei aal rendu sa
peasée. Qu'a lait iord Nonnaobgf!} H aéont àsen geMTeraefiaeatqu'il matateiiait
Texactitude de sa védaclioa^'etiord PalncnreloB lui arépeadaqu'il ataàt ta plas
eatière coefiaitoe dans la véracité de «s rappocte. U nous semMe qa'iiii p^nen-
nage aussi justemant considéré qw IL rambassadeiiF d'ikogfetene psttvait ae
passer de cette espèce de certiôoai. Nous déplopons profondcnent ces raésiotal--
ligences entreies deux eonis de Saiot-ianies ei des Tailenes. Par ^aette fatatelc
AL le umnpMsde T<k)nnanèy, qui paraissaitd'abord animé desaeatimeiisdes pèus
çenoilians, ari*il dvinné improdemmeiit des armes au mauvais voulw de loid
Palmerslon? Sans doute un ambasndeur doit la vérité à sa cour; mais encore
une fois^ à une époquede publicité indiscrète ooone la nèlre, il ne saurait avoir
tvop de pradencc et de mesure, surlaat quand il adresse ses coainittnieations
à un ministre passtouné. LordJIarmanby semMe Favoir senti kû-oièoie, s'il>est
vrai, eomme on ra89aie,<q«''il ûtécritàisrd Palnerston ^^our le fsier de «epas
livrer à la .pttblicilé sa «kpèche du 1^ septembre. On voit qu'avec pins de vé-^
flsaion, avec pkis dVespévtense diplamatiqiie, tons ««es inoonvéntens eussent ptt
êtne évités. Néanmaitts, si r^greltabks que soient t«mtes ces dîMoukéa, il neleûst
pas se les exagérer. 11 n'est plus donné à des qnsstioiis de forme et d'étâqnette de
devenir des causes de rupture et de giiem. Nous crojnons qu'en dehors du ^o«
reiçfn-O/Jice on est peu préoccupé à Londres de toutes ces susceptibilités de
diplomate, et la violence avec laquelle qnelques organes de la presse anglaise
ont accueilli le dernier discours de M. Guizat ne nous fait pas changer d'avis.
Ces colores n'agitent pas les masses. Bans les régions élevées des partis poli*
tiqaes, la eondnite de iond Palmerstoa, sans èlre approuvée an lood, ne peut
ètee publiquement Tok^et d'aocune critiqua, ou le comprend. Sur ce point, l'An-
gftsterre nous donne un eieeUent exempte. Touteibis la 4>o]itifue, l'attitude de
lord Palmerslon, sont appréciées peu favocablcHieat par les honmes les fdi»
considérables. Qu'on se rap|)eile avec qneUe hauteur lord Aberdeen demandait
ces derniers jours, au sein du parlement, quand finiraient les élucubralions
diplomatiques du mîAistre "wlng sur la question d'Espagne. Les tories ont pins
que jama» le droit de juger sévèrement la manière dont lord Palmerston con-^
duit les affaires extérienr es de la )(«raade-Bretagiie%
11 ne siifâsait pas au cabinet, s'ex[nimant par l'organe de M. 6uiiot, de r^
pondre aux critiques de l'opposition : il avait une autre tàebe à remplir; il devait
apprendre à la chambre ccMument hH-mème appréciait la situation. M. le neii-*
nistre des afifoires étrangèius n'a pas voulu en dissimuieria gravité. ilÉUJaurd'hui
le dissentiment entre la France et l'Angleterse est réel, et il faut s^attendue à
¥oir le gouvernement anghâs continuer ses effonts pour ga^Mr les ipuissaaees
continentales à sa politique sur la suceessiou d'Espagne. Oaunl à nos rapporta
avec ces puissances, « si nous ne pouvons compter sur leur sympathie, nous pou*
vous compter sur leur sagesse, leur intelhgence et leur intérêt bien entendu* oi
M. Guizot a aj^rédé dans le même esprit que M. Thiers*i'importanee des états
secondaires pour l'équitibre de l'Europe. Ck>mnie la France n'aaaonce aujour-
d'hui ni ardeur de propagande, ni ambition «le couquètes, les étals secondaires
768 REVUE DES DEUX MONDES.
ont pour elle de la bienTeillance , et ils voient non-seulement sans ombniget
mais avec satisfaction, ce qui lui donne de la force. La politique de la France
dans les affaires d'Espagne a eu leur adhésion, et sous ce rapport cette politique
nous a grandis en Europe. Dans cette manière de juger et de peindre la situa-
tion, y a-tril plus de sujets dUnquiétude que de motifs de sécurité?
C'est ce que se demandait là chambre pendant que M. Guizot occupait la tri*;
bune. Dans d'autres circonstances, la majorité pouvait pressentir d'avance ce
qu'allait dire M. le ministre des affaires étrangères; cette fois elle Técoutait
d'autant plus avidement qu'elle cherchait dans ses paroles l'indication précise
de la ligne que le gouvernement entendait tenir au milieu de conjonctures dont
il avouait la gravité. 11 y a eu des impressions différentes, il y a eu de l'étonné-
ment. Pendant que les uns accueillaient avec satisfaction les développemens de
l'orateur, d'autres se demandaient si cette allure si résolue n'avait pas ses pé-
rils : les paroles prudentes, les sages réserves qui servaient fie contre-poids à
certaines hardiesses, ne les rassuraient pas entièrement. Avant l'ouverture de
la session , nous énumérions, parmi les difficultés qui attendaient le cabinet,
l'obligation où il se trouverait de faire accepter à la majorité la situation, la po-
litique nouvelle dont de graves événemens extérieurs faisaient aujourd'hui une
nécessité. On ne saurait reprocher à M. le ministre des affaires étrangères d'a-
voir abordé cette tâche d'une manière indécise et craintive. U a porté dans ses
explications une fermeté réfléchie, i) s'est fié à sa supériorité comme orateur,
comme tacticien parlementaire, pour ne pas dépasser les limites qui séparent la
franchise de la témérité. D'autres pçutrrétre auraient mis leur sagesse à éviter la
lutte : il a pensié qu'il était habile de l'accepter.
Unanime pour approuver le fond de Mi politique sujvie çn Espagne, la chambre
ne l'a pas moins été pour condamner le coup. 4'^^^ 4iui a (rappé Cracovie. Là
il y avait dans toutes ^s âmes un sen^inent çpnupuun, et, comme l'a dit avec
beaucoup de justesse un honorable député, M«. le çoipte lipger du Nord, là le
débat n'est plus entre. les diverses opinion^ qui, se partaient la chambre et le
pays, mais entre nouSf«tle^ étrangers. La çhapi^, à, voté s^ns amendement le
paragraphe du projet d'adfvesse, où elle prîotestç, cp^tre la, violation des traités.
C'est ce que nous vivions désirée )No^,p^igenç€^ii'4|laieç^tpjasiusqu^ demander
que la chambre votât le paragraphe sa^cpimnentaires, : ,npus p&;^ommes donc
pas étonnés que M. Odilon Banîçi^ A*a^ pas tenu ex^tement le même langage
que les organes clu gouvern^n^iit^et de la minorité; .chacun est resté dans
son rôle, dans, sa 8itua,tion, maisjl y ja eu accord dans le blâme énergique dont
la^ chambre a frappé la spoliation de Cracovie, C'était l'essen^el. Maintenant,
quelle pensée devait .exprimior la cbamhrç su^ Ja 4uré!Ç, de la paix générale?
Devaitrelle prendre l'initiatiye de la dél^apçe dans l'ayenif jpaçifique de l'Europe?
M. le ministre de& affaires étrapgèires a rappelé avec rfUson qjaê la confiance dans
la paix avait été. hautement ;e|;primée en Angleterre par la couronne et le parle-
ment. « Partout, en Europe, à ^uté M. Guizpt, cette confiance existe : vous
seriez les premiers à venir la mettre en doute 1 est-ce le rôle que vous voulez
jouer? Tenez pour certain que cette conviction générale est le gage le plus sur
de la paix. Gardez-vous de l'ébranler! Vous seriez en opposition avec l'opinion
de 1 Europe, en opposition avec votre propre pepsée. » Voilà le vrai. Pereonne
REYUB. — CHRONIQUE. 769
en Earope ne veut la guerre : les peuples ont des désirs de liberté et d^amélio-
rations intérieures, les gouvernemens ont de graves difficultés qui les attachent
nécessairement à la paix.
Qu'il nous soit permis de remarquer que, lorsque la France est pacifique, tout
le monde Test autour d'elle. Cest la France qui a le redoutable privilège d'agiter
TEurope. Aujourd'hui elle est tranquille, elle déclare, par l'organe des chefs de
l'opposition et du gouyernement, qu'elle n'entend inquiéter personne, ni par la
propagande, ni par la conquête. Seulement elle affirme ses principes, et elle
porte haut le drapeau des institutions constitutionnelles. Ce mélange de fran-
chise et de modération peut déplaire à certains gouyememens, nous n'en dis-
convenons pas. Ces gouvernemens accepteront l'attitude et le langage de la
France, comme on se résigne aux choses nécessaires. 11 ne s'est pas formé de coa-
lition de Pilnitz pour étouffer la révolution de juillet, a dit Fhonorable M. Thiers;
on peut ajouter qu'il ne s'en formera pas. Il y aura peut-être, de la part de
certains cabinets, de^ symptômes de malveillance, comme la réponse que le ca-
binet de Berlin vient de faire à de nouvelles instances de lord Patmerston; mais
entre la mauvaise humeur et l'ardeur belliqueuse il y a un abime. C'est au
sujet des affaires d'Espagne que le gouvernement prussien a cru trouver une
occasion favorable de se mettre dans les bonnes grâces du ministère vhig.
Quand lord Palmerston eut protesté contre les mariages espagnols, il voulait
associer à sa protestation les trois cat)inets devienne, de Saint-Pétersbourg et de
Berlin. A cette époque, nous avons indiqué les nuances que les trois puissances
mirent dans leur réponse, qui était un refus. M. de Metternich déclina nettement
la proposition de lord Palmerston , et il s'étonna même de la légèreté avec
laquelle ce dernier compromettait l'autorité de son propre gouvernement par
une protest|tion qui devait rester stérile. Sans fi^ire les mêmes observations,
M. de Nesselrode refusa positivement de s'associer à lord Palmerston. Le cabinet
de Berlin eut un langage moins clair : tout en déclarant qu'il ne pouvait pro-
tester avec le ministre anglais, il émit certaines théories sur la manière d'en-
tendre le traité d'Utrecht; il laissa entrevoir qu'il ne serait pas éloigné de l'in-
terpréter comme lord Palmerston. Cependant ce dernier ne se découragea pas;
s'il faut en croire des bruits fort accrédités dans le monde diplomatique, il aurait
proposé aux trois puissances un protocole en commun sur la question d'Espagne
et sur les éventualités qu'elle pouvait offrir. Dans son ardeur à susciter des diffi-
cultés k la France, lord Palmerston ne faisait pas attention qu'il demandait aux
trois puissances de démentir tous leurs précédens. Comment les puissances qui
n'avaient pas reconnu l'état de choses établi en Espagne depuis la mort de
Ferdinand Vil pouvaient-elles signer un protocole sur les, questions que présen-
terait l'ordre de succession au troue constitutionnel de la reine Isabelle? Lord
palmerston essuya donc un autre refus, une nouvelle déconvenue. C'est alors
qu'il a imaginé un troisième expédient, que la diplomatie a trouvé singulière-
ment modeste. 11 a demandé aux troiS puissances si elles n'avaient j^as un avis
sur le traité d'Utrecht et sur la façon de l'interpréter. Cette fois il ne leur pro-
posait ni protestation, ni protocole; il sollicitait une espèce de consultation. A
cette troisième demande la cour de Vienne a opposé les mêmes refus, elle con-
tinue de s'abstenir, on ne connaît pas encore la réponse du cabinet de Saint-
Pétersbourg, et, seul , le gouvernement prussien s'est empressé d'adhérer à la
77<^ ' REVUE DES DEUX MOfi&SS.
noufelle ^lu^erlvre de kni Palmerstaa. U lui a r^ndu par use oote géoérale
sw le tcaitécd'Uti^chl, qu'il déclara entendre comme le ministre anglais; il lai
a envoyé la consultation sollicitée. Nous avons le droit de trouver étrange Tem-
pnessemént f u'a mis la Prusse à se mêler d'une question qui la touche si peu,
et qui p<Mir la France est capitale. Eu face de nous sur les bords du Rhin, vbu-
draitHelie concourir à nous inquiéter du côté des Pyrénées? Si le gouvernement
prussien puisait ses inspirations à notre égard dans une malveillanee sourde, il
ne répondrait pas à la véritable pensée de sa nation, qui n'a point d'antipathie
pour la France, quand celle-ci, par sa conduite, ne lui inspire pas d'inquiétude.
Assusément la Prusse, actuellement, est plus préoccupée de l'avenir qu'ouvre
devant elJe l'institution d'une diète générale à Berlin que du désir de contrarier
la France à IHadridL Au reste, ce^u'a obtenu lord Palmerston du gouvernemeat
prussien n'enchaîne en aucune façon la liberté de ce gouvernement pour les
éventualités futures; il est toujour&le maître de ne s'occuper de la question que
dans la mesuie de ses convenances et de ses véritables intérêts.
Plus encore que les débats relatiis aux affaires étrangères, les discussions sur
les questions intérieures ont montré quelle était la force du gouvernement au
sein de la chambre. La même majorité -qui, dès les premiers momens de la pe-
tite session de l'été dernier, s'était déclarée, a re^paru aussi compacte, aussi ré^
salue. Toutefois, dans cette majorité, et en raison même de sa puissance, il y a
des nuances, des oontrajstes, des.symptàmes d'esprit critique, des velléités d'in-
dépendance. BL le marquis de Castellane, qui a l'ambition de représenter la frac-
tion la plus jeune du parti conservateur,^a été plus sévère que la commission de
l'adresse sur l'administration ûnancière : U s'est plaint que le budget ordinaire
fût toujours en réalité dépassé de 25 à 30 millions. 11 faut doue rétablir l'équi-
libre. M. -de Castellane avait rédigé un ajnendement pour exprimer oevoni. Afin
d'éviter toute division ait sein de la majorité, la commission de l'adresse a adopté
l'amendement. Dans les questions politiques, surtout quand elles sont posées
avec clarté, comme l'ont fait M. Duvergier de Hauranne et M. Léon Faucher, la
ms^rité vote aujourd'hui^ avec un ensemble que ne présentait pas la chambre
de 1842. Les débats sur l'intérieur onijété clos'par une remarquable séance Obù,
du coté de l'opposition, MM. de Maleville'et Dufaure, MM. Duchàtel et Dumon du
côté du ministère, ont tour à tour occupé la tribune. L'attaque et la riposte ont
été brillantes. On a combattu de part et d'autre avec d'autant plus de courtoisie,
qu'on avait moins d'incertitude sur Tissue de la Lutte.
£n efiet, comme l'a remarqué, dèsle premier jour de la discussion de l'adresse,
M. Billault, en présence d'une m^ûotrité incontestable, on ne peut plus prêter à
aucun membre de l'opposition desjprojets de concurrence ministérielle. C'est la
netteté de cette situation qui paraît en partie avoir déterminé M. Billault à s'iso-
ler avec quelques amis du reste de l'opposition, pour parler et agir avec plus de
liberté. D'un autre cùtd, la politique suivie dans les affaires d'Espagne avait eu
l'approbation de M. Billault, et il voulait pouvoir l'exprimer avec une complète
indépendance. Pourquoi, sur ce point, n'a-t-il pas été jusqu'au bout de sa pen-
sée? Les motifs qui ont fait agir M.j^Billault sont, nous en sommes convaincue,
des plus sérieux. Il y a chez lui des instincts de gouvernement que parfoisTS
pétulances de l'opposition ont froissés, a Quand nous nous rencontwwMis aveTC
majorité, nous en serons enchantés, art-U dit à la tribune; mais rien ne poun»
REVtK. — CHRONrQtnS. V7l
nous empêcher de Inî soumettre ce que nous croyons être la vérité, avec une
conscience persévérante et sans préoccupation personnelle. » Ce rôle de justice
et dira partialité honore celui qui le prend; mais il est difficile à tenir, et, dès le
débnt, M. Biïlault, malgré son talent, en a para embarrassé. La majorité Técou-
lait froidement, car elle continuait à le considérer comme un adversaire, et Top-
position n\ pas vu sans déplaisir ses «ouvemens d'indépendance : c'est ce que
les partis pardonnent le moins. Au surplus, il serait prématuré de vouloir juger
aujourd'hui les conséquences de la nouvelle attitude prise par M. Biïlault : c'est
une situation qui commence.
Nous n'avons jamais cru qu'en ce moment les difficultés extérieures pussent
amener une crise ministérielle qui ébranlerait la situation au Jieu de raffermir.
Cest ce qu'ont reconnu les deux chambres; nous en avons pour preuve l'una-
nimité de leurs suffrages sur les questions d'Espagne et de Cracovie. La royauté
ne saurait avoir d'autres sentimens, et elle prête au cabinet un appui sincère.
Plus que jamais la France doit donner à TEurope le spectacle de l'accord des
grands pouvoirs de l'état. Maintenant, en dehors de la question ministérielle
proprement dite, il y a pour le cabinet quelques préoccupations intérieures. Nous
ne voulons pas parler de l'intention qu'on a attribuée à M. le maréchal Soult
de renoncer enfin à la présidence : M. le duc de Dalmatie veut au contraire la
garder, et ce désir ne rencontre aucune objection parmi ses collègues; mais il y
a quelques ministères en souffrance : M. Martin du Nord et M. Cunin-Gridaine
sont forcément éloignés des affaires; on prête à M. Lacave-l^aplagne le projet
formel de se retirer. Ces jours derniers, à la chambre, M. Laplagne semblait en
effet rejeter sur ses collègues le fardeau de la responsabilité ministérielle; il se
représentait comme ayant été obligé d'accepter des mesures qu'il n'approuvait
pas, et, en parlant du pouvoir, il disait y tenir assez peu. Ce dédain est tardif:
est-il sincère? Si, politiquement, les dispositions de la majorité n'inspirent aucune
inquiétude au cabinet, il ne doit pas oublier qu'elle peut se montrer exigeante
pour la bonne administration des affaires : c'est son intérêt de ne pas trop dif-
férer à se fortifier et à se compléter.
De l'autre côté du détroit, la manière dont vient de se poser la question de
cabinet n'est pas très alarmante pour le ministère whig. Lord John Russell n'a
en face de lui que lord George Bentinck, que la phalange du vieux parti tory a
choisi pour son chef. Ce dernier a imaginé de proposer à la chambre des com-
munes de consacrer une somme de 16 millions sterling, qui forment 400 mil-
lions de notre monnaie, à l'établissement d'un vaste système de chemins de fer
en Irlande. Voilà une rare munificence. Lord John Russell a fait connaître qu'il
repousserait celte motion, et qu'il se retirerait, si elle était adoptée. Si les dé-
putés irlandais veulent la durée du ministère whig, ils repousseront eux-mêmes
le présent que leur offre lord George Bentinck; ils auront ainsi l'occasion de
se montrer plus économes des ressources de F Angleterre que certains tories.
L'issue de cette épreuve n'est guère douteuse. Sir Robert Pcel et ses amis ne se
joindront pas à lord George Bentinck; ils n'ont aucun intérêt à amener une
crise dont ils ne pourraient aujourd'hui profiter. En dépit de tout ce qu'on a pu
dire, il n'y a pas plus en ce moment de question ministérielle à Londres qu'à
Paris.
772 REVC7E DES DEUX MONDES.
La position de la Suisse doit aujourd'hui plus que jamais préoccuper la pensée
des hommes publics; au milieu des embarras où l'Europe se trouve si soudai-
nement jetée, la Suisse devient Tun des points les plus importans que la stratégie
politique ait à surveiller : les puissances en conflit semblent appelées à se ren-
contrer tôt ou tard sur le champ très étroit des questions helvétiques. Le vorort,
qui siège à Berne depuis le l**" janvier,^ a déjà passé par deux diflGcultés, Tune
intérieure, l'autre diplomatique, et nous ne craignons pas de dire qu'il les a ré-
solues toutes deux avec autant de sagesse que de fermeté. Les singuliers conser-
vateurs de Lucerne avaient dénoncé d'avance le futur canton-directeur comme
un agent de troubles, comme un instrument de violences; ils avaient essayé de
neutraliser son pouvoir en le menaçant d'une intervention étrangère : le canton
de Berne a prouvé déjà qu'il était en mesure de maintenir l'ordre au dedans et
de faire respecter au dehors la dignité du corps helvétique.
L'émeute de Fribourg a été une occasion de juger la conduite du vorort dans
ses relations fédérales. Certes, le gouvernement de Fribourg avait outrepassé
son droit en défendant les assemblées populaires aux protestans du canton, qui
réclamaient contre l'obligation d'adhérer au Sonderbund et ne voulaient point
marcher sous les ordres de M. Siegwart-Mûller. Les assemblées populaires sont,
pour ainsi dire, de droit naturel dans toutes les constitutions suisses. Les pro-
testans de Morat, de la Gruyère et d^Estavayer ont donc essayé, comme on a
vu, de résister au gouvernement fribourgeois; celui-ci a aussitôt appelé à son
secours la population allemande : les insurgés, mal commandés et mal unis, se
sont retirés sans même avoir rencontré l'ennemi; c'a été une échauffource dont
tout le profit reste aux maîtres actuels de Fribourg. Comment s'est comporté le
canton de Berne, ce même canton qui devait employer son autorité directoriale à
organiser les corps francs? Il a toiit aussitôt annoncé à Fribourg qu'il échelonnait
des troupes sur ses frontières pour empêcher la population de Berne de s'immiscer
illégalement dans les affaires de ses voisins; il a manifesté le regret avec lequel il
voyait la paix troublée; il a engagé les vainqueurs à ta modération. Le canton de
Genève, plus libre que le canton-directeur dans l'expression de ses sentimens par-
ticuliers, a écrit au gouvernement de Fribourg pour soutenir, d'un ton d'ailleurs
fort pacifique, la légalité des assemblées populaires de Morat; il a fort sagement
montré que les catholiques fribourgeois devaient user de tolérance avec leurs
sujets protestans, s'ils ne voulaient pas aggraver la tache du gouvernement de
.Genève, sans cesse appliqué, depuis le mois d'octobre, à calmer chez lui l'anta-
gonisme religieux; enfin il* à déclaré que les peuples suisses qui appartenaient à
la cause libérale c< savaient retenir leurs sympathies, afin de ne pas faire naître
de nouveaux prétextes de désunion dans la confédération. »
Nous prenons acte de ces tendances,* que nous croyons bonnes; nous voyous
avec plaisir se former ainsi une politique qui pourra peut-être un jour tenir la
balance entre les excès du radicalisme vaudois et la tyrannie oppressive de
Lucerne; nous nous réjouissons surtout du calme qui règne à Genève comme à
Bàle, après un changement si subit soit dans la direction des affaires, soit dans
la composition du gouvernement. Le grand conseil de Genève est encore occupe
à discuter la constitution qui doit remplacer celle de 1842. Deux points ressor-
tent jusqu'à présent du rapport et des débats : d'abord le gouvernement provi-
REVUE. — CHBOMIQUE. 773
soire veut évidemment écarter de la nationalité genevoise ce qu'elle avait d'ex-
clusif et d'hostile aux étrangers, ce qui tendait à l'isoler toujours davantage au
milieu de la fédération; c'est là, selon nous, comprendre la situation nouvelle
et satisfaire aux exigences de la bonne harmonie helvétique sans tomber dans
les impossibilités d'une Suisse unitaire. L'autre intention qui semble avoir in-
spiré les réformes aujourd'hui débattues, c'est la pensée de supprimer tout inter-
médiaire efficace entre la masse du peuple et le conseil d'état, pouvoir exécutif;
de donner non pas seulement en principe, mais en pratique continuelle, une
prépondérance absolue au peuple entier, formant un conseil général, sur ses
représentans, formant, comme jadis, le grand conseil : les représentans se trou-
veraient ainsi presque annulés 'entre l'administration d'une oligarchie et les
votes sans cesse menaçans d'une multitude. Nous croyons qu'il y a là un danger
que les auteurs du projet n'ont pas assez pesé. Si assurés qu'ils soient aujoui^
d'hui des suffrages de leurs concitoyens, ils ne devraient pas oublier qu'il est
toujours imprudent d'anéantir les minorités; n'est-ce pas de pareilles élections
populaires, sans tempérament et sans contre-poids, que sont sorties les aristo-
craties de la vieille Suisse? Le rôle actuel de Genève, et il est assez beau, et jus-
qu'ici elle-même né l'a pas démenti, c'est de tenir le milieu, par ses institutions
comme par ses actes, entre Timmobilité inintelligente du gouvernement des
momiers et les folies des utopistes. Nous aimons à voir que M. Fazy termine son
rapport en déclarant à la face des chers confédérés de Vaud que « le plus haut
degré de liberté pratique est aujourd'hui le meilleur moyen de résoudre les
questions sociales embarrassantes. » Il nous a même semblé assez piquant de
découvrir que nos socialistes parisiens aient inutilement cherché à faire entrer
leurs idées sériaires dans la constitution genevoise; malgré les prédications et
la propagande, Genève n'a pas voulu du vote par groupe d'opinions.
Bàle restera certainement aussi dans ces voies de bon sens et de froide raison.
Qu^nd elle a révisé sa constitution , c'était simplement pour changer le per-
sonnel de son gouvernement; les hommes qui dirigeaient les affaires s'étaient
mis à la suite de cette fausse politique de l'ancienne administration genevoise,
et, en haine du radicalisme, ils avaient tendu la main aux jésuites. Quand
éclata la révolution de Genève, ils perdirent courage et se livrèrent en quelque
sorte à leurs successeurs plutôt qu'on ne les. leur imposa; depuis, tout est resté
tranquille. La richesse proverbiale de Bàle, l'influence de son université, son
/établissement central des missions évangéliques allemandes, tels sont les contre-
poids qui balanceront toujours, dans cette antique cité, les emportemens de
l'esprit radical et l'empêcheront d'y prévaloir sans empêcha la cause libérale
d'avoir gagné une voix de plus.
Si de la situation intérieure nous passons maintenant aux relations de la
Suisse avec l'étranger, il nous parait vrai de dire qu'elles sont entrées dans une
phase nouvelle. Les trois puissances du Nord , apr^s avoir violé les traités de
Vienne à Cracovie, ont prétendu le9 interpréter à leur guise en Puisse, et fixer
les conditions auxquelles, pour ainsi dire, elles consentaient à respecter la na-
tionalité d'un peuple libre placé aux portes de la Francç. a La bienveillance de
la {lussie n à l'égard du corps helvétique ne subsistera qu'autant que le corps
helvétique praticjuera chez lui le^^rai^ de Viejine selpq l'esprit dans l^uel il
774 REVUS DES DEUX 1I0NDB&
aura plu de les entendre à Saint-Pétersbourg. En même temps que Ton signi-
fiait cette déclaration, les troupes autrichiennes se formaient en cordon sur la
frontière, et Luceme poussait avec vigueur des armemensqui sont une menace.
Le vorort, dignement inspiré, n'en a pas moins répondu qu'il n'avait point de
responsabilité vis-à-vis des puissances étrangères, mais visnà-vis de ses confédérés^
dont il devait avant tout sauvegarder l'indépendance nationale. Que disent les
trois cabinets alliés? 11 n'y a pas de Suisse s'il n'y a pas de cantons souverains
libres de la déchirer; la Suisse n'a point le droit de modifier son pacte inté-
rieur, et les gouvernemens absolus sont les juges naturels de toutes les questions
particulières soulevées dans le sein des nations. C'est là le principe russe avec
lequel on intervient partout sous air de moraliser le monde; c'est toiyours la
même prétention avec laquelle les gouvernemens absolus s'instituent à la face
de l'Europe les préservateurs de la paix publique, les défenseurs naturels de
l'ordre , de la religion et de la légitimité. U ^ut qu'on se croie aujourd'hui
bien fort à Pétersbourg et à Vienne, bu que l'on compte beaucoup sur la brouille
de Paris et de Londres. On oublie seulement qu'entre deux nations comme
rAngléterre et la France il y a quelque chose de plus fort pour unir que ne
soQt forts pour diviser les griefs passagers de personne à personne : nous vou-
lons parler de cet intérêt commun qui fait des mêmes principes politiques
une question d'existence et d'autorité matérielle pour les deux pays. U y a
là une alliance qui ne saurait se briser avec les ministères, parce qu'elle
est tout le fond de la situation européenne. C'est ainsi que l'Angletenre et
la France se sont trouvées forcément rapprochées dans une action analogue sur
le terrain suisse, lorsque la Russie, la Prusse et l'Autriche ont pris si nette-
ment position. Ni l'Angleterre ni la France ne pourraient sacrifier la cause
libérale en Suisse sans abdiquer une portion de leur influence européenne, et
nous ne serions pas étonnés qu'après les indécisions de ces derniers temps la
France rivalisât aujourd'hui de bons procédés avec l'Angleterre vis-à-vis du vo-
rort. Il y aurait un grand danger pour la France, il faut bien qu'on le sache : ce
serait que le' cabinet britannique se substituât à elle soit en Suisse, soit en Alle-
magne, comme le vrai représentant des principes constitutionnels; ce serait qu'il
nous désignât en Allemagne comme les futurs alliés de l'Autriche et de la Russie.
Si la Prusse pouvait croire que Favéneraent de sa constitution la rapproche en-
core plus de l'Angleterre que de la France , si quelque alliance anglo-germa^
nique se concluait ainsi au nom et sous les auspices de la liberté , la politique
française aurait désormais à lutter au-delà du Rhin contre des embarras d'un
ordre tout nouveau.
C'est du moins'une singulière coïncidenee que ce bruit d'un concert plus étroit
entre l'Angleterre et la Prusse répandu, non sans fondement, au moment même
où le roi Frédéric-Guillaume dotait son peuple de ces règlemens administratifs
qui voudraient ressembler à une constitution. 11 est triste de songer que la pre-
mière tentative qu'on hasarde à Berlin dans des voies meilleures semble aiusi
tout exprès balancée par la froideur des senti mens qu'on témoigne à la France.
L'on ne peut pas prendre plus de précautions que n'en a pris sa majesté prus-
sienne pour nous bien informer q^ic son œuvre n'est pas une œuvre française»
Les ordonnances sont datées du 3 février, jour anniversaire du grand mouve-
RETUB. — CHROniQtnS. 775
ineTrt qui délivra la Prusse de rinrasion. CeStle faible ou rhabiïeté de» princes
unemanth de réveiller toujours ces souvenirs hostiles à la France pour provD-
qucr chez leurs sujets des colères qui n'ont plus de raison , poisqu** elles s'attar
quent à des passions qui n'existent pluS. Cest un artifice maintenant connu,
mais qu'ils exploitent toujours afin d'entretenir entre les deux pays une sourde
mésintelligence dans laquelle ils trouvent pour leur compte une garantie de do-
mination, n est à regretter que le roi Frédéric-GuiHaume ait abusé de cA expé-
dient. Lorsqu'cn 1840 il rappelait le vieil Amdt dans sa chaire de Bbnn , lors-
qu'en 1845 il portait à la reine d'Angleterre ce toast un peu juvénile qui faisait
du nom de Vrctorra comme qn cri de défi, son idée était toujours la même, et
cette idée-là perce encore trop par malheur dans les ordonnances du J février :
pour mieux commander à TAllemagne, il s'efTorce de lui montrer des libertés
qui ne soient point fhmçaises, une France qui ne soit point la France pacifique
d'aujourdTiui.
Si PAllemagne se trompe sur cette intention très marquée du roi de Prusse,
c'est qu'elle le voudra bien. L'article explicatif des ordonnances publié parla
Gazette d'État n'est guère qu'un commentaire anti -français, et Ton en devine
facilement l'auteur au zèle tout paternel avec lequel il approuve le texte qu'il
commente. On peut lire là qu'il était absurde d'attendre en Prusse quelque
chose qui ressemblât aux chartes conîftitutionnelles de l'Europe occidentale, et
nulle part ne se montre un dédain plus superbe pour le mécanisme sur lequel
repose tout leur édifice. Prendre en masse la population d*un pays pour ré-
partir également le nombre des représentans suivant le nombre des représen-
tés, parce qu'on suppose à tous les citoyens la même valeur politique et so-
ciale, ce n'est là qu'un système artificiel doué de la vie factice des révolutions;
maintenir au contraire les divisions antiques des provinces et des ordres, donner
des oi^anes aussi distincts que possible aux intérêts rivaux des castes et des lo-
calités sans en laisser de certains à fintérèt national et universel, c'est là ce qui
' s'appelle développer les institutions dans leur sens naturel, légitime et divin;
c'est le triomphe de cette école historique dont nous avons parlé si souvent,
école prétentieuse et fastueuse qui veut porter l'archéologie dans la politique et
renouveler le présent en le modelant sur le passé; école trompeuse qui crie plus
haut que personne le nom sonore de la liberté, parce qu'efie entend sous ce nom-
là tout l'opposé de ce que réclame ce temps-ci. "Voyez en effet ce que c'est qu'une
constitution historique! elle n'est gravée ni sur le bronze ni sur les parchemins,
on nous l'a dit assez; elle est tout entière dans le cœur de celui qui la jure, dans
le cœur de ceux qui la reçoivent; elle est dans la responsabilité du monarque
devant Dieu, dans la' fidélité sainte des âmes allemandes. Sortons de ia poésie
et touchons le réel : cela signifie qu'au lieu d'un peuple déllbcraut et votant sur
ses propres affaires, il n'y aura qu'un peuple muet et consulté par grâce, suivant
le bon plaisir d'un prince absolu; qu'au lieu d'atteindre cette virilité qui fait
l'honneur des grandes nations, la nation prussienne demeurera sous la tutelle
dont ses lumières et sa sagesse n'ont encore pu l'affranchir.
Les ordonnances du 3 février complètent le système beaucoup plus qu'elles ne
le réforment; les diètes provinciales, telles qu'elles ont été organisées en 1^23 et
en 1842, restent la base de cette sorte de gouvernement représentatif qui va
776 REVUE DES DEUX MONDES.
fonctionner en Prusse. Les restrictions apportées au droit électoral et aux attri-
butions politiques subsistent toujours; les huit diètes de la monarchie ne sont
encore, à proprement parler, que des conseils administratifs. La nouveauté con-
siste en deux points : 1** lorsque le roi le voudra, ces huit diètes se réuniront
et formeront une assemblée générale, mais encore consultative, sauf le cas prévu
par la loi de finances de 1820, le cas où il s'agirait d'un nouvel emprunt ou
d'un nouvel impôt; 2° les comités peroianens accordés en 1842 à ces huit diètes
et autorisés à siéger dans l'intervalle des sessions seront de droit réunis tous
les quatre ans, privilège qu'ils n'avaient pas reçu lors de leur installation, mais
dont on a bien compensé l'efficacité en leur ôtant toute initiative décisive. —
Qu'il y ait dans ces deux points beaucoup d'avenir pour le libre développement
des institutions, personne à coup sûr n'en doutera. Il est impossible que des dé-
putés venus de toutes les parties de la monarchie se rencontrent long-temps
sans revêtir aussitôt une mission politique, et, comme ils seront spécialement
chargés d'étudier les questions générales, la tribune d'où tombera leur parole,
même réduite à donner de simples avis, sera toujours une tribune retentissante.
Il faut donc féliciter la Prusse de ce résultat, qui est un progrès par le fait,
sinon par le droit; il faut même en remercier le prince et croire que, voulant
donner quelque chose à ses sujets, malgré les obsessions étrangères ou domes-
tiques, il a du moins réussi à donner cela.
Nous ne pensons pas cependant que l'Allemagne soit assez satisfaite pour
croire tout gagné, et pour tout prendre de confiance sans rien examiner. 11 y a
plus d'un endroit en efi'et où les concessions octroyées d'une main semblent re-
tirées de l'autre. Ainsi les questions générales dont la discussion ferait Fim-
portance de la grande diète pourront être au besoin renvoyées encore, comme
jadis, devant les diètes particulières, et le bruit en disparaîtra. Ainsi les péti-
tions ne pourront être présentées au roi , sans de nouveaux motifs, après un
premier refus, et, comme on ne distingue pas entre l'avenir et le passé, on
ne sait si l'on n'exclurait point par là dès aujourd'hui cette immanquable
pétition en faveur de la liberté de la presse, tant de fois déjà présentée, tant de
fois repoussée. Ce n'est rien encore auprès d'une double réserve qui pourrait,
d'un moment à l'autre, annuler tout cet ordre nouveau. La Prusse est un état
militaire et prohibitif; ce sont là ses caractères politiques, ce sont les grands
traits qui lui ont marqué sa place; la guerre et la prohibition, tels ont été jus-
qu'ici ses deux moyens de fortune et de gouvernement. Le roi les garde tout en-
tiers entre ses mains. En cas de guerre imminente ou commencée, il n'aura pas
besoin du consentement des états-généraux pour augmenter les impôts ou les
emprunts. En aucun cas et en aucun temps, ce consentement ne sera néces-
saire pour la fixation des tarifs de douane, des droits de sortie et d^entrée. Ce
point-ci est curieux, surtout p^r les motifs qui l'expliquent dans la Gazette
(TÊtat : ces impôts indirectà ne sont pas, y dit-on, de véritables impôts; ils ne
tirent pas l'argent de la poche du coifitribus^le, bien au contraire; où peut même
assurer en cette matière et^ns paradoxe que deux et deux font un; aggravez
en effet les droits à l'entrée d^un produit étranger, vous percevrez' moins, parce
que vous taxerez plus; on paiera moins, parce qu'on n'achètelra point. — Ainsi
la diète prussienne n'aura pas dans sa compétence cette immense aflfaire du
REVUE. — CHRONIQUE. 777
Zottverein; il y a là question interaationale, question politique : elle n'en con->
naîtra point, sous ce beau prétexte que les tarifs protecteurs ne touchent pas
directement aux écus des particuliers.
La nouvelle constitution prussienne n'est donc pas Tidéal définitif de TAlle-
magne libérale, il s'en faut même qu'elle soit parfaite au point de vue du savant
rigorisme de l'école historique : elle admet une chambre des pairs, elle n'admet
pas un ordre du clergé. L'ordre des princes, comtes et seigneurs siège à part,
une fois les lois de finances votées, et joue dans ce congru, calqué d'aussi près
que possible sur les diètes du moyen-Âge, le rôle très moderne d'une chambre
haute, d'un pouvoir modérateur. Les ministres des cultes n'arriveront à l'as-
semblée que si le vote de leurs concitc^ens les y porte, ef il n'y aura pas de
banc des évéques, si ce n'est que les représentans des fondations ecclésiastiques
seront naturellement appelés, comme seigneurs terriens, à prendre place au
milieu de Tordre équestre. Ces infractions à la fidélité pittoresque de la couleur
locale nous blessent, à vrai dire, médiocrement; nous prévoyons que la néces-
sité qui les a introduites dans une œuvre si correcte en introduira bien d'autres.
On ne fbit pasJa loi du présent, et elle vous poursuit toujours. Nous craignons
qu'il n'arrive assez tôt de cette constitution nouvelle ce qu'il arrive presque tour
jours des chartes octroyées : d'un côté un bienfaiteur qui se croit méconnu, de
l'autre des ingrats sans le savoir. On peut, du reste, de très bonne foi s'accuser
ainsi des deux parts et n'avoir tort d'aucun côté : le roi Frédéric-Guillaume prise
naturellement son invention plus que personne, et ses sujets auraient peut-être
mieux aimé la charte de Bade ou celle de Wurtemberg que les ordonnances du
3 février. Nous comprenons cette préférence, et, même en face de ce progrès plus
ou moins décidé de la Prusse, bous n'oublions pas que nos vrais alliés en Alle-
magne sont ces états secondaires, habitués depuis vingt-cinq ansà vivre de notre
vie politique. Fût-elle interprétée par |e cénacle de Francfort, nous aimons mieux
une charte constitutionnelle qu'une charte kistorique.
»j La puissance anglaise vient de faire dans l'Inde un nouveau pas, un pas im-
mense, et la carrière de sir Henry ( aujourd'hui lord ) Hardinge parait destinée à
ûn\T aussi glorieusement qu'elle avait commencé. Ce sage administrateur a
prouvé une fois de plus que la civilisation n'a besoin,. pour l'emporter sur la
barbarie, ni de la violence ni de la fraude. EUe n'a qu'à attendre, le temps
combat pour die. Le riche et beau pays que lord Henry Hardinge n'aurait pu
conquérir, il y a un an, sans répandre des flots de sang, sans demander à ^
patrie d'immenses sacrifices, vient de tomber à ses pieds, comme le fruit mûr
tombe de l'arbre. Les populations du Penjaub, fatiguées, affamées d'ordre, de
bien-être et de paix, se sont données àlurde leur piiopre< mouvement. Quekiues
jours ont suffi pour consolider l'œuvre des Clive et des Wellesley, pour replacer
sur une base plus large et plus durable l'édifice de la puissance anglaise, un mo-
ment ébranlé par les erreurs de lord Auckland et les folies de lord EUenborough.
La cause qui a déterminé un r.hAngpqjfjjt, si complet dans la situation du Pen-
jaub a été une nouvelle intrigue de la cour de Lahore. a Sheik-lroam-Oud-Din,
dit lord Hardinge dans une proclamation datée du 22 décembre 1846, l'officier
chargéidé^l'admittistration du Cachemire pour le compte du gouvernement de
Lahore, s'était opposé avec une armée à l'occupation de cette province par le
'■ 778 nwwwE »B9 deux mondes.
n^ Go«M»-SHig\ repfésentant le gtHUFenieineiit anglftis^ Le gowefnementtle
Lahere fat somnéife filtre reconmître' et eiéeuter par ses sujets les sttpulaflîeas
du traité du 9 mars 4846. Un détachement anglais f^t mis en csmipagne poor
appuyer et aider au besoin les armées combinées des maharajas Dhalîp et
&HilaA>-Sing, envoyées^ sur les Hem pour la régularisation de cette alfkîre.
Sbeik-lmam-Oud-Din fit alors savoir au gouvernement anglais qu'il n'agissait
que d- après les ordres mèmes^ de la régence de Lahere, et qu'il Devait l«vé
I^étendard de Tinsurreetion que sur le mandat impérailîf et en conformité des
îmiructions écrites qu'il avait reçues du vizir Lal-Sing. Bien plus, Sbeik-hoam-
Oiid-Din offirait de se rendre immédiatement au chargé d'affaires britamiique
sur la simple garantie que, s'il parvenait à prouver l'exactitude de ses révéla-
lions, il serait protégé dans sa personne et ses propriétés contre le ressentiment
de la régence de Lahore. L'agent anglais n'hésita pas à promettre, au nom
de soo' gouvernement, une enquête approfbndie et impartiale. y> Confbrmément
à cette promesse, aussitôt après la pacification du Cachemire, une enquête fut
«rdonnée, et un comité d'instruction se réunit sous la présidence de M. Currie,
seerétaire du gouvemeur-généraL Les membres qui le composaient, savoir le
général Littler et les colonels Lawrence et Goldie, ftirent convoqués^ le 3 dé-
cembre, dans lai tente de M. Currie, en séance publique; tous les ministres et
les principaux chefs sikhs étaient présens. L'accusateur Sheik-lmam-Oud'-ûin et
Taccusé Lal«^ing comparurent devant la cour. Le premier produisit trois lettres,
toutes trois du vizir, et l'une d'elles reconnue par celui-ci, l'engageant à tenir
bon eon^ Goulab-Sing, afin d'empêcher aussi Idng-temps que possible l'an-
nexion du Cachemire à l'état de Jamon. La culpabilité du vizir était manifeste;
pas une voix ne s'éleva en foveur de Lal-Sing, et sa ^ntence fiit rendue à
l'unanimité. Les autres memt)res du derbar furent acquittés de Urate partici-
pation ao erime du vizir, mais on leur signifia que le gouvernement anglais ne
pouvait plus reconnaître Lal-Sing comme ministre, ni conserver la moindre rela-
tion avec l'admiffistratien dont il avait été le ehef. Du reste, les Sikhs étaient parfai-
tement libres de se donner tout autre gouvernement qu'ils jugeraient convenable.
' Après quelques hésitations, une combinaison provisoire Ait résolue et acceptée
séance tenante. On y fit entrer les trois principaux chefs de l'ancienne cour de
Rendjit: savoir Tij-^ing, Dina-^Nath et Sbeik-Nour-Oud-Din. Par u<i heureux
hasard, ce choix , le seul possible eu égard à la sagesse et à l'habileté éprouvées
des trois chefs, était aussi celui qui servait le mieux les intérêts de l'Angleterre.
Ges» fonctionnaires, qui avaient vieilli au milieu des tempêtes politiques, devaient
porter dans la pratique du pouvoir ce découragement , cette timidité, qui mar-
quent trop souvent le déclin d^ne longue carrière. Leur premier acte fiit de
déposer le vizîr et de le livrer à l'agent britannique pour être déporté dans les
provinces anglaises.
Lal-Sing avait pourtant un parti assez iWtobreux dans la vHle et à la cour,
cinq à six mille soWatà régtitlèrs, et la protectioti de la régente. Il semblerait
qu'on eût dû s'attendre à quelque résistance, peut-être même à on conflit, quand
il s'agirait de prendre i^ossession de sa personne; mais telle est en Asie la pros-
tration d'un parti vaincu , que le chargé d'affaires anglais ne craignit pas d'as-
signer à Lal-Sing pour prison le propre palais du vizir, et que le lieutenant Bd-
^^dfir premier secjcétaire de la iégatkm , ne trouvjHii f» \Mméê»$UiBMA soui
sa maûi la garde de cipayes de lacoupagme désigaée iK>ur «teorler ie priiea^
nior^ chargea de ce service les mercenaires qui avaient été jnsqu^à ce memelit à
la solde du ministre déposé. Ceiu^ci Sraequittërent de cette aassidn avec k»
iQôiQe empressement qjue s'il leur eut iparu tout nalurd de conduire leur aociea
maître en prison.
Toutefois on était loin d'attendre le même sang4roid4e la nmie Clbaiida, qui,
pour son amant Lai-Sing, anait cent fois risqué aa vie et celle de son fils, versé
tai^de sang et vu massacrer presque sans regrets son frère et ses phis fidèles
servileurs. Aussi se garda-t-ou de lui amaoncer le jour même la double nou^
v^le de la déchéance et de réloignement de son favori . On commença par 49hattger
la garde du palais, composée de deux mille boaunes-qui lui étaient «dévoués; <ob
la, remplaça par des troupes sûres, choisies dans le parti opposé, fikm ^xmteot
de cette précaution , on licencia toutes les milices qui formaient la garde de la
reine et de Lal^Sing^ on leur paya leu^ arriéré de solde, et job les ât sortir de la
ville. Puis, le 4 au soir, Ai. Currie, le colonel Lawrence et les membses du nou-
veau ministère sikh se rendirent auprès de la reine et lui firent part des événi»>
mens de la journée précédente. La scène CiU des plus dramatiqu^^ Bondissaot
sur la couche où elle était assise et agitant un poignard, Ranie ^uda appela
d'abord sa garde pour courir sus aux Mglais et aux tiaitres, comme elle dési*
gnait dans son langage énergique les nouveaux minislvesi puis, ne iseÉrouvant
plus autour d'elle les visages de ses condottieri, elle fendit >en larmaset s'épanoha
en plaintes amères, qui rappelaient les 4m^écations d'Atbalie sueprase dans le
teipple.
Un nouveau ^gouvernement était ainsi installé II Labotns sans effusion de sang;
mais il n'avait pas encore eu le t9mps de se recoooaUre, lorsque le cliargé d'af**
faires britannique lui communiqua, de la part de lord Hardinge, la nécessité où
se trouvait le gouvernement ^anglais de retirer dans le courant du même mois
(le moi^ de décembre) ses troupes du Penjaub, conformément aux stipul»*
tiens du traité du 9 mars 1846. Cette déclaration, bien qu'elle ne fût pas inat^
tendue, fut reçue comme un coup de foudre par les cbels sikhs, qui ne voyaient
aucun espoir de se maintenir ou même d'échapper à une anarchie sanglsmte et
peut-être à un massacre général, du moment où l'armée anglaise cesserait de
contenir par sa présence les mauvaises passions de la soldatesque et de la popu-»
lace. Le 13, ils firent une première ofTre au chargé d'affaires britannique, lui
demandant de prolonger, de fixer même son séjour à Lahore, sous la proteetion
d'un petit corps de troupes anglaises que le gouvernement sikh s'engagerait à
solder. Cette offre fut immédiatement et péremptoirement rejetée par lord Har-
dinge, comme tendant à amener l'état de choses qui s'était déjà produit dans les
royaumes d'Oude et d'Hyderabad , où les gouvernemens indigènes, assurés de
l'impunité, tyrannisaient impitoyablement leurs sujets.
Le 14, un régiment anglais se mit en route pour Firozepour, et les autres
corps reçurent l'ordre de se tenir prêts à marcher dans la même direction.
Ces démonstrations ne laissaient aucun doute sur l'intention du gouverneur-
général. Le ministère sikh convoqua dès-lors une assemblée de tous les chefs
qui avaient ^Dcoire quelque chose à perdre dans de nouvelles commotions civiles.
780 REVUK DES DBUX MONDES.
MM. Currie, Lawrence et Edwards furent priés d'y assister au nom du gouTcr-
nement anglais. L'aristocratie civile et militaire des Sikhs y était représentée
par plus de soixante-dix chefs, généraux, fonctionnaires ou gouverneurs de pro-
vinces. Il y fut décidé à Tunanimité qu'on supplierait le gouverneur-général de
vouloir bien laisser à Lahore un corps d'armée de dix mille hommes pendant
toute la durée de la minorité du maharaja , sous les conditions suivantes :
i*" il n'y aurait plus pendant le cours de cette minorité d'autre vizir et d'autre
régent que le chargé d'affaires anglais ; 2"* les frais de ce corps d'armée, évalués
à 250,000 liv. sterling par an, seraient à la charge de l'état de Lahore; 3** toute
fadministration civile du royaume serait abandonnée aux Anglais, les employa
supérieurs sikhs devant être maintenus dans chaque département, mais sous la
surveillance et sous l'autorité directe du colonel Lawrence.
Ces conditions ayant été définitivement acceptées, le traité établissant les
nouvelles relations entre les deux gouvernemens fut signé à Amritsir le 22 dé-
cembre, anniversaire de la bataille de Ferozesha , par le gouverneur-général
et le maharaja en personne, en présence du commandant en chef. Lord Har-
dinge reconduira son jeune protégé jusqu'à Lahore. Dhalip-Sing est aujour-
' d'hui un enfant de sept ans; l'époque de sa majorité est fixée à sa dix-septième
année. C'est donc pour une période d'au moins dix ans que le Penjaub propre-
ment dit, c'estrà-dire le pays des cinq rivières, est absorbé dans les possessions
de l'Inde anglaise. Mais un peuple qui a vécu sous un gouvernement civilisé,
quelque oppresseur qu'il soit, ne peut plus se faire aux caprices d'un despote
barbare. Il ne faut donc pas se le dissimuler, le royaume de Lahore a bien réelle-
ment disparu du monde politique. Désormais, et pour toujours, il a fait place à
une nouvelle province anglaise. Réjouissons- nous-en pour le bonheur de l'hu--
raanité, et sachons voir sans envie un grand succès obtenu cette fois par une sage
politique.
Le premier acte du ministère sikh, agissant sous l'influence du chargé d'af-
faires britannique, a été l'abolition dans tout le Penjaub de deux coutumes
barbares, restes de la vieille civilisation indienne, l'infanticide et le sutti, ou le
sacrifice des veuves sur. le tombeau de leurs maris. Quant à Ranie-Chanda, dont
les lecteurs de cette Revue n'ont pas oublié la bizarre et dramatique histoire (i],
l'article iO du traité lui assure, comme mère du maharaja, une pension annuelle
de 15,000 livres sterling. Il est probable» et c'est, dit-on, le désir du gouverne-
ment anglais,, qu'elle abandonnera Lahore pour rejoindre son amant-exilé, Lal-
Sing, et qu'elle finira ses jours avec lui aux environs de Cakutta ou de Benarès.
{i) Voyez la livraison. 4 u 1" mai 1846.
I
I.
. ..I y«. DIRHAM..
LES
COTES tm PROVENCE
0ÎT6) ^1 XuTPpoTtpov ^là TQv r^ax^TinTO. , àoTf m—
woiôOTtç tJ OaXotrrf {aôXXcv yj tjj -^ç , to irpoç
vàurtXiaç ro çuic iîXovto p,âXXov.
Lepr territoire est planté d'oliviers et riche en
vignobles, mais pauvre en blé, à cause de son
ftpreté : aussi , plus eonflans en la mer qu'en la
terre, ont-ils appliqué de préférence leurs facultés
à la navigation.
(Stbabon, 1. IT.)
On voit, dans Tétat que Vauban rédigea lui-même en 1703 de ses
services (1), qu'il avait «ix fois visité les côtes de Provence, en 1669,
en 1679, en 1682, en 1687, en 1692, et la dernière en 1700. Ce fut dans
ces divers "voyages qu*il fit construire la nouvelle darse de Toulon, les
fortifications de cette place, celles de Marseille, d' Antibes, et réparer les
j[>ostes nombreux que le cardinal de Richelieu avait établis pour la dé-
fense de la côte, depuis le Var jusqu'au port de Bouc.
Si, dans un temps où cette contrée était loin d'avoir son importance
actuelle, Vauban revenait cinq fois la parcourir et Fétudier, combien ne
doit-elle pas fixer notre attention, aujourd'hui qu'elle est le siège prin-
cipal de notre puissance maritime, et que les plus hautes questions mi-
litaires et commerciales qui agitent le monde semblent devoir se ré-
soudre sur les eaux de la Méditerranée ! C'est vers cette mer que cavité
(1) Abrégé des êenHcêê du maréchal dé Vauban, faU par M en 1708, pablié ptr
M. Augojat, colonel da génio.
TOME XVn. — !•' MABS 1847. 51
depuis trente ans la pditique des grandes puissances de l'Europe; c'est
là que se préparent et se dénoueront les principaux événemens de
* notre époque; c'est là, par conséquent , qu'il importe aux grandes na*
tions d'être fortes. Aucune d'entre elles n'occupe sur la Méditerranée
une position supérieure à la nôtre* Nous avons beaucoup fait pour y
consolider les avantages de notre payni<Hi; il reste à faire beaucoup en-
core, et la partie de ces côtes qui réclame nos soins les plus assidus est
évidemment celle sur laquelle sont assises les villes de Marseille et de
Toulon. Là est^ en effèt^ le cœur de notre établissement sur la Médi-
terranéens lee Biva§es ^gl s'étÉadeat du Miime auB^Pjrénées , ^cets de
la Corse et de T^j^érie n'en sont, à certains égardk, que les accessoires
et le complément; ils tirent leur principale valeur de leurs relations
avec les deux métropoles de notre commerce et de nos armes, et se
fortifient de tout ce qui lyoute à la puissance de celles-ci.
Remplissant, il y a quelques mois, une mission relative à l'un des
objets les plus vulgaires du service de la marine, j'ai parcouru la côte
de Provence, et j'ai cherché à reconnaître ce que l'industrie humaine
y peut lyouter aux bienfaits de la nature : j'essaie aujourd'hui de l'indi-
quer, heureux si ces ct)servalions imparfaites inspirent à de plus ha-
biles l'envie de considérer de près un sijet si plein d'intérêt pour notre
paysl
La marine militaire et la marine marchande, qui, dans leur étroite
alliance, protégoit ou développent les intérêts auxquels elles sont en
appemnee le ptus-élMBigèms^ raekraentien retour le concours de tous
les art^ et de toutes I^ industries; elles tiennent à tout par les besoins
qu'elles ressentent aussi biea que par les bienfaits qu'elles dispensent.
Parmi les élémens les plus essentiels de leur puissance, il faut assurément
ranger le bon marché des provisions de bord et l'abondance des objets
d'exportation et d'échange; l'un et l'autre se rencontrent dans le con-
tact d'une agriculture florissante. Nous sommes, sous ce l'apport, moins
£ien traités que nos voisins. Tandis que les ports concurrens de Gênes^
de Livoume, de Naples, sont appuyés sur les territoires féconds du. Pié-
mont, de la Toscane, de la Campanie, ceux de Marseille et de Toulon^
n'ont derrière eux qu'une région montueuse et stérile. Le développe-
ment de la production agricole en Provence est donc un objet de FintérK
Ife plus direct pour notre marine dé la Méditerranée. Si nos ressources
sont, à cet égard, fori aurdessousde nos besoins, ce n'est pas que la
culture provençale soit mauvaise : elle est, au contraire, en général
bien appropriée à la nature du* pays; mais Tespace lui* manque , elle
est à l'étroit entre lés rochers des montagnes et les torrens des val-
lëes. %ureusemeni le sol arable dé la Provence est susceptible de
iQoevoir une très grande «xteDfiîen par le dessédieiaent dea masaiaet
l'organisation méthodique d'un va^ système 4\8lÉMRHMaMM)^dh0i
Uiire côté^ rirrigatioiiy qui, «ous le soleil du laîdî, déeupld^Mi¥«at IcB
produUs.du ierraia, e^ bien loin d'a;voir épuké 666 trésors, et resijdoî
judicieux des eaux perdues qui descendent des Basses-Âlpes et de leurs
contreforts équivaudrait à la conquête 4'une province. Ce n^eet pasici
le lieu de doener à.ees grandes enlcapiisei agricoles toute rattëptiog
qu'elles méritent; mais les laisser passer in^ierçuea quand leurs élé^
mens se trouvent réunis sous les pas du .voyageur^.ce serait oubliée
que, pour élefi^er Tinduskie commerciale et maritime de lafrovence,
Û iai^ en élargir la base.
Les bateaux à vapefu: descendent aiûourd'bui, quand Jes eaux sont
bonnes y de Lyon à Beaucaire en quinze lieures. On connaît la mâle et
sévère beauté de cette pactie de la vaUée du Rhôna -*- Le paysage
change d'aspect à packir de Beaucaire; les montagnes s'écartent; les
grandes anfraduosites disparaissent; les soulèvemens calcaires ou vok
caniques ne se détachent plus sur la sombre vecdure dés vaUons : la
contrée s'aplanit, et les terrains d'alluvion, que les eourans descendus
des Alpes ont foimiés en refoulant la mer^ne s'élèvent guère au^lessus
de son niveau; le Rhône lui-même a*perdu sa rmàdite. Le numvement
et l'activité de la population semblent s'arrêta: avec la variéte d'aspect
du sol^ les habitations s'éteignent du fleuve et se tiquait en dehors
de la large zone sur laquelle il déborde périodiquement; le mistral seul
a le pouvoir de troubler te calme mi\^eatueuK qui règne a l'horizon.
Cependant le bateau à vapeur chemine, et bientôt de vieilles et noires
murailles, surmontées de tours et de» clocberSy 4se dessinant sur l'azur
éclatent du ctel, rappeUent la présence de Themme; un reph du cou-
rant vous porte à teur pied; des mâts nombreux se montrent en arrière
d'un pont de .bateaux; vous êtes à Arles»
Cette antique résidenee de Constantin^ ceite Rome des Gaules (1) où
la puissanoe des empereurs se maintint si long-^temps en face des barba**
res, cette capitate déchue d'un royaume auquel elle donnait son nom^
était, il y a soixante ans, profondément séparée, par les privilèges elles
immunités dont elle jouissait, du royaume de.Fraace proprement diL
Arles pouvait être alors une ville française aux yeux de l'étranger : k
ceux de ses habitans et de ses voisins, die était te vilte libre par excel^
lence. La révolution a fait passer sur eUe le niveau del'égalité : te che»
min de fer, dont le tracé bouleverse à ses portes les tombes romaines
que vingt siècles avaient respectées, menace d'un bten autre péril ce
qui lui reste d'originalite. Encore un peu datemps^ étoile sera comme
tant d'autres vttles. Chaque année qui approche avancera l'œuvre de
nivdlementjdus qae4ae;te faisait auparavant tout un siède« fiâtez^vous
éooc de visiter Arles, vossqui voutef respBrer un parfuma
(1] éroKtiki Rama Jlrefoi, disait Ausone au it« siècle.
784 BEVCB DES DEUX MONDES.
tion romaine qui Ta s'évanouir, et contempler, dans la pureté que son
isolement lui avait conservée, une belle et noble race qui va se dis-
perser.
Ce qu'Arles a de plus remarquable, ce n'est ni son hôtel de viUe, bâti
par Mansard, ni son portail et son cloître de Saint-Trophime , chefe-
d'œuvre du xm* siècle, ni son buste de Livie^ qui vaut à lui seul tout un
musée, ni ses Aliscamps (Elysii campt), où se pressent les tombes romai-
nes (i); ce n'est ni son théâtre antique, où s'assirent tant de personnages-
consulaires, ni même son cirque, plus grand et mieux conservé que
celui de Nîmes (2). On trouve ailleurs d'aussi précieux monumens des
arts; mais ce qu'aucune ville, à commencer par Paris, ne peut disputer
à Arles, c'est la beauté, c'est la grâce héréditaire de ses filles.
D'où leur viennent ces tailles droites et flexibles, cet aplomb gra-
cieux de tous les membres, cette coupe harmonieuse du visage, cette
finesse des cheveux et de la peau , en un mot cette distinction de race
qui manque à tant d'illustres familles? Les savans ont compulsé sur cet
attrayant siyet bien des textes; ils ont beaucoup disserté de Torigine de
cette population si distincte de celles qui l'entourent, et, sur les noms
consignés dans son histoire, la plupart l'ont jugée romaine. Ces noms
appartenaient à une aristocratie conquérante, et, de ce qu'ils étaient
latins, il ne s'ensuit pas que le peuple le fût aussi. Quand la domination
romaine s'étendit sur ce territoire, Arles était une colonie de Marseille,
d'origine grecque par conséquent, et Rome avait alors plus besoin de
garnir ses murs et ses armées de la population des provinces conquises,
qu'elle n'était en état de leur céder de la sienne. Elle leur envoyait, avec
ses lois, des gouverneurs, des patriciens, des légions mêmes (3); mais la
masse des gouvernés restait ce qu'eUe était, et rien, dans sa nationalité,
n'était changé que le nom. Si d'ailleurs, depuis deux mille ans, le peuple
d^Arles s'est conservé si dififérent des populations qui le touclient, com-
ment admettre qu'il se soit renouvelé pendant qu'une domination étran-
gère passait sur lui? Ses caractères physiques fournissent peut-être
sur son origine de plus sûres indications que les livres : les jambes ner-
veuses du coursier arabe témoignent de sa noblesse bien mieux que
la généalogie qu'il porte suspendue à son poitrail. A considérer ainsi le
peuple d'Arles, on lui trouve peu d'analogie avec les Italiens aborigè-
(1) Siccome ad Arli, ove *i Rodano stagna,
Fanno i sepolcri tutto *i loco varo...
Dai«tb, inferno, c. ix.
(S) Le grand axe a UO nnètres, le pelit 103; les arcades sont au nombre de 60 , efe
S5,000 spectateurs peuvent tenir sur les assises; c'est le double de la populatiomclueile
de la ville.
(3) La e« légion était établie à Arles (C. Plin., v. i.); mais peut-être était-elle de
«elles qui ne possédaient pas un seul soldat qui fOt Romain de naissance.
LES CÔTES DE PROVENCE. 785
nés : ceux-ci sont d'une nature plus rude; ils n*ont ni Félégance de ses
formes, ni cette délicatesse de mœurs qui perce ici dans les habitudes
des classes les plus humbles; il existe entre eux et lui la même diffé-
rence qu'entre les statues romaines et les statues grecques : celles-ci
offrent, à ne s'y pas méprendre, le type des formes qui se sont conser-
vées dans ce coin de la France, et la famille de la Vénus d'Arles (1)
semble y former encore le fond de la population.
Cette belle race ne croit pas en nombre. Du recensement de 1811 .à
celui de 1841, la population s'est élevée à Nhnes de 37,721 amesà41,180;
à Avignon, de 23,739 à 32,109; à Marseille, de 102,217 à 147,190: eUe
est descendue à Arles de 20,151 à 19,406, dont 12,155 seulement sont
agglomérées dans l'enceinte de la ville. En remontant au commence-
ment de la révolution, l'amoindrissement est encore plus sensible; en
1789, la commune comptait 25,034 habitans.
n serait plus curieux qu'utile d'examiner si cette décadence d'une
ville, autour de laquelle tout grandit, tient à la perte des institutions
locales qui jadis retenaient les Artésiens chez eux. Quoi qu'il en soit,
la diminution a porté sur la population urbaine et non sur celle de la
campagne. La ville est parsemée d'hôtels aujourd'hui solitaires, et l'on
ne parle pas de fermes abandonnées. Le territoire agricole s'est au
contraire accru et assaini, et, si la ville doit revenir à son ancienne
prospérité, ce sera par la réaction des améliorations auxquelles il se
prête.
Ce territoire ne ressemble à celui d'aucune de nos villes : il a une éten-
due de 123,014 hectares, et forme à lui seul le quari du département des
Bouches-du-Rhône; mais il comprend sur la rive droite du Rhône
presque toute la Camargue, et sur la rive gauche de vastes marais et la
célèbre plaine de la Crau. On y compte à peine 16 habitans par kilo-
mètre carré, au lieu de 91 , comme sur les trois autres quarts du dépar-
tement. Déduction faite de la superficie et de la population de la ville,
il ne reste dans la campagne que 6 individus par kilomètre : ce n'est
pas les deux cinquièmes de ce qu'offrent les plus mauvais cantons des
Landes. Doublement intéressante par le malheur de son état actuel et
(1) La statue de ce nom a été trouvée en 1651 dans une fouille fiiite au théâtre
d'Arles : on la croit copiée d*un bronze de Praxitèle. Les mutilations qu'elle a subies,
et dont la plus regrettable est celjjs des bras, sont la suite d'un accès de ferveur dans
lequel les nouveaux chrétiens d'Arles renversèrent, au iii« siècle, toutes les images
païennes qui décoraient leurs murs. La Vénus tenait de la main gaucbe un miroir, et, cette
donnée admise, son mouvement est plein de grâce et de coquetterie. En la restaurant
avec un médiocre bonheur, on ne lui a pas rendu cet accessoire, et, faute d'être expli-
quée, l'attitude parait fiiusse et maniérée.
La ville d'Arles fit, en 1683, hommage de sa Vénus à Louis XIV; il la fit placer à Ver-
sailles, d'où elle est venue au Louvre. La ville n'en possède qu'un mauvais pl&tre, en
attendant le bronze que lui devrait la direction des beaux-arts.
78& REY^ DIS WPX «OlfBBSp
par la transformation. que Tindustrie humaine a commencé à lui faire
^ubir, cette contrée est au plus haut disgré djgffie de la sollicitude da
r administration^ aucune autre ne paiera par de plus grands résultats
les sacrifices dont elle sera rotù^ft
Poiur rétudier, il est népesssûre de sortirdes murs d'oies,
La partie de Tarrondissement d'Arle$ située 3ur la rive gauche du
Rhône consiste en un terrain d'alluvion déposé au pied de la foroialioa
calcaire et montueuse qui, des Alpes maritimes au pçrt de ^BouÇy.oui-
stitue la côte de France. Les Alpines que ce terrain enveloppe, etcpelqu^
Ilots voisins, sont les seules roches qui le perccait IlJorD^e un.quadrila*»
tère dont l'angle supérieur est à la prise d'eau du canaLdes Alpines daos
ta Durance, et qui est borné au nord sur une longueur de 45 kilomè-
tres par cette rivière, à l'ouest sur 74 kilomètres par le Rhône. Le. côté
oriental a, de la prise d'eau à la mer, 40 kilomèbre^, et de son extrémité
à ^embouchure du grand Rhône on en compte 12. De ces quatre som-
mets d'angles, les deux derniers sont au niveau de la mer; le confluent
de la Durance et du Rhône est à 12 mètres 29, et la prise d'eau du
canal des Alpines à 139 mètres 91 au-dessus de ce. ni veau* Ainsi, con-
sidéré dans son ensemble, ce territoire présente , de la Durance à la
mer^ uu plan incliné dont toute la surface, sauf les .Alpines, pourrait
être inondée par cette rivière, eten effet, dans des temps reculés, celle-ci
a sillonné ce vaste espace.
Lorsque les grands courans descendus des Alpes ont creusé la vallée
de la Durance, une immense coulée de caUloux roulés s'est précipitée,
par la coupure de Lamanon qui sépare la xhaine des Alpines de la
grande formation calcaire, dans l'angle à peu près droit, ^ors occupé
par la mer, qu'elles forment entre elles. Ce dépôt pierreux, dont l'é-
paisseur paraît être de 60 à 80 mètres, est la Crau, le Campta kqrideus
des anciens. Son sommet est à Lamanon; il s'incline régulièrement du
nord-est à l'ouest et au sud, et se termine parallèlement au Rhône et à
la mer par une arête élevée de 20 à 25 mètres au-dessus de leur
niveau.
La Durance a d'abord frayé son chemin droit au sud par cette même
coupure de Lamanon; elle tombait dans une baie ouverte au nord du
golfe de JFûs, le long du gisement des étangs de. rOlivier^. de laValduc,
d'fngEeoiei:, et trouvait à 30 kilûioètresteaviren^la point de 4épart le
mveaia de la m^r, auquel ses eaux arrifreoi aiqoiird^hui .par un détour
quaire fois plus long. L'esprit s'effraie au calcul de la force qu'elle dé-
ployait lorsque, dans ses grandes crues, une masse de 6,000 mètres
Qubes d!Aau dft^en$lâit4)ar secoade d'une hauteuc*^ de diO ^màtres sur
ce court espace. De telles cataractes devwent renooier pvoEoiidéBienlifli
terrain de^caiUo«ix,«tteBlraiiier les eonehes supériem^ et les jderen
vastes bancs sur le plan incliné au bas duquel leur impétuosité s'amor-
EE8 tiSns mr PROvracB. 787
teait cbuis les flete fh la nier. Cn jourest'efiifiirTeinroù les obstecte^
que ces' eaux aeemntiiaîart -èerant^Hesles ônt^^Aûtrefiner lè hmg^tltt
pied méridional des Alpines. Elles ont alors creusé leTaflon^des marais
des Baux, et, arrètéespar^pfeiteaii eaiicaire'smr'léqiiel est posée ArleSy
des se sont^écbies*aii^sii4«sty et sent anîTées à iainer parle lit des
éltagsdéligqgTieaii'et^^Ci^ HàssantpoarHrace de' letir passage
les ^vastes marais ^t sobdstetit «ncore; Ik^ l^étroite tranchée de La-
manon s'est encombrée; et la DtiranceaèétéTeponssée atrnord^dës Ai^-
pifltts;maisy8vaiii'de's^6taMir dans sm^ lit actiiei, elle a fait infasion
par Chrgoii'^ lesPaiiis'ée'Hèlèg^, pnis^ par €3iMkau*4(emird, Saîilt^
6al}riel*e(f^Byragaes, JeignsHit ainnie-Miène à peude'AslBiice'en'amoBt
d^Arles.
Lamardie de4oii&tsesr boMeversemeneest restée proft>ndëment'em^
preinte snr le aol^- on peut y suivre les Uts^ qne^ s'est successivement
creusés laIKn*ance, et ce* serait une éhide du pllis haut intérêt surfil
génération des terrains d'àflimon' et VacHmi des^^ grands oonrans d^o;
que celle où, rdevant, le niveau ài la main, les traces de ces érosicms,
on reprodùmiit le spectacle^ de rèveiufioins si modernes aux: yeux <iU'
géologue.
Le terraîn^de poudingue delà* Crau" mie fois formé, les dépôts limo^
Beux d^Ubène rontchaussé, etont étendir au-éessous'de lui un terrain
de saUé gras, tonjour» humide et sou^^ntsubmergé: Oes^ deux alhH-
vionsa^acentés ont des caractères essentièHemenldiSéPens. Dans leur
éttrtr naturel, la plus'âevée est vouée à la'stërffité par la'nudité^es caik
loux dtate% ^est formée, et la rirïiesBe dti sol de la pltis baâse ^
étooffie* SOUS" les eaux : ce qui man^ie à Tune est prédsément «e que
Tautre a de trop.
Le premier qui conçut les moyens de tirer parti de cette disposition
des lieux fut Adam de Craponne, l'un des plus grands citoyens qu'ait
vu naître la Provence, et le premier ingénieur de son temps. Il amena
dans la tranchée de Lamanon une dérivation de la Durance prise à
93B^ kilomètres en> amont,, et la dirigea sur kiis» mi travers'de la Grau^
fie CBRal de Gmponne a* dè^ kHomètres de longueur «t 437 mètnes^de
pente; une de ses branches va de Launmonà SèÊlon; il aiMse f9,^W9
faectareS) dont il décuple la valeur, et fournit des Ibrces^ motrices à
trente-trois usines: cette grande entreprise, commencée en fSB4, se
termina en> if$59; et, qq^lques années plus tard, rhonsme de génie
qui Pavait conçue et exéc^itéemouraât, à^ peine ftgé de quarante an»)
dans un h^iW de?foite».
'En 1773^ une noufeHe dérivation , le^canàl^des Alpines, Mt tirée ^i^
ia Durabce.fllese Avise eu' deux braiiches^ dtot i'^me d6feie4a> route
flèlbmfflQi à'Paris> M arrose au nord de^^Mpmés 1(e» fet^ri^
788 REVUE DES DEUX MONDES.
gon, de Senas, de Château-Renard; l'autre vient passer à LamanoD, et
se bifurque plus bas pour envoyer ses eaux à l'ouest vers le Rhône^ et
au sud vers Istres.
Lamanon, qu'on pourrait appeler le château d'eau de la Crau, est
à i07 mètres au-dessus du niveau de la mer et au sommet de l'angle
dans lequel 40,000 hectares de cailloux roulés s'encaissent entre les
soulèvemens calcaires. De son bassin, on peut dispenser à volonté l'ir-
rigation sur toute cette étendue; mais sur la plus grande partie on n'ar-
roserait que des pierres, et, pour y cultiver, il faut commencer par
former un sol labourable. C'est à quoi sont merveilleusement propres
les eaux limoneuses de la Durance. A mesure qu'elles s'étendent sur la
Crau, les cailloux disparaissent sous la couche de terre végétale qu'elles
apportent, et bientôt une riante verdure se dessine sur le galet aride.
On n'a jusqu'à présent tiré qu'un médiocre parti de la puissance de ce
moyen d'atterrissement. Rien ne serait plus facile que d'organiser au
profit de la culture une conquête méthodique et rapide de toute la sur-
face de la Crau. L'irrigation ne se pratique pas toute l'année; elle est
interrompue, pendant l'hiver, et lorsque les eaux de la Durance sont
bourbeuses, ce qui arrive souvent, on évite de les répandre sur les terres
cultivées. C'est précisément alors qu'elles sont le plus abondantes, et
au moyen d'artiQces très simples, les artères principales qui servent à
l'irrigation deviendraient les voies de l'atterrissement. On pourrait, sans
grande dépense, jeter ainsi sur la Crau, pendant une centaine de jours
de Tannée, 30 mètres cubes d'eaux limoneuses par seconde, c'est-À-
dire de 3 à 4 millions de mètres cubes de terre, et livrer chaque prin-
temps à la charrue 300 hectares et au-delà. Ces terres descendent par
la Durance d'un niveau très supérieur à celui de la plaine :
Hùc summis liquuntur rupibus anmes
Felicemque trahunt limum . ...
(GÉORG., 1. II.)
Adam de Craponne a montré comment on pouvait les détourner au
passage; il ne s'agit que de compléter son œuvre et d'apporter quelque
ensemble dans les vues et dans l'action.
La zone inférieure, baignée par la Durance et par le Rhône, récla-
mait des soins d'une autre nature.
On comprend qu'encaissées dans des terrains d'alluvion essentieUe-
ment perméables, et soutenues par eux au-dessus du niveau des plaines
voisines, les eaux de la Durance s'épandent incessamment par infiltra*
tion sur ces plaines, et forment, suivant le relief du sol, des étangs, des
marais ou des cours d'eau. Au xni* siècle, les parties basses du pays
compris entre la rive gauche de la Durance et le Rhône présentaient
LES CÔTES DE PROVENCE. 789
une succession de cuvettes plus ou moins évasées, se dégorgeant les
unes dans les autres, en descendant de la vallée de la Ihirance à la mer.
Tarascon était enveloppé à Test par de vastes marécages, Arles par un
véritable. lac; les collines de Cordes et de Montmajour, qu'environnent
aujourd'hui des terres si fécondes, n'étaient alors que des îles. Le corps
des vidanges d^ Arles, dès long-temps organisé pour défendre le territoire
contre l'envahissement des eaux, luttait péniblement contre cet état de
choses. On se préoccupa sérieusement au xvi* siècle de le faire cesser :
c'était en Provence un temps de grandes entreprises. Des tentatives
infructueuses furent faites en 1540, en 1548, en 1600; enfin, en 1619,
on mit la main à l'œuvre, et le corps des vidanges se chargea, pour une
somme de 28,000 livres, de conduire, au travers du territoire d'Arles,
les eaux de la viguerie de Tarascon jusqu'à l'étang de Galéjon, qui
communique avec la mer. C'est là l'origine du canal du Vigiieyrat, qui
devait en même temps servir d'émissaire principal aux eaux des ma-
rais d'Arles. Soit insuffisance, soit mauvais emploi des ressources, le
corps des vidanges n'avait guère réussi qu'à s'embarrasser des eaux
dont il délivrait ses voisins. L'air continuait à être infecté par les maur
vaises vapeurs qui s'élevaient des eaux croupissantes, le terrain restait
sans aucune sorte de profit ni rente (1], lorsqu'en 1642 le Hollandais Van
Eus vint, recommandé par la confiance du cardinal de Richelieu et par
ses succès dans d'autres desséchemens faits en France. Il offrit de des-
sécher seul les marais, d'entretenir les travaux gratuitement pendant
douze années après leur achèvement, et moyennant une légère rede-
vance pendant les dix années suivantes, à la condition de recevoir en
dédommagement les deux tiers de la surface desséchée à prendre dans
les parties les plus basses. Ces conditions, si claires, si loyales et si sûres,
devraient, encore aujourd'hui, servir de base aux traités du même
genre. L'entreprise ne fut pas aussi avantageuse pour Van Ens qu'il l'a-
vait espéré; il dépensa près de 1,200,000 livres, somme énorme pour ce
temps, et eut pour sa part environ 1,600 hectares de marais. 11 en avait
donc conquis 2,400, sans compter l'amélioration d'iine étendue beau-
coup plus considérable et l'assainissement de la contrée. Il fut le véri-
table auteur du canal du Vigueyrat, qui assèche encore aujourd'hui la
plaine de Tarascon, et aUmente depuis quinze ans, avec les eaux dont
il la délivre, le bief de partage du canal de navigation d'Arles à Bouc.
Ce nouveau canal a changé tout le régime hydraulique de la plaine
d'Arles : il a d'abord complètement isolé du bassin du Vigueyrat et des
Vidanges 10,700 tiectares compris entre le Rhctoe et lui; en ouvrant son
lit aux eaux du Vigueyrat, il a dégorgé cet émissaire; enfin, en vertu
(1) Lettres-patentes de 16iS.
x
dfiiPft c:i)nTf^nti4ffi^P"ft^V>g'^ V^^ v^'^^^^, yJ^isit^i «r^g^4.à tenir
le plafondân canal àdeaxxnàtreaaiif^eflfioiis daniTeaa.de^k
ifûCk réûbse de rÉtoumegOr aîtoée à^ kMoniàlreft dn drixage dans
rintéiÂiiu: de& tecrea; Jendébouohé des eauK de lafdaMie.fttaiit <niyi»-
fond^ la suflcioii desxeaiix deSiiDflrais.6a¥iooimaDs.e8tde«eiiiu hienpiiis
énargiqaer : 3,000 ^hectares qu'elles cou;!rraîeiki oni étémis au jour,
.et^iOOO autres, qulue prodidsaieai (pie desjoncs.et des^roseaux, con-
vertis en boDB pâturages ou en .teires acables. Une valeur tarrilonale
desepi à hait mîMiona a de la^sorte^élé conquise sur Jes^eaia, la.aaki-
kriié du pa^s, a fait da ncNweaux poogrès , et l'extension du domaine
de ragricultore a con^pensé lesinécomptes>épEOuvés sur:la.nangation.
A da vérité^ les charges ont été pour les contribuables et les profits pour
ifuelques^particulieis; mais la richesse nationale n'en a pas moins aug-
a&entéy et 1» pnenneis n'ont point trop à se plaindre quand on neplace
pas pins mal leur argent.
Tds sont. les principaux changemens survosus depuis une quaran-
taine d'années dansJ'état physique-dex^te région. Il est peu surprenant
que le système d^administcation localedes marais^ établi dans d'autres
temps, s'adapte anal à un état de choses si différent de celui pour.lecpiel
il a été combiné:: aussi n'y a-t^ilqu'une voix sur ses inq^erfections; mais,
quels que soient les vices du régime actuel, ils «ne pouvaient pas em-
pêcher le» pmdiges opérés par le creus^uent diuianal de frapper vive-
ment les esprits et d'ouvrir les yeux des prcrpriétaires sur le&richesses
que recelaient les marais v(Hsins. De nouvelles associations n'ont pas
tardé à se former : dès iâ35, on préparait le projet du dessèchement
des 1 ,400 hectares du marais des Baux, à l'est d'Arles^ les travaux, éva-
lués à 1,200,000 fr., sont aujourd'hui en cours d'exécution, et l'impul-
sion donnée ne s'arrêtera pomt là..
Ge n'est pas, du reste, seulement par l'abaissement du niveau des
eaux que se crée dans les environs d'Arles un nouveau territoire agri-
cole; en dévastant en 1840 et 1841 sa vallée,'en rompant ses digues- en
avalde Tarasccm, le Rhône.luii^même est venu. contribuer à cette œuvre;
à la plaee d'une récolte qu'il emportait, il dépesait un champ. Ses eaux
limoneuses se sont naturellement étendues sur les terrains les plus bas;
elles y ont perdu leur vitesse et s'y sont dépouillées des terres qu'elles
entraînaient; l'épaisseur des dépôts est à peu près proportionnelle à la
profondeur des eaux troubles ; sur plusieurs points, elle a atteint 30 cen-
timètres. Ainsi rehaussé, le sol est devenu d*autant plus facile à dessé-
cher, et si de grandes colmates étaient préparées d'avance pour recueil-
lir les atterrissemens que les crues du Rhône portent chaque année à la
mer, la fertilité des bas-fonds de l'arrondissement d'Arles deviendrait
bientôt proverbiale, comme l'est aujourd'hui leur insalubrité.
LES cdTES DE PROVENCE: t91
Ce système! d'amélioration serait surtout efficace dans la Camargue,
ce Delta de la France, si mal à propos négligé.
L'étendue de la Camargue est, d'après le cadastre, de 74,200 Iiec-
tares, dont 52,430 appartiennent à la commune d'Arles, et 22,080 à celle
des Saintes Maries, qui en occupe Fangle sud-ouest. Cette étendue com-
prend :
Terres cultivées If ,680 hecUtres.
F&tarages et terres vagues.......... 81,800
Marais 10,400
Étangs et bas-fonds salés i9,900
n existait sur la côte de Toscane, au milieu des maremmes, des al-
lurions fétides et des étangs salés, semblables en petit à ceux de la Ca^
morgue. A Fembouchure de TOmbrone surtout, les eaux douces de
cette rivière et de la Brunna, se mêlant sur leurs dépôts vaseux aux eaux
fle Ift mer, formaient un varte foyer d^infection^ Napoléon, ayant résolti
d^assainir les maremmes, voulut avec raison commencer l'entreprise
pèr le dessèchement des marais de TOmbrone. M. Pabbn>ni, que tes
ingénieurs italiens appelaient f7 Fabbroni, et qu'il avait chargé, comme
maître des requêtes, du service des ponts-et-chaussées dans les dépai^
temens au--delà des Alpes, M. Fabbroni cherchait à lui démontrer les
avantages de Fatterrissement de tout cet espace par les eaux troubles
des deux rivières qui s'y déversent, et comme il se récriait sur la
lenteur de l'opération: «L'empereur, reprit M. Fabbroni, permeftnt
fie remarquer que le moyen qu'il trouve trop letiiest en réalité le plus
court, puisqu'il n'y en a point d'autre. » Napoléon s'arrêta, regarda
plus attentivement les plans et les nivellemens qu'il avait sous les yeux :
rVôus avez raison, d dit-il, et le projet fut adopté. U ne lui étidt pas
réservé de Fexécuter : cette tâche, étendue aux marais de ScarKno et
de Piombino, a été accomplie en neuf années, de 182S à 1837, par le
grand-duc Léopold n, et jamais il ne fut fait de plus heureuse applica-
tion du proverbe hollandais : Qui fait bien fait vite. Tous tes détails éco-
nomiques de cette grande opération, avec les plans et les profils des
ti^vaux, ont été publiés par le gouvernement grand-ducal (i). Le sys-
tème suivi partout avec succès a été de fermer d'abord, au moyen de
chaussées et d'écluses, Faccès des marais aux eaux salées, puis d'y in^
troduire des eaux troubles et de les en faire sortir clarifiées : on s'est
astreint à élever ces sols artificiels de 1 mètre 16 au-dessus du niveau
de la mer; dans les marais de Castiglione et de FOmbrone, Fatterrisse-
ment a été de 58 centimètres à 2 mètres 34 de hauteur, dans ceux de
(1) Metnorie «ul honificamento deUe maremme Toicane; 1 vol. in-8o, et on atlas
in-folio. Florence, 1838.
i
792 REVUE DES DEUX MONDES.
Piombino, de 83 centimètres; le remblai entier a excédé 475 millions de
mètres cubes, et le résultat de Fentreprise a été la substitution d'excel-
lentes terres arables à des marécages infects sur une étendue de neuf
lieues carrées, savoir :
hectares.
A CasUglione délia Pescaja, de. . 9,784
Sur la plage de Grossetto, de. . . 2,384
A Albarèse, de S86 ) 14,095 hectares.
A Scarlino , de 605
A Piombino, de 1,036
Les dépenses directes de l'entreprise se sont élevées à 5,292,722 fr.
80 cent. (1), c'est-à-dire à 375 fr. 50 cent, par hectare. Une somme de
1,688,233 fr. a en outre été employée en ouvertures de routes, con-
structions de ponts et d'usines: le but du gouvernement n'était pas, en
effet, un simple dessèchement local, mais bien l'amélioration générale
de cent soixante et dix lieues carrées de maremmes. Il faudra assurément
encore bien du temps et des efforts pour les amener à l'état prospère de
la Val di Chiana, naguère tout aussi insalubre (2); mais l'entreprise
exécutée par Léopold 11 n'en est pas moins de celles qui honorent tout
un règne, et les pays où seraient nécessaires de semblables tt*avaux doi-
vent à ce prince une profonde reconnaissance pour l'exemple qu'il leur
a donné.
La Camargue est faite comme le delta de l'Ombrone, et tous les pro-
jets dont elle peut être l'objet se résument dans les paroles que M. Fab-
broni adressait à Napoléon. Ses marais et ses étangs sont à la vérité le
quadruple de tous ceux des maremmes réunis; mais la population de
la Toscane n'est que le vingt-quatrième de celle de la France. Notre
inertie n'a donc pas pour excuse l'insufûsance de nos forces; elle n'en
aurait pas davantage dans les difflcultés de l'entreprise ou l'incertitude
de ses résultats.
(1) Travaux de Grossetlo et de Castiglione S,835,6S4 fr. IS cent.
— de Piombino 508,333 60
— de Scarlino 4i3,607 80
Logemens, hôpitaux, magasins 542,018 40
Indemnités et frais judiciaires 450,3S9 88
Administration 516,185 88
Diverses 16,733 13
5,393,733 fr. 80
(3) Quai dolor fora, se dcgli spedali,
Di Valdichiana, tra '1 luglio e '1 settembre,
E di Maremma, e di Sardigna i mali «
Fossero in una fossa tutti insembre....
Dante, Infsrno, c.
LES gAtES de PROVENCE. 793
Des niyellemens faits avec le plus grand soin ont montré que la forme
de la Camargue était celle d'une cuvette dont la partie la plus élevée
est le bourrelet d'alluvions qui accompagne les deux bras du Rhône; la
partie la plus basse est le lit des étangs salés, dont le Valcarès est le plus
considérable. L'étendue de ces étangs est de 15,000 hectares; ils sont
séparés de la mer par de petites dunes, et se tiennent ordinairement de
1 mètre à 1 mètre 25 centimètres au-dessous de son niveau; leur pro-
fondeur n'atteint pas 1 mètre. Pour élever leur niveau de 1 mètre au-
dessus de la mer, la hauteur moyenne de l'atterrissement devrait être
de près de 3 mètres; sur une étendue à peu près double, elle devrait
être moyennement de i mètre. Le colmatage de la Camargue exigerait
donc le dépôt de 750 millions de mètres cubes de terre à emprunter
aux eaux troubles du Rhône. Le comte Fossombroni, dans les projets
qu'il présentait au grand-duc de Toscane pour l'atterrissement des ma-
rais de rOmbrone, évaluait au vingtième du volume des eaux celui de
la vase qu'elles transportent dans les crues, et l'expérience a prouvé
qu'il ne se trompait pas; il n'a encore été fait à cet égard, il faut l'avouer,
aucune expérience complète et satisfaisante sur les eaux du bas Rhône :
reconnaissons néannîoins dans l'existence même de la Camargue, dans
la rapidité de la marche des alluvions à son embouchure, dans les inv-
menses envasemens du golfe de Lyon, des preuves malheureusement
trop certaines de l'abondance des limons qu'il charrie. Si le rapport
était le même qu'en Toscane , une introduction de 60 mètres cubes
d'eau par seconde dans les temps de crue donnerait par vingt-quatre
heures im dépôt de plus de 250,000 mètres cubes, et il faudrait 3,000
Jours pour opérer la totalité de l'atterrissement. Si l'expérience démon-
trait que le rapport est beaucoup moindre, on pourrait y remédier en
multipliant les canaux d'alluvion; le courant du Rhône est inépuisable;
quant aux niveaux respectifs des prises d'eaux et des émissaires, il n'est
pas douteux que les différences n'en soient suffisantes, puisqu'à l'étiage
le fleuve est, devant Arles, de i mètre 68 au-dessus de la mer, et que
dans ses crues il s'élève de plusieurs mètres.
Ces grands travaux d'assainissement du territoire d'Arles et d'exten-
sion du sol arable fourniront de nouveaux alimens à la navigation, et
ceci nous ramène à considérer, sous ce point de vue, l'état présent de
la ville et l'avenir cpii lui semble promis.
Depuis le temps où César trouvait à Arles les ressources nécessaires
pour faire construire douze vaisseaux (i), le commerce maritime a
toujours été l'une des principales sources de la prospérité de cette ville.
Son port est aujourd'hui, par son tonnage, le dixième de France, et,
à tenir compte des mouvemens sous pavillon français seulement, il
(1) Naves longas Arelate, numéro duodecim facere iuslituit. {De Bello civili, T, 1S.)
7M
Mf«tm Disd 0iiu3^ Ho^f^M.
serait le septième (1^. Les marines étrangères ne lui fonmissent pas le
soÎKanttème de son mouiremeat, tandis que, dans les neuf ports qui le
préoëdeât/ leur part est de plus des demc tiers. Il est yrai que ses expê-
dittons ne' sont jamais lointaines; dllés s'étendent rarement au^elà dé
DUS oôtes de la Méditerranée, et les neuf dixièmes d'entre elles ont pour
tenne IfarseUfe 0U Toulon. Établie au point où lesr bords du Rbône ées-
sent dfétre habitéS; la marine d'Arles n'a presque pas d'autre mission
que de conduire dans ces deux ports les marehancfises descendues par
te Rhtee, et de rapporter des ehargemens aux bateaux qui le remon-
tent 407 nayires jaugeant S,W7 tonneaux sont aujourd'hui affectés à
eet emploi, et font un service cpii n'a d'analogues cpi'entre Rome et
Givita-Vecchia, cpi'entre le Gaire et Alexandrie. Le Rhône, en effet, a,
eomme le Tibre et le Nil, une barre à son embouchure.
Le port d'Arles proprement dit est un des plus beaux du monde. Dn
fieure de 10 à 45 mètres de profondeur roule ses eaux mtyestueuses et
paisibles entre des quais qui peuTent se prolonger indéfiniment; mal-
heureusement la navigation maritime ne peut se marier qu'imparfai-
tement sous ces quais à la navigation fluviale. Dans ses grandes crues,
leiRiiàne, oemme on l'a vu plus haut, jette à la mer, par vingt-quatre
heures, 5 millions de mètres eid)eset aunlelà de matières terreuses.
Les limon» qu'il entraîne ont formé la Camargue, les plaines a4ia-
«eniee, et Usallongent tous les jours ses rivages. La tour de Saint-Louis,
bftfie en 4137 sur le bord du Rhône à ^000 mètres de là mer, en est
anjourd'hui à 7,900 mètres. Ges changemens extérieurs font juger
ée ceux qui se cachent sous les eaux. Une faible partie seulement
des dépôts du fleuve apparaît à la surface; la masse s^tend sous la mer,
et une large zone de has-^fonds correspond aux terres basses de la Ca-
margue. Lors même que les brouOlards qui couvrent habituellement
celles-ci sont dissipés, le navigateur les aperçoit difBcilement , et fl
n'est averti du voisinage de cette plage dangereuse que par la sonde.
Les sables apportés par le fleuve s'arrêtent naturellement à son em-
{i) Extrait des docunans pnllliés parrftdmiiiistntloii des douanes pour Paimée 1SU :
foiflTAOE TOTfNAGB
MarseiUe %046«84S tou.
Lemvre • MW,10«
Bordeaux 737,033
Rouen 682, 494
Nantes. a»4,e78
Cette. 8tt,6t8
Boulogne mk.iU
Dunkerque 314,051
Toulon 200,360
Arles W8,S47
a6i,a6s
164^449
125,546
69,154
•5,ms
170,iU
46,864
25,108
335
mtttvemo&t fKHwiés par «b eauxiet iMurilar Teats (du iaigai iàaidiëeB^
icçtittit Girtteibarre^ à Uqndle lû^ooôaabdHi Utbosal adèvftabafae^foflr
me jpartiâ dâS^fiaUeBqn'il dépQflB.«V:k(ditadoiJDqpaafkK:9.iBaîBii^^
chaque crue du Rhftae répare les pertes. VainoHifint k rpecoendb^eB,
une.nâUTeHe ibaore-fle fioniNfiii immédialiiinait un qpaupli» loîn^.iat
il.^a seca^de même tant qoa laAbônaraiifa dasanies^iaai qua.s» aaoK
se itnmUaroHt en gr&ssmasà. *GeA «c&;qafflanrkwait iVarioaiKdBiia'Sini
jùttoreaqpie langage : «<£e*<]iifoiMAiii«f 4m .AMae, gmi^ êe$qmMm miu
La belle profondeur dappitd'AdasM perd Adoc dès qne 4e8 aaoK
du Rhône^cessenidâtrepreaMea entretddttK rWei^ Ia)banie qui défend
Uaficès du fleuve a très rweaMSk ipios de 1 Biètve Kd'centimèirea à
3 mètres d'eau. ^Pour randBa kaaaiiâiaa'aptM à la ifraBdûr, il a fallu
âargir leurs^flancs aux dépens de leur piôfendaiv, ettranoDcer à toor
donner les qualités les «pkisnéGesniieft pour tanirdathaiite mer. ^Oii a
formé delà sorte ua matériel naval. approprié à des parages ioaeœsst-
bld&aux bâtimens (»diaaîreSy mais^se^fiOfi^ûrtart
leurs, et latmarine dÂrlesseiqplQiterfieule JOttatterrage, àlacondition de
s'interdire «toute autre navigation*
jPartout où Yauban a passé, .il a^étudiédeSigrandBB entreprises à »é-
cuter.pour rai»ntage de^notrapaya^ust les meJHenres soIntîoBB des diC-
flcultés quiiuiont survécuaant.piesqiK^faMyours, a^jo«rd'hln méme^
celles qu'il a. proposée^ laieoqis^qui modifie et renverse tant d'autres
projets, n'a .fait que mettre «a àfideme la justess&^et l'éléTatioii dés
siens. Convaincu de l'impuissaiioe^de l'hooEUBe à écarter de la route des
navires les immenses^ dépôts qu'aeoiiniateiinqwwu^ Rhône, il a
le premier conseillé d'en.cdiaBdonaeri'emboacInire, etd'aUer cher^
cher à trois lieues et demia à l'est, et :par consiéqueat hors de la portée
des alluvionsque le courantdu littoral de la Méditerranéo entraîne en
sens contraire, un débouché facile et sûr. dans le port de Bouc. Le port
de Bouc, dans lequel la .nature et l'art ont opéré depuis d'assez no*-
tables changemens, était alors un bassin presque circulaire de i ,200 mè-
tres de diamètre, séparé de la mer par des roohes assez élevées, entre
lesquelles s'ouvrait une. passe de 550 mètres, et sans communications
avec l'intérieur des. terres. Vauban proposait de feire dériver du fthône,
en aval d'Arles, un canal de douze pied» de'profondeur qui serait amené
dans ce bassin : il voulait ainsi faire remonter jusque sous les murs
de la ville:les bâtimens de 400 taoneaux, et les mettre en contact im-
(1) Oiéivetég de Jf. de Vauban, ou Bamae de mémoires de sa façon sur diffé^
rens sujets, 1. 1. — Mémoire sur le eattsd de Langusdoe .
796 RBVUB DBS DEUX MONDES.
médiat avec les bateaux du Rhône et du canal de Languedoc, qu'il eut-
tendait prolonger. Une des pensées les plus constantes de sa vie était de
féconder Tune par Tautre la navigation intérieure et la navigation ma-
ritime, et, pour en faire l'application, il ne pouvait pas choisir de meil-
leure place que celle-ci.
A peine élevé au consulat, Napoléon reprenait ces projets de Yauban.
Par un traité du 6 juin 1801, il assurait Tachèvement du canal de
Beaucaire, destiné à lier au Rhône le canal du Jlidi; commencé par les
états de Languedoc en 1773, ce canal avait été abandonné pendant la
révolution. Le 4 août 1802, le consul faisait entreprendre le canal d'Arles
à Bouc : suspendus en 1813, les travaux en ont été repris' en vertu de la
loi du 14 août 1822, et n'ont été terminés qu'en 1834. La dépense totale
a été de 11,476,000 fr. au lieu de 9,200,000 fr. montant des projets pri-
mitifs, et cet excédant sera trouvé modéré, si l'on tient compte des diffi-
cultés imprévues qui se sont rencontrées dans l'exécution. Tout en ren-
dant de grands services à l'industrie qui se développe sur ses bords, ce
canal n'a point atteint son but sous le rapport maritime; fréquenté pir
des barques, il n'a point assez d'eau pour les navires, et, malgré son se-
cours, la marine d'Arles est restée ce qu'elle était, n semble, à l'état ly-
draulique du pays, qu'un remède simple est sous la main des ingénieurs,
et l'approfondissement du canal satisferait, en effet, à tous les besoins.
Malheureusement les terres vaseuses au travers desquelles il est ou-
vert ne font que recouvrir un banc de poudingue qui est la base de
la formation de la Crau , et c'est dans cette roche d'une extrême du-
reté qu'il faudrait creuser à la poudre la place de la tranche d'eau né-
cessaire à la navigation maritime. Pour lui donner un mètre de pro-
fondeiu: de plus, il en coûterait 28,000,000. Il serait beaucoup plu«
économique de creuser un autre canal. Cette conclusion est celle à la-
quelle de sérieuses études ont amené M. Poulie, ingénieur en chef de
cette navigation. Il a proposé en 1843 d'approfondir d'un mètre sur une
longueur de 12,000 mètres, à pariir du port de Bouc , le canal actuel,
et de le diriger ensuite vers le Rhône en sortant du banc de poudin-
gue et en suivant la laune du Bras-Mort, reste de Tancienne Fossa Ma-
riana. La distance de Bouc au Rhône serait, dans ce système, de
21 ,245 mètres, et ceUe de la prise d'eau à Arles de 28 kilomètres; ce»
deux longueurs réunies excèdent peu celle du canal actuel. M. Poulie
évalue, avec la parfaite expérience qu'il a du terrain, la dépense à
8,000,000. Faut-il se contenter, comme lui, de 3 mètres d'eau, ou
aller jusqu'aux douze pieds que réclamait Vauban et que comporte le
régime du Rhône? C'est là une question digne de la plus sérieuse atten-
tion, et les nouvelles exigences de la navigation à vapeur viennent, dans '
cette circonstance, fortiiier la grande autorité de l'opinion de Vauban.
Une chose est certaine, c'estqu'avec les nouvelles conditions où le chemiii
LES CÔTES DE PROVENCE. 797
de fer d'Ayignon à Marseille va placer Tindustrie des transports, il n'y
a pas pour le port d'Arles de milieu entre une ruine complète, avec le
maintien de l'état de choses actuel, et une prospérité sans exemple dans
le passé, avec l'exécution du canal maritime. Pour quiconque a l'esprit
occupé de l'influence que la France doit exercer sur la Méditerranée, il
n'y a pas à hésiter entre les deux partis (i).
Jusqu'à iS lieues d'Arles, le canal chemine, comme entre des mu-
railles, entre deux digues élevées pour le mettre à l'abri des inonda-
tions du Rhône. En traversant l'étang de Galéjon, par lequel il commu-
nique avec la mer, il est protégé par une digue percée de vannes à
clapet, qui s'ouvrent pour l'écoulement des eaux des marais quand la
mer est basse, et se ferment d'elles-mêmes quand elle monte. Bientôt
on arrive à Foz, qui, bâti sur un monticule isolé de calcaire coquillier,
domine au loin le désert aquatique qui s'appelle aujourd'hui le Grand-
Marais. Après Foz, le canal traverse, sous la protection de travaux sem-
blables à ceux du passage de Galéjon, l'étang salé de \ Estomac suivant
les cartes, de VEstùuma suivant les gens du pays. C'est le 2tmia«xijavyj ( la
BoQche-des-Étangs) des anciens. Le peuple a laissé perdre la gracieuse
désinence du nom grec, mais il en a conservé la première moitié, et
de 2T«pia il a fait YEstouma; puis sont venus les topographes, qui, pre-
nant YEstauma pour un mot français mal prononcé, l'ont corrigé en
conséquence. C'était ici le Fossœ Marianœ Portus. Marius avait établi
son camp sur la colline de poudingue qui borne à l'est l'étang de
l'Estouma, et, dans cette position, il ne pouvait tin r de grands appro-
visionnemens que de la vallée du Rhône : il fit en conséquence dériver
du fleuve un canal qui venait déboucher, vis-à-vis de son camp et en
arrière de Foz, au fond de l'étang de l'Estouma. Cet étang, maintenant
envasé et rétréci, était alors un golfe où les navires pénétraient par la
large passe ouverte entre la colline de Foz et celle du camp. Dans l'état
où se trouvaient ces lieux, il était impossible de rien imaginer de plus
complet et de mieux entendu que ces dispositions çle Marins; les projets
de Vauban ont été l'application de la même pensée à des circonstances
un peu différentes. A la fin du xn* siècle, les navires abordaient encore
à Foz; l'envasement les en a repoussés. Foz n'est aujourd'hui qu^un
village de cinq à six cents âmes, désolé par la fièvre, et il n'y a plus à
faire du bassin de l'Estouma, réduit à 300 hectares, qu'une prairie : les
(1) La question que je ne fais ici qu'indiquer a été traitée aTCC beaucoup de savoir
et de sagacité par M. Alphonse Peyret-Lallier dans deux mémoires intitulés, Tun:
Étude» sur U port d'Arles et sur la navigation du Rhône entre Lyon et la mer
(18U); Tautro ; Les Chemins de fer et les Bateaux à vapeur du Rhône.— De VAve^
nir eommereiai du port d'Arles, du port de Boue et de l'étang de Berre au moyen
des relations à établir entre ces ports du Rhône par les canaux maritimes du
Rhône à Bouc et des Martigues (1S45}. U est difficile de réunir plus de laits instruc-
tifs que ne l'a fait Tauteur.
TOME XVII. 52
woÊi tioiihlnflrilr lafl>i»Mwn^ iquittdeivûii d^à^itftla hnadM wbAMj»^
imle du cwaLdeB Alpisanv' ï «iB^MétaraatJBfc attowMMpqastiwwiHMHiF'
fiéS'parJatDMc*
AÛ-delày leoaiial féakbse^amÂsmdaàà daasrlet ^widwigmtf «rHiMiîfP4i
n'enjort ipik'à«OB*débwAhé<dBM to^ poit de£0«; daaiiCB piMige, jl
cAtoie le singulier gisement dss^4taiig&de}RAflBiiî%.daiC!îUsî àuJikmit%
dXngvBnifiry ^e la Valduc. QàJBOcky iMMrnme .miitf awcai vu ^deftjBSBtes
épavs de l'ancÛNi golfe qui s'aUoageait aa\nâiidile oahii decEoz. fiuiB
le catadjBBae au naliett' duquel slest linmé Ja teraaÉiide Ja^(ïau^ Jt
coulée de poudiagues a euTelcqipé ces. nappes d*eau>«alé&et les-arcouk-
plétemmitîsQlées de la neo* iM^ihûas.oe lettF.r8iidant pascca^quldlflt
perdent par révaporationy et leur^nMaau ^idesoendu au J^oumâ
5.niBtreS'6a.€6iitimètreSy àJBogiaBiar à 7 Bsètnaa ii^xautinàfare^.àJa
de ces cuvettes est uu eveuset uatuEel auff iccpsl k soIaiLet Je soistnl
exeroent, au pioflt de l^induakio de rhommoileur puîN^UGe d'évapo*
ration. La compagnie du plan d'Âren altanBe.la Viddoc ^000 fr. par
an* C'est le BÛeuKtplacé» le.>pluB étenchi des étangs, etta sakure y eë
sextuj^ de ceUe^de la mer» Ou caloule ^'il contient aujoard'lmi, sur
une ^ndue de MK hactares, SB millions de .mètres cubes d'eau, et
430 miUiûas de kdlotpmmmBs de sel^ deatràrdise réquiYalant de deux
années de ia.conaammati0nda^laFraBae>antiè9e. Des salines et des ^
briques de peoduits chimiques eoBSJdéraMes sa sont établies daus éss
conditions analogues sur «lea étangs de Citîs, de Rassuin, et ce lieu de
désolation est devenu l'un «des points de <Jh9i EraiKe. où .le trafait de
rbommeest la^pltta éntf;gique>etie pkis fécond»
Parvenus au port de Bouc, nainousacrètoDspaaaaxconsfaruotiona qui
commencent à s'élever autour.
A Tersoix, nous avonr des mes,
Mils nous n^afons pas ^és maisoiis^
disait Toltaire d'une des créations du ministère du duc de Choiseul. A
cela près qu'à Yersoix les rues étaient nivelées et qu'on y avait fait
quelques simulacres de pavé, cet état est exactement celui de la future
viHe de Bouc. Tournons plutôt nos regards du côté opposé à celui
d'Arles, vers cette mer intérieure qu'on appelle fort injustement V Étang
de Berre, et où M. de Corbière se permettait à peine, en 1820, de sup-
poser que la namgaii&n pourrait aooir lieu (i).
A 6 kilomètres du port de Bouc apparaît la mer de Ssrre/éiendue
de dix lieues carrées, offrant, sur un développement de 70 kHômètres
de côtes, des abords faciles, et sur les quatre cinquièmes de sa surface
(1) Tableau de la Navigation intérieure de la France, annexé au rapport du
ministre de l'intérieur du 16 août 1830. la-i». I. R. 1S20.
imepreftifiâèiir ée 7 à^iO^mèt^w fi), fie hBritrniagnMqoe, tnù ma-
liifl>les et rares cmlwmaliens' ; tf ert qu'il est séparé du port de-Àmcet
dfe te IKdHernoiéepaf^ t^étang^ieHSai^^ lacrgeet^voeardienal, qui
i^a miHepart'âitjounl'Iiui {iHm'd'mi'ttiètkvà'mi mètre ei demi* d^eau.
S^fmifren'caroire'teirediècm^'te^iiiert^ fl ya deuxmiQe
am , ftiviée*à sm iiëbo«dié'«etifd par^B't^
Teau était d'au moins S mètres plus élevé qu'augourd^faui. Varius/dottt
les pas gant restéygi^fcfi tgmcutempreiiitysur Iç ^1 deia-Frotence, ât
détraire^eet eHstaele par aesi légions ^ et^ I^abansemeitk des eaux mité
âécouYertfhrpiaine4oBg4emp9^ffifaréeageQ8e de'Kurtgnane^iAfaKt sfe^
imm) et cette de-Benne. Ë'aspeetMdes lieux n'a rien qui infimie lésera-
ditions. Si' elles ^sont fidèles, 14rruptfon dès eaux dut creuser profond-
dément réftang- de Garonte, par^lequeleHeser précipitaient, et la
JfterMimr£'<>fmtûr, asèise^à'i^entrée delrmerde^Berre, sur le-whpi'oc^
cupe^ujourd%nl la jOliepetiie^He des'HIurttgues, ptttdevbirà la fad*
Hté de ses commnmcatbnr at<ec* la* Méditerranée un haut degré de
prospérité; maîa cette proapérité^ aVàH dtas tle * progrès imperceptitile
de renyasement du chenal un ^ennemi dont le tismps assurait le
triomphe. Besrèglemens surle^surage, quiremontentà 1988 et pa-
raissent aroir été rarement observés^ attestent tjpie, dès cette époque ,
la marine locale^^sentaStmeDacée. Fimr ne-p» tliereher dans dès
tempvtrop veeuléset dans^desdocumens sanrinltlienticitéderTestiges
des vicissitudes qu'elle a éprouvées , il suffira dcTappdèr ce qu'étaient
tes Martigues, loraqu^en f883'te cardiBÉl'de Rfcbefieu^t constater l^état
maritime descfttey de Prorence ; scmcomniissaâre trouva le chenal' de
rétangde Caronte asseirprofond' pour desbfttimensde f,0Oe k %W0
quintaux de charge, c'-est^à^rede^BO àMHonneaux.'Les Artigues en
possédaient douze' de cette dimenrion; vingt de lernv tartanes faisaient
habituellement te commerce enbre les efttes de Languedoc et celles
f Italie; quatre'^ringts' tartanes dr sept hommes d'équipage faisaient la
pëdie, non-seulement dans le golfede Lyon, mais aussi dans la Rivière
de G^es, sur les cAtes de Tdseane, des États de l*Église, de Naples,
d'Asdalouàe, et jusque dans TOoéan. Les Martiganx avaient fait, en
4622, pendant le siège de^MontpelHer, les approvisionnemens de l'ar-
mée du roi; ils étaient enfin estimés Us plus courageux et meilleurs mcf-
riniers^ de la mer Méditerranée (2).
(1) Une «arte de la mer de Berre et de te» ftlenUrars a été poMiée eniSiS par
MM. de Gabriac, îRgéniear des poDts-et-chaussées, et Robert, capitaine du bateau à
Tapeur l'Entreprise. Au mois d'octobre 1844, M. le baron de Mackau a ordonné le lever
d*UDe carte hydrographique de cette même mer : ce beau travail est terminé et sera
publié pour Tépoque où le bassin qu*il représente sera ouvert à la navigation générale.
(2) Procis^verbal eonitenaiiit Véiat véritable auçuel sont de présent les affaires
800 UYUB DBS DlUX MONDES.
En 1700, la commime comptait 10,500 hàbitans, et sa marine 2,300
hommes inscrits, dont 150 capitaines au long cours (1). Aujourd'hui la
population n'est plus que de 7,724 habitons; TinscripUon maritime, que
de 1,003 hommes, dont douze capitaines. Le transport des marchandises
s'effectue, au travers de l'étang de Caronte, sur des barques à fond plat
de trente tonneaux; encore faut-il, pour le franchir, saisir les niomens
où les marées de pleine et de nouvelle lune y jettent ime tranche d'en-
viron 5 décimètres d'eau.
Le lent exhaussement de la vase de cette lagune affecte jusqu'au ré-
gime hydrographique de la mer de Berre. Les courans s'établissent
alternativement, en sens contraire, entre elle et la Méditerranée, et
l'étang de Caronte seri tantôt à l'émission des eaux douces qu'elle reçoit
de l'intérieur, tantôt à l'introduction des eaux salées du large. Depuis
que la section de l'étang s'est sensiblement rétrécie, on remarque dans
la mer de Berre un affaibhssement de salure très dommageable aux
nombreuses sahnes qu'elle alimente, et, si l'on dit vrai, une aggra-
vation de l'insalubrité qui affecte une partie de ses rivages : l'inunense
quantiié de poisson qui s'y rend au printemps pour frayer parait aussi
diminuer, au grand préjudice de la pèche.
Tels sont aujourd'hui les effets physiques et commerciaux du travail
de la nature. La négligence des hommes lui a laissé le champ libre;
mais leur industrie peut réparer en deux ou trois ans le tort de plu-
sieurs siècles, et le moment est venu d'écarter les obstacles qui obstruent
l'accès de la mer de Berre.
La loi du 3 juillet 1845 affecte à cette destination une somme de
2,800,000 francs. Un canal de 5,580 mètres de long, de 75 mètres
50 centimètres de large et de 3 mètres de profondeur à la basse mer
va se creuser, au travers de l'étang de Caronte , du port de Bouc à la
mer de Berre; en traversant les Martigues, il s* élargira de manière à
former un pori de 5 hectares. Ces travaux, faits dans l'intérêt de la na-
vigation, remédieront aux inconvéniens secondaires qui en accompa-
gnaient la langueur; les eaux et les navires circuleront par de larges
émissaires, et la pèche, qui s'exerce aiyourd'hui par l'interception des
chenaux des Martigues au profit de quelques propriétaires oisifs, rede-
viendra, dans la mer de Berre, une industrie maritime et une école de
matelots.
Quelques-uns ont voulu, dans l'intérêt de la marine royale, aller fort
au-delà de ces projets. On a proposé de donner au canal de jonction 6
et même 9 mètres de profondeur, d'ouvrir ainsi la mer de Berre aux
maritimes de la côte de Provence, par Henri de Séguiran, délégué du cardinal Je
Richelieu en 1633. (Manuscrits de la Bibliothèque royale, n» 1037.)
(1) Enquête déposée aux archives de la chambre des députés.
LES CÔTES Dl PROVENCE. 801
▼aisseaux de ligne, et de fonder sur cet ensemble un établissement mi-
litaire^'qui rivaliserait avec celui de Toulon (i).
C'est assurément une grande idée, séduisante surtout, que celle d'é-
quiper et d'instruire des flottes sur une mer intérieure tout-à-fait impé-
nétrable aux marines ennemies; mais, quel qu'en soit le prestige, il ne
saurait voiler aux yeux des hommes attentils les circdnstances natu-
reUes qui imposent des limites infranchissables au service de l'établis-
s^nent qu'il s'agirait de créer ici.
n n'y a point de port militaire sans rades, sans vastes abris extérieurs,
et ce qu'offre en ce genre Toulon dans les proportions les plus magni-
fiques manque tout-à-fait au port de Bouc. Il faut le chercher entre la
côte de fer qui s'étend à l'est jusqu'à Marseille et les bas-fonds qui se
prolongent à l'ouest en avant de la Camargue; l'atterrage en est envi-
ronné de dangers pour les petits bâtimens à voile, à plus forte raison
pour les grands, qui, même dans les plus beaux temps, sont obUgés de
se tenir à une distance respectueuse des embouchures du Rhône. Consi-
dérée de plus près, l'entrée du port de Bouc est à demi masquée par la
roche sous-marine des Tasques, sur une partie de laquelle il n'y a pas
plus de 4 à 5 mètres d'eau, et elle est toujours difQcile t)ar les vents de
l'est et du sud. Enfin ce bassin, qui semble au premier aspect capable de
recevoir les plus grandes flottes, n'offre que 30 hectares où la profon-
deui^soit de plus de trois mètres, que 9 où eUe soit de 5 à 7. Les vais-
seaux et les frégates sont donc exclus du port de Bouc, et il n'offlrira
jamais qu'un abri passager aux bâtimens de guerre plus légers.
n pourrait en être autrement de laj marine à vapeur. CeUe-ci porte
en elle-même les forces nécessah'es pour vaincre l'action des vents et
des courans, et les obstacles devant lesquels échoue ordinairement tout
l'art de la navigation à la voile sont le plus souvent pour elle comme
s'ils n'existaient pas. Ce mérite de la marine à vapeur permet à l'état de
profiler de tous les avantages économiques que présente pour son ex-
ploitation le port de Bouc. Quand les houilles anglaises n'affluent pas
dans la Méditerranée, et particuUèrement en temps de guerre, le port
de Toulon ne peut tirer ses approvisionnemens en combustible que des
mines d'Alais et de^ Saint-Étienne, et ils lui parviennent par le Rhône,
le canal d'Arles et le port de Bouc. Or, le fret de Bouc à Toulon ne sera
jamais de moins de 5 francs par tonne, et à ce prix il y aurait, sur le
mouvement actuel des bâtimens à vapeur de l'état, une économie de
plus de 200,000 francs par an à prendre Bouc pour point de départ et
de ravitaillement. En temps de guerre, où toutes les ressources se ré-
(1) Voir le rapport du 30 avril ISii de M. d*Angeville à la chambre des députés sur
le projet de loi relatif à rainélioratioii des ports, la discussion qui a suivi, le rapport
du aa juio suivant de M. le baron Charles Dupin à la chambre des pairs, Tenquëte faite
à Bouc et aux Martigues par M. Nonay, capitaine de vaisseau.
8R ttttIfE Dte TSÉnt wmtéê.
tirédssenf, fe ft^fcrîàîfrpJasqtie doiibler, et la consominatioii d^coiiF
bustible s'accroîtrait àànn la* même proportioiï. H^y aurait ^dors entre
les avantages dès tfeux ports tonte la différence qui existe, qnand% mer
ifest pas Iftre, eûtre Ites ressources intérieures et cdles qu'il fliut at-
tendre du' dehors.
Si l'on îqoutfe que, pour les trente mille soldatfe^deParmée d'Afrique
qui chacpie année^rrivent ou partent par la vallée dû ffiifine, H'y adè
Bouc à Toulon cinq étapes à épargner, que le matérier d'artillerie et les
immenses approvisionnemens de guerre qui vont parterre s'embar-
quer à Toulon pour FÂlgérie descendraient par eau jusqu'à Bonc et se
transborderaient sans frais du bateau sur le navire, on calculera fhci-
fement combien la marine et Tannée gagneraient à établir par Bouc
leurs correspondances avec l'Afrique.
Les fers et le combustible devant toujours être à Bouc à meiHeur
marché qu'à Toukm , les économies applicables à la marche des ba-
teaux à vapeur se reprodmraîott dans une grande partie des fr^is de
leur construction et de leurentretten. D importe peu que rétatne s'ar-
rête pas à cette considération^ il prend atqoûrdfhui le sage parti dede-
mander ses bftiimens à vapeur à Tindustaie privée , et ceUe^ saura
bientôt reconnattre queb-immenses avantages présente le port de Boqc
pour cette sorte de constructions, n esttrès probabletju'il ne se passera
pas un grand nombre d'années avant que le bon marché de la main^
d'oeuvre et des matières premières 7 détermine la formation du pre-
mier chantier de marine à vapeur de la Méditerranée.
Je m'abuse beaucoup s'il n'est pas permis de conclure des détails qui
précèdent que, tel qu'il est prqjeté^ le canal du port de Bouc à la mer
de Berre satisfait aux besoins du présent, et se prête à toutes les amé-
liorations que peut comporter Tavenir. Avec 3 mètres d'eau à la basse
mer, il admettra les bâtimens de 200 tonneaux. La largeur du canal,
qui est dé 75^50, permettra, quand on le jugera convenable, d'en porter
par de simples draguages la profondeur à 6 mètres. C'est tout ce qu»
comporte l'état de l'entrée du port, et encore, pour mettre le bassin de
Bouc lui-même en rapport avec le canal ainsi creusé, faudrait-il y faire
un curage assez dispendieux; mais si, contre toute probabilité, il parais-
sait un jour utile de donner au canal la profondeur nécessaire à la cir-
culation des vaisseaux de haut bord, il y aurait un premier soin à
prendre : ce serait de leur ouvrir l'entrée même du port de Bouc, et
pour cela il ne s'agirait de rien moins que d'extraire à la poudre, sous
5 à iO mètres d'eau, i 10,000 mètres cubes de la roche des Tasques. Com-
bien d'argent, combien de temps une semblable opération exigerait-
elle ? Aucun ingénieur expérimenté ne se hasardera à le prédire, et nous
pouvons, sans être accusés de timidité, la léguer à nos neveux.
II semble que les obstacles accumulés entre Arles, la mer de Berre
gt le .port de Bquc jtfff Tifisaluhritadde lair» la larglé de la cuUuve et
surtout rimperfectîûa des jmajens . de. tranKport^ muaient dû interdira
i rindustne.raccès dexeipags.: IcMXLdelà^JUt^fofGe d'ej^unsiim l'a enn
porté suv toutes. ceUes^goi se jéiiaissaient ,[¥Hir lacop|priiaer> Jik^
damment des établissemens signalés {dus haut, lesanflieMes salines se
sont étendues; de nouwUes salines, des ininoteries^ ides iab1a4nes.de
jproduits.chimiqueSyâeshuileries, se^sont, depuis ;vingtanSj multipliées
autour de la mer de Berre; ces nombreuses :usines emploient à cette
heure, en^machines à ysypeur ou en chute3 il'eau, uneiorce de six cents
cbeyaux, et le mouvement de Janavigatioa dessixjietits ports q^ les
desservent, c'est-à-dire des Martigues, du Ranquet, de Saint-Chamas,
de Berre, de la Tête-Noire eLdu Lion, est de âCVOOÛtanueauflLàAsentcéey
de 75,000.à la sortie (1).
La drculatiw sur lecanaLdlàrles àBouca étéen
ttttrde «maUMMxpovmit m^Êm tmsamKOL.
H» 16ia — .'ItltOSI
isu u&s — leo^fM)
1845 1868 — nzjn
]jeHoimage*extérienrfcbt povt'de Bouc, nisr couiptis vtiài àè ses denK
entaiées inténeiinsriArleaainal'd'jàflM dans
ces mêmes années
18iS de 75,577 tonneaux.
1843 lt)4,903
1844 '. 138,949
1845 168,88Q
Si, dans des circonstances si défavorables, le pays a&itde pareils pro-
grès, que n'est-il pas permis d'en attendre lorsque les canaux maritimes
d'Arles et des Hartigues terminés feront du Inêsinide Bouc l'avant-port
d'une navigation intérieure aUmentée par tous les produits et tous les
besoins de la vaUée du. Rhône et des bords de la.mer de Berre? Les cen-
tres actuels de population s'étendront et se fortifieront; il s'en formera
de nouveaux à lenteur; les mille matelots des Hartigues ne suffiront pas
long-temps aux exigences d'une industrie dont les forces auront doublé;
ils remonteront, pour le dépasser bientôt, au nombre qu'ils présen-
taient sous Louis XIV et sous Louis XŒ. Arles aussi reconquerra son
ancienne splendeur. L'agriculture y concourra autant au moins que la
navigation, et la nécessité d'alimenter les populations laborieuses qui
se presseront autour d'elle forcera le vaste désert qui l'environne à se
transformer, sousil'action bienfaisante des eaux du Rhôneioide la Du-
rance, en campagnes fécondes.
m
(1) Cette navigation étant intérieure n*est pas mentionnée dans las états des douanes.
Le relevé en a été fait par M. de^Grabriac, iosénieur des poats-ei-ohaassées.
804 REVUE DES DEUX MONDES.
Des hauteurs qui dominent les Martigues^ le regard se perd parmi
ces champs de désolation sur lesquels reposent tant d'espérances. Le
naturaliste devrait précéder l'ingénieur et l'homme d'état dans l'étude
de la partie la plus triste de ce vaste horizon : l'Institut et l'administra-
tion du Jardin des Plantes envoient chaque année leurs voyageurs aux
extrémités du globe; ils explorent llnde et la Polynésie, le Spitzberg et
les terres australes, et nous avons en France même une contrée où le
sol, les eaux, l'air lui-même, diffèrent de ce qu'ils sont partout aiUeurs,
sans qu'on daigne y porter ses pas ou y jeter un regard ! Les consé-
quences utiles à tirer des observations qui naîtraient en foule dans une
pareille contrée n'en affaiblissent point l'intérêt scientifique, et Ton ne
saurait réclamer trop haut contre un oubli si peu mérité.
La mer de Berre est encadrée au nord, à l'est et au sud, entre de
riantes campagnes et des collines tapissées de vignes, d'oliviers et d'ar-
bres fruitiers. Ce bassin communique avec Marseille par de raides et
longues rampes qui franchissent les créstes arides de l'Estaque. Le che-
min de fer exemptera bientôt la circulation de ces retards et de ces dif-
ficultés; il passera par-dessous les montagnes, et l'on arrivera , sans
monter ni descendre sensiblement, jusque dans les murs de Marseille.
Les voyageurs y perdront la magnifique vue du golfe et de la ville, et
elle est assez belle pour être regrettée.
La population de Marseille a éprouvé, depuis moins d'un siècle, de
nombreuses variations. La ville comptait :
En 1770 : 90,056 habitans.
En 1790 106,585
En 1801 102,219
Eu 1811 96,271
La décadence était l'effet de la guerre, le progrès a été celui de la
paix. Du recensement de 1811 à celui de 18^1, la population s est ac-
crue de 50,920 habitans. Dans les cinq années qui se sont écoulées de-
puis, l'accroissement a été bien plus rapide encore, et le dénombrement
de la fin de 1846 a constaté une agglomération de 183,186 âmes (1). Le
Marseille d'aujourd'hui, encore éloigné du terme de la progression
dans laquelle il marche, est le double de celui de l'empire. Cet accrois-
sement s'opère surtout par des immigrations, dont quelques-unes sont
lointaines. La prospérité, les privilèges mêmes de Marseille sont, à ce
titre, un patrimoine de toute la France, j'ai presque dit de tout le bas-
sin de la Méditerranée. Les mœurs, les idées, le langage des nouveaux
citoyens qui viennent profiler des avantages de cette position, modi-
fient tous les jours l'ancien caractère de la cité : la vieille couleur locale
j
(1) Population fixe 167,872 âmes.
Collèges, hospices, prisons, inscription maritime, garnison.... 15,314
0
LES CÔTES DE PROVENCE. 805
s*absorbe et se perd dans les élémeos hétérogènes que chaque jour lui
associe. Ces Marseillais pur sang, qui trouyaient naguère que, si Paris
avait une Canebière, ce serait un petit Marseille, se sentent aujourd'hui
dépaysés au milieu de cette même Canebière; leur accent classique de-
vient étranger parmi les groupes d'intrus qui s'en disputent le pavé; ils
ont des fils qui pensent et parlent comme tout le monde, des filles qui
comprennent à peine le patois; l'antique bonhomie, la joviale rondeur^ .
la brusquerie nationale, s'en vont; l'originalité provençale se réfugie
dans quelques bastides et quelques cabarets privilégiés. Des Dauphinois,
des Lyonnais, des Parisiens, des Normands, des Gascons, des Génois, des
Suisses, des Juifs, des Grecs, arrivent à la tète des affaires. Dans les rangs
inférieurs de la société, les changemens ne sont guère moins considé-.
râbles. De nouvelles races d'ouvriers ont été attirées par le surcroit de
travail qui est résulté des développemens du commerce et de l'indus-
trie; elles ne se sont pas constituées à l'état de colonie, comme les Ca-
talans, qui, de temps immémorial, sont les pécheurs du golfe de Mar-
seille; eues se mélangent en se fixant, et la seule qui conserve pour un
temps encore ses caractères distinctifs, c'est celle qu'envoie la Ligurie.
Par leur sobriété, leur patience, leur résistance aux plus rudes fatigues,
les Génois, ces Auvergnats de la Méditerranée, se sont si complètement
emparés de tous les travaux pénibles du pays, que, s'ils se retiraient,
la plus grande pariie des établissemens industriels de la Provence se-
raient réduits à l'impossibilité de fonctionner. Le chemin de fer, qui
frappe aux portes de la ville, va compléter l'immixtion, effacer ce qui
reste de la couleur locale, jadis si vive et si tranchée, et, sans l'aristo-
cratique corporation des portefaix, qui seule reste encore debout au
milieu de tant de nouveautés, on verrait bientôt de tout à Marseille, ex-
cepté des MarseiUais.
Pour loger 90,000 nouveaux habitans, il a fallu construire une nou-
velle ville. On en a fait autant, sans le même degré de nécessité, dans
une autre pariie du midi, à Bordeaux, et, en parcourant les deux villes,
on croit comprendre, au seul aspect des habitations, comment l'une
grandit, tandis que l'autre demeure à peu près stationnaire. Bordeaux
a construit des hôtels, Marseille des maisons; les uns semblent bâtis
pour des familles dont la fortune est faite, les autres pour des familles
qui la font; l'ordonnance générale annonce là un luxe hospitalier, ici
une sage économie. Les mœurs d'un peuple ne se réfléchissent nulle
part si bien que dans son architecture : l'élégance des quartiers neu&
de Marseille est tout entière dans la symétrie des alignemens, le choix
des matériaux employés et la disposition à peu près uniforme des mai-
sons. On sent d'abord que l'ordre et le travail les habitent. Au rez-de-
chaussée sont les bureaux et les comptoirs; une porte intérieure les
sépare de l'escalier et des pièces réservées à la famille; il n'y a de places
800 nlTITS DBS DEITX JÊtfHVfBS*
Alites que po«rle commeroe cTun côté, ponrla Tie intérienre de Vantre.
On* reçoit ^-àilléifrs-pea' chersoi/et dans^ucmne TfHe île "France on
n'a m inen cmnerré Fùsageqir'avatenf les anciens ^e passer It» joor-
nées sor hr pfiioe publique. ILes afflaires se traitent snr les^tjnais, en
I^in air. £a teanté du ciel> donne sur eette cflte de la Wditerranée
nne IBte perpéttedieà litterre, et les lialtttndestlerliBrTie*se'9Dntfonnée9
sous cette heureuse iiifineiice.
La diBirenco d'acitititfr qui règne entre Te pori^fte Harseille ^ cehii
de Bordeaux (i^ne-ttent pas à la nature du sol^ le bassin du Rhdne est
très loin d'êbre aussi fertile quecefaii de la Garonne^ neproduitrien qui
soutienne la* compannsoir dfey "vins de Bordeaux : elle tient moins en-
core à une supériorité intâlisctuelle quelconque; on cfaerclieraitTaine-
ment en France une populàtiou plus Iieureusement douée que ce^e Us
la Gironde; Bordeaux enfin n'occupe pas sur l'Océan une position com-
merdide beaucoup moinr forte que celle de Marseille sur là'Séditer'
ranée. Les avantages de llu^ille ne peurent s'expliquer queparféM
de l'industrie etFactivHé dutraTait dans le bassin du nhdne.
Supplante pendant la guerre dans tes mardiés dti Levant, le cem-
Bieroedellarseffle s'est tourné, dfes les premiers jbursilë la paix ^Ters
les industries productrices : il a amélioré céHés iprïl jnssédflA tl^à/ ff
m a créé de nouvellles et lieur a demande dès objets (f exportation^, fil
rSie est devenue un grand atelier; le départemenfdont^elte estle dief-
Beu a élevé de nombreuses fabriques. Le connnerce^ maritime a sar>
tout grandi à mesure que' te base territoriale de sest)pérationaa élS
mieux fécondée par le trayail national; ii a fallu chercher alors^ àTè-
tranger des" matières premières, et le pays a soldé avec ses produits les
marchandises qutftirmanquaient. Le ti'a vidl' agricole* et manufacturier
a multiplié les moyens d'échange autour de soi; YOilà tout le secret
d'une prospérité qui croit de jouren jour, tandis qu'avec dës-a vantages
naturels fort supérieurs, d'autres contrées demeurent sllitionnaires*
Mmes, ATijgnon, Alais, ▼ienne, la Voulte, OTors, RîteMdemier, aànst*
Etienne, Annonay, Tarare, Lyon, sont des Tfiles où se dépMe une
extrême activité. Auteur d'elles, les mines s^excayent, les iishiersa
pressent, les ateliers retentissent du brait des madnnes : icf ron fflele
coton , la laine et Ih soie; plus loin on lësiéint et on^ tesrtisse; là ftmieDi
les hauts féurneaux, les forges, etle verre prend mille fbrmesTariéieai
ta Bourgogne et la Franche-Comté apportent sur ce marché nirtérienr
tm large contingent. A Iterseille et aux alentours, les saines, les ma-
nufactures de saTon, de prodhits chimiques, les huilerie^, lesminotls^
ries, s'offrent de tous côtés à laTue; en un mot, tes travaux qui' s'ëflbO'
(1) Le mourement daxommerae extérieur a été en 1845, à JlkneiOe, de i,S0l,7M
— — — — VtardeHrc, de stéftw
\
tuent àiûvrf^ dûiUMpt la mesuire du inpuyea;QieiU*<iuiTègl^ mer.
La vallée de. la GflKTon^&n'ofïre pas .un.sjpectade auasi animé : sauf
Moissac et Hôiitaid)an, pour treurer un contre d'activité de quelque
importance^ ,11 laut r^nonter jusqu'à Toulouse, qui, jsous ce rapport,
n'est pas codiparable à Lyon : dans les yilles de ce J>eau pays, le loisir
9(gip])leêtrejàxu)iUun^ Bordeaux même ressemble. moins à lamétro*
pôle commerciale d'une grande province <|u'à. la c^itale d!u^ état da
fl^econd ordre,. et l'étranger cherchera plutôt dans les hôtels, qxû la dé-
corent des hommes distingués pari'élégancè deieursliabitudesiiuc da
simples et laborieux négocians.
Cçs difEéraices disent très hâ^t.«pieie travaijljaatîanaî est la{4u8^so«
Udealimenlduconunerce maritime; il lui .procnre'des^cpnsomrnatftumi
qui sont en état de payer. Toute entreprise agric(^ pu manufocturièra
qui jréussit dans le rayon d'approvisionnemefit de Marseille ÛP^'^f ^
humble(pi'eIlesoity.au cbavgemenide qiielqpie navire, elle pçtyasemhla
avoir prisa tachede prouver queU^pr^aoièr^condiUon de.la,prpspérité
d'un port, c'est d'être entouré d'une.population .éaergiquemeatiabQ«
rieuse.
Les résultats obtenus à Marseille se recommandent à l'attention des
hommes sincèies qui slattacbent à naturaliser en Frapce les doctrines
des Anglais sur le libre échange, doctrines que ceux-ci ont soin dâ
ne .mettre en jiratiqu&jchâz eux qu'autant qu'ils ont à y g^^gner, mais
dont il leur iimporle beaucoup de pecsuader aux autres l'excellenca
universelle* Jl.seraitx:urieux<d!étudier,.ien présence, des fait&accompUSj,
si l'exclusion de la protection aurait, ici produit beaucoup mieux qua
oa qu^on a. JLà contrôle deaiaiis Ji!estopas à dédaigner sur ces matières;
le xégime' commencial d'une nation n'^ point une philosophie, et les
théories^dontiilesilestûetfn'onijde valeur que celle-des eflets auxquels
eUes conduisent»
Quoi qu'il en soit, le régime de ^protection ^de l'industrie nationale
nia «point comprimé à.Marseilte l'iesseor du. commerce extérieur : il Jie
faut, pour s'en coiivaincpe,.qiie dc^uendredans-la villes etregarder an^
tour.de soi,.DesiÎ¥res,.des mémoiœsftrès dignes d'éloges peuvent êtra
fonsultés «ox ce s^}et; maisles jMursonnes «chez qi>ii la confioneeidans la
balistique n^eiclut pasoin peu tde défiance des statisticiens. préféreront
fOttitâtiEe une mesure des,progi^<de ce commerce, dontrexpression
soit brève et rexactilude incontestable;, elles Ja trcuiveront dans les
eoDiptes des recettes jdu trésor public Cette /mesure Ji'eet .autre que le
taMeau^du ^prodmt.des douanes tde..la «diiactioa de Marseille depuis la
paix : il était
Bb ISfS, âiiDée^ de 'guerre, de S,fHI/SIO «Atam.
fla^Mttft.^eBnéedetgmnetde^aâ, ile.*^.««..«.«.. 4,eiS4SS
JS»4SS0».aiwée^dft.jea, de^.. «....•.... iS|QSS,Sia
808 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1SS5, année de paix, de 19,760,115 firancg.
En 1830, — — de., Si,183,166
En 1S35, — — de 96,809,117
En 1840, — — de 30,050,915
£nl8i5, — — de 35,977,045
La masse des affaires s'est encore plus accrue que les perceptions aux-
quelles elle a donné lieu, car, depuis trente ans, rabaissement des tari&
a été continu, et la quantité de marchandises qui, au commencement
de la période, correspondait à un million de droits, est aiyourd'huî
beaucoup plus considérable.
C'est sous rinfluepce de routes imparfaites , d'une navigation inté-
rieure pénible et dangereuse, que le commerce de Marseille a pris de
tels développemens. Le lit du Rhône s'approfondit et se régularise au-
jourd'hui; des chemins de fer partant des bassins de Marseille vont
rayonner au loin; les routes des Alpes et des Cévennes s'aplanissent :
que l'état reboise ces montagnes, qu'il favorise la dérivation des tor-
rens qui s'échappent de leurs flancs, qu'il préside à la transformatiœi
des graviers de la Durance et de la Crâu , des marais de la Camargue,
en territoires fertiles , et, comme un arbre dont une main bienfaisante
arrose les racines et cultive le pied, le commerce de Marseille redou-
blera de sève et de vigueur.
Mais, indépendamment des résultats généraux qu'amènera la bonne
gestion de nos affaires intérieures, il en est quelques-uns à rechercher
séparément sur les côtes de la Méditerranée. Les plus voisins à obtenir
s'offriraient dans l'île de Sardaigne.
Cette île, la seconde de la Méditerranée, était il y a vingt ans moins
connue de l'Europe que tel îlot du grand Océan. L'administration
éclairée du roi Charles-Albert entreprend aiyourd'hui de la régénérer,
et, après la nation italienne, la nôtre est la plus intéressée au succès
de son œuvre. U n'existe cependant encore aucunes communications
régulières entre nos côtes et celles de Sardaignk Dès i842, le com-
merce suggérait aux cabinets de Paris et de Turin la pensée de faire
faire échelle à Bastia aux paquebots sardes qui font le service entre
Gènes et Cagliari, et de remplir par un voyage à Porto-Torres, au nord
de l'île, le temps que nos bateaux de poste perdent dans la rade d'Ajao
cio, à chacun de leurs voyages hebdomadaires. La Sardaigne aurait
été de la sorte mise en rapport direct avec Marseille, et ses moyens de
correspondance avec l'Italie se seraient accrus de tous les nôtres. Une
combinaison si simple ne laissait pas de rencontrer de sérieuses diffi-
cultés.
En effet, les rivalités étroites de villes et de provinces, qui servent en
Italie d'instrument de domination aux oppresseurs , y sont aussi , par
une conséquence naturelle, une entrave à la sagesse des gouvememeos
LB8 CÔTES DE PROVERGE. 809
nationaux. La maison de Savoie a été contrainte^ par les jalousies et les
préjugés des nouveaux sujets que lui ont donnés les traités de 1814, de
frapper de droits de douane, à l'entrée de ses états continentaux , les
produits de File de Sardaigne : on a invoqué à l'appui de la nécessité
d'un tarif protecteur la similitude des denrées fournies par l'île et de
celles dont abonde là côte de Ligurie, comme si cette similitude n'im-
posait pas elle-même une limite à l'importation. La population sarde
paraît avoir quelquefois comparé avec un sentiment pénible ce traite-
ment peu fraternel et peu motivé à celui que la France fait à la Corse.
D'un autre côté, entre elle et la France, il y a parfaite réciprocité de
ressources et de besoins : la Provence est un marché toujours ouvert
pour les grains, les huiles, les fruits, les bestiaux de la Sardaigne, et la
Sardaigne y trouve, à de meilleures conditions qu'en Italie, les objets
manufacturés qui lui manquent. Ce concours des torts de la législa--
tion et de la pente des intérêts commerciaux autorisait à craindre que
la multiplicité des relations n'établît entre la Sardaigne et la France
des liens un peu plus étroits qu'il ne convient à la politique de la mai-
son de Savoie. Cette appréhension a, dit-on, été écartée à Turin avec
une généreuse confiance, et, si notre diplomatie avait mis à profit ces
loyales dispositions, la Sardaigne aurait depuis quatre ans, dans les
avantages de ses rapports avec la France, un motif de plus d'être atta-
chée à son gouvernement et reconnaissante envers lui.
La Sardaigne a l'étendue de trois de nos départemens; sa population,
qui s'accroît avec une merveilleuse rapidité, était, au recensement de
1841, de 524,633 habitans; elle est à trois jours de navigation de Mar-
seille, et à peine échangeons-nous avec elle le chargement de quelques
navires ! Cette situation peut évidemment s'améliorer. De la régularité
des communications à l'extension des échanges, la distance n'est pas
grande, et il appartiendrait à la chambre de commerce de Marseille de
demander l'une pour arriver à l'autre.
Nos relations avec le Levant constituent un objet d'une plus haute
importance. Par l'effet des événemens qui se sont succédé depuis
soixante ans, notre position politique et notre position commerciale n'y
sont pas, à beaucoup près, aussi. élevées qu'à d'autres époques; elles
réagissent assez fortement l'une sur l'autre pour que rien de ce qui
peut fortifier dans ces contrées le commerce de Marseille ne soit sans
influence sur des intérêts d'un ordre plus élevé. C'est sur cette considé-
ration qu'a été fondée la loi du 2 juillet 1835, par laquelle a été établi
le service des paquebots du Levant. Us portent des voyageurs et des
correspondances, et, sauf un petit nombre d'objets de prix, ils ne re-
çoivent point de marchandises; on croyait favoriser la marine mar-
chande en lui laissant le fret de tout ce que refusaient les paquebots
de l'état. Malheureusement, si les voyageurs et les marchandises rén*
9IA awB -vm bhtx mhbk
nîs domMÛeut les bases d!iiaft^.eiaellttiile affaire^ sépaiés ils ne poo»
muent isumir^qiie .dew aftiies^détertables. L^xinkûtetion au oûmfite
de Xétat lui a taÛ éproiiTeiNdepiiîs-diaLans oMfierte d'au-mcrâB 36 mil^
U<His, et la coHunecœ, actoauiaot pss. use rémiuiérattin «oIBsa^
dans le trans|KU'ideaiiiarQhandiseajiar bateena à vvapenryi'a.loBg-'leinps
délaissé. Cependant des batntudes sa sfmt&NnnéeSyJoaisr au profit da
Lk^fd de Trieste, et la jausseié de»4S«pbinaisons de A'administratÎDa
franyaiae a eu pour résidtat de ren^ofer à la msEine'autrichimiBe ce
qui re¥eaait natureljieaient à la nôtre. Les ehoses oasont^eafiorelà,
et les xésultels fiaaacieEs de rentsepdse en donoent la^mesure soos
d'autres rapports (i). Il^ieosps de faire pour leXeTantvoe qiie.le mi^
nistère dala^guerre fait avec. un plein succès p»iur ses jreiatioiis aies
lAfrique {% c'^est-à^reun traité atec le commerce. Les offtes ne
manqueront pas; les dépMises du trésor seront réduites d'au moins
cinq siuèmes; au lieu d' un .mauvais service, on en. aura un bon, et
Qûtre Gonmnerce lentrera^en possession d'avantages dont il n'aurait ja«
mais dû être dépouillé. Uek probable «que ce système, dans lequel
les véritables intérêts nationaiiB: sauraient se faire entendre, condai-
rait bienl&t k idiandonner, aioe n'est pour les .payietKrfs^d' Alftiandrie,
Léehelle delialte<pourcelle.deMe8sina: on obtiendrait ainsi une notable
abréviatîMideparooiiffs^eti'onjeattaoheraîtànosiignescattebeUe
qui en est exclue.
Nous devons enûn.nouajfturMiir que, dans lessiàdes passés, le com-
merce avecI'Âlgérie a été auesi^profitableà Ja^Erance que lucratif pour
la {dace deMarapille.il .n'^ pas aiqourd'bui ce double oaraetère, mais
il peut le reprendre dans J'avenir. L'Algérie est pomr le moment un
pays où noue soldons cent nulle ^sirnsommatsurs, où now espédioas
chaque année.iûO jnillions.d'argant; les marchandises suivent, et la
part^4ufnuméraire.quU!en varoommenceà s'opéier, dans TentrepAt
même de Marseille, entre les étrai^gars et nous. Ils'est trouvé è Paà
(i) D'après les compte* de 1^, les pe^oebots da hemot ei de Gone rénnU (IflS
diépenses étant confondues, il n*e8t pas possible de les distinguer) ont coûté pendant cet
esetclee .' 4,364,110 firancs.
né'onCMWBdfL: GcdKdaLaTant.... 9tt{iOS Artttcs.) «(Mooogr
GettxdeGMM.^J^é «r,Wt f »»«»'»"» ^^f"»-
nnsieelte perte de ^\9U,Wàhman'm
pSf'deB^rise^^dépfféeiBliaii dteniealéfiil ■watiiecoa«n;iipiopre à la evene, et po«r
EacqnisitiaB diHi^.a.a>élé.alleMét,faBJer~ki»r<lesia!ÎittUet ISSS il U j«ialS4i, mm
somme de 13,377,6Sa francs.
(1) Ce marché, en date du 15 mal 1643; est celui de la compagnie Baain. Pour 84,000 fr.
par an, elle fait tonsles dit, jearsaB^^poyagetle'IIàrseiHe à Alger et retour; eUe poeid
la-cwTBspewiinfe et mat^gwrtBÉtmMt^à ktjJipesiynB ié> miafatre de ^ki gwcfre,
SSyftao InaaDs da rpleeeside Ujpaflpanw.u t<mi f ^|iiabntt>idÉ kwqngsis
çQupplus riplde»4uejceax^exré«Bt.
wcrett Bu nMte, le» ntelioii»'aiiec oiMe e6nb<ée^ne*1ieDiieiit pas
daBsteq—MewB^ MiiiMilln iiiieagg» gfMide^iM»^'eiite«ippeBg
féDévfttaneiit ^«& iftW; te uwwHmiient-wiqad^ èH» ont donné Hon a
étë, Dayires sur lest compris, de 426,253 tonneam; ce' n'est pas pins
ântsnziàiBe da BHnfMMMtrtirtil dn poii. Qwnd' les^bosesfeiFiendfont
à J'élai de calmo^ elle» ssnikit depniykiHy-teHips, w, depnîs'seim
ODS, noi» ancras to^joim^été' inspîvés par la sagessea^ee laqneHe nos
dbduet^eirt été ooQdtuiBS en Abi^, krsqne dti règnede Frangins 1*^
èoeluide Lo« ]iin^ies^>flft' été entre l^monis^des HtirseHlais, on
^mrni TexiMtitiQn^des deux eent ciimnante^lienes de- cMes qne nous
awonsacfuisBS em ùnom de ceBe» de P wwbmcb grandir étBSBiùée en an-
née. Les grains de la Nomidie; tiransportés'pardesbfttiBRms françns^
d^sanoeront, SOS le mardié de- Marseille, 0 Noire qu'y
ivne laiinaiîne' msee; les'lains'dn 8ahani¥iendrcmt aHmenter nos
manufactores, et les eeequètes^de la paix seront sar ces^ rivages bien
autremeniscdidBS que «eUeSideia gnare;
Leesnaneneede Itorsefne^ne «Nmqne à conp'sAr d'anennedes oon>*
dîtioDB nécessaires an suoeèsdto^ntrspnses lès- (dtis lointaines^ mais,
dans cette carrière, îi risqnera quelquefois dose dessaisir des arantages
qui' hii sont pPB|wwponr attaquer ses^rwnnattti'njfa des leurs. Sans
parler de New^York et de PbHàdëlfdHe, on est aussi* biens à Londres, h
BjOtterdan, à^ad» qu'à- MarstUte, pour ^ It sÉqncr avec les bidès, la
ttmeon^VOoéan Pacifique. D^en estanirementdela IKditerranée *. là
Harseillem^a lieu deoratodiw aaemo-coHcuiTence, efr sa marniefera
sagenieiit4ené'S«ÎT>roflo»dipkMnatesà 6Bntont)n nos'mmraux aux Mes
Marquises quelorsqu'eUen'aunrrien a ftdre dans cette mer.
Le déviriopperaeitk nmritiinedu popt^e^MMseille a^masdié^ mémo
pas que le développement conmereialv mais, osnsidiM sous ce point
ée vue, le taMeau de cette prospérité n^est pas sans ombres, et, si Fon
recberche la part des marines étrangères dans'ce mouvement, on voit
avec tristesse» notre infériorité résulter ici dé circonstances générales,
sur lesquelles on ne saurmt trop appeler l'attention du pays, n est pour
ks naticms comme pour les indii^dus^desTérités pénibles qu^il faut sans
cesse avoir sous les yeux pour s^exciter à mieux faire.
Le mouvement de la navigation intematicHiale dans les ports de
France a été, en 1845, entrées et sorties comprises, dé 36,302' navnn
êtr 4,063)492* towieawr . 9w oes^umtilés, le pariMonfrai^is a'fbumi
ii y9S3 navîreaet 4(,01^^094 taineaux, et les pavillons étrangers^
21,340 navires et 2;988^40i tonneaux. Ainsi, à prendre pour objet dé
Qomparaisen lé tonnage, qui est la véritable 'mesura de rimporlanoo
maritime^ notre part dans^le^c^ranffltie enooncurrenee de nos pottë
BfeA pas beaucoup ptas du tiers dé eetlé des< mariaes^étrangèi^. fe
812 RIITUE DBS DEUX MONDES.
prends Tannée 1845 pour base d'appréciation, parce que c'est la der-
nière sur laquelle aient été publiés des documens officiels. Malheureu-
sement celles qui Font précédée lui ressemblent, et les chiffres qui s'y
rapportent ne font que confirmer la persistance et la gravité des causes
de notre infériorité.
Ces causes sont très complexes, et Texamen en serait ici trop long;
mais, dans le nombre, on peut en signaler trois : d'abord, la capacité
moyenne de nos navires est de 92 tonneaux, tandis que celle des navires
étrangers est de 122, et les frais d'établissement et de navigation de
deux bâtimens de ces dimensions diffèrent beaucoup moins que leurs
produits; en second lieu, le matelot embarqué correspond chez nous à
un chargement de 11 tonneaux 33, et chez qos concurrens, qui la
plupart le paient moins cher, à un chargement de 12 tonneaux 85.
Nous tendons, dans les constructions nouvelles, à augmenter un peu
le tonnage de nos navires, et l'exagération de la force de nos équipages
tient surtout au maintien de règlemens surannés, qu'une administra-
tion intelligente devrait avoir depuis long-temps réformés. Ces deux
vices sont faciles à corriger; il n'en est malheureusement pas ainsi du
troisième. Le désavantage essentiel, incurable peut-être, de notre ma-
rine marchande , parce qu'il tient à la nature même des productions et
des besoins de notre pays, c'est la supériorité du tonnage importé sur
le tonnage exporté. Nous recevons annuellement environ 2,500,000 ton-
neaux de marchandises de l'étranger, nous ne lui en rendons pas plus
de 1,500,000 : en d'autres termes, de 5 bâtimens d'égale capacité qui
abordent en France avec des chargemens complets, 2 en repartent à
vide. Cette balance du tonnage est tout autre chose que celle du com-
merce : l'une se déduit du poids, l'autre de la valeur des objets échan-
gés, et la navigation d'un pays peut languir dans des conditions où ses
manufactures prospèrent. Ainsi, les 100 millions de soieries que nous
exportons par mer, tout en employant un nombre immense d'ouvriers,
ne fournissent à la marine qu'un aliment insignifiant; le transport
d'une bien moindre valeur en fer, en bois, en bouille, pourrait occuper
cent fois plus de matelots. Nous recevons par mer surtout des mar-
chandises encombrantes et des matières premières; nous renvoycHis
par la même voie des produits manufacturés d'une valeur très supé-
rieure sous un moindre volume , et l'insuffisance des chargemens est
habituelle dans nos ports de commerce.
11 est à peine nécessaire d'expUquer combien, dans les échanges de
nation à nation , la marine du port qui fournit le plus de tonnage a
d'avantages sur celle du port qui en fournit le moins. Dans l'un, les
chargemens sont toujours prêts, les expéditions toiyours sûres; il n'y
a jamais ni pertes de temps, ni frais de séjour improductif, et c'est en
pareilles circonstances qu'on peut dire, avec Francklin, que le temps,
LES GÔTES DE PROVENCE. 813
c'est de Targçnt. Dans Taiitre, on ne réunit qu'avec peine et lenteur,
au miUeu de mille incertitudes, les élémens d'une cargaison; la concur-
rence des navires en retour entraine l'avilissement du fret. Ici, la forma-
tion du personnel et du matériel naval reçoit de la demande des moyens
de transport un encouragement journalier; là, les circonstances inverses
en éloignent et les hommes et les capitaux. Si le patriotisme local lutte
ici contre les difCcultés, il est là bien plus ardent à profiter des avan-
tages, et, indépendamment de cette considération, il y a toujours, pour
confier sa marchandise à des compatriotes plutôt qu'à des étrangers, des
raisons comiperciales détermhianies. Aussi la supériorité relative des
marines marchandes se règle-t-elie sur le rapport des tonnages d'ex-
portation. La Norvège, qui nous envoie 100 bâtimens pour 1 qu'elle
reçoit de nous; l'Angleterre, dont le pavillon couvre les cinq sixièmes
des marchandises que nous échangeons avec elle, doivent principale-
ment cet avantage. Tune à ses bois, l-autre à ses houilles. Il est allé, en
1845, de Norvège en France, 151,845 tonneaux; de France en Norvège,
5,610; d'Angleterre en France, 807,455 tonneaux; de France en An-
gleterre, 429,540 seulement.
Malgré la puissance industrielle du territoire desservi parle port de
Marseille, le tonnage des exportations pour l'étranger y excède rare-
ment les deux tiers de celui des importations, et la part de notre pa-
villon dans la navigation est toujours la plus faible. D'après les re-
levés des vingt dernières années, nos navires ne transportent que le
tiers du poids des marchandises échangées. Tout ce que la marine mar-
seillaise a pu faire, c'est de se maintenir dans cette proportion mo-
deste, en suivant les progrès du mouvement général; sans prendre d'ac-
croissement relatif, elle en a pris un réel très remarquable : ainsi la
moyenne de son mouvement a (été, pendant les trois dernières années
de la restauration, de 128,667 tonneaux, et pendant les années 1843,
1844 et 1845, de 360,988 tonneaux.
Dans son développement continu, le port de Marseille est aujourd'hui
arrivé à posséder un matériel de 633 navires, jaugeant 53,978 ton-
neaux; il est, sous ce rapport, inférieur au Havre, à Nantes et à Bor-
deaux (i), où l'on se livre à des expéditions plus lointaines et par con-
séquent moins multipliées. Les neuf dixièmes du mouvement dont
Marseille est le centre ont pour limites les côtes de la Méditerranée. U
en résulte que la masse des affaires commerciales correspond ici à un
mouvement maritime proportionnellement beaucoup moins étendu
que dans les grands ports de l'Océan.
Quels que soient les lieux de provenance et de destination des navires,
(1) Le Havre possède 346 oafires formant 64,555 tonneaux.
Nantes — 555 — — 62,205
Bordeaux — 364 — -. ...; 60,528
TOME xvn. 53
itiir rtfliMW» est rmuque règle des dimraeioiis des basoiie dans lee-^
qu^ ils moi T^çm, et riosii£Qmiea de ronoien port de Muraeilie est
iDè» 4Sil , U dâireiiait aécewîrede le débanwMr dat mmm an ipi»*
lii^leiiie, «t l'w créiut poiif eiix, wtre les îles ^le Pwiègue etde R**
kmneeu, le^port du Frioul dwt il sera questûm jdus loin. £a i839> te
mottimoent du port att^gnaît i|i9U69 tonaeaniir^ roncowaerail
W6 somme de 8 miUiom i rai>pr(ifoiidls9eineot 4u baiem, doet Ji
partie méridionale ne pouYait racoYoûr %ue des barv^es; on le omu-
latt sur une éte»d«»e da 38 bectares à une pr<^iideiir de 6 mètres; «n
partait de O&Qjnèfareaà %M0 la longueur des qiuos atiordables pour U$
navires, <et X^w 4onDiât, par la démolition d'un rang de maîwms loo4
entier, mie lai^ur de iO mètees aux anciens «piais du nord, désonnaie
trop Hmito pour laquantîté de marchandisesdopt «testaient encombrés.
Pendant l'exécution de ces travaux, des besoins nouTeauiL ao maiii<*
fastaient. £n 1843, itt,771 navires opéraient dims ^ee port un aïoiiw*
mentde ijiSOyQOO tonneaux; raocèsdes quaisétait impossible à la moîÉîé
d'entre eux, et les déchargemens s'effectuairat, avec beaucoup de firafa
^ de perlesde temps, au moyen de bateaux |4ats dont la circulatkm âait
loiyours pénible et souvent difficile. Parfois les navires 4|ui se praseaîeiit
irouveiîure du port en résidaient l'mtrée w la sortie impoâsiUe. CSti
état de eboses allait s'empirant de jour en jour ; le gouvemament «I
les ebambres y ont remédié en 1844, en aSectant une somma da
14f4(K),000 trancs à la conslruction d'un nouveau port dims l'anae de la
Joliette, au nord du port actuel. D^à les loodations d'une digue da
i^4Sû mètres de longueur sont jelâes parallèlement è la oMe a 400 m^
très en mei^ deux digues enracinées au rivage, et distantes enhre elles
de SOO mètres, se dirigeront perpendieulairwient a la pramîèK, ék
laisseront deux entrées sur chacun des avaiitiH)rts formés par les pro<*
longemens de la digue du large : ces avant-ports serviront de reluga
et de lieu d'appareillage aux bâtîmeus qui veuchtmt entrer a Marseille
ou en sortir, et le nouveau bassin communiquera avec Tancien par «n
large canal passant en arrière du fort SaintrJean. Une route, qui d^
viendra bientôt la plus belle rue de liarseille, se dirigera de Teutnée de
la ville vers le port en constructicm, et le réunira aux quais récemment
s^graiidis de Villevieille. Rien ne sera comparable sur les bords de la
Véditerranée à ce magnifique ensemble. Mais, tandis que le génie dea
ponts^t-cbaussées s'efTorce d'aller au-delà de ce que pouvait désirâr la
commerce de Marseille, la navigation grandit encora» et une lutte d'un
nouveau genre semble établie entre elle et l'état : cette circulatîoa de
1,660,000 tonneaux, sur laquelle se fondait la loi de i844, est aujour-
d'hui bien dépassée. En 1845, le tonnage du port, entrées et sorties réu-
nies, a été de 1,960,513 tonneaux, en sorte qu'au lieu de choisir entre
\m Bomhreast pr^iê qti ^fit ^pifèaMès ^paw ragraûKfiSKnimt et
FétaMisêmiètft maritime de Harseme, il ftadrÉpÉentôt se décider à les
e3Eécuter tous.
