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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DS8 


DEUX  MONDES 


XYU*  ANIfÉB.  —  NOUTBLLB  SiRIS 


TOME  XVn.  —  i«  JANVIER  1847. 


■»  > 


PAKIS.  —  IMPRIMERIE  DE  GERDÈS^ 
Eue  StiDt-Germain-des-Prés»  10. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  DIX-SEPTIÈME 


*—* 


DIX-SEPTIËME  ANNÉE.  —  NOUVELLE  SÉRIE 


•A  J 


PARIS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

HCK  8AINT-BBN01t,  18 

1847 


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^3^ 

LE  SALTEADOR     '' 


SGÈNES  DU  DÉSERT  ET  DE  LA  VIE  MEXIGAINE. 


I. 

Le  moment  approchait  pour  moi  de  dire  adieu  à  la  vie  du  désert.  Je 
ne  voulais  pas  cependant  reprendre  la  route  d'Hermosillo  sans  avoir 
visité  le  préside  de  Tubac.  Cétait  le  terme  que  j'avais  fixé  à  ma  longue 
excursion  dans  les  solitudes  mexicaines.  Les  rencontres,  les  incidens 
Taries  qui  avaient  marqué  la  première  partie  de  mon  voyage  (i),  n'étaient 
pas  faits  pour  lasser  ma  curiosité.  Aussi  le  jour  du  départ  me  trouva-t-il 
fout  prêt,  tout  disposé  à  braver  de  nouveaux  périls  et  de  nouvelles 
fatigues.  Je  ne  regrettais  qu'une  chose  :  Tavouerai-je?  c'était  de  trop 
bien  connaître  le  terrain  où  j'allais  marcher.  L'imprévu  avait  été  jus- 
qu'à ce  jour  le  plus  grand  charme  de  mes  explorations  aventureuses, 
et  l'imprévu  n'allait-il  pas  me  manquer?  —  La  Sonora,  me  disais-je, 
n'a  plus  rien  à  m 'apprendre.  —  Je  me  trompais  :  le  hasard  me  devait 
montrer  encore  deux  faces  nouvelles  d'un  monde  dont  je  croyais  avoir 
pénétré  tous  les  mystères.  Après  une  visite  aux  prairies  illustrées  par 
Cooper,  où  je  pourrais  admirer  la  vie  sauvage  dans  toute  l'indépen- 
dance et  la  fierté  de  ses  allures,  il  m'était  réservé  de  contempler,  dans 
une  petite  ville  plus  rapprochée  des  provinces  centrales,  à  la  foire  de 
San-Juan  de  los  Lagos ,  la  lutte  de  la  barbarie  et  de  la  civilisation  re- 
présentées ,  comme  elles  le  sont  trop  souvent  au  Mexique ,  par  leurs 
plus  tristes  abus,  par  leurs  plus  impurs  élémens. 

(1)  Voyet  les  divers  articles  de  cette  série  dai^s  les  livi*aisons  des  15  avril,  15  juip, 
15  JQiUet,  15  août,  !•'  octobre  et  !•'  noyembre  18W. 


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•••  ••         ••••• 


&  /.  :  :  •:      •*•/*:  •    Wsck  ms  deux  voiumbs. 

•  •••  ••••••    ••••••   •  •• 

C'est  eu  compagnie  du  chasseur  mexicain  Bermudes  Hatasiete  et  du 

coureur  des  bois  canadien  que  je  devais  faire  le  tr^et  de  l'iiacienda 
de  la  Noria  jusqu'au  préside  de  Tubac.  Les  deux  aventuriers  se  diri- 
geaient vers  les  prairies,  poussés  par  la  haine  sauvage  qu'ils  avaient 
vouée  aux  Indiens,  et  un  peu  aussi  par  cette  irrésistible  attraction  que 
le  désert  oKcroe  sur  le  chass^ir,  comme  la  mer  sur  le  matelot.  La 
chasse  aux  loutres  n'était  pour  eux,  bien  entendu,  qu'un  prétexte. 
Décidé  à  ne  quitter  les  deux  chasseurs  qu'à  la  limite  des  prairies,  je 
pris  gaiement  congé  du  maître  de  l'hacienda,  don  Ramon,  après  avoir 
choisi  dans  sa  caponera  deux  beaux  chevaux  que  je  lui  payai  généreu- 
sement, et  sans  marchander,  vingt-cinqirancs  par  tête*  Nous  partîmes, 
et  deux  jours  de  marche  nous  conduisirent  à  Tubac ,  grossier  jalon 
planté  par  une  civilisation  douteuse  sur  les  confins  de  la  république  et 
du  désert.  A  une  petite  distance  de  Tubac,  au-delà  de  la  rivière  de 
San-Pedro,  commencent  les  prairiesrJe  suivis  les  deux  chasseurs  jus- 
qu'aux bords  de  la  rivière  :  c'est  là  que  nous  nous  séparâmes,  et  je  ne 
les  vis  pas  sans  quelque  émotion  s'enfoncer  dans  ces  solitudes,  où  tant 
d'hommes  intrépides  ont  trouvé  leur  tombeau. 

Ce  ne  fut  qu'après  avoir  vu  mes  deux  compagnons  disparaître  dans 
les  hautes  herbes,  que  je  reportai  mes  regards  sur  le  paysage,  dont  je 
n'avais  pu  encore  admirer  qu'en  passant  les  magntôcencies.  Les  prai- 
ries qui  se  terminent  au  San-Pedro ,  du  côté  de  Tubac ,  n'ont  pour 
bornes,  dans  la  direction  opposée,  que  les  eaux  du  Missouri.  C'était 
bien  là  le  désert  tel  que  je  l'avais  rêvé.  Au-delà  de  la  rivière ,  de  vertes 
savanes  ondulaient  à  perte  de  vue.  A  mes  pieds,  un  petit  lac,  séparé  du 
San-Pedro  par  une  étroite  langue  de  terrain,  et  qui  jadis  avait  dû  foire 
partie  de  la  rivière,  étendait  ses  eaux  bourbeuses.  Sur  les  larges  feuilles 
des  plantes  aquatiques,  des  serpens  d'eau  faisaient  reluire  au  soleil 
leurs  corps  visqueux,  entrelacés  en  hideux  réseaux.  Au-dessus  du  lac 
voltigeaient  des  essaims  de  grues  attirées  par  ces  nombreux  reptiles. 
De  longues  caravanes  de  bisons  traversaient  la  plaine  silencieuse. 
D'autres,  disséminés  par  .groupes  ou  par  couples,  paissaient  Therbe 
épaisse,  ou,  couchés  sur  la  pente  des  collines,  promenaient  un  regard 
tranquille  sur  leurs  vastes  domaines.  Plus  loin,  ces  sauvages  animaux  se 
livraient  de  rudes  combats;  leurs  sourds  mugissemens  arrivaient  à  mes 
oreilles  comme  le  murmure  lointain  de  la  mer,  et,  comme  s'il  eût 
fallu  que,  même  dans  le  désert,  l'homme  révélât  sa  présence,  un  parti 
de  chasseurs,  d'une  tribu  d'Indiens  aitiis,  descendait  en  ce  moment  le 
cours  du  3an-Pedro  sur  des  radeaux  formés  de  larges  bottes  de  roseaux 
soutenues  par  des  calebasses  vides.  Une  recua  de  mules  chargées  de 
lingots  d'argent  et  escortées  de  leurs  guides  se  dessinait  en  une  longue 
filp  à  r horizon.  Je  restai  long-temps  ravi  devant  ce  spectacle  solennel, 
prêtant  l'oreille  à  l'harmonie  niélancolique  de  la  clochette  des  mules 


SCENES  DE  LA  VIE  VEXIGAnŒ.  7 

et  aux  cadences  indiennes  qui  troublaient,  en  mourant  gradueUement^ 
le  silence  des  solitudes. 

Cette  conduite  et  argent  sous  Tunique  surveillance  de  quelques  mrrieros 
eût  suffi  pour  me  rappeler  que  je  foulais  une  terre  primitÎTe.  Dans 
rintérieur  de  la  république,  un  régiment  n'est  quelquefois  pour  ces 
riches  caraTanes  qu'une  trop  faible  escorte.  Sur  certaines  frontières  ^ 
des  sommes  immenses  peuvent  impunément  traverser  les  viUes  et  les 
viHages  avec  te  nombre  d'hommes  strictement  nécessaires  pour  charger 
et  décharger  les  mules  à  chaque  halte.  Par  un  contraste  digne  de  re- 
marque ,  nulle  part  la  propriété  privée  n'est  plus  respectée  que  dans 
cet  état  Ibintain ,  où  tes  déporiés  aux  présides,  Técume  des  grandes 
villes ,  formèrent  d'abord  le  noyau  de  la  population.  Les  crimes  qui  s'y 
commettent  accusent  refTérvescence  des  passions  plutôt  que  les  froids 
calculs  de  la  cupidité.  Chacun  y  vit,  pour  ainsi  dire,  au  dehors;  le  foyer 
n'a  pas  de  secrets,  sauvegardé  qu'il  est  par  la  bonne  foi  publique.  Mal- 
heureusement, chaque  jour,  des  gens  sans  aveu,  des  voleurs,  des  assas- 
sins échappés  aux  prisons  ou  au  glaive  de  la  justice,  viennent  demander 
un  asile  à  ces  soUtudes.  Telle  est  l'influence  mauvaise  et  toujours  plus 
active  sous  laquelle,  en  Sonera,  les  mœurs  tendent  à  s'altérer.  Ainsi  la 
corruption  des  états  du  centre  [Tierra  Adentro)  atteint  peu  à  peu  les 
frontières  mêmes  de  ta  république ,  et  on  peut  prévoir  le  jour  où  la 
Sonera  n'aura  gagné  en  échange  de  ses  vieilles  mœurs  que  les  vices  et 
la  misère ,  partout  inséparables  d'une  demi-civilisation. 

Je  repris  le  chemin  de  Tubac.  Après  avoir  marché  quelques  heures, 
je  m'aperçus  que  le  soleil,  près  de  se  coucher,  ne  lançait  déjà  plus 
sur  les  prairies  que  des  rayons  obliques,  et  je  m'étonnai  de  n'avoir  pas 
atteint  le  préside.  Je  marchai  encore,  et  bientôt  11  fallut  me  rendre  à 
mie  terrible  évidence.  Trompé  par  cette  interminable  succession  de 
vertes  collines,  je  m'étais  complètement  égaré.  Je  montai  sur  la  plus 
haute  des  éminences  qui  m'entouraient  :  si  loin  que  mon  œil  put 
plonger,  je  ne  vis  devant  moi  que  les  immenses  savanes  qui  se  dé- 
roulaient^à  Tinâni  sans  arbres,  sans  maisons,  sans  abri  !  La  rivière, 
qui,  seule,  aurait  pu  me  guider,  cachée  par  les  ondulations  du  terrain, 
était  invisible  comme  le  préside.  Deux  coups  de  feu,  que  jetirai  comme 
signal  d'alarme,  n'éveillèrent  aucun  écho.  J'étais  donc  condamné  à 
passer  la  nuit  dans  le  désert,  et  ce  n'était  pas  sans  angoisse  que  je  voyais 
arriver  le  moment  où  ces  plaines  immenses,  qui  devaient  abriter  tant 
d'hôtes  redoutables,  seraient  envahies  par  l'obscurité.  Un  petit  nuage 
gris,  qui  tranchait  sur  la  pourpre  pâlissante  de  l'horizon,  me  rendit  tout 
à  coup  quelque  espoir.  Ce  nuage,  qui  semblait  touclier  la  terre,  et  dont 
le  sommet  était  plus  large,  plus  transparent  que  la  base ,  devait  être  la 
fumée  d'un  feu  allumé  dans  la  savane.  Je  me  dirigeai  rapidement  de 
ce  côte,  tout  en  me  demandant  qui  j'allais  rencontrer  près  de  ce  feu? 


8  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Était-ce  une  balte  de  chasseurs^  un  bivouac  d'Indiens  bravos  (i)^  ou  un 
hato  (i)  de  muletiers?  La  conduite  d* argent  que  j'avais  aperçue  le  matin 
me  revint  en  mémoire,  et  ce  souvenir  me  rassura.  Uobscurité  croissait 
cependant  9  et  bientôt  je  ne  distinguai  plus  le  nuage.  Quelques  instans 
se  passèrent  dans  une  cruelle  incertitude;  mais,  quand  la  nuit  fut  tombée 
tout-à-fait,  la  lueur  du  feu  se  dessina  claire  et  brillante  au  milieu  des 
ténèbres.  Je  pus  me  remettre  en  marche. 

  mesure  que  j'avançais,  la  zone  de  flamme  s'élargissait  graduelle- 
ment, et  j'aperçus  enfin  la  silhouette  noire  de  deux  hommes  assis  près 
dun  brasier.  Deux  énormes  chi^n3,  qui  se  précipitèrent  vers  moi  avec 
(les  aboiemens  furieux,  ne  me  laissèrent  pas  le  tçmps  de  reconnaître^ 
avant  de  m'approcher  davantage,  à  qui  j'allais  avoir  affaire.  Une  voix 
rude  rappela  fort  heureusement  les  dogues,  qui  revinrent  à  pas  lents 
se  coucher  près  du  feu.  Malgré  cette  démonstration  pacifique,  l'aspect 
de  mes  deux  futurs  hôtes  n'était  rie;i  moins  que  rassurant.  La  physio- 
nomie la  plus  débonnaire  emprunte  toujours  quelque  chose  de  mena- 
çant aux  reflets  d'un  brasier,  et  les  figures  sauvages  des  deux  inconnus 
n'étaient  nullement  adoucies  par  ces  lueurs  sinistres.  Leurs  vétemens 
de  toile  blanche  étaient  littéralement  raidis  par  une  épaisse  croûte  de 
sang  caillé,  et,  au  moment  où  j'entrai  dans  la  zone  de  lumière,  je  re- 
marquai aussi  des  traces  de  sang  sur  les  poils  des  deux  dogues  qui  me 
regardaient  en  grognant. 

— Approchez  sans  crainte,  me  dit  l'un  des  deux  hommes;  nous  avons 
entendu  la  voix  d'un  chrétien,  et  vous  n'avez  plus  rien  à  redouter.  Avant 
tout,  mettez  pied  à  terre,  car  ces  chiens  sont  dressés  à  ne  voir  un  en- 
nemi que  dans  un  homme  à  cheval  :  les  Âpaches  ne  tout  jamais  à  pied. 

— Volontiers,  repris-je  en  descendant  de  cheval;  mais  je  ne  veux  pas 
être  indiscret,  et  je  n'ai  qu'à  vous  demander  le  chemin  du  préside  de 
Tubac,  dont  je  dois  être  tout  près. 

—  A  moins  qu'une  dçmi-douzaine  de  lieues  ne  soient  rien  pour  votre 
cheval,  vous  en  êtes  tout  près  en  effet,  répondit  assez  brusquement  mon 
interlocuteur.  Puis,  voyant  mon  étonnement,  il  ajouta  :  Si,  comme  le 
prouvent  votre  question  et  votre  surprise,  vous  êtes  égaré,  ce  4ue  vous 
avez  de  mieux  à  faire  sera  de  passer  la  nuit  près  de  ce  brasier,  car  vous 
vous  égareriez  de  nouveau,  sans  espoir  de  trouver  un  feu  pour  vous 
chautTer  et  une  tranche  de  bison  pour  souper. 

Cette  dernière  raison  me  parut  concluante;  j'étais  à  jeun  depuis  le 
matin,  et  j'acceptai  de  grand  cœur  la  modeste  hospitalité  que  le  lieu 
et  le  moment  rendaient  pour  moi  si  précieuse.  Débarrassé  de  mes  pré- 
occupations les  plus  poignantes,  c'est-à-dire  la  faim,  la  soif  et  la  soh- 
tade,  je  promenai  un  regard  moins  distrait  autour  de  moi.  A  moitié 

(I)  Féroces. 
(i)  Halte. 


SCÈNES  DB  LA  m  WniCAINV.  0 

enseTeli  dans  l'ombre  noire,  à  demi  éclairé  par  la  flamme  pétillantp, 
un  troisième  individu  était  couctié  non  loin  du  foyer;  soit  qu'il  dormît 
d'un  bien  lourd  sommeil,  soit  qu'il  fût  plongé  dans  une  très  profond» 
méditation ,  il  n'avait  point  paru  entendre  les  aboiemeng  des  chiens,  ni 
le  tmiit  de  mon  arrivée.  Sa  figure  était  cachée  par  I'ot)3curité,  et  ce 
qae  je  voyais  de  son  costume  ne  se  distinguait  en  rien  de  celui  que  je 
portais  moi-même.  Un  cheval ,  attaché  par  une  courroie  retenue  à  nn 
piquet,  paissait  l'herbe  près  de  lui.  Plus  loin,  des  peaux  étendues  par 
terre,  le  cadavre  d'un  quadrupède  fraîchement  écorché,  des  ustensiles 
oa  des  armes  de  toute  espèce,  prouvment  que  mes  deux  amphitryons 
exerçaient  dans  ces  prairies  le  rude  et  dangereux  métier  de  chasseurs 
de  bisons.  Rassuré  à  cet  égard ,  J'entravai  mon  cheval  sans  le  desseller, 
et  je  m'assis. 

Cependant  nos  hôtes  s'occupaient  des  préparatifs  du  souper,  qui  de- 
vait  consister  en  un  morceau  de  bison  cuit  à  l'étoufTée  (tatmtado);  ils 
allèruit  cliercber  l'eau  que  nous  devions  boire  à  une  rivière  voisine 
que  j'appris  avec  étonnement  être  le  San-Pedro,  dont  Je  me  croyais  pI 
àoigné  et  vers  lequel  J'étais  revenu  sans  m'en  douter.  Tout  était  don<' 
disposé  pour  le  repas,  et  l'individu  couché  ne  semblait  nullement  se. 
préoccuper  de  ces  apprêts  qui  me  paraissaient  à  moi  si  important; 
mais  il  y  a  cette  difTérence  entre  l'Européen  et  le  Mexicain,  que  le  der- 
nier, insensible  à  la  faim  comme  à  la  soif,  se  trouve  dans  l'aboodanci^ 
là  même  où  le  premier  succombe  à  la  faim.  Sur  l'invitation  de  nos 
hôte8(car  j'appris  alors  que  cet  homme  était  comme  moi  un  étranger 
pour  les  chasseurs  de  bisons],  il  sembla  secouer  sa  torpeur,  et  vint 
s'asseoir  pour  prendre  aussi  sa  part  de  l'hospitalité  du  désert 

La  stature  de  ce  nouveau  convive,  qni  m'inspira  dès  ce  moment  une 
curiosité  indéfinissable,  indiquait  la  vigueur  et  l'agilité  ;  sa  figure  était 
sombre,  imposante;  ses  ^aits  durs,  fortement  accentués,  révélaient 
une  force  morale  supérieure  peut-être  à  sa  force  physique.  Les  pre- 
mîero  mots  qu'il  prononça  en  murmurant  une  espèce  de  henedicite  n'v- 
taientpasentacbésde  cette  pronouciation  vicieuse  quidistingue  les  habi- 
tans  de  l'état  de  Sonora;  il  était  facile  de  reconnaître  en  lui  un  homme 
des  états  du  centre  de  la  république. 

Quand  notre  repas  fut  achevé,  je  pris  la  parole  :  —  Il  est  d'usage, 
^s-Je  en  me  tournant  vers  tes-  deux  chasseurs,  que  celui  qui  reçoil 
l'hospitalité  prévienne  les  questions  que  son  hôte  peut  lui  adresser:  je 
TOUS  dirai  donc  qui  je  suis,  d'où  je  viens,  et  où  je  vais. 

J'eus  bientôt  donné  tous  les  détails  qui  me  concernaient,  et  je  dois 

avouer  que  ces  détails  semblèrent  très  médiocrement  intéresser  mon 

auditoire.  Cependant,  quand  je  parlai  de  la  conducta  du  matin,  je  cnis 

que  l'inconnu  m'écoutait  avec  un  redoublement  d'atlenMon. 


10  BSYIS  DBS  DBUX  IfOlONBl. 

—  Une  canduda  t  dit-il  jqnand  j'eus  ternûDé  mon  récit  Et  d -où  diable 
peut-elle  venir  dans  ces  déserts? 

— Haïsse  Santa-Maria  ou  de  Gbihuahua  apparemment ,  reprisse; 
elle  ne  fait  ce  détour  que  pour  évit^  les  Comtoicbeç.  Ëtes-yous  donc 
depuis  si  peu  de  temps  dans  ce  pays  que  tous  ne  sa^bi^z  pas  cela? 

—  Esï  effet,  dit  rinoonnu,  je  suis  étranger,  et,  puisque  tous  m'ayez 
donné  l'exemple,  seigneur  français,,  je  satisferai  votre  curiosité,  bien 
que  mes  confidences  puissent  être  plus^  dangereuses  que  les  vôtres. 

A  ces  mots ,  les  deux  chasseurs  de  biscMis  tpuriièrent  vers  l'inconnu 
des  regards  où^e  peignait  une  surprise  mêlée <d«i  ce  fvif  intérêt  qu'^n 
certaines  circonstances  les  récits  d'aventures  éveillent  cbez  l'homme 
sauvage  comme  chez  rbomose  civilisé.  L'étrange  reprit  :  —  Cette 
main  que  je  lève  ici  vers  le  ciel  a  jusqu'à  présent  été  pure  de:sang 
humain,  et  cependant  j'ai  été  traité  comme  un  assassin,  et  ma  tête  a 
été  mNe  à  prix  oeamie  celle  d'un  vil  meurtrier  I 

—  A  quel  prix  votre  tâte  esfr^Ue  mise?  demanda  l'im  des  deux  bou- 
caniers. 

—  Est-ce  pour  gagner  ce  prix? 

—  Non,  reprit  simplement  le  chasseur;  Viptre^tête,  valûtrelle  viQgt 
mille  piastres,  serait  sacrée  pour  moi  comme  celle  d'un  hôte  :  c'est  mii- 
quement  pour  savoir  à  combien  on  estime  la  vie  d'un  homme  dans 
Tierra  Admiro. 

-^  A  cinq  cents  piastres. 

—  Cest  dier  pour  la  vie  d'un  homme;  mon  camarade  et  moi,  nous 
exposons  chaque  jour  la  nôtre  pour  une  peau  de  ciboio  qui  ne  vaut  que 
cinq  piastres.  Qu'avea-^ous  donc  Cait? 

—  Une  benne  action.  Il  y  a  six  mois,  j'étais  alors  marchand  de  bes- 
tiaux, et  je  revenais  d'une  hacienda  voisme  de  Guadalaxara  où  j'étais 
allé  trmter  une  afbiiie.  A  quelques  lieues  de  la  ville,  je  trouvai  .sur  la 
grande  route  un  homme  assassiné.  Ému  de  con\passion  et  croyant 
m'apercevoir  que  cet  hcmime  vivait  encore,  je  descendis  de  cheval  pour 
lui  donner  des  soins  et  bander  une  large  l)lessure  qu'il  avait  à  la  gorge; 
mais  il  était  trop  tard,  et  le  voyageur  expira  dans  mes  bras.  Je  con- 
tinuai ma  route,  emmenant  son  dheval  avec  l'espoir  que  cet  indice 
pourrait  faire  reconnaître  le  cavalier;  mais  je  n'avais  pas  fait  une  lieue 
qu'un  détachement  de  dragons,  qui  me  suivait  au  galop,  fondit  sur  moi 
et  m'arrêta  conmie  l'assassin  de  l'homme  dont  j'avais  pansé  la  bles- 
sure. J'eus  beau  protesta  de  mon  innocence,  ui\  des  dragons  m'atta- 
cha les  mains  avec  le  cdnturon  de  son  sabre,  et  ce  fut  ainsi  que  j'en- 
trai dans  Guadalaxara.  L'homme  assassiné  était  un  sénateur^  la  justice, 
vendue  à  la  famille  de  la  victime,  poursuivit  son  œuvre  d'iniquité,  et 
je  fus  jeté  dans  la  itrison  de  la  viUe.  Après  une  détention  prolongéç^  je. 


SG&RB8  DE  JJL  VIS  VXXIGAINE.  il 

eomparus  derant  le  juge-criminel.  —  Vooe  tous  prétendez  innocent^ 
me  dit-iiy  mon  cher  ami?  mais  vous  pensez  bien  que  je  ne  m'en  rap- 
porterai que  loédioerement  àTotre  parole. — iems  où  le  juge  prévari- 
eateur  voulait  en  v^ak*.  —  Ayoz-vous^  continua-t-il,  des  témoins  à  dé- 
charge?— Je  ealcidai  rapidement  le  peu  de  ressources  qui  me  restaient, 
et  je  répondis  :  J'ai  miite  témoins  que  je  rassemblerai  prêts  à  déposer 
en  ma  faveiur.--*  (Test  quelque  chose,  dit  le  juge;  mais  la  famille  du 
sénateur  a  deux  mille  témoins  contre  yous;  youb  Yoyez  que  la  partie 
n'est  pas  égale.  —  Je  compris  que  j'étais  perdu,  et  je  courbai  la  tête 
devant  l'arrêt  qui  me  condanma^  en  n'appelant  de  cet  arrêt  qu'à  moi 
seul  et  à  Dieu. 

L'iiKxmnu  garda  quelques  instans  le  silence  en  abusant  le  sol  de 
son  couteau.  Une  contradiction  évidente  m'avait  frappé  dans  son  récit. 

—  Ne  Bo'avez-vous  pas  dit,  lui  demandai-je,  que  voua  étiez  seul  quand 
vous  aviez  rencontré  le  sâiaieur  assassine?  oomment  donc  vous  trou- 
viez-YOus  à  même  de  fournir  mille  témoms? 

L'étranger  sourit  de  ma  naïveté. 

— Ne  savea^-vous  pas  que,  pour  la  justice  de  notre  pays,  mille  ttoioins 
sont  mOle  piastres,  et  que  la  somme  que  j'offrais  ne  pouvait  coi^eba- 
lancer  les  saeriâces  d'une  famille  puissante  qui  achetait  arguât  oomp- 
lant  la  conscience  de  mon  juge?  A  d^ant  d'argent,  ilme  fallut  dès- 
lors  user  d'adresse.  Je  m'édiappai  de  prison,  et  depuis  ce  temps,  traqué 
par  la  justice,  pQursuivi  d'état  en  état  par  des  ordres  sans  cesse  renou- 
velés d'extradition,  je  suis  arrivé  dans  ces  déserts,  ne  retirant  que  la 
vengeance.  Dans  ces  déseirts,  je  me  suis  fisdt  des  partisans,  et,  si  j'ai  bien 
pris  mes  mesures,  peutrêtre  le  temps  n'esfc-il  pas  k)in  où,  des  bords  de 
l'Océan  Atlantique  jusqu'à  ceux  de  l'Océan  Pacifkiue,  o^  justice  vé- 
nale à  son  tour  tremblera  devant  moi  1 

Les  aboiemens  des  dogues  interrompirent  en  ce  nMment  le  narra- 
teur. Nous  prêtâmes  l'oreille,  un  bruit  de  pas  retentissait  dans  les  hautes 
herbes.  Les  dogues  venaient  de  se  prédpiter  furieux  à  travers  la  sa- 
vane, et  bientôt  nous  entendîmes  ces  mots  proférés  d'une  voix  lamen- 
tiiÀe  : 

—  Jésus-Maria!  vais^je  être  dévoie  par  des  chiens,  quand  j'échappe 
à  peine  à  la  griffe  des  ours? 

-—Pied  à  terre l  pied  à  terre  1  ou  vous  êtes  un  hommie  perdu,  cria 
l^on  des  chasseurs  qui  rappelait  en  vain  ses  deux  chiens,  sourds  à  sa 
voix;  mais  les  cbtens  dépa^rent  le  nouveau  venu  sans  faire  attention 
à  lui,  et  aboyèrent  avec  fureur  à  quelques  pas  plus  loin.  Pendant  ce 
iteraps,  le  cavalier  dont  nous  veniiHis  d'entendre  les  cris  de  détresse 
avait  pu  se  rapprocher  de  nous,  et  bientôt  nous  vîmes  descendre  de 
fCheval ,  près  de  noire  foyer,  un  homme  pâle  et  tremblant  qui  pro- 
venait auteur  de  lui  des  regards  craintifs  en  murmurant  des  pâte- 


là  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nôtres.  Le  cheval;  tout  frissonnant,  les  yeux  fixes,  les  naseaux  ouverts, 
paraissait  plus  épouvanté  encore  que  le  cavalier.  Comprenant  qu'un 
danger  imminent  nous  menaçait,  et,  sans  prendre  le  temps  de  ques- 
tionner cet  homme,  nous  nous  levâmes  tous.  Les  deux  chasseurs  de 
bisons  saisirent  leurs  carabines,  le  proscrit  se  mit  en  selle  et  dégaina  la 
longue  rapière  attachée  à  ses  arçons.  Le  nouveau  venu  parut  alors  re- 
prendre un  peu  de  courage,  et,  d'une  voix  étouflTée,  il  bégaya  ces  mots  : 
—  Voyez  là-bas  1  Jésus-Maria,  délivrez-nous  1 

n  nous  suffit  d'un  coup  d'œil  jeté  dans  la  direction  indiquée  pour 
avoir  le  mot  de  cette  énigme.  Un  peu  au-delà  du  cercle  de  lumière 
tracé  par  le  foyer,  une  forme  efiTrayante  se  balançait  de  gauche  à  droite 
avec  un  grognement  sourd  entremêlé  d'un  claquement  de  dents  for- 
midable. Les  deux  dogues,  les  poils  hérissés,  les  yeux  sanglans,  tenaient 
en  arrêt  un  animal  auquel  l'obscurité  prêtait  de  colossales  dimensions; 
c'était  un  ours  gris,  la  terreur  des  prairies.  De  tout  le  continent  améri- 
cain, l'ours  gris  est,  à  vrai  dire,  le  plus  redoutable  habitant.  Égal  en 
grosseur  à  un  taureau  de  taille  ordinaire,  sa  force  est  prodigieuse  et  sa 
férocité  est  au  niveau  de  sa  force.  Presque  invulnérable,  grâce  à  l'épaisse 
fourrure  qui  le  couvre,  une  blessure  le  rend  furieux;  malheur  au  chas- 
seur dont  la  balle  ne  l'a  pas  atteint  dans  l'œil,  dans  la  tête  ou  dans  le 
cœur,  car  alors  il  se  précipite  sur  son  agresseur,  et  le  malheureux, 
eùt-il  la  force  d'un  bison ,  est  infailliblement  étouffé.  Caché  dans  les 
cavernes  ou  dans  des  trous  qu'il  se  creuse  lui-même,  l'ours  gris  saisit 
au  passage  le  bufûe  le  plus  puissant  et  entraine  son  cadavre  près  de  sa 
tanière  pour  l'y  dévorer  à  l'aise.  Tel  était  l'ennemi  inattendu  qui  sem- 
blait tracer  autour  de  nous  un  infranchissable  blocus,  et  auquel  un  ca- 
valier bien  monté  eût  pu  seul  se  flatter  d'échapper. 

—  Remontez  à  cheval  tous,  dit  l'un  des  chasseurs  à  voix  basse. 

Le  voyageur  ne  se  le  fit  pas  répéter  deux  fois.  Quant  à  moi,  le  conseil 
était  moins  facile  à  suivre,  car  mon  cheval,  bien  qu'entravé,  s'était  de 
honds  en  bonds  éloigné  de  notre  formidable  visiteur,  et  avait  disparu 
<jans  l'obscurité.  Mon  fusil  était  resté  attaché  à  ma  selle,  et,  pour  la 
seconde  fois,  je  me  trouvais,  à  pied  et  sans  armes,  devant  un  danger 
presque  inévitable.  Combien  alors  je  regrettai  l'absence  du  brave  Ma- 
tasiete  ou  de  son  compagnon,  dont  le  rifk  nous  eût  infailliblement  dé- 
livrés en  logeant  une  balle  dans  cet  œil  qu'il  me  semblait  voir  reluire 
dans  les  ténèbresl  Fort  heureusement  l'instinct  de  mon  cheval  abrégea 
pour  moi  cette  périlleuse  recherche.  A  peine  avais-je  fait  quelques  pas 
un  peu  au  hasard,  que  je  fus  aperçu  par  le  fidèle  et  clairvoyant  animal, 
qui  s'arrêta  comme  pour  m'attendre.  Quelques  instans  après,  j'étais  en 
selle,  et,  mon  fusil  à  la  main,  je  rejoignais  mes  compagnons. 

Le  gigantesque  quadrupède  était  toujours  à  la  même  place,  tenu  en 
^-'xspect  par  la  lueur  du  feu  et  par  le  nombre  de  ses  ennemis.  Avec  cette 


8ÙNB8  DE  LA  VIE  MfXIGAIia.  i^ 

gravité  d'allures  qui  caractérise  son  espèce,  il  paraissait  se  demander 
s'il  nous  attaquerait  ou  s*il  lèverait  le  siège,  bien  que  le  claquement 
presque  convulsif  des  mâchoires  décelât  chez  lui  les  tourmens  de  la 
faim.  De  iio^e  côté,  nous  restions  sur  la  défensive  et  dans  une  indéci- 
sion à  laqueUe  Vattaqi^e  ou  la  fuite  de  Tanimal  devait  seule  mettre  un^ 
terme.  Pendant  ces  quelques  minutes,  remplies  par  une  pénible  attente, 
notre  nouvel  )iÀ^^  un  peu  plus  rassuré,  se  hasarda  à  nous  apprendra 
le  but  de  son  voyage  nocturne.  Forcé  de  se  rendre  cette  nuit  même  à 
une  lieue  aff-i|elà  de  Tubaç  pour  y  rejoipdre  une  conduite  d'argent,  il 
avait  été  poursuivi  avec  acharnement  depuis  plus  de  deux  heures  par 
Tours  quepoiis  avioijis  devant  nous.  Son  cheval,  forcé  de  galoper  avec 
un  sac  4'<)r  attaché  à  la  selle,  allait  peut-être  tomber  de  fatigue,  quand 
les.  lueurs  de  notre  bivouac  lui  étaient  apparues  comme  un  phare  de 
salut.  On  n'aura  aucune  peine  à  croire  que  nous  écoutâmes  ce  récit 
d'une  oreille  fort  distraite.  L'ours  ne  cessait  de  faire  entendre  de  sourdes 
aspirations,  il  humait  Faîr  aux  quatre  points  cardinaux;  puis  il  s'inter- 
rompait pour  arracher  avec  ses  griffes,  dont  il  semblait  essayer  la  force, 
de  larges  plaques  de  gazon.  La  position  devenait  critique;  les  dogues 
effrayés  étaient  revenus  se  coucher  près  de  leurs  maîtres  avec  des  hur- 
lemens  d'angoisse.  Le  proscrit  com  nença  à  manifester  une  violente 
impatience,  comme  si  chaque  moment  qui  s'écoulait  fût  un  siècle  de  vie 
pour  lui.  n  allait  et  venait,  Tépée  à  la  main,  comme  le  matador  dans 
l'arène. 

—  Eh  quoi  !  seigneurs ,  disait-il ,  des  hommes  de  cœur  resteront-ils 
ainsi  à  la  merci  d'un  animal  immonde?  Faites  feu  sur  lui,  et  moi  je  me 
charge  de  l'achever. 

Les  deux  chasseurs  de  bisons  parurent  se  consulter. 

—  Au  fait,  dit  l'un  d'eux,  nous  avons  quatre  coups  à  tirer  contre  lui, 
et,  comme  le  dit  ce  cavalier,  cinq  hommes  ne  doivent  pas  rester  ainsi 
immobiles  devant  une  bète,  quelque  féroce  qu'elle  soit. 

— Patience!  lui  répondit  son  compagnon,  laissez-moi  d'abord  essayer 
un  moyen  plus  pacifique,  et,  si  ce  moyen  ne  réussit  pas,  alors  nous  at- 
taquerons l'ours  en  nous  remettant  à  la  grâce  de  Dieu  !  C'est  Todeur  du 
bison  fraîchement  écorché  qui  retient  ici  cette  bête  affamée.  Eh  bien  ! 
que  deux  d'entre  nous  tiennent  l'o  ars  en  respect,  pendant  que  les  trois 
autres  traîneront  loin  du  feu  le  cadavre  du  bison.  L'ours  pourra  ainsi 
se  jeter  sur  la  proie  qu'il  convoite,  et  nous  serons  délivrés  de  notre  en- 
nemi. 

L'expédient  du  chasseur  de  bisons  fut  adopté  à  l'unanimité,  et  nous 
nous  séparâmes  en  deux  camps.  Les  deux  chasseurs  passèrent  autour 
du  bison  écorché  le  lazo  du  voyageur,  qui  en  attacha  l'autre  extrémité 
au  pommeau  de  sa  selle,  et  la  lourde  masse  ne  tarda  pas  à  glisser  sur 
1  herbe  en  y  traçant  un  large  sillon.  Le  proscrit  et  moi  étions  restés  k 


f4  «ÉVITE  B1SS  ratfX  K0NDS8. 

là  tndnië  (ilàce  pour  surviâller  VoxxtSy  qui,  de  soncôté,  conlinuaU  à  nous 
observer  sans  faire  un  pas.  Au  bout  de  quelques  minutes,  les  deux 
chasseurs  elle  to^agèàr  rcfrnm»l  se  joindre  à  nous. 

—  Cest  làit,  dit  f  un  d'eux,  et  te  n'est  pas  sans  regret  que!  nous  sa- 
erîfiôus  tiOtre  gtt>ier  à  ràppétit  ^e  cet  affreux  animal. 

—  Je  me  cMarge  du  reste,  ^t  le  proscrit.  Sans  descendre  de  cbeval, 
il  âe  peàchâ  jusqu'à  terré,  prit  dans  le  foyer  une  souébe  enflammée, 
et,  la  bride  dans  les  dents, le  tîson  d'une  knain,  son  épée  de  l'autre, 
a  piqua  dtoit  à  fours.  Ce  fut  un  moment  terrible  poiir  nous  tous.  A  la 
vue  du  cavalier  qui  s*âvançait  lentement  vers  lui,  poussant  à  coups 
d'éperon  son  cliev^  haletant , 'épouvante,  Tours  fit  entendre  une  es- 
pèce de  beuglement  et  se  dressa  sur  ses  pattes  dé  derrière,  en  battant 
Tàir  avec  celles  8e  devant.  Puis,  soit  intimidé  par  la  contenance  in- 
trépide de  son  âgrés^ur,  sbit  effrayé  par  la  vue  du  tison,  il  retomba 
sur  lés  quato'é  ti«ttcs  et  (:;omnïença  à  reculer.  Enfin  je  le  vis  avec  un 
inexprimable  soùlaffement  de  cœur  décrire  un  grand  cercle  autour  de 
nous  et  disparalti*e  uans  les  ténèbres.  îfous  restâmes  silencieux  pen- 
dant quelques  minutes,  prêtant  ToreiHe  au  froissement  deslierbes,  et 
nous  ne  tardâmes  pas  à  enteYidre,  dans  la  direction  que  l'ours  avait 
suivie,  uùé  respiration  bruyante,  un  grognement  joyeux  et  le  sourd 
retentissement  d'un  cotps  loutd  traîné  sur  le  sol.  L'ours  avait  saisi  sa 
proie  et  l'emportait  âànfe  soft  repaire  pour  la  dévorer  à  son  aise.  Le 
siège  était  levé,  la  savane  était  redevenue  praticable.  Le  proscrit  ren- 
gaina son  épée,  et,  s'avàriçant  vers  les  deux  chasseurs  de  bisons  qui 
avaient  repris  lèUr  place  près  du  feu  : 

—  n  ne  me  reste  plus,  leur  dit-il,  mes  chers  amis,  qu'à  vous  retarier- 
cier  de  l'hospitalité  que  vous  avez  bien  voulu  m'accorder;  je  m'en 
souviendrai  toujours.  Maintenant  je  vais  où  mon  destin  m'appelle! 

Et,  se  pencTiant  sur  sa  selle,  il  tendit  aux  deux  chasseurs,  avec  une 
dignité  courtoise,  une  maih  qu'ils  pressèrent  vivement  dans  leurs  mains 
cafleuses.  —  Plaise  à  Dieu,  seigneur  cavalier,  dit  l'un  d'eux  en  même 
temps,  que  vous  trouviez  partout,  comme  ici,  un  asile  sûr  pour  vous 
abriter,  et  un  accueil  aussi  cordial  que  le  nôtre  ! 

Je  voulais  moi-même  exprimer  au  proscrit  l'intérêt  que  m'inspirait 
sa  triste  destinée;  mais  je  fus  devancé  par  le  voyageur  au  sac  d'or,  qui 
avait  hâte  de  s*assùrer  pour  le  reste  de  la  nuit  la  compagnie  d'un  cava- 
lier aussi  intrépide. 

—  Pourrais-je  vous  demander,  seigneur  cavalier,  dit  cet  homtne  en 
balbutiant,  de  quel  côté  vous  pensez  vous  diriger? 

L'inconnu  montra  du  doigt  un  côté  de  l'horizon  où  depuis  quelque 
temps  on  pouvait  voir  une  colohne  de  flamme  se  dessiner  sur  les  té- 
nèbres en  spiralelrougeâtre.  Était-ce  un  signal  donné  au  proscrit  par 
quelques'  compagnons  qui  dé'  16lù  iéîïlaienf  sur  lui?  Une  question  que 


je  hasardai  à  ce  scyet  n'obtint  qu^iine  réponse  évasire.  Le  proscrit  di- 
rigea sa  main  Ters  le  ciel,  où  les  éfoiles  du  chariot  traçaient  déjà  leur 
course  elliptique. 

—  Ce  sont  ces  étoiles  qui  me  ^dent>  me^dit-41.  En  marchant  dans 
cette  direction,  je  ne  puis  manquer  d'atteindre  le  préside  de  Tubac. 

—  Quel  heureux  hasard  l  s'écria  le  voyageur.  Justement  des  afiTaires 
.pressante  m'appellent  de  ce  <:ôté,  et  hien  que  le  pays^  Dieu  merci, 
n'ait  jaodais  é;té  infesté  par  les  salteadores  (voleurs  de  grande  route), 
je  ne  serais  pas  fâché  de  faire  route  avec  un  homme  aussi  brave  que 
vous.  Après  tout,  je  réponds  d'une  somme  considérable  qui  m'a^  été 
confiée. 

—  La  somode  contenue  dans  ce  sac?  xlemanda  le  proscrit  en  regar- 
dant le  voyageur  avec  une  singulière  expression  de  pitié. 

—  Oui,  trois  mille  piastres  en  or. 

-(-  Eh  bieni  croyez-mqi,  attendez  ici  le  jour.^La  nuit  est  sombré, 
mon  cheval  est  rapide,  et  peut-éti^e  ne  pourriez-vous  pas  me  suivre. 
Croyez-moi,  vous  dis-je,  restez  ici. 

Le  voyageur  insista  :  il  était  déjà  en  retard,  et  d'impérieux  motifs 
Fobligeaient  à  rcyoindre  en  toute  hâte  la  conduite  d[ argent  arrêtée  près 
de  Tubac.  Le  proscrit  finit  par  se  rendre  à  ses  instances^  et  consentit, 
quoique  avec  une  répugnance  marquée^  à  l'accepter  pour  compagnon. 
D  mit  pied  à  terre^  et  resserra  la  sangle  de  son  cheval;  puis,  se  tour- 
nant vers  moi  :  — Seigneur  françds,  me  dit-il ,  si  jamais  le  hasard 
veut  que  vous  me  rencontriez  encore,  peut-être  serez-vous  bien  aise 
de  me  rappeler  que  nous  avons  partagé  l'hospitalité  du  même  foyer. 

Un  peu  surpris  de  cet  étrange  adieu^  je  cherchais  encore  une  réponse, 
quand  déjà  les  deux  voyageurs  avaient  piqué  des  deux  dans  la  direc- 
tion de  la  grande  ourse. 

—  L'agneau  et  le  jaguar,  murmura  Tuu  des  deux  chasseurs  de  bisons 
en  secouant  la  tête  d'un  air  mystérieux  et  solennel,  l'agneau  et  le  ja- 
guar ne  font  pas  long-temps  route  ensemble!... 

Puis  le  chasseur  rassembla  les  tisons  épars  et  se  coucha,  les  pieds 
tournés  vers  le  foyer.  Son  compagnon  et  moi,  nous  fiities  de  même. 
Le  reste  de  la  nuit  se  passa  tranquillement,  et  la  rosée  pénétrante  des 
matinées  d'Amérique  put  seule  nous  réveiller.  L'ours  n'avait  heureu- 
sement pas  emporté  notre  déjeuner  :  quelques  lanières  de  viande, 
derniers  restes  du  bison  dont  Q  avait  dévoré  le  corps,  sifflèrent  bientôt 
sur  les  charbons  ardens,  et  je  pus  me  convaincre,  pour  la  seconde  fois, 
que  les  voyageurs  n'ont  pas  exagéré  la  succulence  de  la  chair  du  bi- 
son. Cependant  le  soleil  s'élevait  à  l'horizon  pendant  que  nous  dé- 
jeunions avec  un  véritable  appétit  de  chasseurs,  et  le  spectacle  que  ses 
rayons  découvrirent  à  nos  yeux,  en  dissipant  les  brouillards  de  la  plaine, 


16  UVUB  DES  DEUX  KOIIDIS* 

nous  annonça  une  journée  pour  le  moins  aussi  aventureuse  que  la  nuit 
qui  rayait  précédée. 

Les  hauteurs  Y^oyantes  de  la  savane  se  couvraient  de  longues 
files  de  bisons.  U  eût  été,  popr  les  deux  chasseurs,  plus  que  téméraire 
d'attaquer  de  front  des  troupeaux  aussi  serrés,  t^our  tuer  un  ou  deiix 
bisons  sans  trop  dei  danger,  il  n'est  qu'un  moyen  :  c'est  de  les  séparer 
du  troupeau;  radnasse  et  l'agilité  du  chasseur  font  lé  reste.  Contre  l'atr 
tente  de  mes  deux  compagnons,  les  cibolos  défilaient  en  mugissant, 
parallèlement  à  la  rivière,  et  nul  d'entre  eux  ne  se  hasardait  de  notre 
c«é- 

Le  premier  E^rppéen  qui  vit  un  bison, d|ût  être,  à  mon  avi^,  fort  ef- 
frayé. Le  bison  est  d'une  taille  supéi^eure  à  celle  du  taureau  ordinaire; 
une  crinière  épaisse,. s^iré  ou,cou1^im^  de  rouille,  couvre  son  cou,  ses 
épaules,  son  pQÎ^l,  et  flotte  jusqu'à  ses  pieds.  Le  train  de  derrière  de 
l'animal,  à  partir  de  Ia  bosse  qui  charge  les  épaules,  est  couvert  d'un 
poil  court  et  jrude  comme  celui  du  lioUt  ^^  comme  celui  du  lion,  con- 
stamment fouetté  par  une  quejiienervpusp.  Sa  course  pesante  ébranle  le 
sol,  ses  mugissemens  déchirisat  l'air;  ses  yeux,  qui  n'expriment  qu'une 
férocité  stupide,  et  les  oomes  noires,  aiguës,  implantées  sur  son  large 
front,  achèvent  d'en  faire  un  olyet  d'épouvante. 

Tout  en  observant,  non  sans  dépit,  la  manœuvre  de  ces  gigantesques 
troupeaux,  l'un  des  deujjc  chasseurs  examinait  en  connaisseur  mon  che- 
val ,  que  l'obscurité  de  la  nuit  l'avait  empêché  jusqu'alors  de  remar- 
quer. 

—  Caramba!  disait-il,  ce  large  poitrail,  ces  jambes  fines,  ces  naseaux 
bien  ouverts,  ces  reîn*!s  allongés,  annoncent  un  coureur  peu  ordinaire. 

—  Mon  cheval,  répondis-je  avec  la  fatuité  d'un  propriétaire,  défierait 
un  cerf  pour  l'agiUié,  une  mule  pour  la  fatigue... 

— Et  un  bison  pow.  la  vitesse^  interi^ompit  le  chasseur.  Eh  bien!  pour 
en  venir  au  fait,.8eigBe«r  français,  vous  pourriez  me  rendre  un  si- 
gnalé service  I 

—  Parlez.  » 

—  Vous  voyez  là-bas  ce  troupeau  de  cibohi  qui  semblent  nous  éviter. 
Puisque  vofre  cheval  est  â  bon  coureur,  galopez  hardiment  jusqu'à 
ces  peureux,  et  tirez-leur  un  coup  ou  deux  de  votre  fusU  à  bout  por- 
tant, s'il  est  possible;  vous  en  blesserez  pour  le  moins  un;  le  troupeau 
tout  entier  se  mettra  à  votre  poursuite,  mais  vous  le  distancerez  facile- 
ment; les  plus  agiles,  par  conséquent  les  plus  forts,  vous  suivront  seuls 
de  près  en  se  séparant  de  la  bande,  et  nous  ei^  ferons  notre  afbire. 

—  Est-ce  sérieusement  que  vous  parlez?  demandai-je.  Le  chasseur 
me  regarda  d'un  air  étonné.  —  Et  si  mon  cheval  venait  à  s'abattre? 

— 11  ne  s'abattra  pas. 


k 


SCÈNES  DE  LA  VIE  HEIICAINE.  17 

—  Hais  enfin  sll  s*abaUait? 

—  Alors  il  est  certain  que  vous  auriez  peu  de  chances  de  leur  échap- 
per. Cependant  cela  s*est  vu;  mais^  dans  le  cas  où  vous  succomberiez  si 
glorieusement,  je  vous  projets  de  faire  en  Votre  honneur  un  massacre 
affreux  de  ct(o/o5. 

—  Écoutez,  dîs-je  alors  au  boucanier,  il  y  a  mille  services  que  je 
serais  enchanté  de  vous  rendre  de  préféi^nce  à  celui-là;  j'ai  déjà  chassé 
très  involontairement  lé  ti^e  il  y  a  cpielques  |oùrs,  l'ourél  ht  nuit  der- 
Bière,  et  Je  ne  me  soucie  pas  de  mè  faire  chasser  inaintfetiaiii  par  le 
bison.  J'ai  bien  réfléchi,  et  j'aime  mieux  vous  prêter  mon  cheval. 

—  Je  n'osaiè  vous  demandei"  cette  faveur,  et,  ajouta  naïvement  le 
chasseur,  je  croyais  vous  faire  plaisir  en  Vbiis  offrant  cette  distraction. 

Je  le  remerciai  de  ses  bonnes  Menfloné^  et,  Uen  qu'enchanté  de  me 
tirer  quelque  peu  eh  dascon  de  ce  liiàuvais  pas,  je  iremis,  eu  soupirant, 
la  longe  de  mon  cheval  entre  ses  mains.  Le  boucanier  cfoirtmença  par 
le  desseller,  plia  enqi^tre  la  couverture  qui  lui  tôrvait*  de  manteau,  et 
l'assujettit  sur  le  dos  du  cheval  au  ihoyeM  de  U  longàe  fc^û  de  crêpe  de 
Chine  roulée  autour  de  son  corps.  Puis,  Aiànt  lui-même  ses  calzoneras, 
ses  brodequins  de  peau  de  daim  et  sa  veste,  fl  resta  nus-pieds,  en  ca- 
leçons courts  et  en  manches  de  chéniEse. 

—  Comme  la  partie  que  je  vais  Jèuèr  ne  laisse  pa9  d*être  assez  déli- 
cate, dit-4I,  je  ne  saurais  donner  à  ce  cheval  et  à  moi  trop  de  liberté 
dans  les  môuvemens,  et  vous  allez  voir  quel  parti  l'on  peut  tirer  d'un 
animal  convenablement  arrangé. 

Ainsi  équipé,  et  après  avoir  suspendu  à  la  sélle  une  espèce  d'estoc 
affilé  et  tranchant,  le  chasseur  sauta  en  croupe;  il  s'assura  qu'au  besoin 
la  faga  pourrait  lui  servir  d'étriers  et  supporter  tout  le  poids  de  son 
corps  en  lui  permettant  de  laisser  aux  reins  de  sa  mottture  toute  leur 
élasticité.  Alors,  avec  une  habileté  qui  devait  pour  le  moins  égaler 
celle  des  anciens  Numides,  il  rassembla  son  cheval,  le  lança  en  avant, 
le  retint,  roula  dans  sa  main  gauche  le  cabresto  (i)  dont  il  maintint 
l'extrémité,  partit  comme  une  flèche,  et  revint  près  de  moi  avec  la  même 
rapidité. 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  que  vaut  un  pareil  cheval I  me  dit-il,  et  je 
m'en  veux  presque  de  vous  priver  d'une  occasion  de  connaître  quel 
trésor  vous  avez  là. 

J'avoue  (pie,  manié  par  ce  sauvage  écuyer,  mon  cheval  me  parais- 
sait n'être  plus  le  même  animal  qu'entre  mes  mains;  toutefois  je  re-» 
commandai  instamment  au  chasseur  de  ne  pas  trop  l'exposer  aux  cornes 
des  bisons. 

(1)  On  appelle  reota,  ou  cahreêtOp  ou  caktêtro,  la  longue  corde  qui^sert  à  la  fois  de 
laso  et  de  lioou. 

TOKB  xvn.  2 


—  Nous  courrons  les  mêmes  chances ,  reprit  le  lioueamer  en  riant; 
puis  il  nous  doima  ses  instructions.  Nous  devions  nous  coucher  à  plat 
Tentre,  le  fusil  à  la  main,  sur  le  talus  qui  encaissait  la  rivière,  et.  8^r- 
Teiller  à  travers  les  hautes  herbes  les  mouvemens  des  animaux  qu'il 
lancerait  vers  nous. 

— Du  reste,  aJoata»-t4U  vous  avez  le  temps,  se^wur  fcançais,  d'as- 
«ster,  avant  de  vous  mettre  en  embuscade,  à  une  eounfe  conune  rare- 
ment vous  aurez  roccasirà  d*en  vMr.  Je  veux  vous  montrer  ce  qu'on 
peut  attendre  d*ûn  bon  cheval  monté  par  un  bon  chasseur. 

Ptesque  ausâtAt  il  se  lança,  ventre  à  terre,  dans  la  directton  du  trou- 
peau de  ùibùhê,  dont  le  vent  noufr  appo^^t  les  hlugissemens  éloignés. 
Je  restai  driiMt  sur  le  bord  de  la  rivière  pour  ne  rien  perdre  du  spec- 
4acte  intéressant  qui  m'était  prothis.  Le  chasseur  commença  parlaire 
un  assez  gtand  détour,  franchissant  aVec  une  aisance  imperturbable 
Jes  nopals  épineux  et  les  inégalités  de  terrain  dont  la  plaine  était  semée; 
le  cheval  paaraiisait  plot6t  voler  que  courir,  et  jetait  au  vent  des  hen- 
inissemens  joyeux;  piMS  le  cavalier  dispanit  derrière  une  colline  assez 
'élevée.  Cependant  le  compagnol»  du  hardi  boucanier  avait  planté  ^n 
4erre  une  baguette  de  ssMile  mirmontée  d'un  mouchoir  à  canreaux 
rouges.  Je  lui  demandai  si  C'était  un  signal  pour  saa  camarade. 

—  Non,  ma  dit  le  chasseur;  les  bisons  sont  comme  les  taureaux,  le 
Touge  les  irrite.  Si  Joaquin  en  détourne  un  ou  deux,  ce  mouchoir  les 
attirera  infiiilliblemént  ici ,  et  nous  les  tuerons  à  bout  portant  :  vous 
aurez  soin  de  les  viser  au  mufle  au  moment  où  ils  s'élanceront  sur 
nous. 

—  Est-il  donc  iudiEq[iensable,  demandai-je  au  boucanier,  de  les  attirer 
justement  ici? 

—  C'est  mon  métier^,  répoiidit  le  boucanier,  qui,  comme  Matasiete, 
oubliait  que  je  n'étais  pas  chasseur  de  profession.  U  achevait  à  peine  de 
parler,  que  nous  pûmes  remarquer  une  sorte  de  frémissement  et  d'a- 
gitation dans  les  rangs  du  troupeau  de  bisons  qui  couvraient  les  pentes 
inférieures  de  la  colline  derrière  laqueUe  Joaquin  avait  disparu.  C'était 
l'aventureux  chasseur  qui  venait  de  gravir  la  hauteur  en  sens  opposé. 
Arrivé  au  sommet,  il  poussa  deux  cris  aigus,  auxquels  répondirent  des 
mugiasemens  prol<Nigés,  s'élança  du  sommet  de  la  colline  en  bas, 
comme  un  bloc  de  rocher  qui  s'éboule,  et  disparut  au  milieu  de  cette 
forêt  pressée  de  cornes  et  de  crinières  noires.  Le  troupeau  s'ébranla  et 
fit ,  dans  la  direction  de  nos  signaux ,  un  mouvement  alarmant;  mais 
bientôt  il  se  dispersa  en  groupes  nombreux  de  difEérens  côtés.  Je  revis 
alors  Joaquin  galoper  de  nouveau,  sain  et  sauf,  au  milieu  des  trouées 
qu'il  venait  d'ouvrir.  Deux  bisons  d'une  taille  énorme  semblaient  être 
les  guides  d'une  des  colonnes  détachées  du  troupeau  principal,  et  ce 


SCKIfIS  DB  &A  VIS  VEXiCi^nfE.  19 

futurs  ee8  deux  monstnieiiaes  bétes  que  le  chasseur  parut  diriger  se? 
aÉUqoes.  Voltigeant  sur  le»  Aaocs  du  bataiHony  allant,  Tenant  arec  une 
légèreté,  une  audace,  491  tenaient  dtt  prodige,  Joaquin  pai*aissait  et 
disparaissait  tour  à  tour,  sans  toutefois  que  les  deui  chefs  se  détachas^ 
seill  deteors  comfmgnonis.  En^niil  se  fit  un  vide  pi^^e  imperceptible 
en^  lar  petite  Iroupe  et  les  buftles  eonducteuirs.  Rapide  conune  Téclai^ 
le  ckasseur  flf 7  précipita;  n^ais,  seît  qu'il  e^  trop  présumé  de  l'agilité 
de  son  cheval^  eoiique  ce  fât  une  ruse  de  ses  Iiiroucbes  antagonistes^ 
je  vis  itvec  HBeangoisoefinexfMrimable  le  flot  vivant^  su  instant  séparé, 
se  fcjoîfidve,  «t  le  malheureux  boucanier  serré  comme  dans  un  gouffre 
dont  lalxydclie  béante  se  senût  refermée  lur  lui.  JTouhliai  le^  cheval 
pour  ne  penser  qu'à  Fhimime,  et  j'échangeai  uu  reg^iy)  plein  d'an^^iét^ 
avec  le  cMnpegnon  du  pauvre  Jeaquin.  Lea  jou^  basimées  du  chasseur 
s'élaieilt  couvert^  d^uniâ  pâleur  mortelle^  la  cairabine  à  la  ufain,  il 
aHait  s'élancer  au  secours  de  scm  cafnarade  y  qmqd  il  pou/ssa  un  ori  de 
jtte  et  flTarrâta.  Yidemm^  pressé  entre  les  eornes  des  deux  bisons 
qui  s'étaient  €infin  éloignés de^  la  colonne  dent  ife  formaient  la  tête, 
Joaquin  s'était  dressé  debout  sur  son  cheval,  que  protégeait  contre  les 
coups  de  cornes  l'épaisse  Couverture  de  laine  attachée  sur  son  corps. 
Pendant  tpie  le  groupe  serré  se  dirigeait  ainsi  vers  nous  sans  se  dés- 
unir^  le  boucanier  tira  son  estoc,  posa  un  pied  sur  les  épaules  laineuses 
du  bisnn,' plongea  la  pointe  meurtrière  au  défaut  des  os,  et,  dans  l'in- 
stant on  l'animal  fkisait  un  dernier  effort  pour  ne  pas  mourir  sans 
vengeance,  s'iilança  impétueusement  à  terre.  Il  était  temps,  car  au 
même  moment  mon  pauvre  dieval ,  soulevé  sur  le  front  du  bison , 
était  vfofemment  culbuté.  €e  fut  ce  qui  le  sauva  :  il  échappa  ainsi  à 
féti^inte  de  ses  deux  ennemis,  et,  0e  relevant  presque  aussitôt ,  se  mit 
à  hnr,  poursuivi  totqours  par  les  deux  cîMos.  Quant  à  Joaquin ,  il 
ceurutf  parallèlement  à  sa  monture,  dont  il  n'avait  pas  lâché  la  longe, 
pawkrt  à  s^en  rapprocher  insens&lement,  saisit  la  crinière  du  cheval, 
é'enleva  de  terre  et  se  remit  en  seUe  en  poussant  un  hourra  de  triomphe. 
—  A  nous  maintenant!  dit  le  chasseur  resté  avec  moi,  en  reprenant 
sen  poste  à  la  vue  des  deux  bisons,  qui,  acharnés  à  la  poursuite  du 
cheval  et  du  cavdier,  se  dirigeaient  vers  nous  d'un  pas  inégal ,  tandis 
que  la  coibnne,  privée  de  ses  deux  guides,  s'enfuyait  vers  les  collines. 
Nous  nous  jetâmes  à  plat  ventre  sur  la  berge  inclinée  de  la  rivière ,  et 
nous  attendîmes  les  deux  cibolos,  qui  s'arrêtèrent  un  instant,  décou- 
ragés, en  poussant  des  mugissemens  de  rage  et  en  creusant  la  terre  de 
leurs  cornes.  Le  bouc^stnier  agita  vivement  alors  te  mouchoir  rouge  au 
bout  de  sa  baguette.  A  l'aSpect  de  la  couleur  détestée,  les  deux  animaux 
semblerait  s£duer  avec  une  joie  féroce  un  but  qui  du  moins  ne  recu- 
lait pas  devant  leurs  attaques  :  ils  s'élancèrent  vers  nous.  Joaquin  s'était 
jeté  de  celé,  ^n  réte  était  rempli.  On  se  ferait  dîffldlemetrt  une  idée 


30  EEVUB  DIS  DEUX  MMlMB. 

de  Taspect  terrifiant  du  bison  tariei»  et  blessé.  Aehacun  de  ses  mou* 
vemens,  des  ruisseaux  de  sang  s'élançaient  de  droite  «(  de  gmielie, 
empourprant  les  floisde  sa  crinière  noire;  uae  écume ;sanglante< rou- 
gissait ses  naseaux  ;  dont  le  formidable  nlâeneoit 'retentissait  loiyours 
plus  près  de  nous.  L'autre  bison  le  devançaity  couvant  de  son;  csil  stu^ 
pideet  féroce  le  mouchoir  que  le  vent  ds' la  rivière agMait  seul,  cas  le 
chasseur  était,  comme  moi,  la  earabine  à  la  maiuw  Uneminutede  plus, 
et  nous  allions  avoir  à  nous  défendre  oontre  ces  deux  amnauxtirrités. 
Heureusement ,  quelques  secondes  après ,  le  bison  blessé  s'abattit  lour- 
dement et  expira;  ^^  Feul  s'écrit^le  tiàasseur.ridtoini  de  40100  balles 
dans  b  tête,  Tautte  bisén  s^amètay  tombtel  iriaihenter  le  sol  presque 
à  la  crête  dutakisqui  oaus  protégieaiti  Joaquin  lanrivait  au  petit  trot, 
frais  et  souriant  comme  le  cavalièrement  «tans on  nûonég^  de  fiûre 
admirer  toutes  les  qualités  de  ;  son  oheridi  il  examina  le  deniier  cibolo 
tombé.  '•  .  -  i  • 

—  Vive  Di^il  >dit-îl,  vous  avez  logé  vos  deux  balles  dans  sa  tête,  et 
ce  n'est  pas  trop  mal  pour  un  débutant.  Quant  à  moi^  désormais  je  ne 
veux  plus  chasser  le  bison  qn'à^  cheval. 

—  Pas  avec  le  mien,  j'espère,  me  hâtai-je  de  répondre,  car  c'est  un 
miracle  que  le  pauvre  animal  ait  échappé  aux  cornes  des  cibolos. 

—  Je  comptais  cependant  ne  pas  m'en  tenir  là  seulement  avec  votre 
cheval;  mais  la  première  fois  que  je  trouverai  l'occasion  de  me  monter 
convenablement,  je  ne  la  manquerai  pas.  Eh  !  par  Dieu!  je  crois  que 
la  Providence  a  exaucé  mes  voeux,  car  voici  précisément  un  cheval 
qu'elle  m'envoie,  tout  sellé,  tout  bridé,  ma  foi! 

Nous  vîmes  en  effet  un  cheval  tout  bridé,  tout  sellé,  qui  galopait  vers 
la  rivière  presque  aussi  rapid^nent  que  s'il  eût  fui  devant  un  trou- 
peau de  cibolos.  Les  larges  étriers  de  bois  qui  battaient  ses  flancs  l'ex- 
citaient encore  à  courir  plus  vite.  Sa  course  avait  dû  cependant  être 
déjà  longue,  à  en  juger  par  l'écuoie  et  la  sueur  qui  baignaient  son  poi- 
trail. Le  cavalier  qui  venait  en  toute  apparence  d'être  désarçonné  ne 
pouvait  être  que  bien  loin  de  nous. 

—  Si  je  ne  me  trompe,  s'écria  Joaquin ,  c'est  le  cheval  du  voyageur 
qui  nous  a  annoncé  la  visite  de  Tours,  n  lui  sera  arrivé  malheur  dans 
la  savane;  car,  bien  qu'il  ne  fût  pas  très  brave,  il  paraissait  être  trop 
bon  cavalier  pour  s'être  laissé  jeter  par  terre.  Vous  me  permettre^ 
bien,  j'espère,  d'user  encore  de  votre  monture  pour  m'approprier 
celle-là. 

En  disant  ces  mots,  le  boucanier  détacha  la  retUa  roulée  autour  du 
cou  de  mon  cheval,  fit  un  nœud  coulant  à  l'extrémité  de  la  corde  et 
s'élança  à  la  poursuite  de  Tanimal  échappé.  Avec  l'habileté  qui  dis- 
tingue les  cavaliers  mexicains,  il  eut  bien  vite  jeté  son  nœud  coulant 
sur  le  cheval  fugitif,  qui,  se.sentant  pris,  s'arrêta  et^se  laissa  emmener 


SCiNBS  DE  LA  YIB  MBUGAIHI.  21 

sans  réastance.  L'iiispecti<m  de  lamelle  ne  put  rien  nous  apprendre  de 
précis  wœ  le  sort  du  malheureux  voyageur*  Cepradanl  une  éeorchure 
profonde  et  irécen^Ov  du  cuir^  éeorchure  qui  commençait  à  la  hauteur 
dé  rétricr  droit ,  ponvaiA  indiquer  qae.  le  cavalier  avait  été  ei^vé  de 
force,  traîné  à  terre,  et  que  kmi  éperon  avait  tracé  ce  sillon  au  moment 
de  la  chute.  En  outre  v  les  cotdons  de  cuir  qui  retenaient  sa  valise 
avaient  été  eoupés  et  non. brisés  on  dénoués,  et  on  se  rappellera  peut- 
êtmqne  cettciiridise  contenait  un  sae^  d'or.  L^  boucaniers  secouèrent 

la  tête.  ' .  ■      •  .      »  '  '  : .  r  I  :      . . 

— '  Je  me^suis  toiqonrs  défié-^  dit  loaquin,  des  iwra-admirefios.  Puis- 
que votre  route  084  vërsTulMM^iieigneiir  cavalier,  je  vous  accompa- 
gnerai; ce  cheval  vient  duic&té  du  jr^iûfe^  et  je  ne  seivis  pas  fâché  d'en 
savoir  mi  peu  plus  long  (Surtout  i^la;        t 

J'acceptai  volontiers  i  la  prQpositkm;du  chasseur .  Je  baignai  mon  che- 
val pour  effacer  les  traces  sanglantes  des  prouesses  de  Joaquin;  je  le 
resellai,  le  boucimler  détacha  les  deux  lofaiens  qu'il  avait  attachés  à  un 
bouquet  de  saule,  et^  apràs»<pie  j'eus  pris  congé  de  son  camarade,  nous 
partîmes,  moi  sur  mon  cheval,  et  Joaquin  sur  celui  que  le  hasard  lui 
avait  envoyé. 

A  deux  cents  pas  de  là,  nous  vhnes  couchées  dans  Therbe  les  armas 
de  agua  que  le  mouvement  furieux  du  cheval  avaient  détachées  de  la 
selle.  —  Peut^tre,  dis-je  à  Joaquin,  allons^tious  trouver  le  sac  d'or  du 
voyageur?  —  Le  boucanier  ne  me  rendit  que  par  un  sourire  d'in- 
crédulité. Noos  marchâmes  encore  une  heure  au  grand  trot.  A  une 
lieue  environ  de  Tubac,  les  chiens  aboyèrent  et  s'enfoncèrent  dans  un 
petit  vallon  où  nous  les  suivîmes;  là  un  spectacle  effrayant  nous  atten- 
dait. Au  milieu  d'une  mare  de  sang,  laface  tournée  contre  terre,  gisait 
le  malheureux  que  nous  avions  vu>  quekpies  heures  auparavant,  partû: 
«1  compagnie  du  prosmt. 