Le port proj^mefit (fit ne oDOstttae p8» tirai cet étàMis^ttHést. Plus
tti atterrage est fitécpenté, piosilèStnéces^re attx miTi^és <fâi Tabeir--
dent ou le ferlent de tmuter à preiimflé des refeges ^^otttre les imt-
pètes et des motiSIages oilt ils puissent atteudre des yenls fàtorables;
an gfaoïd port de irnsmeree n'a gnère m<»ns besoin de rsde qu'un peil
militaire. De Ttte de Ih^ au cap Oduronfie, le golfe de Hsffseille est
kopdé d'«e côte de fer, et lu nature paretmenieuse ne Ta ddé que à>m
petit nombre d'abris împarCifte. Cest une raison de ne négliger aucune
des ressomt^s de l'art et de réeiîser, si légères qu'^dtes soient, toutes lee
amélioratîone que comperte ht dispMition des lieux. Des dépmses, te*
justiiables pafiout ailleure, seront ici, en raison de la mutifliide des
nayires appelés à en profiter, d'une haute utiUtév
L'on donne pur courtoùe le titre de mde à Tanèe de l'Estaqu^» ^uée
tm fond septentrional du golfe, et à celle^sttr UtqneHe déboueiie le port :
l'nne est battue en fdein par les ifents de md, l'autre par les ventt
df ouest. Uae quinaaine de bfttimens peuYeat, en raison de la bonté du
lKid> mouiller en sûrolé sens les rocbes d'Endoume; quelques taisseaui
tâendnéeut même entre la plage de Montredon et Pomègue, mais tt
n'y a dans le golfe d'abris paasaMes que ceux que pro<mrent kîs lies. Le
ptas cmwidérable est celni du Frk>ul, fretum Jmiii, situé entre celles de
Pomègue et de Ratonnean. C'est là que elationnait, pendant le siège
de Ifaurseilfe, l'escadre de Gésar, commandée' par Decimus Brutus (i)^
Oa peint a tout-à<^feit changé d'aqiect depuis vingtKsinq ans. On a fermé
par une digue de trois cents mètrss le canal qui sépare les deux îles,
et l'onade la sorte formé, en tac^ de la ville, un port de ringt hectares.
Cette entreprîee est incontestablement la plus utile à la natlgatHm
cpi'ait eiécutée la restauration (3). Cependant elle a laissé le Frioul ou**
mrtaux Tttits d'esty et les navires y sont souvent horriblement fatigués
par la houle. La loi du 5 août 1844 a pourvu, par une allocation de
ii8S0,000 francs, à l'établissement de deux jetées partant. Tune de l'Ile
de RiUonneaii, l'autre de celle de Pomègue. L'effet de ces travaux sera
de procurer au port un calme parlait et d'y ajouter dix hectares d'une
profondeur de 10 à 14 mètres.
Le Frioid est réservé eux bfttimens en quarantaine; mais aujourd'hui
(piey graoe aux conquêtes de l'esprit positif sur l'antien domaine de l'i^
(1) Ad nostras naves procédant, quibus praeerat D. Brutus. Hae ad insulam que
est contra Massiliam stationem obtinebant. (De Bello civili, l, 56.)
(I) EUe a été décidée par unt^ ordonnance du 5 Juin 1821. La dignie et les quais ont coûté
1,T30,000 fr., lliôpital 638,000 fr., et sur ces 2,368,000 fr. la tille et la cbïimbre de com-
merce de Marseille ont fourni un million.
ti6 RSVUE DBS DEUX MONDES.
*
maginatiou, deux administrateurs de la Santé ne peuvent pas se
garder sans rire, il est permis d'espérer que Tutilité de ce beau travail
sera bientôt agrandie. U aura le sort de toutes les choses yraiment
bonnes, et présentera des avantages que ses fondateurs eux-mêmes n'ar-
yaient pas prévus. Affranchi de la servitude des quarantaines, le Frioul
deviendrait ce que son isolement et sa proximité des bassins de Mar-
seille lui commandent d'être, Tavant-port de ces bassins et l'entrepôt
réel le plus sûr, le plus commode et le mieux situé du monde com-
merçant. Sous régide de l'industrie et de la liberté, les dentelures pro-
fondes des îles qui l'encadrent se garniraient de quais et se convertiraient
en autant d'ahris d'une sûreté parfaite; leurs pentes rocailleuses s'apla-
niraient, le désert se couvrirait de constructions, et notre premier port
aurait pour annexe immédiate une place de libre échange que la ma-
rine marchande de la Méditerranée prendrait, aux applaudissemens des
protection istes les plus arriérés, pour rendez-vous général (\).
Les marchandises placées en entrepôt se divisent entre ladmission
à la consommation intérieure, le transit, et l'exportation par mer : pour
celles qui reçoivent les deux premières destinations, les vices du régime
actuel et l'humiliante infériorité de l'entrepôt de Marseille vis-à-vis de
ceux de l'Angleterre et de la Hollande sont supportables; pour celles
qui sont réexportées, les gênes, les formalités, les abus qu'entraîne après
soi la mauvaise appropriation des lieux, se traduisent en frais assez con-
sidérables pour comprimer l'essor de cette branche de commerce. Une
ère nouvelle lui serait ouverte par la transformation du port du Frioul
en un immense dock. Assez voisin de la ville pour profiter de son riche
marché, trop isolé pour que le sacrifice d'aucune liberté commerciale
y fût nécessaire à la répression de la contrebande, le Frioul auraitpour
la France tous les* avantages d'un port franc sans aucun de ses incon-
véniens. L'Italie et lEspagne, le Levant et l'Afrique, la Russie et l'An-
gleterre, y viendraient échanger leurs marchandises, sans interven-
tions fiscales, sans lenteurs administratives, et les produits de notre
industrie ne manqueraient pas d'entrer dans le courant de leurs U'an-
sactions. Les avantages de cet état de choses ne seraient pas exclusive-
ment commerciaux: la paix du monde acquerrait de nouvelles garan-
ties dans cet entrelacement d'intérêts, et la France ne perdrait rien sans
doute à ce que les nœuds en fussent formés entre ses mains.
Quelle serait la masse des échanges qui s'effectueraient au Frioul? On
peut tout au plus apprécier l'étendue des opérations actuelles. Il passe
annuellement aujourd'hui par l'entrepôt de Marseille pour 200 à 250 mU-
(1) Les îles de Pomèg^e et de Ratonneau ont chacune S,700 mètres de longueur sar
•nvirun 250 de largeur moyenne : ainsi, leur superficie est de 135 hectares. Le Frioul est
à i,5C0 mètres ouest sud-ouest du port de Marseille.
LES CÔTES DE PROVENCE. 81^
lions de marchandises (1) : c'est le tiers du mouvement de tous nos
entrepôts réunis, et, si les réexportations tiennent proportionnellement
ici la même place que dans le commerce général, elles doivent y rou-
ler sur une valeur d'an moins 80 millions. Tel serait le point de départ
du nouveau régime; mais, quand il s'agit de développer une branche
de commerce, il importe bien moins de mesurer les bases sur lesquelles
elle doit s'élever que de les élargir et de les consolider.
L'affectation du port de Frioul au commerce d'entrepôt impliquerait
la translation sur un autre point des quarantaines des marchandises et
des navires; elles peuvent d'ailleurs être encore bonnes à conserver
pour un petit nombre de cas exceptionnels. La station comprise, au
sud-est de l'Ile de Maire, entre la côte de la Gradule et les îles Plane,
^e Jarre et de Riou, est très convenablement placée pour ce service.
Avant la création de l'établissement actuel du Frioul , on reléguait à
l'tle de Jarre les navires fortement suspects; il ne s'agirait ainsi que de
la rendre à son ancienne destination. Les trois iles sont susceptibles
d'être réunies, comme celles de Pomcgue et de Ratonneau, pardes
digues dont le calcaire jurassique qui les constitue fournirait les ma-
tériaux. Indépendamment des intérêts de la Santé, ce travail aurait
l'avantage d'établir, à dix milles de Marseille, un mouillage de cinq
cents hectares. La dépense en serait bientôt couverte par la valeur des
navires qu*il sauverait. De cette position avancée, une escadre couvri-
rait, en temps de guerre, tout l'atterrage de Marseille; elle aurait un
second point d'appui dans l'extension que reçoit le Frioul, et rien ne
manquerait à la défense de la ville et du commerce contre les atteintes
de l'ennemi.
Quand la navigation de Marseille, qui a doublé depuis quinze ans,
égalera celle de Liverpool, quand il faudra mettre la grandeur de l'é-
tablissement naval en harmonie avec l'étendue des débouchés que lui
ouvriront du côté de la terre les chemins de fer, le commerce pourra
justement réclamer une rade artificielle, comme celle du cap Henlopen,
dont le congrès des Étals-Unis a doté, dès 1828, l'embouchure de la De-
laware (2). Les regards des ingénieurs se tourneront naturellement alors
(1) Les Tàlean en entrepôt à Marseille au 31 décembre 18U
8*élevaient à. 56,803,966 francs.
D y en est entré pendant Tannée 1845 poar 234,699,187
Total S91.50i,153 francs.
n a été retiré pendant Tannée 231 ,655,430
Il restait au 81 décembre 59,846,723 francs.
{Adminittration de$ douanes,)
(2) Les digues de Hentopen, construites sur le principe de celles de Cherbourg, ont en
tout 1,557 mètres de longueur; elles ont été exécutées de 1829 à 1835, et Tespace mis à
couvert est de 120 hectares.
318 RJEYUE DES DEDX MOfWBg.
yers la plage de Montredon, cpie la courbure de la côte défend de toie
les yeots« excepté de ceux de TouesL X douze cenU mètres de ierre, la
mer a dans ces parages de douze à quinze mètres de prafoodeuTy ei une
digue de deux iulomètres formerait une rade parfaite de deux à troê
cents hectares, aussi voisine du port de Marseille que Test le Frioul; elle
servirait de prolongement à la petite rade d'Endoume, «i, si Ton revenait
alors au projet, à regret a|Qumé, de Touvertiu^ d'une passe nouvelle
du port à l'anse d'Endoume, tous les dangers de l'entrée et de la sortie
de Marseille seraient écartés; les navires gagneraient la haute mer oi
accosteraient la terre avec une égale facilité. Je ne sais si , en réunis-
sant, par la plus magnifique avenue qui soit en Europe, la ville à la
plage de Montredon, les auteurs de la promenade du Prado ont voulu
aller au-devant de cet avenir; mais les complémens naturels de l'éta-
blissement maritime de Marseille pourrcmt donner au Prado la perspeo-
tive d'une forêt de mâts de vaisseaux et amener sur cette plage le prin-
cipal faubourg de la ville. Ce ne sera pas la première fois qu'eo cbe^
chant le beau, on aura trouvé l'utile.
Cette ville^ fondée cent cinquante ans après Rome,, cent vingt ans
avant la bataille de Salamîne, ^ui, avant qu'Alexandrie exisifit, parta-
geait avec Cartilage le commerce du monde connu^ cette ville n'est pas,
comme on devrait s'y attendre^ couverte des monumens de soa opu*
lence et de son antiquité; elle est, sous ce rapport, plus pauvie que
beaucoup de nos villes de troii^ème ordre. Les Marseillais d'autrefois
n'ont élevé ni temples , ni palais somptueux, comme leurs rivaux de
Pise, de Gênes et de Venise; ils n'ont eu ni le luxe ni le goût 4es arts;
ils semblent avoir dédaigné tout ce qui n'était pas d'une utilité immé-
diate, et n'avoir connu des jouissances de la richesse que celle de la
créer et de la répandre. La vieille ville porte l'empreinte de ce caractère
di3 son histoire; la nouvelle, dans son élégance aisée, ajN>^lû plusieurs
de ces grands édifices publics dont l'usage est une nécessité, et la ma-
gnificence un légitime sujet d'orgueil et de satisfactiQn pour une grande
cité. Ce pistys catholique n'a point de cathédrale; cette ville de près de
200>000 âmes n'a point d'hôtel-de-ville; cette Hiétropole du ccmmerce
de la Méditerranée n'a pas de bourse, et ses établissemens commer-
ciaux, au lieu d'être réunis dans un pfidais, sont dtssémiDét dans d'ob-
scurs réduits. Si l'on reprochait à l'administration actuelle Tajonme-
ment de ces constructions, elle répondrait par la priorité due à des
besoins plus urgens. La Halle, disait Napoléon, est le Louvre du peuple;
celui de Marseille, il faut en convenir, n'a pas, sons ce rapport, été
traité en souverain , et il attend que les flnancea munidpsdeB soient
exonérées des charges qoe leur impose l'entreprise, peut-être inconsi-
dérément abordée, du canal de la Durance. Le premier besoin d'une
ville dont la populnlion et rindiistrie prennent un si rapide accroisse-
LES CÔTES DE PROVENCE. W^
ment était un large approvisionnement d'eau : la dérivation de la Du-
rante y pourvoira, et, lorsque 20 millions y sont déjà engagés, il n'est
pins temps d'examiner si l'on n'aurait pas pu se procurer, dans le
bassin de FHuveaume, les mêmes avantages à moins de ftrais. Enfin,
quand Marseille égalera Rome par l'abondance de ses fontaines, eDe
devra chercher à lui ressembler par ses égouts. Le port eet aujourd'hui
le réceptacle de toutes les immondices de la ville : chaque orage qui
éclate les y précipite par torrens^ l'envasement du bassin et l'infection
de l'air avancent en même temps, et les embellissemens ne peuvent
venir qu'après les remèdes réclamés par la navigation et la salubrité
publique. Heureusement ces bassins que l'on creuse, ces digues qui
î'avancent du rivage à la conquête d'un nouveau port, ces quais qui
s'allongent et s'élargissent, assurent à l'avenir des ressources^ munici-
pales que ne connut jamais le passé, et la ville peut tenir tout ce que
sont en droit d'attendre d'elle la France et le commerce du monde.
Vn chemin de fer est projeté entre Marseille et Toulon; il unira notre
premier port de commerce à notre premier port de guerre. Un mouve-
ment acquis de 200,000 voyageurs par an promettrait à cette entreprise
une base sufBsamment large, si les montagnes placées sur la ligne à par-
courir opposaient au tracé de moins grands obstacles. Mais Findustrie et
l'agriculture du pays sont trop loin d'être saturées de capitaux pour qu'il
soit désirable de voir prochainement cerux-ci les quitter pour les chemins
de fer; les expériences faites dans des circonstances analogues en France
et en Angleterre sont de nature à inspk*er de sérieuses réflexions.
Deux tracés étaient praticables pour la route de terre: l'un, beaucoup
moins accidenté et mieux approprié aux intérêts du commerce, rap-
proché de la mer et touchant les ports de la Ciotat, de Bandol et de
Saint-Nazaire; l'autre, défendu des entreprises des marines ennemies
par les hautes montagnes qui forment la côte, franchissant des crêtes
élevées et pénétrant dans la plaine de Toulon par les gorges d'Ollioule.
Le tracé le plus militaire a été préféré avec raison.
L'un et Faotre se confondent de Marseille à Aubagne. L'art des irri-
gations est poussé très loin dans la belle vallée de l'Anveaume qne mit
h route; on n'y hésite pas à payer 7^ francs par tn l'çau nécessaire i
im hectare, et cet exemple montre quel parti l'on threratt, sous ce même
ciel, de tant d'antres cour» d'eau qui portent à la mer le tribut qu'ils
devraient à l'agriculture. A Aubagne s'embranche une route, depuis peti
temrinée, qui, serpentant sur des roches nues, s'élève sur le plateau de
Rocbefort et en redescend vers la Ciotat. Le plateau est couronné d'un
vaste dépôt de calcaire marneux, dans lequel s'exploite près de ta mute
un ciment qui paraît valoir celui de Pouilly : cette formation descend^
comme pour se mettre à portée de nombreux travaux hydrauliques à
faire sur la dMe, jusqu'au port rwmn de Cassis.
i.
V
S20 REVUE DBS DEUX MONDES.
Cassis est le Carsiciportus de Titinéraire d'Antonin : c'était alors une
colonie florissante; on citait au loin ses temples^ ses aqueducs, et c'est
peut-être en méditant sur son passé que le plus illustre de ses enfaos
a été conduit aux études qui produisirent le Voyage du Jeune AnacharsU.
Renversé au y\^ siècle par les Lombards, au xui* par les Sarrasins, Cas-
sis n'a pas toujours occupé sa place actuelle. Le golfe au fond duquel il
«st bâti contient des bancs de corail qu'exploitent ces mêmes pécheurs
génois dont les barques hardies stationnent chaque année sur nos côtes
d'Afrique. Précédé d'un bon ancrage, le port de Cassis ai hectares d'é-
tendue; ses marins font un cabotige dont les principaux alimens sont
rexcellent vin du voisinage et les matériaux à bâtir. Le vignoble est
susceptible de prendre une extension qui serait suivie de celle du nombre
des matelots qui en exportent les produits.
Le joli golfe auquel la Ciotat a donné son nom est séparé de celui de
Cassis par le cap de l'Aigle, l'un des plus remarquables points de re-
connaissance de la côte. La ville est assise au pied de riantes collines, à
l'exposition du levant. Une haute et triste muraille l'enveloppe du côté
de la terre; reste de l'époque où les incursions des Lombards, des Sar-
rasins et des Normands désolaient ces rivages, elle est aujourd'hui ré-
duite au prosaïque rôle de protectrice de l'octroi municipal. C'est dans
cette enceinte que, rayonnantes de jeunesse, d'espérance et de beauté,
les sœurs du jeune Bonaparte tressaillaient au bruit des victoires de
l'armée d'Italie, et sans doute le temps des grandeurs passagères qu'elles
pleurèrent dans l'exil ne valut pas ces jours de gloire et de pauvreté.
La Ciotat est, dit-on, bâtie sur l'emplacement de l'antique CythnrisUs,
n lui a toujours manqué, pour prendre rang parmi les grands ports
de la Méditerranée, un territoire productif et des débouchés étendus du
côté de la terre; mais la navigaÛon des Marseillais ne pouvait pas se
développer sans recourir fréquemment aux avantages maritimes qu'a
conservés cette position : ils y fondèrent une colonie i60 ans avant
Jésus-Christ. Plus tard, les Romains y tinrent une de leurs stations na-
vales. Plusieurs fois ravagée par les pirates du moyen-âge, la Ciotat se
relevait rapidement aussitôt que l'Europe recouvrait quelque sécurité,
et de 3,000 habitans qu'elle comptait en i429, on la voit passer à i 2,000
en 1530. L'établissement du régime des quarantaines et la révocation
de l'édit de Nantes la réduisaient à 6,500 au commencement du xvui* siè-
cle, et telle était encore sa population à l'époque où la révolution l'a fait
déchoir encore. Elle tend aujourd'hui à se relever, et les recensemens
officiels y ont constaté la présence de 5,237 habitans en iSâO, et de
5,816 en i84l.
Le commerce est peu de chose à la Gotat : l'année s'écoule quelque-
fois sans qu'il s'y fasse aucun échange direct avec l'étranger, et, res-
treint par le peu d'étendue des ressources locales , le cabotage excède
LES CÔTES DE PROVENCE. 821
rarement 6,000 tonneaux. En revanche , la pècBe du golfe est , après
celle des Martigues, la meilleure de la côte, et le port compte i20
bateaux pêcheurs. I^s chantiers se recommandent par la perfection
de leurs constructions et sont en état de fournir des bâtimens de
800 tonneaux; ils prospèrent ou languissent, du reste, avec la naviga-
tion de Marseille. On admire aujourd'hui au milieu d'eux un établisse-
ment auquel on ne saurait reprocher, comme à tant d'autres, l'insuf-
fisance de son capital ou de son outillage : c'est celui de MM. Bénet
pour la construction des bâtimens à vapeur à coques de fer; il est monté
pour fabriquer 800 chevaux de vapeur par an. On a pu craindre un
moment que l'habile ingénieur qui le dirige n'eût devancé les temps
et créé de grandes ressources pour de faibles besoins; mais l'essor que
prend aujourd'hui la marine à vapeur dans la Méditerranée justifie ses
prévisions.
Le port de la Ciotat s'ouvre au sud-est. Garni de beaux quais, il a
40 hectares de surface. Les lames qui, par les vents de nord-est, con-
tournent la côte, y pénétraient autrefois à la grande fatigue des na-
vires : on a remédié, en 1838, à cet inconvénient par la construction
d'un môle de 100 mètres; mais les ingénieurs sont quelquefois, comme
les poètes, conduits par la peur d'un mal dans un pire, et par les vents
du sud le môle recueille actuellement au passage plus de lames qu'il
ne lui en venait autrefois d'un autre côté. A presque égales distances
de Marseille et de Toulon, le port de la Ciotat est surtout précieux comme
abri. Ce bassin, qui est si rarement le but des entreprises du commerce,
fait souvent le salut des expéditions qui lui sont étrangères, et, si les na-
vires n'y cherchent jamais qu'une sûreté momentanée, ils se pressent
quelquefois par centaines sur ses eaux? son utilité locale est médiocre;
les services qu'il rend à la navigation générale sont grands. Aussi est-ce
dans l'intérêt de celle-ci qu'il faut considérer la rade qui précède le port
et étudier des améliorations auxquelles les habitans de la Ciotat pour-
raient rester indifférens, s'ils ne s'occupaient que d'eux-mêmes.
La baie de la Ciotat est ouverte directement au sud et forme entre le
bec de l'Aigle et la pointe Fauconnière un segment de 6 kilomètres de
corde. Des montagnes élevées l'abritent du nord, de l'est et de l'ouestj^
sa partie occidentale est néanmoins la seule où le mouillage soit bon.
Les navires y sont en sûreté contre les vents de nord-est, les plus fré-
quens et les plus violens qui soufflent dans ces parages; mais du côté du
midi le mouillage n'est garanti que par l'île Verte, rocher de 15 hec-
tares d'étendue qui s'élève à 600 mètres du bec de l'Aigle et à i,200 du
port. L'île rompt les coups de mer du large, mais ne les empêche pas
de se faire sentir, par l'espace qui la sépare de la terre, jusqu'au-delà
de la Ciotat : dans les tempêtes qui viennent du sud, les navires mouillés
hors de l'espace étroit directement abrite par elle sont dans la situation
».
9SA RKvui HB» WDX noimk
la plus critique et coi tautriacme d'être jotés à^ la côte.^ la clôture de fe
{Misée comprise entre l'ile et le bec de î Aigle donnerait à la rade fo-
iraine d'aujourd'hui presque tous les avantages d'une rade feimée. EUe
serait en effet alors défendue par un obstacle de 1^00 mètres de Ion?*
gueur directement opposé au sud^ et enajrrière de cet o^i^rage de la sa-
ture et de Vart mouiUerûent par tous les temps les phis gros vaisseaux.
Les avantages d'une pareille entreprise sont hors de doute; mais œ
fiaudraitr41 pas les acheter trop cher? La profondeur de la passe de llle
Verte va jusqu'à 35 mètres, et, d'après l'^périence acquise dansles^
travaux des digues de Cherbourg et d'Alger, on se la fermerait pas à
moins de 8 millions. Cette dépense ne saurait se justifier par des cou*
sidérations purement économiques. Pour des bâtimens de moins de
3 mètres 50 centimètresde tirant d'eau, et ce sont de beaucoup les plus
nombreux, l'amélioration du mouillage est d'un intérêt secondaire : ils
peuvent entrer dans le port, et le port approfondi recevrait les grands
navires de commerce. Les intérêts de la marine marchande sont donc
ici faiblement engagés, et l'abri ea rade n'est réellement indkspmsable
qu'aux bâtimens de guerre.
Restreinte dans cette limite, l'utilité de l'entreprise mérite encore
d'être prise au sérieux. La perte d'un bâtiment de conunerce n'est pas
une simple afihire d'assiuances, puisqu'elle entraine presque toqjours
ime perte d'hommes; celle d'un bâtiment de guerre a des conséquences
plus graves : elle peut mettre en état d'infériorité rdative l'escadre à
laquelle il appartient, la neutraliser ainsi, et compromettre le succès
d'importantes opérations militaires. La sûreté d'un lieu de refuge, tel
que pourrait être la rade de la Ciotat, a souvent, dans une circonstance
critique, fait le salut d'une escadre, et la confiance qu'il inspire a plus
d'une fois rendu exécutables des entreprises qui, sans cela, n'eussent été
que téméraires : le sort des batailles peut dépendre du pU^s ou moins de
consistance du point d'appui qui sert de but ou de pivot aux mancbu*
vres, et la nécessité de protéger la navigation toiyours croissante du
port de Marseille ferait, en temps de guerre,, du mouillage de la Ciotat
une des stations de nos escadres.
Ce point de vue n'est d'ailleurs pas le seul sous lequel se présente
l'île Verte. Armée de batteries, elle commande la rade; qui la possède
est maître de celle-ci, et nos ennemis ont eux-mêmes pris soin de nous
enseigner le prix de cette position négligée. Pendant la guerre conti-
nentale, les Anglais avaient jugé le mal que nous ferait la perte d'une
station d'où ils tiendraient à la fois Toulon et Marseille en échec. Dans
la nuit du 31 mai 1813, une escadre britannique de neuf vaisseaux
pnrut inopinément au sud du bec de l'Aigle : l'île Verte fut attaquée par
cmquante-quatre embarcations; douze autres faisaient une diversion
sur la^ côté. L'expéditionféchoua contre le courage^et l'intelligenoe
LK CÔTES DE PROVENCE. 823
é*une poignée êe nos soldats (1); mais, si l'attaque avait été conduite
avec la même énergie que la défense, Tavantage restait au nombre,
rile tombait aux mains des Anglais, et ils fondaient sur nos côtes un
(1) Ce fûid?aittes'a fBMéiiwpenwam miUiiidel'éiM ranpiM; S
a'esi pa» dans les isDdaac» de la Memèê de$^Dém» Manéêê d'admkwr lea> guarnas d'im-
Tasion; mais tout ce qui tient à rinviolabilité du territoire est empreint d'un caractère:
sacré, et Ton nous saura gré de tirer de la poussière des archives le rapport officiel fait
ffU' ministre' de la gncrre le surlendemain de l'événement. On cite avec admiration sur Ta
Mb de PtOTenee oe eambat'ddmt la perte eût entratoé de si terrible» conséquences; moi^,
à. la Gioiat ntee, la» non» de cou qui Irduifèrat Mut onUiés rtJMBeapntMisiinca dut
pays saura maintenant où les cbârchec
« ManeUle» la a jpin latSL
a J'ai à rendre ua compte détaillé à votre awr.aUanfla dû VaflGûira.q«i a eu^Uau à lat
Ciotat, le 1^^ de ce mois.
c( A deux heures du matin, cinquante-quatre embarcations ennemies s'avancèrent sur
FHb Varte peur y tentter nn débarquement. Qudqnes canonniers et ouvriers d*artiU)erie
(pÀ tfj tfoavaiBiiÉ Itnrtoiq^rèirtr rémtance, at l'anânl fit tlgnai: à) se» embareaUoiis dir
se rallier. AL. BeUangar, ebef de balaâUan dui ft^ végimant de ligMi fit paiMT da saite
à rile Verte un détachement de soixante-dix hommes de son régiment,, commandé pair
If. le lieutenant Roche. M. de Champeaux, commandant la station de la marine, y joi-
gnit quarante hommes du 3« régiment d'artillerie de marine, conmiandés par M. le fièu-
tenant Géria;
d Neuf vaisseaux s'approchèrent, et, par an feu coninafi^ pratégèranlle détaïqaemaat
de plusieurs chaloupes qfCoa. a'aiait point eacare s^eisçiàa^ ei Vaaiieoii psEvini 4 mettre
trois cents hommes a terre, qui gagnèrent les hauteurs pour s'en emparer; mais nos
troupes qui s'avançaient les rencontrèrent. Bientôt une Tive fusillade s'engagea, et, la*
Mônaette axa reins, 1^ Angikis furent repoussés et poursuivis jusqu'au bout de Ftle,
oAt iiiiaB» jatèreat àr la bêle dus lean^ obaloupai, tra&ïànt^ apvèa» eaK pllisieuM morts «1^
blessés.
a Dans le mêma moment que le débarquement s'opérait à Vile Verte» dooie ambaicap-
tions se présentèrent devant le poste du Sec, à euTiron une demi-lieue de laGiotat, où se
trouvait un bitonac die qninxe hommes, commandé par le jeune Dérivaux, sergent au
1« Bégimeal dè'lign. NU dioale que leprajeida l*tan6mi ne^fût de fbrcerce poste, tourner
labJÉIaiia» da«iyhrfhalis> ai aafaag à bu Ciotat paor y beùiec at détiairg natue aonfoi,]»»
bàUmens de l'état elles chantign». de oonstnictioa8;,BiaU la boate fiémTani soi si bie»
placer sa petite troupe et diriger son feu, que l'ennemi ne put parvenii à mettre ua seul
Bonnne à terre.
€ Les Angtai», se voyant réponses de tkms côtes, rappelèrent leurs embarcations etr&-
yrbent le lugei Baaa cette aAdra g^ritan, «laoaiiiara-ganie^-célltea, auaiiiis, saUat» dir
tannée da taiw,. taua oat riattiiéde lila at da ccmage. On en- daift la saotèé i k- pa»*
fiûte harmonie des autorités militaUrea,, maritimes et civiles, aux sagas digpositionaqii'oai
prises M. le chef de bataillon Bellanger, M. de Ghampeaux et M. Sarrazin, capitaine de
canonnier»-gardb-côtës commandant Tàrtillerie, au talent du lieutenant Roche, à fintré-
jfMÊÊé «ft an aoocage dv sergent DériVanx.
• L'annami a hontaaaaaMntahaadonaé te8-pRiîiiÉB,.apièi}«r(Mr reçu ffeoaiiBaini bauilla
i bond at deorhopabas. B a aa deux rhalonpaa aanléea» Da aotre oôlé„ tnis^anaas coar
scrits du 1*' régiment ont été blessés,, et le lieutenant Gérin, commandant l'artillesie da
marine, a reçu deux coups de fèu dont iî est dangereusement blessé.
« Le général commandant la huitième diyision militaire,
<r fkctx DvMOT. a
824 RBVUE DES DEUX MONDES.
autre Gibraltar, bien autrement incommode pour nous que ne Test
pour l'Espagne celui dont ils s'emparèrent en 4704 , car Fulcère eût été
sur le cœur même de notre établissement maritime.
L'ile Verte est donc une de ces positions où il faut être en force, non-
seulement à cause de leurs avantages tlirects, mais aussi pour empê-
cher que d'autres ne s'en emparent. Par sa jonction avec la côte, Ttle
lui serait essentiellement subordonnée; l'attaque en deviendrait plus
dangereuse, la défense plus facile, et, nous fât-elle enlevée, il serait
impossible à l'ennemi de s'y maintenir. Cette impossibilité sufQrait pro-
bablement à elle seule pour faire renoncer à des entreprises impuis-
santes à produire aucun résultat durable. Avertis comme nous l'avons
été, les Anglais laisseraient-ils un poste de l'importance de l'Ile Verte
à l'état où il a manqué être enlevé? A les voir à Halte et à Gibraltar,
il est présumable que non.
De la Ciotat à Saint-Nazaire, l'agriculture se ressent à peine des ob-
stacles que met ordinairement à ses progrès l'imperfection des com-
munications : la campagne a partout l'aspect d'un riche verger; la vigne,
le figuier, l'olivier, se disputent l'espace; les hauteurs sont souvent
couronnées de beaux bois; il n'est point de parcelle de terre à laquelle
le travail n'impose un tribut, et cette activité agricole alimente le com-
merce des petits ports voisins.
La baie de Bandol communique avec les riches vignobles du Bausset
par une délicieuse vallée et une bonne route : on en exporte les meil-
leurs vins du pays; les expéditions sont ordinairement de 60 à 80,000
hectolitres pour Marseille, et de 30 à 50,000 pour les ports de l'Océan;
il se fait même un petit nombre de chargemens pour l'étranger, et le
mouvement total, à l'entrée et à la sortie^ approche de 18,000 ton-
neaux. Le bourg, peuplé de 1,800 babitans, est défendu par une bonne
fortification, assise sur la pointe qui ferme la baie à l'ouest. Il u'a en-
core sous ses murs qu'une calanque où les bàtimens de commerce ne
mouillent qu'à moins de 500 mètres de terre; du reste, l'ancrage est
excellent, et du sud-sud-est au sud-ouest, en passant par le nord, la
baie est parfaitement abritée par les montagnes voisines. Jusqu'à pré-
sent, on roule à la mer et Ton conduit à la remorque, en les mettant
en chapelet, les barriques destinées à être embarquées : la construction
d'un môle, pour lequel la loi du 16 juillet 1845 accorde 1 million, va
mettre un terme à cetle pratique. Le rayon d'approvisionnement du
port ne pouvant pas être sensiblement accru , son commerce restera à
peu près ce qu'il est; mais il se fera avec plus d'économie et de sûreté,
et la condition des gens de mer sera fort améliorée. Cest dans la baie
de Bandol que Joseph Vemet a placé la scène de son tableau de la
pêcbe du thon.
Siint-Nazaire est à trois kilomètres à l'est de Bandol, au fond d'une
LES c6tES de PROVENCE. 825
anse mieux abritée du sud , moins bien de l'ouest : la jolie yallée d*01-
lioules y débouche, et Ton y charge en petite quantité des vins et des
huiles des environs. Des ports si rapprochés, desservant chacun quel-
ques communes rurales, ont peu d'activité. Le mouvement annuel de
celui-ci est d'environ 5,000 tonneaux; la pèche y a plus d'importance;
elle occupe soixante embarcations, et partage avec Bandol et les Am-
biez l'exploitation de la mer poissonneuse qui s'étend du golfe de la
Giotat au cap Sicié. Le joli port de Saint-Nazaire , formé par deux je-
tées, suffirait aisément à une navigation décuple; 2,000 habitans sont
groupés autour, mais la richesse de ce petit pays se fonde sur l'excel-
lence de la culture de ses terres, bien plus que sur l'avantage de sa
position sur la mer. Plus favorisé que Bandol, Saint-Nazaire commu-
nique avec Ollioules et Toulon par une excellente route.
Après Saint-Nazaire, la côte, qui, depuis le golfe de Marseille, court à
l'est-sud-est, tourne brusquement au sud et se termine par le grand sou-
lèvement qui forme le cap Sicié. Ce soulèvement se prolonge à Touest, à
trois milles en mer, par llle des Ambiez et une traînée de rochers sous-
marins entre lesquels s'élèvent les ilôts du grand et du petit Rouveau.
L'atterrage de Saint-Nazaire est ainsi défendu du sud, et derrière l'iie des
Ambiez se trouve l'excellente rade de Brusc, assez profonde pour les
vaisseaux de ligi)e, assez vaste pour une escadre entière. Elle fait face
à la rade de la Ciotat, dont elle est éloignée de dix milles, et, comme
leurs expositions sont opposées, elles se complètent réciproquement.
Les vents d'ouest, qui empêchent d'atK)rder à la Ciotat, poussent natu-
rellement les navires à Brusc, et les vents d'est, qui leur interdisent
l'accès de Brusc, les conduisent à la Ciotat. il ne manque à la rade de
Brusc qu'une communication facile avec celle de Toulon, dont elle n'est
pourtant séparée que par un isthme de moins de deux lieues.
Ainsi, sur un espace de douze lieues à partir du cap qui ferme à l'est
le golfe de Marseille, se trouvent les abris de liie de Jarre, du golfe de
Cassis, de la Ciotat, de Bandol, de Saint-Nazaire et de brusc. Aucun
d'entre eux, il est vrai, n'est sorti des mains de la nature tel que nous
pourrions le désii'er; mais il n'en est aucun à la force et à la sûreté du-
quel l'art ne puisse ajouter beaucoup. Pour les porter au degré de per-
fection dont ils sont susceptibles, de grandes dépenses sont encore né-
cessaires; le pays se les imposera volontiers, car il comprend mieux
chaque jour la haute position *qu'ont à prendre dans la Méditerranée
son commerce et sa politique; il sent que chaque pierre qu'on pose sur
ce rivage ajoute à la puissance de la France entière. On se tromperait
d'ailleurs, en mesurant les travaux à exécuter entre Marseille et Tou-
lon, et à la Ciotat en particulier, sur l'importance maritime de ces pa-
rages à l'époque de la guerre continentale : depuis lôrs, bien des choses
y sont changées. En 1792, l'année qui précéda la guerre avec l'An-
826 WPfVM DES DBDX MONBBS.
gleterre, le mouvemeut du port de Marseille fut, entrées et sorties
comprises, de 5,0^ na^r^s et de 684,180 tonneaux^ et il n'est pas né<-
çessaire de dire si> de 1793. à 1815, il tombait au^^lessous de ce eUflbe :
il excède ai^ourd'bui 18,000 naTÎres et 2, million de toaneaux,. et
doublera pn^ablement avaol qu'il soit yiagt ans. La supériorité de nh
leur des bàtimeos à vapeur ^oute à la nécessité des précautions à
prendre pour la conservation du naiériel. D'un antre cMé>, sous l'en^
pire, l'Algérie ne nous donn^àt pas à exploiter et à défendre^ em foct
des côtes de Provence, une nouvelle étendue de 250 Ueues de côtes»
et les ports que nous creusons en Afrique doivent, aussi bien que les
chemins de fer que nous ouvrons dans notre intérieur, réogk* sur le
développement de nos ports de la Méditerranée. Enfin le mouvement
naval ne sera pas toiyours le seul à protéger le long de la côte que nous
venons de parcourir : ua jour, q/iÀ n'est pas Loin peutdtre, le chemin
de fer de tûrseiUe à Toulon passera sur las quais de la Giolp^tp de Ban*
dol; deSaini^Naz^re^ et cette ligne acquerra, en temps de guerre, mae
importance proportjoanée à celle des opéirations drât Toulon seva le
foyer. Le passage.de la Giotat doit, être te pivot de sa défense; il senit
son point le jplus vulnéndble» si la pl^eeet la rade éinîent laissées dons
leur état actoeL TaiidÂs <pe les intéràts à sauvegarder prtUMit iB
^lles proportions, tes mofena d'attaque grandissent^ *et la moAinA a
vapeur introduit dans la ta^tiqjUie^ navale un élém^ dont la puMsanct
n'était pas. soupçonnée il y a trente ans. Les moyens de défainr doâ**
vent se mettre à leur nîveai»,.
Par un concours de wicoostances peu coDMnun, mâote dan» les mifr»
Siures cpii ont la navigation pow otiet^ il n'est aucim destrttvanaL à eaé*
cuter sur cette partie de la. côte; qui ne desserve à la fois^d0!giniidB.i»«
térêts coounerciauiet degraods^întérôts^militaiires, et, (ptaDdleainduir
tries de la paix pn^tent de toutes le» dépenses faites ponrk guerre,
il est pejmis d'mtreprendre avec cMflaace^
Le cap Sicié, avnc ses roeljm abmpteSi ses crôtes sourcyiewes» taon
veloppe la rade de Tonloa <)emme une immense ft^rtifleation. Bmnàère)
ce rem^aart (oi:midabiâ, tout ^langQ d'aspect les pan^Uonsétinngiersa^'f
montrent à peine, et. Iflk naartae mandiande s'y effiice; devant la maiinn
militaire*.
J.-J. Baudb.
(£a iuOe à unepnochabm Ikfraiêon. )
THÉODOMC ET BOËCE.
Hitto^e de Théodorie, roi des Ottrogothe,
^ K. le iuri[iiii do ftnout. *
Montesquieu voulait écrire Thisfoire de Théodorie; il avait été frappé
de cette sorte de grandeur philosophique imprimée aux lois, aux insti--
tntionSy à tous les actes de ce chef de barbmres. Cette lueur imprévue
de la raison humaine au milieu de l'obscurité profimde qui va suivre,
ce conquérant du v* siècle qui naquit Tannée où mourut Attila et qui
décrète Fégalité des vainqueurs et des vaincus, ce roi arien laissant
l&rement élire un pape hostile à sa cause; ce chrétien , nouveau con-
verti, rendant des édits de tolérance en faveur des Juilis; ce barbare
qui, selon plusieurs historiens, ne savait ni lire ni écrire, protecteur
passionné des lettres et des sciences : il y avait là tout ce qui pouvait
tenter un écrivain philosophe. Montesquieu étudiait les origines de
notre histoire à l'époque correspondante; il était vivement frappé du
contraste : Clovis et Théodorie, ces deux personnages contemporains,
semblent séparés par des siècles. Le premier est bien le roi de ce
moyen-âge qu'il inaugure; ses iQœurs scmt les mœurs de son temps; sa
morale, sa législation, ses exploits, sont dignes, dans le bien comme
dans le mal, du chef de ces illustres barbares, nos aïeux, qui fondèrent
la monarchie française. On dirait que Fautre appartient à une civilisa-
tion perfectionnée par le progrès des Ages. Ce chef des Ostrogoths,
qui conquiert Fltalie au v« siècle, semble avoûr été à Fécole des philoso-
(1) Deux Tolumes in-S^, chez Techener, Parii, i84d.
8S8 RBYUB DES BBUX MOlfDBS.
phes du XVIII*. On songe bien plus, en lisant ses édits, aux ordonnances
de Joseph II qu'au code des Francs ripuaires ou à la loi Gombette. a Je
ferai voir quelque jour dans un ouvrage particulier, dit Montesquieu,
que le plan de la monarchie des Ostrogoths était entièrement diflërent
du plan de toutes celles qui furent fondées dans ce temps-là par les au-
tres peuples barbares, et que, bien loin qu'on puisse dire qu'une chose
était en usage chez les Francs parce qu'elle Tétait chez les Ostrogoths,
on a, au contraire, un juste sujet de penser qu'une chose qui se prati-
quait chez les Ostrogoths ne se pratiquait pas chez les Francs (i). »
Ce sont ces lignes qui ont inspiré à M. du Roure la première idée de
son Histoire de Théodoric; l'œuvre indiquée dans l'Esprit des Uns est
aujourd'hui accomplie de manière à laisser peu de chance à de nouveaux
essais. Les travaux historiques conçus et exécutés avec talent fixent à
jamais l'opinion sur le compte des grands hommes dont ils retracent
la vie. Comme ces camées antiques gravés sur la pierre dure qui nous
ont transmis à travers les siècles l'image d'Alexandre ou d'Auguste, les
œuvres marquées de ce travail patient que Buflbn appelait le génie
laissent dans l'esprit une image définitive; la précision du burin donne
à chaque figure une physionomie nette et originale. C'est là le grand
art des historiens de l'antiquité, c'est ainsi que leurs écrits sont néces-
sairement supérieurs par la forme à nos histoires modernes, chaînées
de détails infinis et de digressions sur cette foule de sujets dont s'in-
quiète notre curiosité. Tout n'est point profit pour l'historien moderne
dans te prodigieux amas de documens que la publicité multiplie et que
l'imprimerie éternise. Au milieu de ces matériaux confusément entassés,
l'esprit hésite et recule, il s'affaisse sous le poids. Celui qui veut écrire
l'histoire ne devra pas seulement s'attacher à ce qui est utile et curieux,
il devra lire aussi l'inutile pour s'assurer qu'il ne laisse rien derrière
lui : le génie qui devait ordonner l'édifice se consume à fouiller dans les
carrières. S'il se met enfin à l'œuvre, d'autres difficultés se présentent;
pour satisfaire la curiosité diverse des lecteurs, il ne faudrait rien moins
que la science universelle : il ne s'agit pas seulement de raconter;
l'historien doit conclure. On exige qu'il juge de toute la hauteur des
principes les questions les plus compliquées de la guerre, de l'admi-
nistration, des finances, de l'économie politique, des négociations. Qui
peut suffire à une pareille tâche? Et pourtant, savoir cela n'est pas tout
encore; il faut l'apprendre aux autres, il faut faire comprendre claire-
ment, sans difficulté, sans étude, à tous, à chacun, au plus ignorant,
au moins attentif des lecteurs, toutes ces matières si compliquées dont
une seule remplirait la vie d'un savant I Comment maintenir l'unité
dans une œuvre si complexe? Que devient la pureté des grandes lignes,
(1) Esprit des Lois, livre m, cbap. 13,
THÉODORIC ET BOBCB. 829
interrompues à chaque instant par des omemens étrangers? L'art adis-
parudevant le métier; on a un choix de matériaux, une série de trai-
tés, mais l'œuvre manque et l'intérêt languît. L'art historique et la tac-
tique militaire ont marché de nos jours en sens inverse; on dirait que
l'un s'est alourdi de tout le bagage que l'autre a rejeté. Nous n'avons
plus la narration rapide de Salluste ni la précision de Tacite, tandis que
notre infanterie a parcouru l'Europe en moins de temps que lés légions
romaines, pesamment chargées de piques et de boucliers, n'en met-
taient pour arriver au pied des Alpes. Les grands écrivains de l'école
historique de la restauration ont bien senti la difficulté; les habiles y
ont apporté le seul remède qu'on pût tenter : ils ont choisi dans l'his-
toire les époques où le monde est dominé par une idée, et autour de
cette idée ils ont groupé les événemens. C'est par là qu'on s'élèvera de
plus en plus au-dessus de ces compilations où le talent n'a pas plus de
part que dans ces produits à demi façonnés, fournis chaque jour à vil
prix par nos manufactures aux exigences un peu économes de notre
luxe.
Je ne saurais donc regarder comme un inconvénient pour l'ouvrage
de M. du Roure la rareté des sources où l'historien a pu puiser. L'au-
teur a pu traiter un sujet ancien à la manière antique : c'est une
bonite fortune dont il était digne; on sent très vite, au respect qu'il té-
moigne pour les grands maîtres de l'histoire, qu'il s'est formé à leurs
leçons. Les gens de goût n'ont pas oublié un petit traité intitulé Ré-
flexions mr le style original , qui parut dans les dernières années de la
restauration. L'auteur, après avoir exposé les principes généraux, ter-
minait par quelques pages qui devaient servir d'appui à sa théorie.
L'expression , le tour et la langue de nos grands écrivains étaient imités
avec un art singulier, et les plus habiles auraient pu s'y tromper.
Ceux-là ne s'étonneront pas que le style de M. du Roure, formé par
cette étude scrupuleuse des modèles, se soit trouvé tout à coup à la
hauteur du sujet historique cpi'il traitait. Dans de rares endroits, cepen-
dant, j'ai remarqué un peu d'obscurité et d'effort. Cette aptitude parti-
culière de l'écrivain à s'approprier la forme et le langage des auteurs
qu'il étudie était tout profit quand il vivait dans le commerce des plus
excellens; mais, pour écrire la vie de Théodoric, il a fallu contracter
de longues habitudes avec la latinité du moyen-âge; la phrase semble
quelquefois s'embarrasser et comme s'entraver dans les idées acces-
soires : c'est Finconvénient de ceux qui savent trop et veulent tout
indiquer; ce sont les embarras que les riches traînent après eux. Il y
aurait de la puérilité à insister siPces imperfections de détail; les labo-
rieuses recherches que l'ouvrage a exigées, les vues élevées qui y do-
minent, l'instinct politique avec lequel sont jugées la plupart des quesr
TOME XVII, 54
ne REvn n» Dm wims.
ttMnf soaUitéef par le récit , voOà ce ({iii doit appeler notre attention et
B08 éloges, n est des œuTres qui , par lear nature même, ne peu^^ent
prétendre i un succès de Togue, mais auxquelles les hommes d'étude
et de saroir dans l'Europe forment un public d'élite. Ce sont en défl^
BitîTe les arrêts de ce tribunal qui assipient à chaque écrîTain la pkœ
qu'il doit occuper dans l'estime publique; Tauteur, nous le croyons dit
moins, n'aura, pas à se plaindre de celle qui lui est résenrée.
I.
La vie de Théodoric n'avait encore été le sujet d'aucun ouvrage spé*
eial, car on ne saurait compter l'histoire écrite en latin par Cochlsêus
vers 1479; mais tous les écrivams qui ont eu à s'occuper de rttistoîre
moderne ont rencontré cette noble figure au début de leur œuyre*
Théodoric était de cette race princière des Amakê dans laquelle le»
Ostrogoths choisissaient leurs rois. Nous laisserons Grotius donner sa
généalogie , qui remonte jusqu'aux demi-dieux du paganisme Scandi-
nave. A l'époque où il naquit, en 4M, les Ostrogoths, sou» la conduite
de Théodomir, son père , s'étaient établis sur les flancs de l'empire ro-
main y dans cette peûrtie de la Hongrie qui touche aux portes de Vienne*.
Us étaient campés là, sur des terres conquises ou cédées par les empe-
reurs, tantôt ennemis redoutés, poussant leurs incursions jusque dans
le voisinage de Constantinople, tantôt auxiliaires chèrement payés,
chargés de défendre la frontière de l'empire contre les autres barbares.
Leur bravoure et leur fidéUté étaient d'ailleurs proverbiales. C'étaient
eux qui formaient la garde personneUe de l'empereur; ils remplissaient
anprès de lui le rôle qui a été confié aux Suisses dans plusieurs mo-
narchies de l'Europe; des capitulations signées avec eux les assiyétis-
saient à un service militaire; on détournait ainsi au profit de l'empire
cette ardeur gua^rière qui, sans dhrectioa, eût été un danger sérieoL.
Une tdle situation devait amener cependant et amenait des défiances^
et des grief» réciproques : après quelques hostiUtés, l'empire adietait
de nouveau la paix. Ce fut à l'occamoa d'une trêve de ce genre que
des otages furent demandés au chef des Gotha Théodomir. Son fils
Théodoric fut envoyé à Constantinople; il y demeura dix années. L'his-
toire ne nous apprend pas sous qnd maître, sous quelle discipline »
s'écoula pour lui cette première partie de la jeunesse qui complète la
nature et décide du cours de la vie. Ce prince, sortiid'uDf tribu à demi
sauvage, otage à la cour des empereurs, ftib-il r^enui captif par leur
poUtique, ou le laissa4^n se mêler lÉrement dans les éeolespubliques
avec la jeunesse romaine? Rien encore, dans les documens écrits, ne
peut nous aider à résoudre ces questions, et cependant c'est par lédu-
TBÉâDQUC ET lOICK. &l
CftttoE qu'il re^ att miUeu de la civiUsatka, par ce méllm^e ée vertu
acquises ay^ les.xartu&pffiiiiyivQ&de san âge etde sa race, qu'en peut
«eulement eixpttqvar ]a earactèro et fatyia entière d& Tkéodôrk.
Au ¥• siède, pluS) qn'à aucune acntre époqaid^ le* monde apparteMit à
la force, et la fûreeju^exiitajl phi»qn&elwfl les barbares. L'empire riy-
maiD n'anseit p4ii9 fue l'apparence de la TÎe. Quand une cause est per>~
due; quand ma nation esÂ^cnadamiaéev dts beounest éminens par te
talent ou te eotiurage paMfent encore sciâmes pour la défendre; maïs
leurs effort» désespérés,, eninepirank quel<|iie eslînw à TaTcnir, n'ar-
rêtent point la cours des ebeses^teuBr puissance s'épinsa en pote perte.
Pour être un grand homme et réussir dnis ces sièctes de vénoration^ ii
faUait nécessabretnent être né parmi les barbareS) ei mardis à teur
tête, il faUait appartenk'àces.races.nouireHes à qui la destinée liviratt
te ooondeeiqiiientfiQQèéle&socâÉtésnMKkffttes; mais^Iabertarie, qui
devait 'vaincre les» peuples. d!ancânne crvttksatiott,, ^norait tes: cendÎK
tiens de goupenneûieBt néecssanreaà la durée des empires. Elte ne sa-
vait eneore établir in institntions, ni hm^ ni société;. Far là sîexpKquent
la suceesaon, laeenfnsîon des peaptea barbares> accunudés Tun sut
l'autre, chassant tesIVottiain6,cbaaié&à leur tour, bc^rumen&de ruine>
iobabitesà rten fonder.
Ces arts du gouvernement et de te civifisation, comniient douter qne
Théod(Hric les apprit à Gonstantinopte? La société dn Bas-Empire, tente
cervomiNue qu'eue était, diâûraîtanteni de la barisarie qu'un honunc vi^
cieux de nos jmcs^ dÂffëie dui sanvagtL Quand on décteme contre te cmr-»
nqp^ion^ on ouUie teop jwqu'àqnnl point la pire est préfiârabte à Vétat
barbare. Tacite M l'âteg^deanvmwadeafieiWins, mais ce sanicdktes
de Rome qu'il vent ofiBemar^ D adressaîLuii& leçon à ses centempo**
ieîns>. et se préeccupetti peut dn la vérité Ustoiiiiae. Les bariiares juk
geatent autrement,, et plna modaatwianl^ te sâiudion relative: des deua
sociétés. (Kiand on dit qjae tes.batfbacesWprÎGntent rempùre romain, U
isttt s^entendre;, ils méprâatent. aat âubtesse» mai» ite sentaient instîBc*
tivemeM te supériovitéde te civiimtiûn, ite en oamprenaient la gran*
deur; c'est ainsi qu'ils se sont hiêéa de s'iailMr k ses secrète et qu'ils se
sont, pour ainsi dne^, précipitéadimsîriniitatinn des mincns qn'ite sen-
taient.teursv ma&tres.
toaagte cette regiaa<iBP,fael?ctteMblb langage convenu
sur ce suijet^ n'a étéptaspgelfindéwwnt aeatieqne dans une page de
tBiêtoire déslacmiUêtiam qu'en nana sansa gié de rappoirtar ici o Le
q^tade seul de te cmUsation mÊéaao eneiyaît smr Vimogination des
barbares un. grand empii». Geqoiemeaiai:^^
ee ({m'eUe dierche avec avidité: dans ïbistoke^ tes poèmes^, tea: veyages»
les romans, c'est le spectacle d'une société étrangère à la régularité de
la nôtre; c'est te vie sauvage son indépendance, sa nonveanié, ses
S3S REYUB DBS DBUX MONDES.
aTentures. Autres étaient les impressions des barbares; c'est la ciTilisa-
tien qui les frappait, qui leur semblait grande et merveilleuse. Les mo-
numens de l'activité romaine, ces cités, ces routes, ces aqueducs, ces
arènes, toute cette société si régulière, si prévoyante, si variée dans sa
fixité, c'était là le sujet de leur étonnement, de leur admiration. Vain-
queurs, ils se sentaient inférieurs aux vaincus; le barbare pouvait mè*
priser individuellement le Romain, mais le monde romain, dans son
ensemble, lui apparaissait comme quelque cbose de supérieur, et tous
les grands hommes de Tâge de la conquête, les Alaric, les Ataulphe,
les Théodoric et tant d'autres, en détruisant et foulant aux pieds la so-
ciété romaine, faisaient tous leurs efforts pour Timiter (i). »
C'est sous de telles impressions que se forma et grandit Tbéoâoric.
Son ame forte et neuve reçut profondément l'empreinte des vertus et
de tous les nobles sentimens que l'éducation développe. Ni les profes-
seurs ni les habiles instituteurs ne manquaient alors au monde romain;
jamais on n'avait entendu de plus belles leçons sur la vertu et le cou-
rage. Ce qui manquait, c'étaient des esprits disposés à recevoir et à
garder ces leçons. Les théories du vrai et du beau ne changent pas. Se-
nèque n'a pas dit autrement que Caton; la morale des rhéteurs du Bas-
Empire valait celle des philosophes de l'anciemie Grèce : les résultats et
non les doctrines les ont profondément séparés dans l'histoire. Les no-
bles disciples du Portique ont mérité à leurs maîtres le nom de 9ages;
les générations de disputeurs et de brouillons qui sériaient des écoles de
Goustantinople ont valu à leurs maîtres celui de sophistes.
J'insiste sur ce séjour à Conslantinople, parce que la trace de cette
éducation première se retrouvera dans tout le reste de la vie de TliécK
doric. Nous verrons tout à l'heure, en parcourant les monumens de la
législation de son règne, quelle singulière ressemblance cette éduca-
tion lui donne avec les principes, je dirai avec le langage même de la
philosophie du xvui* siècle. C'est ce même amour idéal de la perfection,
cette conviction un peu orgueilleuse de la grandeur de l'homme, qui
étonne dans la bouche d'un conquérant. L'humanité n'avait pas été Iuh
bituée par Attila à ce respect sympattiique.
On a voulu faire honneur au ministre de Théodoric, à Cassiodore,
de ces sentimens, de ce langage inconnus jusqu'alors aux barbares.
Rien n'est moins fondé que cette explication. Je ne demanderai point
si les autres législateurs contemporains s'inquiétaient beaucoup de rat-
tacher leurs prescriptions aux idées de droit, à l'amour de l'huma-
nité; mais ce ne sont pas seulemeoà ici les paroles, ce sont les actes
qui portent l'empreinte de cette préoccupation constante des prin-
cipes abstraits de la justice. Cela apparaît dès les premiers pas de
(1) Guizot, Hiêtoire de la CivilUation, t. I«r, p. SU.
THÉODOIIG ET BOEGE. 833^
TbéodoriCy et suffirait à le distinguer de tous les autres conquérans de
cet âge. Au moment d'envahir, après Attila, après Odoacre, cette Italie
qui semble une proie jetée au premier occupant, il demande à Tempe-
reur Zenon Tinvestiture qui doit légitimer sa conquête. Attila se faisait
appeler le fléa» de Dieu; Ttiéodoric se présentait aux peuples comme le
Ueuienant de t empereur. L'opposition des deux noms dit tout; on sent
que du chaos de la barbarie on entre dans les régions tempérées du
droit et des conventions humaines.
La marche de Théodoric fut un triomphe; il faut voir, dans l'ouvrage
même de M. du Roure, avec quelle joie cette brave nation des Goths
suivit son jeune chef. « Théodoric Amale avait alors dix-huit ans et pré-
sentait dans sa personne l'image d'un prince accompli; son visage était
coloré, la sérénité rayonnait dans ses yeux; il y avait dans toute sa phy»
sionomie une expression si vive qu'elle annonçait la guerre ou la paix;
terrible dans la colère comme la foudre qui va frapper, ou caressante
dans la joie comme un beau jour sans nuage : In ira fulminem, in te-
titia, sine nube formosue. n C'est ainsi que le représente le saint évêque
Ennode, qui vint, après la victoire de Vérone, implorer à la tête de son
clergé la clémence du vainqueur.
La prise de Ravenne acheva de soumettre l'Italie à Théodoric : ici,
nous retrouvons encore cette modération habile , inconnue des bar-
bares , ces tempéramens diplomatiques , si je puis dire , qui révèlent
l'école de Gonstantinople. Le vainqueur conclut avec Odoacre un traité
qui assura au roi des Uérules le partage de la souveraineté. Était-ce une'
division des provinces attribuées à l'un ou à l'autre? Était>-ce un seul
pouvoir exercé par deux rois, comme il l'était à Rome par deux consuls,
ce qui pouvait avoir donné l'idée de cet arrangement? L'histoire est
fort obscure sur ce point. Quelle que soit l'opinion qu'on adopte , cet
exemple témoigne d'un esprit déjà capable d'accepter les pratiques de
la civilisation. La convention fut d'ailleurs de courte durée; quel qu'ait
été celui des deux compétiteurs qui l'ait rompue, le meurtre d'Odoacre
laissa bientôt Théodoric seul possesseur de l'Italie.
Je ne veux point raconter son règne; c'est l'homme que je veux re-
garder en détail et de près : Théodoric mérite qu'on l'étudié avec soin,
{dus on l'observera, mieux on comprendra ce qu'il y a d'habile, d'in-
génieux, de particulier, et, si je puis dire, de tempéré dans sa politique.
Les auteurs des histoires générales n'ont pu s'arrêter sufûsamment sur
cette époque; ils disent tous que Théodoric fut un grand homme, mais
ils n'expliquent pas comment il mérita ce nom, et il vaut la peine de le
savoir. Les grands hommes ne se ressemblent entre eux que par la dis-
tance qui les sépare du vulgaire; pour tout le reste, aucun caractère gé-
néral; tout est variété, parce que la première condition du génie e^t
l'originalité. C'est dans l'histoire de Mi du Roure que chacun désormais
934 REWB 9ES DBra VOKStS.
pAOEra «t ¥<NidM «ooMilNr TÉtéodooc. Ce fui éWI dUteite jmcpi^
présent poux kfi* éndik, ioifoiable pour Iê» geoi éa HMote, est d#-
T^mL facile et a§p»abUi La aouKel hîsionBtt a néev tong^np^-as mi-
Ueu. du siàder qWii fait xeiÛTre pior nmiB; Jwnoiiflèsy Ptoo0pi»y miÉi
smrtottt ks œuwea de ikiice eè k»leibBC»d6 CasBioàore^ le»iwsdeswBto
é¥êqu66 contomporaîiiff de FlteKe et des Gaales^ ani éli Iws^ iiuiiiuj
par lui a^ec. uce aideiir ooiHeieaeieuse. On sent à clMqwipage>céMe
pleine possession du sujet, sans laquelle il nfy apoM dfart ^ pent
d'intér^ C'est que Vauteur mi s'est point pieseé df éenre le jour ce ^'il
a^ait appris la -veille ^ c'est, qu'il coâoalL le fsrt et le faible de ehacvi
des acteucs qui sent sor la seàne;. raime, pour mom compti, cette in^
liimtéde gea&^qfik se ecuiBMflffat de kmgHe date : &Ly9ffÊÊà jmmfptk
quel point toua les Meuienane^ ke seceétaives» chaque sofaiM de Ibé»^
dodc^ sooidfla peDsennages funSierst à rUstairieB^ en cempread àum
qsellûngceaimereeil a Téca aifeesonhérosid&là^laresieniMuiee
et la Tie^fua ce portrait repnend après tantde sièelesi
La cooquâte a deuBé l'Hatteà Tliésdode y k iwseBim
peceur d'Orient i^^eote au fuiàk ssukéûhl dn droit. Mats le jeune
queur se trouve en présence d'un profaione qfae ont eonquéract de> ee
siècle u'avait encose résoUft : bire lÂToe ensemUe k^minpieuTs et les
Taincus, foodBe un petapk jeune et ]nrbai»acfer un peuple ^ua- el
usé. C'est en surmontant, cette diffienUéparun^insfaiet supérieur, par
uue politii{ue aJU<k8SH9 de> son tanfs, qneThéodotic a nérilé d'être
comparé par Yoltair e. k Ghaalamagne lainiiême (1). Je ^eudaaîs arrêter
ici l'attfflition du lectoor : l'^uuneni de aetk qnesiîeB iaqiGrle non-aeu*-
lemeni à rhi8toiffe> de. Théodoric^ nsais m œtta* de: taoles ks uattoaaiilta
fui datent deœtk. épequflu.
Les bifitenens) eotttaoaperaiBe poiteirt à plue de deux cent Biflle la
nomlire des guenâeia geiths ^laimieBisuinkiftiirtiBieda kurctaf al
a'étaknt tcanai^autée arYecluè m llaii^ eu afertant las^ fawMfff et laa
enfans, on arriv^ia à plus dfuu miUÉDBi é'aaMB* Cette nwllîtade dut
s'ajouter à k popuktioudéjà rrrifiteutor Cepuaant une^ telle aggi^dgatia»
a'^i-alk opérée^ C!esi un des pndrièmes ks {dusagités enipe ks pu-
blicisteaet ks sairans. qui ont eherdbéà édiirdr ksonginesée VtriaMie
moderne* Conment tûtieapaaief pelitispieuieiit^ Butéiieiknent iiBftflae,i
cette communauté. ioffeée? des iwniiwars et des; ^aaineua? Qlldk^ part
fiit faiteiaux premii»s dane^ la posaassÎMK de latsaroy tptâuwapêaait
presque^exdusvfement kl licfaeasede ces teaopat Neue avonsik-desaua,
peur cecpii oœicemek Franee ^ autant derayatkBesqpie d^écrÊmus.
Seloa k comte de Boukînvillieis^ laa Feaufis s^eaapaiàrent de
les terres des ^i»ûncus$. ik dewoent^^ sineoi ks eooipaW). 9m
(1) EâMikêm les w^mmH lû^ l»»obâp»^aiiL
nAûMHtt ET BOKB»
mmimaw^tcmêe 4«rrr» Les Francs constîtoèreBila aoUesse; les Gaii«-
lo» devinrent serii et tassanx^c- est là Verigme de eesystèmey qui tou-
Ut, jusqu'en 1789^ dietiaguN* la race franqae de la race gauloisey les
xainqueurs des mBCUS, la notdesse du tîers-étai II 7 aurait eu, à
ïiépoqiie de la cûaquèle, une cU^poiMstiof» umverselle. — Montesquiea
n'admet point une usurpalian si générale; il 7 sufifHMe une sorte de
modération : a Les Francs ne dépouillèrent point les Romains dans
toute retendue de la concpiête; qu'auraieui-ils fait de tant de terres? Ils
prirent cdUes qui leur convenai^il^ el laisaèrent le reste (i). » — Bfabl7
s'écarte déjà de cette Ofimm : € Le »lenee de nos lois, dÛ-il, permet
de coniectufer que les Francs se^ répandirent, mkm ordre, dans les terres
conquises^ et s'emparèrent, êtms rigk, des posassions des Gaulrâ;
terres, maisans, esdaves, troupeau, chacim prit ce qui se trouTa à
sa bienséance, et se fit des domaines plus ou moins eonsidéndiles, selon
son avarice, ses forées ou' le crédit qu'il anit dans la nation (S), b
Ces trois systèmes ne s'aeeordent que sur im point : la yiolence de
l'usurpation^ le désordre et le caprice insolent des conquérans; c mais,
iQoute Montesquieu, Théoderio, rot d'itadie, dont l'esprit et la poli*-
tique étaient de se distiogu^ toigours des autres nus barbares, pro-
céda par des voies différentes. x> Tout en assurant à ses guerriers la part
qui devait leur revenir dans la victoire, il interrint aussitôt pour sub-
stituer l'ordre à la vicdenoe^ et amener une transaction amiable par la-
quelle les vaincus devaioiit céder am Ostrogoths les terres qui leur
étaient nécessaires. Chaque guerrier reçut, dans les q^iartiers qui lui
étaient assignés pour résidraoe, le tiers des terres appartenant aux
Bomainsi ce fut un Romain, ancien préfet du prétoire, Liberius, qui
fût chargé de présider à l'exécution régulière de l'opération. Si L'on
songe à l'état de dépopulation où se trouvait alors ritaUe, à ces im-
menses propriétés concentrées dan» un petit nombre de mains et à
peine connues de leurs maîtres, on comju^ndra que ce partage, qui ne
s'appliqua que dans certaines localités, ait pu s'effectuer sans causer le
bouleversement et la désolation qu'il entraînerait de nos jours.
11 est singulier cependant que ce grand déplacement, même dans ces
limites, avec ces tempéramens, n'ait pas amené plus de résistance et
de collisions. L'explication de ce fait peut se trouver, à notre sens, dans
l'examen attentif d'une circonstance particulière à cette époque. Le petit
nombre de propriétaires fonciers avait introduit nécessairement dans
toutes les provinces le système de la culture par colons (tn^utUm). Les
colons payaient au maître une redevance annuelle; leur sort ne fut que
très peu changé par l'attribution faite aux chefs ostrogoths des terres
(t) Esprit des Lois, livre xxx, chair. 8;
(i^ Obtervatiom tw l'Histoire de France, lirre !•% dup. t^
836 RSYDB DES DBCX MONDES.
prises sur quelques patriciens romains ou même sur des chefs hernies
tués ou en fuite après la conquête. Le bouleversement fut donc plus
réel qu'apparent; il se fit dans les titres de propriété pins que dans la
terre même; chaque colon resta dans sa chaumière, continuant à cul-
tiver la même terre, seulement pour de nouveaux maîtres, ou, comme
les appelait la loi de Théodoric, pour de nouveaux hôtes ( navis hospi-
tibtui).
Cette opération une fois consommée, Théodoric n'épargna rien pour
mêler les deux peuples, pour en faire une seule et même nation. Loin
d'imiter les autres cheb barbares, dont le premier soin, en se trans-
portant dans les pays conquis, était de maintenir rigoureusement leurs
lois et leurs coutumes, et de s'isoler des vaincus, Théodoric répétait
cette formule que l'histoire a conservée : liomanus imitetur Goihum,
Goihus Bomanum sequatur. Et, sachant toute la puissance des signes
sur l'esprit des peuples, il prit, avec la pourpre, la chlamyde et la chaus-
sure romaines. Sa législation entière est conçue dans cet esprit. Je ne
pourrai mieux justifier l'analogie que j'ai signalée entre les instincts
de Théodoric et les doctrines philosophiques du dernier siècle qu'en
citant, avec H. du Roure, quelques fragmens des monumens de son
règne.
Théodoric institue de nouveaux magistrats; il écrit aux municipalités
du pays : a Vous vous touchez par les possessions, touchez-vous par la
charité; je vous envoie un comte goth pour régler les différends entre
Goths; entre Goths et Romains, il s'adjoindra un officier romain; entre
Romains, le différend se décidera par des officiers romains. »
Ses soldats n'étaient pas toujours contens de la pari qui leur était
faite; souvent des Romains se plaignaient d'avoir été dépossédés, a Si
l'usurpation a eu lieu sous notre règne, répondait Théodoric, sans
délégation de terres bénéflciales, qu'il y ait sur-le-champ restitution!
qu'on ne respecte que la prescription trentenaire, qui doit consolider
toutes choses. » — a Faites rendre à Manicarius, dit-il ailleurs, les es-
claves que les soldats goths lui ont enlevés; en tout, contenez l'esprii
militaire, qui se plie difficilement à la règle envers les personnes civiles.
Jura, non hrachia : le droit, non la force, n
Là enfin où ne se trouvaient que des magistrats goths : « Ayez soin,
leur écrit-il, dans toutes les affaires entre les Goths et les Romains, de
tenir la balance égale, et de décider finalement par la seule considé-
ration des lois : nous ne permettons pas un droit séparé pour deux
races que nous voulons embrasser dans un seul esprit et dans le même
amour. »
11 entendait ainsi la justice pour ses anciens compagnons d'armes;
voici comment il la pratiquait pour Uii-inême : « N'oubliez pas, écri-
vait-Ii à Marcel lus qui devait juger une cause dans laquelle il était in-
THÉODORIG ET BOEGB. 837
téressé, n'oubliez pas que nous n'appelons gain que le profit légitime;
qu'il nous importe moins de gagner notre procès que de le gagner jus-
tement, et même que c'est un triomphe pour nous de perdre une
mauvaise cause. » — Des chefe ostrogotbs avaient tenté des usurpations
sur des biens appartenant à l'église. Théodoric écrit (qu'on n'oublie pas
que c'est un roi arien qui parle) :. a La tranquillité des sujets fait l'bon-
neur des princes, et celle de l'église y ajoute les miséricordes divines;
vous aurez donc à protéger avec grand soin en Sicile les biens et les
per^nnes dépendantes de Téglise de Milan, sur la requête que nous
adresse le bienheureux évêque Eustorge. » — Voici des conseils plus gé-
néraux adressés par Théodoric aux gouverneurs des provinces, des in-
stmcHons ministérielles, comme on dirait aujourd'hui : a Protégez la
province par les armes, gouvernez-la par le droit; faites ressortir de
plus en plus la différence qu'il y a entre les barbares et les Goths,
chez qui brille, avec la valeur native, la prudence des Romains; revêtez
les mœurs de la toge, dépouillez celles de la barbarie, et qu'au lieu de
se plaindre d'avoir été placés sous notre empire, les peuples, jouissant
d'un bonheur qu'ils ne connaissaient plus que de nom, n'aient qu'un
regret, celui d'avoir été soumis trop tard par nos armes. x> Ces paroles
contiennent toute la pensée politique de ce règne : en demandant à ses
guerriers d^ allier à leur valeur native la prudence des Romains, Théo-
doric pouvait songer à lui-même; c'est bien la grandeur telle que la
définit Pascal : a On ne montre pas sa grandeur pour être en une ex-
trémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout
l'entre-deux. »
Nous pourrions multiplier ces exemples; nous pourrions suivre l'au-
teur dans la comparaison qu'il établit entre les trois principales légis-
lations des barbares aux v* et vi* siècles : la loi Gombette, la loi salique,
et i'édit de Théodoric, qui devint le premier élément de la célèbre loi
des Visigoths. De cet examen ressortirait l'incontestable supériorité de
cette dernière. La loi salique n'est guère qu'un code pénal; sur plus
de quatre cents articles, les trois quarts renferment exclusivement des
pénalités; encore n'y trouve-t-on que les premiers rudimens de toute
législation naissante. Le crime n'est considéré comme crime que par
rapport à l'individu ; toute la sévérité de la loi s'épuise à son profit :
c'est le premier pas hors de l'état sauvage. La loi prend à sa charge les
vengeances particulières; de la le principe de la composition, du ra-
chat du crime, moyennant une certaine somme payée par le coupable
à l'offensé ou à sa famille; mais le législateur ne s'élève point encore à
l'idée générale du crime qui attaque la société et du châtiment qui
doit le suivre : il ne voit dans les déréglemens de la liberté individuelle
qu'une atteinte aux intérêts privés. Il ne s'est point constitué le dé-
fenseur de l'ordre social; on peut même dire que l'idée de cet ordre
838 REVOl DES DEUX MQIfDfeS.
lui échappe encore, et qu'il ne comprend dans le crime que la nioHié du
erime. De là ce singidier contraste d'une loi qui rét^ par sespréTÎ-
nons mêmes des niOMirs très viôleiiles, très bratstos, et qui ne renferme
pas de pénalités irèB sérëres. Pour les hommes libres, jamais de cMAî-
ment c(»^rel, poiiït d'emprisonnenaent; la peine àe mort est très rare
et peut être radietée. On sent que ce n'est qu'avec quelque doute sur son
propre droit que le législalour intervient dans les rapports des radivîdus
entre eux; la loi ne fait que proclamer et sanctionner ces rapports.
Quand on passe de cette loi de nos aieux à la loi des Visigottis, on
croit, selon l'expression pittoresque de l'auteur, « quitter un marché
tumultueux pour entrer dans un temple. » Ici, en eAft, (Ans de compo-
sitions à prix d'argent; la justice apparaît dans toute sa mi^esté sévère;
elle ne se laisse point dé«irmer par la satisfaction même de l'offlsnsé.
Ce n'est pas seulement le dommage qu'elle veut réparer; elte sérit ausd
contre le crime et punit le trouble apporté à la société. Cest pourquoi
on y trouve une plus grande rigueur dans les châtimens; la peine de
mort est souvent appliquée, parce qu'elle est méritée souvent. Il fallait
contenir les violences du soldat et réprimer en même temps la cor-
ruption romaine. On est dans un ordre d'idées qui répond aha div«Pt
besoins de la société. C'est non-seulement un ensemMe ratmmel àe
^spositions législatives, dit un des publicistes que nous vmoBs de citer,
mais aussi un système de philosophie, une doctrine. Svh* quelques
points, le législateur a devancé les progrès du siècle dernier et le nAtre
même. Ainsi, il stipule que a les enfans de parons ly^res qui seront
vendus par leurs auteurs ne cesseront point d'être libres, la Ittierlé ne
pouvant être r^Nnésentée par aucun prix. » Les toutes sont porsonn^es :
« Que le crime suive son auteur, que le p^e pour le fils, le fils peur le
père, la femme pour le mari, les voisins pour les voisins, n'aient j»*
mais rien à craindre; crimin^ crnn Mo qui fëcerii fmriiUur. » Et la eoih-
séquence écrite de cette loi était i'alxriition formelle de la oonfiscft-
tion, etTacée de nos codes il y a à pdne trente ans, et maintenneeneore
dans une grande partie de l'Europe!
Voilà les pensées, les paroles, les lois d'un chef barbare qui régnaM
il y a treise siècles. Ne croirait^on pas entfflidre les phis pures leçons
de la philosophie moderne? n'esta pi» firappé de voir ^'après loot
cette civilisation doot bous sommes si fiers n'a guère dit mieux, on
plus? ne retroove44)n pas dans les ordonnances de Théodoric la fXxH
part des réformes que la |riiilosophie du xvnf siètfe réclama pour llm-
manité, et que la révolution française^ a fait passer ^Ums le droit «odh*
mon? Ce n'est pas seulement le fbnd, mais la forme même : il y a
des ressemblances singulières eatre les dédaràtions philanthropiques
des législateurs de l'assemblée constituante et les épltres^u sénateor
Gassiodore, védadeur ordinaire des édits de «léodoric. On décrète le
votoDOBic ET mma. BM
àîea mea w peu d'enfhne; oa lise lincbrement la ¥erta , «t on dé*
«Aune «or bt iwrfai. Lo^ pnétmbales <éM lois «ont des semoBS; le lé*
{[iriatew du V" sièok, OHMne «ox du siècie dernier, se rmd par
êffwaoà toute la justice ^'il lest ea droit d'attendue de ta posténté. Q
IM ea revenir à œftte explicatioii, ^^pne les écoles de Censtantinople
avaient nourri et lonné Théodoric, oemme les écrits des philosophes
du dernier siècle avaènit éleyé ies géntottioDS de 17 M, mmt pnmAus
una.
Cest seos l'eoqMre de ces lois bienfaisantes que s'éceidèrent trente*
kois aufiées d'un ràgiie glorieiix. et pusiUe. Il faut se rappeler daai
«^^1 chaos le moMte oomra était alois ploiigé, se seuvenir qu'A q^et*
4116$ pasde cette heureuse ItEdie, le meurtre eisanglantait dnque jour
le trâae de Gon6ÉantiBO|^e, que, de l'autre ^sèté des Alpes, les^eires
alMMnioahlesdes flls de Glovis se tenaiaaiait par des fieatricUkes, pour
oompneadre avec çuel seutimeiit de reconnaissance et d'umour les
peuples soumis au eeeptre de Théodoric bérasaieut eehu •qui leur
o^t ainm un moade privilégié. « Lige d'or est revenu dans sa tenre
natale, 0 disaient les ^témcns de ce règne.
0 Meliboee, Deus nobis hmc otia facit!
Théodoric avairçait ainsi, chargé de gloire et d'années, des bénédîc-
Itens des yaincus et des vainqueurs, vers la fin de sa carrière. Rien n'y
avait manqué, ni féclat des armes dans la jeunesse, ni la sagesse et la
renommée du légidateur dans Tâge mûr. 11 aimait la gloire, et son-
geait souvent au jugement que la postérité porterait sur lui et sur les
actions de son règne. Si Théodoric était mort apf es cette longue pé-
riode, le jugement rendu par ce tribunal qu'il invoquait eût été
exempt de tout blâme, et les récriminations intéressées des historiens
du Bas^Emph*e n'auraient su comment s'attaquer à cette vie aussi pure
que glorieuse; maïs les destinées souveraines ont moins encore que la
vie modeste de chacun de nous ce privilège d'un bonheur sans mé-
Mnge poussé jusqu'aux extrêmes limites de l'âge.
Nous arrivons i cette catastrophe illustre et déplorable de Boëce et
de Synunaque, sur laqudle, selon nous, un jugement impartial reste
encore à établir. Les plaintes éloquentes de Boëce ont i«ndu bop diffi-
cile récpûté entre la victinie, coupable ou non, et son juge. La poésie,
la jpbilosophie, la rdigion, tout ce qui est puissant sur le cœur dé
l'homme a conspiré pour dimner à la mort de Boëce un^ckt sini^re
qui projelte sa lueur jusque sur ces années que nous venons de rap-
MO RBTUB DBS DEUX MONDES.
peler. Admirable fortune dp génie et du malheur soutenu ayec un
ferme courage! Boëce a composé dans sa prison quelques chants qui
ont plus fait pour sa gloire que trente années de succès et de yertus
n'en ont fait pour celle de Théodoric. Pour bien des lecteurs, le nom dû
conquérant n'a été sauvé de l'oubli que par celui de sa victime, comme
on fait vivre le coupable pour faire vivre le châtiment.
Boëce a été le dernier poète de cette littérature ancienne qui s'as-
socie aux premières impressions de notre jeunesse; pendant tout le
moyen-âge, et jusqu'à la réapparition d'Aristote, sa philosophie a régné
dans les écoles; enfin la religion a consacré son nom en T inscrivant an
nombre des saints de l'église catholique. Il n'y a donc point à s'étonner
de cette faveur, de cette pitié qui s'est attachée à sa mémoire. Il y a
cependant pour l'historien quelque chose qui est supérieur encore à
toutes ces choses vénérables et sacrées, le talent, la dignité, le mal-
heur : c'est la vérité; selon nous, elle a été étrangement méconnue.
Pour juger avec impartialité ce mémorable procès, pour prononcer
entre Théodoric et Boëce, il est nécessaire de se rendre compte de It
situation du nouveau roi vis-à-vis de l'empereur d'Orient. Nous avons
vu tout à l'heure comment les Ostrogoths avaient obtenu de Zénoo
l'autorisation d'aller reprendre l'Italie sur les Hérules. Les termes
mêmes de la requête qui fut présentée ne laissent pas de doute sur les
sentimens qui animaient alors les successeurs de Constantin. Parmi les
motifs favorables qui devaient déterminer le consentement de l'empe-*
reur, Théodoric mettait au premier rang l'avantage de débarrasser
Constantinople du dangereux voisinage de ses compatriotes, ou même
de voir les Hérules et les Ostrogoths se détruire les uns par les autres.
a Seigneur, quoi que vous fassiez , nous vous serons toujours des hôtes
incommodes ou dangereux. Envoyez-nous contre le barbare. Si je suis
vainqueur, je tiendrai de vous ritalie;*si je suis vaincu, tout sera dit;
dans tous les cas, vous y gagnerez ce que nous vous coûtons. » Ce n'est
pas faire injure à la politique du Bas-Empire, d'imaginer que la chance
parut aussi souhaitable que probable à l'empereur. 11 crut moins donner
l'Italie, l'Italie, le berceau de l'empire, que la délivrer des barbares, et
profiter de la lutte pour anéantir à la fois les Hérules et les Ostrogoths.
L'événement trompa d'abord ces espérances. Théodoric vainqueur
établit sa domination depuis Arles, dans les Gaules, jusque dans la Pan-
nonie , la Dalmatie et la Sicile ; l'empereur, pour se débarrasser du
tribut qu'il payait aux Goths, se trouvait avoir élevé en face de lui un
monarque puissant et habile, auquel il ne manquait que le nom d'em-
pereur d'Occident pour être le rival et peut-être le maître des souverains
de Constantinople. J'ai déjà dit que, si telle était au fond la positkm
relative des deux rivaux , le langage officiel n'en trahissait rien : l'anH
bition de Théodoric était tempérée par tous les ménagemens que cooi-*
THÉODORIG ET BOEGE. 84i
mandaient la politique et cette image de Tempire romain toujours im-
posante aux yeux des peuples. Nous voyons donc Tbéodoric^ à peine
installé à Ravenne, envoyer des députés à lempereur Anastase pour
solliciter Tinvestiture déQnitive de lltalie. Rien ne peut mieux prouver
les arrière -pensées et les mauvais desseins de l'empereur contre le
nouvel établissement italien que la longue attente qu'il fit subir à Tbéo-
doric. Son envoyé resta plus de six ans à la cour de Constantinople sans
obtenir de réponse formelle. Ce ne fut que lorsque la politique de Théo-
doric eut consolidé Tœuvre de ses armes que l'empereur se résigna enfin,
ou plutôt remit à une autre époque l'exécution de ses projets. L'ambas-
sadeur rapporta à son maître, avec le titre de patrice, les ornemens
royaux qui devaient consacrer aux yeux des peuples la nouvelle domi-
nation.
Cette reconnaissance tardive ne changeait rien à la situation. Théo-
doric ne se méprit point sur la valeur de ce consentement forcé. Nous
le voyons occupé à préparer ses moyens de défense pour la lutte qu'il
prévoit. Ce n'est pas seulement sur la valeur de ses soldats qu'il compte,
la politique lui viendra en aide; pendant qu'il tient ses guerriers réunis,
qu'il leur impose, pour prix des terres distribuées, l'obligation de fournir
un certain nombre de soldats et qu'une flotte est créée dans les ports de
l'Italie, il recherche, avec tous les chefe des états fondés sur les débris
de l'empire romain, des alliances qui doivent établir entre eux. une so*
lidarité redoutable. Malgré la différence de religion, il envoie des sun-
bassadeurs à Qovis, et prend en mariage sa sœur Audeflède; il donne
une de ses propres sœurs à Gondebaud, roi de Bourgogne; l'autre épouse^
en Afrique, le successeur de Genseric; enfin il soutient dans le midi de
la Gaule la monarchie des Visigoths, associée à la sienne par une ori-
gine commune. Gibbon remarque, avec raison, que Théodoric ne faisait
en cela autre chose que pratiquer ce système d'équilibre que la politique
moderne a cru avoir inventé le jour où elle lui a donné un nom.
. Les périls pouvaient ne pas venir seulement du dehors; les Romains
étaient soumis, et plus heureux qu'ils ne l'avaient jamais été sous leurs
anciens empereurs; mais la servitude est toujours agitée. 11 y avait eu
à Rome quelques troubles, et, bien que sa présence les eût prompte-
ment apaisés, Théodoric restait inquiet et alarmé. Cependant sa pru-
dence et la douceur de ses lois auraient surmonté ces difficultés et
réussi sans doute à créer un seul peuple de sujets fidèles, si les Romains
et leur nouveau roi n'avaient été séparés par une cause plus profonde
encore que la différence d'origine, par une haine plus irréconciliable
gue celle du vaincu contre le vainqueur, par la différence de religion :
les Romams étaient caihoKquen, les Ostrogoths et leur chef étaient
wriens. ^.
9Ê^ mvmL MBS ^br mhbbs.
Ihéotetc mt s^éttit Jamais liii îHiisioti ^ac ot peiit; loat porta à
CMm (fue^on esprit poKttqa
eèt«appnnié Vobaladey si la sskiiioii eêà pu appsrtamrÀ loi seul ela'a
n'eût ea afliUM qu'à ses prepres scrapules; omb tocrt rapproehement
avec relise de Rome Feût sépvré de ses sujets. Henri IV put acheta*
Paris au prixd'une messe) sans s'aKéser b fldèUté de sm brades eom-
pafBODS. Théodoric était mains Hbre^ s'A eût accepté le éi^gme de la
Trinité, rejeté par Arius, ws peuples se seraient aaiilevés eontre VO^
lâtre^ Tout oe ^fue povraU fanre alors un ^prit p^tiqoe f(t sage, Thè^
donc la fit; il râla toiérant dans un siècle pour tecfael la (oléranoe sen»-
Mait une vertu incoBnue^ impraticable : oe n'était qu'an défeloppanti
en emitant le sentiment rel^ux, que l'église faisait dsaas les âmes ces
grandes révolutions qui peuplaient les déserts de chrétiens et créai»!
alors au oosur même de l'Italie les premiers de ces ordres monastiques
qui devaient plus tard couvrir le monda et le gouverner. Rome était
d'oittenrs le centre et le siège de cette église universelle qui ne pouvait
accepter «Inoàrament la dominaition d'un rat b^^tiqne; cette église
était vichirieaas et triMnfiiiaiÉa partout^ excepté là m^
prooaisnux apMres que serait établi le tcùie (fe leurs wcoessau^
venait d'enibîrasser le catholicisme et de se jeter dans les bras des évè*
qws; po«r eux, il était le vrai emfperaiir d'Occident Les Bourguignons
n'iivaientpas tudé à snivre cet exenaplt. L'empire d'Orient, un instant
égaré parles doctrines d'Anus, étnt revenu au dogme de la vraie foi.
Octte monardM arienne des GotieB^ de toutes parts enveloppée par des
royaumes catholiques, offi*mt «ne étrange anenolie* Apote trente ans
de règne, Théodoric entrevoyait que totrf oe qu'A «vait fondé pouvait
être remis en question i sa mect , de son vivant pent>éii^ ûselivraft
à'ces pressentinieiis sinistins qui assiègent souvent les grandB hommes
à l'heure même où la multitiida croit ienr oeuvre oonaamnée et imr-
mortelle^
p Ace momenÉ mfime, l'empeneor JantÉn^oommença oonireles ariens,
restés dans eesétaisy une croeUeparséaulien: leurs églises Airant foiw
niées, leurs peètras emprisomiés ou misa mort Théodoric se ^sanitt
atteint fl comprit que ce n'était p» isnt à un petit nomlMni d'uîen»^
épars dans Fcnapim, qu'un en vaufoit qufà lui-même, chef de la mo^
nardsie arienniç il rédama de tenapaeeur pour sas ooreligiomMâraB,
dsnl la ptapaii éiàientauasiaBs piinpitriates, latoiérance^dontfl amU
uséenvers las oaflmliqnea Justin repaussa avec hauteur cette hites^
Tiràcdotm irrité, appelée gmids cris par les ariens proscrits,
de marcher snr Ck—taatinupli , lorsque, regardant autour 4*
luiv il vit qu'au lieude sengir à protéger leaauAres, il idlait ea détendre
contre des ennemis plus proches et plus dangereux. Cette c(ms]
ntotoiic ET M>ra^ 148
eatiKdique, par laquelle il se trouyait eenié, avait 8és chefs et sss agens
9M sein mteoe de sqd empire. Ce n'était pas seulement un suiserain in-
qpûet de la grandeur de son vassal ou des rivaux jaloux, c'étaient des
sénateurs romains» oaDoddés de ses bienfaits, qui tramaient contre lui
de eoupaUes complots*
Le comte Cyprien, homme ooasidérable et respecté de tous, était venu
trouver Théodoric à Vérone. Il accusidtr Alhinus, Boëoe et Synmia^ie»
San beau-père, d'entretenir avec Fempereur des inlelUgences crimi-<
Belles : une partie du sénat voidait appeler en Italie les armées de Tem**
pereur pour la délivrer du joug des Gotbs et exterminer l'hérésie; en
iMotrait les lettres des oogepirataurs, les réponses de l'empereui^
l'anticpie lonour de la patrie et le zèle ardent de la religion s'étaàeirt
unis pour préparer cette sanglante restauration, qui devait arriver
quelques années après par la main de Béltsaire. Ce n'étaient point des
coniq^irateurs vulgaires qui menaçaient Tbéodoric : Albimis avait été
eensul, Symmaque était un des personnages les plus Im po rtans dande
parti romain; mm Boëce surtout, Boëce, deux fois ooosul, Boëce, cher
au peuple et tout-puissant à Rome, illustre par ses taleos, par ses ri-^
cbesses, par les digmtés mêmes auxqudles Théodork l'avait élevé.
Vida ce qui révékût toute la gravité rt le danger du complot Un pareil
hemme n'avait embrassé que des desseins au suocèa desquds il po»^
-«ait croire. Sa inrudence égalait sa vertu. «C'était, disent les auteurs
enntemporains, le dénier des Homains que CSeéron et Caton eussent
VMmlu avouer pour leurs concitoyens. Sa vie, et surtout sa mort, furent
dignes de celles deMs grands hommes. »
La gloire de cette mort a plutàt ^^baciurd qu'éclaisé les {Nnemiène^
époques de la vie de Boëcs^ tout s'est efhcé devant os vif éclat II en est
de la vie des individus comme de l'histoire des peuples; noos sommes
aeooutumés à n'arrêter nos regards cpw sur rm petit niMcnbre d'époques
brillantes ou sanglantes; les autres temps se perdent dans une vagne^
ûbsGurité^NousnenousreprésentoBspasjaBScpielqneeffortles hommes
semblables à noas qui ont rempli ces espaces intermédiaires, et noue
supprimons par le fait une grtmde partie de la viedu genre bnmain«
Mous ressearons les destinées pour aecnmider, en quelque sorte, les
unsaur les autres, les désastres, les guerres, les révolntiQiis; noaîSy
pour les contemporains, il s'est écoulé entee œs catastrophes, qui noua
semblent seules dignes de la majesté un peu dramatique de l'histoire «
vingt, trente années de paâet derepos: 6iraiub«iertoiii4mj|HiliMm.
durant ces années, chacun a vécu et s'est développé awc les eqpérances
et les illusions tranquilles que nans penvcos eirtretenir a^ourd'hui.
Bans les siècles qui suivront, on passera rapidement ansai sur notre
et sur «^e de nos pitres pour arriver pfais vite aux événemens
8U RErUB DBS DEUX MONDES.
contemporains. Quelle idée trompeuse donneront alors de notre époque
les historiens qui devront resserrer en quelques pages les massacres de
la ligue, les troubles de la fronde, les crimes et les grandes guerres de
la révolution terminées par la catastrophe de Moscou I Dans cette rapide
revue, dans cette course haletante y nos petits-enfans oublieront quel*
quefois ces jours de prospérité et de loisir où Tesprit humain avait
peut-être atteint le plus haut degré de développement, où une soâété
brillante et polie se livrait avec une sécurité complète à toutes les joies
du présent. Ces erreurs de perspective sont inévitables: les objets placés
près de nous nous dérobent les autres, ou ne nous laissent voir que
quelques points culminans. Quand vous entrez dans un pays de mon-
tagnes, Foeil n'aperçoit d* abord que les sommets qui s'élèvent à Tho-
rizon; vous n'avez devant vous qu'une décoration fantastique : ce n'est
point là le pays que vous voulez connaître; mais, si vous montez sur
une de ces hauteurs, alors vous découvrez les vallons et les plaines qui
s'étendent entre les montagnes; chaque objet reprend sa vraie pro-
portion , son rapport avec ceux qui l'avoisinent; au milieu des cimes
couronnées par les neiges ou frappées par la foudre , vous voyez aussi
les prairies et les hameaux paisibles d'où monte doucement la fumée.
Après la pacification de l'Italie par Théodoric , ses contemporains
pouvaient se croire arrivés à un de ces intervalles de repos que la Pro-
vidence accorde quelquefois au genre humain; on renaissait, on se
laissait aller à l'espoir et à la sécurité. Quand nous regardons l'histoire
avec la lumière que le dénouement connu répand sur les premières
scènes d'un drame , nous avons peine à nous mettre dans l'heureuse
ignorance des acteurs; nous nous étonnons de leur confiance , nous
ne doutons pas de notre instinct supérieur, nous n'imaginons pas qu'il
eût pu être mis en défaut par les événemens. Les plus habiles s'y
trompent cependant, ceux même qui vivent au sein des afiTaires. Les
j)remiers auteurs de la révolution française annoncent toujours dans
leurs mémoires que la révolution est décidément terminée, a Telle
fut, 9 dit Rabaud de Saint-Étienne dans son histoire de l'assemblée
constituante, qui se séparait au moment où il écrivait, a telle fut la fin
de cette grande révolution. x> Ne nous récrions donc pas si , au com-
mencement du VI* siècle, quelques années avant les guerres sanglantes
de Bélisaire, si près de l'invasion des Lombards, à la veille du sac et du
pillage de Rome par Totila, des esprits éclairés ont cru aussi que la
révolution était terminée, a A présent que Rome goûte une paix pro-
fonde, les vertus guerrières ne sont plus de saison; nous n'avons plus
qu'à jouir de la paix assurée par le courage des vainqueurs, et à oublier
les malheurs qui auront étabU la félicité de nos enfans. » Telles étaient
les paroles que l'évéque de Pavie , Ennode , adressait ^ dans la première
TBÉODORIG ET BOEGE. 845
année du vi*' siècle , à son ami Boëce. Arrêtons quelque temps ici le
lecteur; peut-être trouvera-t-on de l'intérêt à connaître ce que l'histoire
nous a conservé sur les premières époques d'une Tie terminée par une
sanglante catastrophe.
Anicius-Manlius-Severinus Boetius appartenait, conune ces noms
l'indiquent, aux plus illustres famiUes de la Rome ancienne. Sa jeu-
nesse avait été paisible. Enfant encore à l'époque de la conquête de
Théodoric, il fut envoyé dans les écoles d'Athènes. Rappelé à Rome par
la mort de son père, il y avait recueilli , avec ses grandes richesses,
.l'héritage d'illustres amitiés. Symmaque et Festus, tous deux consuls à
l'époque de son retour, avaient été les meilleurs amis de son père; ils
devinrent les siens. Tous deux semblent s'être disputés à qui s'attache-
rait le jeune Boëce par des liens plus étroits. Après avoir épousé la fille
de Festus, qu'il perdit bientôt, Boëce se remaria avec la fille de Sym-
maque, Rusticienne, qui, par sa beauté, ses vertus, son courage, a mé«
rite d'être associée à la gloire de son époux. Les traces de la conquête
n'étaient pas encore complètement disparues; les grands noms, les
grandes ^tuations se croyaient encore exposés à l'envie et à la ruine.
Les citoyens riches quittaient les villes et se retiraient dans les cam-
pagnes, où leur puissance s'était maintenue. Plusieurs lois de Théo-
doric n'ont d'autre but que d'arrêter ce déplacement sensible d'une
partie de la population. « 11 est indigne, dit-il dans un de ses décrets, il
est indigne d'hommes civilisés de fuir la société de leurs semblables
pour vivre avec les bêtes fauves , et de se retirer loin des lieux où la
chose publique réclame leur concours. » Ces effets de la crainte étaient
inévitables; ils se sont reproduits souvent de nos jours, aux époques de
crise et de révolution : toute conquête les amène. Quand on parcourt
encore aujourd'hui les provinces soumises par les Turcs, on ne trouve
aux abords des grandes routes qu'une profonde solitude : les populations
se sont réfugiées dans l'intérieur du pays; là seulement se retrouvent,
avec la sécurité, les champs cultivés, les troupeaux et de populeux
villages.
Ce fut dans la campagne de Rome, derrière les montagnes de Subiaco,
où se bâtissait alors le monastère de Saint-Benoit , que Boëce passa avec
sa jeune épouse les premières années qui suivirent son retour. Ds
vivaient là paisibles et cachés : dans ces belles et inaccessibles retraites,
derrière cette hgne bleue de montagnes qui borde l'horizon romain,
n'arrivaient point les derniers brigandages et la licence des vainqueurs.
Notre imagination se représente à tort les dévastations de la conquête
et les scènes sanglantes de la guerre répandues sur toute la contrée
comme sur tout le siècle. Loin de ces vastes cités dont la renommée et
Topulence attirent le pillage , loin de ces routes marquées par le sang
TOME xvu. 55
846. BEvro ms dbux mohdis.
qui y conâuiseDtyrune grande étendue du pays jouit encore de lalU)erté
et du repos : le sol n'est point foulé par les soldats étrangers, et le bruit
des armes y arriiFe à peine :
No strepito di Marte
Abco# tmhb qaesia reweiia parte.
là, Boece composa les ouvrages nombreux qui sont arrivés jusqu'à
nous. LWivité de sa pensée se portait sur toutes les sciences; la philo-
sophie, Tastronomie, la théologie^ la musique, rien ne lui fut étranger.
Les traités qu'il écrivit sur ces matières diverses fémfoignent à la fois
de rétendue de ses connaissances eft du calme profond qui régnait autour
de lui. Les recherches de luxe et d'élégance qui décoraient sa maison
auraient été incompatibles avec une existence inquiète et menacée; il
parle lui-même a de cette bibliothèque ornée de riches sculptures en
ivoire et de glaces polies, où la sagesse avait établi son trône et rendait
ses oracles par la voue des philosophes de l'antiquité, d Les heures pas-
sées dans cette bibliothèque revenaient souvent au souvenir de Boêce,
dans la prison où il composait ses derniers vers; elles n'avaient point
été perdues; elles l'avaient préparé à soutenir cette épreuve et à mourir
digne de ces grands hommes dont il admirait la vertu.
Cependant la domination de Théodoric s'affermissait chaque jour par
fes bienfaits de l'ordre et de la paix : il était difficile à un homme aussi
illustre que Boece de se refuser long-temps aux vœux de ses conci-
foyens, qui rappelaient à Rome^ aux désirs du roi, qui voulait , sans
distinction de races ou de partis, s'enfourer des plus dignes et des plu^
habiles. Il revint à Rome. Créé patrice Tannée même où Théodoric y
fit son entrée solennelle, il fut chargé de le recevoir et de le haranguer
à la tête du sénat, ail sut, dit Procope, satisfaire le vainqueur en main-
tenant la dignité du sénat et se faire admirer également des deux na-
tions. 0
Dès-lors, les dignités et les honneurs s'accumulèrent sur la tête de
Boëce. n y eut comme une émulation entre ses concitoyens et le rm
des Goths pour le combler de tous les titres, pour lui dà:emer toutes
les dignités renouvelées de l'ancienne république ou empruntées à la
hiérarchie du Bas-Empire. Il fut successivement nommé préfet du pré-
toire, maire du palais, deux fois consul. Le consulat était alors conféré
par le sénat, avec l'approbation du roi. Cette double élection était un
symbole de l'esprit de concorde qui unissait pour un moment les deux
peuples. £n servant sa patrie, Boëce fortifiait de son concours l'établis-
sement de Théodoric; aussi voyons-nous celui-ci Im' accorder toutes
les marques de sa confiance. Il le mandait souvent à Ravenne, le con-
sultait sur fout ce qui regardait l'administration des villes romaines, fl
THiOlKMlIC ET BOIGI. BVt
VaTait fait le premier magistrat et comme le refurésentant de son aufav»
rite à Rome. Enfin, lorsque Boëce but, comme son beau-père Symma-^
que, épuisé tous les honneurs du consulat, Théodoric et le sénat romain
élevèrent à cette suprême magistrature ses deux fils, à peine entrés
dans la première jeunesse. Ce fut un jour solennel dans la vie de Boëce,
que celui où le sénat en corps vint chercher dans sa maison ces deux
jeunes gens et les conduire, au milieu des acclamations du peuple, mt
les chaises curules, antiques sièges des premiers consuls de la républi-*
que. Boëce, placé entre ses deux enfans, assista ensuite aux jeux du
cirque, et distribua au peuple des largesses dignes de la magnificence
ées empereurs. C'est ce triomphe sans égal dont le souvenir touchait et
agitait encore le prisonnier à la veille de sa mort et que la philosophie
lui rappelait, pour lui montrer, par Tinstabilité de la fortune, qu^il
n'y a de solide au monde que la vertu . Ce jour glorieux termina en effet
la prospérité de Boëce. Sans doute cette élévation si grande lui donna
des espérances plus grandes encore : il ne lui suffit plus que le repo6
et la paix fussent assurés à sa patrie; il la voyait esclave I II arrive tou*^
jours dans la vie un de ces momens décisifs où l'on joue sur une chance
douteuse tout ce qui a été lentement et laborieusement acquis; les dé-
sirs grandissent avec la destinée : Boëce gouvernait Rome sous Théo-»
doric; il voulut plus; il voulut la rendre libre.
Les rapports du sénat avec l'empereur de Constantinople n'étaient
point clairement définis; nous voyons que l'empereur intervenait en-
core dans la nomination des consuls, dans l'élection des papes; les mes-
sages étaient fréquens entre Rome et Constantinople. Cette situation in-r
certaine devait encourager et faciliter les complots : les premières
communications étaient innocentes peut-être; avec un empereur animé
de la passion de ressaisir l'Italie, elles finissaient par être une trahison.
Ce fut sans doute ainsi, et par la pente même des choses, que Boëce se
trouva entraîné dans les complots tramés contre Théodoric. Ainsi s'ex-
pliqueraient son assurance et ses protestations contre ses accusateurs.
Nous avons dit quels témoins et quelles charges s'élevaient contre lui]
confiant néanmoûis dans son crédit, peut-être dans la faveur même de
Théodoric, il ne craignit point d'accourir auprès de lui et revendiqua
sa pari de l'accusation : a Si Âlbinus est coupable, dit^il, je le suis moi-
même avec tout le sénat. »
Telles furent les paroles imprudentes et hautaines de Boëce. Cep^i^
dant le sénat fut chargé d'instruire son procès, et le condamna à mort.
Au lieu de faire exécuter la sentence, Théodoric se contenta d'abord de
renfermer Boëce dans la tour de Calvmice, sur le territoire de Milan; il
espérait encore traiter avec l'empereur et faire révoquer l'édit contre
les ariens. Il chargea un des amis de Boëce, le pape Jean, d'aller à
Constantinople. C'était sans doute une grande inconséquence de charger
848 RBYUB DBS DBUX MONDES.
de cette ambassade un tel personnage; le pape devait trahir ou la con-
fiance qu'on lui montrait ou sa propre conscience, le roi ou la religion.
Est-ce lui faire injure que de croire qu'il aima mieux, selon la phrase
célèbre, obéir à Dieu qu'aux hommes? L'empereur reçut le pape avec
les honneurs les plus éclatans, disons mieux, les plus compromettaus.
11 alla à sa rencont;re aux portes de la ville, et se fit couronner par lui
une seconde fois dans l'église de Sainte-Sophie. Quant à l'objet même
de l'ambassade, à peine s'il en fut question; les nouvelles instances de
Théodoric furent repoussées, et la persécution contre les ariens, re-
doubla.
C'est alors que Théodoric, sentant que tout espoir de conciUation était
perdu, furieux de se voir trahi par ses propres sujets, ordonna qu'on
exécutât la sentence prononcée par le sénat contre Boëce. Il envoya le
préfet Eusèbe dans la prison, pour chercher à lui arracher le nom de
ses compUces. a Eusèbe se rendit dans la prison de Calvance avec cet
appareil qui suit les bourreaux. Le grand homme, exercé par une Ion*
gue pratique de la vertu, le reçut avec le même sang-froid qu'il met-
tait naguère à disserter sur ses malheurs. On lui demanda des aveux;
il n'en fit pas. Alors commença pour lui, entre le déchirement de la
chair et la fermeté de l'ame, une de ces luttes mémorables dont l'his-
torien, par une puérile et lâche délicatesse, ne doit point sauver la vue
à son lecteur, dont il doit au contraire le repaître en quelque sorte, et
se repaître lui-même, pour qu'elle serve à l'un et à l'autre d enseigne-
ment incomparable. En regardant ce corps étendu en cercle sur une
roue et meurtri par le bâton, cette tête qui sera bientôt tranchée, mais
que d'abord enroule triplement une corde serrée par un treuil jusqu'à
faire sortir les yeux de leur orbite (car telles furent les épreuves que
Boëce eut à subir); en contemplant du même coup cette puissance qu'il
faut bien nommer volonté, après tout, qui résiste pour des choses dont
elle n'a point d'idées précises, qui demeure toujours calme, toujours la
même au milieu des cris que la douleur arrache à son sujet, n'est-on
pas plus clah*ement informé de la double nature et de la véritable fin
de l'homme que par les plus profondes études sur la source et les phé-
nomènes de l'entendement (!]? »
Sans doute il faut quelque efibrt pour raisonner froidement après
cette vive peinture du courage et de la volonté aux prises avec l'hor-
reur des supphces. Que l'on songe cependant aux temps dont nous re-
traçons l'histoire; qu'on éloigne tous ces sanglans appareils que la
cruauté des hommes syoutait alors à la mort de leurs semblables : il
ne restera plus que l'exécution d'ime sentence capitale, rendue par le
sénat lui-même contre un sénateur accusé de haute trahison. Toute-
(1) Histoire de Théodoric, par M. le marquis du Roore, t. U, p. i09.
THÉODORIC ET BOECE. • 849
fois, je Fai déjà dit, la puissance même juste qui s'attaque au génie ne
doit pas compter sur l'impartialité du genre humain, et la postérité
séduite devient le complice de la victime. Les trois mois qui s'écoulè-
rent entre la condamnation et le supplice de Boëce firent plus pour sa
gloire et l'immortalité de son nom que tous les éclatans services de sa
vie entière. C'est dans la tour de Calvance qu'il composa ce poème de
la Consolation philosophique, qui rappelle cette pensée de Sénèque : « H
n'est point de plus beau spectacle sur la terre et de plus digne de l'œil
de Dieu que le courage de l'homme de bien luttant contre le malheur. »
Disons-le, ce livre, qui est surtout un acte héroïque, était, de nos
jours, plus admiré que lu : un latin quelquefois barbare, un langage
plein de recherches subtiles, d'allusions obscures à des faits peu connus,
rendaient cette lecture pénible; aujourd'hui, grâce à l'analyse claire et
précise de M. du Roure, à la traduction élégante qu'il en donne, tout le
monde pourra aborder ce monument de courage et de philosophie. Ces
accens convaincus du citoyen, ces images gracieuses du poète, ce rai-
sonnement vif et serré, avec lequel le philosophe expose les grands
problèmes de la destinée humaine, ne peuvent nous laisser calmes et
indiflërens. Ces vers ne sont pas l'œuvre d'un esprit curieux, douce-
ment occupé dans de nobles loisirs; non, tout ici est solennel, parce
que tout est réel et prochain; ces méditations sur la mort, la mort ne
laissera pas le temps de les terminer : elle est suspendue sur chaque
page, elle sera l'inévitable dénouement de toute cette poésie; c'est elle
qui, en dissipant par les clartés divines les ténèbres de la prison, vien-
dra déUvrer le philosophe des derniers doutes qui l'assiègent :
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière,
Avant que de ces deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière....
Le lecteur serait bien froid, s'il ne rencontrait ici qu'une émotion lit-
téraire, s'il n'oubliait pas le livre pour l'auteur, ou pour songer à
d'autres victimes illustres et courageuses comme le fut celle-ci. Pour
moi , quand je lisais ces pages, je revoyais sans cesse cette noble image
de M""* Roland écrivant aussi dans sa prison, en face de la guillotine^,
ces pages d'une sombre colère, entremêlées de tableaux qu'on dirait
empruntés aux Confessions, Les grandes âmes de tous les siècles sont
plus réunies par l'admiration qu'elles inspirent, que séparées par le-
temps.
Faisons ici une remarque sur laquelle nous reviendrons plus tard, le
livre de Boëce n'offre nulle part de trace des idées chrétiennes que dans
ce qu'elles ont de conunun avec les doctrines élevées de la sagesse an-
cienne, mais rien de spécial, aucune allusion au christianisme. Cet ou-
vrage, sorte de dialogue entre le prisonnier et la philosophie, qui vient
850 REVCB DES DEUX MONDES.
le consoler, semble écrit tout entier par un disciple du Portique. A ce
point de vue, il reste un des monumens les plus curieux de la philoso-
phie, n nous montre la hauteur à laquelle Famé peut s'élever par le
seul secours de ses forces, a Quant à moi, dit le prisonnier, ce n'est pas
l'ambition du pouvoir qui m'a séduit : tu le sais, je ne voyais dans la
puissance qu'un moyen de faire triompher la vôrhi! — Et c'est là, ré-
pliqua la consolatrice céleste, le piège où se prennent les grandes âmes
qui n'ont pas atteint la perfection... la gloire les séduit... Mais regarde
afVec moi combien tout cela est vainî La terre entière n'est qu'un point
par rapport à l'espace dans lequel se meuvent les cieux... Voilà un vaste
champ pour la gloire!... Si, ce que notre foi repousse, nous mourons
tdnt entiers, la gloire n'est rien; et si, ce que nous croyons, Famé est
immortelle, la gloire terrestre est moins que rien pour cette ame vouée
au bien céleste... Quand la fortune nous abandonne, elle nous rend à
ta réalité, emportant ce qui est à elle, nous laissant ce qui est à nous...
Cesse donc de gémir (4)! »
Les historiens du Bas-Empire et les chroniqueurs du moyen-âge ont
voulu nier la conspn^tion de Boêce; ils affirment que Fillustre accusé
désavoua, jusqu'au dernier moment, les lettres adressées à l'empereur
et produites au sénat; ils ne tiennent pas compte de la situation que j'ai
expliquée et des vers même de Boêce , plus concluans, selon moi, que
des aveux qu'aurait arrachés la torture : « Plût au ciel que la Kberté
i^amaine pât renattrel si j'avais appris que Fon conspirât poar elle, ty-
ran, tu ne Faurais jamais su. » M. du Roore hésite cependant et ne se
prononce pas avec netteté; il entrevoit la vérité, et craint de la mettre
au grand jour; les témoignages précis manquent, il faut juger sur des
conjectures. Il en coûte à Fauteur de se prononcer contre cette noble
victime, glorifiée par le malheur. Il est dur aussi de condamner Théo-
doric, et de brûler tout à coup ce qu'on a adoré. Je suis persuadé que
l'historien aura consacré plus d'une veille à peser chacun des faits ex-
posés par lui avec un soin scrupuleux. Sans doute, j'aime qu'on prenne
au sérieux ces mots de tribunal de V histoire, qui paraissent un peu pé^
dans de nos jours; mais, pour cela même, je voudrais un jugement, une
oonduffiion, et le lecteur Fattend vainement Peut-être, si Fauteur eût
envisagé d'un oeil moins prévenu la situation des Romains vis-à-vis des
Ostrogoths, « serait-il épargné ces incertitudes, et aurait-il pu, tout
en TeceniSRflsant Boëce coupable vis-à-vis de Théodoric, absoudre sa
mémoire et rendre justice tout ensemble à la victime et à son juge.
Si j'ai bien indiqué tout à l'heure les rapports mutuels, chacun était
et devait se croire dans son rôle, dans son droit. On peut voir, dans lé
iieème môme de Boëoe, si le courage et la Aerté des anciens Romah»
(!) HiêtùiTB de Thfoiorie, f>ar M. du Roure, p. 171 et 17».
THÉODOBIC ET DOECE. Sliil
avaient tout-à-fait disparu du cœur de leurs descendans. Pouyaient-ils
oublier que leurs pères avaient été les maîtres du monde? Ils s'étaient
soumis, mais, comme Alfieri Fa dit de leur postérité :
Servi sîam si, ma servi ogaor frementi.
Ils crurent qae le temps était venu de reconquérir Tindépendance
et la liberté. Quelle éonscience si hardie et si sûre oserait les condam-
ner? Pour les penpies réduits à servir, qui pourrait dire où ânit le de-
^ir et où commence le crime? II est des entraînemens, des nécessités
de situation aHxqueh il Ëtut obéir; plus les esprits sont généreux et
élevés, moins ils peuvent se souMraire à ces fatales destinées. Boece
dut compirer, il conspira; les révélations de son livre, ses demi^avenx
sont moias explicites encore sur ce point que les preuves qui résultent
des données générales. II conspira, comme tous ces héroïques défen-
seurs des nationalités vaincues, pour lesquels l'histoire ganle au moin9
son respect et ses sympathies.
Ce point de vue pouvaîi-il être celui de Théodoric? Quel est le gou-
vernemait régulier qui, après trente ans d'une domination paisible,
tolère des conspirations menaçantes pour son existence? L'incertitude
qu'on voudrait conserver sur la part que Boëce prit h là conspiration
n'a jamais été étendue à la craspiration même. EHe était flagrante, elle
agissait au dehors et au dedans; quand on voit, dix ans après, Bélisanre
arrrver en Italie à la tête d*\me armée impériale, qui peut douter qu'on
n'eût d^à la pensée de reconquérir lltalie? Cette pensée dut-elle ja-
mais abandonner la politique des empereurs? Théodoric usait donc
d'un droit incontestable en se défendant, en faisant exécuter un juge-
ment régulier, en punissant les conspirateurs partout où ils se trou-
vaient. Ces conspirateurs, il les avait comblés de bienfaits; pour lui, ce
n'étaient que des ingrate et des traîtres. Après Boëce, son bean-père
Symmaque fut mis à mort, et le pape Jean mourut en prison. Qumt à
Rusticienne, elle ne survécut que peu de temps à son époux; tous le9
historiens s'accordent à nous la représenter comme une veuve chré-
tienne, digne en tous points de ces simples et nobles parole» que Boece
place dans la bouche de sa consdatrice céleste : a Qui pourrait dire que
ton malheur est sans consolation lorsqu'il te reste une épouse, trésor de
fiiodestie et de vertu, aussi aimable par la douceur de son esprit que
par l'innocence de ses mœurs? Ce que je comprends, infortuné, c'est ta
douleur d'être séparé d'elle, de voir ses yeux se fondre en larmes, et de
sentir qu'elle n'accepte encore cette misérable vie que parée qu'eflejèst
attachée et confondue avec la tienne ! »
882 REVDB DES DEUX MONDES.
m.
r
Noos avons rapporté avec quelque étendue ce que les historiens nous
ont transmis de Boëce. Ck)mme je Tai déjà dit, sa vie est plus célèbre
que connue, et le peu que nous en savons doit être recherché çà et là
dans ses ouvrages. J'ai voulu d'ailleurs traiter avec détail ce qui se
rattache à ce que les historiens du moyen-âge ont appelé la cruauté
de Théodoric. Or, la condamnation et la mort de Boëce sont les seuls
faits sur lesquels puisse s'appuyer cette accusation. Là, toutefois, ne
s'est point arrêté le zèle des écrivains du moyen-âge contre le monarque
arien. Ils ont voulu faire un persécuteur du prince dont ils avaient fait
un tyran. A les entendre, Boëce n'a pas été seulement une victime in-
nocente, il fut un martyr, victime de sa foi, sacriflé pour sa fidélité à
la religion catholique. Théodoric a été une sorte de Néron qui a dirigé
au commencement du vi* siècle une nouvelle et sanglante persécution
contre l'église catholique. Disons nettement qu'il ne se passa rien de
pareil : la différence des religions avait été, sans doute, une des causes
premières de la conspiration, mais la répression resta purement politi-
que. Les Romains pouvaient bien conspirer contre Théodoric parce qu'il
était arien , mais certainement Théodoric ne poursuivait pas les Romains
parce qu'ils étaient catholiques. Est-il sûr d'ailleurs que Boëce fût un
catholique bien convaincu? Certes on peut en douter lorsqu'en lisant
le traité de la Consolation, on n'y découvre nul appel, nulle invocation
aux croyances et aux sentimens que la persécution aurait dû exalter.
Le citoyen confessait glorieusement son amour pour la patrie; comment
le catholique eût-il hésité à confesser aussi la foi pour laquelle il allait
mourir?
Quant à faire de Théodoric un persécuteur, l'impossibilité est mani-
feste; il manquait de cette foi qui, selon les natures, produit les mar-
tyrs ou les persécuteurs. Jamais homme, dans ces temps où la religion
jouait un si grand rôle, ne poussa à un aussi extrême degré la tolé-
rance religieuse. Son esprit ne l'avait pas acceptée uniquement comme
un moyen de transaction, comme un point de ralliement entre les deux
religions opposées; non , c'était bien la tendance et la disposition natu-
relle de son ame, c'en était la substance même. Son histoire en offre de
remarquables exemples. Il s'entourait également de catholiques et d'a-
riens; aucune conversion n'eut lieu dans les trente-trois années de son
règne; non-seulement il maintint égale la balance entre ses styets des
deux religions, mais il s'attira même leurs accusations unanimes par
la tolérance qu'il leur imposa à l'égard des Juifs, méprisés alors par
toutes les égUses chrétiennes. Voici ce qu'il écrivait aux Juifs de Gênes :
a Nous faisons plein droit à votre requête pour la restauration de
THÉODORIG ET BOECB. 853
votre synagogue, car nous ne pouvons forcer la religion, et personne
ne saurait être contraint à croire malgré lui. Prétendre dominer sur
les esprits, c'est usurper les droits de la Divinité. La puissance des plus
grands souverains se borne à la police extérieure, d
Pour expliquer ce qu'on appelle la persécution de Théodoric, il fau-
drait donc supposer une révolution morale qui n'est guère probable.
La tolérance n'est point un accident de l'ame, une disposition mobile
de l'esprit, qu'une autre foi, une autre conviction puisse soudainement
remplacer. Qu'aux temps de nos guerres religieuses un esprit exalté,
passant du catholicisme au protestantisme, ou de celui-ci à celui-là, ait
apporté dans les deux religions le même fanatisme, ait assassiné tour à
tour les partisans de ses anciennes croyances, c'est ce qui est arrivé,
c'est ce qui est dans la nature de l'esprit humain; c'est ce qui, en char-
geant les individus, absout la religion des crimes commis en son nom :
tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle n'a pas été assez forte pour domp-
ter la férocité de ces natures. Hais qu'un philosophe tolérant, et même
un peu sceptique, un roi arien, pour lequel le christianisme était
une sorte de déisme, soit devenu tout à coup un persécuteur sangui-
naire, en vérité la critique ne pourrait admettre un fait aussi contraire
aux probabilités philosophiques que sur les plus irrécusables témoigna-
ges d'auteurs impartiaux. Or, nous n'avons ici qu'un seul récit, celui
de Procope, qui écrivait trente ans après le règne de Théodoric, en cé-
lébrant les triomphes de Bélisaire, vainqueur des Ostrogoths I
C'est sur la foi de cet auteur d'une véracité si problématique, qui
écrivait son histoire secrète à côté de l'histoire ofQcielle où il exaltait
les vertus de Justinien et de la courtisane Théodora, que les annalistes
du moyen-âge, se copiant les uns les autres, copiés à leur tour par les
historiens modernes, ont parlé de persécution. On aurait certainement
trouvé des autorités suffisantes à opposer à celle de Procope : je n'en
veux pour preuve que la proclamation adressée au sénat et au peuple
romain, lors de l'avènement du petit-ûls de Théodoric; cette proclama-
tion nous montre bien quel était le jugement que les Romains portaient
sur ce prétendu persécuteur. Dans ces jours de flatteuses promesses
et d'espérances trop souvent trompées, le successeur de Théodoric ne
trouvait rien qui pût valoir, aux yeux des peuples, l'engagement qu'il
prenait de gouverner comme son aïeul bien -aimé : a Si c'était un
étranger qui héritât de l'empire, vous pourriez peut-être douter qu'il
vous aimât, comme faisait son prédécesseur; mais, ici, la personne
seule est changée, les sentimens ne le sont pas. Nous voulons, pour
votre bien, nous repaître des vertus et des bienfaits que notre vénérable
aïeul a répandus sur vous; on ne saurait faillir en suivant un tel mo-
dèle. 0
J'ai dû accumuler les inductions morales pour combattre l'erreur
•>• • --.-..
"■"*:
I
9U wsvfM DIS imnL houdes.
«oei^diiée <}m a fait de Théodone un ^persécuteur de fégfoe. Cette er-
reur avait été reproduite jusqtf ii nos jours, Gibbon lui-même n*a pas osé
«a faire justice; mais les travaux de Féoole Instorique aHemande lui au-
ront, je le crois, porté «m^coup décisif. Les écrivains les plus accrédites
-et les [dus récens n'ont pas hésité à adopter TeipHcafion simple et lo-
gique de la conduite de Théodoric, telle <!|ue nous Favons exposée : tons
ont compris qu'il s'agissait non de religion, mais de poStique. Le sa-
vant auteur de V Histoire de f^ÉgUee jusqu'au vn* siècle, Gfroerer, au-
jourd'hui professeur de tbéolo^e k l'nniverûté de Fribourg, a traité
cette question dans le dernier volume publié cette année, a Aucira
Goth , aucun ami, dit41 , n'a écrit l'histoire de Ihéodoric; nous ne de-
vons les détails qui nous sont parvenus, notamment sur les <]em1ères
années de sa vie, qu'à la plume des catholiques aigris contre sa mé-
moire. Tous, à la vérité, glorifient les services qu'il a rendus à l*Hriie,
mais ils présentent la conduite tenue à Tégard de Boëce et de Symma-
ijue comme le résultat «de la méfiance la plus cruelle et la plus in-
juste, en un mot de la plus coupable tyrannie. Pour qui a lu attenti-
vement nos ^)servations sur les événemens qui se passaient en Afrique,
il n'est pas douteux que lustinien favorisait en Italie une conspiration qui
devait re[dacer ce pays sous sa puissance. Dès-lors Théodoric avait le
droit incontestable de punir, selon la rigueur des lois, ceux de ses siqets
qui trempaient dansées complots. Boëce était-il du nombre desiconjuré^
Il serait difficile d'en douter. Il l'a nié dans sa prison; mais faut-il ajou-
ta foi entière aux paroles de l'accusé? D'honnêtes gens peuvent avoir,
pour juger des crimes politiques, des poids très divers. Boëce pouvait
croire à son innocence et être en réalité coupable vis-à-vis du roi goth.
Théodoric aurait-il poursuivi ce noble Romain sans aucun droit et sur
d'aveugles soupçons? Pendant un règne de trente-six ans, Théodoric
consacra ses efforts à affermir sa domination par une sage et juste ad-
ministration, et ce même roi aurait détruit son ouvrage dans les der-
nières années de sa vie, volontairement, sans nécessité! Rien n'est en
vérité moins probable, et l'historien critique ne peut admettre ces ac-
cusations (1). »
Que dirons-nous maintenant des remords que les historiens ecclé-
siasticpies ont prêtés à Théodoric, et de la ridicule légende dans laquelle
ils les ont enveloppés? Si les réflexions qui précèdent ont quelque va-
leur, il faudra bien, avec le crime, supprimer le remords. On suppose
que, *ix mois environ après les condamnations dont nous venons d'^ex-
(1) Un saTAiit académicien, M. Naudet, qui a écrit sur rétabUflaeniaiit de Tbéodofie m,
Italie un essai couronné en 1808 par la classe d^bistoire de l'Institut, avait d^à soutena
cette opinion. On peut lire la remarque qui commence par ces mots : <c Pour ce qui con-
cerne ces événemens, on ne doit admettre qu'avec réserve les écrits de Procope... U a*x
^ut point de persécution, o
THÉODORIC ET BOëCE. 855
pliquer les justes causes, une secoude révolution se ûl, aussi subitement
que la première^ dans Tesprit de ce roi, vieux ^ sage et philosophe.
Après trente-trois ans de tolérance, on a fait de Théodoric un païen
persécuteur; six mois après, on le transforme en une sorte de possédé
poursuivi par les démons, et quels singuliers démons 1 Procope ra-
conte gravement qu'un jour on servit à table , devant Théodoric , la
tête d'un énorme poisson : tout à coup le roi se lève éperdu; <s cette
tête, c'est celle de Symmaque, qui ouvre pour le dévorer une bouche
armée de dents aiguës: x> Il s'enfuit dans ses appartemens, et expire au
bout de trois jours en proie à d'horribles douleurs, demandant pardon
au ciel du meurtre de Boëce et de Symmaque. n avait alors soixante
douze ans.
Je regrette, je l'avoue, que la raison û nette et si ferme de M. dil^
Roure ait pu adopter cette étrange versicm. Sans doute tous les annaA^î -
listes du moyen-fige qui ont copié Procope l'avaient suivie; mais vingt
auteurs qui racontent un fait l'un après l'autre, l'un d'après l'autre,
ne font pas vingt autorités. Gibbon rapporte aussi la tradition reçue,
mais du moins fait-il précéder son récit d'une sorte d'apologie; sa ré-
flexion est même assez curieuse : a La philosophie, dit-U, doit se mon-
trer disposée à accueillir tous les récits qui témoignent de l'empire de
la conscience et des remords sur les roisi d Les philosophes ont bien
dit quelquefois que la religion était utile pour le peuple; celui-ci fait
un pas de plus : elle peut être utile aussi pour les rois. N'y aurait-il
d'exceptés que les philosophes?
L'imagination des chroniqueurs ne s'est pas arrêtée en si beau che-
min; ils ont complété le tableau de Procope, et syouté le miracle à l'ex-
traordinaire. Baronius rapporte que Boëce, renouvelant le miracle de
saint Denis, porta sa tête entre ses mains jusqu'au lieu où il voulait
être enterré. Quant à Théodoric, un saint ermite le vit plongé par le
diable dans une des bouches de l'enfer qui s'ouvre au volcan de Lipari.
Ijorsqu'on rencontre à chaque instant dans les histoires du moyen-âge
des fables de ce genre, lorsqu'cm voit auprès du lit de chaque moiurant
illustre apparaître toigours ou une légion d'anges enlevant au ciel
l'ame qui s'échappe, ou des diables affreux qui la plongent dans les
fournaises de l'enfer, il est aisé, avec les historiens du xvui* siècle, d'ex-
pliquer tout par l'ignorance ou l'hypocrisie des moines, auteurs de ces
récits. Qu'on nous permette de ne pas trouver l'explication complète;
elle est si claire qu'elle est insufQsante, elle ne tient pas compte de la
variété infinie des esprits et de la sincérité des croyances : quand il s'agit
de rechercher les causes d'une disposition générale, d'un état d'esprit
qui a duré longtemps, pluâeurs générations, plusieurs âècles, il faut
en trouver de plus avoiuables pour l'honneur de l'humanité, et qui ne
856 REVUE DES DEUX MONDES.
se fondent pas seulement sur les vices de notre nature. Sans doute ces
tristes motifs entrèrent pour beaucoup dans la grande fabrication des
légendes : la crédulité, Timposture, Tavarice, égarèrent alors bien des
âmes, mais non pas toutes, mais non pas toigours. La partie la plus
éclairée, la seule éclairée du monde d'alors, était dans les cloîtres. La
foi était si vive et si contagieuse que personne n'y échappait : si Ton
nous montrait tout à coup Tun des mécréans de ces siècles, nous se-
rions en admiration devant sa foi. Qu'on ne confonde pas non plus les
époques, qu'on ne juge pas les ordres religieux à leur origine par ce que
nos pères ont pu voir de leur décadence : ce serait juger de la république
romaine par le Bas-Empire. A la fondation de ces ordres, lors de l'in-
vasion des barbares, ce qu'il y avait de plus noble , de plus distingué ,
de plus ardent dans la jeunesse patricienne, se précipita dans les cloî-
tres; tous renoncèrent sans regret aux richesses, aux joies du siècle, et,
si plus tard la fortune revint les chercher, ce fut par l'influence même
que ce premier etdécisif renoncement leur avait donnée sur les esprits.
Quant au renoncement au monde, dans le sens attaché plus tard à ces
paroles, jamais il ne fut moins réel. Les moines d'Orient, suivant le
génie particulier de leur pays, avaient pu se vouer à la Vie contempla-
tive; mais, dans l'Occident , rien de pareil : le monde au contraire , la
société nouvelle, sortie de l'ancienne civilisation et du mélange des bar-
bares, se groupe autour du clergé et surtout autour des ordres mo-
nastiques, l'élément le plus actif de la puissance religieuse. C'est dans
leur sein que l'état prend ses chefs, ses ministres, ses agens; ce sont
eux qui écrivent, qui parlent, administrent, gouvernent : on les re-
trouve partout; ils sont le seul point de ralliement à cette époque de
dissolution générale; ils forment le seul cadre où les individus, isolés,
épars, puissent se rapprocher, se réunir. Il n'y a plus là ni Romains ni
barbares, ni vainqueurs ni vaincus; il y a une communauté chrétienne
sous les chefs naturels que l'église a établis.
Qu'arriva-t-il de là? C'est que, comme la cité était dans l'église,
l'église à son tour fut en proie à toutes les agitations, à toutes les pas-
sions qui partageaient la cité. Comme son pouvoir n'était pas seulement
spirituel, mais temporel, l'église, malgré l'ardeur de sa foi, peut-être
en raison de l'ardeur de sa foi, connut toutes les passions, les haines et
les persécutions de la vie politique. Elle s'y livra d'autant plus que,
n'admettant pas la possibilité du doute dans l'ordre de ses croyances,
sincère dans le mépris des richesses et de la volupté, rien ne venait
avertir son orgueil, lui suggérer un scrupule sur son droit, sur son
devoir. Comme elle avait tout ensemble le gouvernement des affaires
et des consciences, des corps et des esprits, elle mêla aussi les récom-
penses et les châtimens de nature différente dont elle avait la dispo-
THÉODORIC ET BOEGB. 857
sUion dans cette vie et dans Fautre. C'est là, si je ne me trompe, sans
Tonloir exclure les autres explications, l'origine la plus générale de
toutes ces légendes sur le sort de ceux qui mouraient après atoir ré-
sisté à réglise. Quand réglise n'avait pu les vaincre dans ce monde,
comme il arrivait pour Théodoric, l'autre monde lui restait, et là sa
revanche était toujours certaine. L'ennemi à main armée, Padversaire
politique, le révolté contre ses prescriptions, était précipité dans les
flammes de l'enfer. Dans l'esprit général de cette époque, ce n'était que
l'exercice et la continuation de cette autorité légitime et sans partage,
à laquelle l'ame appartenait aussi bien que le corps, et qui restait en-
core maîtresse de l'une quand l'autre était anéanti. Ceux qui exerçaient
cette autorité y croyaient fermement, sincèrement. Ils ne doutaient pas
plus de Texécution de leurs arrêts que le juge qui a condamné un assas-
sin, bien qu'il n'assiste pas au supplice.
Après avoir raconté la mort de Théodoric, H. du Roure se demande,
avec une émotion sincère et une sorte de piété filiale, si son héros mé-
rite d'être compté parmi les grands hommes dont la postérité conserve
à jamais les noms. C'est à dessein que je dis qu'il s'adresse cette ques-
tion avec une piété filiale. Si les Français du nord sont les fils des
Francs et des Gaulois, ceux du midi viennent du mélange des Gaulois
avec les Goths. L'auteur établit très bien ce fait, négligé par la plupart
de nos historiens, qui se sont occupés plus particulièrement de Paris et
du nord de la France. D cite les noms de diverses familles dont les ori-
gines semblent remonter aux races des Ostrogoths : ainsi les Villeneuve
( Walchaire), les Vogué { Volguer), les du Roure [Ragaldis], etc. Cette con-
jecture, que je n'ai garde de contester, m'a donné la clé de l'animosité
secrète de M. du Roure contre le rival heureux de Théodoric, contre
Govis : ce sentiment perce dans plusieurs passages du livre, et je ne sa-
vais d'abord à quoi l'attribuer. Cette difTérence d'origine m'a tout expli-
qué; c'est une querelle de race, une vieille rancune d'Ostrogoth contre
Franc : je ne voudrais pas jurer que, si l'auteur eût été moine au
moyen-âge, il n'eût plongé Clovis dans les flammes de l'enfer par re-
présailles contre l'ermite qui y avait mis Théodoric. J'aime ces haines
innocentes contre des gens morts il y a treize siècles; elles n'entrent
qu'aux cœurs qui n'en connaissent point d'autres.
Je n'ai pas besoin de dire dans quel sens je voudrais répondre à la
question que l'auteur s'est posée. Les sages vertus de Théodoric , son
nobie caractère, ce mélange du législateur et du guerrier qui ne se
retrouve plus jusqu'à Charlemagne, tout assure au conquérant ostro-
gotti une place à pari dans l'histoire. Sans doute il n'eut pas, comme
Qovis, la gloire de fonder une puissante monarchie, qui, à travers
treize siècles , a conservé son unité et accru sa grandeur; ces fortunes
858 REVUB DES DEUX MONDES.
sont trop rares pour qu'elles se comparent à aucunes; d'ailleurs elles
ne sont pas dues au mérite d'un seul homme; chacun y concourt dass
la série des âges. Soixante rois , leurs ministres , leurs guerriers , les
grands hommes de tout genre que la France a produits ^ ont fait
monter vers Cloyis un éclat de gloire qu'on ne saurait lui attribuer
partage; mais les vertus et les mérites de Théodoric sont tous a lui : il
était supérieur à son temps, à ses peuples; il a seul résolu ce problème
de faire vivre ensemble vainqueurs et vaincus dans la conc(H*de et sons
la règle de l'égalité. Il a laissé des lois que nous admirons encore au-
jourd'hui; enfin il avait donné à l'Italie cette unité qu'elle a perdue
sans retour. Son œuvre ^ à lui, était accomplie, et si, au lieu d'une
femme et d'un enfant (Amalasonthe et Athalaric), son sceptre eût passé
en des mains vaillantes, dignes de le porter, la gloire même de sa pos-
térité n'eût point manqué à sa propre gloire. J'insiste sur ce point,
parce que le jugement de l'auteur sur Théodoric a été récemment
contesté. Dans une appréciation remarquable consacrée à Fouvrage
de H. du Roure, on s'est étonné des efforts t^ités pour ce qu'on ap-
pelle la réhabilitation de Théodoric : a Le succès est presque tocyours
la mesure de la justice du monde, et il a manqué, a*t-on dit, à Théo-
doric. i» Ce n'est pas le succès qui a manqué à l'œuvre, c'est la durée.
Le principe qu'on voudrait établir est sévère. Il rappelle le vœ vieUs; il
serait triste pour la dignité de la nature humaine et l'impartialité de
l'histoire; vrai ou faux, d'ailleurs, om ne saurait, sans ipjustice ou sans
oubli, l'appliquer à Théodoric. De son vivant, rien ne fut plus éckn
tant et plus universd que cette renommée qu'on veut obscurcir. On di-
rait vraiment qu'il s'agit d'un de ces successeurs de Sésostris dont le
règne se découvre , avec le nom , sur les pierres mystérieuses de l'E-
gypte. Placé sur le seuil du monde nouveau, le conquérant législa-
teur de l'Italie a dû occuper tous les historiens, et tous lui ont rendu
hommage.
Nous avons cité le jugement de Montesquieu et celui de Voltaire :
voici un témoignage venu de plus haut, de Gharlemagne lui-même, à
qui Voltaû-e comparait Théodoric. Lorsque Chariemagne vint à son
tour dans cette Italie, que sa postérité ne garda pas plus que celle du
roi ostrogoth , il se fit montrer à Ravenne le tombeau de Théodoric, et
voulut qu'on transportât à Aix-la-Chapelle la statue équestre qui sur-
montait le monument. On aime à voir les génies jugés amsi par leurs
pairs; l'admiration est facile aux grands hommes; ils prêtent ce que la
postérité leur rendra.
L'œuvre de Chariemagne, dont personne sans doute ne conteste la
gloire, a-i-elle eu plus de durée? Qu'est-il resté de son vaste empire?
Qu'estril resté de ses capitiilaires? Les guerres civiles de ses fils et l'a-»
THÈODORIG ET BOBCE. 859
narchie du x* siMe, le ne veux pas dire que Téclat qui eniironiie
Théodoric se soit répandu sur tous les chefs^ sur tous les ministres qui
Tont approché; on sf est étonné de yoir, dansl'ouvrage qui nous occupe,
des noms obscurs ou oubliés; on a reproché à l'auteur d'avoir rappelé
ces noms, comme s'il avait prétendu les associer à la renommée de son
héros. iUen de pareil sans doute; (f est surtout quand on écrit l'histoire
qu'on apprend combien peu U reste de i4ace pour ces noms secon-
daires, pour ces hommes qui ne furent qu'utiles ou courageux; mais,
tsaps prétendre imposer ces noms à la mémoire du genre humain , il
est naturel de les placer dans une histoire spéciale , dans un travail
complet, qui épargnera tout r^^urs aux sources maintenant épuisées.
Nous ne suivrons pas l'historien dans la dernière partie de son livre,
qui se termine par le récit du règne d' Amalasonthe et de ses rapides
successeurs, chassés enfin de l'Italie par les victoires de Bélisaire et de
Narsès. Nous avons essayé d'expliquer le génie particulier de Théodoric,
l'instinct supérieur qui se révèle dans ses lois, cette sorte de prescience
des temps à venir, qui fait les grands hommes de tous les âges contem-
porains des siècles les plus avancés dans la civilisation. Sans do ute le roi
ostrogoth ne laissa point à sa mort une œuvre achevée. Après lui, l'Italie
fut la proie de nouveaux barbares. Ses lois n'empêchèrent point l'anar-
chie du moyen-âge. Cette grande monarchie italienne que son génie
politique avait appuyée sur l'Occident pour résister à Constantinople, sur
rOrient pour s'opposer à l'invasion de la monarchie française, ne sur-
vécut pas à celui qui l'avait fondée; mais, bien que ses vastes projets
n'aient pas tous etimmédiatementabouti, la philosophie de l'histoire peut
aisément recueillir, dans ce qui suivit en Italie, la trace du génie de
Théodoric. Tel est le sort des hommes aspirant à des projets qui dépas-
sent la portée de leurs coDlemporains; Û semble que leur supériorité
leur fasse manquer souvent l'objet de leur poursuite. Ils n'ont point
d'égaux pour les comqprendre et les aider, et les disciples ne sont pas en-
core venus. Tout ce qui sera moyen un jour, quand la postérité aura
été initiée à leurs secrets, est obstacle: D'ailleurs rien n'est complet
dans l'homme, non pas même le génie. Le vague et puissant instinct
qui pousse les grands hommes leur indique le but plus que la route;
ainsi, marchant au-devant des lueurs de l'aurore, ils ne savent point à
quelle heure elle se lèvera, ni de quel nuage sortira la splendeur; sou-
vent ils tombent quand la nuit dure encore. Si le génie ne croyait pas à
l'immortalité de sa pensée, sa destinée serait la plus misérable du monde,
car, à ne compter que sur la courte durée d'une vie humaine, il serait
presque toujours trompé dans ses calculs. Prenez les noms les plus cé-
lèbres depuis Alexandre jusqu'à nos jours, et jugez s'il en est un qui ait
vu son œuvre consommée ! Instrumens marqués par la Providence pour
860 REVUE DBS DEUX MONDES.
rexécution de ses desseins, comme elle a besoin de Téternité pour ne pas
être accusée d'injustice, ces hommes ont besoin du cours des âges pour
ne pas être taxés d'impuissance. Les courtes années de la yie leur don-
nent tort; les siècles leur donneront raison. Il faut des siècles pour que
les peuples arrivent à comprendre les institutions préparées pour eux par
le génie des grands hommes. Il est des plantes qui ne fleurissent, dit-on,
que cent ans après que la graine a été confiée à la terre : la vertu de
ces sucs qui, slnflltrant goutte à goutte, font germer lentement la fleur
séculaire, n'est pas plus mystérieuse et plus certaine cependant que
celle de ces influences lointaines qui pénètrent, avec le temps, Tesprit
des peuples et produisent les événemens de l'histoire.
Ce serait méconnaître ces grandes lois du monde, ce serait nier,
parce qu'on ne peut toujours la suivre, cette hérédité mystérieuse des
générations, que de ne point compter le génie de Théodoric parmi les
plus puissantes causes qui aient déterminé le développement de l'histoire
et de la nationalité italiennes. J'ai indiqué une certaine ressemblance
entre Théodoric et les législateurs de l'assemblée constituante : cette
ressemblance est plus frappante encore avec les philosophes italiens du
dernier siècle; c'est un air de parenté, une physionomie de fomille à
laquelle on ne saurait se méprendre : Beccaria, Yeri, Filangieri, sont des
petits-fllsde Théodoric et de Boëce; la veine secrète remonte jusque-là.
Ainsi rien ne se perd dans les plans de la sagesse qui régit le monde;
ce qu'un homme supérieur a voulu pour ses contemporains peut quel-
quefois ne profiter ni à ceux-ci ni à la génération qui les suit; mais la
semence long-temps cachée porte enfin son fruit, et le genre humain
est là pour le recueillir. Comme le vieillard de la fable, le génie peut
répondre à la foule impatiente :
. Mes arrière-neyeux me devront cet ombrage!
E. DE Langsdorff.
LA
LIBERTE DU COMMERCE
ET LB8
SYSTEMES DE DOUAJXES.
L'INDUSTRIE IIIÉTALLUR6IQUE. *
L
Si la France est relatiyement assez pauvre en combustible minéral,
surtout quand elle se réduit à ses propres ressources, elle est au
contraire très riche en minerai de fer, à tel point qu'il est permis de
douter s'il existe dans le monde un seul pays, nous n'exceptons pas
même l'Angleterre, qui puisse lui disputer en cela la préséance. Dès
les temps anciens^ la Gaule jouissait à cet égard d'une haute réputation
justement acquise, et le pays n'a rien perdu en changeant de nom.
Non-seulement le minerai de fer abonde en France , mais il y est en
(1) Voyez les lÎYraisons du 15 août, du !•' septembre 1846 et du 15 janvier 1847.
TOME XVII. 56
862 REVUE DES DEUX MONDES.
général de bonne qualité; pour mieux dire, on y trouve à peu près
toutes les qualités de fer, depuis les meilleures jusqu'aux plus com-»
munes, sans en excepter l'acier naturel , dit acier de forge, que l'An-
gleterre ne produit pas et qu'elle demande actuellement à la Suède.
En outre, le minerai de fer est presque partout en France d'un emploi
singulièrement facile, puisqu'on le trouve généralement dans des mi-
nières situées à ciel ouvert (i); où on n'a qu'à le ramasser pour le la-
vage, tandis que dans beaucoup d'autres pays, et particulièrement en
Angleterre^ il favt ordkiainenient, pour le mettre en iBuvre, l'extcaire
au préalable de puits plus ou moins profonds. Ne semble-t-îl pas que,
dans une situation semblable, la France, au lieu de gémir sans cesse
sur la prétendue infériorité de sa situation , de redouter comme un
fléau la concurrence étrangère, et de resserrer la triple ceinture de ses
douanes de peur d'une invasion, devrait provoquer hardiment la lutte,
lancer elle-même ses fers sur le marché européen et aspirer haute-
ment à y tenir le premier rang? Ne nous hâtons pourtant pas de con-
clure. En faisant le tableau, assez brillant d'ailleurs, de notre situation
réelle, n'oublions pas les traits qui le déparent.
On objecte, et ce n'est pas tout-à-fait sans raison, que ces avantages
incontestables sont amoindris, sinon entièrement annulés, par l'insuf-
fisance du combustible. Deux sortes de combustibles sont maintenant
employés, selon les circonstances et les pays, au traitement du fer : le
charbon de bois et la houille, ou, mieux encore que la houille, le coke
qui en provient. Pour le traitement du fer par le charbon de bois, la
France, dit-on, n'est pas aussi bien partagée que la Suède et l'Autriche,
qui produisent ce combustible en bien plus grande abondance et à plus
bas prix. Pour le traitement par la houille, elle est loin de pouvoir sou-
tenir la comparaison avec l'Angleterre et la Belgique. Ce qui rend ,
ajoute-t-on, sa situation particuUèrement désavantageuse quant à l'em-
ploi du combustible minéral, ce n'est pas encore tant que la houille
lui manque, c'est que malheureusement les houillères n'y sont pas,
comme en Angleterre et en Belgique, contiguës avec les gîtes de mi-
nerai; qu'elles fcn sont, au contraire , généraleiiaent séparées par de
grandes distances, et qu'en raison de cette circonstance fâcheuse , nos
maîtres de forges ne peuvent obtenir le combustible minéral qu'à des
prix très élevés. Il y a certainement quelque chose de vraidaos ces alléga-
tions; mais on les exagère outre piesure, et surtout oa gteôralise beau-
coup trop ce qui ne s'applique rigoureuseoneat qu'à i^ejiHmm cas pariîcu-
W{i) On compte en France 1,S9S minières exploitées, et idéalement H)3 mines. Le nombre
total des minières, exploitées ou non exploitées, est de 1,915; le nombre total des mines
n'est que de 162. — (Voyez le Compte-rendu des ingéûieurs des mines pour l«i5.)
LA UBKRUSl DU COmiRCB. 863
liers. Si nos désavantages quant à remploi du combustible étaient aussi
grands^ aussi irrémédiables qu'on affecte de le dire^ il n'y aurait, selon
nous , qu'une seule conclusion raisonnable à tirer de tout cela : c'est
que la France ferait très sagement de renoncer à fabriquer le fer; car
prétendre qu'elle doive se vouer éternellement à un travail ingrat,
condamner éternellement toutes ses industries à une infériorité déso-
lante en renchérissant leurs instmmens, et cela pour le seul plaisir de
se dire qu'elle produit ellennéme le fer qu'elle consomme, ce serait
une bien étrange folie. Qu«nt aui ouvriers, au nombre de quarante-
neuf mille, et non pas quatre cent mille, comme on l'a dit quelque-
foisy que l'industrie du fer occupe, outre qu'ils pourraient trouver
de l'ouvrage dans toutes les branches de l'industrie que le bas prix du
fer aurait régénérées , la France ferait un excellent calcul si' elle les
entretenait à ne rien faire plutôt que de les occuper à ce prix. Répétons^
le d'ailleurs, le tebleau qu'on nous présente est singulièrement forcé,
et il sera facile de s'en convaincre.
Cest sur la rareté et l'imufBsanoe de la houille que l'on insiste lé
plus, et la raison en est que, l'Angleterre et la Belgique, où le fer se tra^^
vaille exclusivement à la houille, étant précisément les deux pays de
l'Europe qui le produisent à plus bas prix, on suppose, à tort ou à raison,
que ce combustible, employé dans ses conditions normales, est de beau-
coup le plus économique. Cette conclusion un peu précipitée n'est peut-
être pas tout'à'^fàit inattaquable, et il y aurait lieu d'examiner si le
charbon de bois, emj^oyé aussi dans ses conditions normales, donne-
rait des résultats si difiûrens de ceux qu'on obtient avec la houille.
Acceptons-la pourtant, et voyons d'abord si, dans cette hypothèse,
la France est réellement, et partout, aussi mal partagée qu'on le pré-
tend.
Quand nous jetons les yeux sur la carte métallurgique de la France,
où les forges sont divisées en douze groupes, assez irréguUèrement
tracés, mais distincts, nous apercevons d'abord, à l'extrémité nord, le
groupe des hatUUères du nord, ainsi nommé parce qu'il a son centre
et son siège principal au beau milieu du bassin houiÛer de Yalencien-
nés. Le combustible y est, comme on l'a déjà vu, très abondant et à
bas prix. Il est même moins cher pour les producteurs français que
pour leurs concurrens belges, qui se trouvent en contact moins direct
avec les mines. Ainsi, dans les forges d'Ânzin, l'hectolitre de houille ne
coûte actuellement que 1 franc 35 cent., et ce prix venant encore à
baisser de 45 centimes, plus le décime, si l'importation des charbons
de Mons était franche de droits, il se réduirait effectivement à 1 franc
S centimes (i), tandis que le même charbon revient en moyenne à 1 fr.
(1) Le dernier Compte-rendu de radministration des minei ne porte le prix actuel du
864 UTCB DBS DEUX MONDES.
30 c. Ains les forges de Charleroi et du Hainaut. U est vrai que ce n'est
pas dans le groupe des houillères du nord que le minerai de fer abonde
le plus : il s'en faut qu'on l'y trouve en aussi grande quantité que dons
la Champagne, par exemple; il y est même en général d'une qualité
plus médiocre. Aussi emploie-t-on dans cette contrée une grande quan-
tité de fontes belges, depuis qu'en 1836 le droit d'importation sur ces
fontes a été abaissé de 9 francs les c^it kilog. à 4 fr. (1); mais enfin, en
telle quantité que le minerai s'y trouve, on l'y travaille aux mêmes con-
ditions qu'ailleurs, et même à des conditions souvent plus favorables.
Quant aux fontes belges que les producteurs français mettent en œuvre,
s'ils les obtenaient entièrement franches de droits, elles ne leur revien-
draient qu'à 75 ou 80 cent, les cent kilogranunes de plus qu'à leurs ri-
vaux de*la Belgique, car les frais de transport ne s'élèvent pas au-delà,
et cette faible diflérence serait facilement compensée par la difiKrence
que nous venons de signaler sur le prix du charbon. On voit donc que
les maîtres de forges du nord sont parfaitement en mesure, dès à pré-
sent, de soutenir la concurrence, même sans protection aucune, tout
au moins avec les Belges. Si quelque chose les empêche de le faire, ce
n'est pas, comme on parait le croire, le désavantage de leur situa-
tion; c'est le monopole, qui, en les dispensant de perfectionner leurs
procédés et leurs méthodes, les induit seul, ainsi que nous le verrons
bientôt, à travailler plus chèrement.
Remarquons ici en passant que ces forges du nord ont presque toutes
surgi depuis 1835; elles sont ûlles de la réforme partielle effectuée à cette
époque et dont nous avons eu déjà occasion d'indiquer les principales
dispositions (2) . Tout ce groupe, qui était, en 1835, presque le dernier en
importance, et qui n'avait produit, dans le cours de cette année, que
21,900 quintaux métriques de fonte et 52,881 quintaux métriques de
fer forgé, a produit, en 1844, 218,974 quintaux métriques de fonte et
358,401 de fer forgé, c'est-à-dire que la production en a été à peu près
décuplée dans une période de dix ans. Cependant, en même temps
qu'on réduisait, en 1834-36, de 15 centimes par quintal métrique le
quintal métrique de houille, pris sur la fosse, à Valenciennes, qu*à 1 fr. 03 centimes. Les
prix qu£ nous donnons ici sont ceux indiqués dans un précieux mémoire dû à un ingé-
nieur civil, M. Rigaud de la Ferrage, qui a dirigé les forges d*Anzin et quelques-unes
de celles de la Belgique. Nous avons adopté ces derniers prix comme plus rigoureux,
quoiqu'ils soient moins favorables à notre thèse.
(1) Avant 1836, et en vertu de la loi de 182S, le droit d'importation était dgà, par
exception, et pour les fontes belges, réduit à 4 fr. les 100 kilog., mais seulement sur
quelques points de la frontière et pour les gueuses pesant au moins 400 kilog. La loi
nouvelle a étendu l'exception à une plus grande partie de la frontière, et l'a appliquée
aux masses pesant seulement 15 kilog., ce qui a facilité beaucoup l'importation. En outre,
à la même époque, le droit sur les fontes importées par mer a été réduit de 9 fr. à 7.
(2) Voyez la livraison du 15 janvier.
LA LIBERTÉ DU œMMERCB. 865
droit sur les houilles étrangères, et de 3 francs, en moyenne^ le droit sur
les fontes, on ramenait aussi de 25 fr. les 100 kilogr. à 18 fir. 75 cent. (1)
l'ancien droit sur les fers, tant il est vrai que des réductions opérées
sur les matières premières font plus que compenser des réductions
équivalentes sur le produit final. En somme, Texistence même de ce
groupe est une protestation éclatante contre les anciennes rigueurs de
nos tarifs. Cela n'empêche pas que les maîtres de forges de cette contrée
ne se joignent aux autres pour vanter les douceurs du régime restrictif
et réclamer hautement contre toute mesure libérale qu'on voudrait in-
troduire dans nos codes. Fils de la liberté, ils renient leur mère, c'est
tout simple. Il est probable aussi qu'à l'exemple des autres, ils invo-
quent, à l'appui de leurs réclamations, Texpérience; qui leur a pourtant
donné par avance et sur les lieux mêmes le plus violent démenti.
En passant du nord au midi , nous trouvons encore sur la carte mé-
tallurgique de la France le groupe des houillères du stid, dont le siège
est dans la partie de la France la plus féconde en combustible minéral,
au milieu du bassin de la Loire et en quelcpie sorte sur les mines de
Saint-Ëtienne et de Rive-de-Cier. Grâce à la concurrence des exploi-
tations, qui se pressent et se touchent dans cette région, la houille y est
encore moins chère qu'elle ne l'est dans le bassin de Yalenciennes, et
même qu'elle ne le serait, si l'importation des houilles belges était
exempte de droits. Nous voyons, en effet, dans le dernier Compte-rendu
de l'administration des mines, que le quintal de houille, qui est estimé,
pour le bassin de Yalênciennes, à i fr. 3 cent, pris sur la fosse, n'est
porté qu'à 70 cent, dans le bassin de la Loire. A ce point de vue, non-
seulement les usines qui appartiennent à ce groupe possèdent tous les
avantages dont on jouit ailleurs, mais encore elles sont placées dans
des conditions exceptionnellement favorables; tellement que, dans le
cas où la libre concurrence serait admise pour toute l'Europe, les pro-
tectionistes conséquens devraient se demander si ce n'est pas aux pro-
ducteurs étrangers que cette concurrence serait fatale. Outre son siège
principal, situé au milieu du bassin de la Loire, ce groupe a des rami-
fications qui se prolongent, d'une part, vers le département du Gard,
où il rencontre les abondantes houillères d'Alais, de l'autre, vers le dé-
partement de l'Aveyron, où il se met en contact avec les mmes non
moins fécondes d'Aubin, ayant ainsi à son service plusieurs des plus
riches bassins houillersde la France. Les gîtes de minerai n'y sont pas,
il est vrai, partout en contact direct avec les mines de houille : il n'en
est ainsi que dans les départemens du Gard et de l'Aveyron. Quant
(1) Rappelons ici que nous donnons toigours les chiffres des droits tels qu'ils sont indi-
qués dans nos tarifs, en omettant, comme nous l'avons fait dès le principe, le décime pour
franc qu'on y ajoute inyariablement dans l'application.
866 REVUE DES DEUX MONDES.
■aux usines de la {iOire, elles ne trouvent le minerai qu'à une oer^
taine distance^ dans la Haute-Saône, F Ain et F Ardèche^ mais deux beaux
fleuves, la Saône et le Rhône, en rendent le transport facile, et^ àicela
près, toutes les conditions d'exploitation y sont aussi favorables qu'on
peut le désirer. On se tromperait d'ailleurs étrangement si l'on suppo-
rt que les producteurs des autres pays rencontrent généralement
tout à souhait , et qu'ils trouvent constamment les deux matières pre-
mières, le minerai et le combustible, réunies sous la main. A tout
pr^dre, il n'y a guère ailleurs de producteurs plus favorisés que les
maîtres de forges qui composent ce groupe, et s'ils redoutent la con-
currence étrangère, c'est qu'ils ne veulent pas se donner la peine de la
braver.
La réduction opérée, en 1836, sur le droit qui frappe les fers étrangers
a été, pour les usines de cette contrée, sans aucune compensation,
puisque la houille qu'elles consomment ne subit pas l'influence de la
concurrence étrangère, et que les fontes qu'elles emploient sont toutes
d^ provenance française. Ne semble-t-il pas dès-lors, à raisonner dans
le sens des prohibitionnistes , que cette réduction aurait dû leur être
funeste? Au lieu de cela, nous voyons que la production totale de ce
groupe s'est élevée, de 1835 à 1844, pour la fonte, de 276,883 quintaux
métriques à 687,157, et, pour le fer forgé, de 312,288 à 685,948.
Sur les douze groupes de forges qui constituent l'ensemble des usines
métallurgiques de la France, en voilà donc déjà deux qui, étant placés
dans des conditions exactement semblables, non pas à celles de tous les
pays étrangers, car on ne trouve pas partout, à beaucoup près, de tels
avantages, mais à celles des pays les plus favorisés, peuvent, sans le
moindre effort et sans aucune espèce de protection, braver la concur-
rence étrangère^ C'en est assez déjà, à supposer même, ce que nous
sommes loin d'admettre, que la guerre puisse jamais rompre entière-
ment nos relations avec le dehors, pour nous rassurer contre les éven-
tualités que l'on redoute. N'y eût-il que ces deux groupes en France, il
ne serait pas à craindre que le fer nous manquât jamais pour les besoins
les plus urgens : ils ne sont pas, en effet, les derniers en importance,
puisque le groupe des houiUères du sud occupe même aujourd'hui le
premier rang. Au reste, si ces deux foyers de production sont les seuls
où l'emploi de la houille et du coke soit général , où la fonte et le fer se
fabriquent exclusivement à l'aide de ce combustible, ils ne sont pas, à
beaucoup près, les seuls où l'on s'en serve, et surtout où l'on puisse
s'en servir avec avantage , si la nécessité le commandait.
Voici d'abord le groupe du centre, dont le siège principal est dans le
département de la Nièvre, et qui s'étend de là sur les départemens de
Saône-et-Loire , du Cher et de l'Allier. Outre qu'il renferme dans son
propre sein plusieurs mines de houiUe qui ne sont pas des moins riches,
ttnesdnCreuBOty deBlanzy, Becize; Gommentry, fioyet et Bezenet, etc.,
il est traversé en divers fleos par de fort belles voies navigables^ TAl-
Iter, la Loire, les canaux dn Centre, du NivernMS et <ki Berry, qni y
tloBt drcnler à bas prix les houilles amenées des bassins de la Loire et
-de Brassac Ma^réces avantages, l'nsage du oomb.HStU)le minâral n'y
«est pas très étendu. A part les importantes tisines du Creuzot et de
FonrdMHnbaolt et qndhjues autres moins considérables, la plupart des
Cof^es de cette contrée persistent à employer pour le traitement de la
fmle et du fer le charbon de bois. Pourquoi cela? fl serait difScile de
le dire. Le bois y est, à la Tériié, assez inondant et moms cher qu'en
Champagne; les forêts y sont, en outre, généralement situées dans le
^loisinage des usines. Avec cela, le charbon de bois n'en revient pas
moins à plus haut prix que la houille. Pourquoi donc persiste-t-on à
if en servir? M'est-<» pas uniquement parce que la substitution de la
iioiiille au chaii)on de bois forcerait les maîtres de forges à apporter
dans leurs procédés et dans leurs appareils des changemens qu'il leur
répugne de faire? Grâce an privilège dont ils jouissent sur le marché
fraaiçais, ils se trouvent bien de Tétat présent des choses; à quoi bon
«'enquérir du mieux? Avec leurs procédés vieillis, ils ne laissent pas
de réaliser de fort beaux bénéfices; pourquoi se donneraient-ils la
peine de les changer? L'industriel ne s'ingénie d'ordinaire, il ne se
met en frais de changemens et d'améliorations que lorsque l'aiguillon
de la concurrence le presse, et ici cet aiguillon n'existe pas. Il y a même
dans le monde industriel une sorte de sagesse proverbiale qui dit que ,
lorsqu'on est satisfait de son état présent, on doit se garder de le
changer, fût-ce pour aspirer au mieux. Cette sagesse , les maîtres de
forges du centre la pratiquent, autant peut-être par paresse que par
raison. Ik dorment, ces heureux producteurs, sur Toreiller de la pro-
tection, et la France paie les frais de leur sommeil. Quel que soit, au
reste, le motif qui les détermine à s'en tenir à l'usage du charbon de
bois, constatons seulement qu'il ne tient qu'à eux d'employer la houille,
à des conditions généralement aussi favorables que partoilt ailleurs.
A d'autres égards, tout ce groupe n'est pas moins bien partagé que
le précédent. Les gîtes de minerai y sont d'une grande richesse, situés
à proximité des usines, et consistent en minières où l'extraction est très
facile. Qu'on s'y serve de la houiUe ou du charbon de bois, ou bien,
comme on le fait dans plusieurs usines, d'un mélange des deux com-
bustibles, on y serait peu embarrassé, pour peu qu'on voulût perfec-
tionner ses appareils et sa mé^ode de travail, de lutter à armes égales
avec les producteurs étrangers.
U en est à peu près de même dans le groupe de l'est, qui s'étend sur
les départemens de la Côte-d'Or, du Jura, du Doubs, de la Haute-Saône,
en se prolongeant sur les départemens des Vosges{et du Haut-Rhin. Les
868 REVUE DBS DEUX MONDES.
houilles de la Loire, de Blanzy et d'Épinac y sont transportées sans
peine et à des prix modérés, au moins dans une notable partie da
groupe, par la Saône, le canal de Bourgogne et le canal du Rhône au
Rhin. On ne s'y sert pourtant guère de ce combustible, si ce n'est pour
les machines à vapeur. Pourquoi donc ne Tapplique-t-on pas à la fa-
brication du fer, au moins dans les forges les plus rapprochées des
mines? 11 parait qu'on l'avait essayé, il y a quelques années, dans plu-
sieurs usines; mais on n'a pas persisté dans ces essais, peut-être incom-
plets. On trouvait que le fer du pays, qui jouit d'une belle réputation,
d'ailleurs bien méritée, y perdait quelques-unes de ses qualités les
plus précieuses, et on est promptement revenu au charbon de bois, de
peur d'altérer le mérite de ce produit. Â la bonne heure, s'il y a des
avantages réels à employer de préférence le charbon de bois, soit parce
qu'il n'en coûte pas davantage, soit parce que la qualité du fer en com-
pense suffisamment dans ce cas le haut prix, on fera bien de persister
dans cette pratique. Qu'il soit reconnu seulement que c'est là pour les
maîtres de forges de cette contrée l'effet d'un choix délibéré, et nulle-
ment la conséquence d'une nécessité fâcheuse. Dès-lors, dans ce groupe,
non plus que dans les précédens, on n'est autorisé à se prévaloir des
prétendus inconvéniens de sa position pour réclamer l'appui du mo-
nopole.
Quoique les houilles, au moins celles qui sont de provenance fran-
çaise, soient plus rares dans les autres groupes métallurgiques, ou y
circulent avec plus de peine, il en est peu qui en soient entièrement dé-
pourvus, et nous pourrions citer encore ailleurs un certain nombre
d'usines qui s'en servent. Sans nous arrêter toutefois à ces détails, voyons
maintenant quelles ressources nous offre à cet égard l'importation
étrangère, et ce que nous pourrions en attendre sous un régime plus
libéral.
Dans le groupe du nord-est, qui s'étend, le long de notre frontière, sur
les départemens des Ârdennes, de la Meuse, de la Moselle et du Bas-
Rhin, quoique l'usage du charbon de bois, assez abondant d'ailleurs
dans la contrée, soit encore répandu dans un grand nombre d'usines,
l'emploi de la houille y est aussi très fréquent, et il tend, depuis 1835,
époque du remaniement de notre tarif sur ce produit, à se propager
de plus en plus. Ce groupe, est-il dit dans le dernier Compte-rendu
des ingénieurs des mines, « dispose pour ses approvisionneraens d'un
ensemble remarquable de voies navigables. 11 s'appuie par ses deux
extrémités, d'une part à la Sambre canalisée, de l'autre au Rhin et
aux canaux de l'Alsace. L'intervalle compris entre ces points extrêmes^^
est coupé en trois portions à peu près égales par trois autres voies na-
vigables : la Meuse, la Moselle^ la Sarre, et son prolongement, le canal
des salines de la Meurthe. Ces voies navigables communiquent elles-
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 869
mêmes avec de riches bassins houiilers situés à peu de distance des
usines dans les régions contiguês au territoire français; tels sont, sur-
tout en Belgique, les bassins de Charleroi, de Namur et de Liège, ceux
de Sarrebruck et de Saint-Imbert, dans les provinces du Rhin annexées
à la Prusse et à la Bavière. Les usines appartenant au groupe du nord-
est se trouvent donc placées dans des conditions très favorables pour
employer les méthodes de travail fondées sur remploi du combustible
minéral. » Nous aurions mauvaise graqe à rien ajouter à ce tableau.
Que si, malgré tant de conditions favorables, il est encore dans ce groupe
un grand nombre d'usines, d'ailleurs bien situées, qui ne font pas usage
du combustible minéral, répétons-le, il faut s'en prendre au monopole
qui les dispense de suivre le progrès. Ajoutons pourtant que ces con-
ditions pourraient s'améliorer encore, si le droit d'importation sur les
houilles étrangères, qui, sur cette ligne de frontières, est de 10 ou
15 centimes selon les points d'importation, et du double pour le coke,
était entièrement supprimé.
Que dirons-nous du groupe du nord-ouest, qui s'étend, assez près de
nos côtes maritimes, sur une grande partie des anciennes provinces de
Bretagne et de Normandie, depuis la Loire jusqu'à l'embouchure de la
Seine? C'est là que la funeste influence des droits établis sur les bouilles
étrangères se manifeste avec éclat. Malgré son immense étendue, ce
groupe n'a qu'une importance médiocre. U n'occupe que le septième
rang pour le nombre des usines et pour la production du fer, le sixième
pour la production de la fonte et le dixième seulement pour la produc-
tion de l'acier. Outre que le minerai de fer y est moins abondant que
dans plusieurs autres provinces de la France, il y est aussi en général
d'assez médiocre qualité; mais ce qui a nui surtout au développement
des usines de cette contrée, c'est l'exagération des droits sur les houilles
étrangères, qui, avant la réforme de 1834-36, étaient, dans cette ré-
gion, de 1 franc, plus le décime, par quintal métrique, et qui sont en-
core aujourd'hui de 50 cent, en principal. Néanmoins la réduction de
moitié opérée sur les anciens droits a produit de ce côté de très heu-
reux fruits, qui peuvent faire juger de tous les avantages qu'on ob-
tiendrait d'une suppression totale. Écoutons à ce sujet les auteurs du
Compte^endu de l'administration des mines, a Depuis 1835, disent-
ils, le caractère de la fabrication s'est profondément modiflé dans le
groupe du nord-ouest : ce sont surtout les bouilles de la Grande-
Bretagne qui y ont déterminé l'adoption des méthodes de fabrication
fondées sur l'emploi exclusif ou pariiel du combustible minéral...
Les houilles provenant principalement des bassins houiilers du sud
^du pays de Galles et de Newcastle sont maintenant usuellement em-
ployées pour la fabrication du fer dans les forges de Graville (Seine-
Inférieure), de Pont-Audemer, de Yaugouins, de Datnpierre et de Bé-
870 REVUE DES DEUX llOKI>E&
roo (Eure et Eure-et-Loir), de Vaublaiie (Côles-du-Nard), île Paimpoot
(Ille-et-Vilaine)^ de la Basee-Iadre et de Moiadon (Loire4nférieure]^ elles
pénètrent même, par la Basse-Loire, jusqu'aux forges d'Âron, an centre
du département de la Mayenne, d La conscMnmatioa de la houiUe étran-
gère, qui n'était en 18^, dans toute l'étendue de ce groupe, que de
i5,91i quintaux métriques^ s'est élevée, en 1844, à 140,388 quintaux»
Croit-on^ pour cela, que la consommation du charbon de bois ait dé-
cru? Elle s'est élevée, au contraire, de 440,700 quintaux métriques ea
1835, à 511,588 en 1844. C'est que la possibilité de mêler avec avantage
les deux combustiUes, ou de les alterner, a augmenté simultanément
l'emploi de l'un et de l'autre. Le résultat de ce concours a été un ac-
croissement notable de la production, qui s'est élevée, dans le même
espace de temps, pour la fonte, de 208,037 quinL métriques à Wi,06ip
et, pour le fer forgé, de 83,967 à 137,768.
C'est surfout aux usines qui emploient la bouille pour TafOnage
qu'est dû l'accroissement très notable de la productfon du fer flM'gé. On
doit se rappeler pourtant que le dégrèvement opéré sur les bouilles,
en 1836, a coïncidé avec un dégrèvement pareU sur ks f^rs, ce qui
prouve de nouveau que l'abaissement du prix des matières premièiw
fait plus que compenser pour l'industrie la diminution de la |Hnolectioir
dont elle jouit. On comprend toutefois que le droit actuel^ qui est eacor^
très élevé, continue à peser sur cette production et la déprime. « Ce
mouvement progressif des forges du nord-ouest, disent Picore les au-
teurs du Compte-rendu, a été retardé par les droits de 0 tr. 55 cent (1)
imposés, sur cette régfon du littoral, aux bouilles importées de la
firande-Bretagne. » Que ce droit sur tes bouilles étrangères disporaisM^
et tes usines du nord-ouest recevront une impulston nouvelle, plussen*
sibte encore que la première, parce qu'avec la taxe disparaîtront les
embarras des exercices et les difficultés de la perception. En cmtre, à
mesure que la consonmiation s'étendra, te fret baissera duis la^ mèuM
proportirâ, comme il baisse toiyours lorsque tes arrivages sont pluA
fréquens« Ce qui contribuerait, au reste , encore plus que tout cela, à
donner aux usines du nord-ouest une vte nouvelle, ce serait la sup*
pression pareille du droit sur le coke. Nul doute, en effet , que l'io^
portation de cette matière, presque nuUe aiyourd'bui, se régulariserait
bkntot, et, conune elte pèse moins que la bouille, on obtiendrait encore
des économies notables, tant sur le transport par n^r que sur le trana^-
port par terre, depub le rivage jusqu'aux usines. Sous l'influence de
mesures, si btenfaûsantes et si justes, qui pourraient être utitem^it
ecmdées par quelques cbemins de ter ou quelques voies navigabks do
très peu d'étendue, il ne faudrait pas déseq)érer de voir ce groupe da
(1) Le d4cÎBi« «t cMiffrif 4aiit ce chUfire*
LA LIBERTÉ W COMMERCE. 871
nord-ouest, si chétif avant 1835 et encore aujourd'hui si médiocre,
prendre une importance proportionnée à sa grandeur. Par ce qu'on
Tient de voir, on peut juger que rabaissement du droit sur les fers
étrangers ne serait pas un obstacle à cet accroissement.
Encore un mot pour épuiser cette série. Le groupe du sud-Ernest, situé
dans les départemens des Landes et des Basses-Pyrénées, serait dans
une position semblable à celle du précédent, puisqu'il longe aussi, à peu
de distance, le rivage de la mer, s'il n'était si éloigné de l'Angleterre,
d'où la houille provient, et s'il avait d'autres points de débarquement
que le port de Bayonne; mais, quoique le droit d'importation ne soit, sur
cette partie du littoral, que de 30 cent, au lieu de 50 le quintal mé-
trique, l'accroissement des frais de transport fait plus que compenser
la différence. Aussi l'emploi de la houille, essayé en 1835, a-t-il été
abandonné dans cette région, où d'ailleurs le bois abonde. Ce qu'il fau-
drait au groupe du sud-ouest, c'est que les riches houillères qui dor-
ment encore inexploitées sur la côte des Asturies fussent mises sérieu-
sement en valeur. Nul doute que la France ne puisse hâter et favoriser
l'exploitation de ces mines, en donnant un accès plus facile à leurs
produits.
Qui ne voit maintenant que ces plaintes étemelles sur l'insuffisance
ou la cherté du combustible minéral réclamé par nos forges sont tout
au moins exagérées? Ici ce combustible abonde sur place, ou il circule
de toutes parts à l'aide de belles voies navigables, et on l'emploie gé-
néralement aux mêmes conditions que dans les pays les plus favorisés.
La, l'étranger nous l'offre à des conditions douces et faciles, et s'il est
cher, ou s'il nous manque, c'est que nous nous obstinons, par une inex-
plicable inconséquence, à le repousser parla rigueur de nos tarifs. Ail*
leurs enfin, nous ne le payons à très haut prix que parce que nous n'a-
vons rien fait jusqu'à présent pour en favoriser le transport dans le pays.
Au reste, cette observation slapphque surtout au groupe de la Champagne,
qu'on nous permettra de réserver pour le dernier. Quand le pays n'aurait
pas d'autres ressources que celles dont nous venons de dérouler le ta-
bleau, il ne faudrait pas dire que l'industrie du fer soit exposée à périr,
ni même à déchoir en France. Nous avons là des sources précieuses, as-
surées, inattaquables, et que la concurrence étrangère ne tarira jamais»
Loin de là, elles ne feraient que s'ouvrir avec plus d'abondance sous un
régime plus libéral, ainsi que l'expérience l'a bien prouvé, car enfin la
réduction déjà notable qui fut opérée en 1836 n'est-elle pas un retour^
au moins partiel, vers un régime de liberté? Et si ce retour, comme
les chiffres mêmes l'attestent, n'a fait que donner à l'ensemble de notre
industrie métallurgique une impulsion plus vigoureuse, n'est-il pas na-
turel de croire qu'un nouveau progrès dans la même voie produirait
les mêmes effets? L'expérience 1 l'expérience 1 répètent sans cesse les
872 BBVUB DBS DEUX MONDES.
partisans du monopole. Oh ! s'il? voulaient réellement écouter et suivre
les conseils de Texpérience, la question qui nous occupe serait bientôt
résolue; mais ils s'en gardent bien. Ce qu'ils écoutent, ce sont leurs pré-
jugés aveugles et les suggestions, trop souvent trompeuses, de leur in-
térêt privé. Quant à l'expérience, ils trouvent bien plus commode de
l'invoquer que de la consulter.
n.
Quoique Ton rencontre encore çà et là, dans quelques autres groupes
de forges, des usines qui font usage de la houille, ou seule, ou mélan-
gée de charbon de bois, ce combustible n'y est plus guère employé que
par exception et généralement à des prix fort élevés, tant parce qu'il man-
que dans le pays que parce que les arrivages du dehors sont difOcUes. n
y a même quelques groupes où il faut presque désespérer de voir jamais
ce combustible employé d'une manière avantageuse et générale. Est-ce
à dire que les usines de ces contrées doivent périr? Tout le travail au
bois est-il destiné à disparaître? Ces anciennes exploitations, qui ont si
long-temps fleuri, seront-elles condanmées sans retour? Quelques
hommes très éclairés le pensent. Ainsi , M. Ch. Collignon, dans l'ou-
vrage que nous avons déjà cité (1), déclare hautement que, si les houilles
de Sarrebruck ne leur viennent bientôt en aide, c'en est fait de toutes
les forges de l'est. Quelque juste considération que nous ayons pour
l'opinion de cet homme distingué, si versé d'ailleurs dans la connais-
sance des choses dont il parle, nous sommes loin d'accepter d'une ma-
nière générale un jugement si sévère, qui nous parait du moins siyet
à bien des restrictions.
Qu'on ne pense pas que nous voulions ici faire de l'optimisme à tout
prix, uniquement afin de prouver que le retour à la liberté des échanges
ne causerait dans le pays aucun trouble, aucune perturbation fâcheuse.
S'il nous apparaissait, après un examen sérieux, que l'application du
principe de liberté dût être fatale à un certain nombre de nos forges, à
toutes celles même qui sont réduites à travailler le fer au charbon de
bois, nous le dirions sans détour, parce qu'une telle vérité, si impor-
tune qu'elle pût être, n'altérerait en rien nos conclusions. Il ne serait
assurément ni raisonnable, ni juste de prétendre que, pour assurer
l'existence de quelques établissemens particuliers, placés dans de mau-
vaises conditions de production, et par là relativement stériles, la
France dût sacrifier tant d'industries vitales, dont le fer est l'aliment oa
le soutien. Nous dirions : C'est un malheur, mais qu'y faire? Que ces
{i) Du Concoure des Canaux et des Chemins d$ Fer, par M. Gh. GoUigiAiii, iogé^
DÎeur en chef des ponts-eUdunsséei .
LA LIBERTÉ DU COMMBIICB. ^73
établissemens périssent, puisque les couditions de vie leur échappent :
ainsi le veut non-seulement Tintérét général, mais encore, ce qui est
plus grave à nos yeux, le droit général, qui ne saurait être éternelle-
ment immolé au profit de quelques intérêts privés. Et pourquoi recu-
lerions-nous devant cette conclusion par rapport à un certain nombre
de nos usines à fer, lorsque des hommes qui ont voué leur vie entière à
la défense du système protecteur n'ont pas hésité à Fadmettre dans im
avenir plus ou moins éloigné, et pour certaines éventualités possibles,
par rapport à l'industrie du fer en général? Écoutez ce qu'écrivait à cet
égard, en 4829, un homme dont l'autorité est respectable même pour
nous qui n'adoptons pas ses doctrines, à plus forte raison pour les
partisans du système restrictif. « S'il était prouvé, disait M. Ferrier, que
jamais la France ne produira de bon fer, ou que par la rareté du mi-
nerai , que par l'absence de houillères assez riches, ou convenablement
situées, il fallût se résoudre à conserver cent ans un droit prohibitif qui,
en définitive, n'aurait que faiblement agi sur les prix, ce n'est pas moi
qui conseillerais de le maintenir (i).» La question de temps, on le con-
çoit, ne fait rien à l'affaire, et s'il nous était prouvé, à nous, qu'un cer-
tain nombre de nos forges fussent dans une condition d'infériorité
irrémédiable, nous serions autorisé, par ces paroles mêmes, à les con-
damner dès aujourd'hui. Après tout, si les fers traités à la houille de-
vaient inévitablement chasser du marché les fers traités au bois, ce
malheur, si c'en est un, se réaliserait toujours tôt ou tard par le seul
effet de la concurrence intérieure, et la concurrence étrangère ne ferait
en cela que hâter le moment fatal. Si nous n'adoptons pas cette hypo-
thèse, ce n'est donc pas, comme on pourrait le croire, pour écarter une
épine qui nous blesse, c'est parce que tout nous démontre qu'elle n'a
pas de fondement dans la réalité.
Deux circonstances surtout ont contribué à propager cette erreur.
La première, c'est que les deux pays de l'Europe qui se distinguent par
le bon marché de leurs fers, l'Angleterre et la Belgique, sont aussi les
seuls où ce métal se fabrique exclusivement à la houille, d'où l'on a
conclu que l'emploi de la houille était en cela, et partout, la condition
nécessaire du bon marché. On n'a pas assez remarqué que ces deux
pays sont aussi les seuls où l'importation étrangère soit libre, où l'on soit
aflk-anchi par conséquent du monopole des producteurs (2). Sans nier
la grande utilité du combustible minéral dans la fabrication de la fonte
et du fer, et l'heureuse influence qu'il peut exercer sur les prix, nous
(t) Du Sffttimê mariiimê §t eomtnereiai de l'Angl$i§rre au dix-nêuvOme siieU,
et de l'Enquête française, par M. Ferrier, Pari», IS».
(S) L'importation n'est plus tout-à-fait libre en Belgique, mais seulement siiyette à des
droits beaucoup moins élevés qu'en France. Notre observation se rapporte à un temps
antérieur; on verra ci-après comment le régime belge a été modifié.
93i BEVUI DBS DBUX MONDES.
croyons plus encore, s'il faut le dire, à Finfluence du monopole d'une
part, de la liberté de l'autre; et ce qui prouve la réalité de cette in-
fluence, c'est que, parmi les producteurs français, ceux qui traitent le
fer à la bouille aux mêmes conditions qu'on le fait à l'étranger, et Qè
sont, comme on vient de le voir, en grand nombre, n'ont pas une su*
périorité bien décidée sur ceux qui le travaillent au bois. La seconde
circonstance sur laquelle cette erreur se fonde, c'est que, lorsqu'on
parle de l'industrie du fer en France, c'est presque toujours la Chann
pagne seule qu'on a en vue. On ne prend pas garde que les usines de
cette contrée sont vraiment placées dans des conditions exceptionnelles,
en ce que le nombre môme de ces usines et l'exti^éme abondance du
minerai de fer dans toute l'étendue du groupe y rendent plus particu-
lièrement qu'ailleurs la production du bois insuffisante pour les besoins.
Entrons au cœur de la question, et considérons franchement, sans
prévention comme sans détour, la vérité des faits.
Le charbon de bois est aiyourd'hui, surtout en France où le prix s'en
est considérablement élevé depuis trente ans,, beaucoup plus cher que
la houille à poids égal; mais d'abord le prix actuel est-il le prix normal,
et ne serait-il pas susceptible de baisser sous un régime de liberté? n
baisserait sans aucun doute, et d' mie manière sensible. Hâtons-nous de
dire toutefois que ce résultat ne serait pas obtenu par le seul effet de la
réduction des droits sur le fer. On a trop dit et répété que le renchéris-
sement des bois en France était une conséquence certaine, bien qu'é^
loignée, du monopole des maîtres 4e forges. Quoique cette assertion,
ordinairement émise par ceux qui défendent nos prmdpes, soit en
somme très favorable à notre cause, nous jie l'acceptons pas, parce
qu'elle ne nous paratt pas juste et (lue nous ne croyons pas devoir dé-
fendre une bonne cause par de mauvaises raisons. Il était, du reste»
facile de s'y tromper, car les deux faits coïncident par leur date, puis-
que c'est en effet depuis que le monopole du fer existe que le prix da
bois s'est élevé. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut chercher ailleurs la
cause de ce renchérissement. Les bois ont suivi en France, depui»
trente ans, le mouvement de hausse qui a affecté d'une manière géné-
rale tous les produits du sol, ni plus ni moins, excepté en Champagne,
eu ils sont arrivés souvent, par suite de la concurrence trop ajrdente
des maîtres de forges, à des prix exceptionnels. Ce qui le prouve, c'est
que le produit des plantations, dans les localités où le bois est employé
à la fabrication du fer, n'es^eède pas celui des autres cultures, et que
les propriétaires n'y ont aucun avantage à posséder des plantations
plutôt que des terres à labour. Ces prix ne sont pas naturels; ils scmt
exagérés, foi'cés; mais ce n'est pas le monopole de l'industrie du fer
qui en est cause : c'est un autre monopole, celui qu'on a créé, vers le
même temps, au profit des prapriétaires du sol. On voit qu'ici le sii^et
LA LI9EETÈ DU GOMMERCB. %!&.
se complique. Les deux questions, celle de ragriculture et celle des
mines, se touchent; aussi^ pour arriver à une solution satisfaisante et
complète de Tune et de Tautre, faudrait-il les at)order en même temps.
Ainsi se JustiÛe de nouveau ce que nous avons dit en conuoençant, que
fout se tient en industrie, et quç, pour réformer sans effort et sans
trouble notre régime présent, Û ne faut pas procéder à cette réforme
par actes successifs, mais la pousser à la fois, bien que graduellement^
sur plusieurs lignes parallèles.
En supposant même que le prix du bois eût baissé, ensuite de la ré-
duction des droits sur les produits agricoles, il ne descendrait jamais,,
nous le savons, aii niveau du prix de la houille, au moins dans les
lieux où ce combustible abonde; mais il faut dire aussi que, dans la
fabrication du fer, Tefficacité du charbon de bois est plus grande,
qu'il en faut une moindre quantité en poids pour obtenir un effet
égal. Si nous prenions à cet égard pour points de comparaison le tra-
vail au bois des forges de la Champagne et le travail à la houille des
forges du nord, nous trouverions des différences surprenantes. Ainsi,
dans un grand nombre de ces dernières, et notamment àÂnzin, on a
souvent consommé 330 (1) kilogrammes de combustible pour produire
100 kilogrammes de fer, tandis que, dans les forges de la Champagne,
on n'en consomme en général que 124 kilogrammes pour obtenir ua
résultat égal. Il s'en faut de beaucoup, il est vrai, que cette extrême
inégalité dans les consommations dérive uniquement de la différence
des combustibles employés; il faut faire une large part d'abord à l'im-
perfection du travail dans les forges du nord, puis à la qualité inférieure
des fontes qu'elles emploient; il est incontestable pourtant que dans la
fabrication du fer, toutes choses égales d'ailleurs, 100 kilogrammes de
charbon de bois produiront plus d'effet utile que 100 kilogrammes de
houille.
«
C'est surtout dans la production de la fonte que le charbon de boi»
ofAre d'incontestables avantages. La fonte qui en provient est plus douce^
plus pure, plus maniable, meilleure enfin, et, comme elle se travailla
plus facilement que celle qui a été produite à l'aide du combustible mi-
néral, elle permet d'obtenir une économie assez notable dans les tra*
vaux subséquens. On sait, du reste, qu'elle vaut ordinairement sur la
marché 2 ou 3 francs de plus au quintal métrique. Â ce point de vue,
les forges travaillant au bois ne seraient pas aussi menacées qu'on k
suisse. Elles pourraient surtout conserver ime partie fort importante
de leur travail actuel, la production de la fonte, en laissant aux usineâ
(1) C'était là, en ISii, le travail normal des forges dn nord. Nous avons lieu de croire
qn*U s*est un peu amélioré depuis deux ans. Remarquons, du reste, qu*il ne s'agit|j«i qpie
de la conversion de la fonle en fer. „
876 REVUE DBS DEUX BIONDES.
mieux situées pour l'emploi de la houille le soin de conyertir cette
fonte en fer. A tout événement, elles conserveraient du moins quel-
ques spécialités qui ne sont pas sans importance, par exemple, la pro-
duction de Facier naturel, pour lequel remploi du charbon de bois est
rigoureusement nécessaire , et de certaines qualités de fers, douées de
propriétés particulières, que remploi de la houille altérerait. Il n'est
pas à craindre, par exemple, que le groupe de V Indre, où le combustible
minéral est à peu près inconnu, et où il est permis de croire qu'il sera
toujours rare et cher, ne perde pour cela le précieux privilège de
fournir au commerce les belles qualités de fers si avantageusement
connus sous le nom de fers du Berry. Le groupe du sud-est (Isère) ne
renoncera pas non plus à la production de Tacier naturel, qui constitue
dès à. présent une des principales branches de sa fabrication (i). Il faut
remarquer, en effet, que l'Angleterre, où l'usage de la houille est gé-
néral dans les forges , ne produit point d'acier naturel et ne produit
même en fers que les qualités communes, ce qui l'oblige à demander
les autres aux pays étrangers. Qui empêcherait nos forges au bois de
se substituer en cela, du moins en partie , à celles de la Suède et de
l'Autriche, sur lesquelles elles n'auraient pas de peine à conquérir, si
elles le voulaient bien , l'avantage de la supériorité du travail , de ma-
nière à compenser la différence du prix du combustible?
Ce serait d'ailleurs une grave erreur de croire qu'il est absolument
nécessaire, pour que des forges subsistent face à face et se fassent con-
currence les unes aux autres, qu'elles se trouvent dans des conditions de
production parfaitement égales. S'il en était ainsi, la plus grande partie
de celles qui existent en France aurait déjà succombé. La supériorité des
unes sur les autres constitue seuleihent pour elles un avantage relatif,
qui leur permet de réaliser de plus amples bénéfices, sans nuire en
rien à l'existence simultanée de leurs rivales, à moios que la produc-
tion totale ne soit réellement supérieure aux besoins. La différence de
leurs profits n'aboutit même en général qu'à augmenter la rente du
fonds. Il en est de cela comme des exploitations rurales, entre lesquelles
on remarque des difTérences si frappantes quant au degré de fertilité
du sol. Voit-on par hasard qu'en agriculture les terres médiocres soient
incapables de soutenir la concurrence des terres plus fertiles qui les
avoisinent? Non; pour peu qu'elles soient susceptibles de culture, et
d'ailleurs convenablement situées, toutes les tencps produisent à peu
près aux mêmes conditions, en ce sens du moins que les denrées qui en
proviennent sont vendues aux mêmes prix dans les mêmes lieux* L'u-
nique différence qu'on y remarque, c'est que les meilleures ou les
(1) Ce groupe a produit, en ISii, 16,i5i quintaux métriques d*acier naturel; la produc-
tion totale de la France n'a été, pour cette même année, que de SS,1S1 quintaux métriquef .
LA LIBERTR DU COMUERCB. 877
mieux situées rapportent à leurs propriétaires une rente plus forte, n
en serait de même quant aux forges inégalement partagées par rapport
à ^'emploi, soit du combustible, soit du minerai; le fonds en acquerrait
une valeur plus ou moins grande, et voilà tout. Quelques-unes seule-
ment, placées dans des conditions tout-a-fait défavorables, succombe-
raient, et pour celles-là, quoi qu'on résolve et quoi qu'on fasse, leur des-
tinée est écrite, elles n' y échapperont pas.
Le grand malheur des usines qui font usage du bois, ce qui est leur
tort irrémédiable, ce qui les condamné à une infériorité perpétuelle et
sans aucun espohr de changement, c'est qu'elles ne sont pas suscep-
tibles d'étendre leur fabrication à volonté. La production y est fatale-
ment bornée par retendue et la richesse des forêts qui en occupent le
voisinage. Or, ces forêts restent et resteront ce qu'elles sont, si même
elles ne tendent pas à décroître, à mesure que l'accroissement de la po-
pulation rendra la culture du sol de plus en plus nécessaire. Ordinaire-
ment aménagées pour un certain nombre d'années, par exemple vingt
ans, ces forêts donnent tous les ans les mêmes coupes et livrent par con-
séquent aux forges des quantités invariables de bois carbonisé. Voulût-
on, dans l'intérêt de 1 industrie du fer, augmenter la production du
bois par de nouvelles plantations, on n'y parviendrait toujours qu'après
un certain nombre d'années, et, outre le déficit qui pourrait en résulter
dans la production d'autres denrées nécessaires, cette ressource ne ré-
pondrait jamais à des besoins présens. De là, pour ces forges, une im-
possibilité absolue, radicale, de suivre pas à pas le progrès de la con-
sommation ou des besoins. Il n'en est pas de même pour celles qui
emploient le combustible, minéral. Pour peu que les mines d'où elles
le tirent soient fécondes, et que le minerai de fer ne leur manque pas,
rien ne les arrête dans leur essor; elles peuvent toiyours, quand elles
le veulent, répondre sans trop de peine aux besoins présens et aspirer
dans l'avenir à 'un accroissement indéfini. Aussi voyons-nous que la
fabrication au charbon de bois est demeurée depuis dix aiis à peu près
statiounaire en France, tandis que la fabrication à la houille ou au
coke a doublé pour le fer, et triplé pour la fonte dans le même espace
de temps (1).
(1) Voici les chiffres exacts pour les deux années extrêmes de la période décennale :
FONTE DE FER FER FORGÉ
au charbon de bois. à la houille. au charbon de bois. à la houille.
1835 3,i6i,Si8 q. m. 483,159 q. m. 1,081,593 q. m. 1,013,795 q. m^
18U «,805,861 1,465,893 1,084,913 3,065,313
L*augnientation, assex faible d'ailleurs, qu*on remarque dans la fabrication de la fonte
au charbon de bois, prorient en grande partie de ce qu'on a appris à mieux utiliser le'
combustible.
TOME xvu. 57
Il féflliHede la, pour la fabricaltoii an charbon de bois, deux incon^
'iémimi» bien grafeti, Fttii partieuliep, Faotro général. Le premier, i^eefc
<|iie leS' usine» qm* féal usage de oe eotnbusbble, bornées comnEie elles
leseel dane leur production, ne peuvent jamais s'étaUir sur une large
éebeHe, ni preiter par conséquent des économies ei des a^axilaf es d»*^
TOia qui revortest parfois dfimr travail exécuté en grand. EUes ne peu*
vent que rarement adopter ce» méftedes de travail perfeelioniiéesy^ i|ai
tendent surtout à faire obtenir um plus gr»ide aboâdance de produits
dw» un temps donné et avee les mômes moyens. C'^est là peut-être sm-
jimrd'buif l& plus gra^e de teursiofii mîtes. L'autre inconvénient^ d!vm
effet plue général et d'une considération plus bamte, e'esique la Mm?»-
cation par le eombusHUe ifégétaly ne pouvant pas^ comme FauFfare^
répondit» mit besoin» emsMms de Findustm, mettrait, si elle eiaioteil
seule, an obstacle invincible au progrès^ Forcément stationnaire, elle'
tiench*att Findustrie enchaînée avec elle dans le» liens du présent, eaa»
lui pemiettre, au moin» dans certoînes direction», aucun aca^tee»^
menrt^ AaM» est-il vrai que la fabricaHon du fer par le combustible vBè^
Béral est en cela la piKmdence du monde eifvilisé : c'est sur elle qp»
. repose to«l Fespoir de Findustrie daas Favenir*
Four le dire en passa»!, quoique cette vérité ne soit pas assuréaMDt»
ignorée^ on n'y a peut-étee pas donné toute Fattention qu'dte 0»rife«'
Parmi les causes qui ont le pfaae e»i»trib«é à FentraerdinaÉre aecraiaa»*
ment de Fmdustriemod^ne, on vante surtout Finvention de la vapeor^
et ce n'est pas sans raison; on cite encore les merveilleuses machine»
qui ont perte si haut Findustrie des tissus^ et,^ pardessus tout, les etaa^
mtns de fer : on oublie en général cette invention modeste, mais m fi^
conde, qui consiste dans FappUcation du combustibte minénd à 1» fti<»
brteatton du fer. Sons cette invention poortant, que devenateni et ka»
machine» à vaq[)e«r, ei tes cbemms de fer, et cette innombrable légioA^
de machines qui peuplent dos ateliers, en lyeutant une si grande somm^-
de puissance a la puissance prodaetive de Fhomme? Où en serait FAsk
l^terre, et que seraient devenues toutes ces conquêtes industrieHaa
dont elle a^ depuis cinquante ans, étonné et enrichi le monde, â eUe^
était demeurée réduite, pour la fabrication du fer, à ses anciens mayen^
Il faut voir ce qu'elle était avant cette humble découverte, qui ne date
guère que de la fin du dernier siècle. La productiem du fer ne suffisait
pas même ators à ses besoins présens, bien [rfos bornés qu'ils ne le sont
aujourdlïnt. 6n petit Ih'e, dans les écrits qtrt datent du milieu de ce
siècle, les plaintes qui s^exhalaient de toutes parts sur FinsufQsance
notoire de cette production et sur l'épuisement graduel des bois,qui fai-
sait entrevoir dans l'avenir une insuffisance encore plus grande. On fai-
sait appel aux industriels, aux savans, en les invitent à résoudre à tout
prix ce grand problème, qui parait aujourd'hui si simple. Les sociétéa
LA umit ms €onflBHX. ffV
MifMrtes {MToposaient des prix pour cet oh}èt; le gouTemement même
était prié d'intervenir. Ce problème résolu, r Angleterre fut sauvée :
elle prit le haut bout dans le mouvement industriel du monde, et ehee
elle la grande industrie naquit. Alors aussi vinrent les nnudiiiies à va-
peur, les machines à tissus, les chemiM de (èr et le reste.
C'est à ce point de vue surtout que la fabrication du fer «n charbon
de bois cède hautement le pasà la faforicatioB à la houille. Est-ce à dire
qu'elle doit disparaître aussitôt que cette dernière vient à s'implanter
sur le sol? Cela peut être vrai en Angleterre, où les bois, devenus
chaque jour plus rares, ont presque entièrement disparu; mais cela
n'est pas également vrai en France, où, Dieu merci ! il reste encore
d'assez notables parties de forêts à exploiter. Outre l'extrême rareté du
bois en Angleterre^ qui devait nécessairement restreindre et taire dbeMir
donner peu à peu la fabrication du fer par ce moyen , il y avait là une
autre cause de cet almndon : c'était reicessivejcherté de tous les pro-
émi» agricoles, déterminée par les lois restrictives sur ces denrées, et à
laquelle le bois participait. Si cette cherté se remarque également en
France depuis trente ans, elle y est pourtant bien moins sensible qu'elle
ne l'était encore récemment en Angleterre, et elle pourrait, conmie
nous l'avons déjà dit, s'atténuer encore beaucoup sous un régime plus
libéral.
i)ès-lors, nulle raison pour que, dans notre pays, la fabrication au
bois disparaisse, au moins de longtemps. Seulement nous croyons
4|tt'il est nécessaire quelle se transforme. Une révolution doit s'y faire,
révolution que la force des choses amène et qui d^ commence à fe
manifester. C'est que les usines réduites à travailler exclusivement au
«barbon de bois, en conservant toutefois quelques-unes des spécialités
dont nous parlions tout à l'heure, se contenteront en général de pro-
duire la fonte, genre de travail qui est plus particulièrement leur apar-
nage, et qu'elles laisseront aux autres le soin de convertir cette fonte en
fer. Par là elles parviendront à utiliser, bien mieux qu'elles ne le font
^ourd'hui, toutes les ressources qu'dles possèdent en minerai de fer
dans les loeaUtés qu'elles occupent. En renonçant à achever le travail
de la fabrication, elles pourront l'étendre davantage et parviendront à
mettre dans la circulation , avec une masse de combustible égale, une
bien plus grande somme de produits. Elles profiteront en cela, et le
pays profitera avec elles, du véritable avantage qui résulte de leur genre
de travail, la qualité supérieure des fontes, avantage qu'on ne peut
guère leur contester. Au reste, cette révolution que nous annonçons ici
dans l'avenir n'est déjà plus tout-à^fait hypothétique; eUe e^ com-
mencée dès à présent, et, quand on examine de près ce qui se passe, on
«n aperçoit déjà clairement les premiers symptômes. Celte transforma-
tion si désirable ne marche toutefois aujourd'hui qu'à pas lents. Une
8^ 9EVUE DES DEUX MONDES.
réduction notable sur les droits qui frappent les fers étrangers pourrait
donner à cet égard une impulsion salutaire, et ce ne serait pas le
moindre service qu'elle nous aurait rendu.
Ce n'est pas ainsi toutefois que les choses se passeront, selon toute
apparence, dans le groupe de la Champagne, dont il nous reste à dire
quelques mots.
Rien n'égale la richesse minéralogiquede cette contrée : elle présente
le terrain le plus fertile en minerai de fer qu'on puisse rencontrer dans
toute l'Europe. Les minières, qui s'y pressent en quelque sorte les unes
sur les autres, sont en général très abondantes, et le minerai qu'on en
retire au moyen d'un travail facile exécuté à ciel ouvert y est presque
jpartout de très bonne qualité. Ce groupe réunit en outre dans son sein
un ensemble remarquable de conditions naturelles très favorables à
l'exploitation. Tout le pays est sillonné de cours d'eau qui sont pour la
plupart des affluens de la Marne et qui offrent toutes les facilités dési-
rables pour le lavage du minerai. C'est sur ces cours d'eau que les
usines sont assises, et, quoiqu'elles s'y touchent en quelque sorte, eUes
y trouvent sans exception de belles chutes qui leur procurent des mo-
teurs à bon marché, moteurs peu puissans, il est vrai, mais réguliers,
et dont la force effective serait facilement augmentée par un meilleur
système de roues hydrauliques. Enfin la castine, condiment nécessaire
dans le travail de la fonte, et qui entre ordinairement pour un quart
dans la charge totale des hauts-fourneaux, se trouve en abondance dans
le lit même des ruisseaux qui traversent les usines, et on l'y ramasse
avec si peu de peine et de frais, qu'on ne fait pas même figurer cette
dépense dans le prix de rjevient des produits.
Ces conditions si favorables sont malheureusement gâtées, dans le
département de la Haute-Marne, siège principal du groupe, par l'ex-
cessive cherté du combustible; c'est là que s'applique avec vérité, et
dans toute sa force, ce qu'on dit souvent, avec assez^peu de raison, de
la métallurgie française en général. Le charbon de bois y coûte, terme
moyen, rendu à l'usine, de 8 à 9 francs les 100 kilogrammes. C'est à
peu près le double de ce qu'il coûte dans la plupart des cant<His boisés
de la Meurthe, de la Meuse, de la Moselle, des Vosges et du Bas-Rhin (1).
Encore ce prix, qu'on peut considérer comme normal, est-il bien sou-
vent excédé quand il arrive que, lors des adjudications annuelles des
coupes, les maîtres de forges, pressés par les demandes du commerce,
se font une concurrence plus vive. Ce n'est pas que le bois manque dans
cette région, les forêts y abondent au contraire; mais telle est la ri-
chesse minéralogique de la contrée, tel est le nombre des usines qui s'y
(1) 11 y a même dans ces départemens plusieurs cantons où le bois coûte à peine le tiers
de ce qu'il coûte dans la Haute-Marne.
LA LIBERTÉ DU COMHERCE. 881
pressent (i), que ces forêts, malgré leur abondance, ne peuvent suffire
à tous les besoins. Aussi arriye-t-il presque tous les ans que plusieurs
usines sont forcées de se mettre en chômage, faute d'avoir pu trouver
le combustible nécessaire pour leur travail.
Cette extrême cherté du combustible végétal explique, ce qui sans
cela paraîtrait inexplicable, comment le groupe de Champagne est Tun
des premiers qui aient adopté, sur le continent de l'Europe, l'emploi
du combustible minéral , au moins pour la conversion de la fonte en
fer forgé. Cependant la houille y est relativement tout aussi chère que
le charbon de bois. La plus grande partie de celle qu'on y consomqfie
est tirée des mines de Sarrebruck, en Prusse, d'où elle est amenée
jusqu'à présent par charretage à une distance de quarante lieues. Mal-
gré le bas prix de cette houille sur le carreau des mines, et quoiqu'elle
ne soit encore que de médiocre qualité, maigre et toute composée de
menu, elle coûte en moyenne, rendue dans les usines, 5 fr. 50 cent,
et 6 fr. les iOO kilogrammes. C'est cinq fois plus que le même combus-
tible ne coûte dans le groupe des houillères du nord , et sept ou huit
fois plus que dans le groupe des houillères du sud. Ces houilles de Sar-
rebruck ne servent guère pourtant que dans une des opérations des
forges, le puddlage; pour les chaufferies, on est obligé d'avoir recours
aux houilles de Saint-Étienne, qui, venues par eau jusqu'à Gray, sont
de là transportées également par charretage jusqu'aux usines, où elles
reviennent, en moyenne, à 6 fr. 50 cent, ou 7 fr. les iOO kilogrammes.
« C'est avec de telles difficultés, dit H. Rigaud de la Ferrage dans
l'important mémoire que nous avons déjà cité, que, grâce au peu de
Irais des autres parties de la fabrication (et il faut ajouter : grâce à
l'économie que les maîtres de forges de cette contrée ont su apporter
dans l'emploi du combustible), les fers de Champagne repoussent , par
leur prix, sur les marchés, les fers laminés des pays houillers. Lors-
que les nouvelles voies de communication seront terminées , et* que,
par leur moyen * les houilles pourront venir aisément dans ces dépar-
temens, elles s'y trouveront réduites à 25 fr. les i ,000 kilogrammes.
Ce sera un changement suffisant pour que nulle forge de ce pays ne
craigne plus alors qu'on lève toute prohibition et tous droits sur les fers
étrangers (2). »
Tel est le groupe de forges qu'on a presque toujours en vue quand
(1) Cent soixante-treize pour tout le groupe, qui n^est pas très étendu.
(2) Siluation des Forges de France et de Belgique, par M. H. Rigaud de ia Ferrage^
ancien ingénieur des établissemens de mines, hauts-fourneaut , usines et laminoirs de^
MarcineUe et Couillet, près de Cbarleroi (Belgique), directeur-gérant des forges, fon-
deries et laminoirs d*Ansin. — Nous citons ce mémoire avec d*autant plus de confiance,
qu*après atoir été inséré dans les Annales des Mines , il en a été extrait et|publié k
part par ordre de M. le directeur-général des ponts-et-chaussées et des mines.
882 BEVUE DBS DEUX MONDEB.
on raisonne d'une manière générale sur notre industrie métallurgique.
On voit pourtant que les usines qui te composent sont placées, quant à
présent, dans des conditions lout-à-fait exceptionnelles. Il n'est pas
étonnant, il est vrai, que les regards du public se soient tournés plus
souvent de ce côté que de tout autre, car ce groupe a con9ervé pendant
long-temps, en France, une importance hors ligne. Il y a tenu jusqu'à
ces dernières années, à tous égards, le premier rang. S'il l'a cédé, de-
puis peu, quant à la production de la fonte et du fer, au groupe des
houillères du sud, il le tient encore pour le nombre des usines, et il le
tiendra toujours pour l'abondance du minerai. Il est même permis de
croire que, lorsque les voies de communication actuellement projetées
oU en cours d'exécution seront terminées, ce groupe recouvrera sans
trop de peine, et sur tous les points, la primauté qu'il a perdue. «Nous
croyons toutefois que jamais le travail ne s'exécutera dans la Haute-
Marne de la même manière que dans les pays houillers. îl est probable
que l'on continuera à s'y servir du charbon de bois pour la production
âe la fonte, en réservant la houille pour opérer la conversion de cette
fonte en fer. Par là on conservera aux fers du pays les qualités qui les
distinguent, et en même temps l'économie très notable qu'on obtien-
dra dans l'emploi du combustible végétal permettra d'en modérer le
prix.
Les voies de communication qui, dans un avenir prochain, desser-
viront ce groupe sont : IMe canal de la Marne au BJiin, lequel, pro-
longé par le canal dit des houillères» y apportera les houilles de Sarre-
bnick; 2° le chemin de fer de Paris à Strasbourg, qui rendra à peu
près les mêmes services; 3* le canal de l'Aisne à la Marne, par où se-
ront transportées jusqu'à Vitry les houilles 4e Mons et de Gharleroi ,
qui n'ont pas encore paru dans ces contrées; 4° le chemin de fer de
Saint-Dizier à Gray, qui apportera au cœur même du groupe , qu'il
traversera dans toute son étendue, les houilles de Saint-Étiennci Quand
ces travaux seront terminés, et quelques-uns touchent à leur terme,
la bouille de Sarrebruck ne reviendra, selon M. Ch. Collignon (I), ren-
due à Vitry, qu'à 2 fr. 30 cent. lesiOO kilogrammes, et la bouille belge
a ^ fr. 50 cent., sur le même lieu. Quant à la houille de Saint-Étienne,
elle y sera toujours un peu plus chère, et ce n'est guère que dans la
partie méridionale du groupe, ou dans le centre, qu'elle pourra sou-
tenir la concurrence des autres.
Si quelque chose doit étonner, c'est que des travaux de communica-
tion si importans, si nécessaires, qui pouvaient épargner à la France de
si énormes sacrifices, ne soient pas achevés depuis long-temps; qu'on
ait tant de fois gémi sur l'infériorité plus ou moins réelle de notre in-
(1) Du Concours €f*s Canaux et âet Chemins de fer.
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. • 883^
dash'ie métallurgique, sans rien faire pour la relever de son abaisse-
ment; qu'on ait pu surtocU négliger à ce point, durant une paix si lon-
gue, ce groupe de Champagne, le plus considérable de tous, dans lequel
on semblait même résumer l'industrie entière, et sur lequel on avait
incessamment les yeux ouverts. D'où vient cela, sinon àe ce que jus-
qu'à présent, pour les producteurs, la protection douanière a tenu lieu
de' tout? Oh! qu'il en eût été autrement si, après la paix, en 1814, on
eût laissé les choses suivre leur cours. A celte époque, la fabrication du
fer par la houille était encore dans son enfance en Angleterre; du moins
est-il vrai qw'rl lui restait bien du chemin à faire pour arriver au point
où nous la voyons aujourd'hui. Si la concurrence était demeurée libre
d'un pays à l'autre, elle n'aurait pas agi dès l'abord avec une force ir-
résistible, et pourtant les producteurs français en auraient senti peu à
peu l'aiguillon, comme il arriva de leurs voisins belges. C'est alors que
de b Champagne et d'ailleurs se seraient élevées des voix puissantes,
unanimes, qui auraient réclamé, à défaut d'une protection qu'on ne
teur devait pas, ces voies de communication fécondes. Certes, ni le gou-
vernement, ni les chambres, n'auraient résisté long-temps à des récla^
mations si justes. Au lieu de cela, on aima mieux jeter tout d'un coup
SUT lïmportation étrangère un brutal interdit. Ce n'était pas résoudre
la question, ce n'était pas^^ même la trancher; c'était prononcer tout sim-
plement un ajournement ruineux pour le pays. Far là nos maîtres de
forges, ne se sentant plus ni aiguillonnés, ni pressés, s'oublièrent eus-
mémes> em, s'ils s'occupèrent de sotHciter le pouvoir, ce ne fut plus
pour en obtenir l'exécution de ces travaux utiles, mais bien plutôt pour
maintenir, contre tes justes' plaintes du pays, le monopole qu'on leur
avait imprudemment concédé. Dès4ors aussi, le gouvernement, les
chambres, le piiblic, mal avertis par les intéressés les phis:directs, s'en-^
dormirent dans^ime sécurité fatale. Voilà comment tant d'années ont
été perdues et tant 3e millions sacrifiés sans flruit. Voilà comment, par
rapport à la Champagne, la question n'est guère aujourd'hui plus avan^-
cée qu'au premier jour.
Quoi qu'il en soit, si les forges de cette contrée sent endore dans une
situation relativement désavantageuse, il n'en est pas de même de la
plupart des autres, et, si l'on avait fait ailleurs s€vi)ement la moitié à»
efforts cfu'oQ a dû faire en Champagne pour économiser le combustible
et perfectionner les méthodes de travail, on n'aurait dès à présent rie»
à craindre de la concurrence du dehors.
m.
Comment se fait-il raaintenajit que tant d'établfiBsemens^ si hiea si-
tués, cpn^olootahsohioieiit Fkft à envitr, quant a l'empli» du eombus-
884 • REVUE DES DEUX MONDES.
tible et du minerai, aux forges étrangères (et on a vu que la France en
compte un très grand nombre dans ce cas), persistent à vendre leurs
fers à des prix incomparablement plus élevés? Ce phénomène s'expli-
que par un seul mot, le monopole. Les partisans des restrictions refu-
sent en général de reconnaître la funeste influence de ce principe. Rien
n'est pourtant mieux attesté par l'histoire. Partout où le monopole a
existé, on a vu les prix se maintenir, en dépit de toutes les circonstances
favorables, sans que le progrès même y pût rien. Tous les faits présens
et passés conflrment cette donnée; il n'y a point de vérité mieux éta-
blie. Malheureusement la force de cette vérité est trop souvent affai-
blie, il faut le reconnaître, par l'abus qu'en font certains amis de la
liberté commerciale. En appliquant mal à propos à toutes les industries
protégées ce qui n'est rigoureusement vrai que de celles qui s'attachent
à la terre, ils se jettent dans le faux et fournissent ainsi à leurs adver-
saires une réponse toute prête. Objecle-t-on à ces derniers que les lois
prohibitives, en constituant le monopole au profit des producteurs in-
digènes, empêchent la baisse des prix, ils signalent aussitôt la baisse
extraordinaire opérée depuis trente ans, en dépit même des prohibi-
tions les plus absolues, sur tous les articles manufacturés. La réponse
est juste, et sur ce terrain ils ont raison. C'est qu'en efitet, quoi qu'on
en dise, il n'y a point de monopole pour les manufactures, parce que,
le nombre des établissemens étant ilUmité , indéfini , la concurrence
intérieure suffit toujours, quand les circonstances sont d'ailleurs favo-
rables, pour modérer les prix. Aussi, dans la grande lutte actuellement
engagée sur la question du libre échange, si quelques-uns de ceux qui
défendent les droits protecteurs peuvent être considérés comme des
calculateurs égoïstes , la plupart des industriels qui suivent la même
bannière, les manufacturiers, les fabricans, les mécaniciens, les arma-
teurs, tous ceux enfin qui sont exposés à l'intérieur à une concurrence
indéfinie, sont tout simplement des dupes. Hais l'existence du mono-
pole n'est que trop réelle par rapport aux industries qui s'attachent à
la terre, c'est-à-dire pour l'agriculture et pour l'exploitation des mines,
parce qu'ici le nombre des établissemens est, par la nature des choses,
limité et défini. C'est donc sur les produits de l'agriculture et des mines
que l'infiùence du monopole se fait sentir. C'est dans ces deux direc-
tions que nous voudrions voir les protectionistes nous signaler une
baisse quelconque obtenue par le seul progrès du temps. Qu'ils nous
montrent un seul produit agricole dont le prix ne se soit pas maintenu
ou même élevé, en France,' depuis l'établissement des lois restrictives.
S'ils peuvent mentiodner une baisse réelle, assez faible d'ailleurs, sur
les prix des fers et des houilles, qui ne sait que cette baisâe est due uni-
quement à la réduction des droits effectuée en i836?
Ce que nous disons de la France ne se justifie pas moins pour la Bel-
LA LIBERTÉ DU COMMERCE. 885
gique. Jusqu'en 1830, Timportation des fontes et des fers étrangers
avait été libre dans ce pays, ou frappée seulement d'un droit insigni-
fiant. Sous ce régime, la métallurgie belge prospérait, tout en livrant
ses produits aux mêmes prix que l'industrie anglaise. Après 1830, une
crise s'étant déclarée à la suite des événemens politiques, on crut de-
voir établir sur lès fontes étrangères un droit d'environ 2 fr. 50 cent,
les 100 kilogrammes. Qu'arriva-t-il? Le prix des fontes s'éleva dans le
pays. Dans la suite, ce droit primitif ayant été porté à 5 fr. 80 cent, les
100 kilogrammes, chiffre actuel, les prix s'élevèrent encore et à peu
près dans la mêipe mesure, non pas régulièrement, il est vrai, car les
crises se multiplièrent sous ce régime, et les variations y furent très
violentes et très brusques, mais de manière à excéder toujours ^nsi-
blement, en moyenne, les prix anglais : tant il est vrai que, sous l'em-
pire du monopole, le consommateur n'a rien à attendre du bénéfice
du temps.
Ce qu'il y a de plus extraordinaire et ce qui n'est pourtant pas moins
réel, c'est que le monopole, si onéreux au pays qui le tolère, ne profite
pas même à la plupart de ceux qui en jouissent. On en a vu des exem-
ples bien remarquaî)Ies, durant le cours des derniers siècles, dans toutes
ces compagnies instituées par privilège, en France, en Angleterre et
dans presque tous les états de l'Europe, pour exploiter le commerce de
certains pays lointains : compagnies des Indes orientales, du Levant,
des côtes d'Afrique, de la mer du Sud, etc. Entourées par leurs gou-
vememens de faveurs de toutes les sortes, armées contre les natio-
naux et contre les étrangers de privilèges monstrueux, on a vu ces
grandes compagnies marcher invariablement à leur ruine. Quelque
chose de semblable se remarque dans celles de nos industries qui sont
vraiment constituées en monopole. L'agriculture, par exemple, malgré
ses privilèges, est en souffrance dans toute l'étendue du pays. Les éta-
blissemens métallurgiques ne fleurissent aussi que par exception. Il y
a même, par rapport à ces derniers, une observation importa,nte à faire :
c'est que, depuis 1836, date de la réduction des droits sur les fers, ils
se trouvent en général dans une situation meilleure qu'auparavant;
on en trouve un plus grand nombre qui jouissent d'une prospérité
réelle. En Belgique, c'est le contraire, c'est-à-dire que la même vérité
s'y manifeste en sens inverse? Depuis que les droits protecteurs y sont
établis, l'industrie s'y trouve dans une situation peut-être moins floris-
sante qu'autrefois et certainement plus précaire, témoin la crise af-
freuse de 1839, qui a duré quatre ans et ruiné plus de la moitié des
usines. Il est même permis de croire que la position incertaine et va-
riable qu'on a faite à cette industrie se changerait en une détresse réelle
et constante, si, outre le privilège dont elle jouit sur le marché belge,
M6 mpmE ms deux mondss.
^Ue n'avait encore obtenu 4es laveurs touUfi spéciales sir. les onarcbés
de la France et du ZoUverein allemand.
Comment, d'im autre côté, n'être pas frappé de cette circonstance,
tqu'au sein même de la France, des usines si diversement partagées
luttent à peu près à armes égales? Entre la situation des forges de la
Champagne et celle des forges qui appartiennent au groupe «des liouil-
1ères du nord, la différence est grande, comme on Ta vu, au moins
quant à l'emploi du combustible. Si les premières ont à payer des {ii*ix
exorbitans, et ne peuvent pas même, à ces conditions, augmenter à vo-
lonté leur travail, pour en diminuer d'autant les charges, les autres
sont au contraire, en tout cela, particulièrement favorisées. Dans cet
état de choses, ne semblerait-il pas que la concurrence des producteurs
eu nord devrait être mortelle pour les producteurs de la Champagne?
Au lieu de cela, elle ne leur est pas même gênante. Faut-il croire au
moins que les premiers recueillent des bénéfices exceptionnels, tandis
que les autres souffrent? Non, aucune différence sensible ne se remar-
que dans les résultats obtenus : les bénéfices sont à peu près les méones
des deux côtés. C'est qu'en Champagne, seule contrée de la France où
la nécessité des perfectionnemens se soit fait sentir dans une certaine
mesure, on en a du moins tenté quelques-uns, tandis que dans le
nord , comme ailleurs, on s'est contenté de jouir des avantages naturels
•qu'on possédait, sans rien faire pour les étendre et pour les féconder.
On a beau s'extasier tous les ans sur les prétendus progrès de notre
industrie métaUurgique : elle en a fait quelques-uns; qui en doute?
Avec cela, eUe n'en est pas moins encore, relativement à certaines in-
dustries étrangères, dans un état voisin de l'enfance. L'emploi du com-
bustible, question vitale pour la France, y est presque partout, excepté
en Champagne, mal organisé et mal conduit. Les laminoirs, qui sont
d'un si grancf secours pour abréger le travail, qui apportent dans la
fabrication des économies si grandes, et dont l'usage est universel en
Angleterre et en Belgique, n'y sont encore adoptés que par exception.
La partie mécanique y est presque partout, sauf dans quelques établis-
semens qu'on cite, ou barbare, ou nulle, et là même où cette partie a
plus d'importance, les moteurs et les conununications de mouvemens
sont en général si mal ordonnés, qu'ils feraient reculer d'effroi <im
contre-maître anglais. Voilà comment cette industrie ne profite j^as
même des faveurs coûteuses qu'on lui accorde. Voilà comment les
miUions de la France vont s'engloutir en pure perte dans ce gouffre
toujours béant.
De tout ce qui précède, que faut-ril maintenant conclure? Si on con-
sidère l'industrie française dans ses conditions'générales, elle est, sous
le rapport du combustible, motâs bien partagéefque les industries an-
LA LIBERTE DU COMMERCB. 887
glaise et belge, quoique cette vérilé ne soit pas aussi absolue qu'on le
prétend; mais, quelle que soit l'importance du combustible dans la fa-
brication de la fonte et du fer, ce n'est pas le seul objet qui soit à con-
sidérer ici. L'abondance et le bas prix du minerai sont bien aussi de
quelque poids. Or, à cet égard, l'industrie française est en général plus
favorisée qu'aucmie autre. Le prix moyen du quintal de mkierai rendu
aux fonderies et préparé pour la fusion a été, en 1844, de i fr. 27 cent.
« Si on faisait abstraction , disent les auteurs du Compie^rendtê^ à» la
redevance, charge qui est en dehors des conditions techniques, et des
transports, dont les frais se réduiront encore à l'avenir, le prix du
quintal de minerais propres à la fusion ne serait que de 0 fr. 57 cent
Ce chiffre est fort inférieur à celui qui serait calculé sur les mêmes
bases pour la plupart des districts de forges de l'Europe et surtout de la
Grande-Bretagne; il prouve sofiQsamment que le sol de la France est
riche en minerai d'extraction facile (1). » Le bas j^ix du minerai poiu^
rait donc compenser dans bien des cas, pour la France, la cherté rek^
thre du eombusiible. Ajoutez à cela que s'il arrivait, sous l'empire du
commerce Kbre, que l'industrie anglaise fut en mesure d'introduire
sur nos marchés une quantité considérable de ses produits, ce qui n'aa^
rait d'ailleurs rien d'effrayant pour notre industrie, puisqu'alors la
consommation augmenterait, dans cette hypothèse, disons^nous, les
redevances s'élèveraient en Angleterre, par suite de l'accroissement
même de la production , tandis qu'elles se maintiendraient en France à
leur niveau présent, ee qui achèverait d'égaliser les conditions. Cda
posé, nous disons que la métallurgie française, prise dans son ensem-
ble, est parfaitement en. état de soutenir, même i armes égales, la
concurrence étrangère, ou du moins qu'elle le pourra du jour où elle
voudra sérieusement l'entreprendre. Seulement il est nécessaire qu'on
l'y contraigne; elle n'y arrivera jamais sans cela. Ce n'est pas à dire
qu'il faille, du jour au lendemain, supprimer entièrement les droits :
un tel changement serait trop brusque, et le pays n'y est d'ailleurs pas
préparé; mais on peut du moins, et cela nous parait nécessaire, réduire
dès aujourd'hui ces droits de moitié, a L'habitude acquise par les mal*
très de forges, dit M. Rigaud de la Ferrage, d'obtenir de beaux résul-^
tais pécuniaires sans efforts et sans nulles dépenses sera pendant long*
temps encore un obstacle à tous les changemens qu'il leur serait utile
d'introduire dans leur fabrication. » Sans doute; mais ces habitudes fur*
neeles se perpétueraient sans terme, si le régime actuel n'était large*
ment modiflé. Le seul moyen de les rompre, sans ^olence pourtanl,
c'est d'opérer immédiatement sur les droits protecteurs un dégrève^
meni notable, avant-coureur d'une suppression totale. Le droit adbMl
{i) €émpH'rcnd9è des ingémean des nûoei, de 1845, p. tlO.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les fers traités à la houille étant de 18 fr. 75 cent., plus le décime,
c'est à 9 ou 10 francs qu'il pourrait être convenablement réduit, sans
qu'il y eût lieu d'ailleurs de maintenir l'absurde distinction introduite
entre les deux espèces de fers. Une telle réduction ne serait guère olu
forte que celle qui fut admise en 1836, et dont rexpéivt^ace a montré
les salutaires effets. C'est alors qu'en verrait les maîtres de forges
s'occuper réellement de perfectionner leurs méthodes. Les moindres
progrès réalisés dans ce sens suffiraient amplement pour couvrir la
différence des prix.
Si un tel changement devait être difficilement supporté quelque
part, ce serait tout au plus en Champagne, à cause des conditions par-
ticulièrement défavorables où sont actuellement placées les usines de
cette contrée, et parce que la marge du progrès réalisable y semble
moins forte qu'ailleurs. Toutefois la gêne qui pourrait en résulter ne
serait jamais que passagère : elle cesserait aussitôt que ce pays entre-
rait en possession des voies de communication qu'il attend. Or, les plus
importantes de ces voies, en cours d'exécution depuis plusieurs an-
nées, touchent à leur terme. Il ne faut pas croire d'ailleurs qu'une ré-
duction de 8 ou 9 francs sur les droits actuels entraînerait immédiate-
ment une réduction égale sur les prix; l'eflet en serait neutralisé en
partie par une hausse à l'étranger, a Le jour, disait M. Ferrier, où
un seul quintal de fer anglais pourra se présenter avantageusement
sur notre marché, T Angleterre nous en enverra pour quatre ans. »
Avec plus de justice, nous pouvons dire : Le jour où l'Angleterre, aussi
bien que la Belgique, pourront nous envoyer des quantités un peu
notables de fers, les prix s'élèveront promptement sur les marchés
de ces deux pays. Et ceci n'est pas une hypothèse, car l'expérience a
été faite plus d'une fois, sinon par la France, au moins par d'autres
pays, et elle a toujours eu son infaillible effet. Lorsque l'Amérique fit
à l'Angleterre des commandes un peu fortes pour l'exécution de sou
réseau de chemins de fer, commandes fort éloignées pourtant d'égaler
la consommation annuelle de la France, les prix s'élevèrent, sur le
marché anglais, à 26 et 29 francs le quintal métrique, pour retomber
ensuite à 19 francs lorsque ces commandes furent remplies. Pareille-
ment , lorsque la convention relative aux fers fut conclue entre le ZoU-
yerein allemand et la Belgique, les prix, qui n'étaient précédemment
que de 18 francs à peine dans ce dernier pays, s'élevèrent prompte-
ment à 26 et même 28 francs. Un semblable eflèt se produirait sans
aucun doute si la France se résolvait seulement à entre-bâiller ses portes.
La baisse des prix sur nos marchés n'égalerait donc pas à beaucoup
près la réduction opérée sur les droits. Il est probable même qu'elle
n'en excéderait pas la moitié. Or, il n'y a guère de forges en France qui
ne puissent se mettre promptement en mesure de supporter une di-
LA LIBERTÉ DU GOBfMERCB. 889
minution pareille. Ajoutons à tout cela que les circonstances actuelles
sont singulièrement favorables, puisque de toutes parts, pour la ma-
rine, pour les chemins de fer, pour l'industrie en général^ la demande
s'accroît d'une manière sensible, et que la production actuelle de la
France est réellement insuffisante pour ses besoins.
n va sans dire que les droits établis sur les fontes étrangères seraient
abaissés dans la même proportion que les droits sur les fers, ou plutôt
dans une proportion encore plus forte; car les fontes sont la matière
première des forges. Sur la frontière maritime, par exemple, le droit
serait immédiatement réduit de 7 fr. à 3 par quintal métrique. Il serait
désirable aussi que la distinction actuellement établie entre la frontière
de terre et la frontière de mer disparut , aussitôt que l'expiration des
traités conclus avec la Belgique le permettrait. La surtaxe de 3 fr. par
quintal métrique imposée sur les fontes importées par mer est con-
fa*aire aux intérêts de la marine, qui n'a pas déjà trop de marchandises
pesantes à transporter, et, quelque sympathie que nous ayons pour la
nation belge, il ne nous paraît pas raisonnable que la France se sacri-
fie pour faire fleurir les ihonopoles qu'il a plu à la Belgique de consti-
tuer dans son sein. Sous l'influence de ces bienfaisantes mesures, qui
Tiendraient concourir d'ailleurs avec une suppression totale des droits
sur les houilles, nous avons la ferme confiance que la métallurgie
française, loin de dépérir, grandirait. Le trésor y gagnerait plutôt qu'il
n'y perdrait, car la réduction des droits serait plus que compensée par
l'accroissement de la consommation. Quant aux avantages qui en ré-
sulteraient pour le pays, ils sont tellement évidens, qu'il est à peine
utile d'en parler.
Ch. Coquelin.
•x*^
VOYAGE ET RECHERCHES
»
' y
EGYPTE ET EN NUBIE
IV.
lA CAO» iuvcmi wat m&mwMsoL*
80 décembre 1844.
Des pyramides au Caire il y a deux lieues et soixante siècles. On ne
peut faire un plus grand saut qu'en passant de cette civilisation pri-
mordiale à la civilisation nouvelle, que le pacha essaie d'implanter ici.
Il y a loin de Chéops à Hébémet-Ali.
Le contraste est grand aussi entre le silence de ces tombeaux où j'ai
vécu depuis deux jours et l'agitation bruyante au sein de laquelle je
me réveille aujourd'hui. Il me semble entrer au Caire pour la première
fois. Je suis toujours frappé de cette cohue tumultueuse, de ce péle-mèle
étourdissant. Dans des rues où l'on touche presque du coude les deux
murailles, des ânes galopent, des spahis courent devant un cheval au
trot en distribuant des coups de courbache, des chameaux s'avancent à
(1) Voyez les li?raisoiis des 1er août, iw septembre et 15 Dovembre 1S46.
la file, chargés de moellons ou portant dos poutres plaoées 'On irmemi,
4e manière à broyer ou à percer les passans. L'excuse de la jeune femme
4es MiUe et une NmU, que le marchand a^ait mordue, eût été aussi
bonne au Caire qu'elle Tétait à Bagdad, a Un Ohameau cbitfgé de bois
1 brûler, di{t-elle à son mari, est venu sur moi dans la foule , et m'a
blessée à la joue. » Conlbien4e fois n'a-t41 pas manqué m'en arrtyer
autant I Des bufOes que l'on aiguillonne vieiineiit se oaéler àla%a
Supposez le plus léger encombrement, et i^ous aurez l'idée d'un
ordre, d'une mêlée dont rien n'a jamais approché, pas même
foule d'Alexandrie, si bien peinte déjà par Théocrite dans les Syr
jotfMf, quand Paraxinoé s'écrie tout à coup : On Tient de déchirer moi^
YÔtement. C'est ce que je me suis écrié aussi presque^n arrivant; à peine
sorti de Tiiôtel , il a fallu rentrer.
Pour les embarras de Paris, Boileau n'eût pas daigné en parler s'il
eût connu les embarras du Caire. Un éoriTain arabe «e parait avoir
cassez bien rendu cette confusion, seidement elle lui semble mélanco-
lique, et à moi divertissante. « On se trouve ià, dit*il, dans un espace
^étroit et dans des rues qui n'offrent qu'un sentier obscur et resserré
par les boutiques; quand les chevaux s'y pressent avec les piétons , on
éprouve un certain serrement de cœur et une tristesse qui tire les
larmes des yeux, o Ce qui achève d'étonner ici , c'est la différence de
sces rues animées, bruyantes, et d'autres rues silencieuses et piresque
désertes; peu d'instans après notre ariivée, le diogman nous fit faire
•une tournée d'un quart d'heure il travers un labyrinthe obscur de
ruelles et de passages. Nous traversions des cours, des écuries. Â tout
instant, il fallait ouvrir des portes, car c'était le soir, et chaque quartier
tse barricade (1). Par momens, je me croyais dans une cave ou dans un
étroit et sombre corridor. Quand je revins à l'air libre, les premières
étoiles brillaient au ciel, elles s'étwent levées sans que je les eusse
laporçues. J'ai souvent remarqué en Orient ce contraste entre le silence
etle bruit, entre le mouvement désordonné et le repos absolu, entre
ee qu'il y a de plus lumineux et de plus sombre, de plus vivant et de
plus mort.
Les différentes industries sont distribuées, au Caire, dans des quar-
iiers spéciaux, comme elles l'étaient, au moyen-ftge, dans nos villes de
France, à Paris même, où l'on trouve aiyourd'hui la trace de cette dis-
iribution dans les noms des rues de la Tixeranderie, de la Ferronnerie,
«des Maçons, des Brodeurs, eto., danslenomdu quai des Orfèvres, fidèle
^encoreà sadestination primitive, il en était et il en est encore de même
<1) Oik dUise QirdlJDuâr^Qieiit Je.Q^.ea lÎDgHrois mille quartiers, quoique, sur le
témoignante de ceux qui m'ont instruit de ces particularités, il n*j en ait que dix-sept
mille bien marqués. Oh les ferme tous les soirs avec leurs portes par le moyen de cer-
taines serrures de lois. — Voyages de Lebruyn, 1,47.
802 RBVUB DIS DEUX IIONMB.
dans plusieurs Tilles d'Italie. Cette coutume venait-elle de rOrient, ou,
ce qui est plus vraisemblable, tenait-elle à l'organisation des corps de
métiers, qui eux-mêmes remontaient peut-être aux corporàtioi^ que les
Romains appelaient collecta.
L'aspect du Caire est très pittoresque, il y a beaucoup plus d'archi-
tecture et d'art qu'à Constantinople. Un grand nombre de maisons sont
bftties eh pierre au lieu de l'être en bois. A chaque coin de rue, on
tnouve une porte dans le go&t arabe, une élégante fontaine, un mina-
ret, en un mot l'original d'une charmante vignette. Ce qui est surtout
^ ravissant, ce sont les moucharabié, espèce de balcons garnis d'un treil-
lage de bois travaillé dont l'élégance et la coquetterie attirent les re-
gards et les étonnent toujours..
Dans l'enchantement où vous jettent ces merveilles, on est tenté de
s'écrier avec un des personnages des Mille et une Nuits: «Qui n'a pas vu
le Caire n'a rien vu; son sol est d'or, son ciel est un prodige, ses femmes
sont comme les vierges aux yeux noirs, qui habitent le paradis (on ne
peut juger que des yeux noirs qu'on aperçoit à travers les trous du
voile), et comment en serait-il autrement, puisque le Caire est la capi-
tale du monde I x>
De tels souvenirs reviennent naturellement ici , car, en parcourant
les rues de cette ville, on croit relire les Mille et une Nuits, ces contes
charmans que Galland a rendus populaires en France, et qui, grâce à
la naïveté de sa traduction, du reste assez incomplète, sont devenus,
pour ainsi dire, une portion de notre littérature, comme les vies de Plu-
tarque, grâce à la version du bonhomme Amyot. Les deux traducteurs
ont passablement changé le caractère de leur original. C'est ce que j'ai
eu occasion d'établir dans cette Bévue pour Amyot (i); c'est ce que
M. Lane, qui a donné la première version exacte des Mille et une Nuits,
dit un peu sévèrement peut-être de l'honnête Galland. Du reste, M. Lane,
qui connaît la vie arabe et la vie du Caire mieux que personne, déclare
que c^ sont surtout les mœurs de cette ville qui sont représentées dans
les Mille et une Nuits. Il a publié une édition de ces contes illustrée par
des vignettes, dont plusieurs reproduisaient très fidèlement un costume,
un groupe, un coin de rue, tels qu'on en rencontre à chaque pas en se
promenant ici. On a beaucoup discuté sur l'origine des Mille et tine
Nuits; plusieurs savans voulaient qu'elles fussent indiennes et per-
sanes. Quelques-uns des élémens de ce recueil se retrouvent en effet
dans la littérature sanscrite. L'histoire de Sindbad le marin est persane,
sauf une des aventures qui parait avoir pour origine l'épisode de Poly-
phème dans l'Odyssée. Cependant M. Lane pense que les principaux
contes dont se compose le recueil des JlUlle et une Nuits, que l'on réci-
(1) Voyez la livraison du l<r jain 1S41.
EBCHBRCHBS BN É6YFR BT EN NDBIE. 893
tait encore, il y a quelques années, dans les rues du Caire, sont arabes,
ou du moins, quelle que soit leur patrie primitive, ont été transportés
au sein des mœurs et de la yie arabes, et rédigés au Caire, dans la forme
qu'ils ont présentement, vers le commencement du xvi* siècle; on ne
peut placer plus tard Fépoque de cette rédaction, car il n'y est ques-
tion ni de la pipe, ni du café. A cela près, il est impossible d'imaginer
un tableau plus fidèle; à chaque pas que l'on fait dans les rues du Caire,
on retrouve quelques-unes de ces vieilles connaissances que l'on doit
aux beaux contes de Scheerazade. C'est un marchand assis les jambes
croisées, un barbier, un portefaix, un derviche qu'on a rencontrés quel-
que part chez M. Galland. De chacune de ces fenêtres grillées, on s'at-
tend à voir descendre le mouchoir parfumé qui tomba aux pieds d'Azis,
en même temps qu'une jolie main et deux yeux de gazelle se laissaient
voir à travers le treillage *du balcon. Seulement il faut convenir que
les mœurs, les habitations, les costumes, ont dans les récits de Scheera-
zade une fraicheuF et un éclat que le Caire offrait encore au commen-
cement^u xvi* siècle, et que depuis la conquête des Turcs il n'a jamais
recouvrés. C'est bien l'élégance de l'architecture arabe, mais les mai-
sons sont souvent délabrées; c'est encore la forme pittoresque du vête-
ment, mais l'opulence a disparu, la misère en turban et en voile s'offre
partout aux regards. La page des Milk et une Nuits qu'on a sous les yeux
est une page salie et déchirée.
La vie orientale ne se retrouve aujourd'hui avec toute sa splendeur
que dans l'intérieur des maisons, où les voyageurs ne peuvent péné-
trer. Heureusement les touristes féminins, qui abondent chaque jour
davantage, sont en état de remplir et ont déjà très agréablement rem^
pli cette lacune. Lady Montagne avait donné l'exemple pour Constan-
tinople; mistriss Poole l'a suivi pour le Caire. Sœur de M. Lane, auquel
on doit l'ouvrage le plus solide sur les Égyptiens modernes, elle a com-
plété avec beaucoup de bonheur le précieux travail de son frère. Dans
un aimable petit Uvre intitulé r Anglaise en Egypte, on retrouve les
toilettes merveilleuses, les monceaux de bijoux, les repas féeriques, les
belles esclaves, tout le harem enfin; c'est dans le harem que se réfugie
et se cache encore ce que la vie orientale a de phis exquis et de plus
radieux.
On s'est fait long-temps en Europe une idée bien fausse de la con-
dition des femmes en Orient; on parle encore de leur réclusion, tandis
qu'elles sortent tous les jours pour aller au bain : or, les bains sont pour
elles ce que les clubs sont pour les hommes en Angleterre; elles vont
les unes chez les autres passer des journées entières, elles visitent les
bazars. A Constantinople, les dames d'un rang élevé sortent en arabas.
espèce de carrosse traîné par des bœufs. Au Caire , on les rencontre,
précédées de leurs esclaves qui font ranger la foule devant elles, mon-
TOME xvu. 58
1&H m^rn tm imx %mmm.
tées SBT êm âfnes^e hxse; ces ânes soiit4e^6iiperbesaaiiiiauX'et ne
«mMeift pas pi» à leurs firèroB dfîfiirof^e cfii'xin tàimA arabe à mu
«lierai de fiaore.
Les femmes en Orient ne sont donc point Fedoses, mais eUes^ont
^parées des hommes. EHes sont libres ée«ortir<da'gynéeéQ (il), >mais
ies hommes 'ne sont pas libres d'y entrer. Malgré cette séparation, qiii
est rigonreusement observée, les4a»es*du Cakre soBtlleio d'ètre«étraa^
gères aux affletipes «t an intrigues potttiqacs; -a» «OMitraftro, eHes y
germent une grande part. Ceux qu'uBeoeutuine barbave leur a donnés
pour gardiens sont leurs agens. Plus d'une «destitution on d'un «vanoo-
ment, plus d'une cabale, et de ce que nous appeUerions ici une révo-
lution ministéritdle, est ^rtie d'un harem.
La température du ^re est plus élevée <|ue ceUe de^la plupart des
lieux qui se trouvent sous la même latitude. La temp^'aturo moyenne
est de ^ d^rés. En général, l'Egypte , à latitude égale, est un pays
très chaud, et Assouan, presque sous le tropiquey-^passe pour le point
le plus chaud de la terre. On trouve ici très (rigoureux rfaîvoi! où nous
sommes; ce serait à Paris un printemps assez doux. La saison est phh-
lûeuse, c'est^à-dkw que pendant plumeurs jours nous avons eu quelques
ondées. On assure que les plantations 4ont Méhémei-Âli et sont fils
Ibrahim ont embelli les abords de la ^viile ont déjà modtté le climat,
en augmentant sensiblement la quantité de pluie 'qui tombe annuel^
lement.
La population du Gairo est estimée à iOOjOOO ames; on Tévahiait du
temps des Français à ^60^600. Ainsi le Caire auratt perdu ce qu'A-
iexandrie a gagner On a dit qu'antérieurement ce chiffre s'élevait à
dOO^OOO (i). La capitale de Mébémet-Ââi compterait donc 100,000 ames
de moins qu'elle n'en comptait sous les Shmelouks; mais il se peut que
les chiffres qui se rapportent à cette époquesoient exagérés. En Orient,
il'Ostirès difficile d'arriver à un dénombrement exact de la popula-
tion, et je ne sais pourquoi les voyageurs sont toujours portés à lui
attribuer un tihiffre trop élevé, comme les antiquaires à croire les mo-
iiumens qu'ils cmt'déoouverts plusiéeux cpi'îls ne «ont, et les géolo-
gues à reculer l'âge des terrains dont ils* s'occupât ks premiers. On
met à son insu une sorte de vanité à faire l'objet qu'on étudie plus con-
(1) Ce mot rend assez exactement celui de harem, qui n'a aucun rapport avec $erai,
château, dont nous avons fait sérail. Ce dernier iterme «e doit Vappliquer (pi'au pelais
du grand-saigneur. GoiliNidre le^faMVB ^ le isénill, ]c*«Bt ^âûtOieoiMBium ^arr^ttJUtti-
cait qu*en français ohamlire à^aMe^artestayuanyme de .«UlMMiid^i WuUérim, 4ies
mœurs grecques à Végard des femmes se rapprochaient assez des mœurs actuelles de
l'Orient. Les femmes habitaient l'étage supérieur de la maison comme elles le fout géné-
ralement au Caire, et, on le sait, se mêlaient peu à la société des hommes.
(«) GhabrQl, EœpédUim ^^g^ie, partie moderne, II, S,8Si.
RECHEMm» EN ÉGYPIft BT EN NUBIE. 996
8iâà*able qu'il n^est réellement, ou à le reiidre plus respeetaide par
l'antiquité ipa^c» Itti* prdtoy cemme si Fen avait quelqne chose à 7 gn-
gner, comme si Toa de¥en»t par là soinnéme plus riche ou de meîlii-
letire maisonf.
La populaMen du< Orire se compose tf Arabes qui form^ la grande
majorité V de Coptes qiH en repvésenteiit evriroB* uor vingtième , et de
Jttifs qui y entrent pour un einquantième. H fàuty jobidre les employés
du gouvernement qui sont Turcs. Voici comment un auteur arabe,
Bm'^Abbas, juge ces différentes^ parties^de la popoMion égyptienne : fl
attribue les^neufdrdèmesf^TinÂrigue et de Tartiice qui est en ce monde
aftix Coptes, de k perfidie anz Juife, de la^lireté aux Turcs, de la bnK
voure aux Arabes. Les Coptes sont les desoendaas des anciens Égyptiens.
Leur langue est un dériva d^ la langue des Pharaons; c'est à Taide de
cette langue qu'on' peeft se ftér e une idée du mm des mote écrits en
hiérog^bee. Halhettreusemisntte copte n'est {dus vivant aujourd'hui;
il rétait encore an xvi^ siècle dans» la Hauts-Egypte. Uni voyageur du
xvii% le père Yansleb, trouva dans un couvent de FËgypte un vieux
Copte qnr parlait la laiigmf natienetiç en luv dit que c'était le dei^
nier. Atyourd'lmi cet idiome* d'antique origtee n'est jdm employé que
pour le culte, comnoe chez nous le latin. On sait que les Coptes sont
chrétiens, et qu'ile ont ime liU^ratmss ecclésiaBliqae qui date des pre^
miers siècles d^ notre ère.
Ce débris du peuple pour qui récritnre était mie si grande chose,
qui ne pouvait ccmstruiitei un monument ni ftdMriquer le moÉMbre us-
tensile sans le couvrir d'insoriptf ons ^ et ehei lequel presque tous les
fimctionnaires , cin^, mâitures et religieux, receviûent le titre de
scribe, comme leurs épitaphee hiéroglyphiques en font foi; ce reste du
peuple écrivain par excellence est encore aujourd'hui en possession de
récriture. Tous tesscribeis^qt^empMs Fadmiiitstiration sont Coptes; on
les reconmatt à l'écritoire qu'ils^ portent toujours» à la ceinture, assez
semblable par sa forme aux écritoires trouvées dans les tombeaux des
anciens Égyptiens, et que représente fidèlement l'hiéroglyphe par le-
quel on exprimait l'action d'écrire et la qualité d^écrivain.
il serait impertinent de prétendre peindre les mœurs des habitans
d'une ville où je ne compte passer que <prinze jours, d'autant plus que
ce travail a été feit par un homme qui y a passé sa vie. Logeant dans
le quartier arabe, parlant arabe, vivant dans la société arabe (1), M. Lane
a pu donner de leurs usages sinon un tableau animé, du moins un dic-
tionnaire complet auquel je n'ai^ la prétention de rien sgouter. Seule-
ment, toujours préoccupé de l'ancienne Egypte au milieu de TÉgypte
moderne, je remarquerai en passant quelques traits des mœurs anti-
r
(1) L'ouvrage de IL Lane a pour titre : The mod$m Sffffptianê.
896 RBVUB DBS DBUX MONDBS.
ques subsistant an sein des mœurs nouvelles. Chez les anciens Égyp-
tiens, la momie du mort était long-temps conservée par sa famille dans
son habitation; et aujourd'hui encore les morts sont conservés souvent
à domicile dans des caveaux par les habitans du Caire, et particulière-
ment par les Coptes. L'usage des pleureuses n'est point musulman, car
il n'existe point en Syrie ou à Constantinople , et il a été interdit par
Mahomet; il peut être grec, mais il peut être aussi égyptien, car
Hérodote en parle déjà , et, sur les monumens où sont représentées â
fréquemment les cérémonies funèbres, on voit toujours auprès du
cercueil plusieurs femmes dont l'attitude et les gestes expriment la dou-
leur, et de tout point pareilles à celles dont on entend, en se prome-
nant par les rues du Caire, les plaintes étranges assez semblables ao
gloussement d'une poule qui a perdu ses petits. Quelques-unes des
superstitions actuelles semblent remonter à une haute antiquité. Ainsi
chaque quartier du Caire a son génie protecteur sous la forme d'un
serpent. Or, le serpent était chez les anciens Égyptiens le symbole et
l'hiéroglyphe de la divinité.
Des enchantemens par lesquels les Égyptiens étaient célèbres depuis
le temps de Moïse, il reste encore quelques vestiges en Egypte. Plu-
sieurs voyageurs ont parlé de cette espèce de seconde vue dont, selon
eux , des enfans du Caire ont fait preuve et par laquelle ces enfans
apercevaient dans le creux de leur main tachée d'encre (!) et décri-
vaient exactement des personnages qu'ils n'avaient jamais vus. MM. Lane
et Wilkinson rendent assez bien compte de la fraude qui avait trompé
d'autres voyageurs. Ces explications m'ont ôté toute envie de voir ces
petits jongleurs. Il y a aussi de la fraude, je pense, dans l'empire que
prennent sur les serpens certains hommes déjà souvent comparés aux
psylles de l'antiquité.
J'ai vu un de ces honunes manier des serpens, jouer avec des scor-
pions; je l'ai vu irriter une vipère haje de manière à la faire se dres-
ser, le col enflé, ainsi qu'elle est représentée sur les monumens et
dans les inscriptions hiéroglyphiques, où elle exprime toujours Tidée
de la divinité. Cet hiéroglyphe vivant et furieux était terrible à voir,
et je concevais qu'à une époque reculée il eût pu inspirer aux peu*
pies une terreur superstitieuse. Puis l'Arabe a saisi la vipère et l'a
mordue avec colère. C'était un spectacle étrange : rage de Thomme
contre rage de la bête, duel sauvage qui faisait horreur à contempler;
mais on m'assura que j'avais sous les yeux un duel innocent à armes
émoussées, en d'autres termes, que la dent où gît le venin de la vipère
(1) Cette jonglerie, qui n'est qu'an cas particulier de la catoptromantie (diTinalion par
le» miroirs), n'est point particulière à l'Egypte; les musulmans de Tlnde ont uo procédé
de divination semblable. — Reynaud , Description du cabinet Biacas, t. 0, p. 401-S.
RBCBERCHES EN EGYPTE ET EN NUBIE. 897
avait été arrachée. Du reste, TÉgypte n'est pas le seul pays où a fleuri
et où fleurit encore cette étrange industrie des osylles. H en est parlé
dans TEcriture, dans Virgile et dans Grégoire de Tours. Un des ordres
religieux musulmans de F Algérie, celui d'Aissoua, se compose en
grande partie de jongleurs qui jouent avec les serpens. On a vu des en-
fans de cette secte manger des scorpions. Il en est de même des sor-
ciers birmans : ils paraissent en public avec des serpens à leurs mains
et entortillés à leur col ; ils les font battre entre eux et s'en laissent
mordre; ils les mettent dans leur bouche. L'excès même de cette au-
dace prouve qu'elle n'est qu'apparente, et que les nouveaux psylles ont
mis d'avance leurs' ennemis hors d'état de leur nuire. Probablement
les anciens en faisaient autant.
Bien que cherchant surtout en Egypte le passé et le passé le plus re-
culé; je ne saurais fermer les yeux au présent, et il ne m'est point in-
diJETérent de rencontrer au Caire plusieurs compatriotes avec lesquels
je puis tour à tour m'entretenir des antiquités égyptiennes ou les ou-
blier agréablement. On conviendra qu'il y a plaisir à trouver chaque
soir dans une ville d'Orient une conversation européenne qu'on re-
chercherait partout. Partout on serait heureux de rencontrer M. Per-
ron; j'en dirai autant de H. Linant, qui est. à la tête des travaux publics
et l'un des hommes qui connaissent le mieux l'Egypte. Il visitait les
ruines de Méroé presque au moment où un autre de nos compatriotes,
M. Caillaud, venait de les retrouver dans sa curieuse et courageuse
expédition en Abyssinie.
Linant-Bey est un homme d'un esprit vif. Son air est ouvert et dé-
cidé, ses manières sont franches et cordiales: on peut l'interroger sur
tout ce qui concerne l'Egypte; le soir, il est très agréable d'aller prendre
place sur son divan, et, en fumant un excellent narguilé, de converser
avec H"** Linant, qui, toute blanche dans son costume demi-oriental
et assise sur des carreaux de pourpre, fait en français les honneurs de
son salon arabe avec la grâce paresseuse des Levantines.
M. Linant m'a beaucoup parlé du canal entre les deux mers, projet
sur lequel il a écrit un mémoire approfondi. L'entreprise serait grande
et nouvelle. Les deux mers n'ont jamais été réunies directement; an-
ciennement elles communiquaient au* moyen d'un canal qui de la mer
Rouge venait aboutir au Nil. L'origine de ce canal a été sans raison at-
tribuée à Sésostris. M. Letronne a prouvé qu'elle ne remonte pas au-
delà du temps où l'Egypte entra en rapport avec la Grèce (i). Selon lu?,
l'idée en fut suggérée au roi d'Egypte Néchos par les tentatives un peu
antérieures des Grecs pour percer l'isthme de Corinthe. Le canal ^ qui
(1) Voyei, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet ISil, le Canal de jonc^
tian des deux mers sous les Grecs, les Romains et hs Arabes.
8M RBVUB DES^ DEUX MONDES.
avait oeaté d'être navigable, fot repris par les Ptdémées et ne fat pas
ahmdoané avant la an du i^ àëele de Ftee chcétieniie. Les nrasalmaai
létaMîvent cette voie de oommunication entre TÉgypte et l'Arabie, qai
ne fut entièrement abandonnée qu'au vm* sîède de rbégire (1). A ee$
cbfférentes époques, ce fut toujours par l'intermédiaire du Nil que l'oo
raitacba la raer Kouge à la Hàiiterranée. Jamais ne fut tentée jusqu'ici
la commuiiicatien directe à travers l'isthme de Suez^ c'est qu'il s'agis»
sait, pour ceux qui creuserait le canal depuis Néchos jusqu'aux suttaw
du Caire, de lier l'Asie à l'Egypte et non à l'Europe. Pour |e but qu'ea
se proposait, rien ne convenait mieux qu'un canal venant à travers le
Delta rejoindre le Ml aux envircms de Hemphis ou du Caire. Aiqoui^
d'hui la jonction des deux mers n'étant plus seulement une entreprise
égyptienne, mais pouvant être conçue dans l'intérêt commun de tous
les peuples méditerranéens, ce qui s'offre natt^ellement, c'est la vw
directe, c'est la coupure de l'isthme. Ce plan, qui avait été tracé a pr^
mière vue par les ingénieurs français de l'expédition d'Egypte» a été
repris d'une maniée plus complète par H. linant, et sekm lui n'est
plus exposé à aucune objection sérieuse.
La difiécenee de niveau dans les deux mers, dont on a fait quelque*
fois une objection triomphante, n'est point un d^staele^ H. Linant m'a
dit de quelle quantité le niveau de la Méditerranée pourrait être élevé
en cent ans par le canal , et cette quantité est extrémenaent petite. Lt
différence de hauteur entre le point de départ et le p(»nt d'arrivée, q^
est d'environ trente-trois pieds, au lieu d'être un inconvénient, est un
avantage^ elle permettra de |Hroduire un courant qui entraînera les
matières obstruantes. Quant aux craintes d'inonda^ou, elle ne sont pas
mieux fondées, car, toujours d'après H. Linant, l'eau qui s'écoulera par
le canal ne sera que la dix-neuvième partie de l'eau du Nil à l'époqae
où le niveau du fleuve est le moins élevé.
Maintenant que Riquet a réuni par le canal de Languedoc l'Océan et
la Méditerranée, Bemadotte, par le canal de Gotha ^ la mer du Nord et
la Baltique, maintenant que la communication du Rhin avec le Danube,
projetée par Charlemagne, a été accomplie par le roi de Bavière, il est
temps, ce semble, de percer l'isthme de Suez et l'isthme de Panama. De
ces deux grandes opérations réservées à notre siècle, la première parais-
sait appartenir à Méhémét-Ali, mais il semble y avoir renoncé. Ce qui
empêche et empêchera le canal de s'etécuter, c'est l'opposition du gou-
vernement anglais.
Le canal ouvrirait les mers de l'Inde à toutes les nations de l'Eun^.
Or, plusieurs de ces nations, les Grecs, par exemple, pourraient, graœ
à r habileté et à l'économie qui distinguent leurs marins, faire à l'An-
(1) En 7S0. Weil, Guchichtêder EaUfem, 119.
REGHEBCaBS «N tWFSB BT SI NUBIE. MO
gletepre (1] uDe^concurrenee qu'eUe vedente. Aussi sioiipose-ixrile «ons
fiiain à toute tentative pour peicer l'isthme ëe Suez, oomme eUe s'op^
|)ose, dit-on , pour use raison semblable, à ^tout ipensemeat de risthme
^e Panama.
Si les Anglais ne veulent point du canal cpû ouvrirait à IXurope
jnéditerranéenne la mer Rouge et la mer des Indes, ils s'arrangeraient
d'un chemin de fer qui réunirait le Caire à Suez. Ce diemiu ue pour-
rait jamais être une route de commerce, Bf>ais il serait ooBamede pom:
les voyageprs, qui prennent la malle de l'iode, et peut-être pour des
transports de troupes. Selon H. Linant, il coûterait 13 millions, et ie
canal, oeuvre à immortaliser un règne, n'en coûterait que 9. Joignez à
cela la difficulté de protéger les rails contre ie sable du désert et d'ob-
tenir de la paresse arabe la surveillance nécessaire à l'entretien de la
voie; tout serait doncè gagner ducôtédu^^anal; cepeDdaut,>si quelque
chose se fait, ce sera le chemin de 1er (â).
Au premier rang des Français qui ont rendu d'importans services au
pacha et à l'Egypte, est le docteur Clôt, jconnu en Ëurq^ sous le nom
de Clot-Bey. Clot-Bey a établi dans l'armée et au Caire rorganisatiou
sanitaire de l'Europe, il a amélioré le aart des aliénés et fondé use école
d'accouchemens; il amontré un grand courage lors de la peste de .1834,
dans laquelle d'autres Français firent preuve d'uu dévouement qui
coûta la vie à plusieurs, parmi lesquels c'est un devoir de citer HM. Ri-
gaud et Dussap, ainsi que deuxjeunessaint-simonîens (3). Bon médecin,
excellent opérateur, le regard fin, la parole facile, la voix cacessante,
Clot-Bey a su gagner la confiance du pacha et charme les Français qui
visitent le Caire par l'obligeance la plus aimable et la plus empressée.
Sa conversation animée, son salon, où i^n Franiçais aime à trouver réunis
plusieurs autres compatriotes distingués, sa belle collection d'antiquités
égyptiennes qu'il a mise à ma disposition sans aucune réserve, m'ont
laissé le plus reconnaissant souvenir.
Dans cette collection précieuse se trouvent des échantillons rassem-
nlés avec goût : instrumens, ustensiles, petits meubles, ornenciens de
tout genre, dont se servaient les Égyptiens et les Égyptiennes. Visiter
la collection de Clot-Bey et celle du docteur Abbot, dont je parlerai tout
à l'heure, après avoir vu les pyramides et les tombeaux qui les envi-
ronnent, c'est comme se promener' dans les siudij de Naples, après
avoir fait une course à Pompéi et à Herculanum. Je ne puis donner un
■
(1) Omar, pour une antre raison, s^opposa, selon une tradition arabe, au pefcement de
ristbme : il craignait que les Grecs ne vinssent attaquer la Mecque et troubler le pèleri-
nage. — VT'eil, Geichichtê der Kalifen, 123.
(2) J'apprends qu'une souscription a été ouverte à Tricstc pour faire les frais du canal,
entreprise à laquelle cette ville est si intéressée.
(3) Rapport du docteur Prus sur la peste, pièces et docomens, 943.
900 RBVCB DES DEDX MONDES.
catalogue de la collection de Clot-Bey. Je mentionnerai seulement,
parmi les nombreux objets qui m'ont frappé, ceux qui me semblent de
nature à provoquer quelque remarque intéressante. Plusieurs statuettes
de la collection de Clot-Bey sont d'une rare beauté d'exécution. Elles
suffiraient pour convaincre ceux qui doutent que le mot beauté puisse
sappliquer aux produits de l'art égyptien. Du reste , ils n'auraient pas
besoin d'aller si loin, il leur suffirait de voir sans parti pris quelques
statuettes du musée Charles X, et surtout d'admirables bronzes égyp-
tiens rapportés par Cbampollion, et qui sont déposés à la Bibliothèque
royale.
Il faut qu'un peuple ait à un degré assez remarquable le sentiment
de Tart, pour appliquer ce sentiment aux ustensiles les mohis relevés
de la vie usuelle. C'est ce qui eut lieu surtout à la renaissance, quand
une salière ne semblait pas au-dessous du talent de Benvenuto Cellini.
De même les cuillères en bois, par exemple, que possède Clot-Bey, et
dont le manche est /orme par l'agencement ingénieux d'une figure hu-
maine; ces cuillères, ainsi que d'autres objets usuels du même genre,
montrent que le besoin et le goût de l'art étaient assez éveillés chez les
anciens Égyptiens pour se mêler aux détails de la vie. Aux époques où
le sentiment de l'art se retire de la société, on ne voit plus rien de pareil.
Aigourd'hui même, c'est assez qu'une cuillère soit bonne à prendre de
la soupe; tout au plus lui demande-t-on d'être en or ou dorée. Une foule
de petits objets qu'on rassemble dans les collections sous le nom d'amu-
lettes ont un grand intérêt à mes yeux et un intérêt pour ainsi dire
philologique; ce sont des mots, des lettres, de véritables hiéroglyphes
détachés. Ceci est le signe de la vie, voilà le signe de la stabilité; on
peut, en plaçant ces figures à côté les unes des autres, écrire en carac-
tères mobiles une phrase hiéroglyphique. On peut, ce qui est plus im-
portant, discerner clairement la véritable nature de ces objets dont
l'écriture a fait des signes, et qui, sculptés^ sont encore plus aisés à
reconnaître que lorsqu'ils sont écrits. Remontant à l'origine de ces signes,
on peut se rendre compte de leur valeur par une sorte d'étymologie
figurée qui s'adresse aux yeux: car ici la forme remplace le son, et le
radical de ces mots de pierre ou de porcelaine n'est pas une syllabe,
mais une chose.
Tout ce qui tient à l'état des arts et métiers chez les Égyptiens est d'un
grand intérêt. Les objets contenus dans les collections complètent à cet
jégard les représentations figurées des monumens, et peuveikt servir à
résoudre des problèmes dont celles-ci ne donnent pas la solution. Cette
toile que je touche est-elle un tissu de coton ou de lin? Ceci conduit à cette
(|uestion : le coton étail-il connu des anciens Égyptiens? 11 croissait cer-
biuement en Egypte au temps d^ Pline; cet auteur le décrit de manière
à ce qu'on ne puisse s'y tromper, et dit qu'on en faisait des toiles re-
RECHERCHES EN EGYPTE ET EN NUBIE. 901
•
marquables par leur mollesse et leur blancheur, yêtement favori des
prêtres égyptiens. Hérodote connaissait une laine végétale (1), qui ne
peut être que le coton, mais, selon lui, elle provenait des Indes; il parle
bien d'une cuirasse de lin brodée en or et en laine végétale qui avait
appartenu à Amasis, roi d'Egypte, mais ce coton pouvait lui-même être
venu de l'Inde. Il n'y a donc pas de témoignage qui établisse avec cer-
titude que le coton existât en Egypte avant le temps de Pline; et, quand on
remonterait jusqu'à Héjrodote, cela ne prouverait rien pour une époque
plus ancienne (2). Maintenant que disent les monumens? Sur aucun
d'eux on n'a vu représentée la culture ou la récolte du coton. L'on n'a
pas trouvé d'une manière certaine le nom de cette plante écrit en bié;
roglyphes. Au contraire, on a vu plusieurs fois représentée la moisson
du lin, dont le nom est toujours écrit à côté de la plante.
C'est déjà une forte présomption en faveur de l'emploi du lin, de
préférence à celui du coton, chez les anciens Égyptiens. Quant aux
toiles qui enveloppent les momies, les opinions ont été partagées. On
a d'abord afflrmé, et Bosellini a répété (3], que les toiles des momies
étaient en coton. L'observation microscopique a démontré, au con-
traire, qu'au moins dans le plus grand nombre des cas, ces toiles
étaient de lin. Ce fait parait acquis à la science (4). 11 ne s'ensuit pas
Ihigoureusement que la toile de coton, connue des Égyptiens au temps
de Pline et même au temps d'Hérodote, leur fût entièrement incon-
nue plus anciennement, quand leur pays est si voisin de ceux où le
coton paraît croître naturellement. Ce qui est certain , c'est que le
coton était, en tout cas, d'un usage infiniment plus rare que le lin. Ces
considérations ne rendent que plus curieux les échantillons de toile de
coton qui peuvent se trouver dans les collections, et en particulier dans
celle de Qot-Bey. Du reste, un microscope eût tranché la question, car
le fil de lin est plat et celui du coton est arrondi.
Une autre question se présente : les Égyptiens connaissaient- ils le
fer? Voici chez Clot-Bey une hachette et deux petits boyaux qui sem-
(1) Virgile a dit :
Quid nemora iEthiopum molli caneotia lanà.
(8) On a Toulu que le mot busioi, en latin byssus, en hébreu fnUz, désignât le coton;
mais dans plusieurs cas au moins ce mot ne peut aToir été employé que pour désigner le
lin. Hérodote dit qu'on enveloppe les morts dans des toiles de byêêos; on va voir que les
momies sont en général enveloppées dans des toiles de lin. Hérodote nous apprend ail-
leurs que le hyaos était employé à panser les blessures, ce qui, ainsi que Ta remarqué
M. Penot {}témoireê de la Société de JUtUhntuen, t. U, 78), convient mieux au lin
qu*aa coton. L*expression bysêoê parait avoir été appliquée à des substances diverses.
(3) Monumenti civili, I, 35i.
U) Cest ropinion de MM. Thompson, Ure et Baines. Cependant M. Bowring dit avoir
trouvé parmi les momies d*Abydos une grande quantité de raw cotton employed tû
wrapping round the bodies ofthe ehUdren. ^Report on Mfypi. eind Candia, p. 19.
90^ REYtE DBS DEGX MONDES.
bteraîent le prouver; mais ces instnimens sonWls bien certaineraenf
égyptiens? ne peuvent-ils point être de fabricatioji grecque ou ro-
maine? Que ne sont-ils accompagnés d'hiéroglyphes, on verrait clair
dans leur origine, —oui, clair, grâce aux hiéroglyphes! Ce mot, qui,
dans notre langue, est encore* synonyme d'inintelligible, doit peitlre
ce sens désormais. Déjà, dans beaucoup de cas, les hiéroglyphes ne
sont plus un mystère, mais une explication. Ici , cette explication noos^
manquant; nous en sommes réduit aux conjectures. On sait que Fusage
du cuivre a partout précédé Fnsage du fer, métal difficile à extraire,
à forger, à tremper. Les héros d'Homère n'ont que des armes de brouze.
Dans les traditions mythologiques, l'âge de cuivre a précédé l'âge de
fer, comme l'âge d'or a précédé l'âge d'argent. Il est à remarquer que
c'est l'ordre historique de l'exploitation dexes métaux. Du reste, il est
certain que l'usage du cuivre a devancé l'usage du fer chez les Grecs [\).
D'après les voyageurs Pallas et Gmelin , il en est de même chez les
nations tartares. Mais est-il possible que les anciens Égyptiens n'aient
pas connu le fer, qu'ils aient taillé le granit et le ba^te et y aient
creusé des hiéroglyphes innombrables avec une telle netteté à une m
grande profondeur (2)? J'avoue que j'ai peine à le croire. Je ne saurais
citer, il estr vrai, un instrument de fer qui provienne», avec une évi-
dence incontestablie , d^un tombeau égyptien (^); mais il ftiiit songei'
que le fer, en s'oxydant, peut tomber en poussière et disparaître. Oà
seraient d'ailleurs les instrumens en l)ronze ou en toute autre matière
phis durable que le fer, et que, par conséquent; il serait encore plus
inexplicable de ne pas retrouver aujouniflmi? Je suis donc porté à ad-
mettre provisoirement l'emploi du fer chez les anciens Égyptiens, et,
parsuite, laprovenance ég^tienne d« instr„»ens que j'S^s da^iU
collection de Oot-Bey. Outre les petits objets si nombreux et si curieux
que renferme cette collection, j'y ai remarqué une mandoline qui'
porte écrite en hiéroglyphes le nom et la qualité de son possesseur. Cet
instrument de musique est semblable par sa forme à un instrument
dont on joue encore aujourd'hui dans les rues du Caire.
Clot-Bey possède les planches de deux sarcophages remarquables :
l'un se distingue par la beauté des hiéroglyphes creusés dans le bois et
remplis par une incrustation colorée; c'était celui d'un certain Pefjianet.
Les débris de Fautre sarcophage offrent un intérêt plus grand encore;
(i) La trempe de l'acier est très claireaient décrite dans TOdyseée, 1. iz, ▼. 391. Le
aage aurait-il élé interpolé?
(S) La mène qamtàéa «'est prnenlée^attteiiM. Le» pierae» des AmaaoMs, dil te CoÊân '
mine, ne différent ni en couleur ni en dureté du jade orientak EUas résisteal à te Uae»
et on nlmagine pas par quel aftifiee Les aneiens Américains oat pu tes taiUar et teur
donaer diverse» figures d'animaux.
M. Letroane m'a parié (i'ai. moiceaa de Cer taouvé aoiift iMk spfaimk-
RECHERCHES EN ÉCrTPTS ET EN NCRIE. 9M
M y li4 le nom de Menés, le premier pei de la première des dynasties
^ptiennes/le prédécesseur des Pharaons de la quatrième, qui ont
éleyé les pyramides. Qu'on imagine ma joie, quand Clot-Bey tira d'une
eave ces précieux morceaux que n'avait pas vus M. Lepsîiis, et quand
f y pus lire en beaux hiéroglyphes le nom le plus smcien de l'Egypte et
de l'histoire! Malgré le dé^r que j'en aurais, je ne puis eepaidant me
figurer que cette planche et les hiérc^lyphes qui la couvrent remon-
tent au temps du roi Meqès : ce serait ators le plus ancien nionuma[it
écrit. Halbeureusement l'inscription hiéroglyphique ne se prête pas
à cette conclusim; on y voit que le personnage auquel appartenait le
cercueil était ppêtre de plusijeurs diei|X , dont les noms sont éoumérés
dans l'inscription. Ces dieux sont Osîris, Tbot, Phta et Menés. Menés,
venant ainsi après des dieux counns du panthéon égyptien, figure évi-
demment id comme une divinité dont l'hôte du cercueil était le des-
servant, ainsi qu'il l'était aussi des autres dieux auxquels Menés est
associé. On ne peut admettre que ces mots prêtre de Menés veuillent
dire ici que le personnage en question fût le chapdain ou l'aumônier
de ce roi , car le défunt est avec Menés dans le même rapport qu'avec
Osiris, Thot et IHita, et ce rapport ne peut être, par conséquent, que
œlui d'un prêtre avec la divinité au culte de laquelle il était consacré.
C'est un exemple de plus de Tapothéose des rois d'Egypte, si fré-
ipiente sih* les monumens. Du reste, le roi fondateur de la monarchie
égyptienne n'en est pas ici le seul objet. Dans la partie de l'inscription
qui correspond à celle où il est parlé du roi Menés, le défunt est dît
prêtre des mêmes dieux et d'un autre roi dont le cartouche est symé-
triquement opposé à celui de Menés. Ce cartouche, que je n'avais vu
dans aucun recueil publié, et que je crois avoir signiié le premier (1),
se lit Sw. M. Prisse y voit avec beaucoup de vrsûeemblance le nom du
roi Soris. Ainsi , bien que le monument ne soit pas contemporain du roi
Menés, il n'en est pas moins d'un haut intérêt, puisqu'il présente le
nom très rarement trouvé de cet antique roi, et de plus un autre nom
de roi jusqu'ici inconnu, et que j'ai été assez heureux pour découvrir
ou du moins pour publier le premier. Le nom de Menés est également
gravé sur une lame d'or ap'partenant à Clot-Sey . J'en parl(»^i à propos
de la collection du docteur Âbbot.
«Cette collection est la rivale de celle de Qot-Bey. Ici sont également
de charmantes statuettes, Des sandales à lapouimine montrent que cette
mode bizarre est plus ancienne que le moyen-âge. Des castagnettes, si
leur origine est bien authentique, font voir que cet instrument, qui
acGompagne aiyoïnrd'hui les danses des ahnées, et qui est venue aux
1[T) Bans ma lettre à M. Yînemain, qui a para dans le Journal de V Instruction pu--
mquê.
904 RBYUE ras DEUX MORDIS.
Espagnols par les Arabes, existait dans l'antique Egypte. Un casque de
fer et une cotte de mailles confirment ce que j'ai dit plus haut de l'em-
ploi du fer par les Égyptiens. Des vases portent le nom de l'ancien roi
Papi , accompagné de cette devise tracée sur son étendard royal : Qm
aime les deux régions. Cette formule est importante, car elle prouve que
le roi Papi régnait déjà sur la Haute et la Basse-Egypte,^ et que les Pha-
raons de la sixième dynastie , dans laquelle on le place , n'étaient pas
souverains seulement d une portion du pays.
J'arrive aux deui objets les plus remarquables de la collection du
docteur Abbot , la bague de Chéops et le collier de Menés. La bague de
Chéops est un anneau d'or. L'inscription qui précède le nom de ce n»
semble vouloir dire : Divine offrande à la terre (FAnubis dans la région
de offerte au prêtre du trône du roi Choufou (Chéops). Si le sens est
exact» il semblerait indiquer que la bague est contemporaine de Chéops
et appartenait à un prêtre attaché à. sa personne; mais on ne saurait
dissimuler que ce sens laisse quelque incertitude, et que l'inscription
présente des singularités qui peuvent tenir, il est vrai, à l'époque re-
culée du monument;
L'autre merveille dé la collection du docteur Abbot est un collier
qui porte le nom du roi Menés. Il en est de même pour le collier que
pour les planches de Clot-Bey. Si Ton était certain qu'il remonte au
siècle du roi dont il porte le nom , on aurait devant les yeux le. plus an-
cien débris du passé. Ici, le nom de Menés n'étant accompagné d'aucun
autre hiéroglyphe, on ne saurait établir directement que le .collier,
ainsi que les pendans d'oreilles qui l'accompagnent, ne remontent pas à
cette monstrueuse antiquité; mais rien non plus ne prouve qu'ils aient
droit à cet honneur. On peut très bien avoir tracé le nom de Menés sur
un collier fabriqué long-tempsaprèslui. Peut-être avons-nous là le collier
d'un prêtre consacré au culte du roi-dieu Menés ou de la femme d'un
tel prêtre. Quoi qu'il en soit de cette supposition ou de toute autre, on
n'est pas obligé d'admettre qu'à l'origine de l'histoire égyptienne, on
fût arrivé au degré, d'art et de luxe que supposent ces ornemens. D y a
plus : j'ai vu dans la collection de Clot-Bey uneJamelle d'or qui a fait
évidemment partie de la toilette de femme ou de prêtre dont le docteur
Abbot possède dans son beau collier la portion principale. Sur cette
lamelle d'or est tracé, comme sur le collier, le nom de Menés; mait,
chose singulière, il est accompagné ici du nom d'Amasis. Si l'on sup-
pose qu'il «s'agit du premier Amasis, chef de la dix-huitième dynastie,
le résultat sera toujours de faire descendre le collier de Menés de 4,500
à moins de 2,000 ans avant Jésus-Christ, c'est-à-dire d'en virouv 3^000
ans. Toutefois la date de ces bijoux pourrait être singuUèrement rap-
prochée, si on la rapportait au second Amasis, celui qui usurpa le trène
^^fi^pte sur Apriès, peu de temps avant l'invasion des Perses, Dans
RECHEBGHES EN EGYPTE ET EN NUBIE. 905
cette supposition, Tassociation du nom d'Ainasis et du nom de Menés
s'expliquerait naturellement. On concevrait qu'un usurpateur, le chef
d'une dynastie, eût voulu abriter son autorité nouvelle sous l'autorité
de l'antique fondateur de la monarchie égyptienne, et se rattacher par
là aux origines de cette monarchie. César fit ainsi en se disant du sang
d'Énée et en mettant sur ses monnaies l'efOgie de son aïeule Vénus, et
Napoléon en prenant les abeilles de Childéric, qu'on appelait les abeilles
de Charlemagne. ^
Outre les collections d'antiquités égyptiennes de Qot-Bey, du docteur
Abbot et celle de H. Rousset, que j'ai eu occasion de citer, il y a au
Caire deux sociétés égyptiennes; chacune possède une bibliothèque où
l'on trouve les ouvrages les plus utiles au voyageur qui veut étudier
l'Egypte (i).
Les collections nous ont conduit bien loin dans l'antiquité. Une visite
à M. Lambert va nous ramener au présent et même à l'avenir, car ce
n'est point de l'Egypte ancienne, mais de l'Egypte actuelle et de l'Egypte
future, que s'occupe H. Lambert, directeur de l'École Polytechnique
du pacha. Après avoir prêché le saint-simonisme à Paris avec un éclat
dont on se souvient encore, M. Lambert a renoncé de fort bonne grâce
à son rôle d'apôtre, et s'est résigné à n'être plus qu'un homme de
beaucoup de mérite et de beaucoup d'esprit. On a grand plaisir à causer
de l'Europe et de l'Egypte avec cet enthousiaste un peu railleur que la
réflexion a désabusé, mais n'a point refroidi, qui, renonçant aux illu-
sions excentriques, n'a point abandonné toutes ses espérances, et qui
semble avoir surtout gardé de sa croyance à un ordre social nouveau
le vif sentiment des imperfections de l'ordre ancien. C'est ce que j'ai
cru trouver du moins dans l'ironie grave de H. Lambert; elle semblait
toiyours me dire : Si je reconnais que nous avons été un peu ridicules,
permettez-moi de trouver que d'autres le sont beaucoup.
Je veux nommer encore parmi mes hôtes du Caire le savant et excel*
lent docteur Pruner, orientaliste et médecin très distingué, dans lequel
l'étranger qui lui est recommandé trouve un ami, et j'en finirai avec
les Européens du Caire par celui qui est resté très bon Français, quoi-,
qu'il s'appeUe aujourd'hui Soliman-Pacha. Soliman-Pacha demeure au
vieux Caire, dans la ville fondée par le lieutenant d'Omar. Ancien offi-
cier de la grande armée, aujourd'hui chef de l'armée égyptienne, il
habite sur les bords du Nil une belle maison dont le rez-de-chaussée
est meublé à l'européenne. Un excellent billard et des journaux de
Paris rappellent d'abord la France; de l'autre côté de la rue est leiiarem
du général. On sait que notre compatriote, comme le fameux comte
de Bonneval, a embrassé la rehgion musulmane. Quelque jugement
(1) L'une de ces sociétés a publié le premier volume d'un recueil intitulé Egyptiaca,
(MM mSTUB DBS M1^ w>roB8.
qa'on porte me une détermination dont je ne me fais point le jnge, je
ne crois pas qu'on puisse connaître 8olîman-4Pacha sans éprouTer du res-
pect pour la loyauté ée son caractère, la franchise de ses manières, sans
être touché de Taccueil plein de cordialité qu'il fait aux Français. Si je
n'exprimais ces sentimens, je me rendrais coupable d'une double in-
gratitude. D'abord , en ma qualité de membre indigne de T Acadtoiie
des Inscriptions et BeUes-4^ttres, je dois être reconnaissant des soins
par lesquels Soliman-Pacha a conservé à cette compagnie im de ses
membres les plus éminens, M. le duc de Luynes, qu'il recueillit mou-
rant. Je ne saurais oublier la réception qu'il m'a faite à moinnéme. Le
major-général de l'armée égyptienne s'est souvenu avec beaucoup de
bonne grâce d'av(Hr connu mon père à Lyon, quand tous deux étaient
jeunes et encore obscurs, a Lorsque votre père, m'a-t-il dit, venait dtner
à mon quatriènae étage avec ma vieille mère et moi, nous lui donnions
toujours la place d'honneur; aujourd'hui elle doit être pour son fils. >
Je n'aime pas, ceux qui m'ont lu le savent, à parler de ce qui m'est per-
sonnel; mais j'espère qu'on verra auh-e chose que de la vanité dans
l'émotion cpie m'a causée ce souvenir d'un père illustre, ainsi honoré
au loin dans un fils dont il est la seule gloire.
Mon suffrage très incompétent n'cjouterait rien à la renonunée rai*
lîtaire de SoUman^Pacha, que les gens du métier regardent cmnnie
un des plus habiles capitunes qui restent aujourd'hui, n a deviné la
grande guerre, a dit de lui quelqu'un qui l'a faite sous Napc^éon, le
iHaréchal llarmont. A en croire des témoins oculaires, la victoire de
Nézib fut en grande partie son ouvrage. Il est parvenu à discipliner
des Arabes, à former une armée régulière avec des fellahs, des Nu-*
biens, des nègres, à vaincre les préjugés de race en se faisant crfiéir
par des populations qui avaient en' horreur ses réformes milHaifes.
On sait que, tandis qu'il faisait âiire l'exercice à des recrues, une
baUe vint sifHer i.ses oreilles : — Vous êtes des maladroits! <Ut-il,
vous ne savez pas tirer; recommencez le feu et visez mieux. — Ce
méinrisant courage imposa aux Arabes. Les troupes formées par Soh-
man-Pacha ont pris Sain t4eau'-d' Acre , où avaient échoué les soldais
de Bonaparte. Plus tard, elles ont héroïquement défendu leur^^ftquéie.
a Ceux qui auraient douté des quahftés militaires des troupes égyp-
tiennes, dit le colonel Smith dans son i;apport, auraient pu se con-
vaincre de leur courage et de leur persévérance en contemplant la
dévastation et l'horrible spectacle que cette forteresse, autrefois si for-
midable , offrait à tous les yeux. » En recueillant les éloges accordés
aux soldats égyptiens par la loyauté d'un ennemi, l'histoire dira qui
les avait formés. Il serait injuste d'oublier que c'est grâce à un Fran-
çais que notre désastre de Saini-Jean-d'Acre a pu être vengé.
Presque en face de la demeure de fielimaa^'^ba est l'ile de Bhodah.
RECHERCUB» IN É6YFTK SX SU NUBIE. 9ffl^
Ce nom veut dire /oroltm et, en effet, e*est un jardin cbarinAni(i). 0»
y voH un grand nombre d'arbres exotiques, et je préfère. beaiACQup ee
beau lieu aux jardins trop vanté» de Cboubrsdi , avec leurs fdantationfl
régidières, leurs aUée» cailloutée» et leurs kiosques,, dont Tameuble^
ment est à demi européen^ Ce n'est guère j^ua oriental que le sérail de
Gonstantinople.
Cette prédilecticm pour le jardin de l'île de Rbodah m'a peut-être ét^
iaspirée en partie p^r la bonne fortune <^e j'ai eue d'y rencontrer ua
sarcopbage égyptien avec des biéroglypbes. J'ai recueilli quelques si-
gnes qai m'étaient inconnus, et j'ai retrouvé un titre renuurquabte, ce-
lui^ de fiUe rvgtUe, èoûioé à une femme qui appartenait à une condition
privée. J'avais déjà remarcpié sur un raenufâent funèbre du musée de
Héples une qualification semblable, fih reyal, applic^iée à un simple
particulier. A quoi peut tenir ee singulier usage^ qui rappelle le titre de
MMsm donné aux ducs par nos rois?
L'ile de Rhodab renferme un monument ciirieux, le fameux n^cH
mètre ou Mekgas^ Un nilomètre est une col(mne graduée qui indique
* hM hauteur de» eaux du Nil. Celui^i a été élevé par les Arabes, mais il
avait été devancé par le» nilomètres égyptiens. C'était d'sqMrès la bau--
temr atteinte chaque année pat le Nil qu'on ùxaik le cote des imfiôt»..
Four que l'année fût bonne, il faUait que l'inoiràaAion atteignit seiie^
0oud&»; c'est pour cela que seize petits enlan» jouent autour de la sta-*
Ine du Nil iivà est au Vatican et dont on peut voir une cofrie dam le jar-
din des TuHeries. •
Une question importante et encore eontfoversée se rattache au nOo^
mètre de file; de Rbed&h : c'est l'origine de l'ogive et de l'arcluteature
que nous appelons si mal à propos gothique^ D'abord il faut dédoubler
la question pour tenter de la résoudre. Autre chose est l'ogive isolée,
autre chose est l'architecture gothique caractérisée par l'ogive, il est
vrai, mais aussi par des proportions^ mie ornementation particulière.
Be tout temps, il y a eu des arcspointi» qu'on peut appeler des ogive^
il y en a, dit-on> à Persépoli», il y en a à Thèbes; j'en ai vu dans les^
murs pélasgiqne» de Tirintfae et dans une ipor\e de Tusculum; mais tous
ces monumen» n'appartiennent point à rarehitecture gothique. L'ar--
ehitecture gothique est un ensemble dont l'ogive n'est qu'une partie (â)*
Ainsi cette question : Comment et en quel pays est née l'arcbitectnreï
(1) Lile êê Rhodab taî ie tout lemps le bot de H promenade des babitans du Can«.
to voit m penooMife dee MÊiUe H wttt Ntdtê y emmener ses camarades les enisiaieisi
et les cbarpeatiers^ et y, passer «n mois à boire, à manger, à entendre de La masique.
(2) Cette distinction qu'on a souvent négligée a été faite par M. Yitet, avec cette préci-
sion élégante qui le distingue, dans son histoire de Téglise de Noyon, qui est une histoire
de Tarchitecture du moyei»-dge. — iVorre-Omne de ffoyen, dans les livraisons de la
JtoiM du 15 déeembm ISM et èa f* janvier iWk
906 REtUE DES DEUX MONDES.
gothique? «st diOërente de cette autre question , beaucoup plus
freinte, et que seule j'examine en ce moment : L'ogive a-t-elle existé
dans Tarchitecture musulmane avant de se montrer dans Tarcbitecture
chrétienne? Or, c'est à cette dernière question que le bâtiment du
Hekyas fournit une incontestable réponse. En effet, on y trouve l'ogive
et on y lit une inscription arabe du ix* siècle, époque où fut recon-
^ruil le Mekyas, et tout le monde sait qu'en Europe l'arcbitecture
ogivale ne se montre pas avant le xn'. Je reviendrai sur ce problème
important à l'occasion des mosquées.
La fondation du vieux Caire remonte au temps de la conquête mu-
sulmane. Selon la légende arabe, tandis qu'Amrou assiégeait une for-
teresse nommée Babylone,, que les Romains avaient construite pour
commander le fleuve presque en face de Hemphis, une colombe ayant
fait son nid sur la tente du lieutenant d'Omar, celui-ci ordonna qu'on
ne levât point la tente pour ne pas troubler l'innocente couvée : com-
passion gracieuse qui peut étonner chez un homme de ruse et de sang
comme Amrou, mais qui est dans le caractère musulman. Ne raconte-
t-on pas de Mahomet qu'une chatte ayant déposé ses petits sur le pan
de la robe du prophète, il en coupa un lambeau plutôt que de déran-
ger la pauvre mère de famille? 11 étendit si loin ses ménagemens pour
les animaux, qu'il prescrivit aux musulmans de ne tuer les scorpions
et les serpens qu'après les avoir priés de laisser en paix les fldèles et
sur leur refus d'y consentir. Quoi qu'il en soit, l'incident de la tente
d' Amrou lit donner à la ville nouvelle, qui s'éleva au pied de la forte-
resse romaine le nom de FostcU [la Tenté), qu'elle portait au moyen-âge.
Ou la nommait aussi et on la nomme encore Miir, qui rappelle Miê-
raim, appellation biblique de l'Egypte. Caire vient de Cahira, nom de la
planète de Mars, sous l'influence de laquelle Moez voulut que la nou-
velle ville fût fondée.
Le Caire fut bâti à la fln du x* siècle par le gendre de Moez , calife
fatimite. La dynastie des Fatimites, qui se proclamaient les légitimes suc-
cesseurs du prophète, et par laquelle Abd-el-Kader prétend descendre
de lui, régnait sur l'Afrique septentrionale et la Sicile. Telle avait été
sa part dans le démembrement du califat, dont le centre nominal était
toigours à Bagdad. 11 se passa alors en Orient quelque chose de sem-
blable à ce qui advint de l'empire franc sous les faibles successeurs
de Charlemagne. Le Caire est donc né de la rébellion d'un des grands
vassaux de l'islamisme. Fidèle à son origine et à une 4^tinée que lui
taisait la nature des choses, il a été à toutes les époques le siège d'une
autorité plus ou moins indépendante des califes de Bagdad et des sul-
tans de Constantinople.
C'est sous la dynastie des Fatimites que s'organisa la secte des ismàé-
liens à laquelle appartenait ce vieux de la Montagne si fameux au
RECHERCHES EN EGYPTE ET IN NUBIE. 909^
moyen-âge dans les récits des croisades; le Caire fut long-temps le siège
de cette franc-maçonnerie extraordinaire, dans laquelle on flnissait par
enseigner aux initiés, comme révélation suprême, le néant de toutes
les croyances religieuses, l'indifférence du bien et du mal, doctrine qui
se résumait dans cette maxime d'une effroyable audace : Rien n* est vrai^
tout est permis, La grande loge, qui s'appelait maison de la sagesse,
était au Caire; elle possédait d'immenses richesses et commandait à de
nombreux adeptes qu'elle dispersait dans tout l'Orient. Cette étrange
institution avait pour but politique d'élever au califat la dynastie fati**
mite qui régnait en Egypte. C'était un carbonarisme'égyptien fondé sur
un athéisme philosophique, et qui se proposait pour (in la conquête de
la suprématie musulmane. M. de Hammer y voit un reste des anciennes
initiations égyptiennes; mais ces doctrines, si monstrueuses qu'elles
soient, sont trop semblables à celles qui furent professées durant les
premiers siècles de l'hégire dans diverses parties de l'Asie par les kar-
mathes et d'autres sectaires, qui tous niaient de même la vérité de l'is-^.
lamisme et la distinction du bien et du mal ,^ pour qu'il y ait lieu d'aller
chercher l'origine des initiations ismaéliennes du Caire dans les pro-
blématiques initiations d'Héliopolis.
Aux Fatimites succédèrent les Ayoubites, célèbres en Occident par
ie nom de Saladin, qui montra dans sa personne l'alliance des qua-
lités chevaleresques avec les mœurs et la foi musulmanes. Ce nom est
encore présent ici; Saladin a construit les fortiflcations et la citadelle
du Caire; il a fait creuser ce fameux puits au fond duquel un âne peut
descendre. Il y en a un semblable en Italie, àOrvieto. Comme il s'appe*
lait Yousouf ( Joseph], la tradition Fa souvent confondu avec le ministre
de Pharaon, et attribué à celui-ci ce qu'a fait le contemporain de Ri-^
chard Cœur- de-Lion. Les arts florissaient au Caire sous Saladin. 11 en-
voya une horloge à roues à l'empereur Frédéric IL Ce n'était pas une
ame commune, celle du prince qui faisait [K)rter devant lui, en guise
d'étendard, son drap mortuaire, tandis qu'un crieur disait au peuple :
Voilà tout ce que Saladin emportera de ses conquêtes.
Alors on voit paraître une première fois les Français sous les murs
du Caire. Amaury, roi de Jérusalem, avait disputé l'Egypte au père de
Saladin. U avait marché sur le vieux Caire, que ses habitans brûlèrent
comme de nos jours les Russes ont brûlé Moscou. Les troupes fran««
çaises, alliées aux troupes égyptiennes, virent les pyramides; plus taix),
les désastres de saint Louis excitèrent au Caire une grande joie, et, à
cette occasion, on chanta, dans les rues de cette ville, des vers qui
existent encore.
«4 Deux dynasties de Mamelouks ont régné au Caire. Mamelouk est syno^
nyme d'esclave; ce n'est qu'en Orient qu'on peut trouver des dynasties
d'esclaves. Du reste, les Mamelouks, primitivement achetés, il est vn^i^
toue XVII. 59
IMO EEWB DBS DEUX MONDES.
foiYnaient les gardes-du-corps ou , comme leur nom rindîqae, hi mn»
Iwre des suHans d'Egypte, qu'ils remplacèrent. Cette ceinture les étra»-
gla. Le Caire ne cessa point, sous les sultans mamelouks, d'être vm
centre intellectuel et littéraire; Técole du Caire remplaça l'école de
Bagdad. Le fils de Tamerian, dont la race devait faire fleurir l'astro-
nomie aux bords de TOxus, entretenait des relations littéraires et scien-
tifiques ayec les sultans d'Egypte. Un observatoire s'élevait sur le mont
Hokatam; une bibliothèque publique fut fondée, et un sultan d'Ëgyf^e
sembla vouloir imiter les Ptolémées, -créateurs du musée d'Alexandrie.
Des professeurs furent attachés à cette bibliothèque, appelée-maison de
la science (4). Selon le récit, probablement eiagéré, des historiens
orientaux, ta bibliothèque du Caire contenait seize cent mille v»r
lûmes. Ce qui est certain, c'est qu elle était fort considérable. On voR
que si les musulmans trouvèrent encore à Alexandrie, après César et
les chrétiens, quelques livres à brûler, ils remplacèrent largement ce
qu'ils avaient détruit.
La prospérité commerciale du Caire était grande sous les Mamelouks.
Il y a plus de monde ici^ disait le voyageur Frescobaldi, que dans toute
la Toscane, et autant de navires qu'à Gênes, à Ancône on à Venise.
La richesse des marchands du Caire est exprimée hyperboliquement,
dans les Mille et une Nuits, par la mère du jeune Aladin, quagd elle Im '
dit : « Les esclaves de ton père ne le consultent sur la vente d'une mar-
chandise q^ie quand elle vaut au moins mille pièces d'or; pour une
marchandise de prix inférieur, ils la vendent sans le consulter, d
Au temps des Mamelouks, le Caire se trouva en contact avec les plus
lointaines populations de l'Afrique et même de l'Asie: les rois chrétiens
d'Abyssinie faisaient demander au sultan d'Egypte de leur envoyer un
métropolitain. Les Mongols s'avancèrent contre le Caire; un jour, on
y apporta une lettre d'Houlagou; le terrible petit-fils de Gengiskan y
disait : n Nous sommes les soldats de Dieu, qui nous a créés danê sa co-
lère. Nous avons purifié la terbe des désordres qui la souillaient, ei
nous avons égorgé le plus grand nombre de ses habitans. » Ces sauvages
menaces n'intimidèrent pas les défenseurs du Caire. D'autre part, les
Mamelouks reçurent plusieurs ambassades de Tlnde, le commerce de
l'Egypte attira dans la mer Rouge des marchands chinois; le Caire, qui
était en rapport avec l'extrême Orient par le commerce, fut mis aussi
en rapport avec lui par la religion et par la guerre. En 4350, le sultan
de Delhi se soumit à l'autorité spirituelle du calife établi au Caire. Phis
tard, les soudahs d'Egypte envoyaient leurs flottes disputer l'Inde aux
conquérans portugais.
Sous les quatre dynasties qui ont régné successivement au Caire, de-
(1) Quairemère, Jtech rchss sur l'Egypte, Uj 475.
RECHERCHES EN EGYPTE ET EN NURIE. 91 i
puis la fondation de cette ville jusqu'à la conquête des Turcs, des mo-
numens remarquables se sont élevés à toutes les époques; mais, au
nombre des plus belles mosquées que le voyageur admire aujourd'hui,
il en est deux qui sont antérieures à la fondation du nouveau Caire : ce
sont les mosquées d'Amrou et de Touloun.
La mosquée d'Amrou, fondée au moment de la conquête, la2i*année
de rhégire, est le plus ancien monument religieux qu'ait élevé Tisla-
misme. C'est Tarchitecture musulmane à son état primitif; on peut y
étudier le type original de cette architecture, type reproduit dans les
autres mosquées du Caire, et plus ou moîns modifié en Espagne et en
Sicile. Ce qui constitue la mosquée d'Amrou, c'est un grand cloître dont
les côtés ont plusieurs rangées de colonnes et entourent un espace dé-
'Couvert; au milieu est une fontaine pour les ablutions. Cette disposition
parait empruntée, comme celle du cloître chrétien, à la disposition in-
térieure des habitations grecques et romaines, si elle ne Fa été à celle
des cours intérieures dans les grands monumens de l'ancienne Egypte.
Du reste, une mosquée sans toit convient parfaitement à un pays où le
«iel est presque toujours serein.
Le plan général de la mosquée d'Âmrou est le même que celui de la
mosquée de Cordoue, qui parait avoir servi de modèle à toutes les
mosquées de l'Espagne; seulement, à Cordoue, la portion abritée du
monument l'emporte de beaucoup sur les portions laissées à découvert.
La colonnade qui forme un des côtés du grand cloître, au lieu de cinq
nefs comme dans la mosquée d'Amrou, en offre dix-neuf: c'est qu'il
pleut quatre fois autant à Cordoue qu'au vieux Caire. Les mosquées de
Tanger et de Fez, au Maroc, rappellent aussi la forme des anciennes
mosquées du Caire (i); il en est ainsi de celles d'Alcp et de Damas.
Enfin c'est sur le même plan qu'ont été construites les mosquées de
Hédine et de la Mecque (2). La mosquée d'Amrou est donc un monu-
ment très important pour l'histoire de l'art musulman, dont il offre un
type primordial et souvent répété. Le côté de l'édifice où les colonnes
«ont le plus multipliées est d'un grand effet. Ici comme à Cordoue et
à Tunis, on a dépouillé, au.profit de l'islamisme, les monumens de l'ar-
chitecture gréco-romaine. Des chapiteaux différens de formes et d'é-
poques, dont quelques-uns sont très beaux, servent de bases, comme
des bases servent de chapiteaux. La conquête a pris ce qu'elle a trouvé,
et comme elle le trouvait. Les colonnes n'étant pas assez hautes, on a
démesurément allongé les arceaux qui les surmontent. En somme, il
y a de la grandeur dans la mosquée d'Amrou, mais c'est une grandeur
(1) Burckard, Voyage en Arabie, I, 208.
(2) Celle-ci a été rebiil'o p'u3ieui*s fois, mais il et probable qu'oi> a toujours reproduit
le plan primitif. — Burckar.I, I, 180.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
barbare. La main qui a élevé cette mosquée est la main qui a ravagé
Alexandrie.
II en est tout autrement de la mosquée bâtie deux cent cinc[uaDte
an^ après par le fameux Touloun (i) dans la ville qu'il fonda au nord
du vieux Caire et qui fait partie du nouveau. Ici l'art a fait des pro-
Jfrès; à côté du pesant arc en fer-à-cheval se montre partout Togive
élancée , qui ne paraissait qu'une fois dans la mosquée d' Amrou. Les
ornemens se sont multipliés et embellis. On sent que ce monument
est contemporain des brillans califes de Bagdad , et qiie l'autre date de
la rude époque de la conquête. Une tradition veut que le plan de la
mosquée de Touloun ait été envoyé à ce prince par un architecte chré*
tien du fond de la prison où il était retenu. On pourrait donner à cette
tradition un sens plus général et y voir l'expression légendaire de ce
fait, je crois très réel, que l'architecture musulmane procède de Tar-
Chitecture chrétienne. Des artistes chrétiens, envoyés par un empereur
grec, travaillèrent à la mosquée de Hédine; la Caaba, l'édifice sacré de
la Mecque, la Caaba elle-même fut construite, dit-on , par deux archi-
tectes chrétiens, l'un Grec, l'autre Copte. L'art byzantin a produit les
mosquées du Caire, de Constantinople et de Cordoue, aussi bien que ce
même art, ou une autre altération de l'architecture antique, a produit
les églises romanes ou saxonnes d'Occident. La coupole arabe vient du
dôme byzantin; le mirhah, enfoncement situé dans le mur oriental des
mosquées pour indiquer la direction de la Mecque, le mirhah est une
apside (2). Le zigzag est un ornement grec. Enfin la disposition en
Clottre, si remarquable dans plusieurs des mosquées du Caire , et qui
èe retrouve dans le patio de la mosquée de Cordoue, rappelle le mo-
nastère chrétien, héritier lui-mêmade l'atrium gréco-romain, tel qu'on
peut l'observer encore à Pompéi. On voit même au Caire une très belle
mosquée, celle d'Hassan, dont la forme, chose étrange, est celle de la
croix grecque. La croix semble avoir été placée dans le temple mu-
sulman par la main d'un architecte chrétien comme une protestation
et une menace, pour dire à l'islamisme : Tu périras par ce signe !
Après les mosquées d' Amrou et de Touloun , antérieures à la fonda-
lion du Caire actuel , en vient une qui est contemporaine de cet événe-
ment, la célèbre mosquée El-Azar (3), bâtie par Moez en même temps
que la ville, qui lui doit sa naissance. Un nouveau progrès se fait sentir.
Le fer-à-cheval domltiait presque exclusivement dans celle d'Amrou {^),
(1) Son vrai nom était Ahmed, fils de Touloun, Abmed-ebn-Estouloun.
(2) Orlebar, Journal of the Bombay branch ofthe royal Asiatic Society, janoan .
I8i5, 133.
(3) Ce nom est en général traduit par la mosquée de» fleurs. Il semble pluidt vouloir
tiire Véclatante, la très belle.
(i) On trouve cependant l'ogive dans le mirhab de celte mosquée. Cest la première
fois qu'on la voit paraître dans les temps modernes.
REGUEROUES EN EGYPTE ET EN NUBIE. 913
il figurait encore à côté de Togive dans celle de Touloun; dans El-Azar,
il a presque disparu. Le fer-à-cheval est le plein cintre de Tarchilec-
ture orientale. L'ogive lutte contre le fer-à-cheval en Egypte comme
eUe lutte contre le plein cintre en Europe; mais elle arrive à rempla-
cer le premier environ deux siècles avant de remplacer le second. Ce
sont deux siècles d'antériorité qu'a l'architecture ogivale d'Orient sur
la nôtre; mais cette antériorité ne tranche pas encore, selon moi, la
question d'origine. On voit aux bords du Rhin , en Normandie, dans la
Marche de Brandebourg et ailleurs, l'architecture passer trop naturel-
lement et trop spontanément du plein cintre à l'ogive pour qu'on puisse
admettre que, dans tous les cas, celle-ci ait une provenance orientale;
peut-être a-t-elle plusieurs principes et dérive-t-elle ici de l'architec-
ture romane transformée, là de larchilecture arabe importée; il en se-
rait de l'ogive comme de la rime, qu'on voit naître chez les poètes de
la basse latinité et qu'on retrouve chez les Arabes. Je regrette de n'a-
voir point visité l'intérieur de la mosquée El-Azar; elle est curieuse par
tout ce qu'elle contient. C'est une maison d'enseignement aussi bien
qu'une maison de prière; c'est une véritable université. On y fait douze
cours, les uns^ur la religion, les autres sur la jurisprudence, les autres
sur les sciences mathématiques et la littérature. L'assassin de Kléber y
avait passé plusieurs jours, et les leçons qu'il y avait entendues avaient
nourri son fanatisme. La mosquée El-Azar est comme un vaste asile :
toutes les nations mahométanes y ont leur demeure marquée dans des
bfttimens séparés. Ces étâblissemens particuliers sont au nombre de
vingt-six. Dans cette hospitalité cosmopolite il y a de la grandeur; c'est
une sorte de catholicisme musulman.
On voit qu'une mosquée se compose souvent d'un ensemble de bâti-
mens destinés à des usages fort différens. Dans l'histoire des premiers
siècles de l'hégire, la chaire des mosquées sert constamment de tri-
bune aux harangues; on trouve dans celle d'Amrou un okel pour les
voyageurs, des écuries pour leurs chevaux ou leurs chameaux, et
un bain public. A celle d'El-Azar est jointe une école, à celle de Ké-
laoun est annexé un hôpital, le Moristan, destiné surtout aux aliénés,
et qui fut le produit des remords de Kélaoun. Touloun fonda près de
sa mosquée une pharmacie et des consultations gratuites pour les
pauvres. La beauté de ces mosquées montre que, sous les dynasties qui,
les ont élevées, le Caire était une ville riche et florissante. Les monu-
mens donnent toujours la mesure de la civilisation d'un peuple.
Après la conquête turque, accomplie par Sélim au commencement
du xvr siècle, on ne bâtit plus de belles mosquées. Les dynasties qui
jusque-là avaient gouverné l'Egypte s'étaient incorporées au pays;
mais le Turc a toujours été un maître étranger, le pire des maîtres, et
914 REVUE DES DEUX MONDES.
rÉgypte, proyince exploitée et opprimée de loin^ n'a échappé au des-
potisme que par Tanarchie. C'est au Caire que l'empereur ottoman
hérita du pouvoir sacré des califes. Depuis long-temps, les sultans
d'Egypte avaient cherché à faire du Caire le siège de la papauté (i)
musulmane. Le sultan Bibars avait établi dans cette ville un fantôme
de calife et s'était fait donner par lui l'investiture de ses états, à peu près
comme certains empereurs d'Allemagne se faisaient couronner par un
anti-pape. Au xvi» siècle, quand Sélim soumit l'Egypte, il fit signer au
dernier des califes abassides établi au Caire une renonciation en forme
et un abandon complet de ses droits à la souveraineté spirituelle de Tis-
lamisme. C'est depuis lors que ces droits sont réclamés par les Ottomans,
dont le titre, comme on voit, n'est pas des plus respectables, et je ne com-
prends pas que Méhémet-Ali, dans sa guerre contre Mahmoud, n'ait
pas su trouver au Caire un descendant du dernier calife dépossédé pour
mettre de son côté la légitimité religieuse, sauf à hériter ensuite de son
calife quand il aurait voulu.
Les Mamelouks continuèrent à gouverner l'Egypte sous l'autorité loin-
taine et toujours mal affermie des sultans. Un fait i)eut donner la me-
sure du pouvoir que ceux-ci exerçaient: il existait parmi les Mamelouks
un officier ayant un titre particulier et pour fonction spéciale de signi-
fier au pacha envoyé de Constantinople sa destitution, le jour où il ces-
sait d'agréer au divan du Caire. Ce pouvoir des beys manaelouks, pré-
caire, divisé, disputé perpétuellement par la perfi4ic ou la violence, fut
mortel à l'Egypte. Il durait depuis près de trois siècles, quand nous
vînmes le détruire.
On a deux relations arabes de la conquête de l'Egypte par les Fran-
çais. Il est curieux d'étudié la contre-partie des narrations ofQcielles,
de lire l'histoire des lions quand ils l'ont écrite. Il est piquant de voir,
dans les historiens arabes, le Cid devenu un brigand féroce qui brûle
les femmes et les petits enfans, saint Louis et ses pieux compagnons
transformés en soldats de Satan , et, dans les historiens grecs, les con-
quérans de Constantinople, la ûeiïv de la chevalerie européenne, re-
présentés comme des barbares assez grossiers. On ne trouve point un
pareil contraste entre les récits musulmans de l'expédition d'Egypte et
nos propres récits. Dans celle de ces narrations que j'ai sous les yeui,
et dont l'auteur, il est vrai, est un Syrien catholique, il n'y a que de
l'admiration pour les généraux français et pour leur chef. L'auteur va
même jusqu'à lui faire détruire les murs et la forteresse de Saint-Jean-
(t) Ce rapprochement n'est pas de moi , mais de rhonnète Frescohaldi, qui dbait au
Jiw siècle : a il caiiffo ornne fis dieeai il papa,.., » TL aUait jusqa*i ap^^eler le» c«dîs
des éyêqaes.
RECHERCHES EN EGYPTE ET EN NUBIE. 915
d*Acre, qui ne nous résistèrent que trop. Il est amusant de voir com-
ment nos générauK républicains sont accoutrés par une imagination
orientale. Leurs noms sob4 accompagnés d'épitbètes liomériques. Le gé-
néral Duranteau, qui était chauve, est appelé le lion à la tête noire sans
crinière; les cavaliers de Kiéber sont semblables aux démons de Fenfer
ou aux diables de notre seigneur Salomon, Quant à Bofiaparte, voici com-
ment en parle Nakoula-el-Turk, c'est le nom de l'historien : « Cet illustre
guerrier, l'un des grands de la république française, était petit de taille,
grêle de corps et jaune de couleur. Il avait le bras droit plus long que
le gauche, était ftgé de vingt-huit ans, rempli de sagesse, et dans une
position heureuse et opulente. On dit même qu'il possédait ïssrt de de-
viner d'après les astres. Beaucoup d'Égyptiens le regardaient comme le
Mahadi (1 ), et ses habits à l'européenne étaient le seul obstacle à ce qu'ils
ajoutassent foi à ses paroles. S'il s'était montré à leurs yeux avec le vê-
tement nommé feredjé, tout le peuple l'aurait suivi. »
On peut douter de cette dernière assertion. La singerie des mceurs
musulmanes ne réussit pas à Abdallah Henou. Bonaparte n'a été que
trop loin dans ces complaisances, qui, sans tromper les musulmans,
nous dégradaient à leurs yeux, s'il a dit aux oulémas du Caire, comme
l'affirme, je crois à tort, le chroniqueur oriental : « Certes je hais les
chrétiens; j'ai détruit leur religion, renversé leurs autels, tué leurs
prêtres, mis en pièces leur croix, renié leur foi. Je vous ai souvent dit
et répété que j'étais musulman, que je croyais à l'unité de Dieu, que
j'honorais Je prophète Mahomet. Je l'aime parce qu'il était un brave
comme moi et que son apparition sur la terre a eu lieu comme la
mienne. Je rein|)orte sur lui.» Même sans cette fin, qui gâtait tout, le
reste n'aurait pas réussi et ne méritait pas de réussir.
Un passage de cette histoire peut faire juger combien les habitans do
Caire comprenaient peu les spectacles que nous étalions à leurs yeux.
Notre Syrien, décrivant la fête célébrée en mémoire de la fondation de
la république, dit que les Français « fabriquèrent une longue colonne
toute dorée et y peignirent le portrait de leur sultan et de sa femme,
qu'ils avaient tués dans Paris. » Aucune relation française ne fait, je
crois, mention de ces portraits de Louis XVI et de Marie- Antoinette ser-
vant d'ornement à une fètc républicaine. Les événemens survenus en
France après le retour de Bonaparte ont aussi pris une couleur un peu
orientale dans le récit du Syrien. Après le fameux discours adressé au
4irectoire par Bonaparte, à son retour d'Egypte, dont la substance est
èaimée assez ûdèlenfient, on lit ce qui suit ; « Un des chefs de la repu-
(1) Ce$i leéenklet imaii alide, qnl doit reparaitro à la ûb des temps, le messie attendu
par les sectateurs d*Ali.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
blique se leva et commençait à s'excuser; mais Bonaparte n'écouta pas
ses excuses et Taccabla d'injures. Alors le chef le frappa de son épée à
la tête. Bonaparte, sentant la'douleur du coup, s'élança sur lui comme
un lion furieux et lui tira dans la poitrine un coup de pistolet qui le ren-
versa mort baigné dans son sang; puis, aidé de ses compagnons, il fondit
sur les autres et les poursuivit à coups d'épée et de fusil (i). » Voilà la
journée du 18 ou plutôt du 19 brumaire transfprmée en une émeute de
Mamelouks mis à la raison par un pacha courageux.
Le Caire fut un moment français. Sous Bonaparte, le drapeau trico-
lore flotta sur la grande pyramide plus loin que jamais de la terre. D
fut enjoint à tous les habitans dç TÉgypte de porter la cocarde républi-
caine. Les autorités du Caire célébrèrent Tanniversaire de la fonda-
lion de la république française. Un autre jour, revêtu du costume
oriental, Ali Bonaparte (ou lui avail donné ce nom) célébrait Fanni-
versaire de la naissance de Mahomet, ou bien, assis à côté du pacha,
inaugurait par des rites qui remontaient aux Pharaons^ Tinondation
bienfaisante du Nil : singulière alliance, bizarre et quelquefois fâcheux
mélange, de l'Egypte et de l'Europe, de l'Orient et de TOccident, qui
dans le présent manquait souvent de grandeur et de sincérité, mais
qui préparait l'avenir, qui, sans vaincre les préjugés des musulmans,
accoutumait leurs yeux à des spectacles inconnus et leurs oreilles à un
langage nouveau.
La France introduisit l'Europe au Caire sous de meilleurs auspices
et avec des avantages plus certains en y apportant les lumières, l'in-
dustrie, la police des états civilisés. Dans une maison que tout Français
salue avec respect, en mémoire des savans qui l'illustrèrent par leurs
travaux et un jour l'honorèrent par leur courage, se tinrent les séances
de cet institut d'Egypte dont les membres s'appelaient Fourier, Malus,
Monge, Berthollet, Geoffroy Saint-Hilaire, Savigny, Dolomieu, Desge-
nettes, Bonaparte. Monge y exposait sa théorie du mirage, Berthollet
des découvertes dans l'art de la teinture; Geoffroy Saint-Hilaire montrait
dans la structure de l'aile de l'autruche un exemple de la corrélation
des parties qui devait le conduire à son grand système de l'unité d'or-
ganisation ; Fourier lisait un mémoire sur la résolution des équations
algébriques, rapportant l'algèbre agrandie sur cette terre d'Egypte qui
fut son berceau.
Dans ces séances si remplies, on trouvait du temps pour entendre
quelques morceaux de la Jérusalem délivrée traduits par le bon Parseval
de Grandmaison, ou même un chant arabe en l'honneur de l'expédition
(1) Hittoire de VExpédition des Français sn tgypts, par NakouU-el-Turk, pur
bliée et traduite par M. Desgranges aioé, p. 5id.
RECHERCHES EN EGYPTE ET EN NURIE. 9i7
•
mis en français par M. Marcel. Les antiquités n'étaient pas négligées; le
braye Suikowsky lisait un mémoire sur un buste dlsis. Pour l'acadé-
micien Bonaparte^ vice-président de l'Institut (Monge était président),
il posa, dans la première séance, six questions : il demandait d'abord
quelles améliorations on pouvait introduire dans les fours de Tarmée; la
première pensée du général était pour le pain du soldat. Les autres ques-
tions étaient celles-ci : « Y a-t-il des moyens de remplacer le houblon
dans la fabrication de la bière? Quels sont les moyens de rafraîchir et
de clarifier les eaux du Nil? Lequel est le plus convenable, de con-
struire des moulins à eau ou à vent? L'Egypte renferme-t-elle des res-
sources pour la fabrication de la poudre? Quel est l'état de l'ordre judi-
ciaire et de l'instruction en Turquie?» Dans chaque ligne, ne sent-on
pas l'homme pratique, l'administrateur, le guerrier?
Un des savans de l'expédition qui concoururent le plus à toutes les
entreprises d'utilité générale fut Conté, qui méritait une popularité plus
élevée que celle que lui ont donnée ses crayons, o Aucun obstacle
n'arrêtait le génie actif et fécond de Conté, dit H. Biot dans un intéres-
sant article biographique; il fit des machines pour la monnaie du Caire,
pour l'imprimerie orientale, pour la fabrication de la poudre; il créa
diverses fonderies. On faisait dans ses ateliers des canons, de l'acier, du
carton, des toiles vernissées. En moins d'un an, il transporta ainsi tous
les arts de l'Europe dans une terre lointaine et jusqu'alors presque en-
tièrement réduite à des pratiques grossières; il perfectionna la fabrica-
tion du pain; il faisait exécuter des sabres pour l'armée, des ustensiles
pour les hôpitaux , des instrumens de mathématiques pour les ingé-
nieurs, des lunettes pour les astronomes, des crayons pour les des-
sinateurs, des loupes pour les naturalistes, etc.; en un mot, depuis les
machines les plus compliquées et les plus essentielles, comme les mou-
lins à blé, jusqu'à des tambours et des trompettes, tout se fabriquait
dans son établissement. La physique lui fournit en Egypte plusieurs
applications utiles : on lui dut bientôt, par exemple, un nouveau télé-
graphe , qui était moins facile à établir là qu'ailleurs, à cause du mi-
rage et des autres phénomènes analogues et propres à cette atmosphère
brûlante. On voulut, à propos des fêtes annuelles, donner aux Égyp-
tiens un spectacle frappant, celui des ballons, et il fit des montgol-
fières. »
J'aime à m'arrêter à tout ce que les Français avaient commencé pour
la civilisation de l'Egypte. Cette belle place de l'Esbekieh qui est sous
mes yeux, dont l'aspect est déjà presque européen et autour de laquelle
s'élèveront da jour en jour de nouvelles habitations franques, cette
place était un lac. Les Français Font comblé et planté. En me prome-
nant sous cet ombrage que m'envoie ma patrie, je me rappelle qu'à
9iS REVUS BBS DEUX M0N1W8.
Rome je me suis promené, auprès du Cotisée, sous des «rbres pbmtcs
aussi par mes compatriotes. Là comme ici, comme à Venise, ks
Français ont laissé une promenade. Un feuillage que le v^at emporte
et un peu d'ombre, est-ce donc tout ce qui reste des conquêtes? Noft,
c'est là une phrase; toutes les fois que le peuple conquérant est le pins
civilisé, il féconde le sol eoaquis, et même, lorsqu'il l'a perdu, il laisse
un germe que l'avenir développera. On peut annoncer hardiment cet
avenir à l'Egypte.
La petite pièce est toujours à côté de la grande, et je serais ingrat de
ne pas mentionner un opéra-comique dont la lecture m'a fort réjoui; il
est intitulé Zélie et Valcourt, au Bonaparte au Cadre. Dans cette pièce,
composée pour être représentée sur le Théâtre de la Bépublique ei des
Arts, le vaillant Sulkowsky chante avec Aboubokir, pacha du Caire,
un duo sur les femmes :
Eh ! pourquoi sous vos lois cruelles
Prétendez-vous les enchaîner?
C'est à vous d'en recevoir d'elles,
Au lieu d'osei^leur en donner (bis),
Bonaparte parait pour arracher au farouche Aboubokir la b^e Zélie
et l'unir à Valcourt. Déjeunes musulmans crient : Vive la France! en
jurant d'exterminer les Mamelouks, et des aimées dansent en l'honneur
de la liberté. Voilà ce que l'occupation du Caire inspirait aur vaude-
villistes de l'an vni. A tout poème sa parodie.
Mais nous sommes bien loin de cette tragique histoire du Caire que
nous avons traversée et siu*tout des hiéroglyphes que je n'oublie point
Patience, nous allons retrouver le sérieux de l'histoire avec Méhémet-
Ali, et les hiéroglyphes à Héliopolis ^ où nous retrouverons aussi la
France.
I.-J. AupiaB.
RECHERCHES
SUR LA PÉRIODE GLACIAIRE
ST L*jlNCIg]aiB EXIINSIOM
des Otaeifrs "du Heift-Blanc depuis les Alpes jesqn'aa inm.
Au mois d'août 1815^ un géologue revenait d'une longue excursion
sur les glaciers qui occupent le fond de la yallée de Lourtier, yallée la-
térale à celle qui mène au couvent du grand Saint-Bernard. Désirant
se rendre le Jour suivant à l'hospice par un col difflcile et peu connu,
il passa la nuit dans la cabane d'un chasseur de chamois, appelé Jean-
Pierre Perraudin, qui devait lui servir de guide le lendemain. Assis de-
vant le foyer où brûlaient des touffes de rhododendron, dont la fumée
odorante s'échappait par le haut du toit, le géologue et le montagnard
parlaient des hautes régions qu'ils avaient l'un et l'autre si souvent
parcourues. Puis la conversation vint à tomber sur ces gros blocs de
granité qu'on trouve souvent à une grande distance des rochers d'où ils
ont été détachés. Le géologue expliquait longuement au montagnard
comment les savans avaient démontré, à l'aide de profonds calculs, que
ces blocs erratiques ont été transportés jadis par de grands courans
d'eau. A tout cela Jean Perraudin ne pouvait répondre, mais il hochait
la tête d'un air de doute et d'incrédulité. «M'est avis, dit-il enfin, que
les^laciers de nos Alpes étaient jadis bien plus étendus qu'ils ne le sont
aotuellement. Toute notre vallée jusqu'à une grande hauteur au-dessus
du torrent àc la Drance a été remplie par un vaste glacier qui descen-
920 REVUE DES DEUX MONDES.
dait jusqu'à Mariigny, comme le prouvent les blocs de roche qu'on
trouve dans les environs de cette ville, et qui sont trop gros pour que
Feau ait pu les y amener. » En parlant ainsi, Perraudin ne se doutait
guère avoir fait une grande découverte et résolu, à force de bon sens,
un problème que le génie des plus célèbres géologues, armé de toutes
les ressources de la science, avait abordé saiis succès.
Heureusement le savant auquel il venait de communiquer le résultat
de ses observations solitaires était un homme pratique, plus soucieux
de faits que de théories. Le germe que le paysan avait jeté dans son
esprit s'y développa librement, et Tidée d'une ancienne extension des
glaciers au-delà de leurs limites actuelles devint pendant vingt ans
l'objet constant de ses recherches et de ses méditations. Un ingénieur de
ses amis, M. Venetz, avait été amené de son côté aux mêmes vues par
rétudè des blocs erratiques du Valais. Enfin, en 1834, lorsque sa con-
viction fut complète et appuyée sur des preuves nombreuses et irrécu-
sables, M. de Charpentier (car c'était lui qui avait été le confident de
Perraudin] émit ses opinions au congrès des naturalistes suisses réunis
à Lucerne. Comme toute idée nouvelle, celle-<;i fut accueillie avec froi-
deur ou repoussée avec dédain; mais, comme c'était une vérité, elle
fit son chemin toute seule, et aujourd'hui c'est une des questions les
plus importantes qui aient agité le public géologique. Grâce aux nom-
breux travaux publiés sur cette question depuis quelques années ^i),
le phénomène des Alpes a pris les proportions d'une grande révolu-
tion , qui a eu pour théâtre une portion considérable des deux hémi-
sphères. Si le génie de l'homme peut s'élever un jour à la cause de ce
cataclysme glaciaire, il aura jeté la plus vive lumière sur la dernière
phase de l'histoire géologique du globe, sur l'époque mystérieuse qui
a précédé l'apparition de l'homme à la surface de la terre et sur ce dé-
luge universel dont la trace se retrouve dans toutes les traditions des
peuples, en Europe, en Asie et dans les deux Amériques. La relation
intime qui Ue ces deux phénomènes ne saurait être niée, car elle nous
est attestée à la fois par le raisonnement et par l'observation. Néan-
moins nous ne poursuivrons pas l'étude des phénomènes glaciaires dans
tous les pays où ils ont été signalés; nous nous bornerons à les étudier
dans les Alpes, où les faits, bien connus et mieux appréciés, peuvent être
vérifiés chaque année par de nombreux voyageurs.
Les glaciers de la Suisse et de la Savoie ont-ils toiyours été circon-
(1) Parmi ces travaux, nous citerons ceux de IdM. Agassii, Desor, A. Guyot, J. Forbes,
Studer, A. Escher de la Linth et Blanchet dans les Alpes; Leblanc , Renoir, Hogard et
E. GoUomb dans les Vosges; Agassiz, Lyell, Buckland, Smith, Maclaren en Ecosse, en
Angleterre et en Irlande; Al. Brongniart, Sefstrœm, Keilhau, Boethling, Si^estroem,
Daubréc, Murchison, de Verncuil et Durocher en Scandinavie; Hitchkock et Darwin eo
Amérique.