—  Le  proverbe  a  raison,  dit  tristement  le  boucanier;  le  jaguar  et 
Fagneau  ne  font  pas  long-temps  route  ensemble.  Le  pauvre  diable  ! 
^outa-t-il  d'un  air  de  compassion,  timide  et  craintif  comme  il  semblait 
l'être,  il  ne  devait  être  frappé  cpie  par  derrière,  et,  tenes,  voici  la  trace 
du  jaguar.  C'est  bien  là  l'empreinte  de  son  pied  tel  que  je  l'ai  remarquée 
sur  les  cendres  de  notre  foyer;  mais  d'autres  traces  se  mêlent  aux 
siennes,  et  celles-là,  je  ne  les  connais  pas. 

Le  boucanier  examina  les  empreintes  encore  fraîches  avec  l'atten- 
tion minutieuse  que  ses  compatriotes  portent  dans  ces  sortes  d'enquêtes, 
où  la  race  américaine  trouve  occasion  de  déployer  sa  merveilleuse 
sagacité.  Plein  de  confiance  dans  l'instinct  presque  divinatoire  du  chas- 
seur des  prairies,  j'écoutai  avec  un  vif  intérêt  Joaquin,  lorsqu'après 
avoir  soigneusement  étudié  le  terrain,  puis  médité  profondément,  il 
se  rapprocha  de  moi  et  me  dit  avec  l'accent  d'une  inébranlable  convie- 


22  BBVUB  DES  DEUX  MONDES. 

tion  :  —  Voici  ce  que  x'aiffinneraÎB  devant  Dieu  et  devant  les  hommes, 
quand  même  ce  cadavre  serait  celui  de  mon  frère  :  Thomme  que  je 
soupçonnais  n'est  pas  coupable  de  ce  meurtre^  le  crime  a  été  bommis 
malgré  lui.  Ici  (et  il  montrait  la  trace  des  genoux)  le  voyageur  a  de- 
mandé merci;  Tliomme  de  Tierra  Adentro  Ta  protégé  de  son  corps, 
ainsi  que  l'atteste  Teropreinte  de  ces  talons  près  de  Tempreinte  des  ge- 
noux, et  c'est  la,  q'outk-t-îl  en  montrant  la  trace  dé  la  pointe  du  pied, 
qu'un  chacal  a  frappé  par  derrière  le  malheureux,  que  son  compagnon 
défendait.  Le  chacal  sera  frappé  à  son  tour  !  J'ai  dit. 

Cétait  la  première  fois  que  j'enteiidais  un  Mexicain  s^exprimer  avec 
cette  solennité  devant  la  mort.  Je  serrai  silencieusement  la  main  de 
Joaquin.  Quelcpes  heures  après,  je  me  séparais  dii  boucanier;  ce  fut 
encore  ému  de  cette  ^cène  lugubre  que  je  rentrai  dans  Tubaç,  où  je  me 
gardai  bien  de  parler  de  ma  triste  rencontré.  Tout ,  dû  reste,  était  en 
émoi  danç  le  préside,,  car,  chose  inouie,  la  nuit  précédente,  une  canr- 
duite  â! argent  avait  été  attaquée  et  une  sômitnè  considérable  eiilevée 
par  des  inconnus.  Ce  fait  était  aussi  parfaitement  expHcable  pour  moi 
que  l'avaient  été  pour  le  chasseur  de  bisons  les  drconstances  de  l'as- 
sassinat du  malheureux  voyageur;  cette  fois,  conune  l'autre,  je  recon- 
naissais l'intervention  du  tierrorodeKtte^o. 

IL 

Le  but  de  mon  excursion  à  Tubac  était  désormais  atteint.  J'avais  vu 
de  près  ces  derniers  vestiges  des  mœurs  primitives  qui  se  conservent 
encore  dams  quelques  parties  de  la  république,  et  que  la  civUisation 
bâtarde  dont  le  siège  est  à  Mexico  tend  de  plus  en  plus  à  eflbcer.  Il 
fallait  songer  maintenant  à  regagner  les  régions  du  centre.  Quelques 
jours  après  mon  arrivée  à  Tubac,  une  caravane  A'arriéros  devait  partir 
dans  la  direction  du  sud;  je  me  joignis  à  eux,  croyant  bien  en  avoir  flni 
cette  fois  avec  la  vie  d'aventures.  C'était  à  tort  cependant  que  je  com{>- 
tais  ne  plus  revoir,  autrement  que  dans  mes  souvenirs,  quelques-uns 
des  représentans  de  cette  société  si  franchement  barbare  qui  se  main^ 
lient  au  Mexique  en  présence  de  la  société  prétendue  civflisée.  Parmi 
les  types  bizarres  qui  s'étaient  succédé  devant  mes  yeux,  il  en  était  un, 
le  salteador  ou  voleur  de  grand  chemin,  qui  venait  de  se  révéler  à  moi, 
mais  seulemafit  dmis  le  demi-jour,  et  que  je  devais  retrouver  l'occasion 
d'observer,  pour  ainsi  dire,  en  pleine  lumière.  Le  simstre  personnage 
qui  m'avait  raconté  au  bivouac  des  diasseurs  de  bisons  ses  démêlés 
avec  la  justice  m'avait  appris  comment,  au  Mexique,  s'ouvre  la  destinée 
d'un  brigand;  le  même  homme  allait  m'apprendne,  à  quelques  jours 
de  distance,  comment  elle  se  termine.  Ce  n'est  point  par  la  pmdaison, 
^BU»e  on  serait  lente  de  le  cioii»«  Telxjui.axxMBuneiioé  paclutter 


Bdpm  DK  LA  YIE  MEXICAINE.  ,23 

contre  les  juges  flmt  d'oi^lipairQ  par  s'arranger  à  Tamiable  avec  eux, 
et  souvent  même  par  leur  dicter  des  lois.  Cest  le  dénouement  pomiqpe 
de  plus  d'une  sonibre  tragédie. 

Je  4ois  dirjB  avant  tout  quelques  mot3  d'un  compagnon  de  voyage, 
d*un  cono^patriote^  que  Iç  hasard  semblait  m'envoyer  tout  exprès  pour 
me  faire  connaître,  au  sortir  des  fatigues  de  mon  excursion  si  périlleuse, 
des  dangers  que  je  n'avais  pas  soupçonnés.  Le  soir  de  notre  troisième 
étap€|,^;g^us,  étions  campés  f^on  loin  d'un  ruisseau  tributaire  du  Rio- 
Bacuâche.  De  brqyans  éclats  de  rire  m'attirèrent  sur  les  bords  de  ce 
ruissef^^  où^quelques  f^|[nes  d'arrieros  lavaient  les  calzoncillos  de  leurs 
mari?^,t)n  homnie  qui  p9rtait  sur  sa  figure,  rougie  par  le  soleil,  une 
expression  de  franchi^  et  de  gaieté  toutes  françaises,  faismf  assaut  de 
quolibets  av^c  les  iavçusej?,  et  J(egrasseiemehi  parisien  qu'il  introdui- 
sait dans  la  pronou^ciation  ^exicain^  avait  de  quoi  Justifier  amplement 
l'hilarité  générale.  On  deviae  si  entre  le  Parisien  ei  moi  la  connaissance 
fut  biei^t  faite.  M*  D....^  parcourait  à  pied  le  Mexique  T  c'est  par  goût 
qu'il  ypyageait,am$i,  et«  sac|;)^t  que  dans  ce  pays  on  méprise  quiconque 
n'est  pas  cavalier,,  il  avait  acheté  un  cheval,  mais  seulement  pour  s'en 
servir  à  la  traversée  à/^  villes  ou  des  villages.  Le  reste  du  temps,  il  me- 
nait le  cheval  en  laisse.  Fils  d'un  manufacturier  de  Paris,  mon  nouveau 
compagnon,  à  la  veille  de  payer,  par  un  riche  mariage,  l'établissement 
paternel,  avait  reculé  devant  l'engagementqu' il  allait  contracter,  n  avait 
quitté  Paris  pour  ne  pas  perdre  sa  liberté.  Depuis  six  ans,  l'Amérique  du 
Sud,  comme  l'Amérique  du  Nord,  l'avait  vu  errant,  colportant  de  mai- 
son en  maison  quelques  menues  marchandises  dont  le  produit  le  faisait 
vivre*  Sobre,  patient,  résigné,  assez  intrépide  pour  voyager  seul  d'un 
bout  à  l'autre  des  Amériques,  ne  regrettant  rien  d'une  vie  plus  aisée, 
doué  d'une  fermeté  d'ame  égale  à  celle  de  ses  muscles  infatigables,  trop 
fier  pour  tendre  la  main  dans  l'adversité,  assez  généreux  pour  l'ouvrir 
dans  la  fbrtime,  joignant  enfin,  par  un  bizarre  mélange,  aux  instincts 
chevaleresques  de  notre  nation  l'étroitesse  d'idées  commerciales  qu'on 
a  pu  lui  reprocher  quelquefois,  tel  était  l'homme  que  le  hasard  m'avait 
fait  rencontrer  au  fond  des  solitudes  mexicaines.  Ce  type  est  moins  rare 
qu'on  ne  pourraitie  supposer  dans  les  deux  Amériques.  H.  D ,  au  mo- 
ment où  je  le  rencontrai,  était  attaché  à  une  maison  française  qui  avait 
désiré  utiliser  sa  connaissance  pratique  des  afiaires.  Son  mandat  l'appe- 
lait à  la  foire  annuelle  et  célèbre  de  San-Juan  de  los  Lagos.  Cet  itiné- 
raire s'accordant  avec  le  mien,  il  fut  convenu  que  nous  ferions  route 

ensemble.  J'y  mis  une  condition  cependant  :  c'est  que  M.  D dérogerait 

en  ma  faveur  à  ses  habitudes  et  voyagerait  à  cheval.  La  condition  fut 
acceptée  de  bonne  grâce,  et  le  lendemain  de  notre  rencontre  nous  par- 
times,  après  avoir  pris  congé  des  arrieros,  et  décidés  à  faire  diUgence 
pour  ne  pas  manquer  l'ouverture  de  la  foire  de  San-Juan. 


I 


24  REVVB  DES  DEUX  MONDES. 

En  compagoie  de  M.  D Je  revis  Arispe,  HermosîUo,  Guaymas^  où 

Je  m'etnbarqiiai  de  nouveau.  Je  saluai  de  loin,  du  pont  de  la  balandre 
qui  me  remportait,  la  côte  de  Californie,  qui  n(i'apparât6sa:it  bbmme  une 
vapeur  bleuâtre;  je  revis  les  lames  écumersur  lesi^lfis  dès  Ites  deCer- 
ralbo  et  d'Espiritu^Santo;  puis,  des  hauteurs  de  là  commandancède  San- 
Blas,  jejétai  un  coup  d'œil  d'adieu  sur  ëettè  mer  Vermeille  que  je  venais 
de  traverser  pour  la  derntère  fois,  et  dont  lés  premier  souffles  du  cor-- 
danaxo  et  les  premiers  nuages  d'octobre  oommençssliëht'à  troubler  Ta- 
zur.  A  mes  pieds,  des  rafales  impétueuseB,'aVartl^-<?oureursdës  orages 
qui  s'abattent  sur  le  golfe,  courbaient  la  dtne  dés  àrbres^.' Le  soleil  as- 
pirait à  longs  traits  les  vapeurâ  qui  detiaiébtblenlM  se  précipiter  en 
pluies  torrentielles.  Là  maladie^  là  mort,  semblaient  pMtes  i  s'abattre 
sur  la  ville,  pins  triste;  plus  désolée  que  jamais,  t!ar,anx' approches  de 
la  saison  des  pluies ,  fbenre  de  la  migration  périodique  de  la  plupart 
des  habitims  était  d^à  venôe. 

Nous  ne  tardâmes  pas  à  gagner  Tépic ,  yriVe  d'eiivfroti  Vmgt  mille 
habitans,  et  qui,  sous  une  tiède  température,  8'élèVe/(;omme  une  plate- 
forme verte  et  toujours  fraîche,  au-dessus  des  plages'  torréfiées  de  San- 
Blas.  Nous  franchîmes  en  trois  Jours  les  soi^ailté  Hëues  qui  séparent 
Tépic  de  la  capitale  de  Tétat  de  Jalisco ,  Guadalaxara' ,  qui  compte  cent 
cinquante  mille  habitans,  ville  renommée  dani^  toute  la  république 
pour  ses  mantifoctures  et  l'adresse  de  ses  énfans  à  manier  le  couteau; 
puis  nous  primes,  pour  ainsi  dure,  à  traverà  champs  pour  gagner  San- 
Juan. 

Sur  ces  nouvelles  voies  de  communication ,  la  scène  change;  ce  ne 
sont  plus  de  rares  voyageurs  apparaissant  à  de  longues  distances  au  mi- 
lieu des  déserts  :  d'interminables  files  de  mules  encombrent  les  routes; 
de  lourds  chariots  dont  l'essieu  crie  font  poudroyer,  sous  leur  attelage 
de  bœufs ,  la  poussière  des  grands  chemins;  les  salteadores ,  à  moitié 
voilés  de  leurs  mouchoirs  de  soie,  attendent  la  proie  qui  leur  a  été  dé- 
signée ,  et  échangent  avec  les  voyageurs  sans  bagage  des  saints  d'une 
courtoisie  déskitéressée.  Vous  sentez  que  la  vie  circule  plus  active  entre 
les  membres  épars  de  ce  grand  corps  qui  compose  la  république;  mais 
des  dangers  encore  mconnus  vous  menacent.  Les  croix  de  meurtre 
sélèvent  çà  et  là;  des  histoires  lugubres  vous  sont  racontées  dans  les 
hôtelleries,  et  le  conteur,  qui  vous  épie,  cherche  à  juger,  d'après  votre 
contenance ,  s'il  doit  ou  non  vous  livrer  aux  bandits  dont  il  s'est  fait 
réclaireur;  puis  vous  avez  à  subir  l'hospitalité  mexicaine  avec  son  cor- 
tège inévitable  de  misère,  de  saleté,  de  dénûment. 

Tous  les  inconvéniens  que  je  viens  d'énumérer  semblèrent,  pour 
ainsi  dire ,  se  grouper  autour  de  nous  dans  la  venta  où  nous  étions  des- 
cendus la  veille  de  notre  arrivée  à  San-Juan  de  los  Lagos.  Vers  cinq 
heures  du  soir,  après  dôme  heures  environ  passées  à  cheval  et  sous  les 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE.  25 

flots  d*une  pluie  torrentielle,  nous  avions  aperçu,  à  travers  un  voile  de 
brouillards,  les  murs  blancs  et  les  tuiles  roug^  de  cette  venia  isolée. 
H.  D....^  prit  au^sil^t  les  devaos  pour  nous  assurer  dans  ce  pauvre  gîte 
un  soup^et  uo  al^i.  —Un  mot  en  passant  sur  les  formalités  d'intro* 
duction  dans  If^  pmdas  du  Mexique.  On  pénètre  d*abord  Sans  obstacle 
dans  1^  giraodQ  Qour.carrée  M  l'hôtellerie,  sur  laqudle  s'ouvrent,  au 
rez-de-chaussée,  l^;chamt>pes  destinées  aux  voyageurs.  La  plupart  du 
temps,  lQQ^^|tre,4e  VbôlLellerie,  Xehueêped,  s^)6ent  ou  occupé  aa  fond 
d'une  éici|riçlpipi^inf^à>jrégu|arifier  sur  un  pafMer  sale  sa  comptabilité 
de  fourrages,  o/a  gwp^  de  répondre  à  la  voix  qui  fapj^Ile.  L'arrivant 
n'a  ri€^46gn(iie^xpffair#aI((Hl9^qi)'àpOtt^  cbeval  une  reconnaissance 
dans  tpu t^  j^  chw^r^s^ .  flo^t  tes  portes  restent  ouvertes^  et  il  prend 
celle  qui  li;i,conyiant  Son  çhoi^ijest  bientôt  foit,^  car  rameublement 
est  d^Bs  ip|i^, exactement  le.  inôipe.tjun  banc  et  une^tsMe  de  bois,  un 
lit  en  çnaçoqneieieiiVQilà  touit^Xe  prix  ne' varie  pâé  non -plus;  iV«st  ûxé 
à  un  réal  (60  centimes)  par  jour.  Vous  desselles  eâsuitt)»  votre  monture 
en  attendit  le  hueêped,  q[ui  arrij^e  enfin,  et  qui^  vous  «trouvant  instaUé, 
murmufç  de  n'avoir,  pf|s  été  prévenu;  apt^  quoi,  vous  vous  occupez 
de  la  Dourqfqr^  de  votre  cheval,  puis,  le  cas  échéant,  vous  songez  à 
vous-même  et  voup  demandez  à  souper.  Là  encore  de  aouveUesr  tribu- 
lations voqs  attendept,  cair,  pour  peu  que  Thôte  soit  de  mauvaise  hu- 
meur, ou  qu^  vQs  {açons  d'agir  lui  aient  déplu,  vous  courez  le  risque 
de  n'avoir  que  des.  refus^  ou,  à  grand' peine*,  le  rebut  des  mets  pré- 
parés. Ce  sans-façon  à  l'égard  des  voyageurs  n'est  pas  poussé,  il  faut  le 
dire,  au-delà  de  certaines  limites  dans  les  villes  où  les  posadas  sont  nom- 
breuses; mais,  dans  les  vmta^  protégées  par  leur  isolement  contre  toute 
concurrence,  il  se  transforme  en  un  insupportable  arbitraire. 

Au  moment  où  je;  venais  d'obtenir,  à  force  d'inatances  et  en  bravant 
mille  rebuffades,  un  jnédiocre  souper,  un  mouvement  inusité  se  fit 
dans  la  venta.  Une  lourde  berline  de  .voyage,  attelée  de  huit  mules> 
était  entrée  dans  la  cour.  La  caisse  percée  à  jour,  le  train  à  moitié 
brisé,  paraissaient  avoir  servi  de  cible  aux  carabines  des  routiers.  Un 
cavalier,  dont  le  cheval  perdait  des  flots  de  sang,  précédait  la  massive 
voiture.  Un  voyageur  presque  mourant  fut  à  grand' peine  tiré  de  l'in- 
térieur, soigneusement  fermé.  Le  huesped  désœuvré,  qui  se  promenait 
dans  la  cour  en  sifflant,  s'en  alla  recevoir  les  arrivans.  Comme  la  nuit 
tombait,  les  portes  de  la  venta  furent  fermées  par  une  chaîne  de  fer, 
et  je  pus  apprendre  du  cavalier  qui  accompagnait  la  ^rline  le  mot  de 
celle  lugubre  énigme.  Son  maître,  le  voyageur  moribond  qu'on  venait 
de  transporter  dans  une  chambre  voisine,  était  parti  de  Mexico  pour 
aller  étabhr  à  Sau-Juan  une  banque  de  jeu.  Trente  mille  piastres  en 
argent  et  en  or  remplissaient  les  coffres  de  la  voiture.  A  quelque  lieues 
de  l'hôtellerie,  des  voleurs  les  avaient  attaqués,  blessés  et  dépouillés. 


%  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

A  en  croire  le  narrateur,  des  joueurs  habitués  de  la  banque  tenue  par 
son  maître  à  Mexico,  informés  du  but  de  leur  voyage,  les  araient  suivis 
de  venta  en  venta,  de  meson  en  meson,  ei  livrés  aux  routiers  qui  les 
avaient  déhanquès  sur  le  grand  chemin.  —  Je  vous  confie  ce  récit  sous 
le  sceau  du  secret,  îî  jouta  le  cavalier,  car  un  malheur  de  plus  peut  nous 
frapper,  si  la  nouvelle  de  notre  désastre  parvenait  aux  oreÛles  de  la 
justice;  rmtervention  de  Talcade  achèverait  dé  nous  ruiner. 

Cette  crainte  ne  me  surprit  nullement^  tant  est  grand  Tefifroi  que  la 
justice  mexicaipe  inspire  à  ceux  qu'elle  à  la  prétention  de  protéger.  Je 
promis  donc  le  silence  au  cavalier,  qui  s*éloîjgna  pour  aller  soigner  son 
maître.  M.  D. . , . .,  présent  a  cet  entretien,  avait  peine  à  contenir  son  indi- 
gnation. Fort  de  Texpérience  que  m'avait  donnée  un  long  séjour  dans  la 
république,  j'essayai  en  vain  de  lui  faire  comprendre  que,  le  gouverne- 
ment fédéral  ne  rétribuant  point  les  juges,  ceux-ci  étaient  bien  forcés 
de  vivre  aux  dépens  des  plaideurs,  qui,  de  leur  côté,  n'avaient  que  fort 
peu  de  goût  pour  cette  intervention  intéressée.  Ce  n'était  pas,  au  reste, 

la  seule  preuve  que  M.  Û devait  me  donner  de  sa  fâcheuse  ignorance 

ejpi  matière  de  jurisprudence  mexicaine.  Cette  rencontre  d'hôtellerie 
n'était  que  l'avant-coureur  de  scènes  moins  tragiques,  dans  lesquelles 
M.  D aUait  se  trouver,  non  plus  témoin,  mais  acteur  involontaire. 

La  villa  (1)  de  San- Juan  de  los  Lagos,  où  nous  arrivâmes  après  dix 
jours  de  route,  est  bâtie  au  fond  d'un  bassin  circulaire  si  profond,  qu'à 
peine  aperçoit-on  de  loin  le  sommet  des  deux  tours  de  sa  cathédrale. 
Quant  à  la  villa,  on  ne  la  devine  que  du  sommet  du  talus  escarpé  qui 
l'entoure  de  tous  côtés.  La  population  de  San-Juan  n'est  en  réalité  que 
de  quelques  milliers  d'ames;  mais  chaque  année,  au  mois  de  décembre, 
la  foire  qui  s'y  tient,  foire  célèbre  dans  toute  la  république,  y  attire  i 
près  de  trente  mille  étrangers  qui  s*y  logent  comme  ils  peuvent.  La^ 
plupart  campent  sur  les  hauteurs  qui  dominent  la  ville,  car,  dans  l'in- 
térieur, les  boutiques,  les  auberges,  les  baraques  même,  sont  louées 
à  un  prix  exorbitant  pendant  les  quinze  jours  que  dure  la  foire. 

L'origine  de  cette  foire  fut  d'abord  toute  religieuse.  Notre-Dame-de- 
Saint-Jean-des-Lacs  était  en  grande  renommée  pour  les  miracles  de 
toute  espèce  qu'elle  opérait,  soit  pour  la  guérison  des  infirmités  les  plus 
incurables,  soit  pour  l'apaisement  des  consciences  les  plus  désespérées. 
Un  pèlerinage  à  San-Juan,  accompagné  de  riches  offrandes,  ne  suffisait 
pas,  dans  le  dernier  cas,  pour  obtenir  le  résultat  désiré.  Le  pénitent  de- 
vait en  outre  descendre  à  genoux  la  côte  rapide  qui  mène  à  la  place, 
traverser  celle-ci,  monter  les  douze  degrés  de  la  cathédrale;  là,  il  atten- 
dait sur  le  parvis,  les  genoux  en  sang,  que  le  prêtre  reçût  l'offrande  et 

(1)  On  appelle  tiilla  'toute  Tille  qui  n'a  pas  de  congrès,  auquel  cas  elle  a  droit  an  nom 
de  ciudad  (cité). 


SGBIBS  Dl  LA  TIB  nSXlCMllE.  IT 


hri  donnât  Tabsolufon.  Anjowd'hiii,  bien  que  le  caractère  reKgieax  de 
cette  foire  se  soit  en  partie  effacé,  on  voit  encore  plusieurs  fois  par  jour 
des  malheureux  acheter  ainsi  le  pardon  des  cri  mes  dont  ils  sont  souillés. 
Cette  pénitence  doit,  comme  oa  le  comprend  sans  peine,  rendre  à  la 
longue  1»  conscience  aussi  calleuse  que  1^  genoux.  Cela  n'empêche  pas 
la  population  mexicaine  de  témoigner  un  vif  intérêt  à  ceux  qui  se  Fim* 
p^sent^  et  d'étendre  sur  le  passage  des  pénitens  des  tapis,  des  man- 
teaux et  dei^  8àrapes, 

Comment,  à  la  longue,  le  pèlerinage  de  San-Juan  se  transforma  en 
foire,  c'est  ce  qu'il  est  facile  d'expliquer.  Les  marchands  ne  tardèrent 
pas  à  venhr  exploiter  les  pénitens  dont  le  nombre  était  grand;  les  joueurs 
vinrent  exploiter  ks  marchands;  les  pauvres  Indiens  vinrent  faire  bénir 
à  San-Juan  leurs  poules,  leurs  ânes  et  leurs  chiens.  Les  voleurs  vinrent 
mettre  à  contribution  à  leur  tour  les  pénitens,  les  marchands,  les 
joueurs,  les  Indiens,  et  une  nuée  de  courtisanes  s'abattit  comme  des 
sauterelles  dévorantes  sur  cette  mêlée  de  dupes  et  de  fripons.  Telle  fut 
l'origine  de  la  foire  actuelle.  C'est  parmi  ce  ramassis  de  gens  sans  aveu^ 
de  filles  perdues,  de  joueurs,  de  voleurs,  que  se  débattent  des  affaires 
immenses,  et  tel  est  le  danger  permanent  de  ce  rassemblement,  que 
ks  négocians  ne  traitent,  Uttéralement  parlant,  que  le  pistolet  ou  le 
sabre  d'une  main  et  la  marchandise  de  l'autre.  Les  environs  de  la  ville, 
battus  en  tous  sens  par  des  hordes  errantes  de  nUeros  (i)  et  de  saltêor- 
dore$,  n'offrent  pas  plus  de  sécurité  que  l'intérieur;  malheur  aux  petits 
marchands,  aux  pèlerins  isolés  que  leur  mauvaise  étoile  livre  sans  armes 
»  à  ces  chacals  affamés!  Le  soir,  quand  Voracion  a  sonné ,  on  barricade 
soigneusement  les  boutiques,  et,  tandis  que  les  marchands  calculent 
leur  recette,  la  ville  reste  livrée  aux  joueurs,  aux  courtisanes  et  aux 
voleurs  que,  dans  ce  pays  fanatique,  le  sacrilège  même  n'arrête  pas. 

Telle  était  la  ville  où  une  singulière  mésaventure  survenue  à  mon 
compagnon  de  voyage  allait  me  forcer  de  prolonger  mon  séjour.  J'ai 
dit  que  le  Parisien,  après  avoir  long-temps  mené  par  goût  la  vie  du 
marchand  nomade,  était  devenu  le  chargé  d'affaires  d'une  grande  mai- 
son de  commerce.  Malheureusement  M.  D n  avait  pas  encore  eu  le 

temps  de  se  familiariser  avec  son  nouveau  rôle,  et  il  apportait  'avec  lui 
à  San-Juan  une  cargaison  de  menues  marchandises  dont  il  espérait  se 
défaire  avantageusement.  Il  n'avait  jamais  visité  certains  états  du  Mexi- 
que où,  malgré  les  efforts  de  la  diplomatie  européenne,  la  vente  en  dé- 
tail est  interdite  aux  étrangers;  il  ignorait  qu'à  San-Juan  cette  loi  vexa- 
toire  fût  en  vigueur.  Agissant  en  conséquence,  il  eut  bientôt  placé  à 
très  bon  prix  une  partie  de  ses  marchandises  de  détail.  Quand  il  me  fit 
part  du  résultat  de  ses  premières  opérations,  je  l'avertis  du  danger  qu'il 

(i)  Voleurs  en  petit,  Toleurs  à  pied,  Topposé  de  ialteadores. 


S8  REVUB  DBS  DEUX  XOTfDBS. 

courait  en  les  prdongeant.  Déjà  il  était  trop  tard.  Une  dénonciation 

avait  été  portée  contre  M.  D La  justice  espagnole,  avec  une  célérité 

digne  des  cadis  d'Orient,  condamna  le  pauvre  négociant,  sans  même 
Tentendre,  à  la  confiscation  de  tous  les  intérêts  qu'il  avait  en  main,  à 
dix-huit  mois  de  travaux  forcés  à  la  Laguna  de  Ghapala,  et  un  mandat 
d'amener  fut  immé<)iatement  lancé  contre  le  délinquant. 

En  présence  de  cet  arrêt  que  Texécution  devait  suivre  de  près,  le 
mieux  à  faire  était  de  soustraire  d'abord  à  la  rapacité  de  la  justice  tout 
ce  qui  pouvait  être  saisi,  puis  de  s'assurer  une  espèce  d'kabieai  corpus  ou 

sauf-conduit  personnel.  Je  me  misa  la  disposition  dé  H.  D pour  lui 

aplanir  les  démarches  que  nécessitait  sa  position  crftique.  Mon  com- 
pagnon avait  expédié  à  l'assesseur  de  la  ftàrca,  petite  ville  à  quarante 
lieues  de  San-Juan,  un  exprès  sur  le  meilleur  de  mes  deux  dievaux, 
pour  solliciter  le  sauf-conduH  indispensable*  Lia  liberté,  là  fortune  de 

H.  D ,  dépendaient  de  la  fidélité  du  messager.  Chaque  jour,  j'allais 

moi-même  sur  la  route  attendre  lé  retour  de  l'envoyé.  Enfin  il  arriva 
et  me  remit  le  sauf-conduit;  mais,  par  une  fatalité  singulière,  le  jour 
même  où  je  revenais  à  San-Juan  porteur  dé  cette  bonne  nouvelle, 
H.  D.....  avait  été  incarcéré  :  le  sauf-conduît  était  arrivé  une  heure  trop 
tard.  Je  dus  donc  m'adres^er  à  l'alcade  de  San-Juan  pour  réclamer  la 
mise  en  liberté  de  mon  compatriote. 

J'avais  déjà  plusieurs  fois  eu  affaire  aux  alcades  du  Hexicpie,  et  cha- 
que fois  aussi  l'imprévu  de  leurs  décisions,  la  naïveté  de  leurs  arrêts, 
la  bonhomie  de  leurs  injustices,  avaient  été  pour  moi  de  nouveaux  su- 
jets de  surprise.  J*avoue  cependant  qu'en  me  dirigeant  vers  la  demeure 
de  Talcade  de  San-Juan,  je  ne  m'attendais  guère  aux  nouvelles  révéla- 
tions que  cette  entrevue  allait  me  procurer  sur  les  mœurs  mexicaines. 

Au  moment  où  j'étais  introduit  dans  le  hangar  qui  servait  de  salle 
d'audience,  un  visiteur  causait  déjà  avec  l'alcade.  Nonchalamment 
étendu  sur  une  btUaca  (i),  ce  visiteur  portait  dans  toute  sa  splendeur 
le  pittoresque  et  riche  costume  mexicain  (2);  l'or,  le  velours,  la  soie, 
s'étalaient  à  profusion  sur  ses  vêtemens;  ses  bottes  de  cheval,  brodées, 
valaient  certainement  plus  de  quatre  cents  fmncs,  et  le  roste  était  à  l'a- 
venant. On  comprendra  ma  surprise  quand  je  reconnus  dans  ce  person- 
nage si  magnifiquement  équipé  le  proscrit  mystérieux  des  savanes  de 
Tubac.  Mon  premier  mouvement  fut  de  laisser  échapper  une  exclama- 
tion d'étonnement,  je  me  retins  et  j'attendis,  à  tout  hasard,  que  le  ban- 
dit voulût  bien  me  reconnaître  lui-même;  mais,  comme  la  mienne,  sa 
figure  resta  impassible.  L'alcade  et  lui  fumaient  une  cigarette;  il  y  avait 


(1)  Fauteuil  de  cuir  à  bascule. 

(S)  Le  costume  mexicain  complet,  harnachement  de  cheval  compris,  vaut  dix  on  quinze 
mille  francs. 


SCàlfRS  DE  LA  VIE  MEXICAINE.  S& 

entre  eux  une  intimité  évidente.  Seulement  Falcade,  sans  doute  par  dé- 
férence ,pour  son  hôte,  était  assis  sur  un  giniple  tabouret  en  roseaux. 

—  Seigneur  alcade,  lui  di^-je,  j'ai  Thonneur  de  baiser  les  mains  de 
Totre  seigneurie  et  de  vous  prier  de  prendre  connaissance  de  ce  papier; 
mais  peut-être,, misJgrérurgence  de  TatTaire  qui  m'amène,  suis-je  im- 
portun dans  ce  mpment? 

—  Nullement,  me  dit  Talcade  ^  teadant  la  main,  ce  cavalier  et  moi 
n'étions  occupas  qp'à  causer  d'amitié. 

L'akad^  pai;GOiuH]t  des  yeu:^  le  sauf-conduit  que  je  lui  avais  pré- 
senté et  me  le  fien^t.au  bou^  de  quelques  minutes^  en  me  disant  : 

—  J'en  suis  fàcbé,  mais  vous  venez  trop  tard,  le  cavalier  dont  le 
nom  est  mentionné  ,^ans  ce4  ^crit  est  déjà  en  prison. 

—  Je  le  sais,  lui  di^je,  mai9  c'^t  à  tort. 

— -  Et  deppis  qusmd  la  justice  se  to*ompe-t-elle?  reprit  l'alcade  d'un 
ton  solennel. 

Je  me  complus,  dans  ma  réponse,  à  reconnaître  l'infaillibilité  de  la 
Justice  mexicaine,  et  j'insistai  pour  objtenir  l'élargissement  de  H.  D 

— Cest  impossiWe,  reprit  obstinémept  le  magistrat;  suivez  bien  mon 
raisonnement  Ce  saul-conduit  est  postérieur  en  date  à  l'arrestation  de 
votre  compatriote,4onc  ce  dernier  est  légalement  incarcéré,  et,  malgré 
votre  désir,  je  ne  puis  maintenant  vous  mettre  à  sa  place.  Tout  ce  que 
je  puis  faire  pour  vous,  c'est  de  vous  envoyer  le  rejoindre. 

Je  m'évertuais  à  faire  comprendre  à  l'alcade  le  but  de  ma  démarche, 
quand  le  personnage  aux  galons  d'or  intervint  officieusement. 

—  Seigneur  alcade,  dit-il,  vous  vous  méprenez  sur  l'intention  de  ce 
cavalier  :  son  désir  est  de  délivrer  son  compatriote,  mais  non  de  se  faire 
mettre  en  prison  à  sa  place  ou  de  l'y  aller  rejoindre.  C'est  encore  une 
méprise  de  vos  alguazils  quevous  devriez  casser  aux  gages. 

—  n  faudraitd'abord  les  leur  payer,  grommela  l'alcade.  Je  puis  faire 
m^re  les  gens  en  prison,  mais  je  ne  puis  en  faire  sortir  personne. 
Quant  à  mes  alguazils,  je  leur  ai  donné  carte  blanche  pour  emprisonner 
ceiuL  qui  leur  paraîtraient  suspects,  et,  à  une  piastre  par  tête,  que  le 
prisonnier  paie,  bien  entendu,  leurs  profits  sont  assez  beaux  pendant  la 
durée  de  la  foire.  Ce  moyen  de  les  payer  est  de  mon  invention,  ajouta 
glorieusement  l'alcade. 

La  figure  du  proscrit  parut  se  rembrunir. 

— Ahl  ce  moyen  est  de  votre  invention,  dit-il;  alors  je  ne  m'étonne 
plus  si.  dans  leur  ardeur,  ils  ont  arrêté  le  Zurdo  (1)  et  le  Santucho  (2], 
pendant  qu'ils  accomplissaient  leurs  dévotions. 

—  Quoi!  balbutia  l'alcade  interdit,  ces  deux  personnages  sont  de 
votre...  connaissance. 

(I)  Le  gaucher. 
(S)  L'hypocrite. 


30  REVifi  DES  nwi  UOHOm. 

—  Oui,  et  c'était  d'eux  que  je  venflds  yous^  parler  quand  te  cavalier^ 
dii-il  en  me  dé»gnant,  est  arrivé.  Puis-je  savoir  le  délit  dont  ils  se  sont 
rendus  coupables? 

—  Je  serais  embarrasséydîtrateade,  qui  rsemblait  dierdier  à  se  justi*» 
fler^  de  préciser  les  faits,  mais  de  pareils  dr&lds... 

—  Eh  bien!  alors?  interrompit  le  proscrit  en  regardant  Talcade  av«o 
un  froid  sourure  qui  parut  le  glacer; 

— Eh  bien  I  mes  alguazils  ont  peiiséj4idicieU0ement  que  deux  hommai 
qui  desceindàient  tous  les' Jours  la  côîe  de  San-^uàn  à  genoux  ne  péu- 
vaieni  être  que  des  gens  souillés  dé  criniefl;  c*est  dMsl  cette  conviction 
qu  fls  les  ont  arrêtés. 

—  Pour  gagner  deux  piastres.  Eh  bien  I  seigmâr  sAeadè,  le  \Zwrdo  et 
le  Santiicho  soiit  blancs  comme  neige. 

—  Au  tait,  dit  l'alcade,  qui  semblait  n'avoir  discuté  que  pour  la 
forme,  nous  sommes  dans  une  ville  célèbre  par  ses  miracles. 

—  Le  premier,  reprit  le  salteador,  a  â^à  depuis  long-temps  fait 
toutes  les  pénitetices  nécessaires  pour  son  ai^riéré^  et  ses  promenades  à 
genoux  n'avaient  pour  but  que  de  le  mettre  un  peu  eu  avance.  Quant 
au  Santucho,  c'est  une  ^)éculation  lucrative  pooriui  d'expier  les  péchés 
des  autres,  ce  qui  fait  qu'il  a  beaucoup  de  besogne.  Yous  trouverez  bon^ 
j'espère,  que  je  prenne  les  mesures  nécessaires  pour  lave  mettre  en 
liberté  deux  pénitens  aussi  recommaadables. 

— Certainement!  s'écria  l'alcade,  je  l'aurai  même  pour  très  agréable. 

—  Quant  à  vous,  soigne^  cavalier,  reprit  le  proscrit,  si  vous  vouies 
bien  recourir  à  ma  protection,  je  pourrai  faire  aussi  quelque  chose  pour 
votre  compatriote. 

Converti  par  l'exemple  de  l'alcade,  je  crus  devoir  répondre  à  cette 
ofh:e  par  une  courtoise  inclination  de  tète. 

—  A  une  condition  cependant,  cet  élargissement  vous  coûtera  cent 
piastres.  C'est  à  prendre  ou  à  laisser,  vou^  y  réfléchirez.  C'est  le  prix 
d'un  voyage  vers  l'assesseur;  si  ce  prix  vous  convient,  vous  n'aurez  qu'à 
venir  me  trouver  ce  soir  à  dix  heures  pour  me  donner  votre  répouse. 

Je  ne  crus  pas  devoir  accepter  tout  de  suite^  et  je  promis  à  mou  re- 
doutable protecteur  de  l'aller  trouver  à  l'adresse  qu'il  m'indiqua,  si  je 
me  décidais  à  faire  ce  sacrifice.  Le  proscrit  se  retira  presque  aussitôt. 

—  C'est  un  grand  seigneur?  demandai-je  alors  à  l'alcade,  espérant 
obtenir  quelques  reoseignemens  sur  la  position  nouvelle  du  fugitif  de 
Tubac.  % 

—  C'est  un  marchand  de  bestiaux,  reprit  l'alcade  à  haute  voix.  Puis» 
au  bout  de  quelques  minutes  de  silence  : 

—  C'est  un  chef  de  bande  par  occasion,  reprit-il  a  voix  basse. 

—  Un  chef  de  bande  de  quoi? 

— Eh  !  caramba!  de  voleurs  de  grands  chemins;  je  vous  dis  cela  parce 


SCÈNES  DE  LA  YIB  VEXIGAIIOI.  31 

que  TOUS  le  saurez  ce  so^  et  qu'il  u'y  a  pas  d'indiscrétion,  sans  quoi  je 
pourrais  perdre  la  bienveillance  qu'il  m'a  toujours  ténKMgnfée,  car, 
ainsi  que  tqçis  l'avez  yu^  il  veut  bien  n^e  traiter  comme  son  égal. 

—  Cest  beaucoup  d'hoqncsir  pour  vous,  seigneur  alcade  ! 

Je  considérais. avec  un  étonnement  qui  approchait  de  la  sliq)éfaeQon 
ce  magistrat,  qui  semblait  se  faire  ^n  mérite  de  la  bienveillance  d'un 
hrig^d.  ^6  Is'^tatd'îwpuÎBSï^nce  au  se  trouve  la  justice  au  Mexique, 
une  pareille  ^noipalîe  n'est  cependant  que  trop  fréquente.  Un  plus  long 
en^etien  était  inujtU^,  le  juge  ne  pouvait  rien,  le  brigand  pouvait  tout. 
Je  me  retirai  et  saluai  courtoisement  l'alcade,  que  je  n'avais  pas  trouvé 
maîns  piqmmt  que  s^^ai^tr^»  collègues  de  ma  conpaissance. 

Revenu  à  mon  hôtellerie,  je  reçus  un  message  que  H.  D.  ^  ..me  faisait 
parvenir  du ,  fond  de  sa  prison,.  Mon  pauvre  compagnon  me  parlait 
d'ofh'es  mystérieuses  qui  lui  avaient  été  faites^  on  avait  promis  de  le 
meitti^  en  liberté  moyenne  cent  piastres.  Je  reconnus  l'intervention 
du  protect^r  de  l'alcade^  eV  déterminé  à  accepter  ses  propositions  dans 
l'intérêt  mènie  du  prisonnier,  je  résolus  d'aller  le  voir  sur-le-champ. 
L'oraison  venait  de  somier,  et  la  nuit  était  close  quand  je  traversai  la 
grande  place  pour  me  rendre  à  l'endroit  que  m'avait  indiqué  le  pré- 
tendu roarchaiid  de  bestiaux.  C'était  sur  une  des  hauteurs  qui  dominent 
la  ville,  près  de  la  cathédrale,  que  le  salteador  avait  dressé  sa  tente. 
Jetais  bien  armé,  et  la  distance  à  parcourir  n'était  pas  très  grande.  Je 
laissai  bientôt  derrière  moi  la  foule  bruyante  des  promeneurs  et  je 
gravis  la  colline,  dont  le  sommet  était  couronné  de  feux  de  distance  en 
distance.  J'arrivai  bientôt  à  la  tente  qu'on  m'avait  désignée,  et  qu'une 
longue  banderole  blanche  qui  flottait  au-dessus  faisait  aisément  recon- 
naître. Uoe  multitude  d'autres  baraques  étaient  groupées  autour  de 
cette  tente;  des  recuas  (i)  de  mules  disséminées  dans  les  espèces  de  rues 
formées  par  les  tentes  ou  les  baraques,  de  longues  rangées  Saparejos 
de  bêtes  de  somme,  indiquaient  des  campemens  de  muletiers.  Des  cui- 
sines en  plein  vent,  des  établissemens  de  jeux  à  ciel  ouvert,  attiraient 
rexcédant  de  la  sauvage  population  qui  se  pressait  sur  la  place,  et  on 
trpuvait  dans  cet  endroit,  répétés  en  petit,  les  curieux  tableaux  que  pré- 
sentait la  ville  même  de  San-Juan. 

A  mes  pieds,  sôus  un  dôme  de  fumée  dont  les  tourbillons  montaient 
jusqu'à  moi,  une  ville  nouvelle  semblait  s'élever  dans  l'ancienne,  ville 
composée  de  baraques  de  bois,  de  tentes  de  feuillage  ou  de  toile  parées 
de  couvertures  aux  couleurs  éclatantes.  A  travers  les  trouées  que  le  vent 
ouvrait  dans  ce  dais  de  vapeurs  fuUgineuses,  je  voyais  flotter  les  larges 
banderoles  des  pavillons  de  jeux  avec  leurs  inscriptions  en  grandes 

(t)  Tenne  employé  par  les  muletiers  pour  désigner  une  troupe  de  mules. 


Si  REVUE  OIS  JD^EUX  MONDES. 

lettres  blaoches  ;  Aqi^i  hou  partidq.  Ces  demeures  mobUes  s'élevaient 
pressée  comme  ;  les .  tentes  d'un  camp.  Tous  les  fruits  des  tropiques 
amoncelés  en  pyramides  étaient  réunis  dans  certains  endroits  pour  ten- 
ter la  sensualité  des  promeneurs.  A  côté  de  ces  pyramides  multicolores; 
des  raves  g^aijitesques  artistement  taillées  en  bouquets^  eu  soleils^  en 
panaches,  s'épanouissaient  au-dessus  de  poêles  où  des  ragoûts  sans 
nom  cuisaient  dans  une  graisse  sifflante. 

Dans  les  espaces  ménagés  pour  la  circulation  circulaient,  fièrement 
drapés  de  leurs  baillons,  les  léperos,  ces  lazzaroni  mexicains,  dont  la  vie 
se  passe  à  voler,  à  jouer,  à  manier  alternativement  la  mandoline  et  le 
couteau.  Les  uns,  assis  en  rond  autour  d'une  couverture  étendue  par 
terre,  essayaient  les  chances  du  monte  sous  Fœil  d'un  banquier  balafré, 
prêts  à  en  appeler  au  couteau  de  Topiniâtreté  d'une  veine  contraire; 
les  autres  se  pressaient  à  l'entrée  des  baraques  privilégiées,  où  le  tin- 
tement de  l'or  se  mêlait  au  bruit  d'un  orchestre  discordant.  Les  man- 
teaux galonnés  des  rancheros  se  croisaient  avec  les  couvertures  déchi- 
rées, les  souquenilles  bariolées  des  muletiers,  et  des  groupes  d'Indiens 
à  demi  nus  erraient  silencieusement  au  milieu  de  cette  foule  tumul- 
tueuse. Plus  loin,  dans  les  rues  plus  obscures  où  les  clartés  des  brasiers 
venaient  mourir,  luisaient  dans  l'ombre  l'or,  les  paillettes  et  la  soie  des 
courtisanes,  tandis  qu'à  quelques  pas  d'elles  étincelaient  les  lames  nues 
de%  protecteurs  payés  de  ces  faciles  amours.  Enfin,  dans  les  rues  res- 
tées désertes  et  noyées  dans  l'ombre  projetée  par  les  tours  déjà  cathé- 
drale, les  lanternes  des  veilleurs  de  nuit,  les  torches  du  guet  à  cheval, 
brillaient  et  s'éclipsaient  tour  à  tour.  Mille  bruits  étranges  et  confus, 
détonations  d'armes  à  feu,  cris,  chansons,  cliquetis  de  castagnettes, 
hurlemens  de  joie  ou  d'angoisse,  s'élevaient,  comme  un  effrayant  con- 
cert, de  cette  ville  livrée  complètement  pour  quelques  jours  au  vol,  au 
meurtre  et  à  la  débauche. 

Une  douzaine  de  chevaux  sellés  et  bridés  étaient  attachés  à  des  pi- 
quets devant  la  baraque  où  m'attendait  le  salteador.  Un  homme,  assis 
sur  une  pierre  près  de  la  porte,  laissa  de  côté  la  guitare  qu'il  tenait  à 
la  main,  et  interrompit  une  romance  mélancolique  qu'il  chantait  à 
haute  voix  pour  me  demander  si  j'avais  affaire  au  propriétaire  de  la 
baraque.  Sur  ma  réponse  affirmative,  il  souleva  une  portière  en  cuir, 
et  m'invita  à  entrer.  Pour  me  rassurer  en  ce  moment  sur  ma  démarche, 
il  fallait,  je  l'avoue,  toute  ma  pratique  des  mœurs  mexicaines  et  l'in- 
souciance acquise  dans  une  vie  aventureuse.  Le  salteador  prenait  son 
chocolat;  il  était  seul. 

—  J'attendais  votre  visite;  peut-être  même  auriez-vousdù  me  la  faire 
plus  tôt  dans  l'intérêt  de  votre  ami,  me  dit-il;  soyez  le  bienvenu,  vous 
êtes  chez  vous. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE.  33 

Je  le  remerciai  de  sa  politesse. 

—  Je  ne  vous  demande  pas,  reprit  le  salteador,  les  motifs  de  votre 
voyage  à  San-Juan/ j'aurais  pu  vous  les  demander  ailleurs. 

—  Où  doue? 

—  Eh!  parbleu  !  dans  les  plaines  de  Tubac.  Vous  n'avez  donc  pas  la 
mémoire  des  figures? 

—  Non,  vraiment.  Bien  qu'à  vous  en  croire  j'aie  déjà  eu  le  plaisir  de 
TOUS  rencontrer,  je  cherche  en  vain  à  me  rappeler  vos  traits,  et  je  les 
aurai,  certes,  oubliés  demain. 

—  Voilà  une  réponse  prudente,  et  c'est  une  règle  de  conduite  dont 
TOUS  ferez  bien  de  ne  pas  vous  écarter  hors  de  propos;  mais  une  plus 
longue  dissimulation  de  votre  part  serait  offensante  envers  une  an- 
cienne connaissance,  ajouta-t-il  d'un  ton  plein  de  cordialité.  Vou^pou- 
Tez  sans  crainte  me  reconnaître  à  présent.  Ne  m'avez-vous  pas  vu  bra- 
ver la  justice  dans  son  sanctuaire? 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  au  souvenir  de  la  scène  dont  j'avais 
été  témoin  le  matin.  Le  chef  de  atadrilla  reprit  d'un  air  de  dédain  : 

—  Qu'est-ce,  après  tout,  que  de  faire  trembler  un  misérable  alcade 
de  village?  Des  juges  plus  puissans  auront  leur  tour.  Mais  je  vous  ai  dit 
qu'un  jour  peut-être  vous  seriez  heureux  de  me  faire  souvenir  que 
nous  avions  partagé  l'hospitalité  du  même  foyer;  faut-il  donc  que  ce 
soit  moi  qui  vienne  en  aide  à  votre  mémoire?  Ce  jour  est-il  venu?  • 

Je  rappelai  alors  au  salteador  l'offre  qu'il  m'avait  faite  le  matin,  et 
je  me  dis  prêt  à  accepter  son  intervention  en  faveur  de  mon  ami  moyen- 
nant cent  piastres,  que  je  compterais  quand  H.  D m'aurait  rejoint. 

Le  salteador  me  laissa  parler  avec  un  sourire  qui  semblait  signifier  que 
je  ne  lui  apprenais  rien  de  nouveau.  Quand  j'eus  fini  : 

—  Je  connais  toute  cette  affaire,  me  dit-il,  et  je  la  connais  même 
mieux  que  vous.  Un  vice  de  forme  devant  lequel  la  justice  a  reculé  a 
seul  empêché  jusqu'à  ce  jour  la  saisie  des  biens  de  votre  ami.  C'est  à 
ce  vice  de  forme  qu'il  doit  le  sauf-conduit  de  l'assesseur,  mais  d'un 
moment  à  l'autre  l'obstacle  qui  arrête  la  justice  peut  être  levé.  En  sup- 
posant même  que  votre  ami  sorte  aujourd'hui  de  prison  et  se  dérobe 
par  la  fuite  à  la  sentence  qui  le  condamne,  il  ne  sera  pas  encore  en 
sûreté,  car  un  ordre  d'extradition  le  poursuivra  et  pourra  l'atteindre 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  république.  Ce  qu'il  importe,  c'est  d'entraver 
à  temps  la  marche  de  la  justice.  A  l'heure  où  je  parle,  un  courrier  est 
en  route  pour  apporter  Tordre  de  saisie  immédiate  :  une  seule  per- 
sonne peut  arrêter  ce  courrier. 

—  Et  qui  sera  cette  personne  ? 

—  Moi,  répondit  le  routier,  mais  toutefois  moyennant  rançon. 

—  Vous?  mais  l'argent  me  manque. 

TOME  xvn,  3 


34  UVCB  DIS  PBUX  MOIIMB. 

Je  n'osais  trop  témoigner  la  défiance  qui  m'empêehait  de  payer  cette 
rançon  d'avance.  Le  salteador  senri^la  deviner  ma  pensée. 

—  Pour  vous  prouver  ma  bonne  foi,  me  ditril,  je  me  contentei^ai  de 
votre  parole;  vous  ne  me  paierez  le  prix  de  mes  bons  offices  <{iie<sur 
les  preuves  en  règle  dîtm  4ndutio  pl^  et  entier.  Vous  compterez  sept 
cents  piastres  à  la  personne  qui  vous  le  remettra.  Votre  afiTaire,  conti--' 
nua  le  routier^  est  presse  la  mienne*  L'homme  qui  vous  a  dénoncé 
fait  partie  de  ma  bandie,  c'est  précisément  «e  misérable  surmmimé  le 
Santucho,  dont  je  parlais  ce  matin  à  l'alcade.  En  révélant  à  la  justice 
le  délit  commis  par  votre  compatriote,  il  a  enfreint  les  lois  des  saluar- 
dores.  Nous  sommes  des  voleurs  à  main  armée,  et  non  pas  des  dénon-^ 
ciateurs  qui  se  cachent  dans  l'ombre.  J'ai  d'ailleurs  un  autre  compte  à 
régler  avec  lui.  Vous  n'avez  pas  oublié  peut-être  le  voyageur  qui, 
poursuivi  par  un  ours,  vint  nous  demander  protection  la  nuit  de  notre 
bivouac  avec  les  chasseurs  de  bisons.  Eh  bien!  ce  malheureux  est 
tombé  malgré  moi  sous  les  coups  de  ma  bande,  excitée  par  leSaniucho. 
Voilà  deux  fois  que  le  misérable  me  brave  ouvertement.  Dites  à  votre 
ami  que  non-seulement  il  me  devra  sa  liberté,  mais  une  vengeance 
éclatante. 

Je  n'avais  qu'une  réponse  à  faire  à  ce  singulier  personnage,  si  plein 
de  mépris  pour  les  lois  de  son  pays  qu'il  semblait  connaître  mieux  qu'un 
alcade,  et  si  plein  de  respect  pour  cet  autre  code  à  l'usage  des  routiers 
dont  il  invoquait  contre  le  Santucho  les  prescriptions  inflexibles.  Dion 
protecteur  se  montrait  accommodant,  et  il  fallait  profiter  de  sa  com- 
plaisance :  je  convins  que  M.  D acquitterait  une  traite  de  sept  cents 

piastres  entre  les  mains  de  celui  qui  lui  apporterait  à  une  adresse  dé- 
signée la  main-levée  de  la  saisie  décrétée  contre  ses  biens  et  sa  per-^ 
sonne.  Ces  conditions  étant  acceptées,  et  un  des  complices  du  salteador 
étant  venu  interrompre  l'entretien,  je  ne  crus  pas  devoir  prolonger  ma 
visite  et  je  sortis  de  la  tente.  La  nuit  était  déjà  avancée;  le  silence  avait 
succédé  au  tumulte  qui ,  quelques  heures  auparavant,  régnait  dans  la 
ville.  Les  veilleurs  de  nuit  dormaient,  enveloppés  dans  leurs  manteaux, 
auprès  de  leurs  lanternes  fumeuses.  Des  malheureux^  après  avoir  jouô 
le  dernier  rèal  destiné  à  payer  leur  gite,  étaient  nonchalamment  étendus 
sur  les  marches  de  la  cathédrale  qui  leur  accordaient  une  hospitalité 
gratuite,  et  dont  les  hautes  tours  se  dessinaient  en  noir  sur  le  ciel.  Quel^ 
ques  lueurs  mystérieuses  allaient  et  venaient  seules  sur  les  hauteurs; 
partout  ailleurs  l'agitation  avait  cessé,  et  les  dernières  vibrations  de 
l'horloge  qui  achevait  de  sonner  onze  heures  retentissaient  encore  avec 
une  gravité  solennelle  mêlées  aux  clameurs  lugubres  des  nerenos,  quand 
je  rentrai  chez  moi  tout  préoccupé  du  souvenir  de  mes  deux  audiences 
de  la  journée.  L'alcade  m'avait  montré  la  justice  impuissante  et  cor- 


SCÈNES  DB  LA  YIE  MEXTCAIIfE.  35 

rompue;  le  salteador,  le  brigandage  érigé  en  dictafnre,  imposant  des  lois 
et  se  faisant  presque  magnanime  :  ce  contraste  m*en  disait  plus  que  de 
longues  recherches  sur  la  décadence  morale  de  la  société  mexicaine. 

Le  lendemain  de  bonne  heure,  M.  D frappait  à  ma  porte  accompa- 
gné d'un  des  hommes  de  la  bande  du  proscrit,  le  Zurdo,  qui  venait,  de  la 
part  de  son  chef,  chercher  la  rançon  convenue  :  le  chef  avait  tenu  sa 
parole  et  me  rappelait  la  mienne.  La  longue  barbe,  les  habits  souillés,  la 
figure  amaigrie  de  mon  malheureux  compatriote,  ne  me  faisaient  que 
trop  deviner  les  mauvais  traitemens  qu'il  avait  eu  à  subir.  Le  Zurdo 
nous  quitta  en  nous  promettant,  foi  de  salteador,  que  l'homme  dont  la 
dénonciation  avait  valu  à  M.  D ce  fâcheux  démêlé  avec  la  justice  se- 
rait exemplairement  puni.  Cette  assurance  nous  consola  médiocrement. 
L'essentiel  était  maintenant  de  partir  sans  encombre;  il  fallait  attendre 
la  nuit.  La  journée  s'écoula  sans  qu'aucun  homme  de  loi  se  fût  pré- 
senté à  notre  domicile.  La  nuit  venue,  nous  en  laissâmes  encore  passer 
les  premières  heures,  afin  d'attendre  le  moment  où  les  clartés  dou- 
teuses de  l'aube  nous  permettraient  de  faire  route  sans  craindre  de  nous 
égarer.  Enfin  le  ciel  s'éclaira  un  peu;  nous  sellâmes  silencieusement 
nos  chevaux,  et  nous  quittâmes  sans  regret  une  ville  qui  ne  nous  lais- 
sait à  tous  deux  que  de  tristes  souvenirs. 

Nous  ne  respirâmes  à  l'aise  que  quand  nous  fûmes  à  une  lieue  de 
San-Juan,  galopant  à  toute  bride  sous  les  frais  ombrages  d'une  avenue 
d'arbres  du  Pérou.  Nous  ne  nous  doutions  guère  que  le  petit  drame  où 
nous  avions  été  mvolontairement  acteurs  allait  dérouler  devant  nous  sa 
dernière  scène.  Une  von  lamentable  qui  traversa  tout  à  coup  le  silence 
de  la  nuit  nous  enleva  fort  désagréablement  à  la  demi-sécurité  que 
quelques  instans  de  course  rapide  nous  avaient  rendue.  —  Au  galop! 

dis-je  à  M.  D Nous  avons  été  vus,  et  un  moment  d'hésitation  nous 

perdrait. 

Nous  pressâmes  nos  chevaux  déjà  haletans;  mais  ceux-ci  se  cabrèrent 
et,  malgré  nos  coups  d'éperons,  refusèrent  d'avancer.  Ils  semblaient 
reculer  devant  quelque  objet  effrayant.  Alors,  en  interrogeant  du  re- 
gard les  profondeurs  des  aJlées  latérales,  nous  aperçûmes,  à  quelques 
pas  devant  nous,  six  hommes  immobiles,  chacun  devant  autant  de 
troncs  d'arbres.  Ce  pouvait  être  une  nouvelle  troupe  de  scUteadores  qui 
nous  attendaient  au  passage  pour  nous  dévaliser;  mais  les  lamentations 
de  ces  hommes,  que  nous  entendîmes  bientôt  plus  distinctement,  vin- 
rent nous  rassurer. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu  1  disait  l'un ,  me  laisserez-vous  sans  me  se- 
courir? 

—  Au  nom  de  la  sainte  Vierge  t  disait  l'autre ,  seigneur  cavalier, 
venez-nous  en  aide! 

Nous  vîmes  alors  que  tous  ces  malheureux,  que  nous  avions  pris  pour 


36  UTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

des  Toleurs,  étaient  eux-mêmes  étroitement  attachés  aux  arbres,  et 
qu'ils  imploraient  notre  assistance.  C'étaient  sans  doute  de  petits  mar- 
chands que  les  rateros  avaient  dépouillés  au  sortir  de  San-Juan.  Nous 
nous  consultâmes  sur  ce  que  nous  devions  faire  en  leur  faveur.  Je  pro- 
posai de  les  déhvrer.  Mon  compagnon  me  rappela  la  mésaventure  de 
don  Quichotte,  poursuivi  à  coups  de  pierre  par  les  galériens  dont  il  avait 
brisé  les  chaînes.  J'allais  me  rendre  à  ses  avis,  quand  des  cris  perçans 
attirèrent  mon  attention  sur  un  individu  qui  paraissait  le  plus  maltraité 
de  la  bande.  Je  ne  pus  résister  à  un  mouvement  de  compassion,  et,  met- 
tant pied  à  terre,  j*eus  bientôt  coupé  les  liens  qui  garrottaient  ce  mal- 
heureux. Sans  prendre  le  temps  de  me  remercier,  celui-ci  gagna  le 
sommet  du  talus  qui  bordait  la  route,  et  alors  seulement  tourna  vers 
moi  une  figure  vraiment  patibulaire. 

—  Ah!  seigneur  cavalier,  me  dit  ce  drôle,  vous  m'avez  rendu  un 
h\en  grand  service,  en  me  donnant  la  préférence  sur  mes  compagnons 
d'infortune!  Les  gens  que  vous  voyez  sont  d'honnêtes  marchands  que 
nous  avions  cru  prudent,  mes  amis  et  moi ,  de  garrotter  après  les  avoir 
dévalisés.  Seulement  mes  amis,  pour  me  jouer  un  mauvais  tour,  ont 
trouvé  plaisant  de  m'attacher  avec  eux.  Adieu ,  puisse  le  ciel  vous  ré- 
compenser de  votre  perspicacité  !  Et  vous,  seigneur  cavalier,  ajouta-t-il 

en  se  tournant  vers  M.  D ,  rappelez-vous  le  sort  qui  attend  les  négo- 

cians  en  détail, \  la  foire  de  San-Juan. 

Un  instant  après,  le  Santucho,  car  c'était  lui  que,  dans  un  bel  élan  de 
charité  chrétienne,  j'avais  délivré,  disparaissait  derrière  les  broussailles. 
Nous  échangeâmes,  M.  D et  moi,  un  regard  de  suprême  désappoin- 
tement. 

—  Partons,  me  dit  M.  D après  un  moment  de  silence,  et  laissons 

ces  braves  gens  s'en  tirer  comme  ils  pourront.  Aussi  bien,  vous  avez 
aujourd'hui  la  main  trop  malheureuse. 

Une  double  détonation  qui  me  fit  tressaillir  m'empêcha  de  répon- 
dre à  ce  reproche,  que  j'avais,  il  faut  le  dire,  un  peu  mérité.  Deux 
hommes  débouchèrent  presque  en  même  temps  sur  la  route  et  se  croi- 
sèrent avec  nous.  L'un  d'eux  soufflait  tranquillement  dans  le  bassinet 
de  sa  carabine,  l'autre  accrochait  la  sienne  au  porte-mousqueton  de  sa 
selle.  Je  les  reconnus  tous  les  deux  pour  appartenir  à  la  cuadrilla  de 
mon  ami  le  salteador. 

—  Valga  me  D  ios!  me  dit  l'un  de  ces  hommes  en  passant  près  de  moi; 
qui  diable  aurait  pu  penser  que  vous  iriez  choisir,  parmi  tant  d'hon- 
nêtes gens,  le  Santucho  poi^r  le  délivrer?  Nous  lavions  attaché  là  en  at- 
tendant l'heure  de  tirer  sur  lui,  comme  l'avait  ordonné  notre  chef.  Il 
a  fallu  devancer  l'heure  prescrite  pour  réparer  vos  maladresses.  Adieu, 
seigneurs  cavaliers,  que  la  leçon  vous  profite! 

Derrière  les  bandits  qui  s'éloignaient  arrivait  un  cavalier  qui  nous 


SCiUllS  ]«  LA  VIE  MBUCAIIVE.  37 

eut  iHentftt  regoHÉte^  Le  costume  du  nouveau  Tenu  était  aussi  riebeqiVé- 
légant  Un  chapeau  à  larges  bords  avec  son  enveloppe  de  toile  cirée, 
ime  ioqmiUa  en  perles  de  Venise,  un  dolman  de  drap,  dont  on  voyait  les 
manches  richement  bordées  de  soie  sortir  des  plis  de  la  mansfa  vio* 
lette  rehaussée  d'omemens  de  jais;  de  larges  pantalons  flottant  sur  les 
étriers,  composaient  ce  pittoresque  costume,  vraie  tenue  de  salteador 
en  campagne.  Un  cheval  digne  d'un  pacha,  l'œil  étincelant,  les  naseaux 
dilatés,  le  col  arqué,  la  queue  ornée  de  larges  rubans  rouges,  faisait 
librer,  à  ctetcun  de  ses  mouvemens,  une  longue  et  flexible  lame  de  To- 
lède, dont  le  fourreau,  délicatement  ciselé,  battait  ses  flancs.  Une  courte 
canÂine  se  balançait  du  côté  opposé  de  la  selle.  Les  bandits  n'avaient 
pas  attendu  que  le  cavalier  laissât  tomber  les  plis  de  la  manga  qui  ca- 
chait en  partie  sa  figure,  pour  se  découvrir  et  saluer  leur  chef.  Ils  lui 
rendirent  compte  de  ce  qui  s'était  passé  en  pur  castillan ,  car  l'argot 
des  truands  espagnols  est  inconnu  au  Mexique. 

—  C'est  bon,  dit  froidement  le  salteador;  allez  chercher  le  corps  où 
vous  l'avez  laissé. 

Un  des  bandits  s'éloigna  et  revint,  quelques  minutes  après,  traînant 
au  bout  de  son  lazo  le  cadavre  du  Santucbo.  Quoique  frappé  de  deux 
coups  de  feu,  le  malheureux  respirait  encore. 

—  Fouillez-le,  dit  le  chef. 

Un  des  deux  hommes  descendit  de  cheval,  le  Santucho  sembla  faire 
un  mouvement  pour  se  défendre;  mais  ce  mouvement  fut  presque  im- 
perceptible. Des  poignées  de  piastres,  de  réaux,  de  menue  monnaie,  fu- 
rent retirées  de  ses  poches  :  c'était  le  fruit  de  ses  vols  de  la  nuit  qui  lui 
coûtaient  si  cher.  L'homme  qui  l'avait  fouillé  interrogeait  son  chef  du 
regard.  Sur  un  signe' il  alla  détacher  les  malheureux  captifs  que  la  ter- 
reur semblait  paralyser.  Sur  un  autre  geste,  le  bandit  éparpilla  de- 
vant eux  les  piastres  trouvées  dans  les  poches  de  son  camarade.  En 
voyant  les  marchands  se  précipiter  sur  l'argent  qui  leur  était  ainsi 
rendu,  le  Santucho  flt  un  mouvement  convulsif,  puis  resta  immobile. 
Cette  fois  il  était  mori;  le  désespoir  de  se  Voir  dépouillé  l'avait  achevé. 

—  Chargez  ce  corps  sur  vos  épaules,  dit  impérieusement  le  chef  aux 
marchands,  qui  cherchaient  encore  dans  le  sable  ensanglanté  les  der- 
nières pièces  de  monnaie,  et  remettez-le  à  l'alcade  de  ma  pari.  Il  l'avait 
voulu  vivant,  je  le  lui  envoie  1  mort;  il  comparera  sa  justice  à  la 
mienne. 

Les  marchands  obéirent,  et,  tandis  que  le  funèbre  cortège  s'éloignait 
lentement,  le  salteador  me  dit  avec  un  sourire  presque  hautain  : 

—  J'avais  juré  de  punir  ce  misérable,  comme  de  faire  trembler  les 
juges  de  ce  pays  damné ,  où  l'on  trafique  de  la  justice  :  vous  voyez  que 
mes  deux  sermons  ont  été  tenus.  J'en  ai  fait  un  troisième  que  vous  con- 
naissez, seigneur  cavalier,  ajouta-t-il  en  saluant  M.  D ;  je  vous  sou- 


38  nswïm  bbi^  dhjx  ■oionbl 

haite  d*obsenrer  aussi  fidèiement  votre  parale  que  je  saarai  tniir  la 
mienne. 

A  ces  mots ,  le  proscrit  s'éloigna ,  et  bientôt  la  vitesse  de  son  cheval 
l'eut  dérobé  à  notre  vue. 

Huit  jours  après  ce  départ  précipité ,  nous  vîmes  briller  au  soleil  les 
neiges  étemelles  des  deux  volcans  qui  dominent  Mexico ,  et  peu  s'en 
fallut  que  les  amis  qui  venaient  au-devant  de  moi  ne  crussent  foire  une 
fâcheuse  rencontre  dans  le  voyageur  aux  habits  en  lambeaux  et  cou^ 
verts  de  poussière,  à  la  barbe  incuUe,  au  visage  hâlé,  qui  ^présentait 
devant  eux.  J'avais  quitté  Mexico  depuis  quatorze  mois,  pendant  ksquells 
j'avais  fait  à  cheval,  dans  l'intérieur  de  la  république,  plus  de  quatorze 
cents  lieues  :  c'est  la  distance  à  peu  près  du  Havre  à  New- York.  Rentré 
dans  la  vie  civilisée,  je  dépouillai  mon  accoutrement  de  voyageur,  dont 
je  ne  gardai  que  les  longs  éperons  que  j'avais  si  long-temps  chaussés  et 
le  sarape  qui  m'avait  abrité  de  la  n^ée  de  tant  de  nuits  froides,  oomoK 
du  soleil  de  tant  de  jours  brùlans.  Deux  mois  s'étaient  passés ,  mon 
imagination  ne  me  présentait  plus  que  comme  un  rêve  mes  pérégri- 
nations aventureuses  dans  les  déserts  de  la  Sonora ,  quand  tin  dernier 
incident  vint  en  réveiller  pour  moi  le  souvenir.  Un  inconnu  apporta  i 

H.  D un  indtUto  parfaitement  en  règle,  et  il  accepta  à  une  courte 

échéance  une  traite  de  sept  cents  piastres  à  l'ordre  d'une  des  premières 
maisons  de  Mexico.  Le  salteador  avait  tenu  sa  troisième  promesse  anssi 
religieusement  que  les  deux  autres. 

GiâROL  FWKKÏ. 


I 


WÊtam 


NELSON 


JERVIS  ET  COLLINGWOOD, 


ÊTiHIES  eu»  U  KRmÈK  BOEHRE  iMNTIIL 


JL  —  Tbe  Mtptldwf  and  Lettera  of  TlM*«dnbal  liMoiBt  llelMi. 
^  Lomlres,  1845-1M6,  7  toI.  iii-«o. 

IL  *  The  Leiters  of  lord  Nelson  to  lady  Hamilton,  S  toI. 

m.  —  Xemoirs  of  admiraJ  the  right  bon.  tbe  Earl  of  Saint-Vineent.  — 

Londres,  f$44,  S  toL 

IF.  *-  A  MmIoii  from  Ihe  pobKe  and  private  Coneapondenee  of  Tice-admirtl  lavd  GalUagiroodt 
ioleiapenad  wHh  MeiMin  of  hia  life,  by  G.  H.  Newnham  GoHinfwood;  9  roi. 

T.  —  Préciê  Mêiorifve  de  U  Morim  firançaite,  par  M.  Cbaasériav.  —  Paria,  4845. 

YL  —  Doeunena  inédita  dea  arcbiTaa  de  la  marine. 


CDfOdlèMB  PARTIE. 
LES  MAMINES  DU  IIOEP.  —  LA  FLOTTILLB  DB  BOCLOGIOS. 


I. 

An  moment  où  Nelson  rentrait  à  Londres,  les  puissances  du  Nord^ 
fassemUées  par  un  grief  commun,  plaçaient  sous  la  redoutable  sauve^ 
garde  de  la  Russie  les  intérêts  des  neutres,  profondément  ble^s  par 
les  j^lentions  du  cabinet  britannique,  et  la  dignité  trop  long^temps 
mécoùBiBê  des  marines  secondaires.  La  prédiction  de  Nelscm  se  trou- 
nil  ^aecomi^te  :  fiqprès  aTOir  commencé  celle  guerre  a?ec  TEurope 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entière  pour  alliée,  F  Angleterre  avait  en  face  .FEurope  entière  pour 
ennemie.  »  D'un  côté,  l'énergie  réglée  de  la  France  disposait  contre 
la  Grande-Bretagne  des  forces  militaires  de  la  Prusse  et  des  ressources 
maritimes  de  l'Espagne;  de  Tautre,  l'agitation  maladive  du  successeur 
fantasque  de  la  grande  Catherine  fermait  aux  Anglais  l'accès  du  conti- 
nent, des  rives  de  la  Neva  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Elbe.  Si  quelque 
chose  pouvait  diminuer  la  portée  de  cette  dernière  coalition,  c'était  la 
singulière  coïncidence  qui  plaçait  alors  sur  les  trônes  du  Nord  de  si 
excentriques  dépositaires  du  pouvoir  absolu.  En  Danemark,  Chris- 
tian VU  était  tombé  en  enfance,  mais  là  du  moins  le  fils  de  l'infor- 
tunée Hathilde,  sœur  de  George  111,  le  prince  royal,  depuis  Frédéric  VI, 
avait  pris  d'une  main  ferme  les  rênes  du  gouvernement;  Gustave  IV,  en 
Suède,  semblait  souvent  atteint  d'une  secrète  démence,  et  l'empereur 
de  Russie,  par  ses  manies  chevaleresques,  par  sa  poUtique  versatile  et 
bizarre,  laissait  percer  aussi  le  fou  sous  le  despote.  Quant  aux  forces 
matérielles  dont  disposait  la  ligue  des  neutres,  les  documens  recueiUis 
par  l'amirauté  britannique  en  donnaient  une  idée  vraiment  formidable. 
Ces  documens  portaient  à  82  vaisseaux  de  ligne  les  forces  navales  de 
la  Russie,  à  23  celles  du  Danemark,  à  18  celles  de  la  Suède;  mais, 
comme  toujours,  il  y  avait  de  larges  éliminations  à  opérer  dans  ces 
chiffres  pour  déduire  de  cette  puissance  nominale  la  puissance  effective 
de  ces  trois  marines.  La  Russie  ne  possédait  réellement,  en  1801,  que 
61  vaisseaux  en  état  de  prendre  la  mer,  et  la  moitié  de  ces  vaisseaux, 
réunie  en  ce  moment  dans  la  Méditerranée  ou  dans  la  mer  Noire,  for- 
mait une  flotte  entièrement  isolée  de  celle  de  la  Baltique.  Cette  der- 
nière flotte,  composée  de  31  vaisseaux,  était  elle-même  dispersée  et 
retenue  par  les  glaces  dans  les  ports  de  Saint-Pétersbourg,  Archangel, 
Cronstadt  et  Revel  :  sur  ces  31  vaisseaux,  elle  en  comptait  vingt  à  peine 
qui  fussent  dignes  d'entrer  en  ligne;  encore  ceux-ci  étaient-ils  mal 
équipés,  plus  mal  armés  encore,  et  commandés  par  des  officiers  qui 
n'avaient  aucune  habitude  de  la  navigation  en  escadre.  Cette  puissance 
navale  qui ,  depuis  un  demi-siècle,  a  réalisé  de  si  grands  progrès,  n'é- 
tait donc,  en  1801,  menaçante  que  sur  le  papier.  Connue  seulement  de 
l'Europe  par  quelques  escarmouches  contre  les  Turcs,  elle  n'était  alors, 
comme  la  marine  de  ces  derniers,  qu'un  fantôme  qui  devait  s'évanouir 
sans  résistance  sérieuse  devant  des  vaisseaux  formés  par  huit  années  de 
guerre. 

U  n'en  était  point  tout-à-fait  ainsi  des  11  vaisseaux  dont  le  roi  de 
Suède  pressait  lui-même  l'armement  à  Carlscrona,  ni  des  10  vaisseaux 
qui,  déjà  préparés  à  Copenhague,  n'attendaient  plus  pour  entrer  en 
campagne  que  les  marins  qu'on  se  hâtait  de  faire  venir  des  ports  de 
la  Norvège.  Sans  doute  ces  escadres  auraient  eu  beaucoup  à  apprendre 
pour  arriver  à  la  précision  de  mouvemens,  à  la  perfection  de  détails, 


i 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  41 

qui  distinguaient  les  escadres  anglaises;  mais  c'était  Une  infériorité 
qu'elles  eussent  pu  racheter  par  la  meilleure  composition  de  leurs  équi- 
pages. Le  commerce  des  neutres,  ce  commerce  pour  lequel  s'armaient 
en  ce  moment  les  puissances  du  Nord,  avait  pris  un  immense  dévelop- 
pement depuis  4793,  et  avait  dû  former  de  nombreux  matelots.  Le 
commerce  de  l'Angleterre  avait  bien,  il  est  vrai,  suivi  la  même  pro- 
gression :  il  couvrait  alors  le  globe  de  ses  19,000  navires;  mais,  obligée 
de  se  garder  sur  tant  de  points,  de  faire  face  à  de  si  redoutables  en- 
nemis, l'Angleterre,  pour  trouver  dans  sa  population  maritime  de  quoi 
suffire  à  sa  navigation  marchande  et  à  l'armement  de  ses  472  bâtiment 
de  guerre,  se  voyait  obligée  de  recourir  à  toutes  les  ressources,  à  tous 
les  moyens  extrêmes.  Non  contente  de  recruter  ses  équipages  à  main 
armée  dans  les  rues,  elle  jetait  sur  ses  vaisseaux  des  vagabonds  de  tous 
les  pays  (1),  et  jusqu'au  trop-plein  de  ses  prisons.  Elle  comptait  sur  une 
discipline  inflexible  pour  dompter  ces  natures  rebelles  et  les  accoutumer 
à  la  mer;  cependant  il  était  résulté  de  cette  confiance  imprudente  des  ré- 
voltes difficilement  comprimées,  des  revers  inattendus  et  des  désertions 
si  fréquentes,  que,  de  1793  à  1801,  elles  enlevèrent  à  la  flotte  anglaise 
plus  de  40,000  hommes. 

Les  équipages  des  escadres  de  Carlscrona  et  de  Copenhague  eussent 
donc  pu  facilement  l'emporter  par  le  choix  des  hommes  sur  les  équi- 
pages anglais,  puisque  l'interruption  d'un  commerce  très  actif  devait 
permettre  à  la  Suède  et  au  Danemark  de  puiser  à  pleines  mains,  pour 
recruter  le  personnel  de  leurs  escadres,  dans  une  population  considé- 
rable, habituée  à  la  plus  rude  navigation  du  monde.  Ces  escadres  d'ail- 
leurs, si  les  Anglais  osaient  les  poursuivre  jusque  dans  la  Baltique, 
allaient  posséder  sur  l'ennemi  qu'elles  auraient  à  combattre  l'immense 
avantage  de  se  mouvoir  dans  une  mer  dangereuse  dont  la  navigation 
leur  était  familière,  et,  en  admettant  qu'elles  parvinssent  à  opérer  leur 
jonction  avec  la  flotte  russe  mouillée  dans  le  port  de  Revel,  elles  de- 
vaient présenter  une  réunion  de  30,  peut-être  même  de  3o  vaisseaux, 
devant  laquelle  eût  bien  pu  s'effacer  le  prestige  qui  faisait  depuis  si 
long-temps  la  principale  force  de  la  marine  anglaise.  Mais  le  comte  de 
Saint-Vincent,  qui,  à  l'avènement  du  ministère  Addington,  remplaça 
lord  Spencer  à  l'amirauté ,  avait  appris  à  envisager  de  sang-froid  les 
coalitions  maritimes  et  à  faire  entrer  dans  ses  calculs  le  défaut  de  con- 
cert qui  entrave  presque  toujours  de  semblables  alliances.  Il  résolut  d(^ 
ne  point  s'arrêter  aux  sinistres  prédictions  qui  avaient  accueilli  le  projet 
d'une  grande  expédition  dans  la  Baltique,  projet  que  le  génie  de  Pitt 
léguait  à  ses  successeurs,  et  songea  à  frapper  la  coalition  avant  que  le 

(1)  «  J*«i  à  mon  bord,  écrÎToit  GoUiiis:wood  le  S5  septembre  1796,  des  représentans  de 
Was  les  états  de  rAUemagne,  des  Aatrichiens,  des  Polonais,  des  Croates,  des  Hongrois, 
«  moiley  tribe!  » 


pmleiWB,  an  dégagerai  l'^o^fée  des  porto  «isaes  et  nédœs,  ^oose 
bloqués  {lar  les  glacee^fuand  le  fOpt4e  GopeDhagqe  se  trouve  d^Utee» 
permit  une  joQctioo  qu'il laUaitÀ. tout  prk  prévenir.  Vers  la  ftuduiaote 
de  féviîer  iSOi ,  il  vint  ^cciiper  la,  place  de  lord  Sp^ieer  à  l'amirauté 
et  son  pcemier  acte  fuid'eq)édi0r  àia  flotte  d^à  rassemblée  à  Yacmoui^ 
Tordre  de  mettre  sous  vœles  et  de  se  diriger  vers  reutrée  du  Sund. 


H. 

Le  17  Janvier,  Nelson  avait  arboré  son  pavfllon  de  vice-amiral  à 
bord  du  SanrJosef,  de  iiO  canons.  Son  ambition  était  de  remplacer 
lord  Keitti  dans  la  Méditerranée  :  en  attendant  ^  désireux  d'échapper 
au  trouble  de  sa  conscience  et  aux  tourmens  domestiques  qu'il  s'était 
attirés,  il  ^s'était  rangé  avec  empressement  sous  le  pavillon  du  comte  de 
Saint-Vincent,  qui  conuoandaitalcans  l'escadre  de  la  Manche;  mais,  avaat 
même  que  la  chute  du  ministère  Pitt  appelât  le  comte  de  Saini-Vincent 
dans  les  conseils  de  la  couronne,  Ifelson  fut  placé :Sous les  ordres  d'un 
autre  amiral ,  sir  Hyde  Parker,  qui  venait  d'obtenir  le  C(HnmandemeDit 
de  la  mer  du  Nord.  Lord  Spencer,  qui  destinait  déjà  cette  dernière  es- 
cadre a  entrer  dans  la  Balti<pie,  avait  facilement  compris  que,  de  tou3 
les  amiraux  anglais,  Nelson  était  le  plus  capable  d'assurer  le  succès  diç 
cette  périUeuse  entrepiise^  néamnoins  l'bumeur  singulière  et  fantasque 
de  ce  grand  honmie  de  mer  avait  laissé  dans  Je  conseil  une  trop  fâ- 
cheuse impression  pour  qu'on  n'éprouvât  pas  le  besoin  de  soumettre  au 
contrôle  d'un  esprit  plus  éclairé,  d'une  raison  plus  docile  et  plus  mûre, 
cette  valeur  emportée  et  ce  brillant  courage  dont  on  avait  appris  à  re- 
douter les  caprices.  Le  respect  qui  eatoure  en  Angleterre  les  anciens 
services  atténua  d'ailleurs  ce  qu'une  pareille  résolution  pouvait  avoir 
d'oflènsant  vis^-vis  d'un  honune  placé  déjà  si  haut  par  l'opinion  pu-r 
blique,  et  Nelson,  prévenu  officieusement  des  intentions  de  lord  Spen- 
cer, parut  se  prêter  de  bojone  grâce  à  cette  combinaison.  Le  12  février, 
il  quitta  le  iSaWbse/ pour  le  Saint-George,  vaisseau  de  98  canons,  se 
rendit  à  Portsmouth,  afin  d'y  presser  le  départ  de  7  vaisseaux  de  ligpe, 
et,  dans  les  premiers  jours  de  mars,  vint  mouiller  avec  cette  division 
en  rade  de  Yarmouthi  où  l'attendait  sir  Hyde  Parker. 

On  n'eût  ^point  songé  à  cette  époque  à  placer  le  pavillon  d'un  vice- 
amiral  anglais  sur  un  autre  vaisseau  qu'im  vaisseau  à  trois  ponts  : 
c'était  là  une  de  ces  bienséances  officielles  auxquelles  les  Anglais  ont 
de  tout  temps,  et  non  sans  raison,  attaché  ime  singulière  importance,. 
Le  soin  d'assurer  aux  officiers-généraux  de  la  flotte  des  logemens  con- 
venables a  donc  contribué,  plutqne  toule  awtre  chose,  à  mainteoir 
dans  la  marine  anglaise  un  très  grand  nombre  de  ces  lourdes  et  for- 


1       ' 


LÀ  INmOiRB  GUIUB  MAMTBIE.  43 

Biidables  machines,  dont  Nelson,  toiyours  impatient,  a  tant  de  fois 
maudit  les  pesantes  ^us^  et  la  marcbe  embarrassée.  Sur  101  ^ais* 
seattx  armés,  l'Angleterre  ne  comptait  pas  moins  de  48  yaisseatti:  à 
trois  ponts;  mais,  Uien  qu'il  y  eût  sdors  13  de  ces  vaisseaux  devant 
Brest,  Tamirauté  n'en  voulut  admettre  que  2  dans  l'escadre  du  Nord  : 
leXoMta»,  à  IxMTd  doquel  flottait  le  pavillon  de  l'amiral  Parker,  et  le 
Saimi^4iwrgi ,  que  montait  le  vice-amiral  Nelson.  Le  contre-amiral 
(Braves  s'embarqua  sur  un  vaisseau  de  74,  le  Défiance,  et,  dans  la  pré~ 
vision  des  difficultés  qu'on  pourrait  éprouver  à  franchir  avec  des  navires 
d''un  trop  grand  tirant  d'eau  les  bancs  de  la  Baltique ,  on  igouta  aux 
il  vaisseaux  de  74,  qui  flrent^partie  de  cette  expédition,  5  vttsseaux 
de  64  et  2  vaisseaax  de  50.  Un  G(M*ps  de  débarquement,  composé  du 
4d*  régimettt,  de  deux  compagnies  de  carabiniers  et  d'un  détachement 
d'artillerie  9  fut  embarqué  sur  une  des  divisions  de  la  flotte;  quelques 
fcégaties,  des>bomiMU*d^,  des  brûlots,  ainsi  que  d'autres  navires  moins 
iniportans  eneore ,  élevèrent  le  nombre  des  bâtimens  réunis  sous  les 
srÂres  de  l'amiral  Parkar  au  chiffre  total  de  53  voiles. 

Quiose  jours  avant  l'appar^Uage  de  la  flotte,  un  agent  diploma- 
tique, IL  Vansîttart,  était  parti  pour  Copenhague.  Les  instructions  se- 
ftiètes  remises  à  l'amind  Pariter  l'informaient  du  but  de  cette  mission 
st  lui  reoomnuBidaient,  ailles  négociations  entamées  avaient  une.issue 
kvorable,  de  se  porter  immédiatement  sur  la  baie  de  Revel,  à  l'en- 
trée du  gcdfe  de  Finloiide,  d'y  surprendre,  par  une  attaque  vigou- 
reuse, l'escadre  de  4â  vaisseaux  qu'on  savait  mouillée  dans  ce  port,  et 
de  se  diriger  ensuite,  sans  perdre  de  temps,  sur  Cronstadt.  Le  minis- 
tère anglais  regardait  à  juste  titre  k  Russie  comme  l'ame  de  la  coali- 
fion,  et,  à  l'égard  de  cette  puissance,  il  n'admettait  aucune  alternative, 
aucun  doute  sur  la  nécessité  de  recourir  à  des  hostilités  directes.  Quant 
au  Danemark  et  à  la  Suède,  il  errait  mieux  de  leur  faiblesse,  et, 
.dans  la  confiance  que  la  menace  d'un  bombardement  suffirait  pour 
détacber  tes  Danois  de  la  coalition ,  l'amiraute  prescrivait  à  sir  Hyde 
llu^er  de  «  disposer  ses  bâtimens  de  teUe  façon  que  la  Suède ,  pressée 
de  suivre  l'exemple  du  Dammaric,  pût  trouver  dans  ce  déploiement  de 
forces  un  motif  apparaît  et  une  excuse  pour  souscrire  à  un  arrange- 
ment pacifique.  »  Si,  a  comme  on  avait  quelque  raison  de  le  supposer,  » 
Gustave  TV  se  décidait  à  renouveter,  soit  isolément,  soit  de  concert 
avec  le  DanemaiiL,  ses  andens  eûgagemens  vis-à-vis  de  l'Angleterre, 
le  premier  devoir  de  l'amiral  commandant  dans  la  Baltique  serait  de 
protéger  la  Suède  contre  les  attaques  et  le  ressentiment  de  la  Russie.  Le 
ministère  Addington,  à  l'époque  où  il  rédigeait  ces  instructions,' c'est- 
à-dire  le  15  mars  1801,  ne  mettait  donc  point  en  doute  la  défection  des 
deux  états  secondaires;  l'envoi  d'une  flotte  considérable  dans  la  Baltique 
avait  principalement  pour  but,  dès  que  ce  premier  résultat  serait  ob- 


^•» 


44  RBVUB  DES  DEUX  HONDES^ 

tenu  y  de  porter  un  coup  mortel  à  la  marin»  russe  et  d'aller  frapper 
cette  puissance,  réputée  à  l'abri  des  atteintes  de  l'Europe,  jusqu'au 
cœur  même  de  sou  empire  :  téméraire  entreprise  où  T Angleterre  allait 
engager  ses  flottes,  où  la  France,  moins  heureuse,  devait  engager  un 
jour  ses  armées! 

Pour  apprécier  convenablement  ce  nouvel  effort  de  la  marine  an- 
glaise,  il  est  nécessaire  de  se  faire  une  idée  bien  nette  des  obstacles 
de  tout  genre  que  la  nature  même  du  théâtre  des  opérations  all^t 
opposer  aux  desseins  de  l'amirauté.  Trois  passages ,  le  Sund^  le  grand 
et  le  petit  Belt  ^  donnent  entrée  de  la  naer  du  Nord  diuis  la  Baltique^ 
et  mettent  en  communication  ces  deux  bassins  dangereux,  séparés 
l'un  de  l'autre  par  cette  contrée  étroite  qui,  sous  le  nom  de  Jutland., 
s*étend  au  nord  depuis  l'embouchure  de  l'Elbe  jusque  vers  le  58*  degré 
de  latitude.  Pour  pénétrer  dans  la  Baltique ,  il  faut  donc ,  avant  tout , 
doubler  cette  pointe  septentrionale  du  Jutland  en  donnant  dans  le  dé- 
troit fertile  en  naufrages  qui  porte  le  nom  de  Skagerack,  descendre 
ensuite  au  sud  par  le  Cattégat  et  venir  cherdier,  à  l'endroit  où  les  iles 
de  Seelande  et  de  Fionie  semblent  combler  l'intervalle  qui  sépare  le 
Jutland  de  la  Suède,  un  des  trois  passages  qui  contournent  ces  obsta- 
cles. De  ces  trois  passages ,  il  en  est  un ,  pour  ainsi  dire ,  impraticable  : 
c'est  le  petit  Belt  y  labyrinthe  étroit  et  dangereux ,  creusé  par  la  nature 
entre  l'ile  de  Fionie  et  la  côte  du  Jutland.  Le  grand  Belt,  détroit 
sinueux  qui  sépare  Tile  de  Fionie  de  llle  de  Seelande  etne  donne  issue 
dans  la  Baltique  qu'après  un  parcours  d'environ  cinquante  lieues,  pré- 
sente de  grandes  difficultés  de  navigation  y  que  les  Anglais  n'avaient 
point  encore  appris  à  brave^  (4).  Le  troisième  passage  ^  celui  du  Sund^ 
compris  entre  l'île  de  Seelande ,  sur  laquelle  est  bâtie  Copenhague ,  et 
•  extrémité  méridionale  de  la  Suède,  est  le  plus  facile  et  le  plus  fré- 
quenté. Il  a  été  regardé  pendant  long-temps  comme  la  clé  de  la  Bal- 
ti(|ue,  et  aujourd'hui  même  les  droits  que  perçoit  le  Danemark  sur  la 
navigation  du  Sund  s'élèvent,  chaque  année,  à  plus  de  4  millions  de 
francs.  Sur  la  côte  de  Seelande,  le  château  de  Kronenbourg,  tout  à  la 
fois  palais,  forteresse  et  prison  d'état,  en  commande  l'entrée.  Ce  château 
n'est  séparé  de  la  côte  de  Suède  que  par  une  distance  de  4,142  mètres. 
La  langue  de  terre  avancée  sur  laquelle  il  est  bâti  et  la  masse  impo- 
sante de  ses  remparts  et  de  ses  tours  dérobent  en  partie  à  la  vue  la  jolie 
petite  ville  d'Ëlseneur;  mais,  dès  qu'on  a  dépassé  le  dernier  bastion  de 
ce  noble  édifice,  construit  sur  les  plans  de  Tycho-Brahé,  Elseneur  ap^ 

(1)  Quelques  mois  après  TexpéditioD  de  la  Baltique,  en  juillet  1S01,  on  vit  le  vice- 
aiuirol  Pôle,  appelé  à  remplacer  lord  Nelson  et  Tamiral  Parker  dans  le  commandement 
de  la  Hotte  anglaise,  conduire  ses  vaisseaux  dans  ce  passage  maigre  des  vents  contiaircs; 
mais,  au  mois  de  juillet,  cette  manœuvre  était  moins  difficile  et  moins  imprudente  qu'elle 
ne  Teùt  été  au  moment  même  de  Téquinoxe. 


.     ^  ' 


LA  DERNIÈRE  6UIUB  KAEimiB.  45 

parait  ayec  sa  rade  vaste  et  sûre ,  dont  l'aspect  animé  fait  mienx  res- 
sortir encore  la  solitude  de  la  rive  suédoise,  où  la  petite  ville  d'Helsin- 
borg  y  tristement  assise  au  pied  d'une  colline  et  sur  une  plage  sans  abri 
contre  les  vents  du  nord,  n'offre  plus  aux  regards  que  les  ruines  pitto- 
resques de  son  antique  tour  crénelée.  L'tle  de  Hueen ,  aux  tedaises 
blanchâtres,  occupe  le  milieu  du  canal,  qui  s'élargit  rapidement  au- 
dessous  d'Elseneur;  dans  le  lointain,  à  2i  mUles  du  château  de  Kro* 
nenbourg ,  on  voit  déjà  surgir  les  clochers  élevés  de  la  ville  de  Copen- 
hague et  les  iles  à  demi  noyées  de  Saltholm  et  d'Aroack,  la  première 
])lus  rapprochée  de  la  Suède ,  la  seconde  unie  par  deux  larges  ponts  à 
la  capitale  du  Danemark.  Au-delà  de  ces  deux  Iles,  le  Sund  débouche 
dans  la  Baltique. 

Près  de  rÛe  de  Saltholm,  la  ville  de  Halmo  s'élève  sur  la  côte  de 

Suède  en  face  de  Copenhague.  Entre  ces  villes,  distantes  Tune  de  l'autre 

d'environ  15  milles,  File  de  Saltholm  a  formé  deux  détroits  :  l'un  qui 

la  sépare  de  la  ville  suédoise,  l'autre  qui  se  prolonge  entre  cette  tle  et 

les  plaines  verdoyantes  de  File  d'Amack,  presque  contiguë,  comme 

nous  venons  de  le  dire,  à  la  ville  de  Copenhague.  Ce  second  détroit  est 

lui-même  divisé  en  deux  passes  distinctes  par  un  banc  de  3  milles  de 

long,  nommé  Middel-Grund  (1),  sur  le  sommet  duquel  il  ne  reste  que 

deux  brasses  et  demie  d'eau.  Ce  sont  là  les  Thermopyles  du  Danemark. 

La  passe  de  l'ouest,  connue  sous  le  nom  de  Poste  Royale,  est  comprise 

entre  le  port  de  Copenhague,  auquel  elle  sert  de  rade  extérieure,  et  le 

Ïiddel-Grund;  celle  de  l'est  sépare  ce  même  banc  de  l'Ile  de  Saltholm, 

et  porte  le  nom  de  Grande  Passe.  Toutes  deux  se  dirigent  du  nord  au 

sud  et  sont  praticables  pour  les  plus  gros  navires.  Malheureusement  le 

canal  qu'elles  forment,  en  se  réunissant  au-delà  du  Middel-Grund,  se 

trouve  engorgé  à  son  extrémité  par  de  nombreux  bancs  de  sable,  et  dea 

vaisseaux  de  ligne  ne  sauraient  s'y  engager  avant  d'avoir  réduit  leur 

tirant  d'eau  ordinaire  (2).  Des  courans  très  vifs,  qui  suivent  en  général 

la  direction  du  vent,  contribuent  à  rendre  la  navigation  de  ce  chenal 

incertahi  plus  périlleuse  et  plus  délicate  encore.  Le  Sund  est  donc  le 

passage  le  plus  direct,  le  plus  naturellement  désigné  pour  les  navires 

de  commerce  qui  se  rendent  dans  la  Baltique,  comme  pour  une  flotte 

qui  ne  voudrait  point  dépasser  Copenhague;  mais  il  présente  aux  vais* 

seaux  qui  doivent  se  porter  au  sud  de  cette  ville  un  obstacle  qu'ils  ne 

sauraient  franchir  sans  les  plus  laborieux  efforts. 

Telles  étaient  les  difficultés  qui  attendaient  la  flotte  placée  sous  le 
commandement  de  sir  Hyde  Parker.  Cette  flotte  partit  de  Yarmouth  le 
12  mars  1801,  et  le  18  elle  reconnut  les  hautes  terres  de  la  Norvège. 

(1)  Littéralement  :  hane  du  milieu. 

(S)  Ce  caaal  n'a  plus,  à  la  hauteur  de  la  pointe  méridionale  de  Vile  d^Amack,  qn*iine 
profoodeur  inégale  fanant  sobitement  de  quatre  brtsses  et  demie  à  quatre  brasaes» 


46  UIVUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

A  l'entrée  du  Skagerack,  eUe  fiit  dispersée  par  un  coup  de  vent  qui  mit 
en  grand  péril  le  vaisseau  le  Bussell,  jeta  un  brick  à  la  côte,  et  obligea 
l'amiral  Parker,  pour  rassembler  ses  forces^  à  mouiller  le  ai  mars  à 
l'entrée  du  Sund.  Ce  fut  là  qu'il  fut  rallié  le  ^  par  la  frégate  la  Blanche, 
sur  laquelle  se  trouvait,  avec  M.  Vansittart,  revenant  de  Copenhague, 
M.  Drummond,  le  chargé  d'affidres  d'Angleterre  à  la  cour  de  Dane- 
mark. Les  propositions  de  M.  Yansittart  avaient  été  rejetées,  et  il  fallait 
s'occuper  de  réduire  le  Danemark  avant  de  songer  à  agir  contre  les 
Russes.  Les  préparatifs  de  défense  rassemblés  devant  Copenhague  avaient 
fait  sur  le  diplomate  anglais  une  impression  qui  parut  un  moment  se 
communiquer  à  l'amiral  Parker.  D'après  les  rapports  de  M*  Yansittart, 
Idi  Passe  Boyale  était  devenue  inabordable  du  côté  du  nord.  Cette  entrée 
était  défendue  par  un  ouvrage  dit  des  Trois-Couronnes,  construit  sur 
pilotis,  et  destiné  à  protéger  en  même  temps,  de  concert  avec  la  cita- 
delle ,  le  port  intérieur,  daus  lequel  les  Danois  avaient  abrité  leur  es- 
cadre. A  cet  ouvrage,  armé  de  30  canons  de  24,  de  38  pièces  de  36  et 
d'une  caronade  de  96,  s'appuyaient  deux  vieux  vaisseaux  démâtés,  le 
Mars  et  ïElephanten.  Ce  n'était  donc  que  par  le  sud  de  \aL  Passe  MoyéU 
qu'on  pouvait  songer  à  menacer  Copenhague,  et,  même  de  ce  côté,  on 
devait  rencontrer  des  (^tacles  formidables,  car  les  Danois  avaient 
couvert  tout  le  front  de  leur  ville  d'une  longue  ligne  de  pontons  elt 
de  vieux  vaisseaux  portant  6S8  canons  et  montés  par  4^849  hommes. 
Cette  ligne  d'embossage,  mouillée  à  environ  1,600  mètres  «n  avant 
des  batteries  du  rivage,  laissait  entre  elle  et  le  bord  du  Middel-Grund 
un  canal  d'une  largeur  de  600  mètres  et  d'une  profondeur  moyenne  de 
cinq  ou  six  brasses.  Si  l'on  faisait  tomber  ces  premières  défenses,  la 
menace  d'un  bombardement  suffirait  probablement  pour  triompher  de 
la  résistance  du  Danemark,  mais  il  fallait  d'abord,  et  c'était  là  la  plus 
grande  difficulté,  arriver  dans  la  Passe  Royale. 

Tous  ces  préparatife  ne  mssuraient  point  cependant  les  habitans  de 
Copenhague  depuis  qu'ils  avaient  appris  l'arrivée  de  l'amiral  Parker  à 
l'entrée  du  Sund  et  la  présence  de  Nelson  dans  l'escadre  anglaise.  Nie- 
buhr,  le  célèbre  historien»  témoin  oculaire  et  spectateur  ému  de  ces 
importaas  événeoiens,  nous  a  transmis  dans  sa  correspondance  intime 
le  témoignage  non  équivoque  de  la  puissance  morale  qui  s'attachait 
d^à  au  seul  nom  de  Nelstm  :  <k  Nous  nous  attendons,  écrivait'-il  le 
^  mars  à  M°'<'  Hensler,  à  voir  notre  ligne  de  défense  exposée  à  de  fu- 
rieux assauts,  car  Nelson  est  dans  l'escadre  ennemie ,  et  il  déploiera 
probablement  en  cette  occasion  l'énergie  dont  il  a  donné  tant  de  preuves 
en  d'autres  circonstances.  »  Toutefois  l'inquiétude  des  Danois  n'était  pas 
du  découragement.  Ils  savaient  que  l'escadre  suédoise,  promise  pour  le 
2  avril,  arriverait  trop  tard  pour  leur  être  d'aucun  secours,  que  la  flotte 
de  Revel  ne  j[K)UYait  se  débarrasser  des^glaças  qui  encombraient  encore 


i 


LA  DBRHltSUl  01IEm  «A1lfTI1IE«  47 

k  gdfe  de  Finlande,  et,  résolus  à  ne  point  trahir  malgré  cet  abandon 
la  cause  de  la  coalition,  ils  se  promettaient  de  défendre  vfgoureuse- 
wœt  les  i^rds  de  lenr  capitale.  Le  jour  où  Ton  apprit  l'apparition  de 
b  flotte  anglaise  dans  le  Cattégat,  il  y  eut  à  Copenhague  plus  de  mille 
enrôlemens  Tolontaires.  Dans  toutes  les  classes  de  la  société,  on  vit 
éclater  le  môme  dévouement  et  le  même  patriotisme.  L'université  seule 
fournit  un  corps  de  1 ,200  jeunes  gens,  l'élite  du  Danemark,  et,  pen- 
àmi  qudques  jours,  Gopentegue  présenta  Fadmirable  spectacle  d'un 
peuple  eonfonchi  dan»  une  seule  pensée  et  groupé  autour  de  son  prince 
pour  repousser  l'invasion  étrangère. 

En  Angleterre,  où  M.  Yansittart  avak  déji  fait  connaître  le  mauvais 
accueil  fait  à  ses  premières  ouvertures^  on  attendait  avec  anxiété  des  nou- 
velles de  la  flotte.  «  Je  suis  bien  sur  de  Nelson,  disait  lord  Saint-Vincent 
èson  secrétehre,  et  je  serais  sans  inquiétude  si  son  rang  eût  permis  de  lui 
donner  le  commandement  en  chef  de  eetle  escadre;  mais  j'ai  moins  de 
confiance  dans  àr  Hyde  Parker,  qui  n'a  point  encore  été  éprouvé.  »  Pour 
placer  le  vainquenr  du  Nil  en  sous-ordre,  l'amirauté  avait  eu  des  mo- 
Ub  Daoihs  futiles  que  le  scrupule  hiérarchique  aUégué  par  le  comte 
ile  Sahii-Vincent;  mais,  du  jour  où  le  temps  de  négocier  était  passé  et 
cù  il  fallait  combattre,  Nelson  allait  s'élancer  de  lui-même  au  premier 
rang.  Par  un  heureux  don  de  son  énergique  nature,  il  était  complète- 
ment étranger  à  cette  agitation  nerveuse  qui  grandit  l'apparence  du 
danger,  et  qu'éprouvait  quelquefois,  écrivaitril  de  YarmouUi  au  comte 
de  Saint-Vincent,  «  leur  ami  Parker  à  la  pensée  des  sombres  nuits  et 
4e6  champs  de  giaee  de  la  Baltiqpue.  »  Depuis  long-temps,  il  regrettait 
les  délais  inutiles  qui  avafent  permis  aux  Danois  de  mettre  leur  capitale 
en  état  de  défense.  Souvent  à  Portsmouth,  quand  il  pressait  l'armement 
de  ses  vaisseaux,  il  répétait  à  ses  amis  avec  impatience  :  «  Le  temps  I 
voilà  notre  meilleur  attié.  — *  Conservons  précieusement  celui-là,  puis- 
que les  autres  nous  abandonnent.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  eyoutait-il, 
e'est  de  lui  que  tout  dépend  à  la  guerre.  -«-  Cinq  minutes  font  la  diffé- 
rence entre  une  victoire  et  un  revers.  »  Arrivé  à  l'entrée  du  Sund  et 
consulté  par  l'amiral  Parker,  il  insistait  pfais  vivement  encore  sur  la 
nécessité  de  prendre  promptement  un  parti.  La  saison  n'avait  pas  été 
rigoureuse  cette  année,  et,  si  les  vaisseaux  mouillés  à  Revel  parvenaient 
à  prendre  la  mer,  on  pouvait  se  trouver  obligé  d'agir  contre  Copen- 
hague, en  présence  d'une  escadre  d'observation  de  15  ou  20  vaisseaux 
qui  auraient  beau  jeu  contre  une  flotte  à  moitié  désemparée.  Quant  aux 
plans  proposés  pour  entrar  dans  la  Baltique,  Nelson  les  regardait  tous 
comme  égalemait  praticables.  Il  trouvait  à  passer  par  le  grand  Belt 
l'avantage  de  pouvoir  détacher  immédiatement  une  partie  de  la  flotte 
contre  l'escadre  russe;  mais  il  recommandait  surtout  qu'on  ne  perdit 
point  une  niinute,  et  qu'on  profitât  du  premier  vent  favorable  pour 


48  RBYUB  DBS  DBUX  H0NDB8. 

commencer  les  opérations.  Jamais  Nelson  n'avait  été  plus  grand  qne 
dans  ces  circonstances  difficiles.  Le  vaisseau  l'Invincible,  expédié  d'An- 
gleterre avec  le  contre-amiral  Tolty  pour  renforcer  la  flotte  de  la  Bal- 
tique, venait  de  se  jeter  sur  un  des  bancs  de  la  mer  du  Nord  (1),  et  cet 
affreux  événement,  qui  coûta  la  vie  à  plus  de  400  hommes,  avait  éveillé 
dans  l'escadre  de  fâcheux  pressentimens.  Les  pilotes  qu'on  avait  ame- 
nés d'Angleterre,  effrayés  d'avoir  à  conduire  des  vaisseaux  de  ligne  dans 
des  parages  qu'ils  n'avaient  explorés  que  sur  des  navires  de  conmierce, 
ne  cessaient  de  signaler  à  chaque  pas  de  nouveaux  périls  et  des  ob- 
stacles insurmontables.  Nelson  avait  réponse  à  tout,  et,  plein  de  con- 
fiance en  sa  fortune,  il  conservait,  au  milieu  de  ces  alarmes,  le  même 
calme  et  la  même  sérénité. 

Le  26  mars,  l'amiral  Parker  se  décida  enfin  à  appareiller.  Il  se  diri- 
gea sur  le  grand  Belt;  mais,  après  avoir  fait  quelques  lieues  le  long  de 
la  côte  septentrionale  de  l'île  de  Seelande ,  il  céda  aux  observations  de 
son  chef  d'état-major,  le  capitaine  Otway ,  et  revint  à  l'idée  de  donner  dans 
le  Sund.  Avant  le  coucher  du  soleil,  la  flotte  eut  repris  son  premier 
mouillage.  L'amiral  Parker  cependant,  encore  indécis,  fit  demander  le 
lendemain,  au  gouverneur  du  château  de  Kronenbourg,.s'il  avait  l'or- 
dre de  s'opposer  au  passage  de  la  flotte  anglaise.  La  réponse  de  cet  of- 
ficier fut  telle  que  l'amiral  Parker  devait  s'y  attendre,  a  II  n'avait 
point,  disait-il,  en  sa  qualité  de  soldat,  à  se  mêler  de  politique;  mais  il 
ne  lui  était  point  permis  de  laisser  une  flotte  dont  les  projets  lui  étaient 
inconnus  passer  impunément  sous  les  canons  de  sa  forteresse,  d 

L'escadre  anglaise  dut  donc  se  préparer  à  forcer  l'entrée  du  Sund. 
Le  30  mars,  au  point  du  jour,  elle  profita  d'une  belle  brise  de  nord- 
nord-ouest  pour  mettre  sous  voiles  et  se  former  en  ligne  de  bataille. 
JNelson  avait  quitté  son  lourd  vaisseau  à  trois  ponts  et  avait  arboré  son 
pavillon  à  bord  du  vaisseau  V Éléphant  de  74.  Il  commandait  l'avant- 
garde.  L'amiral  Parker  était  au  centre ,  le  contre-amiral  Graves  à  l'ar- 
rière-garde.  Dès  la  veille,  le  capitaine  Murray,  sur  le  vaisseau  Y  Edgar, 
avait  pris  poste  avec  la  flottille  de  bombardes  et  de  canonnières  dans 
le  nord  du  château  de  Kronenbourg,  et  au  premier  boulet  tiré  par  les 
Danois,  les  bombardes  ouvrirent  leur  feu  sur  cette  place.  Si  les  deux 
rives  du  détroit  eussent  été  également  bien  défendues,  également  ar- 
mées de  canons  de  gros  calibre ,  il  est  certain  qu'obligés  de  passer  à 
iî,000  mètres  environ  des  batteries  ennemies,  les  vaisseaux  anglais  eus- 
sent éprouvé  de  graves  avaries;  mais  ils  n'auraient  pu  être  arrêtés,  car 
on  a  forcé  avec  des  escadres  bien  inférieures  à  celle  de  l'amiral  Parker 
des  passages  plus  difficiles  que  le  Sund  (2).  Pas  un  boulet,  d'ailleurs,  ne 

t , 

(1)  A  16  milles  dans  le  nord-est  de  Yarniouth. 

(2)  Le  Tagc,  dont  l'ouverture  entre  le  fort  de  Bougie  et  de  Saint-Julien  n^est  que  de 


LA  DBRNiillB  GUERRB  MARITIME.  49 

partit  de  la  côte  suédoise.  On  n'apercerait  même  sur  le  rivage  aucune 
apparence  de  batterie.  La  flotte  anglaise  inclina  donc  sa  route  vers  ce 
côté  du  détroit  et  évita  ainsi  complètement  le  feu  du  château  de  Kr^ 
nenbourg,  auquel  elle  cessa  bientôt  de  répondre.  Les  boulets  lancés 
par  cette  forteresse  tombaient  à  plus  de  SOO  mètres  des  vaisseaux  an* 
glais,  qui,  serrant  impunément  la  côte  de  Suède,  vinrent  mouiller  à 
midi  près  de  File  de  Hueen,  à  15  milles  au-dessus  de  Copenhague.  La 
division  du  capitaine  Hurray,  après  avoir  lancé  de  très  loin  un  grand 
nombre  de  bombes  sur  la  ville  d'Elsaieur  et  le  château  de  Kronenbourg, 
appareilla  à  son  tour;  elle  franchit  le  détroit  à  la  suite  de  la  flotte  et  hors 
de  la  portée  du  canon  ennemi.  Les  Anglais  n'eurent  à  regretter  dans 
cette  journée  que  la  perte  de  quelques  matelots  atteints  par  les  éclats 
d'une  pièce  de  24  qui  creva  à  bord  de  Vlm.  Du  côté  des  Danois, 
2  hommes  fqrent  tués  et  1 5  assez  dangereusement  blessés  par  les  bombes 
qu'avait  lancées  la  flottille;  mais  le  canon  de  Kronenbourg  avertissait 
Copenhague  de  se  préparer  à  de  nouveaux  sacriflces. 

•*  ■-_ 

m. 

Dès  que  la  flotte  eut  jeté  l'ancre ,  l'amiral  Parker  s'embarqua  avec 
lord  Nelson  et  le  contre-amiral  Graves  sur  un  de  ses  plus  légers  avisos, 
et  se  dirigea  vers  la  ville  afln  d'en  apprécier  par  lui-même  1^  moyens 
de  défense.  Cette  reconnaissance  lui  apprit  que  les  rapports  de  M.  Yan- 
sittart  n'étaient  en  rien  exagérés,  et,  le  soir  même,  un  conseil  de  guerre 
s'assembla  à  bord  du  London.  11  était  difficile  de  concevoir  un  plan  d'at- 
taque qui  n'exposât  point  aux  plus  grands  dangers  les  bâtimens  chargés 
de  l'exécuter.  Nelson  mit  un  terme  à  toutes  les  hésitations  en  déclarant 
qu'il  était  prêt  à  tenter  l'entreprise  avec  dix  vaisseaux.  L'amiral  Par- 
ker, qui  montra  dans  toute  cette  campagne  la  plus  noble  abnégation 
personnelle,  ne  craignit  point  d'accepter  l'offre  de  son  lieutenant,  et, 
de  son  propre  mouvement,  il  lyouta  2  vaisseaux  de  50  canons  à  l'es- 
cadre que  Nelson  avait  demandée.  L'impossibilité  d'attaquer  Copen- 
hague par  le  nord  de  la  Passe  Royale  étant  suffisamment  démontrée,  il 
fut  convenu  que  Nelson,  avec  ses  12  vaisseaux,  5  frégates  et  toute  la 
flottille,  composée  de  bombardes,  de  canonnières  et  de  brûlots,  descen- 
drait la  Grande  Passe  jusqu'à  la  hauteur  de  l'Ile  d'Amack,  et  attendrait 
dans  cette  position  que  les  vents,  en  soufflant  dvi  sud,  lui  permissent  de 
remonter  dans  la  Passe  Royale.  L'amiral  Parker  devait,  de  son  côté,  avec 
les  8  vaisseaux  qu'il  conservait  sous  ses  ordres,  venir  mouiller  au  nord 
de  cette  passe,  afin  de  prendre  à  revers  la  batterie  des  Trois-Couronnes, 

2,480  mètres;  le  canal  des  Dardanelles,  large  de  1,S00  mètres;  rentrée  de  Rio-Janeiro^ 
d'une  largeur  moindre  encore,  car,  sor  un  point,  elle  n'excède  pas  1,8&0  mètres. 
TOME  xvu.  4 


a^  surtout  de  se  mettre  à  portée  de  c^mfvvt^çmn  des  litti«RBB  èi^ 
Nelson  4{ue  leurs  avaries  obligeraient  à  sortir  de  in  Mpie.  La^iéeessîté 

Jour  ces  bâtimeas  de  passer,  ea  se  rettraût  du  feu»  fions  las  butterôes 
ui  défesadaient  de  ce  côté  l'entrée  de  la  rade  de  <Copephagiie,  oonstî- 
Juait  eu  ejDTet  le  plus  grand  danger  de  cette  entreprise* 

Pendant  la  nuit  qui  précéda  son  audacieuse  tentative ,  Nelsun  s'joo- 
c^pa  de  baliser  lui-même  les  abords  du  Middel-^Grund ,  opération  qve 
les  Danois,  par  un  défaut  de  surveiUaace  ioipardoiiaMfcle,  n'estttfèoent 
point  de  troubler.  Le  lendemain  »  à  une  heure  de  l'aprës^^nidî ,  sm  es- 
cadre» précédée  par  la  Irégate  l'AnKB^om,  que  commandait  le  toam  ca- 
pitaine Bîouy  donnait  dans  la  Grande  Paase  ^t  ne  jetait  l'ancre  qu'à  huit 
beures  du  soir,  après  avoir  doubla,  à  l'aide  d'un  dernier  eâutBe  de 
brise»  l'extrémité  de  ce  banc  dangereux^  dont  le  nom  est  resté.célèbre 
dans  les  fastes  maritimes  de  l'Angleteire.  De  ce  mouillage,  la  divisicw 
Anglaise  ne  se  trouvait  plus  qu'à  2  milles  des  navires  danois,  et  elle 
était  en  position  de  se  porter  directement  sur  la  ligne  ennemie  dès 
que  le  vent  viendrait  à  changer.  Cette  nuit  fut  employée  ^  comme  la 
précédente,  à  sonder  ces  passes  dont  on  avait  alors  une  connsassance  si 
imparfaite.  Le  capitaine  Hardy,  qui  devait  recevoir  à  Trafalgar  les  der- 
niers embrassemens  de  Nelson,  avait  quitté  le  Saint-George  pour  sui;^re 
J'aoïiialy  auquel  il  était  tendrement  attaché.  Il  voulut  se  charger  luir- 
méme  de  cette  exploration.  Se  servant  d'une  longue  perche  pour  mer- 
surer  la  profondeur  de  l'eau,  afin  de  n'éveiller  par  aucun  bruit  l'atteor 
tîon  de  l'ennemi,  il  put  arriver  jusqu'au  premier  vaisseau  danois  et 
lE^assuror  que  l'escadre  ne  rencontrerait  aucun  obstacle  sur  son  paawgà. 
Q^ant  à  Nelson,  il  ne  put  fermer  l'oeil  de  la  nuit.  Il  en  passa  une  partie 
à  dicter  ses  ordres,  car  le  vent  valait  de  change  et  promettait  de  favor 
riser  le  lendemain  ses  projets.  La  ligne  danoise,  composée  de  18  na^ 
Tires,  occupait  im  espace  d'environ  i  mille  et  demi,  et  couvrait,  de 
)a  batterie  des  Trois«-Gouronnes  jusqu'à  l'Ile  d'Âmack,  le  front  de  Go^ 
penhague.  La  manœuvre  des  vaisseaux  anglais  devait  consister  à  pro* 
longer  cette  ligne  et  à  s'arrêter,  en  laissant  tomber  une  ancre  de  l'ar*- 
rière,  au  poste  qui  leur  était  assigné  à  l'avance  par  le  travers  d'ms 
bâtiment  ennemi.  Les  frégates  devaient  agir  sur  les  deux  extrémités  de 
la  ligne. 

I  A  neuf  heures  du  matin,  l'escadre  anglaise  mit  sous  voiles,  et  le  tais^ 
seau  ï Edgar  donna  le  premier  dans  la  passe.  LAgamemnan  eut  dû  le 
suivre,  mais  le  courant  violent  qui  portait  alors  vers  le  nord  ne  lui 
permit  point  de  doubler  l'extrémité  du  Middel-Grund,  et,  bien  qu'il 
essayât  de  se  touer  avec  des  ancres  à  jet,  il  ne  put  jamais  parvenir  à 
s'élever  au  vent  de  ce  banc.  Le  Polyphemvts  prit  sa  place  et  s'avança 
Suivi  de  VIsH.  Le  cinquième  vaisseau,  la  Bellone,  serra  de  trop  près  le 


LA  DSRNIÈRE  6UBRRB  MARITIIIE.  51 

Middei-Grundy  et  s'échoua  à  enyiron  450  mètres  de  Farriàre-g[arde  da- 
noise. Le  Russell»  qui  venait  après  lui,  fut  entraîné  par  son  exemple 
dans  la  même  taute  et  s'échoua  à  son  tour.  Ce  double  accident  pouvait 
causer  la  perte  de  l'escadre  anglaise,  car,  les  pilotes  n'ayant  cessé  de 
répéter,  contrairement  aux  assertions  du  capitaine  Hardy»  que  la  pro- 
fondeur de  l'eau  était  moindre  du  côté  de  la  ligne  ennemie  que  du  côté 
du  banc  de  sable,  il  avait  été  prescrit  aux  vaisseaux  anglais  de  serrer 
toujours  de  préférence  le  Hiddel-Grund.  La  fortune  de  Nelson  voulut 
que  le  vaisseau  qui  marchait  après  le  Ru$seU  fût  précisément  celui  qu'il 
montait  lui-même.  Avec  le  coup  d'œil  d'un  marin  haUtué  dès  l'enfance 
à  manœuvrer  au  milieu  des  roches  et  des  hauts-fonds,  il  jugea  que  le 
capitaine  Hardy  avait  raison  contre  tous  les  pilotes.  Donnant  l'ordre  de 
laisser  les  vaisseaux  échoués  sur  la  droite,  il  rentra  dans  le  chenal  et 
vint  mouiller  à  200  mètres  environ  du  Dannebrog,  que  montait  le  com^- 
modore  Fischer.  L'arrière-garde  imita  sa  manœuvre,  et,  à  onze  heures 
et  d^nie,  à  l'exception  des  trois  vaisseaux  déjà  cités,  VAgamemnon,  la 
BdUme  et  le  Russell,  tous  les  vaisseaux  anglais  se  trouvèrent  en  ligue* 
Depuis  plus  d'une  heure,  l'action  était  engagée  entre  l'avant-garde  et 
la  flotte  danoise.  Deux  bombardes,  les  seules  qui  eussent  pu  atteindre 
leur  poste,  ouvrirent,  par-dessus  les  deux  flottes,  le  feu  de  leurs  mor* 
tiers  sur  l'arsenal  et  sur  la  ville* 

Quant  à  l'amiral  Parker,  il  avait  mis  sous  voiles  avec  ses  huit  vais- 
seaux en  même  tanps  que  d'escadre  de  Nelson;  mais,  ayant  contre  lui 
le  vent  et  le  courant,  il  fut  obligé  de  jeter  l'ancre  beaucoup  trop  loin 
des  batteries  du  nord,  et  ne  put  être  d'aucun  secours  à  la  division  en^ 
gagée,  n  détacha  cependant  vers  l'amiral  Nelson  trois  vaisseaux  des- 
tinés à  remplacer  ceux  dont  les  services  se  trouvaient  en  partie  para- 
lysés, éL  attendit  avec  anxiété  l'issue  d'un  combat  auquel  il  ne  pouvait 
[»«ndrepart. 

Les  Danois  déployèrent  en  ce  jour  une  valeur  héroïque .  L'action  du- 
rait depub  plus  de  trois  heures  sans  que  leur  feu  eût  paru  se  ralentir* 
L'amiral  Parker,  témoin  de  cette  résistance  inattendue,  se  désolait  de 
son  inaction.  «  Ceieu  est  trop  vif,  disait-il  aux  officiers  qui  l'entouraient, 
pour  que  Nelson  puisse  le  soutenir  long-temps.  S'il  doit  se  retirer,  il 
faut  que  ce  soit  moi,  dût  ma  réputation  personnelle  en  soufijrir,  qui  lui 
en  fa^  le  signal,  car  il  y  aurait  lâcheté  de  ma  part  à  lui  laisser  la  res- 
ponsabilité d'une  pareille  démarche.  »  Emporté  par  ce  mouvement  gé- 
néreux, mais  inconsidéré,  il  fit  signal  à  Nelson  de  cesser  le  combat.  On 
sait  conunent  cet  ordre  fut  accueilli.  «  Foley,  dit  Nelson  en  se  tournant 
vers  le  capitaine  de  r Éléphant,  vous  savez  que  je  n'ai  qu'un  œil ,  et, 
certes,  j'ai  bien  le  droit  d'être  aveugle  quelquefois^  —  Sur  mon  hon- 
neur, ^jouta-tril  en  plaçant  sa  longue-vue  sur  l'œil  qu'il  avait  perdu  au 
siège  de  Calvi,  jene  vois  pas  le  sigoal  de  Parker.  Conservez  mon  signal 


52  REVUE  DES  DEtX  MONDES. 

de  serrer  Fennemi  au  feu,  et  clouez-le,  s1l  le  faut,  au  grand  mât  du 
vaisseau.  Cest  ainsi  que  je  réponds  à  des  signaux  pareils.  »  L'escadre 
anglaise  dut  son  salut  à  cette  noble  audace.  Si  Nelson,  obéissant  aux 
ordres  de  l'amiral  Parker,  eût  donné  le  signal  de  la  retraite,  la  plupart 
de  ses  vaisseaux,  à  demi  dégréés,  ne  seraient  point  sortis  du  chenal  com- 
pliqué dans  lequel  ils  étaient  engagés.  La  batterie  des  Trois-Couronnes, 
presque  intacte  encore,  leur  fermait  la  retraite  et  tenait  en  échec  la  di- 
vision de  l'amiral  Parker. 

Trois  frégates  et  deux  corvettes  avaient  pris,  sous  les  ordres  du  capi- 
taine Riou,  le  poste  que  devaient  occuper  la  Bellone  et  le  Russell  par  le 
travers  de  ce  formidable  ouvrage.  Favorisée  par  le  faible  tirant  d'eau 
de  ses  bâtimens,  cette  division  pouvait  exécuter  sans  peine  la  manœu- 
vre signalée  par  l'amiral  Parker.  Les  avaries  qu'elle  avait  éprouvées 
lui  rendaient  d'ailleurs  cette  retraite  nécessaire.  Elle  coupa  ses  câbles 
et  se  dirigea,  poursuivie  par  une  dernière  bordée,  qui  fut  très  meur- 
trière, vers  les  vaisseaux  qui  l'attendaient  en  dehors.  Au  moment 
où  r Amazone,  en  abattant,  présentait  sa  poupe  aux  batteries  ennemies, 
le  capitaine  Riou  fut  coupé  en  deux  par  un  boulet.  Cet  excellent  otQcier 
se  retirait  le  désespoir  dans  l'ame.  a  Que  va  penser  de  nous  lord  Nel- 
son? »  disait-il  avec  amertume.  Assis  sur  un  canon  et  déjà  blessé  d'un 
éclat  de  bois  à  la  tête,  il  encourageait  ses  matelots  occupés  à  brasser  la 
grand'vergue,  quand  il  reçut  le -coup  mortel. 

Ce  ne  fut  qu'à  une  heure  et  demie  que  le  sort  sembla  se  décider  en 
faveur  de  l'escadre  anglaise.  Les  câbles  d'un  vaisseau  danois,  le  Syœl- 
land,  et  d'une  grosse  corvette  de  20  canons  de  24,  le  Rendsborg,  avaient 
éte  coupés  par  les  boulets  ennemis.  Ces  deux  bâtimens  allèrent  s'échouer 
en  dérivant,  la  corvette  sur  un  banc  de  sable,  le  vaisseau  sous  la  bat- 
terie des  Trois-Couronnes  :  il  en  résulta  un  vide  funeste  dans  la  ligne 
d'embossage.  Un  vieux  vaisseau  à  trois  ponts  que  les  Danois  avaient  rasé 
et  armé  de  51 5  hommes  d'équipage  et  de  56  pièces  de  canon,  le  Pro- 
vestein,  fut  le  premier  de  leurs  bâtimens  qui  succomba.  U  formait  vers 
le  sud  la  tête  de  la  ligne  et  s'appuyait,  bien  que  de  trop  loin,  aux  bat- 
teries de  rtle  d'Amack.  Ce  vaisseau  avait  à  combattre  l'/sis  et  le  Poly- 
phemus  et  recevait,  d'une  frégate  mouillée  sur  son  avant^  des  bordées 
qui,  le  prenant  de  bout  en  bout,  eurent  bientôt  mis  la  plupart  de  ses 
canons  hors  de  service.  Dans  cet  état,  il  refusait  encore  de  se  rendre. 
M.  de  Lassen,  qui  le  commandait,  après  avoir  combattu  pendant  près 
d'une  heure  avec  trois  pièces,  les  seules  qui  ne  fu&sent  point  démontées» 
se  jeta  à  la  nage  pour  ne  pas  amener  son  pavillon  et  fut  recueilli  par 
les  embarcations  danoises  avec  une  centaine  d'hommes  qui  échap- 
pèrent ainsi  à  cette  boucherie.  Au  centre,  le  Dannebrog  suj^porlait  de- 
puis le  commencement  de  l'action  refltort  de  trois  vaisseaux  anglais.  Le 
feu  sétait  déclaré  à  bord  de  ce  vaisseau,  et  le  commodore  Fischer  avait 


LA  MHNliBE  GUERRE  MARITIME.  S3 

dû  transporter  scm  guidon  sur  le  Holstein,  que  Tenaient  d'assaillir,  à 
l'autre  extrémité  de  la  ligne,  le  MowxrcK  et  le  Défiance.  Vers  deux 
heures^  malgré  tons  les  efforts  qu'on  avait  pu  (aire  pour  s'en  rendre 
maître^  Tincendie  éclata  à  bord  du  Dannehrog  avec  une  soudaine  vio- 
lence. Ce  vaisseau,  sur  lequel  V Éléphant  et  le  Glattan  tiraient  alors  à 
mitraille,  se  vit  perdu  sans  ressource;  il  coupa  ses  câbles  et  dériva  len- 
tement vers  la  plage,  pendant  que  la  flamme  sortait  en  tourbillons  par 
les  écoutilles  et  par  les  sabords.  Les  matelots  qui  pouvaient  encore  se 
mouvoir  se  jetèrent  à  l'eau  pour  échapper  aux  horreurs  de  l'incen- 
die; mais,  sur  336  hommes  dont  se  composait  l'équipage  du  Dannebrog, 
270  étaient  déjà  hors  de  combat ,  et  l'on  ne  parvint  à  soustraire  aux 
flammes  qu'un  bien  petit  nombre  de  ces  victimes  héroïques.  Les  bat- 
teries flottantes  mouillées  près  du  vaisseau  du  commodore  se  trouvé* 
rent  alors  écrasées  par  le  feu  de  l'avant-garde  anglaise,  qui  n'avait  plus 
d'ennemis  sérieux  à  combattre.  Les  vainqueurs  cependant  ne  pouvaient 
amariner  aucun  des  navires  qu'ils  avaient  réduits.  Dès  que  leurs  canots 
s'en  approchaient,  ils  étaient  accueillis  par  une  fusillade  qui  les  obli- 
geait à  se  retirer.  Le  Provestein  même,  le  Vagrien,  abandonnés  par 
leurs  équipages ,  étaient  encore  défendus  par  les  batteries  de  l'Ile  d'Â- 
mack,  qui  ne  permettaient  point  à  l'ennemi  de  s'en  emparer. 

  l'aile  gauche,  les  Danois  combattaient  avec  moins  de  désavantage. 
Le  prince  royal  s'était  porté  de  ce  c6té,  et  du  haut  d'une  batterie  il 
<k>nnait  ses  ordres,  indiquant  avec  le  tact  d'un  vieux  capitaine  les  me- 
sures les  plus  propres  à  rétablir  le  combat.  IMe  foule  ardente  et  dé- 
vouée l'entourait  et  sollicitait  la  faveur  de  faire  partie  des  renforts  qui 
renouvelaient  sans  cesse  les  équipages  décimés  par  l'ennemi.  C'est  ainsi 
que  tel  vaisseau  dont  les  Anglais  croyaient  avoir  fait  taire  l'artillerie 
kur  ripostait  tout  à  coup  avec  une  nouvelle  vigueur.  Le  capitaine 
Thura,  du  vaisseau  ï Indfodstratten,  était  tombé  des  premiers  sous  le 
teu  du  Défiance,  que  montait  l'amiral  Graves.  Tous  ses  officiers,  à  Tex- 
ception  d'un  lieutenant,  avaient  été  tués  ou  grièvement  blessés.  On 
mi  prévenir  le  prince  royal  de  la  situation  désespérée  de  ce  vaisseau, 
t  Thura  est  mort,  messieurs,  dit  le  prince  aux  officiers  qui  se  trou- 
Taient  près  de  lui  :  qui  de  vous  veut  prendre  sa  place?  —  S'il  platt 
à  Dieu,  j'en  aurai  encore  la  force,  »  répondit  Schroêdersee,  brave  offl- 
der  que  sa  mauvaise  santé  avait  obligé  tout  récemment  de  donner  sa 
démission,  et,  sans  attendre  le  consentement  du  prince,  il  sauta  dans 
le  canot  qui  le  transporta  à  bord  de  V Indfodstraiten.  En  arrivant  sur  le 
pont  de  ce  vaisseau,  il  se  trouva  entouré  de  cadavres  et  de  blessés.  A 
peine  avait^il  donné  ses  premiers  ordres,  qu'il  tomba  mort  lui-même 
à  côté  du  capitaine  qu'il  était  venu  remplacer.  Un  lieutenant  qui  Tavait 
accompagné  prit  alors  le  commandement  du  vaisseau,  et  n'amena  qu'à 
ta  dernière  extrémité. 


54  UYUB  088  BB6X  «OlIIMB. 

Ndficm,  éfftayé  d'nne  rictotit^  tfiii;  si  chèremeni  achetée,  ne  lui  liTrait 
pu»  enoore  F^nrae4e  ta  Hsm  Hwf^,  «hencteit  un  nonren  d'etitrar  en 
poorparkr  aToe  renitônii.  D  crut  en  tnOHiWff  l^oceanoa  dons  la  résis- 
tanee,  iUégate  salon  fan,  qoi  Feoipèehattde  te  laisir  des  bàtimans  da<- 
oois  dont  il  sraii  hit  amcaidr le  fMivillon,  et  il  isniwfa  un  {Mudementaire 
dM  prince  royd  pmar  piotesler  oooti»  ces  procédés  irrégnUers.  Un 
jeune  capitaine  anglais  qui  «?ait  senri  pendant  plusieurs  années  dans 
k  marine  russe,  m  Pradenek  Tbesiger,  renifAissaii  auprès  de  Nelson 
les  fonctkms  d'aMe^de^cmnp.  Ce  fût  kri  t|ui  porta  an  prince  royal  les 
Béclamations  de  Taoïind  aonglais»  Pendant  que  sir  Frederick  Tbesiger 
sJacqnitlait  de  cette  mission,  la  canonnsMle  s^étaM  complétemeaft  éteinte 
en  arrière  de  tÉUphamt,  mais  le  ikmg^,  le  ihnmrch  et  le  ik fiance 
soufh'aient  encore  bcanoonp  du  feu  de  rennemi.  Â  deux  heures  et 
demie,  le  commodore  FiMfeer  se  tit  cependant  oMigé  d'abandonner  le 
ffolt^ein,  sur  lequel  il  i^était  tranq[iorté  après  l'incendie  du  Dwmebrog. 
de  "faisseau  et  ¥  Indfùdttraumê^Meni  réduits.  Deut  ixitteries^  flottantes, 
moufllées'  près  de  ces  bfttimens,  ne  se  troo^ant  plus  soutenues,  ame- 
nèrent leur  pavillon,  et  la  corv«Me  ÏBiwn,  démâtée  de  tous  mâts,  les 
canomiières  le  N^èorg  ^VA^/erêhitm,  coulant  bas  d'eau,  se  Jetèrent  à  la 
côte  ou  cbewAàf  c»l  «n  abri  sous  les  lorfiflcations  de  Copenhague,  ^^pvès 
quatre  heures  d'un  combat  acharné,  les  Danois  auraient  laissé  6  vais- 
seaux de  Mgne,  *1  harvires  dlm échantiHon inCérieur,  et  4,M0>bomnies 
sur  le  champ  de  batatHe.  Lajounfée  était  donc  entiènement  perdue 
pour  eux,  et  le  (iront  de  leur  vûle  complètement  découvert,  quand  tàr 
IVederidi:  Tbesiger  parvint  auprès  du  prince  royal.  Les  Danois  n'éti^enf 
point  toutefois  à  la  merci  de  leurs  adversaires.  Â  Fenti^  du  port  inté- 
rieur, e^sous  les  ordr^  du  commodore  Btem  Mie,  deux  pontons  per- 
lant 134  cstnonS)  k  Mwê  et  V ElefhâÈitm;  S  vaisseaux  de  74,  te  Dan/y^ 
imrk  et  te  Tnkrcmér;  \  frégate,  Vbrii,  ^  bricks  et  14  chebeeks  armés 
chaciin.de  ft  pièces  de S4,  défendaient,  avec  la  batteriedes  Trois^^}ou- 
ronnes,  Tarsenal  et  Tescadre,  principal  objet  de  ia  convoitise  des  An- 
glais et  de  la  soUicituite  du  Danemark.  On  s^ était  préparé  à  enlever 
la  batterie  d'assaut,  mais  cette  opératten  avait  éte  inconnue  imprati* 
cable,  et  tes  eapiteines  Foley  et  Freemantie,  dans  lesquels  Nelson  avait 
taute  confiance,  insistaient  pour  qu'au  Iteu  de  porter  de  nouvelles  forces 
sur  œ  point,  ou  se  hfttât  de  sortir^de  la  Passe  Royale. 