RECHERCHES SUR LA PÉRIODE GLACIAIRE. 9S1
scrits dans leurs limites actuelles, ou se sont-ils étendus autrefois dans
les grandes plaines qui environnent la chaîne des Alpes? Tel est le
problème réduit à sa plus simple expression. Mon but est d'exposer les
faits sur lesquels s'appuient les partisans de Fancienne extension des
glaciers. Pour faire accepter cette idée, ils ont à combattre, chez les
sayans, des conyictions andennes appuyées sur les autorités les plus
irrécusables eu géologie; chez les gens du monde, le témoiguage de
la tradition biblique et celui de U>m les sens qui se révoltent à la seule
pensée que ces plaines si fertiles et si animées aient été ensevelies pen-
dant de longues périodes de temps sous un immense linceul de neige
et de glace. Les uns et les autres ont le droit d'exiger des preuves nouh
breuses et positives. Ces preuves existent; mais, avant de les examiner,
il est indispensable de posséder quelques notions sur les glaciers actuels]
car la méthode suivie par les géologues aui^quels on doit les résultats
que nous allons exposer a toujours été celle que M. (Constant Prévost a
introduite dans la science, et qui peut se résumer en ces mots : « Étu-
dier le mode d'action des élémens naturels que nous voyons fonctionner
sous nos yeux et comparer les effets qu'ils produisent à ceux dont la
surface du globe a conservé l'empreinte, d En procédant ainsi , nous
verrons que partout, dans les vastes plaines qui environnent les Alpes,
on rencontre les traces de ces glaciers gigantesques dont ceux d'au--
jourd'hui ne sont, pour ainsi dire, que la miniature. Cependant, quoique
réduits à de faibles dimensions, les glaciers actuels nous offrent en
petit tous les phénomènes que les nappes de glace offraient jadis sur
une plus grande échelle. Les effets sont les mêmes, et de leur identité
nous pourrons conclure à celle des agens qui les ont produits.
y I. — dBS GLAUERS ACTUELS*
Du haut des crêtes du Jura, qui dominent le bassin du Léman, on
' embrasse d'un seul coup d'œil toute la chaîne des Alpes, depuis le Va-
lais jusqu'en Dauphiné. Seule, la masse colossale du Mont-Blanc, as-
sise sur sa large base, s'élève majestueusement au-dessus de cette
longue arête dentelée. Les plus hautes cimes se distinguent des som-
mets moins élevés par la blancheur éclatante des neiges qui les recou-
vrent. En été, la limite inférieure de ces neiges perpétuelles forme une
ligne droite horizontale, parfaitement tranchée, qui contraste avec la
sombre verdure des forêts étendues au pied des montagnes. Cette ligne,
c'est celle des neiges éternelles. Au-dessus, l'hiver règne seul; au-des-
sous, les saisons suivent leur cours régulier. Au-dessus, la vie existe à
peine et est représentée seulement par quelques plantes polaires et quel-
ques insectes éphémères; au-dessous, elle se manifeste sous mille formes
Tariées, depuis les plus hautes régions où s'aventurent le pin et le cha-
922 REVUE DES DEUX MONDES.
mois jusqu'aux plaines habitées par les hommes, où les moissons jau-
nissent et où la vigne mûrit ses fruits.
En Suisse, la limite inférieure des neiges perpétueHes est à 2 700 mè-
tres au-dessus du niveau de la mer; mais, en s'approchant des Alpes,
en pénétrant dans les vallées étroites qni découpent les massifs prin-
cipaux, tels que ceux du Mont-Blanc, du Mont-Rose, du Saint-Gotbard
et de la Jungfrau , on s'aperçoit que cette limite n'est pas une ligne
droite, comme elle le paraSt, quand on la considère de loin. Les champs
de neiges étemelles émettent, pour ainsi dire^ des rameaux qui des-
cendent dans les vallées sous la forme de masses de glace semblables
à des torrens congelés. Ces masses sont des glaciers. Leur pied est sou-
vent à plus de i 500 mètres au-dessous de la limite des neiges perpé-
tuelles et avoisine quelquefois de grands villages, tels que ceux de Cha-
monix, de Courmayeur et de Grindelvmld, dont la hauteur moyenne
est de i 120 mètres au-dessus de la mer. Toutefois il existe un grand
nombre de glaciers qui ne descendent pas aussi bas et s'arrêtent sur ces
pentes élevées où l'on ne trouve plus que des chalets épars, habités
seulement pendant quelques mois de Tannée.
Quelles sont les relations qui existent entre ces glaciers et les charafs
de neige auxquels ils seTStttachent? c'est la première questionque tiéll^i
devons examiner. La science Ta déjà résolue. En hiver, au prinieni|ii'
et en automne, il tombe sur les sommets des Alpes des masses de neif(ê
considérables (1). Ces neiges, chassées par les vents, emportées par les
tourbillons, s'accumulent surtout dans les grandes dépressions qni avoi-
sinent les hautes cimes. Ces dépressions sont connue^ sous le nom de
cirques, car elles se terminent ordinairement par une enceinte demi-
circulaire, couronnée de sommets élevés. Tels sont, aux environs de
Chamonix, le cirque qui s'arrête au col'du Géant, le grand plateau,
qui n'est qu'à 800 mètres au-dessous de la cime du Mont-Blanc; près
de Grindelwald, le cirque qui conduit à la Strahleck; au Grimsel, ceux
du Lauteraar et du Finsteraar. Les neiges qui s'accumulent dans les
cirques ne restent pas immobiles; elles sont animées d'un mouvement
de progression qui les entraîne vers la vallée. Semblables à ces lacs
qui alimentent une rivière, et dont les eaux commencent à couler
lentement dès que l'influence de la pente se fait sentir, ces champs
de neige peuvent glisser sur les terrains les plus faiblement inclinés.
A mesure que cette neige descend dans les régions plus tempérées ,
elle subit, surtout dans la belle saison, des modifications importantes
qui en changent complètement la nature et l'aspect : elle se trans-
forme en glace. Voici comment s'opère cette transformation. A la cha-
(t) La hauteor de U neige tombée au Griaisel à 1 S60 mètres au-dessus de la mer a été
de 16 mètres 6 décimètres depuis le mob de novembre 1845 jusqu'au mois d*aTrii 1S46. La
couche^d*eau résultant de la fusion de cette neige aurait 1 mètre i décimètres d'épaisseur.
RECHERCHES SUR LA PâHiODB GLACIAIRE. 923
leur des rayons du soleil , la surface de la neife commence à fondre;
Teau résultant de cette fusion s'infiltre dans les couches inférieures,
qui se changent ^ sous l'influence des gelées nocturnes, en une masse
granuleuse, composée de petits glaçons encore désagrégés, mais plus
adhérons entre eux que les flocons qui leur ont donné naissance. Cet
état de la neige a été désigné par les physieiens suisses sous le nom
de névé. Pendant tout Tété, ce névé s'infiltre de nouvelles quanti-
tés d'eau provenant toujours de la fonte superficielle ou de celle des
neiges environnantes, dont les eaux viennent se réunir dans la dé-
pression qui forme le berceau du glacier. Dans ces régions, le thermo-
mètre tombant chaque nuit au-dessous de zéro, même au coeur de
Tété, ce névé se congèle à plusieurs reprises. A la suite de ces fusions
et de ces congélations successives, il offre l'apparence d'une glace
blanche compacte, mais remplie d'une infinité de petites bulles d'ait
spbériques ou sphéroïdales : c'est la glace huileuse des auteurs qui ont
écrit sur ce sujet. L'infiltration et la congélation de la masse devenant
de plus en plus parfaite à mesure que le glacier descend vers les régions
habitées, l'eau finit par remplacer toutes les bulles d'sdr : alors la trans-
formation est complète, la glace paraît homogène et présente ces belles
teintes azurées qui font l'admiration des voyageurs. Telle est, en peu
de mots, l'histoire de la formation d'un glacier : en réalité, il se com-
pose, comme on le voit, de toutes les couches de neige accumulées
pendant une longue série d'années, et qui ,^ peu à peu, se sont conver-
ties en glace plus ou moins compacte.
Si les chaleurs de l'été ne limitaient pas l'accroissement des gla-
ciers, ils grandiraient indéfiniment en longueur et en puissance; mais
chaque été voit disparaître une épaisseur considérable de la surface
glaciaire (1) : c'est le phénomène que M. Agassiz a désigné sous le nom
d'o^^ton. En même temps, l'extrémité inférieure fond rapidement,
et le glacier diminuerait chaque année, si une progn^^ession incessante
ne venait contre-balancer cet effet. Il s'établit ainsi une espèce d'équi-
libre entre la fonte estivale d'un côté et la progression annuelle de
l'autre. Si la saison est chaude et sèche, c'est la fusion qui l'emporte,
et le glacier recule; si l'été est froid et pluvieux, la progression com-
pense largement les effets de la fusion, et le glacier avance.
On comprend actuellement quelles sont les influences qui assignent
aux glaciers une limite moyenne autour de laquelle ils peuvent osciller
sans la dépasser jamais. Il est moins facile de se rendre compte pour-
quoi certains glaciers descendent dans les vallées habitées, tandis que
d'autres restent suspendus aux flancs des plus hautes montagnes. Ces
différences tiennent à la grandeur et à la hauteur des cirques, qui ser-
(1) Trois mètres eiiTiro"3 ^
^24 REVUE DES DEUX VONi)ÈS.
vent à ralimentation de ces glaciers. Plus ces cirques seront vastes et
élevés, et plus la quantité de neige qui s*y accumulera sera considé-
rable , plus aussi les émissaires des champs de neige descendront dans
les basses vallées et regagneront, pour ainsi dire, le terrain que la
fusion leur fait perdre chaque année. C'est ainsi que le glacier des
Bossons, dont la source est au grand plateau du Mont-Blanc, vaste cir-
que situé à près de 4 000 mètres au-dessus de la mer, s'abaisse jusqu'à
1 040 mètres, et s'avance au milieu des habitations, des vergers et dfô
champs cultivés. Les glaciers d' Aletsch , de Viesch , de Grindelwald , de
Zermatt, sont dans le même cas. Tous les ans, le voyageur étonné peut
voir des moissons dorées à côté du glacier de la Brenva, qui descend
de la face méridionale du Mont-Blanc. L'influence de la grandeur et de
l'élévatidn des cirques contre-balance même , suivant la remarque de
M. Desor,* celle de l'exposition , et explique ce fait surprenant , que les
glaciers les plus longs et les plus puissans des Alpes bernoises se trou-
vent sur le versant méridional de la chaîne.
Nous avons vu que ces glaciers étaient animés d'un mouvenrent de
progression qui les entraine vers la plaine. Quelles sont les lois de ce
mouvement? La recherche de ces lois a constamment préoccupé tous
les physiciens qui se sont livrés à ce genre de travaux, sans qu'ils aient
. pu jusqu'ici déduire la cause de cet avancement de l'ensemble des
phénomènes singuliers qui le caractérisent. M. J.-D. Forbes les a étu-
diés sur la mer de glace de Chamonix; mais c'est sur les glaciers de
l'Aar que les observations ont été continuées avec le plus de soin et de
persévérance. Depuis 1842, MM. Agassiz et Desor, aidés du concours
de MM. Wild, Otz et Dollfus-Ausset, se sont occupés sans relâche de
cette question; ils ont constaté que, dans sa partie moyenne, ce glacier
avance de 7i mètres par an. Vers l'extrémité inférieure, la vitesse de la
progression se ralentit au point de n'être plus que de 39 mètres; elle
s'accélère au contraire un peu vers le haut, où le glacier parcourt an-
nuellement un espace de 75 mètres (i).
(1) Voici en résumé par quelle méthode on mesurait Tavancement du glacier. Sur les
ùeui rives, on choisissait deui rochers situés en face Tun de rautre; chacun de ces rochers
était marqué d'une croix blaoche peinte sur la pierre; puis on plantait dans la glace une
série de piquets alignés entre ces deux points, de manière à former une ligne droite per-
pendiculaire à l'axe du glacier. Au bout de quelques jours, un observateur se plaçait de-
vant Tune des croix et dirigeait une lunette portant un niveau et un réticule vers celle qui
était en fiice. Le glacier ayant marché et les piquets avec lui, ceui-ci ne se trouvaient plu»
dans Talignement primitif. Alors un guide posté sur le glacier et portant une perche sur-
montée d'un objet bien visible la plaçait dans la direction de l'ancien alignement. Cette
direction lui était indiquée par les signaux de Tobservateur, dont Tœil était à Id lunette.
Celui-ci faisait déplacer la perche en amont et en aval jusqu*à ce qu'elle fût exactement
au point occupé primitivement par le piquet. Cela fait, le guide mesurait sur la glace la
distance du pied de la perche à celui du piquet. Cet intervalle était précisément la longueur
RÊGHBRGHB8 SUR LA PÉRIODE GLAGAIRE. 925
L'inclinaison de la pente sur laquelle le glacier descend ne parait pas
avoir d'influence sur la rapidité de sa marche, mais elle est singulière-
ment modifiée par les parois du couloir dans lequel il se meut. Le frot-
tement de la glace contre ces parois ralentit considérablement la pro-
gression des parties latérales du glacier. Il y a plus : si un promontoire
s'avance vers le milieu de la vallée, le glacier, arrêté par un de ses côtés,
contourne l'obstacle avec une extrême lenteur, ou plutôt ce côté reste
en arrière, tandis que la partie moyenne et le bord op|)osé continuent
à marcher avec leur vitesse relative.
II. — ROCHES POLIES ET STRIÉES PAR LES GLACIERS ACTUELS.
Le frottement que le glacier exerce sur son fond et sur ses parois est
trop considérable pour ne pas laisser de traces sur les roches avec les-
quelles il se trouve en contact; mais son action est différente sui-
vant la nature minéralogique de ces roches et la configuration du lit
(ju'il occupe. Si l'on pénètre entre le sol et la surface inférieure du gla-
cier, en profitant des cavernes de glace qui s'ouvrent quelquefois sur
^jgjs. bords ou à son extrémité, on rampe sur une couche de cailloux et
ia^ If^le fin imprégnés d'eau. Si l'on enlève cette couche, on reconnaît
-^r^gm Âa roche sous^jacente est nivelée, polie, usée par le frottement et
li^qouverte de stries rectihgnes ressemblant tantôt à de petits sillons,
plus souvent à des rayures parfaitement droites qui auraient été gravées
à l'aide d'un burin on même d'une aiguille très fine. Le mécanisme
par lequel ces stries ont été gravées est celui que Findustrie emploie
pour polir les pierres ou les métaux. A l'aide d'une poudre fine appelée
émeri, on frotte la surface métallique et on lui donne un éclat qui pro-
vient de la réflexion de la lumière par une infinité de petites stries
extrêmement ténues. La couche de cailloux et de boue interposée entre
le glacier et le roc sub-jacent, voilà l'émeri. Le roc est la surface mé-
tallique, et la masse du glacier, qui presse et déplace la couche de boue
en descendant continuellement vers la plaine, représente l'action de la
main du polisseur. Aussi les stries dont nous parlons sont-elles toujours
dirigées dans le sens de la marche du glacier; mais, comme celui-ci est
sujet à de petites déviations latérales, les stries se croisent quelquefois
en formant entre elles des angles très petits. Si l'on examine les roches
qui bordent le glacier, on retrouve les mêmes stries burinées sur les
[larties qui ont été en contact avec la masse congelée. Souvent j'ai pris
plaisir à briser la glace qui pressait le rocher, et sous cette glace je
parcourue par le glacier entre les deui observations. Cette année, ce procédé a été modiné
par MM. DoUfus, Otx et moi, de manière a nous permettre de suivre la marche jour-
nalière du glacier de l'Aar avec une exactitude telle, que l'erreur d'observation ne pou-
vait pas dépasser deux millunètres ou une ligne environ.
TOME XVII. 60
936 BKVUB BW DEUX MONM».
trouvais des surfaces fM>lies et couvertes de stries. Les cailloiUL et les
grains de sable qui les avaient gravées étai^it encore enchâssés dans
le glacier comme le diamant du vitrier est fixé au bout de rinslrument
qui lui sert à rayer le verre.
La netteté et la profondeur des stries dépendent de plusieurs circon-
stances. Si la roche en place est calcaire, et que Témeri se coinpose de
cailloux et de sable provenant de roches plus dures, telles que le gneiss,
le granité ou la protogine, les stries seront très marquées. Cest ce que
Ton peut vérifier au pied des glaciers de Rosenlaui et de Grindelwald,
dans le canton de Berne. Au contraire, si la roche est gnéissique, gra-
nitique ou serpentineuse, c'est-à-dire très dure, les stries seront moins
profondes et moins marquées, comme on peut s'en assurer aux glaciers
de TAar, de Zermatt et de Chamonix. Le poli sera le même dans les
deux cas, et il est souvent aussi parfait que celui des marbres qui ornent
nos édifices.
Les stries gravées sur les rochers qui contiennent ces glaciers sont
en général horizontales ou parallèles à sa surface. Toutefois, aux rétré-
cissemens des vallées, ces stries se redressent et se rapprochent de la
verticale. 11 ne faut point s'en étonner. Forcé de franchir un détroit, le
glacier se relève sur ses bords et remonte le long des flancs ée la mon-
tagne qui lui barre le passage. Cest ce qu'on voit admirablement près
des chalets de la Stieregg, étroit défilé que le glacier inférieiir de Grin-
delwald est obligé de franchir avant de s'épancher dans la vallée de
même nom. Sur la rive drcwte du glacier, les stries sont inclinées de
45 degrés à l'horizon; sur la rive gauche, celui-ci s'élève quelquefois
jusqu'aux forêts voisines, et entraine de grosses mottes de terre char-
gées de touffes de rhododendron et de bouquets d'aunes, de bouleaux
ou de sapins. Les roches tendres on feuilletées sont brisées et démolies
par la force prodigieuse du glacier. Les roches dures lui résistent; mais
la surface de ces roches, aplanie, usée, polie et striée, témoigne assez
de rénorme pression qu'elles eut eu à supporter. C'est ainsi qu'au gla-
cier de r Aar, le pied du promontoire sur lequel s'élève le pavillon de
M. Agassiz est poli sur une gn^wdde bruiteur, et sur la face tournée vers
le haut de la vallée j'ai observé des stries inclinées de 64 degrés. La
glace redressée contre cet escarpement semblait vouloir l'escalader;
mais le roc de granité tenait bon^ et le glacier était obUgé de le con-
tourner lentement
En résumé, la pression considérable d'un glacier, jointe à son mou-
vement de progression, agit à la fi» dur le fond et sarles Oàmcs de la
vallée qu'il parcourt. Il polit tous les rochers assez résistans pour n'être
pas démolis par lui, et leur imprime souvent une forme pnrticulière et
caractéristique. En détruisant ioutes les aspérités de ces rochers, il en
nivèle la surface et les arrondit en amont, tandis qu'en aval ils conser-
REGHERCBES SUR LA PÉRIODE GLACIAIRE. 9TJ
Tent qnelqtrefbis lenrs formes sdiniptes, inégales et raboteuses. On com-
prend, en effet, qne IWort du glacier porte principalement sur le côté
tourné Ters le cirque ^où il descend, de niéme que les piles d*un pont
sont plus fortement endommagées en amont qu'en aval par les glaçons
que le fleuye charrie pendant Thirer.'Vu de loin, un groupe de rochers
ainsi arrondis rappelle l'aspect d'un troupeau de moutons^ de là le nom
de roches moutonnées que de Saussure leur a donné, et qui leur est
resté.
m. — MORAINES ET BLOCS ERRATIQUES DES GIAOEBS ACTUELS.
n est un tintre ordre de phénomènerqui jouent un grand rôle dans
rhistotre des glaciers actuels et de ceux qui courraient autrefois la
Suisse : je Tenx parler des fragmens de roche de toute grosseur et de
toute nature que le Racler transporte avec lui. Les Alpes, leur aspect
nous le dit, sont d'immenses ruines. Tout conspire à leur destruction,
tous les élémens semblent conjurés pour abaisser leurs cimes orgueil-
leuses. Les masses de neige qui pèsent sur elles pendant Thiver, la pluie
qui s'infiltre entre leurs coudfaes pendant l'été, l'action subite des eaux
torrentielles, celle plus lente, mais i^his puissante encore, des affinités
chimiques, dégradent, désagrègent et décomposent les roches les plus
ihn^s. Leurs débris tombent des commets dans les cirques occupés par
les glaciers, sous forme d'éboulemens considérables accompagnés d'un
bruit etfhtyant et de grands images de poussière. Hème au cœur de
l'été, j'ai vu ces avalanches de pierres précipiter du haut des cimes du
Schreckhom, et former sur la neige immaculée une longue traînée
noire composée de blocs énormes et d'un nombre immense de frag-
mens plus petits, ka printemps, une fonte rapide des neiges de l'hrver
engendre souvent des torrens accidentels d'une violence extrême. Si
la fusion est lente, l'eau s'insinue dans les moindres fissures des ro-
chers, s'y congèle et fend les masses les plus réfractaires. Les blocs dé-
tachés des montagnes ont quelquefois des dimensions gigantesques; on
en trouve dont la longueur atteint 20 mètres, et ceux qui mesurent
iO mètres dans tous les sens ne sont pas rares dans les Alpes.
Si le glacier était immobile, ces débris s'y entasseraient sans aucun
ordre; mais la progression amène, dans la distribution de ces matériaux,
un certain arrangement et même une certaine régularité fort remar-
tiuables. Les blocs se disposent sur le glacier en longues traînées paral-
lèles à ses rives, ou s'accumulent à l'extrémité sous la forme de grandes
digues transversales. Les unes et les autres ont été désignées sous le
nom de moraines,
Voici quel est le mécanisme de la formation des moraines.
Les débris des montagnes environnantes tombant sur les bords du
928 RBYUB HSS WVX MONNS.
glacier, ces débris participent à son mouvement et marchent avec loi;
mais, d'autres éboulemens survenant pour ainsi dire chaque jour, ils
se mettent à la suite des premiers, et tous réunis forment ces loogs
convois de matériaux qui longent les deux rives du glacier : ce sont
les moraines latérales. Un glacier offre souvent plusieurs moraines la-
térales, parce c^e les éboulemens tombent sur des points inégalement
distans du milieu, et dont la vitesse est par conséquent différente. La
plupart des touristes qui ont visité les grands glaciers de la Suisse con*
naissent ces moraines latérales, et plus d'un se rappelle encore dou-
loureusement les fatigues qu'il a endurées pour franchir ces accumu-
lations de blocs gigantesques. On dirait un rempart élevé par des géans
pour défendre l'accès de ces champs de neiges étemelles où la nature
a caché le secret des dernières révolutions de notre globe. Après avoir
firancbi la moraine latérale, le voyageur découvre presque toujours
une traînée plus considérable encore, disposée longitudinalement vers
le milieu du glacier et qu'on nomme moraine médiane. Elle résulte de
la jonction de deux glaciers d'une puissance à peu près égale. A l'ex-
trémité de l'éperon qui les sépare, la moraine latérale gauche de l'un
s'adosse à la moraine latérale droite de l'autre. Ces deux moraines laté-
rales se confondent bientôt en une seule, et forment la moraine mé-
diane du nouveau glacier, composé lui-même des deux afQuens réunis.
Ainsi, à la jonction de l'Arve et du Rhône, on voit les eaux troubles
du torrent se mêler au milieu du confluent avec les ondes transparentes
du fleuve épuré par son passage à travers le Léman. La moraine mé-
diane participe au mouvement de la partie moyenne du glacier; après
un trajet plus ou moins long, chaque bloc atteint à son tour l'escarpe-
ment terminal, roule le long de son talus et s'arrête au pied de ce rem-
part de glace. Sur le glacier de l'Aar, dont la longueur est de 8 kilo-
mètres, un bloc met cent trente-trois ans à parcourir l'espace compris
entre le promontoire de l' Abschwung qui sépare les deux affluens princi-
paux et l'extrémité inférieure. L'accumulation de ces blocs forme une
digue concentrique à cette extrémité : c'est la moraine terminale ou fron-
tale qui diffère de toutes celles dont nous avons parlé, en ce qu'elle ne
repose pas sur le glacier, mais au-devant de lui sur le fond de la vallée.
Nous connaissons maintenant trois genres de moraines : les unes 5ti-
perficielles, étendues à la surface du glacier, qui se divisent en moraines
latéralÈs et moraines médianes, suivant qu'elles sont sur ses côtés ou
au milieu, et la moraine terminale, due à l'accumulation des blocs qui
tombent de l'escarpement terminal du glacier et reposent sur le sol.
Il existe encore un autre genre de moraine, c'est la couche de sable et de
cailloux interposée entre la surface inférieure du glacier et le roc sous-
jacent. Je la désignerai sous le nom de moraine profonde, pour la dis-
tinguer des moraines superficielles et terminales.
RECHERCHES fiUR LA PÂRIODE 6LACU1RE. 939
lY. — CÂiLLOCx sraiÉs par les glacsbs actuels.
Transportés lentement à la surface du glacier, tous les blocs des mo-
raines superficielles et terminales conservent leurs formes originelles.
Les arêtes de ces blocs sont vives, les angles aigus comme au moment
où ils sont tombés sur la glace. Ils ne présentent pas ces trace§ d'usure
et de frottement qu'on observe sur les pierres roulées et arrondies par
Faction des eaux. On peut en détacher de jolis groupes de cristaux aussi
intacts que dans leur gîte primitif, car, sauf la première chute qui les
a précipitées sur le glacier, ces masses n'ont été soumises à aucune vio-
lence. Les agens atmosphériques peuvent seuls les démolir ou les dé-
grader; aussi les blpcs composés de roches dures et résistantes conser-
vent-ils souvent les dimensions colossales dont nous avons parlé.
Il n'en est pas de même des fragmens qui ne font point partie des mo-
raines superficielles. Les parois latérales du glacier ne sont point en
contact immédiat avec les flancs de la vallée; il existe presque toi^ours
un petit intervalle entre eux. Nombre de blocs et de débris s'engagent
entre ce mur de glace et les rochers qu'il polit. Quelques-uns restent
suspendus dans cet intervalle; d'autres gagnent peu à peu la' surfaceiin- «
férieure du glacier et forment la moraine profonde. A ces blocs viennent
s'ajouter une partie de ceux qui tombent dans les nombreuses crevasses
et les puits (1) si redoutés des voyageurs novices. Tous ces débris, en-
clavés entre la roche et le glacier, pressés, broyés, triturés par ce
laminoir sans cesse en action , ne conservent pas les dimensions qu'ils
avaient en se détachant des montagnes. La plupart se réduisent en un
limon impalpable qui , mêlé à l'eau qui découle du glacier, forme la
couche de boue sur laquelle il repose. Les autres conservent les traces
indélébiles de la pression à laquelle ils ont été soumis. Tous leurs an-
gles s'émoussent, toutes leurs arêtes s'effacent, et ils prennent la forme
de cailloux arrondis ou présentent des facettes, inégales résultant d'un
frottement prolongé. Si la roche est tendre comme les calcaires, alors
non-seulement le caillou est arrondi , mais il offre une foule de stries
entre-croisées dans tous les sens. Ces cailloux striés ont une grande im-
portance pour l'étude de l'ancienne extension des glaciers; ce sont des
médailles frustes dont la présence accuse d'une manière presque cer-
taine l'existence antérieure d'un glacier disparu. En effet, le glacier seul
a le pouvoir de façonner, d'user et de strier ainsi c^es cailloux. L'eau les
polit et les arrondit, mais elle ne les strie pas. 11 y a plus, elle efface les
stries burhiées par les glaciers. On peut vérifier ce fait au pied de
(t) Un de ces puits, mesuré par IIM. Dollfus, Otz et moi sur le glacier de TAar, avait
S8 mètres de profondeur. Sur le glacier du Finsteraar, M. Desor en a sondé un autre
et n*a trouTé le fond qa*à 233 mètres au-dessous de la surface.
990 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux de la vallée de Grindelvirald. A 300 mètres de l'escarpement ter-
minal, les torrcns qui «n «ortent ne roulent plus que des cailloux ar-
rondis, mais lisses et complètement dépourvus de stries. Je m'en suis
assuré de la manière la .plus positive. De son côté, H. Edouard CoUomb
a résolu la question d'une manière expérimentale. Il a pris des cailloux
striés par lesglaciers et les a placés avec du sable et de l'eau dans un
cjlindre horizontal auquel on imprimait un mouvement de quinze
tours par minute seulement. Au bout de vingt heures, toutes les stries
avaient disparu. Aussi en chercherait-on vainement sur les cailloux
roulés par les torrens les plus violens ou sur les galets que le flux et le
reflux de la mer brasse continuellement en les poussant sur la grève
pour les ramener ensuite vers le large.
Grâce à ces détails, nous l'espérons du moins, les preuves que nous
invoquerons pour démontrer l'ancienne extension des glaciers actuels
seront sufQsamment intelligibles. Nous avons omis à dessein tout ce
gui n^ëtait pas d'une application directe à l'étude de ce grand phéno-
mène. La méthode que nous suivrons pour prouver cette ancienne
extension est à la fois la plus simple et la plus sûre que l'on puisse
adopter en géologie. Nous allons parcourir les pays qui environnent les
Alpes et chercher s'ils nous offrent des traces indubitables de TactioD
des glaciers. Si partout nous trouvons ces traces aussi nombreuses,
aussi évidentes que dans le voisinage des glaciers actuels, nous serons
inévitablement conduit à admettre que jadis ils descendaient dans la
plaine et remplissaient Tintervalle qui sépare les Alpes du Jura. L'an-
cienne extension des glaciers sera démontrée sans que nous puissions
encore nous rendre compte des perturbations météorologiques qui l'ont
accompagnée, car, dans une étude qui date de quelques années, on
ne saurait se flatter d'avoir réuni un assez grand nombre de faits pour
pouvoir s'élever à la cause qui a produit le phénomène. On peut afEtr-
mer seulement que ce développement prodigieux des mers de glace
serait impossible dans les conditions climatériques actuelles, et qu'eUe
suppose nécessairement un abaissement notable dans la température
et par conséquent un climat difltérent de celui qui règne actuellement
en Europe.
Y. — DE L'AIfaENRE BITKRSION 1>ES GLACIBRS DU IHHIT^BLAflC
DEPUIS CHAMONIX JUSQD'a 6EBÈVE.
!"" Avant de donner une idée de l'étendue des glaciers antédiluviens,
j'ai pensé qu'il y aurait avantage à suivre l'un de ces glaciers dans
toute sa longueur, depuis son origine jusqu'à sa moraine terminale.
Dans ce voyage, nous rencontrerons partout les traces qu'il a laksées
sur son passage, et nous constateronsîacilement l'identité de ces traœs
RECHEBGBJtS SW LA iPÉmiODft GLACIAIRE. 9^
avec celles qu'on retrouye dans le voisinage des glaciers aetuds. Je
choisis pour exem[de le» glaciers du Moni^Iaiie, qui jadis rem pUesaient
toute la vallée de l'Ârve et s'étendaient depuis Chamonix jusqu'à Ge-
nève.
Transportons-nous au llontanvert, à 850 mètres au-dessus du vil-
lage de Chamonix. La Mer de Glace est à nos pieds; elle descend des
vastes cirques du Jardin et de l'aiguille du Géant. Sans être de hardis
montagnards, nous pouvons franchir les Ponts, traverser la moraine
latérale gauche et nous avancer jusqu'au promontoire de l'Angle. Toute
la surface de ce promontoire est polie et striée au-dessus conune au-
dessous de la surface du glacier. On peut s'en assurer en plongeant
le regard entre la glace et la paroi de granité. Si nous poussons cet
examen plus loin, nous verrons que les roches sont polies et striées
jusqu'à une grande hauteur, et que les traces de l'action du glacier ne
s'arrêtent qu'au pied des tiautes aiguilles qui le domiua^it. Or, les stries
que la glace a burinées sous nos yeux étant identiques à celles qui sont
à 300 mètres au-dessus de notre tête, nous sommes en droit d'en con-
clure que l'épaisseur du glacier ou sa puissance, pour peorler la langue
des géologues, était jadis plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui^ mais,
si sa puissance était plus grande, sa longueur l'était aussi, car il existe
une relation nécessaire entre les trois dimensions d'un glacier. Ainsi
donc la moraine terminale, au lieu d'être au hameau des Bois, à 3 kilo-
mètres en amont defhapionix, se trouvait alors beaucoup plus loin.
On voit que, sans quitter la surface du glacier actuel, on peut acquérir
déjà la certitude que son étendue était autrefois plus considérable que
de nos jours. Les autres preuves ne nous manqueront pas.
Au lieu de s'arrêter, comme le glacier, au pied de la montagne du
Chapeau, la moraine latérale droite se prolonge sous la forme d'une
digue immense qui barre la vallée de Chamonix et porte le hameau
de Lavangi. L'Ârve s'est frayé un étroit passage entre cette digue et le
revers septentrional de la vallée. Pour tracer la route, on a été obligé
d'entamer cette levée naturelle, et ce travail a permis de s'assurer qu'elle
se compose de sable, de cailloux et de gros blocs anguleux entassés
confusément les uns sur les autres comme dans les moraines actuelles.
L'un de ces blocs, placé sur la crête, est connu sou&le nom de Pierre
de Lisboli. Cette digue est l'ancienne moraine latérale de la Mer de
Glace; mais la forêt qui la recouvre prouve que depuis long-temps la
surfacedu glacier s'est abaissée au niveau où nous la voyons aoluelle-
ment. Déjà de Saussure (i) avait reconnu l'existence de cette ancienne
moraine, qui se révèle avec une évidence que ne sauraient merles es-
prits les plus prévenus. Elle s'étend en remontant la vallée jusqu'au
(1) Voyage dans les Alpes, § 623,
932 ' REVUE DES DEUX MONDES.
hameau des Des, à 2 kilomètres du village d'Argentière. UArve, barrée
dans son cours par la moraine de Lavangi, formait jadis un lac dont les
niveaux successifs sont encore indiqués par des terrasses horizontales
qui bordent le cours du torrent.
Du haut de cette moraine latérale, un observateur attentif peut re-
Connaître dans la vallée Fancienne moraine terminale de la Mer de
Glace à l'époque de sa moindre extension. La forme de cette moraine
est caractéristique : c'est celle d'un arc dont la concavité est tournée
vers le haut de la vallée. Le village de Chamonix est bâti en partie sur
cette moraine et aux dépens des blocs erratiques qui la composent Le
petit monticule situé sur la rive gauche de l' Arve, en face de l'hôtel de
l'Union, en est un des points les plus saillans. En 4845, j'ai pu étudier
la structure intérieure de ce monticule pendant que l'on creusait les
fondemens du nouvel hôtel qui s'élève en face de celui que je viens de
nommer, et j'ai trouvé qu'elle était identique à celle des moraines ac-
tuelles.
Mais, dira-t-on, où est laTpreuve que les blocs erratiques de la mo-
raine de Chamonix y ont été déposés par la Mer de Glace? N'est-il pas
plus naturel de supposer qu'ils sont descendus du Brevent, dont les
éboulemens continuels menacent sans cesse le village et forment le
grand delta dont il occupe l'angle oriental? La réponse est facile. Le
Rrevent est une montagne de gneiss, et la presque totalité des blocs de
la moraine sont de la protogine, espèce de granité caractéristique qui
constitue la masse du Mont-Blanc et celle des aiguilles dont il est en-
vironné.
Continuez à descendre le long de la vallée. Après avoir traversé 1* Arve
sur un pont de bois, vous arrivez au hameau de Montcuar, qui est en-
touré de toutes parts d'énormes blocs de protogine. Le terrain, au lieu
d'être uni , devient inégal , et la route passe sur plusieurs digues peu
élevées. Vous êtes sur une nouvelle moraine terminale correspondant
à une plus grande extension de la Mer de Glace et du glacier des Bos-
sons réunis; c'est celle de Montcuar, dont la largeur mesurée, sur les
bords de l' Arve, est de 400 mètres environ. Cette moraine se termine un
peu au-delà du torrent qui vient du glacier de Taconnay. Les blocs qui la
composent sont réellement gigantesques. Tous les étrangers remarquent
ceïix qui se trouvent dans le petit bois d'aunes qui longe le torrent. Un
de ces blocs, ^appelé Pierre Belle, n'a pas moins de 24 mètres 7 déci-
mètres de long sur 9 mètres de large, et au moins 12 mètres de haut.
Ce n'est pas une pierre, c'est une véritable colline qui s'élève au-dessus
<lc tous les arbres qui l'entourent. S'il conservait quelques doutes sur
la nature de l'agent qui ^a transporté ces blocs, l'observateur qui ne
craindrait pas les chemins difficiles n'aurait qu'à s'élever sur lescscar-
pcmens qui dominent la rive droite de l'Arvc. Sur le rude sentier qui
RECHERCHES SUR LA PÉRIODE GLACIAIRE. 933
mène au hameau de Merlet, il trouverait, entre 336 et 350 mètres au-
dessus de la vallée, des roches moutonnées, c*est-à-dire arrondies et
polies comme celles que l'on rencontre sous les glaciers actuels.
Après avoir traversé la moraine de Montcuar, le voyageur marche
sur un terrain formé de cailloux roulés, amenés par les torrens dont il
reconnaît encore les lits desséchés; mais, s'il jette les yeux sur la rive
droite de TArve, il aperçoit de loin des blocs erratiques et de grandes
surfaces polies presque verticales. Il se trouve alors près du village des
Ouches, le dernier de la vallée de Chamonix. C'est là que le glacier a
laissé les traces les plus variées et les plus évidentes de son passage.
Les pressions énormes qu'il a dû exercer pour forcer l'entrée de la
gorge étroite des Montées, le changement de direction de la vallée, tout
contribuait à produire ces phénomènes que nous observons au pied des
promontoires ou près des rétrécissemens qui resserrent le lit des gla-
ciers actuels.
En face du village des Ouches, sur la rive droite de l'Arve, s'élèvent
trois monticul^sd'une forme caractéristique : ils sont arrondis en amont
et escarpés kn aval. On reconnaît aisément que la force qui a usé les
couches inclinées de stéaschiste argileux dont ils se composent venait
du haut de la vallée, et a épargné la face tournée vers le bas. De là cette
croupe arrondie en amont qui se termine brusquement par un escar-
pement tourné en sens opposéi Examinons ces colUnes de plus près;
partout, sur le sonunet et sur les flancs, nous trouverons ces cannelures
rectilignes, ces stries fines dirigées dans le sens de la vallée que les
glaciers seuls peuvent tracer, et, pour achever la démonstration, de
nombreux blocs de protogine, souvent énormes, aux angles aigus, aux
arêtes tranchantes, reposent sur ces surfaces polies et striées. Jusqu'à la
hauteur de 593 mètres, toute la montagne de Coupeau, au-dessus de
la rive, droite de l'Arve, est couverte de roches moutonnées qui dispa-
raissent, pour ainsi dire, sous d'innombrables blocs erratiques. Les stries
qui sillonnent ces roches ne sont pas horizontales; elles ne sauraient
l'être, car cette montagne formait un promontoire saillant dans la val-
lée, et le glacier s'est redressé contre l'obstacle qui s'opposait à sa mar-
che, il a buriné des stries ascendantes qui ^ relèvent d'amont en aval,
comme celles que nous avons signalées sur le glacier de l'Aar, au pied
du promontoire qui porte le pavillon de M. Agassiz.
Ainsi les traces les plus probantes qu'un glacier puisse laisser de son
passage à l'entrée d'un défilé* collines arrondies en amont, escarpées en
aval, roches moutonnées avec cannelures et stries rectilignes, horizon-
tales au fond de la vallée, ascendantes sur le promontoire qui la rétré-
cit, moraine latérale composée de blocs anguleux suspendus aux flancs
des montagnes, se trouvent réunies à l'entrée de la gorge des Montées.
Il est des savans qui attribuent encore tous ces phénomènes à l'action
934 REVUE DES DEUX MONDES.
de grands courans aqueux. Ils pensent que ces lorrens diluviens ont eu
le pouvoir de transporter les blocs erratiques sans en émousser les an-
gles, sans en effacer les arêtes. Ils attribuent au passage rapide de ces
blocs les formes arrondies des roches moutonnées et les stries dont elles
sont cou^iertes; ils ne reculent pas devant la nécessité d^admettre des
courans de 4iOO à 500 mètres de profondeur, coulant pendant de lon-
gues périodes de temps, ce qiH suppose des masses d'eau réellement in-
calculables et dont l'origine ne saurait s'expliquer. Cependant la foi
robuste du diluvialiste le fdus eonvaincu serait, je crois, ébranlée en
comparant les traces de l'ancien glacier qui débouchait par la vallée de
Chamonix à Faction séculaire de f Arve, dont les eaux torrentielles se
sont creusé un lit dans le même terrain que le glacier a modelé. D'un
côté des roches moutonnées, sillonnées de cannelures rayées à Tinlé-
rieur, des surfaces poKes avec des stries fines toujours rectilignes, sou-
vent ascendantes, des blocs erratiques énormes aux angles vifc, aux
arêtes tranchantes, déposés sur les flancs des montagnes, voilà Toeavre
du glacier; de l'autre, des érosions, des canaux sinueux, ramifiés, i
parois lisses et unies, toiqours dirigés dans le sens de la pente, des ca-
vités cylindriques appelées mannitesde géans, des blocs de grosseur mé*
diocre, roulés, arrcNfidis, aux arêtes et aux angles émoussés, déposés au
fond de la vallée, voilà les effets d'un torrent. On peut les étudier dans
le ht de TArve à côté des traces du glacier. Dans le premier cas, c*est
un corps solide q^ii nivèle et burine la roche; dans le second , c'est un
liquide qui l'attaque incessamment, la creuse, la polit, mais sans la rayer.
En partant du village des Ouches, le voyageur traverse une petite
plaine, puis il s'engage dans la gorge des Montées, qui unit la vallée de
Chamonix à celle de Servoz. A droite l'Arve gronde au fond d'un pré-
cipice; à gauche un espace bas et marécageux s'étend jusqu'au pied du
Prarion. Tous les escarpemens de la gorge des Montées, tous les rochers
qui surgissent dans la Tallée sont moutonnés, semés de gros blocs er-
ratiques et sillonnés de stries rectilignes dont la longueur est souvent
de plusieurs mètres. Sans s'écarter du grand chemin , on peut voir une
de ces collines sm* la rive gauche de l'Arve, après avoir passé le poot
Pélissier; c'est celle qui porto les ruines pittoresques de la tour de sâjni*
Michel. Partout autour de ces collines on trouve des blocs de protogim
recouvrant des roches poHes et striées. Souvent ces blocs sont comme
suspendus sur les flancs de la colline, dans des positions toiles qu'on est
invinciblement amené àcetto conclusion, qu'ils ont été transportés fMff
un agent qui les a déposés doucemeftt et sans secousse à la place où ik
sont restés en équii^e, tandis qu'un torrent impétumix les eût entm^
nés et précipités dans le fond de la vallée.
Quelle ^it la ^uissaDce du glacier au moment où il fraochisBait le
défilé des Ifontées? Pour résoudre cette questton intéressante, je me suis
RECHERCHB5 SUR LA PÉRIODB GUkCIAlRE. 93&
élevé sur les deux rives de FÂrve^ àdraile, au*-âes6U9 des roehen dont
1^ parois escarpées plongent dans le torrent , j'ai trouvé des roches po^
lies et des blocs erratiques jusqu'à la haiiitetii? de-. 708 mètcesvaii-dessus
du pont Pélissier. Âgaucbe^ noa loin da col de l&Forclaa, les blocs
s'élevaient à la hauteur de 683 mètres. Ces dm:ix. points, sttuésf vts4-vis
Tun de l'autre^ sont séparés par une distance horizontale de 4 kilomè-
tres au moins» Le glacier avait donc une lieue de large dans ee point,
et sa puissance moyenne était de 720 mèh^es (2 215' pieds) au moins;,
car, dans ce genre de mesures, on n'a jamais la certitude d'avoir sus-
pendu le baromètre précisément au-dessus de la dernière roche polio
ou auprès du dernier bloc erratique (i).
Aundelà du village de Servoz, les traos du glaeier de TArve (c'est le
nom sous lequel j[ious le désignerons désormais) disparaissent pendant
quelque temps. On passe en eCTet surd'effroyableséboulemensqui ont
enseveli les roches moutonnées et les blocs de la moraine sous ime
couche épaisse de décombres. Un de ces ébouleraens, celui de f 75i , fut
accompagné d'un bruit si formidable et d'un nuage de poussière telle*
ment noir, que les autorités de la ville voisine envoyèrent un courrier
à Turin pour annoncer qu'un volcan s'était ouvert dans les Alpes^
Sur la rive gauche, de l'Arve, les traces de l'ancien glacier n'ont
pcÂnt été masquées comme sur la rive droite. Si l'on suit le chemin qui
mène du village de Chède aux bains de Saint-Gervais, on retrouve les
blocs de protogine aux bords du torrent , à la.sortie de la gorge étroite
d.'ou il s'échappe pour entrer dans la vallée de SaUenehes. Un de ces
Uocs est surmonté d'un pigeonnier qui le signale de loin à l'attention
des voyageurs.
Les bains de âaint-Gervais sont situés à Textrémité de la vallée de
Montjoie, qui côtoie le flanc occidental du Mont-Blane et vient couper
celle de l'Ârve sous un angle presque droit. Le torrent du Boanant, qui
forme derrière les bains une cascade célèbre parmi les touristes, coule
dans le fond de la vallée. Si la théorie de l'ancienne extension des
glaciers n'est point une vaine hypothèse, la vallée de Monijoiedevait^
comme celle de Chamonix, donner issue à ua glacier, et à son point de.
rencontre avec celui de l'Arve nous devons retrouver les traces des phé-
nomènes qui se passent sur les glaciers actuels à la jonction de deux
affluons. Si ces afQuens sont d'égale force,, ils se réunissent et marchent
parallèlement l'un à côté de l'autre; mais, s'ils sont de grandeur inégale,
le plus petit est refoulé par le plus grand, et forme seulement une es-
pèce de coin qui pénètre plus ou moins dans le glacier principal. La
réunion des glaciers du Lauteraar et du Finsteraar est ua exemple d'un
(1) Cette épuissenr n'a rien de sarpvenaat, si ron réfléchit (|ae celfe élu'gtoeier actuel
df ÏAsar prùs de r.Vbschwung est de IO(X mètres au moins.
936 RBYIJB DBS DEUX MONDES.
confluent du premier genre; les petits glaciers du Thierberg, de Sil-
berber'g, du Grûnberg, qui Tiennent se jeter dans celui de l'Aar, nous
montrent ce qui se passe dans le second cas. Comparé à celui de l'Arve,
le glacier du Bonnant n'était qu'un faible affluent: toutefois il a déposé
ses blocs à l'entrée du val Montjoie, où, sur un espace de quelques kilo-
mètres, ils couvrent seuls les flancs de la montagne entre Saint-Gervais
et Combloux; mais en même temps le glacier du Bonnant, refoulant vers
le milieu de la vallée la moraine latérale du glacier de l'Arve, a forcé
les blocs de protogine de s'éloigner du bord. Aussi, quand le glacier
de l'Arve a fondu, ces blocs, au lieu de rester suspendus aux flancs de
la vallée de Sallencbes, se sont déposés au fond, et nous les trouvons
aujourd'hui gisans autour de la gorge occupée par les bains de Saint-
Gervais. Nous voyons même devant l'établissement thermal des cou-
ches inclinées de cailloux roulés, mélangées de blocs anguletu, preuves
certaines de l'ancienne existence d'un petit lac glaciaire semblable à
celui du Tacul, qui se trouve dans l'angle formé par la jonction des gla*
ciers du Géant et de Lechaud, affluons principaux de la Mer de Glace
de Chamonix.
Au boni de quelques kilomètres, les blocs erratiques déposés par k
glacier du Bonnant sont remplacés par ceux de la moraine latérale du
glacier de l'Arve, qui reparait sur les flancs de la montagne et règne
sans interruption depuis le village de Combloux jusqu'à la petite ville
de Sallencbes. C'est au savant évêque d' AnnÎBcy, à Ms^ Rendu, qu'on doit
la découverte de cette moraine. Il avait remarqué avec surprise que
la continuité des champs cultivés qui, du fond de la vallée, s'élèvent
jusqu'à une grande hauteur, était interrompue par une zone de forêts.
En entrant dans l'ombre des noirs sapins, il reconnut immédiatement
la cause de cette singularité. Dans cette zone, le sol disparait sous une
accumulation de blocs erratiques entassés les uns sur les autres et s*é-
levant jusqu'à la hauteur des arbres. Partout on voit des masses de pro-
togine mesiu*ant iO à SO mètres dans tous les sens. Les arêtes de ces
masses sont aussi vives, les angles aussi aigus qu'au moment où elles
se sont détachées des cimes du Mont-Blanc. Non-seulement les arbres
ont poussé entre les blocs, mais ils ont envahi les blocs mêmes, et sou-
vent un beau bouquet de sapins et de bouleaux végèto, comme une
forêt suspendue, sur un socle de granito. Le voyageur a autant de peine
à se frayer un passage dans ce dédale que s'il était égaré dans les mo-
rahies de la Mer de Glace à Chamonix. Partout où les ruisseaux ont
raviné le sol, il aperçoit ce mélange de sable, de cailloux et de blocs
anguleux entassés pêle-mêle, qui caractérise les dépôts formés par les
glaciers. Ce n'est qu'à la profondeur de plusieurs mètres qu'il trouve
les couches schisteuses de la montagne. Les blocs les plus gigantesques
de la moraine de Combloux se trouvent à la lisière du bois, au-desaous
RECHERCHES SDR LA PÉRIODE GLACIAIRE. 937
du \illage de ce nom; un autre, situé près du hameau des Caches, à
une petite distance de Sallenches, est célèbre dans le pays sous le nom
de Pierre à Maberi.
La grande accumulation de blocs qui fait de la moraine de Combloux
une des plus remarquables dans les Alpes s'explique aisément, si Ton
considère que dans ce point le contrefort de la vallée est précisément en
face de la gorge de Servoz, par où le glacier de rArve débouchait dans
la plaine de Sallenches. Cette moraine était donc à la fois latérale et fron-
tale comme celle du glacier actuel de Lauteraar, près du Baerenritz.
L'imagination ose à peine supputer l'espace de temps pendant lequel
le glacier y a déposé les blocs arraches aux aiguilles qui environnent le
Mont-Blanc. Quelques-uns ont pénétré avec ceux du glacier du Don-
nant dans la haute vallée de Megève, qui s'ouvre entre Saint-Gervais et
Combtoux; mais ils n'ont guère dépassé le point de partage des eaux de
l'Arve et de l'Isère. La vallée de Megève ne se terminant point par un
cirque couronné de hantes montagnes, on comprend qu'elle n'ait pas •
donné naissance à un glacier comme le val Hontjde; mais, comme elle
s'ouvre d'un côté dans la vallée de l'Arve, de l'autre dans celle de
l'Isère, il est probable que deux rameaux des glaciers de même nom
se rencontraient à l'endroit où se trouve actuellement le bourg de Me-
gève, car au-delà, sur le versant de l'Isère, on ne trouve plus ces blocs
de protogine qui caractérisent les glaciers du Mont-Blanc.
En continuant à descendre le cours de l'Arve, on entre dans la vallée
de Maglan, et l'on peut s'assurer que la moraine de Combloux ne s'ar-
rête pas à Sallenches. D'innombrables blocs de protogine couvrent
toutes les pentes qui dominent la rive gauche de la rivière. Au dé--
filé de Cluses, plusieurs d'entre ces blocs sont visibles de la grande route,
et je les ai poursuivis jusqu'à la hauteur de 286 mètres, qui n'est cer-
tainement pas la limite extrême de la moraine. Les blocs erratiques
manquent totalement sur la rive droite, dans toute la vallée de Maglan.
D'où vient cette diflerence? Pourquoi trouvons-nous des milliers de
blocs de protogine sur la rive gauche de l'Arve et pas un seul sur la
rive droite? Depuis Servoz jusqu'à Saint-Martin, en face de Sallenches,
on pourrait croire que les blocs sont enfouis sous les éboulemens de la
montagne de Fis et de l'aiguille de Varens; mais au-dessus de la gra-
cieuse cascade du Nant d'Arpenaz et du village de Maglan, la mon-
tagne offre des gradins découverts. Ms^ Rendu a déjà résolu cette
difficulté : il fait observer qu'à la hauteur de Servoz, un puissant gla-
cier venant du Buet devait déboucher dans celui de l'Arve par le col
d'Anterne. Cet afflueni considérable, marchant parallèlement au gla-
cier de l'Arve dont il formait le flanc droit, ne charriait point des blocs
de protogine; sa moraine était calcaire comme les montagnes qui le
dominent. Or, les contreforts de la vallée de Maglan étant de même
938 REVUE DES DEUX MONDES.
nature, cette moraine se confond avec les roches d'éboulement. Rien
n'est en effet plus difficile que de distinguer les blocs erratiques lors-
qu'ils ont le même aspect et la même composition minéralogique que
la roche sur laquelle ils reposent. D'un autre côté, ces fragmensde cal-
caire, de schiste, de grès, n'ont point résisté comme la protogine à l'in-
fluence des agens atmosphériques, et ont été détruits en grande partie.
On voit que la théorie de l'ancienne extension des glaciers explique
'très bien la séparation des blocs de protogine et de la moraine calcaire.
La supposition d'un courant diluvien est impuissante à résoudre cette
difficulté. En effet, comment comprendrait-on qu'un torrent impé-
tueux qui aurait entraîné péle-méle les fragmens calcaires et les blocs
de granité aurait déposé les uns sur sa rive gauche, les autres sur sa rive
droite, sans jamais les mélanger entre eux? Cette supposition est inad-
missible et prouve Tinsuffisance de l'hypothèse diluvienne.
' La longue moraine latérale qui s'étend de Cluses à Bonneville forme
une zone non interrompue tout le long du flanc gauche de la vallée;
Les derniers blocs de cette moraine sont souvent à 640 mètres au-
dessus de l'Arve, témoin ceux qu'on remarque dans le voisinage de
l'église du mont Saxonex, dont la position élevée et l'aspect pittoresque
attirent de loin les yeux du voyageur. Toute la plaine comprise entre
Bonneville et la montagne de Salève est semée de nombreux blocs er-
ratiques. Toutefois ces blocs manquent complètement sur une bande
longue de 17 kilomètres et d'une largeur variable qui s'étend depuis
l'entrée de la vallée du Boruand jusqu'à Nangy, village situé sur la
route de Bonneville à Genève. Cette longue bande, connue sous le nom
des Rocailles, est presque complètement inculte et contraste par sa sté-
rilité avec la végétation vigoureuse de la plaine environnante. La pe-
tite ville de la Roche, les villages de Saint-Laurent et de Cornier sont
bâ^is sur les Rocailles, tandis que ceux de Pers, de Saint-Romain et de
Nangy sont placés sur les bords. En pénétrant au milieu de ces rochers,
dont plusieurs, élevés de 30 à 40 mètres^ portent les imposantes ruines
des châteaux de la Roche, du Châtelet et les tours de Saint-Laurent et
de Bellecombe, le géologue se voit transporté tout à coup dans un pays
calcaire. La nature minéralogique des roches' qui l'environnent, la
boue blanche qui couvre la route, tout le confirme dans cette idée.
Le botaniste reconnaît immédiatement les plantes propres aux mon-
tagnes calcaires, le buis, le cyclamen, le dompte-venin; mais ces ap-
parences sont trompeuses : partout où les torrens ont entamé le sol,
on voit les bancs de mollasse sur lesquels reposent ces masses cal-
caires. Les coquillesL fossiles qu'elles contiennent achèvent de démontrer
que ces masses ne sont pas à leur place, mais qu'elles ont été arrachées
jadis aux parties élevées des montagnes du Bomand, et transportées
dans la plaine. On acquiert enfin la conviction que les Rocailles sont
REGHERGBfBS SUR LA PÉRr0I>E GLACIAIRE. 939
une grande maraine calcaÎFe sortie de la vallée du Bornand à l'époque
où un glacier débouchait de cette yallée pour se réunir à celui de l'Arye.
Sur plusieurs points, on peut voir la moraine granitique et la moraine
calcaire se toucher sans se confondre, à l'entrée, par exemple, de la
Tille de la Roche du côté de Bonneyille, et auprès du pont de Belle-
combe, au-<lessou8 du village de Nangy. A un kilomètre en amont de
ce village, tous les voyageurs remarquent deux rochers escarpés qui
s'élèvent près de la route. L'un supporte un pavillon, c'est le Château
de Pierre; l'autre, un bouquet de pins de l'effet le plus pittoresque. Ces
deux rochers sont les derniers blocs delà moraine calcaire du Bomand,
poussés jadis par le glacier jusque sur la rive droite de l'Arve.
Au-delà de Nangy, la plaine comprise entre le flanc méridional des
Voirons et le revers oriental des monts Salèves est semée de blocs de
protogine, qui se sont accumulés principalement sur le plateau dès
Bornes, situé derrière ces inontagnes; mais c'est sur la face orientale
des deux Salèves qu'il faut chercher la moraine terminale du glacier
de l'Arve. Malgré une exploitation active qui dure depuis plusieurs
années, la croupe arrondie de ces deux montagnes est partout recou-
verte de ces blocs. Un grand nombre d'entre eux ont pénétré dans la
gorge de Monetier, d'autres sont restés suspendus au haut de l'escar-
pement qui regarde Genève, ou ont été précipités dans la plaine dont
cette ville occupe le centre. Près du village de Momex, situé sur le pe-
vers oriental du petit Salève, on trouve aussi des roches polies et des
amas considérables de sable, de gravier et de cailloux striés. Ainsi toutes
les preuves de l'ancienne existence d'un glacier sont réunies sur le ver*
sant oriental des Salèves, {lussi visibles, aussi incontestables que dans la
vallée de Chamonix, berceau du glacier gigantesque dont nous avons
suivi les traces. Pour lui , les Salèves n'étaient point une barrière in-
franchissable; il a dépassé leurs cimes, contourné leurs extrémités et
jeté ses derniers blocs sur le mont de Sion, renflement moUassique
situé au sud de Genève et point de partage des eaux qui se rendent dans
le lac Léman ou dans celui d'Annecy. Les blocs de protogine occu-
pent les parties les plus élewes du mont de Sion, et le dernier groupe
couronne le sommet d'une colline qui s'élève au-dessus du village de
Vers, près de la route de Genève à Chambéry.
Sur les deux versans du mont de Sion, le géologue trouve des blocs
erratiques de nature très variée, et, en se rappelant les montagnes où
ces roches forment des massifs considérables, il acquiert la conviction
qu'il se trouve au point de rencontre de trois grands glaciers antédilu-
viens, cehii du Rhône, cpii remplissait tout le bassin du Léman; celui de
risère, qui débouchait par les lacs d'Annecy et du Bourget, et celui de
l'Arve, qui, s'intercalant entre eux comme un coin aigu, venait se ter-
miner près du village de Vers. L'bumble mont de Sion était , comme
940 REVUE DBS DEUX MOKDES.
le dit H. Arnold Guyot, à qui on doit cette belle découyerte, le point où
venaient converger ces puissans glaciers qui ont si profondément mo-
difié la surface de la plaine comprise entre les Alpes et le Jura. Nous
ne les suivrons pas tous dans leur parcours, car tous nous présente-
raient des particularités analogues à celles du glacier de TArve. Tra-
çons seulement à grands traits les limites de l'ancienne extension de
ces glaciers.
Le glacier du Rhône prenait naissance dans toutes les vallées latérales
qui découpent les deux chsdnes parallèles du Valais, et où se trouvent
les montagnes les plus élevées de la Suisse, le Mont-Rose, le Mont-Cer-
vin, la Jungtrau, le Velan, etc. Ce glacier remplissait le Valais et s'éten-
dait dans la plaine comprise entre les Alpes et le Jura, depuis le fort
rËcluse, près de la perte du Rhône, jusque dans les environs d'Aarau.
C'était le glacier principal de la Suisse; c'est lui qui a charrié ces blocs
innombrables qui couvrent le Jura jusqu'à la hauteur de 1 040 mètres
au-dessus de la mer. Les autres glacier^ n'étaient que de faibles af-
fluens du glacier du Rliône incapables de le faire dévier de sa direc-
tion. Ainsi , lorsque le glacier de l'Arve le rencontre sur la crête des
Salèves ou sur les tlancs des Voirons, on reconnaît à la disposition des
moraines que le glacier du Rhône continue sa marche , tandis que
celui de l'Arve s'arrête brusquement* De même un fleuve rapide re-
foule le faible ruisseau qui lui apporte le tribut de ses eaux.
Les autres glaciers secondaires occupaient les principales vallées de
la Suisse. Tels étaient le glacier de l'Aar dont les dernières moraines
couronnent les collines des environs de Berne, celui de la Reuss qui a
couvert les bords du lac des Quatre-Cantons de blocs arrachés aux cimes
du Saint-Gothard. Celui de la Linth s'arrêtait à l'extrémité du lac de
Zurich, et la ville est bâtie sur sa moraine terminale. Enfin celui du
Rhin, moins étudié que les autres, occupait tout le bassin du lac de
Constance, et s'étendait jusque sur les parties limitrophes de l'Alle-
magne.
Ainsi donc, pendant la période de froid qui a précédé l'apparition de
l'homme sur la terre, la Suisse était une^vaste mer de glace dont les
racines s'enfonçaient dans les hautes vallées des Alpes, tandis que l'es-
carpement terminal s'appuyait sur le Jura. De même, sur le versant
méridional de la chaîne, les glaciers descendaient dans les plaines du
Piémont et de la Lombardie. Ceux du revers méridional du Mont-Blanc
se réunissaient pour former le glacier de la vallée d'Aoste. Sa moraine
terminale s'élève comme une digue gigantesque aux environs de la
ville d'Yvrée; c'est la Serra du Piémont. La plupart des lacs de la
haute Italie doivent leur existence axui moraines frontales de ces
grands glaciers; en barrant le cours des fleuves, elles les ont forcés
à s'étendre sous forme de napper liquides. Parmi les moraiaes les plus
RECHERCHES SÛR LA PittlODB GLACIAIRE. 94i
évidentes, je citerai les trois ares concentriques qni circonscriyent Tex-
tréinité du lac H^eur près de Sesto-Calende : celles du lac de Garde ne
sont pas moins bien caractérisées, aux environs de Desenzano et de
Pescbiera. •
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VI. — DU CLUIAT DE L^ÉPOQUE GLACIAIRE.
Lorsque l'imagination se représente tous les pays qui environnent
les Alpes ensevelis sous la glace à la distance de plusieurs my riamètres,
elle frémit pour ainsi dire à Fidée du froid épouvantable que suppose
ce développement prodigieux des glaciers alpins. Il semble que les cli-
mats de la Sibérie n'offrent rien d'assez rigoureux pour expliquer l'exis-
tence permanente de ce manteau de glace étendu sur des contrées
qui jouissent maintenant d'un dimat tempéré. Il est facile de montrer
combien ces idées sont exagérées.
En effet, ce que nous avons dit sur la transformation de la neige en
glace par des fusions et des congélations répétées doit faire comprendre
qu'il ne saurait y avoir de glaciers avec un climat d'une rigueur ex-
trême, tel que celui du nord de la Sibérie. Le Spitzberg, qui réalise
au plus baut degré la conception d'un pays envahi par les glaciers ^
puisqu'ils descendent partout jusque dans la mer, a une température
moyenne de 8 degrés centigrades au-dessous de zéro ; celle de l'été est
de ^j^ au-dessus. L'Islande, où les glaciers s'arrêtent au rivage de la
mer, mais ne le dépassent pas, comme ceux du Spitzberg, présente
dans sesdifférens points une température moyenne comprise entre zéro
et + 4''. Nous pouvons d'ailleurs, à l'aide d'un calcul fort simple, nous
former une idée du climat qui a pu amener les glaciers du Mont-Blanc
jusqu'aux bords du lac de Genève. La température moyenne de cette
ville est de 9<',56. Sur les montagnes environnantes, la limite des neiges
perpétuelles se trouve, comme nous l'avons vu, à 2 700 mètres au-dessus
de la mer. Les grands glaciers de la vallée de Chamonix descendent à
i 550 mètres au-dessous de cette ligne. Cela posé, supposons que la
température moyenne de Genève s'abaisse de 4 degrés seulement et de-
vienne par conséquent 5'',56. Le décroissement de la température avec
là hauteur étant de 1 degré pour 188 mètres, la limite des neiges éter-
nelles s'abaissera de 750 mètres et ne sera plus qu'à 1 955 mètres au-
dessus de la mer. On accordera sans difficulté que les glaciers de Cha-
monix descendraient au-dessous de cette nouvelle limite d'une quantité
au moins égale à celle qui existe entre là limite actuelle et leur extrémité
inférieure. Or, actuellement le pied de ces glaciers est à 1 150 mètres
au-dessus de l'océan; avec un climat plus froid de 4 degrés, il sera de
750 mètres plus bas, c'est-à-dire au niveau de la plaine suisse. Ainsi
donc l'abaissement de la ligne des neiges étemelles suffirait pour faire
TOME xvn. 61
•
(i0«rfMii 4[ifta}#uMi6rjf|ii'imvgbieieDié8SQtadtdknto iiu^qoefiie
oiûiquaéîaiu^iàvnmeiif lasb plutoitale^or^dea glaciBB^ ayaoftifMBii bano
d'alimentation toutes les ^îdlées et toutes les gorges élevées awidiiiis
de 4 950 mètres de hauteur, descendront, par cela seul, beaucoup plus
bas qu'auparavant. Ainsi , Faction réunie de ces deux causes, Fabaisr
sèment de la ligne des neiges étemelles et Fagrandiss^nent des cir-
tyqiies f «Mises^ont ^hawae ,^ pifise^soliiBiciit i saffiiûtyfioni.' ispiriîiiuer
faocieiiBe «xtenaiaii^eft glMM^ m»-
^loratictbii do Yii^e aspiirîftdis s'fEiaiicei^#6c|iir«x^MariiiM^
. nève. t^NWuMîcii^ pasrqna eatta esUosioa a «té il'fBwwef,di:«iie te
^ suite «k^iàcleSi dootr Je<vMHiiire««#us^ , lipMKi^flkifiî dire ^«dAélaiipur
I cea^oMUMOs*^ UpoaHue^<lQi glacier^ attaitsiiMit(>ielH8tteoMiîvMMiit
c]uiivîé8bdi|.|»ied du MoBtittwti^jMsqtt'4iuXjfaDindfli4u«i^
Le climat qui a favorisé ce dévetappHMnt fOMfigiraMfest'glMîars
I, n'a tien AontnMStfi^^iNmîws^nwsifairafWie^idée toti eiaete :: o'iaBt le
c «lînaik d'|BpsaljdaStocktoliP?deC^ twpttntfiMWe
udei'Amài94ueBdans A^t(de-Newr%crki Xe»? Béotoçueg K<pi» ni?héattait
I pas à àleveF:de 40. à^ dagcéirlea tempéiatuiiBs^MOTaoBesi^esiiaiies
ifiKBdea eu 1eaipiécéei^4)9iurt expliquer Ja{ic6swc#ijdbM.lef«eînùd%i^
é%lâfre de fougères tappiortes ou t diMMiiaiix des p»f s cbawds ^îmmimi
i.vmmme gmce^ ^ca metsemUe^à i'<rf8wwiitbcRdft«teNllti^
f Ja^tegipéi^tiire.mpgwameiiaanuBUi^^paiice^^ei le .chjHQain wif 4MiMié
^«e4àit dans^.imfaiitFe^seiis ^ et: que le thernMWiètrgdesQMK^Mi Ikvde
/riBonter^ Si^Baacond^qae: leidînaat d'iia#4i9ilwAdu t^àb^ a^ dus-
M ger, il-est aussi légiUme^e ^j^aer>qii'il aîastuvipûidi queid'ainietiire
«)qu'ii s*^t BécbaufGé^ jeldimUHieKde,4degrés.la<teippé«itui:«MnioQe«ie
«^d'Mnaowtnéei'pour i^pl^queriomeiides'.^phis f^iaodea imohilrâDSNla
vtgiobef e'estf à eo^pesûr, une des > hypothèses, Ied«niaint.^hai3die8iqae
i.lagéologie«8e aoit permises.
i^Discuieit lies causes qui ont ptoduit >oet abaisaeingnà de tempéntiBey
r.indlqueryks ehangemens gàriogiques. ou Biéiéonilogîqiies. cpiw^clit
.amenéxette longue période de (hudy sieparatt noctleiitetîve toutÀént
vfinéniatunéa U>faut^ avant tmit^ dresser latïarte de i'iumoùn% leiàimimï
^a glaciers) or, c^st à peine si ;«Ue!estébaii6hée&ponE<le8iAlpesiies
/V?osges et les montagnes de rÉeoase/ D'anoèoines imoMioes^ eaMut
.dans les By cénées, l'Âltai» le Caucase et t' Attes^ oiais^iieiBaDiie n'araw rn
\entrq)ris Ja topogi^apUedeftgbicieFaquilesontipoiisséeadcmots^^
^Suède , la Norvège , leiDaaeœrk , la.Finlaade^ Joiaardde JkÀmàÊàfde,
i dtaient couvris de grandes^ nappes de glace, denllaiîniîte aiàriéîaiale
r reste encore àdétermînea Que dire^par^ronséqMaiide^KMiUiiflDides
icauses^ d'un phénomèna dent^aous igwaixais l'véteDdiiet>fiKîttdlflii94&s
niiof farédécesseurs,>d(wUîtoJ3riltoata^ii^^ g<
RECRERGHBr sur XA fÉRIOK 'GLACIÀlirB. 90*
lisations les plus hardies sur la base fragile de quelques faits isolés et
incomplets. Toutes ces œuvres hâtives sont destinées à périr. La science
vient de nous révéler une époque nouvelle dans Thistoire de notre
planète; un vaste champ s^ouvre devant les physiciens, les astronomes
>et les naturalistes. Ne craignons pas de jeter un regard investigateur
dans les profondeurs de ce passé lointaîa^ doot la surface de la terre .
a conservé la tracé, mais repoussons ces hypothèses qui devancent les
faits , et que le fait le plus minime en apparence renverse impitoya-
blement. Gardons-nous toutefois de tomber dans Texcès opposé. A cù\é
de la période diluvienne , nous voyons poindre la période glaciaire;
saluons l'apparition de cette dernière phase des révolutions du globe,
<^r elle lîous a été dévoilée par l'étude attentive de faits bien observés
et non par de vaines spéculations de l'esprit. Ne renouvelons pas les
querelles oiseuses des neptuniens et des vulcanistes; l'équitable posté-
rité a jugé entre eux. Ils avaient également tort comme partisans pas-
sionnés d'une idée exclusive, ils avaient également raison par les faits
«et les observations qu'ils apportaient à l'appui de leurs théories abso-
lues. Tous les géologues actuels sont à la fois vulcanistes et neptuniens;
la science a fait la part de l'eau et dû feu. Il en sera de même des gla-
<:iers et des courans. Les un? et les autres ont joué leur rôle dans le
jMissé, comme ils le remplissent encore actuellement. Les phénomènes
sont restés les mêmes; mais, an heu dé ces manifestations gigantesques,
<ïaractère des époques géologiques lantérieures à la nôtre , ils se ren-
ferment dans les limites d'action qui leur sont imposées par l'équilibre
de la période de repos que l'apparition de l'homme a inaugurée sur la
terre. * •
Ch» Martins.
WfPfBB
LES PIGEONS DE U BOURSE.
Pigeons, vous que la muse antique
Attelait au char des amours,
Où Yolez-Yous? Lasl en Belgique,
Des rentes vous portez le cours I
Ainsi, de tout faisant ressource^
Nobles 'tarés, sots parvenus.
Transforment en courtiers de bourse
Les doux messagers de Vénus.
De tendrçsse et de poésie,
Quoi I Thomme en vain fut allaité !
L'or allume une frénésie
Qui flétrit jusqu'à la beauté 1
Pour nous punir, oiseaux fidèles,
Fuyez nos cupides vautours.
Aux cieux remportez sur vos ailes
La poésie et les amours.
BiBANGB.
Ces! une bonne fortune que de pouvoir offrir an public quelques Ters échappés â la muse,
ai^ourd'hui trop discrète, qui a chanté U Dieu des bonnei gem. La pièce qu*on vient de
lire porte dans sa brièveté même la vive empreinte du talent qui a le mieux su de notre
temps unir la concision et la grâce. On y sent les ailes, on y sent aussi Taignillon de
Tabeilie. Le cadre étroit de certaines épigrammes antiques admettait de même la double
inspiration de Tode et de la satire. Cette pièce inédite trouvera place, avec quelques autres»
dans une édition illustrée des Chansons de Béranger que publie Véditenr PerroUp«
f
CHRONIQDE DE LA QUINZAINE.
S8 février 1847.
Ceax pour qui la politique ii*a «Tattrait et d^importance que lorsqu'elle oiïrt
une succession rapide d'événemens décisifs et de coups de théâtre doivent être
en ce moment assez désappointés. En raison même de la gravité des complica*
tions, certaines conséquences plus ou moins vraisemblables, plus ou moins pré-
vues, sont lentes à éclore. (Test d'ailleurs le caractère, de notre époque, de se
prêter peu aux impatiences, aux fantaisies de qui que ce soit, et de faire pré*
valoir partout tant la force des choses que la puissance des institutions. On peut
s'en convaincre par l'attitude respective des deux gouvernemens de France et
d'Angleterre. Il y a entre les deux cabinets, et non pas, grâce au ciel, entre les
deux pays, des difficultés, des dissentimens. De part et d'autre, l'irritation est
d'autant plus vive, qu'aux questions politiques est.venu se mêler un incident
frivole, au sujet d'une invitation à un bal : les petites choses émeuvent souvent
les hommes plus que les grandes. Cependant, en dépit de tous leurs griefs, il
faut que les deux cabinets de Londres et de Paris s'acceptent et se supportent.
Hs ont chacun de la force, car ils ont chacun là majorité, et, par cela même, ils
ne peuvent rien l'un contre l'autre. Ici, les inconvéniens qu'amène dans les re-
lations internationales la liberté du gouvernement représentatif sont neutralisés-
par les principes mêmes de ce gouvernement. Chacun des deux cabinets se trouve
sauvegardé par la migorité qui s'est déclarée en sa faveur, et, chose remar-
quable, dans l'appui que les deux ministères ont trouvé auprès des deux parle-
mens, il n'est entré aucune intention d'hostilité d'un pays contre l'autre. Au
Palais-Bourbon pas plus qu'à la chambre des communes, on ne veut la rupture
de l'alliance anglo-française; seulement en a pensé, dans les deux enceintes, que
la majorité devait moins que jamais, en de pareilles conjonctures, faire défaut
au gouvernement; c'a été de la dignité nationale, et non pas de l'inimitié de
peuple à peuple.
Après les scènes parlementaires, nous avons eu \e sçec\&^<& è^\tti'\ii\fcrai^^^Sf^
946 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est passé en même temps dans le salon de M. Guizot et dans celui de M. le mar-
quis de Normanby. On savait depuis quelque temps qu'un bal devait avoir lieu
à l'ambassade d'Angleterre. Il y a des circonstances où les choses les plus lutiles
prennent de 1^ gravité, et où il est habile de les éviter, car elles deviennent autant
d'écueils. M. le marquis de Normanby inviterait-il à son bal M. Guizot? Cest ce
qu'on se demandait avec curiosité; à coup sûr, on ne pouvait prévoir la singu-
lière façon dont les choses se passeraient du coté de l'ambassade. Si l'invitation
adressée à M. le ministre des affaires étrangères était le résultat d'une méprise,
c'était déjà fâcheux; mais que dire de la publicité donnée à cette circonstance
dans les colonnes du GalignanVs Messenger, C'est contre de pareils procédés
qu'ont voulu protester les collègues de M. Guizot et les membres de la majorité
dans les chambres; aussi y eutril une affluence extraordinaire à l'hôtel des affaires
étrangères dans la soirée du 19, au moment même où M. le marquis de Nor-
manby donnait son bal. Il n'y avait donc à l'ambassade d'Angleterre ni ministres
du roi ni membres de la majorité; en revanche, on y voyait d'éminens représen-
tans de l'opposition. On assure que, craignant les vides que devait faire dans ses
salons l'absence de beaucoup de personnes, M. l'ambassadeur d'Angleterre avait,
la veille et l' avant-veille, lancé de nombreuses invitations dans un monde dont
jusqu'alors il ne s'était pas rapproché. C'est ainsi qu'on expliquait la présence
d'vme assez notable fraction de la société légitimiste. Il est juste cependant
de reconnaître que ces invitations si brusquement expédiées pour pçupler les
salbhs de l'ambassade ont rencontré quelques refus dp bon goût.
Lé bal de' M. le marquis de Normanby a été ainsi pendant quelques jours un
évéftement politique. Lé différend entre l'Angleterre et la France s'est trouvé
réduit à de bien petites proportions, et l'on voit que nous sommes loin des
questions de paix et de guerre. Il est arrivé que lord Normanby, qui croyait
avoir à se plaindre des parole^ prononcées à la tribune par M! le ministre des
affâlrefs étrangères, a semblé prendre à son tour l'initiative de procédés peu cour-
tois, dont M. Guizot aussi bien que ses collègues, et avec eux touâ les amis poli-
ticjUés du cabinet, ont pu se sentir blessés. Ne serait-il pas tempB que toutes ces
polntilleries eussent un terme? Lérd Palmerston a, dit-on, laissé lord Normanby
jugl^ et maître absolu de sa conduite : l'ambassadeur peut à sa convenance rester
à Paris ou prendre un congé. M. le marquis de Normanby ne paraît pas trouver
dahs tout te qui s'est passé des motifs -assez sérieux pour nécessiter de sa part
en* ce moment une absence : loin denousen plaindre, nous nous en féliciterons.
En n'interrompant 'pas aujourd'hui son séjour parmi nous, M. l'ambassadeur
d'Angleterre atténue singulièrement la gravité de toutes ces petites quierelles.
D'âîUéùrs, chaque jour qui s'écoule en emporte quelque chose. D'un autre côté,
n'y â-t-îl pas dans les hautes régions de la diplomatie des intermédiaires qui
peuvent travailler à un rapprochement désirable? Lord Normanby et M.<Guizot
De peuvent-îls se rencontrer sur un terrain neutre? Ce premier pas ne serait-il
pas déjà fait? Quoi qu'if en soit, laissons lances misères, et gardons-nous, en en
parlant trop au long^ de les envenimer.
Ndus avons bien assezdes difficultés réelles qui compliquent la politique exté-
rieure. Aujourd'hui comtne au xvu* siècle, l'Europe a les yçux fixés sur la suc-
cession d'Espagne. L'Europe a toujours vu avec dépit la force, la sécurité que
donnait à la France un Bourbon assis sur le trône de Charles II. Quand Ferdi-^
* RBVCE. — CHftOKIQeE. <*WT
^ tmfid Vil , déti^uisant l'œuvre de Philippe Y, >abolit là loi clique, ilflUtiafit'Don-
seulement sa haine conire eoil- frère,- ^lais^eneore le^seepeM^ëésirs desrdabiftefs
-européens. A leursyeux^ le décrel'dQ'&S-niars t880|)orlaii «b ccHip^wnMle à
V'Ia puissance de la maisori de BoUrbon , par le mariage possible de la flUa altiée
» de Ferdinand VII avee ti»'pnncé étranger au sang de Louis. XlVvavec un pHfîce
^ ii$t\en ou allemand. On ne sera pa»^to»né<qué la^ cour d'Autriche ait trafttUlé
' à obteniriAB rémiltat si désiraible pouv •elle^'S^il fauten^i^iré les^souvénirsr^ie
'diplomates qui à cette époque voyaient de près les chosess les jéôniies, qui alors
" étaient -putssans à Madrid, ne contribuèrent pas peu à entretenir laiiirlsion
- «entre Ferdinand Vil et sort- frère. Ils alfermifetit le roi dans lapensé<^ de révo-
quer k loi salique, loi fondamentale de la- maison' de' Bourbon*, pour rétablir
'Ftintique- constitution espagnole. Ce projet- ^t soumis à M. de Metternich ,• qui
« l'approuva , en le communiquant au -gouvernement anglais et aux eabinets^ de
>- Saint-Pétersbourg et de Berlin. A coup ttùf, le^ jésuite» ne pouvaient rien faire
J de plus agréid)le à la cour de Vienne; aussi les' vit-on, à partir de ce moment,
•^reprendre peu à peu <lans les états de la monafchie antricbienne un -crédit au-
♦qUel ils avaient' dû renoncer depuis Joseph' II. C'était larécompense du ^fvice
-qu'ils avaietttreDdu. Cependant, lorsqu'une révolution eut porté au trône le chef
'de la brailohe cadette de la •maison' dé Bourbon , ce prince,, acceptant la situa-
tion faite par le décret du-SO mars^-ISSO^contioua par d'autfesvoiete la politique
• de sa race'. Il-reconnut sans hésiter,- àlamorf dè^Ferdinand^Vir, la jeune reine
'Isabelle,' et rééehit' d'empêcher qu^èlle prît plus tard- un «époux en dehorsi^e
'la maison -dei Bourbon.' Au fond ^ c'était, -dans d'autre» conditions, toujours'la
^-mèmehitte -entre TEuBopeet lâFrancotausujeldefEspagnei Leprdblèœeau-
V' joul^'hui est toujours là , aussi compliqué , aussi épineuxi< «Est-il vrai qu'aux
rjfmT deqtlelques politique^ le ntc^lleur» -moyen dé le résotidreseraitle rétablis-
^''«emen^-deda loi salique? Alors, -dans- le cas où- le mariage -de -la^feinè Isabelle
^ Mfiait stérile, «la. couronne appartiendrait aux fils du second frère de FeiVii-
^nand YlIV'dort Fran0i»de'Paula. Le pouvoir souverain' -des cortè* consaerei^it
'Cette combiilaison, qui écarterait ainsi dn trône M** la( duchesse de Montpeûsier
»et ses'OBfans. Ce serait faire assel bon marché de ladignitè de la France que tle
•lui'Oonseiilet dé donner les mains à ce nouveau 'el|angemeint, ou* du nioin^de
' Taeeepter avec résignations Une senlbhiible àîdhcsion serait aujourd'hui- un ncte
• defaiblasse^ Quant à l'avenir; la 'uatien espagnole est seule .maîtresse de ses
-'* destinées; c'est à 'Mie de prononcer.*l>epuiaf dix^septans; elle ëonneau^ décret
du 29' mars 1 889 V4ncontestable eanètioil de son eonsentement; »an^ doute elle
• ne le-révoquera pitô avec une légèreté -capricieuse ; Pour ne- nous oeoupertfue
de la FTancev<(ui a si complètement ace^iescé* aux conséquences du- décret^ -de
• Ferdinand Vil , elle a le droit d'en «ftendrele libre^ développement. Ce tf-estpas
là France qui aobsédé Ferdinand VII pour changer l'oeuvre dè'Philippe VvElle
4loit aujourd'hui oontinuer de faire ce qu'elle a fait constamment depuis ^4^0,
respecter l'indépendance et la volonté de la nation espagnole, et en -même temps
ne pa» permettre que tJans U'-Péninsule il s'établisse rien de menaçant pour sa
^sécurité et pour se» intérêts. Ce» -dernier point est capital , et iV ne comportet.ni
< '«oncessions nt>fàible0ses. L'Europe retrouve aujourd'hui la France pMrtiquantr la
'ttème politique qu'an eenmencemenl-du^xvni^ siècle, cherdisnt<}an6 f-Espagnc
i A
ri
MS RBWB DES DEUX MONDES.
indépendante et amie une alliée nécessaire, un point d'appui indispensable à sa
sûreté, ne voulant rien de plus, mais aussi rien de moins.
Sir Robert Peel a dit dernièrement au sein de la chambre des communes qa*à
ses yeux les discussions qui étaient i^teryeni^es entre YXpgleUrjrej^i |a France
étaient une suite uécessaire de ee ^ui s'était fbassé en Espagne. ^Ges /paroles, qui
ont produit une sensation assez vive, n'ont pourtant rien qui doive surprendre,
si Ton veut bien y réfléchir. Gomment, pour sir Robert Peel, l'Espagne ne serait-
elle pas un sujet important et nécessaire de discussion entre la France et l'An-
gleterre, qui, depuis un siècle et demi, luttent sur ce terrain, soit les armes à la
main, soit par les voies diplomatiques? Un instant, en 1834, on a pu croire
qu'un accord sincère allait succéder à cette rivalité. Que la durée de cet accord
eût été chose heureuse pour la tranquillité de l'Europe! Sir Robert Peel et lord
Aberdeen le comprirent : il semblait que toutes les conséquences du traité de la
quadruple alliance allaient être loyalement déduites, quand par le fait de lord
Palmerston toutes ces espérances ont avorté. Si nous parlons ainsi, ce n'est pas
pour la stérile satisfaction d'accuser cet homme d'état, mais nous déplorons pro-
fondément les changemens qui ont altéré la situation sur ce point essentiel.
Avant la rentrée de lord Palmerston au pouvoir, la question d'Espagne était pour
la France et l'Angleterre une question commune, de laquelle les puissances do
continent ne se mêlaient plus; elles semblaient presque avoir renoncé à s'en oc-
cuper. Sous la tutéla'u*e influence des deux premiers gouvememens constitutioo-
nels de l'Europe, la jeune monarchie de la reine Isabelle commençais de s^affennir,
aujourd'hui tout est ébranlé. L'ordre de succession au trône d'i^pagne redevieat
un problème à la solution duquel le gouvernement anglais convie les autres ca-
binets. Comme après l'acceptation du testament de Charles II par Louis XiV, la
France est seule dans la question d'Espagne contre le reste de l'Europe. Tel est
le changement que nous regrettons amèrement, non que nous apercevions ai
bout de ces difficultés une guerre inévitable. La France aigourd'hui n'a pas à
accomplir la tâche que s'était donnée Louis XIV; elle n'a pas à implanter en Es-
pagne une dynastie nouvelle; elle n'a qu'à protéger par son allianoe les droits
des Bourbons espagnols, droits consacrés par le temps et par les traités. Seule-
ment cette tâche plus modeste est devenue néanmoins beaucoup plus diffidie
par l'altération si sensible du bon accord entre l'Angleterre et nous. La guerre
civile vient de jeter en Espagne de nouvelles et tristes lueurs : un prétendant
s*agite; il se vante d'avoir sur le continent de puissans appuis^ et, en Angletene,
la connivence même du gouvernement. On annonce le retour en France de fifarie-
Christine: on parle de divisions qui auraient éclaté entre la reine Isabelle et son
époux, don François d'Assis. Il y a là assurément d'assez sérieux sujets de pré-
occupations. Toutefois nous sommes loii§de perdre l'espoir de voir le parti mo-
déré puiser dans la gravité des circonstances de nouvelles forces pour y faire
face. C'est lui qui, en présence des tentatives de guerre civile, a la responsa-
bilité des destinées de l'Espagne, car il est au gouvernement. Sans doute, il ne
se désarmera pas de gaieté de cœur par des rivalités intestines et misérables. Il
y a dans le parti modéré trois fractions distinctes : autour de M. Mon se groupent
une soixantaine de députés qui reconnaissent en lui le représentant le plus émî-
nent de leurs opinions. A côté des nombreux partisans de M. Hob, il faut placer
RBVUE. — CHRONIQUE. M9
les membres des cortès qui, sans préférence bien marquée pour les personnes,
prêtent au gouvernement un persévérant appui. Enfin viennent les puritains,
ayant M. Pacbeco 1 teùr'tèté, ét'qui -fortriéift une sorte de tiers-partr. 'Ces trois
firaclion9opjt chacune sa physionomie, et, sur plusieurs points, elles peuvent,
dans dest^m(» calmes et ordinaires, montrer des tendances diverses. Un danger
sérieux les unirait* Le parti progressiste a fait, au sein des cortès, une sorte de
profession de foi par Torgane de M. Gortina. Il a toujours eu la prétention, on
le sait, de se porter le défenseur de Ttadépendance morale de TEspagne. M. Gor-
tina a reproché au ministère de M. Isturitz d'avoir cédé avec trop de complai-
sance, dansfaSaire des mariages espagnols, à toutes les vues, à tous les desseins
de la France. L'accusation est injuste. Ni le gouvernement français n'a eu de
tyranniques exigences, ni le gouvernement espagnol de répréhensibles iaiblesses.
OHQiD6a^^<'eprésentant du parti progressiste, si ombrageux à rencontre de la
France, eouvre-t-il de son silence les menées persévérantes et secrètes de F An-
gleterre, qui intervient sans relâche dans les affaires intérieures de la Péninsule?
M. Coriina, en parlant des projets et des futures entreprises du prétendant, a
déclaré que ni lui ni ses amis ne se ligueraient jan^ais avec les ennemis de la
liberté. Cessentioiens »nt honorables; mais pourquoi l'orateur progressiste n'ar
t-il pas profité de Foccasion pour se plaindre, au sein des cortès, de Fappui que
trooveot aujourd'hui dans le gouvernement anglais les intrigues du comte de
Montemolin? Cet appui n'est pins un mystère. Quand même lord Palmerston
n'aurait pas -déclaré expressément à M. le comte de Sainte-Aulaire, comifie on
en fait courir le bruit, que le traité de la quadruple alliance avait cessé d'exister,
il sufl^ de la conduite du ministre virhig pour expliquer clairement ses inten-
tions. Ce que se propose lord Palmerston, c'est de menacer de la manière la plus
scrieose l'ordre de choses établi en Espagne; il pense que de graves complica-
tions dans la Péninsule seraient favorables à Finfluence anglaise, qui deviendrait
maîtresse en poussant au trône le comte de Montemolin, surtout si la reine Isa-
belle ne donnait pas d'héritiers à la couronne. Voilà donc les whigs devenus les
complices du parti apostolique espagnol!
Ces! de Fhabile générosité de sir Robert Peel que le ministère whig a reçu,
dans ces derniers jours, la force et la majorité dont nous parlions en commen-
çant. Sir Robert Peel s'est exprimé en protecteur du cabinet. Lord John Russell
s'est empressé d'adhérer à tout ce qu'il avait dit; il a déclaré qu'il partageait en
tOQS points sa manière d'apprécier la situation du pays. Entre ces deux grandes
notabilités parlementaires, lord George Bentinck s'est trouvé singulièrement
amoindri et réduit presque à désavouer la pensée d'avoir voulu faire échec an
cabin^. S'il proposait d'allouer 16 millions de livres steriing pour la construction
de diemins de fer en Irlande, c'étaiti^ur venir en aide au ministère. Lord
Jolu Rossefl avait refosé dès le principe cet étrange secours, et il avait fait du
voie sor cette motion une question de cabinet. Nous avions prévu la défaite
de lord George Bentinck; eUe n'a étonné personne. Cet incident parlementaire
n*a été remarquable que parce qo^'d a dessiné la nouvelle attitude de sir Robert
Peel. L'ancien chef des tories travaille à se recomposer une année; il ne veut
pas laisser se grossir la fraction qui, faute d'un chef plus expérimenté, a pris lord
George Bentinck pour général. Dans les 118 voix qui ont voté avec lord George
Bentinck, il faut cornpt'^r à peu nr^ vin^-cinq Irlandais, ce qui diminue le bo-
<}
Q96kC RBTBB DIB. DKUX MONOBS.
taittoa^-toi7 qiii«a«&momtfitae.¥eQt pl|i»-i«ooniidU«rk direGtk>ii.de^w '
Peel. Il «si natuvel qoe^ce «lemieppiiotéga; le^EÛoktm whig*, puîsqiik'eii ce «^^
mftDlil ii'est>paft ea meaup&de lui^uocéder. Il €ompt0'«ur le lemps^ sur sa su*-'
péiôorité cooMie daas les-q^estions intérieures et fiaaiicièree, pour retrouver-Ia^
" pl^ift.gvande'paeUe des forées qut il a perdues et ne^ laisser à lord Geoisge-BentiiMk-^
qu^^une- petite pbalaage de pix>tectioai8tesexagéré& Qoautà Vaveaird» nûnietèK
whig« les éleotiouff géoérides en > décideront e<4te année. -Quelques amis 'de lord
Pakn^raiton afifôctent une glande eonfiaace dans le résnllat futur de ces éleo»
tiônsf à les entendre, les tories inaoqu0ntd'heiniaes, et les whig&au eon4raif»<
ser fortifient tous les jours. On représente les anciens xhefs du^ parti tory, $ir R^
^ / V ^j)€9< Peel, siriames€raham et lord Aberdeea, comme dispesésiisedésintéi^
"^ '"^^ eux-mêmes de toute partioipation directe au pquvoir^ pour se contenter du rôlr-
de- soutiens du miinstèpe whig. Ce seraitde leup*part une bien grande abaéga-*
lion. Nous avons peinera eroire que ces Jiorames éminens et leurs-amis nese^^
croient plus d'autre ^venif que de servir d'appoint pour donner la majoriléè
4eurS' anciens adversaires.
Au reste, depuis quelque^ tempa^ ai dans la chambre des communes^ ni- dans^la^^
chambi^ des lords, il n'y a eu de débat politique pcoprement dit; «toute Tatlea-:
tion du pariement s'est concentrée sur la situation intérieure du pays. Cette^si«
tuation serait florissante sous le rapport financier, si TAngleterre n'avait pus-^
d'autre budget que son budget ordinaire ; malheureusement il y a le budget de '
l'Irlande. Pour subvenir aux besoins les pbiS'urgens de cet infortuné p^s>, le
gouvernement est obligé d'emprunter 200 tniilions de francs; Cette nécessité a ^
été mise dans tout son jour par le chancelier de l'échiquier, sir Charles Wood^
qui a déclaré en même temps au nom du cabinet laisser au prochain parlemeal
le soi n< de statuer sur la prolongation de Vincome-taxe, qui légalement finit cett»
année. Il ne faut pas oublier en effet que, si le budgetordinaire a présenté u»cei^
tain excédant des recettes sur les dépenses^ cet excédant est dû à la taxe géaé-^
raie 'établie sur lesrevenus par sir Robert Peel. Vincome^ax semble faire main-
tenant partie du budget normal : à coup sûr. Usera renouvelé. Seulemeot le
ministère whig ne s'est pas senti assea^ fort pour prendre la responsabilité d'mi
pareil acte : tout le monde n'a pas l'habile et audacieuse résolution de^r Robert
Peel,
Il semblerait qu'un ministère exclusivement occupé desembanras intérieurs de
la Grande-Bretagne devrait apporter dans les affaires du dehors une grande
modération et beaucoup de réserve. C'est ainsi,' noua le croypns, qij^ plusievs
des membres du cabinet dont lord Jobn Russell est le chef comprennent la
situation et les devoirs qu'elle leur impose; mais ils ont au-mi^eu d'eux lofd
Palmerstony et ils sont jusqu'à un certain point obligés d'acceplisr la solidânté-
d'une conduite qu'ils ne peuvent désavouer, même en ne l'appipuvaiitpasv Les
partisans de lord Palmerston affirment qu/il ne fait rien sans le concoun^du
cabinet. Nous comprenons qu'il ait aujourd'hui pour ses collègues plus d&mé-
nagemens qu'il n'en montrait autrefois. Il n'est plus en situation, comme* en
1840, de prendre à l'insu de la plus grande* partie des membres du cabiiiet^one
de ces résolutions qui changent la face de la pqlitiquiB. Il se voit obligé main*
tenant à plus d'égards et de précautions. Cependant l'homme est toujours là
ÂYCC ses passions et ses ressentimens. Nous pouvons, sans exagération, écrire -
REVUE. — CUROMQVB. 9M
ce dernier mot, car, 'daos le laonde diplomatique de Londres et de Paris, on sait
que lord Palmerslon, en exhalant son mécontentement au sujet de la conduite
du gouvernement français dans les affaires d'Esjfcgne, n'a pas craint d'ajouter
qu'il en garderait un éternel ressentiment. Cest peut-être parce que cette parole
de lord Palmerslon a fini par être connue, que le bruit a couru, et la presse l'a
- recueilli, que M. Guiiot avait écrit directement à lord Joh
plaindre au chef du ministère whif^ de la conduite et des di:
merston. Lord John Russell aurait sui'-lc-ehamp eommuniqu
collègue. De la presse anglaise, celte histoire a passé dans q
journaux. La moindre réflexion suffit à en montrer le peu dt
ment admettre qu'un ministre français eût la pensée de déno
anglais un des collègues qui siègent à côfé de lui? Voici sans
donné lieu â cette étrange invention. Dans un des salons de I
vers ces derniers temps, d'une lettre de M. Guizot à H. de Jamac. Dans cette
lettre, qui n'avait pas le caractère d'une dépêche diplomatique, M. Guizot aurait
exprimé combien il lui serait pénible de voir les hommes honorables qui repré-
sentent aujourd'hui le gouvernement anglais, notamment lord John Russell,
persuadés que dans l'affaire d'Espagne il avait manqué de mesure et de loyauté.
H. le ministre des affaires étrangères se défendait vivement de ce reproche, et
rejetait la responsabilité de tout ce qui était arrivé sur lord Palmerslon. Il
comprenait que les collègues de ce dernier ne lui retirassent pas leur appui dans
des circonstances aussi graves. Toutefois il lui était impossible de ne pas faire
une grande diftérence entre lord Palmerslon et lord John Russell; s'il se trompait
sur ce point, il se trompait avec toute l'Europe, qui reconnaissait dans le chef
du cabiuet whig une grande rectitude d'esprit et une haute modération. Si tel
était effectivement l'esprit de la lettre adressée par M. Guizot à M. de larnac, on
ne s'étonnera pasquc ce dernier l'ait montrée à lord John Russell, qui aura cru
' devoir n'en pas faire mystère à lord Palmerslon.
Quand on est un ami sincère de la paix et de la tranquillité européenne, il
est permis de voir avec quelque inquiétude la présence de lord Palmerslon. 8»
poifvoir; mais on peut éprouver ce sentiment sans tomber dans les exagérations
qui malheureusement déparent les lettres, d'ailleurs remarquables, adressées par
M. Urquhart au Morning-Posl. M. Urquhart est pour lord Palmerston un Tif
adversaire; il serait plus à craindre encore pour le pétulant ministre qui a
troublé la paix de l'Européen ISiO,s'il mettait dans quelques-unes de ses accu-
sations plus de mesure et plus de vraisemblance. Sans forcer notre pensée,
nous dirons qu'il est triste, pour la sûreté des bonnes relations entre la France
et l'Angleterre, d'avoir à craindre chaque matin une surprise, peut-être une of-
fense. Sur quel point le ministre whig cherchera-t-il à nous atteindre? Va-t-il
devenir à Tunis l'auxiliaire des prétentions du sultan contre le bey, pour tenter
' de faire expier à ce dernier la protection et l'alliance de la France? En Grèce,
H.'(k)letti et son ministère sont suspects à lord Palmerston, qui leur reproche
d'avoir pournous trop de sympathies. Le véritable tort de M. Colelti est de. main-
tenir l'indépendance de la Grèce; aussi la diplomatie de lord Palmerston yer-
rait-çJle sa chute avec joie, dût cette chute ébranler profondément le trône con-
stitutionnel du roi Othon. On voit comment se trouve compromise l'alliance
entre la France et l'Angleterre; il n'y aura pas de collision directe entre les
953 REVUE DES DECX MONDES.
deux nations; mais là où la cause de la civilisation et de la Kberté réclamerait
une action commune, des efforts combinés et puissans, rÀngleterre'^et la France
se diviseront et porteront dans des camps opposés leur influence, qui, réunie,
eût été irrésistible.
Le Portugal est toujours le théâtre des eomplicatîoiis les ph» désolantes, et
la guerre civile, en se prolongeant, épuise les ressources si miainies qui
restaient encore à ce malheureux pays. Elle a fait pis, et d'incidens en iori-
dens elle le place aujourd'hui, par la résurrection du parti mîguéliste, sous
le coup d'une intervention étrangère. Les fermes modernes du gouvemeroeot
constitutionnel, rétablissement parlementaire, les lots d'ordre général, au-
ront long-temps encore un double obstacle à surmonter dans ces pays du
Midi, si différens par leurs traditiont et leurs mœurs de nos pays du Nord : les
habitudes impérieuses des souverains, les habitudes indisciplinées des sujets,
semblent rivaliser d'opiniâtreté pour contrarier le progrès pacifique de l'esprit
nouveau dans ces vieilles sociétés. Nous avons déjà dit ee qu'étaient deve-
nues les libertés portugaises sous l'administration des Cabrai; nous avons raconté
cette lutte si regrettable sourdement engagée par le palais des Neeessidades
contre Tadministration de M. de Palmella; nous aveos déploré le coup d'état
qui termina d'une façon si choquante des hostilités si profondément Inconstitu-
tionnelles. Dona Maria s'est ainsi, par la faute de ses conseillers les plus in-
times, précipitée elle-même avec son pays dans la situation la plus critique; elle
a déchaîné les passions de ces masses paresseuses et violentes, telles qu*on les
trouve dans ces contrées à la fois bénies et brûlées par le soleil, de ces hommes
qui, sans industrie régulière, sans besain d'aisance et de bien-être, partagent
volontiers leur vie entre les aventures et l'oisiveté. Aujourd'hui la guerre este»
Portugal ce qu'elle était il y a quelques années en Es|Migne, un amusement ou
un métier; c'est à peu près partout la guerre de partisans; ce sont, dans les
sierras d'Estrella et de Monchique, les mêmes gens qu'en Navarre. et dans les
provinces basques, des indépendans par excellence; il n'y a pas plus d'idées con-
stitutionnelles dans les citoyens que dans le gouvernement. Les juntes d'insur-
rection, dirigées par des personnages qui devraient avoir plus de notions politi-
ques, ont cependant subi l'aveugle entraînement de la foule; elles ont commis la
ûiute impUrdonnable de procéder comme on procédait au moyen-âge : elles ont
déposé la reine et ouvert le champ-clos aux candidats qui voudront disputer la suc-
cession royale; elles ont pactisé sous bénéfice d'inventaire avec dom Miguel, sans
voir autre chose dans ce pacte monstrueux entre les libéraux et l'absolutisme
qu'un expédient de circonstance. Il n'y a plus ainsi pour le peuple des campagnes
à s'inquiéter desavoir quelle charte il faut défendre, et, n'ayant jamais bien saisi
les différences qui les séparent toutes, il est beaucoup plus à son aise en face
de deux noms entre lesquels on Tiuvite à choisir : dpm Miguel ou dona Maria.
Les libéraux ont par là terriblement simplifié la question; mais à quel prix? en
la tranchdDl contre eux-mêmes, grâce à cette funeste alliance dans laquelle ils
ont tout confondu. Dom Miguel est aussi impossible à Lisbonne que le comte de
Montemolin à Madrid, et, si quelque chose peut déconcerter d'avance l'espoir
qui semblait ranimer les carlistes à la suite d'encouragemens inattendus, c'est
assurément l'opposition très décidée que l'Angleterre ne peut manquer de foire
aux entreprises miguélistes. Lord Lansdowne s'en est très nettement expliqué.
RBVUE. — CHRONIQUE. 953
Le tableau seul de la guerre safBt d'aiireufs pour en montrer l'esprit. Le
théâtre des hostitilés est double; les insurgés sont'^n force au sud, dans les
montagnes de TAIemtejo, au nord derrière le Douro. Dans le sud, la junte
d'£voca pousse des rencmnaissances jusqu'au bord du Tage, presque en face de
Lisbonne; des. partis, lancés d'Evora, ont ainsi pénétré en Estramadure, dépassé
Setuvak, Aleasar, et menacé Almada. Le général Schwalbach, qui commande
de ce côté pour la reine, ne peut atteindre un ennemi si mobile, et le peu de
forces qu'U.a ne lui permet pas d*attaquer Ev<»ra; ne pouvant même répandre
assez decoloBiieS'daas la campagne, il est réduit à la laisser sans cesse inquiétée.
Il suffit d*une guérilla de vingt bommes pour emporter un gros bourg de deux
milleames; les employés s'enfuient, et les babitans se convertissent à la junte.
Que les troupes royales se présentent, la guérilla se sauve, les employés re-
viennent, et la révolutioD est encore une fois vaincue jusqu*à nouvelle revanche.
En somme, il paraît que cette guerre de surprises ne tourne pas à l'avantage de
l'armée régulière du sud : le général Schwalbach a été contraint de rétrograder
du sud au nord jusqu'à Estremoz; on lui avait enlevé tout un détachement en-
dormi, éparpillé dans un village ouvert, pendant que l'ofGcier jouait aux cartes.*
Fiers de pareils succès, les cbefs de guérillas supportent difOcilement l'autorité
de la junte et Ja renouvellent selon leur bon plaisir.
Au nord sont les miguélistes, combattant aussi à leur vieille mode soit dans
les montagnes d'Estrelia, soit entre le Douro et le Minho: Sur la cote, à l'embou-
chure du Douro, la grande ville d'Oporto, résidence de la junte centrale des in-
animés, se prépare à soutenir le siège dont la menace maintenant le maréchal
Saldanha. Vainqueur du comte BomGnàTorres-Vedras, après de si longues tem-
porisations, Saldanha s'est aussitôt emparé de Coïmbre, et, maître de toutes les
places jusqu'à la ligne du Douro, après avoir battu les miguélistes dahs Tras-os-
Monles, il temporise derechef avec Tespoir de ruiner ainsi Tarmée du comte das
Antas, comme il avait ruiné d'avance celle du comte fiomCn. Ses lieutenans ont
battu et tué le général Mao-Donald, aventurier écossais, mort en brave au ser-
vice du4)rétettdant; ils poursuivent avec acharnement le vieux chef miguéliste
Povoas, qui les promène sur ses traces dans les montagnes d'Estrelia, où les
Français, du temps des guerres péninsulaires, traquèrent une poignée d ifommes
durant un hiver entier sans jamais les joindre. Das Antas fait, de son côté, des
démonstrations militaire au nord d*Oporto, pendant que l'ennemi arrive du
sud. 11 semble vouloir braver les troupes de là reine, en leur montrant la con-
fiance qu'il a dans la force naturelle de la place, puisqu'il l'abandonne ainsi
presque devant les futurs assiégeans. Oporto, qui a résisté, en 1832, aux trente
mille hommes de dom Miguel, ne doute pas du succès de la résistance vis-à-vis
des sept ou huit mille hommes de Saldanha. La junte gouverne en souveraine,
et elle a anmmcé hautement qu'aussitôt la déchéance de la reine accomplie, des
cortès constituantes donneraient « à qui de droit » la couronne de Portugal :
dom Miguel la recevrait à condition de la transmettre au fils du marquis de
Loulé, s'il mourait sans héritiers. Si ces folies politiques d'un autre temps pou-
vaient réussir, elles amèneraient immédiatement le casusfœderis prévu par le
traité de la quadruple alliance, et il faut espérer que cette fois l'Angleterre, la
France et l'Espagne, obligées d'agir de concert pour maintenir le drapeau qu'elles
ont arboré en Europe, reconnaîtraient enfin qu'elles ne peuvent séparer ou neu-
954 RSYU& IffiS DEUX fliOliDES.
traliser réciproquement kur iuflueDce'saos ouvrir la perte au&iinti^gsei «I tux
complots, de rabsolutisme.
Notre gouTcmement a publié quelques nouv^e8.o(lfioiette6 de Taiti^iqiiM tmÈêài
connaître Tétat dans lequel se trouve «ette ilcLa/iécuiité d« noii-fiahlrnfimnn
y est assurée, mais la tranquillité n'y ^t point leDeor^^complèle^^et «nû'ftttie
de la populationse maintient xlans une attitude d'oppoMlioa elnoteie d'iKMÉilé.
Des lettres particulières nous confirment ce» Bouvelles;feUes^onMfijl!fliir'rélat
du pays des détails qui ne permettent pas d'illuMon .sur le«>i)iffîeultéSè Tovteiiis
ces lettres insistent sur Tintérèt qu'il y a pour la Franee à 6(él«UliriclaDft«s
parages. Toutes s'accordent à direxiue Tiie. dei TftÊti est.-ffrtiie^ ^oe sa pisitioD
est centrale dans TOcéanie, que le pori de Papéété est.<«xoeUeDt; facile k^àé-
fendre, et présente un refuge* sûr à notre markie de guenre el^da OMunaroe^ians
le grand Océan. Dans Tune de ces iettres^jon :f$Biarque.<qn() rABgkeltrre^e
montrerait pas tant de jalousie et de mauvaise humeur de nou» noir là, s'ila'y
avait pour nous aucun avantage à occuper ces points. « Ce qui é^oiàte la Anace
de ces établissemens, dit cette lettre^ ce sont les i difficultés qui en sobI ràeiiMes
avec l'Angleterre :t)n a- trouvé, que les piaoâts deces possessions Joi^laines- ne
compensaient pas le&inconvéniens de discuision&qui ontiBûlli ébranler reatefite
cordiale; mais que l'on suppose un instant ^ue ces difiicaltés ne. se soient fis
rencontrées, que l'établissement fail eu lieu. d!une jnaiiière naturelle, el alors on
sera moins sévère : c^estcequinestarrivé^peuEMayotteL H y a peut-ètre;là<ii»niaii-
que de volonté et de saine appréciation «qui est peu digne, d^uuf^nad^^pesplek »
Quoi qu'il eu soit de 1^ justesse de cetteassertien, onv ne peutnier^uckailre
établissement à Tc^ti n*aii rencontré de gidwea diffîciiltés quineiaûnt ^fiasc à leor
terme* Les lettres que nous avons sous les yeun montrent que œs ààtàoèHéÊme
sont pas^aussi .exclusivement! du fait du gouvernement biàtanaîque qulonsfa
supposé, mais qu'elles sont Ame conséquence naturelle de rétal d'un po^fM-
quenté depuis un derait-sièele par les. Anglais, converti et à demi ^ etrilkétfar
leurs missionnaires, que le gouveroement britannique /protége.saDSidDaleviMis
qui sont hors de sa dépendance. A •ces caus^, dont on n'a^^pas asseï ^lau
compte en Europe, il faut joindre le caractère des indigènes, dont on s'élait^t
une très fausse idée; on les jugeait doux, paisibles, asservis : on. les a tionvés
tels que l'étude de leur histoire, si on l'avait sue alors, les aurait j fait «oBnMtre,
rusés, batailleurs, tenaces, désireux d'indépendance. Enûn on a rencontré mtélé-
ment de résistance, auquel on n'avait pas songé, dans les EuiTopéens vagabonds
qui pullulent sur ces mers, qui se sont mêlés aux indigènes, et qui, plutôt par
goût pour le désordre, que par tout autre motif, ont pris parti pour eux et les
ont poussés à la rébellion .
Toutes ces difficultés ont certainement rendu notre établissement à Taïti très
pénible; mais le chef qui a dirigé cette opération épineuse, M. le contre-amiral
Bruat, a montré une capacité remairquable, une vigueur mêlée de teapéramens,
une prudence et une ténacité qui ont triomphé des obstacles» La décision avec
laquelle il a eu recours aux hostilités, le courage avec lequel les forces sous ses
ordres, toiyours inférieures en nombre, onttsMaqué et battu des populations
soulevées ou menaçantes, ont conquis une attitude de fi^apériorité^quevla^ule dé-
fensive n'aurait jamais donnée, et qgi, . si «elle aéti.payéa de. ^luelqoee liotioies
regrettables, a hâté certainenient le tcnune^de&hostiiitésiet lai,gAimi4tfioB.Hke: iodi-
,^i~>tiiiwywr 98t^
4{|>ti>C^ft*4à tttt paJBJt ê» teqwri ieg tettrts daM aoi»»t»arl«ti9'8(iiitmiiattitt^;'
«t^tUNLtien faltMdt^laiipapt' de reniTremenl oè«e laissent aller eemx ^m vieiittetit '
éiiiiiiela)g^i««,''o»'doit<>ecoiiaAîM qit celUo^mo«i est«<fotidée. Cette atti^-
tude, conqii^parideft détnoostrailioDB^ hardies;^ s'eât tonaervée jusqu'au nnols
d^ttewMnèresvépoifue^dea'deiniièMB BOttveUés^'Léa troupes de la> garnison occu-<
paiittt}le»pei«U psiiKifMMit dM'IitteMl.iet'Ieft ioiligènesoppoeaQs; obligés de^ee'^
féfogitr'daa» TintMevr; n'ofiaieBt«t>luA*s& meatrer qu'à de' rares inter^ndle^
l)eHMnilHreMea4Mtoétioiis«u gmrrornemeatdtt pre«eotoftii'àwen««u liéuj La sî^
iiiiÉfcfln; giiirpin riiffiiîilr enooM» s'éteU* doUo^'aoïéliérée, et On espératit que' le ^
gettfeiiiemMii se dédderaHàfenti^er'on renfbrt^de troupes, aftnid'àbhever une '
ptfoiâMttio» déjà «taaoée.< « Qimttd les ' lodiéns^ éorit^on, auront «définiliTemettt <
rassiiisaaioe''4«e^nouBtvoiiloi»'ètMi Ibrtstet^ue noit6'reeteronsiàTaïti,41s se sou^
fntltiOiit)<Nos paptisamsi qm^ugMieole&lPleusiies joufs> depuis nos sucoès, VaflFèfe^
mivoBli'les'kicertaiiiBvqtB'Sont newterMn^ s^déoidekxmt; lesepposans iëèhiront >
soMikrinéoeKkéi^ Qu'on n'liésitei<doBc ^te^^car^ il-Taiidfaitimiéii!t abandonner '
^ise^dereeteraittsi. d OnTOil^que'lanièineiqveBtiottse'présettlei'paytoot où Ton'
TeoÉifTétaMir. 11 ftftit s'y attendre, et le mal est^^ott^^etnae pas Favoir prévu; oif
de s'en plainére q«aiid o» a pris riiKtiatite*doTéoeiufation.>ll'4st'dofeie à désirer,
si Ton n'abandonne pas Ta!ti, que l'on persiste dans cette entreprise avec des
forces suffisantes. La question parait trop engagée pour prendre le parti de l'a-
bandon. S'il y a certains inconvéniens, n'y a-t^il pas aussi des avantages réels à
se maintenir où l'on s'est établi? Il faut ici faire les choses nécessaires avec au-
tant de résolution et de persévéraB0efqi|»ide»iiiûdéffation et de réserve.
A chaque session, dès' que les débats de l'adresse sont terminés, la chambre des
dét)uÉéB'pieBd une autre pbynottMaiir. On se^irepose des émotionsiqafontdote-
oéBstles^luMes^peiitîqaes. Pkâ de séaaeespoUiqpies pendant' plnaiesni jours; ^on
n»jBe»TéBnit4tue'daa»iie8'bifttt«;4eseo«(Mssieas travaittettl. CTest^le tour des <
fiffiainn; Qdehyiiss4ofa «fgentea'OBttdéjà été Tolé»s;r.nofann«mticelle qm aag-^
n»iHi idtf tsgiz»'niflle>èoiwios 4'eiiiettf: La chanètea aussi- anaitéréleotioB
delèb)Dronkla0d;ile verdiétdajiivy avmt dleté^d'avanse ladéeisia» du parler
nval; qui aes'estfKniitifBÉIattendfè etaétérenéiœ àl'onaiiÉmitév G>e8tqiieiqiie ^
clKMe^d'assesBOQ^eaii dans'nee'mmurs'piritiliqiies'qae: l'édat et ila» jolennilè qui i >
viB— snt»deiS'alUiBher i nae: acoasattoa .deicormpikNi. Sans deÉÉe; les artteles ^
deiioi qiâ ont^ùé appliqués par la cour d^aasises tle MaiBe^t-4i0i»eine sostipas^r
noiimaux^^maistilssoBineilkiènt. pour ainsi-dire dans lei Gode pénal; On sait a»*
joivd'Mui^ueUés répressions et quelles peints «n peut demmider à Ja justice da*.
papiw^n fout i s'attendre à voir les partischefdMr les- uns contre les antres à ise
fanpffiune» arme des sévérités 'lobg^letnps'ovliâées tie la législation/ La ^grarre
q«8lfMide<!toeorruplk>i»>polilique reviendra devantila^chambre, quand ^celle-^i'
«'oecttpeni'de! la propoiMo»*que:' vient de déposer M;' Dovergter de Haewmnseï'
DhMÉDrable député a reprodelft dans cette praposltte les eoBdasioosipriacipalcs '
daAreniamiiialM litre qi^^iltirieHt de publier^ Gcsi améiaâom^ que noosavons'?
déjà fait connaître à nos lecteurs, seront un thème inépwable* de débats^ parler
mentsires^ suftout quand^on y vjoftwlrii^4a(iqMBlieBidc^ iocompalibflliéB que
daés^^pffésentev'idei newmaHtM7vde)fRétiraMil.tCes'tdciKrpropositteM touchent à <
to«»des:priBdpe8fondaÉsienl«iidagcni<ferncflamit représentatif, et, ce qui n'est
pasiKicins^gravc, à deshabiliideg<enaeinées4à'deBdroits^aaqniEi etjalouxv Les
956 RBYUE mS DEUX MOlfDBS.
discussions que vont souleTer MM. de Hauranne et de Réinusat nous feront
connaître si la chambre et la majorité de 1846 ont sur certains points d^organi-
sation intérieure d'autres tendaiBces que 4a i précédente légisbitarai (Test une
provocation adressée par Tôpposition aiÉx eooservateiifsprogrésfflste9.K
Nous parlions dernièrement de la nécessité. où poHPrAit se trouver le cabinet
d'appeler dans Sun sein quelques hpmmes nouveaux, là n- y a d'Ouvert en ce mo-
ment que la succession de M. Martin- du Nord. Le portefeuilledeki' justice est
décidément destiné à M. Hébert, Tun des vice-^présideoside la chambré;. En pas-
sant à la chancellerie, M. Hébert laisse vacante la (riaee de procureur-^gén^l,
et il n'est pas aisé de lui trouiner un suecessenr^r Plusieurs noms io«l< été pro-
noncés; on a parlé de M. Boucly, qui a été vivement recommandé par IL Hébert,
mais M. Bouoly est sans siège à la ohambre et sans caractère poétique. M. De-
langie aurait de belles chances si Ton ne craignait pour s» réélection; il n'a eu,
l'été dernier, au collège de Gosne qu'une voix de majoiilé^ U a été question
ausm de M. Piou, procureur-général près Uoeur royale de Lyon. La direction
suprême du parquet de Paris est un des postes judiciaires les plus: difficiles à
remplir. Il y faut réunir à la distinction du magistrat une sorte de eonsistance
politique, et nous ne sommes pas étonnés des hésitations du cabinet;
AFFAIBES WD MBXIOCB.
Voici maintenant une année tout entière écoulée depuis qu'a commencé la
guerre qui tient aux prises les deux républiques de l'Amérique du NonL Cest en
mars 1846 que le général Taylor a franchi les limites contestées du Texas; en
avril, il a pour la première fois rencontré les Mexicains sous les orcbes du général
Arista; le mois d'après, il a livré les deux batailles de Palo Alto et de Resaca deUa
Palma. Les Américains ont étendu le théâtre des hostilités en même temps qu'ils
multipliaient leurs victoires, et pendant que leurs escadres bloquaient les cdtes
du golfe, pendant que le général Taylor prenait Monterey et poursuivait vers le
sud la route difficile qui mène à Mexico, deux autres corj^ d'armée transftMtnés
presque ausâitét en compagnies de seftlers s'installaient, bien plutôt qu'ils ne
campaient, au nord et à l'ouest, dans le Nouveau-Mexique et dans la Californie.
Aujourd'hui la flotte des États-Unis doit avoir fait une démonstration sur Yera-
Cruz; l'armée d'invasion s'est avancée d'un pas de plus vers San-Luis de Potosi,
où sont rassemblées les forces mexicaines qui barrent le chemin de la capitale;
elle a pris Victoria dans l'état de Tamaulipas. Telles sont les dernières nouvelles
de la guerre, et, malgré les conjectures fondées qui pouvaient permettra d'en
espérer la fin, malgré les embarras inouïs dans lesquels elle précipite les deux
nations, il devient chaque jour plus difficile de lui assigner un terme et de lui
trouver un accommodement.
On sait pourtant que Santa- Anna n'était rentré dans Mexipco qu'avec le laisseï^
passer du cabinet de Washington. Il avait positivement vendu la paix d'avance,
stipulant que les États-Unis lui garantiraidht dix années duroat le pouvoir dic-
tatoriale, et qu'en retour il userait de ce pouvoir à leur profit en leur abandon-
RSTUB. — CHRONIQUE. 957
nant les agraodissemens territoriaux qu*ils ambitionnent; mais, à peine débarqué
pour faire sa révolatitffr >^Sâttttt^\n«Mi dômprlt vite qu'au milieu dé l^rritation
géoérak 4e$. ^pnts, il était impossible à quiconque pstrlerait de paix de se
maintenir en possession du ^UYemepaent. V Herald de New-York avait publié
la cooYentioQ; le général répondit dans hBepubliçano que c'était une ruse in-
ventée par les Yankee pour le décrier, et il se hâta d'aller à Potosi prendre le
Gopamandemept de^ troupes. CTjSst là que le reiieht toujours le conflit prolongé
des partis qui déchirentMexico^etlasituation que lui créent à présent les intrigues
de rintérieur l'obligent à montrer yis-à-vis de l'étranger des intentions plus bel-
liqueuses qu'il ne lui conviendrait^
D'autre part, à Wa^ington, on s'aperçoit chaque jour davantage des frais
énormes qu'impose la guerre, et l'on s'efîraie à la pensée qu'elle peut encore
continuer un an avant d'aboutir à des résultats sérieux, suivant ce qu'annonce
le générab Taylpr. Celui-<;i a d'ailleurs été aussi maltraité par l'opinion qu'il avait
été d'abord exalté; on lui a reproché avec la rudesse américaine d'avoir accordé
une capitulation trop favorable à la garnison de Monterey; la presse Ta harcelé
sur ce toii qu'il fisuit pour plaire à l'humeur souvent rustique des législateurs de
l'Unioa ; «11 était mort, a-tron dit, à l'état de chrysalide,, comme le ver du tabac
qnfudd il est saisi par la gelée. » Chagriné, découragé, le général s'est plaint
vivement dans une lettre particulière qu'on a bientôt rendue publique. Cette lettre
n'était pas de pâture à relever la confiance; elle trahissait la faiblesse réelle
des Ëtatsr-Unis. Cela pouvait donner beaucoup à réfléchir d'apprendre que la
chute de Monterey était « une occurrence sur laquelle on n'avait pas droit de
compter; i» qu'il n'y avait devant Monterey, si fort au cœur du territoire ennemi,
que six mille d^x cent cinquante hommes, dont les deux tiers de volontaires;
qqe les cavaliers du Tennessee et duKentucky, ayant mis cinq mois à faire la
route de chez eux au quartier-général, s'en étaient presque aussitôt retournés,
parce que la longueur de la route avait' pris tout leur temps de service; enfin
qu'on n'avait reçu de la mère-patrie, durant toute l'expédition, ni vivres, ni
moyens de transport, ni secours d'aucune espèce. Il y a même eu des membres
du congrès qui ont proposé dans les deux chambres de rappeler les troupes à
Test du Rio-Grande, en-deçà delà frontière disputée, qui ont combattu l'accrois-
sement de l'armée, l'accession de nouveaux territoires, l'émission de nouveaux
emprunts. Rien n'arrête cependant ce mouvement militaire et conquérant que la
force des circonstances, que les passions individuelles ou générales impriment
maintenant à la politique des États-Unis. Le gouvernement de Mexico, en repous-
sant les dernières offres pacifiques qui lui sont arrivées de Washington, a déclaré
qu'il ne traiterait point avec l'ennemi tant que celui-ci n'aurait pas vidé le sol
national. De son côté, le général Taylôr signifiait dans sa fameuse lettre qu'il
n'irait point au-delà de Saltillo, parce que les routes et l'eau manquaient pour
franchir la distance de trois cents milles qui restait encore jusqu'à San-Luis de
Potosi. M. Polk n'a pas tenu compte de ces répugnances, qui perdaient d'ailleurs
de leur gravité depuis que Tampico, le port le plus considérable après Vera-
Cruz, était tombé aux mains cle ses officiers, ce qu'ignorait le général Taylor au
moment où il écrivait. L'ordre a été donné d« marcher droit sur Mexico; on
a nommé un généralissime; le congrès a voté d'emblée neuf régimens de vo-
lontaires et dix de réguliers, en tout cinquante mille hommes d'effectif; il a voté
TOME xvu. 62
4MM> BBVVl.^iMS<lDIEX MiOmDi
(5uBi9Beeds 28 mêlons de dollars^^les biltete'^xnniaHt au gréées ponléiinit»»!
eoBYertir ea ciéaiiees remboorsaMes daiis>tiRfgtaBB ^i»r(Jëuirerîii9q«B*4à<«»âo^
iérdfr de 6 f>QUf iOO. La vente des terres piiblM|«e8rdeiil?le»4aaB«'élè^wrè «MM*
tfUEe quelles émigraBs^iynueiit, dmlTouniir les neBsowrcefraéoftssalres'ait^iewwcgi
des inléffèts^età ramortissemenl^derâmprttBli rasméa-^leraièieseitleiiiBnl^'ierf
tentes 'de terres dans^le nouirel élaidei<WiKaaria ji^MiÉi{)aa>dc»BMQiiii<f«»o
demi^miflîoa de dattarsi Les op[HWt«s«atai6tttiaMiQii<é^qnfB»»4BiiBlioi»ai-fortai
feroU baisser ksloBds^puUM8;lesft)iMisoiUa»oo«lffalre moaÉè; Lès chasEbriisoBiD
repoussé à runanimité les deux bills présentés par'deafrmemlires isdiéa qm pe»»"
posaient de suspendre inmédialetneni-etsaâs antre gamnlie^S'opéniAîoiis niv
litaires dirigéesneontre le Mexique; les wbigs eux-mêmes ont ^ni paFîBarneèfd
torrent où les entraînait la fongne gnernère des détnoorates.M. GaRiama laissé t
répandre, par rintermédlaire de ses amis^ qu'A ' tenait pour absmriff tout» idée ^
de Tapp^ler en 'arrière les troupes américaines^ Les chef^i - lés joutnauc da paKf ,
dnt reoonnra qu'il n'était pins temps de disputer surles cause» de la giiene, maisti
qi|Hl fallait la poufsuitre activementsi Vovt voulait en finir;* ils se sont déclarés n
pv&to^à donner au gonvemament exécutif tous les moyensqo'M hût faudrait pour
obten» « une>paix conquérante. »
Disons maintenant'lagsande' raison de cet enthousiasme* d^apparence ai mili^ -
faire, /^r^iv /{m«Ma% comme les Anglais surnomaMut le peuples aniéricaia, .
ne pousse •paS'd'onttDake le* patriotisme jusqu'au désinÉéressementi'ei^'s'ii'n'y **
avait sous jeu que -l'orgueil «national engagédans uneiluttè^ trop ioiig^éiaips in-*
décise^ on ne paierait fpaa volontiers si cher une^satisfaetiefB ^puvemant idéale. La j
presse américaine^ s& livre bien à de pompeuses- déelamatians «n irhonneuv âm u
vasta^tcmriqttt s'ouvre* devant l'Unleft^elle voittléjàle caMnet de Wa^ngCon
rég«er> sur- l'Océan Pacifique^ après avoir isubjiigué rAmériqpia 'enlièito, et elia ^
menaee assez naïvement l'Europe de transpianlBr de force, au'sein des vieittea
n«AioBs*qqi l'babiteat^ les.Jeaaes institutions répubUcaines -du Nouveau-4ionde«
Dairière cette^ faotasmagorie'Se jouarcepenéant le dramêf «sérieux et véritaMe;
les imagi^tions s'égavent peut-ètKe à'pkûsir dans ees horizons lointains, les ;
intérâts^na s'y trompent pas et vont au plusieotift. Pendant qu'on prôohe la co»-
q^tèleuniverseUei^ onfoelonisa^plaoo partplace les territoiffris mexicains» e^
camper, en «anamiSytofty ti^availlret l'on^a^y arrange en propriétaires paiaiblea.^
Cette^^p^p»lntiion>rtoafonrs ^poisflrtrtfe^nsid&^piiupérisH» atteint d^ dans le» <
gcandS' centres de l'eaeBt'«e«fréotpitevér»iBesaxtr6mîléa<natfrelles que la vie^*
toire' vient derattMbar aux Ëtâits^Unis>,'san8 mtawqns le droil^ieè traités ait •
eaeorei confirmé loar possession-. Pour la fonte» «incessaimmint renouvelée 'des
seitiars^ûy alà uaieirrésistible'tentationi des débouchés pbis mvaatagaaoD et ^
plps sûrs que les défncbemens, qiie les déserts du nord et dti<iiard«iMM8t;>c0S i
gl0ndsfieuvas.qitt baignant les beaux* sites du Non?geawMarti<|Mn mUfciJrt ^ûéékh-
reUe«enti>iB&p]iiaqt]»)lesâp«esfrégifSns>dasinantsrAlk^ 9éÉéraLla|lati>
att4ieu dS'maPGiinr suiaiaueet^.voillaiÉi6imt>laaienlfibC^
entroleddeugb-mersjusqD'ÀiftàMtaur de^rânpèeo/el dife«ttioitekl«rM«lncàiBVs:
4 Chasses-^nous si vous<p<hm6b. »'I1 changeait ainsi de* rôle, et pa<isait de Ta^
fensive à la défensive. Si 4»n^lui ordonne aujourd'htii dr continntr sa route vers
le<sud/*c'eat'i>ottt^as8ttiiefî><déâÉlltivement et pbis vite à l'IJnioB les contrées da
«
.,iiQrd.4u'ell0 a, 44i^^IM}^tée&< siennes, Sa^tdrEé» IMiiM)uui'el^^aJClri»f<ii)«i^,
»vtout£& j^omplies^ ^|ir4«iBi^t d^ocquimni^ tsUDjéric^ns.
, C^&^shmém9ius^smU l^ - yihis wS(MivQatd5aii& doute, dfiSf^eHc^eD&'dQ. £^«b« ilftte
.. que r£ui;ope M^1^eorWa«sea1^lX]9urfd^^Ët^U4Jnis^eettâi^
y ttBueUadoyieBdralUu) péril &'il n'y «vait pour.elle.les.TpiesidléQMdfiweoliiiui
; rutUise^t;.0Ue4f;Tif»l><|tUt€antrAir^«u9 élémeotde mbess^et dei()i>^«ftltQO«des
du noaiesBtxOÙ^r'QfiMieuUa, éi^tribuei^ ooiAme il.faut^.saQs.eoc«j«A^eis L#(p^i
^.des ,n^/(/l^iqi4^^l^e41a9McM?ai9û«9« dAPS le iK>rd «veâ^ftutomt 4'cpiWiitieté
.; qu'on .eQ.^oet.à^lcf tpratiqgec.diuiA.la PUta» le {ii^ti de»iiq^« i$s^^ie;iIlttUle-
.^«lexit d^ansitey.^ce flpt dQ%{)9pi0j»tion étraj^ère; U a. tout iréoemmefU deoMuidc
qu'où refuAàti'accès de^|X)vt« de rUnion.AuXiarmaa)$re:ipulsés.par leuf pto^tre
^ patrie conuu^ pauvres oik:.«oix>«ief coiiuHiels; U ne léus^ijra pasw JLa gvandeuriides
.. Étatft4Jais,oW4^ p^portioiui^rf fiur.leuiiterritoire^k^
de mUlestcarsés ; rUUooiSif leiliclfa8^« l^'^iscoofiia et rio^va^sevaioolidefiiCiiéa-
tions ;touti eiMroipé^iies,isi IISimpe.jQetse. UausfouDait, pouc •ainsi ^Ure^. souarce
, régime nouveau .^ueJuifii^poseï udq vie uouvelle«.Les^ AUeiuauds. sout^, à'Oi^p
V sûr, la portÂ^nia pluaiacjtii(evila»plu«»Âudustriûuse de rétQigEaiion;^Lce jbou^ c^ux,
. àce qu'U.pacaitib guis^jelten^ aur^le^Me^que a\e<xle.plu& d'acdeur;.oe,^Q!n4.m]x
^ quilormoatleftplu3 golidesidetAou^fVea/CQcpfrVDlonUuresiy paicc^quiaux habitudes
. > mécaniques' de teur lAJsripto^tpriaiita^e^ ^ joignent^ nous 4it-on ^.mx le sol de
i leur récente patrie,. les til)ires.alUiFe»<de^ vrais républicains. Cet empreseeia^t
^ est au fond moins guerrier qu'il n'a l'aie ide l'être : tout l'ouest ressembte ina*n-
ten^t au,campde WalleiiSiteui^«tot il y a «de mouvement et de démonstialÂâns
vimUitaires;mai$,^ûes^scykiatS)4qui( partant desi grand ceeuri, ce ne sont que tées
..«olons enquête diun iétaWÂs^emeul. I^géoésal Keameji aécrit au gouvennwnevit
s,qu'il no.lni serait ^spoflsiU^i delirerisoQifannéâ dup^stouelle e^ d^è^tout
fv^assise^^tiqu'ilMait ai^l^us.vMe cégulariien cette société 4^à naiasaAte ea,an-
.jiaiantrie Nouveau-Me)|ique ve4 le^Gali{imjye3)fPûUF»eo,pai|ager les terres.
^ Cette annexion, quit.9ëaibleiinévitablei««efa cependant à coup Aur unetcaiise
. d'embarras sans âa^uu. gnand troiiJ^le((de':plu*idaii& la pcditique intérieurenles
; États-Unis. Les neuf (dixÂènieft de. la fiatioxi: la veulent ;absohiment^ et neiusavins
.montré l'intérêt qu'il»;Qntk à la iVouk»ir;> ilsne se. dissimulent pas davantage le
, péril qu'ils: courront en Uobitenant ; ceine^serarieft. moins, qu'un nouvel élé-
, ment de division dan&cette fédération y qui compted^à tant d'élémen6< sépara-
tistes. La question de l'esidayage esty on le. sait ^ aux. États-Unis une question
/pditique beaucoup plua que reyiigieuseetimorale; c'est.une question de.prépon-
t.dérance entreles étatstdu.sudetdunocd. U ^lallu dès ie^ principe trouverune
combinaisonvqui équilibrât dansie^oongrès les forées ^respectives des étatssmal
^peuplés dtt^midi^etdeS'démociiMtie&.populeiise» du nord« Si les grands ipfoprié-
.ftaires de la Géoi^ie et des CaroUnes, clair-semés comme ils L'étaient sur leurs
:; vastes campagnesy n'avaieai^t pas pesé individuellement dans le système électoral
, d'un poids plus lourd que tel ou telpe^t marchand de Ne^^York ou duKassa-
. chusetfs, ils. auraient été, sans résistance possible^ écrasés par le .nombre ; illiit
.. donc, décidé^ pour compenser la difTérence^ que les esclaves destplanteurs;du
midi seraient représentés par leurs maîtres et comptés vis^-vis de^.tdancs dans
' la proportion de cinq à deux; la possession de cinq cents nègres* donne ainsi le
,. mèm«^Klroit que. deux cents voix d'homme&ilibresk Geiaivangement, aocepté
960 RBYUB DVS DEUX MONDES.
jadis volontiers par les états du nord , est à la longue devenu Tobjet des récri-
minations les plus amères; les abolition istes élèvent des griefs de toute sorte
contre cette représentation factice des esclaves. Qu'arrivera-t-il aùjounfbni de
ces récentes conquêtes, plus étendues en territoire que ne le sont les treize
états primitifs de TUnion? Les états du sud, qui les avoisinent, prétendent y
importer leurs esclaves et y assurer à leurs citoyens les droits politiques dont
jouissent chez eux les propriétaires de nègres. Les états di/ nord, qui travaillent
assidûment à diminuer la part d*autorité du sud dans la fédération , soutien-
nent que les nouvelles annexes de la république ne doivent pas ain^i tomber
sous le joug exclusif de leurs rivaux , et craignent déjà de leur voir reprendre
Fascendant qu'ils ont perdu dans le congrès. Au fond , la difficulté n^éxislert
qu'en théorie et ne se présentera guère dans la pratique. Le riz, le sucre et
le coton sont les seules productions qui paraissent exiger le travail servile; le
climat modéré de la Californie, la culture des céréales, Tindustrie de la pèche,
qui sont ses vraies ressources, appellent naturellement des ouvriers libres. Pour
porter ainsi sur une abstraction , le débat n'en sera peutrètre pas moins vif au
congrès, parce qu'il restera toujours débat de prééminence. Le tarif de 1846 a
élevé une barrière entre le sud et le nord; le sud sent plus que jamais le be-
soin de multiplier ses représéntans : il n'a qu'une voix contre trois dans la
chambre basse, où le nombre des députés de chaque état est proportionnel ao
chiffre de la population. Au sénat seulement, où Ton vote par état, chaque état
n'envoyant que deux sénateurs, quelle qu'en soit la population, le sud est tou-
jours certain de gagner en importance à mesure que les accessions de territoire
augmenteront le groupe qu'il forme dans la tédération. Si maintenant les deux
grandes parties de l'Union ne savent pas trouver encore un compromis et ré-
soudre à l'amiable la difficulté qui les met de plus belle aux prises, ce sera ooe
lutte intestine dont on ne peut prévoir les conséquences, pour peu qu'elle se
prolonge. L'Union est encore comparativement récente; les intérêts locaux ne se
sont pas assez développés pour obscurcir et cacher l'intérêt suprême de la gran-
deur générale; plus elle s'étend néanmoins, plus les affinités qui en joignaient
les membres deviennent fragiles. On a déjà vu dans la question du Missouri les
députés du sud , réduits en minorité impuissante, menacer de quitter leur siège
et de ne plus reparaître au congrès. Rien ne serait plus grave pour Tavcnir des
États-Unis que l'accomplissement d'une pareille résolution, et, si la conquête des
provinces mexicaines devait jamais l'occasionner, les vaincus seraient bien ven-
gés. Un député du Texas se plaignait dernièrement des mauvais procédés de la
majorité du congrès et des injustices du gouvernement : il regrettait tout haut
l'annexion. On lui répondit par des éclats de rire, et un Pensylvanien s'écria :
K Les Texiens ne voudraient plus de l'annexion, soit; mais qu'ils sachent bien
que cet état une fois incorporé a été scellé dans nos cœurs par des crochets d'a-
cier. » Malgré ces rires et cette éloquence pensylvanienne, nous croyons que ces
sourdes dissidences pourraient bien un jour ou l'autre amener de graves com-
plications, et ce n'est peut-être pas sans péril pour elle-même que l'Union se
rapprochera de ces républiques espagnoles du midi , toujours disposées à se
fractionner, à se subdiviser sans fin.
Le Mexique a, depuis long-temps, subi Finfluence de cet esprit d'isolement
local, d'indépendance provinciale qui ruine presque tous les états de l'Amérique
REVUB. — CHRONIQtJS. . 9M
du Sud. On sait comment il a perdu le Texas. L^Yucatan, qui ayait proclamé
son émancipation en 1842, n*a guère fait qu^iine soumission nominale; les deux
provinces UaS^^ophes de Tabasco et dé Chiapas sont toujours prêtes à se joindre
à lui. IjCS pronuhéiamientos soiûhyeni à.tout moment des districts entiers, sans
autre raison que de favoriser F introduction des marchandises de contrebande.
Le principe de séparation est même ouvertement arboré sous le nom de/édé--
ralisme : c^est un mot d*ordre politique, et les centralistes luttent péniblement
contre la dissolution qui menace la nationalité mexicaine.
On ne saurait imaginer la situation déplorable dans laquelle se débat aujour-
d'hui cette société singulière, à la fois barbare et corrompue, vaincue certaine-
ment par les vices organiques de sa constitution bien plus que par des ennemis
dont tes vertus militaires sont au moins médiocres. La crise déterminée |)ar la
guerre a fait ressortir de la manière la plus curieuse et la plus triste Timpuis-
sance radicale de cet état né d'hier. Ce qui perd le Mexique, c'est Tincurie, la
mollesse de ses premiers citoyens, de la classe qui semblait appelée à le régé-
nérer, la classe des grands propriétaire^; c'est l'agitation désordonnée d'une
autre portion de la race créole, qtii,. privée des avantages de la fortune sur une
terre où il n'y a guère de petits domaines, a cherché la fortune dans le pouvoir,
et exploité sans les digérer les idées les plus avancées du radicalisme européen;
c'est, d'un côté comme de l'autre, le défaut de sens national; c'est par-dessus
tout la mobilité, l'inintelligence,* on pourrait presque dire l'enfance encore sau-
vage, qui caractérise la masse du peuple. Une poignée d'hommes se dispute
les faveurs de cette foule capricieuse et la soudoie avec l'argent dont on dé«
pouille le trésor ou les particuliers, oligarchie sans cesse retouvelée, grâce à des
lois électorales qui confient tous les droits de citoyen aux Indiens même les
moins policés.
Tels sont les élémens en lutte sur cet étemel débat du centralisme et du
fédéralisme. On comprend que \e fédéralisme est par 3on essence une carrière
ouverte aux agitations démagogiques, le centralisme un reftjge quelconque
pour tous les besoins d'ordre et de paix. On comprend aussi que cette dernière
opinion ne peut résister à Tautre et remporter qu'à la condition de s'appuyer
sur un parti militaire qui l'exploite et la domine. Telle est, en somme, la raison
des étranges succès qui marquent jusqu'au bout la carrière de Santa-Anna; tello
est la vraie force avec laquelle, sorti triomphant de toutes les vicissitudes, il
réussit encore à se faire déférer la présidence. Il garde l'armée pour lui, et, sûr des
baïonnettes, il s'impose aux centralistes comme aux fédéralistes. Santa-Anna n'a
jamais eu qu'un jeu, et ce jeu Ta toujours favorisé : remuer le pays à l'aide des
démagogues fédéralistes, traiter avec eux, arriver sur leurs épaules, et, maître
du pouvoir, les repousser du pied en se déclarant le protecteur exclusif de ces
malheureux centralistes, toujours prêts à tout souffrir de son despotisme régu-
lier, pourvu qu'il les délivre des exactions et des violences du parti démago-
gique.
A travers tous ces mouvemens sans but et sans fin, un nouveau parti semble
prendre racine au Mexique, et cette fois du moins ce serait un parti vraiment
politique et non point comme d'ordinaire une association de spéculateurs tentant
un coup de main pour piller la douane. Ce parti a déjà de la consistance, parce
qu'il se propose comme résultat de ses efforts l'accomplissement d'une idée na-
U^^ IIBVUB 0B9 DEUX MONDES.
tionale^ U restauration dé la monarchie daçs ces contrées si long-t^mpsgouTer-
/ nées par la 'monarchique Espagne. La chute d'Hurbide, en 182^avait découragé
les adorateurs trop empressés de sa pourpre impériale; avec pras de saag-fn&d
et de maturité^ Ton a repris ai^jourd'hui cette idée qui n'avait alors abouti qu'à
un avortement; on la suit avec patience, et Ton brave assez résolument de nou-
" veaux échecs. Le- général Paredès n'était arrivé à la présidence, d'où Santa-
Annâ Ta 'précipité, que pour travailler au plus prochain succès du principe mo-
narchique; mais il l'avait trop ouvertement proclamé dans son manifeste, et il
fut obligé de se rétracter plus ou moins devant le congrès. Les monarchistes se
trouvèpent ainsi livrés sans défense à la rancune des fédéralistes, qui ne b
épargnent guère, et Paredès lui-même fut renver^ comme on l'a vu. Le Tiem^,
orgiMie de cette opinion, cessa de paraître, et tous ceux qui la professaient ont
dû se renfermer dans un prudent silence devant une réaction victorieuse. Le
cabinet de Washington a d'ailleurs activement combattu ces tendances si con-
traires aux institutions qu'il voudrait propager dans toute l'Amérique; il entre-
^ tient à Mexico même de nombreux émissaires, et il ne s'est point caché d'avoir
contribué beaucoup à la chute de Paredès pour le punir de ses velléités nloaa^
chiques. Voilà certes une intervention plus redoutable encore pour les monar-
. chistes que l'opposition intérieure des fédéralistes radicaux.
Nous croyons cependant qu'il y a là des chances réelles d'avenir; tous les
- centralistes modérés, tous ceux qui ne veulent ni de la loi du sabre ni de U
loi des clubs, se rallient intérieurement à la pensée d'un régime aussi (eme,
-mais moins tendu que la dictature d'un président comme Santa-Anna: Mai-
'Mieureusement ce défaut d'esprit public, cette timidité, cette inertie que nous
«von»' signalés paralysent leurs intentions. Quelques hommes seulement ont
psé se mettre en avant avec courage, et parmi ceux-là nous citerons surtout
^ M. Guttierez, ancien ministre des affaires étrangères, qui , il y a quelques an-
nées déjà, proposa hautement la transformation de la république en monarchie
•oomme la seule voie de salut qui restât au Mexique. Ce que voudraient surtout
ces rares citoyens d'une patrie trop abandonnée, ce serait que l'Europe vint à
leur secours et qu'une grande conférence sauvât la nationalité mexicaine comme
elle a restitué la nationalité hellénique, en lui donnant une souche royale. L'état
actuel de l'Europe se prête malheureusement moins que jamais à des combinai-
sons de ce genre, mais on ne saurait s'empêcher d'être frappé des considérations
d'intérêt tr^ direct par lesquelles les monarchistes mexicains s'efforcent d'attirer
sur eux l'attention européenne. Les Américains, disent-ils, vont pénétrer au
ctBur des districts des mines. L'Europe sera privée tout d'un coup des 20 millions
de piastres (100. millions de francs) que le 'Mexique verse tous les anssur$es
marchés; qu'elle calcule les conséquences de cette perturbation! Les Américains,
toujours à court de numéraire, garderont avidement pour leurs entreprises in-
térieures^ cette masse métallique qui jusqu'ici avait alimenté les capitaux euro-
péens et contribué partout à réduire le taux de l'argent. Jusqu'où ce déficit ne
se fera-t-il pas sentir? Nous croyons pour notre part qu'il y a là une face de la
question américaine qu'on n'a point assez étudiée.
Tel est d'ailleurs le désordre qui règne dans touteà leà fonctions de la répu-
blique mexicaine, qu'on se refuse à penser qu'elle ne doive point tomberen pousr
sière, si quelque secours inattendu ne [ui survient. Des généraux qui laissent
ieitPtscAdato a» feu pour se cacher sous 4es ^oâte^ d*une'égyse,(Com«R*Adiw>*
pudia>et Req«|lBa 4 HoalereyvdessoklaU^qiii- traînent «toc eur leurs femmes;
leum'Coiicubtaes et leurs- eufans^ qui a*oiit souvent pour armes t[iie des kaùg; < -
qui se débandent^ Qfi^iers-en téte^ au* premier brnil*de ia<lusiUadev "comme dans !^
la bataille du Rio-Grande; quelques méchantes pièces de campagne mal mon-
tées et mal servies, ce sont là toutes les ressources militaires dont Santa-Anna
aura dû faire quelque chose dans ses retranchemens de San-Luis. A Mexico, il j
e cinq ou six canons de petit calibre qu'on y a laissés pour les salves de céré-
monie. La milice dite nationale est divisée en deUx' bandes : les leperos, de v^
ritables lazzaroni qui ont vendu leurs armes et pillé les casernes où Ton avait
essayé de les enrégimenter; les bataillons fournis parle commerce et Tadminis-
tration , et qui , trop heureux d'avoir désarmé à prix d'argent leurs redoutables
camarades, gardent la ville contre ces brigands de Tintérieur sans trop* savoir
comment ils la garderaient devant l'ennemi . Le gouvernement^ pour avoir de -i
l'argent, frappe d'empcunts forcés les gros propriétaires, ou traite avec les oapi^
talistes étrangers en leur donnani hypothèque sur les biens*du clergé. €elui*d ^
exaspéré ne serait pas très loin de reconnaître, ou la dictature de Santa-
Anna, ou la domination des Yankee ppur échapper à cette ruine immiaente.
Partout on vit au jour le -jour. Le président Salas, que le nouveau congrès a ••
remplacé par Santa-Anna, était un homme faible qui a laissé ses ministres tr»- •
fiquer de la chose publique' avec une impudeur révoltante au Mexique mème^
Tout ce que Santa-Anna fera de mieux^ ce sera peut-être de trafiquer pour son*
compte.
Cependant il est tenu jusqu'à présent en bride par la vigueur avec laquelle
manœuvre le parti fédéraliste. Ce sont les fédéralistes qui t'ont rappelé en haine
des intentions monarchiques de Paredès comme ils l'avaient chassé lui-même
dix-huit mois auparavant en haiae de sa tyrannie. Tant de fois trompés par
l'astuce de Santa-Anna, ils sont aujourd'hui sur leurs gardes. Santa-Anna, de
son camp de San-Luis, avait publié un décret qui^e désignait d'avance comme «
le chef souverain de la république. Les fédéralistes l'ont donc nommé président;
mais, obligé de rester à la tête de l'armée dans l'intérêt même de sa popula-»
rite, il a dû accepter un collègue qui n'est en réalité qu'un surveillant jaloux; ^
on a nommé à la vice-présidence le docteur Gomez Parlas, le chef des exaltés,
qui s'était déjà trouvé au même poste vis-à-vis de Santa-Anna. Le cabinet , à
l'exception à'an seul ministre, a été composé dans le sens radieal^ et Santa-Anna,
malgré son décret impérieux de San-Luis, doit, comme chef de Farmée, suivre -
plus ou moins les ordres qui lui viennent de ses ennemis secrets' étabUsau/i
centre du gouvernement comme chefs suprêmes du pouvoir exécutif. Cette sitiift^'
tiou à la fois violente et fausse ne peut ni -durer ni se résoudre sans denoaToans •
bouleversemens. Santa-Anna promet secrètement à ses officiers de les ramener
bientôt à Mexico pour jeter à bas tout l'édifice de l'autorité civile et renverser la r
tyrannie fédéraliste. Les fédéralistes poussent d'autant plus à la i guerre «pour r
écarter Santa-Anna, pour compromettre, s'il est possible, dansqu^lque^mésa- -
veoture sa renommée militaire déjà fort entamée. Ils se servent d'aiUeorS'dii pou-
voir en gens qui sont à la veille de le perdre, et la population de Mexico passe :
ainsi par les transes les plus cruelles sans qu'il y ait de garantie d'aucune part
ni pour les personnes ni pour les propriétés. On comprend bien que, désespé-*
964 REVUE DBS DEUX MONDES.
rant d'une nationalité qui s'éteint sans presque avoir duré parce qu'elle: n'a
pas conscience d'eW^r^jftèpi^y^le pçu ^'j^oij^mes courageux qui restent encore
au Mexique ne reculent pas pour sauver leur patrie devant les moyens les plus
extrêmes, et vienrietit haMiiÀent invoquer le Secours de l'Europe.
REVBE LITTÉRAIRE.
Le spectacle que donbe eu ce moment la littérature sîmpli6e singulièrement
la tâché de la critique. Jamais le silence, à l'égard de certains romanciers, ne
nous a été pins facile. Ceux mêmes dont nous avions si souvent condamné les
écarts semblent se plaire à nous donner raison. Si sévère que pûttee notre
langage, il n'égalerait jamais en cruelle précisi(m les aveux qui leur échappent,
depuis qu'ils plaident au lieu d'écrire. C'est là p^ur nous un. triste avantage, et
dont nous ne voulons pas nous réjouir.' Nous avons quelquefois suivi le roman
quotidien dans l'arène bruyante du feuilleton, nous ne le suivrons pas dans cette
autre arène où il défend aujourd'hui, on sait en quel style, des intérêts qui n'ont
rien de commun avec la cause des lettres. Constatons seulement un point que ces
étranges débats auront du moins mis en lumière : c'est que la lassitude n'est
plus seulement dans le public, elle est chez les écrivains dont la plume affnHitait
le plus résolument les hasards de l'improvisation, elle est aussi chez ceux dont
lé patronage intéressé n^a eu trop long-temps' que complaisance pour feurs plus
folios prétentions. Il n*y a rien là qui doive nous surprendre. L'alliance conclue
entre les premiers et les seconds devait aboutir tôt ou tard à de pareils conflits.
Un succès constant, une fécondité intarissable, étaient les conditions de ce pacte
que le premier échec, les preii\iers symptômes d'épuisement devaient rompre.
Aujourd'hui Timpossibilité d'un accord durable entre des exigences incompa-
tibles est trop clairement démontrée pour que nous insistions sur nn fait dé-
solrmais acquis. Nous aimons mieux proflter des loisirs que nous laisse le roman
pour parler de quelques publications qui , en nous replaçant sur un terrain plus
sérieux, nous ramènent à des questions plus dignes de la critique.
Mahomet législateur des femmes, par M. de Sokolnicki (1). — La période litté-
raire où nous vivons ressemble beaucoup à celle qui commença la seconde moitié
du xvui« siècle. Alors comme aujourd'hui on se jetait dans la curiosité, dans les
recherches excentriques, dans le paradoxe en un mot. Si le paradoxe a perdu
le xvin« siècle, comme on l'a dit, que fera-t-il encore du nôtre? N'y reconnait-on
pas le mélange le plus incohérent d'opinions politiques, sociales et religieuses,
qui se soit vu depuis la décadence romaine? Ce qui manque, c'est un génie
multiple, capable de donner un centre à toutes ces fantaisies égarées. A défaut
d'un Lucien ou d'un Voltaire, la masse du public ne prendra qu'un intérêt mé-
diocre à cet immense travail de décomposition où s'évertuent tant d'écrivains
ingénieux.
(1) 1 vol. in-80, au Comptoir des iinprimeurg-uois.
teVÙB. i— CHBONTQCK. 9«5
Le iviH^ siècle a publié la Défende du maAomeïîfmei cominç il aw^ii tenté 4e
ressusciter répicuréisme et les théories des oéo-pliitaQiciens. I^e nous étonnons
pas, après les travaux qui reparaissent dans ce dernier sens, de voir un écriy^in
lever parmi nous Fétendard du prophète. Ce^ n'est guère,pl^s étrange que, de
voir se construire une mosquée à Paris^ éyénepaent annoncé comme prochain.
Après tout, cette fondation ne serait que Juste, puisque les musulmans per-
mettent chez eux nos églises, et que leurs priaces nous visitent, comme autrefois
les rois de FOrient visitaient Rome. 11 peut résulter de grandes choses dM frotte-
ment de ces deux civilisations long-temps ennemies, qui trquveront leurs points
de contact en se débarrassant des prqjugés qui les séparent, encoi^. Ce^stà nous
de faire ks premiers pas et de rectiûe^ beaucpup d'erreurs dans nps opinions
sur les mœurs et les institutions sociales de FOrient. Notre situation en Algérie
nous en fait surtout un devoir. U faut nous demander si nous avons quelque
chose àgagaer par la propagande relj^ieuse, ou s'il conviept de nous bprner à
influer sur FOrient par les lumières de la civilisation et de la philosophie^ Les
deux m<^eDS sont également dans nos mains; il serait bon de savoir encore si
nous n'aurions pas à puiser dans cette étude quelques enseignemens pour xious-
mêmes.
Lorsque l'armée française s'empara de FÉgypte, il ne manquait pas dans ses
rangs de moralistes et de réformateurs décidés à faire briller le flambeau de la
raison, comme on disait alors, sur ces sociétés barbares; quelques mois plus tard.
Napoléon lui-même invoquait dans ses proclamations le nom de Mahomet, et le
successeur de Rléber embrassait la religion des vaincus; beaucoup d'autres Fran-
çais ont alors et depuis suivi cet exemple, et, en regard de quelques illustres per-
sonnages qui se sont faits musulmans, on aurait peine à citer beaucoup de mu-
sulmans qui se soient faits chrétiens. Ceci peut-être prouverait seulement que
l'islamisme offre à Fhomme certains avantages qui n'existent pa^ pour la femme.
La polygamie a pu, en effet, tenter de. loin quelques esprits superficiels; mais,
certes, ce motif n'a dû avoir aucune influence sur quiconque pouvait étudier de
près les mœurs réelles de FOrienti M. de Sokolnicki a réuni, dans un ouvrage
un peu paradoxal peut-être, mais où Fon rencontre beaucoup d'observation et
de science, tous les passages du Coran et de quelques autres livres orientaux
qui ont rapport à la situation des femmes. Il n'a pas eu de peine à prouver que
Mahomet n'avait établi en Orient ni la polygamie, ni la réclusion, ni Fesclavage;
cela ne peut plus même être un sujet de discussion : il s'est attaché seulement
à faire valoir tous les efforts du législateur pour modérer et réduire le plus pos-
sible ces antiques institutions de la vie patriarcale, qui furent toujours en
partie une question de race et de climat.
L'idée de la déchéance de la femme et la tradition qui la présente comme
cause première des péchés et des malheurs de la race humaine remontent spé-
cialement à la Bible, et ont dû par conséquent influer sur toutes les religions qui
en dérivent. Cette idée n'est pas plus marquée dans le dogme mahométan que
dans le dogme chrétien. Il y a bien une vieille légende arabe qui enchérit en-
core sur la tradition mosaïque; toutefois nous hésitons beaucoup à croire qu'elle
ait jamais été prise entièrement au sérieux.
On sait que les Orientaux admettent Adam comme le premier homme dans
Faoception matérielle du mot, mais que, selon eux, la terre avait été peuplée
I t
0M6 REVUE ras DEUX* MOtiOfô.
> (Tabord par les di?es .ou esprits élémentaifQ3, créés précédeaiinent par Diea
d'une matière ^levée^ 9ubtUe et iumineme, Après^«veir lai8sé>ee$ -peffalaUocis
I préadaiAites ocoyper le glèbe pendant seisaiite^ltHJze* «Me -anA* et s^ètre fa^bé
^ duspeotaele dft leur»i9uerres, de leurs^ amours «t' des produelions- fraigitede
. ^ kur génie; Dieu TcmkUiOréep «ne ^ace nouvelle plu» «timement «aie à la/ lerre
et. réalisant mieux rbysmen difficile de la mati^ et de resprit: Ceaft-pourfuci
U est dit dans le Cevan : « fiious avons créé Adam en partie de terre «aMonneose
et en partiede Umon;mais,> pour les géniesyfious les «vk^nstsréé» 'et formés éHni
feu très ardent, if «Dieu forma, donc un moule oomposé< principalement de-te
aable fin dont la ccfuleur! devint le nom' d'Adam (rouge},' et, quand la* figure fut
«^isécb^e, il Feiposa à la ivue des<«iiges et -de» dives, afini qu^ chaoun-pùt en dire
son avis. Ëblis, autcement Jiommé' Azaiel , qui est le- même que notre Satan,
. vint toudier le' modèle, lui frappa sur le ventre etsur ^la poitriney^et s'aperçut
qu'il était creux : « Cette créature vide» dit-il, sera eiposée à se remplir; la ten-
i tation a bien des voies pour pénétrer en elle* » Cependant Dieu souffla la'-'rie
: dans les narines de rb«mme et lui donna pour compagne la^ fiameuse iiiftth,
appartenant à la race (des dives, <qui, d-après les coaseils^iA'Ëblis ^ «devintfàis
tard infidèle, et eut la tète coupée. Eve ou Hava ne devait donc être qaela-se*
conde femme d'Adam; Le< Seigneur, ayaoïloompri» qu'il avait eu kNr#;d'afl8oder
deux natures différentes ^ résolut; de tirer eette fois la* femmel«d^>la 'Cfuintance
. même de l'homme. U plongea celui-ci dans le sommeil^'Ot se mit à*extraire4Hne
de ses côtes, comme dana notre légende; Voici 'maicileHant la nuance^ ^dlifféfente
-: de la tcaditioa'acabe i pendant que^Dieu ^ s^ocoupant à^^efermer-la^laieri^ait
iquitté <dea«yeux la.précieuse^ cote^ déposée: à< terre près d^ luiv <ii^ singé' (éaftf),
envoyé par Éblis, la ramassa bien vite et disparut <lans 'l'^aisseur" d^n bois
uxoiain. Le Créateur, assezi contrarié de ce. loury ordonna à un-d&iie» -aiigef^e
.«poursuivre l'aftimal. Cademier s'enfonçait parmi de» 4>iiandia§es< de <)phis«n
ifihis touffus. L'ange parrini^enfin à le saisir par, kfiqueuei^Dais^ett^queu^ lui
'restaidanajlajnaia,.etcefut tout ce qu'il put rapports à sonianattref^aux-graÉds
éclata de rire^de l'assemblée* Le Crét^ur regarda Tobjet avec^^uolque^ déaap-
: pointement : « £nfin^ dit-il , puisque jious n'avons pas autreoboaes non» aikÂs
? tâcher d'opérer.égalemrat; » et, cédant peut-être légèrement è un amoui^ropre
d'artiste, il transforma laïquoue du singe en une créature belle auwdeborSyjQais
.au dedans pbaine de /nalice et de pewersité.