L'escadre  ai^laise  avait  trop  souflért  déjà  pour  n'être  pas  disposée  à 
écouter  les  oonseils^de  la  prudence.  Eilecompteit  1,900  hommes  hors 
de  combat,  360  de  plus  (pi'à  Aboukir.  LEdstar  et  i'/s%9,  qui  avatent 
combattu  l'héroïque  T^roe^fem;  te  ^09Mrci/i»  opposé  anHoUtein,  avaient, 
à  eux  seuls,  iâo  morts  et  36^  blessés.  Jamais  les  Aï^lais  n'avaient  livré 
de  bataille  aussi  meurtrière.  Leurs  mAls,  leurs  voiles,  leur  gréeroent, 
étaient  hachés  et  criblés  de  boulets.  La  crainte  de  s'^dieuer  tes  avait 


LÀ  MMOÉu  CMBua  MAtama.  HB 

^mpâcbée  de  gerrer  l6g  Sanois  d'^mpî  près  que  IMbob^r  amlM'iolBB- 
"tioD;  ils  n'irraîeiit  cpmlMitta  «pi'i  ladistaBoermofeniie  de  d  ou  M»  m^ 
ires  des  bfttimens  d'im  lort  éefaaoliUoii  qni^  eam  néte  peur  Is  {riupart, 
^q>arai86aient  souvent  a«  milîeii  deit  fiunée,  «l  ils  n'ftTaieiit  pu  liier  ide 
leur  artUlerie,  de  iears  carooedesde  66  surtout,  arayelle  armeit  courte 
:portée  récenuii^it  sortie  des  fonderies  écoesaises,  <tout  le  parti  qu'As 
-en  eussent  tûné  dans  un  en^agemeiit  borda  bord.  iLeur  nctoiee  eepeo- 
4ant  arait  été  complètes  Ils  élaîeui  libres  de  faire  atAiieer  leurs  bem- 
iMffde»  contre  Gopenbague  dès  que  le  temps  serait  plus  favorable»  et  :il 
4lépendait  d'em  de  coufrir  la  capifade  du  PiMiemaï?fc  de  leurs  pnîee^ 
iiles.  Toutefois  un  bombardesnesit,  surleut  un  bombardaBenit  marir- 
iime,  n'est  point  chose  si  terriUe  qu'on  pipnsa  :  en  pettYaît  eSkmrar  des 
femmes  et  des  enfans,  causer  quelques  nudheurs  individuels,  allu- 
mer l'incendie  sur  plusieurs  pointai  de  cette  grande  ville,  sans  triom- 
pher pour  cela  de  la  résistance  d'une  population  héroïque.  Si  le  prince 
aoyal  eût  su  envisager  de  sai^-<froîd  cette  perapective,  les  Aa^s, 
opérant  le  soir  même  leur  Boeuvement  de  retraite  sous  le  feu  des  bat- 
teries ennemies,  n'eussent  pcmit  assuiéBi^  sauvé  tous  leurs  vai»- 
eeaux;  mais,  pour  rejeter  les  avanoes  de  JNetaoUi  il  eut  fallu  rester 
insensible  à  cet  affréta  apeetade  dn  JDmmdbr^g  sautant  en  Taîr  avec 
presque  tous  ses  blessés;  il  eât  isitu  se  résig^ier  à  demander  de  nei»- 
veaux  sacrifices  à  cette  brave  pc^ulatîen  déjà  si  maltraitée,  et  je  priaoe 
Frédéric,  qui,  après  un  long  règne,  a  emporté  dans  la  tombe,  au 
mois  de  déeembre  ld39,  les  regrets  de  tout  un  penjide,  possédait  trop 
bien  les  qualités  d'un  bon  roi  poinr  awir  cette  omette  constance.  11 
donna  Toidre  de  oesser  le  feu,  et  expédia  à  boid  de  l'ÉUphani  son 
aide-de-camp,  le  général  Lindbolm.  «Cet  officier  iétait  porteur  d'une 
simple  question  :  «  Quel  était  le  but  de  la  lettre  de  lonl  Nelson?—  Ce 
n'est  que  par  un  sentiment  d'humanité,  répondit  ramîral,  que  j'ai 
envoyé  un  paiiementaire  au  prince  royd.  J'ai  voulu  laisser  aux  Danois 
la  faculté  de  transporter  leurs  blessés  à  terre.  Les  bàtlmens  qui  ont 
amené  leur  pavillon  m'appartiennent;  je  les  brûlerai  ou  les  enuaaiènerai 
suivant  ma  convenance;  leurs  équipages  seront  oensidérés  comme  pri- 
sonniers de  guerre.  C'est  à  -ces  conditions  que  je  consens  à  suspendre 
les  hostilités;  mais  je  n'aurai  jamais  reDGqporté  de  plus  grande  victoire 
qu'en  ce  jour,  si  ce  pavillon  de  trêve  peiit  âtre  le  présage  d'ime  union 
solide  et  durable  entre  le  souverain  de  la  C^rande-Bretagne  et  sa  mfy esté 
le  roi  de  Danemark.  Mon  aide-de-camp  portera  cette  réponse  au  prince, 
n  n'appartient  toutefois  qu'à  l'amiral  Parker  de  fixer  la  durée  de  cette 
suspension  d'armes,  et  ce  n'est  qpu'à  bord  du  Xonden  que  vous  pouvez 
en  conférer,  d 

Près  de  quatre  milles  séparaient  alors  le  Lanékm  de  f  Éléphant.  Le 
général  Lindbolm  amsentit  cependant  à  se  rradre  à  bord  de  ce  vais- 


56  1KEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

seau.  Â  peine  ayait-il  quitté  V Éléphant,  que  Nelson  fit  signal  à  son  es- 
cadre d'appareiller  par  un  mouvement  successif  et  de  sortir  du  chenal 
en  passant  sous  la  batterie  des  Trois-Couronnes.  L'exécution  de  cette 
manœuvre  prouva  combien  elle  eût  été  impraticable  avant  la  suspension 
des  hostilités.  Le  Défiance  et  V Éléphant  s'échouèrent  à  portée  de  canon 
des  batteries  danoises;  une  frégate  se  jeta  également  sur  le  Hiddel- 
Grund;  le  tiers  de  la  flotte  anglaise  se  trouvait  à  la  côte.  Le  moment,  il 
faut  bien  l'avouer,  eût  été  mal  choisi  pour  se  montrer  exigeant.  Nelson, 
qui  s'était  empressé  de  suivre  le  général  Lindholm  à  bord  du  London, 
engagea  vivement  l'amiral  Parker  à  convenir  d'une  trêve  de  vingt- 
quatre  heures,  pendant  laquelle  on  pourrait  relever  les  vaisseaux  échoués 
et  entamer  des  négociations  plus  sérieuses. 

IV. 

Bien  qu'accablés  de  fatigue,  les  Anglais  ne  perdirent  point  un  instant 
de  cette  trêve  inespérée.  Aidés  par  les  embarcations  de  la  division  de  sir 
Hyde  Parker,  ils  remirent  pendant  la  nuit  leurs  vaisseaux  à  flot,  et  re- 
morquèrent leurs  prises  hors  de  la  portée  des  batteries  danoises;  ils 
s'emparèrent  même  du  vaisseau  le  Syœlland,  dont  la  capture  eût  pu 
être  contestée,  et  que  le  commandant  de  la  batterie  des  Trois-Cou- 
ronnes,  provoqué  en  duel  pour  cette  faiblesse  par  le  commodore  Stein 
Bille,  eut  le  tort  de  laisser  enlever  sous  la  volée  de  ses  canons. 

Cette  journée  si  activement  employée  par  les  Anglais  fut  un  jour  de 
deuil  pour  Copenhague.  Au  milieu  de  ces  hommes  mutilés  et  mourans 
qu'on  transportait  dans  les  hôpitaux,  parmi  ces  cadavres  défigurés  aux- 
quels on  allait  rendre  les  derniers  devoirs,  chacun  venait  en  tremblant 
chercher  un  ami,  un  époux  ou  un  père;  des  femmes  éplorées  remplis- 
saient les  rues  de  leurs  gémissemens,  ou  se  dirigeaient  en  courant  vers 
la  oampagne  emportant  leurs  enfans  dans  leurs  bras.  On  pleurait  les 
pertes  de  la  veille;  on  fuyait  les  dangers  qu'on  appréhendait  pour  le 
lendemain.  Cette  grande  cité  n'était  pas  encore  habituée  aux  malheurs 
de  la  guerre;  les  plus  vieux  habitans  de  Copenhague  n'avaient  ja- 
mais entendu  le  canon  de  l'ennemi  gronder  sous  ses  murs.  A  la  douleur 
publique  l'orgueil  national  mêlait  cependant  une  noble  exaltation;  on 
se  sentait  grandi  aux  yeux  de  l'Europe  par  cette  honorable  défaite,  et 
on  s'encourageait  mutuellement  à  ne  pas  démentir  ces  glorieux  pré- 
cédens. 

Le  soir  même,  Nelson  eut  une  entrevue  avec  le  prince  royal.  11  des- 
cendit à  terre  accompagné  des  capitaines  Hardy  et  Freemantle;  une 
escorte  nombreuse  l'attendait  sur  le  rivage  et  le  conduisit  jusqu'au  pa- 
lais. 11  traversa  ainsi  une  foule  compacte  et  menaçante  accourue  sur 
son  passage,  et  porta  au  prince  les  propositions  de  l'amiral  Parker.  Ce 


LA  DKt^'lÈKE  GUERRE  MARITIME.  57 

dernier  voulait  que  le  Danemark  s'engageât  à  rompre  immédiatement 
avec  ses  alliés,  à  ouyrîr  ses  ports  .aux.  yaisseaax  anglais  et  à  désarmer 
son  escadre.  Ces  prétentions  hautaines  vinrent  échouer  devant  la  fer- 
meté du  prince  royal,  a  Je  ne  fonde  point  grand  espoir  sur  le  succès  de 
cette  négociation,  écrivait  le  lendemain  lord  Nelson  au  premier  mi* 
uistre  d'Angleterre,  sir  Henry  Addington.  Il  me  parait  clairement  dé- 
montré que  le  Danemark  préférerait  en  ce  moment  notre  amitié  à 
toutes  ses  alliances,  si  la  terreur  que  lui  inspire  la  Russie  ne  l'empor- 
tait sur  toute  autre  considération.  »  La  honte  et  non  pas  le  danger  de 
cette  défection  était  en  effet  le  plus  grand  obstacle  à  un  arrangement 
pacifique;  mais  ce  point  d'honneur  n'était  pas  le  seul  lien  qui  attachât 
le  Danemark  à  la  cause  conunune.  Traiter  avec  l'Angleterre^  c'était 
sacrifier  les  droits  de  son  pavillon,  et,  même  en  cette  extrémité,  le 
prince  royal  ne  pouvait  se  résigner  à  cette  humiliation,  a  Souffrir  que 
nos  bâtimens  de  guerre  soient  arrêtés,  disait-il  à  l'amiral;  voir  ime 
flotte  danoise  interceptée  par  le  plus  méchant  corsaire;  ce  corsaire  vi- 
siter les  navires  d'un  convoi  l'un  après  l'autre  et  enlever,  suivant  son 
bon  plaisir,  ceux  qui  lui  paraîtront  suspects  :  voilà  ce  que  le  Danemark 
ne  saurait  admettre!  » 

Un  armistice  militaire  qui  laissât  la  flotte  anglaise  libre  de  se  porter 
contre  les  Suédois  et  les  Russes,  tel  fut  le  point  de  départ  des  négociations 
qui  suivirent  la  première  conférence  de  Nelson  et  du  prince  de  Dane- 
mark. Les  amiraux  anglais  rencontrèrent  dans  le  conseil  d'état^  auquel 
le  prince  rojal  soumit  leurs  propositions,  un  adversaire  plus  habile  et 
plus  persévérant  encore  que  le  prince  lui-même.  Le  comte  de  Bem- 
storff,  ministre  des  affaires  étrangères,  disputa  le  terrain  pied  à  pied 
à  la  fougueuse  impatience  de  Nelson,  a  Laissez  là,  lui  écrivait  ce  der- 
nier, votre  duplicité  ministérielle,  et  souvenez-vous  que  vous  avez  à 
traiter  avec  des  amiraux  anglais  qui  sont  venus  à  votu  le  ccntr  sur  la 
main.  »  Peu  touché  de  cette  franchise  et  peu  ému  de  cette  rudesse,  le 
comte  de  Bemstorff  voulait  donner  aux  Suédois,  dont  la  flotte  venait 
enfin  de  prendre  la  mer,  et  aux  Russes,  encore  arrêtés  dans  le  port  de 
Revel,  le  temps  de  mettre  leurs  vaisseaux  à  couvert  dans  les  rades  de 
Carlscrona  et  de  Cronstadt.  11  comprenait  très  bien  que,  si  le  Danemark 
se  hâtait  de  subir  la  loi  du  vainqueur,  Nelson  entrait  immédiatement 
dans  la  Baltique,  y  accablait  les  alUés  dispersés  et  revenait  à  Copen- 
hague avec  de  nouvelles  exigences. 

Fendant  que  les  négociations  traînaient  ainsi  en  longueur,  l'amiral 
Parker  s'occupait  de  détruire  ses  prises  et  de  faire  avancer  ses  bom- 
bardes dans  la  Passe  Royale.  Les  Danois  élevaient,  de  leur  côté,  de 
nouvelles  batteries,  et  attendaient  de  pied  ferme  la  reprise  des  hosti- 
lités. Ce  ne  fut  que  cinq  jours  après  l'entrevue  de  Nelson  et  du  prince 
que  les  conditions  de  l'armistice  furent  définitivement  arrêtées;  il  fut 


BS  lETCB  DBg  DIDX  «Olim. 

ratifié  le  9  9mû  par  k  prince  royal  et  rimiral  Farkw.  Itim  cetintei^ 
yrile,  le  gouTcrauMBi  danois  rmàeffim  la  DM»ft  de  Bart  J^%  «sat- 
ané dans  far  ntHi  daâ3  aa  34  sun^^et  il  ae  déâda  à  soiiBerire  atix 
pMipeaitioiia  desanuraniaiiglflës  arvBHt^pietttle  noQtelle,qH'eD  réasait 
à  leur  diarimider,  tint  i^ooter  eMove  à  leam  préleiilio&a.  Laf  durée 
de  Vamiialioe  ta^  ÈMée  à  quatorae  aemaiiiefiK.  Pendant  ee  tempe,  le  Da- 
nemark defttit  s'abalenfar  de  toote  partidpatîen  ara  mesores  adoptées 
par  k»  puiaflaneea  signatairaa  dai  traité  de  nentraUté  armée  :  il  fTenga- 
géait  à  MMpendne  aea  armemea»  et  à  n'otdomier  anicmi  monyement 
biettie  à  aon  escadre.  Les  TaiMeanx  «aiglaia  avaient  la  fiteulté  de  tra- 
Tteiwr  librementila  Passe  Royale  pour  entrer  dans  la  BàHîqoe;  Us  poih- 
'vident  en  ontre  s'appro^iemier  d'eao  el  de  vivres  à  Copenhague  et 
sur  tontes  les  côtes  du  lutland  et  du  Danemart:. 

Dès  que  cet  armistice  fbt  signé,  Nelson  redoata  Fimpression  qu'il 
âHaH  causer  en  Angleterre.  11  sentait  luf^méme  que  ce  traité  n'était 
qttc  re  gage  d'une  vtctoire  incomplète,  et  cependant,  anx  yeux  des 
bommes  de  mer,  la  campagne  de  la  Baltique  sera  toiy'ours  son  plus 
beau  titre  de  gMre.  Lui  seul  était  capaMe  de  déployer  cette  audace  et 
cette  persévérance,  lui  seul  pouvait  affronter  les  immenses  difficultés 
de  cette  entreprise  et  en  triompher.  Quand,  en  i807,  après  le  traité  de 
Tilsift,  l'Angleterire  eut  résolu  de  diriger  une  nouvelle  attaque  contre 
Copenhague,  95  vaisseaux  de  ligne,  M  frégates  et  27,000  hommes  de 
troupes  furent  employés  à  accomp^  ce  que  Nelson  avait  tenté  avec 
n  vaisseaux.  L'entrée  du  Sund  fut  franchie  cette  fois  avant  rouver- 
tnre  des  hosMIités,  aucmi  vaisseau  ne  pénétra  dans  la  Passe  Royale  et 
ne  brava  le  feu  des  batteries  danoises^  mais  l'He  de  Seelande  fut  investie 
par  un  cordon  de  navires,  une  armée  fui  débarquée  au^lessous  d'Elisée 
neur,  et  la  viUe  de  Copenhague,  incendiée  par  les  bombes  et  les  bou- 
lets rouges  qu'on  fit  pleuvoir  sur  elle,  ne  succomba  cette  fois  que  de- 
vmà  un  siège  régulier. 

V. 

Aux  yeux  de  Nelson ,  qui  ignorait  encore  la  mort  de  Paul  I"  et  les 
dispositimiS'de  son  successeur,  la  campagne  de  la  Baltique  était  à  peine 
commencée.  Ce  n'était  rien  qae  d^avoir  désarmé  le- Danemarli ,  si  on 
laissait  échapper  les  escadres  de  la  Suède  et  de  la  Russie.  Aussi  Nelson 
craignait-il  qu'un  temps  précieux  n'eut  été  perdu  pendant  la  conclusion 
de  Farmistice.  «  Si  j'eusse  été  le  maître,  écrivait-il,  le  9  avril,  au 
comte  de  Saint- Vincent ,  il  y  a  quinze  jours  que  je  serais  devant  Revel , 
et  je  réponds  bien  que  la  flotte  russe  n'en  fût  sortie  qu'avec  la  permis- 
sion de  l'amirauté.  » 

Plein  de  respect  pour  les  belles  qualités  de  rir  Byde  Parker,  Nelson 


LA  MMOiai  iQtlEllI  MAAIUME. 

san^artatt  isifMilirmninnt  ce  qvM  appdaît  npanmeikiêiUmm).  Cb 
De  fat  quedeyx  jours  apvèB  la  coneliirioti  de  l'armistice'  et  après  avoir 
etfétàé  en  Angleterre  le  taisseau  daims  le  Moistûtn,  le  seul  qu'il  n'eût 
pas  brAIé,  sfeeleMùmareh  et  l^/sis,  sur  lesqiiels  il  embarqua  les  blessés 
de  l'escadre ,  que  sir  ilyde  Parker  songea  à  feure  entrer  sa  flotte  dans 
la  Baltique;  mais,  pour  franchir  les  bancs  qui  s'étendent  entre  les  îles 
d'Amack  et  de  Saltbolm,  il  fallut  transporter  l'artillerie  de  h  plupart 
des  vaisseaux  à  bord  de  navires  de  commerce,  et  encore,  malgré  cette 
précaution,  plusieurs  bâtiaiens  touctereot^ils  plu$  d'une  fois  jpendant  ce 
périlleux  passage.  Enfin,  après  bien  des  peines,  les  Anglais,  au  grand 
élonnemeôt  des  marins  du  Nord,  pénétrèrent,  le  l^avril,  dans  la  Balti- 
que par  une  route  qu'on  avait  crue  à  jamais  lemée  aux  grandes  flottes 
de  guerre.  Avec  46  vaisseaux  de  ligne,  sir  Hyde  Parker  se  porta  immé- 
diaiemeat  s«*  Ttle  ée  fiorvholm ,  o«i  il  espérait  surprendre  l'escadre 
suédoise;  il  était  déjà  trop  tard  :  cette  escadre ,  avertie  des  événemeiK 
de  Copenfai^e,  s'était  réfugiée  à  Carlscrona.  Parker  l'y  suivit;  mais  il 
reçut  j  te  23  avril ,  ime  lettre  du  comte  de  Pablen ,  qui  loi  annonçait  la 
mort  de  Paul  I**  et  le  désir  de  l'empereur  Alexandre  de  voir  renaitoe 
entre  les  deux  cours  les  relations  amicales  un  instant  interrompues. 
Cette  lettre  le  décida  k  suspendre  ses  opérations  et  à  venir  mouilier 
dans  la  magnifique  baie  de  Kioge,  située  au-dessous  de  Copenhague.  Il 
y  trouva  l'onlre  de  rentrer  «n  Angleterre  et  de  remettre  à  lord  Nelson 
le  commandement  de  la  flotte. 

L'attitude  expectanle  qu'avatt  adoptée  air  Hyde  Parker  en  apprenant 
un  événement  devant  lequel  devait  s'écroiiler  d'elle-même  la  oonié^ 
dération  marfUme  des  puissances  du  Nord  'ne  pouvait  convenir  au 
bouillant  amiral  qui  lui  succédait.  Embarquer  les  chaloupes  et  canots 
et  se  préparer  à  appareiller,  tel  fut  le  premier  signal  par  lequel  fielson 
annonça  à  ses  vaisseaux  que  le  commandement  de  la  flotte  venait 
de  passer  en  d'antres  mains.  Le  7  mai  4801,  îl  quitta  la  baie  de  Kioge, 
et,  se  dirigeant  sur  Bornholm,  il  y  mouilla  pour  attendre  la  fin  d'un 
coup  de  vent.  Là,  il  partagea  son  escadre  en  deux  divisions,  laissa  les 
plus  mauvais  voiliers  devant  Bomhelm  pour  y  surveiller  les  numva- 
inens  des  6  vaisseaux  dont  se  composait  l'escadre  suédoise ,  et  »  avec 
40  vaisseaux  de  74,  3  frégates  et  i  brick,  il  flt  voile  pour  le  port  de 
Revel.  H  voulait  y  surprendre  la  flotte  russes  et,  la  main  sur  ce  ga^e 
important,  eiâger  la  levée  immédiate  du  séquestre  dont  se  trouvaient 
encore  frappés  les  navires  anglais  arrêtés  par  les  ordres  de  Paul  l^; 
mffis  en  même  tenaps  il  prenait  soin  de  rassurer  rempereur  Alexandre 
sur  ses  intentions.: 

«  Je  suis  heureux,  écrivait-il  au  comte  de  Pahlen,  de  pouvoir  donner  à  votre 
exceRence  la  plus  complète  assurance  de  la  nature  pacifique  et  amicale  des 
instmctions  que  f/ai  reçues  à  Tégard  de  la  Russie.  Veuillez  exprime  r  à  sa  ma- 


60  RBVCB  DES  DEUX  H0NDE8. 

jesté  impériale  combien  mes  inclinations  sont  ici  d'accord  avec  mes  ordr^.  Je 
ne  puis  mieux  le  lui  prouver  qu'en  me  transportant  moi-même  avec  une  escadre 
dans  la  baie  de  Revel  ou  à  Gronstadt,  si  Tempereur  le  trouvait  préférable.  C'est 
ainsi  que  je  veux  marquer  Tamitié  qui ,  avec  la  grâce  de  Dieu ,  subsistera  tou- 
jours, je  Tespère,  entre  nos  deux  gracieux  souverains.  Ma  présence  dans  le 
golfe  de  Finlande  sera  également  d'un  grand  secours  aux  navires  de  com- 
merce anglais  qui  ont  passé  cet  hiver  en  Russie,  J'ai  pris  soin  qu'il  n'y  eût 
dans  l'escadre  que  j'amène  avec  moi  ni  bombardes  ni  brûlots,  afin  de  montrer 
d'une  manière  plus  évidente  encore  que  je  n'ai  d'antre  intention  que  de  témoi- 
gner à  sa  majesté  impériale  le  profond  respect  que  j'ai  pour  sa  personne,  v 

Un  vent  favorable  conduisit  rapidement  cette  escadre  pacifique  à  l'en- 
trée du  golfe  de  Finlande.  Le  12  mai,  elle  jetait  Tancre  dans  la  baie  de 
Revel;  mais ,  depuis  le  3  mai ,  la  flotte  russe  avait  quitté  ce  port.  Elle 
avait  scié  la  glace ,  encore  épaisse  de  six  pieds ,  qui  barrait  rentrée  du 
bassin  intérieur  dans  lequel  elle  avait  passé  Thiver  et  s'était  réfugiée  à 
Cronstadt.  Ce  port ,  situé  au  fond  du  golfe  de  Finlande ,  arsenal  mili- 
taire et  boulevard  de  Saint-Pétersbourg,  était,  comme  le  port  suédois 
de  Carlscrona ,  défendu  par  un  goulet  étroit  et  de  fortes  batteries,  qui 
pouvaient  défier  Taudace  de  Nelson  lui-même.  Aussi  le  gouvernement 
russe ,  rassuré  sur  le  sort  de  sa  flotte ,  ne  s'en  montra-t^il  que  plus 
offensé  de  la  présence  de  l'escadre  anglaise  dans  la  baie  de  Revel.  Le 
comte  de  Pahlen  écrivit  immédiatement  à  Nelson  que  l'empereiur  ne 
jugeait  point  une  semblable  démarche  compatible  avec  le  vif  désb* 
manifesté  par  le  cabinet  britannique  de  rétablir  la  bonne  intelligence 
qui  avait  régné  si  long-temps  entre  les  deux  monarehies.  «  Sa  majesté, 
disait-il,  m'ordonne  de  vous  déclarer,  milord,  que  k  seul  garant  qu'elle 
accepte  de  la  loyauté  de  vos  intentions,  c'est  le  prçmpt  éloignement  de  la 
flotte  que  vous  commandez,  et  qu'aucune  négociation  ne  pourra  avoir 
lieu  tant  qu'une  force  navale  sera  à  la  vue  de  ses  forts.  » 

Ce  langage  convenait  à  une  grande  puissance,  et  jamais  plu&  juste  et 
plus  sévère  leçon  ne  fut  donnée  à  l'esprit  remuant  et  tracassier  qui  ani- 
mait à  cette  époque  la  marine  britannique  :  fâcheux  esprit  trop  long- 
temps encouragé  par  l'amirauté,  et  dont  la  trace  se  retrouve  encore  de 
nos  jours  !  Quant  à  Nelson ,  comprenant  trop  tard  l'imprudence  qu'il 
avait  commise ,  il  quitta,  le  jour  même  où  il  reçut  cette  lettre,  la  rade 
de  Revel  et  le  golfe  de  Finlande,  a  Votre  excellence,  écrivit-il  au  comte 
de  Pahlen  du  ton  le  plus  conciliant  qu'il  put  prendre,  aura  la  bonté  de 
taire  observer  à  l'empereur  que  je  ne  suis  pomt  même  entré  dans  la 
baie  extérieure  de  Revel  sans  en  avoir  d'^i>ord  obtenu  l'autorisation 
de  leurs  excellences  le  gouverneur  et  l'amiral  de  ce  port  b  Bienx|u'it 
essayât  de  dissimuler  le  dépit  qu'il  avait  éprouvé  en  celte  occasion , 
Nelson  ne  pouvait  pardonner  au  gouvernement  russe  la  dignité  de  sa 
conduite  :  «  Je  ne  crois  pas ,  dit-il ,  que  le  comte  de  Pahlen  eût  osé 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  61 

m'écrire  une  pareille  lettre ,  si  la  flotte  russe  eût  encore  été  à  Revel.  » 
£n  traversant  la  Baltique ,  la  flotte  anglaise  rencontra  la  frégate  la 
Zatone,  qui  portait  à  Saint-Pétersbourg  le  nouvel  ambassadeur  chargé 
de  terminer  les  différends  survenus  entre  les  deux  cours,  et  lord  Saint-* 
Belens^  auquel  il  était  réservé  de  consacrer ,  par  une  convention  for- 
melle, le  principe  si  long-teoips  contesté  de  la  visite  des  batimens 
neutres,  réussit  sans  doute  à  convaincre  1  impatient  amiral  que  toute 
démonstration  impérieuse  de  la  part  de  FAngleterre  ne  pouvait  qu'être 
préjudiciable  au  succès  des  négociations  qu*il  allait  entamer.  Après 
sa  malencontreuse  excursion  à  Reyel,  Nelson  se  vit  donc  condamné  à 
rester  spectateur  passif  des  efforts  de  la  diplomatie.  Plus  inquiet  alors 
et  plus  agité  que  jamais,  il  ne  passa  plus  un  jour  sans  importuner 
Tamirauté  de  ses  plaintes  et  sans  solliciter  son  rappel,  a  Cet  air  vif  du 
Nord,  écrivait-il  à  ses  amis,  me  glace  jusqu'au  fond  du  cœur.  Je  suis 
\m  homme  mort ,  si  je  ne  rentre  en  Angleterre,  et  pourtant  (ajoutait-il 
par  un  de  ces  mouvemens  sublimes  qui  rachetaient  amplement  ses 
boutades) ,  je  ne  voudrais  pas  mourir  dune  mort  naturelle  !  » 

Serviteur  inappréciable  quand  il  fallait  combattre,  Nelson  mettait  à 
de  fortes  épreuves  la  patience  de  l'amirauté,  dès  que  son  activité  man- 
quait d'aliment.  Un  chef  aussi  facilement  irritable  était  d'ailleurs  un 
mauvais  interprète  des  intentions  pacifiques  du  ministère  Addington. 
Ce  ne  fut  donc  point  sans  une  secrète  satisfaction  que  l'amirauté  con- 
sentit à  faire  droit  aux  demandes  réitérées  de  Nelson  et  se  décida  à  lui 
envoyer  un  successeur;  mais,  dans  la  flotte  anglaise,  cette  nouvelle 
causa  un  deuil  universel,  car  Nelson  était  resté  pour  ses  matelots  et  ses 
officiers  le  chef  affectueux  et  dévoué  qu'il  était  aux  jours  de  sa  jeunesse. 
Son  plus  grand  soin  était  d'assurer  l'approvisionnement  de  son  es- 
cadre et  de  procurer  aux  équipages  une  nourriture  saine  et  abondante. 
La  flotte  était  sans  cesse  en  mouvement  pour  cet  objet;  mouillée  dans 
la  baie  de  Rioge  ou  devant  le  port  de  Rostock,  sur  la  côte  du  Mecklen- 
bourg,  il  était  rare  qu'elle  manquât  de  vivres  frais.  Un  autre  objet  at- 
tirait aussi  toute  la  sollicitude  de  Nelson  :  c'était  la  conservation  et  l'em- 
ploi judicieux  des  cordages  de  rechange  embarqués  sur  la  flotte.  Aussi, 
grâce  à  cette  économie  sévère  dont  l'Angleterre  n'a  point  perdu  le  sou- 
venir, ne  connaissait-il  point  ces  détresses  dont  tant  d'amiraux  ne  ces- 
saient de  se  plaindre,  a  Pour  nous,  écrivait-il  à  l'amirauté,  j'ose  dire 
que  â  nous  avons  beaucoup  de  besoins'  imaginaires,  Dieu  merci,  nous 
n'en  avons  pas  de  réels.  »  Pour  arriver  à  ce  résultat,  Nelson  n'épar- 
gnait ni  son  temps  ni  ses  peines.  A  quatre  ou  cinq  heures  du  matin, 
il  était  sur  pied.  Jamais  il  ne  déjeunait  plus  tard  que  six  heures.  Un  ou 
deux  midihipmen  partageaient  avqc  lui  ce  repas  matinal,  car  Nelson 
aÙBait  cette  joyeuse  pépinière  dr  )a  flotte,  et  ne  craignait  point  de  rire 
avec  ces  enfans,  se  montrant  souvent  plus  enfant  qu'eux-mêmes.  A  huit 


62  RBTQB  DBS  MSCT  MONDES. 

heures^  le  serTice  de  propreté  se  trouvait  inyariablement  terminé  à 
bord  de  chaque  yaisseau,  et,  jusqu'au  coucher  du  soleil,  il  ne  se  passait 
rien  dans  Tescadrequi  échs4)pât  à  l'œil  toujours  ouvert  de  son  comman^ 
dant  en  chef. 

La  santé  de  Nelson  était  cependant  assez  gravement  altérée  au  mo- 
ment où  il  déployait  cette  merveilleuse  activité.  Elle  subissait  Tin- 
fluence  de  Teitrême  agitation  d'esprit  qu'il  avait  éprouvée  depuis  la 
conclusion  de  l'armistice.  Chez  lui,  le  trouble  de  î'ame  se  trahissait 
presque  toujours  par  une  petite  fièvre  nerveuse  et  par  des  étouffemens 
qu'il  attribuait  encore  à  la  poursuite  infructueuse  de  l'armée  française 
en  1798.  a  Cette  campagne  m'a  brisé  le  cœur,  disait-il  souvent,  et  à 
chaque  émotion  nouvelle  j'en  ressens  les  effets.  »  Son  irritabilité  na- 
turelle empruntait  d'ailleurs  un  nouveau  degré  d'énergie  à  l'indiffé- 
rence avec  laquelle  le  glorieux  combat  de  Copenhague  avait  été  ac- 
cueilli en  Angleterre.  Ce  brillant  épisode  d'une  cam[iagne  aventureuse 
n'avait  point  réclatdes  grandes  journées  de  Saint- Vincent  et  d'Aboukir. 
Il  valut  à  Nelson  le  titre  de  vicomte;  mais  la  Cité  de  Londres  s'abstint 
de  voter  aux  vainqueurs  les  remerciemens  qu'elle  allait  accorder  à 
l'expédition  cent  fois  moins  périlleuse  qui,  partie  des  côtes  de  Cara- 
manie  sous  les  ordres  de  lord  Keith,  nous  obligeait  en  ce  moment  même 
à  évacuer  l'Egypte. 

a  J'ai  attendu  avec  la  plus  grande  patience  (écrivait  Nelson  au  lord-maire  un 
an  après  avoir  quitté  la  Baltique)  que  les  moindres  services  rendus  au  pays 
eussent  attiré  Tattention  de  la  Cité  de  Londres  ayant  d'exprimer  la  profonde  dou- 
leur que  j'éprouve  en  voyant  les  officiers  employés  sous  mes  ordres,  des  gens 
qui  ont  livré  la  plus  sanglante  bataille  et  remporté  la  plus  complète  victoire  qu'on 
puisse  citer  dans  cette  guerre,  privés  de  l'honneur  de  recevoir  de  cette  grande 
cité  un  témoignage  d'approbation  que  d'autres  plus  heureux  ont  si  faciiement 
obtenu....  Mais  le  lopd^maire  comprendra  que,  si  l'amiral  Nelson  pouvait  oublier 
les  services  de  ceux  qui  ont  combattu  sous  ses  ordres,  il  se  montrerait  peu  digne 
d'être  secondé  par  eux  comme  il  Ta  toujours  été.  » 

Malgré  ce  détour  honorable,  il  y  avait  peu  de  dignité  à  floHidtar 
d'une  façon  si  pressante  les  suffrages  du  pays  et  à  vouloir  faire  violence 
à  son  admiration.  Disons-le  cependant,  cette  ardeur  indiscrète,  qui  con- 
viendrait mal  sans  doute  à  un  homme  d'état,  il  la  faut  excuser  peut-être 
chez  un  homme  de  guerre.  Elle  semble  indiquer,  il  est  vrai,  plus  d'à-* 
mour  de  la  gloire  que  de  patriotisme,  plus  de  passion  que  d'éiévatîoa 
véritable;  mais  tel  est  trop  souvent  de  nos  jours  l'indispensable  mobîk 
de  l'héroïsme  militaire. 

Le  vice^miral  Pôle  avait  été  désigné  pour  remplacer  Nelson  dans  le 
commandement  de  la  Baltique.  Le  49  juin  1801,  il  arbora  son  pavillon 
à  bord  du  Saint-Gearge,  et  Nelson,  refusant  la  frégate  que  son  succes- 
seur voulait  mettre  à  sa  disposition,  quitta  la  baie  de  Kioge  sur  un  petit 


LA  MHfiin  «mua  maaitimb.  63 

brick  qui  Irdébnrqna  le  l«  juitM  à  Yarmoath.  Son  premier  ^àbi  fut 
d'aller  yiâilier  dans  led  hôpitaux  de  cette  tille  les  maMots  et  sdMab' 
Messes  déliant  Copenhague.  Le  soir  même,  après  at^ôir  accxympli  œ 
]riéuxde«€îr^  0  partit  pour  Lo&di«s,  où  l'attendalmt  sir  Wiffiam  et  lady 
HknsitMi. 

VI. 

A  son  krtvfie  en  Angleterre,  Ndson  troùTa  les  esprits  préoeetipé9 
dtin  ]ioir¥eau  danger.  Délivré  psr  lapaix  de  Lonéfffle  de  toute  ioquié^ 
tade  du  cMé  du  confinent,  Bonaparte  songeait  à  transporter  ses  légions 
s«r  le  s<d  britannique^  et  menaçait  déjà  le  cabinet  de  Sàint^James  de* 
effiidoire  jusqu'à  Londres  les  soldats  qui  avaient  detx  fois  conquis  Tlta^ 
Me.  Lé  port  d^  Boulogne  devait  être  te  rende»-Tons  de  Fimiiieme  flot-* 
tille  qu'il  avait  donné  l'ordre  de  construire  sur  tous  le»  points  de  la 
Manche.  L'invasion  de  TAn^eterre,  an  moyen  de  canonnières  et  de 
batean  plats,  était  depuis  long-temps  un  dés  plans  fworis  dtr  premier 
eonsuL  n  l'avait  suggéré  au  directoire  dès  r«mée  4797^  il  le  reprenait 
en  IMf  y  et,  trois  ans  plus  tard,  il  devait  lui  donner  des  proportions  gi- 
gantesques. Au  mois  de  juillet,  neuf  divisions  de  canonnières  et  les 
troupes  qu'elles  pouvaient  transporter  se  tronrèrent  réunies  à  Boulogne 
aous  les  ordres  du  contre-anriral  Latoucfae*TréviOe.  Ce  n'était  pas  sana 
dente  la  pr^fnièrs  fois  que  ces  menaces  d'invasion  alarmaient  l'Angle-^ 
terre,  mais  jamais  elles  n'aiF»ent  retenti  d'auasi  près  à  ses  oreilles.  Le 
ninlstère  Addington  crut  donc  davoR'  prendre  en  sérieuse  considéra^ 
lion  l'agitation  publique,  et  l'amirauté  s'empressa  de  déférer  au  vcen 
populaire  en  nommant,  le  U  juillet,  le  vice-amiral  Nelson  au  comman^ 
dément' de  l'escadre  de  défense  rassemblée  entre  Orfordness  et  Beachy-^ 
Mead. 

Nelson  comptait  alors  au  sein  de  l'amirauté  deux  amis  éprouvés  :  le 
comte  de  Saint-Vincent  et  sir  Thomas  Troubridge.  Ce  dernier,  dont 
BOUS  avons  pu  admirer  déjà  l'amitié  courageuse,  n'était  pas  seule- 
ment un  des  mdlleurs  officiers  de  la  marine  anglaise,  aussi  plein  de 
«essources,  suivant  l'expression  de  Nelson,  que  son  vieux  CuUoden  était 
plein  d'accidens;  c'était  aussi,  le  comte  de  Saint-Vincent  aimait  à  le  pro- 
clamer, un  conseiller  inappréciable,  brave  comme  son  épée,  rigide  et 
saim  tache  comme  elle.  Il  professait  une  admiration  sincère  pour  le 
vainqueur  d'Aboukir;  mais,  profondément  affligé  de  la  funeste  passion 
qni  dominait  son  Héros,  il  craignait  que  ce  bras  heureux  et  fort,  qui 
avait  deux  fois  safuvé  l'Angleterre,  ne  s'énervât  bienlM  dans  la  mollesse. 
Aussi  Ndtaon  était-il  à  peine  investi  du  commandement  de  l'escadre  de 
déJEeose,  que  déjà  le  comte  de  Saint-Vincent  et  Troubridge  le  pressaient 
de  partir  pour  la  rade  des  Dunes,  où  une  frégate  était  prête  à  arborer 
son  pavillon. 


64  .     IU5VUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tous  ces  efforts  d'une  affection  austère  étaient  malheureusement  de- 
venus superflus.  Un  nouveau  lien  enchaînait  à  jamais  lord  Nelson  au 
joug  de  cette  femme  artificieuse,  qui,  après  avoir  souillé  sa  glorieuse 
carrière,  devait  im  jour,  infidèle  à  sa  mémoire,  traverser  les  plus  rudes 
et  les  plus  humiliantes  épreuves  pour  aller  mourir  le  6  janvier  1814, 
perdue  de  dettes  et  de  scandales,  dans  les  environs  de  Calais.  Vers  le 
mois  de  février  1801,  un  enfant  mystérieux  avait  été  porté  à  l'église 
paroissiale  de  Saint-Hary-le-Bone,  où  il  fut  enregistré  sou6  les  notns 
d'Horatia  Nelson  Thompson.  Horatia  (1),  que  Nelson  n'a  jamais  cessé  de 
représenter  comme  sa  fille  adoptive  et  à  laquelle  il  prit  soin  d'assurer 
une  fortune  indépendante,  était,  on  n'en  saurait  douter  aujourd'hui, 
malgré  des  déifégations  inutiles,  la  fille  de  lady  Hamilton.  La  nais^ 
sance  de  cet  enfant,  fruit  d'un  double  adultère,  resserra  des  nœuds  cri- 
minels et  acheva  de  détacher  l'amiral  de  lady  Nelson.  11  croyait  avoir 
assez  fait  pour  sa  femme  en  lui  assignant  une  pension  de  1,800  livres 
sterling,  et  son  père,  déjà  brisé  par  l'âge,  son  père  dont  ce  chagrin,, 
disait-il  lui-même,  pouvait  abréger  les  jours,  essaya  vainement  de  le 
ramener  vers  l'épouse  outragée,  à  laquelle,  malgré  son  aveuglement,  il 
n'avait  jamais  pu  adresser  un  reproche. 

Ce  fut  à  celte  époque  que  Nelson  chargea  sir  William  de  faire  en  son 
nom  l'acquisition  du  joli  manoir  de  Merton-Place,  situé  à  8  milles  de 
Londres.  Son  dessein,  en  achetant  cette  maison  dé  campagne,  était  de 
la  laisser  après  lui  à  lady  Hamilton,  et  jusque-là  d'y  vivre  avec  ses  amis 
sur  le  pied  de  la  plus  intime  communauté.  Misérable  passion  !  fatal 
écueil  d'un  grand  caractère!  Cet  homme,  auquel  le  ciel  avait  départi 
le  génie  des  combats,  que  l'Angleterre  en  ses  jours  d'alarmes  opposait 
à  ses  ennemis  comme  un  bouclier,  eût  vingt  {pis  déserté  ce  poste  d'hon- 
neur pour  voler  à  d'indignes  amours,  si  Troubridge  et  le  comte  de 
Saint- Vincent  ne  l'eussent  retenu  par  leurs  supplications.  <s  Voire  pré- 
sence sur  nos  côtes,  lui  écrivait  ce  dernier,  a  produit  un  si  heureux 
effet  sur  l'opinion  publique,  qu'il  est  bien  désirable  que  vous  puissiez 
prendre  sur  vous  de  renoncer  à  votre  projet  de  venir  à  Londres.  » 

A  ces  sages  remontrances,  Nelson  répondait  par  des  doléances  et  des 
murmures.  11  se  plaignait  du  froid,  —  Troubridge  l'engageait  à  porter 
des  gilets  de  flanelle;  —  du  mal  de  mer,  —  le  comte  de  Saint-Vincent 
l'encourageait  doucement  à  prendre  patience.  «  Le  commandement 
dont  vous  êtes  chargé,  lui  disait-il,  ne  vous  oblige  point  à  tenir  la  mer 
par  des  temps  forcés.  Ne  songez  donc  pas  à  le  quitter  dans  un  moment 
où  aucun  Anglais  n'a  le  droit  de  refuser  ses  services  à  son  pays,  d 

Nelson,  repoussé  par  ses  amis,  s'épanchait  alors  avec  humeur  dans 
le  sein  de  lady  Hamilton.  a  L'amirauté,  lui  écrivait-il,  n'a  ni  conscience 

(1)  Au  mois  de  février  182),  Horatia  Nelson  épousa  le  révérend  Philip  Ward,  aujour- 
d'hui vicaire  de  Tenterden,  dans  le  comté  de  Kent  :  elle  a  eu  de  cette  union  huit  eofans. 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  65 

ni  entrailles;  je  lui  souhaite  mes  souffrances.  Monsieur  Troubridge,  eu- 
jourd^hui  un  de  mes  seigneurs  et  maîtres,  fait  le  plaisant  et  se  moque  de 
:inoi:  —  je  gagerais  qu'il  a  pris  de  l'embonpoint.  —  Quant  à  moi ,  j'ai 
«M)nsidérablement  maigri,  et,  si  ces  messieurs  se  fussent  montrés  moins 
indifférens  à  mes  plaintes,  ma  santé  n'eût  point  été  aussi  sérieusement 
altérée,  ou  du  moins  il  y  a  long-temps  que  je  l'aurais  rétablie,  dans 
ime  chambre  bien  chaude,  au  coin  d'un  bon  feu,  et  entouré  de  vérita- 
1>les  amis.  » 

Td  était  Nelson,  nature  double  et  indéfinissable,  pétrie  de  deux  ar» 
^t^  contraires;  étonnant  assemblage  de  grandeur  et  de  fragilité,  qui 
lassait  l'amirauté  de  ses  caprices  et  remplissait  l'Europe  de  son  nomi 
Hais,  sur  ce  théâtre  où  le  retenaient  malgré  lui  le  comte  de  Saint-Vin- 
cent et  Troubridge,  cet  esprit  si  mobile  retrouvait  quelquefois  toute  sa 
mâle  vigueur.  Le  mémorandum  que  Nelson  adressa  à  ses  officiers,  en 
prenant  le  commandement  de  l'escadre  des  Dunes,  est  peut-être  une 
des  pièces  officielles  contenues  dans  sa  correspondance  qui  révèlent  le 
mieux  ce  coup  d'oeil  ferme  et  sûr,  habitué  à  embrasser  un  vaste  ho- 
rizon. En  quelques  lignes,  l'illustre  amiral  a  tracé  hardiment  et  de 
main  de  maître  la  physionomie  générale  de  son  plan  d'attaque  et  de  dé- 
fense; à  dessein,  il  s'abstient  d'en  fixer  les  contours.  Un  génie  novice 
aurait  peur  de  rester  incomplet;  Nelson  craint  au  contraire  d'être  trop 
expUcite.  11  s'arrête  où  l'imprévu  commence,  et  fuit  cette  précision  qui» 
sur  un  terrain  si  vague  encore  et  si  étendu,  laisserait  une  porte  ouverte 
à  l'inertie  et  à  l'indécision. 

Suivant  lui,  le  premier  consul  ne  devait  avoir  en  vue  que  de  tenter 
un  coup  de  main  sur  la  ville  de  Londres,  et  40,000  hommes  (1  ]  au  plus 

(I)  Quarante  mille  hommes  jetés  sur  les  côte;:  d*Ang^leten*e  auraient-ils  donc  suffi  pour 
iller  jusqu'à  Londres  dicter  la  paix  au  cabinet  britannique?  L*or^eil  de  nos  voisins  peut 
s'indigner  d'une  pareille  supposition;  mais  il  est  certain  qu'au  début  d'une  guerre, 
atgoord'hui  par  exemple,  une  pareille  opération  n'aurait  rien  d'impossible.  Telle  est 
l'opinion  d'un  officier  distingué  de  la  marine  anglaise,  l'honorable  M.  E.  Plunkctt.  «  Ni  s 
régimenSy  dit-il,  opposeraient  sans  doute  à  Tennerai  toute  la  résistance  qui  se  peut  attendre 
de  leur  petit  nombre,  plus  de  résistance  même  qu'un  égal  nombre  de  soldats  ne  saurait 
en  opposer  dans  un  autre  pays.  Je  suis  assez  bon  Anglais  pour  n'en  point  douter;  mai&. 
ces  régimens,  dont  il  faudrait  distraire  au  moins  trente  mille  honunes  pour  garder  rii<-» 
lande,  comprendraient  à  peine  vingt  ou  vingt-cinq  mille  hommes  disponibles.  A  ces  viogf-' 
cinq  mille  hommes  on  pourrait  igouter  les  soldats  vétérans  (ceux  du  moins  qui  ont  con- 
servé leurs  membres  et  qui  ne  sont  pas  perclus  de  rhumatismes).  Rappelés  sous  les 
drapeaux,  ils  y  rendraient  encore  de  bons  services.  Quant  à  nus  belliqueux  paysans,  oa 
oe  saurait  en  vérité  sans  folie  vouloir  leur  assigner  un  rôle  actif  dans  cette  lutte  rapide 
et  brusque  qui  déciderait  du  sort  de  l'Angleterre,  ou  du  moins  du  sort  de  la  capitale.  VL 
est  telles  circonstances  où  des  levées  de  paysans  peuvent  retarder  la  marche  d'une  arm^ 
d'invasion;  mais,  en  Angleterre,  les  deux  choses  les  plus  essentielles  pour  l'emploi  de 
pareils  auxiliaires,  le  temps  et  Vespaee,  manqueraient  complètement.  Vn  corps  d'arméû 
débarqué  sur  la  côte  de  Suts'ex,  en  deux  jours  de  marche,  serait  à  Londres,  U  n'au-^ 
nit  eu  à  traverser  pour  y  arriver  ni  montagnes,  ni  marais,  ni  forêts,  ni  rivières.  Dans 

TOME  XVII.  5 


60  REVUP  pjSS  lUEqC  IfOÇQBS. 

seraient  diestiqés  à  cette  surprise.  Il  pensât  que,  pour  répai^dr^  l'alarme 
sur  plusieurs  points  à  la  fois,  20,000  honimes^pviroo  sersôient  débar* 
qués  à  60  ou  70  milles  de  Londres,  dans  l'ouest  du  Rprt  de  Douyr^s,^  et 
le  même  nombre  dans  Fest  de  cette  ville.  200  ou  ^. croupes  C9Ximh 
nières  rassemblées  à  Boulogne  porteraieqt  le  détaçbeo^ient^.  qui  parti*- 
rait  de  ce  port,  et,  avec  un  calme  parfait^  qlle9  pourr^ent^  en  moios 
de  douze  heures,  grâce  à^eurs  ayif OiP^r .tr^ve^r  le cjbélwtt.  Au.naéine 
moment,  le  télégraphe  ferait  appareiller  la  secoude  divisîou^  ^é<JUÛ0  à 
Ostende  et  à  Dunkerque.  U  était,  probable  qu^,  jM^adaut  C^  tl^mpsi,  l^s 
flottes  de  Brest,  de  Rocbefor^  et  du  T^xçJ,,  j>^  rççfi^ï^^wt.pfts  wçtives 
et  parviendraient  à  opérer  une  diversion  impQr,l,wte»  wM.  eu  Irjl«de, 
soit  sur  un  point  quelconque  de  la  côljç  d'Au^l^te^rq^  Gu  tqutcaii^.^  «e 
tenant  preteis  à  mettre  sous  voile^^  ces  flQttçs,  retiendraiept  les  fisoaika^ 
anglaises  dans  |a  mer  dju  JNord  et  le,  golfe  de  IJa^cQgpiei,  et  xie  leor  per- 
mettraient pas  de  se  pprjber  au  ^çoup^  du  ier^toire  menace.  U  jie  Ca)^ 
lait  donc  compter,  pour  s'ppposeï;  aux  putatives  de  laJlottiUe,.  quesiur 
les  forces ,rasseniblées  eu  ce  u^oment  eutre  Orfordne^s  et  Bea(;hy-Head. 
Ces  forces  se  composaient  d'une  escadre  de  frégates  qt  de  b&timans  lé^ 
gers  destinée  à  surveiller  les  mouvemeus  de  Tenneiul,  et  d'une  flottille 
spécialement  réservée  pour  la ,  défeuse  du  littoraU  Nelsou  voulait  que 
celte  flottille,  armée  en  partie  par  cette  milice  maritime  connue  $ou§  le 
nom  de  Sea-Fencibles,  fut  stationnée  de  Douvres  jusqu'aux  Dunes.  S'il 
faisait  calme  au  moment  de  l'apparition  de^  chfdoupe^  françaises,  elle 
devait  se  porter  à  la  rencontre  de  l'ennemi  de  tou^  sa  vitesse,  ne  point 
l'attaquer  avec  des  forces  trop  inférieures^  mais  l'observer  et  le  suivre 
jusqu'au  moment  où  une  occasion  favorable  s'offrirait  d'en  venir  aux 
mains.  Si  la  moindre  brise  s'élevait,  c'était  aux  frégates  et  aux  bricks 
que  revenait  le  soin  de  détruire  l'armée  d'invasion;  mais,  dans  le  cas 
où  le  calme  persisterait,  la  flottille  anglaise,  quelle  que  pût  être  l'infé- 
riorité de  ses  forces,  ne  pouvait  plus  hésiter  à  assaillir  la  flottille  enne- 
mie dès  qu'elle  toucherait  le  rivs^e.  dUe  en  devrait  attaquer  ce  qu'elle 
pourrait,  la  moitié  ou  les  deux  tiers.  Ce  serait  toujours  uœ ^diversioa 
très  utile  aux  troupes  chargées  de  repousser  le  débarquement,  car,  l'ar- 
tillerie des  chaloupes  françaises  étant  placée  sur  l'avant,  leur  poupe 

mie  marche  woêssô.  courte,  des  levées  de  paysans  n'ont  rien  à  fiure.  Mais  les  moyens  de 
transport ,  dit-on,  où  Tennemi  les  prendrait-il?  Vous  supposez  donc  que  rennemi  arrive- 
rait en  Angleterre  avec  tout  le  matériel  d'une  armée,  magasins  des  vivres,  bagages,  artîl-* 
lerie  de  siège,  équipages  de  pont.  Eh  !  mon  Dieu,  non  !  une  armée  marchant  sur  Londrei 
n*aurait  point  à  s^encombrer  de  tant  de  choses.  Les  vivres  seraient  sur  le  dos  des  soldais; 
les  bagages  n'accompagnent  pas  une  armée  pendant  le  cours  de  ses  opérations;  l'artillerie 
de  siège  serait  inutile  dans  un  pays  oà  il  n'y  a  point  de  siège  à  faire;  les  équipages  de 
pont  seraient  superUus  là  où  il  n'y  a  point  de  rivières  a  traverser.  Dégagé  de  tout  cet 
encombrement,  le  transport  d'une  armée  est  facile...  »  —  The  Patt  and  Future  of  tKê 
SrUiMh  NiMvy,  by  the  bon.  E.  Plunkett,  commander  R.  N.  — Londres,  1846,  Longmaiip. 


LA  WHKftRt  ^IMM  HAHItlMC.  &î 

^  tfonverait  exposée  «anvd^msë  m  tm  dés  iMrieëtlt  qtn^és  attaque- 
ornent  c  Oès  que  la  flottille  ennemie  dém  en  irue,  ajoutait  Nelson ,  nos 
-ArâioDS  96  réuniront,  mais  sans  se  confondre.  Dans  cette  position, 
^esdetroiit^  teïitr  prêtes  à  exécuter  lés  ordres  qui  leur  seront  don- 
nés. U  n'est  rien  déplus  important  qae  de  choisir  pour  les  commander 
«des  tiommès  animé»  d'une  confiance  nmtuélle,  et  sur  lesquels  aucune 
MliiératAe  jalousie  ne  puisse  aroir  prise.  H  faut  qu'en  cette  grande  oc- 
ismàM  û  n'y  oit  qu'une  seule  pemée,  un  seul  désir  jparmi  nous  :  em- 
pMMtiBL  descente  de  Femiemi  sur  nos  côtes.  » 

Si'feien'CÉlcàléesqtie  luisent  ces  dispositions  défensives;  elles  ne  suf- 
JtotttenipMnAtrependaiiti  rimjpatîence  générale.  La  presse  anglaise,  in- 
letfyràlèeMigeam  de  l'opinion  jpiublique,  ne  cessait  de  harceler  le  gouver- 
^fielMBt  eldekH^péter  qtie  c'était  dans  les  ports  ennemis  qu'il  fallait  aller 
écmser  la  flottilleYrànçaise.  L'amii^tité  se  vit  donc  contrainte,  par  con- 
daMSeiidaiice  pour  ces  abrmesf,  de  prescrire  à  lïelsôn  de  bombarder  le 
fOFide  fioukygue;  mais  l'amiral  Latôudie  fut  informé  de  ce  projet  :  il  son- 
ittdtt  port  où  ses  bâtimens  entassés  auraient  pu  courir  de  grands  dangers, 
^  fonna  eo  a? ant  des  jetées  une  longue  ligne  d'embossage  composée  de 
6  brieks,  1  goèi^tles,  ^  chaloupes  canonnières  et  un  grand  nombre  de 
iMtleamL  plat».  Le  A  août,  Nelson  vint  lui-même  au  point  du  jour  mouil- 
kr  se»  iNMnteféesr  devant  la  ligue  française;  il  espérait  que,  pour  évi- 
ter celle  attafviey  lallattille  se  réfugierait  dans  te  port  de  Boulogne,  et  il 
ae  proposait  la  nuit  suivante  de  diriger  ses  brûlots  sur  cette  masse  de 
b&buneiis  ainsi  ressenrés  dans  tin  étroit  espace.  Vers  neuf  heures  du 
vaaàm,  le  bombardement  commença-,  il  ne  put  ébranler  la  ligne  d'em- 
bottagei  et  ne  produisît  d'autre  effet  que  la  destruction  d'ime  ca* 
uoniiiere  et  d'un  bateau  plat  qui  furent  conlés  bas.  Pas  un  homme  à 
boril  de  la  flottille  oe  fut  atteint,  tandis  que  nos  canonnières  et  les  batte- 
rie» de  terre,  répondant  par  lin  feli  très  vif  au  feu  dés  bombardes  an- 
glaises, m  éclat  de  bombe  vint  blesser,  à  bord  'd'un  de  ces  bfttimens, 
lui  capitaine  d  artillerie  et  deux  matelots. 

GeUe  première  tentative  avait  donc  complètement  échoué;  mais  Nel- 
«m  ea  prépan^t  une  autre  plus  sérieuse  et  dont  il  ne  mettoit  point  le 
succès  en  doute.  Le  15  août,  il  vint  mouiller  à  6,000  mètres  environ  de 
la:  Uotlille  française,  encore  emboissée  devant  le  port  de  Boulogne.  H 
amenait  avec  lui  des  chakHipes  et  péniehes  de  toute  grandeur  à  l'aide 
desquelles  il  voulait  enlever  ou  incendier  nos  canonnières.  Ces  émbar<^ 
catMiii»  étaieoiaa  nombre  de  57;  il  les  partagea  en  quatre  divisions  qu'il 
plaça  sous  les  ordres  des  capitaines  Somerville,  Parker,  Cotgrave  et 
Joues.  La  perte  de  son  bras  lui  interdisait  de  prendre  luiHfnéme  une 
pari  active  à  cette  expédition;  mais  il  songea  à  en  asdui^r  la  réussite 
|iar  le»  diapontioB»  les  mieux  entendues  et  les  soins  les  plus  propres  à 
laeheterl'iitkprttdente  audace  de  cette  entreprise.  Dans  chaque  division. 


€8  vwnm  ng  sbcx  horo».   : 

deux  canots  étaient  fiartîcïilièreinent  ehaiigés  de  couper  le  cêiÀe  et  les 
amarres  des  navires  qu'on  allait  attaquer.  Ces  canote,  niiinis  d'une  corde 
.terminée  par  un  cioc  qu'on  pût  jeter  à  bord  du  navire  ennemi,  ne  de- 
vaient point  songer  à  l'assaillir,  mais  i^ccuper  de  fe  prendre  à  la  re- 
morque et  de  l'entratner  au  lar|^.  Les  autces  embarcaUôns  se  char- 
geaient de  combattre  et  de  réduire  les  bâlinrans  ainsi  enjtrdnés  4iorB  de 
la  ligne.  Qiacuned'^es  dWlleurs  avait  reçu  une  haohe  bien  affilée, 
une  mèche,  une  chemise  soufrée  ou  toute  autne  composition  inc^sb- 
diaire,  et  se  trouvait  par  conséquent  en  mesuve  d'enfev)er  od  de  brûler 
le  navire  qu'elle  aborderaiti  Les  matelots  étajenjtarqiés  de  piques,  de 
sabres  et  de  badies;  les  soldats  de  marine,  ideleurS'fmilt^Â  de  leurs 
baionnetles.  Netson  avait  voulu,  dans^Ue>oecasl(»i  eommeii  Ténériffe, 
que  les  canots  de  ^^liaque  division  se  dbnnassent  i1^  re- 

morque, afin  d'arriver  en*  fdrcesofSsaivIeiBuri'enneîni. 

A  dix  heures  et  demie  du  soir,  les  embarcations  reçurent  leurs  équi- 
pages, et  à  onae  heures<  au  moiiMintoù  la  ft^ate^ia  Médus9,  que  mon- 
tait Nelson,  montra  six  fismaiix  à  la  hauteur  de^sa  batterie,  elles  poussè- 
rent au  large  et  vinrent  se  former,  dans  un  ordre  arrêté  à  l'avance,  sur 
l'arrière  de  la  Méduêe.  Beiè,  a  un  signal  convenu,  elles  partirent  toutes 
ensemble  et  se  dirigèrent  par  dès  ^routes  divergentes  vers  la  plage  de 
Boulogne.  Le  mot  d'ordre  était  N€h(m;le  mot  de  raHiement  Bronie. 
La  première  division,  que  commandait  le  capitaine Somerville,  chargée 
d'attaquer  l'aile  droite  de  la  flottille,  se  trouva,  en  approchant  de  terre, 
entrahiée  par  la  marée  dans  l'est  de  la  baie  de  Boulogne.  Les  capitaines 
Parker  et  Gotgrave  ne  rencontrèrent  point  le  ménse  obstacle;  ils  avaient, 
en  partant,  gouverné  directement  sur  l'entrée  du  port,  et  à  minuit  et 
demi  ils  assaillirent  le  centre  de  notre  ligne.  Parker,  à  la  tête  d'une 
partie  de  sa  division,  aborda  le  brick  VEtna,  qui  portait  le  guidon  de 
commandement  du  brave  capitaine  Pevrieux;  mais  les  filets  d'abordage 
qui  entouraient  ce  brick  opposèrent  une  barrière  insurmontable  aux 
Anglais.  200  soldats  d'infanterie  réunis  à  nos  matelots  les  reçurent  par 
un  feu  nourri  de  mousqueterie  et  les  rejetèrent  dans  leurs  canots  à 
coups  de  baïonnette.  Parker  lui-même  fut  blessé  grièvement  à  la 
cuisse,  et  eut  été  pris  sans  le  dévouement  d'un  de  ses  midshipmen. 
D'autres  canots  de  sa  di v  ision  avaient  essavé  d'enlever  le  brick  le  Volcan, 
et  avaient  été  également  repoussés.  L'attaque  dirigée  par  le  capitaine 
Gotgrave  n'avait  point  eu  un  meilleur  succès,  et  ces  deux  premières 
divisions  étaient  en  pleine  retraiterquand  le  capitaine  Somerville  attei- 
gnit le  port.  Ce  brave  officier  ne  se  laissa  point  émoiivmr  par  la  défaite 
de  ses  compagnons  :  il  se  jeta  sur  notre  aile  droite  et  se  croyait  déjà 
maître  d'un  de  nos  bricks,  quand  une  fusillade  très  vive,  partie  des  na- 
vires environnaiis,  l'obligea  à  se  retirer  précipitamment.  Il  gagna  le 
large  après  avoir  essuyé  des  pertes  couddérables.  La  quatrième  div:- 


LA  SBBiaiRB  «UBRIV  UmiTIME.  G9 


note,  qurdevaitsedirigeF^iBr  notre  wàe  gauche,  a¥aiii!eitôoiitré,  comme 
edle  du  capîtajiie  Somenrille,  la  marée  contraire,  et,  ne  pouvant  re- 
monter SBfflsunment  vers  l'Ouest,  elle  n'arriva  sur  le  lieu  de Taetion 
que  pour  recueilHr  les  Uessés  et  assister  le&^  autres  ookHities  d'attaque 
dans  leur'(éito.^:G8ieDmbat*ceirp^à  corps  timma  donc  entièremeot  à 
notre  avantagé;  41  coûtât  ami  Anglais  17^  hommes  mis*  hors  de  combat, 
et  produisittiiie  vive  imprcs6ion.de  rantre  e6té  de  la  HbmchCi  C'était 
lesecondiéieheode  ce ) genre  qu^éprourait  Noison.  A  Boulogïie  comme 
àténértflbvH  ^t'^'^'^n^B^  des  «difficultés  imprévues;  mais  ii  avait 
wsffl  fgfliuiie  tèopiatigefHirt'aaJiasardet  trop  coniptésur  la  négligence 
de  ftes  eniiiemis;^Ge|i»ld^tffii,(àrféiiériflSs>'U  n'eût  f]^  par  deux  ten* 
tatives  infrocknNoes^éveiUéilfattentioa  des  Espagnol^  si,  à»  Boulogne^ 
il  n^«ûi  point  eu'iafllAire)àimifaonMne  tei(^^  il  est 

probable  qu'il  eftt  réi:fôai;daii6i;eôtte  douUe^attaqM*:  cariea  jAjaglais 
ont,  pendant  la  dermèro  gutrtrcv>€|btenti  de  notntoetx  succès  dans  des 
entreprises'aiialéguès,  et  Us  Jesfont  toAQMVSidttfi  à  ndt^erdéfeut  de  sur- 
veiUancei  Une  ingHaneoifioulemie^  un^senvke  régulisr^  se  rencontrent 
moins  souvent  à  bord^ttemosnaiwes  que  le  dévouement  le  plus  exalté 
et  l'intrépidité  h  plus  héroïque,  fieuffem^meost  Latouobe-Tréville  gar- 
dait'sa  flottffle  comme  une  place  forte;  il; tefiait son  monde  sans  cesse 
&k  iderte,  et  exigeait  que  le  service  se  fît  devant  le  port  de  Boulogne, 
sur  ses  bridia  et  ses  canonnières,  commet  il  doit  se  faire  en  présence  de 
Tennemi.  Les  chaloupes  anglaises  trouvèrent  nos  bâtimens  préparés  à 
les  recevoir,  leurs  fileta  d'aberdage  hissés,  leurs  canons  chargés  et 
leurs  équipages  «ur  le  fKNnt  :  aussi  leur  attaque  eut-elle  le  sort  que  le 
courage  de  nos  matelots  réservait  à  de  plus  formidables  entreprises, 
s'il  eut  trouvé  des  chefs  tels  que  Latouche  pour  le  diriger. 

Nelson  fut  douloureusement  affecté  de  ce  revers  et  surtout  de  la  perte 
du  capitaine  Parker,  qu'il  aimait  comme  un  fils,  et  qui  ne  survécut 
point  à  sa  bleaBure;  mais  il  soxigemt  à  prendre  sa  revanche  et  méditait 
une  attaque  suir  Flessingue.'  U  faillit  à  tout  prix  détruire  le  prestige  de 
cette  flottille^  car  elle  avait  jeté  le  trouble îu^ue  dans  les  conseils  de  la 
couronne.  Si  te  ministère  faisait  appel  aux  lumières  des  hommes  spé- 
ciaux, il  recueillait  autant  d'avis  qu'il  consultsût  d'amiraux.  Lord  Saint- 
Vincent  voulait  qu'on  tint  nos  ports  de  la  Hanche  étroitement  bloqués; 
lord  Bk)od,  que  l'cm  conservât  toute  l'escadre  de  défense  dans  les  ports 
anglais  et  qu'on  ne  laissât  sur  la  côte  de  France  que  quelques  bâtimens 
légers  pour  signaler  les  mouvemens  de  la  flottille.  En  quelques  mois, 
ces  bateaux  plats,  dont  on  avait  voulu  rire,  étaient  devenus  l'objet  de 
la  préoccupation  universelle.  11  n'est  point  jusqu'au  général  Dumouriez 
qui  ne  se  crût  appelé  en  cette  circonstance  à  pourvoir  au  salut  defVAnr 
gkt«rre  et  de  V Europe.  Triste  exemple  des  misères  et  des  égaremens 
d'une  si  grande  époque  1  cet  homme  qui  avait  sauvé  la  France  dans  les 
défilés  de  l'Ârgonne  donnait  alors  à  nos  ennemis  l'aQligeant  spectacle 


70  HBT»  MB  Dm  HONIIBB. 

d'une  activité  sans  objet  €t  d'un  zèle  sacrilège.  En  I8(H,  U  adrosatt  i 
Nelaon  des  projets  pour  la  défense  des  côtes  d'Angleterre,  comme  ii 
communiquait  en  i8a4  des  plans  de  campagne  à  Wdiington  pour  Vin- 
yasîon  de  la  France  (I). 

UémoUon  qu'eicitait  la  réunion  de  cette  ilottiUe  dans  la  Manche  était 
dQncj>lu^  ^lle  et  piusi^pofondç  qu'^fi  jae  ^ftilpît  en  cfin#fnîr>fie^  projet 
d#  d£pceiit^,.q|ie  }b$  Anglais  afli^ctaienfc  en!  thiâ  dé  nÉétxûle^  cotitAbila 
puissamment  au  succès  des  négociations  déjà  entamées  pour  le  réta- 
blissement de  la  paix.  Une  lassitude  universelle  accablait  d*aiBeurs  les 
esprits,  et  les  hommes  qui  avaient  traversé  ces  aunées  d'épreuves  arec 
le  plus  d'éclat  soupiraient  ^ux^mâintsr^prèi^  ipn  repos  qu'ils  avaient 
cessé  de  connaître.  Le  comte  de  Saint-Vinceut,  qui  avait  assisté  à  trois 
grandes  guerres,  n'avait  jamais  yn  de  pareils  combats,  des  champs  de 
bataille  aussi  meurtriers.  «  Quels  ravages  cette  guerre  a  faits  dans  nos 
rangs!  écrivait-il  à  Nelson  en  apprenant  la  mort  du  capitaine  Parker. 
Puissions-nous  toucher  au  terme  de  ces  sacrifices  1  »  Quant  à  GolUng- 
wood,  employé  en  ce  moment  devant  Brest  sous  les  ordres  de  l'amiral 
Gornwallis,  ii  accueillit  avec  un  touchant  enthousiasme  l'annonce  d'une 
paix  prôchahie.  a  Tespère  bien ,  écrivait-il  alors,  que  notre  génération 
a  vu  la  fin  de  sa  dernière  guerre  I  »  Naïve  illusion  destinée  à  un  triste 
mécompte  1  l^e  42  octobre  tâOi,  les  hostilités  furent  suspendues  entre 
l'Angleterre  et  la  France  :  le  traité  d'Amiens,  qui  intervint  six  mois  plus 
tard ,  consacra  cette  trêve  et  servit  à  la  prolonger;  mais  la  lutte  n'était 
qu'interrompue,  elle  allait  bientôt  reprendre  avec  plus  d'acharnement 
que  jamais.  De  4793  à  1802,  la  guerre  s'était  parfois  ralentie;  les  peu- 
ples épuisés  ayaient  paru  se  prêter  à  un  rapprochement.  Le  désir  de  la 
paix  était  dans  tous  les  coeurs:  on  en  avait  parlé,  on  en  avait  traité  long- 
temps avant  de  la  conclure.  De  1803  à  1814,  rien  de  pareil  ne  Tint  en- 
traver les  hostilités  et  calmer  l'âpreté  d'une  haine  mortelle.  Quand  l'a- 
rène se  rouvrit  pour  les  deux  puissans  adversaires,  TEurope,  encore 
émue,  ne  se  prononça  point  entre  eux.  La  France  était  debout  sur  la 
plage  de  Boulogne,  l'Angleterre  en  face;  l'Europe  attendait;  elle  atten- 
dit deux  ans.  Ce  sont  ces  deux  années  qu'il  nous  reste  à  parcourir.  Elles 
ont  vu  le  premier  revers  de  l'empire,  la  dernière  victoire  de  Nelson» 

E.  JuauN  M  Là  Geavièrs. 


(1)  «  rai  beaucoup  étudié  (écrÎTait  Dnmouriei  à  Neboa  en  lui  admMnt  u  feuf 
iBoire  mr  la  défense  des  côtes  d* Angleterre),  j*ai  beaucoup  étudié  pendant  vingt  ans  la 
mati  yie  de  cette  note:  alors  c'était  comme  militaire  français  que  j'étudiais  les  moyens  de 
4e8cendre  sur  vos  côtes.  A  présent,  un  intérêt  plus  noble  nous  unit  à  la  même  cause, 
<:elle  dés  rois,  de  la  religion,  des  monirs  et  des  lois.  Leur  sort,  celui  de  TEurope  entière, 
eit  attaché  au  salut  de  votre  patrie.  Soyei  la  caution  du  désir  4iae  j'ai  d'y  contribuer.  A 
>cet  intérêt  général  se  joint  celui  de  la  tendre  amitié  qui  m'unit  à  vous  pqor  larVie.  » 


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LITTÉRATURE  GATHOLIOCE 


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ET  FÉODALE. 