' Fautril voir ici seul6ment'la.naïveté d'une légende primitive ou la trace dVne
sorte d'ironie voltairienne qui n'es^ pas étrangère à /l'Orient) Peut-être aerait-il
bon^ pour la comprendre^ de se teporter aux premières luttes des- religions^nono-
théistes, qui proclamaient la déchéance^ delà femme, en haine du 'polylbéMine
'Syrien^ où le principe fémiAin; domiaaiti sous 'les noms d'Astarté, de Derceio ou
delfyhttai On faisail remonter plus^ haut «qB'ÊveelleHSièroe la premièrO'aauice
L dtt<mal et; du péché; àfceuxiqui refusaient de concevoir un dieu créateuréter-
^lOiellement solitaire^ on parlait d'un erjme^si grand commis par l'antique épouse
' divine, qu'apcèa «me punition dont l'univers avait trembléy il avait étédéfaidu
.. à tout, ange ou.^réalure. terrestre de jamais prononoer sonioompLea ioton-
nelles obscurités des cosmogonies primitive» ne contieBoent rien d'>aua8i laitiMe
^iique ce courooux do d'Étennely anéantisaant.jusquîau; souveair de la^mère do
itouonde. Héaiode^ifuti peintjsi kMll§^^m^i^les eiifanlaraens/BWfltwwim lei les
luttes des diyinités-mères du cycle dUranuS) n'a p£|s présenté de mythe plosi
sombre. Revenons aux conceptions plus claires de la Bible, qui s'adoucissent «
encore et s'humanisent dans le. Coran.
Idotse établissait que l'impureté de la femme qui met au jour use £Ue et ïïç^
porte au monde une nouvelle cause de péché doit être plus lodgiiie qii»-célle d« '
la màfe d'un enfant mâle. Le Talmud excluait les femmes des cérémonies reli» -
giéuses et leur défendait l'entrée du temple. Mahomet, au contraire; déclare c[ue<
la femme est la gloire de l'homme; il lui permet l'entrée des mosquée» (et lui'^
donne pour modèles Asia, femme de Pharacm, Marie, mère de Jésus^ «t sa fille
Fatime. Que croire maintenant du préjugé européen qui présente les mtisul* "
mans comme ne croyant pas à l'ame des femmes? Il est un autre préjugé, plus '
répandu encore, qui consiste à croire que les Turcs révent ua ciel peuplé de v
houris, toujours jeunes et toujours nouvelles : c'est une erreur; les houris seront .^
simplement leurs épouses rajeunies et transfigurées, car Bfahomet prie le Sdi--
gneur d'ouvrir TÉden aux vrais croyans, ainsi qu'à leurs parens, k leurs épouse» ^
et à leurs enfans, qui auront pratiqué^ la vertu : « Entrez dans le paradis^ s'écrie^
t-il; vous et vos compagnes, réjouissez^vous ! » Après de telles citations «t bien •
d'autres, on se demande d'où est né le préjugé si commun encore p^rmî nous,
n faut peut-être n'en pas chercher d'autre motif que celui qu'indique uiy de nos ^
vieux auteurs, a Cette tradition fut fondée sur une plaisanterie de Maboraet à
une vieille femme qui se plaignait à lui de son sort sur le sujet du paradis; car ^
il lui dit que les vieilles femmes n'y entreraient pas, et, sur ce qu'il la/ voyait in- •
consolable, il ajouta qu0 toutes les vieilles seraient rajeunies avant d'y entrer. » ^
Du reste, si Mahomet, comme saint Paul, accorde à l'homme nne autorité sur
la femme, il a soin de faire remarquer que c'est en ce sens qu'il est forcé de la '
nourrir et de lui constituer un douaire. Au contraire, l'Européen exigeuse dol^^
de ia femme qu'il épouse. Quant aux femmes veuves ou libres à un titre quel-?-
conque, elles ont les mêmes droits que les hommes; elles peuvent acquérir, ven- *
dre, hériter; il est vrai que l'héritage d'une fille« n'est que le- tiers de cdui du '
fils, mais, avant Mahomet, les biens du père étaient partagés entre les seuls en-^ *
fans capables de porter les armes. Les principes de l'islamisme: s'opposent si peu «
même à la domination de la femme, que-l'on-peut'citerdans' l'histoire des Sar*-*
rasins un grand nombre de sultanes souveraines, absolues, sans parler deia do-*
mination réelle qu'exercent du fond du «érail les sultanes mères et les favorites*
De notre temps encore, les Arabes du Liban avaient conféréunc sorte de souve- ■
raineté honorifique à la célèbre lady Stanhope. •
Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les harems YaocoMent 4 v.
vanter le bonheur des femmes musulmanes : « Je suis persuadée, dît lady' Mon- -
tague, que les femmes seules sont libres en Turquie. » Elle plaJnt même un peu ^
le sort des maris, forcés, en général, pour cacher une infidélité, de pi^endre plus-
de précautions encore que chez nous« Ce dernier point n'est exact peut-être qu'à •
l'égard des Turcs qui ont épousé une femme-de grande famille. Lady Montague
remarque très justement que la polygamie, tolérée seulement par Mahomet, est -
beaucoup plus rare qu'en Europe, où elle exist^e sous d'autres noas. Il faut donc'
renoncer tout-à-fait à l'idée de ces harems dépeints par l'auteur» -des L$ttre$
persanes, où les femmes, n'ayant jamais vu d'hommes; étaient bien forcées
de trouver aimable le terrible et galant Usbck. Tous les voyageur ont rencontré
968 REVUE DBS DEUX MOI^DES.
bieQ des fois, dans les rues de Gonstantinople, les femmes du sérail, non rfi^, il
est Trai, circulant à pied comme la plupart des autres femmes, mais en voi-
ture ou à cheval, comme il convient k des dames de qualité, et parfaitement
libres de tout voir et de causer avec les marchands. La liberté était plus grande
encore dans le siècle dernier, où les sultanes pouvaient entrer dans les boutiques
des Grecs et des Francs (les boutiques des Turcs ne sont que des étalages). H j
eut une sœur du sultan qui renouvela, dit-on, les mystères de la^Tour de Nesle.
Elle ordonnait qu^on lui portât des marchandises après les avoir choisies, et
les malheureux jeunes gens qu^on chargeait de ces commissions disparaissaient
généralement sans que personne osât parler d'eux. Tous les palais bâtis sur le
Bosphore ont des salles basses sous lesquelles la mer pénètre. Des trappes recou-
vrent les espaces destinés aux bains de mer des femmes. On suppose que les fa«
voris passagers de la dame prenaient ce chemin. La sultane fut simplement pu-
nie d'une réclusion perpétuelle. Les jeunes gens de Péra parlent encore «vet
terreur de ces mystérieuses disparitions.
Ceci nous amène à parler de la punition des femmes adultères. On croit gé-
néralement que tout mari a le droit de se faire justice et de jeter sa femme à la
mer dans un sac de cnîr avec un chat. Et d'abord , si ce supplice a eu lieu quel-
quefois, il n*a po être ordonné que par des sultans ou des pachas assez puissans
pour en prendre la responsabilité. Nous avons vu de pareilles vengeances pendant
le moyen-âge chrétien. Reconnaissons que, si un homme tue sa femme surprise
en flagrant délit, il est rarement puni, à moins qu'elle ne soit de grande famille;
mais c'est à peu près comme chez nous, où les juges acquittent généralement le
meurtrier en pareil cas. Autrement il faut pouvoir produire quatre témoins, qui,
s'ils se trompent ou accusent à faux, risquent chacun de rc^cevoir quatre-vingtik
coups de fouet. Quant à la femme et à son complice, dûment convaincus du
crime, ils reçoivent cent coups de fouet chacun en présence d'un certain nombre
de croyans.Il faut remarquer que les esclaves mariées ne sont passibles que de
cinquante coups, en vertu de cette belle pensée du législateur que les esclaves
doivent être punis moitié moins que les personnes libres, l'esclavage ne leur
laissant que la moitié des biens de la vie.
Tout ceci est dans le Coran; il est vrai qu'il y a bien des choses, dans le Coran
comme dans l'Évangile, que les puissans expliquent et modifient selon leur vo-
lonté. L'Évangile ne s'est pas prononcé sur l'esclavage, et , sans parier des colo-
nies européennes, les peuples chrétiens ont des esclaves en Orient, comme ks
Turcs. Le bey de Tunis vient, du reste, de supprimer l'esclavage dans ses états,
sans contrevenir à la loi mahométane. Cela n'est donc qu'une question de temps.
Mais quel est le voyageur qui ne s'est étonné de la douceur de l'esclavage orien-
tal? L'esclave est presque un enfant adoptif et fait partie de la famille. U devient
souvent l'héritier du maitre; on l'aflVanchit presque toujours à sa mort en lui as-
surant des ^moyens de subsistance. On ne doit voir dans l'esclavage des pays mu-
sulmans qu'un moyen d'assimilation qu'une société qui a foi dans sa force tente
sur les peuples barbai^es.
U est impossible de méconnaître le caractère féodal et militaire du Coran. Le
vrai croyant est l'homme pur et fort qui doit dominer par le courage ainsi que
par la vertu; plus libéral que le noble du moyen-âge, il fait part de ses privilèges
à quiconque embrasse sa foi; plus tolérant que l'Hébreu de la Bible, qui , non-
REVUE. — CHRONIQUE. 960
seulement n'admettait pas les convenions, mais exterminait tes nations vaincues,
le musulman laisse à chacun sa religion et ses mœurs, ^ ne réclame qu*une
suprématie politique. La polygamie et Fesclavage sont pour lui seulement des
moyens d'éviter de plus grands maux, tandis que la prostitution, cette autre
forme de Tesdav^e, dévore comme une lèpre la société européenne, en atta-
quant la dignité humaine et en repoussant du sein de la religion, ainsi que des
catégories établies par la morale, de pauvres créatures, victimes souvent de Tavi-
dite des parens ou de la misère. Veutron se demander en outre quelle position
notre société fait aux bâtards, qui constituent environ le dixième de la popu-
lation ? La loi civile les punit des fautes de leurs pères en les repoussant de la
famille et de Théritage. Tous les enfans d'uii musulmaù, au contraire, naissent
légitimes; la succession se partage également entre eux.
Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c'est une coutume de l'an-
tiquité, que suivent également, en Orient, les femmes chrétiennes, juives et
autres, et qui n'est obligatoire que dans les grandes villes. Les femmes de la
campagne et des tribus n'y sont point soumises; aussi les poèmes qui célèbrent
les amours de Keïs et Leila, de Khosrou et Schirai, de Gemil et Schanba et autres
ne font-ils aucune mention des voiles ni de la réclusion des femmes arabes. Ces
fidèles amours ressemblent, dans la plupart des détails de la vie, à toutes ces
bellp analyses de sentiment qui ont fait battre les cœurs jeunes, depuis Daphnis
et Çhloé jusqu'à^ Paul et Virginie.
11 faut conclure de tout cela que l'islamisme ne repousse aucun des sentimens
élevés attribués généralement à la société chrétienne. Les différences ont existé
jusqu'ici beaucoup plus dans le costume et dans certains détails de mœurs que
dans le fond des idées. M. de Sockolnicki observe très justement que les musul-
mans ne forment en réalité qu'une sorte de secte chrétienne; beaucoup d'hérésies
protestantes se sont plus éloignées qu'eux des principes de l'Évangile. Cehi est n
vrai, que rien n'oblige une chrétienne qui épouse un Turc à changer de religion.
Le Coran ne défend aux fidèles que de s'unir à des femmes idolâtres, et convient
que, dans toutes les religions fondées sur Funité de Dieu, il est possible de faire
son salut. CTest en nous pénétrant de ces justes observations et en nous dépouil-
lant des préjugés qui nous restent encore, que nous ferons tomber peu à peu
ceux qui ont rendu jusqu'ici douteuses pour nous l'alliance ou la soumission des
populations musulmanes. G. de N.
Le Palais Mazarin, par M. le comte de Laborde (i). — La monographie du
palais Mazarin, par M. le comte de Laborde, est un travail patient et conscien-
cieux, tel qu'il ne s'en fait plus guère aujourd'hui. Commencée comme un pam-
phlet il y a quelques mois, elle s'achève maintenant comme un ouvrage de
bénédictin. On se rappelle que, l'année dernière, il fut question de transférer
la Bibliothèque royale au quai d'Orsay et de vendre à des spéculateurs l'empla-
cement qu'elle occupe aujourd'hui. Aussitôt tous les bibliophiles, tous les érudits
s'alarmèrent. M. de Laborde fut le premier à dénoncer un projet qui se sentait
trop des préoccupations financières et industrielles de notre temps. Dans une
brochure fort spirituelle, il démontra tout les inconvéniens, tous jes malheurs,
résultats inévitables de cette translation, et ses argumens ont eu, je pense, assez
(t) Un volume in-S, chct Franck , me de Richelieu.
97!)^* REVU* DM MiJXTtf (WlttM.^
de-ceCètrtMdetMtif^tSP ôbMger radmimstratiôn d'abattclotnier ce tnalcncontreur "
pitijét.lif. de Làboréè insistait non-seulement ^ur les dangers d^un déméttage-
mônt'pouftoùslefetrésots que renferme la Bibliothèque royale, mais il s'élerait *
encore avec force contre cette funeste manife de détruite, particulière à notre*
époqée, et qui a déjà privé la capitale de tant de beaur édifices; N^tait-ce pas
un^scandale, en cflfet, d'abattre ces salles magnifiquement décorées -par Roma-
nelli, qui seules en France nous donnent une idée de Tarchitéctutc «t de Pomc-
mentation italiennes, pour élever à leur place des boutiques et bâtîf des maga-
sins de nottveautés? Aj^rès avoir victorieusement défendu le bâtrûrent qui contient '
la Bibliothèque royale, M. de Laborde nous devait son histoire; il nous laponne "
aujcmrd'htii complète et intéressante, racontant non point seutement smr quel
plan rédifice fut construit, quels agrandissemens il a reçus, mais cn(?ore quels
hommes'î*ont habité, quels événemens se sont passés à ses portes.
Voici en quelques mots l'histoire de la Bîliliothèquc royale. Eh 164^^, le car-
dinal Matartff achiHà pour s'y loger Thôtél du président Tiibeuf, situé au coin
delarueNeuve-des-Pétits^Ghamps et de la rue Bichèlieu. Alors ce quartier était
à peine habité, mais Ma^^arhien avait comprisravenir. Bientôt Mansart* agrandit
la démente assez médiocre du^ président Tubeuf. Le cardinal, qui conservait le
souvenir' des grandes peintures murales de son pays, mandates deux pluis célè-
bres peintres italiens de son époque et les chargea de défcorer son palais de com-
positions à fresque. Grimaldi et Romanelli n'étaient point des Rà{)ha6r, mais ils
avaient conservé quelques-unes des traditions des maîtres, et les salles quMls ont
pehites présentant un système, un ensemble de décoration qu'on chefrcherait vai-
nement aujourd'hui dans nos* fnonumens mddernes. Lés fresques de Romanelli
offrent encore un ïtàètèt particulier. On sait que ces déesses mythologiques plus ou
mofns^déebUetées, peintes sur les voûtes de la salle des manuscrits; sont les belles
danes de^ la cour^ qui ne firent point de' difficulté à donner leurs portraits pour *
orner la demeure d'un prince de l'église. — Dans ce palais tout resplendissant'
de domines* et de peinUfres; le' cardinal »entassa une foule d'objets d*Art; statues,
tableftUx^tta:pi85eries,ineuMeS précieux^ ^nto une bibliothèque de quarante mille
volttnie»^ magnlfiéence inoruie' alors; et quepeutle parvenus ont cherché depuis
à imiter. A la mortdu ieavdt^al, son* palais et ses immenses colléctionspassèrent"
entir4esinai«sde''SîHiièce'HôHense de'Màncint^t du duc de taMeîllèraye, qui;
pour me servir d'UHpe expression de Saint-Simon, avait l'honneur d'être le plus '
grand fou du royaume. Cet animal, qui avait à se plaindre des femmes et de la
sieaÉe en parUetttier,^'armaat d'un marteftu, tombe un jour sur ees^bdlés statues
et lesiDiftttei Hllehtlfsit^onripartage'ccrscfxe'qu'ilfiiitet qifildésire, drtB^nne,
se jett6(6cfFf leunrpartte» led «plus émtoemei^t avec tant d'emportement, que l'on
voyiUtbieni la Airetn*de>se3 GOiups^que ce^^morbrès froids ravalent quelqtiefois -
échsiiië^^ D Gelasse passaH'ènKMB^^Q&i croirait <(tt'en 4849il a étér question
d'aelié?erT<Bawftîde^fl«ruutton*dtf*M.1e duc de Là Mèîlleraye?
GéfMtttS'mort, le! palaisiMaiarhvdeVint'i^hôte^du fameux finamciter Ltw, et
c'e^iloer^queM^n'de s^f^ir'si^e^^rlége des'pavasi^^ «t des solliciteur» y fut-
pluBtou moins gmoé qji'^m tetoj^du^ésrdihali Apitsia décon#ttfrerdeTÊto»aîs,
l'abbé Bi^un ^eut; Theurause^idé)^, «n- 1724;'<le 'dettiwndek' ce bAInbent vide pour '
y ptaner lap^iôthèQfiJUifoyaAe^akM 'forint l'étrdl«dalis le Lèuvref: Espérons que
cette magnifique collection est fixée désormais.
Pour écrire cette histoire que j'abrège. enquelquoB lignes, M. de Laborde attiit
kUVVB.^^^ GHBOMQIJE. '9fi
» à.lk«uiimJKiDibretpfOi(i9ieiix4le lÎTres^ d«^ iBaiNM6iit»4e toste espèce. Il les a
.fJuscD hcmme d'esprit, et, tout en chercbant^deâ dates et^slàitS'ftroMolo^iques»
^il<iietnéi^e.pa8 les. traits de mœurs ^et de caractère <(ifil^ renceatre à'cha^e
liostanl De toutes les époques de notre iitstoire, le 'geaiid siècle est toujours cdla
i;qut>est ei» possession d'exciter le plu» notre intérêt j 11 n'y a pas de mémotres,
•ipaa de;paj9Diphl6ts déco tempsf qui ne renfermait des pages curieuses, des anec-
Jttdotes chamantes. Malheureusenent un grandaeiabro^leees' ouvrages sont
Ailerenus d'une «areté^xtraordinaire; d'autres repoussent le lecteur pai^ leurs
«-colossalesT dimensions.' Étudier l'histoire dan^ les auteurs contemporains, o^t
;i«a travail d'Heroule depuis l'invention de l'imprimerie. Aussi faut-il savoir ^é
^.'•ux émdits^ qui vaiknt bien mettre en lumière les perles qu'ils renooHtrent
-lïéparses çàiet là dans un immense fumier.' Remercions surtout ceux- qui^ comme
I If.'ide Laborde Joignent, dans un semblable travail, à la patienceet à la sagacité
; de {^antiquaire le diseernemeni de Tbomme de goût, qui savent choisir^ qui dis-
-^outent les ftûts avec «na sage critique, et font tourner au profit de l'hisloireMies
«-^reoberchea où trop de gens ne trouvent qu'une* stérile satisfaction de ouridsité.
f Uouvragede U* de Laborde est indispensable à 4oute personne qui veut oon-
njMikre lesrn^ siècle^^etparticulièieinent le fameux ministredont le caractère 'et «la
politique ont été si diversement jugés. Un grand nombre de faits peu oo&BuS'dit
f-iétéréunis par«M. de Laborde*sur le cardinal Mazarin, et, il faut le dire, ille jus-
- lifie, pièces'en mains^ d'une giande partie des accusation& accumulées contre lui.
^C'^estsuitouldansles^notesiièsvolunineusesqui'aceooipagneDt l0PfBMs^Mau^
f Jonque le lecteur trou vera^ une loulci d'Anecdotes intéfessantes et dcréfieiions
t^'jUdioieuses^r lea^hommes d les cbosea de ce tempsi Un scrupule a)obUgé<M. de
liLaborde à»ne iaire tirei^*cea notes qu'à unitrès* «petit nombre d^enrplaires; Au
vjtvu^sièelo,* on. disait paitfoistde^giso&Biots.iaKl à /^rac, oomme au> tomps^ «de
HBiHU[itâme,;et M« de Lidborde acrainty jepense, que quelquesHines desescita-
otionan'effî^agrassent les lectonrs^ timorés d'aujourd'hui^ Je^rois4)u'il neeomiait
h pas assez r hypocrisie moderne.' Bien, des gens damneront r>attteuF^'du ^^alàis
-tMiozarin^ qui n'^en auront pas lu les notes et qui voudraient les lire. i*P.^ M.
Études sur l'histomb umvsasBLLE^ pap'M» Arfoanère'(l).-— M. ArlnAière,
-«nombre oorresj)ondant 'de l'Académie des. sciences morales et politiques, aéé^bi
«t^publié six volumes in-octavo sur ^histoire de l'Asie, de la Grèce et de Rome. La
I troisième partie, celle qui embrasse le moyen-àge et les temps modernes,' voit
:> aujourd'hui le jour : c'est le complément de l'cBuvre. L'auteur a élevé son mo^
>fiiimeni. Hait volumes compactes de considérations, deméditations et d'apc^ih-
t! thegmes, sur l'enchaînement des révolutious qui ont agité le monde et leé-des-
iwtinées providentielles de l'humanitév sont un bagage un peu lourd ^ et pourtant
-nous devons nous applaudir de voir Mi Arbanère borner ici sa carrière 'et' s%i-
«-'fermer dans des limites aussi raisonnables. Le cadre qu'il a choisi 'kii permet-
«'îtaitt de s'abandonner indéfiniment à lap^ite de ses rêveries^ et de g^atifier^ ^sa
.jvie durant^ le pubUe.de.plus d'un volume chaque aonéen En:effet^ non content
de méditer sur le passé, de discuter longuement sur le présent, M. Arbanère se-
méle aussi de prédire l'avenir. Ou s'arrêter dans une telle voie? La meilleure
(1) Deux Tokames in-8, chei Firmin Didot
972 BSVL'B J>B8 DEUX norois* .
partie de soil dernier ouvrage est consacrée à nottS indiquer \ts grandes amélio-
rations qui doivent naître de la commotion européenne des esprits; un des
premiers résultats sera la réforme de la constitution physique de la racé' blanche.
Si rimpi*évoyancé et rimpéritiô dès législateiirs modernes ont laissé subsister
jusqu'à ce jour des vices nombreux dans tîncubathn de tespèce humaine^ zxk
moins, dit M. Arbanère, doit-on signaler dans cette partie trbp' négligée quel-
ques heureuses tentatives, telles que roiiverture dur gymnase Araoros, etc., mais
de nouveaux efforts doivent être tentés; Télection réciproque, fondée sur la
suppression de la dot pour la ûUe et garantie du bonheur dans Thymen , ren-^
dra, suivant lui, les unions plus fééondeset les produits plus remarquables;
argument en faveur du sans dot dont Harpagon ne s^est pas avisé. De plus, il est
avéré qtiè le luxe engendre Timmoralité et énerve les populations, d'où Pautenr
conclut à rétablissement de lois somptuàires, à la nécessité deiiemettre les gens
de financé à leur place. Le sacerdoce veut ramener les peuples au moyen*>àgei
Tultramontanisme, rintolérancc et le fanatisme menacent de nous envahir. Ce
grave danger, que M. Arbanère révèle, ne peut être combattu que par Torgani-
sation consistoriale du clergé, à Finstar des sectes protestantes avec lesquelles
le catholicisniè devra finir par s'entendre, sMl veut revenir aux vrais principes
de l'Évangile.
Nous aurions fort à faire si nous voulions passer en revue tontes lés réformes
que M. Arbanère propose pour rétablir l'harmonie profondénient altérée des élé-
mens sociaux et les moyens faciles qu'il trouve dans la nature du gouvernement
représentatif pour en régulariser la marche : indemnité aux députés, adoption des
incompatibilités, vote public à haute voix , élection à plusieurs degrés* hérédité
de la pairie, etc. Bref, il fmit par tracer une esquisse de la géographie future du
globe,' découpant au gré de sa fantaisie la mappemonde, refaisant la carte d'Eu-
rope et remaniant du fond de son cabinet les traités de 1815. A défaut d'autre
mérite, ce dernier point a au moins celui de l'à-propos. Si l'étude du passé n'i
guère fourni à M. Arbanère qu'une série de banalités, au moins se sauve-t-il
ici du lieu-commun. Nous n'en donnerons pour preuve que les idées assez ori-
ginales qu'il émet à l'endroit de l'architecture grecque. Selon lui, les Grecs
n'adoptèrent pas l'architecture gigantesque des Orientaux, « parce que les mo-
numens de l'Egypte auraient fait effondrer par le poids de leur masse monta-
gneuse les parties légères et gracieuses du sol; mais nos régions sont plus larges,
plus compactes, et offrent dans leur construction géologique une voûte plus
robuste pour supporter de vastes monumens. » D'où il suit que rarchiiecture
égyptienne ne peut manquer d'y prendre racine et le style babylonien de se
propager dans nos académies. En tout genre de style, M. Arbanère voudrait-il
nous ramener aux temps primitifs? A quelle époque appartient celui dans lequel
sont formulées toutes ces belles conceptions, c'est ce qu'il serait difficile de pré-
ciser. Nous eussions seulement souhaité que sa rage de réformation se fût ar-
rêtée à la grammaire et au dictionnaire. Tout en rêvant l'harmonie uoiver-
selle, il ne s'est pas aperçu qu'il troublait considérablement celle de la Ungiie.
V. n Ham.
ATTA TROLL
RÊVE iriJIVE jNlJIT D'ÉTÉ.
ti' ^ Ainsi que dans ane éclipse la lune assombrie
sort de son blanc portique de nuages, ainsi le
roi nègre, armé pour le combat, sort de sa tente
d'une éclatante blancbebr.
( Poésies de Ferd. Freiligrath. — le Roi nigre,)
Atta Troll a été composé en allemand et en vers allemands. L^original u'aura-
t-il rien perdu, dans une traduction française en prose, de son parfum et de sa
couleur, partie si essentieUe dans un poème qui n'a pas dé sujet bien palpable?
et les arabesques , les allusions dont cette fable n'est que le prétexte , seront-
elles bien comprises de tous ceux qui ne connaissent pas le mouvement litté-
raire, politique et social du pays germanique? C'est ce qu'il serait, je le crains,
téméraire d'affirmer. Et cependant je livre cette traduction au public français.
La confiance que j'ai dans la sagacité des compatriotes de GhampoUion me fait
croire que plus d'un trouvera quelque intérêt dans ces pages, car, pour peu que
le lecteur soit capable de deviner sur de simples indices les affaires d'outre-Rhin
qu'il ignore, il respirera dans ce poème fantastique la vie intime de la mysté-
rieuse Allemagne.
A l'époque où AUa Troll fut écrit, la prétendue poésie politique florissait en-
core de l'autre côté du Rhin. Les muses avaient reçu l'injonction formelle de
ne plus rêver désormais, insouciantes et paresseuses, et d'entrer au service de
la patrie à titre de vivandières de la nationalité germanique. Alors aussi le ta-
lent était un triste lot, car l'impuissance lâche et envieuse avait enfin trouvé,
après des recherches séculaires, sa meilleure arme contre Tinsolence du génie :
elle venait d'inventer Tantithèse du talent et du carctctère. Le public en masse
accueillait avec une complaisance presque intéressée des déclamations qui se ré-
sumaient ainsi : « Les honnêtes gens sont en général de mauvais musiciens; en
TOME XVU. — i5 MARS 1847. 61
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su 9XV^CE M» ABUX MONDES.
revanche , les bons musiciens ne sont rieo moins que d^honnètes gens, et fiour-
tant la chose essentielle en ce monde, c'est l'honnêteté, ce n'est pas la musique. »
Jamais les temps n'avaient été meilleurs pour l'ineptie vertueuse, pour les grandes
convictions qui bredouillent et les nobles sentimens qui ne disent rien du tout.
Le règne des justes allait commencer dans la littérature. Je me snuviens d'un
écrivain d'alors dont le principal mérite à ses propres ^eux était de ne pas savoir
écrire; en récompense de son style 4e plomb, Âl reçut uoe timbale d'honneur en
argent.
Par les dieux immortels! à cette époque il s'agissait de dérendre les droits
imprescriptibles de l'esprit, l'autonomie de Fart, l'indépendance souveraine de
la poésie. Comme cette défense a été la grande afTaire de ma vie, je Tai perdue
de vue moins qu^ jamais dans /4ffa I rolL Par le fond et par la forme, ce poème
était une protestation contre les plébiscites des tribuns du jour, et, dans le fait,
à peine mes liommes de caractère^ mes austères Romains en connurent-ils quel-
ques extraits, que leur bile s'en émut singulièrement. On m'acci sa non-seule-
ment de tenter une réaction littéraire, mais encore de railler les plus saintes con-
quêtes du progrès social. Quant à la valeur esthétique de mon poème, je leur
donnai, je leur donne encore aujourd'hui beau jeu. Je l'ai écrit pour mon propre
plaisir, dans le genre capricieux et fantasque de cette ëc(»le romantique où j'ai
pa«^ les plus charmantes années do nia jeunesse, et dont j'ai fini par rosscr le
maître, ce pauvre Schlegel! La préférence que j'ai donnée à ce genre est peut-être
condamnable au point de vue littéraire; mais tu mens, Brutus, tu mens, Cas-
sius, tu mens aussi, Asinius, quand vous prétendez que ma raillerie atteint ces
idées qui sont le plus précieux héritage de l'humanité, et pour lesquelles j'ai moi-
même tant combattu et souffert! Non, si le rire saisit irrcsistiblcnient le poète,
c'est quand il compare ces idées, qui planent devant lui dans toute leur gran-
deur et leur clarté spieadide, av<}c les formes lourdes et grossières dont ies atfu-
blént ses contemporains tudes(|ues : il raille «lars, (tour «k\n%\ dire, la fieiMJ d'ours
temporelle de ces idées. 11 y a des miroirs dont la glace est taillée à faoetlessi
-obliques, qu'Apollon même y serait une caricature. Nous rions alors de la cari-
cature et non pas du dieu.
Un seul mot encore. Est-il besoin de faire remarquer qu'en tirant des poésies
de Freiligrath une phrase qui revient plusieurs fuis dans .4ttn Troll ^ eiqui eo
lait pour ainsi dire la ritournelle comique, je n'ai nullement eu l'intention de
déprécier cet écrivain? Je fais grand cas de Freiligralh, surtout {naintenant, et
je le compte parmi les poètes les plus reniarf(uablesqui aient paru en Allemagne
depuis la révolution de juillet. Son premier recueil me tomba sous la tnain à
l'époque même où j'écrivais Alla Troll ^ et la disposition d'esprit dane laqufHe
j étais alors duit expliquer l'impression boufionneque Hie causa particulièrement
la lecture du petit poème intitulé : Le l\o nègre. Ce rooreeftu est vaiité cepen-
dant comme un des meilleurs du poète. Pour les lecteurs qui ne le cenRalssent
pas, je dirai simplement que le roi nègre, qui sort fie ta Unie àfourhe, fj^rril
a unt éclipse de luue^ possède aussi une brune compagoe sur le noir ^sagede
laquelle se balancent de blanches plumes d'autruche; mais dans son ardeur bel-
liqueuse il l'abandonne, et se rend au combat des nègres (Ni résonne le tambour
orné de crânes. Hélas! il trouve là son Waterloo africain, et il est vendu aux
blancs par les vainqueurs. Les blancs emmènept le noble captif en Bupope, et là
ATTA TROLL y RÊVE D*I}NE NUIT D*£TÉ. 975
nous le retrouvons au milieu d'une troupe de saltimbanques qui lui ont confié
le soin de jouer du tambour turc pendant leurs exercices. Il est là, maintenant^
sombre et solermcl, tambourinant à Tentrce du cirque; mais, pendant qu il bat
la caisse, il pense que, tout humilié qu'il est par la fortune, il a été monarque
absolu aux bords lointains du Niger; il se souvient qu'il a chassé le lion et le
tigre :
Son œil devient humide; alors il bat si fort.
Que la peau du tambour se crève sous Teffort.
I.
EUitouré de sonnbres montagnes qui semblent vouloir escalader le
ciel, et bercé comme un rêve |>ar le bruit des cascades sauvages,
Caulerets, la ville élégante, repose au fond de la vallôe. Ses blanches
maisons sont ornées de balcons; de belles dames s'y accoudent le rire
sur les lèvres.
Le rire sur les lèvres, elles regardent la place du marché inondée
d*uiie foule bariolée; au milieu^ un ours et une ourse dansent au son de
la musette.
C'est Atta Troll et sa femme, la noire Mumma, comme ils l'appellent,
qui sont les danseurs, et les Basques ne se sentent pas de joie et d'ad*
miration.
Raide et sérieux comme \m grand d'Espagne, Atta Troll fait son
avant-deux: mais sa moitié velue manque de dignité et de réserve.
Le dirai-je? il me semble presque qu'elle cancanne par momens, et
que, |)ar un cerUiin mouvement de reins un |>eu risqué, elle rappelle la
grande ( haumière.
Son vaillant conducteur, qui la tient à la chaîne, parait même s'être
aperçu de l'immoralité de Si\ danse.
Il lui allonge parfois quelques coups de fouet; alors la noire Uumma
hurle à faire trembler les montagnes.
Ce conducteur d'ours porte un bonnet pointu orné de six madones,
qui doivent protéger sa tète des balles ennemies ou des ()Oux«
Sur ses épaules pend, en guise de manteau, un dessus d'autel aux
mille couleurs. Là-dessous sont cachés pistolets et couteau.
Il fut moine dans sa jeunesse, plus tard chef de brigands, et, |K)ur
réunir les deux professions, il flnit par prendre du service sous doa
Carlos.
Lorsque don Carlos dut fuir avec toute sa chevalerie, et que les nobles
paladins furent obligés de chercher quelque honnête métier,
(M. de Cheoapanski se fit auteur) notre défenseur de la foi se fit con-
ducteur d'ours, et s'en alla à tra vei*s le monde avec Atta TroU et Hummav
976 REVUE DES DEUX MONDES.
Et il les fit danser tous les deux devant le peuple, sur les places. Et
voilà comme Atta Troll, enchaîné, danse sur la place de Cauterets.
Lui qui autrefois, comme un roi des solitudes, habitait le libre som-
met des monts, Atta Troll danse dans la plaine devant la populace !
Et c*est même pour gagner quelques sous qu'il danse, lui qui na-
guère dans, la majesté de sa force se sentait le maître du monde 1
Quand il pense aux jours de sa jeunesse, à la royauté perdue des
forêts, alors des grognemens étouffés s'échappent du gosier d' Atta Troll.
n devient sombre comme le roi nègre de Freiligrath, et, de même
que ce prince a mal tambouriné, lui il se met à danser mal de désespoir.
Mais, au lieu de sympathie, il n'éveille que la gaieté. Juliette même,
du haut du balcon, se prend à rire de ces sauts désespérés.
Juliette n'a pas l'ame allemande. C'est une Française. Elle vit au
dehors; mais son baiser est enchanteur, est enivrant.
Ses regards sont comme un filet de lumière dans les mailles duquel
notre cœur se prend, tressaille et palpite éperdu.
II.
Que le roi nègre de M. Freiligrath, dans son courroux mélancolique,
se mette à faire résonner la peau du grand tambour jusqu'à ce qu'elle
éclate et crève avec fracas,
Voilà qui fait vraiment vibrer le cœur et le timpan. — Mais figurez-
vous cependant un ours qui vient de briser sa chaîne!
La musique et les rires cessent; le peuple se précipite hors de la place
avec des cris d'effroi, les dames pâlissent.
Oui, Atta Troll vient de briser tout à coup sa chaîne d'esclave. D'un
bond sauvage, franchissant les rues étroites,
(Chacun lui faisait place très poliment) il grimpe au haut des rochers,
jette en bas comme un regard de mépris et disparait dans les montagnes.
La noire Mumma et le montreur d'ours restent seuls sur la place
déserte. L'homme furieux jette son chapeau à terre,
Trépigne dessus, foule aux pieds les madones, arrache sa couverture,
met son corps à nu , jure, maudit et se lamente sur l'ingratitude,
La noire ingratitude des ours; car n'a-t-il pas toujours traité Atta
Troll comme un ami? Ne lui a-t-il pas enseigné la danse?
L'ingrat ne lui doit-il pas tout, même la vie? Ne lui a-t-on pas offert
inutilement cent écus de la peau d' Atta Troll?
La i)auvre noire Mumma, comme une statue de la douleur muette,
est restée suppliante sur les pattes de derrière, devant la colère du
furieux.
Mais la colère du furieux tombe enfin, mais sur ses épaules; il|la roue
de coups, la nomme reine Christine, femme Munoz, et csetera. —
ATTA TROLL, RÊVE DINE NUIT d'ÉTÉ. 977
. Voilà ce qui arriva dans raprès-midi d'une chaude et belle journée
d'été, et la nuit qui suivit ce beau jour fut superbe.
Je passai presque la moitié de cette nuit sur le balcon. — Juliette était
près de moi , qui contemplait les étoiles.
a Ah ! se prit-elle à dire en soupirant, les étoiles sont bien plus belles
à Paris, lorsqu'en hiver elles se mirent dans les ruisseaux du faubourg
Montmartre. »
m.
Rêve d'une nuit d'été, ma fantasque chanson est sans but, oui, sans
but, comme l'amour, comme la vie, comme le Créateur et sa création!
Mon Pégase n'obéit qu'à son caprice, soit qu'il galope, ou qu'il trotte,
ou qu'il vole dans le royaume des fables.
Ce n'est pas une vertueuse et utile haridelle de l'écurie bourgeoise,
encore moins un cheval de bataille qui sache battre la poussière et
hennir pathétiquement dans le combat des partis.
Non ! les pieds de mon cheval ailé sont ferrés d'or, les rênes sont des
colliers de perles, et je les laisse joyeusement flotter.
Porte-moi où bon te semblera, sur les sentiers aériens des monta-
gnes, où les cascades, avec leurs voix de corbeaux, croassent des aver-
tissemens lugubres, où les abîmes bâillent comme des enfers ennuyés; —
Porte-moi dans les vallées tranquilles, où le chêne méditatif s'élève,
et où , du milieu des racines mystérieuses , saillit l'antique source des
légendes; —
Laisse-moi boire à ses eaux et y mouiller mes paupières. Ahl je sou-
pire après l'eau miraculeuse qui fait voir et savoir.
Oui, la lumière se fait! Mon regard plonge dans les grottes les plus
profondes, dans la tanière d'Atta Troll, et je comprends son langage I
C'est étrange comme cet idiome d'ours me semble connu 1 N'aurais-je
pas dans ma chère patrie entendu déjà ce langage?
IV.
Roncevaux, noble vallée, lorsque j'entends ton nom, il me semble
que s'ouvre dans mon cœur la fleur bleue des souvenirs I
La vieille chevalerie surgit, brillante de jeunesse, après un sommeil
de mille ans I Les esprits me regardent fixement avec leurs grands yeux,
et j'ai peur.
J'entends le bruit du fer, le tumulte des batailles : — ce sont ces
preux chrétiens qui combattent les Sarrasins.— Comme le cor de Roland
jette un appel douloureux, désespéré I
C'est dans la vallée de Roncevaux , non loin de la Brèche de Roland ,
ainsi nommée parce que le héros , pour se frayer un chemin de re-
tnS REVUE DES DEUX MONDES.
traite , trancha le rocher avec sa honne épée Durandal, de telle façon
qu'il en |)orle encore les traces aujourd'hui^
C'est dans cette valir»e, dis je, au fond d'une somhre crevasse défen-
due (>ar un épais buisson de pins sauvages, qu*est cacliée à tous les
yeux la caverne d'Atta Troil.
C'est là qu'au sein de sa famille il se repose des fatigues de sa fuite
et des tribulations de sa vii» errante.
Bonheur de se revoir! il a retrouvé, dans sa chère caverne, les petits
que Mumma lui a donnés, quatre fils et deux filles:
Deux jeunes oursines bien léchées, blondes comme des filles de mi-
nistres protestans. Les garçons sont bruns; le plus jeune, qui n'a qu'une
oreille, est presque noir.
Celui-là était le Benjamin de sa mère. Un jour, en jouant, elle lui a
mangé une oreille, mais i)ar pure affection.
C'est un enfant plein de moyeus, surtout pour la gymnastique. Il fait
la culbute aussi bien que le professeur Massman à Berlin.
Comme le professeur Massman à Berlin, il n'aime que sa langue
maternelle. Jamais il ne voulut mordre au jargon des Grecs et des Ro-
mains.
Ourson fier de sa nationalité, il a ime sainte horreur des parfumeries
françaises. Il dédaigne le savon, ce luxe de toilette moderne, toujours
comme le professeur Massman à Berlin.
Mais là où il faut le voir déployer ses talens, c'est lorsqu'il grimpe
sur l'arbre qui s'élève le long du rocher à pic du fond du précipice,
Jusqu'au sommet où, le soir, toute la famille se rassemble autour da
père f)Our s'ébattre «îans la fraîcheur du crépuscule.
C'est alors que le vieux Troll aime à raconter ce qu'il a vécu dans le
inonde, combien il a vu d'hommes et de villes et combien il a souffert,
Ainsi que le fils de Laërte, avec cette petite diffiTcnce que lui, Ha
moins, éîiit accompagné dans ses épreuves par sa femme, sa noire Pé-
nélope.
Aujourd'hui Atta Troll raconte aussi les immenses succès qu'il a eus
jadis auprès des hommes avec sa danse.
,11 afOrme qiiie jeunes et vieux l'admiraient avec acclamations quand
il darisait sur les places publiques aux doux sons de la musette,
A l'entendre, surtout les dames, c(*s délicats connaisseurs, l'auraient
applaudi avec fureur et lui auraient lancé des œillades assassines^
0 vanité de l'artiste! le vieil ours danseur pense avec une joie mêlée
dç regrets au temps où le public admirait son talent l
Enthousiasmé par ces souvenirs, il veut dauntir la preuve qu'il n'est
pas un misérable vantard, qu'il a été réellement grand piir la <lanse.
Et soudain il se lève, se posé sur ses pattes de derrière, et, comme
autrefois, le voilà qui se met à danser la gavot'e, sa danse favorite.
ATTA TROLL, RÊVE d'cJNE NUIT D*ÉTÉ. 970
Moels d'admiration, le Tïîtiseau altentif, les out*sons coïitemptenlleur
père qui danse gravement au clair de lune.
V.
Atta TroH est rfîélaneefliqwement étenén sur te dos, dans sa caverne,
au milieu des siens; il !èdie ses pattes en rêvant, il lèdie et murmure :
— jftttmmal Mumma! perte noire que j'avais pêchée dans l'océah de
la vie, jef ai donc perdue à Janr^ais dans ce même océan !
Ne dois-je jamais le revoir cprau-delà de la tombe, à Tlieure où, dé-
gagée de tes dé|)0uilte8 morteHes, tu ne seras qu'une amesans fjeau?
' Ali! je vowdrais auparavant baiser une dernière fois le gracient mti-
seau de ma cbère Mummfa; il était si doinc et comme parfimié de miel!
Je voudrais aussi flairer une dernière fois la douce senicur qin éma-
nait de ma chère BInmma, plus pénétrante que l'odeur des roses.
Hais, hélas! IMumma languit dans les chaînes de celle engeance ^i
tfappeHe l'homme et s'imagine être le propriétaire de toule la ietre.
Mort ei damnation! ces hommes, ces archi-aristocrales, fegaiitlehl
toutes les autres créatures avec l'insolence du seigneur et maître!
Ils nouswilèvent femmes et enîans, nous enctiatnent, nous battent,
nous tuent même |)onr vendre notre peau et notre graisse;
Et ils se croient permis ces forfaits, surtout contre la race des ours,
et ils appellent cela les droits de Thonnue.
Les droits de Ihomme! les droits de Fhomme! et qui vous les a oc-
troyé*? Oe n'eîH'pas la natnre, eHe n'c^ pas dénaturée à ce point.
Les dwitede l'homme! qiri vous a donné ces privilèges? Ce n'est vrai-
ment pas la raison, elle est toujours raisonnable.
Hommes, valet-vous donc mieux qne nous, parce que vous tîntes
cuire et rôtir vos tilimens? Nous, nous mangeons les nôtres tout crus.
Hais le résultîit final est le même |)Our tous. Non, ce n*est pas hi notir-
Titure qui anolrlit. Celui-là seul e^ nol)le qui pense et agit noblement.
Homnres, vatet-votis mienx que nous à cause de vos arts et de vt)s
sciences? Nous autres, nous ne sommes pas des crétins.
N'y a-t-îl pas des chiens savans? el des dievaux qui <nymplertl comrtie
des membres de la haute finance? Les lièvres ne jouent-ils pas du tam-
bour à merveille?
Maint castor ne s'est-il pas distingué en hydrostatique, et n'est-ce pas
aux cigognes que l'on doit l'invention des clyslères?
Les ânes n' écrivent-ils pas des critiques? Les singes ne jouenl-^ilé pas
la comédie? Trouvez-moi une plus grande tragédienne qUe Ba'fôtîa,
Tillufitreguetion?
Les rossignols ne chantent-ils pas? Freiligrath n'est-il pas poète? Qui
pourrait mieux chanter le roi nègre que sou compatriote le dfomadiirrb?
980 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la danse, moi qui parle, j*ai été aussi loin que Raumer dans Fart
d'écrire. Écrit-il mieux que je danse, moi pauvre ours?
Hommes, pourquoi donc valez-vous mieux que nous? Vous portez
haut la tête, il est vrai, mais il rampe dans ces têtes de bien basses
pensées.
Hommes , valez-vous mieux que nous , parce que votre peau est unie
et lisse? Vous partagez cet avantage avec les serpens.
Hommes, race de serpens bipèdes, je comprends pourquoi vous por-
tez des vêtemens. Vous cachez sous la laine empruntée votre nudité de
vipères.
Mes enfans, soyez en garde contre ces avortons sans poils I Mes filles,
ne vous fiez à aucun de ces monstres qui portent pantalons!
Je ne divulguerai pas davantage combien le vieil ours^ dans sa rage
égalitaire, trouva d'argumens insolens contre le genre humain.
Car, à la fln, je suis homme aussi moi-même, et je ne veux plus ré-
péter ces sottises qui finissent par blesser.
Oui, je suis homme^ et je m'estime quelque chose de mieux que les
autres bêtes. Jamais je ne trahirai les intérêts de ma naissance.
Et je défendrai toujours bravement contre toutes les prétentions bes-
tiales le drapeau de Thumanité et les imprescriptibles droits de Thomose.
VI.
Pourtant il est peut-être utile aux hommes, qui forment la classe
élevée de la société animale^ de savoir ce que l'on dit et pense au-des-
sous d'eux.
Oui, sous nos pieds, dans les couches souterraines, dans les antres
ténébreux des classes inférieures et fauves, couvent la misère, l'orgueil
et la haine.
Ce qui a été établi par l'histoire naturelle et consacré depuis des
siècles par les us et coutumes est nié audacieusement et le museau levé.
Le vieillard grogne à l'oreille de l'adolescent la funeste doctrine qui
menace d'anéantir sur terre la civiUsation et l'humanité. —
Enfans, — murmure Atta Troll eu se roulant sur sa couche sans
tapis, — enfans, l'avenir est à nous !
Si tous les ours, si tous les animaux pensaient comme moi, avec nos
forces réunies nous déferions nos tyrans.
Que le sanglier s'unisse au chevaJ, que l'éléphant enlace fraternelle-
ment sa trompe à la corne du vaillant taureau;
Que les renards et les loups de toutes couleurs, que les singes et les
béliers, que le lièvre lui-même, réunissent quelque temps leurs efforts,
et la victoire est à nous!
ATTA TROLL, RÊVE D'CNE NUIT d'ÉTÉ. 984
Unité! unité! voilà le premier besoin de l'époque. Séparés, nous se-
rons asservis; unis, nous bousculons nos tyrans.
De Funité! de Funité! et nous sommes vainqueurs. Le régime hon-
teux du monopole, avec les vils usurpateurs, tombe en ruine. Et nous
fondons le règne des justes.
Que régalité parfaite soit la loi fondamentale. Toutes les créatures
de Dieu seront égales sans distinction de croyances, de pelage et d'odeurs.
La stricte égalité 1 Que tout âne puisse parvenir à la plus haute fonc-
tion de rétat; que le lion en revanche porte le sac au moulin.
Pour ce qui concerne le chien, c'est un mâtin qui a des goûts ser-
vîtes, parce que depuis une éternité l'homme le traite comme un chien.
Cependant, dans notre constitution radicale, nous lui rendons ses
vieux droits inaliénables, et il se régénérera bientôt. ^
Les Juifs eux-mêmes jouiront du droit de citoyen, et ils deviendront,
devant la loi, égaux aux autres mammifères.
Seulement la danse sur les places publiques ne leur sera point per-
mise. Je fais cet amendement dans l'intérêt de mon art;
Car le sens du style sérieux en chorégraphie, de la plastique sévère du
mouvement , manque à cette race; ils gâteraient le goût du public. —
VII.
Sombre dans sa sombre caverne, Atta Troll le misanthrope, accroupi
au milieu de sa famille, grogne et grince des dents :
— 0 hommes! dédaigneuses canailles! souriez donc! le grand jour
de la liberté nous délivrera de votre joug et de vofre sourire.
C'est toujours ce qui m'a le plus blessé que ce tressaillement aigre-
doux des lèvres. Rien ne m'est plus odieux que le sourire des hommes.
Quand j'apercevais ce mouvement fatal sur leur blanc visage, il me
semblait que mes entrailles se retournaient dans mon ventre.
La profonde scélératesse d'une ame humaine se manifeste d'une
façon bien plus impertinente par le sourire que par les paroles.
Us sourient sans cesse ! même alors que la décence exige un profond
sérieux, dans le moment le plus solennel de l'amour!
Ils sourient sans cesse ! Ils sourient même en dansant! ils profanent
ainsi cet art qui aurait dû rester un culte.
Oui , la danse, dans les anciens temps, était une pieuse manifestation
de la foi. Le chœur des prêtres sautait saintement autour de l'autel.
C'est ainsi que le roi David dansa jadis devant l'arche d'alliance.
Danser était un acte sacré, danser c'était prier avec les jambes.
C'est ainsi que moi-même j'avais compris la danse, lorsque j'exerçais
sur les places devant le peuple qui m'applaudissait tant.
Ces applaudissemens, je Tavoue,. me faisaiAnt. dlu bidD^au^oœjuyiHtair
il est doux d*arracher des suffrages à un enoemi.
Mais^ dans lenthousiasine, ils souriaient encore* L*art de la ddn^e e^
Iiu-même ijnpuissanià moraliser les hommes, et ils resteui ioHJomS)
frivoles I
VIII.
Plus d'un vertueux citoyen sent mauvais ici-bas, pendant qii« dts
Taiets de princes çont parfumés de lavande et d'ambre.
Il y a des âmes virginales qui sentant le savon noir, tandis que pav-
foifi le vice vient de se laver avec de l'eau de rosi^
Cest pourquoi, cher lecteur, ne fronce pas le nez, si la cavecne
d'Atta Troll ne te rappelle pas les parfums d'Arabie.
Demeure un instuit avec moi dans le cercle vaftoreux et nauséaliond
où notre héros parle à sou (ils cadet comme du milieu d'une nuée: -^
Eqfant, mou enfant, le dernier rejeton de ma force virile, iuclioie
ton unique oreille près du museau paternel et bois mes paroles!
Déûe-toi des doctrines de l'espèce humaine; elles te [Mordraient J'ame
et le corps. Parmi tous les hommes, il n'y a. pas un seul brave bénîmes
Même les Allemands, qui jadis en étaient les meilleurs, même ces
fils de Tuiskion, nos cousins de loute antiquité, sont aussi dégénérés.
Ils sont maintenant sans croyance et sans Dieu ; ils prêchent même
l'athéisme. Mon enfant, mon enfant, défle-toi princi|>alement de Feuer-
bach^et de Bruno Bauer!
Ne deviens pas athée, un ours impie qui renie son créateur.
Oui, c'est bien un créateur qui a fait l'uni versl Robespierre avait bien
raison : — il y a un être suprême l
Sur nos tètes, le soleil et la lune, les étoiles aussi (celles avec queue
et celles sans queue également), sontle reflet de sa toute-puissance.
A nos pieds, la terre et les mers sout l'écho de sa gloire, et cbaïqoe
créature célèbre ses splendeurs.
Même le tout petit insecte qui réside dans, la barbe argentée d'un
vieux pèlerin chanteur de cantiques, lui aussi chante la louange de
l'Éternel!
Là-haut, sous une tente |)arsemée d'étoiles^ sur un tr&oe d'or, siég^
majestueusement un ours colossal qui dirige Tunivers.
Sa pelisse est immaculée et blanche oomme la neige; sa tête esiceiate
d'une couronne de diamans qui rayonne à tiavers les cieux.
Sur sa figure rayonnent Tharmonie et la [»ensée créatrice. Il fait un
geste avec son sceptre, et les sphères résonnent et chantent.
A ses pieds sont assis les ours bienheureux qui ont souffert ici-bas
avec humilité et résignation. Ils tiennent dans leurs pattes vénérables
les palmes de leur martyre.
ATTA TROLL, RÈVi: DUNE NLIT D ÉTÉ. 983
Parfois un d'entre eux se lève, un autre le suit; ils sautent comme si
le Saint-Esprit les possédait, et les Toilà tous qui dansent le plus so-
lennel des menuets,
Un menuet où Tinspiration de la grâce peut tenir lieu de talent et
où l'ame éperdue de Joie clierohe à sortir de sa peau.
Moi, indigne Alla Troll, jouirai-je un jour de cette béatitude, et,
après mes tribulations terrestres, passerai-je dans ce royaume de dé-
lices impérissables?
Ivre de volupté céleste, là-liaut sous J^ tente étoilée, une auréole au
front, la palme à la patte, danserai-je aussi devant le trône du Sei-
gneur?—
IX.
Comme la langue écarlate qiie le roi nègre de Preiligratb tire dans
sa colère bors de ses lèvres noires et épaisses.
Ainsi la lune rougeâtre sort dessombreset lourds nuages. On entend
au loin les cascades, qui ne sommeillent jamais, bruire tristement dans
le silence des ténèbres. '
Alla Troll est debout au sommet de son rocber favori; il est seul,
seul au bord de Tablme, et il hurle ces paroles qu'emportent les vents
de la nuit :
— Oui, je suis un ours! je suis ce que vous nommez ours velu, sau-
vage, grognon, mal lécbé, et Dieu sait quoi encore!
Oui, je suis un ours! je suis Tanimal qu'il faut pourchasser, la brute
objet de votre mépris, de votre sourire.
Je suis la cible de vos railleries, je suis la bêle noire avec laquelle
vous effrayez le soir les enfans quand ils ne sont pas sages.
Je suis la caricature grotesque des contes de vos nourrices; je le surs,
et je le crie à haute voix à ces hommes là-bas.
Entendez-vous? entendez-vous? je suis un ours! Jamais je ne rou-
girai de mon origine. Je m*en glorifie comme si j'étais issu du sang de
Moise Hendelsohn 1 —
X.
11 est minuit. Deux formes sauvages se glissent à quatre pattes avec
de sourds gro^ncmens et se fraient un chemin à travers le sombre
fourré de sapins.
C'est Att.i Troll, le père, et son fils, le jeune Une-Oreille. Ils s'arrêtent
dans la clairière, près du rocher qu'on appelle la Pierre-Sanglante.
— Cette pierre, grogne Atti Troll, est l'autel oî les druides, à l'épo-
que du paganisme, faisaient des sacrifices humains.
O comble de l'horreur cl du crime! quand j'y pense, mon poil se lié-
risse sur mon dos. — On répandait du sang à la gloire de Dieu!
98i REVLE DES DEUX MONDES.
Pour dire la vérité, maintepant les hommes sont plus éclairés,
aujourd'hui ils ne s' entretuent plus par zèle religieux, au nom des in-
térêts du ciel.
Non, ce n'est pas cette pieuse erreur, ce saint délire, cette généreuse
folie, mais bien l'égoïsme personnel, qui les poussent au meurtre et à
l'assassinat.
Us s'acharnent à l'envi sur les biens de cette terre; c'est mi pillage
universel, et chacun tue et vole pour soi-même.
Oui, les biens de la communauté terrestre deviennent la proie d'un
seul maître, de l'homme, et il parle alors de droits de possession, de
propriété.
Piropriété, droits de possession ! 0 vol , ô mensonge ! L'homme seul
pouvait inventer un pareil mélange de ruse et d'absurdité.
La nature n'a pas créé de propriété, car tous, oui tous, nous venons
sans poche au monde, sans poche sur l'épiderme.
Aucun de nous tous n'a de naissance de pareils petits dacs sur le corps
inventés pour receler les vols.
L'homme seul, cet être nu qui se fit avec art un vêtement de la laine
étrangère, sut aussi, avec le même art, se procurer des poches.
Une poche ! c'est aussi peu naturel que la propriété et les droits dt*
possession. Les hommes ne sont que des filous qui empocheraient les
étoiles du ciel.
Je les hais avec une légitime fureur! Mon fils, je veux te transmettre
cette haine; ici, sur cet autel; jure haine éternelle au genre humain.
Sois l'ennemi implacable de ces vils oppresseurs, leur ennemi im-
placable jusqu'à la fin de tes jours. Jure, jure ici, mon fils!.... —
Et le jeune ours jura, comme autrefois Annibal, fils d'AmUcar. La
lune éclaira de sa lueur blafarde et sinistre le vieux dolmen et les deux
misanthropes.
Un jour, nous dirons comment le jeune ours tint fidèlement son ser-
ment. Notre lyre le chantera dans une prochaine épopée.
Quant à Atta Troll , nous l'abandonnons également, mais pour le re-
trouver plus tard et plus sûrement au bout de notre fusil.
Va, ton affaire est faite. Tu es accusé du délit d'exciter à la haine et
au mépris d'un gouvernement humain et juste... Demain nous t'appré-
henderons au corps.
XI.
Comme des bayadères assoupies, les montagnes frissonnent dans
leurs blancs peignoirs de nuages que la brise du matin soulève.
Mais elles se réveillent bientôt sous les baisers du soleil; il leur en-
lève peu à peu jusqu'au dernier voile et les contemple dans toute leur
beauté.
i
ATTl TROLL, RÊVE D'UNE Nl'IT d'ÉTÈ.
J'clais sorti à la pointe du jour avec Lascaro pour aller à la cl
Tours; à midi nous arrivâmes au pont d'Espagne.
C'est ainsi qu'on appelle Le pont qui mène de France en E
chez les barbares de l'ouest, qui sont en arrière de mille ans,
En arrière de mille ans de la civilisation moderne. Mes bar
l'est, aii-delà du Rbiu, ne le sont que de cent ans.
C'est en hésitant, en tremblant presque, que je quittai le sol
la France, de cette patrie de la liberté et des femmes que j'aini
Au milieu du pont d'Espagne était assis un pauvre Espagnol
sère se lisait dans les trous de son manteau; la misère se lisait
yeux.
Il grattait de ses doigts maigres une vieille mandoline. L'ai
lodie était renvoyée par l'écho du précipice comme une moqui
Parfois il se penchait sur l'abimL' et se prenait à rire. Puis
tail les cordes avec plus de frénésie et chantait des rimes d'am
Je jiassai et je me dis à moi-même : C'est singulier, la folie <
et chante sur ce pont qui conduit de France en Espagne.
Ce pauvre fou est-il remhlème de l'échange des idées entre
nations? ou bien est-il le litre frontispice de la folle Espagne?
Vers le soir, nous atteignîmes une misérable posada où i
podrida fumait dans un plat crasseux.
J'y mangeai aussi des garbanzos gros et lourds comme di
indigestes même pour un estomac allemand nourri d'andouilh
sa jeunesse.
Le lit était le véritable pendant de la cuisine, et était comn
de vermine. Ahl les punaises sont les plus terribles eni
l'homme!
L'inimitié d'une seule petite punaise qui rampe sur votre c
plus redoutable que la colère de cent éléphans.
11 faut se laisser mordre en silence. C'est bien triste! Ce qu
triste encore, c'est d'écraser l'ennemi : toute la nuit une infec
poursuit.
Oui, ce qu'il y a de plus terrible sur la terre, c'est un coc
l'insecte qui se sert de sa puanteur comme d'une arme. Un <
une punaise !
XII.
Comme ils menlent, ces poètes, même les mieux dressés,
disent, quands ils chantent que la nature est le temple de Diei
Un temple dont les splendeurs témoignent de la gloire du
Le soleil, la lune et les étoiles n'en seraient que les lampes
pendues à la coupole.
986 REVLE DES DEUX MONDES.
Allez , allez , bonnes gens, mais avouez que les degrés de ce temple
ne sont pas 1res commodes, des escaliers insupportables!
Ces hauts et ces bas, ces montées et ces descentes, ces ascensions de
rochers, cela me fatigue Tame et les jambes.
A mes côtés marche Lascaro, pâle et long comme un cierge. Jamais
il ne parle, jamais il ne rit, le fils mort de la sorcière.
Oui, Ton dit que c'est un mort, défunt depuis longues années, à qui
la science magique de sa mère a conservé l'apparence de la vie.
Ces méchans escaliers du temple de Dieu ! Je ne puis comprendre
aujourd'hui que je n'ai pas vingt fois trébuché dans l'abtme et risqué
de me casser le cou.
Comme les cascades mugissaient! comme le vent fouetiiit les sapins
qui hurlaientl Les nuages crèvent tout à coup. Quel temps affreux!
Près du lac de Gaube, dans une petite cabane de pécheur, nous trou-
vâmes un asile et des truites : celles-ci étaient délicieuses.
Le vieux pêcheur, malade et cassé, était assis dans une chaise longue.
Ses deux nièces le soignaient, belles comme des anges,
Comme des anges im peu gras et quelque peu flamands, que Ton
croirait descendre d'un cadre de Rubens : cheveux blonds, yeux bleus
et limpides,
Fossettes au milieu des joues roses où Fespiéglerie se tapit, membres
forts et arrondis, éveillant à la fois la crainte et la volupté.
Charmantes et bonnes créatures, qui se disputent d'une façon cbar- '
mante pour savoir quelle boisson conviendrait le mieux au vieil onde
malade.
L'une lui présente une tasse de fleur de tilleul, et l'autre de la tisane
de sureau.
« Je ne boirai ni l'une ni l'autre, dit le bon vieux impatienté. Allez
me chercher une outre de vin , que j'accueille mes hôtes avec une
meilleure boisson. »
Si c'est véritablement du vin que j'ai bu au lac de Gaube, c'est ce
que j ignore. Dans le Brunswick, j'aurais cru que c'était de la bière de
Brunswick.
L outre était faite de la plus belle peau de bouc noir. Elle puait ad*
miral)lemcnt; mais le vieux en but avec tant de plaisir, qu'il en devmt
gaillard et mieux portant.
Il se mil à nous raconter les hauts faits des bandits et des contreban-
diers qui hantent libres et joyeux les forêts des Pyrénées.
Il savait aussi de vieilles histoires, entre autres les combats des géans
contre les ours, dans les te:nps fabuleux.
Oui, les goans et les o;irs sj so U disp^tj jadis lempire de ces raoa-
tagnosel de ces vallées avant l'invasion des hommes.
A leur arrivée, les géans s'enfuirent épouvantés par une terreur
I
ATTA TROIX, RÈVK ]>'UNB NUIT D'ÉTÈ. 987
panicftie, car il n*y a pas beaucoup de cerveile dans ce» grosses tdte^.
On dit encore (|ue ces grands niais, arrivés au bord de la mer, voyant
le ciel réfl clii dans les flots bleus,
Crurent que la iner ét-iit le ciel lui-mê:ne, et se précipitèrent dans
les flots, pleins de conflaniîe en Dieu, et s'y noyèrent tous ensemble.
Quant à ce qui regarde les ours, riiotnine les détruit maintenant pea
à peu; chaque année, leur nombre diminue dans les montagnes.
« C'est ainsi , disait le bf>n vieux . (jue l'un f.iil place à l'autre sur la
terre: après les hommes, remj)ire passera aux nains,
a A ces petites créatures micro^co;)i jilîs et rusées qui habitent sous
les montiigncs, fouillant et amassant sans relàclie des richesses dans
les^ filons d'or et d'argent. i |
a Je les ai souvent vus «au clair de loilune lorsque, pour nous épier, ils
sortent leurs petites télés pleines Ad milice des crevasses de la terre,
et j'ai eu peur en songeant à l'avenir,
« Et au règne crasse. ix de ces pyg:n jes richards. Hélas! je le crains
bien, nos neveux seront forcés de se jeter h l'eau, comme les géans stu-
pides qui croyaient se réfugier dans le ciel. »
XIII. l
\
ï
Le lac aux eaux profondes repose d ms sa sombre coupe de rochers.
De pâles étoiles regardent mélancoliquement du haut du ciel. C'est la
nuit et le silence.
La nuit et le silence I — Les rames s'élèvent et retombent. La barque
nagie mystérieusement en clapotint. Les nièces du batelier ont pris sa
place..
Elîes rament gracieusement, avec souplesse. Parfois dans Tombrcj, à
la lueur des étoiles, on Voit briller leurs bras nus, vigoureux, et leurs
grands yeux d'azur.
Laacaro est assis à mes côtés, p&le et muet comme de coutume. Cette
pensée me vient comme un frisson : serait-il vraiment un revenant?
Et moi-même, ne suis-je pas mort aussi? Et voilà que je navi;;ue
maintenant, avec des spectres pour compagnons, dans le triste em|)irQ j
desrombres. t
r
Ce lac, n'cdtrce pas le Styx à l'onde noire? Proserpîne, à défaut de l
Caron^ ne me fait-elle pas conduire par ses soubrettes? >
Non, je ne suis pas encore mort et éteint. — Au fond de mon amc je
sens encore brûler et palpiter la flamme joyeuse de la vie.
Ges> jeunes filles qui manient gaiement la rame et parfois m'écla-r v
boussent avec l'eau qui en découle, rieuses et folâtres.
Ces belles- fiUestfraiches et potelées, bien sûr, ne jont pas des fan-
tômes infernaux ni les suivantes de Proserpme.
I
ï
i
9gg BEYUB DBS DEUX MONDES.
Pour me convaincre parfaitement de leur humanité réelle et m'as-
surer, pièces en main, de ma propre existence,
J'imprimai fortement mes lèvres sur les fossettes des joues roses de
mes batelières, et j'arguai philosophiquement : Je baise, donc je suis.
Arrivé à Vautre bord, j'embrassai encore une fois ces bonnes filles.
Ce n'est que dans celte monnaie-là qu'elles voulurent me laisser payer
le passage.
XIV.
Les cimes violettes de la montagne rient sur le fond d'or du soleil. A
mi-côte, un village est perché fièrement comme un nid d'oiseau.
Quand j'y fus grimpé, je trouvai tous les vieux envolés. Il n'était reste
que les enfans, la jeune couvée qui n'a point d'ailes encore;
De jolis petits garçons, de ^gentilles fillettes presque masquées avec
des capuchons de laine blanche ou écarlate, et jouant la comédie sur
la grand' place.
Mon arrivée ne troubla pas le jeu, et je pus voir l'amoureux prince
des souris s'agenouiller pathétiquement devant la fille de l'empereur
des chats.
Pauvre prince! on le marie avec sa belle. Elle gronde, elle tem-
pête, elle mord, elle mange son époux. La souris morte, le jeu est fini.
Je restai presque tout le jour avec les enfans. Nous causions avec une
charmante confiance. Ils voulurent savoir qui j'étais et ce que je faisais.
a Chers petits, leur dis-je, mon pays natal s'appelle l'Allemagne; il y
a là des ours en quantité, et je suis im chasseur d'ours.
c( J'en ai écorché vif plus d'un dans ce pays-là; mais par-ci, par-là,
j'ai reçu moi-même quelques coups de patte assez vigoureusement
a4n)inistrés.
« A la fin, je me lassai de me chamailler ainsi tous les jours avec des
animaux aussi mal léchés dans les forêts de ma patrie,
« Et je suis venu ici chercher un meilleur gibier. Je veux mesura
mes forces avec le grand Alta Troll.
(( Voilà un noble adversaire digne de moi. Ah I en Allemagne, j'ai
livré plus d'un combat où je rougissais de la victoire! »
Lorsque je me disposai au départ, les bonnes petites créatures dan-
sèrent une ronde autour de moi, en chantant girofiél giroflal
Puis la plus petite de toutes s'avança vers moi d'un air mutin et plein
de grâce, me fit deux, trois, quatre révérences, et se mit à chanter d'une
jolie voix :
ce Si le roi me rencontre, je.lui fais deux révérences, et, si la reine
me rencontre, je lui fais trois révérences.
« Mais, si le diabîe avec ses cornes passe dans mon chemin, je lui fais
deux, trois, quatre rcvérences, girofle! girofia!»
I
ATTA TROLL, RÊVE D'uNE NUIT D'ÉTÉ. 989
a Girofle! girofla! » fut répété en chœur par la petite bande, qui se
mit à tournoyer thec espièglerie dans mes jambes tout en chantant.
Pendant que je redescendais à la vallée, le refrain me suivait en-
core de ses accens éloignés comme un gazouillement d'oiseaux : a Gi-
rofle ! girofla ! »
XV.
Des blocs gigantesques, difformes et grimaçans m'entourent sem-
blables à des monstres pétrifiés de toute antiquité.
C'est étrange I des nuées grises flottent au-dessous avec les mêmes
formes bizarres, et fout comme une contrefaçon vaporeuse de ces sau-
vages figures de pierre.
Dans le lointain, la cascade mugit, et le vent hurle dans les pins : bruit
fatal et impitoyable comme le désespoir I
Lugubres solitudes I De noires troupes de choucas s'abattent sur des
sapins calcinés et pourris et agitent leurs ailes impuissantes.
Lascaro me suit, toujours pâle et silencieux; nous ressemblons bien
à la vieille gravure d'Albert Durer, où la mort en personne accompagne
le chevalier de la démence.
Pays affreux et désolé! Une malédiction pèse-t-elle sur le sol? Je
crois voir du sang aux racines de cet arbre rabougri et souffreteux.
Il couvre une cabane qui se cache à demi comme honteuse sous la
terre. Le pauvre toit de chaume a l'air de vous supplier et de vous re-
garder avec crainte.
Les habttans de cette cabane sont des cagots, débris d'une race qui
achève dans l'obscurité les restes d'une existence nrisérable.
Hélas! encore aujourd'hui les Basques ont une profonde horreur des
cagots; l'origine de celte aversion fatale est un mystère.
A la cathédrale de Bagnères, on voit une étroite porte basse avec
grille. — Voilà, m'avait dit le sacristain, l'ancienne porte des cagots.
Jadis toute autre entrée à l'église leur était strictement défendue, et
ils se glissaient furtivement dans la maison du Seigneur.
Là, le cagot s'asseyait sur un petit escabeau, priant seul, séparé,
comme un lépreux, du reste de la communauté. —
Mais les lumières modernes finiront par chasser les ténèbres injustes
du moyen-âge, même de leur dernière cachette. —
Lascaro resta dehors pendant que j'entrai dans l'humble cabane du
cagot. Je tendis amicalement la main à ce pauvre frère.
Et j'embrassai aussi son enfant, qui tétait avidement, cramponné au
sein de sa mère. Il ressemblait à une araignée malade.
A V-^*« .*••••
ego> u¥n DIS DBOX hond»..
XVI.
Regarde les sommets des montagnes! comme ils brillent dons le
lomtnin aa coucher du soleil, fiers comme des rois et étincelant d^^
pourpre et d*or !
Mais approche : toute cette magnificence s'évanouira. Ici, comme près
des autres splendeurs terrestres, tu as été dupe d*une illusion d*optique.
Ce qui te semblait pourpre et or, ah! ce n'est rien que la neige, rien
que la pauvre neige qui, glacée et triste, s'ennuie dins la solitude.
Là-haut j'entendis de près la pauvrette soupirer et gé nir, et racoi^
ter au vent volage et insensible tonte sa blauclie misère.
Olil disait-elle, comme les heures passent lentement dans cette so-
litude, des heures sans fin, des éternités gelées !
Ah ! pauvre neige! si, au lieu d'être sur ces hautes mjnUgnes, j'étais
tombée dans la vallée, dans la vallée où les fleurs s'épanouissent!
J'aurais fondu là et farjnj un putit ruisseau, et le plus beau garçon
du village serait venu se laver en souriant à m^n onde.
Oui, j'aurais peut-être coiil'^ jusin'à la m^r, o.ije pouvais devenir
perle pour orner à la (in la cojro.iae d'un roil —
Lorsque j'eus entenlu ces paroles, je lui réponlis: «Chère pelile
neij^e, je doute beaucoup qu'un sort aussi brillant t'attendit daas la
vallée.
« Console-toi. — Peu de tes S3urs deviennent perles ici-bas. Tu serais
peut-être tombée dans un bourbier, et tu n'aurais été qu'une ordure. #
Pji ii:it q iJ ji5 co i/orsiis ainsi avez la nei^e, j'eitenJis un coup de
fusil, et un vautour brun tomba des nues à mes pieds.
C'était une plaisanterie de Lascaro, une plaisanterie de chasseur^
miis SOI visita et lit, co n nj to ijours, sérieux et impassible. Seulement
le canon du fusil fumait encore.
Il prit ei silence une plu m à l'aile de l'oiseau, la fixa sur son feuti^
pointu et continua son chemin.
C'cHiit un cDiip li'jeil sinistre que de voir son ombre avec sa plume
s'agiter longue et noire sur la neige blanche des glaciers.
XVIL
^C'est une vallée qui ressenble à une rue. Son nom est le Ravin des
Esprits. D3 clu lue càté, des rochers escarpés s'élèvent à des hauteure
vertigineuses.
Li, sur le versant le plus rapide, la bicoque qu'habile Uraka>regaode
souruDiseiniint d ms la vallée : c'est là que je suivis Lascaro.
Il tilt conseil avec sa mire dans la langue mystérieuse des signes sur
la minière dont nous pourrions attirer et tuer Atta Troll.
ATTA TROLL, RÊTE d'uKE NUIT D'ÉTÉ. 991
Car nous avions bien suivi sa piste; il ne pouvait plus nous écliapper.
Tes jours sont comptés, Atta Troll.
Si la vieille, si Uraka est réellement une sorcière des plus distinguées,
comme on le prétend dans toutes les Pyrénées,
C'est ce que je ne déciderai jamais. Tout ce qne je sais, c'est que son
extérieur n'est guère rassurant. Ses yeux, rouges pleurent d'une façon
fort suspecte.
Le regard est louche et méchant, et l'on dit qu'aux pauvres vaches
qu'elle regarde, le lait tarit soudain dans les mamelles.
On assure même qu elle a tu j maint gras cochon, et même les bœufs
les plus forts, rien qu'en les caressant de sa main sèche.
Elle a été aussi phis d'une fois accusée d'un pareil maléfice devant
le juge de paix. Mais c'est un voltairien , un enfant du siècle,
Léger, frivole, sceptique, s:m3 croyance, el les demandeurs ont été
renvoyés avec des railleries.
Oriicieliement Urakaa un m Hier fort honnête. Elle vend des simples
des montagnes et des oiseaux empaillés.
La liutte était pleine de pareils objets d'histoire naturelle. On sentait
cruellement la jusquiame, le coucou, le pissenlit et la fougère.
Il y avait une collection de vautours qui faisaient le plus bel effet
avec leurs ailes étendues et leurs becs gigantesques.
Étiit-ce la folle odeur de ces plantes qui me montait à la tête et m'é-
tourdissait? Le.fait est que j'éprouvais une étrange sensation à la vue
de ces oiseaux.
Peut-être étaient-ce des êtres humains qui, |)ar les ruses magiques de «
la sorcière, se trouvaient maintenant dans celte misérable condition i
d'oiseaux empaillés. 1
Ils me jetaientdes regards fixes, douloureux et en même temps pleins |
d'impatience. Il me semblait imrfois qu'ils regardaient aussi la sorcière \
de travers et avec terreur. ?
Mais Uraka est accroupie à côté de son fils Lascaro près de la chemi- «
née. Ils fondent du plomb et coulent des balles. l
Ils coulent ces billes ratidique:^ qui doivent tuer Atti Troll. Comme ]
les flammes pétillent vivement sur le visage de la sorcière! ^
Elle agile sjs lèvros minces, mVis sais bruit. Murmure-t-elle la pa- f
rôle m:igiqiie qui fait réussir la foule des balles?
Par momeus elle chuchote el fut signe à sou fils; miis celui-ci con- l
tinue sa lâche, sérieux el m let comme la tombe. •
0[)pressé par des frissons de terreur, je vins m'accouler à la fenêtre '
pour respirer l'air pur, el je regar.lai au fond de la vallée. |
Ce que je vis alors entre minuit et u:ie heure du matin, c'est ce que \
vous apprendra fidèlement le chapitre suivant.
t
992 REVUE DES DEUX MONDES.
xvin.
C'était l'époque de la pleine lune pendant la nuit de la Saint-Jean ,
alors que la chasse maudite défile dans le Ravin des Esprits.
De la fenêtre du nid de sorcière d'Uraka je pouvais considérer à mer-
veille la cavalcade des spectres pendant qu'elle descendait le ravin.
J'avais une bonne place pour voir le spectacle, et je pus jouir du coup
d'œil complet de cette fête bruyante des morts échappés à la tombe.
Hallo et houssa! Cris de chasse, claquemens des fouets, hennissemeiis
des chevaux, aboiemens des chiens, sons du cor, rires éclatans, comme
tout cela retentissait joyeusement!
Devant, en guise d'avant-garde, d'étranges bêtes fauves, des cerfs et
des sangliers couraient de compagnie; derrière s'élançait la meute.
Les chasseurs étaient de climats différens et de temps plus ditTérens
encore : par exemple, à côté de Nemrod d'Assyrie, chevauchait le roi
Charles X de France.
Ils montaient de blanches haquenéés. A pied suivaient les piqueurs,
la laisse en main, et les pages avec des flambeaux.
J'en reconnus plus d'un dans la troupe effroyable. Ce chevalier dont
l'armure d'or étincelle, n'était-ce pas le roi Arthus?
Et Ogier le Danois ne portait-il pas une brillante cotte de mailles verte
qui le faisait ressembler à une grande grenouille des bois?
Je vis aussi dans les rangs plus d'un héros de la pensée. Je reconnus
notre Wolfgang Goethe à l'éclat de son regard tranquille.
Car, anathématisé par Hengstenberg, le grand païen ne peut repo-
ser dans la tombe, et il continue en société impie à chasser gaiement
comme pendant sa vie.
Je reconnus aussi le divin William au doux sourire de ses lèvres. Les
puritains d'Angleterre l'ont aussi damné pour ses péchés.
Il lui faut suivre la bande infernale toute la nuit, monté sur un noir
coursier. A ses côtés, sur un âne, trotte un petit homme. . . Dieu du
ciel!...
A sa plate mine de dévot, à son pieux bonnet de coton blanc, à sa
frayeur mortelle, je reconnus le piétiste berlinois Franz Hom 1
Parce qu'il a écrit cinq volumes de commentaires sur le profane
Shakespeare, le malheureux est forcé, après sa mort, de chevaucher
avec lui dans le brouhaha de la chasse maudite.
Hélas ! mon bénin et languissant Franz Horn est obligé de galoper,
lui qui osait à peine marcher à pied, et qui ne savait que s'agenouiller
à son prie-Dieu et boire du thé.
Les vieilles fllles qui dorlotaient son indolence ne vont-elles pas êtn?
saisies d'horreur quand ellci apprendront que leur Franz est devenu un
compagnon des chasseurs terribles?
I
ATTA TROLL; RÊVE D*11NE NUIT D*ÉTÉ. 993
Quand on se met au galop, le grand William jette un regard ironique
sur son pauvre commentateur, qui le suit douloureusement au trot de
son grison,
Presque sans connaissance et cramponné à l'arçon de la selle, mais,
après sa mort comme pendant sa vie, suivant fidèlement pas à pas son
auteur.
Il y avait aussi beaucoup de femmes dans cette folle cavalcade des
esprits, surtout de belles nymphes au corps svelte et juvénile.
Elles étaient assises à califourchon sur leurs coursiers dans une com-
plète et mythologique nudité. Seulement leurs cheveux dénoués on-
dulaient derrière elles comme des manteaux dorés.
Elles portaient des couronnes de fleurs sur leur tête, et, fièrement
renversées dans des postures voluptueuses, elles brandissaient des
thyrses bachiques.
A côté d'elles, j'aperçus quelques nobles demoiselles chastement vê-
tues et obliquement assises sur leurs selles de femme vertueuse; elles
portaient le faucon au poing.
Derrière, comme une parodie, chevauchait, sur de maigres sque-
lettes de haridelles, une cohue de femmes parées d'une façon théâtrale.
Leur visage était joli à ravir, mais quelque peu efifronté. Elles
criaient comme des folles à faire tomber le fard dont leurs joues étaient
peintes.
Comme tout cela retentissait joyeusement, sons du cor, rires écla-
tans, hennissemens des chevaux, aboiemens des chiens, claquemens des
fouets I Hallo et houssa !
XIX.
Mais au milieu de la troupe trois figures se détachaient, trois mer-
veilles de beauté. — Jamais je n'oublierai ce trio d'amazones !
La première était facilement reconnaissable au croissant qui sur-
montait sa tête; fière comme une belle statue sans tachC; la grande
déesse s'avançait.
La tunique relevée couvrait à demi la poitrine et les hanches; l'éclat
des flambeaux et la lumière de la lune jouaient voluptueusement sur
ses membres d'une éclatante blancheur.
Son visage aussi était blanc comme du marbre, mais froid corami;
lui. La fixité et la pâleur de ses traits nobles et sévères faisaient frit^-
sonner.
Pourtant au fond de son œil noir brille un feu terrible, un feu doux
et perfide qui aveugle et dévore.
Combien elle ressemble peu à présent à cette Diane qui, dans Torguei 1
de sacliasteté, changea Actéon en cerf et le fit déchirer par ses chiens!
994 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce ce péché-là qu'elle expie dans celte très galante compagnie?
Chaque nuit, elle chevauche ainsi dans les airs comme un pauvre reve-
nant mondain.
La volupté s*est éveillée fcird dans ses veines^ mais avec d'autant
plus de véhémence, et dans ses yeux profonds brûle une véritable
flamme d*enfer.
Elle regrette le temps perdu, le temps primitif où les hommes
étaient plus beaux, et elle remplace maintenant la quaUté antique par
la quantité moderne.
A ses côtés, j<î vis une belle dont les traita n'étaient pas modelés sur
le même type grec, mais la naïveté gracieuse de la race celtique y
rayonnait.
CéUiit la fée Habonde, que je reconnus bien vite à la suavité de son
sourire et à l'éclat de sa voix quand elle riait j
Un frais \isage, rose et potelé, comme en peint Greuze, le nez au
Tent, la bouche en cœur toujours entr'ouverte, et des dents blanches à
ravir.
Elle portait un léger peignoir de soie bleue, que la brise soulevait
parfois. Même dans mes meilleurs rêves, je n'ai jamais vu de pareilles
épaules!
Peu s'en fallut que je ne sautasse par la fenêtre pour aller les baiser!
Je m'en serais mal trouvé, car je me fusse cassé le cou sur les rochers.
Ah! elle n'aurait fait que rire, quand je serais tombé tout sanglantà
ses pieds. Hélas! je connais ce rire-là!
Et la troisième femme qui émut si profondément ton cœur, était-ce
un démon comme les deux autres figures?
Si c'était un ange ou un démon, c'est ce que j'ignore. On ne sait
Jamais au juste chez les femmes où cesse l'ange et où le diable com-
mence.
Son pâle et ardent visage respirait toîit le charme de l'-Orient, et ses
vêlemens aussi rappelaient par leur richesse les contes de la sultane
Schéhérazade.
De douces lèvres comme des grenades, un nez de lis un peu courbé,
et les membres souples et frais comme un [)alinier clans une oasis.
Elle étiiil assise sur une haqncnce que tenaient, avec des rênes d'or,
deux nèj^res (|ui trottaient à pied à côté de la princesse;
Car elle était vraiment princesse; c'était la reine de Judée, la femme
d'Hérode, celle qui a deinandc la tôte de Jean-Baptiste.
C'est à cause de ce meurtre qu'elle est maudite et condamnée à suivre
jusqu'au jugement dernier, comme un spectre errant, la chasse noc-
turne des esprits.
Elle porte toujours dans ses mains le plat on se trouve la tète de Jcan-
Baptisle, et la baise; — oui, elle baise avec ferveur cette tête morte.
ATTA TROLL y AÉVR D*UlfB NUIT D'ÉTÉ. 9M
Car eUe aimait jadis le propiièie. Lu Bible ne le dit pa», — mais la
peuple a gardé la mémoire des sanglantes amours d'Hérodiade.
Autrement le désir de cette dame serait inexplicable. Une femme
demanderait-elle jamais la téled*un homme quVlle n'aime pas?
Elte était peui-étre un peu fâchée contre son samt smiant; elle; le lit
décapiter; — mais, lorsqu'elle vit sur ce plat cette tête si chère ^
Etie se mit à pleurer, à se désespérer, et elle mourut dans cet accès
de folie amoureuse. (Folie amoureusel quel pléonasme! Tamour n esirii
pas une folie?)
La nuit, elle sort de la tombe, et, en suivant la chasse maudite, elle
porte, comme dit la tnidilioa populaire, dans ses mains blanches le
plat avec la tète sanglante:
Mais, de temps en temps, par un étrange caprice de femme, elle
lance la tète dans les airs en riant comme une enfant, et la reçoit adroi-
tement comme si elle jouait à la Imlle.
Lorsqu'elle passi devant moi, elle me regarda, me Ût un signe de tète
si coquet et si languissant, que j en fus troublé jusqu'au fond da cœnr.
Trois fois la cavalcade passa au galop devant moi, et trois fois, ea
passant, le sj>ectre adorable me salua.
La chasse s'évanouissait dans la nuit, le tumulte s'éteignait, que le
graitieux salut me trottait encore dans la tête;
Et, toute la nuit, je ne fis que retourner mes membres fatigués sur
la paille (car il n'y avait pas de lit de plume dans la cabane dXIraka la
sorcière).
Et je me disais : — Que signifie donc ce signe de tête mystérieux?
Pourquoi m*as-tu regardé si tendrement, belle Hérodiade?
XX.
I^ soleil se lève et lance ses flèches d'or aux blanches nuées, qui se
teignent de rouge comme si elles étaient blessées, et s'évanouissent après
dais la lumière.
f Enfin la lutte cesse, et le jour pose en triomphateur ses pieds rayon-
Dans sur la nuque de la montagne.
^ La gent bruyante des oiseaux gazouille dans les nids cachés, et une
odeur de plantes s'élève comme un concert de parfums.
Nous étions descendus dans la vallée aux premières heures du jour,
et, pendant que Lascaro suivait la piste de son ours, je restais seul, la&
et triste.
Las et triste, je m'assis enfin sur un moelleux banc de mousse. Cétait
sous ce grand châne, au bord d'une petite sourcP| d>nt le murmure et
le clapote.nent m'ensorcelèrent tellement, que j en perdis presque. la
raisoQ. ^
Je me pris d'un désir sauvage^pour le monde des rêves^ pour la mori
996 REVUE DES DEUX MONDES.
et le délire , et pour ces belles amazones que j'avais vues dans le défilé
des esprits.
0 douces visions des nuits qu'effarouche Taurore, dîtes, où êtes-vous
enfuies? Dites, où vous cachez-vous pendant le jour?
Sous les ruines d'un vieux temple, au fond de la Romagne^ on dit
que Diane se retire pendant le règne diurne du Christ.
Ce n'est que dans les ténèbres de minuit qu'elle se hasarde à sortir et
à se livrer au plaisir de la chasse avec ses compagnes réprouvées.
La belle fée Habonde aussi a peur des dévots nazaréens, et elle passe
tout le jour dans son sûr asile d'Avalun, Tile fortunée.
Cette île est cachée au loin, dans l'océan pacifique de la fantaisie; on
ne peut y aborder que sur le cheval ailé de la fable.
Jamais le souci n'y a jeté l'ancre, jamais bateau à vapeur n'est venu
y jeter sa cargaison de badauds curieux et culottant leurs pipes.
Jamais on n'y entend le triste son des cloches, cet ennuyeux et étemel
bimm-boumm que les fées ont tant en horreur.
C'est là qu'au milieu d'une gaieté inaltérable, dans la fleur d'une
éternelle jeunesse, réside la fée joyeuse, la blonde dame Habonde,
Et qu'elle se promène en riant à l'ombre des fleurs tropicales, avec
un cortège jaseur de paladins qu'elle a ravis au monde.
Mais toi , Hérodiade, où es-tu, dis-moi? Ah! je le sais, tu es morte,
et ta tombe est à Jérusalem !
Le jour, tu dors, dans ton sépulcre de marbre , l'immobile sommeil
des morts; mais, à minuit, tu te réveilles au bruit du fouet, au chant
du cor, aux cris de chasse,
Et tu suis l'ardente cavalcade avec Diane et Habonde, et les joyeux
chasseurs qui détestent la croix et la pénitence.
Quelle ravissante société ! Ah ! si je pouvais chasser ainsi avec vous à
travers bois durant les nuits! C'est toujours à tes côtés que je chevau-
cherais , belle Hérodiade !
Car c'est toi que j'aime surtout! Plus encore que la superbe déesse
de la Grèce, plus encore que la riante fée du Nord, je t'aime, toi la
Juive morte! '
Oui, je t'aime ! je le sens au tressaillement de mon ame. Aime-moi et
sois à moi, belle Hérodiade!
Aime-moi et sois à moi ! Jette au loin ton plat et la tête sanglante du
saint qui ne sut pas t'apprécier.
Je suis si bien le chevalier qu'il te faut! Cela m'est bien égal que tu
sois morte et même damnée! Je n'ai pas de préjugés à cet endroit,
moi dont le salut est chose très problématique, moi qui doute par mo-
mens de ma propre existence.
Prends-moi pour ton chevalier, pour ton cavalier servant : je porte-
rai ion manteau et je supporterai tous tes caprices.
ATTA TROLL, RÊVE D'uNE NUIT D'ÉTÉ. 997
Chaque nuit, je cheTaucherai à tes côtés dans la bande des chasseurs.
et nous rirons! Pour t'amuser, je te ferai goûter mes bons mots,
— Ou bien àeê oranges. — La nuit, je te ferai paraîtra le temps court.
Le jour, j'irai m'asseoir sur ta tombe.
Oui, le jour, j'irai m'asseoir en pleurant sur les débris des sépulcres
royaux, sur la tombe de ma bien-aimée, dans la ville^de Jérusalem.
Et les vieux Juifs qui passeront croiront bien sûr que je pleure la
chute du temple et la ruine de Jérusalem.
XXL
Argonautes sans vaisseau , qui s'aventurent à pied dans les monta-
gnes, et qui, à la place de la toison-d'or, vont à la recherche d'une
peau d'ours,
Âh! nous ne sommes que de pauvres diables, des héros taillés à la
moderne y et nul poète classique ne nous célébrera dans ses chants
épiques.
Et cependant/combien nous avons souffert! quelle pluie nous surprit
au haut de la montagne où^l n'y avait ni arbre ni fiacre!
Une vraie cataracte ! il pleuvait à flots. Certes Jason, dans la Colchide,
ne reçut jamais une pareille douche.
Je donnerais mes trente-six rois d'Allemagne , m'écriais-je, je les
donnerais bien pour un parapluie ! Et l'eau ruisselait de mon corps en
abondance.
Morts de fatigue, tous maussades et trempés comme des caniches,
nous revînmes enfin à la cabane de la sorcière assez tard dans la nuit.
Uraka, assise près d'un feu clair, était en train de peigner son gros et
gras caniche. Elle lui donna vite congé
Pour s'occuper de nous. Elle fit mon lit, dénoua mes espadrilles,
cette chaussure pittoresque et absurde,
M'aida à me déshabiller, m'ôta même mon pantalon mouillé; il me
tenait aux jambes, serré et fidèle comme l'amitié d'un niais.
Mes trente-six rois d'Allemagne, m'écriais-je, je les donnerais main-
tenant pour une robe de chambre bien chaude! Et ma chemise hu-
mide fumait sur ma poitrine.
Frissonnant, claquant des dents, je m'accroupis un instant devant le
foyer; enfin je m'étendis sur la paille, presque étourdi par le feu ,
Mais sans pouvoir dormir. Les yeux à demi fermés, je regardai la
sorcière assise près de la cheminée, qui tenait sur ses genoux la tête et
la poitrine de son fils, aussi déshabillé.
Le gras caniche se tenait debout à ses côtés et lui présentait avec
beaucoup d'aisance un petit pot dans ses pattes de devant.
Uraka prit dans ce pot une sorte de graisse rouge, en oignit la poi-
MB RBVL'B DES BEUX H0N1MSS.
trine et les côtes de son &ls, pais le frotta "vivenfient avec une kMe coq-
Tulsive.
VA, iiendant qn*dle le frottait et loignait ainsi, eHe trrarnmirait en
nasillant un chaut de nourrice, et les flammes du foyer pétillaient
étrangement.
Pâle et osseux comme un cadavre, le fils gisait sur le giron de «a
mère, ses grands yeux éteints, fixes, grands ouverts et tristes comme
un tréimssé.
Est-ce donc véritablement un mort à qui Tamour d*une mère corn-
muniqiie chaque nuit une vie factice au moyen des baumes magiques?
Que le demi-sonuneil de la fièvre est étninge! Les membres fati-
gurs, lourds comme du plomb, sont comme enchaînés, et les sens
surexcités sont d'une lucidité ttTribïe.
Comme l'odeur des herbes me tourmentait dans cette chambre! je
cherchais douloureusement où j'avais déjà senti la même odeur, et je
le cherjj;haîs en vain.
Comme le vent dans la cheminée me faisait souffrir ! on eût dît les
gémissemens de pauvres âmes en |)eine. Il me semblait que je recon-
naissius les voix.
Mais ma plus grande lorîure venait des oiseaux empaillés rangés sur
uno planche au-dessus du chevet de ma couche.
Ils agitaient lentement à faire frémir leurs froides ailes, se penchaient
jus<pie sur moi avec de longs becs eu forme de nez humains.
On ai-je donc vu déjà de pareils nez? Est-ce à Hambourg ou à Franc-
fort flans le cpiartier des Juifs? Souvenirs vagues et pleins d'horreur!
Enfin le sommeil s'empara tout-à-fait de moi, et à la place de ces
visions bâtardes etgrimaç«mtes (la réalité assaisonnée de cauctiemar!).
J'eus un rêve bien net, sur un fond et une base solides, avec des
co'tours francliement accusés, vivant et plastique comme le sont tous
mes rêves.
Au lieu d'être dans l'étroite cabane de la sorcière, je me trouvais
dans une salle de bal soutenue par des colonnes et éclairée de mille
girandoles de» lumière.
Des musiciens invisibles jouaient la voluptueuse danse des nonnes de
Rohert'le Diable. J'élais seul à mepromener dans la salle.
Enfin les |)ortes s*mi vrent à deux battans , et voilà qu'arrivent lente-
mont, d'un fias solennel , les hôtes les plus étranges qu'on puisse voirl
Rien que des ours et des spectres! Debout sur leurs pattes de der-
rière, chaque ours conduit un spectre masqué et enveloppé d'un blanc
linceul.
Ainsi appariés , fts se mettent à valser autour de la salle. Curieux
coup d'œil à faire rire ou tremblerl
Car les ours, avec leur agilité proverbiale, avaient grand' peine à
à
ATTA TROLL, RÊVE D*UNB NUIT D*ÉTÉ. 999
suivre leurs blanches valseuses, qui tourbillonnaient légères comnne le
vent.
Ces pauvres bêtes étaient impitoyablement entraînées, et leur respi-
ration bruyante étoulfail presque la t)asse de rorcliestre.
Parfois les couples se heurtaient en valsant, et Tours donnait quel-
que coup de pied furtif au spectre qui Tavait fioussé.
Parfois aussi, dans Tivresse de la danse, un ours arrachait le linceul
de la figure de sa danseuse, et une tète de mort apparaissait.
Enfln, aux accords bondissans de la trompette et des cymbales, au
tonnerre de la grosse caisse, on commence le galop.
Hais je n'en pus voir la fin, car un ours mal léché me marcha si bien
sur les cors, que je me mis à crier et que je m* éveillai.
XXII.
Pbœbus, sur son tilbury céleste, fouettait ses chevaux en feu, et il
avait déjà parcouru la moitié de sa course radieuse,
Taudis que je dormais encore et que je révais d'ours et de S|>ectre8
étrangement enlacés, folles arabesques.
Il était midi quand je me réveillai. J'étais tout seul; mon hôlesse et
Lascaro étaient partis de bon matin ()Our la chasse.
Il n*y avait plus dans la cabane que le caniche de la sorcière. Il était
debout au foyer, près de la chaudière, une cuillère à la patte.
Il paraissait très bien dressé, quand la soupe cuisait trop vite, à la
tourniT rapidement et à Técumer.
Mais suis-je moi-même ensorcelé, ou la fièvre me trouble-t-elle en-
core le cerveau? J'en crois h peine mes oreilles. — Le chien parle !
Oui, il parle allemand, et sa prononciiUiou trahit même le grasseyant
accent de la bonne Souabe. Rêveur et comme plongé dans ses pensées^
il parle ainsi :
— Oh ! je suis le plus malheureux des |>oètes souabes. Il me faut lan-
guir tristement à Tôtranger et garder la marmite d'une sorcière.
Quel exécrable maléfice que la ma^ieî Que ma destinée est tragiqiicl
Sentir comme un homme sous la peau d'un chien!
Ah ! si j'étciis resté chez nous, près des chers poètes de notre tcolel
Ils ne sont pas sorciers, eux, et ils n'enchantent personne;
Si j'étais resté chez nous près de Cari Mayer, près des doux vergis^
mànrnicht^ai des soupes aux noudel de la patrie !
Aujourd'hui surtout je meurs presque du mal du pays. Si je pouvais
seulement voir la fumée qui s'élève des cheminées lorsque Ton cuit
laxJioucroute à Stuttgart! —
Lorsque j'entendis ces paroles, je me sentis ému d'une profonde pitié.
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
Je sautai de mon lit, vins m' asseoir près de la cheminée, et lui dis avec
compassion :
— Noble barde de Souabe, quel destin vous a conduit dans cette ca-
bane de sorcière, et pourquoi vous a-t-on si cruellement métamorphosé
en chien?
— Ainsi vous n'êtes pas Français? s'écria le caniche avec joie; vous
êtes Allemand, et vous avez compris mon monologue?
Ahl monsieur et cher compatriote, quel malheur que le conseiller de
légation Kœlle, quand nous discutions au cabaret, entre la pipe et labière,
N'ait jamais voulu démordre de sa proposition! A l'entendre, on ac-
quérait seulement par les voyages cette éducation complète qu'il avait
rapportée lui-même de l'étranger.
Alors, pour me débarrasser de ma croûte natale et revêtir, ainsi que
Kœlle, les élégantes habitudes de l'homme du monde,
Je pris congé de mon pays, et, dans mon voyage de perfectionne-
ment, j'arrivai aux Pyrénées et à la maisonnette d'Uraka.
Je lui remis une lettre de recommandation de la part de Justin Ker-
ner. J'oubliai que cet ami était en relations avec des sorcières.
Je reçus un accueil affectueux; mais, à mon grand effroi, cette amitié
d'Uraka ne fit que s'accroître, et finit par dégénérer en une passion
charnelle.
Oui, monsieur, la concupiscence avait allumé son feu impudique
dans le sein flétri de cette affreuse mégère, et elle voulut me séduire.
Mais je la suppliai : Ah ! pardonnez-moi , madame, je ne suis pas un
frivole disciple de Goethe; j'appartiens à l'école des poètes de la Souabe.
Notre muse est la morale en personne; elle porte des caleçons de
cuir de buffle. Ah I ne vous attaquez pas à ma vertu !
D'autres poètes ont de l'esprit, d'autres la fantaisie, d'autres la pas-
sion; mais nous, les poètes souabes, nous avons la vertu.
Voilà notre seul bien ! Par pitié, ne m'enlevez pas, madame, le man-
teau de gueux qui couvre ma nudité I
C'est ainsi que je lui parlais; mais la vieille femme sourit ironique-
ment, et, tout en souriant, prit une baguette de gui et m'en toucha la
tête.
Aussitôt j'éprouvai un froid malaise, comme si tout mon corps avait
la chair de poule; mais ce n'était pas la chair de poule,
C'était la peau d'un chien, et depuis cette heure maudite je suis mé-
tamorphosé, comme vous le voyez, en caniche I —
Pauvre diable! les sanglots lui coupèrent la parole, et il pleurait si
copieusement, que je croyais littéralement le voir fondre en larmes.
— Écoutez, lui dis-je avec compassion, puis-je faire quelque chose
pour vous délivrer de votre peau de chien et vous rendre à la poéde
et à l'humanité? —
ATTA TROLL, BÉVB D'UNE NLIT d'ÉTÉ. 1001
Mais il leva ses pattes au ciel avec désespoir, et enfin j'entendis ces
paroles au milieu de ses soupirs et de ses sanglots :
— Je suis incarcéré dans cette peau de caniche jusqu'au jugement
dernier, si la magnanimité d'une vierge ne me délivre pas de cet en-
chantement.
Oui, une vierge que l'approche de l'homme n'a pas souillée peut
seule me sauver, et voici à quelle condition :
Cette vierge chaste, durant la nuit de Saint-Sylvestre, doit lire les
poésies de M. Gustave Pfizer sans s'endormir.
Si elle ne succombe pas au sommeil pendant cette lecture, si elle
ne ferme pas ses chastes paupières, alors le sortilège est détruit, je re-
deviens homme, je suis décanichél
— Ah ! dans ce cas-là , repris-je, je ne puis pas entreprendre l'œuvre
de votre délivrance, car 1*» je ne suis pas une chaste vierge,
Et ^'^ je serais encore bien moins en état de lire les poésies de M. Gus-
tave Pfizer sans m'endormir au beau milieu. —
XXUI.
Des hauteurs fantastiques qu'habite la sorcellerie, nous redescendons
dans la vallée, nous reprenons pied dans le réel, nous marchons dans
le monde positif.
Arrière, fantômes, visions nocturnes, apparitions aériennes, rêves
fébriles! nous revenons à la raison et à Atta Troll.
Le bon vieux repose dans sa caverne, près de ses petits, et il ronfle
du sommeil des justes. Il s'éveille enfin en bâillant.
Derrière lui est son fils, le jeune Une-Oreille, qui se gratte la tête
comme un poète qui cherche la rime^ il a même l'air de scander le
rhythme.
Près de leur père aussi sont couchées, couchées sur le dos en rêvant,
les filles d'Atta Troll, belles d'innocence comme des lis à quatre pattes.
Quelles tendres pensées s'épanouissent dans l'ame de ces vierges au
poil blanc? Leurs yeux sont humides de pleurs.
La plus jeune surtout paraît profondément émue. Elle sent dans son
coeur un transport de bonheur; elle éprouve la puissance de Cupidon.
Oui , la flèche du petit dieu a traversé sa fourrure lorsqu'elle a vu...
0 ciel I celui qu'elle aime, c'est un homme!
C'est un homme, et il s'appelle Chenapanski. Dans la grande déroute
carliste, un matin , dans la montagne, il passa près d'elle en courant à
toutes jambes.
Le malheur d'un héros touche toujours les femmes, et, sur la figure
de celui-là , on lisait comme d'habitude la pâle mélancolie, les sombres
soucis, le déficit financier.
1002 BBVUE DES DEUX MONDES.
Tout son pécule de guerre (vingt-deux grosch, monnaie de Prusse),
qu'il avait a|)|)orlé en Espagne, était devenu la proie d'Espartero.
Il n'avait pas même sauvé sa montre, restée au morit-de-piélé de
Pampelune! C'était un héritage de ses ancêtres, bijou précieux et d'ar-
gent véritable.
Il courait donc à toutes jambes; mais, sans le savoir, en courant, il
avait gagné mieux que la plus belle bataille, — un cœur!
Olïi, elle l'aime, lui, l'ennemi de sa race! 0 troj» malheureuse our-
sine! si ton vieux père connaissait ton secret, quel horrible grognement
il pousserait!
Semblable au vieil Odoardo qui poignarda, par orgueil plél)éien,
Emilia Galotti, Âtta Troll tuerait ))lntôt sa fille,
Il la tuerait de ses propres pattes plutôt que de lui permettre de tom-
ber entre les bras d'un prince.
Mais pour Tinstant il est d'humeur moins féroce; il ne songe guère
à briser cette jeime rose avant que l'orage l'effeuille.
Il est d'humeur plus reposée. Couché au milieu des siens dans sa ca-
verne, Atta Troll est préoccu|)é, comme par un pressentiment de mort,
d'un mélancorupie désir pour l'autre vie.
t( Enfans! » soupire-t-il, et des larmes coulent soudain de ses gramb
yeux, a Enfans! mon pèlerinage terrestre est accompli, il faut nous sé-
parer.
« Aujourd'hui, à midi, il m'est venu en dormant un songe bien si-
gnificatif. Mon ame a eu lavant-goût de la béatitude céleste.
a Je suis loin d'être supt^rstitieux, et je ne suis pas un vieux radoteur
d'ours. Pourtant il y a entre le ciel et la terre bien des choses que la
philosophie ne saurait expliquer.
« Je m'étais endormi en ruminant sur le monde et la destinée ani-
male, lorsque je rêvai que j'étais couché sous un arbre immense.
u Des branches de cet arbre coulai goutte à goutte un m'*el blanc
qui me tomba juste dans la gueule ouverte, et j'éprouvai une gramle
volu|)té.
« Dans mon extase, je levai les yeux au ciel, et j'aperçus au sommet
de l'arbre une demi-douzaine de petits ours qui s'amusaient à monter
et à descendre.
« Les tendres et gentilles créatures avaient une fourrure rose, et aux
épaules un fiocon de soie blanche comme deux petites ailes.
« Oui, ces petits ours roses avaient comme deux petites ailes, et ils
chantaiimt avec des petites voix douces comme des flûtes.
« A leurs chants, un frisson glacial parcourut tout mon corps, mon
ame s'échappa de ma peau comme une flamme, et, rayonnante, elle
monta vers les cieux. »
C'est ainsi que parla Atta Troll, avec une voix de basse faible et
ATTA TROLL, BÉYB d'VNB NMT d'ÉTÉ. 4<X)3
mystérieuse. Il se tut un instant, plein de tristesse; mais soudain ses
oreilles
Se dressèrent et tressaillirent élrangemefit. Il se leva de sa couche,
tremblant de joie et hurlant de joie : « Enfansl entendez-vous ces sons?
« N'est-ce |>as la douce voix de votre mère? Oh ! je reconnais les gro-
gnemens de ma chère Mummal Mumma! ma noire Hummal »
Atta Troll, en disant ces mots, s*élança de la caverne comme o«i fou.
L'insensé courait à sa pertel
XXIV.
Dans la vallée de Roncevaux, à la même place où jadis le neveu de
Charlemngne rendit Tame, Atta Troll tomba,
11 tomba victime d'une embiiciie, comme Roland, qui avait été trahi
par Ganelon de Mayenne, ce Judas de la chevalerie chrétienne.
Hélas! ce fut ce qu'il y a de |)lus noble dans lame d'un ours, le sen-
timent de l'amour conjugal, qui fut le piège que Uraka lui tendit |)erfl-
dément.
Elle sut imiter si bien, à s'y méprendre, le grognement de la noîré
Munima, qu'Alfa Troll dut quitter la retraite qui faiFail son saint.
Porté comme sur les ailes de l'amour, il courut dans la vallée, s'ar-
rétant parfois pour flairer un rocher où il croyait que Mnmma se ca-
chait.
Ail! c'était Lascaro qui y était caché, le fusil à la main. Il l^ajustd
sur sa victime et lui tire au milieu du cœur. Un torrent de sang s'en
échap(>e.
AHa Troll branle la tête, puis s'abat avec un sourd gémissement et
se crispe. — Mumma! fut son dernier soupir.
C'est ainsi que tomba mon noble héros. C'est ainsi qu'il périt; mais,
après sa mort, il ressuscitera immortel dans les chants du poète.
Il ressuscitera immortel dans mes vers, et sa gloire parcourra la
terre sur des trochres pathétiques de quatre pieds.
Un jour, le roi de Bavière lui élèvcTa une slatue dans le panthéon
Wallialln, avec celle. inscription en style de sa façon witteisbachienne:
« Atta Troll, ours Sîms-cu lotte, égalitaire sauvage. Époux estamable,
esprit sérieux, ame religieuse, haïssant la frivolité.
« Dansant mal cependant! portant la vertu dans sa velue poitrine.
Quelquefois aussi ayant pué. Pas de talent, mais un caractère. »
XXV.
Trente-trois vieilles femmes, coiffi'^es du capuce rouge des aneiens
Basques, attendaient à l'entrée du village.
4004 &£VUK DBS DEUX MONDES.
Une d'entre elles, comme Débora, jouait du tambourin en dansant,
et chantait une hymne à la louange de Lascaro le tueur d*ours.
Quatre hommes vigoureux portaient en triomphe Tours mort. On
l'avait assis tout droit sur une chaise, ainsi qu'un baigneur malade.
Derrière, comme s'ils étaient les parens du défunt, suivaient Lascaro
et Uraka. — Cette dernière saluait à droite et à gauche, mais non sans
un grand trouble.
L'adjoint du maire tint un discours devant l'hôtel-de-ville. Lorsque
la procession fut arrivée là, il parla de mainte et mainte chose.
Par exemple, de l'état florissant de la marine française, de la presse,
de la question des betteraves et de l'hydre renaissante de l'anarchie.
Après avoir énuméré abondamment les mérites de Louis-Philippe, il
passa à Tours et au grand exploit de Lascaro.
« 0 Lascaro, s'écria Torateur^ » et il essuya la sueur de son front avec
son écharpe tricolore, a Lascaro, ô toi, Lascaro !
a Toi qui as délivré la France et TEspagne d'Atta Troll, tu es le héros
de ces deux hémisphères, le Lafayette des Pyrénées! x>
Lorsque Lascaro s'entendit célébrer de la sorte officiellement, il se
prit à rire dans sa barbe et à rougir de contentement.
Il murmura quelques mots sans suite et précipités, et balbutia un
remerciement pour Thonneur, le grand honneur qu'on lui faisait.
Tout le monde contemplait avec stupéfaction ce spectacle inoui, et
les vieilles femmes murmuraient mystérieusement et avec terreur :
0 Lascaro a ril Lascaro a rougi I Lascaro a parlé 1 lui, le fils mort de
la sorcière I »
Le même jour, on dépouilla Atta Troll, et sa peau fut mise à Tea-
chère; un fourreur Tobtint pour cent francs.
Il Tapprêta, la doubla de soie, lui fit une frange écarlate, et la re-
vendit le double de ce qu'elle avait coûté.
Juliette Teut ainsi de troisième main, et elle lui sert de descente de
lit dans sa chambre à coucher à Paris.
Oh ! combien de fois la nuit suis-je resté là, pieds nus, sur la brune
dépouille mortelle de mon héros, sur la peau d'Atta TroUI
Alors, plein de mélancolie, je me rappelais les paroles de Schiller :
« Ce qui doit vivre à jamais dans le sublime empire de la poésie doit
mourir misérablement ici-bas sur cette terre fangeuse. »
XXI.
Et Mummal Hélas! Mumma est une faible femme. Fragilité est son
nom 1 Ah ! les femmes sont fragiles comme des porcelaines. .
Lorsque la main du sort Teut séparée de son glorieux époux, elle ne
mourut pas de chagrin; le désespoir ne la consuma pas.
ATTA TROLL ^ RÊVE D*UNB NUIT D'ÉT&. lOOS
Non, au contraire, elle continua joyeusement la yie, dansa conune
deyaint, faisant des courbettes au public pour en être applaudie.
Elle a uni par trouver une bonne position, une retraite assurée pour
le reste de ses jours, à Paris, au Jardin des Plantes.
Dimanche dernier, j'y étais allé avec Juliette; je lui expliquais Thi^*
toire naturelle, les plantes et les bêtes,
La girafe et le cèdre du Liban, le grand dromadaire, le zèbre, les fai-
sans dorés et le bouc à trois jambes.
Tout en causant ainsi, nous arrivâmes au parapet de la fosse aux
ours. Dieu du ciell que vtmes-nous là?
Un magnifique ours sauvage de la Sibérie, blanc comme la neige,
. folâtrant par trop tendrement avec une ourse brune.
Et c'était Mumma, la veuve d'Âtta Troll 1 Je la reconnus à Féclat hu-
mide de ses yeux.
Oui, c'était elle! Elle, la brune fille du midi, elle, la Mumma, vit
maintenant avec un Russe, un barbare du Nord !
Un nègre qui s'était approché de nous me dit en souriant : a Y a-t-il
un plus beau spectacle que la vue de deux amoureux? »
A qui ai-je l'honneur de parler? lui répliquai-je étonné. Mon inter^
locuteur s'exclama : — Ne me reconnaissez-vous donc pas?
Je suis le roi nègre de M. Freiligrath, qui jouait si bien du tambour
chez les saltimbanques allemands. Â cette époque-là, je ne faisais pas
de bonnes affaires. — Je me trouvais bien isolé en Allemagne.
Mais ici, où je suis placé comme gardien, où je revois les plantes de.
mon pays, avec des tigres et des lions.
Ici je me trouve plus heureux que dans vos foires tudesques, où il
me fallait journellement battre la caisse, et où je faisais si maigre chère.
Je viens de me marier tout récemment avec une blonde cuisinière
d'Alsace, et dans ses bras il me semble que j'ai retrouvé le bonheur
natal.
Ses pieds me rappellent ceux de mes chers éléphans^ et, quand elle
parle français, je crois entendre l'idiome noir de ma langue maternelle.
Quelquefois elle bougonne, alors je pense au tintamarre de ce fameux
tambour orné de crânes; les serpens et les lions s'enfuient en l'entendant.
Cependant, au clair de lune, elle devient sentimentale et pleure
comme un crocodile qui sort du fleuve embrasé pouf respirer la fra!--
cheur.
Et quels bons morceaux elle me donne 1 Aussi je prospère. Je mange
ici comme au bord du Niger. J'ai retrouvé mon vieil appétit d'Afrique.
Je me suis même fait un petit ventre assez rondelet. Il s'élance de
ma veste de toile comme dans une éclipse la lune assombrie sort des
blanches nuées. —
TOME XVII. 65
xxvn.
OÙ diable, messer Ludovico, avez-vous péché toutes cas fioUea his^
toires? s'écria le cardinal d'Esté,
Lorsqu'il eut fini de lire le Roland furieux qu'Arioste ayait humble-
ment dédié à son éminence.
Yamhagen, mon vieil ami, je vois flotter sur tes lèvres la même
exclamation avec le même fin sourire.
Parfois même tu ris aux éclats en lisant; d'autrefois ton front serid^
d'un pli méditatif, et tu te rappelles alors et tu dis :
a N'est-ce pas comme un écho de ces rêves de jeunesse que je faisais,
avec Chamisso, Brentang et Fouqué, dans les nuits bleues aux rayons
de la lune?
a N'est-ce pas le tintement pieux de la chapelle perdue dans les bois?
et la cape de la folie n'y mêle-t-elle pas ses grelots moqueurs?
« Au milieu du chœur des rossignols résonne lourdement la basse-
taille des ours, sourde et grondeuse; puis elle est remplacée par le.
chuchotement mystérieux des esprits.
a Délire conduit par la raison, sagesse qui déraisonne, soupirs d'ar
gonie, qui soudain se changent en éclats de rirel »
Oui, mon ami, ce sont des accords des temps passés; mais le trille
moderne se joue à travers les vieilles et fabuleuses mélodies.
En dépit de ma gaieté, çà et là tu sentiras les traces du décourage-
ment. Que ce poènje s'abrite sous ton indulgence accoutuméel
Hélas! c'est peut-être la dernière libre chanson de la muse roman-
tîque I Elle se perdra dans le vacarme et les cris de guerre des Tyrtéea
du jour.
D'autres temps, d'autres oiseaux! d'autres oiseaux, d'autres chansons!
Quel piaillement! On dirait des oies qui ont sauvé le Capitole.
Quel ramage! ce sont des moineaux avec des allumettes chimiques
dans les serres qui se donnent des airs d'aigle avec la foudre de Jupiter.
Quel roucoulement! des tourterelles lasses d'amour, qui veulent haïr
et traîner dorénavant le char de Bellone au lieu de celui de Vénus!
D'autres temps, d'autres oiseaux! d'autres oiseaux, d'autres chansons!
mies me plairaient peut-être mieux si j'avais d'autres oreilles.
Henri Hsm.
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SOUVENIRS
DE PEUROPE ORIENTALE
LA GRANDE lLL¥RIfi
BT LB MOUinBlIBIIT ILLTRIBIV.
A des époques diverses, le même nom dlUyrie a servi à désigner des
circonscriptions territoriales très différentes^es pjus anciennes tradi-
tions parlent d'une Illjrie qui, appuyée à Touest sur la mer Ionienne ,
occupait à peu près le sol de la Dalmatie, du Monténégro et de la Bosnie
modernes; Habitée par des peuplades fort remuantes, elle eut plus
d'un démêlé avec la Macédoine et la Grèce, elle imposa même un tribut
à Amyntas, père de Philippe; mais Alexandre en eut raison, et la rendit
tributaire à son tour. Rome vint ensuite, sous prétexte de réprimer la
piraterie que les lllyriens exerçaient sans scrupule jusque sur les côtes
de ritalie. L'Illyrie finit par devenir unejToviçLCê..rQniaine, et, à l'épo-
que d'Auguste, après la dixième des guerres sanglantes qu'il avait fallu
soutenir pour la soumettre entièrement, elle comprenait, selon toute
vraisemblance, le pays situé, de l'ouest à l'est, entre l'Adriatique et la
frontière occidentale de la Serbie actuelle , et , du nord au sud , entre la
Save et l'Épire. Sous l'empereur Constantin , ce même nom était celui
d'une préfecture qui embrassait l'espace immense contenu entre les
Alpes Juliennes et la mer Noire, et qui fut divisée avec l'empire pour
disparaître peu à peu devant les invasions des barbares. En 1810, nous
avions aussi une lUyric française, dont Napoléon avait conçu le plan
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
dès le traité de Campo-Formio : ce devait être le complément du royaume
"^dltalie; elle s'est dissoute avec lui. L'IllyrieJtoinçaise s'étendait simple-
onent des bouches du Cattaro, entre la Bosnie et l'Adriatique, jusqu'à
la Save. Enfin l'Autriche possède encore aujourd'hui, au nombre de
ses subdivisions administratives, une Illyrie, qui se compose des deux
gouvernemens de Laybach et de Triesle.
L'niyrie dont je veux parler n'a point d'existence officiellement re-
connue par les diplomates; elle a son origine dans la plus haute anti-
quité, mais sa force est tout entière dans des souvenirs, des espérances,
^des passions : c'est un être de raison. De patriotiques esprits l'ont ima-
ginée dans l'intention de réunir en un même corps moral, et, s'il se
pouvait, en un même corps politique, toutes les populations styriennes,
Icarniolaises, carinthiennes, croates, slavones, dalmates, bosniaques,
jserbes, monténégrines et bulgares. C'est une des faces de ja grande
question slave , qui remplit aujourd'hui l'Europe orientale , dont elle
contient assurément l'avenir (i).
En eCTet, ces populations, partagées aujourd'hui entre deux maîtres,
les Autrichiens et les Turcs, régies par des législations fort différentes,
séparées même par les rites religieux, appartiennent a une famille ori-
ginale entre les trois autres familles slaves. Elles parlent un idiome qui
n'est ni le bohème , ni le polonais , ni le russe , bien qu'il ait incontes-
tablement la même souche : elles sont donc unies entre elles par un
lien étroit, qui est le lien du sang.
Si l'on s'en rapportait à ceux qui ont écrit l'histoire de ces pays
sans avoir pris connaissance des traditions nationales des Serbes et des
^ Croates, le nom d'IUyriens aurait désigné, à l'époque d'Alexandre et
de Rome, des peuples autochthones qui n'étaient point de la race
slave, et les Slaves ne seraient venus s'établir, pour la première fois,
isur les bords de l'Adriatique qu'au moment des grandes invasions;
inais les chaots pppulajres des Slaves, les plus voisins de la mer rap-
pellent fréquemment Alexandre etsont plein&-de&-soiivenirs de \3, Qon-
quêtfî xooMine. Sans dqut^, l'Illyrie de l'époque macédonienne et de
ceUe_d' Auguste ne renfermait pas toutes les tribus dont se composait
dès-^ors cette quatrième famille des Slaves : il en était d'autres, moins
connues, qui habitaient entre la frontière de FlUyrie romaine et le Pont-
Eu\in, soumises pour la plupart à des peuples conquérans comme les
Thraces; mais les lUyriens des bords^ dfilAdriatique^ceuxrlà-jaême
(1) Les lecteurs de la Revue savent que cette question a été introduite dans la publi-
cité et traitée ici même par M. Cyprien Robert; les études approfondies de cet écriTaio
«ur le Monde gréco^slave et sur ies_Qew5 Pansinyitmesoni fait connaître Tesprit, les
institutions et les tendances de la race slave. Ceux qui abordent après &l2_C]i£rLQli.£abert
Tétude des événemens de l'Europe orientale ne sauraient oublier combien ses travaux ont
facilité leur tâche, en initiant le public français à un mouvement d'idées qui était trop
long-temps resté dans l'ombre, et qu'il n'est plus permis de négliger.
SOUVENIRS DE l'eUROPE ORIETÎTALE. 1009
qui-eurenULhonneur, au reste fort partagé, d'être battus par Alexandre
et par les Romains^ étaient du pur sang Hpsjs|ffvtf>s mpriHiQnaii:^
Quelques lép;eq^es nationales flattent encore plus doucement l'or-
gueil des Illyriens. Suivant ces pieux récits, c'est du ^fii Inême de
l'antique Illyrie que seraient issus les trois grands peuples slaves du
Nord. Un jour, trois frères, Tcheck, Leck et Russ, pour se soustraire
aux vexations d'un proconsul, seraient sortis des montagnes de Zagorie,
voisines de la Camiole, et, descendant vers le nord, ils seraient allés,
par-delà le Danube et les Carpathes, fonder les trois royaumes de
Bohême, de Pologne et de Russie. Ainsi , Ips Illyriens d'aujourd'hui ne
seraient pas nioins que les prenriieis nésde la race jlave. Plus à plaindre
pourtant que les peuples les plus misérables, dans cette longue suite de
siècles qu'ils ont traversés, au milieu des bouleversemens sans nombre
dont leur pays a été le théâtre, ils n'ont jamais su trouver ni leurjieure
ni leur place pour se constituer fortement. Ils ont su durer, malgré la
Macédoine etRome, malgré lesBulgares, qui, après avoir donné leur nom
aune province, se sontifcncms avec les pop^^^
les Francs avec celles de la Gaule, malgré le^ turcs, qui occupent depuis
des siècles la majeure partie du pays , enfin malgré les Magyars et les
Autrichiens, qui possèdent l'autre; mais ils ne sont point parvenus à
conquérir une existence politique. Il y eut, au xi v« siècle, un empire serbe
qui les tint un instant réunis; l'union toutefois n'était pas assez solide, et
les Turcs la brisèrent à Kossovo. Il y a eu depuis, comme auparavant,
de petits royaumes, des cités heureuses et libres, où la pensée illy-
rienne a pu prendre quelque essor et la poésie jeter quelque éclat,
comme Raguse. Il y a eu des tribus indomptées, à depii barbares, qui
ont pu trouver un abri pour leur indépendance dans des montagnes
inaccessibles, comme les Monténégrins : il n'y a pas eu de peuple illyrien.
Le présent ne vaudrait pas mieux que le passé, s'il n Wvïâît aux"
imaginations des perspectives nouvelles, et s'il ne leur montrait une
sorte de résurrection morale au bout de ces longues et douloureuses
vicissitudes. Les Illyriens deJ^AuJtriche et de la Turquie sont loin en-
core d'être maîtres chez^ux; mais au moins travaillent-ils, dès à pré-
sent, à unir leurs efforts dans l'espoir d'une émancipation intellectuelle,
qui, les circonstances aidant, peut devenir une émancipation politique,
La terre promise qui leur apparaît comme prix de ces efforts, c'est la
yraie patrie des Slaves méridionaux, c'est la grande Illyrie.
I.
J'entrai sur le territoire illyrien, au commencement de l'automne
de 1845, par les routes granitiques et majestueuses du Tyrol. On m'avait
indiqué ^ram) capitatejleJa^Croa^U
l'illyrisme, le lieu privilégié où il est venu au jour et grandit sans trop
1010 HEVUE DES DEUX MONDES.
de gêne. Cest à Agram que je me reodais. Cette ville s'est point le
centre de l'illyne nouvelle, elle n'en est point la cité la plus populeuse;
mai^, tvoisinede TÂllemagne, placéed'ailleurs sous la protection du ré-
gime constitutionnel, ayant, quatre fois Tan, des assemblées publiques
comme chef-lieu d'un comilât hongrois, une sorte de diète générale
comme chef-lieu du royaume de Croatie et de Slavouie, mêlée enflR
par mille intérêts au mouvement social et politique de la Hongrie, elle
[est beaucoup mieux située qu'aucune ville serbe ou bulgare pour agi*
Ltor les questions ardues de Tillyrisme. Belgiade, peu éloignée pourtant
de la frontière slavone et fréquentée par les Allemands de la Hongrie,
n!Bst poiqt une ville littéraire, bien qu'on y imprime un journal et
quelques livres. LesiSerhes se ^^"'^"jjJl^AJ^^J^ ^ frh<^^»^ q»*^ V^o^
QU^ pour mieux dire, les écoles sont cbez eux une institution à peine
naissante, et le nombre de ceux qui savent lire, même dans les plu6
hautes fonctions, ne laisse pas d'être restreint. Si les Serbes ont leurs
municipalités, leurs assemblées générales et un sénat sous un prince
électif, les lumières leur manquent pour servir par la propagande une
cause dans laquelle l'érudition a un rôle à jouer et prend beaucoup de
place, y^pcor^ rpoina pp^^t-np nU^ntlrfi r'* i^onrourg ftffifîpcft '\^ h Bul-
garie , jrpvigcfî infortunée, soumise à toutes les rigueurs de l'admi-
nistration turque, gouvernée par d^sj^u^iasignorans^^épourvue de
tout centre d'activité et livrée aux intrigues d'un olergé composé en
grande partie d'aventuriers grecs qui viennent y cberohur fortune.
Enlin la Bosnie et le Monténégro, à moitié barbares, jse sont guère
occupés que de pillage, ^'^^t dftnr ^" Hmifr^s jjgt^^ que se débat la
^iiPsHnn Ulyri^^n"^ - ^'^?^ ftpnlpmpnf Hans ^^ Cr^fljHp h^p^rnisft, foin dé la
surveillance de la police iiulrichî^ane^ que riUjiûsinfi4MBuL<^
Uhrani|iaLsesinJliérêts« à la faveur de cette constitution presque anar-
chique que les royaumes unis de Hongrie, de Croatie et de Slavonie
ont sauvée du naufrage de leur indépendance.
Je, kliKei^i lenteo^enl la r>ininfhip et la Cauûole, prêtant une oreille
attentive aux premiers sons de la langue jiljripnnpj rg^V^^ *?BWrQ> en
ces deux provinces, aU?Ç sons mninc ||pf*fnnnipiiY df f A l^^iAffPPmfl^
nique. Les populations avaient chan{j;é, et, sous la race dea maîtres du
pays, je reconnaissais, déjà plus nombreux et plus vifs, les vrais enfans
de la race jllyrienne. Ici, c'était un pay^j^ revenant de la ville sur son
chariot, au graud galop de ses chevaux; plus loin, de jeunes montai
gnards, pieds nus et les cheveux flottans, descendaient au pas de course
une cime escarpée, rivalisant de vitesse et de témérité. Cette vivacité,
cette gaieté bruyante et impétueuse, me frappèrent encore davantage,
fMiôt que j'eus passé la ligne de douanes qui sépare les provinces autri-
leUtennes de la Croatie et de la Hongrie. D'où venait cet air âe con-
.'lentement, œUe joie plus expansive et plus ouverte? Ce n'était pas de
raisance, qui, loin dëtrc en progrès, avait diminué daas une^propop-
-7 >
SOUVENHIft H L*Ef)ttOro OIUiËNfALE. 1^1
ti#A tnte «eosftiiey mais évideminent d'un peu de liberté de fini. Ajus»'
ne l'écbangeNiMiu |M>.8i înparfaite qu'elle 8oU,^Gpiilre le MBU-^rel y
qui rè^n» tottiicMédans^les previiices admiafetrées dîveetaneat pair '
FAiitriclM.
Sfi été^ dan» le» viUigeB crairtes^, les enfaus jouent eatièreineirt mi»
devant les portes au. grand soleil; on ne les kabiUeqii'iaM csrar de Vhi^
y&s. Les femmes oonnaîssent peu Tusage de la chaussure, et portent
d*ordinaBe, pour tout vétemait, une veste à la hongroise pat^^essns leur
loi^giue fhtBMTf Les boHimes se sont foit la part peut-éii^s un peu meît^
lettre : chaussés de lourdes bottes dans toutes les saisonS) vêtus de iatgea
pantalons de toile et d'une sorte de blouse serrée à la ceinture, ils se
couvrent encore par les temps froids d'un manteau de ktine ou d'^mor
peau de mouton. C^est tout te luxe des paysans croates^ Les maisons,
séparées et OBloiuiées d'un enclos^ sont de chétive apparence. Qudqiies^
unes n'ont point de cheminées; l'âtre est au milieu de Faire; à défaut^
de bois, on y brûle de la paiUe; la f«u»ée sort iiar la porte ou par une»
ouverture pratiquée au sommet du toit.|Â8sis sur des sièges de bois au«*
tour de ce foyer d'une simplicité toute primitive, les paysans croates
Pfl^'^f itf JgJirS ffOiréftff h éCftllt^'' q"^M"^^ iH&#»ifg jnynny-gHi Inn rtimnnftnt
tOiÛPursjêi^JJJljniBan Parfois le raki, la li-
queur aîmée^es^ves,. vient ranimer l'inspiration des eonteurs^ après
le r0|)as fait en famille^ mais l'on sait s'arrêter avant que la raison suc^
combe, à moins pourtant qu'il ne s'agisse de fêter quelque ggrand sakit
du paradiset soc'tout la Vierge très respectée.
Je passai suecessivement par plusieurs villages qui appartenaient è
je ne sais plus quel puissent magnat, riche à plusieurs millions^ et doni
j'aperpus bientôt la somptueuse villa, bâtie sur un coteau et ealouréedo
jardins dessinés à l'anglaise. Un attelage à quatre chevausi était arrêté
tout près du péristyle. Plusieurs coureurs superbement montésy des<
laquais vâtus d'un costume à moitié albanais et le sabre an côté, attefH"
daient le signal du départ. Un vieillard parut, appuyé sur le bras d'un
jeune homme qui lui témoignait beaucoup de déférence^ tous deux;
étaient habillés dans le dernier goût de Paris et de Vienne^ Ils {Mpirenti
place dans le brillant équipage qui, lancé à bride abattue SiO* la routes
d'Agram> eut bientôt disparu, quoique le chariot sur leq^uel je ehemi*^
nais marchât d'un pas raisonnable, l'avais déjà vu les deux extrêmes de
la société LUyrienne en Croatie.
Un soir d'octobre, à la nuit tombante, je tournais le denùer ma-
melon des Alpes qui viennent finir, comme un pan de mur,, sur les
bords de la Save» à une demi»Ueue d'Agram. Le ciel était calme, lai
route solitaire. Quelques bruits confus, qui grossissaient à mesure que
j'approchais de la viUe, attirèrent mon attention. Il n'y avait dans ces
bruits rien de fort effk*ayant. Néanmoins, à l'entrée du faubourg, une
dizaine de jeunes gens se jetètreotau-devairt dueb^mt snr lequel j'étaVs^
I
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
. tranquillement étendu, plein de confiance dans rhonnêie paysan qui
me conduisait. Je ne comprenais point leurs paroles; leurs gestes n'é-
taient rassurans qu'à demi, et je ne savais trop qu'en penser, lorsque
mon guide me dit de crier : Jivio! et que tout serait fini. Je ne connais-
sais point le sens de ce mot; mais je constatai tout de suite qu'il en de-
vait avoir un profond et magique, car je l'eus à peine prononcé, que
mes brigands de comédie changèrent de ton et de procédés. Ils se mi*
rent à jeter leurs chapeaux en l'air en signe de joie, et crièrent à leur
j tour : Jivio! Jivio! Mon voiturier m'expliqua que c'était le mot d'ordre,
l^e cri de ralliement, le vivai des Illyriens, et, le passage étant libre, il
fouetta vigoureusement ses chevaux, qui ne s'arrêtèrent que devant la
porte d'une hôtellerie, à l'enseigne du Cor de chasse.
] J'étais donc à Agram, au cœur même de l'illyrie. J'appris en arri-
vant que la congrégation ou diète de Croatie et de Slavonie était as-
semblée, et qu'une grande effervescence régnait depuis quelques jours
dans la ville. Cela me promettait un spectacle intéressant pour tout le
temps de mon séjour en Croatie.
IL
Le lendemain, je fus sur pied de bonne heure et j'eus promptement
parcouru dans tous les sens la petite ville d' Agram (1). Plusieurs fois
assaillie par les Turcs, elle n'a conservé des anciens temps que des ruines
qui n'ont rien de pittoresque. Ses églises sont d'une architecture mo-
derne et pesante. Toutefois Agram ne présente ni le sombre aspect des
vieilles villes, ni la régularité des villes nouvelles de l'Allemagne; ses
rues, bordées de maisons basses, sont larges et tortueuses; ses places
immenses peuvent contenir, au besoin, des masses assemblées. A
la prendre dans son ensemble, la situation d^Agcam est gracieuse et
riante. La ville, adossée à un coteau et échelonnée sur ses flancs, re-
garde au sud et au sud-est; du haut de ses promenades, l'œil plonge sur
les plaines qui vont aboutir aux monts de la Bosnie et de la Serbie, et
la pensée s'élance naturellement jusqu'aux derniers confins de f Illyrie
méridionale. A peu de distance, on découvre le cours sinueux de l'un
des grands fleuves nationaux, de la Save, dotée, il y a quelques années,
d'un pyroscaphe qui, sous le nom slave de Sloga (concorde), va porter
chaque semaine, dans la capitale des Serbes, des pensées d'union et de
commune espérance.
Après avoir ainsi, en voyageur consciencieux, pris connaissance de
la topographie d' Agram, j'entrai au Café national. C'est l'endroit très
fréquenté où se donnent rendez-vous, chaque matin et chaque soir, les
vrais patriotes illyriens et bon nombre des députés de la congréga-
V (1) Le nom illyrien d'Agram est Zagreb^ et son nom latin ZagràMa.
t
SOUYENIRS DE l'eUROPB ORIBNTALB. 4013
tion OU des membres du comitat qui tiennent pour Fillyrisme. En\
peu dinstans, la salle fut remplie de personnages fort atTaii é^^, les uns
dans le costume de ville, les autres le sabre au côté, une toque rouge
sur la tête et le manteau de même couleur brodé d'hermine sur Té-
paule gauche. Ces derniers déjeunèrent à la hâte, parlant très vivement
et lançant autour d'eux des regards dont l'expression menaçante s'adres-
sait évidemment à des absens. Quelques-uns argumentaient en illyrien,
d'autres répondaient en allemand , d'autres encore interrompaient en
latin , et souvent tel qui commençait une phrase en illyrien la conti-
nuait en latin et l'achevait en allemand. Ces trois idiomes sont fami-
liers à chacun, et l'on se sert indifféremment de celui dont le mot vient
le plus vite, surtout dans les discussions de politique et de science, parce
que les termes techniques se trouvent plutôt en latin et en allemand
qu'en illyrien. ^
Je ne tardai pas à comprendre qu'il s'agissait des Magyars. Volv^ê-
runt nos magyarisare, c'étaient les paroles qui revenaient à tout propos
dans le débat, et on ne les prononçait qu'avec un sourire de pitié ou
un geste de colère. La plupart de ceux qui étaient armés sortirent en-
semble et se répandirent sur la place, parmi des groupes qui commen-
çaient à se former et au milieu descpiels je remarquai plusieurs prê-
tres. J'ignorais l'objet immédiat de ces vives préoccupations. Le journal
allemand d'Agram (Agramer Zeitung) me fournit à ce sujet des rensei*
gnemens de date toute récente. La grande affaire du jour, la cause de
tout ce déploiement d'activité, c'était la question des Turopoliens. Mais
qu'étaient eux-mêmes les Turopoliens, et quels griefs pouvait-on allé-
guer contre eux? Voici ce que j'appris sur l'iieure.
Les Turopoliens n'étaient ni plus ni moins que des Magyars et des
aristocrates, ou plutôt des renégats et des magyaromanes, c'est-à-dire
des lUyriens de nationalité et d'origine, qui défendaient en Croatie les
intérêts des Hongrois magyars. Us formaient plusieurs centaines de
gentilshommes campagnards, tous dévoués, corps et ame, au comte su-
zeridn du district de Turopolie (i), et, quand ils venaient voter avec lui
dans les assemblées de comitat, ils emportaient d'assaut. la majorité.
Ces procédés avaient même causé souvent de sanglantes prises d'armes.
Aux élections précédentes, le ban ou vice-roi (c'est du moins ce qu'on
lui reprochait) avait ordonné à la force armée d'intervenir, et un grand
nombre d'Illyriens avaient péri dans cette lutte malheureuse. Ainsi
une poignée de paysans habilement dirigés mettaient aux mains des
(1) Le district de Turopolie, situé à peu de distance d'Agram, se compose de plusieurs
villages placés sous la juridiction d*un comte , et ne possède pas moins de cinq cents
familles nobles, quoique très pauvres, dont les titres remontent aux premiers temps de
l'annexion au royaume de Hongrie. Le comte de Turopolie est de droit membre de la
seconde chambre [Staende-Tafel) dans la diète de Presbourg.
^mi wmnm m deux mm».
Magyars les intérêts du royaume de Croatie et de Slenrenie , «t, far
fSuite» tous ceux de la race iUyrienne. il a^ait donc faUa fermer la
jHMrie de rassemblée à ces Turop<dieiis raagyttromanes et aristoenÉBS.
Bien entendu, il ne s'agissait point des assemblées ordinales de^eo-
DMtat, mais d'une assemblée de congrégation, ce qui est Iras 4iffêmit.
La Croatie forme aTec la Slayonie un royaume qui est annexé à Ja Hon-
grie et placé sous le régime de la même constitutton parlementaire. €e
royaume envoie ses magnats et ses députés à la diète hongroîae , et il
estdiyisé, comme la Hongrie, en comitais o» départeraens, dont tous
les nobles s'assemblent quatre fois Tan pour déûbéier sur les aflUnes
locales. Outre ces institutions, qui sont communes aux deux royaumes,
la Croatie et la Slavonie possèdent encore une sorte de parlemeninatiD-
nal qui date du temps de Tindépendance de la Croatie, et cpii, sous le
nom de congrégation, est appelé à s'occuper des intérêts généraux du
royaume annexé. Ses attributions, son organisation même, sont encore
aujourd'hui des si^ets de controverse.; mais, si faiblement assis qu'il
^it , il est d'un grand secours pour les Croates, car, en même temps
qu'ils trouvent dans leurs comitats et dans la diète de Hongrie l'occa-
sion de parler hautement en faveur de l'illyrisme, ils trouvent dan ia
congrégation le moyen de centraliser leurs efforts et de donner i le«r
nationalité l'appui et l'autorité d'une institution.
On devine que les Magyars devaient tout mettre en jeu pour em-
pêcher la reconstitution de cette assemblée nationale, ou da moins po«r
en stériliser les bienfaits. Il suffisait, pour cela, que les genlîlshonimes
turopoliens eussent droit de vote personnel dans la congrégation comme
dans le comitat. Les lllyriens n'eurent garde de s'y laisser prendre.
Tous les savans du parti furent mis en réquisition pour explOTer les
bibliothèques, exhumer les vieux cHplômes et y puiser des argumeas
contre le droit de vote personnel dans les congrégations : le patriotisme
le plus ardent dirigea leurs recherches, et ils purent en effet démontrer,
par des preuves irréfragables et en latin, que les nobles n'ont droit de
vote en congrégation que par députés. Aussi les Ulyriens éiaient-ds
restés maîtres du terrain scientifique. L'histoire, parlant par teur bouche,
avait condamné , comme illégitimes , les prétentions des Turopoliens,
et le gouvernement autrichien avait donné raison aux partisans du vote
par députés. C'est pourquoi les Turopoliens, ne pouvant agnr par les
voies légales, avaient eu recours à l'intimidation; ib étaient ^enna en
fouJe et en armes pour troubler et pour arrêter les travaux de la eon-
grégation. Les troupes de la garnison s'étaient mises alors en devoir de
résister aux Turopoliens magyaromanes, et les avaient repoussés hors
de la ville. Voilà ce que je pus recueillir en peu d'instans par la Gazette
d'Agramy et fort à pro|K)s, car je n'eusse rien compris aux débats que
j'allais entendre dès ce même jour.
SOUVENIRS DE L EUROPE ORIENTALE. iOfS
Je i^^qae la- foule, qui atait quelque temps statiourté sur la grande
place', se portait vers un autre point de la ville; je suItIs le couracft
jusqu'à une place moins vaste, située dans la ville haute ^ à l'endroit
même où s'élèvent l'hôtel du ban et la chambre des assemblées de coil^
g^égatfon etde comitat. La foule était immense et bruyante, et plusieurs
députés péroraient vivement au milieu de groupes empressés aies
écouter. Au bout de quelques instans, trois voitures à quatre chevaux
et d'une grande richesse déposèrent^ à rentrée de la salle des députés,
trois vieillards, trois évêques, dont deux à longue barbe, et par con-
séquent du rite grec. Le troisième était M. Uaulik, le très riche et très
généreux évoque catholique d'Agram. Les cris répétés de Jivio mar-
quèrent la joie que causait leur présence. Enûn le ban de Croatie lui-
même, dans le costume d'ofGcier-général de hussards, escorté dé haî-
dhqucs, sortit de son hôtel, la tête basse, traversa la foulé, redevenué
toutrà coup silencieuse, et entra dans la congrégation, sans avoir reçci
même les pliis simples témoignages de politesse. On se souvenait trop
Bien dès massacres des^ dernières élections, ordonnés, disait-on, par lui,
et on ne manquait jamais l'occasion de lui donner des preuves d'une
ttière rancune, bien qu'il eût courageusement défendu la nationalllë
croate à la dernière diète de Presbourg.
Les débats de la congrégation sont publics, et les spectateurs ont lèui^
place désignée. J^entrai, avec la foule, dans une salle capable de rece-
voir plusieurs centaines d'auditeurs et d'où l'on domine la salle déé
délibérations, située à l'étage inférieur. Les députés étaient -assis aufouf
de trois tables oblongues. Le ban , le comte Haller, siégeait à l'extré-
mité de la table du milieu, et il avait à sa droite l'évéque d'Agram; un
peu plus bas, toujours à droite, après deux autres évêques, on remar-
quait le chef du parti illyrien dans la congrégation et dans la diète de
Hongrie, le comte Janco Draschkowicz. Ces trois tables fort simples
étaient entourées d'une balustrade derrière laquelle se tenaient debout,
en grand nombre, des jeunes gens armés comme les députés eux-*
mêmes : c'étaient les lelltés [litterati), c'est-à-dire ceux qui ont passé
pariouteslesr épreuves de l'enseignement des écoles, et qui peuvenVà
ce titre assister aux débats de la congrégation avec les députés, y pren-
dre part et donner leur avis, s'ils sont de la classe noble.
Les orateurs discutaient en latin. Un seul s'exprimait dans l'idiome
national, et c'était précisément le lettré Kukulewicz, poète et ardent pa-"
triote. Aussi, à peine une parole tombait-elle de ses lèvres qu'il était
salué par ces mêmes cris prolongés et unanimes de Jivio! Au reste, il
était fort peu d'orateurs qui ne recueillissent ainsi quelques applàudis-
semens, et cela contrastait remarquablement avec le silence qui se fai-
sait ?rt6l que le ban prenait là parole. En définitive, on ne traita, dans
cette séance, que des questions que j'appellerai de sentiment; on se. 14-
1016
REVUE DES DEUX MONDES.
licita surtout, et en termes magnifiques, de la \ictoire légale que Ton
venait de remporter sur les Turopoiiens, et l'on arrêta que dès le lende-
main on s'occuperait des projets à soumettre à l'empereur d'Autriche,
roi de Hongrie, pour la réorganisation de la congrégation et pour le pro-
grès de la nationalité illyrienne. On se sépara ensuite au milieu des
expressions d'une joie éclatante et toute juvénile.
m.
L'hospitalité est une vertu commune à tout TOrient, et l'Orient com-
mence aux frontières occidentales de la Hongrie. Je ne cherchais à
Agram que de la bienveillance, je trouvai de l'empressen^t et de l'a-
mitié. En peu de jours, sans me remuer beaucoup, j'eus sous les yeux
tous les renseignemens qui pouvaient m'éclairer sur les affaires de TIl-
lyrie, et, ce qui vaut mieux, l'explication m'en fut donnée par ceux-là
même qui ont eu l'avantage précieux d*y jouer les principaux rôles.
Je suivais d'ailleurs avec assiduité les débats quotidiens de la congré-
gation, et, comme tous les orateurs s'exprimaient en latin, à l'exception
du lettré Kukulewicz, je perdais seulement quelques discours que je
retrouvais plus tard traduits en allemand dans la Gazette d Agram. Sans
doute, l'assemblée gardait une grande réserve, et il y avait loin de son
langage au langage et surtout aux intentions du pays; mais, pour un
corps politique dont l'existence était si faiblement assise, oser ce qu'elle
osait, c'était le symptôme de bien des éventualités graves, et le sous-€n-
fendu n'en devenait que plus intelligible.
Voici d'abord les vœux formulés par la congrégation d' Agram : elle
demandait à l'empereur et roi les moyens légaux de compter désor-
mais comme institution régulière et comme représentation réelle et
efficace des deux royaumes de Croatie et *de Slavonie; en d'autres
fermes, elle réclamait, à peu de chose près, une administration indé-
pendante de l'administration centrale de Hongrie. Elle exprimait ausâ
le désir que le siège épiscopal de la Croatie catholique fût transformé
en archevêché, pour relever d'autant la condition du royamne; enfin
elle rappelait à l'empereur que la Dalmatie, cette belle province, que
Zara et l'antique Raguse, ces deux perles de l'Adriatique, appartiennent
nominalement au royaume de Croatie, et disait qu'il serait simple et
juste de les y rattacher par le fait. Voilà quel était le langage de la con-
grégation.
L'Autriche se hâta d'y répondre par de bons procédés envers les
chefs du parti illyrien^ elle donna aux militaires de l'avancement, aux
avocats des fonctions judiciaires, à tous de belles promesses; enfin elle
destitua le comte Haller, que les fusillades des dernières élections
avaient rendu impopulaire, et elle mit provisoirement en sa place Té-
SOUVENIRS DE l'EUROPE ORIENTALE. iOlT
TêqUe d'Agram, patriote dévoué, quoique prudent à l'excès. En somme,
sans s'expliquer catégoriquement sur les questions spéciales d'orga-
nisation constitutionnelle qui lui étaient soumises, elle s'étudiait alors
de mille façons à caresser l'illyrisme lui-même. Si peu que ce fût,
tf était-ce pas déjà beaucoup? N'était-il pas fort étrange que la Croatie
pût exprimer si hautement ses griefe, parler même de sa nationalité, et
que l'Autriche se crût obligée de lui répondre sur le ton de la bienveil-
lance? C'était donc une chose sérieuse que tout ce bruit qui se faisait au-
tour des questions discutées par la congrégation, et l'illyrisme était de-
venu une force politique.
Ce succès, on le pense bien, représentait une somme d'efforts qui ne
dataient point de la veille. Cependant, à tout prendre, le mouvement
illyrien n'est vieux que de quinze ans. Le sentiment de la race est an-
tique parmi les Slaves méridionaux; mais il ne s'est déclaré bien net-
tement parmi eux qu'à l'époque où l'attention de l'Europe, sollicitée
par la renaissance de la Grèce et la chute de la Pologne, s'est portée sur
les questions de races depuis quelque temps agitées par les écrivains
allemands. Peut-être aussi la France n'est-elle point tout-à-fait étran-
gère aii4*éveil de l'illyrisme; au moins aime-t-on à s'en glorifier sur les
bords de la Save, où l'on a conservé de notre administration les meil-
leurs souvenirs. En rendant à une partie de l'ancien territoire illyrien
son nom primitif, Napoléon avait assurément touché la fibre nationale
des population^voisines de l'Adriatique; il avait fait mieux encore : il
avait reconnu plus tard la langue illyrienne pour langue officielle dans
les provinces, il avait pris soin qu'un journal fût publié dans les pays
dalmates à la fois en italien et en illyrien, et que les lois données par lui
fussent écrites dans l'idiome national comme en français. Quelques sa-
vans s'étaient grandement réjouis d'avoir trouvé un maître si généreux,
et l'un d'eux avait même publié, en tête d'une granunaire éditée à Lay-
bach en 1811, une ode toute pindarique, dans laquelle l'empereur des
Français est considéré comme le régénérateur futur de la grande nation
illyrienne. On se plaisait à croire qu'après avoir foudroyé l'Autriche
et dégagé entièrement l'illyrie du joug des Allemands, il allait frapper
quelque grand coup sur l'empire ottoman, pour lui enlever l'autre partie
de l'illyrie et la réunir à la première. C'était, à vrai dire, élargir beau-
coup les plans de Napoléon, et l'illyrie d'alors eût été elle-même peu
préparée à saisir la fortune qui se serait ainsi offerte : le sommeil dans
lequel elle est retombée en 1815 le prouve assez. Toujours est-il que la
fondation des provinces illyriennes a exercé sur les bords de l'Adriatique
une influence bienfaisante et qu'elle a porté les populations à rentrer en
elles-mêmes. Aujourd'hui encore, c'est pour elles comme un rêve heu-
reux qu'elles s'efforcent de poétiser, et l'on voudrait en vain leur persua-
der que rillyrie de Tavenir n'a pas existé dans la pensée de Napo^sî^^v
VHA RsrvB DIS Bnx hoion»»
L'eflèlTescence nationale qui succéda à cette première, mais fiBgttfw
évocation de Tillyrisme, coïncida avec le» préoccupations qu'excitèreal;
successivement en Europe les événemens de Grèce et de Pologne, ^enos
«à propos pour démontrer Fimportance trop long- temps méconnue des
questions de races; mais ces événemens n'auraient peut-être pas suffi
eux-mêmes pour émouvoir profondément les Croates, si une atteinte
directe n'avait pas été portée à leurs intérêts par les Magyars, qui prér
tendirent, vers 1830, imposer leur langue nationale aux Roumains f¥é-
laques) de la Transylvanie et aux Slaves du nord et du sud. Les Croates
s'éveillèrent alors, bien décidés à résister; leurs droits municipaux, leurs
institutions locales, se trouvaient menacés; ils se mirent sur la défensive
et combattirent ardemment pro ans et focis. C'est dans cette lutte seu-
lementy et une idée amenant l'autre, que l'idée de nationalité prit pos-
session de leurs esprits.
Deux hommes de condition différente, le comte Draschkowicz, ma-
gnat puissant par sa fortune, et M. Gaj , jeune plébéien d'un esprit pé-
nétrant et très actif, adoptèrent chaleureusement la cause croate. Par
une heureuse rencontre de circonstances, M. Gaj, né dans ce vallon de
Zagorie d'où là légende fait partir les trois fondateurs des royaumes:
slaves du nord , coimiie du berceau même de toute la race slave, avait
été conduit, par ces pieux souvenirs, à d'ingénieux travaux d -érudition
sitr la langue et l'histoire de tonte la race illyrienne. Très jeune encore,
il avait fait une étude approfondie des traditions populaips et des difl&-
rens dialectes parlés dans les pays illyriens de l'Autriche. Souvent ih
gémissait sur l'oubli dans lequel la classe aristocratique et la classe
bourgeoise en Croatie laissaient cette belle langue, et sur la misère on
toute une race si nombreuse se trouvait plongée. Le renom que le poète
Kollar, Slovaque de la Hongrie, avait acquis en chantant la gloire an-
cienne de toute la race slave aiguillonnait aussi l'ambition de Hi Gaj.
Il était impatient de tenter quelque effort semblable qui pût attirer Tat^
tention sur son pays, beaucoup moins connu des slavistes du nord que
la Bohême, la Pologne et la Russie. Il avait même, dans Tespoir d-y
réussir, commencé un grand travail historique qui, prenant la famille
illyrienne dès sa plus haute antiquité, devait la suivre dans ses révo-
lutions jusqu'aux temps modernes. L'occasion étant venue de parler et
d'agir, au lieu de rester enfermé dans la science, il se jeta sans hésiter
dans la voie qui s'ouvrait ainsi devant lui par un bonheur inattendu.
Le comte Draschkowicz n'étiit point amené dans la lutte par le
même genre de conviction ni inspiré par le même enthousiasme litté-
raire. Ce n'était pas l'homme nouveau jouant son avenir sur une ques-
tion obscure et courant la fortune d'une théorie. C'était un grand set-
gneirr, ami des privilèges locaux de son pays, jaloux de les détendre,
un de ces ardens soutiens de la légaUté> t^ que peut en offr> l'histoire
SOUYINItt ^B L'WMffi «KHITALE. tStè
iparlemeDtaire de Faristocratie anglaise. Au reste, génèireifit piar tirftilffa
leomme il était libéral par position, il n'aspirait qu*à patroner une
-cause bonne et brillante.
Ces deux esprits très différens se complétaient l'un l'autre. M. 6aj,^
'^l^rivé de droits politiques par sa naissance, n'avait point entrée dans les
^comitats ni aucune chance d'être député à la congrégation ou à la diète
^de Hongrie. L'arène où se débattaient légalement les grands intérêts des
^Croates lui était donc fermée. II. Drascbkowicz n'avait point les connais-
sances étendues, le sentiment littéraire, FacUvité remnante et la facilité
"d'élocution nécessaires pour parler à la foule et pour faire appel à tous
ces souvenirs de race par lesquels il fallait la passionner. La besogne
4ut partagée, et H. Gaj prit pour tâche d'agiter la Croatie et de lui in-
^spirer des sentimens dont H. Drascbleowicz était prêta se faire l'organe
-dans les corps constitués.
On débuta simplement, avec réserve et patience, et, quoique la ques-
tion politique ne pût disparaître sous les questions littéraires, on fit si
iMcn qu'elle prit, aux yeux de tous, le caractère d'une simple contes-
tation municipale entre Ulyriens et Magyars. Par là, an lieu d*effrayer
f Autriche, on put l'intéresser dans la cause illyrienne. Les Magyars
^nnaient quelque tracas, peut-être même quelques inquiétudes au
-cabinet de Vienne; T Autriche trouva dans Tillyrisme un moyen de faina
diversion aux projets de ces populations bruyantes. Loin de le compri-
^àer alors, elle l'eût volontiers fait naître.
H. Gaj commença par fonder des joncnaux iUyriens d'une apparence
fort inoffensrve. Ces journaux n'étaient destinés, suivant ses déclarations,
qu'à remettre en lumière les richesses peu connues de la littérature
-ragnsaine; ils en devaient répandre le gràt, et, par occasion, offrir un
asile et un appui aux jeunes écrivains qui se voueraient à défendre les
droits municipaux, les privilèges locauic^ c'est-à-dire l'originalité natio-
nale du royaume croate contre les einpiétemens de l'esprit et de Tad-
ministration magyares. Tel f uft le but de la QaxetU croate [Nomne Hat"
4»<Ufke)y journal politique qui pardt en i83S avec un supplément
littéraire intitulé : Étoile du matin croate, ilaôons et dalmate [Danica
hêrvatzka, êl^womkaidalmatinska). Ainsi une politique prudente et ré-
servée s'unissait à des travaux d'érudition et de poésie qui contribuaient
encore à en voiler le véritable but.
Le succès vint promptement; on n'en Ût point trop de bruit; il fallait
cependant le constater, il fallait s'en prévaloir, il fallait surtout tenter
vn nouveau pas plus hardi et aussi sûr que le premier: M. Gîy y réussit.
Sa première feuille politique ne s'adressait qu'à la province de Croatie,
c'est-à-dire à une population d'environ huitcent mille araes, et sa feuille
littéraire n'intéressait de plus que la Slavonie et la Dalmatie, c'est-
à-dire, en somme, environ douze cent mille âmes. M. Giy entreprit de
4090 RBWB DBS DBUX MONDES.
parler désormais pour tous les Slaves méridicMiaux de rAutriche el
•de les réunir dans une commune pensée , en les rassemblant sous
leur nom antique dUlyriens. En même tempjs qu'il réveillait leurs in-
stincts de race, il voulait les attacher à son œuvre de restauration'^de
rillyrie littéraire et politique. C'est d£^s. cette pensée qu'il modifia le
titre et l'esprit de ses deux feuilles : la Gazette croate devint la Gaxette
nationale illyrienne, et F Étoile du matin croate, slavone et dalmcUe, devint
¥ Étoile du matin de l'Illyrie. Cette transformation , dont la porteuse
comprend, eut lieu en 1836. 11 n'avait fallu à H. Gaj qu'une année pour
conquérir tout ce terrain et pour enrôler plusieurs millions d'hommes
sous la bannière moitié politique et moitié littéraire de l'illyrisme.
L'agitation, contenue jusque-là dans les limites de laCroatie, se com-
muniqua non-seulement à la Slavonie et à la Dalmatie, mais à la Car-
niole, à la Carinthie et à la Styrie méridionale. Les grammairiens, les
savans, les géographes, les poètes, les publicistes, se produisirent du
sein de la foule. Les uns s'appliquaient à comparer les différens dialectes
populaires de chacune de ces provinces et à les émonder d'après la langue
des poètes de Raguse acceptée comme langue littéraire (l];les autres re-
montaient le cours des âges et retrouvaient les traditions populaires de
la race depuis les temps de Rome. Les poètes chantaient, avec une
naïveté vraie, les faits d'armes, la simplicité, la fraternité des hommes
de l'ancienne lllyrie; les géographes calculaient ses frontières à toutes
les époques et les marquaient là seulement où expirent les doux sons
de sa langue; enfin les publicistes osaient écrire sur les anciennes in-
stitutions et ne craignaient pas d'afllrmer que l'Illyrie avait vécu autre-
fois sous les lois d'une pure démocratie patriarcale.
C'était un incontestable progrès; pourtant l'ambition des chefe ne
cessait pas d'être maîtresse d'elle-même. Ils ne tiraient point vanité de
leur triomphe, et ils avaient le désintéressement d'en faire honneur en
partie à la bienveillance insigne du paternel cabinet de Vienne. On y
regardait sans doute à deux fois avant d'y croire; mais le compliment
était si nouveau , les Magyars si turbulens, on avait si grand besoin de
tempérer leur fureur nationale, que l'on était bien aise d'en trouver le
Ixioyen tout prêt, sans avoir l'air d'y mettre la mam. On ne pensait point
(1) La littérature ragusaine, qui florissait dès la fin du xiv« siècle, a produit un certain
ïiombre d'œuvres reinai quables, des poèmes lêpiques, des tragédies, quelques comédies,
des satires, des églogues, des idylles, beaucoup de poésies lyriques, des tradactions du
l^rec, de l'italien et du français. Le tremblement de terre qui engloutit Raguse en 1687
'â pri^é peut-être Thistoire littéraire de beaucoup de productions intéressantes. Cependant
il existe aiyourd*hui en Croatie quelques bibliothèques particulières où Ton compte plu-
sieurs milliers de volumes appartenant presque tous à la littérature ragusaine, et ces
richesses s'augmenteront encore, si de nouvelles recherches viennent continuer les pre-
mières, qui ne remontent guère plus haut que la naissance de Fillyrisme.
80UVBNIB8 DB L'eUROPB ORIBNTALB. 1021
qu'il fût dangereux de laisser ces grands enfans de la Croatie jouer à
leur aise à la nationalité.
Aussi bien les lUyriens avaient pris cœur à ce jeu-là, et il eût déjà été
fort difQcile de leur prouver qu'ils en avaient assez fait. Leurs moyens
matériels n'égalaient pas ceux des Magyars; ils n'étaient pas, comme
eux, au centre du gouvernement; ils n'avaient pas, comme eux, la haute
influence sur l'administration; ils ne disposaient pas de leurs im-
menses ressources pécuniaires. Cependant ils leur faisaient une rude
guerre et répondaient à toutes leurs prétentions par des prétentions de
même nature. Ainsi, tandis que les uns fondaient à Pesth une littérature
nationale, un théâtre national, une académie et d'autres sociétés natio-
nales; tandis que, dans la diète de Presbourg, ils voulaient contraindre
les députés de la Croatie et de la Slavonie à parler le magyar, les au-
tres fondaient aussi leur littérature, leur théâtre, leurs sociétés litté-
raires, et persistaient à conserver le latin comme langue politique dans
la diète de Presbourg, la congrégation et les comitats (i). Les Magyars
avaient, il est vrai, trouvé quelques alliés en Croatie, et surtout dans
le comitat d'Agram : c'étaient le comte de Turopolie et ses paysans
gentilshommes; mais en revanche les llly riens avaient trouvé des défen-
seurs non moins hardis et beaucoup plus éclairés sur le territoire hon-
grois, à Pesth même, parmi les Slaves serbes, et surtout dans les comi-
tats du nord, chez les nombreuses populations slovaques des Carpathes.
n n'y avait de journaux magyares que dans la Hongrie proprement
dite; il y eut des journaux illyriens non-seulement à Agram, mais à
Laybach en Camiole, à Zara en Dalmatie, à Pesth , et une feuille slo-
vaque publiée à Presbourg adopta l'intérêt illyrien comme un intérêt
fraternel. Voilà comment les Illyriens jouaient à la nationalité.
Cela était sans aucun doute une cause de désappointemetit pour les
Magyars, et les Croates ne manquaient pas de s'en prévaloir auprès du
gouvernement autrichien. On voit assez combien la Hongrie s'affaiblis-
sait par cette lutte des Magyars et des Slaves. Au lieu de présenter
une masse compacte d'environ douze millions d'hommes animés d'un
même esprit, elle o£h*ait seulement une population de quatre millions
de Magyars prêts à en venir aux mains avec toutes les autres races ou
tribus du royaume. L'Autriche ne pouvait pas désirer mieux et ne de-
mandait pas davantage. Mais comment se faire illusion plus long-temps
sur la vraie tendance de cette agitation des Slaves méridionaux? Com-
ment ne pas voir qu'en la favorisant on créait pour l'empire un danger
beaucoup plus redoutable que toute l'ambition magyare? Les Magyars,
•
(1) La diète de 1843, à la suite d'une discnssion des plus orageuses, a résolu que les
députés croates devraient parler le magyar après six ans révolus, et que le latin ne serait
plus toléré. Ainsi Tépoque fixée se présentera dans trois ans. La question est de savoir si
les Croates se soumettront.
TOME XVII. 6^
rljMB uvuB M» VÊMm m
rsonbde knrraœ dans le royaiane et dans le moode^ ùtà fem de dianos
de redevenir forts et redoutables. En est-il de même des Croates et des
Siamm^ Sont-ils isolés et n'oot-rls d'autre influence à prétendre que
celle qu'ils exercent aujourd'hui par eux-mêmes? Oatre les Dalmatei,
ies Carinthiens, les CamiolaiSy les Styriens, q«i agissent arec eax, bfi
Slovaques des Carpathes, qui leur tendent la main^ ils ont encote poor
alliés par-delà la frontière méridionale, dans la Turquie, des peapiads
nombreuses et guerrières; ils ont enfin la fraternité même de tous te
Slaves, qui intéresse à l'ayenir de l'illyrie les trois grandes popudatiooB
bohème, polonaise et russe.
n faut le dire cependant: si l'unité morale existe dès noôntemot
dans rUlyrie nouvelle, si l'unité politique est possible et tend à se fior-
aier, il e^ encore beaucoup d'entraves qui en gênent le progrès. 'Selles
sont, par exemple, les différences de religion et de condition politk|ie
qui séparent les Croates et la plupart des lllyriens de l'Âotricfae de oeox
de la Serbie, de la Bulgarie et du Monténégro. Les Croates sont en très
grande majorité catholiques, et on pourrait ajouter, catholiques into-
lérans, bien que leur clergé se fasse remarquer par la plus aimable
facilité de moMTS. A la vérité, leur législation admet l'exercice du cidte
grec non uni; mais d'une part elle ne souffre pas l'étabUssemenidu
protestantisme dans le royaume, et de l'autre elle prive de tout privi-
lège municipal quiconque abandonne l'église latme pour l'église orien-
tale. Le catholicisme de la Stjrrie, de la Carniole, de la Carinthie et âe
la Dalmatie est peut-être moins ardent, sans être moins exclusif. Par un
contraste regrettable, les Serbes, les Bulgares, les Monténégrins, v^
vent le rite grec non uni , et nourrissent une défiance traditionnelle
pour k rite latin. Ce n'est pas par une foi profonde ni par un attactie-
ment très vif au symbole oriental. Le paysan serbe ou bulgare fré-
quente pentes églises; souvent même il se passe du ministère du pope
pour intanoner ses morts et baptiser ses enfans; cependant il n'est point
exempt de superstition , et les malencontreux soavenirs des anciennes
haines de l'église grecque et de l'église latine vivent dans sa mémoire.
Les rép«ignanees qu'inspire le catholicisme croate aux Serbes et Mx
Bulgares ont beaucoup nui aux succès de l'illyrtsme en Turquie (f).
Les différences de condition politique ont eu le même résultat
Parmi les provinces illyriennes de l'Autriche, les unes, comme la
(t) On pourrait citer comme preuve la résistance qu*opposent les niyriens grecs aux
ÏHyriens catholiques dans une question d*alphabet, ceux-ci écrittnt en caraetèrer tetins,
eeux^là en caractères cj^piniqnes. U mnit important pour to«»cfa*U a> 0M Qam VWftit
qu'yu seul alphabet, ne fût-ce que pour faciliter la circulation des journaux d'Agram en
Serbie, et nkiprequement M. GaJ Va proposé, «près amoir (kit un ittk^X sur les équ&ra-
lens dans les deux alphabets; mais les Serbes et les Bulgares craignent que le c«tftM)it«istte
no leur arrive, lui-même déguisé en quelque sorte sous les caractères latins, et la réforme
ne s'accomplit point, si nécessaire qu'elle soit.
Mmaftie^ la^Canriole^ la Carinthië, la Stym, sont goavemées'dfrectë^
ment par lUidininistration centrale^ tandis^^que lee autres, c'est-à-^ire-Ik
Croatie et la Slalome, sont placées soos te régime constitutionnel de Ik
Hongrie; seulement elles se rapprochent en un point qui est essentiel^
elles sont organisées civilement sur le principe de l'aristocratie territo-
riale. En Turquie, il y a aussi des provinces administrées directement
par le pouvoir central >.comme la Bulgarie et la Bosnie; mais il y a une
province à demi indépendante, c'est la Serbie; il y a enfin la tribu des^
Monténégrins^ qui forme à part un état libre. Civilement, les provinces
illyriennes de la Turquie sont organisées d'après le principe démocra-
tique, moins la Bosnie, où l'aristocratie s'est introduite au moyen-âge
et maintenue, en adoptant^ l'islamisme. Parmi ces différences, celle?
qui se font le plus sentir sont les différences de législation civile. Les
Serbes et les Bulgares, accoutumés à une égalité presque absolue, re-
doutent singulièrement la contagion de Taristocratie croate etslavonne.-
n est peut-être quelque»' sénateurs serbes qui ne s'en efflnaient pas et
qui regarderaient comme un grand bienfait l'hérédité de leur» magis^
tratares; mais cela même contrèlme, en Serbie, à jeter de fftcheur
soupçons^sur les Croates.
Si Ton tenait àfaire une étude approfondie des petites causes de divi*
sion qui se trouvent jetées ainsi en travers de Pillyrisme, on en décon-^
vrirait de nouvelles dans^ les rivalités politiques qui ont parfois éclaté
entre certaines tribus. C'est ainsi que les Monténégrins s'obstinent' à
vivre dans un^ isolement presque* complet, par suite dé leur foi en la
supériorité de leurs vertus et de leur bravoure. Sans être isolés comme
eux, les Serbes ont, avec plus de raison, la même confiance en leur
fM^eet en leur oporage, el pour les Croates, plus avancés en cîvilisaF
tion, plus instruits et plus expérimentés en l'art de raisonner, ils n'hé-
sitent pas à se croire lies seuls dignes de gouverner l'Illyrie.
Ce sont là autant d'obstacles au progrès de Tunité illyrienne. Par
bonheur, ces obstacles ne sent pas invincibles, et voici pourquoi : c'est
que, dans ce remuement d*hommes et de choses qui s'est fait depuis dix
années en Croatie, des idées nouvelles^ plus libérales et moins exclu-
sives^ ont fini par se produireet^mmencent àagir puissamment sur les
esprits. On a peu perdu de l'ancienne rigueur montrée jusque-là contre
les protestans, car le protestantisme n-apparait aux Croates que sous^
les traits du magyarismo lui-même : ouvrir le royaume aux protestans.
ce serait aussi l'ouvrir aux Magyars, dont un ^rand nombre appartient
à l'église réformée, les Croates ne veulent point s'exposer à un si grand*
danger. Cependant, s'ils persistent à repousser les protestans, ils n'ont
pas la même et sainte horreur pour les Grecs non-unis; les hommes
éclairés du parti fraternisent volontiers avec eux, et sentent bien tout
ce que gagnerait Tillyrisme à renverser la barrière légale malaVi^^^"^^
1024 HBWB DES DEUX MONDES.
par r Autriche entre les deux cultes. Tous ne pensent pas ainsi; mais les
meilleurs sont portés à cette tolérance, et c'est un pas fait vers ce grand
but de la récdnciliation religieuse des diverses provinces iUyriennes,
qui doit être le but de tous.
L'esprit politique s'est amélioré comme l'esprit religieux. Sans doute
l'aristocratie croate a jeté dans le sol des racines profondes. Toutefois, en
remontant aux origines, les Croates se sont aperçus qu'elle a été précé-
dée historiquement par une sorte de liberté fort sembl2d>le à celle que
Ton peut encore aujourd'hui étudier en Serbie. Eux aussi se sont épris
pour ces vieilles institutions, évidemment par amour pour leur nationa-
lité, dont elles sont le fruit antique et primitif. Si l'on ne peut nier qu'il
ne se mêle à ces idées de démocratie historique quelques idées de date
plus récente, empruntées à l'Occident, il faut reconnaittè cependant que
celles-ci ne sont point, dans ce mélange, en dose assei^&rte pour ôter à
celles-là leur originaUté illyrienne. Elles ont pris atee le temps beau-
coup de consistance; elles passionnent même la jeunesse, les lettrés plé-
béiens, qui en sont venus à ne plus séparer dans leur pensée le déve-
loppement de l'illyrisme du développement de la tiberté illyrienne.
Telle est aussi la raison qu'ils invoquent en réponse aux défiances des
Serbes et des Bulgares. On peut donc espérer que ces diversités de reli-
gion et de législation finiront par disparaître, grâce à la sagesse et au
bon vouloir des Croates. Alors l'unité de la race et de la langue se révé-
lerait dans toute son énergie.
En attendant ce jour, qui sera le plus beau de l'illyrisme, que feront
les Hongrois désespérés pour avoir, par trop d'orgueil national, poussé
les Croates à ces extrémités? Que fera l'Autriche, qui, pour régner par
la division, a conspiré si long-temps contre les Magyars et conduit
d'abord Fillyrisme par la main? Depuis plusieurs années, les feuilles
magyares qui se pubUent à Pesth ne cessent de dénoncer la Croatie
comme un foyer de conspiration; des discours passionnés retentissent
quatre fois l'an, dans chaque comitat, pour appeler la colère de l'empe-
reur et roi sur les lllyriens d'Agram, que l'on accuse hautement de
travailler à la dissolution du royaume de Hongrie; on envoie même à
Vienne des députations chargées d'exposer les griefs du pays. Gepeiillant
ces écrits, quelquefois pleins de verve et d'amertume^ restent sans effet;
ces discours n'ont point de retentissement, ces députations ne sont point
reçues par l'empereur. La politique autrichienne est pour les Magyars
une énigme et en même temps une sanglante humiUation. Peuple sans
appui, victime, en cette affaire, de ses propres fautes, qui ont envenimé
et même commencé la lutte, il se demande avec anxiété quelles mys-
térieuses infortunes sont cachées pour lui dans cette protection accordée
aux lllyriens contre l'intérêt hongrois. Aurait-on le projet de pousser
un jour cette grande querelle jusqu'à ses dernières conséquences? Les
SOUVENIRS DE L'eUROPE ORIENTALE. 1025
Magyars ne seraient pas éloignés de le craindre. Par bonheur, ils croient
encore en eux-mêmes; leur foi nationale leur offire quelques consola-
tions dans ces rêves sinistres et dans les accès de désespoir qui les suivent.
Assurément rAutriche tient à réduire les Magyars à une complète
impuissance par les Illyriens; mais il ne m'a point paru que ce fût là
toute sa pensée sur Tillyrisme. Au moins, il y a un an, semblait-elle
fonder sur l'avenir de cette idée des projets plus ambitieux, et l'on eût
dit qu'elle était prête à lutter de hardiesse avec les Croates. Pourquoi,
en effet, n'aurait-elle pas, comme eux, porté ses regards par-delà sa
frontière méridionale? pourquoi n'aurait-elle pas profité des conquêtes
morales accomplies par eux dans un empire voisin, dont l'Europe a plus
d'une fois prédit la ruine? L'illyrisme, sagement dirigé en ce sens, ne
pouvait-il pas promettre d'amples compensations aux embarras qu'il
causait d'autre part? Le guider dans ces voies, n'était-ce pas d'ailleurs
se conformer à des traditions déjà anciennes? Dans les derniers temps,
n'avait-on pas cherché à agiter la Bosnie catholique au nom du prin-
cipe religieux? L'illyrisme était de nature à porter plus loin, à parler
im bien autre langage aux imaginations. Avec un peu d'aide, il était
assez fort pour prendre moralement possession de la Bosnie, en atten-
dant que le jour vint d'en prendre possession politiquement.
Voilà ce que l'Autriche semblait penser de l'illyrisme il y a un an;
elle connaissait la propagande illyrienne en Turquie, et elle ne la voyait
point avec défaveur. On dit qu'inquiétée par les événemens survenus
dans sa province polonaise et par les liens de parenté qui rattachent
l'illyrisme au slavisme russe, polonais ou bohème, elle ne demande-
rait pas mieux aujourd'hui que de le ramener en arrière, de le ren-
fermer dans cette lutte municipale, où il n'était redoutable que pour
les Magyars. On lyoute même que le mot d'illyrisme, écrit en tête de
tant de publications, toléré long-temps, mais non reconnu par la cen-
sure, serait devenu essentiellement suspect pour la chancellerie de
Vienne, et qu'elle serait décidée à le proscrire sans pitié.
Quoi qu'il en soit, les Ulyriens ne s'afQigent point plus qu'ils ne le doi-
vent des nouvelles dispositions du pouvoir central. Le mot mis à l'index,
l'idée n'en subsistera pas moins. Il est trop tard pour l'étouffer, et l'Au-
triche ne le pourrait plus. Elle ne peut plus faire qu'il n'y ait pas, entre
le Danube et la Grèce, quinze millions d'hommes d'une même race ani-
més tous par l'espoir d'une fraternelle union. Elle ne peut plus faire
que ces passions, ces souvenirs, ces espérances, toute cette agitation
qui s'est produite autour de l'illyrisme, s'apaisent et disparaissent. L'il-
lyrisme le sait bien. Aussi ne craint-il point qu'on l'abatte ni qu'on
Fenchaine; il a pris son vol assez haut pour être à l'abri de semblables
périls. Il sait que le jour où il serait menacé dans les Alpes, il trouverait
bien un refuge ailleurs, dans les Balkans.
lOM REVUE DES DEUX MONDES.
nr.
Nulle part celte vitalité de Vidée illyrienne ne se ré^le phra nedè^
ment qu'à Agram. Aussi quittai-je cette ville plein de confiance dans
l'avenir de Tillyrisme. J'avais pu me convaincre que le mouvement;
d'abord renfermé sur le terrain politique et littéraire, pénétrut dam
les mœurs de la société croate, et leur rendait une vivacité, une ori««
ginaiité qu'elles commençaient à perdre. A Agram , rien n'est btoi
qui n'est pas national, mais aussi rien de ce qui est national ne manque
d'être pris pour admirable. La mode s'en est mêlée; les grandes dames
de l'aristocratie et de la bourgeoisie, qui avaient oublié complètement
la langue de leurs aïeules, y sont revenues par entraînement (1), el^ii
n'est pas rare d'entendre vanter avec complaisance le costume nationirfy
tel que quelques Croates le portent déjà, au sein des assemblées de con^
grégation ou de comitat (2).
Dans ce commun enthousiasme, les barrières des castes s abaisseirt^,
et l'on saisit de part et d'autre avec empressement toutes les occasioBs
de se réunir. Chaque jour, les hommes instruits se rencontrent au Ce/fi
national où ils soupent à la mode allemande, à \aSoeiéié littérairtffii
ils vont lire les journaux étrangers et les feuilles locales. On affecHoMie
surtout le théâtre lorsque des amateurs patriotes y représentent des
drames nationaux ou y jouent de la musique nationale, en attendant
que les fonds de la caisse illyrienne permettent d'entretenir une troitpe
d'artistes en permanence. La congrégation, les nobles, l'évéque d'À^
gram, le chapitre, les vieux et les jeunes prêtres ont déjà contribuée
leurs deniers pour cette fondation pieusement littéraire, et la ville flf^
lûste en masse à ces solennités trop rares.
n faut pourtant faire quelques exceptions, par exemple, pour lêS'
magyaromanes qui, par goût et par nécessité, vivent à l'écart et se rasM
semblent le soir au Casino, réservé tout exprès pour eux. Depuis lès?
massacres des élections, les officiers allemands de la garnison ont aussi
leurs réunions à part; ils sont exclus du Café national, où on les tolérait
autrefois. Les Illy riens affectent même de ne plus les saluer et' de ne
pas les reconnaître. On traite, il est vrai, avec des procédés bien dîfl8^
(t) n faut avouer cependant que les dames croates ont un peu tardé à se décider em
faveur de la langue illyrienue. Aussi, en 1838, le comte Draschkowicz a-t-il écrit en alle-
mand une brochure à leur adresse, espérant leur Taire comprendre les charmes de la lit-
térature nationale et les arracher à la lecture des romanciers et des poètes étrangerr.
Cette brochure a pour titre : Un Mot aux nobles Dames de VUlyrie (Ein Wort 91^
Ilyrient hochhertige Tôchter). Elle a obtenu un piein succès.
(2) On peut s'assurer de la faveur dont jouit le costume uational patmî les esfiiits.ktf
plus sérieux, en lisant un écrit assez remarquable publié en Illyrie et traduit en «llemand
sbus le titre de : Petit Catéchisme à Vusage des grands hommes IKleine Catechitmmf
fiir grosse LetUe).
SOUYKHPIS DB L'EUBÛPE OlIIRTALE. 40S7
j^ns les officiers et même les simples soldats des cdonies militaires (if4-
àMr^Grenzen) établies le long de la frontière turque, en Croatie, en
iSlavonie, en Dalmatie. Ces régimens, qui scmt la meilleure milice de
^'Autriche, lUjrrieas par le sang, sont animés, au plus haut degré, de
i'iesprit de l'illyrisme. Les officiers de la colonie, dont le chef-lieu est à
.Carlstadt, reçoivent toujours de la société d'Agram le plus cordial ac-
cueil; les Croaies n*eii parlent jamais qu'avec fierté, et ils ne manquent
Jamais de dire : Nos régimens. L'Autriche dit aussi : Mes régimens. Le
bil est qu'ils appartiennent de tout cœur à Flllyrie nouvelle.
Ainsi l'illyrisme prend dans la société croate le caractère d'une fra-
ftemité simple et expansive. C'est un besoin impérieux de s'entendre,
4e se rapprocher, de s'aimer, de parler et d'agir en commun , dans
lidée illyrienne et nationale. En dehors de cette idée, une seule chose
.attire sérieusement l'attention des Croates : c'est ce travail mystérieux,
msis puissant, qui s'accomplit depuis quinze ans dans les pays slaves
4u nord, en Bohême, en Pologne, en Russie, sous le nom de slavisrae
ou de panslavisme. Il ne s'agit pas, on le sent bien, du panslavisme
russe^ Sans doute, à l'origine, la Russie eût ,été fort satisfaite de lier
de'' bons rapports avec les Iliyriens de la Croatie. Il y a plus : il n'est
pas douteux que s'il n'existait point, pour échapper au germanisme,
4'autres moyens que d'invoquer la protection morale de cette nation,
les Croates consentiraient à en courir toutes les chances, car, maître
pour maitre, tout bon Slave préfère les Russes aux Allemands; mais
la question ne se poserait ainsi, en Croatie, que le jour où tout espoir
Mrait perdu de trouver un concours efficace, une réciprocité d'appui
dans celles des familles slaves qui sont dépendantes et qui souffrent
de l'être. Par ce sentiment, les Croates se rattachent au panslavisme
des peuples dont la Pologne est considérée comme la tête et le bras,
pour la place qu'elle tient dans les événemens, pour son attitude de '
résistance, enfin parce qu'elle est le type même de l'opprimé et le
premier soldat des nationaUtés. Tant que ce panslavisme n'aura pas
été vaincu par le panslavisme opposé, les jeunes Iliyriens auront pour
eelui^^i de la défiance et de la répulsion, et pour celui-là, au contraire,
un penchant naturel et spontané. Toutefois les Iliyriens ne vont poist
jusqu'à l'idée d'une confédération; ils comprennent l'action simultanée
dans une cause pareille pour tous. Avant toute chose , ils tiennent à
leur personnalité illyrienne. Ils se complaisent dans cette riante per-
spective d'une nation illyrienne existant pour elle-même et se gouver-
nant elle-même par des lois propres à son génie.
L'illyrisme des Croates est celui de tous les Iliyriens de F Autriche,
sauf la vivacité des passions, qui n'ont point dans toutes les provinces
une égale liberté pour se produire; mais pour toutes c'est un système.
En Turquie, chez les Serbes, les Bulgares, les Bosniaques, les Monté-
1028 REVCB DBS DEUX MONDES.
négrins , c'est plutôt un. instinct , un sentiment. L'illyrisme y tire de
la différence des situations une physionomie qui lui est propre. Si Ton
excepte la Bosnie, où une portion de la noblesse a adopté l'islamisme
et les mœurs musulmanes pour se faire bien voir des Turcs, les popu-
lations ont conservé plus fidèlement que les Croates le caractère et les
mœurs illyriennes, c'est-à-dire la vie de famille, de municipalité, de
tribu , et cet ensemble d'habitudes et d'usages qui appartiennent à la
démocratie primitive; elles n'ont point eu à retourner à l'étude de la
langue nationale après l'avoir oubliée , ni à reprendre l'antique vête-
ment de leurs pères après l'avoir quitté, comme la noblesse et la bour-
geoisie croates. Les populations illyriennes de la Turquie n'ont point
eu à revenir à l'amour des légendes du pays; les traditions se sont
maintenues toujours intactes et toujours vénérées. Aussi Ton n'a point
eu la joie de la découverte ni l'engouement des résurrections. On a
d'ailleurs marché plus droit au but, en s'appliquant à lutter avec calme
et avec force contre les difficultés matérielles d'une condition misé-
rable pour tous, excepté peut-être pour les Serbes. Arracher aux Turcs
le plus de concessions possible par les supplications, les menaces ou
les révoltes, tels ont été à l'origine l'esprit et le but du mouvement
national des Slaves dans l'empire ottoman. La nécessité et le bon sens
leur ont indiqué cette voie, et, avant que l'on eût donné à leur agita-
tion inquiète et naguère violente le nom d'illyrisme, elle avait déjà
pour objet l'émancipation de la race.
Cependant on commettrait une erreur grave, si l'on se figurait que
l'hostilité des Ulyriens contre les Turcs soit aujourd'hui^flagrante; les
Serbes, les Bulgares et les Bosniaques eux-mêmes leur témoignent
moins de défiance et de haine que les Croates aux Magyars. Si les Otto-
mans de ces pays ne sont pas en de meilleurs termes avec leurs sujets,
la faute n'en est point à ceux-ci. Les Serbes de Belgrade montrent à
coup sûr pour les soldats de la forteresse turque plus de tolérance que
les Croates pour les magyaromanes de TuropoUe. Les Bosniaques et
les Bulgares ont, il est vrai, moins de réserve et de patience; cepen-
dant ils ne sont point pressés de faire usage des armes qu'ils tiennent
toutes prêtes à leur ceinture et qui ne les quittent point. Ils ont de la
mesure dans leurs rancunes et dans leurs vœux , et ce qu'ils attendent
quant à présent, ils l'attendent de la réforme, les Bulgares en travail-
lant, les Bosniaques en frémissant.
D'où peut leur venir celte modération et quel en est le but? C'est que
dans les dernières années, en levant, eux aussi, leurs regards instinc-
tivement sur cette même question slave qui renferme le secret de
toutes les q\iestions orientales, ils ont compris qu'ils ne gagneraient
rien en précipitant la ruine de l'empire ottoman. Ils ont vu que la plus
grande des difflcultés possibles, pour eux, n'est pas de s'affranchir en
SOUVENIRS DE L* EUROPE ORIENTALE. 1029
toute bâte. Le panslavisme russe s*est fait connaître ctiez les Bulgares
et les Serbes, en cberchant à les séduire. Ils savent ses ambitions, ses
projets, ses instrumens, et ils savent, par là même, qu'en portant au-
jourd'hui un dernier coup au pouvoir des sultans, ils serviraient seule-
ment la fortune des tzars. Ds sont donc résignés à ne tenter ce suprême
effort que le jour où ils seraient certains de ne servir que Tillyrisme,
c'est-à-dire le jour où, par eux-mêmes, par leurs frères de riUyrie au-
trichienne, et par leurs alliés naturels des autres pays slaves, ils se
croiront assez puissans pour conserver tout ce qu'ils auront conquis.
Ainsi agissent, à côté des Slaves de l'Autriche, les Slaves de la Tur-
quie. Ils ne mettent point dans leur poursuite de la nationalité cette
connaissance des systèmes politiques, cette vivacité d'esprit, ces pas-
sions bruyantes qui éclatent en Croatie. Pourtant ils y mettent aussi de
la prudence. Si le moment venait d'y déployer de la force, du dévoue-
ment et du courage, combien ne le feraient-ils pas encore plus facile-
ment! Qui ne connaît, en effet, leurs instincts belliqueux, leur habitude
des privations, leur mépris du danger, et aussi leur aptitude pour la
guerre de partisans, si bien appropriée aux luttes qu'ils espèrent?
Les Croates, les Slavons, les Carinthiens, les Carniolais, les Styriens,
les Dalmates, sont donc les penseurs; mais les Serbes, les Bosniaques,
les Bulgares, les Monténégrins, seraient les soldats de l'illyrisme. Ainsi,
le rôle et la place de chacun sont marqués par la diversité des mœurs.
Que manque-t-il encore aux lllyriens, et que leur faut-il de plus pour
prospérer, si ce n'est un peu de cette faveur de la fortune qui donne les
occasions heureuses?
J'ai vu d'autres populations engagées dans les mêmes voies et suivant
la même pensée pour des motifs semblables, les Magyars de la Hongrie,
les Roumains de la Transylvanie et des principautés moldo-valaques.
Ni les descendans des anciens Huns, ni ceux des colons romains de la
Dacie, ne m'ont semblé aussi avancés et plus dignes d'arriver au terme
que les fils aînés des vieux lllyriens, ces ancêtres respectés de la grande
race des Slaves. Si leur destinée devait en effet s'accomplir telle qu'ils
se plaisent à l'imaginer, bien des questions embarrassantes se trouve-
raient du même coup résolues, car la grande lUyrie, maîtresse des pro*
vinces méridionales de l'Autriche, couvrirait aussi, à peu de chose près,
toute la Turquie d'Europe, et peut-être alors Constantinople, pressée
par les Ulyriens déjà répapdus dans son voisinage et de jour en jour
plus nombreux et plus forts, passerait-elle enfin en d'autres mains. Par
le cours naturel des événemens et sans péril pour l'équilibre européen,
la succession des Turcs reviendrait à leurs héritiers légitimes; l'empire
aurait seulement changé de nom, de gouvernement et de principes.
« H. Dksprez.
LA SUISSE EN 1847
DES RtVOLUTIBRS ET DES PARTTS DE U GBRFÉDÉR/mM liavtTIQUE
La situation politique de la Suisse appelle et retient^ éepiiîs plusiean
fflmées , rattention inquiète de l'Europe^ Des révohitioDS partieUes! m
succèdent ayec une sorte de régularité dans les états qui eonposeni
cette agrégation de républiques, et TassemUée souversmm qui devrait
régler l'emploi des ressources communes, concilier les diflérends aoci^
dentels, se trouve ordinairement réduite à enregistrer ces cfaangeroeiii
violens et brusques , en formulant parfois de vaines protestations. Au.
milieu de cette perturbation profonde de Tordre politique , des symp*»*
tomes alarmans pour le maintien de Tordre social se manifestent sor
plusieurs points d'un territoire qui, malgré son peu d'étendue, appai^*
tient au domaine de trois des principaux idiomes de TEurope-ooeiden^
taie. Enfin les questions les plus diCBdles et maintenant ks plus périls
leuses parmi celles qui touchent aux intérêts rdtgieuz trouvent ttt^
Suisse une arène où les réclamations de la consdeoce et les incertitoAis^
daraisonnemeat sont journellement soumises à Tarbitrage de la fbran.
Un tel spectasle, partout où il nouff serait eflisrt, ne saurait manque»'
d'exciter un vif intérêt; mais ce n'est pas avec des sestimeoS' de purei
ciuriosité que TEurope doit assister aux débats intérieurs de la Snnsei;.
La situation géographique de ce pays en accroît singuliàrement Tim»**
portance, et le place fort au-dessus du rang que lui assignerait, dans
toute autre portion du continent, sa population d'un peu plus de deux
DES RÉyO|.UnOfl8 BT DES PARTIS EN SUISSE. 1031
millions d'âmes, répartie sur une surface de moins de huit cents milles
géographiques carrés. En effet, la Suisse couvre une grande partie de
la {poDtière de France; tout le revers oriental du Jura lui appartient;
0Ue possède tontes les sources du Rhin, et, maîtresse des hautes vallées
dsd'lun et du Tessin, elle fait pénétrer assez profondément ses limites
dans les bassins du Danube et du Pô. Gomme une immense citadelle
érigée par le soulèvement des plus hautes montagnes de l'Europe , la
Suisse domine tout à la fds la Souabe et la Lombardie; elle sépare dans
le sens stratégique, elle unit dans le sens commercial les régions alle-
mandes et les régions italiennes. Dans cette situation, la Suisse ne
peut manquer de ressentir Tébranlemmit de toutes les passions qui
fermentent dans les trois régions dont elle est environnée et le contre*
0oup des grands événemens qui viennent à s'y accomplir : à son tour,
elle renferme, protège pour un temps et développe, dans une certains
mesure, les germes de pensées nouvelles ou renouvelées, de senlimens
et de systèmes qui doivent exercer une influence marquée sur les états
placés à sa portée, d'autant plus que cette terre, féconde de tout temps
en esprits remuans, se trouve ordinairement ouverte aux étrangers
qui cherchent dans Texil un refuge contre la persécution. D y a donc,
pour les voisins de la Suisse et pour la France en particulier, un véri-
table intérêt à connaître exactement la situation intellectuelle et morale
de cette contrée, la force proportionnelle, les projets et les chances
des partis qui s'en disputent la direction. Nous allons essayer de jeter
quelque jour sur ces questions; nous le ferons dans un esprit d'impar-
tialité scrupuleuse et conciliatrice entre tous les droits qui nous sem-
blant légitimement établis.
I.
Toutes modernes que soient les bases de la constitution générale de
ia Suisse, c'est dans le moyen-âge qu'il faut chercher les racines de
§on organisation par cantons et des gouvernemeus qui régissent sépa-
rément ces petites républiques. La configuration du sol et la diversité
dans les élémens de la population ont là, plus que partout ailleurs,
déterminé cette variété d'esprit politique et de législation qui donne à
la Suisse un caractère si distinct. Il est donc indispensable de connailre
l'aspect physique, l'histoire, les anciennes révolutions de ce pays, si
l'on veut remonter à la source de ses complications actuelles.
Le revers oriental du Jura, le tour entier du lac de Neufchfitel, le
kord septentrional du lac de Genève, enfin la vallée du Rhône au-des-
aouB de Son, airiec le massif ac^acent des Alpes pennines, forment la
Attise roÊutnde ou romane, où règne l'idiome français. Dans sa partie
sq^nlirâDalc, celte contrée comprend les grandes forêts, les vallées
103^ REYUE DES DEUX MONDES.
pastorales y les bourgades paisibles de Fancien évêché de Bâie. La li-
sière orientale a reçu les doctrines de la réformation; tout le reste est
demeuré catholique. La principauté de Neufchâtel yieitt ensuite avec sa
population industrieuse et pressée , qu'une zone de hauts pâturages et
de bois sépare en deux communautés parfaitement distinctes : les arti*
sans des yallées intérieures et les vignerons des bords du lac; tous sont
protestans. Leurs voisins de Fribourg ont, au contraire, dans la Suisse
occidentale, maintenu debout, avec une constante énergie, Fétendard
du catholicisme. Leur canton occupe une bonne portion du plateau de
FHelvétie intérieure, et deux populations différentes s'y rencontrent;
mais les Allemands, bien que la fondation de l'état soit leur ouvrage,
n'y sont, depuis long-temps, qu'une minorité. Au midi de ce canton,
dont les ressources dérivent toutes de l'agriculture et de l'entretien des
troupeaux, s'étend, entre le lac de Neufchâtel et celui de Genève, sur
les pentes fertiles du Jura et jusqu'au cours torrentueux du Rhône , le
riche et pittoresque territoire que ses habilans appelaient jadis avec
une tendresse familière la a patrie » de Vaud. La zone riveraine du lac
Léman renferme la population la plus dense , la plus active , la plus
instruite du canton et peut-être même de toute la Suisse. La culture
de la vigne, dans une exposition favorable, donne une valeur extra*
ordinaire au sol; mais le rôle commercial des villes est fort borné.
Le pays de Vaud appariient presque entièrement aux communions
réformées; dans celui de Genève, le protestantisme a cessé de pré^
senter ce caractère de prépondérance exclusive auquel sa capitale doit
une si haute signification historique. C'est à cette extrémité sud-ouest
du territoire helvétique, sur la frontière commune de la France et de
la Savoie, que se trouva la capitale industrielle et littéraire de la Suisse
romande, la ville la plus considérable de toute la confédération. A
l'autre bout du lac de Genève, dans la profonde vallée du Rhône, le
Bas-Valais forme le domaine de l'idiome français en contact immédiat
avec l'alemannique et le piémontais. Cette population pastorale et ôlair-
semée, dont Martigny est le chef-lieu, ne diffère en rien d'essentiel de
ses voisins de Savoie, dont elle a gardé la croyance catholique et les
mœurs. Tout l'ensemble de la Suisse romande, partagé entre six états
différens, compte à peu près quatre cent soixante mille habitans, dont
cent soixante-dix mille sont catholiques.
Le rôle de la Suisse italienne est beaucoup moins considérable. Placée
au-delà des limites naturelles de la confédération, dont les Alpes scmt
le boulevard vers le midi, cette petite contrée descend jusqu'à l'entrée
des plames de la Lombardie, touche au lac Majeur et enveloppe celui de
Lugano. Le cours supérieur du Tessm et les affluens orientaux de cette
grande rivière appartiennent aux deux républiques qui se sont partagé
les anciens bailliages démembrés du Milanais pendant la dominatioQ
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1033
troublée et vacillante des Sforza. Les habitans, tous catholiques, parlent
une variété du dialecte milanais; c'est du royaume lombard-vénitien
qu'ils tirent le gijiin et le sel nécessaires à leur consommation. Cinq
vallées, découpées sur le revers méridional des Alpes rhétiques, appar-
tiennent au canton des Grisons; ce canton se partage en troiâ ligues
(Bûndten). Chacune d'elles s'administre à part. Le reste de la Suisse
italienne comprend le canton du Tessin : cent vingt mille habitans tout
au plus peuplent cette Lombardie républicaine. Quant aux Grisons, le
caractère roman (i) demeure également reconnaissable chez les pâtres
et les laboureurs qui occupent les vallées de la Haute-Rhétie, divisées
entre la ligue Grise et celle de la Maison-Dieu; cependant un élément
germanique prédomine même dans cette portion du canton des Gri*
sons, et la ligue des Dix-Droitures est entièrement allemande. C'est
autour des sources du Rhin et dans la haute vallée de l'Inn (2) que s'é-
tend le domaine de ces républiques annexées depuis peu de temps au
corps helvétique, et dans lesquelles survit un esprit bien prononcé d'o-
riginalité. C'est par elles que la Suisse se trouve limitrophe du Tyrol.
La Valteline, jadis leur sujette, quoique renfermant une population su-
périeure en nombre, couvre maintenant la firontière italienne des états
impériaux, qu'elle menaçait jadis et dont elle interceptait les commu-
nications naturelles avec le cercle d'Autriche. Le canton des Grisons est
cependant encore le plus vaste de la Suisse, mais c'est en même temps
celui où la population est le plus disséminée (3) : ses quatre-vingt-cinq
mille habitans forment une transition entre l'élément romain et l'élé-
ment purement teutonique^ auquel appartiennent tous les cantons dont
il nous reste à parler.
Ldi Suisse allemande, beaucoup plus vaste et plus peuplée que les deux
autres réunies, berceau de la confédération, siège primitif et principal
de ses institutions fondamentales, contient quinze cantons entiers et
des portions essentielles de trois autres. Quinze cent quarante mille
personnes, dans l'enceinte de la confédération, parlent le dialecte aie-
mannique, dont la forme cultivée, langue de Fadministration et des
lois, établit une solidarité intellectuelle entre la Suisse et les états ger-^
maniques. Une petite fraction de la Suisse teutonique appartient au
(1) Le langage des aborigènes de la Haute-Rbétie présente deux dialectes distincts,
dont les nopis indiquent suffisamment le caractère : Tun 8*appeUe l<idin, et l'autre ro^
maunzeh,
(2) L'Engadine.
(3) U existe sous ce rapport des différences très remarquables entre les cantons de la
Suisse. Le maximum de densité se trouve dans les cantons de Zurich et d*Appenzell, où
vivent 7,300 âmes sur chaque mille géographique carré; les Grisons n*en ont, sur une
sûrfiice égale, que 640; le Valais que SIS, Uri que S70. Nous ne faisons point entrer en
comparaison les cantons de Genève et de Bàle, où la population urbaine dépasse celle des
campagnes, et qui nécessairement font exception.
é084 BBYUB DES DEUX VOMDBS.
tNimndu Rhûne : elle oceupe le Haut-Valais, cette région pastorale tl
toute catlieliQ»e, et s'Arrête aux portes de Sion, centre conmiun de la
vie politique etreligieuse du pc^s, dont nous avons ^ que la portion o^
cideqtale est française. Le reste de la Suisse allemande s'étend dans le
bassin du Rhin, sur le revers septentrional des Alpes et dans leseai-
branchemens orientaux du Jura. Échappé aux gorges de la Haute-Rbé*
tie, le •(& gardien des frontières teutoniques (1)» entre d'abord dans une
plaine étroite, où il forme la ligne de partage entre la Souabe autri^
chienne (^] et le canton. de Saint-Gall; il tombe ensuite dans le lac spib
cieux de Constance, et prend, en recommençant sa course, la direction
du couchant. La grande courbe qu'il décrit entre Constance et Bik
^int où il abandonne le territoire helvétique) fait entrer dans son
domaine tout le plateau de la Suisse intérieure, arrosé par des torrens
qui portent au Rbm le tribut des lacs creusés au pied des Alpes et sous
la grande chaîne du Jura. Au nord du fleuve, les démarcations politi-
ques assignent à la confédération suisse un canton entier, démembre-
ment du pays souabe : c'est celui de Scliaffouse. Ce canton ne comprend
guère autre chose que la banlieue d'une petite ville industrieuse, pro-
testante, dans laquelle l'esprit des communes impériales s'est maintena
long-temps et subsiste encore en partie, à côté des intérêts suisses dé-
veloppés par une longue association.
L'interruption du cours du Rhin, produite par la célèbre cataractt
de Lauffèn , a donné naissance à Schaffouse, qui fut dans son origine
un dépôt de navigation. Des causes analogues, mais plus puissantes,
ont créé l'importance commerciale de Bâie. Placée sur les confins des
dominations allemande et française, Baie occupe de ce côté la même
position que Genève à l'autre extrémité de la Suisse. Ces deux cités, flo-
rissantes par l'industrie et le commerce, siège l'une et l'autre d'une
culture littéraire et scientifique très avancée, forment, pour ainsi dire,
l'une le pôle gernoanique de la Suisse, l'autre son pôle français; mais
l'une et l'autre sont en dehors de l'orbite régulière des influences hel-
vétiques et pourraient aisément leur échapper.
Le long de la rive méridionale du Rhin, et sur le plateau de la Suisse
intérieure, se présentent, de l'ouest a l'est, d'abord le demi-canton de
Bâle-Campagne, puis l'Àrgovie, le canton de Zurich, la Thurgovie et
les districts inférieurs du canton de Saint-Gall. Coupée par des chaînes
de hautes collines, la plupart encore revêtues de forêts, cette contrée
est le siège d'une agriculture fort perfectionnée; des manufactures con-
sidérables entretiennent en outre une vie très active dans les cités de
Zurich et de Saint^iall. Les deux communions religieuses qui se par-
Ci) Expression 46 .ScbiUer.
{% Le cercle du Vorarlberg^.
DES KÈYOUmom ET NS tàJBOM EN SUISSE. 1€9K
tegent I» Suisse occupent les principales diyisîoiis du territoire des eaiir
tons que nous venons de nommer. Bftk-Campagne ât f Argovie occî^
dentale sent réformées; F Argorie orientale , toute catholique , touebe,
dft l'autre cèto^ à une populatton protestante oonsidérabie, celle du caïF
tonde Zurich; l'élément protestant prédomine duis le canttm mixte d&
IburgoTie; les catholiques, au contraire, ont ua avAntege marqué dans
l'état de Saint-Gall, Inen que le chef-lieu de ce canton soit m des priiiK
oipaux points d'appui de la réformation dans la Suisse orientale, et qu'uo
aiïtre district, le Rbeinthal, compte moî&s de catholiques qne de proies-
tans. Zurich est, en population, la quatrième rille de la confédérationi^
naéme entre tes seules villes allemandes elle ne peut réclamer, sous ce
rai^rt, que le troisième rang; mais, si l'on considère son importance
intellectuelte et commerciale avec les avantages qui dérivent de sa po»
siticm (laquelle en fait l'intermédiaire naturel entre la région agricole
du plateau et la région pastorale des Alpes), on comprend facilement
que le rôle de capitale de la Suisse orientale soit échu de bonne heure
à cette ville, et qu'elle l'ait conservé sans difficulté jusqu'à nos jours.
Au sudrouest de la zone rhénane, la moyenne vallée de l' Aar renr-
ferme le canton de Soleure, la meilleure partie de cehii de Berne et le
pays allemand de Fribourg ; presque tout le canton de Lucenne appaiv
tient également à cette division niéridionale d» plateau helvétique. On
yi reconnaît le voisinage immédiat des Alpes à l'élégance ûère et graa->
diose d une nature d'ailleurs téconde et variée; la richesse de ces dis^
tricts se fonde sur une agricultore savamment patiente^, et l'oa n'j
trouve aueun c^iatre considérabte d'industrie qiû puisse balancer ht
prépondérance des intérêts ruraux. La république de Soleure a cont-
stamment repo<tôsé la réformation : en l'admettant^ celle de Berne Ta
rendue dominante dans la portion la plus vaste et la plus peuplée du
territoire helvétique; mais, quand on pénètre dans la Suisse orientale,,
la religion catholique, seule professée dans le canton de Luceme, re-
prend la supériorite. Le domaine du protestantisme embrasse le tour
entier du lac de Sienne, quoique les évêques de Bâle fussent demeurés
jusqu'en 1798 suzerains de son principal district. Soleure, Lucerne et
Berne elle-même, villes bâties pour contrebakncer les pouvoirs féodaux,
et qui ont grandi dans la proporiion des conquêtes faites par leur corpft
de bourgeoisie, gardent maintenant encore la physionomie que leur
vocation spéciale leur avait imprimée jadis : ce soeU des centres d'adr
ministration, des sièges de gouvernement Au troisième rang pour la
population parmi les cités suisses, Berne ne vtent qu'au cinquième souk
le rapport du mouvement intellectuel et commercial : elle cède le paft
sur ce terrain , D<tt-seulement à Genève et à Bâte, mais encore à Zu^
rich et à Saint-Gall. Toutefois son importance politique est hors de pxo^
portion avec cdle de toute autre viUe, et,, par une. sortet de défërraco:
4036 REVUE DES DEUX MONDES.
tacite continuée jusqu*à nos jours, ses rivales lui ont habituellement
laissé prendre le rôle apparent de capitale du pays.
La région des Alpes adossée au Valais et à la Haute-Rhétie comprend
rOberland bernois, les trois cantons forestiers ou primitiEs, Schwytï,
Uri et Unterwalden, ceux de Zug, de Claris et d'Âppenzell, enfin les
districts méridionaux de celui de Saint-^îall. Bien que les limites que
nous venons d'indiquer ne renferment guère qu'un huitième de la po-
pulation totale de la Suisse, cependant les vallées des Alpes et la race
énergique, simple, persévérante, qui les habité, sont communément
regardées comme le type de la véritable Helvétie, et ce n'est pas sans
de sérieuses raisons. En effet, le berceau de la liberté suisse est devenu
le dernier refuge de son indépendance, quand les contrées, compara-
tivement riches et populeuses, qui s agrégèrent plus tard à la confédé-
ration pliaient sous des agressions formidables; l'esprit entreprenant,
résolu, modéré pourtant et capable du dévouement le plus héroïque,
l'esprit qui a porté si haut la valeur morale de ce pays, s'est retrouvé
dans sa grandeur et son énergie primitives chaque fois que la patrie de
Tell et de Nicolas de Flûe a été heurtée par de grands événemens.
Le sénat de Berne a , dans la première moitié du xvi« siècle , intro-
duit, et non sans violence, la réformation dans les vallées classiques
de son Oberland; la même cause a, par la volonté plus libre des popu-
lations, triomphé dans la portion principale des cantons d' AppenzeU et
de Claris. Les districts sauvages qui bordent le lac de Wallenstadt , et
que la répartition moderne du sol helvétique assigne au canton de
Saint-Gall, sont mixtes sous le rapport des communions; mais Schwytz
et ses deux républiques sœurs avec Zug et le tour entier du lac des
Waldstetten n'ont admis aucune modification au culte des aïeux, et
les anciennes générations y revivent presque tout entières dans les
générations nouvelles. Le temps, qui a bouleversé tant de contrées,
n'a fait encore qu'etfieurer légèrement celle-ci.
II.
Telle est par races, idiomes, souverainetés politiques et communions
religieuses, la division actuelle du territoire suisse. L'origine de ce nom
remonte aux premières années du xiv« siècle. Jusqu'à cette époque,
les destinées des contrées qui composent actuellement la Suisse ne
s'étaient point encore dégagées de celles dos grandes régions dont elle
est environnée, et qui formaient jadis les royaumes de Germanie, d'Arles
et dltalie. La domination romaine avait étendu sur tout le domaine
actuel de la confédération les bienfaits de la civilisation matérielle, de
l'ordre administratif et de la culttre littéraire; à l'aide de ces trois puis-
sans leviers, la religion chrétienne y pénétra au iv« siècle, et la souve-
DES RÉVOLUTIONS ET DBS PARTIS EN SUISSE. i037
raineté morale lui fut bientôt acquise. Sous la garantie de ce que lea
contemporains de Trajan et de Marc-Aurèle appelaient excellemment
la paix romaine, le canton actuel de Bâle, avec une moitié de l'Âr*
govie, appartenait à la cité des Rauraques; Beme^ Zurich y Lucerne,
Fribourg, Neufchâtel, Yaud^ Zug, Claris, les cantons forestiers, uno
partie de TArgovie et le tour du lac de Wallenstadt, composaient la
cité des Helvé tiens; Schaffouse, Saint-Gall, Appenzell, la Thurgovie,
les Grisons, dépendaient de la Rliétie; Genève appartenait aux Allô-
broges, et le Valais , divisé entre six peuplades galiiques, formait une
moitié de la province des Alpes pennines; Quelle que fût la différence
primitive des populations liées dans ces pays à la fortune du grand em-
pire, le niveau de la loi romaine avait passé sur elles; l'uniformité de
la langue latine était entrée dans leurs habitudes; Romains de langage,
de mœurs et d'affections ^ ces peuples présentaient une masse homo-
gène aux Germains indépendans qui menaçaient sans cesse leur fron--
tière du nord. Genève avait un évêque suffraganl de Vienne; Sion,
un autre, qui relevait de Tévèque métropolitain de Tarentaise; le siège
de Coire était dans la province d'Augsbourg; ceux d'Augst [Augmta
Bauracorum), d'Avenches, deWindisch [Vindanissa) et de Nyon, dé-
pendaient de la métropole séquanaise^ Besançon.
L'invasion, au commencement du V" siècle ^ des peuples de langue
teutonique, dont les Césars avaient vainement tenté d'abord de com-
primer l'indépendance, et ensuite d'arrêter l'ambition, changea com-
plètement l'aspect et l'existence sociale de l'Helvétie. La confédération
des AUemands en franchit les barrières, y triompha des troupes im-
périales et des Burgundes, aUiés douteux de Rome^ enfin y établit son
avant-garde sur les ruines de la civiUsation, dont cette race, encore
idolâtre et farouche, détestait le priocipe, bien qu'elle en convoitât les
bienfaits. La population romaine fut refoulée dans les hautes vallées
des Alpes, dans les retraites intérieures du Jura. Elle tint tête à ses
agresseurs autour des sources du Rhin , des lacs de Neufchâtel et de
Genève ; elle succomba complètement dans le bassin de l' Aar et celui
du lac de Constance; la dégradation et l'esclavage furent le partage de
ses débris, parmi lesquels, cependant , une lueur de christianisme se
conserva toujours, précieuse étincelle à laquelle devait se rallumer
plus tard le tlambeau de la civilisation (1).
Courbés, depuis la bataille de Tolbiac, sous la suzeraineté des Francs,
(1) Le siège d'Augusta, quelque temps vacant, se releva dans Tenceinte de Basilée,
repeuplée par les AUemands. L^évêque d'Avenches transféra sa résidence a Lausanne, et
celui de Nyon, dont les barbares avaient abattu Téglise, trouva son refuge à Belley. Le
«iége de Vindonissa fut pareillement transféré à Ck>nstance, quand les cols adoiioit des
Allemands se furent inclinés sous la prédic«lîon de l'Évangile. .
TOME XVII. 67
I68S' lEVUB inss deux vomimrs.
«t derreiius, au vm* siècle^ pins régulièremeirt Tassanx de leur ocnh
tonne, les Allemands durent aux travaux apostol^ues de saint €all , de
saint Fridolin et d'autres missionnaires Tenus de la Gaule et des Iles
britanniques, leur admission dans la grande famille des chrétiens d'0>
Cident. A partir de cette époque, il n'y eut plus qu'une religion datt
les contrées helvétiques; mais la diflérence fondamentale des races d^
meura marquée par la séparation des langages. Les Bourguignons if é-
talent de bonne heure assimilés, au moins extérieurement, aux Ro-
mains. Aussi, dans les portions de la Suisse actuelle qui appartsenaieift
aux royaumes de Cbâlons et de Genève, la forme septentrionale de
l'idiome roman (i) ne cessa point d'être en usage; un autre dialecte
néo-latin persista dans les districts qui obéissaient aux Lombards, et uft-
troisième parvint à garder, quoique sous le joug immédiat des Alle-
mands, le terrain qu'il occupait autour des sources de l'inn et du Rhin.
Quant aut descendans des conquérans germains, ils ont conservé jus^
qu'à nos jours l'usage de cette forme curieuse et mélangée (3) de l'idiome
teuton, dont les premières règles furent tracées, dans les solitudes de la
Thurgovie, par les disciples de saint Gall , dont les Hinnesinger, à la
cour des généreux Hohensiauffen , portèrent la culture à un degré
remarquable de vigueur et d'élégance, et dont la grande épopée des
Nibeltmgen a fixé le type poétique. Seulement cette forme, tombée au
rang de dialecte provincial, malgré les efforts heureux de quelques
écrivains modernes, a été remplacée par l'allemand classique, comme
instrument de l'éducation et conune organe des lois.
Après le partage de l'empire de Charlemagne (en 8i3), les régions
helvétiques se trouvèrent assignées, les unes au^royaume de la Bout»
gogne transjurane, les autres au duché d'Alamannie (3). L'extinction
de la nouvelle maison de Bourgogne fit tomber THelvétie occidentale
sous la suzeraineté des empereurs de la dynastie franconienne, qui
réussirent, pendant quelque temps, à effectuer l'union, sinon cordiale,
du moins régulière, entre l'Allemagne et l'Italie. Le gouvernement hé-
réditaire du nouveau duché de la Bourgogne mineure (nom que pri-
rent les contrées situées entre le Jura et la Reuss, le Rhin et le lac Lé-
man) échut à la branche ahiée des puissans seigneurs de Zœhringen.
Lorsque, frappée à son tour par la destinée qui, dans Ces âges d'eflbris
sans relâche et de guerres sans pitié, s'attachait aux grandes familles mi-
litaires, la lignée des Berthold eut cessé d'exister, THelvétie et ses dé-
(1) Celle qui a servi de base au français actuel.
(i) L*alemannique, Hoef^DetUêch,
(S) Une ligne tracée des sources du Rhdnc à la rive méridionale de l*Aar, un peu au-
dessous de l'emplacement actuel de Berne, formait la démarcation entre les deux soavd-
rainetés. «
r;,f 't ;ic!i^r .
DES RÉYOUmORS ST' DET ftARIS «f SUISSE. 4039^
86 trouvàmot moroelées en eomtés relevaat de l-empire et
ea daniaiiies eedésiastiqiieSi dont les poaaesaiurs reoeraient des Gésaor .
d'Occident leur investitore a par la crosse et l'anneau» »
On voit combien fut considérable le rMe joué par la hiérarchie ec-
clésiastique dans la formation de la Suisse; celui des nramcipes était
moins igprand. Toutefèia, des institutionscommunales, les unes^ héritage
direct de Forganisation romaine^ d'autres, puisant leur origine dans le
vieux droit germanique, donnaient d^à quelque puissance aux Tilles de
Genèye, Lausanne, Sidb, Soleure, Bàle, Zurich, Luceme, Constance^
Goire, Berne et Fribourg, Ces deux dernières étaient alors dés créations
toutes récentes des ducs de Zœhringen, qui, pour opposer, dans leur
landgraviat de Bouiigogne, une barrière efficace aux déprédations des
bourgraves insubordonnés, bâtirent ces asiles de la « libre vie com-
munale, 1» ouverts à la petite noblesse et aux rudimens de la bour-
geoisie, tels qu'ils existaient à cette époque (1). Les autres villes hel-
vétiques (sauf l'antique Soleure et Bftle, cité impériale dès l'origine)
durent leurs premiers accroissemens à la tutelle de l'église, protection
d'abord salutaire, mais bientôt^onéreuse, et que ces viUes, devenues
riches et fortes, s'efforcèrent de secouer. L'action directe de l'autorité
impériale était presque nulle en Helvétie : les cantons forestiers , le
Hasli et la Thurgovie occidentale avaient seuls échappé à la mesure gé-
nérale de l'inféodation. L'oligarchie militaire des comtes^ dominait l'en-
semble du pays, où la servitude personnelle demeurait la condition
commune des cultivateurs attachés au sol. On comptait, dans l'enceinte
de l&SuisfiB actuelle, vingt-cinq ou trente grands domaines séculiers,
qualifiés pour la plupafrt de comtés. Entrepes chefs de ces fitmilles ri-
vales, ceux qui gagnèrent l'ascendant définitif furent les comtes de
Savoie dans le sud-ouest, ceux de Halisburg dans le centre et dans le
nord. Un grand rôle était réservé par la Providence à la maison de
Habsburg : d'une part, cette maison devait concentrer en elle-même
les forces propres au moyen-âge, et leur procurer, en les défendant ,
une plus» longue existence; d'autre part, elle devait provoquer, par ses
agressions contre les libertés de ses voisins , l'établissement d'institu-
tions et le triomphe de doctrines qui préparèrent, sous plusieurs rap«-
ports, l'inauguration de l'ère moderne. Rodolphe, porté en 127â sur
le trône impérial, fit sortir l'Allemagne de l'anarchie sanglante où elle
était plonge depuis la mort de Frédéric second. Sur la frontière orien«*
taie de ce pays, il rétablit l'ascendant germanique, renversé par les
conquêtes du roi slave Ottocar (% et[l' Autriche, devenue le patrimoine
de la maison de Habsburg, assura parmi les dynasties allemandes un
(1) Berthold IV, de Zœhringeo, fonda Priboui^Ien 1179, et Berthold V, le dernier de
sa race, posa la première nierre de Berne en 1191.
(S) Souverain de la Bohême et de la Moravie.
iOiO REVUE DES DEUX MONDES.
rang considérable aux descendans du comte helvétien. Cependant, fixés
,par la soudaine expansion de leur fortune à une grande distance de leurs
montagnes natales, les nouveaux maîtres de Vienne ne furent bientôt
plus considérés en Helvétîe que comme des étrangers.
Au commencement du xiv*" siècle éclata, dans les cantons forestiers,
Tinsurrection qui, en rendant le nom des Suisses familier à toutes les
nations de l'Europe, est devenue pour elles, sous une forme légendaire,
un précieux exemple. Trois peuplades de montagnards, paysans pau-
vres, mais libres au milieu du servage universel,, se confédéirant pour
la défense de leurs privilèges et respectant, après la victoire, tous les
droits légalement assis autour d'elles, formèrent le noyau des grandes
4igue8 que l'hostilité* persévérante des archiducs appela graduellement
à l'existence.
L'accession de Luceme à la confédération suisse (ainsi nommée
parce que le pays de Schwytz en était alors le membre principal) in-
troduisit une première et très essentielle modification dans lesélémens
de cette république : un municipe florissant, qui nourrissait des projets
de conquête, vint se placer à la tête de pâtres héroïques et désintéressés.
Lorsque, dil-neuf ans après, Zurich (i) fit à son tour partie des ligues,
et que presque immédiatement ensuite (^] Claris, Zug et Berne com-
plétèrent le nombre des huit anciens cantonSy toute une puissance de
création récente se trouva formée dans le sein de Tempire, dont les
Suisses ne songeaient point encore à décliner la suzeraineté. Les dé-
mocraties pastorales de Schwytz, Uri, Unterwalden, Zug et Claris, lais-
sèrent le premier rang aux trois cités : celles-ci, qui voyaient grandir
dans leur enceinte une bourgeoisie martiale, disciplinée, mais avide
autant qu'entreprenante, faisaient sous tous les prétextes une guerre
sans relâche à la féodalité, dont le réseau, chaque jour détendu, persistait
pourtant* encore autour d'elles. Les familles comtales, enveloppées dans
les revers de la nmison d'Autriche, disparaissaient rapidement; les dy-
nasties d'un ordre inférieur et les simples possesseurs de fiefs militaires
n'échappaient à la destruction qu'en s'agrégeant aux bourgeoisies vic-
torieuses, et en renforçant l'infanterie des cités par des corps de cava-
liers auxiliaires : à ce prix, on leur laissait quelques débris des an-
ciennes juridictions seigneuriales. Quant aux serfs, l'établissement de
la domination suisse était pour eux le signal d'un affranchissement
immédiat; souvent même l'approche des confédérés déterminait parmi
les populations rurales un mouvement qui aboutissait à leur émanci-
pation, et faisait tomber les enceintes chevaleresques devant les mas*
sues et les arbalètes des Eidgenossen (3).
(1) Lucerne entra dans la ligue en 1332, Zurich en 1351.
(i) Zug et Glaris en 1352, Berne en 1353.
(3) Confédérés par un serment tommun, d'où le mol huguenots.
DES REVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. iOII
Ce principe d'affranchissement, dont l'application était rare encore
et nouvelle au xiv« siècle , fut le seul auquel les Suisses tinrent con-
stamment; ils se montraient sur tout le reste disposés à transiger
avec les pouvoirs qu'ils trouvaient établis. En recevant sous leur pro-
tection des princes féodaux, ecclésiastiques ou séculiers, ils garan-
tissaient à chacun de ceux-ci l'exercice de son ancienne souveraineté.
Ces républicains, attachés à leur propre pays avec une tendresse en-
thousiaste, se courbaient encore avec respect devant l'emblème de
l'omnipotence impériale (i); ils délivraient des lettres de combour-
geoisie aux comtes de Neufchâtel et de Gruyères, aux évêques de Bàla
et de Lausanne, aux abbés d'Engelberg et de Saint-Gall. Dans la
constitution des villes qui recherchaient leur alliance, ils admettaient
sans objection le principe du patriciat toutes et quantes fois il avait pré-
valu. Malgré les violences souvent cruelles que, dans ces âges de bru-
talité , l'état presque constant de guerre entraînait avec soi, on peut
affirmer que le respect du droit traditionnel (2), point de départ de l'u-
nfon du Grûtli et de la première prise d'armes des Suisses, persista
pendant plusieurs siècles dans l'esprit politique de cette nation. La
bonne fortune qui accompagnait toutes ses entreprises tendait pourtant
à produire l'affaiblissement de ce principe. Dès le commencement du
xv« siècle, après les triomphes de Sempach et de Nœfels, le nom des
Suisses fut entouré d'un glorieux prestige; leur exemple portait au loin
la contagion de la liberté politique. Alors les pasteurs d'Âppenzell
chassèrent les baillis de l'abbé de Saint-Gall, et, proclamant Tafiran-
chissement universel des serfs, firent, pour l'accélérer, une sorte de croi-
sade jusqu'au cœur des terres souabes, dont toute la noblesse s'émou-
vait au seul nom de ces terribles vachers. Alors encore les paysans de
la Haute-Rhétie, soulevés contre leurs maîtres, ecdésiastiques et sécu-
liers, organisèrent la triple ligue où des institutions politiques, impré-
gnées du génie du moyen-âge, ont subsisté presque sans modifications
jusqu'au lendemain de notre grande révolution. Les Valaisans avaient
donné l'exemple aux Grisons (3). Sans vouloir admettre dans leur con-
fédération étroite ces trois républiques naissantes, les cantons suisses
leur décernèrent volontiers le rang d'alliés. D'un autre côté, Soleure et
Fribourg, qui n'appartenaient point encore aux ligues, s'agrandissaient
aux dépens des gentilshommes leurs voisins. Berne se composait par
des conquêtes successives un domaine égal au quart de l'ancienne
Helvétie; le territoire de Zurich prenait aussi de grands accroissemens;
(1) L'aigle à deux têtes, lesquelles figurent l'Occident et rOrient. Dante l'appelle: it
tanto ueeello,
(i) Herkommen und Reehi,
(3) Le Valais devint républicain en 1400; lés ligues Grises furent établies ectre le»
années 1396 et 1436; l'affranchissement d'Appenzell était complet en 1411.
»
1042 UVUB DBS DBUX MONDBS.
enfin celui de Lucerne s'augmentait par les dépouilles des comtes de
Kyburg et des archiducs eux-mêmes, dont le damier effort fut tenté
devant Dornach, l'année où finit le xv* siède»
Alors, de huit qu'il était, le nombre des cantons fut porté prompte*
ment à treize : après l'admission de Soleure et de Fribourg ,. effectuée
en 1481, celle de Bâle et de Schaffouse fut prononcée en 1501; de sim-*
pies alliés, les citoyens d'Appenzell devinrent confédérés en 1513. La
petite ville manufacturière de Mûlbausen, en Alsace, et la cité turbu*
lente de Genève, enclavée au milieu des domaines de la maison de Sa-
voie, grossirent d'autre part le nombre des états alliés.
^ La signification politique de la Suisse avait singulièrement grandi
depuis les jours de Morgarten et de Sempach. Des puissances redoutées
s'étaient brisées contre cette organisation militaire impénétrable et
pourtant flexible : le duc de Bourgogne, après avoir pu se cnure au
moment de fonder un royaume indépendant de la Gaule orientale ,
avait succombé sous l'hostilité des Suisses, et l'unité de la monarchie
française, ébauchée par Louis XI, se trouvait due en partie aux glorieux
combats de ces républicains; le démembrement de la Lombardie par
lés montagnards des Alpes helvétiennes avait commencé dès 1487;
enfin Maximilien P', tout en préparant par des empiétemens inattendus
là grandeur exce^ve de l'héritage qu'il destinait à Charles-Quint,
abandonnait par le traité de 1499 tout ce qui lui restait de prétentions,
comme descendant des Habsburg, au berceau de sa femille, et tout ce
qui lui restait de droits réels, comme empereur, à la suzeraineté des
cantons.
L'alliance des vainqueurs de Charles-le-Téméraire était recherchée
non-seulement par les archiducs et les Sforza, mais encore par les rois
de France et les papes. Leur infanterie, réputée presque invincible,
et désormais sans occupation dans son propre pays, se mit, pour sub*
sister, à la solde de toutes les puissances belligérantes. De là naquirent
des habitudes mercenaires qui corrompirent la dignité naïve des vieilles
mœurç; et la guerre, descendue chez les Suisses au rang de métier, fit
négliger le commerce, l'agriculture même, et toutes les voies régu-
lières de prospérité. Engagés avec toutes leurs forces nationales dans
la lutte sanglante et plusieurs fois renouvelée dont la domination de
l'Italie était l'objet, les Suisses songèrent un instant à conquérir pour
eux-mêmes ces contrées, à qui la nature a fait, selon le mot poétique de
Filicsya, a une dot fatale de leur propre beauté; » mais la chevalerie
de François P' noya ces projets dans des flots de sang sur le champ de
bataille de Marignan. Dèsrlors l'esprit des grandes «entreprises périt chez
les Suisses; il fut remplacé par la convoitise, le caprice populîujne et les.
dissensions intérieures, qui se déçhahiaient avec plus de force que ja-
mais. Le rôle de la nation perdit de sa grandeur. Néanmoins, avant que
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1043
ces causes eussent produit tous les effets qu'on pouvait en attendre, un
événement dont les honunes judicieux sentaient rapproche «d^iûs Tin-
vedtion de rimprimerie, et même depuis les prédications de Jean Hus>
vint ouvrir à la Suisse de nouvelles destinées, retremper son courage
dans des dangers nouveaux.
m.
•
Jusqu'au commencement du xvi* siècle, le caractère des Suisses avait
été uniformément marqué par un respect sincère pour la religion; ils
en pratiquaient, ils en vénéraient les préceptes avec un sentiment grave
et profond qui ne s'était pas démenti, même dans l'irritation des luttes
intestines et dans Tenivrement du succès. Quand, au commencement
du XVI* siècle, les regards du peuple entier se tournèrent vers l'Italie,
Tbonneur de servir le saini-siége et de rendre victorieux le gonfàUm de
V église qui leur avait été confié était ce qui échauffait surtout l'ambi*
tion des principaux capitaines; mais le contact avec les prélats d'une cour
Corrompue, avec les lettrés d'un pays où l'esprit de la renaissance sem-
blait vouloir réhabiliter les influences morales condamnées par le chris-
tianisme, ne tarda point, avec l'expérience directe de la politique toute
profane qui prévalait alors au Vatican, à porter un coup sérieux aux
convictions religieuses des Suisses (i).
Dans le même temps (1517 à 1520), Luther à Wittemberg, Zwingli
à Zurich, prêchèrent ouvertement ce qu'ils nommaient la réformation
de l'église; d'une extrémité de la Suisse à l'autre, les novateurs trouvè-
rent des adeptes décidés à les appuyer, s'il le fallait, par le sacrifice de
leur vie et de leurs biens. La résistance ne fut guère moins rapidement
et moins résolument organisée. Le différend devint promptement in-
conciliable, et la Suisse, scindée en deux communions par la divergence
des vues religieuses, perdit sans retour cette unité de tendances mo-
rales sans laquelle l'unité politique n'a rien d'efficace, ou du moins
de complet.
De 15âl à 1537, la Suisse fut dévorée par la fièvre des controverses
armées; enfin , chacun des états de la confédération adoptant pour soi
une communion religieuse exclusive et l'imposant à ses ressortissans,
l'ordre se rétablit, quoique l'uniformité demeurât détruite. Les réso-
lutions prises dans plusieurs communes, dans plusieurs assemblées
délibérantes, ne furent arrêtées qu'à une faible minorité. Cependant
les citoyens hésitèrent rarement à s'y conformer, et les émigrations
d'un canton à l'autre n'eurent lieu que sur une petite échelle : singu-
lière preuve du pouvoir que l'idée de la volonté publique légale-
(1) Les chants populaires de cette époque mettent en pleine lumière ce fait important.
fOi4 REYIE DES DEUX MOM)ES.
ment exprimée possédait alors, non-seulement sur les intérêts, mais
encore sur les consciences des particuliers. Les sénats de Berne, de Zu-
rich, de Baie et de Schaffouse imposèrent la réformation à leurs sujets;
les villes de Saint-Gall, Mulhouse, Bienne et Genève se déclarèrent pro-
testantes; les sujets des comtes de Neufchâtel en firent autant; chez les
Grisons, dans les pays de Thurgovie, de Glaris et d'Appenzell, Thésita-
tion et les fluctuations religieuses durèrent près d'un siècle; le reste des
contrées helvétiques persévéra dans la profession exclusive du catholi-
cisme. La nécessité étabUt eufm en Thurgovie et dans la Haute-Rhétie,
à Glaris et dans le Toggenburg, une sorte de tolérance mutuelle. Les
citoyens d'Âppenzell aimèrent mieux partager leurs montagnes entre
les deux communions opposées , assignant à chacune son district. Le
pays de Vaud, que, dans ce temps-là même^ les républiques de Berne
et de Fribourg venaient d'enlever aux ducs de Savoie (1536), subit,
quant à sa religion, la loi de ^s nouveaux maîtres, et le comté de
Gruyères fut traité de même, lorsqu'en 1555 son dernier comte, expulsé
par ses créanciers, alla mourir à la cour de Henri II, laissant Fribourg
et Berne se partager inégalement ces derniers lambeaux de Tantique
féodalité helvétienne.
. La confession protestante qui, dès le commencement, prévalut en
Suisse était un presbytérianisme austère dont les dogmes furent stric-
tement définis et la discipline rigoureusement constituée dans l'église
de Genève par le célèbre législateur Calvin. Les travaux de Zwingli
et d'OEcolampade ne firent que préparer le terrain à cette rénovation
presque radicale quant aux formes extérieures et même à la hiérar-
chie, mais d'autant plus inflexible sur les principes qu'elle laissait de-
bout, qu'on l'accusait avec plus d'âcreté d'avoir ébranlé tout l'édifice
de l'organisation chrétienne. Genève acquit à ce changement une im-
portance hors de toute proportion avec son territoire et s^ population.
Elle devint une puissance intellectuelle, une sorte de congrès perma-
nent des réformés de France et d'Italie, un asile ouvert à la culture
des lettres sérieuses et subordonnées au principe protestant. Dans la
Suisse teutonique , Bâle et Zurich , villes également réformées et en
constante communication avec les églises presbytériennes d'Ecosse et
de Hollande, donnèrent pareillement aux études classiciues et même à
la culture des sciences naturelles des encouragemens généreux. Le
commerce, dans la ville entièrement protestante de Saint-Gall, s'éle-
vait à la hauteur d'une science par l'habileté des procédés et Tintelli-
gence des calculs. Enfin le chaos politique dans lequel les scissions en
matière religieuse avaient plongé la Suisse n'était éclairci et la con-
fusion des tendances opposées n'était, dans une certaine mesure, do-
minée que par la conduite prudente et ferme du sénat de Berne, lequel
défendait les principes calvinistes comme une des bases fondamen-
DES RÂVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 4045
taies de Fétat. Ainsi, par diflérens motifs, la supériorité politique aussi
bien qu'intellectuelle du parti protestant se trouva solidement établie
dans la confédération entière. Les grands monastères épargnés dans
les cantons catholiques, et qui auraient pu devenir des foyers bienfai-
sansde culture scientifique et littéraire, tardèrent trop long-temps à
tirer parti de leurs ressources. Wettingen entra fort tard dans la car-
rière que d'autres congrégations bénédictines parcouraient avec tant
d'éclat, et Saint-Gall, après des siècles de ténèbres, ne se releva jamais
jusqu'au niveau de son ancienne splendeur intellectuelle. Einsiedlen,
Engelberg, Saint-Urbain, demeurèrent presque inutiles aux lettres
ecclésiastiques; l'abbaye seule de Disentis conserva dans la Rhétié ca-
tholique quelque ombre de vie littéraire à l'idiome roman.
Cependant des changemens politiques d'une haute portée s'accom-
plissaient dans l'intérieur de presque tous les états helvétiques. L'or-
ganisation du patriciat s'achevait dans les villes de Berne , Fribourg,
Luceme et Soleure; des restrictions successivement apportées à l'exer-
cice du droit de cité en matière de gouvernement avaient préparé le
triomphe de l'intérêt aristocratique sur le système démocratique uni-
formément adopté pendant le moyen-âge; des coups d'état hardis et
heureux aboutirent à la création d'un livre (Tor dans chacune des villes
souveraines que nous venons de nommer. Il n'y eut plus dès-lors que
les gentilshommes qui fussent admissibles aux conseils suprêmes et
aux dignités de l'état. Soleure et Lucerne fermèrent de bonne heure le
rôle de leurs patriciats, en sorte que l'extinction successive d'une partie
des familles qui s'y trouvaient d'abord inscrites réduisit enfin à une
véritable oligarchie les corps qui gouvernaient ces deux républiques*
Berne et Fribourg donnèrent une base plus large à leurs aristocraties
respectives; toutefois la plupart des maisons considérables de l'Argovie
et du pays de Vaud furent systématiquement laissées en dehors du pa-
triciat bernois. A Zurich, à Baie, à Schaffouse, à Genève, à Saint-Gall,
une tendance analogue, mais moins exclusive, prévalut : la haute bour^
geoisie demeura seule maîtresse du terrain politique; les familles qui
la composaient se perpétuèrent dans les conseils souverains. Néanmoins
la campagne était, dans tous ces cantons, entièrement sujette; les po-
pulations rurales n'avaient aucune part à la confection des lois, à la
distribution des emplois. Il arriva même que les républiques dont la
constitution demeurait strictement démocratique laissèrent une véri-
table noblesse se former dans leur sein. L'origine de celle-ci était
honorable et légitime; elle dérivait de faits éclatans , accomplis jadis
pour la défense du pays, et d'un empressement héréditaire à le servir
dans des fonctions gratuites. Sans privilèges légaux, sans existence
politique reconnue, ce patriciat militaire fournissait, de génération eu.
génération, des chefs aux régimens capitules^ des landammans aux pe»
1046 REVUE DES DEUX MONDES.
tits conseils, des présidens aux assemblées générales [Landsgemeindeti^
Dans les grands cantons, des domaines publics vastes et d*uii revenu
considérable formaient indirectement à la noblesse ua second patrir
moine, distribué entre les baillis et les autres dignitaires de Vétat. Ls
gouvernement des gentilshommes était, en général, éclairé pour son
temps, mais arbitraire et accompagné de formes dédaigneuses, qui
contribuèrent, avec des griefs plus sérieux, à provoquer une insurrec-
tion presque générale dans les cantons de Bâle, de Soleure, de Berne
et de Lucerne.
Ce mouvement éclata six ans après qu'une stipulation formeUe, in-
sérée dans le traité de Westphalie, en 1648, eut dégagé la Suisse (ki ses
derniers liens féodaux avec Tempire et lui eut laissé prendre une place
officielle parmi les états indépendans de l'Europe. Les sénats, attaqués
dans le principe même de leur puissance, firent opérer, avec autant de
promptitude que de vigueur, les milices bourgeoises des capitales et
quelques détachemens de troupes soldées; l'insurrection des paysans,
comprimée sans grande effusion de sang, laissa le champ libre à la pré-
pondérance absolue des intérêts aristocratiques. Ceux-ci du moins es-
sayèrent de justifier leur triomphe par Tintroduction successive de
nombreuses et solides améliorations.
• Deux guerres intestines, causées l'une et l'autre par le choc des com-
munions religieuses, qui ne pouvaient s'entendre sur le gouverne-
ment des pays sujets, se terminèrent, à cinquante-six années d'inter-
valle, sur un même champ de bataille, dans l'Argovie orientale (1).
Ces épreuves eurent pour résultat définitif l'établissement d'une sorte
d'équilibre, quant à l'exercice du pouvoir politique, entre les catho-
liques et les protestans. Les progrès de l'école philosophique, dont la
France était le foyer principal, faussèrent bientôt ce sentiment de tolé-
rance qu'une expérience sévère avait développé chez les bons citoyens,
et l'accord entre les deux communions s'établit graduellement sur la
base décevante de l'indifférence en matière de religion. Toutefois les
grandes masses des populations suisses ne furent d'abord que légère-
ment touchées par ces infijucnces^ étrangères au véritable caractère na-
tional. Une foi vive, une discipûne ecclésiastique sévère, subsistaient
au sein des deux cultes, non plus ennemis, mais toiyours absolument
distincts. Genève seule s'abandonnait à Fentrainement des novataujB :
Vordre rigide fondé par Calvin se détendait au milieu des hardiesses de
la pensée, de Fcclat des succès littéraires et des séductions du plaisir.
Le rôle de cette petite république semblait grandir en se transformant;
elle demeurait un asile ouvert à la liberté, mais celle de la pensée, en
(i; La première liataille de Vilmergen ftit ilTrée en ISM, et U.S6C0Bd6,
ment toitie ptr U ptixd'Aarau, eut Ueu le 85 juillet 171 1.
DES RÉVOLUTIONS BT DES PARTtô EN SUISSE. i04i*l
profitait désormais plus que celle de la conscience; ractivlté de re-
celé théologique y avait fait place à l'ardeur des investigations Scienti-
fiques. Genève envoyait encore au dehors des missionnaires; mais,
comme le fit Rousseau, ce qu'ils allaient prêcher, c'était l'abolition déS
lois politiques et religieuses sous lesquelles vivaient les grande états li-
mitrophes; au lieu des Bèze et des Budé, les ambassadeurs littéraires qtie
la France, de son côté, adressait à Genève étaient Voltaire ou Diderot.
La Suisse allemande marchait avec bien plus de précautions et moins
de retentissement dans la voie des travaut de l'esprit. Haller honorait
te patriciat de Berne par son génie; Lavater, dans la bourgeoisie lettrée
de Zurich, représentait la docte et bienveillante rêverie, pour laquelle
l'Allemagne protestante a toujours eu tant de penchant; à Baie, les
noms des Hérian et des Bernouilli méritaient la reconnaissance des
amis des sciences naturelles et mathématiques. La saine métaphysique
citait avec orgueil, sur les bords du lac de Genève, les études de Charles
Bonnet; Saussure ouvrait la route aux savans explorateurs des Alpes.
Lausanne, séjour préféré de Gibbon, semblait à ce génie, à la fois si élé-
gant et si exact, le lieu de l'Europe le plus propre aux grandes études
historiques, tempérée par l'agrément de la vie du monde, et favorisées
par la complète liberté du Jugement.
L'attention des publicistes de l'Europe entière s'arrêtait sur un pays
où, dans un espace fort resserré, toutes les formes de gouvernement
essayées en d'autres temps et dans d'autres contrées se développaient
sans conflit, malgré la Juxtaposition de systèmes si divers. On pouvait,
en effet, y étudier en même temps le jeu de la démocratie absolue à
Schwytz, celui de l'aristocratie strictement définie à Berne, celui de
Tollgarchie à Luceme, celui de la monarchie constitutionnelle à Neuf-
Châtel, celui du pouvoir théocratique ou plutôt patriarcal à Porentruy.
tôiites les combinaisons qui peuvent entrer dans des régimes munici-
rmx ingénieusement compUqués existaient à Baie, à Zurich, à Genève,
Saint-Gall. La grossièreté capricieuse des factions du moyen-âge se
maintenait dans les dizains ou districts du Valais , tandis que, dans les^
Grisons, l'ascendant de deux grandes familles patricieanes, les Salis et
les Planta, établissait quelque harmonie entre les partis et donnait
une direction suivie aux pouvoirs confus de cent cinquante démocra-
ties rurales, unies par un lien fédéral très imparfait. Toutes les nuances
entre la dépendance absolue et l'autonomie presque complète se ren-
contraient dans les territoires sigets des cantons. A chaque pas, on
était, eti Suisse, frappé par les plus étranges anomalies : des gou-
verneurs privés de l'exercice de leur culte et presque omnipôtens
pour le reste (1), des souverains à qui l'entrée de certahieâf vIHes de
(1) Les baillis envoyés par Tétai de Friboorg'^dans la terre médiate.
1048 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs états demeurait habituellement interdite (1), des paysans jaloux
à Texcès, dans leurs foyers, de l'égalité démocratique, et gouver-
nant avec l'arbitraire le plus insolent des populations entières aux-
quelles ils étaient imposés pour baillis (2). Ces rapprochemens, souvent
bizarres, avaient eu du moins pour avantage de faire disparaître sur
bien des points l'ancienne intolérance, fruit ordinaire de la séquestra-
tion intellectuelle et politique. Des alliances traditionnelles dominaient
foute cette confusion et constituaient la situation extérieure du corps
belvétiqpie. Des capitulations régulières, dont Tusage remontait aux
premières années du xvi« siècle, assuraient à la jeunesse des cantons,
des pays alliés, et même des pays sujets, cette sorte de patrie impar-
faite que les camps donnent aux soldats en échange des foyers pater-
nels. Les Suisses afQuaient au service de Tempire, de la Hollaiide, de
l'Angleterre quelquefois, de l'Espagne toujours, et de la France par-
dessus tout. Zurich tenait pour l'alliance autrichienne; Berne, Fribourg
et Sôleure se vouaient franchement à l'alliance française, et la pré-
pondérance décidée du sénat de Berne rendait, dans les diètes du corps
helvétique, l'intérêt de la couronne de France absolument supérieur à
toutes les autres influences du dehors. Quand, en Suisse, on entendait
dire le roi, c'était au souverain qui siégeait à Versailles que ce titre,
prononcé avec affection et respect, s'appliquait exclusivement. La
Suisse aimait à croire son indépendance garantie par cette intimité;
réciproquement, dans la distribution des forces miUtaires du royaume
et dans l'établissement d'un système de forteresses autour de ses fron-
tières, Louvois, Vauban et leurs successeurs avaient tenu grand compte
du contingent assuré par les capitulations à l'armée de la couronne,
comme de l'obstacle que le massif belliqueux des montagnes suisses
opposait aux opérations de tout ennemi qui aurait voulu proflter, pour
attaquer la France, de l'espace presque désarmé que laissent entre eux
le Rhin devant Huningue, et le Rhône au pont de Beauvoisin.
Avec toutes les apparences de la sécurité complète au dehors, de la
prospérité croissante au dedans, la Suisse s'affaiblissait pourtant à la
fin du siècle dernier et courait une périUeuse fortune. La confiance
était détruite aU^i bien entre les différens états que, dans le sein de
chacun d'eux, entre les gouvernans et les gouvernés. L'ancienne or-
ganisation militaire n'avait plus, dans ce berceau de soldats mer-
cenaires, qu'une vaine apparence de vitalité. Partout les sujets aspi-
raient à l'affranchissement, les vassaux à l'indépendance, les citoyens
à l'égalité. Dans le pays de Vaud, la conspiration imprudente, mais à
quelques égards généreuse , du mjgor Davel avait révélé au sénat de
(1) L*évêque de Bâle.à Bienne.
(2) Dans les bailliages italiens, où la rapacité et la morgue des gouvemeors nominét
far les petits cantons étaient proverbiales.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1049
Berne la présence d'un danger que des exécutions sévères ne pouvaient
détourner que temporairement. De même, à Genève, une intervention
étrangère, celle de 1783, avait été indispensable pour rétablir la paix
publique, troublée par les exigences des classes que la loi privait des
droits politiques.
Toutefois il fallait que du dehors partît T impulsion nécessaire pour
renverser un ordre de choses enraciné par trop d'anciennes habitudes,
pour mettre un terme à la lutte sourdement engagée entre la philoso-
phie moderne et les institutions du moyen-âge. Cette impulsion, la ré-
volution française vint la donner avec une violence irrésistible. La
France, désormais dominée par le principe de l'égalité absolue entre
les citoyens, et dévorée par la fièvre du prosélytisme plus encore que
par celle des conquêtes, encouragea les efforts qu'en Suisse les popu-
lations siyettes ne tardèrent point à renouveler pour substituer des
constitutions démocratiques aux lois politiques sous lesquelles la révo-
lution de 1789 les avait trouvées. L'évéché de Bâle s'insurgea d'abord
contre son prince, et le pays de Vaud se souleva bientôt après contre
ses baillis. Une convention démagogique remplaça le gouvernement
ai curieusement pondéré de Genève; elle fit couler quelques gouttes du
sang le plus honorable de Tétat : lugubre imitation de la tragédie for-
midable dont l'indignation nationale en France accélérait alors le de-
noûment.
Cependant, en 1798, le directoire français, alléguant des prétextes fu-
tiles, mais déterminé dans le fait par le désir d'affermir ses conquêtes
récentes en ItaUe et d'éloigner en même temps les dangers qui pou-
vaient venir encore de l'Allemagne; le directoire, jugeant que la fer-
mentation intérieure de la Suisse en rendait l'occupation aisée , y fit
pénétrer une armée : celle-ci obtint en effet une série de faciles avan-
tages. On vit s'écrouler sans gloire et avec peu de bruit l'échafaudage,
depuis long-temps miné, des institutions aristocratiques, des souvenirs
féodaux, des juridictions théocratiques et municipales; Berne et Fri-
bourg, Lucenie et Zurich, ouvrirent leurs portes, perdirent leurs épar-
gnes, renoncèrent à leurs droits de souveraineté. Le directoire crut
alors sa cause entièrement gagnée. Il ne se serait pas trompé, s'il n'eût
été question que de renverser les gouvernemens dont le principe aris-
tocratique répugnait à la révolution française; mais on voulut aller plus
loin. Les nouveaux maîtres de la France retombèrent dans l'erreur qui
avait égaré tant dé leurs prédécesseurs, rois, ministres et généraux :
ils voulurent assimiler à la France la république helvétique, malgré
les différences radicales qui séparaient ces deux états. Ils s'arrogèrent
d'ailleurs sans aucune délégation régulière une autorité qui , d'après
leurs propres principes, ne pouvait appartenir qu'aux citoyens du pays
bouleversé qu'on venait de proclamer affranchi. Une constitution uni-
40B0 MMfwt mm vmt mnam.
taire fût impoeée à la Sai»e par les GommiflBairesde IftTépcMqaefinBh
çaiBe. On maintinidans la noavelle diyimoD du territoire TaneiéD noiil
de carUon; toutefoi»la répartition du sol était sur plusieurs poilrts aiM^
traire, et l'organisation des dix-huit nouveaux cantcms répendsK eolifc-
rement à celle de nos départemens. Le gouyemement coitad ëtTassem^
blée légtslatîTe devaient siéger en permanence dans la viDe étAsnn.
On vit alors combien il restait en SnifM d'énergie à la vie canto-
nale, c'est-à-dire au principe d'autonomie des états, principe que l'ao*
tion violente autant qu'irréfléchie du directoire français vendait anéantir.
Les cantons forestiers de Schwytz et de Nidiralden (i) protestèrent les
armes à la main contre l'introduction du régime unitaire, auquel ils ne
se soumirent qu'après une résistance où l'on vit se renouYéUâ* les pn^
diges de Morgarten et de &randson. Cette lutte avait à peine cessé, que
les armées de la coalition et celles de la France prirent pendant deoi
ans la Suisse orientale pour un de leurs champs de bataille les pins
obstinément disputés. Enfin les armes françaises eurent déflmttveneat
le dessus, et la constitution unitaire, fortifiée par l'accession du Yabds
et des Grisons, essaya de fonctionner avec quelque apparence de régu-
larité : Genève , Neutchfttel et Perentruy, incorporés à la népubUqiie
firançaise, avaient, depuis i79B, cessé de figurer dans le corps hdvé^
tique.
IV.
Deux faits restaient établis en Suisse : le triomphedela démocratieet
l'ascendant de la France. Investi de tout le pouvohr qui est cxMnpatibk
avec le maintien de la liberté, Bonaparte, premier consul, voulut as-
surer à son pays la possession définitive des avantages qu'il avait cou»
quis dans les cantons, et en même temps replacer la république helvé-
tique sur les bases que des affections séculaires, fortifiées par l'expé-
rience des dernières années, lui faisaient considérer commeiseules ca-
pables de garantir sa prospérité intérieure. L'occasion d'exécuter ce
projet bienveillant autant que sage ne tarda point à s'ofErir.^ Âloys Re-
ding, l'intrépide et patriotique défenseur de Schwytz, se mit, au mois
de septembre 1803, à la tête d'un mouvement insurrectionnel qui ten-
dait à rétablir les anciennes souverainetés cantonales, et qui renversa,
presque sans coup férir, le gouvernement unitaire placé sous la pro-
tection déclarée de la France: Bonaparte, que tous les partis s'enten-
daient alors pour désirer comme médiateur, rétablit avant tout l'occu-
pation militaire du pays; mais, aussitôt qu'il eut désarmé matériellement
les partis, il fit droit à leurs justes demanda en leur imposant l'ode dt
médiation qui porte la date du 19 février 1804. La période de décom*
(1) Dîvîsioa orieatale du caatoa d*Unlenfam«ii.
DBS RÉVOMIIQIIS BT 0B8 RAEXOl BIV SUISSE. Mftt
poeîtioa- qui amt suivi lacbute de Fanoian régime aboli en 1798 se
trôuYaiiaiDsi dose au bout de râ: ans, et Forg^uiisation présente de la
Soisse a» dans Tactede môdiatioa^ sesjccicines lesr pbis saines, si elles ne
sont pas les plus profondes.
£ar auite;de cet acte et du pacte jdont il devint la base, la république
unisse fut une confédération de diap<-fieti^ciiit^^ La constitution de tous
restait démocratique; dans les^ petits cantons (i) le principe du suffrage
universel et de l'intervention directe du pei^de dans les aflàires légis*
lativessfe trouvait maintenu;:mais9 dans les cantons jadis aristocratiques
ou tempérés (2), Texercice des droits politiques était subordonné à la pos-
session dfun certain revenu,, et. les afEedres de Tétat se traitaient par des
censeilssouverainsy représentant les assemblées primairesqui les avaient
choisis. Dans la diète annuelle, les cantons peuplés de plus de cent
miUoames (3) avaient chacun deux voix^ les autres seulement une. La
direction supérieure des- a£Eaires communes à toute la confédération
appartenait par rotation, et chaque fois pour un an, aux magistrats des
cantons de Fribourg, Berne, Soleure, B^e, Zurich et Lucerne; la diète
s'assemblait dans le chef-lieu du Fbrorl» c'est-à-dire du canton direc-
teur. Chaque état se donna librement la constitution qu'il voulut »
pourvu qu'elle fût compatible avee les principes généraux que nous
venons d'énoncer. Une satisfaction universelle accueillit ce règlement
des affaires long-temps presque désespérées de la Suisse : elle ne fut
troublée que par le démembrement du Valais, qui ne tarda guère à de-
venir un département de l'empire français. Quant à la Yalteline, Na-
poléon en conserva la possession au corps helvétique et voulut qu'elle
formât une quatrième ligue de l'état des Grisons.
Si la médiation française avait été pour la Suisse un bienfait inesti-
mable, le protectorat français imposait au pays de lourdes charges et le
privait de cette dignité que l'indépendance politique peut seule confé-
rer. Les revers de l'empire rendirent cette situation plus sensible ei
plus douloureuse; les principes comprimés par les événemens qui
avaient abouti à l'acte de médiation se réveillèrent en 1813 avec une
énergie q^u'on eût pu croira depuis long-temps éteinte. Les régimens
suisses qu'aux termes des nouvelles capitulations les cantons fournis-
^ient à l'armée française avaient été presque anéantis par les désas-
tres de 1812; renouvelés aussitôt, mais encore décimés par la cam-
pagne de 1813, ils ne se sentaient plus pour les aigles de Napoléon ni
l'ancienne confiance, ni rancienne afE^^tion. Les armées des puissances
(1) Scbwyt^, Uri, Uhterwalden, Zbg, GIbim, Aftpensèll.
(S) Berne, Zaneh^BIOe, Scli«iI6ase„Liicenie,,Avs«Tiep Thorgpfie, SaiQt-OaO, Vaatf,
Tessin, Grisons, Soleure, Friboorg.
(a) n y en avait alors sept, à saToir: Berne, Zioricli, laiceme, Argofie» Saiat-Gall,
Vand, Grisons.
i052 REYtE DES DEUX MONDES.
Uliées ne s'arrêtèrent point à la déclaration de neutralité que la diète,
réunie à Zurich , avait essayé d'opposer à leur marche à travers le ter-
ritoire helvétique; mais, en y pénétrant, leurs chefs protestèrent qu'ils
voulaient n'y paraître qu'en libérateurs. Les événemens qui se payè-
rent alors furent la contre-partie assez exacte de ceux qui, sous l'in-
buence de la révolution française, s'étaient accompUs en Suisse quinze
ans auparavant. Des réactions politiques plus ou moins violentes écla-
tèrent dans les anciens centres des pouvoirs aristocratiques , ou même
des pouvoirs municipaux vigoureusement constitués. Genève ressaisit
âon indépendance; Berne revendiqua la totalité de ses anciennes posses-
^ons. Sous la protection des armées alliées, la diète annula, le 99 dé-
cembre 1813, l'acte de médiation et posa les bases d'une alliance fondée
sur des principes diflërens. C'était au congrès des ministres de toutes
les puissances réunis d'abord à Paris et ensuite à Vienne que la Suisse
devait désormais s'adresser, et pour faire régler ses nouvelles limites
territoriales, et pour faire admettre dans le droit général de l'Europe
la constitution qu'elle parviendrait à se donner.
Le premier point se trouva réglé par l'acte final du traité de Vienne
et par un accord subséquent avec la cour de Sardaigne (3 et 9 juin 484 5).
La Suisse perdait la Valteline, qui fut concédée à la monarchie autri-
chienne, mais elle regagnait le Valais; elle acquérait en outre Genève
fct reprenait l'évêché de Bâle avec la principauté de Neufchâtel; celle-d,
tendue à la maison royale de Prusse, qui en avait la souveraineté de-
t)uis 1707 (1), n'en devait pas moins former un canton, le vingt*unième
de l'alliance, laquelle en comprit en tout vingt-dmx. Quelques fractions
du pays de Gex et de la Savoie agrandissaient la banlieue de Genève et
ùiettaient ce nouveau canton en communication directe avec l'ancien
territoire suisse.
Pour sa reconstitution intérieure, ce pays, dépourvu de centre poli-
tique et agité en sens opposés par des passions anciennes et nouvelles,
par des intérêts inconciliables, attendait aussi du dehors une direction
déterminée : les cabinets alUés, qui venaient de pacifier l'Europe, rem-
plirent ce rôle auprès de la confédération. L'empereur de Russie inter-
|)osa ses bons offices pour conserver une existence indépendante au pays
de Vaud, patrie du général Laharpe, guide de sa première jeimesse. Le
fnaintien du canton de Vaud emportait celui du canton d'Argovie, et
en général l'influence d'Alexandre s'employa pour empêcher la res-
tauration des sénats aristocratiques dans l'exercice de leurs anciens
pouvoirs sur les pays sujets. Il ne fut sérieusement question du réta-
(1) Comme héritage de la maison de Longueville, qui le tenait dl&-même dés comtes
de Hochberg. Les bourgeois de Nenfcbâtel décidèrent seuls entre les différens préten-
dans, et s'assurèrent que celui auquel ils donneraient la préférence confirmerait leurs
privilèges dans toute retendue de rinterprétation la plus faTorable.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 4053
blissement d'aucun état ecclésiastique. Uévêché de Bâie fut adjugé au
canton de Berne, comme une sorte de compensation pour les restitu-
tions qu'on lui refusait. Ce fut une faute considérable. En introduisant
un élément catholique et roman dans une république toute protestante
et germanique, on détruisait l'unité ecclésiastique et morale de l'an-
cien territoire et on plaçait le nouveau dans une situation d'infériorité
gênante. On commit une autre faute en laissant à l'état, d'ailleurs tout
catholique, de Fribourg le district protestant de Horat, dont la popu-
lation désirait se réunir au pays de Berne. Les cantons mixtes et nou-
veaux d'Argovie, Saint-Gall et Thurgovie furent conservés tels que les
avait reconnus l'acte de médiation.
Nous venons de parler de sénats aristocratiques : c'est qu'en effet, de-
puis le commencement de 1814, des révolutions intérieures avaient fait
prévaloir derechef, dans plusieurs états, un principe abattu en 1798 et
abandonné en 18(U. La chute de l'empire avait déterminé une réaction
à laqueUe cédèrent entièrement les populations de Berne et de Fri-
bourg, moins complètement ceUes de Luceme et de Soleure, et dont
les effets, quoique mitigés par un esprit différent, furent également
ressentis à Neufchâfel, Genève, Bâle, Zurich, Schaffouse, Coire, Sion et
même, quant aux charges municipales, à Saint-Gall. Les anciens patri-
cîats n'avaient pas considérablement souffert dans leurs fortunes héré-
ditaires, et conservaient, avec le désir sincère de servir leur patrie, la
ferme xîonviction de leur aptitude à la gouverner; ces corps, partout
honorables et dans quelques lieux fort éclairés, rentrèrent en masse aux
affaires. Leur action fut exclusive à Fribourg, prépondérante à Berne,
Soleure et Luceme, indirecte et limitée à Zurich, Schaffouse et Genève;
cachée, à Bâle, derrière l'organisation inflexible du municipe; associée,
chez les Grisons, aux traditions vivantes de l'ancienne féodalité; sub-
ordonnée, dans le pays de Neufchâtel , au gouverneur envoyé par la
couronne; protégée, dans le Valais, par le pouvoir épiscopal; encoura-
gée, dans les cantons forestiers, par les souvenirs reconnaissans du
peuple. Les seuls états dont l'esprit demeura vraiment démocratique
furent ceux de création nouvelle : Vaud, Thurgovie, Saint-Gall, Argo-
vie, Tessin, et trois des anciens petits cantons, dans lesquels il n'existait
point de familles prépondérantes : Zug, Glaris, Appenzell. Toutefois ces
derniers états, faibles et séquestrés, ne pouvaient soutenir avec quelque
vigueur un principe auquel le mouvement général des idées en Europe
avait cessé d'être favorable. Ce fut donc seulement à Lausanne, Aarau
et Samt-Gall (1), que la démocratie put continuer à s'appuyer sur la
tribune; la presse se mit à la servir avec un zèlë infatigad)le à Genève,
(1) L'influence aristocraiîqne des familles patriciennes de Saint-Gall, ne 8*étendant point
hors de la ville, ne modifiait pas d*iuie manière très sensible Tesprit démocratûiue do
canton.
TOXE xvn. ^
iZarâb^mdme, où l'esprit da gouvenieinent était pourtant cootrure h
cette direction. La presse deyint aussi fort active dans ces petites Tilles^l^
4e.la. Suisse italienne, qui forment comme les sentinelles aiuncées ds
légalité républicaine auprès des grands ceatces d'administratioa quh
narcbique en Lombardie et en Piémont.
n est temps de parler du pacte fédéral qui constitua Texistençe comi»
vaune des vingt-quatre (2) républiques suisses, et leur assigna leur
place collective dans la famille des peuples européeos. Promulgué i
Zurich, le 7 août 1815, le pacte ^éral (ut recoanuetgarantiy 1&20 oo^
vembre suivant,, par les cours de Franee, d'Autriche, d'Angleterre, de
Prusse, de Russie et de Portugal; ceUe de Sardaigne lui donna séparer
ment son adhésion officielle^ la diète elle-même avait accepté formeUe-
Kient, le 12 août de la même année, les actes du congrès de Vienne^
^i fixaient les limites de la Suisse et spécifiaient sa perpittulU neutror
kUi. Je citerai ici les principales stipulations du l[>a£te.
« Les vingt-deux catUont saiwerains de la Soiase se réunissent pour le mmnr
imn de leur liberté et de leur iodépendanoe contie toute attaque de la part di
Vétrauger* ainsi que pour la oonaarratîon de Tordre et de la tranquilUté 4 Tin*
térieur. ïlÊ>SKi garantisMUt mutueUement leurs constitutions etieucs territoires.»
Le pacte pourvoit ensuite à la formation et au maintien de milices
fédérales, composées des contingens particuliers assignés aux cantons.
fia force totale de ces troupes fut d*abord fixée à trente-deux mille haS
eents hommes; des résolutions successives Font élevée à soixante-quatre
mille. Les contributions fédérales destinées à l'entretien des cadres de
eee corps et aux autres dépenses militaires se montent actuellement à
t^iM0,oeo firmes à peu près (3).
ft Chaque canton menacé au dehors ou dans son intérieur a le droit d*ap-
peler d*autres cantons à son secours, en ayant soin d'en informer aussitôt le
canton directeur.
«T(nites to prétentions et contestations qui s^élèveraient entre les cantons
serontdéèidées^ par des arbitres fédéraux.
Cl Lesioantons ne peuvent focmer entre eux de liaisons peé^udioîables au paota
CMéral ni aux dh>Hsdë8f autres cantons.
« La'Contédération consacre le principe q^'il n'axîsia plus en Suiae drpajv
«gets, et quo^ la< jouissance des àtoits politiques, ne.peut^ dans ancnn caotont
iHm un privilège exclusif en faveur d'une classe de citoyens.
« Là- diète, qui dirige les affaires générales de la confédération, se compose
des députés des vingt-deux cantons, qui votent d'après les insttnctions de leurs
fftruveraemens. Chaque canton a une voix. »
■
(1) Lugano, Laewoo^ Oèpabigov
(S) U y a deux républiques distinctes' dans chacun des cantons d'Unterwalden 'et
d*App6nieU.
I, (8) TOr,700'fhuiC8 de Saitte.
DBS vÈYiMnmm it dm i^amib m suisse. ioss
Par ooméqiiiMit, rassamUée générale des^ états suisses est nn congrès
He Tingt^eu {âéatpcrte&tiaires liés par leurs instruetioDS, et dont la
droit demeure égal, bîejEi qu'entre les états qu-ils représentent il eiiste
des diStrenees de pepnlation dent le maadmum est d'il!! à iretue^ (i).
« La dièle se faMemble dans le chef-lieu du canton directeur. Le premier
magistrat de ce canton la préside. Ses décisions sont prises à la simple migorilé'
des voix (cette majorité est de doiae voix contre dix)^ sauf pour les cas de paix
et de guerre, ou pour la conclusion de traités d^ailiance. Pour ces décisions im-
portantes, les trois quarts des voix sont nécessaires.
<c Les cantons peuvent traiter en particulier avec des gouvernemens étrangers
pour des capitulations militaires.
« Les envoyés'diplomatiques de la confédération sont nommés et révoqués par
la diète. Gille^n peut adjoindre àoe directoire des représentans fédératrx nom**
mes par les eantoui, daos Tordre et les proportions qu*on stipijde.
« Trois cantons seuls alternent dans les fonctions de canton direfiem'fyarfurt):
ee sotttZuriek«Bem&etLu<enie^ Chatun d^euo^les remplit pendant deux ans.»
Telles smit lesbasfô politique de la constitution fédérale qui régit
actuellement la Suisse. On dirâit que les auteurs de cette loi ont voulu
Ater au pajs la possibilité dé la modifier légalement, par la suite, dans
ce qu'elle a d'essentiel. Gomme le pacte repose sur Tadhésion unanime
et lôire de vingt-deux cmtons souverains, le consentement de tous est,
à la rigueur, nécessaire pour qu'un changement quelconque puisse 7
être valablement introduit; de même, la garantie des puissances signa-
taires du traité de Paris, ayaût été explicitement donnée en vue du
pacte, semMerait devoir être invalidée, si cette constitution venait à
être modifiée sans la ratifi^cation de chacun des états garans. Imposer
à la Suisse une sorte d'imnmtabflfié politique , tel fut probablement le
but des honmies d'état qui, dans leurs sphères respectives, eut les uns
consefllé , les attires déterminé la rédaCtion^ét l'acceptation définitive
du pacte fédéral.
Pendant quhize ans, cet acte créa à la Suisse une situation qui, exa-
minée supeiîsciellemettt, pouvait paraître avantageuse^ Les capitulations
militannes conclues avec la France, la Hollande et d'autres pays, ou-
vraient à une partie de la jeunesse suisse une carrière que, malgré les
protestations de beaucoup d'hommes éclairés et l'expérience de plu-
sieurs générations, on s'accordait à regarder comme honorable. Les
relations avec les puissances limitrophes étaient digne» et sûres. De
grandes améliorations matérielles s'accomplissaient dans presque tous
les cantons. Le commerce prospérait en dépit des restrictions dont il
était, à rintérieur, grevé par les péages, et, à l'extérieur, flrappé par
les tarife hostiles des contrées voisines; il prospérait par la force indes-
(t) L'étude Beraeiretlfèrate le mailmnm de population, «t celui dtiri lé minimum.
4056 REYUB DES DEUX MONDES*
trucUble de la prévoyance et de la liberté. La culture des sciences, des
lettres et des arts illustrait Genève, Bâle et Zurich; elle se continuait
à Lausanne et à Neufchâtel, quoique avec moins de vigueur. Genève
avait repris son ancien rang parmi les foyers intellectuels de TEurope.
Des écrivains du premier ordre, des savans auxquels la voix de tous les
pays adjugeait la succession des Linné et des Yolta, faisaient de cette pe-
tite ville un des séjours les plus désirables qu'aucun état pût offrir. Sous
le titre modeste d'académie , l'ensemble de ses écoles constituait une
véritable université, fréquentée par une jeunesse d'élite venue de tous
les points de l'Europe.
Dans les viUes mêmes où les premiers citoyens n'avaient jamais su
que combattre et gouverner, à Berne par exemple, ime direction ferme
et régulière semblait rendue à la politique, et, comme les charges dans
le sénat tendaient à devenir en grande partie héréditaires, la diplo-
matie étrangère, l'ambassade de France surtout, sentaient leur tâche
simplifiée, car la Suisse retrouvait à quelques égards un directoire per-
manent. Les diètes se succédaient avec assez de calme, et, grâce à l'u-
nion étroite entre les gouvernemens entièrement aristocratiques et les
gouvernemens absolument démocratiques, les décisions de ces congrès
annuels étaient presque toutes prises à de très grandes majorités. Cette
bonne intelligence avait sa source dans un sentiment également puis-
sant à Berne et à Schwytz, à Fribourg et à Glaris : le respect et l'amour
du passé, quel qu'il eût été pour chaque pays.
Malgré ces apparences très favorables, les symptômes d'une décom-
position prochaine pouvaient, bien avant 1830, être aperçus dans les
bases morales sur lesquelles reposaient ces gouvernemens suisses, dé-
pourvus par leur essence même de toute force matérielle, et retenus
ensemble par un lien très imparfait. Le parti démocratique^ sorti par-
tout de la stupeur dans laquelle les événemens de 1813 à 1815 l'avaient
plongé, s'agitait pour restreindre dans les villes l'ascendant des familles
patriciennes et pour accroître dans les conseils souverains la part de
représentation accordée aux campagnes par les nouvelles constitutions.
Le seul canton cependant où ces tendances remportèrent alors un succès
législatif fut celui du Tessin; là même, une réforme partielle de la loi
politique ne fut décrétée qu'au mois de juin 1830. Partout ailleurs la
résistance était molle, parce qu'elle venait des intérêts plus que des con-
victions; mais elle sutQsait pour maintenir un ordre de choses qu'on
attaquait sans unité de plan et sans persévérance d'action.
La Suisse n'avait pas renoncé à son vieux et honorable droit d'asile,
seulement elle en usait avec beaucoup de précautions, et les nouveaux
citoyens, admis pour la plupart dans les cantons de Genève, Vaud, Ar-
govie et Thurgovie, étaient soit des écrivains, des savans distingués,
soit des hommes protégés par de grandes infortunes politiques dont
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1057
rétat général du monde ne leur laissait pas espérer de voir la fin. Seules^
les questions religieuses offraient en Suisse un caractère menaçant et
pouvaient faire craindre des crises immédiates.
La réorganisation ecclésiastique de la Suisse catholique avait suivi
d'assez près rétablissement du pacte fédéral. Des évêchés avaient été
conservés à Sion, Coire et Fribourg^ la juridiction de ce dernier dio-
cèse s'étendait désormais sur le canton de Genève. Le siège de Bâle fut
transféré à Soleure, et Ton convint que Saint-Gall formerait plus tard
un cinquième évêché (1). Comme on ne donna point de métropolitain à
cette province ecclésiastique, il devint évident que la nonciature apos-
tolique , dont le chef résidait à Luceme , aurait en Suisse la direction
supérieure des affaires catholiques, circonstance qui devait soulever
une polémique très vive et servir non-seulement de prétexte à des dé-
clamations violentes, mais encore de motif à des mécontentemens réels.
Un article du pacte fédéral (le douzième) garantissait a l'existence
des couvens et chapitres et la conservation de leurs propriétés, en tant
qu'elle dépend des gouvememens des cantons, d La plupart des mo-
nastères auxquels s'appliquait cette sanction solennelle appartenaient
à l'ordre, justement illustre en plusieurs lieux et partout inoffensif ,
des bénédictins de la congrégation du Hont-Cassin. Plusieurs couvens
de femmes attiraient, comme ces monastères, une attention particu-
lière et souvent jalouse par la richesse de leur dotation territoriale. Au
contraire, les franciscains, séjournant dans les cantons de Fribourg,
Lucerne et Soleure, plaisaient au petit peuple par leur laborieuse et pa-
tiente pauvreté. Cependant aucune irritation ne se serait manifestée,
même dans la Suisse protestante, contre les établissemens monastiques,
si la compagnie de Jésus n'eût, après sa résurrection, en 1814, fondé
des collèges à Brigg, à Fribourg et à Estavayer. Le caractère entrepre-
nant, infatigable, de cette association célèbre, l'influence prépondé-
rante qu'elle avait exercée dans plusieurs grands états, la promptitude
avec laquelle l'édifice de sa fortune immobilière s'élève dans les pays
où elle met lé pied, ses prétentions avouées à 'diriger l'éducation pu-
blique sans le contrôle des gouvememens, tout s'unissait en elle pour
exciter des inquiétudes et provoquer de vives récriminations. On savait,
en outre, qu'un prosélytisme actif autant qu'adroit faisait partie de ses
traditions le plus religieusement suivies.
Un fait considérable (2), dont Berne fut le théâtre, prouva bientôt que
la controverse protestante aurait quelquefois le dessous contre de sem-
blables adversaires. Cependant les jésuites ne furent d'abord attaqués
(1) Ce diocèse, séparé de celui de Goire, a été définitivement formé en 1S45.
(S) La conTersion au catholicisme du baron de Haller, sénateur.
qn'aflnz VOSkaietA; fledlemeiit, dans les cantons qifliDlh[iies ohib
n'atmeiit pas encore pénétré, <m se mit en garde contre leors \màk^
tnres de propagation, et, dans le canton même de Fribotu^, des bonmitt
relîgieoz d'nne école tonte différente panrinrent à donner quelque
consistance an système d'éducation populaire conçu par un ffigne d
laborieux cénobite, le père Girard. Du reste, les jésxdles acquirent
promptement raflèction des Tilles où ils avaient fondé leors écoles; ef-
fectirement, Ils en augmentaient l'aisance matérielle, et en même
temps ils 7 ménageaient soigneusement les influences qif Os tronraifltl
établies et qu'ils croyaient capables de les seconder.
n y avait beaucoup plus d'agitation dans le sein de l'église prota»-
tant«. Deux principes , dont l'antagonisme entretient le monvemeoi
et la vie dans le monde religieux, donnaient en même temps rassnt
au système de doctrine et de gouvernement ecdésiastlqtie qne la cm-
feêiion hêhéiiqne avait sanctionné après le synode de Dordrecht , et qui
régnait, sensiblement mitigé par des théologiens dn dernier siècle ({]..
dans les églises françaises de Genève et de Vaud. Les progrès du soc>
niamsme, lequel empruntait en général aux dissertations allemandesb
langage métaphysique d'un rationalisme savant, firait, par opposi^
tion, revivre chez plusieurs pasteurs, et rendirent chères à phcâetm
troupeaux , l'intégrité des principes, l'austérité des méBiodes dn vieiff
calvinisme, tandis que les églises officiellement unies à l'état penchaiefii
de plus en plus vers l'indécision des croyances et le relâchement de h
discipline. Des congrégations séparées surgissaient de tont^ paite. DsiB
quelques-unes de celles-ci , l'exaltation de la pensée alunissait à la vi0>*
knce du langage et déterminait des actes d'un fanatisme inqniétnit,
mais il y en avait bien peu qui méritassent ce reproche; ^n générd ti
science théologique, la pratique rigide de la moi^e évemgéiiqne, Ftf-
siduité à la prière, caractérisaient les membres de ces assoefations indé^
pendantes que des pr^ugés vulgaires poursuivaient cTappeUatiônsodieiF
ses ou ridicules. Les gouvememens cantonaux ne les voysdettt nulle ptft
de bon œil, parce qu'elles dérangeaient Tordre officiel et la régularilé
du service dans ce qu'ils considéraient comme une branche de^radnrini^'
tration publique. La lutte entre l'autorité poHtîque et les congrégatiom
dissidentes s'^venima tellement dans le pays de Taud, que, le 90 mai
1824, une loi empreinte de l'intolérance la moins déguisée fut décrétée
contre les congrégations. Leurs pasteurs résistèrent, et des actes qui
constituaient une véritable persécution vinrent attrister cette bdle con-
trée. En définitive, l'issue de ce débat fut celle de tous les conflits qu'oD
a vu ou qu'on verra s'engager entre la force matérielle et la liberté
(1) Principaldment par Aiphonte Tmrettifd.
DBS RÉyOLUnOllS ST DJN PAEHS IN SUISSE. iÛIM
r^Iue à défendre ses droits; le doute ou la négation purent recouric
à. la violence contre les convictions qui leur résistaient, mais ccIlesHîi
se retrempèrent dans la lutte et ne firent que gagner du terrain.
V.
Telles étaient les ccmiiriiications intérieures qui semblaient devoir
ppéoccupw êxckiHvèment la Suisse, ^quand un événement inattendu
ramena vers les relations extérieures l'attention qui s*en était un mo-
QMHt détournée. La révolution de 1830 fit explosion dans un pays qui à
tel seul exerçait sur tous les cantons plus d'influence que le reste du
monde, et dont seize mille soldats, fleur de la jeunesse suisse, servaient
alors le souverain. Les trois journées eurent un long retentissement en
Suisse, et Ton sentit Tordre politique établi par les événemens de 1814
chanceler dans tous ses fondemens.
Quelques-uns des pouvoirs qui devaient le plus souffrir de ce grand
événement s'empressèrent de le saluer par des acclamations joyeuses :
lâle et Oenève applaudirent, parce que leurs sympathies libérales et
philosophiques étaient flattées. Conduits, comme il arrive souvent, à
fimprévoyaiice par un long exercice du pouvoir, ces gouvememens
n'apercevaient pas les résultats qu'allait avoir pour eux-mêmes le chan-
gement soudain, absolu, du principe sur lequel la première monar-
ohie de l'Europe occidentale s'était rassise après les traités de Paris et
devienne.
Cependant les gouvememens patriciens, blessés da^ les affections
héréditaives de leurs membres, irrités par la rupture des capitulation?
qui renvoyait en Suisse, sans emploi, un si grand nombre de soldats et
dfolficiers, pressentant d'ailleurs quelle accession redoutable de forcesr
Fesemple de la France apportait dans les cantons au principe démo-
caràtique; ces gouvememens, dis-je, ne purent dissimuler leurs regrets;
ib ne s'en hâtèrent pas moins de reconnaître le nouvel ordre de choses,
et ils se bornèréht, quant aux aflRsdres générales de leur pays, à mettre
sa neutralité sous l'abri de déclarations renouvelées. En eflèt, on pou-
VMt prévoir que les légations étrangères, rassemblées alors, sauf une
seule (1), dans la ville de Berne, et qui depuis 1815 s'étaient habituet-
Ibment entaidues, quant aux pdnts essentiels, sur les conseils à donner
à la Suisse, lui imprimeraient au contraire désormais des directions
opposées. Chaque puissance, pour entraîner l'ensemble de la confédé^
ntfon, sJfadt faire usage de ses moyens spéciaux d'influence sur les
cantons pris à part. Dans le principe, la France, appuyée avec mesure
par l'Angleterre, devait trouver en face d'elle l'Autriche,. la Prusse et
(1) La^DoncUtiire apostolique» d<mt.ki véndence était à Lucerae.
1060 REVUE DES DEUX MONDES.
la Russie réunies; la nonciature apostolique et le représ^itant de la
cour de Sardaigne penchaient ouyertement de ce dernier côté. Hais
Faction de la Prusse était affaiblie par son indécision , et bientôt d'ir-
résistibles auxiliaires vinrent en aide à la politique française. Des révo-
lutions cantonales, déterminées par l'enthousiasme et pdr les espé-
rances du parti démocratique, éclatèrent en douze endroits diflëlrens.
L'Argovie prit l'initiative des changemens. Dès le 6 décembre 1890,
Hue émeute de campagnards renversa, sans effusion de sang, le gou-
vernement qui s'efforçait, d'une 'main timide, de conserver une sorte
d'équilibre entre les partis. Une assemblée constituante fut convoquée,
avec la mission expresse d'étendre, le plus qu'il serait possible, le droit
de suffirage, et de proportionner uniquement au chiffre de la popula-
tion la représentation de chaque district.
Ce n'était là qu'une réforme : de véritables révolutionê s'accomplirent
dans le courant de 1831, et, pour la plupart (1), pendant les six pre-
miers mois de cette année, à Berne, Zurich, Soleure, Fribourg et Lu-
cerne; des changemens très essentiels furent introduits en même temps
dans les constitutions cantonales de Vaud, Schaffouse, Saint-Gall et
Thurgovie. Ces substitutions d'un gouvernement à l'autre s'eflTectaè-
rent, sur tant de points distincts, avec une sorte d'uniformité. Le peuple
prenait les armes dans quelques districts éloignés du chef-lieu; on oi^-
nisait dans les petites villes, travaillées de longue date par des jalousies
implacables contre les capitales, quelques corps expéditionnaires qui
observaient dans leur marche une discipline toute militaire; les pou-
voirs constitués, abattus par l'inimitié des paysans, par l'apathie des
bourgeois, par le d^uragement, précurseur de presque toutes les dé-
faites, se démettaient pour épargner au pays l'effusion du saog; des ad-
ministrations provisoires s'installaient aussitôt, et, comme instructions
générales aux nouveaux législateurs, la multitude prescrivait l'aboli-
tion complète des privilèges de naissance et des avantages de localité,
garantis, tant par l'ancienne loi que par un long usage, aux corps des
patriciats et aux bourgeois des villes jadis souveraines.'
Pendant qu'une agitation, promptcment apaisée du moins dans l'ordre
matériel, parcourait les anciens cantons de la Suisse, le gouvernement
de Genève croyait sufflsantes, pour détourner Forage, quelques con-
cessions qu'il fit à la fin de 1830, et qui consistaient principalement
dans l'abaissement du cens électoral. Une insurrection contre l'admi-
nistration monarchique éclatait, en 1831, dans les montagnes de Neuf-
châtel; mais la bourgeoisie du chef-lieu la comprima facilement, sans
(1) Voici dans quel ordre se succédèrent, en 1831, les révolutions cantonales: celle de
Solenre eut lieu le il janvier, celle de Fribourg le 3i, celle de Zurich le 80 mars, celle
de Saint-Gall peu de jours après, celle de Thurgovie le 86 avril, celles de Vaud, Berut*
et Schaffouse en juin, celle de Lucerne avant la fln de rannée.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS BN SUISSE. 1061
recourir à rintervention de troupes étrangères; seulement des milices
suisses» levées à la réquisition de la diète dans les cantons limitrophes^
vinrent prêter main-forte aux pouvoirs constitués. Une guerre civile
plus sérieuse et plus affligeante éclatait alors dans le canton de Bâle, et
semblait à la veille d'embraser aussi les vallées jusqu'alors paisibles de
Schwytz. Dans le canton de Bâle, les campagnapds revendiquèrent, les
armes à la main, Téçalité des droits politiques; les citoyens de la ville
voulaient le maintien absolu de leur régime municipal. En présence de
prétentions si opposées et toutes deux poussées à l'excès, une séparation
politique des deux territoires semblait devenir nécessaire. Prononcée
par la diète en 1832, cette séparation ne s'effectua qu'après que l'issue
d'un combat sanglant, livré en août 1833, eut enlevé aux citadins tout
espoir de rétablir par la force le système auquel ils étaient attachés.
Bâle ne conserva qu'une étroite banlieue. Le reste de l'ancien état
forma le demi-canton de Bdle-Campagne, dont Liestall devint le chef-
lieu, et qui, s'abandonnant sans mesure aux impulsions démagogiques,
fut bientôt un si^et d'inquiétudes pour les territoires âvoisinans. La
voix appartenant, en diète, à l'ancien canton se trouva dès-lors iannulée
par l'opposition inévitable des plénipotentiaires qui en avaient chacun
une moitié, et les conséquences fâcheuses que cette mutilation entraîna
dans les conseils suprêmes de la Suisse firent prendre au reste des
états la résolution de ne plus décréter à lltvenir de semblables dédou-
blemens. Aussi la diète imposa-t-elle, par une intervention militaire,
la paix aux factions qui se combattaient dans le canton de Schwytz. Les
anciens districts avaient, en 1814, ressaisi des privilèges qui leur don-
naient, sur les-districts extérieurs ou nouveaux (1), une véritable supré-
matie politique. Ceux-ci redemandaient l'égalité absolue. Ils finirent
par l'obtenir dans la constitution réformée du 13 octobre 1833.
Le principe aristocratique avait disparu de toutes les constitutions
écrites de la Suisse. 11 s'effaçait même compléteinent dans les cantons
qu'aucune révolution violente n'avait encore atteints. Les derniers
droits seigneuriaux étaient abolis dans la principauté de Neufchâtel.
Dans les Grisons, les paysans s'accoutumaient à pourvoir aux emplois
sans recourir aux grandes familles qui en avaient la possession sécu-
laire. Aucun membre de l'ancienne noblesse ne siégeait dans les conseils
de Vaud. A Genève, des noms nouveaux étaient, dans les carrières pu-
bliques, accueilUs avec une faveur très marquée. Cependant les intérêts
crées ou réveillés par la révolution de 1830 étaient bien loin de se tenir
pour satisfaits. Les plébéiens ambitieux , que le nouvel esprit appelait
aux affaires dans les grands cantons, trouvaient leur rôle trop étroit et
(1) March, Kûssnacht, WoUrau, Einsiedeln. Le vieux territoire comprend Schwjti,
Brunnen, Yberg, Arth et Steinen.
leiBl EEYUB DES 0BDX MORDES.
s'irritaient de Toir dans la diète les propositions dont ils se faisaient les
organes systématiquement regetées par la majorité que formaient les
petits états. Pour s'ouvrir une carrière plus large, pour imprimer à
l'ensemble de la Suisse une impulsion cap£d)le de la faire participer
aux grandSiévénemen^européens, une modification du pacte fédéral &sSL
nécessaire. Les sept cantons chez qui l'élan révolutionnaire subsistait
dans toute sa Ibrce s'entendirent pour la demandor. Berne était, c<Mmtte
en pouvait s'y attendre, à la tête de ce mouvement; Zurich et Luceme
s^y associaient avec plus de réserve. Ceux qui le favorisaient n'accor-
daient encore que peu d*^attention aux différences religieuses; les intè^
rets politiques les préoccupaient entièrement.
L'argument principal dont les adversaires du-pacte faisaient usage re-
posait sur l'énorme inégalité de droits politiques que cette constitutiaQ
établit dans le conseil suprême de la nation. Les états les plus consi-
dérables en population, en richesses, en lumière, y pèsent moins
que les autres cantons, qui, tous ensemble, n'équivalent pas à la seule
république de Berne. Les douze mille pâtres d'Uri, dépourvus de capi-
taux et d'instruction, tiennent en échec par leur vote l'état riche et let-
tré de Zurich, et Zug, avec ses quinze mille bergers, peut annuler par
son opposition le vœu des cent cinquante mille citoyens de Saint-Gall.
En outre, on se plaignait queje changement bisannuel de direction con-
damnât la poUtique de la Suisse à des fluctuations périodiques qui M
étaient toute vigueur; on regrettait que le manque de forces militains
permanentes forçât la diète à faire, en toute rencontre, occuper tes
cantons troublés on réfractaires par les milices d'autres états, si bien
que la seule ressource contre la guerre civile fût, pour ainsi dire, àb
l'organiser. On taisait un dernier motif de mécontentement et l'un des
plus graves : c'est que dans une république unitaire des existences
grandes et lucratives peuvent s'obtenir, tandis que vingt états distincts,
dont chacun est médiocre et pauvre, ne sauraient offrir au patriotisme
d'autre appât qu'une estime rarement accompagnée de gloire, fat mé-
diocrité dans la fortune et Fabnégation dans le travail.
Les défenseurs du pacte répondaient que, les états dont la confédéra-
tion se compose étant souverains dès leur origine, aucun d'eut ne pou-
vait consentir à recevoir la loi de ses voisins, quelle que fût d'aillems
la supériorité matérielle ou même intellectuelle de ceux-ci. Le pacte;
disaient-ils, avait le mérite essentiel de maintenir l'indépendance can-
tonale, sans entraver les progrès qui pouvaient s'accomplir dans Tirifé-
rieur de chaque état à l'aide des capitaux et de l'intelligence des habitanSb
Après tout, la défense commune était assurée contre les dangers etté-
rieurs, et plus la Suisse trouverait d'empêchemens à quitter, vis-à-vis
du reste de rËorope, son rôle de neutralité absolue, pkn ses intérêts vé-
ritables seraient garantis. Enfin l'exemple des ancêtres donnait à ces
DBS RÉVOLDnMS Vt DBS PAB3W 15 8CI88B. 1009
maxixn^ Fautorifé d'un pagsé long-temps prospère et souvent gl(h*
Halgré ces considératioDB, énergiquement soutenues par les canton»
griinlti&, la nécessité d'une réviâon du pacte ayait tdlement gagné
Isa esprits, que la diète en décréta le principe, en juillet 1838, & la ma^
jorité de seize voix contre cinq; mais, quand la commission nommée
pour élaborer le prQ)eV«d'une constitution réformé^ déposa son rapport,
dans une diète extraordinaire convoquée à Luceme vers la fin de cette
même mmée, les oppositions diverses, qui avaient eu le temps de se
seconnaître et de se concerter, éclatèrent avec un accord devant lequel
s'évanouit bientôt tout espoir d'une solution pacifique (1).
J4e projet, qui fut écûié définitivement, malgré les modiflcationi
essentielles auxquelles on s'était prêté en 4833, consacrait, mais avec
des ménagemens marqués pour les petits cantons, le principe en vertu
duquel la représentation dans la diète devait être proportionnée à l'im-^
portance des diflërens états. Luceme était choisie pour ville fédérale
permanente; un directoire de cinq magistrats , nommés par la diète,
et renouvelés l'un après Fautre par ce même corps, avait le soin dea
aflEsdres générales de la confédération. La formation d'un trésor na-*
tional et Fentretien d'un corps de troupes fédérales , toi^ours à la dis-
position du directoire, auraient complété la transformation de la Suisse
en une république analogue, sous quelques points de vue, à celle des
• États-Unis d'Amérique; la différence capitale aurait consisté dans l'ab-
sence d'un seeond oorps législatif, correspondant au sénat, qui siège
à Wa^ington. On sait que, dans l'Union américaine, Finstitution da
sénat protège efficacement Fautonomie des états lès plus foibles, les*
moins riches, les moins entreprenans , représentés dans ce corps aussi
largement que les républiques les plus puissantes. Rien de cela n'au-
ndt existé en Suisse, et cette conridération détermina la majorité des
élats à rejeter le nouveau projet.
Le principal auteur de ce plan remarquable était un jurisconsulte
éminent, que les événemens politiques avaient, dix-huit ans aupara-
ymai, engagé à quitter l'Italie, et que Festime éclairée de la France
devait bientôt enlever à la Suisse. Au reste, Fétat de Genève, jaloux
autant qu'aucun autre de son indépendance intérieure, et dont la ca-
(1) Cette opposition au changement du pacte fédéral fut organisée par la ligue de
S&men, qui ayait pour but aToué le maintien de tout ce qui restait en Suisse des anciennes
inslittttioiis pettticpies après les révolationa cMlonales de ttSS & ISSIj G^ett à Samen,
ch«Mieu 4a d«aii-GaDton d*0bwakieo, que sa tevaienC les oon^tUsd^oette coalédératloii
parement d^fensÎTe, où Schwyt*» Uri, Unterwalden, Bàle-Yillc^ Nevfcbàtel» se trouTaient
ordinairement représentés. Elle finit par se dissoudre, mais après avoir atteint son but
principal, car elle avait empêché la modification du pacte et TannuliUion politique des
petits cantons.
1064 REVUE DES DEUX HOin)ES.
pitale ne youlait à aucun prix descendre au rang de ville de province,
vota, dans la diète dé 1833, contre le projet de son ancien plénipoten-
tiaire. Pour des motifs analogues , Bâle rejeta cette même proposition;
Neufchâtel suivit en cette rencontre son plan de résistance à toutes les
nouveautés politiques qu'on introduisait dans le pays. Le Valais, docile
à rinfluence de son évêque et des anciennes familles, s'unit aux petits
cantons, dont la position déterminait le vole. Du côté opposé, les dé-
mocrates absolus, qui recevaient de leurs adversaires et prenaient vo-
lontiers eux-mêmes le nom de radicaux, irrités des.ménagemens que
le projet de Lucerne conservait pour les droits acquis et pour le passé
historique des cantons), ne permirent point à leurs représentans de lui
donner leurs voix. Ainsi , sous une coalition de répugnances les unes
honorables, mais peut-être irréfléchies, les autres égoïstes et turbu-
lentes, tomba ce plan de conciliation dont la Suisse aura peut-être à
déplorer le mauvais succès. D'ailleurs, la question de la révision du
pacte n'a jamais été formellement abandonnée. A la diète de 1844, dix
voix et deux demi-voix se sont encore prononcées pour le maintien au
recès (1) de cette question, sur laquelle pourtant, dans le partage actuel
des intérêts et des esprits, il est impossible d'espérer qu'on se mette pa-
cifiquement d'accord.
VI.
Quand il fut devenu évident qu'on ne devait plus attendre le chan-
gement du pacte fédéral, au moins par les moyens légaux, les passions
qui bouillonnaient dans la Suisse cherchèrent à s'ouvrir d'autres voies;
les constitutions cantonales furent de nouveau examinées avec mé-
fiance et colère; les relations extérieures de la confédération devinrent
l'objet de discussions passionnées; enfin les dissidences reUgieuses, en-
visagées tout d'un coup avec une ardente intolérance , firent naître
pour le pays des difficultés nouvelles, plus sérieuses que celles qu'on
avait surmontées jusqu'alors.
Depuis les révolutions cantonales de 1831 , l'Autriche, la Prusse et la
Russie n'avaient cessé de recommander, par l'organe de leurs repré-
sentans en Suisse, la conservation intégrale du pacte fédéral de 1815;
la France et l'Angleterre , au contraire , ne témoignaient aucun éloi-
gnement pour des modifications qui pourraient être pacifiquement in-
troduites dans cette constitution. La France toute seule se montrait très
ouvertement favorable à la prépondérance universelle du principe dé-
mocratique, tandis que l'espèce d'ostracisme qui , dans plusieurs états,
pesait lourdement sur les membres des anciens patriciats déplaisait
(1) C*e8t-à-dire sur la liste des objets dont la diète est, jusqu'à solution définiti?e,
appelée à s'occuper*
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1065
évidemmeilt aux trois autres puissances du continent, et, dans un
moindre degré, à FAngleterre elle-même. Tout à coup de graves em-
barras surgirent du côté où la majorité démocratique des états suisses
comptait, au contraire, sur des sympathies efllcaces : la France menaça
la confédération de prendre contre elle certaines mesures de rigueur,
comme l'interruption des relations commerciales et la clôture hermé-
tique des frontières, appuyée par un cordon de troupes échelonnées
entre le Rhône et le Rhin. Les motifs d'une complication aussi grave
dérivaient de la manière dont la Suisse, depuis 1830, entendait le droit
d'asile et le pratiquait à Tégard des états voisins. \
Sitôt que des menées révolutionnaires ou des projets combattus par
les lois en vigueur échouaient hors des frontières de la Suisse, des
troupes de réfugiés venaient gagner cet asile de la démocratie victo-
rieuse. Quelques Français, quelques Italiens, un beaucoup plus grand
nombre d'Allemands et de Polonais, profitaient d'une hospitalité dé-
sormais sanâ précautions et sans limites. Les cantons de Berne et de
Thurgovie, avec le demi-canton de Bâle-Campagne, se distinguaient
entre tous par la facilité empressée avec laquelle ils prodiguaient le
droit de cité à des hommes dépourvus la plupart de ressources régu-
lières, imbus d'une haine fanatique contre les institutions de leur pays,
préoccupés d'utopies dangereuses sur la réforme de la société, trop
ignorans d'ailleurs du passé de la Suisse, pour ne pas déclarer, dès
qu'Us parvenaient aux emplois, une guerre aveugle et opiniâtre à ce
que le temps y a laissé de plus honorable dans la théorie et de plus
sûr dans la pratique. Bien que l'affluence d'hôtes semblables, surtout
quand ils devenaient citoyens, fit nécessairement dans les états de la
Suisse allemande; et dans le canton de Vaud où ils pénétraient aussi,
baisser sensiblement le niveau de l'intelligence politique et de la mo-
ralité sociale, le péril immédiat vint d'un autre point. Naturalisé dans
le canton de Thurgovie, le prince Louis Bonaparte s'y était formé une
petite cour d'anciens officiers et de jeunes volontaires qui prenaient
pour des élémens de force présente les souvenirs gigantesques d'une
puissance ensevelie, vingt-cinq ans auparavant, dans les conséquences
lugubres de ses propres excès. Strasbourg fut le théâtre d'une tentative
dont l'audace pouvait, auprès des cœurs généreux, excuser la folie,
mais dont la raison d'état obligeait le gouvernement français à pré-
venir efficacement le retour. Après une courte captivité, le champion
des réminiscences impériales revint en Thurgovie, espérant y mettre
ses prétentions à Fabri de la neutralité helvétique, dont il venait de
méconnaître si étrangement les privilèges. Notre gouvernement de-
manda que le prince fût éloigné d'un pays â*o\i il pouvait continuer à
troubler la France. Les circonstances qui piécédèrent et suivirent cette
notification excitèrent malheureusement dans plusieurs cantons une
t086 BEVOB M» MtnX MOMMBw
aigreur qui donna bientôt réveil à la susoeptibilité nationale; des ^
rôles amères furent échangées, et Ton pouvait craindre une rupbnt
aKC la confédération quand le prince Louis, inspiré cette fois par la
vrai sentiment de son devoir, prit le parti de se bannir lui-même et
d'^er porter ailleurs la fatalité qui s'attachait à ses pas.
Cet incident passa vite; mais il en resta cette leçon durable, qu'O y
avait désormais incompatibilité formelle entre rinflnenœ régulière de
la monarchie française, restée favorable au développement modéré des
institutions démocratiques en Suisse, et les] tendances effrénées de la
démagogie dont les cantons devenaient le réceptacle plutôt qu^ils n'en
étaient le berceau. Au surplus, les dissensions religieuses avaient pris
sur ce théâtre mobile la place la plus considérable conunfi la plus ap*
parente. Elles éclatèrent d'abord dans une vallée séquestrée des Alpes
suréniennes, sur le champ glorieux de Nœfèls. LÀ constitution dn
canton de Claris accordait aux cathoUques des droits politiques déter*
minés, et, par exemple, ime part dans la composition du petit conseil
tout-à-tait disproportionnée avec la force numérique de leur conunu-
nion. C'était sous l'influence de la médiation française, au milieu du
règne toutrpuissant de Louis XIY, que cette transaction avait été cour
due; les termes en étaient calculés, afin d'assurer à la minorité, tou-
jours menacée dans les états libres par la souveraineté du nombre, ces
sortes de sécurités additionnelles dont elle a besoin pour ne point dé«
choir; mais la majorité protestante , lassée d'un partage qui lui était
désavantageux, réclama l'égaUté parfaite des droits politiques, et l'im*
posa de vive force aux catholiques pendant le mois de juillet 1837.
A Zurich, sur une scène plus vaste, le parti démagogique, qu'une
révision noi^elle de la constitution avait, en juin 1837, substitué dans
l'exercice du pouvoir aux démocrates modérés, voulut abattre l'auto*
rite rivale du clergé calviniste en sapant la base même des croyances
publiques, et le docteur Strauss fut appelé, par un décret long-temps
débattu, à la chaire de théologie dans l'université de Zwingli. Cet acte
imprudent réveilla dans les populations rurales du canton de Zurich
ce que l'ancienne nationalité y avait implanté de sentimens vivaces et
résolus; on prit les armes contre les magistrats qui méconnaissaient à
ce point les convictions de la multitude dont ils se disaient les mandat
taires. Le gouvernement fut renversé d'un seul coup; mais, sans altérer
la. constitution, dont ils aimaient les bases démocratiques, les vain-
queurs, qui n'avaient commis aucun genre d'excès, se bornèrent à
confier les charges à des hommes modérés dont les sentimens chrétiens
étaient connus. Les citoyens les plus éclairés conune les plus intègres
de la Suisse orientale, mis en évidence par cette révolution , entrèrent
dans la combinaison dont elle venait d'assurer le succès.
C'était en 1839 : le Valais passait alors par une séria de crises san-
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1069
gtaitfis portant Vempreinte des passions rudes et obstinées qui sépa^
rent encore les races entre lesquelles ce pays est partagé. La vieille
oenstitution , attaquée par les tendances démagogiques et philosophie-
' ques^ s'était écroulée au mois de décembre 1838. Une nouvelle loi po-
étique, élaborée par une commission dans laquelle les délégués des
dizains du Valais inférieur et moyen avaient la mojorité, proportion-
nait uniquement au chilTre de la population la représentation de chaque
district dans le sein de l'assemblée souveraine. Cette loi fut rejetée pa^
les cinq dizains orientaux, jadis maîtres de toute la contrée, et qui se
■fioyaient condampés à n'y jouer désormais que le rôle de minorité. Un
gouvernement séparé, défenseur des vieilles idées, s'organisa dans la
petite ville de Sierre, avec les encouragemens des grandes familles mi-
litaires, dont les paysans reconnaissaient volontiers encore la direction.
Les jésuites de Brigg, comme on devait s'y attendre, appuyèrent aussi
les dissidens. L'autre parti, s'étant mis sans difficulté en possession de là
capitale, et se trouvant reconnu par les huit dizains occidentaux, adopta
d'abord la constitution nouvelle, et, après un conflit acharné, finit, an
mois d'avril 1840, par l'imposer à ses adversaires. Les délégués de&
^ux factions se mesurèrent dès-lors dans le grand conseil. Les uns
représentaient la race teutonique et les vieilles traditions de l'état va-
laisan; les autres siégeaient pour la race romane et pour les intérêts
développés depuis.la révolution de 1798; mais les tendances religieuses
traçaient entre eux une ligne de séparation plus nette. Les xms tenaierft
pour les maximes et la prépondérance du clergé catholique, tandis que
Ihjêune Suissey personnifiée dans les autres, professait une indifférence
générale pour les dogmes de la religion et une aversion prononcée
pour ses ministres.
Les troubles de l'Argovie étaient destinés à produire auparavant
de plus graves conséquences. Le parti radical, dans ce canton, jetait ,
depuis plusieurs années, un regard de convoitise sur les riches do-
maines des couvons. L'administration assez modérée, quoique mé-
diocrement capable, qui gouvernait Aarau, ne se montrant nulle^
ment disposée à favoriser la spoliation de ces établissemens, il fallait
commencer par une révision de la loi constitutionnelle; on l'obtint ai-
sément d'une multitude que des promesses chimériques, accueilUes à
la légère , amenaient sans cesse au dégoût de ses institutions pré^
sentes. Pendant les opérations qui accompagnèrent un changemeift
dont chacun prévoyait le but, on prétendit (et ce fait n'a rien que de
vraisemblable) que des conciliabules de catholiques zélés avaient été
tenus dans l'enceinte de Mûri et de Wettingen. Des hommes intéressés^
quelques-uns par avidité, beaucoup par principes, à la ruine des mo^
nastères, présentèrent ces réunions, sans but sérieux et sçns résulta,
comme des conspirations flagrantes contre Fétat, comme des prélimi*-
1068 REVUE DES DE|}X MONDES.
naires de guerre ciyile. Aussi, le 13 janvier 1841 , à une minorité
énorme (dans laquelle entrèrent par conséquent la plupart des députés
catholiques), le grand conseil décréta le principe de la dissolution de Um
les couvens. Leurs biens, après qu'on aurait mis de côté ce qui était néces*
saire pour l'exercice du culte catholique dans les paroisses où ils étaient
situés, devaient être appliqués aux besoins généraux du trésor. Les éta-
blissemens frappés par cette mesure avaient négligé de se rendre, dans
TArgovie catholique, réellement populaires en se rendant véritable-
ment utiles. La suppression de ces couvens ne provoqua pas sur les
lieux de résistances ouvertes; mais cette infraction à une stipulation
formelle du pacte fédéral devait agiter la Suisse entière et y donner k
signal des luttes générales dont les élémens s'accuniulaient de longue
main.
La diète fut saisie des réclamations élevées, au nom des couvens sup-
primés, par plusieurs députés catholiques. Toutefois, ce ne fut pas uni-
quement d'après les communions réactives que les votes se réparti-
rent dans cette affaire. Soleure et Tessin, dominés par l'esprit radical,
repoussèrent les plaintes de leurs coreligionnaires; le Valais ne les ac-
cueillit pas davantage. Au contraire, Bâle-Ville et Neufcbâtel, dévoués
au principe conservateur, plaidèrent la cause de ces établissemens,
frappés par une proscription populaire sans avoir été régulièrement
défendus. Genève et Vaud firent prévaloir un terme moyen, qui consis-
tait à autoriser la suppression des couvens d'hommes en rendant l'exis-
tence aux couvens de femmes. Cette satisfaction bien incomplète ne
fut acceptée qu'à grand regret par le gouvernement d'Argovie, dont le
représentant avait déclaré que ses commettans, plutôt que de rétablir
Wettingen et Mûri, laisseraient une exécution militaire se décréta
contre eux, si la diète osait en prendre la responsabilité.
Le rôle conciliateur que Genève avait joué dans cette rencontre dé-
signa le gouvernement de cette ville à l'animosité implacable des me-
neurs du parti démagogique. Décidés à l'abattre, ils le dénoncèrent aux
préventions du vulgaire comme etitaché de tendances rétrogrades,
dominé par des influences patriciennes et secrètement lié d'intérêts
avec la faction ultramontaine. Une émeute éclata sans retard. Molle-
ment défendue par les milices de la campagne, assaillie à Timproviste
par les artisans de la ville et voulant d'ailleurs éviter à tout prix l'eS^
sion du sang, cette administration probe, éclairée, dévouée au bien
public, et plus capable de servir une telle cause qu'aucun autre centre
de pouvoir en Suisse, abdiqua le 22 novembre 1841. Une assemblée
constituante fut convoquée pour rédiger une législation nouvelle, dont
les bases devinrent entièrement démocratiques. Le droit de suffrage fut
étendu à tous les citoyens majeurs qui n'étaient pas sur la liste des indi-
gens, et des collèges électoraux furent établis à la proximité de toutes
DES RÉVOLUTIONS ET DBS PARTIS EN SUISSE. lOQ^
les communes. Hais la nouvelle constitution porta les mêmes fruits que
la précédente : comme le vœu réel de la population s'y taisait égale*
ment entendre, un conseil moins nombreux , un corps de magistrats
plus généralement choisis dans les familles de récente notoriété, n'en
persévérèrent pas moins dans la ligne de modération judicieuse que
leur traçaient des exemples restés chers à tous les vrais citoyens.
Entre les couvens de femmes qui avaient existé dans les anciens
bailliages libres, le gouvernement d'Ârgovie n'avait en définitive voulu
rétablir que celui d*Hermetschwyl. Toutefois, la diète (à la majorité
simple des voix , il est vrai ) se déclara satisfaite , et laissa cette afTaire
sprtir du recès le 31 août 1843. Luceme, Schv^tz, Uri , Unterwalden^
Fribourg et Zug protestèrent contre ce déni de justice. Une septième
voix ne tarda guère à se joindre à cette minorité imposante : ce fut
ceUe du Valais. Effectivement le parti catholique (ou , si Ton veut , clé-
rical), sortant de l'apathie où il avait été plongé depuis les événemens
de 1830, commençait à mesurer ses forces, à calculer ses moyens d'ac-
tion. 11 obéissait désormais à une direction commune. Ce parti sut raU
tacher à sa cause la grande majorité des paysans qui avaient appuyé le
régime révolutionnaire victorieux en 1839; quant aux dizains du Haut-
Valais, ils n'avaient pas cessé d'être dévoués au clergé et n'attendaient
qu'un signal pour attaquer des adversaires désormais déconcertés et
chancelans. Du 18 au 21 mai , on combattit dans les gorges des Alpes,
autour du torrent de Trient , non loin du champ sanctifié par le mar«
tyre de la légion thébéenne. Les Haut-Valaisans, vainqueurs, usèrent
sans ménagement de leurs avantages. Les chefs de Isl jeune Suisse furent
bannis; l'exercice, même domestique, de la religion protestante fut in^
terdit dans le canton; la constitution, refondue au mois de décembre
1844, rendit, au moins indirectement, à l'évêque et aux ecclésiasti*
ques de tout rang Tinfluence qu'ils exerçaient jadis, et, chose qui sur-
prend dans la Suisse actuelle, le vœu impérieux des communes porta
quelques hommes d'une naissance illustre aux premières magistra-
tures du pays.
Les rigueurs que cette réaction avait entraînées furent mises par
l'opinion publique à la charge des jésuites. En effet, quelques pères de
cette compagnie se trouvaient définitivement installés à Lucerne, où,
par une décision du grand conseil, l'éducation du clergé leur était offl«
ciellement dévolue. Aucune question , dans le canton directeur de la
Suisse catholique, n'avait encore soulevé d'aussi longs débats. La coin**
pagnie n'avait triomphé qu'en entraînant le clergé séculier dans ses
intérêts, qu'elle présentait habilement comme inséparables de ceux de
la religion même. L'ascendant des curés, fort aimés et respectés par les
populations rurales, avait à la fin dompté les répugnances des citadins»
et les jésuites, croyant la cause du patriçiat à jamais perdue, s'étaicDat
TOME XVII. 69
4<ffO RETUB DBS MUX X0lfDB8.
oralUés , dans les discussions politiques qu'ils ne pouTaient éviter, aoi
principes démocratiques, témoignant une préférence flatteuse pour les
hommes nouveaux, pourvu que ceux-ci ne missent aucune borne à
leur docilité envers leurs instructeurs spirituels. Cette alliance des in-
térêts démocratiques et des congrégations religieuses, consommée dans
sept cantons, changeait la face politique de la Suisse; en mettant d'ac-
cord deux élémens de puissance simples et vivaces, elle créait uq
centre de stabilité, un poste de résistance, dans un pays où tout, de-
puis quelques années, flottait au gré de majorités équivoques, de pas-
sions changeantes et de calculs sans cesse modifiés.
Toutefois, en s'établissant à Lucerne , où la nonciature apostolique
quelque temps retirée à Schwytz, venait de reprendre sa résidence,
les jésuites savaient qu*Us soulèveraient un vif mécontentement dans
la Suisse protestante , une véritable tempête dans les cantons conduits
par le principe radical, enfin des inquiétudes sérieuses au dehors. Il
est dans l'esprit de ce corps d'aimer le péril et de braver le combat,
où il a grandi plus encore que soufi<ert. Bientôt son ascendant devint
tel dans le gouvernement de Lucerne, que rien de considérable ne s'y
accomplit sans qu'on l'attribuât à ces religieux. Pouvait-on souffrir
que la direction suprême de la confédération, quand le tour en revien-
drait à Lucerne, fût indirectement remise entre les mains d'une com-
pagnie qui représentait les principes les plus contraires aux révolutions
accomplies depuis i 830 en France et en Suisse? Cette question , les plqs
modérés même entre les gouvemans protestans n'osaient la résoudre
affirmativement; les autres, et avec eux les petits conseils du Tessin çt
de Soleure, en rejetaient avec colère le simple examen. La diète, sai^
de ces plaintes, décida, mais à une faible majorité, qu'on adresserait à
Lucerne une invitcUion amicale d'éloigner les pères de Jésus. Lucerne
répondit résolument qu'en leur confiant son collège ecclésiastique, elle
avait usé d'un droit inhérent à la qualité d'étal souverain, et dont,
pour rien au monde, elle ne se laisserait dépouiller. L'impossibilité
d'obtenir une décision franche, énergique, d'un corps composé comme
l'est, aux termes du pacte, le conseil suprême de la confédération
suisse, se trouvait avérée pour tous les esprits. Les démagogues, qu'une
suite de faciles succès avait accoutumés à ne point s'arrêter dans la
poursuite de leurs désirs , résolurent d'arracher par la force ce que la
légalité leur refusait, et l'organisation des corps francs (1) commença
dans l'hiver de 1844.
Les volontaires qui avaient pris ce nom s'armaient pour une sorte'de
croisade contre ce qu'ils appelaient les tendances ultramontaines, anti-
fédérales et rétrogrades de Lucerne et des autres cantons où les jésuites
(t) En anemand, Fre^êek^iaren.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1071
étaient admis. Bien peu de catholiques prirent part à ces attroupemens,
quelques Allemands réfugiés s'y mêlèrent^ mais les corps francs se
recrutèrent principalement dans le demi-canton de Bâle-Campagne,
dans le canton de Berne et TÂrgoyie occidentale. Des fonds recueillis
par les meneurs de Fentreprise, lesquels comptaient, à la faveur de la
guerre civile, renverser le pacte fédéral et s'emparer de la direction
suprême des affaires, servaient à faire vivre dans leurs dépôts ces
hommes dominés par le fanatisme politique, décidés, d'ailleurs, à
s'abstenir de tout pillage, et qui se montrèrent fidèles à cette résolu-
tion. Un parti fort considérable dans l'enceinte même de Lucerne cor-
respondait avec eux et attendait impatiemment leur venue. L'action
s'engagea dans les rues de la ville le 8 décembre 1844; il y avait en-
core fort peu d'étrangers enrôlés; les bourgeois opposans soutinrent
presque seuls l'effort des milices gouvernementales, auxquelles la vic-
toire demeura complètement. L'administration de Lucerne usa de son
triomphe sans ménagement ni pitié. Plusieurs centaines de citoyens,
parmi lesquels se trouvaient quelques-uns des hommes du canton les
plus considérables, sdt par leur fortune, soit par leurs lumières, furent
jetés en prison ou forcés de s'expatrier. Ces derniers allèrent grossir les
corps francs, dont un échec, qui semblait encore réparable, ne faisait
que stimuler l'ardeur. Les gouvernemens de Zurich et de Schaffouse
furent sincères dans la condamnation qu'ils portèrent contre l'attaque
de Lucerne; ceux de Berne et d'Acgovie la blâmèrent officiellement,
sans prendre auoune mesure efficace pour l'empêcher de recommen-
cer. A Liestall , on laissa même l'arsenal de la république à la merci
des volontaires, qui s'empressèrent d'y puiser. Provoqué par cette ani-
mosité si peu déguisée, le gouvernement de Lucerne redoublait de
violence vis-à-vis des adversaires que la fortune des armes avait laissés
en son pouvoir. L'étude de l'histoire montre combien il serait chimé-
rique d'attendre après la victoire beaucoup de générosité, soit d'une
démocratie où la responsabilité de certains actes rigoureux s'éparpille
sur trop de têtes pour ne peser sérieusement sur aucune, soit d'une
corporation fermée dans laquelle Vkomme disparait derrière V associé.
Cependant on voyait s'avancer le printemps de 1845, et les corps
ÉPancs s'étaient complètement formés. Aucune sorte de discipline mili-
taire ne pouvait s'établir parmi eux; ils avaient élu pour chef un
homme d'un caractère entreprenant, d'une intelligence subtile, calme
au milieu de l'exaltation qu'il savait inspirer, mais étranger à l'art de
la guerre, et beaucoup plus propre au rôle de tribun qu'à celui de gé-
néral : c'était M. Ocbsenbein. Lucerne lui opposait un vieil officier
rempH d'honneur et d'expérience, qui, pour défendre sa patrie, venait
de quitter un poste avantageux au service napolitain. M. le général do
Sonnenberg appartenait à la classe patricienne, où se conservent en-
i07â REVUE DES DEUX MONDES.
core les habitudes militaires jadis universellement répandues dans le
pays. Depuis la rupture des capitulations avec la France, ces habitudes
sont presque perdues dans les cantons protestans, mais elles se main-
tiennent en partie dans les états catholiques, les seuls qui fournissent
encore à des puissances étrangères un contingent de quelque impor-
tance (i). Dès ce temps, à la tête du gouvernement lucemois siégeait
un homme nouveau, d'un caractère versatile, d'une ambition sans
scrupules, et qui, dans les années précédentes, avait dirigé le parti dé-
mocratique avec une singulière énergie de langage et d'action , M. l'a-
voyer Siegwart-Mûller.
La lutte dont la Suisse entière attendait l'issue avec anxiété s'engagea
le 1" avril; ce jour-là, les corps francs, après avoir, en plusieurs co-
lonnes dont la force totale n'excédait pas quatre mille hommes, tra-
versé sans difQculté la partie occidentale du territoire de Lucerne, se
présentèrent sans ordre et sans concert devant les hauteurs qui cou-
vrent la ville; quelques dispositions intelligentes avaient été prises en
cet endroit par M. de Sonnenberg. La ferme contenance des bourgeois
enrégimentés, mais surtout l'adresse et la vigueur des montagnards
des cantons primitifs accourus à l'appel de leurs confédérés firent le
reste. La défaite des aventuriers fut prompte, complète et même san-
glante; ils perdirent près de deux cents hommes, mille autres démen-
tirent prisonniers, et il fallut les racheter par une rançon de plus d'un
million de francs, que les cantons délinquans, dont ik ressortissaient,
versèrent dans les caisses de Lucerne comme indemnité pour les frais
de cette courte guerre. 11 n'y eut heureusement, après la victoire, au-
cune exécution capitale, et l'abattement du parti démagogique prouva
bientôt aux catholiques de la Suisse orientale que l'arme naguère diri-
gée contre eux s'était complètement brisée dans les mains qui l'avaient
forgée; mais avec l'excès de la confiance l'orgueil et l'ambition passè-
rent alors du camp radical dans les rangs opposés.
Vil.
Depuis près de deux ans, les cantons catholiques dans lesquels pré-
valait l'intérêt ecclésiastique montraient une tendance prononcée à
concerter leurs efforts, tant pour défendre le terrain qu'ils occupaient
Cncf^re que pour regagner celui qu'ils avaient perdu; mais, après Tat-
taque de Lucerne par les corps francs, les négociations entre les pléni-
potentiaires des sept états (2) devinrent plus actives et furent dirigées
Vers un but plus précis. Non-seulement la diète refusait de revenir
(1) Six régimens, levés dans ces cantons, serrent d*auxiUaires aux gouvernemens pon-
tifical et sicilien.
' (1) Lncerne, Fribourg, Valais, Schwytz, Uri, Zug et Unterwalden.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1073
sur la suppression des couvens d' Argovie y mais elle insistait encore ,
quoique mollement, sur Féloignement des jésuites qui vivaient à Lu-
cerne (i), et les mesures qu'elle avait décrétées à une grande majorité
contre l'organisation des corps francs n'étaient sérieusement exécutées
que par le gouvernement cantonal de Zurich. Regardant, par consé-
quent, la protection de la diète comme à peu près illusoire, et les dis-
positions de leurs voisins comme décidément hostiles, les cantons
catholiques résolurent de conclure une ligtie séparée [Stmderbund). Ils
s'engagèrent l'un envers l'autre à se défendre contre tout ennemi du
dehors et du dedans, à s'armer à la première réquisition pour repous-
ser les agressions dont le territoire de chacun d'eux deviendrait le
théâtre; ils composèrent un conseil permanent, dont Lucerne devait
être le siège; ils nommèrent un commandant supérieur de leurs forces
disponibles, formèrent une caisse militaire, et donnèrent à ces diffé-
rentes opérations une publicité jugée imprudente même par leurs amis
des autres cantons. Dès le mois de novembre 184-5, les bases de ce
concordat se trouvaient arrêtées; le texte en était publié, peu de temps
après, dans plusieurs journaux suisses, et, le 20 juin 1846, le directoire
fédéral, ne pouvant désormais en prétexter ignorance, appela sur cette
question l'attention des états, demandant qu'à la prochaine diète des
instructions fussent données aux députés pour arriver à une solution
formelle.
Lucerne prit le parti d'avouer hautement l'existence du concordat,
a résultat de la conférence des cantons cathoUques. s Lucerne s'ef-
forçait d'en justifier la légalité; mais , en regard des stipulations posi-
tives du pacte, toute cette partie de l'argumentation des cantons sé-
paratistes était d'une évidente faiblesse. L'équité naturelle plaidait
beaucoup mieux leur cause : mis en présence de dangers certains, et
ne trouvant plus dans une association désorganisée la protection qu'elle
aurait dû leur offrir, ces états ne fai^^aîent que recourir à leurs propres
ressources pour conserver leur existence. Ils se bornaient, en défini-
tive, à se pourvoir eux-mêmes des sécurités que le directoire et la diète
leur auraient vainement promises, et leur accord, dirigé seulement
vers la défensive, ne les empêchait pas de remplir toutes leurs obliga-
tions matérielles envers l'ensemble de la confédération. Du reste, leur
décision était prise avec une irrévocable fermeté. Un blâme de la ma-
jorité des états, une menace de la diète, une sommation du directoire,
devaient évidemment demeurer sans résultat. Le pacte catholique ne
pouvait être dissous que par la force des armes. La diète sentit qu'en
(1) Ua autre établissement de la compagnie s'était formé nouTeUement dans le bourg
de Schwytz.
1074 REVUE DES DEUX MONDES.
prescrire Tabolition, c'était déclarer la guerre civile. Parvenus à ce mo-
ment suprême, les partis n'avaient plus qu'à passer en revue leurs
forces respectives et à faire Texamen attentif des chances que leur of-
frait le moment présent. Or, il arrivait que deux révolutions récentes,
celle de Berne et celle de Lausanne, levaient toute incertitude sur le
vote de deux puissans cantons.
Le parti radical, dans le pays de Vaud, profitant de la fermentation
que causait la discussion relative aux jésuites de Lucerne, avait voulu
forcer la main au grand conseil, assemblé pour délibérer dans le châ-
teau de Lausanne. La majorité de ce corps ayant persisté à n'autoriser
qu'une invitation amiable de la diète à l'état de Luceme pour l'éloigne-
ment de ces religieux, la multitude, entraînée par les discours de quel'
ques démagogues, accourut de tous les districts ruraux sur les places
voisines du palais. Ces hommes légers, et dont une instruction superfi-
cielle ne fait que rendre les passions plus exigeantes, crurent sans peine
que le gouvernement et le conseil, vendus aux intérêts des jésuites,
allaient trahir la cause commune de la patrie suisse et de la religion
réformée. Des assemblées tumultueuses, tenues les i 4 et 15 février
1845, décidèrent les pouvoirs réguliers à déposer leur démission, et
mirent à leur place une constituante, dominée par les chefs de la fac-
tion victorieuse.