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BUtoirê  du  peupUs  Br^tim$  dm»  to  Garnie  «f  4m»i  fei  il<p  BritmmiqÊ^^ 

par  JR.  AuRÉufiM  de  CooasoN.  < 


L'un  des  beaux  spectacles  de  la  révolution,  celui  qui  m'inspire  la 
plus  pur  sentiment  de  la  grandeur  humaine,  la  plus  ferme  conflance 
dans  la  vertu  des  idées,  c'est  la  nuit  du  4  août.  Je  m'incline  devant  les 
héros  de  cette  nuit  mémorable,  je  les  révère.  Ils  s'oubliaient  eux-mêmes 
avec  une  magnanimité  si  parfaite,  ils  avaient  si  bonne  grâce  dans  leur 
enthousiasme,  on  eût  dit  qu'ils  portaient  sur  leur  front  tout  cet  éclat  à 
la  fois  glorieux  et  charmant  du  siècle  dont  ils  étaient  la  fleur.  Nous 
avons  pu  connaître  encore  les  derniers  représentans  de  cette  générar* 
tien;  ils  avaient  subi  toutes  les  fortunes,  traversé  tous  les  régimes  :  ils 
étaient  restés  les  honunes  de  leur  jeunesse,  des  hommes  naturellement 
supérieurs  et  spirituels,  sans  faste  et  sans  phrase;  —  ils  ne  visaient  point 
au  sublime,  ils  ne  prenaient  au  sérieux  que  les  choses  sérieuse^^  mais 
le  cœur  leur  battait  toujours  au  seul  bruit  d'une  liberté  conquise  ou 
d'un  préjugé  vaincu.  Un  peu  sceptiques  à  l'endroit  des  personnes  (ils 
avaient  tant  vu  d'infidèles),  ils  ne  l'étaient  point  à  l'endroit  des  prin- 
cipes, parce  qu*il&n'avaient  jamais  perdu  l'honnêteté  de  leur  conscience. 

(1)  1  fol  fai-aoy  cèez  Furne,  rue  SaintF-André-des-Arts* 


7Î  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  déclin ,  au  terme  d'une  vie  si  kûgue,  ils  voulaient  encore,  avec  la 
même  ardeur  qu'au  début,  avec  la  même  droiture  de  sens  et  de  carac- 
tère, ils  voulaient  le  légitime  développement  de  toutes  les  forces  hu- 
maines, l'égale  répartition  des  devoirs  publics,  ^e  sage  progrès  des 
ignorans  vers  la  lumière,  des  capables  vers  le  pouvoir.  Ils  ne  sont  plus; 
ils  sont  morts  presque  tous  à  temps,  la  veille  ou^le  lendemain  d'une 
victoire  qui  ne  fut  point  un  désordre  :  ils  ont.  pu  croire  leurs  souhaits 
comblés  et  leur  tâche  Unie, 

Je  me  demande  pourtant  ce  qu'auraient  peijisé  ces  illustres  libér^aux, 
ces  véritables  grands  seigneurs,  s'ils  avaient  entendu  par  hasard  ce  que 
nous  entendons  maintenant  a  lovis  les  coins  dé  rue,  de$  sophiste^  bour- 
geois dénigrer  niaisement  l'œuvre  de  80  ef^  faire  fi  de  cet  immortel 
triomphe.  Quelle  pitié  ne  les  eût  pas  saisie!  quel  dédain  railleur  sur 
ces  lèvres  généreuses!  Comme  ils  se  fussent  moqués  de  ces  tristes  son- 
geurs qui  s'estiment  habiles  pour  avoir  entrepris  de  glorifier  des  dé- 
combres jadis  si  vaillamment  balayés,  les  décombres  de  la  vieille  so- 
ciété religieuse,  de  la  vieille  société  civile  !  De  quel  mépris  n'eussent-ils 
point  accablé  une  science  rétrograde  dont  les  plus  fameuses  décou- 
vertes sont  des  injures  maladroites  contre  les  meilleurs  enseignemens 
qu'ils  nous  aient  légués,  contre  la  tolérance  des  cultes,  contre  la  fusion 
des  classes,  contre  l'union  de  la  France  morale  et  de  la  France  territo- 
riale! Comme  ils  eussent  durement  traité  ces  médiocres  sa  vans  qui 
semblent  aujourd'hui  sortir  de  partout,  tant  ils  sont  bien  accueillis,  et 
qu'on  dirait  inviolables,  tant  ils  se  fient  à  la  faveur  des  circonstances 
pour  échapper  à  la  critique;  politiques  en  sous-ordre,  dont  la  tâche  est 
de  nous  montrer  l'antiquité  tout  en  beau  pour  nous  ôler  peut-être  le 
goût  de  l'avenir* !  ÏHiis,  sans  doute  avec  cette  sérénité  qui  marquait  la 
vigueur  de  leurs  âmes,  ces  nobles  vieillards  auraient  détourné  la  tête 
et  passé  leur  chemin,  jugeant  bien  que  ce  vaste  édifice  qu'ils  avaient 
fondé  n'allait  point  crouler  pour  si  peu. 

Je  n'imagine  pas,  çn  effet,  que  les  travaux  de  la  constituante  doivent 
demain  disparaître;  je  me  tiens  très  assuré  qu'on  ne  nous  rendra  ni  des 
corporations  ni  des  castes,  et  je  n'ai  pas  la  moindre  peur  de  la  corvée 
ni  de  la  dime.  Écoutez  cependant  nos  nouveaux  docteurs^  poètes  ou  ro- 
manciers, érudits  ou  publicistes  :  ils  sont  en  admiration  continuelle  de- 
vant les  merveilles  d'autrefois;  nos  pères  ont  tout  démoli,  parce  qu'ils 
étaient  des  esprits  forts  à  cervelle  légère,  des  marquis  étourdis  amou- 
reux de  popularité,  des  robins  intrigans  et  frondeurs;  on  n'y  peut  mais 
à  présent,  et  c'est  grand  dommage;  du  moins  faut-il  rendre  justice  au 
passé,  s'il  n'y  a  point  d'espoir  qu'on  le  recommence.  Sur  quoi  Ton  en- 
tame les  plus  étranges  panégyriques;  là  où  les  contemporains  n'avaient 
senti  qu'abus  et  misères,  on  aperçoit  les  mérites  les  plus  signalés:  cette 
souverame  puissance  de  la  Rome  catholique,  trop  tôt  gâtée  par  d'hu- 


tlTT&llATimE  CATHOLIQUE  ET  FÉODALE.  73 

maines  ambitions,  c'était  la  mère  de  toutes  les  libertés;  ce  gouverne- 
ment féodal  construit  pièce  à  pièce^  né  du  hasard  ou  de  la  force,  utile 
en  son  temps/détestable  après,  c'est  le  cbef-d'œuvre  de  Tesprit  humain; 
ce  monde  brutal,  où  l'homme  d'épée  s'arrogeait  tous  les  droits  qu'il 
pouvaii  éï  ne  remplissait  de  devoirs  que  ceux  qu'il  voulait  bien  rem- 
plir^ c'est  un  monde  de  grâce  et  d'amour-  ce  pays  hérissé  de  préten- 
tions égoïstes,  traversé  par  mille  barrières,  coupé  dans  tous  les  sens 
par  les  âpres  rancunes  de  province,  de  ville  et  de  clocher,  c'était  une 
patrie  plus  vivante  et  plus  chérie  que  la  nôtre.  Le  cœur  parlait  alors!  il 
unissait  tout;  la  divine  puissance  des  instincts  priipitifs  rapprochait  seule 
les  membres  de  celte  association  fraternelle;  il  n'était  besoin  ni  de  dis- 
cussion ni  d'écriture;  il  y  avait  de  loyaux,  suzerains,  des  vassaux  dé- 
voués, et  les  avocats  ne  régentaient  personne;  iart  y  gagnait  en  même 
temps  que  la  morale. 

On  se  rappelle  peut-être  cette  réaction  moitié  sentimentale  et  moitié 
littéraire  qui,  sur  la  an  de  l'empire  et  à  certain  moment  de  la  restau- 
ration, remit  en  si  grand  honneur  les  beautés  de  la  chevalerie.  La  fan- 
taisie du  temps  s'arrangeait  des  Âmadis^  et^  pour  habiller  ces  paladins 
peu  historiques,  elle  empruntait  sans  scrupule,  soit  aux  braves  de  la 
jeune  garde,  soit  aux  voltigeurs  de  l'armée  de  Condé.  On  s'était  fabri- 
qué tout  un  moyen-âge  à  sa  guise,  où  l'héroïsme  et  la  politesse  ré- 
gnaient comme  un  étemel  printemps.  On  y  trouvait  bien  ça  et  là  quel- 
que traître  de  mélodrame  à  l'instar  du  fameux  Ganelon  de  Hayence^ 
mais  Q  était  de  rigueur  que  les  héros  ressemblassent  au  Gonzalve  de 
M.  de  Florian^  et  les  châtelaines,  les  pastourelles,  quelquefois  oppri- 
mées, toujours  vçrtucuses,  traversaient  à  propos  cette  époque  guerrière 
comme  de  blanches  et  bienfaisantes  apparitions.  Le  Génie  du  Christia- 
nisme avait  exalté  les  âmes,  et  la  mode,  qui  gâte  les  plus  vrais  succès, 
s'était  jetée  sur  les  splendeurs  du  culte  catholique  pour  y  chercher 
des  émotions  et  des  décorations  d'opéra.  On  était  ainsi  arrivé  à  prendre 
tout  ce  vieux  monde  par  le  côté  déclamatoire,  à  substituer  dans  les 
descriptions  l'idéal  au  vrai,  à  supprimer  le  réel  ou  à  le  traduire  en  pé- 
riphrases, comme  Delille  quand  il  versifiait;  l'historien  était  tenu  de 
s'acconopagner  sur  la  lyre,  et  la  lyre  était  toujours  accordée  sur  le  mode 
pompeux.  Feuilletez  seulement  la  Gaule  poétique  et  Tristan  le  Voya- 
geur, ces  œuvres  trop  aimables  de  cet  homme  d'esprit  mignard  et  de 
passions  violentes  qui  s'appelait  H.  de  Marchangy  :  vous  y  apprendrez 
la  Gaule  barbare  et  féodale,  à  peu  près  comme  on  pourrait  se  figurer 
Fantiquité  classique  d'après  le  style  grec  du  directoire,  et  FOrient  d'a- 
près le  style  égyptien  du  consulat. 

Voilà  certes  une  science  qui  nous  semble  bien  pitoyable  du  haut  de 
cette  érudition  que  nous  avons  aujourd'hui  entassée;  mieux  valaient 
pourtant  ces  innocens  travers  que  nos  travers  d'aujourd'hui.  Il  y  avait 


74  EKYUE  DBS  DEUX  MONDSS* 

dans  toutes  ces  inventions  romanesques  un  .dernier  soMttle  de  gloir^ 
c'était  le  finale  adouci  d*un  grand  air  de  bravoure^  et,  quoiqu'il  se 
mêlât  à  cette  exaltation  beaucoup-  de  fausses  langueurs,  on  j  voyait 
aussi  la  trace  d'illusions  généreuses;  n'en  cherchez  point  de  pareilles 
sous  ces  lourds  systèmes  dont  notre  petite  réaction  nobiliaire  et  dévote 
s^est  chargée  de  bâtir  la  fortune.  Le  bon  vieux  temps  a  maintenant  (}es 
adorateurs  moins  naïfs  sans  qu'ils  soient  moins  ennuyeux,  plus  atfeo? 
tés  sans  plus  de  savoir,  plus  dangereux  en  somme  nialgré  Fimpuis- 
sance  pratique  de  leurs  théories,  Ceux-^à  {^ur  sûjf  ne  pincent  point  de 
la  lyre;  ils  pâlissent,  croyez-les,  sur  les  chartes  et  les  manuscrits;  ils 
s'abîment  dans  les  in-folio,  et,  ne  lisant  jamais  les  auteurs  de  seconde 
main,  ils  font  toutes  leurs  découvertes  aux  sources  mêmes,  aux  pures 
sources  de  la  science.  Ils  affichent  le  plus  souverain  mépris  pour  la 
légèreté  des  études  nationales;  parlez-leur  des  maîtres  d'outre-Rhin l 
Que  ne  connaissez-vous  l'allemand  comme  ils  le  connaissent?  C'est 
avec  les  doctrines  allemandes  qu'il  faut  fouiller  l'histoire  de  France 
pour  la  bien  comprendre;  nous  n'entendons  rien  au  passé  de  notre 
pays,  parce  que  nous  avons  Fentétement  de  vouloir  toiyours  y  regar- 
der avec  les  yeux  de  chez  nous.  Ahl  si  nous  jugions  avec  les  aÎTeclions 
germaniques ,  les  belles  choses  qui  nous  apparaîtraient  dans  ce  livre 
jusqu'à  présent  fermé!  nous  réussirions  enfin  à  regretter  tout  ce  que 
nous  avons  perdu  en  laissant  tomber  sous  les  coups  du  despotisme  mo* 
narcbique  cette  forte  organisation  du  clan,  de  la  tribu  et  du  fief;  nous 
goûterions  par  une  jouissance  rétrospective  les  bonheurs  intimes  de 
la  famille  féodale;  nous  serions  presque  tentés  d'invoquer  encore  la 
protection  des  fiers  châteaux,  dont  il  ne  reste  malheureusement  que 
les  ruines,  pour  nous  dérober  à  ces  modernes  oppresseurs ,  que  Ton 
nomme  du  nom  prosaïque  de  percepteurs,  de  substituts  et  de  sous- 
préfetst  Les  chers  seigneurs  d'autrefois  allaient  bien ,  il  est  vrai,  par 
hasard  battre  ou  détrousser  les  pauvres  gens,  et  ^  comme  dit  la  vieille 
chanson  de  Hans  Sachs,  «  pendant  qu'ils  se  promenaient  sur  la  route, 
leur  cheval  mordait  par  distraction  la  poche  des  marchands.  »  —  Bagar 
telle  après  tout  !  ils  tenaient  si  galamment  à  distance  et  le  roi  et  les 
commis  du  roi. 

Sommes-nous  au  bout?  Non  point  en  vérité.  Ces  feudistes  de  sin- 
gulière espèce  qu'une  vogue  de  circonstance  nous  amène  au  pinacle, 
ce  ne  sont  pas  seulement  des  savans  très  profonds  et  surtout  très  rai- 
sonnables :  ils  pensent  bien,  comme  on  dit  aujourd'hui  de  quiconque 
enseigne  qu'il  faut  peu  penser;  il  leur  vient  à  tout  propos  les  idées, 
les  plus  convenables  sur  Finfirmifé  de  Fesprit  humain.  Possédant  à 
fond  la  géologie,  Fethnographie  et  la  linguistique,  ils  s'en  servent 
avec  une  adresse  particulière  pour  embellir  leurs  plus  ordinaires  tra- 
vaux de  cette  couleur  d'orthodoxie  devenue  maintenant  d'une  si  grande 


LITTÉRATUmB  CATHOUQUE  ET  FÉODALE.  75 

dMteeiioB;  8s  SMrt  maîtres  passés  en  cette  facile  théologie ,  dont  le 
vagabondage  ne  couvre  pas  toujours  le  vide.  Us  auraient  bien  du  mal- 
heitr,  si;,  dans  la  moindre  iiottce,  dans  la  dissertation  la  plus  spé- 
ciale, 3s  netrouYflnent  à  parler  de  l'œuvre  des  sept  jours,  de  Tunique 
Miam  et  de la  langue  révélée  r  c^iest  le  frontispice  obligé  de  leurs  livres, 
c'est  la  eroiit  de  porBieu  en  tête  de  leur  alpfaaliet.  Entre  gens  qui  se 
soutiennent,  il  est  bon  dé  se  reconnaître,  et  il  n'est  pas  mauvais,  quand 
latence  se  met  en  campagne,  que  la  science- ait,  comme  la  guerre, 
des  mots  de  passe  et  des  signes  de  ralliement.  Il  n'y  a  point  à  s'y  trom- 
per, ef,  pour  qui  «uraîi:  Tentendèment  un  peu  rébelle,  on  a  éimpliâé 
devantage  encore  tit  né  yagH  dans  votre  ouvrage  ni  du  ti«  siècle  ni 
du  xvT;^  mais  vous  avez  rencontré  quelque  bonne  occasion  de  dire  saint 
G^pégoire  VH,  et  vous  avez  prouvé  la  vocation  catholique  de  la  France 
par  les  mérites  à  jamais  nationaux  de  la  ttii  sainte  ligue:  fhippez  là, 
vous  êtes  des  nèires. 

On  peut,  jusqti'j^  certain  point,  analyiser  ainsi  les  traits  principaux  de 
ces  cnrieuses  figures  tpii  commencent  à  s'élever  de  toutes  parts  dans  le 
monde  des  dodès;  je  renonce  à  rendre  Tensemble  de  si  précieuses  pby- 
sianoceues,  — ce  mélangea  suffisance  béate  et  d'orgueil  doucereux  qui 
se  trahit  par  ntîHe  endroits  presque  insaisissables,  —  ce  sourire  hmnfole 
eÉ  superbe  qui  aumnce  à  première  vue  qu'on  est  de  bonne  compagnie, 
qu'on  a  delà  vertu,  dti  talent,  et  qu'on  aura  de  la  gloire, — ce  parfum  de 
pédffiitisme  qui  sentimit  à  la  fbis  le  salon  et  le  cloître,  pédantisme  l)ien 
anbrement  cruel  que  celai  des  Trissotin  et  des^  Vadius.  Un  Vadius  con- 
naît admifablement  le  grec,  un  autne  sait  par  cœur  tout  le  Corpws 
juHs;  cet  autre  enoorea  la  mémoire  peuplée  de  noms  propres  et  de 
dates  :  pédans,  soit,  insufiportables  pédans  dont  les  doigts  sont  tachés 
dfeoere.  Mais  voir  des  gens  se  gourmer,  se  guinder  sur  eux-mêmes 
parée  qu'ils  Srattrfiment  de  leur  chef  beaucoup  mieux  assurément 
que  cette  science  matérielle  des  faits,  la  science  infuse  des  principes; 
vdr  ees  gens^à,  drapés  dans  leurs  théories,  décider  des  questions  les 
idlia  ardoes  avec  cette  fekiité  tranchante  d'un  puriste  qui  juge  un  point 
de  grammaire,  n'est-ce  pas  de  quor  blesser  les  plus  patiens?  Ils  décou- 
¥ffï3iit  généralemeni  ce  que  n'ignorait  personne  :  qu'importe?  ils  ont 
une  façei»'d'envîsager  les  choses  qui  les  leur  approprie,  et  quand;  I'cbîI 
à;  moitié  fermé,  les  lèvres  pincées,  lavoix  caressante,  ils  entrouvrent 
leur  p€9tît  trésor  inédit,,  murmurent  nedesbement  :  «  Ce  n'est  pas  ici 
simpte  afllBdre  d^éraditîon,  c'est  tout  uif  système  en  jeu,  le  grand  sys- 
tàflie  que  vous  savezt  0  soyes  sûr,  vous  qui  les  écoutez,  qu'on  va  vous 
rârâer  oui  même  vous  résoudre  quekpie  grave  problème  dont  vous 
n^étiez  point  en  quête;  demandez-vous  seulement  à  la  fin  ce  que  ces 
trop  sidilimes  historié»^  ees  trop  grandioses  philosophes  vous  ont  ap- 


76  REVUE  IHBS  VBVX  MONDES. 

pris  de  positif  et  d'exact;  dressez  le  bilan  de  leurs  fiiuases  richesses  : 
beaucoup  de  phrases  creiÉses  et  pas  mal  dlojurès. 

Que  tout  cela  doive  uu  jour  tomber  sous  le  ridienle/]e  le  crois  eerteis 
bien;  mais  qu'à  force  de  ridicule,  tout  cela  so!t  de» à  (R^ésent  k^U- 
fensif,  je  le  hîe  très  haut.  Cette  école  prétentieuse  de  pétHs  {kili tiques  à 
larges  vues  contribué  tant  qu'elle  peut  à  pfier  l'esplrit  public  de  travers, 
et  favorise  naturellement  toutes  les  veHéifcés  de  réaction,  en  atténuant 
le  respect  des  institutions  existantes.  C'est  là  |M)ur  dte'  un  dotible  trSorti- 
phe  dont  elle  se  glorifie.  '  '       ^^  '^ 

Et  d*abord,  en  effet,  quelle  merveiiléti^  ciotifiiâKMil  Qn^nd  !a^  res- 
tauration célébrait  le  gotJiique,  elle  y  allaitée  boiine  foi  et  tout  d'une 
pièce;  eHe  avait  éan  drapeau  blanc  à  lamàin  et  l'on  savaR  ce  que  parler 
voulait  dire.  Elle  ne  se  piqiiait  pas  dé  htietbt  entendre  la  liberté qtie  les 
libéraux;  le  beau  hôm  de  libéral  ne  comportait  pas  alors  tant  de  sens 
divers  qu'aujourd'hui,  et  nul  ne  le  prenait  qui  ne  fût  ami  sûr  de  son 
pays  et  de  sôti  siècle  :  ce  Vieux  libéralisme  est  <leputs  long-tanps  hors 
de  mode,  et  c'est  de  bon  goût  â^en  nte^  tant  il  était  vtilgfdre.  Acbiriroiis 
plutôt  celui  qu'on  nous  prêche!  Célébrer  pieusement  l'heureux  âge  où 
des  provinces  privilégiées  ne  payaient  d'impôt  qu'à  leur  corps  défen^ 
dant;  canoniser  ces  fiers  gentilshommes  qui  conspiraiefnt  ati  besoin  avec 
l'étranger  contre  le  roi  de  France;  dénoncer,  dans  l'amertume  de  son 
ame,  les  plaies  dévorantes  de  l'époque,  le  communisme  et  le  paupé- 
risme, pour  regretter  à  son  aise  la  charité  des  couvons  et  les  biens  du 
clergé;  invoquer  d'un  air  sombre  le  dogme  républicain  de  la  souve- 
raineté du  peuple,  la  loi  suprême  du  salut  public,  pour  justifier  les  exé- 
cutions de  la  Saint-Barthélémy  et  la  rigueur  des  auto-da-fé,  voilà  ce 
qui  s'appelle  du  libéralisme  intelligent  et  impartial!  Il  n'y  a  plus  hors 
de  là  que  des  voltairiens,  et  celui  qui  ne  sait  à  propos  donner  une  main 
à  Robespierre  et  l'autre  à  de  Maistre,  celui-là  n'a  qu'un  esprit  bien  étroit. 
Oui,  certainement,  aujourd'hui  que  la  conscience  publique  vacille, 
pour  ainsi  dire,  et  ne  s'attache  à  quoi  que  ce  soit  d'assez  solide  pour  la 
rassurer,  oui,  c'est  un  trouble  de  plus  que  ce  mélange  adultère  de 
choses  antiques  et  de  mots  nouveaux. 

Autre  mal  encore.  Dans  cette  ère  de  transition  politique  et  sociale 
où  nous  sommes  maintenant  comme  arrêtés,  il  en  est  qui,  ne  voulant 
plus  avancer  et  ne  pouvant  pas  reculer  autant  qu'ils  le  voudraient,  se 
sont  pris  d'un  beau  dégoût  pour  toute  notre  machine  :  à  leur  sens^ 
notre  démocratie  monarchique  n'aurait  plus  en  elle  la  foi  qui  fait  vivre, 
elle  s'en  vanterait  même  à  buis-clos^  et  ses  représentans  les  plus  offi- 
ciels seraient  souvent  les  plus  découragés.  Ce  désespoir  sied  bien,  quel- 
quefois il  rapporte;  on  craint  surtout  le  zèle  aiyourd'hui,  et  l'on  n'aime 
pas  qu'il  s'en  glisse  trop  nulle  part,  fût-ce  au  service  des  mstitutions. 


LITT&RATUftB  CATHOUQUB  ET  FÉODALE.  77 

dencr  poiot  gftter  ses  affiûres  que  de  croire  médiocrement  à  la 
Tariu  du  régime  qui  >oii8  emploie.  La  mode  a  gagné  peu  à  peu  jusque 
dims  le  publier  et  certain  scepticisme  attristé,  au  siqet  des  matières 
poGiîq«ej9i^  est  de  nuse  (à  présent  dans  ie3  meilleurs  lieux.  J'avoue  que  le 
pajs  #t  lii  ooiirtitutioa  ne  me  semUent  pas  encore  en  danger^  parce 
qu'il  plaît  aiix  h^t^îl^.da  douter  de  la  constitution  et  du  pays;  je  ne 
TOudiçûspa^cepeQd|iit  qp'oa  les  aidât  si  piçrfidement  à  rabaisser  les  lois 
que  DOU9  J^npif^de  ^OBrpèn»,  en  exaltant  à  faux  celles  que  nos  pères 
ont  déchirées.  Nous  avons  un  commencement  d'aristocratie  bâtarde 
qui  ad^^çQinini^n4^(^  géné|dogie&  chez  les  d'Uozier,  tout  à  point 
ressuscites  d'hier;  .non^iav^oa^  des  fidèles  pluai  ];'oyalistes  que  le  roi»  des 
administ^t^uçSi^mi  pointent  en  gémissant  les  conséquences  de  la  ré- 
volution.qujlles  a  pl^o^j  nou3^ypQ9  de  beaux  esprits  à  la  recherche  des 
forces  go^vecnfsnienjl^les ,  et  de  belles,  dames  bourgeoises  qui  jouent 
au  grand  siècle.  Tout  ce  mpnderlà  s'enthousiasme  quand  on  lui  re- 
trace de  si  flatteu9f^,îjQfi8ges  des  gloires  effacées  qu'il  aimerait  bien 
contiouery  n'était  1^  mauvais espri^dujour,  un  esprit  d'indépendance 
et  d'orgueil  que  l'on  ne  peut  déshabituer  de  ses  chimères  d'égalité* 
Certes,  on  ne  pousserait  pas  le  goût  des  manières  féodales  jusqu'à  s'in- 
surger contre  la  conr;  mais  on  tiendrait  assez  à  réprimer  un  peu  le  po- 
pulaire en  l'édifiant  davantage  sur  la  hiérarc&ie  éternelle  des  classes* 
Aussi  faut-il  vop:  comme  on  accueille  cette  mauvaise  science  infatuée  de 
réhabilitations  impossibles  :  elle  est  par  excellence  morale  et  profonde^ 
elle  console^  elle  guérit  des  misères  dn  présent.  U  semble^  en  vérité, 
ipi'elle  procure  des  ancêtres  à  ses  panégyristes. 

Ed  attendant,  elle  fait  fortune,  elle  envahit  tout,  elle  multiplie  ses 
recrues,  et  les  adepjtes  lui  viennent,  à  coup  sûr,  parce  que^  visant  à  la 
quantité,  elle  Jes  dispense  de  la  qualité;  les  grands  noms  lui  manquent, 
mais,  en  revanche^  elle  insulte  presque  tous  ceux  de  notre  temps;  elle 
fabrique  des  réputations  de  cénacle,  et  travaille,  avec  la  patience  des 
coteries,  à  les  imposer  au  dehors.  Jusqu'ici  du  moins  la  vraie  science 
avait  repoussé  cet  opiniâtre  assaut  qu'on  lui  Uvrait  :  elle  n'avait  rien 
voulu  connaître  de  cette  originalité  mensongère,  de  ces  inventions 
creuses,  de  ces  cheEnl'œuvre  indigestes  qu'on  daignait  lui  apporter 
comme  des  merveilles  sans  prix;  à  tous  ces  mérites  dûment  cuirassés 
d'arrogance,  la  vraie  science,  discrète  etsévère,  avait  toiyours  répondu  : 
Neêcio  voi.  C'est  elle  maintenant  qui  les  couronne,  et  voilà  comment  il 
est  bien  farce  de  parler  un  peu  du  livre  de  M.  de  Courson. 

Je  le  dis  tout  de  suite,  la  meilleure  excuse,  la  seule  recommandation 
de  ces  étranges  volumes,  c'est  la  sincérité  très  probable  des  bizarreries 
de  l'auteur.  Avec  moins  de  bonne  foi ,  M.  de  Courson  eût  mis  plus  de 
tact  dans  ses  procédés  et  surtout  plus  d'esprit  dans  ses  paradoxes.  Poiur 


78  Riv^  DP  pwm  mwm^> 

c^prom^ttr^  si  fort  une  pi  iQwim#  ewmr  iLffiMi#iW<  Ww  owmiMii^  ' 
un  avooat  oioiijo  boiiQét^  i^uraii  oh  plw  de ialenL:  il  6^L«aiité«l6»efit<^ 

sçrva  qu^  j9  fais  degFwd  oouritu.  béaâ8e0(4«  la^iefiOfRiier  je^dolÉi 
pourtant  coptesser  4^^  to  49^n^  dn^  lii^fe}  nja  /paraît  dM  phi»  mnpa^  > 
liera;.  Soiiffiii^  ej9i:i$4^aii|(  Mtr««^  c|etVA«adéii9Âe  des  lattriplibii^et' 
Belles-LeUrQi,  çp^cmumià^  fQiu^ h^m.Q^i^^ifls^^fa^ 
tion  ne  r^up^it  v^y  eH^^jkomwii  :  JS^mmr^i'kitMrt^  téb^fuéH 
l9$  in9fUutifm9^  de  Un Mr€iqgm.  arwK^^^ÎAf «> l^'Mteiirfa/iPeQfreiiflMa^  et ' 

ju^q^^Q^  4^nqm^ ,  Hkhi  La  titre»  à  mtA  >  dire^  •  fl^éluii  j^n»  lalionfé  que 
rppvrsieef  eVcl^,99C«»|lte^4dilbB|fevtte€tvail^ 
niéme  oQoçpim^ii(^lAfpimMài(e,  B^'avi  ptt9^Hm>  uieiUeavè  chance.  Ijft 
troiai^me deiait ^a  phift^beiNretise,  etirA£«Uniîo«  son» -doute «vmihi 
récompenser  M.  dq  Çoutsop  de  laitéiiitf)ité>toitte*bretooiiemiee  Isquelfe 
il  en  appelait  une  fo^  ^  eneote  4^  ses  juge»  raieia  informés^  c'était  un 
b^ioi  tntit  de  cafa<ïtèiQB,  sinna  4'énidîkioB.  Le  lirre  avait  d'ailleurs 
subi  les  diangemens  eweotielatque  voici  fi  peyrte  maintenant  ce  titre^ 
un  peu  coni|diqué  :  i^if loîrt.  dM  fiaiiirfa»  hre^^  dan^  la  Cknd&et  dans 
l^  lU»  Brikmnigmê,  hm§Uêêf  eoutumm^  monirs  et  inêtiiuêùm».  Il  con- 
tient d'abord  textueUement  et  UttéprieaMnt  l'ouvrage  entier  de  4843^ 
ppis  certaines  additions  qui  ont  fait,  adon  toute  apparence,  FuMque 
différence  de  mérite  entre  le  candidat  battu  de  4843  et  le  lauréat  victo- 
rieux de  1846,  à  savoir  :  un  ckapitred'iminuations  fort  désobligeantes 
pour  ML  Augustm  Ttucrryy  un  ebapitn»  de  critiques  des  plus  acerbes 
contre  M,  Michelet^  un  «chapitre  d'attaques  presque  personnelles  contre 
11.  de  Rémusat  en  particulier,  et  en  général  contre  tous  ses  collègues  de 
la  section  de  philosepbie.  Vient  en  sus,  car  je  me  reprocherais  de  rien 
oublier^  vient  un  4»àb;iiC/daBSilequeiS.  de  Courson  montre  à  nu  I1n** 
gratitude  naturelle  dea  rois  dePpance,  et  prouve  suffisamment  laeot^ 
tise  impuissante  de  Mirabeau  ^consorts.  Le  tout  se  termine  paruaori 
d'alarmequi  aremué,  j'imagNiey  les  bruyères  de  la  Vendée  :  M.  d©Q)ur- 
son  appeUe  les  cbagana  à  la  rescousse  contre  M.  Thiers  et  «  les  unitaires 
de  Técole  impàrialiste.  »  ttparaitrait  que  c  était  là  ce  qui,  jusqu'à  pres- 
sent, manquait  à  son  travail*  :  TAcadémie»  le  jugeant  enfiniconiftot,  1^ 
cette  fois  couronné.  Il  est  vrai  qu'elle  n'a*  pas  dit  pourquoi. 

Je  respecte  trop  la.  dact»  campagiûe  pour  chercher  à  pénétrer  les 
mystères  de  son  intérieur,  et  je  m'incline  devant  son  choix;  j'avoue  que 
c'est  sans  comprendre.  H.  le  bafon  Gobert  eut,  en  méditant  ses  der- 
nières volontés,  rimprudence  de  rêver  à  lui  seul  que  chacune  des  an- 
nées qui  suivraient  son  testament  produirait  un  ouvrage  «savant et 
profond»  Mti?e4ttuaeuri'histwe4ef¥aBeew  Mus^jetiset je  relis  las 


UTTSIÀfèKft'  CAiÉàltQtfK  Et  rtODALE.  t9 

Iiuoéiéelf .  dlsrCbtiirsoh,  plus  je  trie  persuade  que  ce  à'ks&l  pais  là  l'idéal 
a»qiMA  le  twp  géoéreut  fe^tatteur^  atait  réservé  son  riche  laurier.  Ou 
bien  Fiti»é0«ttéMjHé  tfàràit-èlfe  été  si  stérile,  qu'à  défaut  d'un  mérite 
pliis  seîeolilqM  PAeadémie,  régulièrettieitt  ébfigée  de  courbntier  tou- 
jMrs,  efttiihaBi]^  fe^  prtx^be^  en  prit  Hontb^on  et  récoihpensé  Tou- 
yttige  te  ipins' utile  a«et  mcetirs  politiques?  H  ne  resterait  ators  quli 
s'-ébimerifRt'piu  de^  WSb  pr éfél^iÂ^esr  en  mettre  d'ôpitiion!?. 

NÛQoifltfjlenseît'Mpoiir  eiamber  tdirt^^^  atecplus  de  ck^tail^  il 

porte  dBtm<  ^  troisième  «oinhe'^^tliarque^  si  étraniges  d'une  confëc- 
tiM  filkiVe>  qu^'Diiilipliit't»^  de'eès  j^rodiifts àcèétéré^  que  èonmlande 
ifuekitteiobte  iîbtaÉrio  indnrtrielie^.  Ahisi;  lu  table  tin  pTefnicfr  Velunfie 
aBnonœimejMi^/ir^  4e  tmglMiuatpe  pages,  soùsH^s^fitirè'qtlî  promettait 
na  ialérètsèrieai  :  li9rir^à^if:  >H'l^.€'fHVti^  Ifetide  Ut 

pNfaee,  jeiËe  ^Mo^eqa'vmmHmi'prùpbs  de  dttôô  p^eiÉ;^è&^iFWiest  gnërig 
qteelion  Ipm  àet  la  persotiiie  éi  dti*  caraetère  ^  dé'  t^Utéièu*;  «  de  la  har- 
diesse de  ses^rWqnes,  4e  la  s^érfté  de'  ses  jugiemén^;  »^il'rë!^ieicté  la 
Térilé  e  plu»  encore  que  lespaissanceS;  »  et  cHoit  devoir  la^dire  k  tons» 
«  comme  faisûent  ses  pères  au  ni*  ëièeie^  suivant  le  témoignante  de 
Gmld  te  Cambrien.  »  Nous  toâà  prétenus,  et  nous  n'avctes  qu'à  noiifii 
bie»  tenir  :  franchement,  j'amuis  raten  aimé  la  Lettré  à  Ht.  Viiet. 

Un  autre  exemple  de  cette  préeipitalion  Mcbeuse  qui  gfttersdtt  même 
un  ^s  solide  travail.  M.  de  CmffÉ&a  nous  renvoie  à  tout  moment  aii 
bont  du  Tolume  pour  y  chercher  des  pièces  justîfleatives.  oi  Voyez  à 
l'appendice  de  enrienx  documens  sur  ce  sujet.  T.  II,  pag.  M,  94,  'È99, 
344,  etc.  »  Je  tais  à  l'appendice,  et  Ton  me  dit  là  qu'on  a  été  forcé 
desttpprimer  une  partte  des  pièces,  «  en  raison  delà  gitisseuf  du  v<^ 
hmie,  »  qwîque  ce  volume  écourté  soit  déjà  pourtant  moins  gros  que 
l'autre  ;  la  pièce  que  je  voulais  était  probaûement  du  nombre  des 
retranchées  ;  ceOes  qui  restent  me  dédommageront-elles?  €'esi  d'^ 
bord  un  tableau  comparé  des  Owimns  oâminiêiraHvei  ée  tù  Gmth 
som  ie$  Jtommu  ei  ûjprh  la  cfMe  4e  f  empire.  Ce  tableau  tt  vrabnent 
Ibrt  bonne  apparence  et  suppose  «  de  nainutiensett  recherches,  ji  sui« 
vant  réimpression  de  l'auteur;  mais  l'auteinr  ici  n'est  pas  M.  de  Cour^ 
5on,  c'est  M.  Lehuëvou  que  M.  de  Gourson  a  textoeàtemenir  eopié,  sans 
penser  le  raoms  du  monde  qu'il  eût  été  peul^tre  honndte^de  le  dire. 
B  n'a  mis  du  sten  que  dans  le  fiti^^  encore  est-ee  Ibrt  mal  à  pro* 
pos.  Le  sff^ant  et  modeste  professeur  qui  donnait  son  travail  pour  uii 
âimple  essai  sur  la  topographte  administrative  au  temps  de  te  première 
race,  et  voulait  le  continuer  jusqu'à  la  fin  de  te  seconde,  s'était  natu- 
rellement servi  de  Grégoire  de  Tours,  de  Prédegaire,  descapitulabres  de 
Charlemagne  et  de  Louis-le-Pieux;  il  avait  intitulé  très  justement  te 
loiU  :  J)n>i»ûm$  de  la  GmUe  8<ms  les  Romamieé  le»  Mérwingiens.  M.  de 
Courson  efihce  et  substitue  :  IHvisiimsde  laS^mleeiprie  la  elmie  de  fem^ 


80  REVDB  DES  DEUX  MONDES. 

jnre,  c'^strà-dire  vers  la  fin  du  v«  siècle^  ce  qui  ue  l'etiipé^be  {>as  4e 
citer  ibrayèment  à  l'appui  les  autorités  qt^ea  par  V*l^^b^roU;4^si  au- 
torités qui  datent  du  vi*  siècle  au  Ix^  Il  est  yj^a^  qif'ji^.par.G^xnçsaxi- 
là  dissimulé  ce  traître  mot  de  Mérovingiens,  q^^J^id!if  ,p€;u^eti^  tfiop 
averti  le  lecteur  de  consulter  Yhkioripjçi,^^^  /^g^^ffuti^^.^f^ 
t'tmnes[i).  ^  ^^,^^    ,^  ;„^^  ,  ,,^,i^   ^,,,,  ,   .;.  _,,.., 

II.  de  Courson  ne  s^est  pas  d'aUleui^s  imp9;^J>l^l^flp,pl^^4e  {HW^ 
tout  le  lonç  de  ses  appendices;  heure^^ptij^qf, il  ja!aj>^^ 
lés  mêmes  détours.  Les  appendice^  d*ip  Ijlvf ^  ;^'çrjj^(^^tiop  swt  d^'pcr 
éinaire  un  vrai  butin  de  choses  v^ye^  et  ç^xriei^ses^;  ^e»  raretés  de 
M.  de  Courson  ne  lui  opt  pas  coûté  phpr,.;f5*jçst  qili^^t^ijt.jijl^  Ji*i9)i5^ 
ioire  des  institutions  ju4iciaires  an^/p-;i;^ori?iafi<fe;$ ,^l^rPtÛlipp^,qIia'^ 
pitre  important  poi^r  l^Breta^jne,  4il  Taut^ur,  parcç  iju'il  se  ips^tacbe 
à  la  Normandie;  c'piun  immense  uiqf*ç^aq  dç  Salyiep  4pnt  le  ft^Gun- 
bernationeDei  est  entre  Içs  mains  de  tc|ut  le  iqonde;,ç*e^  ||^,  jçepiiciducr 
tion  in  extenso  de  la  lettre  de  ff.  ^Dupiu  à  JH.  Étfeni^e#wrl^çomauH 
nauté  des  Jauli,  lettre  fort  intéresçantç^ ,  mais  au  moin$,^usri  coaoue, 
pui^ue  la  presse  Ta  vingt  fois  donnée;  c'est  le  texte  anglais  des  lois 
d*Hoel;  emprunté  tellement  quellerpent  daçs  réditioa  de  ]k|4  Aneurim 
Owen,  découpé^  mutilé  suivant^  Tordre  arbitraire  qu'iLa  plu  à  H.  de 
Courson  d'adopter,  coté  par  paragraphes  qui  font  suite,  pu  ne  sait  pour- 
quoi, aux  paragraphes  du  cartulaire  de  Redon;  c'est  ^nfin  ce  cartu-r 
laire  même,  et  là  quel  fonds  précieux  mal  employé  !  Comme  on  voit 
bien  que  l'auteur  est  aux  expédiens  pour  composer  son  livre ,  et  coud 
les  morceaux  Tun  après  l'autre  sans  avoir  envisagé  l'ensemble!  «  Les 
actes  qu'on  va  lire,  nous  dit-il  en  tête  de  ces  extraits,  se  référant  aux 
matières  traitées  dans  mes  deux  volumes,  je  n'ai  pas  vouli^  le^  scinder,  >^ 
et  nonobstant,  ayant  sans  doute  changé  d'avis  d'un  volui^e  à  l'autre, 
il  continue  et  ressoude  à  l'appendice  du  tome  II  cette  publicatioq  qui  de- 
yait  être  complète  dans  le  tome  ^^  Sfais  où  et  conunept  a  ces  actes  se 
réfèrent  aux  matières,  »  à  quel  endroit  et  sur  quel  point  il  les  faut 
étudier,  cela  n'est  dit  nulle  part  d'ime  façon  un  peu  profitable;  on  y  est 
renvoyé  par  hasard,  et  l'on  ne  s'y  retrouve  guère;  ce  nç  sont  que  des 
matériaux  bruts,  çt  j'espère  que  M.  de  Courson,  qui  en  sollicite  si  ar- 
demment l'impression  auprès  du  comité  des  chartes,  s'est  réservé  de 
les  mettre  alors  en  meilleure  lumière.  Je  demande  grâce  pour  de  si 
sèches  observations;  mais,  après  tout,  il  s'agit  ici  des  titres  sckntifiques 
d'un  lauréat  de  l'Académie  des  hiscriptions,  et,  quoique  celui-ci  ait  en 

(i)  Je  dois  dire  que  M.  de  Courson  ?eut  beaucoup  de  bien  au  livre  de  M.  Lehuërou;  il 
en  (ait  d'autant  plus  de  cas  qu'il  imagine  l'aToir  inspiré,  et  semble  toujours  lui  reprendre 
ce  qu'il  lui  aurait  prêté;  il  oublie  seulement  de  citer  quand  il  prend  mot  pour  mot.  Corn- 
|»ares  les  pages  125-136  da  deuxième  volume  de  M.  de  Courson,  et  les  pages  U3-iii  du 
deuxième  volume  de  M.  Lebuërou. 


LITTBBATUIŒ  CATHOLIQUE  ET  FÉODALE.  Si 

abotidaDc^  orne  son  sujet  de  fleurs  plus  ou  moins  étrangères,  il  faut  bien 
qttW  y  reste  éiicope  un  peu  d'aridité. 

Je  Misse  nfftloîtenant  les  accessoires  pour  aborder  le  principale  Si  je 
péâètreâtu  ëeiii  même  de  cet  ouvrage  tant  de  fois  ressassé  sans  avoir  été 
c^MgéJainais,  quel  labyrinthe,  hélas!  quels  perpétuels  recomt^^iv^ 
mens,  ainsi  que  disait  M"*  de  Sévigné  en  parlant  de  choses  j^us  amu- 
sanitei!  On  prend  et  reprend  les  mêmes  questions  dans  dix  chapitres. 
OaTe¥ient^ten^icè!s^;sul'  ses  pas,  on  se  heurte  toiy ours  à  T  improviste 
contre 'dés  ^iyràp!(^  èàtïérs  A'Ëvénemens  ou  d'idées  qui  ne  sont  point  à 
leur  placé.  Couvre  le  li^é  rit  feutrée  du  premier  yolume  de  ^édiiio^ 
de  i'SiGy'Ile  f encontre,  èphime'dans  l'unique  voïiime  de  1^3,  des  jpnédi-* 
tatidns  plti9  oti  mbiûs  fondées  sur  Tes  origines  ^i  )fs  langues  bretonnasi 
soÊ  Ub  in^tufions  bretonnes  et  gatiloises,  sur  té\^i  des  personnes,  la 
cUent^e,  le  vasselage,  lé  colonàt^  ïds  privilèges  dip  la  noblesse,  la  na- 
tnre  dé  Fafutorité  royale  et  des  àsseinbléés  poUtiqut?s,  plus  un  résumé 
général  de  Ttiistoire  de  la'  Gaulé  et  de  la  Bretagne  soùs  les  Romains. 
Od  travers  tout  cela  ÏMjùr  arrivei^  à  la  Physionomie  du  sol,  qui,  ei^ 
bonne  conscience,  aurait  dû  passer  là  première.  En  revanche,  le  lecteur 
est  ensuite  lancé  d*un  coup  jusqu'à  la  fin  des  Mérovingiens,  et  là  M.  de 
Gourson,  se  rappelant  par  hasard  qu'en  184^  il  n'avait  rien  dit  de  l'éta- 
blissement dtf  Christianisme,  vous  prie  solennellement  de  rétrograder 
jusqu'à  la  chute  de  l'empire  et  d'assister  aux  plus  antiques  prédications 
des  apôtres  de  l'Occident.  Il  faut  donc  maintenant  quitter  les  dernières 
années  du  viir  siècle  pour  retourner  aux  temps  de  Pelage,  de  saint  Pa- 
trice et  du  nionie  Augustin;  nous  y  gagnons  une  longue  dissertation  sur 
le  pélagianisme,  ime  pompeuse  apologie  du  siège  de  Rome  :  c'est  un  peu 
tardif,  un  peu  discursif;  mais,  en  tout,  mieux  vaut  tard  que  jamais,  et 
n'était^il  pas  juste  de  dire  enân  leur  fait  à  M.  Michelet  et  à  M.  Thierry, 
ioiqours  suivant  la  mode  bretonne^  a  d'après  le  témoignage  de  Girald 
le  Cambrien?  »  Nous  voici  d'ailleurs  remis  en  route,  et  nous  allons 
presque  cette  fois  jusqu'au  xi«  siècle.  Ypilà,  par  malheur^  une  autre 
pierre  d'achoppement.  En  1843,  M.  de  Gourson  ne  connaissait  encore 
des  lois  galloises  du  roi  HoeMa  que  la  traduction  latine  de  Wotton , 
«  qui  Favait  rebuté.  0  Un  ami  trop  bienveillant  a  eu  la  fatale  a  cour- 
toisie »  de  lui  communiquer  la  traduction  anglaise  publiée  en  1841 
par  M.  Aneurim  Owen;  il  en  a  prodigieusement  abusé.  «  Avant  de  dé- 
rouler nos  annales  depuis  le  xi*  siècle  jusqu'à  la  fin  du  xv%  dit-il  en 
terminant  le  premier  volume,  je  crois  devoir  m'arrêter  ici  à  des  re- 
cherches et  à  des  considérations  d'un  autre  ordre ,  et  qui ,  si  elles  ne. 
sont  pas  historiques  dans  le  sens  convenu  et  vulgaire  de  ce  mot,  le  sont 
incontestablement  dans  un  sens  plus  large  et  plus  relevé.  »  G'est  là  ce 
qui  s'appelle  crier  gare,  n^n'en  est  pas  moins  vrai  que,  s'il  y  a  quelque 
amateur  opiniâtre  de  ces  considérations  trop  larges  pour  être  historî- 

TOMK  xvn.  6 


qiiis^lL  de  fiowsitt  Toblige  A  kÉMnr  làihg^htoiiiiÉwilwupuiiiiiiiCwi 
lorôii^ns  et  à  yeair  doreebeC  ave^ltû^  fwBUadWfclB  jwiuâtik^d^ait 
à  Jatctvttto^de  reBat>iim:fo«wiMi  »  <hie(di»9dt  c»  rfail  p>iiiili  BBÊÊÊm^mÊdx 
leipMtar.:  «  Pnoms  les  ciMMet^  d»  invti^  rféMWéflt  smikÉiv  >apfd<Hi  . 
Césactànetre  «ôde,  »  «I  nom  T^kmbiosmé^pkmthéUfdy^^^  mh' 

coud  ;  Yobàme^^  dan^^te^uotitateiiâ  btetomitt  qpH  ^iwitut>iM||àiiBmglif<'  > 
le  j^mniery  et  QMK  BoiiB  perdoas  de  ptei^eft  plM^^ 
sepe  fip  de  la  oUeataUe  6l  4ii  vaiselai^ 

reiiiattoMB<ett  quête  da^oebefeam  vIMiiNÀ^li.yde,  Gmsmm  ^MitalM^ 
lumentcwcbar  Tenliaooftde  JTnifn  wtifi> 

de({uelque  unité,  un  principal  s^iei  suGcesMvement  traMétda  diia 
inaiu#i;e5  :  ^la^ii^  jrfût^  ifoékpiidé^  peuira»» 

mais  baai^ciMi^  p)ii9  rar^Meot  damr4li9«  nJUirâm  aeadémkpNB.  La 

seconde  ja^aai^e  de  M,  de:  GoufSflP»  d^ 

stitotjoo8  priaûtiYeS)  a  du  moûia  laivantage  de  ta  «inpûfitté;  il  analyee 
purement  ce  précieux  valuma  de  M«  Owen»  il  ^Ureopie  daa  cki^tiee 
eutiers^^  nous  ayertiasant  d'ttUeura,  avec  me  tfiere]^le  namté ,  que 
c'est  là  la  isésuUnA  d'iniFestigatioDS  «  longues  et  pei»évégMrteflt  »  Je 
suis  juste  eepeodsoit,  et»  pouff  quèpeutlûrele  ^iiiois  dans  lorigiiial,  il 
doit  être  to€i  a^gtéMe  de  retrouver  le  texte  môme  dlHael  en  bas  dss 
palpes,  quelquefois  mâase  iaterealé  dam  trop  de  disparate  dans  lepna^ 
pre  style  de  l'auteur  français.^  il  y  a  là  eertainemenl  la  matière  d'mi 
parallèle  instructif  entre  les  dialectes  bas^bretons  (1).  Tout  ûMi  pour* 
tant,  même  ua  commentaire.  IL  de  Goucson,  arrivé  au  bout  du  si^i^^ 
juge  alors  à  propos  de  coudre  à  cède  dissertation  spéciale  qu'il  ier^ 
mine  une^  aiîtee  -dissertation  encore  plus  à  part  sur  les  origines  de  la 
noUesseet  de  la  féodalité  en  géaéumL  Estrce  enfin  assea  de  digresaonsî 
Chose  siagulièrel  à  peine  sommea-noua  réellement  rentrés  daaa  rhis^ 
tûire  de  Bretagne/  que  noua  vailà^  coittme  devant»  rejetés  d'un  bend  à 
l'établissement  même  du  ohiûslianisme,.  et  qu'à  propos  des  croisades» 
on  nous  édiQa  longuement  sur  la  légitimité,  TutiUÏéy  la  nécessité  du 
pouvoir  temporel  des  pape^  il  y  en  a  là  pour  un  chapitre.  Par  boi^ 
heur^  nous  ne  sommes  cette^ftNsmmenés  qu'à  Constantin;  mais,  par 
couipensationi  nous  quittons  les  pi^es  eux-mêmes  pour  la  biographe 
de  Uobert  d'Arbrissel,  etcelia^pour  une  étude  critique  et  pittoresque 
d'Abélard,  l'Abélard  de  M.  de  R^usat^  s'entend.  Puis,  M.  de  Rémusat 
une  fois  passé  par  les  verges,  M.  de  Courson  se  souvient  qu'il  n'a  point 
achevé  selon  son  gré  le  tableau  de  la  féodaUté,  et,  sous  air  d'applk[uer 

• 

(1)  Voici  un  simple  specimeo  de  ce  style  peu  attrayant  :  «  La  loi  assurait 'Seulement  un- 
iyMyn  atecxlouxe  enoê  de  terre  à  chaque  uchelwer  et  huit  erwi  à  chaque  bonhedig 
oytiwhynol  (ingmuiu),  etc.,  etc.  »  (U,  9S.)  Il  y  a  des  pa^^  entières  de  cette  rude  lecture, 
et  quelquefois  M.  de  Gourson  oublie  de  traduire. 


phitvp»iinili>iimMil>  lar>elÉD8et à  FAmMriqm,  il» noM^trartnacei  péCii^Ift 
trtâMème^ôw  qwatritafnf^  Ibirtei  mëiiits  buniaiiiMrefli  dé^Ia  cHetiHdne  et 
do  ¥snela96.  Ceslridore MUtetrimt^  &tti  iqpfèi  tMte»  tes  campagnes 

nalM  Hitéiiiog îde •Bretagne- éipètel^  hi  réiretatîoDd^ 

8^  dBux^ehapHrM^'Vvt  4pni^#  lotil  loiite  VafAnre^  cenf  dhquahtë' 
ptt98»^êiitft^0fii'(r«uvrÉig#én  apvècdèMiif  «MlBy^  Tdfft<cèla,  irifiiéh- 
semiii^,  ^tltftole  dMe  :  Mtiiëh^âl^fmiph§^  IfMmé  dans  ta  Gaule  ef' 
danubiennes  BtiUmHiqms,  langtèêê,  emiêumes,  fMèur&  et  tnêHtMons^t^tsl 
Umi  cela  que  l'Académie  des  IniNïrtj^lkM  eMtelles^LeUred'â^  predktnê' 
le Im^l «le  ]plii# «ayairt  et  le  pMsr  pfoltod  »  "de^ riiiHiëe  eornismlte  : 
qoriftè^  asmée4      ^ 

91  Mêle  que  sent  mevi  compto^fidu^  Pwi  a  petit-être  en  quètciYie 
pirine  à  «ome  la  pensée  de f aisrteiir  '#nr  ««elle  t^oiitebri^  qifif "par- 
coMt.  IbnAfen  n'en  aoraH^ir  pas  à  le -roir ^  ehërofier  hiwmême  au 
mHfeu  dèee  dédate,  perdre  à  tcmt  moment  te  fil  qt/ft  cesse  et  renoue 
Ting<  firie  sans  le  ressai!9i>r  jamais  k  propos! H  va,  îl'vfent,  il  avance,  fl 
recute,  ftaehâte,  il  s'essouflte;  il  rfembrouflte  à  voirfoir  démWer  tons 
lee  morceaux  de  son  idée  sous*  lès  trots  éditions  qu'elle  a  successive- 
ment engendrées  (1);  On  êtnii  qu'entrateé  maligré  lui  d'écarts  en  écarts, 
If.  de  Ofmrson  désespère  toujours  d^arriver  :  «  Mais  poursuivons...  maïs 
contfnnons...,  s'écrte-t^il  après  chacun  de  ses  tiors-d'œuvre;  revenons 
à  notre  sujet...  il  en  est  temps...  le  temps  nous^^ presse...  l'espace  va 
nous  manquer...  »  Étaft«-ce  donc  le  libraire  qui,  son  contrat  à  la  main, 
fixait  à  la  fois  un  format  eiuu  délai,  jaloi^  d'introduire  au  plus  vite 
une  autre  ^felo^ftédans  cette  récente  galerie  âesphysiôiogies  illustrées 
de  nés  provinces?"  ou  bien  étarit-^e  F  Académie  qui  attendait  te  lf?re  à  la 
porte  de  Fauteur  et  s'impatïentaW:  de  ne  point  Favoir  encore  couronnée 

Qui  ssiî  cependant?  ces  mauvais-  procédés-  de  fttbricatîou  ont  peui- 
être  danné*  des  résultats  îmiMiêvus;  cette  Ibugue -vagabonde,  très  rare 
chez  tea  élruditB,  qui  sont  gens  méthodiques,  a  peut^re  enrichi  la 
sdence  en  la  promenant  ainsi  à  travers  champs;  fli  y  a  dtes  torrens  qui 
nmtent  de  For.  Je  ne  me  rebuterai  pas ,  je  m'attaque  sérieusement  au 
fond  même,  h  te  substance  du  \v  re  dé  M.  de  Gouraon;  ¥Y  ^^^  *^"^*  ^® 
suite  bieu  des  lacunes  et  bien  du  hxxe  hors  dé  place;  i(  a  oublié  des 
choses  qu'il  aurait  dû  mettre,  il  en  a  mis  qu'il  aurait  dû  rqeter,  et 

(I)  L*opimon  de  M.  de  Courson  sur  la  nature  et  les  rapports  de  ces  éditions  successives 
est  (TnBMir»  très  diangeantr.  D'après  son  avant-propos,  il  parattraH  que  fcs-preimères 
élaient  «  des  âragmana  détachés 'd«  grMd  ouvrage  »4ia7il  pttl>|ie^  Ikuw  ud»  note  du 
second  toliiine^  on  toH  au  contraire^  qoê  l-onfvag»  de  1643  a  été.  «treibnda  o  dans  fou- 
vrsgie  de  IStô.  Auquel  entendre?  Ce  qu*il  y  a  de  star,  c'est  qu'on  oe  aecait  pas  fiché  do 
iaii^ser  croire  que  les  trois  éditions  sont  trois  livres  différcns;  Tauteur  sait  bien  qu'elle^ 
n'en  font  qu  un  :  que  ne  ront-^ites  fdit  mciUenrf 


84  ftCYUB  Dis  DBVK  M01ID89. 

Son  sujet,  am^ndri  par  des  ^ides  éflormes^ebârgé  de 
qui  De  combleiit  pas  ces  yidesy  semble  enoore  s'eShcei^  di^vaiHage  pûMr 
se  prêter  mieux  à  la  propagande  d'une  théorie  >la«i«6rite.  VHiHairaÂe^ 
peupkê  breton»  n'est  ai  soDune  qu'ime^eoasidnd'^apriogie^au  bénéfice 
du  système  féodal;  c'est  un  motif  plus  sentimentet  que  scientiftimcy  but 
lequel  Tauleur  brode /en  variations  aase^'moaotones^tousaesjregrelB 
et  tous  ses  yœux;  des  peupki  fir^Htmâ^euiHiiémer  il  n'en  est  jque^ea 
que  par  hasard ,  et  le  Imsardles^sert  mal^   •    -^     ^r».  i  .^       ,, 

Que  penser,  en  effet,  ffxBtieHkii^^dës<fèiitptê»'b^ 
et  dans  Uê  Ileà  BHfanniqueB  où  il  n*«9l  f^falt  *l^lé  4des  iGéilesxl^Éeosse  et 
deis  C&Hes  d'Irlande?  Trop  ex^tusIvemeal^droi^â'atxÂpentnidéoM*- 
vert  en4B!46  la  noutelte  édition  deëXJn^j^oMatlga»  de  1^^ 
son  s'imagine  atoh'ël^ÈiSséleë  travaux  dcpnostoisios  8w4eiM^origiiies; 
il  ne  songe  plus  au  titré  de  son  oirauge^  elie  payt de^GaUes  W  repré^ 
sente  toute  là^ande'-Bretagne.'Uaaans^doate  coâsulléiarvec^cpielque 
fruit  le  premier  volume  dé  Ktiistoiredes  Auglo^SœuNi^de  Shareu  Ttv» 
ner;  mais  rien  ne  Tempèeliatt  de  connaître  Tbistoipe  trèa  connue  de 
Héron ,  qui  lui  eût  toi^rs^  appris  quelque  chode  «ur  Jes  Nigi^andetê, 
dont  il  n'a  pas  même  prononcé  le  nom^  ^  Je  me^permets  deluî  recom* 
mander  en  outre,  poUrrenaesneot^'unequatriéiifieédîUony  quelques 
extraits  de  Pinkérton.  M.  de  Cioursoli  s'est  empressé,  nousditril,  de 
préparer  une  traduction  dePbîHpps  aussitôt  qu'oiiltii  a  signalé  Texia- 
tence  de  l'original.  Les  reébercbes  de  Pinkérton  sur  l'anciepne  Êooese 
mériteraient  bien  le  màne  bc^neur;  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  celto- 
mane,  il  s'en  faut,  mais  on  y  trouverait  sur  la  population  des  moo^ 
tagnes  et  la  distributton  des  clans  ilne  érudition  toute  fiûto  qui  n'est 
point  à  mépriser  dans  un  appendice^  £t  l'Irlande ,  iOÙ  le  celtique  est 
encore  langue  nationale,  où ^taiMis  qu'il  s'éteint  en  Ecosse ,  tous  les 
partis  ont  à  tâche,  soit  de  le  oonsenrer  comme  un  moyen  de  résistances 
soit  de  l'étadier  comme  uu>  moyen  de  conquéie,  rirlande  catholique  et 
malheureuse,  H.  de  Coursoln  n'en  dit  rien,  sinon  qu'elle  a  ali^sentiment 
vrai  de  la  dignité  huntoimi^)»  Ge<pauvre  PatUhf,  qui  tendsi  voJontiefs  la 
main  et  porto  sa  misère  comme  un  grand  en&nt,  ne  s'est  jamais  douté 
qu'il  possédât  une  vertu  si  sublime.  M.  de  Courson  ne  se  doute  pas  da- 
vantage qu'il  existe  à  Dublin  une  société  d'archéologie  irlandaise  fondée 
en  1840  a  pour  tirer  de  l'oubli  les  monumens  civils,  ecclésiastiques  ou 
littéraires  qui  peuvent  illustrer  l'histoire,  les  coutumes,  la  topographie 
de  l'ancienne  Irlande.  »  U  est  malheureusement  toiyomrs  en  retard  sur 
le  mouvement  de  la  science.  C'est  seulement  en  1843  qu'il  a  entendu 
parler  de  Philipps  qui  date  de  1827,  et  la  révélation  lui  semble  si  neuve, 
qu'il  croit  de  sa  loyauté  de  remercier  solennellement  l'ami  dont  il  la 
lient.  Ici  donc  H.  de  Ck)urson  n'avait  encore  rencontré  personne  qui  lui 
donnât  avis  de  toutes  ces  richesses  dont  il  se  privait.sans  le  savoir.  Le 


taUeau  desii»))us  et  d^  co^uoia^  duQQniiaagj^t,  ^Ué  dans  1^  (ext^ 
orifl^pal  avec/QOtos  (^  trad^citipn  par  M.  O'Oopoyao,  u'eil^t  pouri^ntipi/^ 
été  déplaça  a  cdté«de9>|oi3id'Hipel^  de  IL  Owep.  Les  9iuia|^8}at|Q6$; 
d'lBlande,.édttQ0sd^iffèfklMin^  de  Trinit; -CoUftge  par  lUL  J^fc* 
chardBptler  et  A^^^a  SoiUbiiWisiaDt  foimii  psut-être  de  précteiix  supr 
idéfn^iiBàia  TiedesabU'P^to^  que  IL  deiCouisûn  Atout  umoaieQt  tii^^- 
desiBoHyrtbteft»  (UiS(9€ii^téidQ:I)^]bt^  e|t  yi^  dan^  mj^^ 

prit  un  peu  égoïste,  pour  TagrélP^l  pei^spw^  de  ses  p^ppreaj^ecor 

bies  :  c')e9lik)£ûiidc4es#^0iip<Mgl^^  ff^m^n^ 

un  deYois  ^.mmt\r^ite^  [i^mi^fi^^mrim  d:l^\,}mm¥^(m  réL^m^u 
FraiiGei?éleRdfardi?elUw«${pe«yt^  di^ia  r$)çpgiwifisfl4^ 

eU6.paido(m^4a*oaibartKmtt|iatd!!UQ  bla«^  i^(@Q4&^4  di^ 

la nice «ûfWBUiie<  Ç'aélé^irtaiiimiiept  iMie>ffirw4f^j^ej^Td?l^  i4» 
canal  8akilïtie0i}e^iquftqd>o94^4n^iiQei;l^  Â'jip§til|it  a>^tdé- 
ooroé  l|  pi)eiiiiète  dese«»iré(om|!Pisa3.à  hr^- 

tons.  Quelle  décqrtîaiyt<quaiidt)iMNt^     l'joju^ag^  | , , 

Et  œpendaul,  >queUe  ibèfeiplu$  i«agi|jiiq]ifelsqu^|l^  plus  grande 
cause  à  p^aid^^ que  cette  aoiBahre  i^t^.  d'iinj^.  lainiUe  antique  entre 
toutes  les  faoûUes  bqmaîn^I  lli^iU;^}ai^  j;em|>pawer<cQjDim 
le  promettait»  il;{alUii,  sulyant^  Vépigi;wb^,môme  d^  M»  de  Cciurson, 
recueillir  lea membres épar»  de  i^te.mërjç  désolée>  «parM  matris  col- 
lige  membra  înm;  il  fallait  suivre  av«c  jpUis  de^  sen^  et  de  sérieux  la  car- 
rière presque  fatale  de  cette»  dure  popalatipU; qui  s'upe»  et  s'eflàce  len- 
tement sur  le  sol  de  notre  Bretagne  cgmoie  ^ur  celui  de  l'Irlande,  qui 
disparait  ou.perd  déjà  toute  son  originalité  dans  les  Highlands  et 
dans  le%  mines  de  Galles  (i).  En  174^  il  n'y  avait  guère  qu'un  mon- 
tagnand  sur  cent  qui  parlât  anglaî^ien  J^qosse^  c'iept  tout  IJnverse  au- 
jonid'hui.  Cruelle  destinée  de  ces  dei?nie|^  i^tesd'w\^ang  au^si  vieux 
quele  granit  de  la  terre  natale!  Les  vrai^iGaëls  d'Écoss<9  quittent  la  place 
pour  ^  faire  plus  nette  aux  moutons  et  an,  gibier  des  nobles  suzerains 
de  leur  pays.  Us  émigrait  en  masse  et  vont  chercher  uneamère  sub- 
fiistance  dans  les  cantpnnemens.de  TAméri^pM  du  Nord)  dans  les  bois 
de  lalkMiveUe-Écosse  et  du  Canada  (2).  C'est  là ;qu'expire  à  présent  Tune 

(1)  Voir  9ur  cette  disfMuritioa  dans  le  pays  de  Galles  les  rapports  publiés  en  Angle- 
içrrc  relativement  i  l'emploi  des  entans  dans  les  mines  et  manufactures.  Consulter  no- 
tamment un  résumé  général  du  travail  des  commissaires  :  l'he  Phyiical  and  moral 
condition  oftfiè  CMldren  and  young  persons  êmployed  in  mines  and  manufaeturst, 
p.  100.  Londres,  1S4S.  —  M.  de  Gourton  eût  encore  appris  là  sur  son  sniei  beaucoup 
pli»  qa%  ne  pense.  11  eût  aussi  trouvé  du  profit  à  lire  les  rapports  adressés  au  conseil 
d'éducation  sur  Tétat  moral  des  mineurs  de  Comouaiiles  et  de  Galles  :  Jlftfiu/e«  ofihe 
eommittee  ofeouneil  on  edtteation  (voyez  les  deux  volumes  de  1839-lBiO,  1840-1841); 
mais  M.  de  Gourson  avait  résolu  de  s'en  tenir  partout  et  pour  tout  aux  lois  d'Hoel-da. 

(S)  On  peut  voir  sur  cette  déplorable  émigration  les  plus  afiRreux  détails  dans  le  livre  si 
intéressant  du  général  David  Stewart  :  Hiitory  of  the  Bighlandjr$gim9ni9. 


dm  bi«iii($her%  cette  iMéli(ét<èî(fâié  fftotf  IR  Vlfe  Cbti^n  a  cru  posséder 
l^hMtri^e  eiittèi^;  et  jenë  s^^ié  [iàraë  piti^foiicliâiMf  taMtean  que  t^eMé' 
ftn  m^ancoMqueiriin  grand^peiiplë  ainsi* ccmsoftitnfe  parune  ibimte  èft' 
sBencteûae^  deslruirtiot .  ilfeg«iiilËrranf1i6t]fôiirsT«rm 
dlé  fecr  de  leur  patrie,  »  s^éérlaif  fêèéihméiit  dtf  irrtsribntiarre  éPAimê- 
riqne  dams  te  synode  ëtïéfflt^KBri^éMbéà^y  iifnpforant  tiiT  ^l'criôft 
de  seeours  spirittiets  potir^ï^frèt^s^^râlfés,  etfldévmlaSt^lcs  (Wstes^^ 
ignorées  dé  ses  onaRtes  dti  désert;  «  Toléîirtngt-sept  ans  qne  îtmWîèr 
en  Canada,  lui  racontait  un  pant^'  homme,  et  Je  ii*ai  Jamais  eu  db 
rétedontla  scène  ne  fB*  poîntenrllfeosse.  *  If  demkndWf  à  une  fémtrié^ 
sielle  aTaitéompiris  un  sermon  anglais  :  «  Jfefe  compreôdéen  an^Iàîr^^ 
répowKtifeBe,  Jëneîè  semqa*en  gaëKque.  ië  parte  Flanglais,  Je  tie  rête 
qu'en  gaëKque.  »  We  dSteifroupas  ees 'dWt  et  tagnes  souvenirs  qui 
ffottent  parfois  dM^nt  les  yeux  éteinte  dés  moriBondsï 

Et  pourquoi  fbihaîs^je  ici  des  impressions  plus  personneflfesTCfe  géîiie 
tout  ensemble  âpre  et  tJU^I'de  fer  tieille  race  notre  mère,  Je  té  cherche 
Yoînement'  soav  les  Iburdee  dt^speriesdimt  Vt:  de  Côurson  se  ptatt  à  Taf- 
fubler;  une  fois  pourtant  Je  l'ai  senti,  le  rude  génie  ceBSique,  et  de  cette 
façon  profonde  dont  on  sent  les  choses  qui  vous  saisissent  à  force  d'être 
virantes.  Cétait  à  Tuam,  une^mîsérable  bourgade  qui  feert  de  métro- 
pole au  Gonnaught,  ht  résideiice  apostolique  du  docteur  John  Hac-HaSe, 
mon  hôte  très  cher  et  très  respecté  (f).  l'assistais  à  des  funérailles.  La 
vieille  femme  qu'on  enterrait  était  dépuis  le  matin  étendue  dans  sa 
Wère,  la  bière  ouverte,  la  face  hors  du  Mnceul;  autour  d'elle,  on  man- 
geait et  Fou  Buvait.  Quand  vint  le  soleil  couchant,  on  ctoua  la  dernière 
planche  à  grand  bruit,  et  Ton  tira  le  cercueil  de  la  maison.  «Btebout  sur 
le  seuil ,  le  flls  et  la  bru  de  la  défunte  récitèrent  à  haute  voix  reloge 
de  ses  vertus;  puis  on  se  mît  en  route,  les  hommes  se  poussant,  se  pres- 
sant pour  approcher  chacun  èson  tbur  de  ceur  qui  portaient  la  morte, 
se  disputant  à  qui  aurait  sa  part  dU  fardeau  et  lui  prêterait  son  épaule. 
Derrière  suivait  le  chteur  des  Ifenmies,  les  bn»  au  cîer,  la  voik  pleine 
de  sanglots,  un  vrai  choBur  dIEuripide,  qui  criaît  sur  tous  les  tons  l'im- 
tique  lamentation,  le  cri  presque  universel  é>er  la  douleur  humaine  : 
Wœ!  idoe!  On  entra  dans  un  cimetière  en  friche.  Le  fossoyeur  piocha 


(i)  M.  de  Gounon  a  fait  tout  ait  chafiitre  à  rencontre  de  M.  Thierry,  de  M:  Ifficbelet 
et'  de  M.  Ampère,  pour  prouver,  snhrant  ses  expressions^  que  «  Téglî^e  irlandaise  est  la 
plus  roniMe  de  iKMite»  lea'égti^e»  du-  monde.  »  Monseigneur  Mac-IMe  8*étomierait  fort 
d'un  pareil  éloge  et  le  rtponsserait  presque  comme  une  îiQdre.^  C'est  un  toMat  aitlio>- 
lique,  un  ardent  eaneim  du  protestant  et  de  rAngtais;  mais  c'est-  aussi  un  évèque  des  an- 
ciens jours,  pénétré  du  sentiment  de  son  indépendance,  et  gardant  comme  un  précieux 
dépôt  les  libres  traditions  du  clergé  dont  il  gouTeme  une  si  grande  partie.  Diepuis  que 
réglisetle  France  a  cessé  d*étre  gailicatie,  il  B*y  a  pas  au  monde  tl^lise  moins  «  romaine  v> 
que  réglise  ^Arteade. 


le  coia  de  iàn^^mUpi0é'm»ùmàiiB  aBaepvdiMaît^d'MMlhideTlii  dén 

pcmU^edes  sîejM.  toiiPa^iUlK^^ilMttiseftwaiiià 

semem  buBwdei»  et  leawMyea»  poiiiarî84teteBeîMa^biàr8i<  lie^  itvon 

au  i^TC|i^  4e  le  fowe«  le»  piediren^foed^celtiMi  d'ua^  bout,  (MAMà  de 
rautre,  ii^  iteprifeAi^  JMPsil^eimi^a^ipibi^  taiKb5t  |p0ataaodie«^  imM 

defiséché  quf;  le^Mu^duioB^q^eis  «feît  voulé  deiii^t  lei^  Uteveitifa^ 
mpiasé  raOteu^.e^ci^ffe  reliwW^^MUYi^tfteut.e»  paiiaiit  ite^ 

se»  et^de  laniWfr»U^f»^îl»<wnroig^^ 

GQiome  Hapg4^  Goi^Tev8iiUtei^ec,(ie  tâte  d'YiMry^  I^^^dtni  dîl  vffM 

courte  prière,  après  qpieî.  to  ew^Uoi^HeiiI^aieiet  ?;iemai^.fnià9iie^.ee 

précipUaai  e  l'eim  aur  les  ommum  étepecs^<aietovr d-eus^  le&re>et»<> 

rent  pêle-mêle,  cvec  d|98  ^go^fityherbereidefl^^ 

béaote  juafufiLee^iu'^e  fât  eopfib^  A  tfawiVf  ee  iugubise  tumatle 

ptaBeit  et  B^ppsiatt  w  .^il  idiot  yrwfue  eatièraneni  au^  ilnjoueit,  sau^ 

tait,  riait  et  gitsfeuleit^  Tous^  lerfigwrduieût  etfle  l^imaient  faii»  avee 

la  pitié  de  la  suj^eistUkm.. 

Ce  deuil  saunage,  ces  rites  himn^  cesticris,  cette  iâel6Sioe,  cette 
folie,  tout  cda.  remuait  rame»  Il  rest^  là  quelque  chose  des  premien 
âges,  et  Fou  se  seatail  iawieibtaneot  tceiMporté  dans  un  monde  qui 
n'est  plus.  Ce  n'était,  ni  pour  le  regretter,  nî  panr^uMuidire  le  nôtce; 
mais  IL  ;  aiait  wcrtristesse  infinie  dans  ce  spectacle  solitiàre,  dans  ce 
peuple  abandonné.  L'Iiomme  d'iepréseni  ne  riTer ra  jamais  sans  une 
émotion  profonde  rboBune  ^-il  fut  à  son  bereean.  Les  nations  mi>- 
demes  auront  beau  s'affermir  dan&  les^Toiea  sérèreeiiu'eUes  se  sent 
faites,  scQtmerde  ptasenphis^lecbarBaeîngtiiirttf  deejoœugs  primitÎTes 
pour  n'obéir  qu'à.leurs  volonté»  et  à  leiur  nûson,  jamais  elles  ne  dé- 
pouilleront cette  mystérieuse  sympathieiqpM*  tour  inspivent  les  premier»^ 
nés  de  la  terre  ouïes  mneus  de  la«iviiMtipn;  iieniseea  toioeors  bien 
▼eau  à  flatter  ce»  irrémédiables  défMtesi  LWi$toiM^dê  Im^ç^nquéie  ikë 
Aornmuis^esi  parmi  bien  d'autres  ian  ittustrcfraeinplede  cette  fayeur 
populaire  qui  récompense^  le  culte  des  «ukies.  M.  de  GeiiiMn<  pouTail 
renooTeler  aur  un  j^us  Teste  théâtre  l'œwwe  dramatique  de  M.  Au- 
gustin Thierry.  Pourquoi  n'a-t-il  pas  essayé?  J'oubliais  que  M.  de  Cour- 
son  ne  professe,  à  Fendroit  de  M.  Thierry,  qu'une  estime  assez  mince. 

Heltons-nous  donc  sur  le  vrai  terrain  de  Tauteur,  puisqu'il  ne  s'est 
pas  mis  sur  celui  qu'il  annonçait^  demeuronaen  Âimorifue^ou  pour 
mieux  dire,  à  propos  de  l'Armorique,  étudions  l'unique  point  auquel 
M.  de  Gemrson  a  tout  sacrifié,  l'apothéose  dés  instHutions  ffodales  :  tout 
sdxmiit  là,  si  quelque  Chose  aboutit  dans  cette  œuvre  inextricable,  qui 
recommence  toujours  et  ne  finit  jamais.  La  légitimité  divine  de  la  féoda^ 
lité,  les  grâces  qu'elle  a  versées  sur  les  peuples,  l'honneur  qu'elle  a  fait  a 


« 

kiimrtiireiliumaÉie,.  le»  vanines  proflm^eft'qc^énè^  dàti^  tè^ccfetar  ttiètne 

a<déo6av6i4^  ctet60B îbiM,  ftt^«dio^;e«^^^^  't^fô^^Hété,  Htén 

mhàtàùk^JSûi^A  pa^ïai&wmMa^(Mm,^il€t'ptiÈmk  àvMtitlout 

te  moâdlK  ceoraKimi  vaiideT^Histe  q^ri^r^ 

|M»éfKsûu|éx]6(Be>dter >lUKtiiêm^,4ïft  éKiNé<!4èrMtif^%^i^to^^ 

y  atdâ.boD^pBrnn  les  conleMp(yrfite  ànéi^^/Hiriàréftié 

àfooop^ik^tkor  é|M' Mi  toio<â»te ^CMiir^^mièi^âi^tY,  ttbst'WaI, 

aiivkiii^innaiiiule temort  de»  Lotlte 4in^ ^ubUé^ltttië pailf one  Jl^- 

liihi¥ilUersïiMolitû8ql]i«(i  iVéM»  tià^^HAki^'fAtte  ti^  dëfôVdrable  atix 
gi«ad9)seiBiieui^(âiâ^t ^  ^éûié^mSA  \^el(i^^Mi'hm  âié  la'  tégè- 
Feté.i«M.i dBi»onamiêfyélk^^(sërVilkf^^  un  flër  "et'  febgiiebi  gen- 
talMlIIIHle,.4llai^fi^f  ^axêur<liit>^bëMéè^^  à  dït^  :'irnridfnâ{1f  jpaâ'icâ 
jésiHteK  Me:  de)ÙMMrsoà  a^l^^à  dMluMrét-r^uv^edë  éë^dôblcs  deVan- 
devs  en  éntaBbleotsiftUAesBë^^  éh  èùVMtlt  dà^nt^jf^  l%o^x)n  de  la 
science;  Ua^swtoutb^idlntde  WMU(^Uèi^S%  cette  èoil^^ilratièn  qui  lutte 
en  France  cootr&la1/«Hlé^K>tif1é^ithner,  quèdl6-je?  (tour  tmagnifièr  tout 
œ qui 8iesti{>àssii  datii t^pkj^ ^pulk 'frbis  ^èdés.  b  —  a  L'uii  déS plus 
grands  jurisconsultes  d'Allemagne  M  Vnandait  Tàii  délier  :  Eh  bien  t 
n'y  a4-41  f)a9>aflsez  loAg^tehips  quelles  i))stitutions  ànti^u^  de  votre 
pays  gisent  ddn^la  podssière;  et^v^lé^gtés  et  Srùs  publicîstes  tlë  se  dé- 
cideront^is  pas  à  dépc^t^  la^  phH^  du' Jôurilsrlistè  pon^  prendre  eiii:Srï 
celle  du  critique  et  de>rhenilihe^'iêtàt?  »  QuMk  se  décident  ou  httil  dé- 
sormais, la  besogneieeifaite  et  parfaite;  M.  "ûe  Coursori  lés  a  distancés; 
la  France  posséda  enfln  son  critiqué tK)tnmé  d'état,  et  a  le  grand  jdris- 
«         considle^  aliemaodt  >dà%nera'  ^adë'ddfite  la  tk*àitër  de'nfioîns  haut. 

Paiinn&toutdeiMMlJ Làf^Mté d^ riàtre  noritelie  école  historique,  c'est 
justenaent  cette  JmptartiaUté  MiMteii^  qu'elle  a  portée  dans  ses  ti^vaux 
sur  le  moyen^ge^ic'était'ydâ  rèâtë/tùie  impartialité  facile,  parce  qu'elle 
ne  tirttt  pobità  eonëéc^eiiëè^,  b^ét^f  la  sérénité  d'un  victorieux  bien 
assuré  desavictoire.'Venafat^  par  impossible,  avant  la  bataillé,  une  si 
£roide  écpiilé  fût  venue  fort  mal  è  propos.  Lorsque  Mably  écrivait  ses 
OteertMMtofiràda  fin 'éâicvnt*  siècle,  il  n'eût  pas  été  cet  esprit  enthou- 
siaste et  auattee  qu'il  était,  il  n'eût  point  exalté  lés  têtes  comme  n  fut 
bon  xpi'il  leseiEaltât^  s'il  n'avait  Voulu  trouver  à  toute  force  d'exceUens 
répubtieai&s  dans  les  forets  germaines  et  dans  les  municipes  gaulois , 
s'il  n'aarait  maudit  et  détestée  si  grand  coeur  cet  établissement  féodal, 

(1)  Il  eu  est  du  livre  de  M.  Laferrière  comme  du  livre  de  M.  Lehuërou;  c*est  une  in- 
filtration secrète  de  celui  de  M.  de  Gourson.  If.  Laferrière,  qui  n*a  certes  pas  Tair  de  s>n 
apercevoir,  a  pourtant  «  fait  à  M.  de  Gourson  Thonneur  de  lui  emprunter  plusieurs  idées 
fondamentales;  »  il  lui  a  du  moins  laissé  son  tableau  des  diviiions  de  la  Gaule  après 
la  chute  de  Venipire, 


LITTÉRATCRE  C.\THOUQl*E  ET  FÉODALE.  89 

dont  les  derniers  suppertëISMnIciStftt  déjà  sui'  une  terre  convulshc. 
Tpuit  ^t  tombé  i«jtîn^wwl»r  eltlVpi(f«ut<aiA«iîBer,  sanoolèie  contre 
r^f^epte,  4i^iHndS^î<n$  sootr»l|i9*iMnafHiks>^ee  ii'MiimÀdi^ 
PQlir c^q^'on «oi^, i^t^-de^^^tir^ ûiielquttiàuAtelteft>deiM.  ewàot 
Vl^  fiYf^iJl^ffc^h^^  >6.daBg8p(ide  fcëtki 

ii;pp^t^^/43ff[it41r|ai3^  ftr«JIPPiQ«^  M^io^  du  mof eatége.  Ifcftiîzofe 

nior jfl^u^ï^p^i ,  Vm  f p>âi^> JuMûi)  uBë  ptnte)  popliUkiM  i 

Ym^r/tiuç.^  ifff^^^e^*i/(l|^  4(^(3  09i«f^^  dès  idf8siet>âeé|Miinon$^ 

siaH^lQ^^i|9fi^ili(^^r/f|^^,ft'g,<^j^    <imad9D  ^u'oU«!iUg€iit*nï|i*iv«« 

gil^ci  ^(Çff  4p^i:»,  da^f*égKnis^l«4fs^ll»8|îw  ^UfMofdiU^e/y'^Iè  cootï 
là  de>|^  pa,fplps,  lx^^4^IWflée§,ê  M.id^iCoiârfiDQiti'i?iiiàifeq*^«ne, 
ccnç^fsym/i^^  lliÉipaivi 

tia^tq  p^pi,é[t]rç.i|pe  ^f^;.  4'(Wi»m^d^€H)b€iWK;^apifteii^ 
point  ceUçf  f|f^  qi<i^i^i;  on,  .i^di^  jt^  «i9fi^R  lfttaMidQ)à  M  ma  ee^ 
nuLgi;iiaqueprétçx.tfi,,(^iiy)P^^r4i;^  ^  j^isi^  ,AJWi4e  difaoii vavao  une 
modestie,  qu^  j  ^ûpf^rMî^  à  crQire<s^^n^,y  ) ,;  non»  céelamiBaMulenent; 
le  droit  de  coofçi^ser  «que  la  jumçi^i^^iK^ijbsAd-étaiite 
pensons  poin^  à  la  r^issu$|çi^ir  ;  ^^^^l  i;^;^  .^if^e^  «ffet>  Qu'Ainienbarpaa 
à  ceKU  faudrait  jta,|c;ep>çWir!^  sur  8f^^  !       i  >     i     m 

U  faudrait,  ,^  mêp^  tampp^  r^oilf^eiirèitout  l'4io(}nîl46iU  anience, 
bannir  djss  esprits,, ^çji^^9  M.idéQ»)4a|qes.fp;Usi4oî:tm^^    d'illustres 
maîtres,  et  cbauger  li^  fait^,  pour  çhai^ffi^ri  ^  éiùoUw».  JLa  science  au- 
jourd'hui ne  calomnie  poiul,^  ne  tiatt^poiipt. lie. f^i^^elte; fend  justice 
à  toutes  les  phases  (j[|^J'iiisto^,,ii,laf8p^iét^rléQ4ate 
celles  qui  se  ^pt  s^pcédé  da^J^  lçng^a  ,«^4es!  df^tiûées  humaines.  < 
Elle  ne, s'arrête  p^{e^  phefpl^^.^le^  dcci99effN»fità{HM^ 
Yoyageuse  sur  quelque,  jpp^it  isoii^  4^  c/^tO}  prqijit^  iofiÂie  pour;  s'engour- 
dir avec  les  i^çxts  i^ç!^t  r^nat|i^^i^  sm^  n^m^i  t^tt?'  w  cmint  pas  non 
plus  que  ç^  m9r^  s^jI^s^iCpt  pou^f.glaqjuf  ,€^  elle  est 

sans  rancunes  pai;çe  qu'elle  ^t  sans  ^iaiTnQ^)t)|ieM(ine  fei»t  jamais  les 
restaurations,  iln'y  a  que  lei^.bojmqies.qui;i|^^:^66^Qnt  :  /nous^avons 
bien  pu  nous  ^n,apej:cieYpir.  Le  gpfi^^raQppiQQt  tmM  nift  «ri^é  par* 
tout  à  sa  place  pour  s'en  aUier  partout  à  son  t|€W^i^ittQ'€ial<>nM<les 
grandes  merveilles  de  T  histoire  que  cette  lente  «suoœssioiljdûs;  formes 
sociales  progressiven^ent  traversées  par  l'intelligence)  c'f^U^l^lua  belle 
philosophie  que  je  çooj^^iisse  de  voir  l'hommCj  agrandi  par  l'éducation 
patieotê  des  siècles,  monter  peu  à  peu  delà  notion  pramièra  de ia  la-* 
mille  jusqu'à  la  notion  vraie  de  l'état. 

Accorder  sur  un  bon  pied  Tétat  et  la  fàmiUe,  tel  est  le  sublime  pro- 

(1)  ÂTafit«-propos  de  M.  de  Courson,  page  S. 


M  lEVUB  MM  mm  xoiiDn. 

bièmg  'dies  iariitethiM'nirterpeg.  V^fiÊlÊ^'lk  rèttlttMoa  ttVempm^  là 
iufiÉiHefttt  absorbée  «ptr  l'état,  c'était  ifimiivcRs^  n'est-ce  pa^  lin  p^ifB 
oMtraire À  présent,  ettef^Rtmire^ninâmH^U'mieni^f  Aniëstrre  que  la 
irte  ptibliqiie  semMe  «^IMUîr  et  9e  déteiidre,  éHé  èe  subordonné  Si  la 
^  firivée',  OB  ne  90  pkfne  pas  d'éCre  nn  rai^  Citizen,  miifir  6n  esA^M  bon 
pèr«!  Lefll  vtertfis  domestiqnes  finiront^Res  mni  par  Mm  dlspensi^'4é 
touteB  lea  BUBàt&ff  fi*ne  s'en  faudra  gmère  ëtors  tjd'eHes  hé  -^^iètàâes 
Tiees.  Toti)DiiPB  au  g«et  pmr  saisir  à  pi^pdslé^irt'dè  b  ntoiitev')^ 
fiosse  science  n'a  pas  manqué  de  suivre  ici  le  cenratrt^'ènë  s^éifôrée  de 
supprimer  Fétat  dans  l'bisto'ire  comme  dalis  laf  pMitiqliè,  éHfe  hii  'nie 
partout  son  dreiit  et  ses  titihes  au  fcénéficé  etdustf  dé  la  fiÀnilkr;  r«bt 
pMr  elle,  œ  atnmêi  jamais  qué^  la  femtfte  ^it  grand.  Merisouge  èâl^ 
cnlé!  L'état  n^estpa^  la  fÉumlle,  la  ftmfUté  n'est  |Mi^  et  tié  t>eut  être 
l^état;  les  rois  pasteurs  des  peuples  soHt^  Tége  dHomère.  La  fiimîHe 
est TassodatiOB  passhre  des  instincts  et  des  sentimens;  elle  se  reproduit 
sans  but.  L'état^  l'association  \9bte  et  active  des  înielligences;  il  se 
propose  une  fin.  La  ftanille  flfa  point  d'histoifé,  et  l'homme  est  au 
monde  pour  en  avoir  une;  le  premier  jour  de  FhMrire,  c'est  te  jour 
06  disparaissent  les  patriait;hes. 

Mais  conunent  le  baiiiare  dévoué  corps  et  ame  au  chef  de  sa  tribu, 
attaché  de  sa  propre  personne  à  cette  personne  supérieure  par  le  seul 
lien  des  affections^  et  des  instincts  domestiques,  comment  le  barbare, 
au  sortir  de  la  v<e  de  famille,  eût4l  jamais  conçu  sans  intermédiaire 
notre  état  d'aujourd'hui ,  cette  puissance  abstraite  qui  représente  la 
somme  de  tous  les  intérêts  et  de  toutes  les  volontés ,  qui  dorrline  ses 
plus  hants  serviteurs  comme  le  droit  domine  la  loi ,  cet  être  idéal  pour 
lequel  on  donne  sa  vie  comme  on  la  donnerait  pour  un  être  de  chair 
et  de  sangt  fi  fallstt  une  tr«MisHion,  il  fallait  d'abord  un  Signe  matériel 
pour  que  Fidée  d'une  société  fixe  et  régulière  s'incarnât  plus  facilement 
^ns  les  esprits.  Cosigne  s'est  trôui^du  moment  où  la  propriété  indi- 
viduelle a  remplacé  sur  un  ^  divisé  la  possession  confuse  du  clan 
sur  \m  sol  presque  indivis.  GÉie  ^sedété  de  propriétaires  distincts  s'in- 
stalle au  lieu  de  camper,  et  cette  situation  nouvelle  la  conduit  à  toutes 
les  iQventfons«qui'fent  la  grandeur  et  prouvent  la  vocation  de  Fhomme. 
Cest  en  -s'attachatil  è'  la  terre  que  Itiomme  se  tire  de  cette  existence 
vague  et  oommune  où  son  originalité  créatrice  s'effiiçait  derrière  les 
caractères  généraux  de  sa  race.  C'est  la  tenure  de  la  terre  qui  Félève 
à  une  vie  plus  diverse  et  l'oblige  à  des  relations  plus  raisonnées.  La 
terre  alors  te  gouverne,  «c'est  la  terre  qui  fait  l'homme,  »  et  voilà  le 
premier  axiome,  le  sens  naturel  des  institutions  féodales.  De  ce  point 
de  vue*-là,  elles  ont  existé  partout  et  dans  tous  les  temps;  ce  n'est  pas 
qu'elles  doivent  exister  toujours.  Vient  en  efTet  le  moment  où  la  so- 
ciété n'a  plus  besoin  de  cette  représentation  palpable  de  son  essence 


et  da  son  i]Qit^ialte.iSst,  toiit.4MÎae.  La  loi  toitefo  i|a  <kt  iffra,  ioii^ 
ttle.fpiir  Xa^xM^t^*  ^a  JIa  ûa^,4%gânQ  «l  ré^ras^v  J^'  cHofW  <a  i<mi 
^^^y^^^f^J^^ti^  ^  V^^M^  {mr^^biaa  autd^asuiB  (de  «Mrpit  éti^t  dwt 

non  f^t^'esf^e  4i^,9<P  doi^aiii^.^ott  de^m  coutuina^.U  cmàgmod  vm 
fM^àj^fiff^  |[f Qf^"^  lw^^rhîà;anchîe  j^liJMatoU^UiaUtec  la  révolutioa 

on  ^appellie  coip^  l^i  1^^  do^if^^de  k^,caasHtij»miW.¥  4^1  creuses 
maiumes  ai  de  Iplîiss  i^illeY^s^s^  »  i4<¥^où  var^rop.?  Çeiqiie  l'ou  veut 
avaiit  tout  pei^u4fier>  c'j^t;qU''iiu^^^^  d^M^sTUMitoke  cette  initia* 

tioD  volontaire  de  F  humanité  s'élevant^ln^  d'eU^^jnâ^fie  à  $a  gran^ 
deur^  c'e^  que  ri^oGM^  ,^t  la,  société;»  créé^  daps  leur  excellence  y  ne 
peuvent  ne^  sûnuter  à jleur  fbrtmae  par  le  travaildes aiècles.  U n'y  a 
donc  au  monde  q^'une.soçi^té.l(égitimeyla  société,  primitive  de  la  têi^ 
mille  divlnendent  instituée  pour  rester  à  jamais  sous  une  loi  d'autorité; 
la  nôtre  ne  compte  pas,  puisqu'elle  n'est ,  depuis  trois  ou  qjuatre  cents 
ans  y  que  désordre  et  confusion,  et,  quant  à  la  société  féodale»  la  vraie, 
la  pure  féodalité^  c'est  encore  la  faînille. ,  Voilà  l'erreur  «ur  laquelle 
IL  de  Gourson  a  épuisé  tout  son  temps  et  toute  sa  «cieac9^  il  lui  fallait 
faire  naître  la  féodalité  en  même  temps  que  Ibomme^  il  n'a  pas  cru 
pouvoir  établir  à  moins  que  «la  féodalité  n'était  pas  née  comme  ua 
champignon  sur  du  fumier  pendant  une  journée  d'orage!  »  Per- 
sonne cependant,  même  avant  que  l'Académie  eût  couronué  cett9 
révélation  peu  nouvelle,  personne  ne  contestait  ^e  la  féodalité  eût  ses 
racines  dans  les  âges  qui  l'ont  précédé^;  mais  personne,  fut-ce  même 
en  dépit  de  l'Académie,  peisonne  ne  voudra  croire  que  la  féodalité  soit 
fout  entière  dans  l'organisation  naturelle  de  la  famille^  du  clan,,  de  la 
tribu,  et  qu'elle  eût  été,  par  conséquent,  très  agréable  aux  peuple^^ 
si  les  rois  ne  l'avaient  méchamment  gâtéa. 

En  prêchant  ainsi  l'identité  de  la  famille  primitive  et  de  la  société 
féodale,  M.  de  Gourson  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  oubliait  aeulemfent  le 
prmcipe  fondamental  de  la  féodalité,  la  pl^ce  que  prenait  désormais  la 
terre  dans  tous  les  rapports  de  la  vie;  il  n'a  pas  compris  que  le  clan  re- 
posait sur  Tunique  lien  de  la  personne  à  la  personne,  Fensemble  du  sys- 
tème féodal  sur  le  lien  de  la  personne  à  la  terre;  il  a  fermé  les  yeux  pour 


92  ttvmi  JM  vmt  mmd». 

ne  pa6  Voir  les  difféi^^nées  qui  découlaient  partout'  de  cette  diittiiôfioii 
fondamentale.  On  lui  prcmté  que  la  famille  f éedsAe  eslT^Éhéiutè  fiAt  la 
loi  de  succession,  tandis  que  la  famille  primitive  s'éteàdA>nfitltfl  f^âhr  fe 
ëoù^àge  du  clan;  on  hii  mèntre;  d'un  oôté,  Ufiéf  fm»pélëlé1ltmhm\isée 
dans  la  {loséession  d'une  seule  soùcbe,  tt^sttiiaèiàFaHiié^fMr  {M'^tege 
exclusif;  de  rautre/uu  partage  égal  de  FhërâAlli'^Ms'dfâlM 
primogéotture  et  dé  bâtatdi^;  bu'bMn  edboi^lé  eaâbt>Ao«^ 
fisé  t>âr  un  sin^lier  contftiste  auJirdép»nsr)d«!Séi$»  Mt^  éûûiï  ton 
rappelle  rbespitàllté  g^fmànUj^ù&ykVrm^^titakAë^^^ 
iBourte directe  du  àto»  d*aubaine>(V);>M/iâ€lCoti{i^¥ës(è  itSk\e  i^  fbi 
^  baués^  li^  éfi^ulë^,  perdu dand  U  cdHtëttifMil^tt'Ilé  eé  bodbëuf  trbp 
tôt  éeoulô  de»!  sièOlè$>fëodaux  qiii'^tti*^h(*èfre  pbu^  M  rèrè  dés  patriàr- 
dies  Ne ïài ^tîetftâ^ ia taillé! ui delU^i^rtéie; c*ét^etit< làdeë abu^ die 
tancten  réf^n^é^là^pèiPfldlèfâés  t^i^àvafldéiio^  sef^utiâ  db  letirs 
droMs  les?  plAs  essentielle  :  <  ^te  ûè  ipduVdieht  j^lui^  remplit^  ievihi  dèVdfrs 
envefrs  leurs  VastôUK:^  ^AiMrèitfêâtV^s  débite,  ilsaûrafbnt  ^nt-blfiities 
engrangé  leairs  moisisonB  efl)èftt;^lefi^étarigs».' Il  faudrait  pourtant 
bien  loger  quelque  patl'dan^nîktciiré^  cet  à^e  d^mUe  la  fèodalHé. 
M.  de  Gourson  a  fait  son*  diebc^  ït  aurait  voiUu  ^émt  tau  ttiotidie  avant  le 
XIV*  siècle  :  la  vie  était^lte'dèilc^èri^ônilmbdé^au  xi^,  ^uah^  l'église 
implorait  la  trêve  de  Dieu  pour  obtenir  {|u'on  ne  guerroyât  pas  plus  de 
trois  Jours  par  seihainé  ?  au  xir;  dfr  temp^  des  cotferea^t  T  au  ini%  du 
temps  des  pètetôureàuxt  L'éti^^  piété  que  cette  adoration  presque 
m^fstique  de  la  Tiolenci^)  pÉrciè  ^è  la  Violén<!e  eët  tnainteàànt  couverte 
du  manteau  des  figes  f  Et  tojnèsi  aussi  :  depuis  le  xrv^  iSèJclè,  tout  est  allé 
de  mal  en  pis,  soit;  mais  11  ^a  dés  héros  dans  toutes  les  décadences; 
où  prendrons^ôusles  héros  de  M/dèGourson?(^^i\n!rt,  par  exemple, 
les  hottimesde  la  ligue,  lorscifuë  %  la  HaHOn;  éourbée  depuis  Philippe- 
le^Bel  sous  le  joug  du  pouvoir  absOttr  fondiê  par  les  légistes,  se  réveîUe 
et  iê  retrow>e  à  là  voix  dé  ses  jJi^êttiôs.  »  Ce  seront  par  atialogie  ces  gen- 
tilshommes bretons  du  xvuf  siècle  qui,  pactisant  avec  l'Espagne  comme 
leurs  aïeux  du  xvi%  servent  d'acolytes  à  ta  misérable  cot^spiratiou  de 
Celiamare.  €e  seront  enfin  les  conseillers  du  parlement  de  Rennes  qui 
refusent  d'enregistrer  les  lois  de  l'assemblée  constituante,  parce  que 
les  états  de  Bretagne  n'ont  pas  été  convoqués  pour  les  approuver;  ce 
seront  à  toutes  lès  époques  les  malencontreux  défenseurs  «  de  ce  vieil 
édifice  de  la  constitution  française  »  qui  n'a  certainement  existé  dans 
aucune.  Le  rare  patriotisme  que  d'êtrê  ainsi  à  perpétuité  du  parti  de 
ceux  qui  statuèrent  avec  Fétratiger  contre  l'esprit  de  leur  temps  et  le 


(1)  Du  moment  où  chacun  doit  rester  sur  sa  glèbe,  le  vagabond,  le  voyageur,  rétran- 
ger,  deviennent  suspects,  et  le  nouveau  régime  teri-itorial  change  ainsi  du  tout  au  tout  les 
anciemies  mœurs. 


(unoLioeE  «r  ivodalb.  98 

60iiT€mifi  de  lem<  ptys,  prince  oQ  nation  !  La  beUe  paisoa  surtout  poiur 
accal^}er^d;^Ôwe»4iiitiMK|u6      fask  même eœiir  et'ne partage  point 

(Tteirt  }^  mw  deroî^P)griettoaQtre  M.  de  GourSDn.  Se9  pecfcadîUes  d'é- 
ruditM  amt^eHb  véiri^^  r^i  «onibrense»,  que  je  pi'ai  point  de  plaee  pour 
lisSf^Miiy^M^^^fm  ttiélbedôset^^lhéories  peuvent  pa^aer  pour  de 'gros 
jféf^&^^fO^^Ft^^}^  le  sens  coiûmun  :  toi|t 

i^elpi  ^p^rdmmft  ee^;q«i^ner4e{ttrdann6  pas^  e'eat  le  dénigi^ement  ^is- 
léii»«tf[liie!di^^)^9!rbanBl(t^'9tt  intelligences  de  noti» 

i^v^f  e>8l  is^çn^^WjXmmçtWqv^ 

tQ^'eura((fiefdon^iDieu)ai^«a|[^j>cberfl^  larpei^mie  dana  r<a«ite«ur 

et blesserrrtNmM auUieuTd'attçtquer^Vîdée^  fc^ nepi^end^'^u'^un^exem- 

ple,  j'sçii^  pcmwaiB  prendre^nUlte^lje^  powrrw  ^* 

xHsé  d^eofiprmler  aQX'Pi[!ot^9tei)^v^e9n^^  «efin  et 

charmant  eeprit  de  M.  If icbeletf  a^^èremeot  ineimmé,  Jani  dTaiitreB, 

plus  obscHTS^  tvaîtés^c&i  masa(^<^igiifîE99ai^  d'mpies*  Je  m'en  tiens, 

|K>uF justifier l'ivpareiiteséy^ntéfcktvies!-^^  àladureté  toute 

partîcuKère  des  ppocédé^  de^^lULid^^^f  nspnfeai^ersll^  <de  fiémusat,  qui 

ne  se  savait  pa^  je  frois,  d'ennemia^  aiph9rnés.  QaV)H  lis»  seulement 

tout  ce^diapitre  ^jue  BL  de  Gourso&aiiÇDnsacré^  l'on  ne  sait  trop  pour- 

quoi>  à  la  vie.id'Al)âiard  entre  deuxf  diaseriations  si>r  la  féodalité  :  on 

verra  là  <:e  qu'il^iipui^t  penser  de  ft^ç-iminiatrf  philoMopke,  <séd  sa  haineux 

partialité  anti-catholique,  »  <le  la  eoncurrenqe  qu'il  fait  à  IL  Eugène  Sue 

pour  lui  arracher  les  électeurs  du  /mf£rr0nt.  Mais  aussi  que  n'avait-on 

le  bon  goût  de  parler  d'Abélard  à  la  manière  du  lauréat  de  T  Académie? 

N'y  ayait-fl  pas  dans  la  destinée  du  malheureux  amant  dHéloise  dés 

endroits  intimea^iuliLétail  beau  de  s'eKercer  à  rendre?  n'étaitr<»  pas  un 

joli  traita  d')ex(4iquer«ommpni  «  l^r^^eil  luî  tenait  Ueude  tout  ce  qui 

lui  avait  été  ravi;.»  (I)?  »  Oesttavee  ces  délicatesses  qu'on  écrit  l'his- 

tx^re«  Et  la  cbarmante  ap^héose  que»!!^  de  Réimisat a  manquée  faute 

dun  peu  de  religionl  PourqucH  ne  pas  ûnif' comme  M^  de  Gourson,  en 

BOUS  'eutr'ouYraat  le  dd?  Pourquoi  ne  pas^  0'éerier  avec  lui  :  ^  Je  crois 

fermeiifiept  que  le  fils  du  pieux Béranger,  ajai^  paasé  dePlaton  au  Christ, 

a  mérité  d'âtre  recueilli  dans  le  sein  de  son  divin  maître/  lequel,  'en 

sa  miséricorde  infinie,  a  rendu  pour  jamais  é  son  f^itcêophec^SeqvHîl 

avait  tant  aimée.  »  Voilà  de  la  tendresse  bien  placée;  M.  de  Goursao  Ta 

dit  quelque  part,  il  n'y  a  que  les  libéraux  qui  se  vantent  d'être  «des 

baiTes  de  fer;  » 

Je  n'iyoute  plus  qu'un  mot  :  la  conclusion  de  oe  livre  si  favorisé,  — 

non  point,  on  l'a  vu,  pour  son  mérite  intrinsèque,  mais  pour  lequel?  je 

ne  sais,  —  la  conclusion  directe  et  hautement  proclamée,  c'est  un  défi 

(f)  Les  points  sont  dans  le  texte  de  M.  de  Gonrson. 


jeté  à  la  face  de  toutes  nos  însUUitioDSi  c'est  un  appel  aux  Manci  «contre 
les  bleus.  U  n'y  alà,  dira-tr-on,  que  du  ridicule;  e^-ce  parce  que  c'est  du 
ridicule  que  vous  le  récompensez?  Je  cite  les  dernières^ paroles  de  H.  de 
Gourson,  qui  n'a  jamais  été  plus  ea  verve  gu'àc»t  endroi(*là  :  c  Catholi- 
ques de  la  vieilfe  l^rrieâeaGivnyaody^llbf^^vâà  des  Pont- 
calec,  des  Cbarette  et  des  Cadoudal,  descendans  des  vieux  ligueurs  de 
Mercœur,  des  bourgeois  de  Saint^Mak),  et  des  paysans  dont  le  sang  hé- 
roïque a  rougi  tant  de  fois  les  landes  du  Morbihan  et  de  la  Vendée  I  ahl 
soyons  toujours  les  dignes  ûls  de  nos  ancêtres  1  Dieu  et  la  liberté  1  Les 
jours  num^^  .ne  ^n^  pas  ^^Wp^  ^ttéSy^P^touère  ^sMuott^  mille 
dtoyens  lelrjpri^olic^  récl|mjii|i]l|i|i^f  ^iqe  la  l^rpiÎQ  la  fa* 
mille'et  ae leducalion.  Cette  manifestation  est  sigoificative...  Cesten 
vain  désormais  que  les  impérialistes  révolutionnaires  tenteraient  d'emr 
boiter  ce  peuple  dans  Tornière  sanglante  tracée  par  les  Danton  et  les 
Robespierre,  comme  on  emboîte  un  wagon  sur  les  rails  d'un  chemin 
de  fer.  L'énergie  des  Bretons  ferait  bientôt  voler  en  éclats  et  la  machine 
et  soaiaàprttdem  diraet^ursi'  tt*etoi»  de  l'Ârmof  ique,  relUséis  avec  res- 
pect r  histoire  it  vos  pères,  relisez-la  pour  apprendre  à  résisler  aux 
despotes,  quels  qu'ils  soienL  Comme  vos  pères,  soyez  fidèles  au  mcilheur 
et  dévoués  sans  espoir  de  récompense;,  mais ,  comme  vos  pères  aussi ,  restez 
toujours  debout,  s 

Ôuaud  ces  pauvres  chouans  de  93  vinrent  demander  à  la  restauration 
le  prix  de  leurs  vieux  services,  elle  les  renvoya  sans  pain  dans  leurs 
chaumières  en  raines,  i^eè  ctiouans  d'aiûourd  hui  nuus  font  ta  guerre 
avec  des  phrases  qui  voudraient  bien  parier  aussi  loin  que  des  baliesi 
mais»  nous^aulreSy,  nous  sommes  des  magnanimes  otites  maguillques: 
nous  leur  demionapour  leur  peine  des  couronnes  élites  piaees»  ei.nHiî 
qui  d'aventure  ne  puis  me  décider  à  trouver  cekt  beau^  par  ce  ieiaps 
de  complaisances  poliliques  «et  de  critique  complaisaQle ,  je  vajs  passer 
assurément  pour  un  liés  peW  «spiit,  suion  pour  un  aseea  mécbaui  cft^  , 
ractere«  f 

AuoAMai  Tmus»  f 


i 

J 


IV 


II 


■^■****'**^-'^-*^*^'' — ' .■^^^- I 


n; 


SÏR  ROBERT  ADÀIR. 

iir  RAbcfft  Adair,  viUi  a  lelcction  fimn  bis  dM^jMclies.  — JUDwU>p. 


Lis  JBésMfFeB  Mrttvîqnes  abondent  en^  AngtetBrffe,  «urtout  depuis 
i«  tfliwp,  mais,  sauf  de  très  nuvs  excepèioBs,  il  ne  Cant  pas  y 
réqnmleDÉde  Mtqiii  forme,  ioaace  nom,  une  des  branches 
pins  ridiescaoïme  les  pins  erigmalas  de  oolm  Uttératnre.  Lc^  roé^ 
nflMttsii'imirien  deoonnmun  avec ees autobiographies tives, 
pittafoscpies,  iauÉss  pliqinea  dss  sentianena  pt monnels  de  i'^ri- 
aiqvî  puisent dlaas  cette  peratHinaMÉé  piéme  lenr  plus  puissant 
intérêt  :  ce  sont  presque  toujours  des  eorapositions  graves,  sérieuses,  un 
pen  séchas^  dansilesipieHei  des  hommes  d'état,  des  cheb  de  parti,  après 
aEVDîr  quitté  les  affaires,  reeueiUent  les  souvenirs  de  leur  carrière  poli- 
tîqBe  HKMns  pour  (aire  valoir  leurs  services  ou  pour  justifier  leur  propre 
ooodote  que  pour  présenter  Tapologie  du  parti  auquel  ils  ont  appar* 
tenu,  an  sontmir  encore  sous  une  autre  forme  les  [M*incipes  qu'ils  ont 
défendus  pendant  qu'ils  berçaient  le  pouvoir.  Quelquefois  ces  mémoires 
sa  composent  simplement  de  correspondances  officielles  ou  privées^ 
pnUiées  soit  par  l'homme  d'état  lui-nnéme,  soit  plus  habituellement 
par  ses  héritiers,  et  liées  ensemble  par  de  courtes  explications  ou  f&t 
de  simples  notes;  quelcp^fois  aussi  c'est  un  journal  écrit  à  mesure  que 
las  événemens  s'accomplissent,  arrangé  plus  tard  ou  mâme  laissé  dans 
ia  israie  imparfsite  et  aonuasire  par  lea  éditeurs  posthumes,  n  n'est 


QÇ  p  R^yuB  pis  DEUX  MpnrpBS. 

pas  sam^^xeinple  enfin  que  le  texte  soit  presque  complètement  l'a^uvre 
de  ces  éditeurs  trayaillant  sur  de  simples  notes  ou  sur  des  documens 
trop  informes  pour  être  livrés  à  la  publicité  sans  avoir  subi  cette  pré- 
paration. Rarement  on  y  trouve  un  récit  méthodique  et  suivi  rédigé 
par  Tauteur  lui-même^  et,  lorsqu^il  en  est  ainsi ,  ce  récit  ne  s'ap^Iiqiie 
d'ordinaire  qu*à  une  époque,  à  un  fait  déterminé  qu'on  a  voulu  éclairer 
d'un  jour  particulier.  Souvent  ces  diverses  formes  sont  mêlées  dans  le 
même  recueil.  De  telles  œuvres  appartiennent  évidemment  à  la  poli- 
tique bien  plus  qu'à  la  littérature,  et  constituent^  non  pas  des  fragmens 
d'histoire,  mais  des  n^tériaux  pour  les  futurs  historiens.  La.diversité  du 
génie  des  deux  peuples  n'est  pas,  à  mon  avis,  la  seule  ni  mênje  la^priur 
cipalé  cause  du  peu  d'analogie  des  mémoires  anglais  avec  ceux  dont 
l'immense  collection  occupe  une  si  grande  place  parmi  nos  rii^hesses 
littéraires.  Cette  cause  réside  surtout  dans  la  différence  qui  a  long-temps 
existé  entre  les  institutions  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Les  mémoires 
français  devaient  éclore  sous  un  régime  de  pouvoir  absolu,  dans  lequel 
il  n'y  avait  guère  d'influence  et  d'importance  que  celle  des  individus; 
les  publications  que,  clxez  nos  voisins,  on  désigne  parle  même  nom, 
appartiennent  naturellement  à  une  époque  et  à  un  pays  de  publicité  et 
de  liberté,  où  les  hommes  ne  peuvent  acquérir  ni  conserver  une  haute 
position  qu'à  condition  de  se  faire  les  représentans,  les  organes  d'un 
principe,  et  de  confondre  leur  intérêt  personnel  avec  celui  d'un  parti 
ou  d'une  opinion. 

Les  publications  de  cette  nature  ne  voient  d'ordinaire  le  jour  qu'a^ 
près  la  mort  de  celui  dont  elles  portent  le  nom;  on  en  comprend  facile- 
ment le  motif.  Par  une  exception  qui  s'explique  très  naturellement^  sir 
Robert  Adair,  parvenu  à  un  âge  assez  avancé  pour  que  la  génératian 
qui  était  entrée  avec  lui  dans  l'arène  politique  ait  presque  entièrement 
disparu,  a  cru  pouvoir,  de  son  vivant,  livrer  au  public  ses  ^uvenirs 
et  ses  appréciations  sur  des  faits  importans  auxquels  il  a  pris  une  part 
directe  comme  représentant  de  son  gouvernement,  et  que  le  cours  du 
temps,  hâté  en  quelque  sorte  de  nos  jours  par  la  marche  rapide  des 
révolutions,  a  déjà  fait  passer  dans  le  domaine  de  Thisfoire.  Fidèle  d'ail- 
leurs à  ce  respect  scrupuleux  des  convenances  qui  caractérise  les 
hommes  d'état  vraiment  dignes  de  ce  nom  et  dont  on  s'écarte  rarement 
en  Angleterre,  il  a  ^in  de  nous  avertir  dans  sa  préface  qu'avant  de 
publier  une  partie  de  sa  correspondance  diplomatique,  il  s'y  est  fait  au- 
toriser non-seulement  par  celui  des  ministres  anglais  qui  dirige  aujour- 
d'hui le  déparlement  des  affaires  étrangères,  mais  encore  par  le  chef 
actuel  du  cabinet  de  Vienne,  où  il  était  accrédité  comme  ministre  plé- 
nipotentiaire lorsque  fut  écrite  cette  correspondance. 

Sir  Robert  Adair  n'a  fait  partie  d'aucune  administration,  je  croîs 
même  qu'il  n'a  siégé  que  pendant  quelques  années  dans  la  chambre 


CORRESPONDAIStlE'  DIPLOMAIIQIE  DE  SIR  nOBCRT  ADAIR.  9? 

des  communes;  maïs,  ami  intime  et  parent  de  Fox,  étroitement  lie  avec 
d'autres  membres  éminens  du  parti  vrtiig,  il  fut  appelé  par  leur  con- 
fiance à  des  emplois  diplomatiques  d'une  grande  importance  aux  diverses 
époques  où  ils  ont  possédé  le  pouvoir.  A  Vienne  même,  en  1806  et  1807, 
et  un  peu  plus  tard  à  Constantihople,  il  eut  à  soutenir  les  intérêts  de  la 
politique  anglaise  contre  la  puissance  alors  eiorbitante  de  la  France. 
Chacune  de  ces  deux  missions  lui  a  fourni  la  maâère  d'un  livre  vraiment 
curieux.  Cest  du  premier  et  du  plus  important  que  je  veux  m'occuper. 

Ce  liVre  ne  forme  pas  un  ensemble  régulier;  il  se  compose  de  deux 
parties  très  distinctes.  La  correspondance  de  sir  Robert  Adair  avec  le 
Foreign-C^e,  avec  plusieurs  envoyés  ou  agens  aiiglais,  et  avec  le  ca- 
binet de  Vienne,  éh  estT)ién  le  fonds  principal;  mais  ce  recueil  de 
dépêches  e^  précédé  et  suivi  de  deux  mémoires  ou  dissertations  dont 
je  dois  d'abord  indiquer  Fobjet  et  la  substance,  parce  qu'ils  jettent  beau- 
coup de  jour  sur  la  pensée  qui  a  présidé  à  la  publication  tout  entière. 
Le  but  que  s'y  est  proposé  sir  Robert  Adàiir,  c'est  la  rectification  des 
epinions  assez  généralement  accréditées  sur  îà!  politique  extérieure  de 
To%  et  de  ses  amis.  On  s'est  habitué  à  côrisidérei'  cette  politique  comme 
favorable  à  lexistence  et  au  développement  dû  système  ré  vol  ution- 
Daire  français  et  même  comme  portée  à  tolérer  les  envahissemens  de 
Fambition  napoléonienne.  On  s'est  plu  à  montrer  Tillustrc  chef  des 
wfaîgs  dominé,  subjugué  en  quelque  sorte  par  l'admiration  que  lui  in- 
spirait le  génie  de  Napoléon,  et  s'empressant ,  aussitôt  que  la  mort  de 
Wtt  eut  fait  passer  le  pouvoir  entre  ses  mains,  d'ouvrir  avec  le  cabinet 
des  Tuileries  des  négociations  qui  eussent  certainement  abouti  à  un 
traité  de  paix  si  lui-même  il  n'eût  bientôt  cessé  de  vivre.  Et  ce  n'est  pas 
deiAemeht  l'ignorance  des  contemporains,  encore  mal  instruits  des 
ftite  et  trompés  ou  aveuglés  par  lesprit  de  parti ,  qui  a  ainsi  dénaturé 
ude  phase  aussi  essentielle  de  la  grande  lutte  engagée  entre  la  rcvolu- 
fion  française  et  l'Europe  :  long-temps  après,  lorscjuc  déjà  assez  de  do- 
ctitnrens  avaient  été  mis  au  jour  pour  qu'il  fût  aisé  de  se  rendre  compte 
delà  vérité,  lorsqu'il  semblait  que  les  préventions  et  les  haines  qui 
avaient  pu  la  voiler  eussent  eu  le  temps  de  s'amortir,  on  a  vu  encore 
des  écrivains  distingués,  des  hommes  en  qui  l'expérience  des  affaires 
étattunie  à  l'intelligence  et  au  savoir,  reproduire  plus  ou  moins  com- 
pUHemetît  ces  vulgaires  erreurs.  Pour  ne  citer  que  deux  des  plus  émi- 
nens, M.  Bignon,  M.  de  Genz,  bien  que  placés  à  deux  points  de  vue 
abfiOlament  opposés,  se  sont,  au  moins  à  beaucoup  d'égards,  accordés 
à  présenter  sous  cet  aspect  la  conduite  et  les  principes  de  Fox,  avec 
cette  différence  cependant  que  l'un  a  prétendu  lui  en  faire  un  mérite, 
tandis  que  l'autre  y  a  trouvé  contre  lui  le  motif  de  graves  inculpations. 

ÉgUement  blessé  de  ces  éloges  et  de  ces  censures,  sir  Robert  Adair 
a  erttiièpris  de  démontrer  qu'ils  ne  reposaient  sur  aucun  fondement 

TOHC  XVII.  7 


98  REVUE  DES  DEUl  MOIVDES. 

réel ,  et  ^1  y  ^.  réussi,  à  mon  avis.  Non  content  de  refeiferayjBC  iii^,^^ 
jjfiii^utieux  les  assertions  inexactes^  les  erreurs  de  ^tefi,  I^s  faux,  raispi||- 
iièrnéns  accumulés  pour  élayer  le  système  qu'il,  voulait  coin WUre,^ 
a  très  bien  expliqué  les  cîrconsfances  qui,  dans  rorkîn^^ayaj^iîtl^ 
lui  (donner  une  sorte  de  vraisemblance j  avep  upe  bp^e  ici  dan^  laqyej|^ 
Il  entre  beaucoup  d'ha^leté,  il  a  constaté  la  fa^îe  ipor;lion  de  re^^ité,(|m, 
coimme  il  arrive  presque.loujourSj,ayait  servidpbase  àçéi^ 
fantastique.  C'est  ain§i  qu'il  reconnaît  ^u^^à  Vor^g||ic|  .dç  la,  ré^Qlptfcjçi 
française^  Fox,  entraîné  par  sa  généreuse  phiIaniliropi^,,s*4tait  jCpmjUé^ 
tement  mépris,  sinon  sur  Jes  conséquences  définitives,  ^u  j^oii^s  sur  jç^ 
effets  directs  et  iijfimédiats  de  cette  révolu tîop,' croyant  eif  y-pijr  SQr^% 
dès  le  premier  moment,  ce  régime  d'ordre^  de  liljHçrté^,  de  modér^Mpp 
et  de  paîx.  auquel  la  France  nç  devait  parvenir  qu'après  avoir  travei;ip 
une  sanglante  aparcbje  et  précipité  lïurqpe  dans  tant  (^'agitations  ^t  dp 
guerres.  Sir  Robert  Àdair  p'essaijB  pas  non  plus  de  dissimuler  ks  e^L^yj^ 
rations,  le^  èmporîemens  de  langage  qui,  dans  l'ardeur  d  une  poléjQPLiqq^ 
soutenue  de  part  et  d'autre  avec  la  plus  extrême  vivacité,  ont  parfaits 
semblé  justifier  ceux  qui  accusaient  Fox  de  se  faire,  aux  dépenp  même 
de  son  pays,  l'apologiste  et  le  cbampion  des  démocrates  français.  |1 
explique,  d'ailleurs,  comment  on  a  pu,j!ans  mf^uvaise  foi,  confondre 
avec  les  sentimens  de  ce  grand  homme  les  opinions  de  cerlaiqs  person- 
nages qui,  professant  des  doctrines  bien  différentes  et  essentielle|[Q^iit 
hostiles  à  la  constitution  britannique,  afTectaient  de  se  dire  ses  alliés,  ^ 
disciples,  ses  coreligionnaires  politiques,  tandis  qu'en  effet,  le  çevil  pomt 
de  contact  qu'ils  eussent  avec  lui,  c'était  leur  hostilité  commune  «contre 
le  ministère  de  Pitt.  Comme  sir  Robert  Adair  le  fait  trèçi  justement  re- 
marquer, ce  ministère  avait  un  grand  intérêt  à  accréditer  nne  telle 
erreur,  si  propre  à  dépopulariser  Fox  dans  un  temps  où  la  terreur 
de  la  révolution  française  pt  la  haine  passionnée  de;  sep;  in\itateiui!S 
dominaient  en  Angleterre  toute  autre  préoccupation,  et,  d'un  autre 
côté,  la  fierté  naturelle  de  Fox,  facilitait  singulièrement  la  tactique. de 
ses  adversaires  :  rien  n'eût  pu  le  déterminer  à  une  attitude  de  déleivse 
personnelle  et  d'apolpgie  que  la  malveillance  eût  interprétée  comice 
une  humiliante  rétractation. 

Je  le  répète,  les  considérations  générales  auxquelles  sir  I^obertAdiÇir 
a  recours  pour  écarter  les  accusations  intentées  a  son  illustre  ami  soqt 
généralement  péremptoires.  Peut-être,  cependant,  un  examen  détaillé 
de  la  conduite  et  des  discours  de  Fox  pendant  les  premières  années  è^ 
notre  révolution,  à  l'époque  où  la  France  était  en  proie  à  l'anarcbie), 
justifierait-il  des  conclusions  un  peu  plus  sévères,  même  en  tenaot 
compte,  comme  cela  est  souverainement  juste,  des  entraînemens  de  la 
lutte.  Cet  examen  n'entrait  pas,  il  est  vrai,  dans  le  plan  que  s'était 
tracé  sir  Robert  Adair.  Son  ouvrage  se  réfère  uniquement  au  tem^sdiA 


CORRESPONDANCE  BIPLOMATIQUE  1)B  m  ROBERT  ADAIR.  99 


'cWôsUlat  él'Hètempîrç,  et,  sur  ce  lemîti,'la  lâète  de  t'apologiste  dp 

Wif  èàt'jihisiïàdie.  Foi,  eh  effet,  avait  pu  se  laisser  séduire  par  l'image 

et  îè^àoth  de  la'lïlb^rté  alors  même  qu'ils  servaient  de  voile  aux  excès 

dfe  H*ïlilàVchlè  $t  à  dèis  crimes  au*îl  flétrissait  de  touis  les  stijjmal^ 

^'^èh  êliû^iiéncé;  "rTiaîs  là  despotisme,  sous  aucune  forme,  sous  aucun 

^^JWtëitè,  ne  pouvait  Ôljltehîr  ses  sympathies.il  avait  pu  oublier  par 

isHtiriiéd^^  eà' faveur  d^ùti  (ieupledéfendatit  contre  des  rois  absolus 

*#tti*iiitfependati6e'5ét7è  ffr61t'Ae  niodïfier  ses Institutions,  que  l^Ângie- 

ttrtrè  était  ràllî'éi^  de  ces  niis;  mais  le  jour  où  ce  peuple,  s'élançant 

Mihiié  séstK)fiti^bs,  prëlendàilà  iion  touràicter  la  loi  aux  autres  i^- 

^brfe^  dètruii^e  leîir  alifbhoipie  et  dominer  le  continent,  les  mêmes 

"ii^titltiiëUy  qui  ilaguèbe  inspiraient  en  sa  faveur  J'elpquenicegéhcreuse 

ééPOit  ne  Cuvaient  liianquer  déceler  dans  les  rangs  qp^ibsés  le  bbam- 

piOd  CÔnétktlt  des  faibles  et  des  opprimés,  Tàtiiièie  ihrati^abié,  ardent, 

ps^oriné,  dé  toutes  les  causes  qui  s'offraient  a  lui  avec  1  apparence  de 

réquîté  et  de  la  justice.  11  suffirait,  pour  se  rendre  coinpie  du  change- 

tfiedt  apporté  aux  dispositions  de  Fox  envers  la  France  par  1  etablisse- 

meilt  du  régime  napoléonien,  de  lire  attentivement  le  discours  qu'il 

pronotiça  dàOs  la  chambre  des  communes  après  la  rupture  du  traité 

d'^Amiens.  Tout  en  blâmant le  cabinet  anglais  d*avoir  recommencé  la 

guerre,  Fox  lui  reproche  de  ne  s*être  pas  opposé,  dès  le  principe,  avec 

assez  d'énergie,  aux  empiétemens  continuels  du  premier  consul,  a  ses 

attentats  contre  les  droits  des  nations,  etd*avoir  ainsi  encouragé  en  lui 

Fambition  effrénée  qu'on  s'efforçait  trop  tard  de  réprimer  au  prix  de  la 

paix  du  monde. 

Ce  discours  est  postérieur  de  quelques  mois  seulement  au  seul  voyage 
que  Féx  art  fait  en  France  depuis  la  révolution  de  1789.  On  a  néanmoins 
j^rétéDda  que,  pendant  ce  voyage,  d^s  relations  intimes  s'étaient  établies 
entre  Napoléon  et  lui,  et  que  l'homme  d'état  anglais  avait  subi  l'in- 
ftoWKie  du  dominateur  de  la  France.  Cette  influence  aurait  été,  en  tout 
Cas,  de  bien  courte  durée;  mais  sir  Robert  Àdair  nie  positivement 
qu'elle  ait  jamais  existé,  bien  qu'il  ne  conteste  pas  l'admiration  que  les 
nnmenses  talensdu  premier  consul  inspiraient  à  Fox,  dontl'ame  élevée 
était  incapable  de  méconnaître,  même  dans  un  ennemi,  des  facultés 
aussi  extraordinaires.  Il  affirme  que  la  prétendue  intimité  de  Fox  avec 
Napoléon  pendant  son  séjour  à  Paris  est  une  pure  invention,  que  les 
rapports  qu'ils  eurent  ensemble  furent  aussi  rares  qu'insigniflans,  et 
B  entre  à  ce  sujet  dans  des  détails  qu'on  ne  pourrait  taxer  d'inexacti- 
tude sans  inculper  sa  bonne  foi,  puisqu'il  était  venu  lui-même  en  France 
en  même  temps  que  son  ami,  et  qu'il  ne  le  quitta  pas  pendant  le  Içmps, 
Wfiez  court  d'ailleurs,  qu'il  y  passa.  11  n'a  pas  voulu,  au  surplus,  s'en 
rapporter  uniquement  à  ses  souvenirs  personnels  sur  des  circonstances 
assez  graves  cependant  pour  qu'elles  eussent  pu  difficilement  s'effacer 


ros- 


jç^rofppj.wJç,.  i|  a  Qoqsultç  ayec  un  soin  scr^n^Iei^  les  tepiqîgpages  d^ 

|V,^pçu  a  années  et  qui  ay^it  aussi  acçomp^jgjné  s^n^^^^ 
,9,çfe  f^  ^.^.^"s  les  y?ux  un  ioi^n^a}  da^^^^^^^^ 

,p^f}pJo^nial,,un  pe^  jE^us  détaiUe,  ^ 
mw  pt?;M«?pîvÇefl;q?^ij:a^)^^^ 

qjj,çpjrè(fp;f  s^fl^  ,^e  flçi^pswge  yolonlmi:e,  .supi^sUipn.fli^i  n;^ptrefa 
Qerlaip^mççt  fc ^ Pesait  d'aucup,  ^e,  (?^u)ç  qui  1^  connaissent  perpop 
i)|e|leip^nVje  difi^ij^ni^^^^ 
Ip^-W  seqÛip^^  ^îffTpfH  ^ejl^roitur^.P^  d?  l<>yî¥^té.„,  ^ 

^uiyantl^m^  Ip  preii(^er.ç9nsul  elFof  nç  se  virent, que  trois  foiS;  et 
>m^is  seuls.  C'e^t, le  ,?jsêptbipt>^e  |8p2  qi^'gs  se  ^ouyçrept  pour  jja 
prerpièrç  fois  eu, DVès^nc:ç^ .Ce  j^Qi^r-la,  tqus  ie^, .4^g|fti8. q^\  étaient  à 
Paris  turenjt  présentés,  à  ^nt-Ci9ud>  j^u  chef  4î*i  gouvernement  fran- 
çais^ Fox  était  du  nopihre.  Napoléon  se  niontra  très  poli  pour  tous  ces 
étrangers,  et,  con^me  cela  était  natui:el,,aççHeillit  av^  uue  distinctioii 
particulière  le  ch^f  de  Topposition  britannique.  Ayqc  une  certaine  so- 
lennité, en  termes  choisis  et  éyidemment  préparés,  il  Iqi  fit  d'abord 
les  coipplimens  personnels  les  plus  flatteurs.  Prenant  ensuite  un  ton 
plus  familier,  il  se  n^it  à  lui  développer  un  de  ces  thèmes  d&  politique 
transcendante  d,aDS  lesquels  ^on  esprit  se  jouajt  quelquefois  u,n  peu  am 
hasard,  et  que  ses  admirateurs  (aujatiques  recueillaient  aveuglément 
comme  l'expression  de  sa  pensée  ^rieuse  :  il  Ipi  dit  que  le  monde 
était  partagé  en  d  eux  grandes  famiÙes^jla  race  ori^^ntalç  et  I^  race  occi- 
dentale, que  c'était  à  la  dernière,  dont  la  France  et  TAngleterre  fai- 
saient partie,  qu'il  appartenait  de  donner  la  paix  à  l'univers,  que  les 
lois,  les  mœurs,  les  couturées  et  la  religion  devaient  être  partout  répu- 
tées sàcreeS|,  r(^spectées  et  protégées  par  tous  les  gouvernemens,  que 
quiconque  essayait  d'y  porter  atteinte  devait  être  considéré  comme  un 
instigateur  de  guerre  qivile.  Ces  généralités,  débitées,  à  ce  qu'il  paraît, 
d'une  manière  fort  décousue,  n'étaient  pas  de  nature  à  toucher  beau- 
coup l'esprit  net  et  pratique  de  Fox.  La  seule  réflexion  qu'elles  lui  sug- 
gérèrent lorsque,  quelques  instans  après,  il  raconta  cet  entretien  à  sir 
Robert  Adair,  c*est  que  sans  doute  le  premier  consul  entendait  être  le 
chef  de  cette  famille  occidentale  qu'il  érigeait  en  arbitre  des  destinées 
du  monde.  Avant  la  fin  de  la  réception,  Napoléon  s'approcha  une  se- 
conde fois  de  Fox  pour  lui  adresser  de  nouveau  la  parole,  et,  au  moment 


pûctactifléèreûraît,  H  le  fit  înTitér  par  Dq^oc  à 'dîï^èr  W Wi^  te' «W 
m^jî^/témôigbage  d'jériitJjfessem  remarcmê  icotnihé^Uii'ëâé--; 

itigati^ii  atit  usagèà  de  jcette  cour  naîssantç.  For  racohlè]  ^i'm. 
journal,  qpé  le  citeér,  aiiquèl  prirent  part  àém  cents  peTÉçUm^ltàt, 
magriMciu^  et  qM^ï6se^hiite,,q  en  faisait  les  honneurs,  |liiïjpkr6ti 
très  ainiaLl(>Iéi  Dans  là  ^iihéë  qui  suivi^t,  le  premier  consul  engâ[gek'|(y^c» 
ses  hôt^  un' entretien,  qbt  roula  sucx:essivement  sur  un  grand  iièmtke 
âè' suj^  1^^^^^  de  sa  part  àû  long  îiidiidlxi^e 

,  più^'  qu'uiilB'^c'ônVefôïilfdn.  n  se  plaignit  tiveméht  de  la  vibtéiifcè'ét-i 
treméetdeiàljiicence^l^^^  anglais,  qui, comme  on  saït^  ëtidbpt, 

popir  lui  l'objet  d'ùrié  ^ànde  préoccupation-  fl  dit  qu*feii  àdtriéttàiit 
m^me  mi^ilé  ne  ilsse'nt  àûéuh  ëffei  fâcheux  eu  Àîi^léte'rrd^ils^^uvMëiit. 
<ieVèmr  en  France  une  occasion  de  révolte  êl  dfeJtierrrclvtféMMfat, 
de  là  ^tuation  Intérieure  dé  làFiMtee,  iï  àftoutààùe'èétfe^èiWàtii^^ 
dait  abébiumeùt  faidisp^tiéaBlé  1' ëht^è|tiëh^  d'^^^^ 
même  en  temps  de  pàit.  Ainsi  se  ^kssà  là  jciuràéé  kii  ^  sdpteiiibrè,  la  » 
seùledans  laquelleil  y  àitèd,^iih-e'm^lëôti  éfM,  i^àeiiiûé  bfiose ' 
qui  ré^mblë  à  thié  conversation  pôlltidiie/Le  22  du  même  ndô^ 
se'  réncontrèrenit  l'exposition  dç  i^iAdustrie,  mais»  ils  ne  s'abordërent 
^.  Le  lendemain^  Fbx  fut  reçu  ùnè  secondé  fois  à  Saint  Çloùd,  l!<e  iO 
du  mois  suivant^  sa  femme  y  fût  présentée,  et  Joséphine  les  reçût  l'un 
et  Tàutre  avec  sa  grâce  habituelle;  mais  dans  ces  dernières  visites  au- 
cune parole  de  quelque  intérêt  ne  fut  prononcée.  Fbx,  ayant  terminé; 
les  recherches  qu'il  ét$iit  venu  faire  à  Pai'is  pour  un  travail  historique  ) 
dout  il  s'occupait  alors,  ne  tarda  pas  à  repartir  pour  Londres.  t)éjà  les  * 
relations  des  deux  gouvemeiiiens,  si  récemment  réconciliés,  étaient  de-i 
venues  telles  qu^ôQ  pouvait  prévoir  une  rupture  prochaine.  Le§  causes , 
de  là  rupture  furent^  on  le  sait/le  refus  des  Anglais  de  rendre  Malte; 
cômtne  ils  s'y  étaient  engagés  par  le  traité,  et  les  empiétemens  au  moyen  i 
iiesqifels  Napoléon  ne  cessait  d'agrandir  le  territoire  de  la  France, sous  i 
prétexte  que  le  traité  ne  lés  lui  interdisait  pas  formellement^  Sir  Robert  t 
Àdair  rapporte  qu'en  apprenant  un  de  ces  actes  d'us^rpation^  Fox,  qui , 
n'avait  pas  encore  quitté  Paris,  s'écris),  dans  un  mouvement  d'impa- 
tience que  le  hasard  devait  rendre  {prophétique  :  «  Où  tout  cela  finira- , 
f-il?  Dans  les  sables  de  la  Russie,  d  > 

Tels  sont  les  détails  (1)  donnés  par  sir  Robert  Adair,  pour  démontrer 
que  les  rapports  de  Fox  avec  Napoléon  ont  été  absolument  sans  im- 
portance. San$  doute,  on  peut  trouver  singulier  que  la  curiosité  n'ait 
pas,  en  l'absence  même  de  toute  sympathie,  rapproché  davaptagè  ces 
deux  grandes  intelligences  et  donné  lieu  entre  elles  à  des  comn^uniça-  > 
tiens  plus  intimes,  dépendit,  en  y  réfléchissant,  on  com])reudrà  qi^e. 