Dès-lors , une proscription générale vint frapper ce qui , dans te
institutions administratives, littéraires, ecclésiastiques, arrêtait la mar-
che d'une démagogie jalouse, tiraillée par des clubs de bas étage et
dominée par quelques tribuns systématiquement hostiles aux tradi-
tions de leur pays (1). La grande majorité des pasteurs, blessés dans
leur conscience par les injonctions du nouveau conseil d'état, qui vou-
lait leur imposer la solidarité de ses actes, quitta 1 église établie , et les
congrégations dissidentes se trouvèrent, dès-lors, remplies par l'élite
de la nation. D'ignobles tracasseries, des attaques brutales , des me-
naces de tout genre, fréquemment dirigées contre ces réunions, n'a-
boutirent qu'à mettre en lumière la force que des convictions graves et
réfléchies auront partout et toujours contre des passions turbulentes et
des calculs intéressés. Malheureusement l'académie de Lausanne n'était
pas défendue par la même puissance morale , et le parti ck>niinaleur
n'a point tardé à frapper dans ce corps ce qui restait au pays de supé-
riorités intellectuelles. Cet ostracisme, conçu de longue main etfroide-
ment appliqué, atteignit, avec beaucoup d'autres hommes de mérite,
un écrivain placé, comme prédicateur, controversiste et oritique, à
côté des Chalmers, des Néander, des Milman, et qui joint à ces titres,
(1) MM. Druey, Eytel , Delarageaz.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. 1075
plus enviés qu'appréciés par le vulgaire , la supériorité non moins gê-
nante d'une vertu tout évangélique (1). Ainsi, rancienne demeure des
Haller^ des Gibbon et des Staël perdit ses derniers titres à la considé-
ration de FEurope intellectuelle.
Berne n'avait plus de déchéance pareille à subir; mais, dans ce can-
toUy les chefs du premier mouvement démocratique, initiés par un
assez long exercice du pouvoir aux exigences réelles de toute société
civilisée, inclinaient désormais vers les conseils de la modération, et
n'adoptaient plus que des mesures mitigées à l'égard des adversaires
politiques qu'ils rencontraient dans d'autres états. Les organes du parti
démagogique n'eurent aucune peine à faire partager aux classes infé-
rieures les doutes qu'ils exprimaient sur la capacité des magistrats dé-
positaires deç pouvoirs publics. La révision de la constitution, de-
mandée par plusieurs milliers de pétitionnaires, fut accordée sans
résistance par le grand conseil. Les assemblées primaires, réunies au
mois de février 1846, formèrent une constituante dont l'œuvre devint,
le 31 juillet, loi fondamentale de l'état : c'est le code systématiquement
arrangé d'une démocratie sans contrepoids et sans limites. Le droit de
suffrage pour la nomination des représeqtans et des fonctionnaires
appartient à tous les hommes âgés de vingt et un ans, même indigens
pu frappés par des sentences criminelles, pourvu qu'ils soient en li-
berté. Le choix des nouveaux magistrats répondit à ces préliminaires,
et le chef de l'expédition des corps francs contre Lucerne, envoyé sur-
le-champ comme député à la diète, se trouva désigné d'avance comme
le premier dignitaire du canton pour l'époque où celui-ci arriveraît
à la direction suprême de la Suisse. II ne restait aux deux partis qu'à sup-
puter les votes de leurs états respectifs. Pour la résistance aux volontés
du parti radical, qui exigeait la dissolution violente de l'alliance catho-
lique, on comptait d'abord les sept membres de ce concordat, puis Ap-
penzell intérieur, Bâle-Ville, Neufchâtel, Saint-Gall et Genève. Les deu]ç
demi-voix des cantons partages se trouvant annulées par Topposition des
autres moitiés , neuf voix seulement autorisaient l'emploi de la force;
mais toutes ne se prononçaient pas avec la même énergie. Zurich, can-
ton directeur, bien que les fluctuations continuelles de sa politique in-
térieure eussent rendu dans ses conseils la majorité à des hommes d'une
puance voisine du radicalisme, voulait recourir d'abord à de nouvelles
sommations, et ouvrir de la sorte aux cantons réfractaires la route d'un
accord danslequel leur honneur et leur sécurité ne courussent pas risque
de périr complètement. Cette tendance à la modération était commune
aux Grisons, à Schaffouse et à la Thurgovie. Berne, Argovie et Yaud,
organes des passions extrêmes, entraînaient dans leur vote Tessin, So-
it) M. Vinet.
I
076
REVUE DES DEUX MONDES.
» 4i«
re et Claris, avec Bâle-Cam pagne et les rhodes extérieures d'Appen-
({). Les deux partis étant balancés parfaitement dans le grand con-
de Saint-Gall (75 contre 75), cet état ne donna pas d'instruction à
mandataire. Ainsi qu'il était arrivé précédemment pour toutes les
questions vraiment graves, la diète se sépara sans rien conclure. Pour
former contre le Sonderbund la majorité de douze voix, nécessaire afin
d'exprimer la volonté légale de la confédération, il devenait donc évi-
demment nécessaire de détacher du faisceau de la résistance au moins
Irois états. Aussitôt les efforts du parti radical se concentrèrent sur ceux
où ses chefs pouvaient espérer de susciter des révolutions intérieures :
c'étaient Saint-Gall, Bâle-Ville et Genève. L'orage éclata d'abord dans
cette dernière république.
Le conseil d'état, ayant à préparer les instructions du député qui por-
terait à la diète prochaine le vœu du canton sur la question du pacte
«éparé, pensa qu'il convenait d'essayer encore la voie des représenta-
tions pacifiques; considérant en même temps que le nouveau vorort ne
donnait plus aux cautons catholiques de suffisantes garanties d'équité,
le conseil d'état proposa aussi d'adjoindre à Berne des représentons fé-
déraux pendant le cours de sa gestion directoriale. Le grand conseil,
auquel fut soumis ce projet d'une loyauté imprudente vu l'état des es-
prits, l'adopta néanmoins à une grande msgorité : telle était en effet la
décision de la conscience publique rendue par la portion la plus consi-
dérable des citoyens. Mais Genève renferme dans ses murs une popula-
tion de tout temps factieuse, qui nourrit contre les classes supérieures
de la société les sentimens d'une incurable jalousie; il ne fut pas difficile
de l'irriter contre des propositions dont l'équité scrupuleuse semblait
faire pencher en faveur des jésuites la voix d'un état qui, aux yeux du
monde et depuis trois cents ans, représente le protestantisme absolu.
Favorisés par leur concentration dans un quartier de la ville que le
fleuve et les remparts isolent comme une forteresse, les insurgés ne
laissèrent au gouvernement d'autre alternative que de se dissoudre lui-
même ou de les détruire : ils savaient bien qu'on ne prendrait jamais ce
dernier parti. Au bout d'une lutte de deux journées, dans laquelle il y
eut fort peu de victimes, l'assemblée factieuse du 9 octobre 1846 chan-
gea complètement le gouvernement de l'état; elle en exclut à peu près
tous les hommes qui avaient une connaissance pratique des affaires, et
qui, depuis 1830, servaient leur patrie à travers toutes les fatigues et
tous les dégoûts. Une assemblée constituante, nommée par des assem-
blées primaires sous l'impression des violences qui venaient de se pas-
ser, a maintenant terminé le projet d'une nouvelle loi fondamentale.
(1) C'est le nom local du demi-canton protestant. Les rhodes intérieures sont le demi-
canton catholique.
DES BivOLUTIONS ET DES PAETIS EN BUISSE.
Cette loi non-seutement consacre tous les priacipes d'un
sans bornes et sans correctif, mais encore, rétrogradant \
tutions du moyen-âge, remet à une assemblée unique,
tous les citoyens réunis sur la place publique, le choix dt
magistrats, c'estrà-dire qu'elle substitue au libre vote et à
tîon raisonnable le tumulte, la violence et la confusion. {
pas là. Dès le 25 janvier 1847, des mesures arbitraires ont été décrétées
par l'assemblée; on a prononcé, bien qu'en termes vagues et embarras-
sés, certaines confiscations pour des causes politiques. Tous les hommes
clairvoyaoB, sans distinction de partis, se sont accordés à blâmer des
. ienlaUves qui, nous l'espérons, demeureront long-temps sans imita-
teurs en Suisse.
De toutes, les institutions qui soutenaient et décoraient l'ancienne na-
tionalité genevoise, et lui donnaient une raison honorable de subsister au
milieu des grands états qui l'environnent, la seule qui fût encore intacte,
à savoir l'organisation financière et scholastique de l'église, se trouve
condamnée par le nouveau projet; les biens appartenant à la Société
économique [c'est le nom de cette administration), et sur lesquels le ré-
gime français n'a jamais porté la main, doivent être en presque totalité
détournés de leur antique destination. Ce dernier point a pourtant ren-
contré une opposition raisonnée parmi les promoteurs mêmes de l'ordre
actuel, et peut-être l'hostilité trop évidente que les chefs de cette révo-
lution récente, aussi bien que de celle de Vaud, professent contre tout
exercice sérieux du christianisme Unira par déterminer une réaction
dans les classes populaires (1). Pour le moment toutefois, la voix du
canton de Genève [tel est l'engagement formel que le parti victorieux
a pris envers lui-même et envers ses alliés] se b'ouve acquise à l'avis
le plus énergique que, dans la diète prochaine, on ouvrira contre le
Sonderbund.
Toutes les tentatives employées pour amener le gouvernement de
Saint-Gall à décréter des mesures analogues ont échoué jusqu'ici, et
l'on a même quelques motife pour penser que les opérations prochaine» .
des collèges électoraux fixeront dans des voies modérées le grand con-
seil de cet éia^ mais, dans la ville de Bâle, il devint évident, aussitôt
(1) G'ert principalemenl «ur ce point que porte l'antagonisme, muntenaat public, de
M. Jamei Fuy et d'un membre inHuenl du conseil représentatif, M. Faij Pasteur. C$
licruier aoulieut la cause de la vieille bourgeoisie, fidèle aui Irmlitions de l'église réfor—
lUL'e; raatre, exercé en France aui luttes de la presse quotidienne, et l'esprit toujours
tourné fera des modèles étrao^rs, louaut d'ailleiirt, bien qn'aiec des formes polies, une
égale aienion aux précédens ecclésiastiques et admiuistrttifs de son pays, combat et
poursuit aani relâche, dans le corps des pagteun et dans la Sociéti ceonomiju»,
l'unique ëlcmeut possible d'une reconsUtutioa de l'ancieime Genève.
l!
1078 REVUE DES DEUX MONDES.
'^ après la chute du gouvernement genevois, qu'on ne pourrait éviter de
faire des concessions aux opinions populaires. Toutefois, dans cette ré-
forme, conduite avec beaucoup d*ordre et de lenteur, on ne sacrifiera,
selon toute apparence, que les principes des anciens corps de maîtrises,
les privilèges des anciennes tribus et les derniers restes d'une organisa-
tion municipale arrêtée dans le moyen-âge, avec tout son cortège de
lois privées et d'exclusions; la ville gardera, d'ailleurs, son autono-
mie, et la fusion avec le demi-canton de Bâle-Carapagne, espérée par
les chefs du parti radical, ne semble encore nullement prochaine.
Le 1" janvier 1847, Berne a remplacé Zurich en qualité de canton di-
recteur. L'ambassadeur de France et le ministre d'Angleterre ont gardé
leur résidence dans celte ville; les autres plénipotentiaires des grands
états de l'Europe se sont transportés à Berne. La situation financière
de Berne, singulièrement embarrassée, peut, suivant la direction que
prendront les idées populaires, pousser ce gouvernement à des mesures
violentes ou le ramener dans la route économique des précautions. En
Il exagérant le chiffre de toutes ses dépenses, afin d'assurer une existence
supportable aux hommes sans patrimoine qui désormais occupent
presque seuls les fonctions publiques, le gouvernement de Berne a
fini par créer un déficit de 1,050,000 francs. Il a fallu pour le combler
établir une taxe sur le revenu; les contribuables, que l'ancien gouver-
nement ménageait singuUèrement, et qui n'ont d'ailleurs pas lieu d'ap-
plaudir à la gestion actuelle des domaines publics, ne se soumettront
pas sans murmures à une telle charge, qui paraît cependant justifiée
par la nécessité. Cette mesure, dont l'Angleterre, la Hollande et plu-
sieurs cantons de la Suisse elle-même peuvent citer d'honorables appU-
cations, se trouve dénaturée, il est vrai, par une seconde proposition,
laquelle consiste à établir un impôt proportionnel sur les fortunes. Les
petits patrimoines n'y contribueraient que fort peu; mais le produit des
grands domaines serait presque entièrement absorbé. L'adoption de ce
projet constituerait une loi agraire de la nature la plus subversive, et
réaliserait dans un état de près de quatre cent mille âmes, au centre de
TEurope, les rêves les plus hardis des ennemis systématiques de l'ordre
social, lequel repose principalement, chez les nations modernes, sur la
garantie mutuelle et complète des propriétés.
Les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie, entrant avec le
nouveau vorort en relations officielles, ont répété solennellemetit que le
maintien des bons rapports de la Suisse avec leurs cours reposait sur
une stricte observation du pacte fédéral de 1815. Ces dispositions n'é-
taient depuis long-temps douteuses pour personne; mais, à côté de cette
notification officielle, le silence gardé par l'ambassadeur de France et
par le chargé d'affidres d'Angleterre acquiert une signification sérieuse,
DES REVOLUTIONS ET DES PARTIS EX SUISSE. J079
quoique discrète. Une telle différence n'a point échappé aux partis qui
divisent la Suisse.
La marche de quelques troupes françaises vers les frontières de
Berne, de Genève et de Vaud, et celle de plusieurs bataillons autrichiens
vers l'extrémité méridionale du Tessin , ont montré que les deux puis-
santes et redoutables voisines de la Suisse ne méconnaissaient pas la
gravité des événemens qui pouvaient d'un jour à l'autre s'y accomplir.
En effet, le canton de Fribourg devenait, à la fin de janvier 1847, le
théâtre de violens désordres, dernier fait considérable dont nous ayons
à parler. Des assemblées populaires, convoquées par les ennemis avé-
rés de l'influence jésuitique et par les adversaires politiques du pacte
séparé, se réunirent en même temps dans les bourgs de Bulle, Romont,
Estavayer et Morat. Les esprits, échauffés par quelques griefs réels et par
beaucoup d'injures imaginaires, se laissèrent entraîner à l'insurrection.
Des colonnes, très imparfaitement armées et complètement dépourvues
d'organisation, marchèrent sur Fribourg, où leurs chefs avaient des in-
telHgences; mais la fermeté du gouvernement, le zèle des paysans alle-
mands, les efforts unanimes et soutenus du clergé, écartèrent prompte-
ment le danger. Les assaillans s'enfuh^nt en désordre et se dispersèrent
Horat et les autres communes mécontentes furent occupés militaire-
ment. Il aurait été généreux, et probablement habile, d'accorder en-
suite une anmîstie; mais le fâcheux exemple de Lucerne fut suivi et
même dépassé par le gouvernement victorieux. Les emprisonnemens
et les exils ont atteint presque tous les hommes de quelque impor-
tance qui figuraient dans l'opposition. En cette occasion, ce fut encore
à un de ces patriciens (i) si durement repoussés des emplois civils,
qu'il fallut recourir pour donner une bonne direction aux milices;
et le conseil supérieur de la ligue cathohque, obligé de se choisir un
nouveau général, a désigné pour cet office un membre d'une mai-
son chevaleresque des Grisons, M. de Salis-Soglio. Suivant une opinion
généralement répandue, F Autriche ne refuse aux armemens dont Lu-
cerne est le centre aucun genre d'encouragement; mais l'appui indi-
rect de cet empire n'était pas nécessaire pour relever le courage de la
ligue, qui venait d'acquérir une preuve nouvelle de la force de cohé-
sion encore subsistante dans les cantons où le clergé continue à diriger
les classes inférieures, et de l'inefficacité des attaques à main armée di-
rigées par le parti radical contre ces pays. L'incertitude, le décourage-
ment et les divisions hitestines concourent avec une égale intensité à
jeter le trouble dans les conseils de ce dernier parti, et, pour établir des
conjectures sensées sur les événemens dont la Suisse peut devenir pro-
chainement le théâtre, fl faut tenir grand compte de ces dispositions.
(1) M. dû Castella.
1080 REVUE DES DEUX MONDES.
VIII.
Cest en suivant les républiques suisses à travers les principaux évé-
nemens de leur histoire que nous avons cherché à faire connaître leur
situation religieuse, intellectuelle et politique. Il nous reste maintenant,
les faits étant établis, à observer cette situation en elle-même, et à en
compléter le tableau par quelques indications générales.
La Suisse compte 2,200,000 habitans, dont 890,000 catholiques et
près de 1,300,000 protestans. Cette population est répartie entre vingt-
quatre états, dont un seul (Berne) au-dessus de 300,000 âmes, un autre
(Zurich) au-dessus de 200,000, cinq autres (Luceme, Saint-Gall, Argo-
vie, Tessin, Vaud) au-dessus de 100,000, sept au-dessus de 50,000 (Fri-
bourg, Soleure, les Grisons, Thurgovie, Valais et Neufchâtel), enfln dix
au-dessous de ce chiffre (Uri, Schwytz, Unterwalden, Claris, Zug, Bâle-
Ville, BâIe-Campagne, ScbafTouse et chacune des deux divisions d'Ap-
penzell).
Neuf états sont protestans, les uns entièrement, les autres en majorité
très forte; ce sont Berne, Zurich, Claris, Bâle, ScbafTouse, Thurgovie,
Vaud, Neufchâtel et les rhodes extérieures d'Appenzell. Quatre-vingt-
huit mille catholiques à peu près possèdent dans ces cantons les droits
de cité. Dans les dix états entièrement ou presque entièrement c€Uh(H
ligues (Lucerne, Fribourg, Soleure, Schwytz, Uri, Unterwalden, Zug,
Tessin, Appenzell intérieur et Valais), on ne compte pas en tout plus
de dix mille citoyens protestans. Les cantons qu'on peut appeler véri-
tablement mixtes, c'est-à-dire où les forces numériques des deux com-
munions se balancent, sont au nombre de quatre seulement, à savoir :
Saint-Call, Argovie, Crisons et Cenève. Tous ensemble sont peuplés par
200,000 catholiques et 243,000 protestans.
L'importance matérielle des villes dans l'ensemble du pays n'est pas
considérable. Genève, la plus grande de toutes, compte à peine30,000 ha-
bitans. Viennent ensuite Berne avec 24,000, Bâle avec 23,000, Zurich
avec 15,000, Saint-Gall, avec 10,000, Fribourg avec 9,500, Lucerne avec
un peu moins de 9,000; les autres chefs-lieux de cantons ne sont guère
que de gros bourgs.
Ces indications purement statistiques suggèrent quelques réflexions.
On reconnaît d'abord de quelle majorité positive les petits cantons, vo-
tant d'accord, disposeront dans la diète aussi long-temps que le pacte
fédéral demeurera sur ses bases actuelles. Il doit par conséquent arriver
d'ordinaire que l'opposition d'une assez faible partie de la population
collective paralyse, dans les affaires générales, le vœu le plus clairement
prononcé du reste de la nation. En second lieu, on voit que près de
quatre-vin^^t-dix mille catholiques se trouvent, dans des états prêtes-
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. i081
tans, à la merci, pour ainsi dire, de la communion opposée; il est vrai
que la présence de cet élément catholique impose à la majorité protes-
tante certains ménagemens, dont les cantons entièrement catholiques
tendent à se croire dispensés envers leurs adversaires. La position de
ceux-ci n'en présente pas moins de sérieux désavantages. Ainsi l'état
d'enchevêtrement dans lequel se trouvent les territoires partagés entre
les deux communions catholique et protestante peut faire apprécier
l'étendue des dangers que créerait à la population inférieure en nombre
l'établissement d'une république unitaire en Suisse. Les catholiques
pourraient bientôt se trouver réduits à un état d'ilotisme permanent,
quoique masqué par une égalité dérisoire. C'est donc surtout pour eux
que le maintien de l'autonomie dans chacun des cantons actuellement
existans, et le respect, chez tous, des maximes de la tolérance, forment
une condition essentielle de prospérité, d'existence même.
La statistique intellectuelle et morale d'un pays aussi compliqué que
la Suisse ne saurait s'établir par des formules rigoureuses. Cependant
les derniers événemens ont mis en relief quelques points qu'il importe
de noter. Ainsi la prépondérance acquise aux doctrines du parti déma^
gogique s'est déjà manifestée par de fâcheux effets dans Tordre intel-*
lectuel. Ce parti, n'acceptant d'autre supériorité que celle du nombre,
persécute la distinction de l'esprit avec plus d'acharnement que la dis-
tinction même de la naissance. Cette tendance n'a pas tardé à porter
ses fruits. L'académie de Lausanne est déjà frappée de déchéance; celle
de Genève est fort ébranlée. I..es universités de Zurich et de Bâle, la
première surtout, ont beaucoup souffert; les hommes éminens sont
repoussés partout de la carrière de l'instruction publique. Luniversité
organisée à Berne, sous un nom trop pompeux, depuis les événemens
de 1831, n'a pas encore donné les signes d'ime vitalité tuen féconde. A
côté de cette décadence de l'enseignement protestant, la Suisse catho-
lique voit une foule d'étudians se presser dans les collèges des jésuites;
mais la plupart viennent du dehors, et ces établissemens ne peuvent
rivaUser d'ailleurs ni en considération, ni en utilité bien reconnue, avec
les anciens centres d'études créés soit par l'Oratoire, soit par les béné-
dictins. Sur l'horizon intellectuel de la Suisse, les clartés pâlissent ou
s'éteignent tout-à-fait. L'instruction primaire, universellement répan-
due, produit des effets très divers suivant la diversité des cantons. Dans
ceux où, de longue date, le peuple avait l'habitude de conduire ses
propres affaires, on trouve l'intelligence pohtique singulièrement dé-
veloppée, et une finesse remarquable de jugement à côté d'une sim-
plicité primitive de formes; mais les populations long-temps sujettes,
comme celles du vieux canton de Berne, n'ont point encore acquis la
faculté de se gouverner elles-mêmes, et leur émancipation semble (à
w
i
^082 REVUE DBS DEUX MONDES.
juger par l'usage qu'elles en font) avoir été prématurée. Le canton de
Vaud offre une preuve affligeante et claire de cette infériorité.
La moralité politique s*est montrée singulièrement avancée dans h
presque totalité des cantons. En dépit de Taffluence d'aventuriers étran-
gers, dont quelques-uns sont animés d'un fanatisme terroriste, les po-
pulations suisses ont témoigné assez uniformément une aversion hono-
rable pour les meurtres juridiques, les proscriptions en masse et les
conûscations. Les excitations les plus perfides n'ont pu faire entrer en-
core ces multitudes souveraines dans la voie des spoliations; elles ré-
pugnent au pillage plus encore qu'à l'effusion du sang. Partout où
l'on a manqué aux lois fondamentales de l'humanité et de la justice,
la faute en a été non point au peuple lui-même, dont le tort prin-
cipal consistait à ne pas s'y opposer, mais à quelques chefs de faction
soudainement promus aux dignités et devenus maîtres de l'action pu-
bUque.
Quant aux qualités sociales qui préparent la ruine ou garantissent la
I conservation des états, c'est dans les cantons catholiques , et surtout
! dans ceux qui forment aiyourd'hui la Ugue de Lucerne, qu'elles se sont
; manifestées avec le plus d'éclat. Là vivent encore le respect et Tobéis-
sance^ on y reconnaît des autorités qui n'ont pas de commettans, des
lois qui ne sauraient être abrogées au gré de ceux qu'elles doivent régir.
Au contraire, dans les cantmis protestans où, depuis 1831 , la tourmente
révolutionnaire s'est déchaînée, elle n'a guère laissé après elle que dés-
lUiiiHi, indiscipline, fluctuations douloureuses, alternatives stérike
d'exaltation et d'abattement.
La distinction entre les classes de la société est plus tranchée en
Suisse qu'en France, en ItaUe et peut-être même en Angleterre; elle se
maintient avec une rigidité traditionneUe dans les républiques où pré-
valut, de 1530 à 1798, l'ascendant des patriciens. Maintenant c'est au
détriment exclusif de ceux-ci que survit une séparation , fondée, non
plus sur des règles positives, mais sur des souvenirs ou plutôt sur des
ressentimens. L'ostracisme qui pèse, d'une extrémité du territoire à
l'autre, sur les familles dans lesquelles l'exercice du commandement
et la tradition des affaires s'étaient long-temps concentrés, est non-seu-
lement contraire à l'équité naturelle, mais encore souverainement pré-
judiciable au pays; il lui fait subir une sorte de décapitation intellec-
tuelle et morale : nulle part les possesseurs de biens considérables, les
honunes dont l'ambition naturelle, comme l'occupation ordinaire, est
de servir l'état, les héritiers enfin de noms qui imposent envers la pa-
trie des obligations spéciales transmises avec le sang; nulle part cei
hommes n'ont été systématiquement tenus en dehors des affaires, sans
que, suivant l'expression énergique du plus illustre publiciste des temps
DBS RÉVOLUTiONS BT DBS PARTIS BN SUISSB. 1081
modernes (1), a le pays ne finît par se dépouiller d'une bonne partie da
sa générosité. » Les changemens radicaux survenus depuis quinze au
dans le gouvernement des cantons n'ont sans doute porté aucune at-^
teinte au courage martial des Suisses; mais on ne Saurait douter qu'un
relâchement fâcheux ne se soit glissé à la suite de ces révolutions dans
leur organisation militaire.
L'attachement passionné que les habitans de la Suisse portent à leur
pays n'a, dans les masses, de réaUté vivante qu'autant qu'il s'appUque
a chacun des cantons pris à part : a la petite patrie passe bien avant la
grande. » Cette disposition universelle et constante des esprits ne per-
met pas qu'un gouvernement unitaire s'établisse par des moyens pa-
cifiques, honorables et légaux. Les citoyens même les plus distingués,
ceux qui unissent à des connaissances étendues les vues les plus larges,
suivent entièrement à cet égard le sentiment commun, à moins toutefois
qu'une ambition purement personnelle ne les en fasse dévier.
L'excessif développement de la population sur quelques points de la
Suisse y a nécessité et doit nécessiter encore des expatriations fré-
quentes. Cependant la plupart des émigrans suisses ne quittent leur
pays qu'avec l'arrière-pensée du retour. Jusqu'à présent^ les popula-^
tions de THelvétie ont montré moins d'aptitude que les autres portions
de la famille teutonique à former, dans des contrées lointaines, des co^
lonies pourvues des conditions d'une vitalité indépendante. Les études
et les démarches de quelques citoyens généreux avaient récemment
pour but d'ouvrir dans les possessions françaises du nord de l'Afrique
un débouché suffisant à cette jeunesse des cantons que lelmanque d'es*-
pace rend turbulente autant que misérable. Les résultats de ces efforts
se font encore attendre; s'ils répondaient à l'espérance qu'on semble
autorisé à en concevoir, ils resserreraient nécessairement les liens de
l'alliance, chère à tous les souvenirs, qui, depuis le milieu du xv^ siècle,
a subsisté presque constamment entre la France et la Suisse. Jaloux,
à bon droit, de l'indépendance de la confédération, les citoyens des
cantons redoutent cependant pour leur pays les conséquences de Tiso*-
lement. Ils croient, en général, qu'une inUmité politique avec l'une
des puissances étrangères est indispensable à la sécurité de leur avenir»
La plupart aiment à chercher cet appui du côté de la France, et cette
disposition est même presque générale dans les cantons occidentaux.
Dans la Suisse orientale, les sentimens sont partagés. L'ascendant di-
plomatique de l'Autriche s'est, dans ces derniers temps, beaucoup for-
tifié à Lucerne et dans les cantons primitifs; Zurich et Samt-Gall s'en
méfient sans le repousser entièrement; les Grisons et le Tessin s* y
(1) Machiavel, IstorU Fioréniinêt lilf. Hi par. daraior.
4oàA
RKVUB DES DEUX MONDES.
knontrent habituellement opposés. La cour de Sardaigue exerce, depuis
4844, une influence prépondérante dans le Valais. Le parti qui, dans
les districts manufacturiers de la Suisse septentrionale , demande une
étroite association commerciale avec les états limitrophes allemands,
ne paraît avoir aucune chance de rallier à ses vues Fensemble des
populations helvétiques. Les Suisses préfèrent le maintien de la liberté
illimitée des transactions, avec tous les inconvéniens qu'elle entraîne,
aux chaînes qu'imposeraient une accession indirecte au Zollverein et
l'établissement autour de leur pays d'un cordon de douanes, dût le tarif
tBn être simplement fiscal et n'impliquer aucune idée de protection.
On nous demandera maintenant ce que, dans notre opinion, il im-
porte à la Suisse de faire , soit pour sa constitution fédérale , soit pour
Torganisation particulière de chacun de ses cantons, soit enfln Tis-à-vis
des puissances dont les états environnent la confédération. Nos réponses
seront dictées par un sentiment que nous croyons exact , autant que
bienveillant, des véritables intérêts d'un pays où rien ne se prête, sans
injustice et violence, à des conclusions absolues, où la dominatioD
d'aucun système exclusif ne pourrait s'établir sans faire un outrage
irréparable au droit.
Vis-a-vis des pays étrangers , les devoirs de la Suisse se trouvent
tracés par les stipulations formelles des traités sur lesquels repose
l'admission de la république dans la famille des peuples européens;
mais il ne lui sufGt pas de s'interdire toute agression, même indirecte
OU détournée, contre les'états limitrophes : le douloureux exemple de
l'ancienne Pologne lui enseigne que l'anarchie ne saurait vivre en paix
avec personne, et que la désorganisation permanente attire sur une
tontrée les entreprises des pays plus vigoureusement constitués qui
6ont en contact avec elle. Les voisins de la Suisse ne lui demanderont,
s'ils sont justes, qu'une seule chose considérable : c'est d'exister. La
mauvaise foi vînt-elle à entrer dans les conseils de quelques-uns de ces
pays, il ne se peut que tous s'entendent pour refuser à la Suisse la faculté
de vivre, et l'événement d'une coalition analogue à celle de 1772 ne
Semble point à redouter aujourd'hui. Toutefois la confédération ne
doit pas oublier que le temps peut souvent transformer en raison ce
(qui n'était d'abord qu'un prétexte. Cest, par conséquent, au rétablis-
sement de l'ordre intérieur que se lie pour elle la conservation de la
Sécurité extérieure.
Les principes qui ont, en iSOd, servi de base à l'acte de médiaficMi
nous semblent oflrir une lumière secourable pour sortir des compli-
tations créées aujourd'hui par le pacte fédéral. Il est indispensable de
conserver aux cantons , chacun chez soi , une indépendance adminis-
trative complète; maiS; dans l'expression légale du vœu national, toutes
DES RÉVOLUTIONS ET DES PABTIS EN SUISSE. 1085
les fois qu'il devient nécessaire de l'exprimer, la raison et l'équité positive
demandent qu'une certaine supériorité de suffirages soit accordée aux
états qui réunissent la grande msgorité des citoyens. Concilier ces deux
intérêts ou plutôt ces deux droits^ c'est une tâche difficile sans doute,
mais qui ne dépasserait pas les forces d'un homme d'état véritable,
d'un arbitre éclairé^ s'il inspirait par son caractère personnel une con-
fiance égale aux deux communions, aux deux grandes opinions politi-
ques entre lesquelles la Suisse se trouve divisée depuis long-temps.
n paraîtrait aussi désirable de prolonger la période fixée par le pacte
actuel pour l'exercice des fonctions directoriales. On composerait le di-
rectoire non plus exclusivement avec les magistrats d'un seul canton,
mais avec les délégués de la diète choisis dans des états difiérens; on le
renouvellerait non pas intégralement, mais par quarts ou par cin-
quièmes, peut-être même ferait-on bien de lui assigner une résidence
fixe. La ville fédérale qu'on désignerait à cet effet pourrait, selon l'opi-
nion de citoyens fort éclairés, être soit Thun (1), soit Zofingen (2). Cette
ville jouerait en Suisse un rôle analogue à celui qui, dans l'Union amé-
ricaine, appartient à la cité de Washington; la présence du directoire
n'exercerait point de pression illégale ou gênante sur aucun des gouver-
nemens cantonaux, puisque les villes que nous venons d'indiquer ne
sont pas au nombre des chefs-lieux d'états. Plus tard , on aurait à dis-
cuter l'établissement d'une armée permanente ou plutôt d'une simple
garde soldée, tenue à la disposition du directoire pour exécuter les dé-
cisions de la diète, et dont les officiers seraient nonunés par la commis-
sion militaire de la confédération. En fixant l'effectif de ce corps à cinq
ou six mille hommes, on concilierait le maintien de l'ordre, au moins
dans les circonstances ordinaires, avec les précautions jalouses qu'exige
la conservation de la liberté.
La balance devrait être tenue scrupuleusement égale entre les deux
communions, soit dans l'ensemble de la confédération, soit dans l'inté-
rieur des cantons où deux cultes se trouvent professés à la fois. Partout
où il n'est pas impossible d'établir, en matière administrative, ce que
l'on appelle en Suisse une séparation confessionnelle, il serait bon de re-
courir à ce moyen, qui empêche toute intervention des membres d'une
communion dans les affaires religieuses de l'autre.
Pour chaque canton pris à part, les bases de la constitution ne sau-
raient, sans une réaction qui serait injuste autant qu'impolitique, cesser
désormais d'être véritablement démocratiques; mais l'exercice du droit
de suflirage ne peut non plus, sans des inconvéniens aujourd'hui dé-
fi) Dans le canton de Berne.
(3) Dans le canton d'ArgoYÎc*
TOME xvn, 70
iA
i086 UYUB DBS DEUX MONDES.
montrés, rester séparé de quelques conditions de cens, et surtout d'iQ«
struction élémentaire. Le principe de la représentation doit évidem*
ment prévaloir, dans tous les territoires de quelque étendue et môme
dans les centres considérables de population y sur celui des iusembUa
générales (i) , où régnent presque toujours le tumulte et la confusion.
On ne peut méconnaître dans Tesprit suisse une aptitude réelle i
comprendre les questions qui se rattachent à la législation et au gou-
yemement. L'intervention du peuple tielvétique dans ses propres af*
{aires est donc pleinement justifiée, sauf quelques exceptions que le
rétablissement de Tordre moral et religieux dans les pays où il a reçu
les plus graves atteintes supprimerait ou du moins atténuerait consi-
dérablement. Ce qui cause, en Suisse, un préjudice extrême à Tintérèt
public, ce ne sont pas les admissions, mais bien les exclusions. En aban-
donnant pour toujours les vieux privilèges de naissance, il est essentiel
à la prospérité de chaque république que la possession de la richesse
et du savoir soit partout comptée pour sa juste part dans Texercice des
droits communs, dans la composition des corps de magistrature, dans
la formation des assemblées délibérantes qui représentent le souverain.
Ces transactions équitables, c'est du bon sens réfléchi, de la modéra-
tion naturelle du peuple suisse que nous les attendons. Il serait ridicule
d'en inscrire les principes dans les lois constitutionnelles; il faut que
l'expérience acquise et la conscience éclairée les fassent rentrer dans
les mœurs publiques, n est surtout essentiel que les gouvememens
étrangers n'interviennent en cette matière que par des conseils non-
seulement loyaux, mais discrets. La Suisse ne renferme aucun parti ho-
norable, ou même sérieux, qui ne soit disposé à regarder l'occupation
du sol helvétique par des forces étrangères comme une humiliation et
comme une calamité; les intérêts qu'on voudrait secourir par de tels
moyens seraient perdus sans retour dans l'opinion nationale. Le de-
voir des puissances européennes envers la république helvétique est
donc de ne laisser aux factions qui égarent ou oppriment quelques
portions de la Suisse aucune illusion sur leur impuissance au dehors;
ce devoir leur prescrit en même temps de ne causer aux bons citoyens,
qui forment là, comme partout, la majorité de la nation, aucune alarme
pour le maintien de leur indépendance au dedans.
A moins d'une agression tentée contre ses voisins (folie qui ne
semble à craindre d'aucun parti , quelles que soient d'ailleurs la témé-
rité et l'ignorance de plusieurs d'entre eux], la Suisse, dans son état
actuel, tout déplorable qu'il puisse sembler à certains égards, n'ap-
pelle certainement pas et n'excuserait même en aucune manière Tin-
(1) Appelées Landsgemeinden dans les petits cantons, et à Genève conseil général.
DES RÉVOLUTIONS ET DES PARTIS EN SUISSE. i087
iervention à main armée des pays qui Tenviromient. Bien loin d*être
redoutable pour les gouvememens monarchiques, le spectacle de tant
d'agitations stériles et de passions impuissantes semble devoir à la
longue inspirer une commisération dédaigneuse plutôt que des sym-
pathies républicaines. L'intérêt de TEurope s'oppose néanmoins à ce
qu'on fasse durer une si triste expérience. Il importe à tous les états
que la Suisse vive, qu'elle se relève, qu'elle regagne le respect de ses
voisins. Seule, ou presque seule maintenant, elle représente dans le
vieux monde cette antique et noble forme de gouvernement qui s'est
associée jadis à la manifestation d'un si haut génie, à la pratique de si
glorieuses vertus. Le principe monarchique, entouré par nous d'une
considération réfléchie (préférable pour lui peut-être à l'enthousiasme
vague et au culte contesté dont il était l'objet sous l'ancien régime), le
principe monarchique a lui-même besoin d'un contrepoids présent et
sensible, qui, en lui imposant la prudence et la modération, le protège
contre cette décadence qui naît trop souvent, l'histoire nous l'atteste,
d'une domination sans limites. La Suisse a fourni trop de noms illus-
tres, trop de faits honorables aux annales du moyen-âge et des temps
modernes, pour que maintenant l'Europe ne lui accorde pas en retour
le respect de ses droits, l'intérêt pour ses souffrances, la patience envers
ses erreurs. Tel est en particulier le devoir de notre pays, où les obli-
fttioQS généreuses se comprennent par instinct et se pratiquent par
enttiousiasme. Et nous le disons avec confiance en finissant : tout ce
qui se trouvera convenir à la sécurité de la, Suisse, à sa di^ité, à son
bonheur, satisfqra parfaitement les intérêts de la France.
Amipn DB CnisoQRT.
LE ROMAN
' DANS LE MONDE
.1
t
On ne sait pas assez ce que Ton perd à ne demander qu'aux écrivains de
profession l'expression dernière et complète de la littérature de son temps. Eb
dehors des centres accoutumés de la yie intellectuelle, il y a plus d'une aimable
découverte à faire, et aii^ourd'hui surtout la route commune est assez encom-
brée, assez bruyante, pour qu'on aime à s'en écarter et à chercher l'ombre dans
les sentiers qui la côtoient. En France, heureusement, jamais la société polie n'a
cessé d'aimer les lettres, ni de les honorer en les cultivant. Au moment où les
marchands envahissent le temple, ne doit-on pas s'applaudir que l'art noble et
délicat retrouve ainsi sur des autels cachés, et comme en d'aristocratiques ora-
toires, les pieux hommages qui lui manquent ailleurs ? Pourtant il ne faudrait
pas, nous le croyons du moins, que le mystère enveloppât toujours ces tentatives
trop rares et trop discrètes. Parmi des œuvres souvent si charmantes, il en est
plus d'une autour desquelles il conviendrait d'agrandir le cercle de lecteurs
que de trop vifs scrupules voudraient limiter. Moins que jamais peut-être il
sied à la littérature de dédaigner les leçons du monde. Il y a là, en présence de
certaines ambitions excentriques et bruyantes, une école toute trouvée de naturel
et de grâce; il y a là surtout cette atmosphère sereine que déjà, sous l'empire,
Joubert souhaitait aux lettres, et qu'il nous sera permis de leur souhaiter
encore.
On se souvient d'un simple et charmant récit que cette Revue publiait, il y a
quatre ans, sous le titre de Résignation (1). A propos de ces pages, dont la
grâce touchante laissait deviner la plume d'une femme, nous signalions déjà
l'influence heureuse qu'un contact plus direct avec le monde pouvait exercer sur
(1) Voyez ce récit et Farticle qui le précède dans la lirraison du 15 mai 1S43.
LE ROMAN DANS lE MONDE. 1089
la littérature; nous espérions que d'autres occasions s'offriraient à nous de oon-
tribuer à un rapprochement qui promettait d'être fécond. Notre attente n'a pas
été tout-à-fait trompée, et, plus d'une fois, de précieux tributs sont venus, de ce
côté, enrichir notre recueil. Aujourd'hui encore, un volume, tiré à cinquante ou
soixante exemplaires pour un petit cercle d'amis, et que la haute société se dis-
pute sans pouvoir satisfaire sa curiosité, nous permet d'arracher un nouveau
filon à une mine qui ne s'épuisera pas, nous l'espérons. On ne nous blâmera
point d'enlever ce volume à l'ombre, qui déjà ne le cache plus qu'à demi. Les lec-
teurs de la Remte nous sauront gré de partager avec eux quelques-unes des
émotions à la fois élevées et douces que nous venons d'éprouver. Après tout,
il est, dans l'ordre littéraire, des larcins qui ressemblent fort à des restitutions.
Respecter scrupuleusement certaines confidences réservées à un petit nombre
d'élus, ne serait-ce pas condamner à l'oubli trop de pages fines et délicates? Un
hasard heureux a fait tomber entre nos mains le nouveau recueil de l'auteur de
Résignation, et l'aimable écrivain voudra bien nous pardonner de faire, en
quelque sorte, violence à sa modestie, en donnant dans toute son étendue son
premier récit.
LE MÉDECIN DU VILLAGE.
« Mon Dieu 1 qu'est ceci?» s'écrièrent à la fois plusieurs personnes
qui se trouvaient réunies dans là salle à manger du château de Burcy.
La comtesse de Moncar venait d*bériter, par la mort d'un oncle fort
éloigné et fort peu pleuré , d'un vieux château qu'elle ne connaissait
pas y quoiqu'il fût à peine à quinze lieues de la terre qu'elle habitait
l'été. M""' de Moncar, une des plus élégantes et presque une des plus
jolies femmes de Paris, aimait médiocrement la campagne. Quittant
Paris à la fin de juin, y revenant au commencement d'octobre, elle en-
traînait chez elle, dans le Horvan, quelques-unes des compagnes de
ses plaisirs de l'hiver, et quelques jeunes gens choisis parmi ses dan-
seurs les plus assidus. H"'^ de Honcar était mariée à un homme beau-
coup plus âgé qu'elle, et qui ne la protégeait pas toujours par sa pré-
sence. Sans trop abuser de sa grande liberté^ elle était gracieusement
co€[uette, élégamment futile, heureuse de peu de chose, d'un compli-
ment, d'un mot aimable, d'un succès d'une heure, aimant le bal pour
i090 REVUE DES DEUX MONDES.
le plaisir de se faire jolie , aimant Tamour qu'elle inspirait pour yak
ramasser la fleur qui s'échappait de son bouquet; et lorsque quelques
grands parens lui faisaient une docte remontrance : — Mon Dieu, dis^-
elle, laissez-moi rire et prendre gaiement la \ie! cela est moins dan-
gereux que de rester dans la solitude, à écouter les baiteméns de son
cœur I Moi, je ne sais seulement pas si j'ai un cœur. — Le lait est que
la comtesse de Moncar ne savait à quoi s'en tenir à cet égard. L'impor-
tant pour elle était que ce point restât douteux toute sa yîe , et eBe
trouvait prudent de ne pas se laisser le temps de réfléchir.
Un matin donc, elle et ses hôtes, par une belle matinée de septembre,
se mirent en route pour le château inconnu avec Tintention d'y passer
une journée. Un chemin de traverse, que l'on disait praticable, devait
réduire à douze heues le voyage que Ton entreprenait. Le chemin de
traverse fut affreux : on s'égara dans les bois; une voiture se cassa;
enfin ce ne fut que vers le milieu du jour que les voyageurs, fatiguéi»
et peu émerveillés des beautés pittoresques de la route , arrivèrent au
château de Burcy, dont l'aspect ne devait guère consoler des ennuis du
voyage.
r4 C'était un grand bâtiment aux murs noircis. Devant le perron , un
• jardin potager, en ce moment sans culture, descendait de terrasse en
terrasse, car le château, adossé aux flancs d'une colline boisée, n'avait
aucun terrain plat autour de lui; des montagnes l'écrasaient de Um
côtés; elles étaient rocailleuses, et les arbres, poussant au milieu des ro-
chers, avaient une verdure sombre qui attristait les regards. L'abandon
ajoutait au désordre de cette nature sauvage. M"*^ de Moncar resta in-
terdite sur le seuil de son vieux château.
— Voilà qui ne ressemble guère à une partie de plaisir, dit-elle, et fl
me prend envie de pleurer à Faspect de ce lugubre lieu. Cependant
I voici de beaux arbres, de grands rochers, un torrent qui gronde : il y
a peut^re là une certaine beauté ; mais tout cela est plus sérieux qœ
moi , dit-eUe en souriant. Entrons et voyons Tintérieur.
— Oui , voyons si le cmsinier, parti hier en avant-garde, est arrifé
plus heureusement que nous, répondirent les convives affamés.
Bientôt on acquit rheurense certitude qu'un abondant déjeuner serait
rapidement servi , et Ton se mit, en attendant, à parcourir le château.
Les vieux meubles couverts de toiles usées, les fauteuils qui n'avaient
plus que trois pieds, les tables qui branlaient, les sons discords d'an
piano oublié là depuis vingt ans, fournirent mille siyets de plaisanteries.
La gaieté reparut. Au lieu de souffrir des inconvéniens de cet incomfo^
table séjour, il fut décidé que Ton rirait de tout. ly ailleurs , pour ce
monde jeune et oisif, cette journée était un événement, une campagne
])re8que périlleuse , dont Toriginalité commençait à parler à Timagina-
tion. On avait brûlé un fagot dans la grande cheminée du salon; mais,
LB ROMAN DANS LB MONDE. 1091
des bouffées de fumée s'étant fait jour de toutes parts, chacun s'enfuit
dans le jardin. L'aspect en était bizarre; les bancs de pierre étaient cou-
Terts de mousse; les murs des terrasses, souvent éboulés, avaient laissé
croître entre les pierres mal jointes mille plantes sauvages, tantôt s'é-
lançant droites et hautes, tantôt tombantes à terre conune des Uanes
flexibles; les allées avaient disparu sous le gazon; les parterres, réser-
vés aux fleurs cultivées, avaient été envahis par les fleurs sauvages,
qui poussent partout où le ciel laisse tomber une goutte d'eau et im
rayon de soleil; le liseron blanc entourait et étouffait le rosier des quatre
saisons; le mûrier sauvage se mêlait au fruit rouge des groseilles; la
fougère, la menthe aux doux parfums, les chardons à la tête hérissée
de dards , croissaient à côté de quelques lis oubUés. Au moment où les
voyageurs entrèrent dans l'enclos, mille petites bêtes, effrayées de ce
bruit inaccoutumé, s'enfuirent sous l'herbe, et les. oiseaux quittèrent
leurs nids en volant de branche en branche. Le silence, qui avait tant
d'années régné dans ce paisible lieu, fit place au bruit des voix et à de
joyeux éclats de rire. Nul ne comprit cette soUtude; nul ne se recueillit
devant elle. Elle fut troublée , profanée sans respect. On se fit de nom-
breux récits des différens épisodes des plus joHes soirées de l'hiver,
récits entremêlés d'aimables allusions, de regards expressifs, de com-
plimens cachés, enfin de ces mille riens qui accompagnent les conver-
sations de ceux qui cherchent à se plaire, n'ayant pas encore le droit
d'être sérieux.
Le maître d'hôtel, après avoir vainement erré le long des murailles
du château pour trouver une cloche qui pût retentir au loin, se décida
enfin à crier du haut du perron que le déjeuner était servi. Le demi-
sourire qui accompagnait ces paroles prouvait qu'il se résignait, comme
ses maîtres, à prendre le parti de manquer ce jour-là à toutes ses ha-
bitudes d'étiquette et de convenance. On se mit gaiement à table. On
oublia le vieux château, le désert où il se trouvait, la tristesse qui y ré-
gnait; tout le monde parla à la fois, et l'on but à la santé de la châte-
laine, ou plutôt de la fée dont la seule présence faisait de cette masure
un palais enchanté. Tout à coup tous les yeux se tournèrent vers les
croisées de la salle à manger.
— Qu'est ceci? s'écria-t-on.
Devant les fenêtres du château, on voyait passer et s'arrêter une pe-
tite carriole d'osier peinte en vert, avec de grandes roues aussi hautes
que le corps même de la voiture; elle était attelée à un cheval gris,
court, dont les yeux semblaient être menacés par les brancards qui,
du cabriolet, allaient toujours en s'élevant vers le ciel. La capote avan-
cée de la petite carriole ne laissait voir que deux bras couverts des
manches d'une blouse bleue, et un fouet qui chatouillait les oreilles
du cheval gris.
1092 REVUE DBS DEUX MONDES.
— Mon Dieut mesdames, s'écria M"** de Moncar, j'ai oublié de tous
prévenir que j'avais été absolument forcée de prier à notre déjeuner
le médecin du village, un vieillard qui jadis a rendu des services à la
famille de mon oncle, et que j'ai entrevu une ou deux fois. Ne vous
effrayez pas de cet hôte, il est fort taciturne. Après quelques paroles de
politesse, nous ferons comme s'il n'était pas là; d'ailleurs je n'imagine
pas qu'il veuille beaucoup prolonger sa visite.
En ce moment , la porte de la salle à manger s'ouvrit, et l'on vit
entrer le docteur Barnabe. C'était un petit vieillard bien faible, bien
chétif, à la physionomie douce et calme. Ses cheveux blancs étaient
attachés derrière sa tête et formaient une queue, selon la mode an-
cienne. Un œil de poudre couvrait ses tempes, ainsi que son front sil-
lonné de rides. 11 portait un habit noir et des culottes à boucles d'acier.
Sur un de ses bras était placée une redingote ouatée de taffetas puce.
L'autre main tenait une grande canne et un chapeau. L'ensemble de la
toilette du médecin du village prouvait qu'il avait ce jour-là apporté
beaucoup de soin à se parer; mais les bas noirs et l'habit du docteur
étaient couverts de larges taches de boue, comme si le pauvre vieillard
eût fait une chute au fond de quelque fossé. 11 s'arrêta sur le seuil de
la porte, étonné de se trouver en si nombreuse compagnie. Un peu
d'embarras se peignit un instant sur sa physionomie; puis il se remit
et salua sans parler. A cette entrée étrange, les convives furent saisis
d'une grande envie de rire, qu'ils réprimèrent plus ou moins bien.
M*"" de Moncar seule, en maîtresse de maison qui ne peut pas faillir à la
politesse, garda son sérieux.
— Mon Dieu! docteur, auriez-vous versé? demanda-t-elle.
Le docteur Barnabe, avant de répondre, regarda tout le jeune monde
qui l'entourait, et, quelque simple et naïve que fût sa physionomie, U
était impossible qu'il ne se rendit pas compte de l'hilarité causée par
sa venue. U répondit tranquillement :
— Je n'ai pas versé. Un pauvre charretier est tombé sous les roues
de sa voiture; je passais, je l'ai relevé.
Et le docteur se dirigea vers celle des chaises restée vide autour de
la table. 11 prit sa serviette, la déploya, en passa une des extrémités
dans la boutonnière de son habit, et étala le reste sur sa poitrine et sur
ses genoux.
A ce début, de nombreux sourires errèrent sur les lèvres des con-
vives; quelques chuchotemens [rompirent le silence. Cette fois, le doc-
teur ne leva pas les yeux, peut-être ne vit-il rien.
— Y a-t-il beaucoup de malades dans le village? demanda H"' de
Moncar, tandis que l'on servait le nouveau venu.
— Mais oui , madame , beaucoup.
— Le pays est-il donc malsain ?
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1093
— Non , madame.
— Mais ces maladies , d'où viennent-elles?
— Du grand soleil pendant les moissons, du froid et de l'humidité
pendant l'hiver.
Un des convives, affectant un grand sérieux, se mêla à la conversation.
— Alors, monsieur, dans ce pays sain , on est malade toute l'année?
Le docteur leva ses petits yeux gris vers son interlocuteur, le regarda,
hésita et sembla retenir ou chercher une réponse. M°*" de Moncar
intervint avec bonté.
— Je sais , dit-elle , que vous êtes ici la providence de tout ce qui
souffre.
— Oh! vous êtes trop bonne I répondit le vieillard, et il parut fort
occupé d'une tranche de pâté qu'il venait de se servir.
Alors on laissa le docteur Barnabe livré à lui-même , et la conversa-
tion reprit son cours.
Si lés regards par hasard tombaient sur le paisible vieillard, on glis-
sait sur lui un léger sarcasme, qui, mêlé à d'autres discours, devait,
pensaitr-on, passer inaperçu de celui qui en était l'objet. Ce n'était pas
que ces jeunes gens et ces jeunes femmes ne fussent habituellement
polis, et n'eussent de la bonté au fond du cœur; mais, ce jour-là, le
voyage, l'entrain du déjeuner, leur réunion, les rires qui avaient com-
mencé avec les événemens de la journée, tout cela avait amené une
gaieté sans raison , une moquerie communicative, qui les rendaient
sans merci pour la victime que le hasard jetait sur leur chemin. Le
docteur parut manger tranquillement, sans lever les yeux, sans prêter
Toreille, sans proférer une parole^ on le tint pour sourd et muet, et le
déjeuner s'acheva sans contrainte.
Quand on sortit de table, le docteur Barnabe fit quelques pas en
arrière, laissant chaque homme choisir la femme qu'il voulait recon-
duire au salon. Une des compagnes de M"« de Moncar étant restée seule,
le médecin du village s'avança timidement, et lui offrit, non le bras,
mais la main. Les doigts de la jeune femme étaient à peine effleurés par
les doigts du docteur, qui, légèrement incliné en signe de respect, s'a-
vançait à pas comptés vers le salon. De nouveaux sourires accueillirent
cette entrée, mais aucun nuage ne se montra sur le front du vieil-
lard, que Ton déclara aveugle aussi bien que sourd et muet.
M. Barnabe, s' étant séparé de sa compagne, chercha la plus petite,
la plus modeste des chaises du salon. Il la poussa à l'écart, bien loin de
tout le monde, s'y assit, plaça sa canne entre ses genoux, croisa ses
mains sur la pomme de la canne, et vint appuyer son menton sur ses
mains. Dans cette position méditative, il resta silencieux, et, de temps
à autre, ses yeux se fermèrent, comme si un doux sommeil, qu'il n'ap-
pelait ni ne repoussait, eût été au moment de s'emparer de lui.
1094
REVUE DES DEUX MONDES.
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— Madame de Honcar, s'écria un des voyageurs, je pense que vous
n'avez pas le projet d'habiter ces ruines et ce désert?
— Non 9 vraiment, ce n'est pas mon projet; mais voici de hautes
futaies, des bois agrestes. M. de Honcar pourrait bien être tenté, au
moment des chasses , de venir ici passer quelques mois d'automne.
— Mais alors il faut abattre, reconstruire, déblayer, arracher!
— Faisons un plan, s'écria la jeune comtesse; sortons, et traçoqs 1^
jardin futur de mes domaines.
Il était dit que cette partie de plaisir tournerait à mal. En ce moment,
un gros nuage creva et laissa tomber une pluie fine et serrée. Impos-
sible de quitter le salon.
— Mon Dieul qu'allons-nous faire? reprit M"* de Moncar; les che-
vaux ont besoin de plusieurs heures de repos. Il est évident qu'il pleuvra
long-temps. Cette herbe qui pousse partout est mouillée à ne pouvoir
laisser faire un pas d'ici à huit jours; toutes les cordes du piano sont
cassées, n n'y a pas un livre à dix lieues à la ronde. Ce salon est glacial
et triste à mourir. Qu'allons-nous devenir?
En effet, la bande, naguère joyeuse, perdait insensiblement sa gaieté.
Les chucbotemens et les rires étaient remplacés par le silence. On s'ap-
prochait des fenêtres; on regardait le ciel : ce ciel restait sombre et
chargé de nuages. Tout espoir de promenade était désormais impos-
sible. On s'assit, tant bien que mal, sur les vieux meubles. On essaya
de ranimer la conversation; mais il est des pensées qui ont besoin,
comme les fleurs, d'un peu de soleil ^^ et qui restent éteintes quand I^
ciel est noir. Toutes ces jeunes têtes semblaient s'incliner, battues par
l'orage, comme les peupliers du jardin, que, d'un regard oisif, ou
voyait ondoyer au gré du vent. Une heure s'écoula péniblement.
La châtelaine, un peu découragée du non-succès de sa partie de
plaisir, languissamment appuyée sur le balcon d'une fenêtre, regar-
dait vaguement ce qui se trouvait devant elle.
— Voilà, dit-elle, là-bas, sur le coteau, une petite maison blanche
que je ferai abattre; elle cache la vue.
— La maison blanche ! s'écria le docteur. Il y avait plus d'une heure
que le docteur Barnabe était immobile sur sa chaise. La joie, l'enqui,
le soleil, la pluie, tout s'était succédé sans lui faire proférer une parole^
On avait complètement oublié sa présence; aussi tous les r^ardU se
tournèrent-ils brusquement vers lui, lorsqu'il fit entendre ces troi^
mots : — La maison blanche!
— Quel intérêt portez-vous donc à cette maison, docteur? demanda
la comtesse.
— Mon Dieu ! madame , prenez que je n'aie rien dit. On ral)attni
sans nul doute, puisque tel est votre bon plaisir.
— Mais pourquoi regrettez-vous cette vieille masure?
- .1*,-
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LE ROMAN DANS LE MONDE. 1095
— C'est... mon Dieu, c'est qu'elle a été habitée par des personnes
que j'aimais... et...
— Et qu'elles comptent y revenir, docteur?
— Elles sont mortes depuis long-temps , madame, mortes quand
j'étais jeune !
Et le vieillard regarda avec tristesse la maison blanche, qui, sur le
revers de la montagne, s'élevait , au milieu des bois, comme une mar-
guerite au milieu de l'herbe.
U y eut quelques instans de silence.
— Madame, dit un des voyageurs bas à l'oreille de M"' de Moncar;
madame, il y a ici quelque mystère. Voyez comme notre Esculape est
devenu sombre. Un drame paUiétique s'est passé là-bas^ un amour de
jeunesse peut-être. Demandez au docteur de nous faire ce récit.
— Oui! oui! murmura-t-on de toutes parts; le récit! une histoire!
une histoire ! et, si l'intérêt manque , nous aurons pour nous égayer
réloquence de l'orateur.
--* Non pas^ messieurs! répondit à demi-voix H"^ de Moocar; si je
demande au docteur Barnabe de raconter rhistoh*e de la maison blan-
che, c'est à la condition que personne ne rira.
Chacun ayant {»romis d'être sérieux et poU, H''*de Moncar s'approcha
de H. Barnad>é :
-^ Docteur, dit^lle en s'asseyant près du médecin , à cette maison ,
je le vois, se rattache quelque souvenir d'autrefois qui vous est resté
prédeux. Voulez-vous nous le dire? Je serais désolée de vous donner
un regret qu'il serait en mon pouvoir de vous épargner; je laisserai
cette maison si vous me dites pourquoi vous l'aûnez.
Le docteur Barnabe parut étonné et demeura silencieux. La com^
tesse s'approcha plus encore de lui :
•^Cher docteur, dit-elle, voyez quel mauvais temps! comme tout
est triste ! Vous êtes le plus âgé de nous tous, contez-nous mie histoirel
Faites-nous oublier la pluie , le brouillard et le froid.
H. Barnabe regarda la comtesse avec un grand éionnement.
«^ Il n'y a pas d'histoire , dit'-il; ce qui s'est passé dans la maison
blloicbe est bien simple et n'a d'intérêt que pour moi, qui aimais ces
jeunes gens; des étrangers ne peuvent pas appeler cela une histoire*
Ek puis, je ne sais ni conter ni parler longuement, quand on m'écoute.
lyàîUeurs, ce que j'aurais à dire est triste, et vous êtes venus pour vous
amuser.
Le docteur appuya de nouveau son menton sur sa caxme.
•^ Cher docteur, reprit la comtesse , la maison blanche restera là, si
VMB dites ce qui vous la fait aimer.
Le vieillard parut un peu ému; il croisa, décroisa ses jambes^ cher^
cfaa sa tabatière , la remît dans sa pocbe sans l'ouvrir, puis, regardant
la comtesse :
3|!
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1096 REYCE DES DEUX MONDES.
— Vous ne l'abattrez pas? dit-il en montrant de sa main maigre et
tremblante la demeure qu'on voyait à l'horizon.
— Je vous le promets.
— Eh bien ! soit donc ! je ferai cela pour eux; je sauverai cette maison
où ils ont été heureux.
— Mesdames, reprit le vieillard, je ne sais pas bien parler; mais je
pense que le moins savant en arrive toujours à se faire comprendre
quand il dit ce qu'il a vu. Cette histoire, sachez-le d'avance, n'est pas
gaie. On appelle un musicien pour chanter et pour danser; on appelle
un médecin quand on souffre et qu'on est près de mourir.
Un cercle se forma autour du docteur Barnabe, qui, restant les mains
croisées sur sa canne, commença tranquillement le récit suivant, au
milieu de l'auditoire qui, tout bas, projetait de sourire de ses dis-
cours :
— C'était, il y a bien long-temps, c'était quand j'étais jeune , car j'ai
été jeune aussi. La jeunesse est une fortune qui appartient à tout le
monde, aux riches comme aux pauvres, mais qui ne reste dans les
mains de personne. Je venais de passer mes examens; j'étais reçu mé-
decin, et, bien persuadé que, grâce à moi, les hommes allaient cesser
de mourir, je revins dans mon village déployer mes grands talens.
Mon village n'est pas loin d'ici. De |la petite fenêtre de ma chambre,
je voyais cette maison blanche du côté opposé à celui que vous regardez
en ce moment. Mon village, à vos yeux, ne serait sûrement pas très
beau. Pour moi, il était superbe; j'y étais né, et je l'aimais. Chacun voit
à sa façon les choses que l'on aime; on s'arrange pour continuer à les
aimer. Dieu permet qu'on soit de temps en temps un peu aveugle, car
il sait bien que voir toujours clair, dans ce bas monde, n'amène pas
grand profit. Ce pays donc me paraissait riant et animé : j'y savais
vivre heureux. La maison blanche seulement, chaque fois qu'en me
levant j'ouvrais mes volets, frappait désagréablement mes regards :
elle était toujours close, sans bruit, et triste comme une chose aban-
donnée. Jamais je n'avais vu ses fenêtres s'ouvrir et se fermer, sa porte
s'entrebâiller, et les barrières du jardin livrer passage à qui que ce fût
Monsieur votre oncle, qui n'avait que faire d'une chaumière à côté de
son château , cherchait à la louer; mais le prix était un peu élevé , et
personne parmi nous n'était assez riche pour venir y demeurer. Elle
resta donc vide , tandis qu'au hameau on voyait à chaque fenêtre deux
ou trois joyeuses figures d'enfans écartant des branches de giroflée
pour regarder dans la rue au moindre bruit qui faisait japper les chiens;
mais, un matin, à mon réveil, je fus tout étonné de voir la maison
blaûche avec une grande échelle placée le long de ses murs : un peintre
peignait en vert les volets des fenêtres; une servante nettoyait les car-
reaux, un jardinier bêchait le jardin.
■1
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1097
— Tant mieux I me dis-je, un bon toit comme celui-là qui n'abrite
personne , c'est du bien perdu I
Je vis y de jour en jour, la maison changer d'aspect; des caisses de
fleurs vinrent cacher la nudité des mui-s. Un parterre fut dessiné devant
le perron; les allées, débarrassées des mauvaises herbes, furent sablées,
et de la mousseline blanche comme la neige brillait au soleil, quand
il dardait sur les fenêtres. Un jour enfin, une voiture de poste traversa
le village et vint s'arrêter dans l'enclos de la petite maison. Qui étaient
ces étrangers? nul ne le savait; mais chacun, au village, désirait le
savoir. Pendant long-temps, rien ne se répandit au dehors de ce qui se
passait dans cette demeure; on voyait seulement les rosiers fleurir et
le gazon verdoyer. Que de commentaires on fit sur ce mystère ! C'étaient
des aventuriers qui se cachaient; c'étaient un jeune honmfie et sa maî-
tresse; enfin on devina tout, hors la vérité. La vérité est si simple^
qu'on ne songe pas toujours à elle; une fois l'esprit en mouvement, il
cherche à droite, à gauche, il ne pense pas à regarder tout droit devant
lui. Moi, je m'agitai peu. N'importe qui est Jà, me disai&-je, ce sont des
hommes, donc ils ne seront pas long-temps sans souffrir, et l'on m'en-
verra chercher. J'attendis patiemment.
En effet, un matin, on vint me dire que H. William Meredith me
priait de me rendre chez lui. Je fis ma plus belle toilette d'alors, et,
tâchant de me donner une gravité analogue à mon état, je traversai
tout le village, non sans me sentir un peu fier de mon importance. Je
fis bien des envieux ce jour-là ! On se mit sur le seuil des portes pour
me voir passer. « Il va à la maison blanche! » se disait-on; et moi, sans
me hâter, dédaignant en apparence une vulgaire curiosité, je marchais
lentement, saluant mes voisins les paysans, en leur disant : « A revoir,
mes amis, à revoir plus tard, ce matin j'ai affaire, » et j'arrivai ainsi
là-haut sur la colline.
Lorsque j'entrai dans le salon de cette mystérieuse maison, je fus
réjoui du spectacle qui frappa mes regards : tout était à la fois simple
et élégant. Le plus bel ornement de cette pièce était des fleurs; eues
étaient si artistement arrangées, que de l'or n'eût pas mieux paré l'in-
térieur de cette demeure : de la mousseUne blanche aux fenêtres, âe la
percale blanche sur les fauteuils, c'était tout; mais il y avait des roses,
des jasmins, des fleurs de toutes sortes, comme dans un jardin. Le jour
était adouci par les rideaux des fenêtres, l'air était rempli de la bonne
odeur des fleurs, et^ blottie sur un sofa, une jeune fille ou une jeune
femme, blanche et fraîche conune tout ce qui l'entourait, m'accueiUit
avec un sourire. Un beau jeune honune, qui était assis sur un tabouret
près d'elle, se leva, quand on eut annoncé le docteur Barnabe.
* — Monsieur, me dit-il avec un accent étranger très fortement mar-
qué, ici on parle tant de votre science, que je m'attendais à voir entrer
un vieillard.
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1698 REVUE DE8 DEUX MONDES.
^- Sbmsieur, loi répondis-je, j'ai fait des études sérieuses^ je suis pé-
nétré de la responsabilité et de l'importance de mon état; vous poavei
avoir confiance en moi.
— Eh bieni me dit-il, je recommande à vos soins ma femme, dont
la situation présente réclame quelques conseils et quelcfues précautions.
Elle est née loin d'ici; elle a quitté famille et amis pour me suivre. Moi,
pour la soigner, je n'ai que mon affection» mais nulle expérience. Je
compte sur vous, monsieur; s'il est possible, préserves-la de toutes souf-
frances.
En disant ces mots, le jeune homme fixa sur sa femme un r^;ard si
plein d'amour, que les grands yeux bleus de l'étrangère brillèrent de
larmes de reconnaissance. Elle laissa tomber le petit boonet d'enfant
qu'eUe brodait, et ses deux mains serrèrent la main de son mari.
Je les regardais, et j'aurais dû trouver que leur sort était digne d'en-
vie; il n'en fut rien. Je me sentis triste : je n'aurais pu dire pourquoi.
J'avais souvent vu pleurer des gens dont je disais : Ils sont heureuxl Je
voyais sourire William Meredith et sa femme, et je ne pus m' empêcher
de penser qu'ils avaient des chagrins. Je m'assis auprès de ma char-
mante malade. Jamais je n'ai rien vu d'aussi joU que ce joli visage, en-
touré de longues boucles de cheveux blonds.
— Quel âge avez-vous, madame?
— Dix^sept ans.
— Ce pays éloigné où vous êtes née a-tril un climat bien diflërent du
nôtre?
— Je suis née en Amérique, à la Nouvelle-Orléans. Ohl le soleil est
[dus beau qu'icil
Elle craignit sans doute d'avoir exprimé un regret, car elle ajouta :
— ^ Mais tout pays est beau quand on est dans la maison de son mari,
près de lui, et que l'on attend son enfant.
Son regard chercha celui de William Meredith; puis, dans une langue
que je n'entendais pas, elle prononça quelques paroles si douces, que ce
devaient être des paroles d'amour.
Apres une courte visite, je me retirai en promettant de revenir.
Je revins, et, au bout de deux mois, j'étais presque un ami pour ce
jeune ménage. M. et H»*» Meredith n'avaient point un bonheur égoïste;
ils avaient encore le temps de penser aux autres. Ils comprirent que le
pauvre médecin de village, n'ayant d'autre société que celle des paysans,
regardait comme une heure bénie celle qu'il passait à entendre parler
le langage du monde. Ils m'attirèrent à eux, me racontèrent leurs
voyages, et bientôt, avec cette prompte confiance qui caractérise la
jeunesse, ils me dirent leur histoire. Ce fut la jeune femme qui prit la
parole :
— Docteur, me dit^Ue, lâchas, par-delà les mers, j'ai on père, des
sœurs, une famille, des amis, que j'ai aimés long-temps, jusqu'au jour
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1099
OÙ j'ai aimé William; mais alors j'ai fermé mon cœur à ceux qui re-
poussaient mon ami. Le père de William lui défendait de m'épouser,
parce qu'il était trop noble pour la âlle d'un planteur américain; moo
père me défendait d'aimer William, parce qu'il était trop fier pour
donner sa fille à un homme dont la famille ne l'eût pas accueillie avec
amour. On voulut nous séparer; mais nous nous aimions. Nous avoqs
long-temps prié, pleuré, demandé grâce à ceux auxquels nous devions
obéissance; ils restèrent inflexibles, et nous nous aimions! — Docteur,
avez-vous jamais aimé? Je le voudrais, pour que vous fussiez indulgent
pour nous. Nous nous sommes mariés secrètement, et nous avons fui
vers la France. Ohl que la mer me parut belle pendant ces premiers
jours de notre amouri Elle fut hospitalière pour les deux fugitifs. Er-
rans au milieu des flots, à l'ombre des grandes voiles du vaisseau, nous
avons eu des jours heureux, rêvant le pardon de nos familles et ne
voyant que joies dans l'avenir. Hélas! il n'en fut pas ainsi. On voulut
nous poursuivre, et, à l'aide de je ne sais quelle irrégularité de forme
dans ce mariage clandestin, l'ambitieuse famille de William eut la
cruelle pensée de nous séparer. Nous nous sommes cachés au milieu
de ces montagnes et de ces bois. Sous un nom qui n'est pas le nôtre,
nous vivons ignorés. Mon père n'a jamais pardonné; il m'a maudite!...
Voilà pourquoi , docteur, je ne puis pas toujours sourire , même^auprès
de mon cher William !
Mon Dieu! comme ils s'aimaient! Jamais je n'ai vu une ame s'être
plus donnée à une autre ame que celle d'Eva Mereditb ne s'était donnée
à son mari! Quelle que fût l'occupation à laquelle elle se livrait, elle se
plaçait de façon à pouvoir, en levant les yeux, regarder et voir Wil-
liam. Elle ne lisait que le livre qu'il lisait. La tête penchée sur l'épaule
de son mari, ses yeux suivaient les lignes sur lesquelles s'arrêtaient les
yeux de William; elle voulait que les mêmes pensées vinssent les frap-
per en même temps, et, quand je traversais le jardin pour arriver à leur
maison, je souriais en voyant toujours sur le sable des allées la trace
du petit pied d'Eva auprès de celle des pieds de William. Quelle diffé-
rence, mesdames, de cette solitaire et vieille maison que vous voyez
là-bas à la jolie demeure de mes jeunes amis! Que de fleurs couvraient
les murs! que de bouquets sur tous les meubles! que de livres char-
mans pleins d'histoires d'amour qui ressemblaient à leurs amours! que
de gais oiseaux chantant autour d'eux! Comme il était bon de vivre là
et d'être aimé un peu de ceux qui s'aimaient tant! Mais voyez, on a
bien raison de dire que les jours heureux ne sont pas longs sur cette
terre, et que Dieu, en fait de bonheur, ne donne jamais qu'un peu.
Un matin, Eva Mereditb me parut soufiTrante. Je la questionnais avec
tout l'intérêt que j'avais pour elle, quand elle me dit brusquement :
— Tenez, docteur, ne cherchez pas si loin la cause de mon mal; ne
If •
ilOO REVUB DBS DEUX MONDES.
me tâtez pas le pouls, c'est mon cœur qui bat trop fort. Dites, si tous
Toulez, que je suis enfant, docteur, mais j'ai un peu de chagrin ce ma-
tin. William va me quitter; oui, il va de l'autre côté de la montagne, à
la ville voisine, chercher de l'argent qu'on nous envoie.
— Et quand reviendra-t-il? lui demandai-je doucement.
Elle sourit, rougit presque, et puis, avec un regard qui semblait dire :
Ne riez pas de moi, elle répondit : Ct soir!
Je ne pus m'empécher de sourire malgré le regard qui m'implorait
En ce moment, un domestique amena devant le perron le cheval
qu'allait monter M. Meredith. Eva se leva, descendit dans le jardin,
s'approcha du cheval, et, caressant sa crinière, inclina sa tête sur le cou
de l'animal, peut-être pour cacher que quelques larmes s'échappaient
de ses yeux. William vint, et, s'étant élancé sur son cheval, il releva
doucement la tête de sa femme.
— Enfant! lui dit-il en la regardant avec amour et en la baisant au
front.
— William! c'est que nous ne nous sommes pas encore quittés pour
tant d'heures à la fois.
M. Meredith pencha sa tête vers celle d'Eva, et baisa de nouveau ses
beaux cheveux blonds; puis il enfonça l'éperon dans le flanc du cheval
et partit au galop. Je suis convaincu qu'il était aussi un peu ému. Rien
n'est contagieux comme la faiblesse des gens que l'on aime : les larmes
appellent les larmes, et ce n'est pas un beau courage que celui qui bA
rester les yeux secs auprès d'un ami qui pleure.
Je m'éloignai, et, rentré dans la chambre de ma maisonnette, je me
mis à songer au grand bonheur d'aimer. Je me demandai si jamais une
Eva viendrait partager ma pauvre demeure; je ne songeais pas à exa-
miner si j'étais digne d'être aimé. Mon Dieu! lorsqu'on regarde les êtres
qui se dévouent, on voit bien facilement que ce n'est pas à cause de
mille choses et pour de bonnes raisons qu'ils aiment si bien; ils aiment
parce que cela leur est nécessaire, inévitable; ils aiment à cause de leur
cœur, non pas à cause de celui des autres. Eh bien! cette bonne chance
qui fait rencontrer une ame qui a besoin d'aimer, je songeais à la cher-
cher, à la trouver, absolument comme dans mes promenades du matin
je pouvais rencontrer sur mon chemin une fleur parfumée.
Je rêvais ainsi, quoique ce soit un assez blâmable sentiment que celui
qui, à la vue du bonheur des autres, nous fait regretter ce qui nous
\ manque. N'y a-t-il pas là un peu d'envie? et si la joie se volait comme
on vole de l'or, ne songerions-nous pas à en faire le larcin?
La journée se passa, et je venais de terminer mon frugal souper
> quand on vint me prier, de la part de M"* Meredith, de me rendre chei
I elle. En cinq minutes, j'arrivai à la porte de la maison blanche. Je
trouvai Eva, seule encore, assise sur un sofa, sans ouvrage, sans livre,
. •»
LE ROMAN BANS LE MONDE. * 1101
pâle et toute tremblante. — Venez, docteur, venez, me dit-elle de sa
douce voix} je ne puis plus rester seule. Voyez comme il est tard! il y a
plus de deux heures qu'il devrait être ici, et il n'est pas encore rentrél
Je fus étonné de l'absence prolongée de M. Heredith; mais, pour ras*
surer sa femme, je répondis tranquillement : — Que pouvons-nous sa*
voir du temps nécessaire à ses affaires, une fois arrivé à la ville? On
Taura fait attendre; le notaire était absent peut-être. Il y aura eu des
actes à rédiger, à signer...
— Ah! docteur, je savais bien que vous me diriez quelques conso*
lantes paroles. Je n'ai pas hésité à vous demander de venir; j'avais be-
soin d'entendre quelqu'un me dire qu'il n'était pas sage de trembler
ainsi. Que la journée a été longue, grand Dieul Docteur, est-ce qu'il y
a des personnes qui peuvent vivre seules? Est-ce qu'on ne meurt pas
tout de suite, comme si on vous ôtait la moitié de l'air qu'il faut pour
respirer? Hais voilà huit heures qui sonnenti . . . — Huit heures sonnaient
en effet. Il m'était difficile de comprendre pourquoi William n'était pas
de retour. A tout hasard , je dis à M*"* Heredith : — Hadame , le soleil
se couche à peine; il fait jour encore, et la soirée est superbe. Venez res*
pirer» la bonne odeur de vos fleurs; venez du côté de l'arrivée. Votre
mari vous trouvera sur son chemin.
Elle s'appuya sur mon bras et marcha vers la barrière qui fermait 1q
petit jardin. J'essayai d'attirer son attention sur les objets qui l'entou^
raient. Elle me répondit d'abord comme un enfant obéit; mais je sen«
tais que sa pensée n'était pas avec ses paroles. Son regard inquiet res*
tjut fixé sur la barrière verte, encore entr'ouverte comme au départ de
William. Elle vmt s'appuyer sur le treillage, puis elle me laissa parler,
souriant de temps à autre pour me remercier; car, à mesure que le
temps passait, elle perdait le courage de me répondre. Ses yeux sui-
vaient dans le ciel le coucher du soleil, et les teintes grises qui succé-
daient à l'éclat de ses rayons marquaient d'une manière certaine la
marche du temps. Tout s'assombrit autour de noiis; le chemin qui, à
travers le bois, nous avait jusqu'alors laissé voir ses blancs contours,
disparut à nos yeux sous l'ombre des grands arbres, et l'horloge du
village sonna neuf heures. Eva tressaillit; moi-même je sentis chaque
coup me frapper au cœur. J'avais pitié de ce que devait souffrir cette
femme.
— Songez, madame, lui répondîs-je (elle ne m'avait pas parlé, mais
je répondais à inquiétude qui parlait sur tous ses traits), songez que
M. Heredith ne peut revenir qu'au pas : les routes à travers les bois sont
sans cesse coupées de rochers qui ne permettent pas d'avancer vite. — Je
lui parlais ainsi parce qu'il fallait la rassurer, mais le fait est que je ne
savais plus comment expliquer l'absence de Wilham. Hoi qui connais-
sais la distance, je savais bien que j'aurais été deux fois à la ville et en
TOME XYII. 7i
ilO^ EEVUS DBS DBUX ]I01IIIB8«
serais deux fois revenu depuis qu'il avait quitté sa demeure. La rosée
du soir commençait à pénétrer nos vêtemens, et surtout la mousseliiK
fui couvrait la jeune femme. Je repris son bras et l'entraînai vers b
maison. Elle me suivit avec douceur. C'était un caractère faible, où
tout était soumis, même la douleur. Elle marcha lentement, la tête
baissée, les yeux fixés sur les traces laissées dans le sable par le galop
du cheval de son mari. Hais qu'il était triste, bon Dieu 1 de revenir ainsi
à la nuit, encore sans William! En vain nous prêtions l'oreille : la na-
ture était dans ce grand silence que rien ne trouble à la campagne lors-
que la nuit est venue. Comme tout sentiment d'inquiétude s'augmente
alors! La terre parait si triste au milieu de l'obscurité, qu'elle semble
nous rappeler que tout s'obscurcit aussi dans la vie. C'était la vue de
cette jeune lenmfie qui me faisait faire ces réflexions; à moi seul je
n'eusse jamais songé à tout cela.
Nous rentrâmes. Eva s'assit sur le canapé et resta immobile, les mains
jointes sur ses genoux, la tête baissée sur sa poitrine. On avait placé
une lampe sur la cheminée, et la lumière tombait en plein sur son yî-
'] sage. Jamais je n'en oublierai la douloureuse expression : elle était
pâle, tout-à-fait pâle; son front et ses joues étaient de la même teinte;
l'humidité du soir avait allongé les boucles de ses cheveux, qui tooK
baient en désordre sur ses épaules. Des larmes roulaient sous ses pau-
pières, et le tremblement de ses lèvres décolorées laissait deviner l'ef-
fort qu'elle faisait pour empêcher ses pleurs de couler. Ellle était i
jeune, que cette douce figure semblait celle d'un enfant auquel on dé-
fend de pleurer.
Je conunençais à me troubler et à ne plus savoir quelle contenanoe
garder vis-à-vis de M""' Meredith. Je me rappelai tout à coup (c'était
bien une pensée de médecin) qu'au miUeu de ses inquiétudes, Evi
n'avait rien pris depuis le matin, et son état rendait imprudent de pro-
longer cette privation de toute nourriture. Au premier mot que je pro-
nonçai à ce siyet, elle leva vers moi ses yeux avec une expression de
reproche, et cette fois' le mouvement de ses paupières flt couler deux
larmes sur àes joues.
— Pour votre enfant, madame! lui dis-je.
— Ahl vous avez raison! murmura-t-elle. Et elle se leva pour se
rendre à la salle à manger; mais dans la salle à manger il y avaitdenx
; couverts mis à leur petite table, et cela en ce momei|t me parut a
I triste, que je restai sans dire un mot, sans faire un mouvement L'in*
quiétude qui me gagnait me rendait tout-à-fait gauche; je n'étais pai
j assez habile pour dire des choses que je ne pensais pas. Le silence se
] prolongeait. Et cependant, me disais-je tout bas, je suis là pour la cou-
I soler; elle m'a fait appeler à cette intention. U y a sans doute mille laî-
I sons pour expliquer ce retard; cherchons-en une... Je cherchais, je
î
i
LE ROMAN BANS LE MONDE. 1107
cherchais... puis je restais silencieux, maudissant cent fois en une mi-
nute le peu d'esprit d*un pauvre médecin de village.
Eva, la tête appuyée sur 9a main, ne mangeait pas. Tout à coup elle,
se tourna brusquement vers moi, et éclatant en sanglots :
— Ah! docteur, dit-elle, je le vois bien, vous êtes inquiet aussil
— Mais non; mais non, madame, répondis-je en parlant au hasard.
Pourquoi serais-je inquiet? Il aura dîné chez le notaire. Le pays est sûr,
et personne ne sait d'ailleurs qu'il rapporte de l'argent.
Une de mes préoccupations venait de se faire joui* malgré moi. Je sa-
vais qu'une bande de moissonneurs étrangers avait traversé le village
le matin poiu* se rendre dans un département voisin.
Eva poussa un cri.
— Des voleurs! des voleurs! dit^elle. Je n'avais pas songé à ce danger!
— Mais, madame, je n'en parle que pour dire qu'il n'existe pas.
— Oh! cette idée vous est venue, docteur, parce que vous pensiez
que ce malheur était possible! William, mon William! pourquoi m'as-
tn quittée? s'écria-t-elle en pleurant.
J'étais debout, désolé de ma maladresse, hésitant devant toutes mes
pensées, balbutiant quelques mots sans suite, et sentant, pour comble
de malheur, que mes yeux allaient se remplir de larmes. Allons! je vais
pleurer, me disais-je; il ne me manquait plus que cela. Enfin il me vint
une idée.
— Madame Mëredith, lui dis-je, je ne peux vous voir vous tourmenter
ainsi et rester à vos côtés sans rien trouver de bon à dire pour vous con-
soler. Je vais aller à la recherche de votre mari; je vais prendre à tout
hasard une des routes du bois; je vais regarder partout, appeler, aller,
ff il le faut, jusqu'à la ville.
— Oh! merci, merci, mon ami! s'écria Eva Mëredith. Prenez avec
vous le jardinier, le domestique; allez^dans toutes les directions.
Nous rentrâmes précipitamment dans le salon , et Eva sonna vive-
ment à plusieurs reprises. Tous les habitans de la petite maison ouvri-
rent à la fois les différentes portes de la pièce où nous étions.
— Suivez le docteur Barnabe, s'écria^M"* Mëredith.
En ce moment , le galop d'un cheval se fit distinctement entendre
sur le sable de l'allée. Eva poussa un cri de bonheur qui pénétra tous
les cœurs. Jamais je n'oublierai l'expression de divine joie qui se pei-
gnit à l'instant sur son visage encore inondé de larmes.
Elle et moi, nous volâmes vers le [perron. La lune, en ce moment,
se dégageant des nuages, éclaira en plein un cheval couvert d'écume,
que personne ne montait, dont la bride traînait à terre, et dont les
étriers vides frappaient les flancs poudreux. Un second cri , horrible
cette fois, s'échappa de la poitrine d'Eva; puis elle se tourna vers moi
les yeux fixes, la bouche entr'ouvcrte, les bras pendans.
I
I
IIM RETUB DES DEUX MONDES.
^ — Mes amis, criai-je aux domestiques consternés , allumez des tor-
ches et suivez-moi ! Madame, nous allons revenir bientôt , je l'espère,
avec votre mari , qui s'est légèrement blessé; un pied foulé, peut-être.
Ne perdez pas courage; nous reviendrons bientôt.
— Je vous suivrai , murmura Eva Meredith d'une voix étouffée.
— C'est impossible, m'écriai-je; il faut aller vite; il faut aller Ioîd
peut-être, et dans votre état... ce serait risquer votre yie et celle de
votre enfant...
— Je vous suivrai , répéta Eva.
Oh ! ce fut alors que je sentis combien était cruel l'isolement de cette
femme. S'il y avait eu là un père, une mère, on lui eût ordonné de
rester, on l'eût retenue de force; mais elle était seule sur la terre, et,
à toutes mes rapides instances, elle répondait d'une voix sourde : — Je
vous suivrai.
Nous partîmes. Les nuages alors voilaient la lune; il n'y avait au-
cune lumière ni dans le ciel ni sur la terre. A peine pouvions-nous, a
la lueur incertaine de nos torches, distinguer notre chemin. Un do-
mestique marchait en avant. U inclinait la torche qu'il tenait tantôt à
1^ droite, tantôt à gauche, pour éclairer les fossés, les buissons qui bcur-
daient la route. Derrière lui, M"^ Meredith, le jardinier et moi , nous
suivions du regard le jet de lumière projeté par la flamme, cherchant
4 avec angoisse si quelque objet ne viendrait pas frapper nos yeux. De
r temps à autre, nous élevions la voix en appelant M. Meredith. Après
( nous, un sanglot étouffé murmurait à peine le nom de William, comme
j si un cœur eût compté sur l'instinct de l'amour pour faire mieux en-
j tendre ses larmes que nos cris.
I Nous arrivâmes dans le bois. La pluie commençait à tomber, et les
[: gouttes, en frappant les feuilles des arbres, faisaient un bruit si triste,
qu'il semblait que tout pleurait autour de nous.
Les vètemens légers qui couvraient Eva furent bientôt pénétrés par
; cette pluie froide. L'eau ruisselait de toutes parts sur les cheveux, sur
le front de la pauvre femme. Elle se heurtait les pieds contre les ro-
chers du chemin, et souvent fléchissait au point de tomber sur ses ge-
noux; mais elle se relevait avec l'énergie du désespoir et poursuivait
sa route. Cela faisait mal à voir. La lueur rouge de nos torches éclai-
rait l'un après l'autre chaque tronc d'arbre, chaque rocher. Parfois, à
un coude du chemin, le vent semblait éteindre cette lueur, et alors
nous nous arrêtions , perdus dans les ténèbres. Nos voix , en appelant
William Meredith, étaient devenues si tremblantes, qu'elles nous fai-
saient peur à nous-mêmes. Je n'osais regarder Eva; en vérité, je crai-
gnais de la voir tomber morte devant moi.
Enfin un moment vint où, tandis que fatigués, découragés, nous
\ marchions en silence, M"« Meredith nous repoussa subitement , s'élança
LE ROMAN BANS LE MONDE. ii05
en avant et se jeta à travers les broussailles. Nous la suivîmes. Quand
nous pûmes soulever une torche pour distinguer les objets, hélas! nous
la vtmes à genoux auprès du corps de William; il était étendu par
terre, sans mouvement , les yeux ternes et le front couvert du sang qui
s'échappait d'une blessure au côté gauche de la tête.
— Docteur? me dit Eva.
Ce seul mot disait : — William vit-il encore?
Je me penchai; je tâtai le pouls de William Heredith; je posai ma
main sur son cœur, et je restai silencieux. Eva me regardait toujours;
mais, à mesure que mon silence se prolongeait, je la vis fléchir, s'in-
cliner, puis, sans dire une parole, sans jeter un cri, elle tomba éva-
nouie sur le corps mort de^son mari.
— Mais, mesdames, dit le docteur Barnabe en se tournant vers son
auditoire, voilà le soleil qui brille; vous pouvez sortir maintenant.
Restons-en là de ce triste récit.
M"« de Moncar s'approcha du vieillard : — Docteur, dit-eUe, de grâce,
soyez assez bon pour achever; regardez-nous, et vous ne douterez pas
de l'intérêt avec lequel nous vous écoutons.
En effet, il n'y avait plus de sourires moqueurs sur les jeunes vi-
sages qirï entouraient le médecin de village. Peut-être même eût-il pu
voir des larmes briller dans quelques yeux. 11 reprit sou récit :
M">« Heredith fut transportée chez elle, et elle resta plusieurs heures
sans connaissance sur son lit. Je sentais que c'était à la fois un devoir
et une cruauté de lui prodiguer les secours de mon art pour la rappe-
ler à la vie. Je redoutais les scènes déchirantes qui allaient succéder à
cet état d'immobilité; je demeurais penché vers cette pauvre femme,
baignant ses tempes d'eau fraîche et épiant avec anxiété le triste et ce^
pendant l'heureux moment où je verrais le souffle de la respiration
s'échapper de ses lèvres. Je m'étais trompé dans me^ prévisions, car je
n'avais jamais vu un grand malheur. Eva entr'ouvrit les yeux, puis les
referma aussitôt; aucune larme ne souleva ses paupières pour glisser
sur ses joues. Elle resta glacée, immobile, silencieuse, et, si ce n'eût été
le cœur qui avait recommencé à battre sous ma main, j'aurais pu la
croire morte. Qu'il est triste de se trouver témoin d'une douleur que
l'on sent au-dessus de toute consolation ! Je me disais que me taire sem^
blait manquer de pitié pour cette malheureuse femme, que parler pour
consoler semblait ne pas assez reconnaître la grandeur du malheur.
Moi qui n'avais pu rien trouver à dire pour calmer une inquiétude,
pouvais-je espérer être plus éloquent en face d'une pareille souffrance?
Je pris le parti le plus sûr, celui d'un silence complet. Je resterai là,
me disais-je, je soignerai le mal physique, ainsi que cela est mon de-^
voir, puis je me tiendrai immobile auprès d'elle, comme un chien dé-
voué se coucherait à ses pieds. Une fois ma résolution prise, je fus plus
il
*.
1106 UVOB. DBS DEUX HOHDIS.
cftlme; je la kteii Tf^re d'une vie qui iMsèiiiblaît à une mort. An bout
de quelques heures pourtant , j^approcbai des lèyro» de M"** Merediib
une cwUerée de potion que J'ayais jugée nécessaire. Eva tourna lento-
ment te tète du côté opposé et resta appuyée loin de la main qui hd
présentait le breuvage. Quelques instans après, je revins à la charge;
— Buvez, madame, lui dis-je, et de la cuillère j'effleurais douoement
ses lèvres; ses lèvres restèrent {erméesi
— Hadame, votre enfant! repris^je à demi-voix.
Eva ouvrit les yeiix, se souleva pâûblement, s'appuya sur son coude,
se pencha vers la boisson que je lui présentais, la prit; puîa elle retomba
sur son oreiller :
— Il'faut que j'attende qu'une autre vie soit séparée de la mîennei
murmura*t-dle.
Dq;Hiis lors, H^ Meredith ne parla plus, mais elle obât machinale^
ment à toutes mes prescriptions. Étendue sur son lit de dooleur, elle
semblait éternellement dormir; mais , à quelque moment que ce fât,
quand de ma voix la (dus basse je lui disais : « Soulevez-vous, buves
ceci , » eUe obéissait au premier mot; ce qui me prouvait cpie Tame
veillait dans ce corps immobile sans trouver un seul instant d'oubli et
de repos.
Je fus seul à m'occuper des funérailles de William. On ne sot jamais
rien de positif sur la cause de sa mort. On ne trouva pas an lui Fargoit
qa^'il devait rapporter de la i^le; peutrêtre avait^'il été volé et jwwaaân^^
peut-être cet argent, donné. en bUleis, s'était^l échappé de sa poche ao
moment d'une chute de cheval. Et comme on ne pensa que fort tard i
essayer de le retrouver, il n^était pas impossible que la pluie de la ooit
l'eut fait disparaître dans la terre fangeuse et les herbes humides. Od
fit quelques perquisitions qui n'eurent aucun résultat , et bientôt on
cessa toute recherche à cet égard. J'avais essayé de savoir d'Eva Here-
ôiA s'il n'y avait pas quelques lettres à écrire pour prévenir sa famille
ou ceHe de ton mari. Je pus difScilement lui arracher une réponse.
Enfin je parvins à comprendre qu'il fallait seulement prévenir leur
bônme d'affaires, qui ferait ce qu'il était convenable de faire. J'espérais
doiie ^ue, d'Angleterre du moins, il arriverait quelques nenvdies qai
décideraient de l'avenir de cette pauvre femme; mais non, les jours
succédèrent aux jours, et personne sur la terre ne sembla savoir que
la veuve de William Meredith vivait dans un isolement complet au mi'
lieu d'un pauvre i411age. Plus tard , pour essayer de rappeler Eva an
sentiment de l'existence, j'avais désiré qu'elle se levât Le lendemaia
du jour où je donnai ce conseil, je la trouvai debout, vêtue de noir :
c^'était l'ombre de la belle Eva Meredith. Ses cheveux étaient séparés en
bandeaux sur son front pâle. Elle était assise près d'une fienêtre, et re»-
tait immobile comme elle l'avait été dans son lit.
LE ROMAN DANS LB MONDE. Mf V
Ce fut ainsi que je passai en silence de longues soirées auprès d'elle,
fe premds un livre par coateiUHioe. Chaque jour, en FaberÂint, je lui
disais qudques paroles de pilié et de âéWnement. 131e me répCNodaît
par un regard qui me ââsmi merci; puis nous demeurions sans parler,
ffiittradais qu'une occasion se inrésratftt pour essarf er d'échanger avee
die quelques pensées; loais ma gaucherie et mon respect pour son
malheur ne saTaient pas la flaire naître ou la laissaient passer. Je m'ac-
ooutumais peu à peu à cette absence de tout discours , à ce reeueifie-
ment, et pois, qu'auriais-je dit? L'important était qu'die sût qu'elle
n'était pas absolument seule dans ce monde, et, tout obscur que fât
l'appui qui hii restait , c'était quelqu'un enfin. Je n'aBais la voir que
pour lui dire par ma présence : a Je sois là. b
€e fut une étrange phase de ma rie; elle eut une grande inOuence
sur le reste de ma destinée. Si je n'avais pas témoigné tant de regnets
de voir disparaître la maison blanche, je passerais raj^dement à la cgù-
cheion de ce récit; mais vous avez voulu savoir pourqum cette maison
était pour moi un lieu consacré, il faut àtmc que je vous dise ce qm
j'ai pensé, ce que j'ai senti sous son humble toit. Pardonnez-moi, mes-
dames, quelques paroles «érieuses. Cela ne va pas mal à la jeunesse
if être un peu attristée; elle a tant de temps^ devant ^e pour rnre et
pour oublier!
Fils d'un paysan enrichi, j'avais été^envoyé à Paris pour achever mes
«tudea. Pendant les quatre années passées dans cette grande viUe>
j'avais conservé la gaucherie de mes manières, la«hn|dicilé de mon
langage; mais j'avais rapidement perdu la naïveté de mes sentnnens.
Je revins dans ces montagnes presc^ savant, mm presque incrédule
à tout ce qui fait qu'on vit pmible sous un toit de chaume auprès de «a
femme et de ses enfans, sans détourner les yeux des croix du oîmetièfie
que ïvn voit du seuil de sa demeure.
Quand Eva Meredith était heureuse, son bonheur m'avait d^àdooné
d'utiles leçox». « Us m'ont trompé là<bi», » me disais^je; il y a des
cœurs vrais, ii y a des ornes innocentes comme des âmes d'enfàns. Le
plaisir d'un instant n'ert pas tout dans la vie. U existe des senttmens
qui ne finissent pas avec la fin de l'année. On peut s'aimer Iang4emps^,
-toujours peut-être.
En contemplant l'amour de William et d'Eva , j'avais retoonvé na
simple nature du paysan d'autrefois. Je me prenais à rêver une femme
vertueuse, candide , assidue i l'ouvrage, embellissant mon logis par
ses sohis e son bon ordre. Je me voyais fier de la douce sévérité de sss
traits, révélant à tout venant l'épouse fidèle et même un peu anstàRi
Certes, ce n'étaient pia là mes rêves de Paris au sortir d'une jo^usesoî*-
rée passée avec mes camarades ! Un malheur benible tomba comme la
lèudre sur Eva MerediAh. Cette fois, je compris moîn&vite l'enseigne»-
laent que chaque joqr renouvelait pour moi.
VI
Ii08 REVUE BES DEUX MONDES.
£ya restait assise près d'une fenêtre, le regard tristement fixé sur le
ciel. Cette position, assez familière à tous ceux qui révent, attira peu
d'abord mon attention; cependant à la longue elle finit par me firapper.
Tandis que mon livre restait ouvert sur mes genoux , je regaràis
H"'^' Hereditb , et , bien sûr que ses regards ne surprendraient pas ks
miens, je l'examinais attentivement. Eva regardait le ciel , mes yeox
suivaient la direetion des siens, â Ah I me dis-je avec un demi-sourire,
elle croit qu'elle ira le retrouver là-haut I » Puis je repris mon livre en
songeant qu'il était heureux pour la faiblesse des fenunes que de sem-
blables pensées vinssent au secours de leur douleur.
Je vous l'ai dit , mon séjour au milieu des étudians avait mis de rnao-
vaises idées dans ma tête. Chaque jour cependant je voyais Eva dans k
même attitude, et chaque jour mes réflexions étaient ramenées vers le
même sujet. Peu à peu j'en arrivai à songer qu'elle avait là un bou
rêve. Je me mis à regretter de ne pouvoir croire que ce rêve fût vrai
L'amCy le ciel , la vie étemelle , tout ce que mon curé m'avait appris
autrefois passait dans mon imagination , tandis que je restais assis le
soir devant la fenêtre ouverte. Je me disais : « Ce que le vieux curé
m'enseignait est plus consolant que les froides réalités que la sdenoe
m'a laissé entrevoir I » Puis je regardais Eva, qui regardait toujours le
ciel, tandis que les cloches de l'église du village sonnaient au loin, d
que les rayons du soleil couchant faisaient briller au milieu des nsages
la croix du clocher. Je revins souvent m'asseoir près de la pauvre
;: veuve, persévérante dans sa douleur comme dans ses saintes espé-
rances.
Quoi I pensai-je, tant d'amour ne s'adresse plus qu'à un peu de pous-
sière déjà mêlée à la terre; tous ces soupirs ne vont vers aucun bat!
William est parti dans ses jeunes années, avec ses vives afiéetions, avec
son cœur, où tout était encore en fleur. Elle ne l'a aimé qu^une année,
qu'une petite année, et tout çst dit pour elle ! 11 n'y a au-dessus de nos
têtes que de l'air. L'amour, ce sentiment si vivant en nous, n'est qu'une
flamme placée dans l'obscure prison de notre corps , où elle brille,
brûle, puis s'éteint quand la fragile muraifle qui l'entoure vient i
tomber : un peu de poussière, voilà tout ce qui reste de nos amours^
de nos espérances, de nos pensées, de nos passions, de tout ce qui res^
pire, s'agite et s'exalte en nous!
Il y eut un grand silence au fond de moi-même.
En vérité, j'avais cessé de penser : j'étais conune endormi entre œ
que je ne niais plus et ce que je ne croyais pas encore. Enfin , un soir,
comme Eva avait joint les mains pour prier, devant la plus belle soirée
étoilée qu'il fût possible de voir, je ne sais conunent cela se fit, mais
mes mains se trouvèrent jointes aussi , et mes lèvres s'entr'ouvrireBt
pour murmurer une prière. Alors, par un heureux hasard, pour la
première fois Eva Meredith regarda ce qui se passait autour d'elle,
1
LB ROMAN DANS LE MONDE. ii09
comme si \m instinct secret l'eût avertie que mon ame venait de se
mettre en harmonie avec la sienne.
— Merci y me dit-elle en me tendant la main^ souvenez-vous de lui j
et priez ainsi quelquefois pour lui.
— Oh! madame y m'écriai-je, puissions-nous tous nous retrouver
dans un monde meilleur, que nos vies aient été longues ou courtes,
heureuses ou éprouvées !
— L'ame immortelle de William est là-haut! me dit-elle d'une voix
grave, tandis que son regard, à la fois triste et brillant, revenait se
fixer sur le ciel.
Depuis, en accomplissant les devoirs de ma profession, j'ai souvent
vu mourir j mais, à ceux qui restaient, j'ai toujours dit quelques pa-
roles consolantes sur une vie meilleure que celle-ci; et ces paroles, je
les pensais!
Enfin, un mois après ces silencieux événemens, Eva Meredith donna
le jour à un fils. Quand, pour la première fois, on lui apporta sou en-
fant, «William! » s'écria la pauvre veuve, et des larmes, des larmes
secourables trop loug-temps refusées à sa douleur, s'échappèrent par
torrent de ses yeux. L'enfant porta ce nom tant aimé de William, et un
petit berceau fut placé tout près du lit de la mère. Alors le regard
d'Eva, qui s'était détourné de la terre, revint vers la terre. Elle regarda
son fils comme elle avait regardé le ciel. Elle se penchait vers lui pour
Mrouver l'image de son père. Dieu avait permis une parfaite ressem-
blance entre William et le fils qu'il ne devait pas voir. Il se fit un grand
changement autoul^ de nous. Eva Meredith , qui avait consenti à vivre^
pour attendre que l'existence de son enfant fût séparée de la sienne,,
maintenant, je le voyais bien , voulait vivre encore, parce qu'elle sen-
tait qu'il fallait à ce petit être la protection de son amour. Elle passait
les journées, les soirées, assise auprès du berceau, et quand je venais la
voir, oh! alors, elle me parlait, elle me questionnait sur les soins à
donner à son fils; elle expliquait ce qu'il avait souffert; elle demandait
ce qu'il fallait faire pour lui épargner le plus petit mal. Elle craignait
pour l'enfant la chaleur d'un rayon du soleil , le froid de l'air le plus
léger. Penchée vers lui, elle le couvrait de son corps, le réchauffait par
ses baisers. Un jour, je crus presque la voir sourire à son fils; mais ja-
mais elle ne voulait, en balançant le berceau, chanter afin que le som-
meil fermât les yeux de l'enfant; elle appelait une de ses femmes, et
disait : « Chantez pour endormir mon fils! » Puis, elle écoutait, laissant
ses larmes doucement couler sur le front du petit William. Pauvre en-
fant! il était beau, il était doux, facile à élever; mais, comme si la dou-
leur de sa mère eût, même avant sa naissance, pénétré jusqu'à lui, cet
enfant était triste; il ne criait guère, mais il ne souriait pas; il était
calme, et le calme à cet âge fait songer à la souffrance. U me semblait'
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^"^ que toutes les larmes versées sur ce berceau glaçaiaiÉ cette petile ame.
J'aurais voulu déjà voir les bras caressans de William entourer le cou
de sa mère, j'aurais voulu qu'il cherchât à rendre les baisers ^'oaloi
prodiguait. Mais à quoi vàis-je songer? me disais-je; est-ce qu'il faut de»
mander à cette petite créature qui n'a pas fini une année de compfendre
qu'elle est dans ce monde pour aimer et consoler cette ièiiHne 1
C'était, je vous assure, mesdames, un spectacle qui remuatt le eoBur,
que de voir cette mère jeune, pâle, afEaiUie, ayant renoncé à tout ave-
nir pour elle-même, reprendre à la vie à cause d'un tout petit enfuit
qui alors ne pouvait pas même dire : a Merci, ma mère! » Qu^e mer-
veille que notre cœur! que de peu de chose il sait faire beaucoup! Don-
nez-lui un grain de sable, il élèvera une montagne; qu'à son dernier
battement on lui montre encore un atome à aimer, et vite il recom-
mencera à battre; il ne s'arrête pour toujours que lorsqu'il ne reste
plus autour de lui que le vide, et que même l'ombre de ce qui hii fut
cher a disparu de la terre!
Eva mettait l'enfant sur un tapis, à ses pieds, puis, en le regardant
jouer, elle me disait : a Monsieur Barnabe, quand mon fils sera grand, je
veux qu'il soit distingué; instruit, je lui choisirai une noble cairrière; je
le suivrai partout, sur mer s'il est marin, aux Indes s'il est à l'année;
je lui veux de la gloire, des honneurs, et je m'q>puierai sur son bras, je
dirai avec orgueil : Je suis sa mère! N'esi-ce pas, monsieur Barnabe, il
me laissera le suivre? Une pauvre femme qui n'a besoin que d'un pea
de silence et de solitude pour pleurer ne gêne personne, n-'est-il pas
vrai? 0 Et puis, nous discutions les différentes carrières à cboisir; nous
mettions à Finstant vingt années sur la tête de cet enfant, onbliant tous
les deux que ces vingt années nous feraient vieux et étaient aotre pelile
part des beaux jours de la viel Mais bah! nous ne pensions guère à noo^
nous ne songions à être jeunes et heureux que quand il y aurait pour
lui jeunesse et bonheur.
Je ne pouvais, en écoutant ces beaux rêves, m'empédber de regar-
der avec efiï*oi cet enfant de qui dépendait si bien Vejisteuce d'une as-
tre. tJne vague inquiétude me préoccupait malgré moi; mais je me di-
sais : « Elle a assez pleuré, le Dieu qu'elle prie lui doit un pea de
bonheur. »
Nous en étions là, lorsque je reçus une lettre de mon oncle, le seul
parent qui me restât. Mon oncle, attaché à la faculté de Mon^llier,
m'appelait près de lui, pour achever dans cette ville savante de m»'ini-
tier aux secrets de mon art Cette lettre, rédigée comme une prière,
était un ordre : il fallait partir. Un matin, le coeur bien gros en son-
Meant à l'isolement dans lequel je laissais la veuve et l'orphelin, je me
rendis à la maison blanche pour prendre congé d'Eva Heredith. Lorsque
je lui dis que j'allais la quitter pour long-tempe, je ne sais si on peu de
LB ROMAN DANS LE MOHIMB. ilii
tristesse se peignit sur ses traits. Son beau visage avait^ depuis la nM»rt
de William Meredtth; une expression de si profonde métancolie, qu'il
n'était possible d'y remarquer qu'un sourire^ s'il yenait à se montrer;
quant à la tristesse, elle était toiyours là.
— «Bactir! ;s'éciîa*i^e, vos soins étaient si utiles à mon mfmll
La pauinne femme oubliait de ^«gretter son dernier. «moi qui s'éloi-
gnait, la mère seulement regrettait le médecin utile à son fils. Je ne
me plaignis ^pas. Être utile est la douce récompense, de c«ux qui^sont
dévoués.
^^ Adiaq, reprit^lle en me tendmt la main. Partout où vous irez,
que Dieu vous bénisse! et, s'il veut un joiur que vous soyez mallMu-
^ux, qu'il, place du a[noins prè&de vous un coeur compati»5ani comme
le vôtrel
J'inclinai mon front sur la imaia d'Ëva 'Hereditli? et je m'éloignai
profondément imu.
L'.enfikBt élait couché devant le perron, sur Vherbe, au soleil, f rilai
«vers lui. Je lei pris dans mes bras, je l'embrassai à pluâeurs reprises; je
Je reganbiilongrtemps, long^temps , ^att^tivem^mt, tristement; poÎB
une larme mouilla mes yeux, a Oh non ! non! je me trompe! » mur-
murai-je, et je* quittai précipitamment la maison blanche.
•^ Mon. Bien, docteur! &'écriài«nt à la Iims tous les auditeurs du mé*
decin^du village, queitratgniez^'vew donc pour cet enfant?
.«—Laissez-moi, meisd^ffli^es, répondit Baniabé, achever cette hisloûpe
à nsa manière; chaque chese sera dite en son temps. Je raconte le» évé-
iMBsens daos Vordre où ils sont veans pour moi.
Arrivé alicmtpelliar, je fus^reçu à merveille par mon oncle, si ce
n'est tû^fois qu'il me déclara qu'ij ne pouvait ni me loger, ni me
nonrrir, ni me prêter de l'argent, et que moi, étranger, sans réputa-
tion, je ne^ devais pas espérer on seul client dans cette vill&^remplioée
médedns oélttfarea.
— Alors, mon onde, lui dîs-je, je retourne dal|s^mon village.
.«*^lfon>pas, noapes! r^^rit-il, jet'aitrmivéïme situation bonorAle.
Un Anglais, fiort^vioux,. Art riche,' fort<goutteu,'fort inquiet, désire
avoir toujours un< médecin sons son toit, un jeune homme mtelligefft
pour suiviB>sa maladie eon&la direction d'un autre médem. Je f ai pro-
posé, tu as été accepté : partons.
Nous nous rendûyies immédiatement chez lord Janses Kysington.
Hovs entrâmes dans une grande et belle maison, remplie de nombreux
domestiques, et après avoir fait plusieurs stations, d'al)ord dans les an-
tichambres, ensuile dans les premiers sfldons, nous fûmes introduits
dans le cal^inet fie lord James Kysington.
,LoitL J. Kysington était assia dans un grand fauteuils C'était un vieil-
lard d'un aspect firoid et sévère. Ses cheveux 'Complètement blancs fai-
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iil2 REVUE DES DEUX MONDES.
saient un singulier contraste avec ses sourcib restés du plus beau noir.
11 était grand et miaigre, du moins je crus le deviner à travers les plis
d'une large redingote de drap faite comme une robe de chambre. Ses
mains étaient enfoncées dans ses manches, et une fourrure d'ours blanc
enveloppait ses pieds malades, n avait auprès de lui un guéridon sur
lequel étaient placées plusieurs âoles contenant des potioas.
— Milord, voici mon neveu le docteur Barnabe.
Lord J. Kysington me salua, c'est-à-dire qu'il fit un imperceptible
mouvement de tête en me regardant.
— Il est fort instruit/ reprit mon oncle, et je ne doute pas que ses
soins ne soient utiles à votre seigneurie.
Un second mouvement de tête fut l'unique réponse faite à mon
oncle.
— En outre, reprit celuirci , son éducation ayant été assez bonne,
il pourra faire la lecture à milord, ou écrire sous sa dictée.
— Je lui saurai gré de cette complaisance, répondit enfin lord J. Ky-
sington, qui aussitôt ferma les yeux, soit parce qu'il était fatigué, soit
parce qu'il voulait faire comprendre que la conversation devait en res-
ter là.
Je pus alors regarder autour de moi. Il y avait auprès de la fenêtre
une jeune fenune, fort éléganunent habillée, qui travaillait à une bra-
derie sans lever les yeux vers nous, comme si nous n'étions pas dignes
de ses regards. Sur le tapis, devant elle, un petit garçon jouait avec des
images. La jeune fenmie ne me parut pas belle au premier abord,
paixe qu'elle avait des cheveux noirs, des yeux noirs, et qu'être belle,
selon moi, c'était être blonde et blanche, comme Eva Heredith, et puis,
d'après mon jugement très inexpérimenté, je ne pouvais séparer h
beauté d'un certain air de bonté. Ce que je trouvais doux à regarder
était ce que je supposais devoir être doux au cœur, et je fus long-temps
avant de m'avouer la beauté de cette femme, dont le froirt était hau-
tain, le regard dédaigneux et la bouche sans sourire.
Elle était, conune lord J. Kysington, grande,* maigre, un peu pftie. Il
y avait entre eux un certain air de famille. Leurs deux natures devaient
tix>p se ressembler pour pouvoir se convenir. Ces deux personnes froides
et silencieuses restaient sûrement l'une près de l'autre sans s'aimer,
sans se parler. L'enfant avait aussi appris à ne pas faire de bruit, il mar-
chait sur la pointe du pied, et, au moindre craquement du parquet,
un regard sévère de sa mère ou de lord J. Kysington le changeait en
statue.
Il était trop tard pour retourner dans mon iriUage; mais il est tou-
jours temps pour regretter ce que l'on a aimé et ce que Ton a perdu.
Mon cœur se serra en songeant à ma maisonnette, à mon vallon, à
ma liberté.
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LE ROMAN BANS LE MONDE. 1113
Voici ce que je parvins à savoir sur ce triste intérieur :
Lord J. Kysington était venu à Montpellier pour rétablir sa santé >
éprouvée par le climat des Ipdes. Second ûls du duc de Kysington, lord
lui-même par courtoisie, il ne devait qu'à ses talens et non à un héri-
tage sa fortune et sa position politique dans la chambre des communes.
Lady Mary était la femme de son plus jeune frère, et lord J. Kysington,
maître de disposer de ses biens, avait désigné, comme son héritier, son
neveu, le fils de lady Mary. Je me mis à soigner ce vieillard avec tout
le zèle dont j'étais capable, bien persuadé que le meilleur moyen d'a-
méliorer les mauvaises positions est de remplir exactement même un
devoir pénible.
Lord J. Kysington était à mon égard de la plus stricte politesse. Un
salut me remerciait de chaque soin donné, de chaque mouvement qui
lui rendait service. Je faisais de longues lectures que personne n'inter-
rompait, ni le sombre vieillard que j'endormais, ni la jeune femme
qui n'écoutait pas, pi l'enfant qui tremblait devant son oncle. Je n'avais
jamais rien vu d'aussi triste, et pourtant, mesdames, vous savez que la
petite maison blanche avait depuis long-temps cessé d'être gaie; mais
le silence qui vient du malheur suppose des pensées si graves, que les
paroles sont regardées comme insuôisantes pour les rendre. On sent la
vie de l'ame sous l'immobilité du corps. Dans ma nouvelle demeure,
c'était le silence à cause du vide.
Un jour, tandis que lord J. Kysington semblait sommeiller, que lady
Mary était penchée sur son métier, le petit Harry monta sur mes ge-
noux, et, nous trouvant dans un angle éloigné de la chambre, il me fit
tout bas quelques questions avec la naïve curiosité de son âge; puis à
mon tour, ne songeant guère à ce que je disais, je l'interrogeai sur sa
famille.
-r- Avez-vous des frères ou des sœurs? lui demandai-je.
— J'ai une petite sœur bien jolie.
— Coniment s'appelle-t-elle? repris-je, tandis que du regard je par-
courais un feuilleton de journal.
— Elle a un nom charmant; devinez-le, monsieur le docteur.
Je ne sais à quoi je pensai. Dans mon village, je n'avais entendu que
des noms de paysannes, qui ne pouvaient s'appliquer à la fille de lady
Mary. M"''' Meredith ét^it la seule femme du monde que j'eusse connue,
et l'enfant répétant : a Devinez, devinez, n je répondis à tout hasard :
— Eva, peut-être?
Nous parlions bien bas;^mais, au moment où le nom d'Eva s'échappa
de mes lèvres, lord J. Kysington ouvrit brusquement les yeux et se sou-
leva sur son séant; lady Mary laissa tomber son aiguille et se tourna
avec vivacité vers moi. Je fus confondu de reflet que je venais de pro-
duire; je regardai tour à tour lord J. Kysin^n et lady Mary sans osçr
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un REYUB DBS DIUX MOIIDBS.
dire une parole de plus; quelques minutes se passèrent, lord J. Kysiog-
ton se laissa retomber sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux,
lady Mary reprit son aiguille; Harry et moi, nous cessâmes de parler.
Je réfléchis long-temps à ce bizarre iiicident; puis, toutes chosa
< . . étant rentrées dans le calme accoutumé, le silence et rinunobilité étant
^ bien rétablis autour de moi, je me leTai doucement et cherchai à m'é-
loignpr. Lady Mary repoussa son métier, passa devaiit moi et me il
y signe de la main de la suivre. Une fois entré dans le salon , elle ferma
la porte ; se tenant debout en face de moi, la tête haute, toute sa phy-
sionomie prenant Tair impérieux, qui était l'expression la plus natureUe
rt| de ses traits : a Monsieur Barnabe, me dit-elle, yeuillez ne jamais pie-
noncer le nom qui s'est échappé de vos lèvres tout à l'heure; c'est m
nom que lord J. Kysington ne doit pas entendre, o Elle s'inclina légè-
rement, et rentra dans le cabinet dont elle ferma la porte.
Mille pensées m'assaillirent à la fois; cette Eva dont il ne fallait p»
parler, n'était-ce pas Eva Meredith? était-elle la belle-fille de brd
J. Kysington? étais-je donc chez le père de William? J*espérais, je
doutais, car enfin, si pour moi ce nom d'Eva ne désignait qu'une po^
sonne, pour tout autre il n'était qu'un nom, coounun sans doute, es
Angleterre, à bien des fenmies.
Je n'osais questionner : autour de moi, toutes les bouches étaient do»
et tous les cœurs sans expansion; mais la pensée que j'étais dans l&à-
mille d'Eva Meredith, auprès de la femme qui dépouillait la veute et
l'orphelin de l'héritage paternel, cette pens^ devint la préoGeupate
constante de mes jours et de mes nuits. Je voyais mille fois en réfek
retour d'Eva et de son fils dans cette demeure, je me Toyais demandât
pour eux un pardon que j'obtenais; mais je levais les yeux, et la froUe,
l'impassible figure de lord J. Kysington glaçait toutes les espéranctf
de mon cœur. Je me mis à examiner ce visage conune si je ne l'aiais
jamais vu; je me mis à épier sur ses traits quelques mouvemens, quel-
ques Ugnes qui annonçassent un peu de sensibilité. Je cherchais l'ame
que je voulais toucher. HélasI je ne la trouvais nulle part. Je ne peidii
pas courage; ma cause était si belle! Bah! me disais-je^ que signifie
l'expression du visage? que fait l'enveloppe extérieure qui firappe ks
yeux? Le coffre le plus sombre ne peut-il pas renfermer de l'or? faatd
que tout ce qui est en nous se devine au premier regard? et quiconque
a vécu n'a-t-il pas appris à séparer son ame et sa pensée de TexpressioB
banale de sa'physionomie?
Je résolus d'éclaircir mes doutes, mais quel moyen prendre? Ques-
tionner lady Mary ou lord J. Kysington était chose impossible; faire
parler les domestiques? ils étaient Français et nouvellement entr^ daos
cette maison. Un valet de chambre anglais, seul serviteur qui eût sui^
son maître, venait d'être envoyé à Londres avec une mission de con-
f.
LE ROMAN DANS LB HONDB. iiiS
fiance. Ce fut vers lord X. Kysington que je dirigeai mes inTestigations.
Par lui je saurais, et de lui j'obtiendrais la grâce. La sévère expression de
son visage cessa de m'efljrayer. Je me dis : a Quand dans la forêt on ren*
contre un arbre mort en apparence, on fait une entaille à Tarbre pour
savoir si la sève n'est pas vivante encore sous Técorce morte; de même
je frapperai au cœur, et je verrai si la vie ne se cache pas quelque
part. D J'attendis l'occasion.
Attendre avec impatience, c'est faire venir ce que Ton attend. Au lien
de dépendre des circonstances, on soumet les circonstances.
Une nuit, lord J. Kysington me fit appeler; il souffrait. Après Im
avoir donné les soins nécessaires, je restai seul près de lui pour voir les
résultats de mes prescriptions. La chambre était sombre; une bougie
àDumée laissait distinguer les objets, mais sans les éclairer. La noble
et pâle figure de lord J. Kysington était renversée sur son oreiller.
Ses yeux étaient fermés. C'était son habitude quand il se préparait à
douffrir, comme s'il eût voulu se concentrer en lui - même pour ne
rien pCTdre de sa force morale; il ne se plaignait jamais; il restait
étendu dans son lit, droit et immobile comme la statue d'un roi sur
son tontbeau. En général, il se faisait faire une lecture, espérant soit
que la pensée du Uvre s'emparerait de son esprit, soit que le son mo^
notone d'une voix ferait venir le sommeil.
Cette nuit-là, il me fit signe de sa main osseuse de prendre un livre
et de conmiencer à lire; mais je cherchai vainement, livres et jour-
naux aTaient été descendus au salon; toutes les portes étaient fermées,
et, à nioins de sonner et de répandre l'alarme dans la maison, je ne
pouvais me procurer un livre. Lord J. Kysington fit un signe d'impa-
tience, pais de résignation, et me montra une chaise pour que je re-
TÎnsse m'asseoir auprès de lui. Nous restâmes long-temps ainsi sans
liarler, [uresque dans l'obscurité, Thorloge seule rompant le silence par
lé brnit régulier du balancier. Le sommeil ne venait pas. Tout i coup
lord J. Kysington ouvrit les yeux, et, les tournant Tors moi :
--* Pariez, me dit-il, racontez quelque chose, ce que vous voudrez.
Ses yen se refermèrent, et il attendit.
— Mon cœur battit avec feroe. Le moment était venu.
-p«- MJtord, lui dis^, j^ bien peur de ne rien savoir qui puisse inté-
resser votre seigneurie. Je ne pids parier que de moi, des événement
dé ma vie, et il vous faudrait Tlûstoure de quelques grands hommes de
ee monde pour fixer votre attention. Que peut raconter un paysan qui
a vécu content (!te peu, dans l'obscurité et le repos?... Je n'ai guère
quitté mon village, milord. Cest un joli hameau dans la montagne; en
n'y serait pas né qu'on le choisirait pour y vivre. •— Non loin de mon
village, il y a une maison de campagne où j'ai vu des gens riches qui
auraient pu partir et qui restaient^ parce que les iMîs sont épais, les
n
1116 REVUB DBS DEUX MONDES.
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sentiers fleuris, les ruisseaux bien clairs et courant yite sur les rochers.
Hélas! ils étaient deux dans cette maison , ... et bientôt une pauvre femme
y resta seule jusqu'à la naissance de son fils... Milord, cettp tenune est
une de vos compatriotes, une Anglaise, belle comme on ne Test pas
souvent ni en Angleterre ni en France, bonne comme il n'y a que les
anges dans le ciel qui puissent avoir cette bonté-là!... Elle venait d'a-
voir dix-huit ans quand je Tai laissée sans père, sans mère, et déjà
'^ veuve d'un mari adoré; elle est faible, délicate, presque malade, et
:i cependant il faut bien qu'elle vive; qu'est-ce qui protégerait ce petit
..| enfant?...
^ Oh ! milord , il y a des gens bien malheureux dans ce monde ! Être
malheureux au milieu de sa vie ou quand la vieillesse est venue, c'est
triste sans doute, toutefois on a quelques bons souvenirs qui vous font
dire qu'on a eu sa pari, son temps, son bonheur; mais, quand on pleure
avant dixrhuit ans, c'est bien plus triste encore, car enfin rien ne res-
suscite les morts, on le sait, et il ne reste qu'à pleurer toute sa vie. La
pauvre enfant!.... On voit un mendiant sur le bord d'une route, c'est
du froid, c'est de la faim qu'il souffire : on lui fait l'aumône et on le re^
garde sans chagrin, parce qu'il peut être secouru; mais cette malheu-
reuse femme dont le cœur est brisé, le seul secours à lui donner serait
de l'aimer.... et personne n'est près d'elle pour lui faire cette au-
mône-là !
Ah! milord, si vous saviez quel beau jeune homme elle avait pour
mari!... Vingt-trois ans à peine, une noble figure, un front haut...
comme le vôtre , intelligent et fier, des yeux d'un bleu foncé , un peu
rêveurs, un peu tristes, j'ai su pourquoi... C'est qu'il aimait son pàn,,
son pays , et qu'il devait rester exilé loin d'eux! Son sourire était plein
de bonté... Ah! comme il aurait souri à son petit enfant, s'il avait asseï
vécu pour le voir! D l'aimait même avant qu'U fût né; il prenait plaisir à
regarder le berceau qui attendait. Pauvre, pauvre jeune homme!... je
l'ai vu par une nuit d'orage, dans une forêt obscure, étendu sur la terre
mouillée, sans mouvement, sans vie, ses vêtemens couverts de boue,
son front brisé par une affreuse blessure, d'où le sang s'échappait en^
core par torrens. J'ai vu... hélas! j'ai vu William...
— Vous avez été iémoin de la mort de mon fils! s'écria lord J. Ky-
singtoD, se levant comme un spectre au mUieu des oreillers qui le
soutenaient, et fixant sur moi des yeux si grands, » perçans, que je
reculai effrayé; mais, malgré l'obscurité de la chambre, je crus aper-
cevoir une larme mouiller le bord des paupières du vieillard*
— Milord, répondis-je> j'ai vu mourir votre fils, et j'ai vu naître son
enfant!
Il y eut un instant de silence.
Lord J. Kysington me regardait fixement; enfin il fit un mouvement.
LB ROMAN DANS U MONDE. ili7
sa main tremblante chercha ma main, la serra , puis ses doigts s'en-
tr'ouvrirent. et il retomba sur ses oreUlers.
— Assez ; assez, monsieur! je souffre, j'ai besoin de repos. Laissez-
moi seul.
Je m'inclinai et m'éloignai.
Ayant que j'eusse quitté la chambre, lord J. Kysington avait repris
sa position habituelle, son sUence et son immobilité.
Je ne tous dirai pas, mesdames, mes nombreuses et respectueuses
tentatives auprès de lord J. Kysington, les indécisions, les anxiétés ca-
chées de celui-ci , et comment enfin son amour paternel , réveillé par
les détails de l'horrible catastrophe^ comment l'orgueil de sa race, ra-
nimé par l'espoir de laisser un héritier de son nom , finirent par triom-
pher d'un amer ressentiment. Trois mois après la scène que je viens de
raconter, j'étais sur le seuil de la maison de Montpellier à attendre Eva
Meredith et son fils, rappelés dans leur famille pour y reprendre tous
leurs droits. Ce fut un beau jour pour moi.
Lady Mary, qui, en femme maîtresse d'elle-même, avait dissimulé sa
joie lorsque des dissensions de famille avaient fait de son fils le futur
héritier de son frère, dissimula mieux encore ses regrets et ça colère
quand Eva Meredith , ou plutôt Eva Kysington , se réconcilia avec sott
beau-père. Le front de marbre de lady Mary resta impassible; mais que
de mauvaises passions devaient gonfler son cœur sous ce calme apparent!
J'étais donc sur le seuil de la porte quand la voiture d'Eva Meredith
(je continuerai à lui donner ce nom) entra dans la cour de l'hôtel. Eva
me tendit vivement la main, a Merci, merci, mon ami! » murmura-
t-elle. Elle essuya les larmes qui tremblaient dans ses yeux, et, pre-
nant par la main son enfant, un enfant de trois ans, beau comme un
ange, elle entra dans sa nouvelle demeure, a J'ai peur, d me dit-elle.
Cétait toujours cette faible femme, brisée par le malheur, pftle, triste
et belle, qui ne croyait guère aux espérances de la terre, et qui n'avait
de certitude que pour les choses du ciel. Je marchais à côté d'elle, et
tandis que, toujours en deuil, elle montait les premières marches de
l'escalier, sa douce figure mouiUée de larmes, sa taille mmce et faible
penchée vers la rampe, son bras tendu attirant à elle l'enfant qui mar-
chait plus lentement qu'elle encore, lady Mary et son fils parurent sur
le haut de l'escalier. Lady Mary portait une robe de velours brun , de
beaux bracelets entouraient ses bras; une légère chaîne d'or ceignait
son firent, digne en effet d'un diadème. Elle marchait d'un pas assuré^
la tète haute, le regard plein de fierté. Ce fbt amsi que ces deux mères
se virent pour la première fois.
— Soyez la bienvenue, madame, dit lady Mary en saluant Eva Mere-
dith.
Eva essaya de sonrire et répondit quelques paroles affectueuses.
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1118 'nruB ms mn ■ondes.
Comment aurait-elle deviné la haine, elle qui ne savait qn'aimei? Nous
S 1 nous dirigeâmes vers le cabinet de lord X. Kysington. M"" Heredith, se
^1 soutenant à peine, entra la première, flt quelques pas, et s'agenouilla
rt| près du fauteuil de son beau-père. E^e prit son enfant dans ses deux
bras, et , le mettant sur les genoux de lord J. Kysington :
— Toilà son fils ! s'écria-t-elle.
Puis la pauvre femme pleura et se tut.
Lord X. Kysington regarda long-temps Fenfant. A mesure qu'il re-
connaissait les traits du fils qu'il avait perdu, son regard devenait hu-
mide et affectueux. Un moment arriva où , oubliant son âge, l|i marche
du temps, les malheurs éprouvés, il se crut revenu aux jours heureux
où il serrait son fils encore enCeuit sur son coeur.
— WOliamt Williaml murmura-t-il; ma fillel sù0uta-t41 en lendMil
. h main à Eva Meredith.
1 Mes yeux se remplirent de larmes. Eva avait une famille, mi pro-
tecteur, une fortune; j'étais heurem:, et c'est peut-être pourquoi je
(deurais!
L'enfant, paisiblement resté sur les genoux de son gnnd-père, n'a-
vait témoigné ni plaisir ni crainte.
' — Yeux-tu m'aimer? hu dit le vieillard.
L'enftmt leva la tète, mais ne réfiondit pas«
— irent6nds4u? je serai ton pare.
— Je serai ton pèrel répéta doucement Tenfant.
**- Exciisez4e, dit sa mère, il a toiqoiu^ été seul^ U est bien pdit
eooore, tout oe monde l'intimide; plus tard, milord, il oomprendra
raieex vos douces puroles.
Hais je regardais i'enlant, je l'examinais en silence, je me rappelais
mes siidstres craintes. HélasI œs craintes se changèrent en certitude
rfaorribiâ saisissement éfurouvé par £w Meredith pendant sa grossesse
amit eu des suites funestes peur son enfant, et une mère aeule, dans
* jeiînëBse, son àmow et son inexpérience, avait pu si long-teoips
igaeréhr-son maBlettr.
En même temfie.qaemcH^ comme moi, lady Mary regardait TenfiniL
Je n'oubUçrai de ma vie l'expressian de sa physionomie : elle était
debout, son regard perçant était arrêté sur le patit William et semblait
pénétrer jusqu'au œur de l'enfant. A nœsure qu'die regardait, sai
yeux dardaient des éclairs, sa bouche s'^itr'euvralt immwi pov soa-
rire, sa respiration était courte et oppressée, comma tenque TQa.aM«iMl
une grande joie. ËUa iK«affdait^ iH9gsird«t4o IL T «wt «TO.tM vînge
espoir, doute, attente... Enfin sa haina fut clrârEveysnte, un cri de
faiomphe intérieur s'échappa de son cœur, mais ne dépassa pas ses
lèvres. Elle se redressa, laissa tomber un regard de dédain sur Eva,
son ennemi vaincne» U ^redevint impassS)le.
Lord J. Kysington) fatigué des émotions de la journée, nousirewoya
de son cabinet. Il resta seul toute la soirée.
Le lendemaia, après une. nuit agitée, quand je descendis choz lord
J. Kysington, toute. sa famille était d^ià réunie autour de lui; lady
Jiary tenait le j^tit William isur sas genoux : c'était le, tigre qui > tenait
saproie^
— Lebel enfant, disait^Ue, regardez,, mUord, ces soyeux cheveux
blonds I comme le soleU lesrend brillansl... Mais, ehère E^a, est-ce
que votre fils est toujours aussi taciturne? 11 n'apas le.mou¥eme&t, la
gaieté de son âge.
— n est toujours triste, répondit Jt"* Mereditb. Hélas I près de moi ,
il ne pouvait apprendre à rire I
— Nous tâcherons de Famuser, de l'égayer, reprit lady Mary. Allons,
dier enfant,«embFas8e ton gcand-pèrel tends-lui les bras et dis^lui que
tu Taimes.
William ne bougea pas.
— Ne sais^tu/pas QommentoB embrasse? Hanry,nKtti ami, enibras-
sez votre oncle,teidûniiezim boa exemple à votce cousin.
Harry s'élanja sur les genoux de krdJ. Kysington, lui passa les deux
bras autour du cou, et dit:
— ' Je vous aime, mon oncle I
— Â votre tour,<mQn.cher WilUan), reprit lâdy Mary.
William resta immobile sanamênoie le^r les yeux nrers.ft)n.gtaad-
père.
Ujie larme rouk sur lesjouesd'iSva Mereditb.
— Cest ma faute,. difUelle, j!ai maliétové mon enfuitl
Et ayant pris WiUiafli sur ses geaoux^.lesipleurs qui s^étaient échap-
pés de ses yeux tombèrent surje bout deisouifils^ilneilesjentit pas et
s'endormit sur le cœur<i|H>i'^^<d^ ^ imène.
«-Tâchez, dit lordJ.Kysingfam À. sa J)eUe-jQilte, que William de-
vienne moins sauvage.
— Je tâcherai, répooâit^Svaavecoe ton. d'enfant soumis queje ku
connaissais depuis loiig4smps» je itftcherai , et ijautrètre réusairaL-je, si
lady Mary veut avec bonté me dire ce qu'elle a fait pwc. xendre son flls
si heureux et si, gai.
Puis la mère désolée i^egardaJ^ry, quijwaît.pràs du fauteuil de
lord J. Kysington, et son. rcigard retomba sur son pauvre .enfant en-
dormi.
— 11 a souffert même avant de naître, murmura-t-elle; nous avons
tous deux été bien malheureux^ mais je vais essayer de ne, plus pleurer
pour que William soit gai comme les autres enlàns.
Deux jours s'écoulèrent, deux jours pénibles, pleins de. troubles ca-
chés^ pleins d'une morne inquiétude. Le front de lord J. Kysington et ait
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liM REYUB DES DEUX MONDES.
soucieux, son regard par momens m'interrogeait. Je détournais les
yeux pour éviter de répondre.
Le matin du troisième jour, lady Mary entra avec des jouets de toute
sorte qu'elle apportait aux deux enfans. Harry s'empara d'un sabre et
courut par la chambre en poussant mille cris de joie. William resta
immobile, tenant dans ses petites mains les jouets qu'on lui donnait,
mais il n'essaya pas d'en faire usage; il ne les regarda même pas.
— Tenez, milord, dit lady Mary à son frère, prenez ce livre de gra-
vures et donnez-le à votre petit-fiis, peut-être son attention sera-t-elle
éveillée par les peintures qui s'y trouvent.
Puis elle conduisit William auprès de lord J. Kysin^n. L'enfant se
laissa faire, marcha, s'arrêta, et resta comme une statue là où on le
plaça.
Lord i. Kysington ouvrit le livre. Tous les yeux se tournèrent vers le
I groupe que formaient en ce moment le vieillard et son petit-flls. Lord
J. Kysington était sombre, silencieux, sévère; il tourna lentement plu-
sieurs pages, s'arrêtant à chaque image, et regardant William, dont les
yeux fixes ne s'étaient pas même dirigés vers le livre. Lord J. Ky-
sington tourna encore quelques feuillets, puis sa main devint immo-
bile, le livre glissa de ses genoux à terre, et un morne silence régna
dans la chambre.
Lady Mary s'approcha de moi, se pencha comme pour me parler à
l'oreille, mais d'une voix assez haute pour être entendue de tous :
— Mais cet enfant est idiot I docteur, me dit-elle.
Un cri lui répondit. Eva se leva comme si la foudre l'eût atteinte, et
saisissant son fils qu'elle serrait convulsivement sur sa poitrine :
— Idiot I s'écria*t-elle, tandis que son regard indigné brillait pour la
première fois du plus vif éclat; idiot I répéta-t-elle, parce qu'il a été
malheureux toute sa vie, parce qu'il n'a vu que des larmes depuis que
ses yeux sont ouverts 1 parce qu'il ne sait pas jouer comme votre flls,
qui a toujours eu de la joie autour de lui! Ah I madame, vous insultez
le malheur 1 Viens, viens, mon enfant 1 s'écria Eva tout en larmes. Viens,
éloignons-nous de ces cœurs sans pitié, qui n'ont que des paroles dures
pour notre infortune I
Et la malheureuse mère, emportant son enfant> monta rapidemen t
dans sa chambre. Je la suivis. Elle posa William à terre, et s*agenouil-
lant devant ce petit enfant : — Mon fils ! mon fils! s'écria-t-elle.
William s'avança vers elle et vint appuyer sa tête sur l'épaule de sa
mère.
— Docteur, s*écria-t-elle, il m'aime, vous le voyez 1 il vient à moi
quand je l'appelle; il m'embrasse I Ses caresses ont suffi à ma tranquil-
lite, à mon triste bonheur! 1ifon Dieu, ce n'était donc pas assez! Mon
fils, parle-moi, rassure -moi! trouve un mot consolant, un seul mot à
.k.4
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1421
dire à ta mère au désespoir ! Jusqu'à présent, je ne f ai demandé que
de me rendre les traits do Ion père et de me laisser du silence pour
que je puisse pleurer sans contrainte. Aujourd'hui, William, il me faut
des paroles de toi ! Ne vois-tu pas mes larmes, ma terreur? Cher enfant,
toi si beau, si pareil à ton père, parle, parle-moi!
Hélas I hélas ! Tenfant resta sans mouvement, sans efihroi, sans intel-
ligence; un sourire seulement, un sourire horrible à voir effleura ses
lèvres. Eva cacha sa figure dans ses deux mains, et resta à genoux sur
la terre. J'entendis long-temps le bruit de ^s sanglots.
Alors je demandai au ciel de m'inspirer des pensées consolantes qui
pussent apporter à cette pauvre mère une lueur d'espoir. Je lui parlai
de l'avenir, de guérison à attendre, de changement possible, probable;
mais l'espérance ne se prête guère au mensonge. Là où elle n'existe
pas, elle ne se laisse pas entrevou*. Un coup terrible, un coup mortel
avait été porté, et Eva Meredith venait de comprendre toute la vérité.
A dater de ce jour, un seul enfant descendit chaque matin dans le
cabinet de lord J. Kysington. Deux femmes y venaient, mais une seule
semblait vivre, l'autre se taisait comme ceux qui sont morts; l'une
disait : Mon fils, l'autre ne parlait jamais de son enfant; l'une portait le
front haut, l'autre avait la tête inclinée sur sa poitrine pour mieux ca-
cher ses larmes; l'une était belle et brillante, l'autre était pâle et vêtue
de noir. La lutte était finie. Lady Mary triomphait.
On laissait Harry jouer sous les yeux d'Eva Meredith; c'était cruel. ^
Sans prendre souci des angoisses de cette femme, on amenait Harry ré-
péter des leçons en présence de son oncje; on vantait ses progrès. La
mère ambitieuse calculait toutes choses pour consolider le succès, et,
tandis qu'elle avait de douces paroles, de feintes consolations pour Eva
Meredith, elle lui torturait le cœur à chaque instant du jour. Lord J. Ky-
sington, frappé dans ses plu» chères espérances, avait repris la froide
impassibiUté qui m'avait tant effrayé. Maintenant c'était, je le voyais, le
dernier mot de son caractère, c'était la pierre qui scelle un tombeau.
Strictement poli envers sa belle-fille, il n'avait pour elle nulle parole
d'atfection; la fille du planteur américain ne pouvait trouver de place
dans son cœur que comme mère de son petit-fils. Cet enfant, il le re-
gardait comme n'existant pas. Lord J. Kysington fut plus que jamais
sombre, taciturne, regrettant peut-être d'avoir cédé à mes instances,
et d'avoir donné à sa vieillesse une émotion pénible et désormais
inutile.
Un an s'écoula, puis un triste jour vint où lord J. Kysington fit ap-
peler Eva Meredith, et lui faisant signe de s'asseoir près de son fauteuil :
— Écoutez-moi, madame, dit-il, écoutez-moi avec courage. Je veux
agir loyalement envers vous et ne vous rien cacher; je suis vieux et
malade, il faut m'occuper de mes affaires. Elles sont tristes et pour
4
î tl
iitt RBVDX DBS MVX MMBBi.
VOUS etpoiir moi; j6 ne yous parlerai pas de mon aressenfiment lon^a
mariage de mon fils. Votre malheur m'a désarmé, je yausai appdée
l^ vers moi, etj'ai désiré voir et aimer dans voke file WiUîam ThMlNr
de ma fortime, le jeune homme sur lequel m basaient tous mes rAvs
%à^ d'avenir et d'ambition.
Hélatft madame, la destinée fut cruelle envers ;nou8l La venin et
le fils de mon «fils auront tout ce qui peut assurer use eaûstence booD-
i rable; mais, maître d'une fortune que moi seul ai acquise, j'adopte
mon neveu, et c'est lui que je regarderai désormais comme mon uBîqie
héritier, le retourne à Londres pour surveiller mes afEeûres; euiveMBoi,
mada^le, ma maison est la vôtre, je vous y verrai avec plaisir.
Eva (elle me l'a dit depuis) sentit en elle, pour la premièxe fois, le
courage remplacer l'abattement. Elle eut la force que donne une utibk
fierté : elle releva la tète, et, si -son front n'avait pas l'ovgoeîl de celai
de lady Mary, il avait du moins la dignitédu malheur.
— Partez, milord, réponditr^lle, partez, je ne vous suivrai pas. Je
n'irai pas ètare<témmn de la déchéance de mon filsl Vous vous êleslwp
hâté, mUord, de condamner pour toujours I Que sait-on de l'avenirt
vous avez bien vite: désespéré de la taiisérioorde de Ueu I
^^ L'avenir I neprit lord i. Kysington, à.mon fige, U est tout eniiff
dans le jour qui s'éeoule. Si je veux agir» illaut que j'agisse le maiîs
sans même attendre le soir.
— Faites donc comme vous l'entendes, répondit .Eve. Je retoome
dans la demeure où j'ai été heureuse près de mon mari, j'y vetoimie
avec votre petit-fils, lord William Kysington; ce nsm, son seul faéri*
tage, il le garde, etle monde dût-il ne connaître ce nomi qu'en le Usast
sur son tombeau, votre nom, milord, est le nom de mon fila !
Huit jours aprôs,.Eva Meredith descendait le grandesealier de rbAW,
tenant encore, comme lorsqu'elle entra dans cette fatale, naaiaon, soa
fils par la main. Lady Many était un ;peu en arrièce d'elle, quebiiMi
marches plus haut qu'elle; de nembreux domestiques, tristenient sikih
cieux, regardaient et regrettaient la douce maîtresse ebascée duWt
paternel.
En quittant cette demeure, Eva Meredith quittait les seuls èts»
qu'elle connût sur la terre,' les seuls dont elle eût le droit de rédamar
la pitié; le monde s'ouvrait devant ellOi immense et vide : c'était Agir
partant pour le désert.
— ^ C'est horrible, docteur! s'écrièrent les auditeurs du médecin da
village; y a-t-il des vies si complètement malheureuses? Quoi I veas
avez vu vous-même?
— J'ai vu, mais je ne vous ai pas encore tout dit, répondiile docteur
Barnabe. Laissez-moi achever.
Peu de temps après le départ d'fiva Meredith, loid J. Kynngten se
LB MMKAlf lamS Ll MOHDE. IISI
mit en route pour Londres. Me trouyant libre, je renonçai à tout nou*
veau désir de m'instruire : j'avais assez de science pour mon village,
j'y revins en toute bâte.
Nous voilà donc encore dans cette petite maison blancbe, réunis
comme avant cette absence de deux années; mais que le temps qui ve-
nait de s'écouler avait aitgmenté la grandeur du malbeur I Nul n'osait
parler de l'avenir, ce moment inconnu dont nous avons tous tant be-
soin, et sans lequel le jour présent passe, s'il est heureux, en ne don-
nant qu'un boiûieur trop faible, s'Û est triste, en laissant le malheur
trop grand.
Jamais je ne vis une douleur plus noble, dans sa âmpUcité, plus
calme dans sa force que celle d'Eva Heredith. Elle priait encore le Ûen
qui la fraH^ait. Dieu pour elle, c'était celui qui peut l'impossible, celui
près duquel on recommence l'eqpérance, quand les espérances de la
terre sont éteintes. Son regard, ce regard plein de foi, qui m'avait déjà
si vivement bappé, s'arrâtait sur le front de son enfant comme pour y
attradre la venue de l'âme qu'elle appelait par ses prières. Je ne sau-
rais vous peindre la courageuse patience de cette mère parlant à son
fils, qui écoutait sans compraidre. Je ne saurais vous dire tous les taré-
lors d'amour, de pensées, de récits ingénieux qu'elle jeta à cette intel-
ligence fermée, qui répétait, comme un écho, les derniers mots du
doux langage qu'<Ni lui parlait; elle lui expliquait le ciel, Dieu, les anges;
cherchant à le faire furier, elle joignait ses mains, mais elle ne pouvait
lui faire lever les ymx vers le ciel.
Elle essaya, sous toutes les formes possibles, les premières leçons de
l'enfance; elle lisait à son fils, lui parlait, occupait ses yeux par des
images; elle demandait à la musique d'autres sons que les paroles.
Un jour même, se faisant un horrible effort, elle racontai William
la mort de son père; elle espérait, attendait une larme. Ce matin-là,
son enfant s*endormit pendant qu'elle lui parlait encore; des larmes
furent versées, mais ce fut des yeux d'Eva Heredith qu'elles tombèrent.
Elle s'épuisa ainsi en vains efforts, en lutte persévérante; elle tra^
vaillait pour pouvoir continuer à espérer; mais aux yeux de William
les images n'étaient que des couleurs; à ses oreilles, les paroles n'étaient
que du bruit. Cet enfant cependant grandissait et devenait d'une beauté
merveilleuse. Si on ne l'eût vu qu'un instant, on aurait appelé du calme
l'immobilité de sa physionomie; mais ce calme prolongé, continu, cette
absence de tout chagrin, de toutes larmes, avait sur nous un étrange
et triste effet. Ah ! il faut que souffrir soit bien inhérent à notre nature,
puisque l'étemel sourire de William faisait dire à tout le monde : « Le
pauvre idiot 1 » Les mères ne savent pas le bonheur qui se cache dans
les pleurs de leur enfant. Une^larme, c'est un regret, un désir, une
<rainte; c'est l'existeoce enfin qui^commence à être comprise ! Hélas !
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1124 RBYDB DBS DBUX MOIONSS.
William était content de tout. Il semblait le long du jour dormir les
yeux ouverts; il n'allait pas plus vite, il ne se retournait pas; il ne
fuyait nul danger; il n'avait jamais d'ennui, d'impatience, de colère.
S'il ne savait pas obéir aux paroles qu'on lui disait, il obéissait du moins
à la main qui le conduisait. Dans cette nature privée de toute lumière,
il ne restait qu'un instinct : il connaissait sa mère, il l'aimait même. D
se plaisait à s'appuyer sur ses genoux^ sur son épaule; il Tembrassait
Quand je le tenais long-temps éloigné d'elle, une sorte d'anxiété de
mouvement se manifestait en lui. Je le ramenais près de sa mère, il ne
montrait aucune joie; seulement il devenait tranquille. Cette tendresse,
^ cette faible lueur du cœur de William, c'était la vie d'Eva. C'est là
qu'elle avait trduvé la force d'essayer, d'espérer, d'attendre. Si ses pa-
roles n'étaient pas comprises, ses baisers du moins Tétaient ! Que de
fois elle prit entre ses mains la tète de son fils et baisa, baisa long-
temps le front de William, conune si eUe eût espéré que son amoor
embraserait cette ame muette et glacée ! Que de fois elle attendit un mi-
racle en serrant son ûls dans ses bras, en mettant le cœur tranquille de
William sur son cœur brûlant!
Souvent elle s'oubliait le soir dans l'église du village. (Eva Meredith
était d'une famille catholique.) A genoux sur la pierre devant Fanld
de la ViergCj à la statue de marbre de Marie tenant scm enflant dans
ses bras, elle disait : — 0 vierge ! mon ûls est inanimé comme cette
image du tien ! demande à Dieu une ame pour mon enfant !
Elle faisait la charité a tous les enfans pauvres du village, leur don-
nant du pain, des vétemens, en disant : « Plrta pour luil » Elle con-
solait les mères qui souffraient, dans le secret espoir que la consolation
viendrait aussi pour elle. Elle ne laissait aucune larme couler des yeox
des autres, afin de pouvoir croire qu'elle cesserait aussi de pleurer.
Dans tout ce pays, elle fut aimée, bénie, vénérée; elle le savait, et of-
frait doucement au ciel, non avec orgueil, mais avec espérance, les
bénédictions des malheureux, pour obtenir la grâce de son fils. EDe
aimait à regarder William dormir; alors elle le voyait beau et sem-
blable aux autres enfans; elle oubliait un instant, une seconde peut-
être, et devant ces traits réguliers, cette chevelure dorée, ces longs
cils qui jetaient leur ombre sur la joue rosée de William, elle était
mère, mère presque avec joie, presque avec orgueil. Dieu a des rao-
mens d% miséricorde même envers ceux qu'il a condamnés à souffrir.
Ainsi s'écoulèrent les premières années de l'enfonce de William. D
atteignit huit ans. Alors s'opéra en Eva Meredith un triste changement,
qui ne put échapper à mes regards attentifs; elle cessa d'espérer, soit
que la taille déjà élevée de son fils rendit plus frappant le manque
d'intelligence , soit que, comme un ouvrier qui, ayant travaillé tout le
jour, succombe le soir à la fatigue, l'ame d'Eva parût renoncer à la
ttt
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1125
tâche entreprise et retomber avec accablement sur elle-même, ne
demandant plus au ciel que de la résignation. Elle laissa les livres, les
gravures , la musique , tous les moyens enfin qu'elle avait appelés à
son secours; elle devint abattue et silencieuse; seulement, si cela était
possible, elle fut plus tendre encore pour son fils. Quand elle cessa de
croire qu'elle lui rendrait les chances d'aller dans le moiide, de se
faire des amis, d'acquérir une position, elle sentit en même temps que
son enfant n'avait plus qu'elle sur la terre; elle demanda à son cœur
un miracle, celui d'augmenter l'amour qu'elle lui portait déjà. Cette
femme devint l'esclave, la servante de son fils; toute son ame ne songea
plus qu'à le préserver d'une souffrance, d'une gêne quelconque. Si un
rayon de soleil frappait le front de William, elle se levait, inclinait le
rideau, amenait l'ombre au lieu du jour trop vif qui avait fait baisser
les yeux de son enfant. Si elle se sentait atteinte par le froid , c'était à
William qu'elle portait un vêtement plus chaud; si elle avait faim,
c'était pour William qu'elle allait cueillir les fruits du jardin; si elle se
sentait fatiguée , c'était à lui qu'elle avançait le grand fauteuil et les
coussins moelleux; enfin elle s'écoutait vivre pour deviner les sensa-
tions de la vie de son fils. C'était encore de l'activité , ce n'était plus de
l'espérandè.
Mais William atteignit onze ans : alors conunença une dernière phase
de l'existence d'Eva Mereditb. William , prodigieusement grand et fort
pour son âge, cessa d'avoir besoin de ces soins de chaque instant qu'on
donne aux premières années de la vie; ce n'était plus l'enfant qui s'en-
dormait sur les genoux de sa mère; il se promenait seul dans l'enceinte
du jardin, il montait à cheval avec moi, il me suivait volontiers dans
mes courses de montagne; enfin l'oiseau, quoique privé d'ailes, quittait
^n nid.
Le malheur de WiUiam n'avait rien d'effrayant ni de pénible à voir.
C'était un jeune garçon, beau comme le jour, silencieux, calme comme
on ne l'est pas sur cette terre, dont le regard n'exprimait rien que le
repos, dont la bouche ne savait que sourire; il n'était ni gauêhe, ni
disgracieux, ni importun; c'étfiit une ame qui dormait à côté de la
vôtre, n'ayant nulle question, nulle réponse à vous faire. M"* Meredith
n'eut plus , pour occuper sa douleur, cette activité de la mère qui est
encore restée nourrice; elle revint s'asseonr près de cette fenêtre d'où
elle voyait le hameau et le clocher de l'égUse , à cette même place où
elle avait tant pleuré son premier William. Sa figure pâle se tbumait
vers l'air extérieur, comme pour demander au vent qui souffiait dans
les arbres de donner aussi un peu de fraîcheur à son front; ses bras,
allongés à ses côtés, s'incUnaient sans force, comme les bras\)isi6 ou
fatigués qui n'ont plus rien à faire sur cette terre,
li. L'espérance, les soins à donner, tout lui manquait successivement;
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lii6 ISVUB DES DEUX MONDES.
elle n'avait plus qu'à Teiller, qu'à veiller de loin, le jour et la nuit,
comme la lampe qui brûle toujours sous la Toùte de Téglise.
Hais ses forces étaient épuisées. Au milieu de cette douleur revenue
à son point de départ, le silence et l'immobilité, après avoir vainement
essayé l'effort, le courage, Fespérance, Eva Meredith tomba en con-
somption. En dépit des ressources de mon art, je la vis maigrir et sf af-
foiblir. Où porter te remède quand c'est l'ame qui est atteinte?
Pauvre étrangère! elle aurait eu besoin du soleil de son pays et ^un
peu de bonheur pour la réchauffer; mais le rayon de soleil et le rayon
de bonheur lui n^anquaient à la fois. Elle M long-temps sans s'aperce^
voir de son danger, parce qu'elle ne pensait pas à eUe-même; mais»
quand il ne fut plus possible qu'elle quittât son fauteuil y il fallut bien
OHuprendre ! Je n'oserai pas vous peindre les angoisses de cette fennne
à la pensée de laisser William sans appui, sans amis, sans protecteur,
de le laisser perdu au milieu des indifférens, lui qu'il fallait aimer À
conduire par la main comme un enfant. Oh ! comme elle essaya de vi-
vre ! Avec quelle avidité elle se jetait sur les boissons que je Ini prépa-
i rais ! Que de fois elle voulut croire à sa guérison ! Mais la maladie mar-
chait. Alors elle retint plus souvent William à la maison; elle ne voaM
plus cesser de le voir.
a Reste avec moi , » disaii^Ue, et William , toujours content près de
sa mère, s'asseyait à ses [ûeds. Elle le regardait long-temps, jusqu'à ee
qu'un torrent de larmes l'empôchât de distinguer la douce ftgnre de soi
râfant; alors elle l'appelait plus près d'elle encore, le pressait sur sm
I cœur, et, dans une espèce de délire : a Oh ! si mon ame qui va se sépefer
\ de mon corps pouvait, s'écrîait-elle, devenir l'ame de mon ^ifant, que
je serais heureuse de mourir! »
Eva ne pouvait pas en arriver à désespérer tout-à-fait de la nûséri»
corde divine, et, quand toutes chances humaines (^paraissaient, œ
cceur plein d'ammir avait de doux rêves dont il ce refusait des espé-
I rances. Mais qu'il était triste, bêlas! de voir cette pauvre mère mourir les-
tementsous les yeux de son fils, d'un fils quinec(Mnprenait pas etqin loi
' souriait quand elle l'embrassait I
— 11 ne me regrettera pas, disait-elle, il ne me pleurera pas, il ne se
souviendra pas !
Et puis elle demeurait immobik, dans une muette contemplation et
son enfant; sa main alors parfois cfaercbatt la nnemie :— Vous Tairae^
' ami docteur? murmurait-elle.
— Je ne le quitterai pas, lui disais-je, tant qu'il n'aura pas de niel>-
leurs amis que moi.
Dieu dans le ciel et le pauvre médecin de village sur la terre, voil
les protecteurs auxquels eue confiait son fils.
La foi est une grande chose!... Cette femme imnre, dédiéritée, mou-
LB lOBAll DANS LB MOKDB. il2T
note, auprès d'an enfant sans intelligence, n'avait pas encore nn de
ces désespoirs sans issue qui fiant qu'on meurt en blasphémant. Un ami
invisible était près d'elle; die semblait s'appuyer sur lui , et parfois
prêter l'oreille à de sainte paroles qu'elle seule entendait.
Un matin y elle m'envoya diereher de bonne heure; elle n'avait pu
quitter son lit^ et, de sa main amaigrie, elle me montra une feuille de
papier sur laquelle quelques lignes étaient tracées.
— Ami docteur, me dit-elle de sa yoix la plus douce, je n'ai pas la
force de continuer, achevez cette lettre.
Je lus ce qui suit :
« Milord, c'est la dernière fois que je vous écris. Tandis que la santé
est rendue à votre vieillesse, moi je souffre et je suis prête à mourir. Je
laisse sans protecteur votre petit-flls William Kysington. Milord, cette
dernière lettre est pour le rappeler à votre souvenir; je demande moins
pour lui votre fortune qu'une place dans votre cœur. De toutes les
choses de la vie, il n'a compris qu'une seule chose, l'amour de sa mère.
Voilà qu'il me faut le quitter pour toujours ! Aimez-le, milord : il ne
comprend que l'affection ! »
Elle n'avait pu achever; j'igoutid :
« Lady William Kysington a peu de jours à vivre; quels sont les ordres
de lord James Kysington à l'égard de l'enfant qui porte son nom?
a Le docteur Barnabe, b
Cette lettre fut envoyée à Londres, et nous attendîmes. Eva ne quitta
plu&son lit; William, assis près d'elle, tenait, tout le long du jour, sa
main dans les siennes; sa mère essayait tristement de lui sourire; moi,
de l'autre côté du lit, je préparais le» potions qui pouvaient adoucir le
mal.
Elle recommençait à parler à son fils, coname ne désespérant plus
(^'après sa mort quelques mots dits par eUe ne revinssent à sa mémoire;
elle donna à cet enfant tons les conseils, toutes les instructions qu'elle
eût donnés à un être éclairé; puis elle se retournait vers moi : — Qui
sait,, docteur? disait-elle, peut-être qu'un jour il retrouvera mes paroles
au fond de son cœur I
Quelques semaines s'écoulèrent encore. La mort approchait, et,
quelque soumise que fût Tame chrétienne d'Eva, ee moment ramenait
l'angoisse de la séparation et la terreur solennelle de l'avenir. Le curé
dm, village vint la voir, et, quand il la quitta, je m'approchai da lui, je
pris sa main : — Vous prierez pour elle, lui dis-je. — Je lui ai demandé
de prier pour moi, répondit-il.
. C'était te dernter jour d'Eva Meredith. Le soleil était couché; la fe-
nêtre près de laquelle elle s'était si long-temps as»se était ouverte; elle
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RBVCB DES DEUX MONDES.
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pouvait voir de loin ce pays qu'elle avait aimé. Elle tenait son fils dans
ses bras, et baisait son front, ses cheveux, en pleurant tristement :
— Pauvre enfant! que deviendras-tu? Oh! disait-elle avec amour,
écoUte-moi , William : je me meurs ! ton père est mort aussi ! te voilà
seul ! 11 faut prier le Seigneur; je te donne à celui qui yeiUe sur le pas-
sereau solitaire sur les toits : il veillera sur Torphelin. Cher enfant, re-
garde-moi, écoute-moi! Tâche de comprendre que je meurs, afin de te
souvenir un jour de moi !
Et la pauvre mère, perdant la force de parler, gardait encore celk
d'embrasser son enfant.
En ce moment, un bruit inusité frappa mes oreilles. Les roues d'une
voiture faisaient crier le sable des allées du jardin. Je courus vers le
perron. Lord J. Kysington et lady Mary entraient dans la maison.
— J'ai reçu votre lettre, me dit lord J. Kysington; j'étais au moment
de partir pour l'Italie; cela m 'éloignait peu de ma route de venir moi-
même régler le sort de William Meredith : me voici. Lady William?...
— Lady William Kysington vit encore, milord, lui répondis-je.