•     (1}  Uâ  ne  forment  pas  un  récit  suivi  dans  rouvrage.  Ib  se  trouvent  dispersés  ^ajUii  îo* 
texte  et  dans  les  notes  où  nous  avons  dû  les  rectieilUr. 


•:  •  •        ••::•:  •-• 


i/ifmé'âb%iiHiif  Aé  nbuveàtix  pi^te^^  aéèiffiàtfbl^^'éé  mbil^ 

l^rtl^ito^ent  à  Sehil^otttl;  et  «iirt^  ^écèptàlùl^^t  h  prérAiet 
émsi^m^ëmemùS  peVfiliiiitiefs.iCVxpériente'a  pfdu^  li|u'^  éet^^ard 
iWi'è^Mt'i»^  WWné  pt%  a*èiz  dfe  pfécatrtiow*  ^hth^^'W'^rdd^llïàr^ 
1^  {^àirteb,  «onjèars  si  pëii  sdropttl^t  iJàtls  4ë  i^hèit 'âd  4ièflrcr  moye^ 

^fe^BéoW  èe  Wl^ît-n  i«u«on  «uHéé  If^rttèfblèë  ^tttiWeifô  de  Fox^ 
Mai  tcHbHnë  coiitme  n  rëiaU  giéi^f'âléHi^t^èb'éhtyMiff  At^terre  et 
6!iè1M  â  (^Mfe  faefléfment  fout  ee  q\]i  flMttft^âè^  îlâslM;  ipariàgM*^^!  \ 
ai*ttlc(dè  te^uppose  9iV  Itobért'Adi^,  ^'èffèUl•  Wdrt^i  répatiflilesur  lé 
SttWW^'àmfe^^û  g^rartd  ofatewf  ?  oii'  bien!,  en'rfBtefctâ(rtt  de  partager  cette 
érràiir;'àvatt-4§'^^  ttitd'aèérAflrterutt^bNîtWtdniWe*  ses  tues  et 
^til  ètàgfti^rilèrâit«6a1btt^  ïà Mérité,  il  feut,  à 

moAravîs^  se  ^liïàrcïerërttrecesdefirx  hVpottféses.  1^  !è  pi^Tttier  con- 

B^rt,  dé^ttu  ëÉîïpei^eiir,  'ilMàdîrediéh  deàâffikjres  passer,  après  la  mbrt 
éé'PÎR,  ènttiele^  rrtàinà  flë  FbtV  «V'^^i^  P»*  pfebhémefft  sans  doiite 
l(ue^*dëi^nlèraccë|fteraSt  toutes  seà  propdsîtîbns;  maiVil  piil  compter 
un  pett^trôp  sut^  le  désir  qtie  Fox  devait  afvbir  et  «qu'il  avait  en  effet  de 
siptïaleï*Sôn  avénèitiênl:  par  tme  paixqlii,  (^dae  à  des  conditions  ho- 
toof  ables,  eût 'été  le  df^neconronfteWiehtde  sti  politique. 

fies  dirconëtancès  seinblftiént  alors,  jiisqtf à  *un  certain  point,  avoiir 
aplani  les  vt>ies  à  iiharrangenièfit  pacifi^nè.  La  bataille  d' A usteriitzve- 
tiatt  de  livrer  le  torftlhènt  à  Nàpôléoh,  démettre  momentanément  à  ses 
pieds  les  ptrissahces  qui  naguère  dt^ëndaieot  contre  toi  Tifldépendance 
de  TEorope,  et  l'Angleterre,  hors  d'état  de  soutenrT'à-eHe  seule  ceux 
^ui  paraissaient  s'abandonner  eui-iyiêiHes,  pouvait  désormais,  sans 
ittanqnè^  à  atrcuh  engagement,  ne  plob  se  préoccnfier  que  de  ses  propres 
intéH&te.'Bat*'tme  sorte  dé  cofiipensàtibn,  la  bataîlle  de Trafalgar  avait, 
pooraînsîdfre,  terminé  la  guerre  maritime,  la  Frtace  étant  désormais 
héFs  d'état  de  tenir  tête  aux'  Anglais,  soil  sur  l'Océan ,  soit  sur  la  Médi^ 
terrànée^  C*eW  dans  ces  confonclnres  que  s'ouvrirent  des  négociations 
dewt^  ririiMlVé  fôt-meilè  fut  prise  par  le  cabinet  des  Tuileries,  mais 
^*«ne  démarche  loyale  et  gériéretise  de  Fot  avait  évidemment  provo- 
quées, qdoS  qu'en  dise  sik-  Robert  Adatr,  qui;  à  mon  avis,  a  tort  de 
tonioir^ren  ééffeh*^,  alors  qti'il  eût  dû  lui  en  feire  un  mérite. 
''  ilè  li^ènlrerai  pas  dlios  le  détail  si  connu  de  ces  négociations.  On  sait 
que,  parmt  les  motifs  qiii  les  firent  échouer,  le  principal,  on  du  moins 
le  plus  appàretit,  fut  la  prétention  assez  singulière  de  Nîipoléon ,  qui 
exigeait  du  roi  des  Deux-Siciles  non-seulement  la  cession  de  Ifapies, 
déjà  OCCtt|)é  par  les  Français,  ce  qui  ne  faisait  pas  difOculfeé,  mais 
encore  celle  de  la  Sicile,  que  les  forces  navales  de  l'Angleterre  avaient 
mise  à  l'abri  de  leurs  attaques.  Sir  Robert  Adair,  féftitaat  fougue- 


COmVSPOtfDATiC^^^ffiUjh^mfiK.  ^  ^ROBERT  ADAIR.  4||f 

Spll^tQ]utjPPPfl^,,<ï^ Jfl(.W%rebe  Foi  dans  f^  fp^ffe,4i^0^ 

i^woei  jEpi,,«9aej;,(^^  la  paix,  il  m  qimU^  J^i^^ 

pQHHfa9i);f l<^.|fy^i]i4rAr4^  à  l'aobeter  par  dea  88ipriâeçstp«i  liOrt 

11011^^1^  rqiii  il  ire^t«^jRé|^  le  ieptm  m  11  s'éteit  pl^  d9s 

le  premier  moment,  et  qiie  les  manoeuvres  artifideiises  de  lj9^  d^IOfi 
ByatieltPSBGai^lfU^tftfWiPMÎfisaQ^^  i  r^a  jbir^  déyier.  Dm!^  teUe  #»- 
çua^n  n'es^  lias  w^^fiMia^  d'ianalssiç;  je  n^  homem  ^^^^^vTrm 
pre9»iQa qm  m'^^ii^ r^éo^iH en  i^essort évideiiimwtyà ]Wfi,%vi6,iq^§ 
Fox  maiiitiqî  m  JC^\ei  ^oeçmwh  coiliine  tO(iî»i^s,.)ift  d^gQii4  4^  flw^ 
Terj)emeatl)ni|ni^iqY^^ioul  e^  se  prêtant  à  d^  içp0ce8fs^n£^^m$^iona>3 
Mes  pour  o))lep|r  ta/ paiK;i)(ep,  ressort  av^si  qm%  ^^v^P^  f^p0fp]^dola| 
ségodûtion  \\  n'epi  aiiepi4il  b^tMpeoiip  de  swu^ôb,,  qm  M  1^^^  ti^nn^ 
heure  les  ter gnersationf  de  Mj  de;  Tall^yf and  d^tr^iwi^t  l^  P9ii  d'esi 
pérance  qu'il  avait  pacw^evœr,  et  qu^,, ioriBifpie  la  iQaMieiquiicr  c<m^ 
diiisrt si  raf^îdQment^u  tombeau lel^rça^àfeiini^iirefsivd-autresfiiaîQa 
la  direction  des  alfoireSr  toute  cbanc^darri^ver  à  qn  résultat  pacHlqUQ 
était  déjà  évanouie.  Il  s'en  expnii)ait  dans  ce  sens  à  çpusUt  de  mort  , 
Yoila,  je  le  répète^  ce  que  sir  Robert  âdair  dén^outre  pérempioîre^. 
ment,  et  c'est  assez  pour  le  but  qu'il  s'était  prq^sé^  Je  ne  sais  si,  suj; 
quelques  points  particuHers,  i)  o'aiàiblit  pa$  uu  peu  cette  déaum- 
stration  en  youlant  la<  pousser  trop  loin,  a)  cbercbant  à  établir  qu'iil 
n'y  a  pas  eu ,  dans  tout  le  cours  de  la  négociation,  un^  seul  momentf 
d'incertitude^  ubç  seule  fausse  démarche  de  la  part  de  Fox  et  dé  se^ 
agens.  Lors  même  qu'un  examen  plus  comfdétement  imparti^  TÎen^ 
drait  prouver  que^  dans  les  c<»:û^nçtures  singulièrement  difiiciles  et, 
compliquées  où  ils  se  trouvaient  placés,  me  CQunaisi^ant  pos  même  avoQ 
certitude  les  dispositions  et  les  projets  des  puissances  auxcpielles  l'An^ 
glelerre  était  liée  d'intérêts,  ils  ont  quelquefois  bésité  pou  pas  sur| 
k  but,  mais  sur  les. moyens  d'y  arriver/  je  ne  vois  pas  quel  tort  sè-i 
rieux  ferait  à  leur  mi' moire  Faveu  d'une  telle  bésitatiw;  j'y  iwrraisi 
plutôt  un  gageide  leur  bonne  foi.  C'est,  au  surplus,  un  do^at^^que  j*ex^ 
prime  plutôt  qu'une  conviction  bien  arrêtée.  U  y  ad'aiUours  quelque» 
chose  de  touchant  dans  le  sentiment  qui  ^ime  sjr  Robert  Ads^r,  lorsr) 
qu'il  fait,  en  termes  si  absolus,  l'apologie  de  son  ancien  ^i,  d^celul 
dont  il  se  glorifie  d'être  le  disciple  et  dont  le  souvenir,  quarante  ans 
après  que  ta  mort  les  a  séparés,  lui  inspire  encore  contre  $e$  déttrae--) 
ieurs  des  accens  si  vifs  et  ai  érârgiqnes.  On  aime  à  le  voir  retrouver, 
l'ardeur,  les  préjugés,  la  passion  déclamaitoire  de  ta  jeunesse^  pour  ré^ 
pondre  à  H.  de<ienz,  qui ,  dans  sa  baine  instinctive  contre  le  généreux> 
défenseur  de  toutes  les  causes  libérales,  s'était  permis  d'écrire  que,  sî> 
Fox  aivait  été  14dole  d'une  partie  de  ses  oanlemporaiiis^  la  postérité  lei 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^y^ttraî1fa^î)làëér  iï Hetire M.  M  à  àà  pïàcë!  d'  é'êéiièWMUrl  Adair, 

iridcla'AltrtiiaBtdoiliiaaa^fcsseiBrtGQM^ 

iiiènei'£ib*»i{Mii4iioHleimlM^ 

ambJBBpptfi  pohpia  btenoie^ftSiiwrvemix  iL«i.pr(]eè$|fOôp«fi4AQl^v9efpmj?^ 

«d|i9Btl9 Jufi  Itu^est  pafl'UBB ipatrtie daimoôdQiOui tkijUg96j<}^i^D^tf 

sùbnépÈii  IL  ^cm  pendaiit  le  couiiâ  do/saldi£fo^U^  <Qtili^biM;imi^  <^ 

ffaaoiiptaâ  dans  oBQti^  GhaBdbii3i(to6  xommiuifls^jçf^^ 

{Hii  drâtpjpemîerei  b<MulBaes>de  80i)»{t^flipS(^  ¥^m(m^^9^^PF^  M^ff^^^^ 

iiaU6>de9ltQfaéirêts|>e^nre&  ett  mrbtoCtfritttiQfi^^ii^  iieruH^  m^m  t^^tÇ^ 

i^ù  ay  BiMiiifeEoiiiUirBqu'eUe  |^f*Q4>  épqqiiie^jbpt^p^  f\lM  ^^  éçpixlé^ 

le  premier,  éleva(la^!wfaL4anB>l0rpairle;rxi)Bat»pglA^^  Ip?  ^s  Ijé- 

nalûB  et  JnAcimUdè  sa màiaieifidQt  A'0mplmit^miP^^\^l^^Wft^  ^^ 
dwBS  leiCèdedaifiàrlL  whigi  JSé$  ;a£|<D?te>pQur  ireileyqr  tQUies  jles  sectes 
/sbirétiisaneâdès^iiieapacîUsfittaofc^  paxt  )a; loi ràJleuf;$,<^roy,auçLceç,, bien 
^e);de*BM^¥i|rai£t,  ib^aienti^tétbilrueMl^^  l^j^s^ur/Çf  ^  ^[leglori^u^ 
part  À  riaoïinB^  de  Tactedui  rappel.  Graçe  ^liii^  le  iwé  p^iUiin^pi^ 
nanl  inegarder.  ea  faee  k  juge  cpAÎ^JcMrsqa'il  s'£^ijLde  Ilx^r/  les.Uniites  de 
la  liberté  de  lapresse^  n'aiplusileipouifoir  de  liM^icter  Jl'^pplj^tioa  de 
^loi»  maiseeEdement  dplûiteyi^Kposer  1^  seps,  Grâce  à  j^w. encore,  le 
pw^^  pègire^  dans  sa  cabane^  se  réjouit  4^  n'être  pl^s^ii^ççlrit  sur  nos 
tdr<^  «qnuue cipAe  Btiarcbandise;  et,  suivant  Féolatante  ej^pre^sioi^  de 
purke,  qui  succomba  avqc  lui  en  part^^9lltie6  pITorts  p^rd^l^vrer  nos 
ff)^res  de  Tlude  de  la  plus  cruelleilyira^uie^  qiuiait&rym&^  mUlio^s  4'êti;e$ 
bumain^i  te  nonuneroat  itoiÔQUi^  #us  les  prière^  qu^il^  adress^ont  à 
Is^  dijirine  bonté,  en,que)que^aogue  eli  d>près  qife^que  ritp  qu'psim- 
pWi^entJeipaitdondeiSffauibBSjeomwises  ou  qu'ils  ^ppellçnt^i  rpcppqipense 
iWtavew  d^  eeui.  <|uioiii|  imité  ila  Divinité  daq^  sa  bie^faisf^^  i^i- 
Teos^  efiYi^tTS  iesrCréatures.  Ce  sont  là  lesqBuvi:^  q^i  inairqi|ent;la 
place  d&  Ml,  FoK^l  w    .  , 

>  J'arrive  iu pe  *q^i  fait  le  fonds  de  la  publication  de,  six;  Robert  Adair^  à 
lA  jQOirre^pondance  diplomatique  pendant  sa  mission  à  Vienne  en  1806 

XfOrsqueFoxry  envoya  au  mois  de  mai  1806, 1^  négociations  oi^- 
yqrt(98 >avec  la  France  se  ÇQi^linu^ient,  et  e)les  allaient  même  prendre 
UQ  caractère  officiel  qu'elles  n'avaient  pas  eu  jusqu'alors;  ms^s  on  put 
bientôt  en  prévoir  l'avortement  définitif.  Une  nouvelle  guerre  ne  tarda 
pas^à éclater  sur  le  continent.  La  Prusse,. abf^n^onoaut  le  système 


I  /  J  iWW^^o^^piÇE  .piPM)ii4Ti9^j|^  ^  ^»  ,^9Bi^jr,  |pAS^^  ^^j.^^i^PÇ 
i/!Atègl6téi¥r  ét^  Ib  ^Suéde  tomplélèretit ,  ipart  lenan  aeoessfbn  y  tett(H|ia»  , 

et^àlà^iier TÀllémè^&'tttli^  btan  K}ùgf  ritaUe  mbopct  paaier80|i8  la  dof^ 
iitiâkUAV  de  èbil  vàiÉiqii^t^^  r!4«trtebe  U6  ^étidtip^t^Bl^ccmle^éed'hMi 
àd  rJMë^<^|^J]^t^iyp^(^lte's'^«|M«ft  cbàinesi  daogef  ; 

rêttsé^fq^Uë  Veûàlt  d'éloi]^^  d^dleiamiprixtde  si^gFaodsjnerifien^  ^il 
fiaiÉtt)ù1eIlè^t,'  (dans  tkéë4e»è  ènfatepriBé,  ténfprtdtoUliMsiik  rétnsite 
qtil-ttë  ^vâieht  t^uIUt'iqW'*d6>preÉaMte  airantàgesid^  i^^leà 
cô^iiïé^.'tlepéDAant;  èËtis  rfl^triide  la  cour,  d»^  VinBl^  ophMt  pMvalt 

Tèrêtàit'le  tftéfltt^  sur  l^ielil'IiaMltlé  idei  air  Robert  >Adair  allait 
àVoir  à  s'eiérééi-.'LéSidstntdioiis  4tie  Foi  hâëiralldoiuiéesiétaieiitiid*  ' 
ce^ireiil^t  Bhxà  cài^dènei  très  inagtae!  bt  dfè»  géaérdi  >  La>  sttuatîèii  . 
était  th!>p  iûcetf^tie,  it6p  ifldétërinlnée^'pMr  qaTU  fâtpeeabley  je  i|e 
<£i'pds  dé'  Ittl  tracer  sa  niarche,  thé»  même  de  Ûi  indiqaer  om  Imt  po*  ^ 
sUif.  n  lui  était  seulement  recumniandé  d^pi^  et^  le  «as  échéant^  de  f 
saisir  toutes  les  occasions  qui  se  préseotéraièn  t  de  toavaiUev  au  rétafeitoe^ 
ment  dé  réqàiiibre  eùrci^n,  en  7  faisafit  oéoiiéfer  la  txmr^e  Vienne, 
dont  la  poUtititfe  et  lés  vues  secrètes  étaient  j  on  le  saraii  partMte- 
méM;  d*aëèord  àVec  'celleb  du  goutemement  brifanBkpie,)  a  qne^fues 
nîiénagenlens  iqfn'elle  i^fit  se  trouver  réduite  par  la  néoettdté.'Bieiitôti 
lorsqne  lés  héi^iations  éiVbmées'éntre^la  Fraiiee  et  l'Angflèterreifu^ 
teitt  romiJti^,  lorsque  la  guen^e  eut  reoofnmebeé  sur  le  ieotttinent^  la 
fâcbê  assignée  à  iir  Robert  Adai^  de^t  t^I^s  précise*  :  il  dut  s'eflbrcér 
d'ànienèr  TAutriebe  dani  là  coaUtim.O^peildaht  6e  n'était  t)^  sans 
beancotip  de  circonspection  qu'il*  l«ti  élait  j^rescritde^ia  pousser  dans 
cette  Toie  :  le  dabinet  de  Londres  n'eût  pas  roiihi  ehceitenè  uik  acte 
imprudent  une  puissance  dont  la  conservation  lui  impDrtailr  si^  «sseh* 
fieUemént;  et  dont  la  ruine  complète  n'eût  laissé  <eniqudqtte«>rte  au- 
cun espoir  de  rétablir  un  jour  Tindépendance  européenne;!  fl  ^  ftdlait 
donc  que  F  Autriche  n'entrât  dans  la  lutte  que  si  elle  se  sentait  èÉt^ine^  > 
sure  d'y  apporter  un  poids  décisif^  il  fallait  qu'en  se  joignait  aiacr  enne- 
mis de  la  France,  elle  cédât,  non  pas  à  rentratnement,]  à  Fi^bsesmn  des 
aubres  cabinets,  non  pas  à  l'appât  d'un  de  cesi  subsides  parleéq«iels  les 
wbigs  avaient  tant  reproché  au  ministère  de  Pitt  d'entreteniir  en  Bdrope 
le  feu  de  la  guerre,  mais  à  sa  confiance  dan»  ses  propres  ressom^ees  «t 
à  sa  conviction  de  Futilité,  de  la  nécessité  d'une  telle  détermination,  en 


l06  ttvm  Ns  DB9X  iioifpas. 

sbrie^que,  si  de  doiinreaiiE  malbeurs  venaient  encore  l*ACC^1er^£Ïlbiie 

pj[)ft^f)P!,i39er'I'Aogle(erié  de  Fy  woir  précipitée. 

^  <b^<qiu  compU^^  la  situalion,  c'est: que  la  cour  de  Yieane  était 

ti^i^gée  entre  deits  iflfiueooes  contraires.  II  «eraît  inexact  de  dîne  que 
Kfince  y  €Ût  un  parti;  Aucun  Autrichien  ne  pouvait  voir  àvéç  satis-- 
[ion  b  prépoodéranee  idHolue  du  gouv^rnen^nil  français.  Cependant, 
pariot  198  ;hoainies  d'état  qui  dirigeajent  le  cabinet  impérial/  les  uns 
étilkni  plus  préebonpés  du  danger  de  recominencer  trop  (At  la  guerre 
contre  le  vaînqiieiir  d'Austerlitz  et  de  provoqua  se^  ^èditiutables  ven-^ 
^çanc^,jes  aviresdu  péril  plus  éloigna  mais  certain,  anqùet  oas'ei:*- 
^e9a^f^  l«ja«ant  accabler  la  Prusse  et  là  Russie,  i^ules  barrières  qui 
résistespentmepnei  r^omuipotenee  oMtineataie  de/Napoléon.  Les  pre- 
nûers,  et  TareMiic  Charles  était  du  nombre,  pensaient  donc  qu'il  n'é^ 
^t  pas  ,len(ip8  ^eore  de  courir  ans  armes,  qu'il  (allait  attendre  des 
coqionotiireB  pluspropices;  les  autres,  dont  le  comte  de  Stadion,  mi- 
nistre des  affaires  étrangères,  écoutait  volontiers  les  inspirations,  étaient 
dWJiHque,  si  ontWssâit  ëchapperle  moment  présent^  il  serait  désormais 
trop'tafd  pour  «neténlnlive  d'affranchissement  dan>  laquelle  on  ne 
trouvefikit  plns-ffausiUaires.  Céiaii  T  homme  de  gperrequi  conseillait 
lapaix;  au^nMrios' momentanément,  et  c'étaitle  diplomate  qui  penobait 
pour  laguerre«  ^«eonftraste  s'eét  rencontré  plus  souvent  qu'on  ne  le 
pense,  ihuit  «&q«'il  preuve,  c'est  que  chacun  oe  connaît  bien  que  les 
diMcÉHés  et. lasipérUft d[^ 0on  propra métier. 

Tels  «étaient  tkis  élé»ens  délicats  et  compliqués  sur  ieequels  sir  tto*- 
bert  'àûm  anaîtà  agir.  Sa  position  pensomMelie  n'était  d'asUeurs  rien 
moiaa«|iie  liicîle.  Fox,  dont  ranûtié  eût  été  pour  lui  un  soutien  puis- 
sant, étant  veon  à  meurir,  le  ministère  wiûg  ne  tarda?  pas  à  succomber 
souft  les  répugnanOQS  de  tîforge  lUL  Le  retour  des  tories  au  pouvoir  ne 
chan^aapas,  il  est  <yrai,  tas  bases  de  la  politique  extéôeure  du  cabinet 
de  Laniras;  mais  sirftOiMrtAdair  avait  ^.constanunent  dans  les  rangs 
de  iears  advenairet,  et,  suivant  l'usage  anglais,  on  pensa  aussitôtà  lui 
donaer  un  successeur.  €e  auccesseur  arriva  môme  à  Vieiuie.  Desmo- 
fifs  particuliers  (poU  aérait  superflu  d'^pliquer  ne  lui  permirent  pas 
de  pimdae  possc^n  de  son  poste,  et  sir  ftabert  Adair  y  fût  déAniti- 
vemenf  inaiiiicm;itQnt^M8  l'eapèce  de  nécessité  qui  le  coDstituait  ainsi 
le«epiéséntwtid*un»adnicnîtlrâtiMdont  il  ne  partageait  pas  les^i- 
nieag  neillBtguaniiaMàt  i|ue  frîMenusnt la  confiance  et  l'appui  bienveil- 
lant qu^-amittteiDÎii  dkutk «Ire  de  son  gouvernement.  Déjà,  d'ailleurs^ 
les  évf  namaiM)  de)la9uem,«n>iilteDeeptant  presque  leomplétementr' ou 
<)lu  fB6iBaia»jrtf4aBtilrts^diflkîlaa^^  de  com^ 

muQîcalion  entre  Ijoâdras  et  Vienne,  lui  avaient  enlevé  le  sacours  et 
laiiaee  anamie  ^qoe  de  fréquentes  insiructions  lui  eussent  apportés.  U 
en  était  réduit,  o«à  laisser  édiapper  les  occasions  les  plus  opportunes. 


œRRBSP0NDANGl|^^D|)^LOMAnQIJS  DE  SIR  ROBERT  ADAIR.  109 

09  %{^^S^pfM?f 9il.de  IjLiiHiiéme  et  si^s  ordre  des  résplutions  a^sesi 
graves  pour  compn>iDettre  sa  responsabilité.  m'[    .T^ip. 

I  ^pe  s^t^^p  aVi8^  aç^lue,  .aussi  extraordin^iire,  nç  le  ^lùvk 'jia^ 
l«Tde««^u%.d^  4^yQ^  q^>Jle.  lui  impo^^^  Toujours  acUf,  icyû[ure 
ferm^  ^un)iUeu  des  circonstances  les  plus  décourage^nlës,  tldty^ut  ' 
I^jpi^l;  ^^p^i*  1^1^  sugj^érer  les  i^xpédieus  appropriés  à  un  étàrd 
oi)(](S^<qi|i  ^e  €;^s^ii.(^e  siE^  T^pdifler  et  de  s'aggraver,  et  eéietfÀaîfi 
ç»Um^„ lfpJi|^(^^i^;JP^^  à  tout  entraînement)  piç^t^id 

fieut-^qç^ j^^l^u  pr^m^y  ce,  rai^che^        naqmdres  liiéurs*^^^^ 
r^cie^pQ  JÎ^  yil»  4,^|C^£if  u^^^  poursuivre  àNrec  ïme  jletsé- 

l^V^ui^  ^J|;  jui;^j)aUence.e)^ejpp][aires  un  l^pt  cjui  /u  yait  ^ns  céàif à^yanj! 
ses  efibrjs^  J)*aicc4;Nf)d  ^vec  J'^  de  1^  Uussi^e^  il  essayait  df^an^ie^ 

l'Autiîicbe  à  s^  jqiq^re  aux  pijissanc^  fX)9Jiséçs  cçptre^K^p^^ 
moins  jaloux  d'uA^  fU((|cçs<Iiplomàtique  apparei^t^ue^^ 
réelles  de  casuccès,  coniprçn^nt  qup,  si  radhèsibii  dti  ^Vei^nett^ent 
autricbien  à  railiaj9oe  européenne  prêtait  pas  entière,  sanérçsérve^  iriû^ 
remeot  prépaie  et  appuyçe  de  niesures  énergiques,  elle  aurait  pîuf( 
d'inooBvéïwqsicpe  d'avantage^,  il  se, gardait  biei^  de  travaillera  i'ar- 
radier  par  sui^ijse,.  par  séductiou.ou  par  intimidation,  aux  irrésolu^ 
tiqoB  du  cabinet  de  VienoQ.  U  voulait  que,  si  ce  cabinet  prenait  le  parti 
de  la  gmptxBj  ce  futeQipleine,GOPQais$anoe  de  cause,  avec  le  sentiment 
et  la  coQjQatice  deâRiforce.  Loin  de  penser  à  profiter  des  penchans  bel-^ 
liqueux  du  comte  de  Stadion  pour  l'engager  peu  à  peu  dans  la  coali:^ 
tirâ^  iiraFerlHBait,  avac  autant  de  loyauté  que  de  sens,  qu'alors  niéme 
qu'il  seraiiposstble  de  décider  l'empereur  à  prendre  les  armes  malgré, 
l'opposition  de  ravchiduc  CbaiieS)  il  faudrait  s'>en  abstenir,  que  la  pre- 
mière chose  à  faire»  c'était  de.|^rsuader  cet  illustre  guerrier,  et  qu'une 
entreprise  aussi  hardie  tentée  contre,  son  opinioq,  par  conséquent  sans 
l'appui  de  sa  puissante  iofluenoe,  serait  une  véritable  témérité.  En 
même  tempe^qu'il  agissait  ainsi  sur  la  cour  de  Vienne,  il  se  mettait  en 
relationsavec  le  cabinet  prussien,  auprès  duquel  l'Angleterre,  naguère 
brouillée  avec  la  Prusse,,  n'avait  pas  encore  accrédité  d'agent  ofQciel; 
il  se  hasardait^  sous  sa  responsabilité,  à  lui  avance^r  des  sonçimes  d'ar- 
gent assez  considérables  pour  lui:  donner  les  nioyens  de  poui;voir  à  1^ 
défense  des  places  de  la  Silésie,  menacées  de  tomber  entré  les  mains 
dès  FraoçaiSi  Puis,  lorsqu'un  envoyé  britannique  fut  arrivé^  non  pas  à 
Berlin,  déjà  conquis,,  mais  dans  le  camp  du  roi  de  Prusse,  il  ouvrit  avec 
litî  une  correspondance  suivie,,  comme  aussi  avec  les  envoyés  anglais 
à  Saint-Pétersboarg.et  à  Coostantinople,  leur  transmettant  non-seule- 
Bumt  toutes  les  informations  qui  pouvaient  leur  être  utiles,  mais  encore 
les  idées  que  lui  suggérait  son  zèle  infatigable  pour  le  succès  de  la 
cause  commune,  et  s'efforçant  de  suppléer  par  ce  concert  aux  in- 
structions que  le  cabinet  de  Londres  était  souvent  dans  Fimpossibilîté 


lestopoHii^iidaiis  des  forets  ntvates  aDtgtaiis^fd^p»  I^  ||^it?i^Ëai^f)|rt 
*cevaient  de  lui,  à  défaut  ^rdiiMthHispréqs^ftqu^îkli^f^l^  K^çipjipEl^^ 
a^iéipr'doitnéF,  desa^visfet  des  ]^nfleigiiei»e»u3iqpit'}ej4r  9P  ^fH^le^^^Upu 
«jnsqta'àfiipceptatn  (k)intt(i).'.  *•  •  -  -  >:ffTï  ,..-..  nrf-  ?•■•.  rf;.:î,..f,..  r?  .»u-.  > 
*^  liHœfUfiihe  foi8iè<piit>seffla(l^del'ésp^ 

tra(Taàacriie;s6raieiit  pas  perdus;  et  qtwif  AtttiJicb$,.ia't0^rp(90W|trÀiPfPrr 
poB^t ferait  peiicber  la  balanèe  en  famur^tdeila  coaUt^,Aiynni|L[^i^r^^ 
taille  tâ'IéiiB/,tlf  câlbiriel de  Vienne^  aulgi^  )Ieai^j0to  d^'m^iHB^ 
ment  ique  lai  Ppnsséf  lut  afvait  doimés  en  ^rébvMà  I  lfailli6e«  ptéc^nt^i  4^j 
lai  VèÉîT'en'^idetooiitrë  lai  F^nœ,  oÉdgréflai (âéSaûc^qiia»iqi>Uispii^^^ 
eûcone  sa  ticflîtiq^  atfaitj  Uissé  Toir  quelque  >  dispaaitioQf  ^  la  (SQÇQUcirs 
déjà  ^fl  «frdonnait/dbs  ^u^emôm  bous  pnàletle  de  fmjtëgw  ^a  trpo^ère. 
ineftacée  ilar^  le  •  if msinage  dut  théâtre  deé  bt)âbMés«  *  i^  r  DiMj^Y9Uq  d0,  ,laf 
desUractMtt  'de  i'Éritiée  prusdeime  mit  fin  À > ces  velléités  enaoï^^t^^ 
peu  firofioncées;  et  4a  eour  Impériale*  C(iDS(eimée(ii^  peosa  plus.qu'à 
détoimier  par  ^ëe?  éxplktattoiis  les  seupçons  letle»  aourit>uxidM  yain* 
qmUr.  Quelques  mdis  après,  lorsque  ]Napolé(N»ypoQD$uiT4tDt)les  débris 
des  for(îës  p^udsiehnes,  se  trouva  engagé,  en iaeei 4^  foiws* russes»  au 
mtlieii  d'un  luivet  rigcforeobi ,  daqs  les^  déserts^  de  la  i^logne^.  lorsque 
les  hatailles 'sanglantes  et  peu  décisives  de  Pultu$k<etdi'Ëylau  parurent 
làlthe  chanceler  sa  foi'tune,  lorsque  déjà  tout  le  monde lautour  de.  lui , 
accusant  sa  témérité;  se  livrait  à  de  sinistres  présages^  T Autriche  se^fir 
bla  de  nouveau  vouloir  sortir  de  s(m  imBooblhtéw  L'occasion  était  belle. 
fM  portafni  ses  nombreuses  légions  sur  les  derrières  de  l'armée  fran* 
^i\^y  qui  déjà  avait  quelque  peine  à  tenir  tète  auxRusses^  le  cabinet  de 
tienne  pouvait  enlever  à  Napoléon  ses  communications  avec  la  Fraijice 
et  le  placer  dans  une  ëituafion  doiit  ilne  seraii  pas  sorti*  sans  dilQcul- 
lés;  mais  un  coup  aussi  hardi^  et  qui  exigeait  une  résolution  inst^n** 
fanée,  n'allait  pas  aux  habitudes  dé  la  politique  autrichienne  et  surtout 
se  tàndKâit  trial  avec  les  dissentimens  auxqudb  était  livrée  la  cour 
ihipéritile;'  Ees  ^rttedné  de  la  guerre,  n'étant  pas  en  mesure  de  faire 
prévtiloîr  îrniïiédtetèment  leur  opinion,  essayèrent  de  gagner  du  teimpsy 
comfiltànt  mettre  &  ^rbfit  tous  les  inddens  qui  leur  fourniraient  des. 
âr^mnéns  dôntre  les  objections  de  leurs  adversaires,  ils  espéraient  que, 
si  les  côàlisiés  parvenaient*  à  faire  durer  encore  la  lutte  pendant  quel- 
ques iiiois  sans  éprouver  de  revers  sérieux,  on  pourrait  enfin  déter- 
mîncr'l'ètripereur  François  à' unir  ses  armes  aux  leurs.  M.  de  Stadion 
ftVé!tgAg^r  la  Russie  et  la  Prusse  à  ne  pas  se  hâter  de  conclure  la 
pàîiVGt'la  conr  de  Tienne,  pour  empêchw  en  effietqu'on  ne  s'arran- 

(1)  Oa  trovvc  amm^  dans  ce  recueil  une  dépêche  remarquable  écrite  par  sir  Robert 
Adair  au^QUvwTieur-général  de  VInde  pour  l'iuforuier  de  l'étal  de  TEuropc  après  la  pair 
de  TilsitU 


CORRESPONDANCr -WVûMXllK^tir  W  ^fllOBKRT  ADAIR.  HKtt 

cette  médiation,  et  que  son  refus  fermerait  là  Uiuohe  ànieax  qui^  dpBS( 

tk^^knAêë^YA^liiieM.^^HiA  de  Viebse  imie;  fais  cominibmê  par 
sa  i^nè^itf^  ét^ftii'lar  fépdnse^nég^tîve  de  là  Frdnce;  il  nfënt^gli^ 
été  tk)MBfl)eVfetilëf^(t^ieie9cU(i8iS  evvestâsaànt  làiCe  qÉi  vendâtit  stttHl 
tôtet  éëehkttltitriêetilftlàMev'trestilaïuttiirë  dB8/eo«ditfinni^nlHDÎnàin»{ 
(^  K^dë  t&tâd{oii'â0ttlitaiti[wu)«lnses  àlé;  mëdiatiimilGesrconlitionsr 
étaient  tdSd^  (fiié'y  i^ttitant  toôtd  a(g>areBc&^  KàpoléoDidftâiltiI^s^repoufh) 
âér;iètqUei  ^î'to  dotilrali^ff  ile&luimettBât^iHi)ddBB;^b^ 
taiieé  d^ik'à^i^aiigëmeÉft'ééflbîttf^  celràHiiigemairt^à^i^vdraii,  fmm 
l'Atiiiilâfae  et  te^  alliés/à  uiieiiAafarirejfliiffB'a^ssaitrdéln  »cfnFKtue> 
det^roéédefànii  fi^i^veauj^èglemëQtdesaflteesd'i^ 
teneef  dé  la '  tùàtffiénàién  étoot^  '  aaivakit  Ib  xtahilirtf  de. A^ienpe,  incont^ 
patiblie  aVeb  k(>sû^6téid^>VAniirtchei,-4«^de  pfvndrr  en^dnaklémtiofi 
le»  changemetis  reporter  daasi  te  même  eisprit^  a  1  L'état  d^^  Htalie^  et 
de  remétire  les  pi^ofÂnoes  polonaise^  que  la  fronce  ivenait  (de<  odu(}uérir 
sur  le  |Rëdi()ù  elles' éUiétltaValit'la'giiertreyc'eat-^àHd^  de  les  rendre  ù 
la  PÉrùsse.  Léëëitférénd^âe  la  RoAieawe  la  Pocie  ;  alors  alliée  ide  Na-i 
p6léon,  eussenitété  terminés eoDfornlément^ux  traités existans}  enfin 
l'Angleterre  etM  été  admise  à  preodrepart  anse  négociations.         ^ 

Contre  toute  attente,  Natxdéôn^dontla diplomatie  était  encore  diri-* 
gée,  à'celté  épo^ine,  t>&r  Thàbileté  temporisatiieof  det  U.  de  Talleyrand  ^ 
ne  rejeta  pas  les  proposMon»  autrichieiiBeB^  il  se  néseryait  probable* 
ment  d^énêhfdérf  effet  en  soacitailt  de6lincideiiS4  LeadifOcnlté^  vinrent 
de  là  Projet  défia 'Rttstieyqui^aji^tcoiiigii  de  plus  rastes  espérances^ 
s'irritaient  des  lentéë  manœuvres  dil  >  eabinet  f  die  ^  Vken  i^a  et;  voulaient 
obtenir' immédiatementide  loi  un  ssoMua^plus  ef&caieei  «que  œ^i  d'une 
mëdiatioû.  La  réponse  de  ta!  Prusse^  fut  peu^ti^faisap^e.et  même  peu 
mesurée.  A  Tii^ne,  "on  s^en  montra*  iiiès  Uesié.  Lat  R Wfsi^^  dic  son  côté, 
était  fort  mécontente  du  peu  d'appui  matàrieltque  |1' Angleterre  appor- 
tait à  la  coalition.  La  bataille  de  Friedlané,  survenant  au,  milieu  de  ces 
complicatfons,  termina  la  guerre  coBiiaentale«  Suiva^^it  Léfnergi(|ue 
expression  de  sir  Robert  Adair,  elle  fUde  fRwi^ptrMn  dékriB.  Oasait 
ifiielles  furent  les  conditions  de  la  paix  de  l!ilsitt.  La  Franoe.etla  ll^^e^i 
unies  tout  à  coùpcéntre  l'Angleterre  par  une  étroite  alliance^  fprcèf^nb 
1^  continent  tout  entier  à  entrer  avec  eUes  daas  cette  luMe  auti-^britaur 
nique,  ou  au  moins  à  rompre  toute  espèce  de  communications,  soit 
politiques  ;  soit  commerciales,  avec  les  maîtres  de  la  mer.  L'Autriche 
elle-même  dut  subir  cette  loi.  Réduite  désormais,  comme  M.  de  Stadioa 


Rpbert  Adair  dut  égalfiiïj^Vçifatt/^  y\mmt^^^Ay^^^ 

\y\im\^^  "^elle  était  la ^l^^lioi;^  ^^,  X^j^^^^^  ^^^^ 

ri^àgWierre;  il  fat jcpf^^'aJMiit  dîaWer.^'e^^l^  Xf/^st/e^^$pfi^^^qîj^ 

lé^rs^  ryptM^e  n'eut  lieu  ^y^,Rlus  de^^jçgf^çfe  ,fjéç|(^ç^^  ^^^^wrf 
timent  mutuel  d'une  plus  complète  bienveiîjLi^f^î^i^aj^^^l^ 

dp  ppifl^  pù,^^^/^ilJF^,pJffpé^Ç^^  W#^t  flffl*^«t  fie  <5^ 

aP^Qtes,j^jW4fPy,.4ps^  m<^  r.^WU6|i^Wt^ 

fpiyqle  à^  l'e^tt^  p((w^t)pt»p^  l#W*^  W.lW¥MW^#Sf^ffliME|i  ^M^ 
tiaf^ii:e.  lI^  homn^  ,wwi  fflfî^y* flBf^^Ç^  Robitrt  ^d^r.4.a»^pr<i|||pkn 
dé^^nt  pép%é  du,sff4îiiiiw|i  4i^  <)P9.y^nsift9^  a,^û,,eii,«9WiW*  Aw 
dçpôcliesir^laiHv^àd^jrfQ^qmt^mpcH*^^  ep,  rotwMil^ritoHfcW^iil^ 
eût  pu  servir  ^d'alimçmtà  l,a  uwiigniti^t.ftu  ri^cm^  d'i^  ^^fwip  jii^Mii> 
puissant  intérêlt  4e  çuiriciaî^  ^et  peMWli»»niàïW*  dwi  c^rtfiu^.^f^ï  4Pt 
lai^r  dans  Toi^l^re  Içfr  eaiWMPi  d^^ita  j^u»  on.moipa  ipwf^^^fu  Qmtk 
là  rinconvénient  de  fawl9  p44i^tmi  dHstoriiqFVA  fai^  à  we  époque  iiïov . 
rapproebée  :  illiaut{0ptor,^[i^e  IdjsisiMfid^teret  les  r^élationa  incAisi-^ 
plètes.  Dans.cette  aj4Qim(fti^^  riiO|Qfi|«^  (pi^i  r^im^  ii^timte^' ji^ 
mais,  Cep^ai^t  la  c^rra^pupdanaQ-d^  sic  O^bert  ^d^ii>,  e<|^)4wi  v»n 
trançhem^m  qu'Âl-aÂt  dû  taU  taim  ^lHir>  ocnsUbie^  ^weis^wu^e  (cp|l#qtîw 
d^  documens  bien  Aréciw9(iimr  A'biiM<Qri^n  eamme.  poar  rboDAjme^  d'^ 
tat,  et  les  e^iurita  Wi#Wi^n  timy^n^  siflCMU^eppiwi^l^ 

chante.  Écrite  d«ii»Jbsyé¥Ît%l^^e4îp)^^ 
te^^  précisjwi  sahs  agi^etatim  diammetespèce,  elle  rd«ièle^iii^i»aii{atf& 
connai^fsance  des  gra^ids intéf^ao^aiiriet  européens^  «n  çei^tûpept 

très  juste  de  biipwitiw^de^  diiTfm  élM^ 

concilîmt.  Vm»  oes  df^p^oe^  ajiareapju^flemle  aideot  derûEif  IV^bcMrii 

Ad^irpour  la€»tt9ede«Qapaj»ft  qii'ill^^        à  cette  époque»  s^ps/tf^ 

d'iUusiou>  GM^idérer.<¥iaiineétrpitemwi^^^ 
pourtant  n'est  emfH^iey»iJt  di^  ce  «eptimep^  }m^  aireiiglae^pp^teUe 
que  la  plupart  des  agens  anglais  portaient  alors  à  la  Fraiioe»,,eiil9^ 
on  trouve»  par  exen»ple»  dapa  les  uieoHwes  deinwd  Malw^lH)i!y>  ^^ 
révoltante  expression.  On  sent  que  Vôl^ve,  l'ami  de*  Fox,  appartient 
à  une.écple  plus  généreuse^  que  ce,qu;il  cmibel^  ce  qu'il  i^pou^  dpn3 
la  France,  c'e^  $eMleoieu)k  lo^  4wgfM^  quel;i 


iMiiè'ilitft'a'tooWf  eHé'  k  tbtfte  ^litiqùe;  et'(hièU  «iieUs  i^ii,^ 


faire  apprécier  la  manière  et  le  stjle  de  sir  Robert  Adair;  mdk  ée  j^h>^^ 
éMë;  ^(fll^blé'  if^t'tëUVrè^  infé^  aux  ^mip^Uns  taitési  à  tète 
A^pMefe,  tiè Tësl "pas 'égâiéirtèât  à  êèk  hfiïè^^é^Hés^^ms rimpreèsibii' 
iMMiéffiâté  èè^  év^etifreftî^  et,  ii6itr  ari^  pèhrlét'^^i'léidiiamp  dé  ï^ 

Mhhïëê^)p6\m'Be^eq^fsiAïà^  avec 

4«iel^é  sdfn'qû'bD  Ib  etibi^f,  qàèIctttW Mille  txiérttèMHi^  Hs^ 
qMi^^'tie  dèriM^^  <*et  etièèiÉi^  "^(éhiiu^iS^toA  iltei^cte.  11  est 
cëpeMiiiittiiie  ak'è(^^é[i^  MékhoiM,  ^ùi  oie  pftrèflf 

MrRer '#ett^  ^gn«M  paMléUlfè)^ËfmèM  à't'atteirtiôd  dùlbctMr  :  t'est 
MM  que  élr'llMteft  ASaS^,  an  mimêt^mi  ilaHàil  qtrittef  Ifettm,  itetÉât 
âtt^èfftitfeâëStMRtti,  ee^rM  l-«eipt«dMMéé  mi  opkiidû'  ëoi'la^îtàatictti^ 
#éei|miqaedàiï^tÉq««llé<;elte  itq^tu^eteiMéBttirëâllaSt  {dàleer  FAirgl^ 
hiTë  et  F  Antt^die.  Ihyéfàblit  avec  une  gffaiMe  force  de  k^que  que  les 
dMi  |Mys,  outtlNfir  iiÉf«^«MèretMnitmiMtfté'â'bMréte  tté cesseront  pa» 
d*Mi«KaDMstfe  lUI/aMrs  ikiêtm^^^  thkiTërtxnitrtûnteà 

oaè  ftési&itéf  âtpparcttM,  quelMif  <€I5  qtlè  r  Aâgkterre  fètra  poÉf  eonlÉa^ 
rier  les  progtè»6é  là  potssàtietj  flmn^aiie  tournera  en  iiëaUtë  air  profit 
d««iîaMnet  êè  ^nemtéy  ef  4M  le  j&M  'eù'dé^eittaÉM  se  sédtM  la  Corée  de 
réfètev'le  pàf;  db  %  Ranee,  ^  ce  éeM'Uif 'et  satins  qti'U  Mt  titMû 
d^neune  H^foiéiMIiMi,  H  yedefiettdtn  liftttiibMBitetnent  ramr,  rallier  du 
càMnet  deLmdfes>'ët4l4Q^  titi  aMHiaire  ëélé.  iles  toosidé- 

riBoni  sert  davaiiipi^  par^  ItoM^  iMMi^avëc  «Mant  d*éléffttictti' 

SAa ntflteii.  Il  m  «iiipesslMë  de  n'M^^pds  Mf^pé  èé  te  f^éMiM 
leinw'liqQelfc,  «neifpHqmotIa  pôSi^  respecttVe'des  deuxt»urs» 
âidMtfwedeeë^qtf  ëlleâ  d%iuirfMtnt  p<mrl'iMlriche,  rtsT^ObreO  tfé'reti^ 
<)Mrmiw  en  11  itMeimtt  en  q[aelqiie«rler  Ae  son  abataséOieM,  an  lui 
MnntieMiiMiidre  qnli  Ixmdires,  kta  de  Itd  satoir  mbtivâs  {^de  la 
dnremoauig^qft^egaMt,  ott  ra|q[^ti^uve  de  se  rtiterter  po(iJùt'4éi  tèm^ 
ineHlcfeM. 

^  Le  Btfe  dfc  ^  llbMrt  AdMr  ne  confient  pas  setilément  M  prot>res 
dépêches,  rami  de  Fbx  y  a  joint  quélques-on^es  de  celles  des  mimstres 
én^fièiA  Qoût  û  reœ^^tdlles  ordres  et  aussi  des  àgens  diplomatiques  et 
ahlres  avec  q^i  il  eut  à  corresp(mdre>  soit  pour  leur  donnefi  soit  pour 


t^l^  }e^^l(^^}|f^^étsm  ^Mte*Mfe^  lpï:4#H^ÎWPPil?«*«it 

ssp?,  Uff,4fls  »PBftfite^flfi4«^Jft«tdWBSW<HW*^U^^^^^^ 

la  Fra^ffif[i^^ijfiom^\f(pmv^^     toSUi«^|^flftnftipwittiUe.c»giigéc»surlé 

de$,^ifs$^r  i j^  Wi#  .çpPYAÎQCU/cpi»^  49m tûi^t  1^  .abOiiA»niepuipi)<nôt' 
si(;M33^}ay^fdQ  gn^^li4^  çQ^t^  6tde9iviile^,()o8iPira»giit6AUfont«cir  euxi 
un^  smié^p^té  jr^H^f  »i  Doii0  une  dépèebetpo^tétiieui^,»  Jovd  ibitolikisôpv  > 
exajxiiqftatl^ét^tdf^deiqhx  {^rUesjcontendonte^  aptèsla  bataille^Sflàtt^' 
dit  q/L^e^f  ]|S^Iiips$es;{^yentni^usser;]esFr^^  noB  pasilegt 

bfiltce.  0,  J^ijiirji^  d^  ,tiçl& Jug^«9netis.,r  D^étaitrtcpt  pas^psopliéti^  iBôn^^sau^^' 
let^iont  ^  l^taii^e  ,4^  FrÂ^dl«d>^  4|ih  adlait  itermiiifr  ibi  i^en»  de  Mo^ 

jÇ'Qst.q^'à  V4*^4ii%  A^>QW}iWgpQde  ii8fi)&AM807^>GûiinHin^ 
iNapplépq.piMrnla, pai^^trîQmplia^    dO{Taâitt,)a'«D«rafatieU  pas^moiris 
le,  $jU^^tf'p;eyqiqt^i^,p^é^e^<if^lla^9l^^  quel- 

cf^  ^m^n^,  )âjW^  i^éiriwe  v9Qp:  emteoœ  poUtiqiie.<  I8lâ  «t  46id  s'y  - 

sojo^  ufi  ^ ;((^^y(4J}à^;)e?fii«r9l^dte  la  France;  ledangi^i^  dâ> 

Yoir^^fiUj;»^  delà  fiirtane, > ies - 

AJlennap^^^  ^Ijdfly^i;  cwtr^  )«uir  dominateur;  les  mminreclioDs  spar^ 
tielles  précédant  |§,]q{ipuypQ^Dtigénéral despeuplesi q^^ a?rec lel^ps,^ 
ae^pçiUYClU  f^^qiu^r  id'^lbnrîpar  leurs  gouv^nemens;  ratUtude  expefc- 
tante  et  tÂiûp^rs.  ];nena(^uQ^  die  riÀutriche  préludant  à  une  rupture  par 
des  m^uç^uyres  diplomatiques  et  par  des  offres  de  médiation:  tout. ce 
qu*Qn  d^v^^t  voir  après  le  (i^s^^tre  de  lfa>scouM8e  présenta,  dans  de 
moindres  proportious,  m^  {^yec  une  minutieuse  ressemblance  de  dé- 
tails, après  j  equiyoque  bataille  d*£ylau.  Le  dénouement  seul  y  man- 
qua, On  dirait  que  la  Providence»  en  faisant  voir  de  loin  à  Napoléon, 


œRRESP0ia>ANdlf^lMM£fo]èil1AH^'i>£^i^  adair. 

hakim;!^  tffl  jdtif  dèriiiéî;  ^  lèl  eu  id'  iiéti<iètAùrï^M!^^ 

Bienfti'estimoitiB  èxàeti'fâm^i^i^MMl;^  iàif^ijal^tèUt;  àlii^*^eii!!i  de' I^ 
génëf«Aioii^<)<mtemtM)râie'/cef  ^^ 

qitdoonqaei  i<^Ielpoittl4épéHr;  Avài^ 

land^'oortimeavatit) Wagraih, ^li^oiui^alt  le  rH^ttô  d^ètfe  accablé  par  tmë 
coalition  enÉklpéénne' organisée  i€^  lui'  à>  ht  <  prôttkièi*e  BbùvdUc  dès 
eadiaitàs où  a éetroiiviait engagé. 'RV«n^tirt chaque M^  tM- 

rade^diesoD  9toie,tleinéme((uïl  lUtsur  le^idid^  lacoali- 

tkmdeTiMdftar Ja  tmgniflqne'vfe'tdred^^  chacun  de ce^ 

gnÉidi»  ^xmpBv  l'£ilrope> s'tndhiatt,  aajeié' #é)}MVairie  et  d'admiration, 
et,  pour  quel<)Uei^iB8taii8feUepérdilit  jusqu'à  la  penJséë  de  secouer  un 
j(mg< qui( ^semblait  impcldéfik*  ufaeiputeanice  surnaturelle;'  mais  cette 
impvesâen  deit^prrar  n«^  taMàii  pits  à^s'aÉiibiir,  et;  alu  mdùdre  signe 
d'ttofetoordefortuUe,  pMfriesélgocivârÉenaem,  oub^ 
succeasife,!  faulaat  mai  i^eds  tous  ^tes  eajgagemens  '  auxcfuds  ilé  avaient 
somcait  dans>  leur  déitessé^  s'ëmpredsaiiBDt  de  it^àâfë^'les  anties. 
Qilekineichode  leur  disait  que  kl  mlobse  Uvidt  des  piédy  il'sH^lé.  En 
France  même,  lesncrnibrem ennemis'du régime itUpérlM' déniaient ;â 
chaque  inrtant,  renaître  leurs  espérances,  et  ses  partisans  étaient^sts' 
d'iaquîétudedèsqu'un  nuage  se  montcailisurrbori^on.  > 

A  quoi  fuitil  attribuer  <oet  instinc*  universel  de  liu^bfHC&'dtr  f^h-^ 
yemementde  Napoléon  et  TachMiieilièni  qèi  pèussMt  Mlis  cés^  lès 
peuples  et  le»  rois  à  essayer  de  le  renivérsenr?  Bèi^ce  à  s^n  oti^tté  rëvô-  ' 
lutionnaire,  naterdHement  odieuse  auirpouvon^foudés  sUr  lé  prind|>èf) 
de  la  Ugttimilé  béréditairet  Cétiit  une  difflcuité  saiïs  doufe,  '  mais  pM 
d'unefiHs  oita  vu  des  geuTememens  nouveaux  éft  d*tuie  origine  nmv 
moios  eaiiipromettai!ite  prendre  rang  déflnîtivem^t  parmi  ic^  au-' 

TnMF!   XVIf.  8 


N 

cmBnmtmmàpmm.  mslk4»M*iai\gwiÊ^ 

QMltiwfagemnil  qu'oie  puisn  pcM40r,  âPittléép0i(}yé  «te^paSÉ  «I4e<»é^ 

CMioEtàt  iltftittiMipMt^ètro  m^MÊ^ètiummÊÊÊ^  ^laè'tiéwoitiÉM^iiM 
teÉrt  tftotP8B«llmitato«alogiM  dtei^^kitëniuÉMU^^tMAlii  fi^ 
diiireneDÉ  «eipier.  Im>  pëilagat'Jdi'tliMiPokig^ 
l^AÉMbhé  èvttlte  dNo^iatiité  éw^iMlM  Ar  to>SiaMe^,-^  fimiitiM 

étiûld'amr  |ieh9érér6i|btaB»tong4eMpi4fEifa  ïemvmm  JàÊÊÊsméÊê^éèBs^ 
levliitte  commiliiiécDBtM  là  ftoM^ksqpl^ 
rAfltririie  et  fai  fwtmÊ^wMmimàtiiDéè  ÉHdgr6^0K/dite  lwÉ-'«nMide 
cûbIm  la  révaktttOD  ft^nçaiie>  dépcmillfodr iwwo  uliti ^pè» éidOBÉ^ 
nmiget  leim  granits  «Miés  des  «Mtifieeft  que*  l0ur  (Mâtaik  ioatt^gueiTO 
maihemrettaej  ^pcatngue^ttoiifci  wlè>ei»  pkûw^piÉ^^MWtiiioii&^gm^ 
ea  mie  xfiune^  pure  èwolttalité,  par  >te  iMoee^aagàttiBei^  oVitMeat^liv 
certes,  an  actes  aasiiiiléliitatdte  quteMii  tdir^iia  <|«'l>n  4i  pu  Mpvo^ 
cbcir  à  Nafiolécm;' Le  crime<  qiu)  l'a  fwri 

{dacafates  resseiitiinms,  éttttxl'viiaJHtera  plas  géttérala  :  ii<  était  tilef^ 
paiflsant,  et  ftioèside  A  piÉMaiioe  déérwait  juaifii^^ 
Ti^ieîeB  éqailibM  européen. 

Le  syatème  d'éqvQibre,  q«e>qiiék|ut»  beaaa  eepdt^quî  tméd  4»aa^ 
IMnoaîeot  pas  oirt  ¥Oaltt  i9iitoer«ii!klî^^  afesi^w,  conMMib'l'oiit 
cm^  uoe  -moe  partie.  Cas!  le  ré8idtat«iiaturel  da  l'awaciatiaa  togniéei 
entre  les  peaplrâdel'^Eui>apeiD0derBaipar'la/COiBaMaM«lè4afl«UgioD, 
de^TîlîBation ,  et  par  tas  eonwnnkatioiia  feollas*qui  ^  Saiaiaifr  profiter 
pbisiMi  moins  ohaound^eBtte^aardes^prqgràst^iBaot  des^raHKMtfees, 
crsoas  par  tons  lasatriaes,  Jes*mailltienneiitfespaBti¥aMttgt  cuun  certani 
niveau  de  ftaroes  éont  Tbistoiie  das^naiiam  de  l'ai^k{uiké  m.  nous^ffre 
aucun  çKcmplei  C'est  epiareriwBreuie>conaéqucncc  de  ce  seftltenant 
dadignilé»  de  sasoeptiblitâaiiéiBsi  qn  randînsuppsftaUe^Hix  gewèt^ 
nemens  eansne  Ji/m  BattaB^^aasq|eMiosBWicwl  4  «aa>doRaiaalîon«étr»i^ 
givte^aenéttneutquiinlétaîicertea  pa»inoauBn  des  aumus,  aMis  qiù, 
chez  les  modenes^  est  dèvea»  ptofàiéval,  pte  krilaUe,  fdusdîiB-^ 
cOa^adUnlflhr;  pareequ^ sa^Maà cet^idéeadihattnainrtque whis  onilé^ 
gttses  Isséeaqn  de^la^ibetalsiie)  et^pMtiasaafisuia  iMuti«lles  ontiniodi** 
fléas  dans  te  iDrose  phiMt  quWsseHkieUSBiSBl  attelées,  des  éléniens* 
pmimaiw^  avsan  œgweipar  tfaatto»  sasarte  at  coutiafaa  da^la  diplmna^ 
tie^.«Bt  Jsmié)dspiîB.tsoisislàdas  une  barrièi^e^toiiliailaqieUs^llaBl  w- 
nusisacoesghmMBttse  bitair tons  tas  eflérts  deafomieDnemens  qid  ont 
essayé  de  rasaùsir  la  asepire  de  la  amiarohia  anmrsêHe,  possédé  ja^ 


cojmspomARnijim»^ÈmP9amjm^30WKt  adair.         «|f| 

iim^nm^i^fm  §)q«if#tiimJ^  l9iM«4i>toi  4^  imtik^^mjmVmO 

Tait  puo20wbw.aoi»mp  «uxî»)  €if.*saiiabitordwatftiii<iipaéU»Ms^ 
foQdiaimjBe.qiiesaQii.alévattfMDi  «iaU».4^^.plua  exMWTd^  paice  qu'elle 
aif  ait  i»§oa^.  |dii%âénwaflKi8DiM«cqi^4l  de  iiEuiope. 

Pas  L'effet  de  90ii^9éiiie.etide  ïimpiisiQii  (poûdigieiiie  que  la^  révoln* 
t^uaaTaUtdooiiàeàlftFaHiife^iiflbit^  ainéoeri 

maDty'd'uue  suîwance  boi^  dafiMiiiri^ 

possédée  jusqu'alors.  Les  traités  de  Lunévitte  et.d'AiOîena^  em  wnm^ 
laissant  la  Belgique»  te  jrûira.gaudi4jAii>  fibU^  et  la  S^'yoîe^  aaraîeot  oer- 
taioeiaieiiiialteiiitJUi.dQmiàreilkBi^  pêuta|ipeleir  ooelroii* 

imm  ^natnaflUes ,  Ccpendapt»  oonwaajiotre  aggandtseaitteat  &'était>  réa-* 
li^  IpmQ^paleoie^^  soile^des  > 

pwtîgei^da  k^  PKUofoe  etid'ioitvah  anungpineBS»  analogu^^ Joules  les. 
gi;aiNto^/(WÛssaiiQea  ainûani  a  éteadui 

leojTiteiTiUMure^.eeitti^ 

emm^Mé^ portés  à  leur  iodé[ieiidaiinn>iiÎLjàiteart  digaHé^  peuirétre»  fa- 
tigïiées.OQBime^aUes.  i'-à^ieni  dluneigiMrreèmgaaietiiniaUicwre»     sa 
sewwt;eUaa  i»teigoéea  dé&aUufemmUMiaL  le^ditiona  quittes  iwoi^eat 
de  siibîs;.i»aiail  «tûtJaUu  poHf  .eekkquorle^ffsivyisiiieiiieat  Irançais^  ja^ . 
tisfait  dei ses  ifpmeiwea.  acmûsilioBs^  éiâtêi  soi^ûeuieiiiMi d'iaqui^er 
cea  puissaiicas  par  de  jaoiiTeUea.aabrepfisfiaÉ;  Malheui»vasiient  il  était 
dilQcile.cg^'ua.boiniiie.  tel  que.NapoléQO>  enaoee  tout  animée  daim  dfe 
la  j^iiue6^M.i)âBa|iUdu.8eQtiaBettt.det'sa  ioix»,^ 
priideota,  etqju;4IH>eléinciBMtffimftDtifc.ffwiK^ 
mauifement  dea  alEaûneajgiâiiéniles  de.l!£iirepa».alora^aL  onmpiiqttéaii,  il 
ne  pcéteodit  p^a.lea.dûuÛDard'ittieiHû^  uiM.gsaBda 

tentaliaiv:  H  n'y,  céaîst^.  pas»  Ou  mk  oûnuaeot  il  s'ajnoagiaav  enAU»- 
magne^^f^  HolUpd^  eu  Italie^  uoevéritalile  dîet^ane^  oaBuneot ,  se 


ct^^m^àdrttMib^  àittire  tout  ce  c(ué  tes  tÉfattéir  >ÉMr|uiiiiitmiili8iiietit  pta^aii 

Yidaoïi^aVaitltiatiguné  pendMt' to  giienr^;  Il  >iifétait>  pAB'mondènfaii 
I^èèl^ble^  iftire  les  autres  pMlsSBiioi»  »^'  rj^^onent^à*^^^ 
tricés^d^e'  4èl}è  {Mditiqtié.  La  ifuérre^ véeonnieii$sR^idë^iièimtI^ im&i 
télt^eâ  ^9a  Frahee  appesantb^t  «nèorBife^ii^giiipie'iUEoropeîieoiiM 
tiMtttâl#^Tàn^tt(mhi  '  âe^cimet',  «itp  feadirqùeflfArigletorre  taobo^v«ilicie> 
tibôi^'^lfTéirér  Peimplre^de  bi^men,  scslaHiéi^  vtif<ni9jrHc»Uè9;f>sabiB4 
saient,  pour  acheter  un  moment  do^^tBpo»)  de^ooddîtiDBSiqMÎf'dj^tniKa» 
S£ffl[rttdriÂe'êspé(i6  'dtéqàilibre,  ArisèlSeBt-4eif eïn[Aret1lra^ 
enfipfc«^d'i9c<Menft/ A  partir )clè!ce^iriembM,^  torutecUnbîIiationrisiBdèi^ 
et'duMîite  dêfitii|4iiipôésflii|»  èMtà3Ni^lgoh  tit  ses^etâDeamy  en  appa^^ 
rehce  ilotinptéB.' Ni 4a  paêDdé  Westeévg v'  aitcdle de  "ïiisil^^^  ni  «Ue^de ^ 
Sdb^il!)t^fi»^nè  iM^dvanent  durera  plus  qaé  répiaseinent  ella  torreur 
qdiles  aiaiént^ftdt  bcceplèi^.  BHes  {lilai;»i0iitiiestyauicKs  dans  une  po$i^ 
tkjti  'ti^Dp  dtire'  et  ttopr  hàniHiàiite'ipotir  qu'aoiiDoment  méme^où  lis 
crofreiietit  ^entrevoir  la  posbiUiltté'd^én  sortir,  ils  lie  s^empreisBssdni  pas 
de' tenter  la  fortune.  D'un  autre  cMér,  Fédiflceiéle^fépar  le^fainqueur 
était  ^V  gigantesque,'  si*  dlspropoptiémié;  m  niai*  cimenté)  màl^  réolat 
dont  Fe^tôui^ient  la  gloire^et  le  géiiie  de  son  fondatew,  que  Fespeir 
de  lé  renTCrser  detàit  subsister!  aw  tond  du  cœur  de  ceux  qu'il  oppri^- 
mait  momenfanément.  Bussent^ils  désespéré  d'y  parvenir  tant  que  Na- 
poléon serait  là  pour  le  soutenir  de* sa  main  puissante,  la  pensée  qu'il 
n'était  pas  immortel ,  et  qvie  son'  successeur  serait  probablement  hors 
d'état  de  continuer  96n  œilYre;  suffisait  pour  les  empdtherde  se  résigner. 
Un  ^esprit  tel  que-eeltii  de -Napoléon  ne  pouyaâl  s'abosér  sur  les  con^ 
séquences  forcées  d'un  i^àreii  étatdexilioBes.  Lorsqu'il'  rentndt  en  lui^ 
même,  il  éprouvait  sans  ddlite  le  besoins  de  justifier  è  ses  propres  Te«t!C 
la  politique  exorbiftante  qui- le  "poussait' vers  le  préeipibe.  Les  sophis^nesi 
ne  lui  manquaient  pas,  comthe  ils  ne  manquent  jamds  pour  colorer  les 
plus  dan^rëoses' Iblies.^S'attaehant^  sans  tenir  comf^te  de  l'ensemble 
descirconstàncè^,  au  fait' particulier,  am  incideï»  immédiats  de  cha^ 
cune  de^  rèpteares  qui  lé  mettaient  suecesstrement  en  guerre  aveo  tous 
les  états  européens,  il  s'efforçait  de  démontrer  que,  s'il  reprenait  les 
atomes,  c'était^pottr  i*epo«iésbr  d'injustes  proYOCaticms.  Il  présentait  la 
dictature  européenne  dent  il  é*élait  emparé,  les  développemens  gigan- 
tesques donnés  à  son  empire,  Foccupation  de  la  Hollande,  de  l'Alle-i 
mag^,  de  la  fV^^e,  de  l'Italie^  de  l'Espagne,  du  Portugal,  comme 
des  mesurestemporaires,  devenues  indispensables  pour  établir  définitif 
vement  un  ordre  politique  fondé  sur  la  nature  des  choses,  sur  les  vrais 
besoins  des  peuples,  et  pour  contraindre  l'Angleterre  à  se  désister  enfin 
de  ses  prétentions  à  l'empire  absolu  des  mers.  Ce  but  ime  fois  atteint, 


€ORRBS]H>NDAN€Z^«KinililAfni^l^ :W  PIBMltODERT  ADAIR.  i4Tl 

iQiliii«lettlfi&gQen!64  GÉ6l4é«B^*qpfU  a  {dmd'mie^Ms  eupdft^^pmi 
9ir<hMM^-4ei9uifl<poisraiiicii  qw  «e^'éteieiit^p^  (m<9iiiant<i^:  siiiip)^^^ 
iBetii«^es;iirguMeâsimieu[ilé^  4]'a(Mdogie.  Si^s^c^rm9| 

qtiMleâfMeB4fétéhl08)MinÉ9frm^e9  âei9^  eo4r€tpris$i^,  ^(«Hiaf^poB^  Ai 
adflMttff)^<qu'éUe8(qiii^hi|sdfiiM»ltate  tmMrsé^ao^espyit^el,  |qs(|u'à.wt 

iBèiit^4aMfa»>mt6inwtte8  déitttloM  oùtiiM  ?Dis  iftffnrète  sKMffftîawit 

O'iétaimtià,  pnîHant|fd'é1rai^ 
dfnt>8ft>haQfa9  intsUigetioe)  eMtoiàitfmfiiAipiùéb^  ia  jTMâlé)6i  ise^f^^fr^ 
8kii»ii«refisGeiiÉia¥eu£^jKnfrrl|ttkieMt^  cfuii^l\a^priDii1tob'Ae^Il€M<rf^^ 
pdnéttieQidépaâsér  <6eftàines(lii]pàk»^;^qift,rtooâ« 
iriokfice  àiUD  (tedaifrpofflt  d'é^éfatipny  oitne^peui^  dâseèndi^mis- 
ae  pwdpitec^tqu^après  aveiiiimcuieUfsmfllit  Uê^  et  tbflil^ié  tes^Q^ 
Tenieineii8»e(  iesipeaples^iqn  leasilieitiîli^iîwmeotide.  reoteei;  à  ilour 
égard  da» les  J|MHrûes^d&  là  modmrtiODe^ 

reaseiftiniens'  et  >|éiirâ  défiadcefs  iMp  justifiés v  ils  preBnent  pour  dea 
maïqttes  de  faibldsee  toute  tentathretitetfféo^^  .ft^ta  par  leurs  ao^ 

(âen^oppre^iffs^  <{u!à  leur  tour  «iladeiriemienieïigeamy  et  <pi'il$  n 'acr 
ceptent  de  premières  €onceMk)tia  que  poi»!>se  mettre:  en  inesvu^  d'^u 
arracher  bieniftl  de  nou velles^  Napoléôui  ptti  It  feeonuailre  aux  jours 
du  juallieur,  lorsqu'il  eut,  àtott  tour  (à  énôander  larpai^^.  On  se  montra 
earers  lui  aussi' dûr^  au»»  rigoureux  qufîir^inrait  été  eiiY^^rs  les  vainous 
an  temps  do  ses  4iîQmphes>  et  peulHfttm^^  en  refiasant^  Fabaissement  au- 
quel oavoulattle  réduîie«ttei  ffit-ilfpas#iiss^^  i}u'0B  l'a  sou- 
vent répété.  Il  est  diffieileide  se  iguUeiree  ^'ttlûAdetYonu  après  une  pa- 
cÉfioationqui^ût  réduit  soa  empira^tisylémtt  Booi  înflfim«(e&  etlériewe, 
qui  l'eûtilussé  seuV  affai^li^  humiliéf -en^ipréseqice  d'ane  ooalitipn  enor- 
gueillie de  sa  tardive  vietoire^  étroîteoientimieceiHi^lUliiSwrveillant 
toutes  ses  déoaar^ies^  tous  ses  mouvenienav  kii  enidemaiidant  compte 
avee  ime  jalousie  mêlée  de  terreur^  et  i  me  ^uipemiellwtipas  même 
d'eierow,  sur  la  politique  généra^  la  part  d'inOuepce  «pii^t  sfppar- 
tttûr  au  soureirain  d'un  grand  état.  On  ne.  ^ut  croire  qu'il  eût  long- 
temps) supporté  cette  situation;  la  lotte  e^t^bien^  rooofnmemé  rM^ 
inégate,  -où  il  aurait  succombé  parce  que  la  France  étmi^  ^puisée)  parce 
que  la  fortune  ne  revient  guère  aux  fa^onsqu'eUe  a  uue^  fois  abandon- 
nés après  les  aiFOir  comblés  de  ses  dons;  Satnte4Iélèiie^ûufquelqjue 
ciiose  d'analogue  eût  égalemeni  terminé  cette  prodigieuse  ei^teoee^ 
et  la  catastrophe,  plus  lente,  plus  graduée,  eutemnoinsd'éclat  et  de 
grandeur^ 

Tai  ditque  Nap(déon,  pour  excuser  ses  témérités  et  ses  excès,  pour 


temmr  à»xduM4mg/m$  iwf^^çsei  foulé  wI^rMi  9fur  l^tjnrsfiiPHil^^^ 
t(H>i»iqja^rJXMa  j^  fois  jsiipmini  »aT;»ujç)u^^  x^  jp/ç,)à;ail«B|pe 

ql^oi^es^pQMr .qu'il  fut  possible  Oe  jiqn  |g«>lpqg^r  )^f^«|ybcoiMR.  4ailfi«lmf^|%^ 
Q^l^én^^  CjfA^  W0$Hdàrf4ÎW«/l^  ^,t^vm^ 

Um^^j^fûtij^^  dq  Aa  Mli^ri^  4çp  mai^s»  teà$ 

idipelua  49  l%m^„  peyut^ap^dj^te  fs^r  las.aimin  wkatiooAet,  letooiiH 
ilHifça dm  aiitr^  élM9«4pquîétejE(laMn9  cdi^^eate^^^^  leiiRs  coUmiftSf 

l»pli)&.epraB4eparU^d£^a(a&?i^e^^  ^Ue  u'ajoinais  étéen^i^eaMnade 
ptêodreii  ell^  Si^iU^  s^el^(K^)tin«I^^oe;aîttit^^  i^outabku  Ce 

tt'ast  jamûaqM^'eB'.y;  fomm^  ^  y  3Q|idoywit  d^  coatilioiiSi  qu'alb^y,  a 
exercé  ima  ActionApiiifi^aQte^etxibiâQa  pi)6,iaflii0pcegraode  saskdoutat 
qMalqMelDi8i{iriiiQipale9<m^iWKaia  abfioUie  qii»'eUe  devait  la  paiy 

tûgpr  a[vec;l^aUiéad(U|ile»(Mm€Oiu%l^^^  p^miada  racqnérîB. 