Ce fut avec un sentiment pénible que je vis entrer dans la chambre
d'Eva cet homme calme, froid , austère, suivi de cette femme orgueil-
leuse qui venait être témoin d'un événement heureux pour elle : k
mort de son ancienne rivale. Ils pénétrèrent dans cette petite chambre,
simple, modeste, si différente des beaux appartemens de l'hôtel de
Montpellier. Us s'approchèrent de ce lit sous les rideaux blancs duquel
Eva, pâle et belle encore, tenait son fils appuyé sur son cœur. Ils se
placèrent Tun à droite, l'autre à gauche de ce lit de douleur, et ne
trouvèrent pas une parole affectueuse pour consoler cette pauvre
femme dont le regard se levait vers eux. Quelques phrases glacées,
quelques mots sans suite, s'échappèrent à peine de leurs lèvres. Assis-
tant pour la première fois au douloureux spectacle d'une agonie, ils en
détournèrent les yeux , et, se persuadant qu'Eva Meredith ne voyait ni
n'entendait, ils attendirent simplement qu'elle fût morte, sans même
donner à leur visage une expression d'emprunt de bonté ou de regret
Eva fixa sur eux ses regards mourans, et un effroi subit s'empara de ce
cœur qui battait à peine. Elle comprit alors ce qu'elle n'avait pas com-
pris pendant sa vie, les sentimens cachés de lady Mary, la profonde in-
différence, l'égoîsme de lord J. Kysington. Elle comprit enfin que
c'étaient là les ennemis et non les protecteurs de son fils. Le désespoir,
la terreur, se peignirent sur son pâle visage. Elle n'essaya pas d'impkirer
ces êtres sans ame. D'un mouvement convulsif , elle approcha William
plus près encore de son cœur, et, rassemblant toutes ses forces :
— Mon enfapt, mon pauvre enfant! s'écria-t-elle dans un demî^
baiser, tu n'as pas un seul appui sur la terre; mais là-haut Dieu est bon.
Mon Dieu ! viens au secours de mon enfant !
LE ROMAN DANS LE MONDE. 1129
Avec ce cri d'amour, avec cette suprême prière, sa vie s'exhala; ses
bras s'entr'ouvrirent, ses lèvres restèrent immobiles sur le front de
William. Puisqu'elle n'embrassait plus son fils, c'est qu'elle était morte,
morte sous les yeux de ceux qui jusqu'à la un avaient refusé de lui
tendre une main secourable, morte sans donner à lady Mary la crainte
de voir essayer par une prière de faire révoquer l'arrêt prononcé, morte
en lui laissant une victoire complète, définitive.
•Il y eut un instant de silence solennel; personne ne reifiua ni ne
parla. La mort fait incliner les fronts les plus orgueilleux. Lady Hary et
lord J. Kysington fléchirent les genoux auprès du lit de leur victime.
Au bout de quelques minutes , lord J. Kysington se releva et me dit :
— Éloignez cet enfant de la chambre de sa mère, et suivez-moi , doc-
teur; je vous expliquerai mes intentions à son égard.
Il y avait deux heures que William était appuyé sur l'épaule d'Eva
Meredith, son cœur placé sur son cœur, sa bouche sur sa bouche, rece-
vant à la fois ses baisers et ses larmes. Je m'approchai de William, et,
sans lui adresser d'inutiles paroles, j'essayai de le soulever pour l'em-
mener hors de la chambre; mais William résista, et ses bras serrèrent
plus vivement sa mère sur son cœur. Cette résistance, la première que
le pauvre enfant eût jamais opposée à qui que ce fût sur la terre, me
toucha jusqu'au fond de l'ame. Cependant je renouvelai l'effort, cette
fois William céda; il fil un mouvement, et, se tournant vers moi, je
vis son beau visage inondé de larmes. Avant ce jour, William n'avait
jamais pleuré. Une vive émotion s'empara de moi, et je laissai l'enfant
se jeter de nouveau sur le corps de sa mère.
— Emmenez-le donc I me dit lord J. Kysington.
— Milord, il pleure, m'écriai-je. Ah! laissons ses pleurs couler!
Je me penchai vers l'enfant; j'entendis des sanglots.
— William ! mon cher William I lui dis-je avfec anxiété en prenant sa
main dans mes mains; pourquoi pleures-tu, William?
Une seconde fois William tourna la tête vers moi; puis, avec un doux
regard plein de douleur :
— Ma mère est mortel répondit-il.
Je n'ai pas de paroles pour vous dire ce que j'éprouvai. Les yeux de
William avaient de l'intelligence; ses larmes étaient tristes comme ne
coulant pas au hasard, et le son de sa voix était brisé conune lorsque le
cœur souffre. Je poussai un cri; je me mis presque à genoux près du lit
d'Eva.
— Ah ! vous aviez raison , Eva ! lui dis-je, de ne pas désespérer de la
bonté du ciel !
Lord J. Kysington lui-même avait tressailli. Lady Blary était pâle
comme Eva morte.
— Ma mère 1 ma mère 1 s'écriait William avec des accens qui rem^
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plissaient mon cœur de joie; puis, répétant les paroles d*Eva Mereditb,
ces paroles qu'elle disait bien qu'il retrouverait au fond de son cœur,
l'enfant reprit à haute voix :
— Je me meurs, mon fils; ton père est mort; tu es seul sur la terre!
Il fciut prier le Seigneur !
rappuyai doucement ma main sur l'épaule de William pour le faire
s'incliner et se mettre à genoux; il s'agenouilla, joignit tout seul cette
fois ses deux mains tremblantes, et levant vers le ciel un r^ard plein
de vie : — Mon Dieul ayez pitié de moi ! murmura-t-il.
Je me penchai vers Eva, je pris sa main glacée. — 0 mère I mère qui
as tant souffert, m'écriai-je, entends-tu ton enfant? le vois-tu de là-
haut? Sois heureuse ! ton fils est sauvé ! pauvre femme qui as tant
pleuré I
Eva, étendue morte aux pieds de lady Mary, cette fois pourtant fai-
sait trembler sa rivale, car ce ne M pas moi qui emmenai William
hors de la chambre; ce fût lord J. Kysington qui emporta son petit-fils
dtmssesbras^
Que vous dirai-je, mesdames? William retrouva la raison et partit
avec lord J. Kysington. Plus tard, réintégré dans ses droits, il fût
l'unique héritier des biens de sa famille. La science' a constaté quel*
ques-uns de ces rares exemples d'une intelligence ranimée par une
violente Secousse morale. Ainsi donc le fait que je vous raconte trouva
là son explication naturelle; mais les bonnes femmes du village, qui
avaient soigné Eva Meredith pendant sa maladie, et qui avaient en-
tendu ses ferventes prières, s(Hit convaincues qu'ainsi qu'elle- l'avait de-
mandé au ciel, l'ame de la mère a passé dans le corps de l'enfant.
— Elle était si bonne, disent les villageois, que Dieu n'avait rien à
lui refuser. Cette naïve croyance est parfaitement établie dans le pays.
Personne ne pleura M"»« Meredith comme morte.
— Elle vit encore, disent les habitans du hameau; parlez à son fils,
c'est elle qui vous répondra.
Et lorsque lord William Kysington , devenu possesseur des biens de
I son grand-père, envoya chaque année d'abondantes aumônes au vil-
j lage qui le vit nattre et vit mourir sa mère, les pauvres s'écrièrent : —
) Voilà cetie bonne ame de M"« Meredith qui pense encore à nous ! Ah !
qimnd elle s'en ira au ciel, les malheureux seront bien à plaindre!
Ce n'est pas sur sa tombe que nous portons des fleurs, mais sur les
marches de l'autel de la Vierge, où eue priait si souvent Marie d'en-
voyer une ame à son fils» En déposant là leurs bouquets de fleurs des
champs, les villageois se disent entre eux :
— ûuand elle priait avec tant de ferveur, la bonne Vierge lui répon-
dait tout bas : a Je donnerai ton ame à ton enfant ! »
Le curé a laissé à no» paysans cette touchante croyance, et moi-
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LE ROMAN DANS LE MONDE. 1131
méme^ quand lord William vint me voir dans ce village, quand il Ûxa
sur moi son regard si semblable à celui de sa mère^ quand sa voix,
qui avait un accent bien connu^ me dit^ ainsi que lé faisait M""* Méré*
dith : — Ami docteur, je vous remercie ! alors, souriez , mesdames, »
vous le voulez, je pleurai, et je crus, avec tout le village, qu'Eva Me-
reditti était là devant moi !
Cette femme dont Texistence ne fut que longs malheurs, a laissé,
après sa mort, un souvenir doux, consolant, qui n'a rien de pénible
pour ceux qui Vont aimée. En songeant à elle, on songe à la miséri-
corde de Dieu, et, si Ton a une espérance au fond de son cœiu*, on
\Bspère avec une plus douce confiance.
Mais il est bien tard, mesdames; depuis long-temps vos voitures soot
devant le perron. Excusez ce long récit; à mon âge, on ne sait pas être
bref en parlant des souvenirs dé sa jeunesse. Pardonnez au vieillard de
¥0U8 avoir fait sourire à son arrivée et pleurer quand vous l'avez
écouté.
Ces dernières paroles furent dites du ton le plus doux et le plus pa-
temel; tandis qu'un demi-sourire efQeurait les lèvres du docteur Bar-
nabe. Chacun alors s'approcha de lui , on commença mille remerci-
mens; mais le docteur Barnabe se leva, se dirigea vers sa redingote de
taffetas puce déposée sur un fauteuil, et, tandis qu'un de ses jeunes au*
diteurs l'aidait à s'en vêtir : a Adieu, messieurs; adieu, mesdames, dit
k médecin du village; ma carriole est là, la nuit est venue, le chemiii
est mauvais, bonsoir : je pars. »
Quand le docteur Barnabe fut installé dans son cabriolet d'osier vert,
que le petit cheval gris, chatouillé par le fouet, fut au moment de par-
tir, M"« de Moncar s'avança vivement, et, tm pied posé sur le marche-
l)ied de la voiture, se penchant vers le docteur Barnabe, elle lui dit
tout bas, bien bas :
— Docteur, je vous donne la maison blanche, et je la ferai arranger
telle qu'elle était qua^jd vous aimiez Eva Meredithl
Puis elle s'enfuit; les voitures et la carriole verte partirent dans des
directions différentes.
On a lu ce touchant récit, qui semble échappé à la plume de Tauteur û*Ourika.
Cest la même sensibilité, la même finesse : oserons-nous ajouter que la tradi-
tion se c(mtinoe sur d'autres poiiits? Ce n*est pas chose indifférente que lé mi-
lieu où naissent les productions de l'esprit, et, pour les deux éerivains, ce mi*
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RBVUB DES DEUX MONDES.
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lieu est un peu le même. Certaines œuvres n'ont pu se produire que dans les
régions supérieures où la distinction s*allie naturellement à Télégance. Comine
Ourika, le Médecin du yUlage est une de celles-là. En sortant de ce cbâteai
de Burcy, encore tout ému, on se souvient involontairement d'une autre rési-
dence qui porte un nom illustre dans Thistoire, et où un homme d'état, dont la
noble intelligence comprend toutes les supériorités , se plaît à réunir ce que les
lettres et la politique comptent de plus éminent. N'est-ce pas là que ces gra-
cieuses pages ont dû être écrites? n'est-ce pas là qu'elles ont dû rencontrer toot
d'abord les encouragemens , les sympathies d'élite auxquels de nouveaux suf-
frages vont se joindre aujourd'hui?
Outre le Médecin du FillagCy le recueil que nous avons sous les yeux con-
tient une autre nouvelle qu'on nous reprocherait de ne pas faire connaître. Id
encore nous trouvons des qualités d'autant plus dignes d'être signalées, qu'dJas
sont aujourd'hui plus rares. On sait trop ce qu'est devenu entre les mains de
certains improvisateurs le cadre gracieux du roman. En présence des combi-
naisons étranges et puériles qui se disputent encore et ne font que lasser il
curiosité du public, il y a vraiment plaisir à se retrouver, avec l'auteur du Jfé-
decin du FUlage et ù'Une Histoire hollandaise {tel est le titre du seocmd récit
que renferme le volume), dans les vraies limites du genre, telles que les fixait
en France, dès le xyii*" siècle, toute une lignée de glorieux et charmans con-
teurs. Ce sentiment précieux des conditions du roman est un trait distinctif cbez
faimable écrivain. Dans chacun de ces récits, nous avons pu remarquer une
tendance heureuse à simplifier l'action , à tirer l'intérêt , non du mouvement et
de la complication des faits, mais de la peinture fidèle et de l'analyse éloquente
des sentimens. Ce qui , dans Une Histoire hollandaise, suffit à captiver, à re-
tenir l'attention du lecteur, ce sont les luttes, les souf&anoes ignorées d'one
pauvre fille sur laquelle un père implacable se venge d'un soupçon contre la
fidélité de sa mère. La mère et la fille, Annunciata et Christine, s'indineit
souffrantes et brisées sous cette main redoutable. Les deux victimes s'appuient
en gémissant l'une sur l'autre; mais la plus à plaindre des deux, ce n*est pas la
fille. Christine, à côté de sa mère, trouve du moins un autre soutien : c'est
l'amour d'un cœur noble et fier comme le sien, amour qu'elle partage, et qui,
seul avec l'affection maternelle, jette un doux rayon sur sa triste jeunesse. Ua
jour vient cependant où Christine perd à la fois ces deux appuis. Sa mère,
frêle Espagnole, meurt de chagrin sous le ciel froid d#Ià Hollande. Une taÊè-
tive de friite, qui devait réunir Christine à son amaât, n*aboutit qu*à replonger
la malheureuse enfant dans une captivité plus étroite. Les portes d'un dollre
se ferment sur elle, et dès-lors une partie singulièrement touchante s'oone
dans le roman. On suit ou plutôt on devine une transformation inattendue. Li
vie du couvent sq déroule devant la jeune fille avec une terrible monotonie.
D'abord le silence et Tisolement ne font qu'irriter la plaie encore saignante;
peu à peu cependant le calme semble renaître dans cette ame blessée. Cinq ans
se passent, et le sacrifice parait accompli. Christine va devenir la sœur Mardl^
Marie. Tout à coup un hasalrd inespéré rouvre devant elle les portes du cou-
vent. La nonne est entraînée hors de la sombre enceinte; elle est ramenée près
de son amant; elle revolt les lieux où ils ont aimé, où ils ont souffert. Cette fois,
elle n*a qu'un mot à dire, et ce mot , qui la rendra au monde, portera aussi la
Ll BOMAN DANS LB MONDE. il33
joie dans un noble cœur; mais ce mot, Christine ne le dira pas : elle repoussa
avec un triste sourire la main qu*on lui tend. Désormais c est i Dieu qu*ella
appartient. Qui saura combien ce suprême renoncement a coâté de luttes et
d'angoisses ! Sœur Marthe-Marie retourne au cloître, et les tristes voiles aux*
quels elle tend une tête enfiu docile deviennent bientôt son linceul.
Mous n^ajouterons rien à cette simple analyse. Parmi les impressions qu*é*
veillent de tels récits dans leur gruce attendri>sante , il en est une seule sur
laquelle nous voudrions insister. 11 y a quatre ans, nous signalions dans un
autre récit dû à la même plume « cette fraîcheur tendre, cette fleur furtive du
cœur, » qu*on ne retrouve plus guère dans les écrits contemporains : ce qui
nous charme et ce qui nous ra sure en effet dans ce concours apporté aux let-
tres par quelques plumes délicates, c'est Tattrait de rajeunissement qu elles
communiquent à des genres pour lesquels depuis long-temps le courant des
suaves inspirations semblait tari, ^ous leur devons ainsi des surprises que la
littérature nous donne aujourd'hui trop rarement. Qu'on ne s'étonne donc pas
de la conliance que nous inspirent ces tentatives et de l'empressement que nous
mettons à les signaler. Qui sait quels rayons pourront jaillir de ces ombres
aujourd'hui trop discrètes.' qui sait si la Muse ne devra pas chercher un jour
dans ces abris nouveaux et hospitaliers les clartés sereines et les sources fécondes
qui lui manquent ailleurs?
F. DB Lagbnevais.
TOME xvn. 73
ééi^i^^B^aÊmBBmÊÊÊÊmmÊm^ÊÈÊaaÊaÊBm
It4
«
RECHERCHES
DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES
DANS iA MRSS OCCIDENTALE.
By tbe baroD C A. di Bodb. — Londres, IM6.
Dans la région montagneuse de la Perse, entre les deux chaînes neigeuses de
PAlvend et de TArdeLan, s'étend depuis la frontière turque à Touest jusqu^'au
limites des provinces d'Ispahan et de Fars, à Test et au sud-est , le pays désigné
sous le nom de Louristan, que les voyageurs et les savans ont laissé jusqu'à ce
jour dans un oubli presque complet. Au sud de FArdekan, entre les premières
pentes de cette chaîne et les rives septentrionales du golfe Persique, un autre
pays, qui n'est guère plus connu que le premier, porte le nom de Khonzistao,
ou, plus communément, d'Arabistan, parce qu'il embrasse le territoire des
Arabes de la tribu Ghaîb. Cest dans ces contrées négligées trop long-temps par
la science qu'a pénétré récemment, à la faveur de circonstances exceptionnelles,
un courageux et patient voyageur, M. le baron de Bode. Son livre, écrit en vue
d^un public restreint et tout spécial, est de ceux qui, sans attirer l'attention de
la foule, prennent silencieusement leur place dans les bibliothèques scientifiqoes.
VOYAGE DAM LS LOPUSTAH ET L* AlABISTAN. 1 ISS ^
Dq toli.auiara^^ OBi dea titres. partkiMem>àil!iiitéfièt de la. crâti^pia CTest un
devoir pour ellev noaTTseulfimeiil à^ li» ay^^iéeiev^ mus dfen easpomt, d'en vû^
gmset^ piurruBe fidètetaiialj]rBeylaB^|Hriiioîpam>tésuiÉats. M^de Bode, d'aiUemv,
tout en étudiai les maamaeiis dupassév &su poptec on Gou^dloatlriattcntif sur
les populatioBS au. miMev^desciueUM il avéci»^ tt.yadkmeiHi^wbk intérêt
dàn& son Irvie, Tintât (|iû ailattache aw sftchMnlitta areliéotogMiutty et cehtt
non moina yif qu'excitent lea mœurs. d'one^société presfve ignanée; I^b descrip-
tion et Utnacralion formant ainsi, daBs.cexurieuxoivwagOv doixélémensdia-^
tincts, quoiqioe inséparables ^ et que nons chesclifirons à», même hi usàr sans les
confondre^
I^ vx^ageur dont nous allons suivre les traces^ il est bon de le remnqne^
tout^ appartient à la diplomatie^ russe» Son père, né d'une mèva anglaise, était
Français par sa famille paternelle',, originaire d'Alsace : les^ hasarda de TémignK
tion.le conduisirent en Russi», où il leva un régiment de camlerie à ses fraisy
et lorsqu'on i812rles Français parurent devant Moscou, il mérita par ses services
militaires la laveur de Fempereur Alexandre. C'est an ftls. akié der Fa^entureux
officier que nous devons le ^oyaye doiu le Laurisitmet PAraèiêkm, La vie
agitée de son père s'acheva, en Angleterre, et BL. de Bode, élevé successivement
aux université d& Londrea et de SaintrPétersboAirg, fut.de bonne heure reçu
dans les meilleures sociétés des deux eapitales^Use trouva bienlM en contaet
habituel, par la spécialité de ses étudesv avec les savans le» pkis distingués de
r Angleterre et de la Bussie. Les services de. son. pèra le^ recommandaient à la
bienveiUance de l'empereur Nicolas. Aussi oc tarda-t«il pas< à estrer dans la
diplomatie russe. Cette, double éducatioa des affaires et de lascienee était une
excellente préparation aux recherches qui devaient amener plus tard M. de Bode
dans la Perse occidentale. Par la positian du voyageur, on doit eomprendre
maintenant le caractère particulier de ses travai»; on ne s'étonoera pas si M. de
Bode s'offre à nous tour à tour comme un archéelegiie passionoé eft comme un
observateur pénétrant des mœurs actueUes de la Perse.
En 1836, nommé secrétaire de la légation russe à Téhéran, M. de Bode débuta
dans l'exercice de sa mission en assistant à. la cérémaaie funèbre célébrée pour
la translation des restes de M. de GriboedolT et des membres de son ambassade,
massacrés dans cette même ville sept ans auparavant, en f829. On sait que
M» de GriboedofT, sa suite et ses domestiques périrent dans une émeute popu*
laire,. victimes du fanatisme musulman,, poor avoir venlift faire respecter le droit
d'asile, et l'inviokLbiJLité du pavillon en fârwur de quelques si^ei» moscovites ré*
fugiés k l'hôtel du consulat. Le tableau de cette cérémonie précède le récit du
▼oyage entrepris par ML. de Bode quatre années plus tard. GTest un prologue
assez pittoresque à cette excursion coonnneée d'abord dans Timique intention
de. visiter Persépolis et prolongée dans une autre direotion pardeacireonstances
tout^-fait imprévues.
Le 23 décembre 1840, M. de Bode partait de Téhéran peur Ispafam et Schiraz.
La première singularité qu'offre un voyage en Perse, c'est la manièfe môme de
voyager. Un Européen qui veut parcourir ce pays n'a pas. le ckmur des modes de
transport; il faut qu'il voyage en cavalier, monté soit sur see propres chevaux,
ce qui est fort long , soit sur ceux de la pests, ce qui est extrènenent fatigant.
GomuM. dans tous les états de l'Asie, vous ne trouveisuF la route, même dans
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REVUE DES DEUX MONDES.
les grandes villes, ni un hôtel garni, ni une auberge, ni même un cabaret.
D'espace en espace, dans les principaux centres de population, un caravunseral
infect et le plus souvent en ruines vous présente un abri tel quel dans une
vaste cour entourée de cellules en pierres sans portes ni fenêtres. Quant à Ut
poste, elle n'est pas établie pour le transport régulier de la correspondance,
mais pour la simple transmission des ordres de l'autorité centrale aux ^uver-
Deurs de province, et des dépéclies de ceux-ci à l'autorité centrale. Cest, par
conséquent, le gouvernement qui en supporte tous les frais, moyennant des
relais établis de distance en distance, et appelés chaperkkanax (écuries pour
sept chevaux). Ces relais sont entretenus, partie en nature, partie en argent
L'administration en est confiée à un directeur ou fermier général, qui obtient,
par la voie de l'adjudication publique, la concession des relais sur une ou plu-
sieurs lignes de communication. 11 n'y a de rha'^erkhaitax que sur les routes
qui vont de Téhéran aux chefs-lieux de province,%t par conséquent de rela-
tions suivies qu'avec Tabriz à l'ouest, Ispahan au midi et Mesched à Test. Les
autres villes de l'intérieur n'ont aucun moyen de correspondance. Enfin, même
sur ces grandes lignes, c'est toujours un goufam, ou courrier spécial du jrmiver-
nement, qui est chargé des paquets et qui voyage à cheval. Les individus qai
ont des lettres à faire parvenir s'arrangent avec ce commissaire, qui se charge,
moyennant une récompense, de les remettre à destination.
C'est en chopaH, c'est-à-dire en courrier, qu'on voyage le plus ranidement
Toutefois ce que dit le touriste russe de ce mode de locomotion est fait pour ea
donner une idée assez triste. Au lieu de sept chevaux que Ton devrait trouver
à chaque relai, il n'y en a, la plupart du temps, que deux ou trois , et souvent
tellement mauvais, que le cavalier est plus Tatigué de faire aller sa béte qu'il ne
l'eiU été de parcourir la route à pied. Si toutefois l'animal ne veut ou ne peut
plus avancer, le voyageur peut, dans ce cas, se Honner la satisfaction de la veih
geance : il a le droit (c'est écrit dans son passeport) de tuer le cheval, h la con-
dition de porter jusqu'à l'étape prochaine sa queue dans une main et la selle
sur ses propres épaules.
Parti de Téhéran, M. de Bode, qui voyageait en rhopaH^ arriva à Koum après
deux journées de route. Koum est une cité sainte, qui doit son importance an
tombeau de Fatimah, sœur de l'imam Hussein. Ôeaucoup de Persans choisissent
cette ville pour lieu de leur sépulture. Ceux qui ont les m* yens de se faire porter
près du tombeau même d'Hussein préfhrent être enterrés à Kerbelah, où repose
le saint imam. Aussi, sur la route de Téhéran à Koum et à Kerbelah, renconfre-
t-on à chaque instant des caravanes de znrars (pèlerins), qui se chargent, tout
en accomplissant leur propre vœu, d'escorter les morts qu'on leur confie jusqu'en
terre sainte. Chacun de ces pèlerins conduit un cheval, au dos duquel deux bières
sont suspendues au moyen d'un bât. Le baron de Bride rencontra un de ces
convois près de Koum. La population s'était portée en masse au-devant des
iavurs pour les féliciter de leur heureux retour et de l'acquisition du titre de
kêf bêlai (pèlerins de Kerbelah). A propos de ce titre, l'auteur fait observer qu'il
y a pour les Persans shiites trois lieux différens de pèlerinage qui correspondent
à trois degrés différens de sainteté. Le moins important de ces trois pèlerinages
est celui de Mesched, capitale du Khoraçan. Ceux qui ont été faire leurs dévo-
tions dans cette ville au tombeau de l'imam Rcza obtiennent le surnom de
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VOYAGE DANS LB L0URI8TAN ET l'aRABISTAN. 1137
mêsehedi. Les pèlerins de Kerbelab sont placéf^ un peu plus haut dans Fostime
publique. Enfin ceux-^là seulement qui ont visité la Caaba et le to nbeau du
prophète à la Mecque et à Médine peuvent s'intituler fiod i. Un homme qui a
droit au surnom de kerbplaf ou au titre plus pompeux encore de hadji sera
très offensé, si on ne lui donne que c»lui de me^rhMi,
De Koum à hpahan, si Ton excepte les ruines d*une ville appelée Sinsin, qui
a dû être fort importante (i), la route n*oflVe rien d'intéressant. H faut six jours
pour franchir les deux cent vingt-cinq milles qui séparent Téhéran d'ispahan^
la seconde capitale de Pempire. Des allées en coupo-ji^orge, bordées de hautes
murailles, qui entourent les jardins des faubourgs, puis d'anciens marchés cou-
verts, dont l'enceinte déserte et ruinée est plongée dans une obscurité profonde;
plus loin, des bazars modernes, plus vastes, plus aérés, où quelques lampes dis-
séminées répandent çà et là une douteuse lueur, tels sont les premiers aspt^cts
qui frappent M. de Bode à Ispafian. On retrouve là ces contrastes de grandeur et
de misère, de magnificence et d'abandon, qui sont particuliers aux cités orien-
tales. Ainsi, à côté de rues étroites et tortueuses, on remarque à Ispahan de
belles promenades telles que le Chcbar-Bagb, avenue célèbre, espèce de boulevard
planté de platanes orientaux, qui aboutit à un magnifique pont en pierre jeté
sur le Zoyenderod. (Test au-delà de ce pont que s'étend le faubourg de Joulfa, le
quartier arménien dlspahan.
Cette ville renferme un établissement bien digne de l'attention d'un Européen :
nous voulons parler de l'école fondée à Jnulfa par notre compatriote, M. Eugène
Bore, pour l'instruction de la jeunesse arménienne. Cinq mois après la création
de cet établissement, trente et un élèves, dont cinq musulmans, fréquentaient
déjà Fécole. Un Persan et un Arménien y enseignent les langues persane et
arménienne sous la direction de M. Bore, qui se charge de montrer aux enfans
)e français et la géographie. C'est lui aussi qui explique le catéchisme à la partie
chrétienne de son petit troupeau. Ufi moullah est attaché à rétablissement pour
l'instruction religieuse des élèves musulmans. Le fait de parens tnahometans
qui envoient leurs enfans à une école chrétienne, et cela à Ispahan, le siège de
l'orthodoxie musulmane, est une preuve remarquable àc la tolérance des Persans
en matière religieuse, tolérance qu'il faut attribuer en partie aux progrès tou-
jours croissans du sufféisme, secte nouvelle qui s'attache à l'esprit plutôt qu'à la
lettre du Coran.
Ce fut à Ispahan que M. de Bode modifia son itinéraire, et que son excursion
projetée à Persépolis se transforma en un plus long et plus périlleux voyage.
Manoucher-Khan, gouverneur particulier de la province d'Ispahan, vX moUemi '-
oiid-daolot y c'est-à-dire premier ministre, aimonça au diplomate russe qu'il se
préparait à faire une inspection militaire dans "diverses parties du royaume pla-
cées sous son administration directe, notamment dans le Louristan et l'Arabistan.
11 engagea le baron à l'accompagner dans sa tournée, l'invitant, dans le cas où
il ne voudrait point renoncer à son excursion à Persépolis, à venir au moins le
retrouver à Shouster, d'où il lui ouvrirait la route de Téhéran par des sentiers
(1; Un missionnaire de la Propagande |i découvert dans ces ruiner, panni dex monceaux
de décombres, plusieurs chambres souterraines avec des hiéroglyphes et des inscriptioni
cunéiformes.
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que nul Buropéen ii^aTaH encore foulés. CéUiifpour 1# savant Toyageur
casîon unique de visiter une terre que Ton ne <coQBai88ait ^1q& que p9m les lécili
d^Hérodote et d' Airien^ et de rechercher s'il n'eiistail pa» dans cea^eontiée» per-
dues quelques monumens d*un intérêt historique. Lea hordes piilaidea qui in-
festent ces régions montagneuses en interdisaient jusqu'alors rentrée, noBhaeide*
ment aia Européens, mais même aux Persans des tribas voiainea. PoutoIt j pé-
nétrer sous la protection d'une armée commandée par le gouverneur d*l8pihti
en personne, c'était une faveur du ciel dont il nea'agisBait plus que de safoii
tirer parti. Le baron de Bode s'empressa d'accepter l'offre de MaiKiuche>»Khaa,
en s'engageant à l'aller retrouver à Sheuster, dès qu'il aurait jeté un rapids
coup d'œil sur les merveilles de Persépolis.
Persépolis mérite bien en effet qu'on se détourne pour visiter ses minea, fttt*
ce même au moment d'entrer, comme M. de Bode, dans une de» plus curiea«i
parties de la Perse. Sans nous arrêter plus long-temps à Ispahaa, transporU»»'
nous donc avec iui à Persépolis. Mais d'abord il iaut bien s'entendre sur la ai-
> I gnification de ce mot. Persépolis est la traduction grecque du nom de Pasat^
gada ou Parsagada (comme il est plus conrectement écrit dans Quînte-Cmee),
' qui signifie «le camp des Perses. » Cette dénomination de Pasargada s'appUqu
originairement à tout un district, long de vingt lieues de France, et composé ém
deux plateaux de Merdasht et de Mourghab (ainsi nommés d'a^^rës deux villages).
Chez les Grecs, l'usage le restreignait à la partie de ce district où Gyrus aval
fondé sa ville, bâti sa résidence et préparé son tombeau; la traduction grecqne
du même mot, Persépolis, resta consacrée pour désigner sfiécialeraent la de-
meure des rois, construite au moins un siècle plus taad sur le plateau de
Merdasht.
La plaine de Mourghab, arrosée par le Kour, est semée de ruines immwn»
qui attestent l'existence d'une grande ville. Parmi ces débris on distingue dea
monumens fort remarquables qui appartiennent certainement à rarchitectoie
de l'ancienne Perse. Dans l'un, on est autorisé à reconnaître le tombeau de Cy-
rus, le fondateur de Tempire. On y retrouve, en effet, ce tombeau, tel que Tt
décrit Arrien. La base forme un carré oblong, en blocs de marbre blanc d'oie
grosseur énorme, placés l'un sur l'autre par couches qui sont au nombre de dix.
1- La circonférence, rentrée étroite, le toit en pierres, tout cela s'accorde parfitt-
i tement avec la description de l'historien d'Alexandre. Dans le plancher, cooi-
ll posé de deux grands carreaux de marbre, on voit encore les trous où étaient at-
> tachées les ferrures qui tenaient le sarcophage. Le tout était en outpe entouré
d'une colonnade carrée, consistant en vingtrquatre colonnes, dont dix-sept sont
\ encore debout. L'autre monument est une pkte-forme longue de trois cents piedi
. I et lai^e de deux cent quatre-vingt-dix-huit. Cette plate-forme s'étend sur un dei
] ' I rochers qui composent le monticule de Mourghab. Elle s'appelle actueUement
, y Tukhte Solimmn, ou le trône de Salomon. Cest un assemblage de blocsde marbre
•u taillés et artificiellement joints ensemble. D'accord avec la tradition populaire
i et avec le voyageur angla^ sir William Ouseley, M. de Bode y voit le trône des
anciens rois de Perse, ou du moins le lieu où ils avaient coutume de s'asseoir en
public. A l'appui de cette opinion, il mentionne l'usage qui prévaut encore au-
jourd'hui. «J'ai vu souvent, dit-il, le souverain actuel de la Perse, Hahomed-
Shah, au commencement de son règne, venir s'asseoir sur un tertre élevé dans
TOYAGB DANS LE L0URI8TAN ET l'ARABISTAN. H 39
la plftiQe de Téhéran, avec un. simple pavillon tendu au-dessus de sa tète et
quelquefois même tout-à-fait à découvert, afin d'être vu par la multitude as-
semblée. Je Tai vu tenir ainsi son salam, c'est-à-dire son audience publiqu^^
entouré de ses courtisans, avec toute la pompe et la magnificence du cérémo-
nial asiatique. (Tétait en ces jour^ de réception en plein air que les députés dea
provinces éloignées et les cbefe des tribus nomades , avec leurs cortèges aus$i
bizarres que nombreux, s'assemblaient pour rendre hommage au nouveau sou-
verain, n en était san3 doute de même au temps de Cyrus, et c'est apparemment
en ce lieu,, dans la plaine de Pasargada, qu^il recevait le serment de fidélité et
d'obéûssance de toutes les divisions de la grande Caimille persane, ainsi que de»
nations qu'il avait soumises. »
En suivant vers le sud-ouest, par-dessus la crête montagneuse qui sépare les
deux plateaux, la direction du Kour ou rivière de Mouiighab, jusqu'à ce qu'il dé-
bouche sous le nom de Polvar dans la vallée d'Hapek, on remarque sur la rive
gauche les ruines de fancienne ville dlstakar, qui, d'abord simple campement
pour les gens du service des rois, a grandi aux dépens de Pasargada et lui a évi-
demment succédé, comme il paraît par le caractère plus moderne de ses con-
structions. Sur la rive droite s'élève la montagne de Houssein-Koh, avec les bas-
reliefs et les inscriptions de Nakschi-Roustam (images de Roustam). t^ne
superstition locale explique le nom donné à ces bas-rsliefe, oà on a cm voir
représentées les actions de cet ancien héros de la Perse; mais un savant français,
H. de Sacy, est parvenu à déchifiOrer les inscriptions de Nakschi-Roustam, ejt
nous savons maintenant que les monumens en question appartiennent à fépoque
des rois Sassanides. On reconnaît ces souverains à la forme de la coiffure, exac-
tement semblable à ceUe qu'on retrouve sur leur monnaies.
A partir des ruines distakar s'étend sur la rive gauche du Polvar (Medus),
jusqu'au confluent de cette rivière et de TAraxe, la plaine de Persépolis propre-
ment dite, et, en continuant de longer les montagnes qui dominent cette plaine,
on ne tarde pas à arriver devant les ruines colosssdes du palais de Pevsépolis cm
de Tchil-Minar (1) (les quarante colonnes), comme il est actuellement nommé
par les Arabes. La description de M. de Bode se ressent de la vivacité des pre-
mières impressions; elle est incomplète. L'observateur est ébloui. Si nous ne
connaissions déjà les ruines de Persépolis par l'admirable travail de Heeren,
nous aurions de la peine à nous y retrouver d'après l'esquisse un peu confuse du
baron de Bode. Toutefois la critique aurait mauvaise grâce à se montrer sévère,
car l'auteur convient lui-même de son impuissance. « L'effet produit sur moi,
dit-il , par la série des grandes scènes de Persépolis était à peu près celui qu'on
éprouve en parcourant une immense galerie de magnifiques tableaux, la galerie
du Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, par exemple. De même que Ton va presque
machinalement de salle en salle et de chef-d'œuvre en cheM'œuvre dans un ra-
vissement silencieux, interrompu seulement de moment en moment par uoe
courte exclamation d'admiration et de surprise, de même aussi j'allais d^in
groupe de ruines à l'autre, sous le coup d'un étourdissement qui ressemblait à
(1) Il n'y a pas préctaénent gavante coloniies; il y en a bien da^uotuge, mm les Per^^
emploient çttarante comme nous nous servons du nombre mille pour dire beaucoup, et on
grand nombre de leurs palais portent ce même nom de Tchil-Minar.
1140 REYUB DES DEUX MONDES.
Tivresse. )• On comprendra une telle émotion pour peu qu^en s*aîdant des pages
consacrées par Heeren à Perscpolis, on cherche à reconstruire en idée cet édifice
colossal, dont la position est déjà une première singularité. Le palais s'élèfe à
Tendroit même où se touchent la partie montagneuse de la Perse et la plaine. Une
chaîne élevée de magnifiques rochers en marbre gris présente une ouverture semi-
circulaire, dans laquelle est contenu le corps de Tédifîce, dont une partie dépasse
de beaucoup la montagne. L^ensemble des constructions se développe sur trois ter-
rasses étagées en amphithéâtre. Le marbre employé pour ces constructions a été
tiré des montagnes mêmes sur lesquelles s'appuie le palais. Des blocs énormes
sont réunis, sans chaux ni m rtier, d*une manière si admirable, que le regard le
plus attentif a peine à découvrir les jointures. Des escaliers de marbre conduisent
des terrasses inférieures aux terrasses supérieures; ils sont si larges et si com-
modes, que dix cavaliers pourraient les monter de front. L^escalier de la première
terrasse conduit à un portique dont il ne reste que quatre pilastres. Des animaux
gigantesques sont taillés dans chacun de ces pilastres, et semblent être, pour
ainsi dire, les gardiens des portes. Ce sont deux taureaux fabuleux du côté de
la façad(% et deux sphinx tournés vers Tintérieur. Entre les pilastres se trouvent
quatre colonnes encore debout; tout le reste n'est que ruines.
De cette première plate-forme, des escaliers semblables aux premiers, quoi-
que moins larges, conduisent à la seconde terrasse, sur laquelle se déploient
quatre colonnades différentes. De soixante-douze colonnes dont elles se compo-
saient, le baron de Rode n'en a plus retrouvé debout que treize, et, à ce propos,
il fait une observation intéressante sur la marche graduelle de la destruction.
Pietro de la Valle, en 1621, avait encore compté vingt-cinq colonnes. Manddso,
en 1638, ne parle plus que de dix-neuf; lors de la visite de Roempfer, en 1698,
et de Niebuhr, en 1765, le nombre en est réduit à dix-sept; sir W. Ouselej.ei
1811, en vit encore quinze; enfin, aujourd'hui, il n'y a plus que treize colonnei
Cannelées et hautes de quarante-huit à cinquante pieds, ces colonnes sont à
grosses, que trois hommes peuvent à peine les embrasser. De doubles tètes d'a-
nimaux, réunies par la nuque, remplacent les chapiteaux; tel est Fomement qu'on
trouve le plus souvent reproduit dans l'ordre persépolitain : ces têtes laisseot
entre elles un creux où s'adaptaient évidemment des solives qui supportaient
un toit plat, de sorte que le tout formait un grand péristyle. Par ce péristyle,
on arrive à plusieurs édifîces isolés, dont l'un, le plus grand de tous, occupe
encore la même terrasse; les autres, plus reculés, forment réunis comme une
troisième terrasse encore plus élevée. Ils contiennent tous plusieurs chambres de
différentes grandeurs et paraissent avoir été habités. On rencontre à chaque pis
de précieux débris de sculptures, des groupes de personnages aux costumes et
aux attributs variés, des combats d'animaux le plus souvent fabuleux et all^ori-
ques. Dans ces images d'animaux mythiques, on reconnaît des élémens em-
pruntés à la réalité. Ainsi les membres du lion, du taureau, du rbinocéros, de
Tautruche , ont été combinés de manière à former des figures merveilleuses à
l'aide des embellissemens arbitraires que s'est permis Timagination des poêles
et des artistes.
D'après cet aperçu général des ruines de Persépolis, on peut aisément se figu-
rer quelle abondante moisson elles offrent aux recherches des archéologues. Au
milieu des objets si admirables et si variés qui se disputaient son attention, M. de
VOYAGE DANS LE LODftlSTAN ET l'aRABISTAN. lUl
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Bode s^est attaché surtout à Tétude des bas-reliefs persomédiques et des inscrip-
tions cunéiformes. Ses recherches appellent Tattention dos lecteurs spéciaux aux-
quels elles s'adressent; pour nous, c'est au-delà de PersépoUs que nous irons
retrouver fe voyagieut', encore charmé des merveilles qu'il lui a été donné de
contempler et se diingeant enfin vers les régions inconnues où il s'est décidé à
pénétrer.
Pour se rendre de Persépolis à Shiraz, le pont de PouI-e-Khan jeté sur l'Araxe
serait la route la plus directe; mais quiconque a lu le charmant poème de Lallo'^
Bookh veut traverser TAraxe à la fameuse écluse construite au x* siècle par
fémir Zouzun-Deylemi, d'où vient à la rivière en avant de cette construction la
nom de Bend-Emir ou rivière de la digue de l'émir. Près de cette rivière s'élève
un joH village d'une Soixantaine de maisons, enfoncé dans la verdure, dominé
par des rochers pittoresques, et tout retentissant du bruit de vingt moulins éta-
blis EUT la digue. L*aspect de Shiraz, où l'on ne tarde point à arriver, n'est pas
fait pour dissiper les riantes impressions qu'éveillent les rives pittoresques da
Bend-Emir. Là encore des souvenirs poétiques ajoutent leur prestige aux ma-
gnificences de là nature. Célèbre par ses jardins et ses vignobles, Shiraz l'est
plus encore pa^ ses deux poètes philosr>phes, Saadi et Hafiz, dont on trouve ici
les tombeaux. Cette ville est la capitale de la province de Fars. Bien que Fars-
soit la plus riche division de l'empire, les impôts y sont considérablement ar-
riérés, et les ressources des contribuables tellement épuisées, qu'elles ne peu-
vent plus suffire aux exigences du gouvernement. Cependant la taxation annuelle
n'est que de 360,000 tomans ou 180,000 livres sterling, et, le sol étant extrême-
ment fertile, les produits très variés, le pays devrait pouvoir en acquitter le
double. Les Ci\u^es de cette gène sont la mauvaise administration de la province
et l'insécurité de la propriété. Depuis la mort de Fatteh-Ali-Shah, vers la fin de
1834, la province dé Fars a passé par les mains de six gouverneurs différens.
Chacun (feux a eu à payer, outre le fermage nominal, des pots-de-vin considé-
rables pour obtenir la préférence sur ses rivaux, et il a dû se rembourser, aux
dépens de ses administrés, par toute espèce d'extorsions.
Shiraz vit mourir, il y a sept ans, une de nos compatriotes. M"» de La Mari-
nière, qOi avait lutté d'énergie et d'intrépidité avec les plus aventureuses des
femmes touristes de la Grande-Bretagne. D'un caractère fort excentrique, cette
dame, par goût poiur les voyages, s'était hasardée toute seule dans ces contrées
lointaines, où elle était entrée au service d*Abbas-Mirza, l'héritier présomptif de
la couronne de Perfse, en qualité de gouvernante et maîtresse de langue fran-
çaise die ses énfans. D'un cœur bon et généreux, elle s'était fait adorer dans ce
pays par son courage et son dévouement. A l'époque du choléra, elle visita et
soigna les pestiférés, bien qu'à peine relevée elle-même de cette maladie, dont
elle fut une dès' premières atteinte. Sa mort, toute récente, avait été la suite de
sa propre imjprudence. Déjà, quelques années auparavant, elle avait accompli le
voyage de Tabriz à Shiraz; bien plus, elle avait écrit un journal de ce voyage, et
elle avait publié en même temps une description des ruines de Persépolis, illus-
trée par les dessins d'un artiste persan qu'elle avait décidé à l'accompagner. Dans
le printemps de 1840, il lui vint en idée d*explorer les provinces de Fez et de
Darabjird, malgré tout ce que purent lui dire ses nombreux amis pour la dé-
tourner de ce projet, ou pour lui persuader au moins d'en différer l'exécution
^ï • 1U2 MVUV DIS DKUX MORDU.
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jusqu'après les chaleurs. Malheureusement M"** de LaMarinière n^élait pas Cmma
à se laisser ébranler. Elle partit comme elle Tavait résolu; mais, à peine à la
moitié de cette excursion, elle fut prise d'une fièvre pernicieuse dont eUe refint
mourir à Shiraz à la fin de la même année. M*"* de La Marinière appartenait à
une famille noble de la France qui avait sotffert de la révolution de 1789. EDe
avait été lectrice de la reine de Naples, M°*« Murât, sœur de Bonaparte, et, bien
qu'elle eût été constamment froissée dans tous ses rapports avec la France, elle
avait conservé le plus vif attachement pour son pays et n'en parlait janoais qu'a-
vec enthousiasme.
La partie périlleuse du voyage commence après Shiraz. L'itinéraire que soit
M. de Bodc pour revenir de Shiraz à Téhéran le conduit dans le pays des
Lours, but principal de ses recherches. Les Lours ou habitans du Louristan
se divisent en plusieurs hordes : les Mamaseni, les Khogilous et les Bakhtyah.
Les Mamaseni sont divisés en quatre clans réunissant environ quatre mille fa-
milles; ils campent dans la vallée de Shab-e-Bevan. Les Khogilous ne comp-
tent pas moins de quatorze mille familles réparties en cinq grandes tribus;
ils habitent le territoire de Behbehan. Enfin les Bakbtyari occupent la partie
de rArdekban qui s'étend depuis les terres des Khogilous et des Mamaseni jus-
qu'au mont Zagros (1). Nous Tavouerons, ce qui nous a le plus intéreasé dans
le livre de M. de Bode, ce ne sont point les descriptions de bas-relids, ni ks
découvertes d'inscriptions; c'est ce qu'il nous apprend, en des pages aussi vive
que pittoresques, de toutes ces peuplades moitié sédentaires, moitié nomades,
et restées à travers tant de siècles exactement les mêmes depuis Abraham jus-
qu'à nos jours. La partie nomade de cette population étrange a des habitudes
très régulières. Elle passe une moitié de Tannée, la saison chaude , dans ks
pâturages de ses montagnes, c'est-à-dire dans leurs vallées les plus retirées
et les plus profondes, et l'autre moitié dans ses garam e sirs^ ou campemeos
d'hiver, dans les plaines qui s'étendent sur le rivage septentrional ou occideatal
du golfe Persique. (Test en allant vivre sous la tente des llyats (nom vulgaire
appliqué à toutes ces familles nomades, sans distinction de tribus) qu'on peut
s'initier à toutes les bizarreries de ces moeurs patriarcales; mais, pour tenter ooe
expédition aussi hasardeuse , il faut s'engager dans d'âpres défilés , traverser
d'immenses déserts , protégé par toutes les garanties que s'était assurées M. de
Bûde; il faut surtout savoir tirer parti de ces circonstances exceptionnelles,
comme Fa fait le voyageur russe, à force de courage, de persévérance et de sang*
fh>id.
En quittant Shiraz et en se dirigeant vers Touest sur les traces de M. de Bode,
on rencontre d'abord les ruines de Joundi-Shapour, sur les bords d'une rivière
célèbre par une des victoires d'Alexandre, le Granique. De cette station jusqu'au
petit fort de Nourabad, des monticules de débns couvrent une étendue de pl»-
sieurs milles carrés et offrent aux recherches de Fantiquaire une carrière encore
(l){G*eit dans ceUe grande famiUe dat Uun ifà!i\ finit dMidier lea vérîtefalei abori-
gènes de U Perse, les Zend, Arti ou Ardi, primiUvemeDt da^endus de U BadriMW, dagt
11^ ont retenu le nom ; Bakhtyan, Bactiûane, tandis^ qu*iiB.omt denné leur non de cUn,
Ardit à la chai ne de montagnes (Ardekhan) qui leur offrit souvent un refuge contre ks
imigrations plus récentes des Perseç et des Mèdes.
VOYAGE DAMS LB LOVRISTAN ET L'AAABISTAN. il43^
inexploHée. Une demi-ltette plus loin s'élève la petite ville de Fahlyan. U n'y a
pas bien long-temps encore, Fahlyan contenait cinq mille habitans; aujourd'hui
c'est un misérable bourg d'une soixantaine de maisons. Pourquoi ce change-
^ment? l'air est pur à Fahlyan, l'eau abondante, et le sol tellement fertile, que les
blés que l'on y sème reproduisent au moins quarante fois ce que Ton a confié à
la terre, le sésame jusqu'à cent, et le riz jusqu'à cent cinquante fois. Ici encore
se trahissent l'impuissance du gouvernement, la nullité de l'administration lo-
cale, et la turbulence indomptable des Mamaseni. Fahlyan, entourée d'une cein-
'ture de palmiers et bâtie immédiatement au^essous d'une montagne escarpée
qui la garant des feux trop ardens du soleil pendant une partie de la journée,
est située à l'entrée d'un vallon fameux, espèce de Tempe chanté par les poètes
arabes et persans, qui en font un des quatre paradis terrestres. Cest la vallée
de Shab-e-Bevan. Des narcisses sauvages forment dans cette vallée comme
un vaste tapis d'une éclatante blancheur et long de plusieurs lieues. L'air y est
chargé des plus suaves parfums. Quelques champs cultivés de riz, de coton,
■de blé, coupent çà et là ce tapis odorant; mais, partout où la terre est laissée à
elle-même, le narcisse réparait aussitôt. Il semble avoir fixé ici son séjour favori
et son empire. M. Quatremère, dans ses iVol^^ur l'histoire des liogols, décrivait
ainsi cet Eldorado, d'après les récits des vieux historiens persans : « Le vallon de
'Shab-e-Bevan, çiue l'on compte parmi les lieux de plaisance les plus célèbres qui
existent au monde, est une vaUée située entre deux montagnes. Elle a trois far-
sangs de longueur et une et demie de largeur. Tout cet espace est couvert d'arbres
qui produisent toute espèce de fruits. L'air y est extrêmement pur et tempéré. 6 n
7 voit un grand nombre de vilhiges. Au milieu de la v^dlée coule une grande
rivière. Les montagnes qui entourent i^e terrain ont presque tonte T^année leurs
sommets couverts de neige. Partout les arbres sont^i pressés, tpie les rayons du
soleil ne sauraient pénétrer jusqu-à terre. On y trouve de tons côtés des sources
nombreuses et des eaux Umpides. » La physionomie de ce Ken célèbre a bien
. diangé depuis tefftemps auxquels se rapporte la description de M. Quatremère.
11 n'y faut plus chercher ces épais fourrés, ces ombrages impénétrables dont il
était question tout à Theure. On n'aperçoit plus dans la vallée que de loin en
loin ({uelques arbres isolés, et à ce propos M. de Bode fait une observation très
juste : c'est que, tandis quTen Europe les forêts 'dispcuwssent devant les progrès
"de la civilisation et l'accroissement de la population, en Perse, au contraire, 4e
pays se déboise en proportion deia destruction mi de la diminution des habi-
tans. Ainsi Ton ne retrouve plus rien des délicieux bosquets tle Shab-e-^Bevan^
' et, dans toute la plaine de'Monrghab, où le tombeau de Gyrus s'élevait, selon
Arrien, au centre des jardins royaux, entouré de bois touffus, on n'aperçoit plus
imjourd'hui un seul arbre. Cest que ces arbres, cette verdure, étaient le pro-
duit et la récompense du travail de l'homme. Dans ces contrées dévorées par
'le soleil, on recueillait avidement les sources pour les conduire, par des aquedtws
itonterrains, d'un endroit à l'autre, et les arbres croissaient au bord de ces rigoles.
Cne fois venus, leur ombrage attirait les rosées, et ils se multipliaient. Les con-
duits hydrauliques ont disparu avec les populations mêmes, et plusieurs con-
trées, comptées dans l'antiquité parmi les plus riches et les plus florissantes, ont
pris peu à peu un aspect triste et désolé; le désert les a pour ainsi dire recon-
quises.
1144
BBVUB DBS DBITX MONDES.
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La vallée de Shab-e-Brvan est, nous Tavons dit, occupée parles Mamaseni. Us
deux villes principales qu'elle renferme, Fahlyan et Bashi, R^Ofil rien ^ l«lBa^
quable. A peine a-t-on dé|)assé fextréinité occidentale deceUe vallée, qu'on etf
sur le territoire d'une autre branche de la famille des Lours, les RhogÛous. Ce
territoire porte le nom de la ille de Bihbehan,qui en est la capitale. De Balist
à Behbehan, sur un espace de seize lieues tout sillonné dexaiHUUx ^oodfésct
d'anciens débris de caravanséraîs et de villagis, on n^aperçoit ni une goatle
d'eau ni une habitation. La Iraverst e de ce désert fut marquée cependant pour
M. de Bode par une rencontre intéressante, celle d'une troupe dV/yo^ qui aban-
donnaient les montagnes ardekanaises pour aller s'installer daas U plaine au-
tour d'Ispahan, où ils s'étaient donné rendez- vous avec une autre émigratiuo
venue d'un point tout opposé, c'est-à-dire des districts méridicmauB de la pro-
vince de Fars. M. de Bode décrit ainsi cette caravane : c Des troupeaux de chè-
vres et de moutons ouvrent la marche, conduits par les jeunes hommes, la
fleur et l'élite de la tribu, accom|)agnés de leurs chiens fidèles^ une espèce de
terriers à longs poils. Puis viennent les ams et les boeufs porteurs (ceux-ci «Tiioe
très petite race), montés par les membres les plus faibles et les plus âgés de k
communauté, ou bien charges de rouleaux de toile noire et de poteaux qui doi-
yent servir à la construction des tentes. Par-dessus tout cela^ oo a jeté les saa
contenant les provisions et attache par l'aile ou par la patte tout ce que la triiii
possède en oiseaux de basse-cour. Tandis que les pauvres volatiles s^exeitxoi
à se tenir en équilibre, hommes, femmes et enfaiis suivent la caravane à pid,
marchant séparément ou par groupes, et chacun portant quelque meuble, oa
quelque ustensile. Les chevreaux ou agneaux nés sur la route sont recueiilis
dans des paniers et portés au t ras, ou bien encore sur le dos des bêles de
somme. Les femelles pleines et les animaux boiteux ont leurs conducteurs sé-
parés, qui tantôt les encouragent doucement à marcher, tantôt s^arreteut afec
eux et les nourrissent quand ils sont fatigués. » Gomment ne pas être frappé de
cette mise en action naïve de la prophétie d'Isaîe : « 11 paîtra son troupeaa
avec la tendresse du berger; il recueillera les agneaux entre ses bras et les por-
tera dans son sein; il conduira doucimtnt cellis qui allaitent? » — « Les jeiiaes
filles, leurs fusiaux à la main, filent tout en marchant; les femmes mariées s'a-
vancent lentement , portant sur leur dos courbé un enfant qui passe ses pelHs
bras autour de leur cou , ses jambes autour de leur taille. Un plus petit manDOt
sera quelquefois suspendu dans un sac attaché aux épaules, tandis que Tenlaot
au maillot trouvera encore de la place sur la tête de la pauvre mère. »
La ville de Behbehan, qu'on atteint après une pénible marche de seize lieues,
est célèbre par ses teinturiers. Les habitans ont pour le mélange des ODuleors
un secret qui en assure la finesse et la durée, secret dont ils sont par conséquent
fort jaloux. Le sol autour de Behlehan est riche et bien arrosé; il ne lui manque
pour donner de beaux revenus à la Perse qu'une population suffisante pour tirer
parti de la terre, et surtout Une administration (jIus intelligente et plus stable.
La végétation est magnifique et très variée. On remarque dans les jardins 1^
arbres de l'Europe et de l'Asie. Le palmier, le grenadier, Toranger, prospèrent
à côté du pécher et de la vigne. Enfin les prairies comme celles de la vallée de
Shab-e-Bevan sont couvertes d'un odorant tapis de narcisses*
Au sortir de Behbehan , on franchit le fleuve nommé lab, TAgradates d'HélO'
VOYAGE lUNS LE tOUEISTAN ET l'ARABISTAN. if4S
dote, et dès ce moment on foule un isol biblique. Cest ici que commence ran->
cienne Chaldée, TElam de rÉcriture sainte, i'Elymaîs de Thistoire profane. A
sept lieues de Behbehan , on rencontre la petite ville de Tashoun. Des ruines de
bazars, de palais, de bains publics, épars dans toutes les directions, ainsi que
les massifs d'arbres vénérables qui ombragent les places publiques, montrent
que cette ville, aujourd'hui très pauvre, a été depuis long-temps et à une épo-
que encore assez récente un centre de population considérable. Ce qui donne
un intérêt tout particulier à cette localité, ce sont les traditions religieusement
conservées par les habitaiis. Tashoun revendique Thonneur d'avoir donne le
jour à Abraham. Cest à Tashoun qu'Abraham aurait été jeté dans une four*
naise ardente (lar Nemrod , « le hardi chasseur devant le Seigneur; » à l'appui de
cette légende, les habitans présentent l'étymologie du nom même de leur ville
qui vient du mol persan et chaideen atemh (feu).
A vingt-deux lieues au nord-ouest de Behbehan, on quitte le pays des Khogi->
bus -pour enirer dans celui des Bakhtyari, lé troisième groupe de la famille des
Lours. La limite est marquée par un arc-de-triomphe en ruines dans le style
sassanien, composé de trois arches qui interceptent une étroite vallée enlre la
muniagne de Mangasht à droite et celle de Getch à gauche, de telle sorte que la
route n'a d'autre issue que sous l'arche prmcipalc. Les principaux caractères
qui distiMguent les Bakhtyari des populations voisines sont le costume uniforme
des hommes et le style des tombeaux. Le costume des hommes est un surtout de
feutre à manches très courtes, ouvert par devant, descendant un peu au-des-
sous du genou et très ample autour des hanches. Cet habit ressemble au saaere^
▼etemeui sacerdotal des mobtiU ou anciens prêtres des Farsis. Une chemise et
un pautaion turc- de toile de coton couipletent le costume des Bakhiyaris. Le
style des sépultures a aussi son originalité. Une ligure de lion sculptée en pierre,
ou cxecubee en plâtre, décore chaque monument où repose un chef de lamiUe.
L'introduction du lion . omme un symbole fa von chez les Persans date de la
conquête arabe; les shiites surtout se plaisent à reproduire ce symbole, et cela
tieni àce que leur propnete Ali est desigae /e éion de uieu. Chez les disciples
de itoruastre, au contraire, le lion otaii compté parmi les animaux immondes,
et il était regarde coiume la créature d'Anhman, l'esprit du mal et renuemi
d*Ormuid. Aussi ne le voit-on jamais sur le tombeau des anciens Perses, bien
qu'on ie retrouve dans les scu.ptures des paiais et entre autres dans les bas-
reliefs de Persépjlts.
A douze lieues environ de Farc-de-triomphe qui sert de limite au territoire
des bakhtyari, la route se bifurque en deux chaussées, dont l'une, celle de droite,
conduit à Ispahan , et dont l'autre, à gauche, aboutit à Shouster, une des villes
principales du Khousistan. Sachant que Manoucher-Khan arrivait d'ispahan par
la chaussée de droite, M. de Bode se porta à la rencontre de ce fonctionnaire,
bien qu'il ne pût le faire sans s'écarter lui-même un peu de sa route. Cette
excursion l'amena devant Its restes d*une chaussée gigantesque dans lesquels
il n'eut pas de peine à reconnaitre un des monumens les plus antiques et les
plus mystérieux de l'Orient. Cette chaussée, appelée aujourd'hui le Jaddehi-^
jUabeg (le chemin des Atabegs), était regardée comme une des merveilles du
inonde par les anciens historiens qui la désignaient sous le nom de hli"QX
m^/^n*' (rrande échfvll'). Au temp3 me.n.î d'^lexarj lr% 01 iVn oîin.i's^ait nlus
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k eomÉmoteor. Oa'on se figure un p«vé «colosBid fiimé de pierres 'd^nfiral
4nMS mètres de long soriminfetie delôrge, feliée&'à chaque mtenmUe 4e ^mt
ou Tingt blocs f^ des Salies énormes, et fraoekissant à la montée oomaieèli
descente les neraans les ^luseseavpés. D'jiprèsia description de M.-de<Bode,^tooi-
à-fàit conforme à celles 4e Pline et de Diodore de ^kiie , on me aaiviBt do«lr
4e ridentité du Jaddeld'Maèeg et du Kitmax megale.
M. de Bode n'ont que iqnelques lieues à faire sur la wmto dlspoAian fNmrre»
joindre Manoudier-KhBn, k gonvanear de la province <de Fars. L'escorte de ce
haut fonctionnaire^ qu'il^eut occasion de passer en revue, kn donna uiieirisie
idée des ressources miiitaîyes de la Perse. Cette escorte consistait en un régi-
ment d'infanterie régulière d'environ mille hommes d'assez médiocre apparence,
d'à peu près le même nombre de cavaliers bien équipés et bien montés, et «fiifin
de trois pièces de canon du calibre de % avec ceni<ctnquante arUUenrs : tout cek
pouvait formerideux milk cinq cents hommes tant «onlbaltans que valets d'année,
et environ trois mille chevaux et miidets y compris les bètes de somme. Ce dé-
ploiement de forces, si médiocre qu'il fâl, était eependant proportionné an
obBtacksàrarmonter et aux ressources à lirer du pa^. C'était le seul instrumeet
^«ur lequel le gouvemeinr part compter peur faire rentrer ka toiea et i^sspetla
son autorité.
M. de Bode utilisa eetle baltcde quelques jours daais -le «camp ^n gouvemeir
pour se procurer de «euveaax'firmans, de nouvelles reconnaundations. 'Son èit
-étant de revenir à Téhéran parles districts de Shouster, de Diafeol -et la cheiae
du Zagros, ManoucheT'^flâian lui donna des lettres pour^ses^eutemma dansto
^divers pa^squeeetitinéndreTobligeait à traverser. Le dq^omato' r uaat put-aiaii
UBontinuer son voyage avec sécurité. A peinoen marche, à qu^ques liene9'selÉi^
*ment de l^ndmt où il a^t>quitté Ifonoucher-Khon, il -se laissa attarrierps'
•quelques tnonumenspeisépolitaias. La nuit4eeurprit essayant de ^éetnffirer mu
^inscription cunéiforme. 'Ce fut an oonhrQ4emps pour Parchéologue,'matf ea
même temps une bonne fortune "pour k vc^fugeur; car, foreé decherébern
refùgepour la nuit dans un douar deBakhtyaris, il put.ohserver ces peupiaiies
4an8 la flltoresqne originaUlé de lear vk liomestique. « La lenle<da»rlaqaeile
>on"nous introduiiét était, dii4l, encombrée des diven 'objets qat^composett
'ordinairement k mémige d'une familk d'Ifyats. Un grand nondbt<e de-oacrdr
^loute nalufo et de^toutas dimensions, contenant toute k 'propriété* raoMKère,
occupaient la majeure partie de la tente. Les uns étaient bourrés de Unne^ou-dr
vètemetts;'d'aulKs, plus petits, laissaient échapper de kurs'OufeiUitoe éémmécs
des fruits ou des légimes secs. Des peaux de foeuc, le poil^en dedans, eentenant
'du hdt aigre, étaient adossées contre deaoutres remplies 4'eau« lie mékage de
«es deu liquides, assaisonné d'un' peu de sel, est k boisson favorîle'dea;Dynl&
Des chaudrons pour bouillir le kit, noirs dcrcrasse et 4e famée, -et 4ee sacs de
«uir pour battre le beurre, ces derniers suspendus à de grandes latte» dai»k
longueur de ktmte, obstruaient le passage etcomplétaknt k^ëésordreJlidgié
k quantité d'objets ainsi entassés, l'intérieur de la tente n'eii était pas pks
chaud. Effectivement k nuit était gkciak, etknvent, dans ces régions élcvika,
•aottfflait impitoyabkmentià travers ksîntervalks*et'ks déehisnras dfsjdfape-
ries. Pour mcfgarantirnn (peu rde la bise,! fe m^étak-aaskiaurain^^sac ^dedalâe;
mes gais, moins bien partagés, étaientétendas^aur Ja tame^iigBsloltaîant de
VOYAGE hmh w hBmmtm m ('Imabictah. mm
tmr le [iluft misérable. Uo feu clair oapeadaiU briUni siHr.uae eaptee dlAtvtn
môs a*éjteQëait> son influeaoe ni avsai kâiiy ni danssia mène pioportioa <|ii#i
rebaisse fiiiBée cpiieonodaiinosKyeiixetgènaiftiiotiB respiratioa avant d^ paxw
vçnir à.sa dégager j^r les nembreosas^ ouTarturesqui nous ai^portaîeni si librei^
menl Pair et te finold du dehors. »
IL de Bode put compléter sous eettehamble tente les curiensea obaerratiûna
^'ilamit déjà recueillies sur lea moeurs toutes bibliques des montagnarde dxfi
Louristan. CMXa race n'a perdu auottue des qualités cpii sont le caebet de» racea
primitives. Les hommes du Louristan se distinguent des autre» habitans de la
Peise par une vigueur et une hardiesse i toute épreuve. Cette hardiesse» cetta
vigneur, ils la doivent à leur via active» à leur alimentatioa siniple« àTair fonti-
fiant qu'ils respirent dans leurs montagnes. Leur principale oceupatioa consista
h soigner teurs troupeaux de chèvres et de moutons; leur neurriture est le gland
du chêne, dont ils extraient une farine en le broyant entr& deux pierres. 11 est
u» trait poturtant qui les distingue des anciennes peuplades de la Chaldée. Bien
q]se les Lours professent Tislamisme suivant les canons shiites, ils n'ont en g^
néral qu'une idée très confuse de leur religion. Toutes leurs croyances consis-
tent en quelques rites superstitieux et en une vénération traditionnelle pour
leurs piri, c'est-à-dire les saints aux tombeaux desquels ils vont en pèlerinage.
Parmi les offrandes qu'ils apportent à ceuxnn» dans l'espoir d'en obtenir quelque
faveur, on remarque le plus souvent de petites lampes en fer-blanc qu'ils sus-
pendent avec des fieelles au-dessus de la tombe, ou des lambeaux de chiffons de
couleur que leurs femmes attachent à quelque arbre consacré dans le voisinage.
On. voit en Perse de ces arbres qui comptent plus de chiffons que de feuilles.
Comme contraste à cette rudesse patriarcale, M. de Bode remarqua la bonne
tenue des femmes ilyats.. n attribue cette supériorité d'un sexe que les coutumes
orientales et musulmanes ont plus ou moins dégradé dans le reste de l'Asie à
la liberté qui est inséparable de la vie nomade. Laconfiance qu'on lui témoigne
élève la femme ilyat dans sa propre estime, et le sentiment qu'elle a de sa di-
gnité se communique à ceux qui l'entourent. Il ne faut pas» bien entendu, de-
mander à la compagne d'un Ilyat les vertus douces et les qualités raffinées de
réponse européenne. On ne doit s'attendre à trouver en elle qu'une femme
forte et capable de toute espèce de dévouement conjug^ et maternel, mais rude,
ignorante, et souvent aussi sauvage que son époux. Exercée dès l'enfance aux
plqs grossiers travaux, maniant seule la pioche, la hache ou la béche« elle em-
piète même quelquefois sur le domaine de Phomme et partage ses dangers à I4
chasse ou dans le combat.
Une anecdote racontée par M. de Bode met en scène d'une Ihçon fort piquante
une de ces femmes qui unissent souvent le courage du guerrier au^ vertus de
la mère de famille. Le hasard lui fit rencontrer à Kermanshah la veuve d'un
chef de tribu qui, pendaqt la minorité de son fils, montait elle-même à cheval
pour commander le contingent militaire de son clan. Entre autres aventures de
cette héroïne, voici un trait qui nous reporte aux temps chevaleresques da
moyen-âge : « Quand, jeune fille encore, elle vivait sous la tente de son père,
c'était son habitude de jrevêtir des habits d'homme, et, armée d'un sabre et
d*une bonne lance, de se. placer en embuscade dans Je désert peur, y rançon-
ner les voyageurs. Un vieux Kourde,. aj^nt eu UQ jour à.traverser une partip
».
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peu fréquentée dn KhouzisCan, se vît soudainement attaqué avec une grande
i ^1 impétuosité par un cavalier seul armé de toutes pièces, et ce ne fut qu*apr^
avoir reçu et rendu pluf^ieurs blessures assez graves qu'il parvint à se débar-
rasser de son assaillant. Vers la fin du jour, il arriva tout meurtri et tout san-
. / mi glant dans un campement d'Ilyats. Il descendit sous la tente du chef dé la
tribu, qui, en lui accordant l'hospitalité la plus généreuse, lavant et pansant
lui-même les blessures de son hôte, se désolait de ne pouvoir laisser ces soins
à sa fille. « Biais elle-même, disait-il, avait été grièvement blessée ce jour-
là dans un combat quVlle avait eu à soutenir contre un Kourde dans le dé»
sert. 9 î^ voyageur ne put s'empêcher aussitôt de faire plusieurs questions sur
^ ^ Tarcident arrivé à la jeune Ilyat, et il demeura convaincu, d'après les i^ponses
du chef, que la fille de son hôte était précisément le voleur qui favait attaqué.
Voulant s'assurer pleinement du fait, il exprima le désir de voir la jeune fille
blessée. Le père n'y fit aucune objection. A peine furent-ils en présence qu'ite se
reconnurent; mais, comme tous deux étaient blessés et avaient combattu vail*
lamment, ils se regardèrent comme quittes l'un envers l'autre, et se serrèrent la
main en signe de parfaite amitié. Quant au père, il ne songea pas à témoigner
» 13 le moindre ressentiment à son hôte, à Fhomme qui avait goûté de son sd eC
s'était reposé à l'ombre de sa tente. »
A nnelaue distance du donar des Ilvats, M. de Bode rencontra sur s^ioota
un villaare complètement désert. Les habifans avaient fui dans les montages à
la première nouvelle do la prochaine arrivée du gouverneur dispahan. De même
i : dans presque tonte la Perse, les villages situés sur les grandes routes, notam-
ment sur celle de Téhéran à Tabriz, sont presque tous abandonnés, et les haW-
tans ont fherrhé des demeures plus retirées loin du passage des armées et iVs
caravanes. Dans les navs civilis«^s, une route, un canal, une artère quelennmie
de rommuniration attire or^'innirement la population et les richesses. Cesf le
contraire en Perse. Les plus riches villages sont cachés dans les ftorses les nlw
inaccessibles ^es monfaenes. De 1^ cet air de désolation et de mort dont un Fn-
roréen est nartout frappé quand îl suit en Perse le sentier des caravanes; de là
aussi les idées fausses qu'on se fait souvent sur la statistique et les ressouroesde
ce pavs,
La ville de Shoiisfpr. placée sur la route siM'vie par le vovaeenr russe, est
justement c^^l^bre par les immenses travaux hydranMones qnî distribuent, avec
un art infini, dans ses divers anariiers, les eaux du gonran, le Pasifi?ris des
hi^toripnc d'Alexandre. Grâce aux firmans dont il était^Heur et aux lettres de
recoTPmanHation du gouverneur d'Tspahan. dont on connaissait la pft>cha»»»e
arrivop, M. de ^ode fut reçu en prince h Shou«"ter. îl en profita pour remeillîr
sur cette cit<^ de pn^riepr détails archéoloiriques et statîsHones. Sbouster est une
Ville d'im aspect fort ori?înal. Les maisons ont en çrénéral deux étapes mnrmi*
nés d'une largre terraco^ ento»»rée de parapets. Daps les cours intérieures, de
grands pas«affes voûtés, crensês au-dessous du sol, font le tour de l'édifioç. r^s
espèces de cloîtres «ou ferrai nç sont le lieu de refuge des habi tans pendant Pété.
Ils y passppt tout le iour, et ne les atn'ttent que pour monter sur leurs terni«!¥S
à l'approche de la nuit. Sbouster possède aussi une kaob'f. forteresse isolée de la
ville par d'épaisses murailles, bien que comprise dans la même enceinte, et nui
domine les eaux rapides du Kouran. Cest de cette forteresse, au coucher du
iâ
VOYAGE DANS LB LOCmiSTAIf KT L'ARABISTAN. If 49
sôleii, que le panorama de Shouster est surtout curieux à contempler. Les habi«
tans ont pour coutume de souper tous à la même heure sur les toits plats de leurs
maisons. Il se fait donc à ce moment une illumination générale. Chaque table est
éclairée de grands candélabres contenant des bougies défendues contre le vent
et les insettes par des cloches de verre, ou par des cadres de bois doré tendus
de fine mousseline^ Les domestiques, toujours nombreux, yont et viennent aVec
d'immenses lanternes de toile ou de papier huilé qui ont jusqu'à trois pieds de
diamètre, et leurs silhouettes noires se dessinent sur ces globes lumineux comàie
des figures de lanterne magique.
Shouster était jusqu'à ces derniers temps une ville très populeuse, mais la
peste et le choléra, qui s*y sont succédé pendant les années 1831 et 1832, ont
enlevé les trois quarts des hab'tans. Leur nombre ne dépasse pas actuellement
quatre ou cinq mille âmes. Beaucoup de familles ont d'ailleurs émigré pour
transporter leur résidence à Dizfoul , depuis que cette dernière ville est devenue
le chef-lieu de la province et le centre de l'administration , au grand détriment
de Shou<;ter, qui avait été jusqu'alors la capitale de tout le Khouzistan. Aussi de
très belles maisons, encore en fort bon état, se trouvent-elles abandonnées.— -Les
Persans de Shouster ont la réputation d'avoir plus d'esprit et en même temps
d'être plus corrompus que fous leurs compatriotes. La ville fburmille de bouf-
fons, de danseurs, de musiciens et de saltimbanques de toute espèce. On y fkit
une chère exquise et on y trouve, en fait de luxe, de plaisirs et de gastronomie,
toutes les ressources dlspahan.
La ville et sa banlieue paient au gouvernement un revenu annuel de 20,000
tomans ou 10 000 livres sterling. L'octroi en prélève à peu près autant au profit
de la ville sur les diverses consommations, et enfin la douane produit encore à
rétat à peu près la même somme. Ce sont surtout les produits de l'Inde anglaise
qui trouvent à Shouster un débouché conf^îdérable, savoir le sucre, les épices,
l'onium et le coton expédiés de Bombay. Ces marchandises sont d'abord trans-
portées par mer jusqu'à Mohammerah, port franc situé sur le Kouran, non
îbîn de son confluent avec le Shat-el-Arab et la rivière de Kourdistan. De Mo-
hammerah elles remontent le Kouran sur de petits bàtimens arabes, jusqu'à en-
viron deux lieues au-dessous de la ville d'Ahvaz. Là, il est nécessaire de les dé-
bamuer et de les transporter par terre jusqu'à cette ville, à cause de nuelques
bancs de rochers qui interceptent le lit de la rivière. Un peu au-dessus d'Ahvaz,
on recharge encore une fois les marchandises sur des bateaux qui les remontent
jusou'^ trois lieues de Shouster, où elles arrivent enfin à dos de mulet.
Shouster possédait autrefois des plantations considérables de coton et four-
nissait elle-même la matière première à ses manufactures; mais, depuis l'intro-
duction des cotornades anprlaises par la vo'e de Bombay et de Mohammerah,
Tindustrie agricole et l'industrie manufacturière ont eu le même sort; elles sont
tombées, probablement pour ne plus se relever. On ne cultive plus le coton , et
les tisserands ont abandonné leurs métiers. Il en est de même pour la canne à
sucre; elle florissaît autrefois dans ces contrées, surtout dans les environs d'Ah-
vaz : auîourd'hui la culture en est tout-à-fait négligée. Quand M. de Bode voulut
connaître la cause de ce dépérissement , on lui dit que beaucoup d'années au-
paravant un Anglais était venu «'établir à Ahvaz, et qu'il avait acheté fort cher
TOME ivn. 74
*
I
' J
toBlc»laieaimeaàjacredesdiTeBies>ptontatioiw da roirinage, liges, feplanli€
ncioe«;.|tui9 il les. arnit entassées dans ua yaste magasin auquel il aratmis It.
fbut de Jorte qu'il n'en était pas même resté pour la semence, et depuis ce temps
la plante avait complètement disparu. du pays. Cette explication n*est pas toil-
àiÂit dénuée de vraisemblance, en supposant que TÂnglais eût agi poor.li
Gompte.desoa gouvernement; cependant ceux qui aiment le menreilleax en ont
Umvâé une autre. Selon leur version, Imam-Reiat Tun des douze. successeurs
Quonisés du prophète, et celui précisément dont on va visiter la tombe en pè<-
lerinage à Meshed, avait un goût très prononcé pour les bonbons. Pendant aa.
si^ouc à Meshed, il éprouva un vif désir de se procurer du sucre d'Ahvaz et en
fltdemander aux habitans de cette dernière ville; mais ceux-ci , par avarice, le
lui refusèrent. Le saint homme, vindicatif comme tout, dévot musulman, pria
aussitôt le ciel pour qu'Ahvaz ne produisît plus de canne à sucre. Sa prière fut
entendue, et, pour que la punition de ceux qui Tavaient offensé fût plus exem-
{llaire, toutes les cannes à sucre furent immédiatement transformées en.scf>r-
pions. La preuve que cette histoire est parfaitement vraie, c'est qu'on trouve aux
environs d'Ahiaz prodigieusement de scorpions.
La distance de Shouster à Dizfoul, la capitale actuelle du Khouzîstan, est
d^^nviron douze lieues. Située sur la rive gauche de la rivière du même nom (le
Dtzsoul, l'ancien Gopratas), la ville de Dizfoul a une grande analogie avee
Sheuster. Les maisons offrent le même modèle de construction élevée et spt-
cieuse, les mêmes toits en terrasses et les mêmes voûtes souterraines destinées 4
servir d'abri pendant les chaleurs. La rivière qui coule sous les fenêtres du paliis
da gouvernement n'est pas aussi large que le Kouran, mais les flots en soot
aussi rapides. Un grand nombre de moulins, perchés sur les rochers et sur les
pâlîtes Iles «qui en interceptent le cours, sont unis entre eux par un réseau de
<! petits ponts très pittoresques qui donnent au paysage une physionomie chi-
noise. Ces ponts sont éclairés la nuit, ce qui produit sur la rivière une illumi-
nation, des. plus brillantes. Un pont de vingt-deux arches, à l'extrémité oceideo-
ti^de la viile,;est attribué parles habitans à un prince d'une dynastie antérieme
è Zoioastce; mais il est aisé d'y reconnaître une construction sassanienne.
A sept lieues de Dizfoul, on rencontre les ruines de Shoush. Dans ces mines,
M» de Bpde croit retrouver la fameuse Suze, la plus ancienne et la plus célèbre
eapitalede la Perse. Le premier monument qu'on remarque en venant de Oir-
f«ttlÀ Suze est le tombeau du prophète Daniel , rendez-vous, à tous les jours as
fête, d'une grande partie de la population musulmane, qui a pour ce saint pn>*
phète une vénération plus grande encore que celle des chrétiens. Un rideau de pal-
miers entdurece monument surmonté d'une pyramide de marbre blanc, décoi^
extérieurement en compartiraens triangulaires imitant les sections d'une ruche de
mouches à miel. D est évident que le tombeau de Daniel a subi diverses restan-
rations« car le style de l'architecture actuelle trahit une date assez récente. RSen
n'y rappelle l'antique que quelques fragmens de pilastres en marbre bkmc, dont
les. chapiteaux sculptés en feuilles de lotus témoignent d*dne époqpe contem-
Romne de celle de Suze. Dans l'intérieur d'une cellule carrée, qu volt une bière
' en bois noir qui est censée contenir les restes de Daniel, et qui se trouve sépaiée
du dKsur par un grillage dans le genre de ceux qui entourent les tombeaux
«
TOYAGB MHS U UODIOTIN *IT -1? ARABISTAN. f IM
HPBsfher-et^heHIiBràodiée à Oimadaii. A cette grille sont sospenâas dirersta^
teauY trrec des citations dti Gorairtine les pieBX musulmans portent respectnmi*
sèment à leurs lèvres en fietisant le tour liu tombeau. Au-dessous de Tappartement
ffai contient 4e cénota{Aie, est nne seconde Toûte qui est censée représenter la
fosse ma Hons dans laquelle Daniel fitt jeté par ordre de Darius, roi desHlèdes.
La muraille occidentale de rédiûce est baignée par le Shapour (fEuloeus d'E^HK
dote etl^fJla! île PÊcfiture sainte), petite rivière peu large, mais prcifondémeUt
encaissée et navigable jnsqu^à son confluent avec le Kouran, près de la ifOe
d*Abfvaz. A tiudques pas du monument, sur le bord defeau, on trouve trois
grands fragmens^e marbre blanc. L'un est un chapiteau de colonne avec des or-
nemens sculptés en 'feuilles de lotus; Tautre est une tablette avec des inscriptions
cunéiformes, et le^troisième, un grand ba&-relief représentant un homme entre
deuie lions grossièrement sculptés. A partir du tombeau de Daniel, tout le terrain
compris entre rEtodœtis et le'Copratas est semé de mines ou de tertres recouverts
de broussailles, mais formés évidemment, d'après leur configuration, d'antres
rnine» phiscompactes et probablement mieux conservées. Il y aurait ici des tre-
ssons archéologiques à mettre au jour. La nature et le cours des événemens sem^
blentM^'nnir dîneurs ixmr conserver dans ces localités la trace de 'toutes les
tradHiuns4)ibliques. 'Ainsi, aui lieux mêmes où FËcriture sainte nous représente
ie^prophète Daniel comme ayant été jeté vivant dans la fosse anx lions, les lions
Mnt plus nombreux que jamais. Qs'toirt aujourd'hui les seuls habitans^e Suxe,
et leurs-rugissemens éveillent chaque nuit les échos de cette plaine où latraditioii
Iplace letombeando'proptiète hélnreu.
La ronte -suivie par M. de Bode, à partir de Dizfonl jusqu'à Téhéran , ii*<!rtriie
liln9rien*qui*méritedetious an1^r.*9rous'pouvons donc constater maintenant les
«vésuHats arehéolo^^iqnes'de ce ^voyage, dont nous avons déjà ftltTessortir'fin^
^téfèt^gtrttiitique^t ■^ffenographique. ^Ccs résultats sont importans et nombreux;
nous les citerons dans leur ordre. — On doit d'abord à "M. de Bode ht détermi^
nation des limites exactes et de la physionomie actuelle de l'ancienne Chaldée.
— Gertatn8(poinl»id6i Écritures restés douteux jusqu'à lui ont été éclairés par ses
recherches. La route d'Alexandre, depuis Suze jusqu'à Persépolis, a été retrouvée
et ûxée. Enfin M. de Bode a précisé la position géographiqu e de Suze, de façon
à rendre sur ce point toute nouvelle controverse inutile. Pendant long-temps,
on avait cru retrouver Suze dans Shouster; mais les recherches de M. de Bode
ont démontré, contrairement à cette supposition, qu'il (allait chercher l'empla-
cement de Suze parmi les immenses ruines connues aujourd'hui sous le nom de
Shoush. Les palais, les principaux monumens de Suze, ayant été construits non
en marbre, comme ceux de Persépolis, mais en briques cuites au soleil, comme
ceux de Babylone, ont partagé le sort de ces derniers, c'est-à-dire qu'il n'en est
point resté de suffisamment intacts pour que le voyageur moderne pût en re-
connaître la destination. Cependant, si Ton ne peut plus distinguer l'usage de^
diverses constructions, on peut au moins apprécier l'époque et le style de l'ar^
chitecture. Or, tandis que Schouster n'offre ni un monument ni une ruine que
Ton puisse faire remonter à une époque plus ancienne que le kalifat, les ruines
de Shoush, au contraire, appartiennent certainement à l'époque babylonico-
perse; enfin la position de Shoush s'accorde seule avec celle qui est assignée par
les historiens à l'ancienne capitale. Strabon fixe à quatre mille stades (environ
1153
UTUB DIS DBUX MONDU.
r
cent soixante lieues) la distance de Suze à Persépolis; or, Schouster n^est qa'à
cent dix-sept lieues des ruines persépolitaincs, et de ces ruines à Shoush on
compte au moins cent quarante lieues à vol d*oiseau.
L^ouvrage de M. de Bode mérite, on le voit, une place distinguée parmi les
travaux importans dont TAsie a été ie sujet depuis un demi-siècle. Aujourd'hui
plus que jamais, de pareilles recherches ont droit à la reconnaissance du public
savant, L*attention de l'Europe se tourne et se concentre de plus en plus veis
ces contrées, qui ouvrent un si vaste champ à la curiosité des explorateurs.
Jamais de plus nombreux pionniers n*ont parcouru TAsie dans tous les sens. Ce
sont d^abord Niebuhr et Kinneir qui éclairent la route jusqu^au tombeau de
Cyrus et aux rives du Bend-Emir; grâce à Heeren et à Ker-Porter, le palais de
Xercès se relève, pour ainsi dire, devant nous, et ses nobles débris n'ont plus
de mystères. L'énergie, la persévérance d'un consul français, M. Botta, secondées
par le crayon de M. Flandin, évoquent Ninive, qui semblait enlouie sou^ la
poussière des siècles. Enfin M. de Bode retrouve l'antique Suze et rwcouuait,
de Babylone à Persépolis', les traces d'Alexandre. En présence de ta..t d'clfiMls
patiens et d'heureuses découvertes, on aime à repeter ces paroles du savant
Heeren, qui les expliquent et qui formulent une c^mviction devenue aujourd'hui
commune : « Plus nous remontons dans l'histoire, plus nous comparons les tra-
ditions des peuples sur leur origine et leurs premières destinées, plus ausài nous
nous voyons ramenés constamment à F Asie, et plus il devient vr2iiseuil>l<ible que
ce fut là le berceau du genre humain, comme ce fut aussi, il faut l'avouer, le
berceau de toutes les sciences et la patrie de toutes les religions, qui, en se pro-
pageant, se sont élevées jusqu'au r^ng de religions dominantes. Aucune parue
de l'ancien monde n'est donc plus digne que l'Asie d'attirer l'attention de r«a-
tiquaire et du philosophe, qui ne se bornent pas seulement à l'étude de quelques
peuples isolés, mais qui veulent arriver à des conclusioas générales sur Tl
universelle de l'humanité. »
E. OB Waruh.
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^^^^^^^^^^/^'^'^!M^^^Tffl^^^"^*""'^^^^^'*^^*^y*^HTB
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 mars 1847.
Les petites querelles de forme et d^étiquette ont été mises de côté; au mnins
désormais on pourra de part et d'autre examiner avec plus de calme les qoi*»*
lions en elles-mêmes. En ce moment, nous sommes, dans nos rapports avec TAn-
gleterre, à une égale distance de Tintimité et d'une rupture ouverte; (es deux
gouverneroens sont en observation vis-à-vis Tun de Fautre à raison des diffi-
cultés qui les divisent, et en même temps de remarquables indices viennent nous
montrer combien toute collision serait contraire aux intérêts et aux sentimefis
des deux pays. On peut à coup sûr compter parmi ces indices le récent meeting
tenu à Londres. Cetait une assemblée d'élite où Ton remarquait un grand nombre
de membres du parlement, et qui s^était réunie pour s'occuper de rafTairede
Cracovie. H s'agissait de convenir des termes d'une pétition à adresser à la cou-
ronne contre la violation des traités de Vienne. Après diverses motimisqui con-
damnaient avec énergie le coup d*état Trappe par les trois cabinets d'Autriche,
de Prusse et de Russie, le lord-maire de ondres, sir G. CarroU, a proposé au
meeting d'exprimer combien il admirait l'indignation généreuse avec laquelle la
France avait accueilli la suppression de l'indépendance de Cracovie, et combien
il croyait à la nécessité d'un^ alliance sincère entre les deux peuples. Un autre
orateur, M. E. Bt^ales, en appuyant la proposition du premier magistrat de Lon-
dres, n'a pas craint de déclarer qu'à ses yeux une guerre avec la France siérait
aujourd'hui presque une guerre civile, au moment où les découvertes de la
science et surtout les résultats obtenus par la vapeur identifient de plus en plus
les intérêts des deux nations. Ce langage a soulevé les applaudissemens de Tas-
semblée, qui a voté à l'unanimité la motion du lord-maire. Cest sans doute afin
de contrebalancer l'elTet de cette démonstration que le Times^ quelques jours
après, niait l'importance de l'alliance française pour l'Angleterre, et célébrait
dans l'avenir l'union intime de la Grande-Bretagne et de la Prusse, en insistant
sur le lien du protestantisme. Si la France n'a pas, aux yeux de l'Angleterre, le
mente d'être protestante, elle a l'avantage d'être sa plus proche voisine. Un des
orateurs du mteiing dont nous venons du parler a remarqué que les chemins
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de fer mettaient Paris aussi près de Londres que la Tille d*York. Cest cette
étroite connexité entre les deux pays qui fait que les bcnoinies pratiques et po-
sitifs ne peuvent plus voir dans réyentualité d^une guerre entre la France et
r Angleterre qu*une pensée folle et un attentat à la cause de la cÎTilisation.
Aussi le bon sens anglais condamne-t-il au fond Texagération que lord Pal-
merston a portée dans les affaiies d'Espagne. Sans doute on ne s*jest pas écrié
en plein parlement, comme on vient de le faire dans le meeting de Londrcs,
qu'il est monstrueux de voir tous les grands résultats de Falliance anglo-frao-
çaise mis en danger par la question de savoir qui épousera la sœur de la reine
Isabelle; mais les esprits les plus éclairés n'ont pu méconnaître qu'en poussant
à l'extrême l'expression de son mécontentement et de sa résistance, lord Pal-
merston avait créé lui-même pour l'avenir des embarras à la politique de son
pays. A-t-il grandi TAngleterre aux yeux de l'Europe, parce qu'il l'a séparée vio-
lemment de la France et de l'Espagne?. En brisant la quadruple alliance, n'a4-i
pas agi comme s'il eût été en quelque sorte le mandataire des cabinets du Nord!
Au reste, il a produit un effet que sans doute il ne cbercbait pas. D a bkssé
profondément la juste susceptibilité du caractère espagnol. Quand, obéissant
aux inspirations de lord Palmerston , M. Bulvrer a rappelé, dans sa note do
B septembre dernier, au gouvernement de la reine Inbelle que l'Espagne avait
eu, au commencement du siècle, les armées et les trésors de la Crande-Bretigae
ipour défendre son indépendance, il. bturits kn a répondu qu'en elllet les pales
«{n'avait fûtes FEspagne de ses immenses possenions exlMeiHes, oeUe de^
bndtar sur son propre territoire, la'desftractionréeenle de ses finHeB^pendanlIa
fneire, lui avaîMit laissé 4e6'S0«ivenirs qui ne-sont^ni oubliés, ni nutiies,^^
an apprenaient À ne oempter que suri» propre forée et sur sa propre éqnië.<A
la dédavatton que le gonfemenent britannique regardera la •dcsoenëamoelB
^mariage de if . le duc dettontpensier comme Mmbile à sueoédw en nueon^tt
•au trftne d*Espagne, la réponse du •gouvernement espagnol n'a pas été équipe
-^que. « Le duc de llontpeD8ier,*fait'Tem»pquer M. Istaritx«dana saréptique^a
è4 novembre dernier, est aduelknent séparé de la suecessinn -évnnIneiB m
litee de Franoe par neuf princes , et «ses enfiuispourraientéone nnontor sur fe
Irène d%pagne par le droit de leur mère' sans compi'OBicttfe y^inlon-éesdeg
couronnes. » Tout en affectant une soBieitude protectrice pouf fêndéptadaMC
de rSspagne, la diplomatie delordPalmersIon oublieto^joursqneies'qneslieBS
qu'elle iranehe si ' lestement' sont entièressent espagnoles. Ceel Pfispagne seak
qui doildécidersouveraineHientlesdiffiGiiltée'dentla solution i^portient àfMO-
nir. Dans^sa note du i4 noieaibre,'M • IsturitiTappeUeavee beaôeonp d'à^-propes
l'art. 63 de^la constitution 'espagnole, qui porte en'tennes eiprès : « IVml^onle
qni , 'de fût oujde droit , si^èverarelativement à'^lasueeession lan trône
solu par une loi. « Danrla disonssion de l'adresse au sein des eortte, la
pensée a dominé : If; ltotinez< de la flosa a soutenu, aux applandtesenens ^
congrès, que la poNtique qui avait présidé aux deux mariages 'de la reine et4e
sa soBur avait été éminemment espagnole, et «pi'en -avait tenu oempte^dela ta-
lonté de la nation, qni n^était nullement disposée, pour ravenir, à se'
une influenee étrangère. Cet orateur a aussi démouM que Téqitffibrede
rope ne courrait aucun danger quand mène<m verrait' dans t^uenirdenx
sins germain^assis sur les^eux trônes «d'Espagne et de'FrsBoe.^Banflrle
i^i*
^
RITDB. •— CHROlHQtK* IISS
'Siècle, en elTet, une pareille combinaison a été considérée comme IkYorâblèà
la paix européenne, et Texpérience a prouvé qu'elle n'avait jamais été contraire
à r indépendance de la monarchie espagnole. En général, la discussion de
Fadresse au sein des cortës a été remarquable tant par le talent de quelques
orateurs que par la liberté sans licence qui a présidé aux débats. L'Espagne
commence à comprendre Tesprit du gouvernement représentatif, à ne plus con^
ibndre le droit de contradiction avec la révolte , ou Tamour de Tordre avec le
despotisme. Le parti progressiste a' pu parler sans contrainte; on a rendu justice
au talent de M. Gortina. En attaquant les principaux actes de l'ancien ministère,.
les orateurs progressistes ont provoqué deux excellens discours de MM. Mon et
Pidal. Avec un esprit moins'positif, avec une imagination que l'étude des affaires
n'a pas encore assez calmée, M. Donoso-Gortès a captivé le congrès par sa bril-
lante parole. Les idées qu'il a développées ne sont pas toutes d'une exacte jus-
tesse. Il se trompe à coup sûr, et on le lui a dit même au sein du congrès, quand
il voit l'Espagne menacée par l'établissement des Français en Afrique, qu'il com-
pare, sous ce rapport, à la domination de l'Angleterre en Portugal; mais nous
sommes moins sensibles à ces erreurs de détails qu'à la noble énergie avec la-
quelle M. Donoso-Cortès a protesté contre la singulière prétention de lord Pal-
merston , qui voudrait arracher à l'infante, à M™* la duchesse de Montpensier,
une renonciation au trône d'Espagne, comme si cette princesse pouvait renoncer
aux droits de ses enfans, de ses successeurs. Un parlement espagnol aurait seul
lé pouvoir de prononcer une semblable renonciation. Outre les orateurs déjà con-
nus, quelques hommes dont l'avenir doit agrandir la situation, comme M. Bena-
vidès, ont pris part au débat. Quant au ministère, il a plutôt fait preuve de bonnes
intentions que de force suffisante, et sa chute est attendue d'un instant à l'autre.
M. le duc deSotomayor,qui préside le cabinet, a insisté sur l'efficacité que doivent
avoir les mesures prises par le gouvernement, qui demande aux certes la double
autorisation de lever cinquante mille hommes et de contracter un emprunt. Toute-
fois,,ni lui ni ses collègues n'ont, aux yeux de la représentation nation^e et du
pays, l'autorité morale que réclament de plus en plus les circonstances. C'est moins
que jamais le moment de rejeter sur le second plan les principaux chefs du parti
modéré, pour laisser agir les hommes secondaires. Nous n'exagérons pas les dan-
gers que peuvent créer à TEspagne les entreprises du parti carliste : Tristany,
avec sa bande, a été sur plusieurs points repoussé par les populations; pas un
des généraux un peu connus qui ont guerroyé pour la cause de don Carlos n'a
voulu se compromettre. Le prétendant est loin de songer à uhe descente en Es-
pagne, car on annonce qu'il a l'intention de se produire de plus en plus dans les
«aionsde l'aristocratie anglaise; néanmoins l'attitude du parti carliste est pour
le gouvernement espagnol une cause d'embarras qui appelle une vigilance ac-
tive. Il y a en outre les difficultés intérieures. La reine Isabelle est jeune, elle a
de Tinexpérience; elle a besoin d'être entourée de conseillers d'un mérite éprouvé,
capables d'exercer sur ses déterminations une influence qui sache se faire ac-
cepter. Si en ce moment la reine Marie-Christine revient à Paris, c'est que ses
-avis n'étaient plus accueillis avec la même déférence qu'autrefois, et elle a pré-
féré à une présence devenue inutile une absence de quelques mois, qui pourra
plus tard éveiller des regrets et provoquer un retour de confiance.
Athènes est devenue, comme Madrid, une sorte de champ clos pour les deux
1186
RBVHB DBS DBUX MONDBS.
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diplomaties de la France et de PAngleterre, et cette lutte s'est compliquée d'un
incident qui a produit une sensation fort vive tant dans la capitale de la Grèce
qu'à Constantinople. Le sultan était représenté à Athènes par M. Mussunis, qoi,
dans ses rapports avec le gouvernement grec, mettait beaucoup de raideur et
presque de la malveillance. M. Mussurus ne voulut pas délivrer un passeport
pour Constantinople à M. Tzami Garatassos, aide-de-camp du roi de Grèce; il se
fondait, pour ce refus, sur des instructions générales dont, disait-il, il ne pouvait
pas se départir. Le roi Othon ressentit profondément un pareil procédé, et, à un
bal de la cour, il apostropha directement M. Mussurus en lui reprochant sa con*
duite. L'envoyé de la Porte se retira sur-le-champ, il rendit compte à son gou-
vernement de ce qui s'était passé, et en reçut l'ordre de quitter Athènes dans
trois jiturs, si M. Coletti, président du conseil, ne se rendait pas lui-même chez
l'envoyé du sultan, pour lui exprimer ses regrets. Cette réparation réclamée par
la Porte parut excessive à M. Coletti, qui, tout en revendiquant la responsabilité
constitutionnelle des paroles du roi, ne voulait pas humilier en sa propre per-
sonne le gouvernement de son pays. Cependant il fallait faire quelque chose,
car on ne pouvait laisser un pareil incident s'envenimer et devenir une cause de
rupture ouverte entre Athènes et Constantinople. C'est alors que le roi Othon
eut l'idée d'écrire lui-même au sultan. 11 fut confirmé dans cette pensée par
M. Piscatory et par le ministre plénipotentiaire de Prusse, M. le baron de Wer-
ther. Dans cette circonstance, le corps diplomatique se montra plein d'intérêt et
de sollicitude pour le roi Othon , placé dans une situation délicate. Le ministre
de Russie Iiii-mème, M. Persiani, dit tout haut que ce vieil empire ottoman ne
pouvait pourtant pas exiger qu'on lui sacnfiàt tout. Le seul représentant de
l'Angleterre, sir Edmond Lyons, a persisté à donner complètement raison à
M. Mussurus; à l'entendre, c'est le gouvernement grec qui a tous les torts. Cet
incident, qui a coiitrislé tous les amis de la paix, est aux yeux de sir E. Lyons une
bonne fortune; il peut compliquer les embarras de la Grèce, ébranler le minis-
tère de M. Coletti: c'est tout profit. Le renversement de M. Coletti n'a jamais été
poursuivi avec plus de passion par lord Palmerston et son représentant. Dans
le parlement anglais, on s'attend à des débats sur l'état de la Grèce; ia jeune mo-
narchie du roi Othon ne p<Mt pas plus compter que la monarchie de la reine
Isabelle sur la bienveillance du gouvernement britannique. Cependant le gou-
vernement grec s'occupe de justifier de tout ce qu'il a fait pour remplir ses en-
gageniens envers l|?s trois puijpnces qui ont protégé son établissement, envers
la Russie, l'Angleterre et la France; ainsi il va communiquer aux trois cabinets
les projets de loi relatifs à l'aliénation du domaine national. Lord Palmerston
ne s'opiniàtrera pas moins à incriminer en plein parlement le ministère de M. Co-
letti, pendant que sir E. Lyons travaille à sa chute par ses intrigues. Déjà quelques
organes de la presse anglaise annoncent qu'un mouvement décisif se préparé en
Gi:èce. Qui peut le savoir mieux que l'Angleterre?
La lettre que le roi de Grèce a adressée au sultan est pleine d'une dignité
conciliante : le roi Othon n'hésite pas à déclarer qu'à ses yeux l'attitude et la
conduite de M. Mussurus étaient contraires à la bonne' intelligence des deux
pays; aussi ses reproches s'adressaient uniquement à celui qui oubliait le but
élevé de son mandat, et le plus ardent désir du roi. est de maintenir la bonne
harmonie entre les deux couronnes, entre les deux peuples. Cette démarehe
REVUE. — CHRONIQUE. il5l
pleine de franchise du roi Othon a été généralement approuvée par les repré-
sentans des puissances européennes auprès du sultan. 11 n'y a pas eu de leur
part de démonstration collective, maïs le gouvernement turc n'a pu ignorer
leurs sentimens à ce sujet. L'ambassadeur de France, M. de Bourqueney, a écrit
à Réchid-Pacha qu'à ses yeux la lettre du roi Othon au sultan était la meilleure
solution d'une affaire aussi délicate. M. de Metternich a mandé au comte de
Sturmer qu'après cette initiative prise par le roi de la Grèce, la Porte devait se
tenir pour satisfaite. Il est probable que ces indications ne seront pas sans in*
fluence sur le gouvernement du sultan, et qu'il montrera dans cette circon*
stance de la modération et de la courtoisie. Quant aux relations générales de la
France avec la Porte, il y a eu dans ces demiefe temps deux faits, dont l'un a
jeté quelque froid entre elle et nous, et dont Tautre lui a, au contraire, inspiré
à notre égard une sympathique estime. Ce qui l'a mécontentée, c'est la récep-
tion que notre politique et nos intérêts en Afrique nous commandaient dé faire
au bey de Tunis. Nous ne pouvons nous dissimuler que la reconnaissance du
bey comme prince souverain a été pour le sultan une assez vive blessure.
Toutefois, après réchange de quelques notes à ce sujet , on est convenu de part
et d'autre de laisser tomber la question; on s'en refcre au stattt quo, et la Porte
accepte l'état présent de la province de Tunis. Heureusement l'attitude et le
langage de la France dans l'affaire de Cracovie sont venues dissiper ces impres-
sions fâcheuses. La protestation du gouvernement fk*anyais, le discours de la
couronne, les démonstrations des deux chambres, ont produit le plus favorable
effet. Sur ce terrain , les puissances du Nord ont eu le dessous; elles n'ont pu
réussir à justifier le coup d'état de Cracovie aux yeux de la Porte. Le gouver-
nement du sultan a senti que la France, en défendant le droit européen, pre*
naît indirectement sa défense : la Porte a pu voir dans l'avenir sa propre indé-
pendance servant d'enjeu aux combinaisons de la politique. La Russie a été
assez inquiète de ce que la Porte pensait à ce sujet pour que son représentant,
M. d'Oustinoff , qui a succédé à M. de Titoff, ait demandé au gouvernement
du sultan ce qu'il ferait en cas de guerre européenne. M. d'Oustinoff voulait
aussi savoir si certaines puissances avaient déjà adressé quelques questions à la
Porte sur une semblable éventualité. La Turquie parait avoir répondu qu'elle
garderait la neutralité, mais que, si son indépendance était menacée, elle com-
battrait avec les alliés que lui donnerait la fortune. Pour des insinuations ve-
nues du dehors, aucun cabinet ne lui en avait fait. 11 est remarquable que la
question de Cracovie ait partagé à Constantiriople les gouvernemens européens
en deux catégories : d'une part les puissances du Nord qui ont violé les traités,
de rautre les puissances maritimes qui ont protesté contre cette violation. Avec
des dispositions pareilles, quel ascendant n'exercerait pas Faction commune de
la France et de l'Angleterre! N'est-ce pas là un de ces cas importans où il est de
la plus stricte exactitude d'affirmer que leur désaccord compromet la cause de
la civilisation, du droit et de la liberté?
Cette cause, qui est au fond la grande affaire du siècle, nous la retrouvons
partout sous des aspecCs différens. Serait-ce véritablement elle que nous verrions
en Bavière mêlée au plus imprévu des incidens, qui a tous les caractères d'une
folle aventure? Voltaire s'était fait le courtisan de M** de Pompadour dans l'in-
térêt de la philosophie : faut-il aujourd'hui que le libéralisme allemand se mette
à Munich aux pieds d'une danseuse? Quant aux jésuites , ils tonnent contre la
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tKVtm DBS DBirX KONDIfl.
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DOureUe maîtresse du roi Louis; ils n'ont pas toujours été si rigoristes. Le parti
uttramontaio a été pris au dépounru; il s'est trouvé sans fbrce contre la pétu-
lante favorite, qui, certaine de son empire sur le monarque, a accepté arec audace
une lutte ouverte contre les influences réputées jusqu'alors les plus redoutables.
La témérité de la favorite a gagné ses adversaires, qui n'ont pas voulu laisser à
M"" Lolla Montes le monopole du scandale. Un beau matin, l^orope a pu liie
dans ses journaux la dénonciation en règle d'un roi rédigée par quatre de ses
ministres. La pièce en elle-même était déjà un UàX énorme; la publicité qu*^el|e
a reçue est quelque chose de monstrueux. On assure que le roi Louis, après avoir
pris communication de la lettre qu'avaient signée ses ministres, la mit sous dl^
sans la montrer à personne; il voulait voir si les signataires oseraient la put^a.
Quelques jours après, des copies en circulaient à Munich. On expliquait ce nou>
veau scandale : on disait que, la signora Lolla Montés ne sachant pas fallemand,
il avait bien fallu confier la lettre à un traducteur, qui seul était coupable de
cette indiscrétion. Cette publicité a mis le comble à l'exaspération du roi „ qui
a dit hautement qu'il reconnaissait là un complot des prêtres dirigé contre lut, il
qu'il était décidé à rompre avec le parti ultramontain. D'ailleurs, depuis asaes
long-temps, ce joug pesait au roi , qui se serait écrié aussi, au sujet de son an-
cien ministre de l'intérieur, M. d'Abel, que c'était un ingrat, un jésuite, «t
qu'il était fort aise d'être débarrassé de lui. Toutefois^ par un reste de Ixnilé,
le roi n'a pas voulu laisser sans position aucune M. d'Abel, qui n'a pas de
fortune , et il l'a nommé ministre plénipotentiaire à la cour de La Haje. Les
trois collègues de M. d'Abel ont échangé contre leurs portefeuilles de hautes fonc-
tions dans l'ordre administratif. Si le roi ne se montre pas vindicatif, il s'entête
dans ce qu'il a voulu (aire. Le crédit de la favorite augmente tous les jours, et
personne n'ignore à Munich quelle est son imperturbable confiance dans la se-
duction qu'elle exerce sur le roi. M^^* Lolla Montés dit tout haut qu^elle est ste
de son fait, qu'elle aura l'indigénat et le titre de comtesse de Stemfeld, non
d'une terre qui vient d'être achetée pour elle. Elle a reçu 40 mille florins posr
la consoler du retard occasionné par le refus des ministres récalcitrans. Ausi
son outrecuidance croît encore avec sa faveur, et elle aurait fait dire à devs
dames de la cour, qui l'avaient regardée avec dédain, qu'elle les souflleterait à h
première occasion. Tout cela parait fou; tout cela, néanmoins, a un côté sé-
rieux. Le roi de Bavière semble métamorphosé; il déclare qu'il change de sys-
tème; il se montre ouvertement favorable à la liberté de la presse et à l'extension
des institutions libérales; il applaudit à ce qui se passe au sein de la monar-
chie prussienne. Maintenant ces dispositions durerontrcUes? Quel est l'avenir
de cette réaction libérale si singulièrement associée aux galanteries d'un roi de
soixante ans? Ne damnons pas le roi Louis, comme font les jésuites; mais atten-
dons-le à l'œuvre.
A Berlin , la physionomie de la scène politique est plus grave. Pour la pr^
mière fois, la royauté et la nation vont se trouver officiellement en présënee
l'une de l'autre. Dans ces derniers jours, on avait cru un instant que l'ouver-
ture des états-géaéraui;, qui avait été fixée au 11 avril, serait ajournée. Le
cabinet prussien compte peu d'orateurs : il n'y a guère qu'un de ses membres,
le ministre de l'intérieur, M. de Bodelscbwingh, auquel on reconnaisse quelgiie
talent pour la parole. Or en ce moment la santé de M. de Bodelschvringfa est assec
gravement altérée, et l'on avait d'abord songé à reculer l'ouverture de la diète
;
gé»éiAl«« Cette, idée ft été ftkwsdooiiée. ûwifrtroU semaÂneSylaréttiiiiNi de m,
cent dixrsepi (ié{Hités ouTrira foor le Prasseuae éie oouifeUe. Om a^beau se
défeadie d'imiter le eomiUuUmiaiUme français, mhi est4è».le début ea tact dea
coBditionsreldea néceaeilés dugottveroeoieiiiTepréaeiitaitif. La couiaaiie Taéte<-
mander de Fargent aux députés: c*eet une excdkate.oecaiionpottr euxde re^
Yendiquer Texteasioade leurs droits, ootammiMU la pénodieité de la diète gén^
raie. Il sera difficile au roi de Prusse de re&iser celle cooeession^surlout s'il yeut.
mériter de plus en plus des complimens auxquels il parait a^oir été tvès se»*
^ble, nous voulons parler des félicitations qui lui ont été adressées de lapait da
cabinet whigpark comte de Westmoreland, ministre plénipotentiaire de la
Giande-Biietague auprès de la cour de.Berlia.Si ces éloges pouyaient déterminer
le roi FrédéricrGuillaume à £aira de'uouyeaux pas. dans les voies du gouYeme-
meat représeatatif , nous serioas loin de nous ea plaindre^ dut la presse prua^
sienne déclamer encore contre le constitutionalisme français.
n est remarquable qu'au milieu de la paix générale dont jouit TEuPope depuia
longues années^ les finances des grands étala soient aussi sérieusement en souf-
france. Le docteur Bowring disait dernièrement dans la chambre des coouaunest
que, lorsqu'on examinait les finances de la France, on y trouvait tous les ans un
déficit, que le gouvernement était endetté, et que le ministère n'avait, pas osé
exposer aux chambres l'état réel des fiaaaces^ Peut-être, ea soageaat aux em«->
barras de son propre pays, IL Bowring eût-il pu mettre plus de ménagement
dans son lan^^pe. Toutefois il ne faut pas méconnaître la vérité, même quand
elle est durement dita Q n'est que trop certain que nos deux budgets, tant le
budget ordinaire que celui des travaux extraordinaires, présentent des déeou*
verts considérables. Peut-être en,i848 la dette s'élèvera-t-elle jusqu'à 300 mil^
lions; peutrétre d'ici à deux ans ua nouvel emprunt sera-t-il indispensable. Or
dans» quelles conditions le trésor serait-il réduit à le faire, si d'ici là des néoes^
^(és imprévues contraignaient le gouvernaient d'affecter la réserve de l'amor*-
tissement à un autre emploi que l'extinction du déficit? Les difficultés du pré-
sent, les préoccupations de l'avenir provoqueront nécessairement dans le sein
de la chambre des députés les plus sérieux débats sur le fend de la situation
fiaancière. En attendant, la chambre se montre peu disposée à accueillir lea
projets qui entraînent avec eux de nouvelles dépenses. C'est ainsi que la de-
mande d'un crédit extraonknaire de 3 millions pour l'établissement de cam|Vi
agricoles en Algérie semble devinée à rencontrer une vive opposition; elle sera
combattue, tant par ceux qui ne veulent plus augmenter le chiffre des crédits
que par ceux qui apportent dans la question de l'Algérie des répulsions, des
idées systématiques. Ces derniers ont la m^orité dans la commission chargée
d'examiner la proposition des camps agricoles. M. le général de Lamoricière n'a
pas consenti à kire partie de cette commission; il a mis un scrupule de cour-
toisie à exposer ses idées sur cette matière en l'absence du maréchal Bugeaud^
qui d'ailleurs sera à Paris dans quelques jours. Le maréchal n'aura pas seule*
ment à défendre son système, à s'expliquer sur ce que les vues de M. le général
de Lamondère ont de contraire aux siennes; il sera assailli par des théories, par
des motions de tout genre sur la manière dont il faut s'y prendre pour coloniser
r Algérie. Beaucoup de députés se préparent à dérouler à ce sujet leurs plans à
la itribune : si les colons n'affluent pas encore, nous aurons au moins une foule
decdûnisaieurs théoriciens.
'M
A\eO REWB DBS DEUX MONDES.
Le éabihet n'a pu se faire illusion sur la yivacité des débats qae sou1^▼erait
sa demande d'un crédit de 3 millions pour rétablissement des camps agricoles;
maî^il n'a pas voulu refuser à M. le n>arcchal Bugeaud d'appeler par uo projet
spécial l'attention de la chambre sur un système qui est l'objet des prédilections
particulières du duc d'isly. Ce projet sera un terrain de discussion, un champ de
bataille sur lequel vont se produire et se heurter les idées les plus diverses. Puîsk
la lumière jaillir du chod En attendant, nous constaterons que, si aucun grand
H système n'a su encore rallier les convictions du gouvernement et des chambres,
Lf nous avons déjà en Afrique obtenu des résultats positifs qu'il y aurait injustice
1 i et ignorance à contester. L'accroissemcRt de la population civile et européenne
J i en Algérie suit une progression qui peut paraître lente, mais qui ne s'interrompt
^ I pas. On comptait, au premier trimestre de 1845, 75,122 individus; au second tri-
mestre, 80,070; au troisième, 85,297; au quatrième, 90,391. En t846, on comp-
^1 tait, au premier trimestre, 95,321: au second, 99,806; au troisième, 102,680; au
quatrième, 105,542. La population augmente, les consommations de cette po-
pulation augmentent également, et cependant l'importation de plusieurs produits
alimentaires diminue. L'explication de ce contraste est principalement dans les
progrès de la culture des terres. Les terres actuellement mises en culture par
. une population agricole d'environ 20,000 individus occupent une superficie de
13,227 hectares dans la province d'Alger, de 2,277 dans la province d'Oran, de
2,840 dans celle de Constantine. Le total des terres cultivées s'élève à 18,344 brc-
tares. Dans le cours de l'année 1846 seulement, il a été approuvé 6 concessions
provisoh'es au-dessus de 100 hectares, 199 au-dessous de 100, 249 concessioni
définitives au-dessous de 100 hectares. 27 nouveaux centres de population ont
été créés dans la province d'Alger depuis la conquête; 6 villes anciennes ont été
reconstruites; une population européenne de 73,000 âmes s'est constituée dans
cette province. Dans la province d'Oran, 8 centres nouveaux ont été créés;
3 villes ont été relevées; une population européenne de plus de 22,000 âmes
s'est établie. Dans la province de Constantine enfin, une ville toute nouvelle a
été fondée; 5 villages agricoles ont été créés. Ces premiers jalons de notre domi-
nation se rattachent h un plan d'ensemble. D'importantes mesures ont été prises
pour donner la salubrité, la sécurité h ces diverses locahtés; elles ont été la cause
et le principe de la prospérité des centres de population fondes en Algérie.
Cette prospérité a eu sans doute à subir et peut subir encore dos épreuves di-
verses; mais n'est-il pas juste de remarquer que, si elle a été entravée, c'est sur-
tout par les excès ou l'aveuglement des spéculations privées, dont le gouverne-
! 'ment ne peut prévenir ou réparer les désastres qu'à la faveur d'une législation
exceptionnelle, dont beaucoup de personnes voudraient cependant contester la
nécessité? Les progrès de l'industrie et l'ensemble du mouvement commercial
prouvent, au reste, que ces causes de malaise n'ont qu'une influence passa-
gère. I/ensemble du mouvement commercial a atteint, en 1845, le chiffre de
. I 109,851,000 francs, supérieur de 18,937,000 francs au chiffre de 1844. Les im-
i portations de France se sont accrues de 16 millions et demi à la faveur de la lé-
gislation spéciale de 1843. Les importations des pays étrangers ont diminué à
la faveur de cette même législation, qui a aussi augmenté considérablement ao
profit de l'Algérie et de la France le mouvement général de la navigation.
H est une erreur contre laquelle on ne saurait trop s'élever dans l'intérêt de
notre établissement en Algérie, c'est l'erreur de ceux qui demandent Tintroduc-
. !é
REVUE. — CHROIUQCE. 1461
tion immédiate en Afrique du droit commun et de Tordre social de la France. A
les entendre, la colonisation ne peut commencer en Afrique que du moment où
Ton y aura transplanté toutes les institutions et toutes les lois de la France. Mais
la France elle-même a-t-elle reçu en un jour sa législation et son organisation
actuelles? En admettant même qu'il y ait quelque analogie possible entre leà deux
pays, entre les deux populations de France et d'Algérie, demander que sur-le-
champ on improvise en Afrique une imitation de notre ordre social, c'est vou-
loir substituer aux améliorations progressives données à la France des réformes
instantanées et radicales; c^est vouloir faire marcher du même pas deux civili-
sations qui n^ont ni le même <^ge ni les mêmes besoins; c'est faire trop pour les
temps ordinaires, c'est ne pas faire assez pour les nécessités imprévues d'un état
naissant; c'est précipiter le progrès et le retarder; c'est enfin, par une singu-
lière contradiction, demander qu'on agisse pour l'Algérie autrement qu'on n'a
fait pour la France. C'est, de plus, méconnaître le principe et la cause de l'uti-
lité, de l'efficacité de la législation qu'on invoque. En effet, cette législation,
cette organisation, perfectionnées au fur et à mesure des besoins des diverses
époques de notre civilisation, n'ont acquis le degré de perfection et d'utilité que
l'on admire, que parce qu'elles ont toujours eu pour hase ces mêmes besoins,
que parce quVIles ont été dans l'origine des lois spéciales pour des situations
déterminées, étudiées et connues. H faut donc bien se garder de proscrire systé-
matiquement en Algérie les mesures spéciales : ce serait gravement compro-
mettre l'avenir de la colonisation.
Comment parler de l'Algérie sans songer à notre marine, qui, dernièrement, a
été l'objet de l'attention toute particulière du parlement anglais? Nous n'aurons
pas l'ingénuité de prendre à la lettre les assertions que M. Ward a portées à la
tribune, et dont il connaît certainement aussi bien que nous l'exagération. Pour
être plus certain d'obtenir le surcroit de subsides dont il juge que la marine an-
glaise a besoin, il a grossi démesurément les proportions de la nôtre. Ce qui
ft*appe surtout M. Ward dans notre marine, c'est l'augmentation incessante du
budget qui y est consacré; mais, si M. Ward avait analysé ces surcroîts de dé-
penses, dont il se fait une arme pour en demander d'analogues aux communes
d'Angleterre, il aurait reconnu que presque toutes ces augmentations sont con-
sacrées à combler les déperditions causées à la marine par les administrations
passées. Ces administrations, placées entre des chambres qui montraient trop
peu de bonne volonté pour qu'on pût leur demander les fonds nécessaires et les
exigences sans cesse croissantes d'événemens où il fallait que la marine agît,
ces administrations ont vécu au jour le jour, laissant appauvrir nos arsenaux en
approvisionnemens et en constructions neuves. Cest là le secret de notre budget
actuel et du subside extraordinaire de 93 millions voté unanimement il y a quel-
ques mois. Cest en quelque sorte un déficit que nous comblons. Ce mouvement
extraordinaire imprimé aujourd'hui à la marine nécessite un développement de
moyens administratifs qui est peut-être sans proportion avec le mouvement
régulier et normal : de sorte que des économies faites à contre-temps entraî-
nent à des dépenses plus considérables. Quoi qu'il en soit, ce budget français
de la marine dont M. Ward fait un épou vantail aux communes a pour objet
de rétablir la marine française sur un pied suffisant et régulier, et tel que
Fétat de paix même l'exige, mais non pas, ainsi qu'il l'insinue, de lui donner
un développement extraordinaire qui soit de nature à porter ombrage à l'An-
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glgterre. G« seraîi se ûûre iUasltm que de croim qse nous eo^i
là. Q j a <raiUeur8 dans la.cQiiiparaiaoa des budgets de la
terra ;et en France* telle que Ta psésentée IL Ward, de gnnes. erreuis ifC'û, fm^
rectifier pour (aire comprendre quelle différence il y a enooce entre les smr-
fices que FÂngleterre (ait pour sa marine et la portion de fortuaii^ pahl iyr qm
nous y consacrons. Un travail tiès remarquable a été publié sur ca siqei dw
les AnMolet maritimei de 1846. Or, il lésulte, de Texameii desu deux bndk
gets, qu'après avoir déduit pour chacun d'eux les dépenaea i|iil ne. sont ip'ae-
cessoiies à la marioe, et qui ne sont pas communes à Tune el à.raatce^ c'
dire* dans le budget anglais, les correspondances, les pensions et divers
relati(s à d^autres ministères; dans le budget (rançaia, le aenrioe colooial, ^a^-
tiOerie etrin(anterie de marine, la gendarmerie et les cbiourmea; ces dédactioM
faites, il reste pour le chiffre du budget anglais, en 1846, enriroii ISO milhom,
et, pour le budget français, 78 miUions. Voilà les termes vérilahles de la compa-
raison, ceux sur lesquels il faut apprécier les efforts faits de part et d'awtie. Si
Von considère, en outre, que nos arsenaux, par une eonséqueace même de
rétendue des c6tes et de la position de la France sur deux laeBS, sont plus no»
breuz que ceux de TAngleterre; — si Ton se rappelle que la marine an^aise eit
rhéritière d'une époque toute de gloire et de richesses, tandis que la nôtre sue-
cède à des désastres et à la ruine; — si Ton (ait attention que les soins que nom
donnons à notre marine sont nouveaux, et que, pendant près de vingt ans, nsn
avons laissé cette marine effacée, amoindrie, au point d'en discuter Texisteatt,
tandis que l'Angleterre n'a jamais cessé d*entretenir la sienne, on appréciert
mieux l'état réel de nos forces navales et tout ce que le pays dok encore fain
pour mériter les éloges que nous prodigue M. Ward. La constitution du budget
de notre marine est désavantageuse à cette arme. Ce budget, chargé de dépenses
accessoires pour près de 40 millions^ parait plus considérable qu'il ne Test réel-
lemeat » et l'opinion, sans aller plus au fond, s'effraie des lourdes charges qM
lui montre le chapitre de la marine dans nos dépenses annuelles. Cest là ua
sentiment qu'il faut combattre. On ne saurait trop répéter que la dotation de
notre marine est à peine la moitié de celle de la marine anglaise, et qu'aise
cette dotation on doit satisfaire à un service actuel très actif, réparer la lési^
nerie du passé et préparer un avenir rassurant pour nos intérêts maritimes.
Dans la même séance, où M. Watd a proposé le budget de la marine, le eoflu-
modore Napier a prononcé un discours où il n'a pas, suivant son habitude,
ménagé les attaques contre Famirauté. Ses critiques montrent que tout n'est p»
non plus pour le mieux dans cette marine que l'on propose avec raison pour
modèle, mais dont on s'exagère aussi trop souvent la perfection. La marine à
vapeur, à laquelle les Anglais donnent un développement que nous devons
imiter, est aussi pour eux un champ d'essais coûteux et quelquefois malheureux.
Sir G. Napier nous apprend que plusieurs de leurs vapeurs, dont ils ont voulu
augmenter la puissance en forçant le pouvoir des machines, sont devenus trop
(aibles pour les porter, et ne peuvent plus avoir un approvisionnement de charbon
sudSsant; il nous dit que, sans avoir convenablement éprouvé l'effet du boulet
sur les coques en fer qui n'y résistent pas, on a mis en construction, depuis i 840,
trente-trois navires de cette espèce, et fait ainsi une fausse dépense de SOmilUons;
il nous fait connaître enfin que la question de l'hélice, dont on attend avee
impatience la solution en France, n'est encore qa'à l'étatd'étude en
Jti
nvuB* <— * CHROifiQini. I1Q3
on on seul naTùre de cette espèce, le Rattler, a été expérimenté. 'Si tiims sigat^
Ions ces critiques de sir G. Napier en ce qui concerne la marine à Tapeur, c*edt
que cette marine est particulièrement celle sur laquelle se portent Tattention et
le fif intérêt du pays. Tout le monde, en France, comprend cette marine-là et j
met un secret espoir. CTest à ces sentimens qu'il flkut attribuer fémotion qu'ont
causée plusieurs sinistres arrivés à des bàtimens à vapeur ïhmçais dans un assez
court espace de temps. Ces événemens sont regrettables, et ceux qui arrireilt
aux Anglais n'en consolent point. La fréquence de ces sinistres ddt certainement
avoir des causes dans la nature même de cette navigation. H serait peu raison-
nable de s'en prendre seulement à la capacité des officiers, puisque ces mêmes
officiers n'ont pas aussi souvent la chance contraire sur les navires à voiles, qui,
en apparence du moins, sont plus difficiles à diriger. Les hommes spéciaux
s'accordent à dire que, si, dans certaines circonstances, la navigation à la vapeur
offre de grandes facilités, dans d'autres elle est si délicate, qu'elle demande toute
la vigilance, toute la capacité d'un homme de mer consommé. Du reste, le dépar-
tement de la marine procède aujourd'hui à une enquête sérieuse. Une commis-
sion, présidée par un vice-amiral et composée de six capitaines de vaisseaux,
examine en ce moment la question.
11 est évident, pour qui considère aujourd'hui dans son ensemble la politique
extérieure de l'Angleterre, que le plus grand désir du cabinet britannique est
d'user partout de tempéramens et de ne s'engager nulle part d'une façon trop
compromettante. Quelle que soit Farrière-pensée qu'on puisse cheither sous
cette prudence, quels que soient même les écarts qui viennent parfois la déran-
ger, il n'en est pas moins vrai qu'elle est à l'ordre du jour. Le dernier débat
introduit à la chambre des communes par M. Hume, au sujet de Gracovie, a bien
prouvé qu'on était décidé à n'avoir point d'affaires.
En 1815, par un traité conclu entre F Angleterre, la Hollande et la Russie, les
deux premières puissances s'obligèrent vis-à-vis de la troisième à payer an-
nuellement une somme qui, pour la part de l'Angleterre, s'élevait à 120,000 livres;
l'Angleterre avait pris cette charge en considération des accroissemens territo-
riaux qu'elle avait acquis aux dépens de la Hollande. La régularité du paiement
était subordonnée au maintien de l'intégrité du royaume-uni des Pays-Bas;
c'était en quelque sorte le prix de la garantie spéciale que la Russie donnait à
l'éiat de choses fondé par les traités de Vienne dans cette partie de TEurope.
Lorsque la révolution de 1830 eut enlevé la Belgique à la Hollande, le gouver-
nement anglais ne voulut point se prévaloir, pour rompre le contrat, d'un évé-
nement qui s'était accompli sans la Russie et contre la Russie; il renouvela le
traité et consentit, suivant les termes primitifs, à supporter jusqu'en 1915 cette
charge annuelle de 120,000 livras, mais à la condition inverse de celle qu'il
avait exigée en 1815; la Russie promettait sa garantie non plus à l'union, mais
à la séparation des deux royaumes. « Dans toutes les questions relatives à la
Belgique, elle devait identifier sa politique à celle que l'Angleterre avait jugée
la plus sûre pour la conservation de l'équilibre européen. i» De son côté, la
Russie avait sollicité dans ces nouvelles conventions une stipulation moins
étroite qui lui assurât sa créance hollandaise, quels que fussent les nouveaux ac-
cidens qui pourraient intervenir sur l'Escaut; il était dit que l'Angleterre regar-
dait ce paiement. comme obligatoire « à raison des arrangemens généraux du
congrès de Vienne, auxquels la Russie avait donné son adhésion, ces arrange-
il
4164
RIVUB MB DBUX MORDIS.
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t
mens gardant encore toute leur force. » Cette stipulation, écrite en 1831 dans
rintérèt de la créance, est justement celle qu'on invoquerait aujourd'hui pour
se libérer. L'incorfioration de Cracovie a bien et dûment déchiré les traités de
Vienne; ces traités n'existant plus, Tobligalion pécuniaire contractée par le goo-
yernement anglais envers le gouvernement russe a du même moment cessé
d'exister. Telles sont littéralement les résolutions soumises par M. Hume à Fap-
probation du parlement, et Ton a beaucoup remarqué que lord Sandon, un des
amis de sir Robert Peel, avait expressément appuyé la motion. L'ancien mi-
nistre, néanmoins, ne s'est pas laissé engager; il vient de prendre parti pour
la politique du cabinet whig de la manière la plus nette Le débat ne parait
donc pas devoir tourner en faveur des propositions de M. Hume. Celles^i sont
pourtant basées sur la lettre aussi bien que sur Tesprit du traité de 1831;
elles sont dans le droit strict de l'Angleterre, et la question de légalité n'a pai
même été abordée par les adversaires qu'elles ont trouvés soit aux communes,
soit dans la presse. Lord John Russell, dans un très beau et très habile dis-
cours, a caractérisé fort énergiquement la conduite des puissances du Nord à l'é-
gard de la Pologne; mais il a passé très vite sur la clause générale introduite par
le cabinet de Saint-Pétersbourg dans le texte des conventions de 1831, et, tout
en avouant qu'à la rigueur elle pouvait compter comme obligatoire, il a dé-
claré qu'il ne croyait point équitable de tourner ainsi contre la Russie ooe
stipulation que l'Angleterre elle-même n'avait point exigée. L'argument d'é-
quité était au moins médiocre; lord John Russell en a trouvé d'autres plus
spécieux, dont il a tiré meilleur parti. La chambre pouvait bien donner son opi-
nion sur la situation extérieure, et il ne craignait pas de déclarer solennelle-
ment qu'il avait les mêmes sentimens qu'elle; mais la chambre pouvait-elk
immédiatement transformer cette opinion en un fait diplomatique, et, empiétant
sur la prérogative de la couronne, décider ainsi du sort des traités? D'un autre
côté, fallait-il laisser croire que l'indignation causée en Angleterre par la ruine
de la Pologne se traduisait ainsi en question d'argent, et aboutissait, par uoe
mesquine chicane, à un bénéfice net de quelques milliers de livres? Les scm-
pules de droit constitutionnel sont toiyours très puissans sur Tesprit anglais, et
rien ne le flatte comme de donner beaucoup à penser de sa loyauté. Lord Joha
Russell a touché cette double corde en homme qui connaît à la fois le parle-
ment et le pays. Au fond, il ne veut pas, jusqu'à nouvel ordre, d'embarras exté-
rieurs, et il fera beaucoup pour ne point en provoquer. L'appui que lui a prêté
sir Robert Peel ne peut que l'encourager à garder vis-à-vis des puissances da
Nord une attitude malheureusement trop équivoque dans l'intérêt général de
l'Europe constitutionnelle.
La situation intérieure a donc particulièrement préoccupé le gouvernement et
les chambres britanniques durant ces dernières semaines; l'effroyable détresse
de l'Irlande a, plus que jamais, absorbé l'attention publique. Nous avons expliqué
longuement le sens et l'effet des mesures provisoires ou permanentes proposées
par le cabinet pour le salut de ces malheureuses populations. La discussion, qui
continue toujours au parlement et dans les journaux, amène insensiblement une
révolution morale dans la pensée publique. Les souffrances de l'Irlande sont de-
venues si cruelles, qu'elles triomphent des préjugés ou des antipathies de TAn-
gleterre, comme en Irlande même elles ont triomphé de la fureur des factions.
La^rente hebdomadaire du rappel est tombée à 6 livres, 2 livres de moins que
RSVUE. — CHHOmQUE. Ii65
le traitement hebdomadaire alloué au secrétaire de Conciliation'Hall, et il n'y
a guère pluà d'orangistes qu'il n'y a de repealers. Le parH irlandais qui s'est
formé au sein des chambres, en dehors de tous les antécédens, travaille unique-
ment à rétablir les ressources matérielles du pays. C'est là, de même, l'unique
souci de tous ceux qui sont, en Angleterre, des hommes vraiment politiques. Le
temps des récriminations est passé; il importe moins de savoir sur qui l'on doit
maintenant rejeter la responsabilité des désastres que de les réparer.
Nous croyons avec lord Brongham, avec M. Roebuck, avec le Times, que les
landhrds irlandais ne font pas et n'ont jamais fait tout leur devoir vis-à-vis de
leurs compatriotes indigens, mais nous savons aussi que l'Angleterre n'a pas
toujours fait le sien vis-à-vis de l'Irlande entière, et nous pensons avec lord John
Russell , avec sir Robert Peel , avec le Morning Chronicle , que le moment est
mal choisi pour exaspérer l'opinion. L'opinion s'est du reste nettement prononcée
sur un point d'une incontestable gravité; elle a reconnu comme maxime d'ordre
public que, si la propriété avait ses droits, elle avait aussi ses devoirs. Cest au
nom de cette maxime qu'on a rendu obligatoire la mise en valeur des terres in-
cultes; c'est encore sous son influence qu'on remanie aujourd'hui la loi des pau-
vres. On sait qu'en Angleterre, jusqu'à la loi de 1834, le pauvre avait le droit
de se faire apporter dans son domicile les secours qui lui étaient accordés par la
paroisse : tout ce qu'a fait la loi de 1834, c'a été de remettre les secours à do-
micile au jugement des dispensateurs de la charité; le pauvre ne peut plus les
exiger, il peut toujours les obtenir. La loi de 1838, qui a fondé le système en
Irlande, l'a fondé sur un principe tout contraire; elle a renfermé sans exception
dans l'enceinte du work-house quiconque invoque l'assistance publique, elle
a exclu complètement l'assistance donnée en dehors de cette prison , souvent
plus redoutable pour l'affamé que la faim elle-même; elle a interdit Vout-door
relief. Ce principe est renversé par les dispositions nouvelles de la loi de lord
John Russell; Vout-door relief ou secours à l'extérieur, est autorisé, mais en
droit plutôt il est vrai qu'en fait, et l'on exige qu'il y ait famine générale pour
que la charité légale aille chercher sous leur toit les personnes valides.
L'assimilation entre le pauvre irlandais et le pauvre anglais deviendrait en-
core plus complète, si l'amendement de lord Stanley n'arrête pas un article du
bill qui accorde les secours à ceux mêmes que l'on saurait occuper le sol et pos-
séder une tenure. La petite culture est si peu répandue en Angleterre, la grande
absorbe si complètement tous les bras, que le pauvre cottager n'a jamais ima-
giné qu'il puisse réussir à vivre en exploitant le coin de terre où est bâtie sa
maison. Les charités de la paroisse complètent les ressources qu'il trouve dans
la location de son travail. En Irlande, où l'industrie agricole est trop restreinte
pour employer beaucoup d'ouvriers à gages, où le sol est morcelé à l'infini, où
« le paysan passe une moitié de l'année à planter ses pommes de terre et l'autre
à les voir pousser; » en Irlande, il est fort à craindre que des charités ainsi ré-
parties viennent seulement favoriser une existence oisive et stérile dont le te-
nancier se contente déjà, dont il se contenterait bien mieux encore, pour peu
qu'il fût plus assuré d'avoir toujours sa maigre pitance. La majorité des misé-
rables étant cependant assise sur le sol par la possession précaire d'un acre ou
d'un demi-acre, les priver rigoureusement, en temps de famine, de ïout-door
relief ce serait les condamner à périr; malgré la justesse des observations de
TOUE XVn. — SUPPLÉMENT. 75
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RSTDB DES DBVX HONDBS.
lofd SiMiley, tant que les grands propriétaires u^auront fM cMé d'ofimpiHiM
suffisantes pour produire dans les campagnes une populatiop ou^ère, il CHiii
toujours secourir la population actuelle des petits cultivateurs, au risque #ۥ*
courager cette division de la culture d*où sort le paupérisme irlandais. H y t
donc là une raison de plus pour justifier ces prêts d'argent que i'état allre tmk
Umdlords, à la condition de les utiliser sur leurs domaines, i^ quelque Mi
que Ton étudie ces dernières mesures du gouvernement anglais, cm doit reeofti-
naître que tout le système repose sur le bon emploi de ces avances pécuniaires:
il est donc tout-à-fait déraisonnable de les reprocher avec la passion du Tànév
au ministre qui les fait et aux intéressés qui les accepteut; il serait encoremoias
sensé de ne pas donner une valeur efficace aux sanctions pénales qui gaip»-
tissent Tétat contre le mauvais usage de ses deniers. Il est bon qu^on appreaM
qïi*il peut y avoir au besoin pour Tlrlande un nouveau moyen de la régéném
dans cette menace d'expropriation suspendue sur la tète des propriétaires tnttr
pables ou paresseux.
La question du temps de travail dans les fabriques s'est de nouveau présentés
dans la chambre des communes, où de nombreuses pétitions sont Venues la «^
veiller. H y a bien là sous jeu quelque représaille du parti agricole contre It
parti manufacturier; lord Morpeth et lord Bentinck ont même assez maladroit»'
ment trahi ces ressentimens; lord John Manners les servirait peut-être sans k
vouloir, avec les intentions les ptus philanthropiques du monde. Puisque le
gouvernement s'est mêlé des affaires agricoles et qu'il a touché si rudement na
droits des propriétaires, pourquoi respecterait-il davantage ceux des industridrf
Puisque l'on a mis le pain à bon marché, pourquoi l'ouvrier travaillerait-il ea^
core tout le temps qu'il travaillait pendant que le pain était cher? Sir Robert PmI
a répondu avec cette raison si pratique et si ferme qui le distingue; diminuer 1|
revenu qui nait de la production, c'est frapper la production d'une charge touH
pareille à Vincome-tax, sauf cette différence, que le profit de la taxe passera IMI
entier dans les mains étrangères. Les intérêts d'humanité sont d'ailleurs nàeoi
sauvegardés qu'ils n'étaient autrefois dans le travail actuel 4es fabrique^ ki
ateliers sont mieux bâtis, les règlemens plus convenables, le personnel mieiii
surveillé. Cest une amélioration dont le législateur doit tenir grand cooifli
avant d'intervenir dans ces relations si délicates du maître et de l'ouvrier, el 1
faudrait de bien autres griefs pour que la législature osât porter atteinte à ceMt
hbre disposition de 4^i-même qui est le grand trait du caractère anglais.
Pour terminer cette revue des dernières discussions pariemeataires, noui
dirons encore quislques mots du bill de M. Watson destiné à compléter les ma-
sures d'émancipation qui, depuis 1829, ont affranchi les catholiques d'Angiei'
terre des conséquences légales du principe absolu de la religion d*état. Les peines
déterminées par l'acte d'Elisabeth contre ceux qui ^ne reconnaîtraiept pas la su*
prématie religieuse du souverain avaient été abolies par la légidature en 1844
et 1846, après l'avoir été déjà par une longue désuétude; mais la négation de
cette suprématie est encore qualifiée de délit comme au temps d^Ëlisabeth, et dee
lois particulières qui n'ont pas été formellement abolies en 1829 menacent
jours de peines rigoureuses l'introduction des bulles pontificales a<pr1e aol
nique, condamnent à la déportation les personnes engagées ^ians ias ovdiea n^
ligieux, défendent aux prêtres catholique d'exercer leur mimstère hars delear
UTd. -^ CHBONH^UB* 1167
pliroî8ie« Cétaîent ces ëeilMères barrières du vieil adiglicanisiiie qiie M. Watsoa
ipouitnt faire disparaître; son disssein a manqué, ek le bill qu'il ^oposait, arriré à
la seconde lectÉre avec une majorité de 3 toix, s'est trouvé rejeté à six mois,
c^efij^à^dire indéfiniment ajourné, sur la motion de sir Robert kiglis; trois voix
saBlement ont fait la majorité dans le sens protestant, comme elles Favaient fait
qiaelques jours avant dans le sens catholique. Les esprits semblent donc à peu
près partagés. L'activité avec laquelle le parti catholique se remue dans Oxford
est probal)leniétit la seule raison qui ramène ainsi les suffrs^es parlementaires
dans le camp des saints du protestantisme. Les saints eux-mêmes sont loin
d'être popub^res, et ils n'auraient pas repris ce peu de crédit euprès leur échec
de 1844, sans l'inquiétude avec laquelle l'Angleterre observe l'agitation puséyste.
L'approbation générale qu'ont reçue les plans d'éducation proposés par lord
LiEmsdowne montre bien d'ailleurs que ni le gouvernement ni le pays ne sont
disposés à reculer dans les voies libérales où ils sont l'un et l'autre engagés. Ge
ilinisèère de l'instruction publique, que lard Wharncliff avait le prenrier appelé
far son nom sous l'admiiiistration du dernier cabinet, le comité du conseil privé
chargé de l'éducation nationale [commUtee ofcoimcU on éducation) se déve»
Idppe chaque jour davantage. Lord Lansdowne est digne à tous les titres de
diriger cette grande œuvre; les pllans qu'il est venu apporter aux chambres font
déeidéfluent de Pinstruction publique une affaire de gouvernement, et l'affras-
ehîssent sans violence de toiute intervention obligatoire des différens clergés. H
ett eiifiin reconnu qne les associations volontaires sont impuissantes pour géné^
paliser les oonnaissances iiidis|)ensables à tous les citoyens, pour povter égaler
laenl la eolttre istéUeetueDe sur tous les points du territoire nationi^. L'église
aOglieaile seitÉble ceUe fois abdiquer avec assez de résignation ks prétentions
qu'elle a totijours affectées jusqu'ici; mais les éUssenters encore mal rassurés, et
d'aittefui^ beameeup plus exalta que les membres de l'établissement, repoussent
éfam de nombreux meetings les avances du ministère : ils ks déclarent iocom^
plltibles avec^ la religion et la liberté; ils professent qu'ils s'en tiendront à leuiS
ateoeiations volontaires, dont ils se figurent nalheureusement les résultats bien
supérieurs à ce qn'ils sont. Ils disent hautement qu'avec les écoles du dimanche,
près de deux millions d'enfans recevant à la fois l'instruction spirituelle et pro-
lune, il n'est pas besoin que l'état dépense un million sterling pom* couvrir le
pays de maîtres salariés. Cette protestation , impuissante contre les nécessités
bien constatées de l'ordre social, montre seulement tout ce qiae l'opinioA a dû
gfigneir pour vaincre définitivement ces résistances particulières qu'dle ren^
centre eâcore, mais qui ne l'arrêtent pUie^
Les: nouvelles apportées du Mexique par )e dernier paquebot nous peignent
une situation plus triste, s'il est possible, que celle dont nous avons récemment
doliné l'idée; La république est plus menacée que jamais par l'iovasion^ au dehors,
as dedaHa pai^ les distordes intestines. D'après des eorrespondances dignes de
hk^ Satits^Adna serait presque à la veille d'ea venir aux maitts avee son lieu-»
tenailt, k générai Yalencia, qu'il aurait empêché de combattre dans ks circoA-
stMMesle» plus favofabks aut armes mexicaines^ Santa» Anna^est,! di^^n, désor-
anli»^tout-Mint suspect, et l'on ne deute presque plu» de ses aeeeinttmees avec
les États-Unis. On sait maintenant qu'en étaôuant Tampico, il a &it jeter à i'eau
les armes et les munitions qui s'y trouvaient, sans vouloir les confier aux habi*
tans de la vi lie et des villages voisins, malgré les plus vives sollicitations. Pendant
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REVUE DBS DEUX MONDES.
que les Américains débarquent à Tampico en nombre toujours croissant, k
général en chef de la république reste enfermé dans son camp de San-Lois, et
passe le temps à donner des fêtes, à jouer au monte ou à faire battre des co(^
A Mexico, le vice-président Gomez Parias procède rigoureusement à TapplicatioD
de ses théories radicales, et s'est enfin résolument attaqué au dergé. Le 11 jan-
vier dernier, il a été promulgué une loi qui confisque au profit de Pétat une
grande portion des biens ecclésiastiques et en autorise la vente jusqu'à concur-
rence de 15 millions de piastres. La guerre religieuse pourrait bien éclater en
même temps que la guerre civile : la proleç^tion énergique du clergé, Pinterdit
dont il a frappé la capitale, Tinfluence absolue qu'il exerce sur certaines pro-
vinces, sont autant de motife qui doivent amener l'explosion d'un nouvel dément
de discorde. Un mot seulement encore, pour qu'on saisisse toute cette anarchie
matérielle et morale dans laquelle se débat le Mexique : il y a eu quatorxe mi-
nistres des finances en moins de douze mois. II est impossible de se figurer k
sort que l'avenir réserve maintenant à ce malheureux pays, si quelque autorité
honnête et vigoureuse ne sort enfin, comme par dés^poir, du milieu de ces
désastres. L'Europe, qui s'estimerait heureuse de pouvoir traiter à Mexico avec un
gouvernement régulier, s'empresserait assurément de Ini donner tout son appui.
Les commissions de la chambre achèvent d'élaborer les projets qui leur ont
été soumis. Au milieu des discussions sur les afiaires viendra un .débat tout po-
litique provoqué par la proposition de M. Duvergier de Hauranne sur la réforme
électorale. La chambre a eu raison d'autoriser la lecture de cette propositkiii,
et de permettre qu'elle fût l'objet d'un premier débat. Ceux, des conserviteun
qui ont voté cette autorisation n'ont pas voulu que l'opposition pût leur repro-
cher de se servir de la supériorité du nombre pà^ÉféioviffeT les discussiaos. Ce
sentiment n'est pas moins politique qu'honorable. Sans croire qu'il y ait ur-
gence à changer la loi électorale, on peut penser qn'il n'est pas sans utilité pour
la chambre et pour le pays de conndtre les griefe que des esprits sérieux croiefit
devoir articuler contre la législation en vigueur, ainsi que les changemens qu'ils
proposent en s'effbrgant de les rendre pratiques et modérés. La proposition de
M. Duvergier ne nous transporte pas dans la région des utopies; elle ne boule-
verse rien de fond en comble : aussi les partis extrêmes ne lui ont pas lait un
très bienveillant accueU. C^st ce qui, aux yeux de plusieurs conservateurs, t
donné à cette proposition le caractère d'une question mise consciencieusement
à l'étude. Si, à la chambre, quelques esprits ardens veulent en fiûre une anae
d'opposition, ib nuiront à la cause qu'ils prétendent servir. H faut étudier le
problème de bonne foi, sans tomber dans des récriminations amères et injustes,
car ici personne n'est en possession de la vérité, et, dans la. pratique de nos
mœurs électorales, quel parti oserait se dire irréprochable?
La chambre a accueilli la nouvelle de la mort de M. Martin du Nord avec des
démonstrations tout-à-fait honorables pour sa mémoire. M. Martin du Nord est
un des hommes qui, depuis 4 830, ont été le plus mêlés au mouvement des affaires;
tour à tour rapporteur de commissions importantes, vice-président de la cham-
bre, procureur-général près la cour royale de Paris, deux fois ministre du com-
merce et des travaux publics, garde-des-sceaux, il s'était fait au sein du paile-
ment beaucoup d'amis par son aménité et son obligeance.
RBVCE. — CHRONIQUE. 1169
ÉlÉMENS CAHLOTINGIENS UNCUISTIQUES ET UTTÉRAIRE8, par M. J. BaTTOis (1). —
Pour les esprits curieux du mystère et de rinconnu, la linguistique, comme la
philosophie, est une science attrayante, attendu qu^en ce qui touche la forma-
tion du langage et la filiation des idiomes la certitude absolue échappera tou-
jours. Qu'on étudie, en effet, la question au simple point de vue philosophique,
on se trouve, dès les premiers pas, en présence des systèmes les plus contradic-
toires : les uns Teulent que Thomme ait créé et graduellement perfectionné le
langage, comme la musique ou la géométrie; les autres, qu'il ait reçu la parole
par une révélation divine, avec une grammaire et un vocabulaire tout faits, et
qu'il ait parlé comme les oiseaux chantent. Cette dernière opinion, outre l'au-
torité de de Maistre et de Bonald, a pour elle la tradition orthodoxe; mais, soit
qu'on l'adopte, soit qu'on la repousse, quand il faut en venir aux preuves his-
toriques, les sceptiques et les croyans finissent toiiyours par se rencontrer au
pied d'une tour de Babel. La difficulté qui surgit à l'origine des temps pour la
création du langage dans la grande famille humaine se représente dans l'his-
toire particulière de chaque peuple : on étudie les dialectes, les patois, les noms
propres d'hommes et de lieux; on dépense beaucoup de temps, beaucoup de
science, souvent même beaucoup de pédantisme, pour faire un système; l'énigme
parait résolue, et, à quelques années de là, surgit un système nouveau, qui dis-
paraît bientôt pour ûîire place à d'autres. Ainsi en est-il advenu pour l'histoire
de la langue française. Au moyen-âge, on use et on abuse des mots, sans s'in-
quiéter d'où ils viennent. Le xvi« siècle, plus curieux, commence, avec Henri
Estienne, les investigations étymologiques, et, tout imbu d'études classiques, ce
grand siècle rattache, au moyen des Blassaliotes, la langue française à la langue
d'Homère. En foit de généalogie, les peuples, comme les individus, ont une
vanité chatouilleuse; la théorie de Henri Estienne fut accueillie favorablement,
et l'on rappela avec orgueil ces mots de Caton l'Ancien : Gallica gens duos
res industriosiisîme prosequiturf rem militarem et argute logui. Les hé-
braïsans eurent bientôt leur tour : Guichard, Thomassin, Bochart, réclamèrent
pour l'hébreu la paternité du langage français; puis on abandonna la Terre
Sainte pour l'Italie, et Gaseneuve, Leduchat, Ménage, adoptèrent presque exclu-
sivement les étymologies latines. Pezron chercha d'auties voies, et, le premier,
il s'inquiéta des origines de la langue celtique, qu'il croyait avoir retrouvée dans
la Bretagne et le pays de Galles. BuUet reprit en sous-œuvre les travaux de
Pezron, et s'appliqua à reconstituer le celtique, d'après ce qui en reste dans
l'irlandais, le bas-breton, et même, s'il fallait l'en croire, dans le basque. Le
celtique une fois retrouvé. Le Brigant et son disciple Latour d'Auvergne mar-
chèrent, ainsi que l'a dit Nodier, à la conquête de la langue universelle par
le bas-breton. Jusque-là, on n'avait bâti que des hypothèses, et le mérite de re-
placer la question sur le terrain de l'érudition sérieuse appartenait à M. Amédée
Thierry, qui établit, d'après des textes fort plausibles, qu'au lieu d'une langue
celtique il en existait au moins deux : l'une, le kymrique, parlée par les Belges et
subsistant encore dans le pays de Galles et la Bretagne; l'autre, la langue des;
Celtes ou Gaêls, habitant le centre des Gaules, laquelle est encore en usage ea
Ecosse et en Irlande.
Ces données linguistiques étant admises, il reste à éclaircir une foule de ques-
(1) Un vol. iD-4*. Paris, ISitt, cbes J. Renouard, rue de Toumon.
4170
Bsrou M» DEUX mmm.
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tionf âCBoa»t»ep» et même de celles qut ofit le pta^ enâWTMOé ta smw», oa
d*expliqiier pour rididme gaulois et la langue tûïgAre des premier» ilMei de H
flMiaitliîe rabse&eeeotfiplèie demoùumens éerttsv CTést à la scAutlois^ dueffiM»'
Même que sont consacrées les nedierches de M. Ban^en» Dans Va pMMièfe fiûtkt,
ifrs*atfaelie à démontrer que les lettres des plus aneieAS alphabet^ telles^p^ odtei
de ralpbabet de Tyr, de Falphabet punique, syriaque, etc., doivent être co»*
sidérées comme des innitaiioas de signes digitaut, etqueiegprenilèpeaetpreasioai
gyaipfaiques de la parole ne sont rien autre chose que de la daetylolo^e.
Après avoir recherché les traces de la dactylologie dans te alphabets les ptas
anciens, M. Barrois arrive à Tidlome de la Gaule; il s'attache à prouver que h
langue gauloise n*a jamais été écrite, et que, j«squ*àu m* siède, il en a ^ d*
méiUe de la langue vulgaire qui s'est substituée au gaulois. Charlemagne le pr»-
Mer aurait tenté d'appliquer 1^ graphie à la langue vulgaire et die fmaXâ^nM
le peuple avec récriture, mais sans études préalables et par le' âeul emploi dei
sigttes digités, précurseurs de la représentation graphique, à laquelle les plu
igfiorans eux-mêmes se seraient initiés sans efforts. L'empereuï aurail, dans eé
dessein, fait composer, pour l'appliquer à la langue théotisque, un id|»bCLbet; tfà
(bradait la base et le point de départ de la Gnxmmoêre impér^aêe^ ëkSSoiréitpi
les hommes les plus satans du siècle. Cet alphabet nous a été trausKUâs par T^
thème, qui, tout occupé de théurgie, l'avait assimilé aut écritures calwltstiqM&
M, ftaffois en donne une reproduc^on exacte, et en le compM^ant au démotiqae
égytitien, en traduisant la figure des lettres en signes digités, â y retroufe, aijui
fU'ii ledit, les antiques traditiotts de la dact^ologie primitive.
La seconde moitié du livre de lî. Barrois, entîèrstaeui éMMtoréstià ft¥
Mèrev est ccmsacrée à l'étude des origines de noU^ Kttévatuve»» Bttis te piftii
itttivalée Romane é^magèrt , l'auteur s'applique à momTer nfsl^ M aulftl ^
d^ rejeter l'opinion de H. Raynouard, qui établit une langue Mfliaiiie eMi<VQf9eile,
mais qu'il fiant isoler complètement les tiy)ubadours provençmur, que jnsqa'â
làl fin du XV siècle, ils ont eu une langue particulière, et que nfon^sèttlsment as
MUt rentes étrangers à la Frauôe, mais qu'ils lui ont toujours été trèsr vivement
h^Mtilfes. -^ DUns la quatrième et dernière partie de son livre, M. Barrois trace
l'ftisibire de fa langue d\)il, qu'il appelle romane ^ptentriouale frunçaise, et 9
s'kttache à combattre et à réftiter l'opinion de Bi. Paurid, qui, entnJUé, malgré
s^ vaste savoir et la haute portée dé son esprit, par des préoccupations exdu*
Sives, fai^it remonter jusqu'à la Provence Forigine de nos chansons de gestes.
Le* livre de M. Barrois n'est pas un livre d'érudition banale; tout ee<ttii touche
& Pcdphabet carlovingien, à l'application de la graphie au langage théotisque,
peti éU*e considéré comme une véritable découverte; la critique philologiqtte des
disax dernières parties ^t ferme et savante. Les textes nombreuï cHés dais roo^
wage, peu connus pour la plupart, préseutent su intérêt véntcdUe; rnods il est
tm reproche que nous adresserons à l'auteur : sou livre matfque eus clarté, oè
qui proiriem, non pas du sujet même, mais de l'agencement et de la dt^positîou
générale, et, s'il rappelle le savoir et la patiefnce des^ érutlit^ du m^ sièdb, il rap^
peUle un peu tt^p aussi leura procédés de misé euœutre.
V. M
/
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE DfX-SEPTIÈHE TOLITtIG.
(«oovBua ateiB.)
I
I# SALTBADOB, SCilŒS DU DÉSBBT ET DB U VOB UXlGiBfB, p9f U' G. FsiRY. . . h
La DBUfiiRB 6UERBS MAsniiis. — Nelson, Jerris et GoUingwood. •» Cinquième
partie, r- Les Mannes 4a nord et la Flottille de Bonlogne, par M. le eapi-
taine de, oenette $. itminc me La GfSAViàaB. •«•••••» 9è
Lrté&atubs catboliodb et féodale en i^i^.-rHistoire des peuples Bretons dam
rAwmoriqm si les tles BritemsUqueSf de M. de Gourson, par M. àlexandeb
Thomas ' 71
GoBEEsroHDAMCB DiKûKiffiQUB «S SIR ROBBRT ADAiR. -*- La France et TEurope
en 1S07> par M. L« DE Viel-Gastbl 95
SouTEmM BHn NAmniAurai. ^^ Les Gales de Sicile, w IV. ^ Stromboli, par
M. A, M QOAIMMMH ISO
Bi LA siTUAnoN ACTUELLE. ^iLMsûpes d'Espagne et 4e GrteoTie, par M. le comte
d'Haussontilui. «••••••• t90
àOÊfts DE MÉRANiB, de M. Ponsard, par M. Gustave PlaivChb.. • • » ITf
GkiaoNiQUE DE LA QuiEZAiEE. -— Histoire politique. •••..•• i9ê
{4 DERNiiRB 6UBRRB ifA^HiiE. 0^ Nslsofi, Jerrîs et Ciollingwood. -^ Demiài«
partîsu '^ La vmim im#ériale ^ la ^narine espagnole, Trafalgar, par M. le
«capitaine de corrette p. Jurieii de La Graviére. .•••••. iOi
La libbr;^ mj QHnmfiM Jn 193 STStàns |« douâmes* t^-Llndusto des Bouilles
fit des Fers, par M. Gbaiujis Coqueun. .••.••,•• 275
Mgbptiou de «. HE j^iiusAj 4 L*AGADÉKiE FRANÇAISE. — M. Royor-GoUard , par
M. 9EHRI AAQMIM41IP. ^ aO»
Mll^ILLOR, LES BÉMÉDICTIIIS FRAHÇAIS ET LA COUR DE ROME AU Xyil« SliCLB, par
M» Gbuuxes LouAiipR^. •.•..•«.••••*•... d$^
HiSTOiRB DU CONSULAT ET DE L*BMPiRB, de If. Thiors (sixième volume)^ par M. Ler-
MraiER. • • 345
Lira, par M. A. Brizeux 358
GHROmQUE DE LA QUINZAINE. — HistoirÇ poUtiqUO^ •••••.•••••... 369
Revue musicale 375
Études sue l'antiquité. •» Les Historiens romains, par M. Nisard 383
Th LA SITUAnON ACTUELLE DANS SES RAPPORTS AVEC LES SUBSISTANCES ET LA BANQUE
DE FRANCE, par M. Michel Chevalier • 397
Octave, par M. le comte A. db PoimiARnN • • • 430
ii72
TABLE DBS MATIÈRES.
K '.
Études sus le boman anglais. — Le dernier roman de Bulwer {Lueretia, frttf
Children of the Night), par II. E.-D. Forgcbs m
De LA COLONISATION DE L* ALGÉRIE. — Les Essais et les Systèmes, par M. A. Gocm il
De l'état de LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. — La dernière Saison poétique, par M. Sasr-
René Taillandier 9:
Le don JUAN DE MOLIÈRE. AU THÉATIB-FIANÇAIS , par M. ChABI.RS MaGRIM 7
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. I
RtVUB SCIBNTIFIQUB. .....••••••.••... 1
Gatalùu de eeauso la morja ALntsz , par M. Alexis de Valon 9
PoLniQuft COLONIALE DE L*ANGLETERts. — L*Aiistralie et la Société anstraUenae.
— (L •*- Diicoveriei in Auittaliaf etc., by Lort Stokes. — n. — Phjfêietd
desmripiion of Ifef^Souih Wale$ and Van-Diemen Land, bj P.-E. de
Strtelecky), par If. Audigahne 01
De LA SITUATION ACTUELLE DANS SES RAPPORTS AVEC LES SUBSI3TA1ICBS BT LA aAHQCI
DE FRANCE. — Dernière partie. — La Banque de France, par M. Michel Che-
valier •.••.••.. .... 6n
La SANTA BARIARA, SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE, par If. GeRAED ~DB NbIVAL..
La FRANCE DEVANT L*EUROPE APRÈS LB DÉBAT DB L* ADRESSE , par M. L. DB
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique
m 1
7lt 1
764
Lbs Côtes de Provence. — Première partie , par M. le baron Baods TA
Théodobic et boeck {HiUoirê de ThéodoriCf de If. du Ronre), par M. le hait»
E. DE Langsdobff W
La liberté du commbbcb et lbs ststémbs db douanes. — Llndustrie métallnrgiqiia
en France, par M. Charles Coquelia. •.....•••.... M
Voyage et recherches en égtpte et en nubib. — IV. — Le Caire ancien et mo-
derne, par M. J.-J. Ahpérb *• •••» ^
Recherches sur la période glacuibe et l'ancienne eitehsion dbs glacoebs du
bost-blanc depuis les ALPES /usQU*Au JUBA, par M. Chabi.im MABTmS. .... ^^
Les pigeons de la boubsb, chanson inédite, par Bbbanobb. . • • • Mi
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. ^^
Affaires du xexiqub. •..*..•
Revue littébaibb. .•^«.«^««...••. ••• ^^
Atta troll , révb d'une Nurr d*été , par M. Henri Heine. .••..••... 9fJ
Souvenirs de l'europe orientale. — La grande Illyrie et le Mouvemeot illyries,
par M. H. Desprez. 1 • . . . \WI
La suisse en 1847. — Des Révolutions et des Partis de la Confédération helvétique,
par M. Adolphe DE Cibcoubt. • lOM
Lb boman dans le monde. -^ Le médecin du village , par M. F. db Lagbnbvais. IMS
Recherches et i>BCouvEBTB9 abchéologiques dans la pbbsb oocidbhtale, par
M. E. DE Warren 1134
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique • • 1tS9
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FIK DB LA TABLE.
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