EUera  «artaki^imiit^  en^plua  d*«iiia  oocfisîo^ ,  at^^^é  de  c^to  iofluwiQSÇ 
jlu»aîacapQiMlai^,oiiiru;apU{Ci»jp^  part  laiTéaliaatioadaJajnaDaiy 

cbiauai^afcseUe,  parcaq^ie  j^miais^  j#  Je  népète,  alla  nia  possédé  par  aliar 
m&ami^wBim^  d*aiiealrap)^QAra4^cwqiuête.  La^Frauoa  se^^^ 
ea&!dewiar&/tai»p^;<a,ett  le  dang^rai»  haonaur  d'être  jugée  aapable  d'y 
aspi^av  %i^o.  qualqiias  cbaoca^de.aiiccèa,  et  toUà  poiurquoî  l'fioffopç 
airtièra  s'est  ai  souvent  coaUfléaiOpa^  dieu  Ea  présence  de  Napolém 
suptûiityjes  cqnsidéjpatiOBg <q»e  je,  viens  d'iodicpier  tétaient,  sî  éyideote&t 
qii'il  n'étaiLpastpofaibla  d'eaiméconoaitcelafoice. Enlrala pcéiwtm 
da  yaiatioBs  aoauwitJMiles  et  .naiittineS'plus  ou  moias  évanteoilesi^ 
tim  ouaioittStéloigmi^^^  iamiil  préseat^  ,iotolérable.d'uiia:oppnB88ion 
qiii  oalaiasailàfpapsQwe.le^saiitiiaeQi  d'une  azi^tanca  libra  ni  d'un 
a¥enir  asaujsé,  les  ii[iBux  de  L'Europe  napwy^ûantétie  dentaux^.  Coioiiie 
la  faitbrès  bien  remantpar  .sic  Robert  Adair^  ks  gouvarDemens  mâma 
qnelacoQtrainte  rangeait  tampor^nemant  parmi  les  alliés  de  Napoléon 
sentaient  que  l'ADglaierre  coBoiaiattait  en  réalité  pour  atUfloîiSjdea^r 
frayer  des  victoires  qui  lui  livraient  de  plus  en  plus  sans  partagiez  Iftidor 
mination  de^io^  mQi\  ite<  vQyaient.âkvae.i«iia  seacite  a^faotiopi  tout  ce 


4tâ;M'tà'béitant  àTabri  des  attaques  de  la  France;  IbHSflàft'lBifiJÉ 
nM^^  d^delle  où  le  drapeau  de  Findépencfenee  euréfi^miiîé  fftt  ^Bf^i 
coite  ft^lkwpé;^t  qui  pût  iserti^  de  point  d'appui  aux  nalicms  atert  iH^^ 
yiëè  Ife '\btit  iù  elles  tenteraient  de  recourrer  leur  liberté.  -  ^ 

'KiH  T^^uWité,  la  ctinte  de  Napoléon  était  iHnévitable  ootujéqtieiiee  iti 
r«!itee^  dèf  sa  gratideur,  (rt.daM  rétaft  aètuél  dé  la  dvflfealfbd,  liné 
A^^éè  j>àreine  attend  fout  goittehienient  qui  osenât  tnareber^ii^ 
M  tMcés.  Quel  argumclit'  conttre  Tàmbition  et  la  guerre?  Et  cepeu- 
dMtli  ôkr'âiiràit  tort  d^èti  conduit  qu'à  aœ  époque  quelebaquè,  graëë 
attt  p^ol^s  he  «M  ràisoé  gébéf^e j  it  n"^  atira  pbis  dé^^^itfife#  ni  de 
^éfrês:  Lés  passions  humaines  nousinterdisent  âtlé  ùtoïte.DÉeré^jé 
dire  (fil'tlhlel  résiirltat  ne  serait  pas  même  désH^bl^,  éf  ^^tf^  îi^ërff^ 
évidemment  pas  dans  les  vues  de  la  Providence  tèfieèMi^^oii  peutlé^ 
dédtiife  de  Forganisation  de  nbtre  nature  et  dfes  lèçbtii^'fbttrtiies  par 
rhiÉfeifet  II  y  a  évidemmetit  dans  Famé  humaiiié'âe  tièMë^  et  tiâûtes 
facultés  qui  ne  peuvent  trouver  leur  empMi  que  '  dabs  les  combats. 
L'expérience  prouve  d'aillèttrs  que;  ii^t*  guerre  finît  par  épuiser  les 
nations  et  atrilte  quelquefois  chez  elles  les  progrès  de  la  civilisation 
et  des  lumières,  bien  plus  souvent,  Uén  pltis  iMailliblement  Une  paix 
trop  prolongée  les  corrompt,  les  énerve  et  prépare  leiir  abaissement  on 
leur  ruine.  On  ne  saurait  tliér  énflih'  que,  dâos'totili  les  temps,  les  sou- 
Tenirs  de  l'héroïsme  militaire  ont  été  la  plus  noble  part  des  traditions 
dés  peuples,  celle  qui  les  a  le  mieux  recommanci^  à  la  postérité,  qui 
les  a  le  mieux  protégés  dans  leur  décadence  même.  Gomment  concilier 
ces  contradictions  apparentes?  comment  comprendre  que  tant  d'utiles 
résultats  puissent  découler  d'une  aussi  effroyable  calamité?  C'est  là  un 
dés  eâtésrde  ce  problème  qui,  en  toutes  «faoses,  aous  montre  leŒiâM|fb 
dd  bien  et  du  mal  comme  la  loi  suprême  de  l'univers,  comme  la  con- 
dition de  toute  existence.  La  aolution  de  oe  problème  dépasse  In  fin^ees 
de  l'homme,  mais  heureusement  die  M  M  est  aéeessatare  ni  ponr  la 
condmte  de  là  vie  privée,  ni  pour  la  direction  des  aflhires  publique». 
A  défaut  d'une  logique  impuissante,  la  conscieneè  et  le-  b  aent  lut 
tracèsit  la  route  qu'il  doit  suivre,  et  un  gonvemcrmMt  n'k  pas  tesdin 
de  pénétrer  dans  les  abîmes  de  cette  question  redoolÉble  Ipoiir  acoom^ 
plir  les  devoks  de  sa  haute  mission  :  il  lui  suffit  d*obéir,  a!fM  fÊâtà^ 
ligence  et  fermeté,  aux  simples,  aux  vulgaires  préce|)tes  de  cette  se^ 
gesse  en  quelque  sorte  proverbiale  qoi  veut  qii-tinlravtaiUè  kOBOÊtÊfet 
la  paix  avec  la  ferme  convicticm  que  la  guerre  dM  venir  «ù  Joar,  que, 
dans  certains  cas,  elle  n'est  pas  le  (dus- grand  des  mainc,  et  qtiV  hut 
quelquefois  savoir  l'accepter  sansirop  de  «regtet;  bîenquH  adKloi^outt 
criminel  de  chercher  à  la  foire  naître. 

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Notre  projet,  eûai^TàBt  en  Sidte,  était  de  faire  lé  tour  de  riîc- 
mais  les  renseignemens  reotiëilli^  Bût  U  route  modifiaient  peu  à  peu 
ce  premier  plan  i  Nos  hommes  eommençaiènt  à  comprendre  te  but 
de  noire  tofa|;e;  ils  a|>ptetiaiètft  chaque  jour  à  mieux  apprécier  les 
cooditions  nécessaires  au  duétôf^  de  nos  recherches.  Artcse  etCarmel 
surtoHt^iqui^  graoei  leur  |^i[«faSto  connaissatice  des  côtes,  auraient  pu 
servir  4e  pilotes  cabotoUrs,  nous  exprimèrent  des  doutes  sur  l'utilité^ 
d'une  «expbpatioii  étende  au  rivage  occidental,  où  nous  ne  devions 
trottYeri  disai6nir41s,  que  des  marais  pestilentiels,  des  galets  ou  du 
sable.  L'examen  de  nos  car tes^  nos^  connaissances  sur  la  constitution' 
gàognostii|iie  du  pays,  confirmaient  pleinement  leurs  dires,  En  cfTet, 
la  Sicile  fmte  partout  Temprehiie  des  forces  violentes  qui,  en  boule- 
versant l^écorce  solide  dn  globe,  Félevèrent  an-dessus  des  flots.  Au  mi- 
lieu des  mSie  accidens  de  lerrabi,  résultat  inévitable  de  ce  mode  de 
formation,  on  reconnaît  néanmoins  que  l'impulsion  n'a  pas  été  partout 

(1)  Voyez  les  livraison»  du  15  décembre  1845,  da  13  fé\rier  et  du  15  octoliro  18(C. 


SOl'VEMBS  D* IN  KATl'RALISTE.  i2i 


I&  nUme.  iTTOuesc;  à  Test,  au  sûd-est,  les  chaînes  de  montagnes  peu 
éleyées  s'abaissent  peu  à  peu  yers  la  mer,  se  terminent  en  collines  on- 
dulées, ou,  s'eflàçant  entièrement,  forment  des  plaines  étendues,  des 
plages  basses,  couvertes  de  marais  salins.  Quelques  pics  isolés,  parfois 
d'origine  franchement  Tolcanique,  comme  le  Monte-Rosso,  s'élèvent 
au-dessas  des  autres,  maû  ^M9?^^f  Pf V^J^  hauteur  de  deux  mille 
pieds;  seul,  le  Monte-Carunll  Ipone  a  plus  Se  quatre  mille  pieds  ses 
roches  calcaires,  qui  dominent  la  ville  d'Orte.  Au  centre  de  l'tle,  les 
montagnes  grandissent,  et  plusieurs  d'entre  elles  ont  plus  de  trois  mille 
pieds  c^Jiwiî  ^iêtoy^lsLgér^Md^réfnnm  f^^tft^  est 

au  n^r^|t  y  ^4^1  J(ri<^V^9  scttfroTO3,  dé|ll olyanl  tomdbeur 
puissance,  ont  poussé,  à  travers  les  calcaires,  les  grès  et  les  schistes 
argileux,  de  puissantes  coulées  de  gneiss  et  de  granité.  Les  monts  Pe- 
lores,  les  Hadonies,  comptent  de-^i^aabreux  sommets  élevés  à  plus  de 
quatre  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  quelques-uns  dé- 
passent cinq  mille  pieds,  et  l'un  d'eux,  le  Pûjso  di  PaUrmo,  atteint  près 

de  six  mille  pieds.  r  "j  .\    .  \'  \    ^  \ 

De  ces  hautes  chaînes,  étendue^  Boinî^me  un  rideau  de  Palerme  à  Mes- 
sine, se  détachent  çà  et  là  des  caps,  de  petites  presqu'îles  dont  les  bords 
dentelés  semblaient  nous  promettre  (}^|abondantes  récoltes.  Après  maintes 
délibérations,  il  fut  décidé  que  nous  les  visiterions  en  quittant  Favi- 
gnana.  Pour  mettre  à  pt^^fil  ëe^  rhbàvemeâf  J^AfO^ade,  nous  résolûmes 
d'abandonner  encore  une  fois  notre  embarcation.  Perone  reçut  l'ordre 
d'aller  nous  attendre  à  Céphalu,  et,  accompagnés  seulement  du  fidèle 
Carmel,  guidés  par  les  muletiers  qui  nous  avaient  loué  nos  montures, 
nous  traversâmes  la  partie  de  la  Sicile  la  plus  rarement  visitée  par  les 
étrangers.  Ici,  conune  à  Trapani,  nous  rencontrâmes  à  chaque  pas  les 
traoçs  aOli^^ptes  d'unç  civilisation  en^  arrière^  héritant  4^une  splen- 
deur qui  n'qst  pl^f  À.  Çasteiyétra^Q^  X^%Vmw  itspofie  le  «vaiiKiuiiiur  de 
{«épanljé  dépérit  avec  ses  j^erveUV^  Ignorà^  à  deùi  lieiMp  des  ruines 
giganiesaues  de  SéUjçiont^^  rantiq}]^/|v^  doCj^rthàge^i  de>8 
^  Saiémia  à  Çalcjitafiaii,  les  vieux  ciiè^Wipainraskisioaiiorni^  *ovh 
vrëHt  leurs  donjops  démw télés  à  une  pwiila4|ioa'  ad  gueniltes^  quô  «lotre 
pre^nce  semblait  frapper  d'un  Incroyable  étonBiBmeDk  Ai  Aikamo, 
ville  de  vingt  mille  âmes,  anx  larges  i^eaxlaUéeBy  placée  sur  l'unique 
gr^de  route  de  la  Sicile,  et  qui  est  uneide^prineipfdes  étapes  dcfs  primes 
palermitains  en  voyage,  nous  fûmestohligés,: conune  partout  ailleurs; de 
prêter  au  maître  d'hôtel  Içurgent  n^qessairQ  pour  achetenMHlre éliier. 
Bans  tout  le  tnyet,  le  long  des  septiei?»  cMimeisur;  la  nrn^  r^gale^ 
nous  nç  rencontrâmes  pas  un  seul  voyageur  qui  ne  fûtanné  :  toujours 
la  carabine  ou  l'escopette,  pl^ipées  en  travers  de  la  selle,  lÉsahissaieiit^ 
ou  les  habitudes  d'un  autre  âge,  ou  des  ei»intes  motivées  par  des  dan- 
gers présens.  Enfin,  et  ce  fait  nous  semble  mieux  que  tout  autre  peut- 


.  t-- 


90t|n9;A^omr  à  i49M«^ir4d  Bakmné,  nous  u'o^iMm^  m  ^Wt  procw^^ufi 

.{La  nmle^fue  «iwftiaviqM'Cboisie  .n<)imfaiii^|}|Jj^à  Palerme^  9kMiflflra^ 
ypipteies  09tteLisUe<aprQ%aTOir  a40vir<^  ji^t^^erqîèçe*|(^Î8  létnuige^^ill 
infpwfiqpietsglia&deJt^  d«l 

latiapana^^ebout  i».miU<NJ  de  £^xi#||f(i^,]^ciènaa^  G<miafie  m  rqi  en- 
ioiiiiâdiB«ii4KHiTi  ek^eM»«9go4ii|^l'aptiqH6fKiqfiei:a»  q^i,  ^eus  1^  oon^ 
moderne  de  Thermini,  ^t  accourir  c^avif^dqnée  à  9e&^afcesd*eai|^ 
tîè4e  me^qflf^wI«t|G^H^9irpes^  4e»iander  la  santé.  iCeite  pf>r^ 

tioB'diiiWvafl^  fMi^pwir>iiop^  u^  [riaisic.  Latempérar 

^tum,  ji|(i9ii'alpi9<,Wî4e  et/plu¥it^V3e^  e'était  élevée  depuis  quelques 
|ourB^<  et  hl»4^Rve,dépteJl^it de  toutes  |»art8  uoe  admirable  fiécondité.  La 
TOiitB  c^^siiMt  |e«  siuuoii^ié^  dii  JÎTBge  ou  longeait  le  pjed  des  mou- 
tagne9 ,  bordée  taniôt  de  lauriers-ros^s  en  pleio^  tloraisoB,  tantôt  â^ 
graQdes^aoianées  m  arbustes,  au  milieu  desquelles  de  gigantesques 
aloès  dressaieni  Jeqr  tige  tout  unie,  baute  de  dixrhuit  à  vingt  pieds. 
Des  vicies  :iuvx  tet^oeps  garms^de  feuilles  dentelées  enlaçaient  le 
tronc  des  cactus  e»  Hewrs^  et  mêlaient  leurs  légères  guirlandes  aux  ra- 
meau bi^arremeirt  t^iAms,.  aun  épaisses  palettes  de  ces  plantes  grasses. 
Des  bois,  d'oliviers,  des  bouquets  d'oraàgers,  de  cUronniers,  de  carou- 
biers, accidrataieiit  le  payage.  Quelquefois,  à  notre  droite,  une  petite 
vallée^  fNTofondément  creusée  dws  la  montagne,  nous  montrait  ses 
fkuKS  cacbés  sous  ua  rideau  de  sombre  verdure,  doù  se  détachaient^ 
comme  autaat  de  bouquets,  d'épais  buissons  de  rosiers  couverte  de 
myriades  de  petitesfl^rsblancbes  oo  roses,  et  toujours,  à  notre  gau- 
che, k^merétendaiiàpertedeviae son  horizon  d'un  bleucni,8esplagesr 
pittoresque  vient  découpée^,  et.  ses  caps  que  couronnait  souvent,  comme 
u»  panache,  i^bautidattii^raiixfeuiUes  étalées. 

Ea  approctiaoït  de  Cépb#u^  reeil  exercé  de  Carmel  avait  reconnu 
fa Âma^AiM^itepglant à.  touiles voiles  vers  le  lieu  du  rendez-vous. 
Barque  et  muli^ts  arrivèjreiiA  en  même  temps,  et,  quelques  instans 
après,  ^DcAre;  eflobdiFcatwi  4taât  vens  la  presqu'île  de  Milaazo.  Pendant 
unebeuve  ewore^noiisi  longeâmes  une  côte  à  l'aspect  aussi  riant  que 
e^  qiie.ooiis  vemons  de  parcourir;  pois  les  montagnes,  de  plus  en 
plus  éleM^eSySe  rapppoohèi^eBi  du  rivage  et  semblèrent  sortir  de  la  mer 
en  revêtant  des  lignes  pltis  sévères.  Cependant  elles  restèrent  vertes 
et  richement  accidentées»  Ce  n'étaient  plus  cette  campagne  déserte,  ces 
falaises  avides,  ces  rocbea  décharnées,  qui  avaient  fatigué  nos  regards 
a  ruuest  de  Païenne:  partent  se  révélaient  la  présence  de  Tbomme  et 
une  <tvilisatioa  pbisactiiw.  Des  viUsfges  assez  nomtyreux  nous  moit- 


eàèè^é  qtidque  totir,  quelque  chàteàti-forl,  tmdm  IntlIitaB'pÉrtaf  pfM» 

d'Alger.  Lorâpie  oob  yeux  quittaieat  w  pHtoitgWmift  fwiyBigg,  t|liH8ë 

dg^fi^(<u(>âiaMitbifeiiMt4^bafi|hë,  ils  rèmmfhiimt^  {fiivaiil  nie<de 

lÂpairf  ^(jrgûBattt  i(M»ù' i' Ipeii' 4e  té  mer;  ^ 

SbiMrfi^i  'SAiM ,  lôrmaietit'ëtrHiclt i«e  ^ gmdk&  nn ^'VMteKdemi^mBte^ 

el^lqtt^à  rtûrriëM^^ëll;  eiEMiMàAHe^^n 

Mëf^  fe  fH^Miéhlbite  bbkï^iekCè^ln,^m^  étntie  ^ifiw  Wfiité 

#%^  toiërte, le cîé?l  etta^ier  ^   '   •  ^ 

jkii  |î6trtt^)our,  nôU^  éHdti^  en  tecedrlRfeunR>;^et,  t|uëta|li«i^fc^ 
«près,  i^ouëpreofon^  poeëessiièn  tftm^geltieilt  ci()iiiftfêrtaèto'ftdf^^ 
ineiii  irttfcé'pëur  nas^reeltercbe»w^MEee  aux  k)iii$'ethpre9d黫hi  chat^g^é 
d^àiTairèffâe  France,M.  te  tmron  LiicMitrnou9avÊi}t*^^éi^tt6eiii6ni  cédé 
sa  nmisdn  de  oiifipagne,  pkK^'à  rextfème''(mhilé^de4a'^eeiru11ë,  è 
quelques  «nrinutes  à  jineine  des  tleut  t^ôifes' «Opposées.-'!!^  labiés  fttfeal 
iHeutOi Pressées ,  couvertes  de  nos  appareils  de  tratail ,  >(A; «aosiarder^ 
BOus'èonififieBçàînies  retploration  de  noire 'nouveau  domaine. 

SemMableencelaanx liés Fa^ignana,'Mil82zon'e^ Jamais  ?iMéè  par 
les  étrangers*  que  Famour  des  voyages  aniène  en  Sidle.  Bfttie  sur  us 
Mhffie  étroit  qu'elle  occupe  en  entier^  cette  pelHe  ville  a  pour  terrfÉoire, 
d'un  côté,  la  presquDe  qui  portese'n^nom.def  autre,  une  (dame  de  peti 
d'iéiendue  qà'entonre ,  comme  mi^demi-H:leTéle,  la  ebatne  escarpée  des 
monts  Pelotes  y  é»minée  dans  le  lointa^  par  le  sommet  fu«iani  éé 
HBtna.D'étroitj^sentiers,  praticables  seulement  pour  les  mulets  du  pays, 
eonduiseifl 'aux  routes  de  Messine  et  dé  PotërMie.  Ainsi  isolés  du  reste 
derae;  les  faabttans  de  Mitozzo  noifS'Ont  paru*  présenter  un  earaetèrë 
eiraepMonnet,  plein  d'énergie  et  d'acth^.'N«lle  paiHnous  niavons  ren-> 
contré  une  cuHure  plus  avancée.  Dans  ta  ptaine,  dans  la  ptesqu'llei 
surtout,  le  moindre  pouce  de  terre  est«ifsià  profit 'Ijesrtrtgnes,  les  oit^^ 
viers,  remptaeent  presque  pat*tout^lesbi«l«iS'^u>les*aMèé/ètydé'scen-- 
dant  jusque  sur  la  plage,  ombragenttdés  nfeislMis  de camfpagne  d'une 
areliltecture  sirmple,  mais  élégante,  dobt  fe^  terrasses  pfongeht  dans  là 
mer.  b'n  petit  port,  asseztiien  abrité  covvIreléS'^éiftei'éel'Onest  et  du^ 
BOftl,flivonse  réchange  des  produits  du  sèiy  étle^mttiei^  eMretienff 
éttis  la  population  une  aisance  générale.  Les  rues  'Voishvè^^dli  ^rl 
sont  larges  et  assez  bien  bâties;  mais  elles  :se  ehatigent  en  Tuetles  tot^'^ 
tueUse^^n  s'élevant  sur  une  coltine  escarpée,  cefupée  à  pic^M  dMé  de 
Feuest^  couronnée  par  une  ferteresse,  qu^  garde 'tottjdui^^tffite^ndrtn-' 
breuse  garnison.  C'est  à  Milazzo  que  Louis^-PMlip^e,  àUitéÛtïcéOt^ 
Béans,  a  passé  plusieurs  années.  Banni  de' f rancè  à  cause  de  boh  ttotili; 
repoussé  par  la  cour  de  Naples  à  cause  de  ses  opinions  li^i'àflés  ;  lè  fh^ 


:i  ai 


ii, 


^Ibbe;  et  ^(-étré  tju  àû  ùvHiéii  des  âplémlèéi^  dé  éâ  t^f ate  ilTeilMëtire 

U«§1i¥é^èi^èmëM^tJâ<âdé;  dô^^  Upifas  gi^hdë'Uj^yiii^^ 
d'û^dbMf-Ubué,  éf  qui;^  déUdiÉiillààiî^^ 
ft^rtsi  db  deux  Atoes  éi^  triéK  liàtkytnitif^^ 

ceë*  tei'i^iâsf  «y|Miâifeëà¥ë<nii^d^^  ôsliHodx  rotll^é  ë(  d^  ikble 

tiiMV^M^'€bilèltè''ilittidëi  i^^  bàVàtâristiqîi^s 

du  càteaii^4léPéleMë;^^his1àfJl  ëUfttf  ^hë  as^^ 
oom^a<^;(}trï'fo^meTéi^tt-étM(è<dù  c^^^^  éètté  iôcàlité  pféëénte 

dâHd  lecir^Mlf'è  d!e  i^tlpcIrÏK^itfôn  bèdotèlié/ét  dôhùiïè  ^  échdnm|6iî^, 
preé^é  iëùr  lé» Vitiei(Miix  tëitàim'  i^V,  ^lletii^  iM)Ië^  et  éti  ^ràtïdés 
masâeà;  èottpi)^flt  îllUfe  ^dé«  dëili  «éW  de  \k  Sidfé.       ' 

Dans  leà  ieou^hes  de  tail<;aÏPé^  dont  noos  tenons  dfe  parier,  le  choc 
des  "viBignë^  mriVant  die  Ist  baùte  mer  a  eretisé  des  cbannrbres  et  des  bas- 
smB  oè  erdisseâl  d^ëpaiéses  totiflfes  d^algues  et  dé  fticus,  asilèS  de  ndaihtés 
pdpulatioiÉ^  niarfiÉès.  CétÀieét  lè  autant  de  'vivié^  4Uim)t«s  promet- 
taient des  pêches  fructueuses.  Nous  ébh^ibns  ^  outre  sur  lés  espèces 
térrkudes  dotitiious  ésjf^éfiôus'kièiibbtitt^érd  nombreiht  rtepTéséritans 
sous  }edbk)C&  boWlérèMs  rébduVèrïié'à  t)éiiie  de  quelques  potiidès  d'^ni; 
iiAaîs«»ie  circonstaihce  tmpré^tiiè  iHlut  ici  tromper  notre  espoir,  gbus 
ridduénoedef  cot^tUc^s  tskit  (fiffiàlés  à  apprécier,  mais  parmi  ]e&- 
qu^es"  «n^  évapbrtttioti  (^bà  moins  prompte  Joue  cértaitiement  un 
rôle  Adtif^  rèati  dé  ées'mérs'tàeÉitèt  diksout,  tantôt  abandonné  une  cèrtahie 
^luantitédeealeâifé'ènlevé  atix  roches  submergées.  Dans  le  dernier caé, 
iB^Mptîèrecftloaire  se  dépose  comme  une  sorte  de  vernis  à  la  surfocé 
des^'piATed'étdés  gtiets^n'^lle  agglutine  les  uns  aux  autres,  fermant 
«insi  la  plupart  dei^ passages  par  bù  les  amiélides  et  léé  ters  de  tout  genre 
pourraient  se  gMsser  dans  leurs  interstices.  Cette  espèce  de  soudure  pré- 
sente^ une' très  grande  résistance,  et  souvent  les  eflbris  réunis  de  nos 
hommes <  <^i^més  de  leviers  fiK>Kdes,  n'ont  pu  suffire  à  décoller  telle  pierre 
qUd4\in  d'enk  aurait  faeilemart  roulée  avec  ses  seules  màins/si  elle 


très  de  même  nature,  explique  en  les  co^n4»ff  IWnt  ^^  (9t4fHfW§i#fJWtf- 

.^^}ft^m,^j;fiSf^fi^  j:^pgç^,,fPI?jff)^,çpflt8(jij^i;a^id<|ii  çaj^p^s 
i,<W^§?nî^  <^Jl'!^<*tf>^  4q!«i«%fflO)nM;erM,^,,uft^gç8pdfl,^<*«a|e 

jf^es  flj^Jiivp?j,B!)^fi\»^  aveft,^e,«-^f|e^fi^itp„^«Da^iïa)lf!.^,«*8 

roches,  quoique  coosi4iéi)a^e;^  a|)|P«l^f,  taif^j^ptforii  l'^Ftoque  géolo- 

gl9ue;a4i^e.  Les  osseiiiens,^Q9,.<|ébri^  d^^tl^^wre  qu'on  y,iien- 

çpntra.  ?>emér»t^qt<ïqnc,pa»iç  J9qio.d^/l9^t7ft|,.|^,p^,«xptW8»0iiest 

,i;^pç^^up^  r^t^,Qr9a;Mqpe«coot(\q[)po|ii^|a4/lf^^H^ 
^l,^^flpsjou;rs,iç9imne;aîi  tfl^le«.4f^p^yi^„^  PQuidix;e,quelie.TéNtaUe 

,  .^Jf^eréi^  jWjiiWJfés  ipattei?4tf^,iqp9.1a  $0i^dar^4e8,pierre8  de  Mi- 
}f\2;¥^^y>9r^i),  ^  aq$t  ^i;echjerpb«f  ,.Q^r^  /fôipur.  dapa^o^  ipretqu'iie  n'en 
Ufliijpas ,  i^oins  qp  ^areqx.  tençips ,  ppur,  fiops- 1 M  (A«deur,  en  «ugroen- 
taflt|çf)^^e,i9tfr,  semblait  tçcopdW!»,lalp|p  l«,t«iafe,pt,i[ainei!.  IWle 
jflsfi(%ç5,,<^ii^,  W,,grap4  woibr^  BaSi.epcprp  tiîwvé  idaee 

dafi^,i^,  <^talcigues  zp^Hogiques,  boux^^nnai^pl  dans  les  pbannps,  et 
H.  iiiancb^^  eutbientôtganii,plu»ieur&bQitesde  npiBbD«tti:<$t,Qiuri8iis; 
éf^b^lillons.  QuelqMes  iieptil^  .TivaiWiTiPi^ent  enriiçbir.enQore  sesicoHeQ- 
ti^^f  pt.fqnt  sui4Qucd'bui  pa^e  àfi,]^^tf^9ismft  apéviale. loné^e au 
Ifuséumpai*  UM, Dup(iériletBibiwiavflç,un.%èil«  qve idepaijent  biw 
iiiiitqr.jçeux  qui  laissent,  dépérir  Ia;n4l)*g9iie  des  oiB«aiix.«t  des  nwaa- 
joifères^Npp  rec^eillin^ef  ,eQ^.apbres,d0W.gvand9a  eouteuvne^niMpes 
bieu.inofiieosives;  malgré  lepr  ,a9p^  pneoaganjl^:  et  qualt^Mas^  bmuic 
eipentplaires  de  0fç^  tù*  muraUÙ)»,  animal  laesessiQtQblabie  àonlé^ 
zard,  mais  dont  le  corps  aplati,  la  queue  courte,  la  peau  gi^#tr>e.aQu^ 


pkti  de  ^69  tott^'èrcà,  le  iédko  iSés  -tntirtSltès/ tbttiW  ^IgaWetatètit 
mm^mth  Èeterrenibla,  e«t*la'ferftor^d(^  bàMfeUKâd  f»a^,  qMlè 
éegttfdefit  feomnie  ti'ès  inet*fneiix,  et- le  Téferitaftèc  effroi  teirtii*  rd|jiae^ 
immil^  toi^g*  A^  momineslés^hifiiitried/èû  tires' ^^ri^  K6iée«iHles 
l|Ui<t^rtli0œ»i  9l3dMdoigtB'  lui  (btit  1h(!9élifenl  trmH^  vtû^  ptiM  <P«^ 
^l/^|WmâaM;  fieh  daibs  i(!;e  c^il'otil  liéds'eb  iâ'm  ii%F^fôdie'de^>^itt 
énptyam  te^iuetllis  par  qaelqaes  vb^aigetil^  *ri 'IJrtéhf  t>a  an  y»p  dfe 
fiMViierE0piémnôe.  Là  )es  gecko9^htTègiiMé^btfhiMeée«'dlr^ 
dIU semhrtt 9a titbH àtitoUr d^Vnbx,  deMacK là ^â(ë> (Mlè shh|ile  éôia^ 
tMt^'^t'IaHtAt  taitoh^  t>^rft*  mi  qoel^ilëà  ti!éUi%s;  tëACN  tMfiti^al  «âme 
lèprefifiMrsAile  fe  ttiaHieurenx  qu'Uë  dn/t  mmidâf  iti^é  tt^remefefb 
Qtt'yffti4^ltdi)Mt^i  au  I8niâ  deces'èxag^rattotis  évidètiteè^^Ceftl  ceqa'fl 
i^«st  PAS  'foclle^  de- 'fébonmitt^é.  Tduléféis,  lél^ti^brf^se  rappelle  te» 
emie^atiMi^dés  dbÉl  sont  I^b}èt  idaUè»  lios^  c^^ 
le'thnidet>rrttt;'6ry  est  tondait  à  penser  que  les  gedDos  petivènt  Ibrt 
Wen  '  être  des*  anfihatKc  iî>ûrhitèrwefit  faïtioeeDs;  que  teni*  habitudes 
noeiotne^ont suHodt coAtrifoiié  à'Pdndl^ ildWA^ de tei^^tn^ peuou 
peki^  foédées.    '     ■    '.  •  '    '^     '    ''    ••  '  '  '■ 

Tandis  ^eif.  Btancbai'â  faisait  tlite  guerre  actHre  à  ces  populations 
topreetres^aériennes,  M.  Edwards  et  moi  reportions  lous  nos  eflbrtsdu 
e6léde  k  nfier.  A  nos  mof  ensd'inveBttgation  déjà  si^ariéè,  nous  allions 
eni^ter  un  pins  puissant  eneore.  '  Cette  fois  nous 'netoulions  pins 
seulement  explorer  les  parties  aceessiHes  du  ritage  ou  draguer  au  ba-* 
tard.  'H'  s'agi^tt  de  desoèndre  am  fond  de  la  mer  en  conservant  toute 
sa  liberté  d'action,  de  poursuivre^  lEiinsi  les  animaux  marins  jusque  dans 
leurs  retraites  les  fAus"  câcbées,  jusque  dans  les  anfrafctuoeités  de  ces 
roches  qui,  profondément  enfoncées  sôiis  les  eaux,  semblaient  déûer 
tous  nos  eHbrts.  L'exécution  de ee  projet,  dont  l'idée  appartenait  a 
M.  Ed^^rds,  exigea  quelques  lâtrimietnens.  Il  fUlui ^'assurer  du  bon 
état  «des  appareils,  en  combiner  ta  disposition ,  prévoir  les  aoeidens 
possibles,  et  s'assurer  des  moyens  d'y  remédier.  Au  bout  de  quelques 
jours^  tout  fut  disposé,  et  après  quelques  essais  préliminaires,  M.  Edwards 
fit  sa  {)f%mière<  e^tent^ion  ^ous^  manne  dains  le  port  de  Mffasoo.  Peh- 
diflt'  plti9  d'une  demi-beure,  il  parcourut  en  tout  sens  le  fond  du  ba&- 
m,  '■  reteurnatt  des  pierres,  examinant  brin  à  brin  les  touffes  d'algues, 
i^ueMlanlet  observahtmir  place  des  zoopbytes  qui  vivent  à  une  profou- 
dMr  de  dix  à  douée  pieés.  Depuis  lo^,  M.  fidwards  s  est  enfoncé  bien 
FIms^  profondément  encore,  et  dans  la  fme  de  ^àormine  entre  autres, 
noas'lafons  vu  à  vingt^inq  pieds  sdus  l'eau  manier  la  pioche  pendant 
près  de  trois  quarts  d  ^lèure  pouriftcher  d'atteindre  une  de  ces  grandes 
p^mpéeéde  la  Méditerranée,  espèce  de  movtusque  trâvalve  dont  on  nfe 
OPftmll  encore  que  le»  coqcdlles.  i 


4|i9^^V4e^:  |Hm{M*Ff(  d^  I^aw^  Vn.cusque  méteUiqiio  iwiaQtmi 

r^iréiqil^^  4'(U|i<9i  ^f4»  ^i^»/ ps^sfO)!  d«p6  iiw,,p#uU0  «rttashée^èilli 
Wigu^M  Y^fiaif  m AieniiMlW  8Q|^4)«  b«trl||H&e<^<p(v^lettRit(dQ  hiis^ 

ftepiaee,  fur  une  oeîi^faice  «à  fdMÎç^  a^^ai^ili  eptmîqé  iiHHttipÉMriraft  aa 
Itndide  l'eto^  M.  M^mbard(Will9H  à  c?!qi4H9i^id99s<|rft.diiy0rft<iipQii«H 

tmréi'Eofto,  une  oi»i49  d^M^^^tup^sigoaiiii  i^siaH.toijMi»  damma 
anj» ,  et  IMqvi'  saiiii^Tea  (fkMlleiiof^élé  i'ej»  ébàdim^  !($&  onotndces  moùf^ 

méprise  pouvait  entratner  la  mort  de  H.  Edwards.  Bial^ré  louant^ 
9mm,  le»  m^ifew  à^  f«w^ti^flff'émiwm%  dispoMoaa  éÈmo^  bieo  im^ 
parftiibr.  Il  fallait  ipim  de>  demiBÎKwIes  {MM?  mtirer  da  leau  le -plo»» 
geur  ei  Ja  débarrasser  ide  son  >f aM|iia«  One  ioifr  wèBom  la  yergm  craifiia 
et  menaça  de  9&rom|»re>  au  moment  aiù ,  Cfloyamt.anoir  ceçu  un  Mgnal 
de  détretfe,  je  ^mm  de  poussa*!  Je  cri  d6;AiÂsai  Noa  bommefr  santà- 
rant  immédiatemieBti  Ja  mer  et  eure»t  bieiilàt  nanaiené  M^  EdiMirds,à 
iMird  ;  oeftendafii  plua  de  cincf  minutes*  ^'écoulèrent  entre  le  moment 
aà  j*aYaia  senti  remuer  lacorde  ettelui  où  M.  Edwaids  put  respirer  à 
l'airlibre^.aL  ce  temps  aurait  été  ^us  «pie  suffisant  pour  déteraunep 
une  asphpiie  miirteUe.  Heureuiemaot  que  j'avais  été  trompé  par  une 
aaoousse  inTolontairemeot  imprimée  à  notre  télégraphe.  €apendaiit 
on  Toit  que  ces  recherches  n'^ieirf  pas. sans  danger,  et  cartes ,  pour 
leai^treprendrfi  et  leé  poiunsiâvra  ,i  il  faUaii  àbre  animé  d'un  zèk  bien 
sare  parmi  les. aatoralistes  de  nos  jours. 

jQuoi  qu'il «n  soit,  M.  Edwards  reeuaittit  le  fruit  de  ses.  fatiguea^ 
Chaque  fois  ilneviat  du  fond  de  l'eau  a^ec  sa  bcdte  ricbeofieut  garnie 
de  mollusques  et  de  zoophyies.  Ce  qu'il  y  eut  de  pkis  précieux  daw 
ces  iconquétas  arrachées  aa  fond  de  la  mer,,  ce  fut  une  tnsombvabifi 
ipaautité  d'œufis.  de  mollusques  et  d'annélides.  Déposés  eMUilt  daua 
de  petits  bassina  où  les  vagues  pénétraient  a  travers  des  parois^^ii 
pierres  sèches,  ces  œufs  continuèrent  à  ee  dévdopper,  et  M.  Edwaida 
pi^  étudier  a  loisir  toutes*  las  phases  de.  leurs  cuirieuses  évokitioinkr 
Qe  mon  côté,  je  trouyais  dans  las  girotles  du  capt  bon  ocwdire  d'ao^ 
uélides,  de  nénierles^  de  planaires^  damoilusques  pblébentévéft»^  J^y 


128  REVIE  DES  DEUX  MONDES. 

découvris  aussi  une  espèce  nouvelle  de  mollusque  gastéropodc  voi- 
sine de  ces  triUmies  dont  Cuvier  nous  a  le  premier  fait  connaître  l'or- 
ganisation. L'espèce  sicilienne,  qumque  de  taille  plus  petite,  est  bien 
plus  singulière  que  celle  de  nos  c6tes  de  France.  Qu'on  se  figure  une 
petite  limace  de  forme  allongée ,  portant  sur  les  côtés  une  rangée  de 
branchies  ramifiées  semblables  à  autant  de  buissons  animés  d'une 
exquise  délicatesse;  qu'on  remplace  les  tentacules  lisses  et  opaques  de 
nos  colimaçons  par  deux  grands  cornets  de  verre  d'où  s'échappe  un 
bouquet  de  branchages  rosés  entremêlés  de  fleurs  violettes;  qu'on 
étende  en  avant  de  la  tète  un  voile  étoile  de  la  plus  fine  gaze ,  et  l'on 
n'aura  encore  qu'une  idée  bien  imparfaite  de  cet  admirable  petit  être 
qui  semble  fait  d'émail  et  de  cristal  vivans. 

Les  localités  propres  à  nos  recherches  qu'ofiFlrait  la  presqu'île  de  Mi- 
lazzo  étaient  riches,  mais  limitées;  trois  semaines  suffirent  pour  les 
épuiser,  et,  pressés,  d'ailleurs  par  la  saison  qui  avançait  à  grands  pas, 
nous  hâtâmes  notre  départ  Dc^  terrasses  de  la  villa  Lucifero,  nous  aper- 
cevions un  cône  noir  s'élevant  brusquement  de  la  mer  et  que  couron- 
nait presque  toujours  une  légère  fumée.  C'était  l'ile  de  Stromboli  dont 
le  volcan ,  sans  cesse  en  activité ,  sert  de  phare  i^aturel  aux  vaisseaux 
allant  de  Naples  à  Messine.  Après  avoir  visité  des  roches  granitiques, 
schisteuses  et  calcaires,  après  avoir  étudié  les  populations  propres  à 
chacune  d'elles,  nous  voulions  leur  comparer  les  côtes  et  la  faune  des 
volcans.  Nous  partîmes  donc  pour  Stromboli  par  une  belle  soirée  que 
suivit  une  de  ces  nuits  admirables,  privilège  des  régions  méridionales. 
Le  soleil  avait  disparu  à  l'occident  dans  un  lit ,  d'or  et  de  pourpre ,  des 
étoiles  étineeiantes  avaient  surgi  à  l'orient,  envabi  le  ciel  tout  entier, 
et  leurs  mille  rayons,  remplissant  l'air  d'une  lueur  phosphorescente, 
nous  permettaient  de  distinguer  comme  à  travers  une  gaze  la  chaîne 
des  monts  Pelores,  le  sommet  de  l'Etna.  D'irrégulières  bouffées  d'un 
vent  tiède  nous  arrivaient  du  sud,  tantôt  enflant  notre  voile  latine,  tantôt 
la  laissant  retomber  le  long  du  mât  et  appelant  nos  matelots  à  leurs 
bancs  de  rameurs.  Alors  l'un  d'eux  entonnait* à  demi-voix  un  chant 
monotone,  et  les  avirons,  obéissant  à  ce  rhythme  connu,  tombaient  et 
s'élevaient  tour  à  tour.  De  temps  à  autre,  une  vive  étincelle  s'allumait 
au  contact  de  la  rame,  et,  s'éteignant  avec  la  même  rapidité,  nous  ré- 
vélait la  présence  d'un  de  ces  petits  êtres  qui  produisent  de  la  lumière 
comme  la  torpille  engendre  de  l'électricité.  Quand  la  brise  s'élevait 
de  nouveau,  les  chants  cessaient,  les  avirons  rentraient  le  long  du 
bord;  nos  hommes,  couchés  sur  leurs  banés,  reprenaient  leiir  sommeil 
interrompu ,  et  le  léger  clapotis  de  l'eau  autour  de  notre  proue  inter- 
rompait seul  le  silence  de  la  mer,  bien  plus  profond  que  celui  de  la 
terre.  Long-temps  nous  admirâmes  cette  scène  si  grande  dans  sa  calme 
simplicité;  puis,  étendus  sur  nos  matelas  abrités  par  une  tente  légère, 


SOtVEMttS   D'LN   NATtRALISTE.  J20 

nous  nous  endormîmes  bercés  par  les  oscillations  à  peine  sensibles  de  la 
barque.  Au  point  du  jour,  nous  étions  sur  pied.  Le  cap  de  Milazzo  était 
bien-loin  derrière  nous,- et  cependant  Stromboli  semblait  s'être  à  peine 
rapproché.  Dans  ces  régions  chaudes ,  l'extrême  transparence  de  l'air 
trompe  long-temps  l'habitant  du  nord  sur  la  longueur  réelle  des  dis- 
tances. En  partant  de  Milazzo,  nous  nous  croyions  à  peine  à  quatre  ou 
cinq  lieues  de  Stromboli ,  tandis  qu'il  y  a  entre  ces  deux  pointe  près  de 
treize  lieues  en  ligne  droite.  A  peine  avions-nous  fait  la  moitié  du  che- 
min depuis  la  veille,  mais  à  ce  moment  une  brise  fraîche  s'éleva,  et 
bientôt  la  noire  montagne  grandit  à  vue  d'œil,  nous  laissant  distinguer 
ses  flancs  déchirés,  ses  coulées  de  trachytes  et  de  laves,  ses  roches 
tourmentées  d'une  manière  bizarre,  et  ses  plages  de  sable  fin  noires 
comme  tout  le  reste,  où  les  vagues  en  déferlant  semblaient  jeter  une 
écharpe  de  lait.    . 

Stromboli  n-'est,  à  proprement  parler,  qu'un  cône  volcanique  ayant 
près  de  trois  lieues  de  circonférence,  s' élevant  à  deux  mille  pieds  en- 
viron au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Au  sud  le  talus,  composé  de 
vieilles  cendres,  devient  un  peu  moins  raide  et  forme  une  plaine  étroite 
et  inclinée  où  sont  disséminées  une  trentaine  de  maisons  dont  la  lave 
a  fourni  tous  les  matériaux.  Quelques  autres  sont  groupées  au  norr^ , 

'  dans  une  localité  à  peu  près  semblable.  Une  petite  église  badigeor- 
née  à  la  chaux  tranche  par  sa  blancheur  sur  ce  sombre  entouragr. 
Au  milieu  des  laves  et  des  scories  décomposées  par  l'action  lente  d(  s 
siècles,  croissent  quelques  légumes  et  quelques  vignes  dont  les  produits 
ne  suffiraient  pas  à  l'entretien  de  la  pdi)ulation,  si  la  pêche  du  corail 
n'était  pour  les  habitans  une  industrie  assez  lucrative.  Cette  pêche,  dont 
nous  avons  été  témoins,  se  pratique  encore  de  nos  jours  comme  à 
l'époque  où  Marsigli  en  fit  connaître  les  procédés,  il  y  a  plus  d'un  siècle 
et  demi.  Placés  au  nombre  de  trois  au  moins  sur  une  embarcation,  les 
pêcheurs  jettent  à  la  mer  une  croix  dont  les  branches  égales  portent 
des  filets  tissés  avec  de  l'étoupe.  Une  grosse  pierre,  placée  au  centre  do 
Fappareil,  l'entraîne  rapidement  au  fond  des  eaux  à  une  profondeur  (  e 
deux  ou  trois  cente  pieds.  Alors,  tandis  qu'un  des  pêcheurs  élève  et 
abaisse  alternativement  la  machine,  les  autres  rament  lentement,  (  e 
manière  à  balayer  un  certain  espace.  Puis  on  retire  le  tout,  et  l'on  re- 
cueille les  fragmens  de  corail  qu'ont  arrachés  et  retenus  les  mailles 
lâches  du  filet. 
Une  excursion  rapide  nous  eut  bientôt  démontré  que  nos  études  n'a- 

*  valent  rien  à  attendre  d'un  long  séjour  à  Stromboli.  La  vie  animale 
semble  fuir  ces  roches  calcinées,  aussi  stériles  sous  l'eau  qu'à  l'air  libre; 
mais,  avant  de  quitter  ces  parages,  nous  voulûmes  visiter  le  volcan.  Le 
receveur  des  douaùes  nous  désigna  des  guides  sûrs  et  voulut  être  du 

TOME  XVIK  9 


i30  lŒVUE  DES  DBUX  MONDES. 

voyage.  Armés  chacun  d*un  bâton  solide^  nous  commençâmes  notre 
ascension.  Un  sentier  déjà  très  rapide  et  tracé  au  milieu  d'une  pous- 
sière mobile  nous  conduisit,  après  trois  quarts  d'heure  de  marche,  au- 
delà  de  la  zone  des  vignes.  Ici  les  difflcultés  augmentèrent.  Le  sol,  de 
plus  en  plus  incliné,  devenait  en  même  temps  plus  mouvant  et  était 
couvert  de  grands  chardons  dont  les  épines  aiguës  traversaient  à  chaque 
pas  nos  légers  vêtemens.  Bientôt  nous  fûmes  à  Tabri  des  atteintes 
de  ces  piquans  végétaux;  toute  trace  de  végétation  disparut,  et  nous 
ne  vîmes  plus  autour  de  nous  que  de  vieilles  traînées  de  laves  dont  les 
aspérités  tantôt  se  montraient  à  nu  comme  d'énormes  scories,  tantôt 
disparaissaient  sous  des  cendres  noires  et  chaudes  que  nous  sentions 
fuir  sous  nos  pieds  à  chaque  effort  fait  pour  avancer.  Cette  partie  du 
voyage  fut  vraiment  très  pénible ,  et  il  nous  fallut  plus  d'une  heure 
pour  atteindre  le  sommet  oriental  de  l'île.  Là  nous  trouvâmes  une  arête 
étroite  comme  l'angle  d'un  toit,  et  dont  les  deux  versans  s'inchnaient 
chacun  d'un  côté.  Celui  de  gauche  conduisait  aux  régions  que  nous  ve- 
nions de  quitter.  Celui  de  droite,  dont  l'inclinaison  était  strictement 
celle  que  prennent  des  matières  mobiles  abandonnées  aux  lois  de  la 
pesanteur,  présentait  une  surface  tout  unie  terminée  par  une  roche 
placée  à  quinze  cents  pieds  au-dessous  de  nous  et  surplombant  un  pré- 
cipice à  pic.  Nous  franchîmes  rapidement  ce  passage  et  atteignîmes  le 
sommet  du  vieux  cône  qui  domine  de  plus  de  six  cents  pieds  le  cratère 
moderne  ouvert  sur  ses  flancs  écrotilés.  Comme  s'il  eût  voulu  fêter 
notre  arrivée,  le  volcan  nous  salua  par  une  éruption.  Nous  vîmes 
l'abîme  s'embraser  à  no3  pieds,*et  une  magnifique  gerbe  de  feu  s'éleva 
vers  nous  avec  un  fracas  comparable  à  des  décharges  répétées  d'ar- 
tillerie. 

Placés  comme  nous  Tétions  immédiatement  au-dessus  du  cratère,  et 
ne  pouvant  avancer  assez  sur  ce  sol  mouvant,  nous  étions  gênés  dans 
nos  observations  par  la  montagne  même.  Des  nuages  imprégnés  de  va- 
peurs suffocantes  nous  entouraient  en  outre  à  chaque  instant.  Pour  les 
éviter,  nous  descendîmes  sur  une  arête  latérale,  et  pûmes  alors  con- 
templer à  loisir  la  scène  désolée  qui  se  déployait  sous  nos  yeux.  Trois 
enceintes  concentriques,  dont  les  deux  extérieures  ne  subsistent  plus 
qu'en  partie,  se  courbent  autour  de  la  bouche  volcanique.  Derrière  nous, 
des  pentes  rapides  s'étendaient  jusqu'aux  régions  cultivées  que  nous 
venions  de  traverser  si  péniblement,  et  qui,  vues  d'en  haut,  présentaient 
l'aspect  d'une  plaine.  A  gauche,  nos  regards  s'arrêtaient  sur  le  pic  le 
plus  élevé  de  l'île,  reste  de  la  plus  ancienne  et  de  la  plus  extérieure  des 
trois  enceintes,  dont  nous  séparait  un  ravin  profond.  A  droite  se  trou- 
vait le  mamelon  que  nous  venions  de  quitter.  En  face,  l'arête  qui  nous 
portait  se  courbait  en  demi-cercle  jusqu'à  une  masse  de  laves  suspendues 


SOUVENIRS  D'vn  NAtURALISTE.  131 

sur  un  précipice  et  enfermait  une  rampe  raide  formée  de  cendres  et 
de  scories,  tronquée  brusquement  par  les  bords  du  gouffre  où  s'ouvre 
le  cratère  actuel.  Celui-ci  renferme  lui-même  six  bouches  bien  dis- 
tinctes. Deux  de  ces  cratères  secondaires  vomissent  cette  fumée  im- 
prégnée d'acide  chlorhydrique  et  d'acide  sulfureux  qui  charge  en  tout 
temps  le  sommet  de  la  montagne.  Du  troisième ,  placé  à  droite ,  sort 
également  une  vapeur  épaisse  et  blanchâtre,  au  milieu  de  laquelle 
brillent  comme  des  étincelles  des  pierres  rouges  de  feu  qui,  s'éle- 
vant  et  retombant  sans  cesse ,  produisent  un  bruit  de  ressac  des  plus 
étranges  et  font  naître  l'idée  d'un  atelier  de  démons.  A  gauche  se  trou- 
vent les  trois  bouches  à  éruptions  intermittentes.  Deux  d'entre  elles 
appartiennent  évidemment  au  même  foyer;  elles  s'allument  et  s'étei- 
gnent toujours  à  la  fois.  La  troisième,  dont  les  éruptions  sont  beaucoup 
moins  fréquentes,  est  la  plus  rapprochée  du  spectateur.  C'est  elle  qui 
fait  entendre  les  détonations  les  plus  formidables  et  qui  élève  le  plus 
haut  sa  gerbe  de  cendres  et  de  roches  embrasées. 

Nous  étions  arrivés  en  plein  jour  et  avions  pu  contempler  à  notre 
aise  ces  rochers  de  lave,  ces  arêtes,  ces  talus  de  cendres,  toute  cette  scène 
étrange  dont  le  noir  uniforme  était  à  peine  accidenté  çà  et  là  par  quel- 
ques masses  de  scories  d'un  rouge  sombre;  mais'  le  soleil  s'était  couché, 
et  le  court  crépuscule  des  régions  méridionales  faisait  rapidement  place 
à  la  nuit.  A  mesure  que  la  lumière  s'éteignait  dans  les  airs,  elle  sem- 
blait s'aviver  au  fond  du  gouffre  :  la  fumée  rougissait  et  prenait  une 
teinte  de  plus  en  plus  ardente,  le  nombre  des  étincelles  augmentait,  et 
à  ces  lueurs  concentrées  dans  le  cratère  même  nous  pouvions  bien 
mieux  suivre  de  l'œil  les  phases  des  éruptions.  Celles  des  deux  petites 
bouches  se  répétaient  toutes  les  sept  ou  huit  minutes.  Dix  à  douze  mi- 
nutes séparaient  les  explosions  de  la  grande  bouche.  Le  phénomène  se 
passait  d'ailleurs  toujours  de  la  même  manière.  Au  moment  où  le  vol- 
can allait  entrer  en  action,  on  voyait  la  fumée  sortant  des  soupiraux  de 
droite  passer  rapidement  au  rouge  vif;  des  détonations  de  plus  en  plus 
pressées  se  faisaient  entendre  et  précédaient  le  jet  des  matières  em- 
brasées. De  l'une  des  deux  bouches  sœurs,  celles-ci  sortaient  en  masses 
divergentes  sans  presque  aucun  mélange  de  fumée.  De  l'autre,  elles 
s'élançaient  comme  entraînées  par  un  courant  de  vapeurs  violacées  qui 
s'échappait  en  sifBant.  Enfin  le  cratère  principal  lançait  jusiju'à  notre 
niveau  une  gerbe  largement  ouverte  de  roches  et  de  laves  incandes- 
centes qui  retombaient  avec  fracas,  partie  dans  la  mer  et  partie  dans  le 
gouffre  d'où  elles  étaient  sorties,  tandis  que  le  vent  chassait  jusqu'à  nous 
ee  sable  noir  et  fin  qu*on  appelle  les  cendres. 

Depuis  long-temps  la  nuit  était  close.  Les  guides  nous  pressaient  de 
descendre;  il  fallut  se  rendre  à  leurs  instances  et  songer  à  la  retraite. 


133  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  attendîmes  une  dernière  éruption ,  qui  fut  magnifique.  Comme 
l)0ur  nous  dire  adieu,  les  trois  bouches  jouèrent  simultanément,  et,  re- 
fléUmt  la  clarté  rougeâtre  des  laves,  la  triple  enceinte  du  cratère  appa- 
rut encore  une  fois  à  nos  regards.  Nous  prîmes  alors  sur  la  droite  une 
de  ces  routes  qui,  entièrement  formées  de  sable  fin,  facilitent  la  des- 
cente autant  qu'elles  rendent  l'ascension  pénible.  Notre  guide  nous  as- 
sura que  sur  ce  versant  de  la  montagne  il  n'existait  pas  une  seule  pierre, 
et,  sur  la  foi  de  ses  paroles,  M.  Edwards  et  moi  partîmes  au  galop,  lais- 
sant bien  en  arrière  nos  compagnons  plus  circonspects.  Cette  course 
avait  quelque  chose  d'étrange.  Le  solnoirabsorbant  les  pâles  rayons  des 
étoiles,  la  nuit  était  tellement  sombre,  que  j'entrevoyais  à  peine  la  veste 
blanche  du  guide  à  trois  pas  en  avant.  Emporté  par  mon  élan ,  par  la 
pente  de  la  montagne,  je  me  sentais  aller  sans  fatigue,  mais  sans  but 
et  comme  dans  un  songe,  au  milieu  de  ces  épaisses  ténèbres,  sur  ce 
sol  qui  fuyait  sous  les  pieds.  En  dix  minutes,  nous  fûmes  au  bas  des 
cendres.  Ici,  il  fallut  marcher  avec  la  plus  grande  prudence,  et  le  reste 
de  la  route  se  fit  littéralement  à  tâtons.  Nous  touchions ,  sans  les  voir, 
des  sentiers  abrupts,  des  rochers  que  nous  descendions  de  marche  en 
marche.  Enfin,  nous  atteignîmes  sansaccidens  la  plage,  où  nous  rejoi- 
gnit, au  bout  d'une  demi-heure,  le  reste  de  la  caravane.  Sans  perdre  de 
temps,  nous  montâmes  en  bateau  pour  aller  voir  le  volcan  de  la  mer. 
Ce  point  de  vue  ne  vaut  pas  l'autre.  Le  cratère  est  trop  éloigné  du  spec- 
tateur. On  distingue,  il  est  vrai,  comme  un  bouquet  de  feu  d'artifice, 
la  gerbe  de  matières  brûlantes  projetées  par  le  volcan;  mais  la  scène 
n'a  plus  ce  caractère  grandiose  que  lui  prêtent  d'en  haut  et  la  fumée 
incandescente  s'élevanten  tourbillons,  et  la  triple  enceinte  des  viejjx 
cônes  dont  les  flancs  noirs  rougissent  à  la  lumière  de  l'éruption. 

Malgré  ce  léger  mécompte,  nous  n'eûmes  pas  à  regretter  notre  ex- 
pédition nocturne.  La  mer  se  chargea  du  dédommagement  en  nous 
montrant,  dans  toute  sa  splendeur,  le  phénomène  de  sa  phosphores- 
cence. Pendant  plus  d'une  heure  les  flots  semblèrent  s'embraser  au- 
tour de  nous,  comme  s'ils  eussent  emprunté  à  Stromboli  les  feux  que 
recèlent  ses  flancs.  Les  vagues,  en  déferlant  sur  les  rochers  du  rivage, 
les  ceignaient  d'une  bordure  lumineuse;  le  moindre  écueil  avait  son 
cercle  de  feu.  Notre  barque  semblait  s'ouvrir  un  passage  à  travers 
une  matière  en  fusion  et  laissait  au  loin  derrière  elle  un  sillage  mar- 
qué d'une  traînée  de  lumière.  Chaque  coup  d'aviron  déployait  au  sein 
des  eaux  un  large  éventail  d'argent.  L'eau,  puisée  dans  un  seau,  pré- 
sentait en  coulant  l'aspect  du  plomb  fondu.  Partout,  sur  ce  fond  bril- 
lant d'une  lumière  calme,  s'allumaient  et  s'éteignaient  tour  à  tour, 
par  myriades,  d'éblouissantes  étincelles  verdâtres,  ou  des  globules  de 
feu  rougeâtres.  Ces  étincelles,  ces  globes,  étaient  autant  de  petits 


SOUVENIRS  D  UN  NATUBALISTE.  J33 

animaux,  des  crustacés,  des  annétides,  des  médusaires.  Â  certains  temps 
de  Tannée,  et  probablement  à  Tépoque  où  l'accomplissement  des  fonc- 
tions reproductrices  exige  une  surabondance  d'activité  vitale,  ces  êtres 
microscopiques  acquièrent  la  propriété  d'exprimer  en  quelque  sorte 
de  la  lumière  à  chaque  contraction  musculaire  un  peu  énergique.  Ceht 
là,  du  moins,  ce  que  j*ai  cru  pouvoir  conclure  de  nombreuses  obser- 
vations faites  sur  les  côtes  de  Bretagne  et  de  Normandie.  H.  Ehren- 
berg,  de  son  côté,  pense  que  lesnoctiluques,  petit  rayonné  très  commun 
dans  le  port  du  Havre,  possèdent,  comme  les  lucioles,  un  organe  spé- 
cial chargé  de  produire  la  lumière.  Enfin  tous  les  pécheurs  savent  que 
les  méduses,  les  béroés  et  plusieurs  mollusques  laissent  suinter  de  leurs 
corps  une  matière  luisante  dans  l'obscurité,  comme  le  bois  mort  ou  le 
poisson  pourri.  Ici,  le  phénomène  est  dû  sans  doute  à  une  combustion 
lente.  Cependant  une  observation,  recueillie  par  MM.  Âudouin  et  Milne 
Edwards,  pourrait  jeter  du  doute  sur  cette  explication.  Ces  naturalistes 
ont  vu  la  liqueur  phosphorescente  des  pholades  couler  au  fond  d'un 
vase  d'alcool,  s'y  amasser  sans  perdre  de  son  éclat  et  former  une  cou- 
che lumineuse.  On  voit  que  bien  des  phénomènes  très  difiérens  ont  été 
confondus  sous  cette  dénomination  commune  de  phosphorescence,  et 
que  cette  curieuse  question  est  loin  d'être  complètement  résolue. 

Après  avoir  passé  le  reste  de  la  nuit  à  l'ancre  en  face  de  Stromboli, 
nous  partîmes  le  lendemain  pour  Messine.  Cette  traversée  de  près  de 
vingt  lieues  ne  fut  pas  entièrement  perdue  pour  nos  études.  M.  Edwards 
et  moi  conmiencions  à  nous  aguerrir,  et,  par  un  temps  caltne,  ne  redou- 
tions plus  le  mal  de  mer.  Aussi,  tandis  que  M.  Blanchard  mettait  de 
Tordre  dans  ses  boîtes,  piquait  et  étiquetait  les  insectes  recueillis  à  Mi- 
lazzo  et  sur  le  Stromboli,  nous  tendions  la  trahie  ou  arrêtions  au  pas- 
sage tout  être  vivant  qui  se  hasardait  à  la  portée  de  nos  filets  à  main. 
Nous  péchâmes  ainsi  plusieurs  larves  curieuses,  desannélides,  des  crus- 
tacés pélasgiques,  quelques  médusaires  curieux,  entre  autres  des  ré- 
lelles.  Ce  joli  zoophyte,  qui  rappelle  sous  plus  d'un  rapport  l'organisa- 
tion des  méduses  proprement  dites,  possède  aussi  ses  caractères  bien 
tranchés.  Son  ombrelle,  de  couleur  bleu  foncé  et  garnie  en  dessous  de 
nombreux  suçoirs,  est  renforcée  en  dessus  par  des  plaques  cartilagi- 
neuses renfermant  une  certaine  quantité  d'air,  tandis  qu'une  lame  de 
même  nature,  implantée  verticalement  sur  les  premières,  croise  obli- 
quement le  dos  de  Tanimal.  Maintenues  à  fleur  d'eau  par  le  gaz  qu'elles 
ont  sécrété,  et  poussées  par  le  vent  qui  heurte  comme  autaut  de  voiles 
leurs  lames  verticales,  les  vélelles  flottent  souvent  en  grand  nombre 
à  la  surface  des  vagues.  Nous  ne  rencontrâmes,  il  est  vrai,  aucune  de 
ces  flottilles  animées,  mais  seulement  des  individus  isolés.  Nous  re- 
cueillîmes aussi  plusieurs  jantines,  charmant  petit  mollusque  dont  le 
corps,  renfermé  dans  une  coquille  d'un  violet  tendre^  c^t  suspemlu  à 


i34  'Waswm  «d»  dedx  mms. 

une  maaie  s^i^ieuse  semblable  à  de  la  mcnisse  de  «Ton  oonniîdée 
qui  Fempéche  de  couler  à  fond.  Toutes  ces  productions  de  la  haute  mer 
ftirent  soigneusement  disposées  dans  des  bocaux  pour  être  examinées  à 
terre.  Oraee  à  ces  occupations  variées,  nous  supportâmes  patienmient 
la  lenteur  de  notre  marche,  entraTée  tantôt  par  le  calme,  tmtôt  par  des 
vents  contraires.  Enfin,  après  une  seconde  nuit  passée  à  une  demi-lieue 
du  phare,  nous  pénétrànœs  dans  l'étroit  canal  qui  sépare  la  Sicile  de 
ritalie,  et,  une  heure  après,  nous  prenions  terre  sur  le  quai  de  Messine  aiu 
moment  où  le  soleil,  se  levant  derrière  les  Odabres,  dorait  le  sommet 
des  Pelores,  dont  la  chaîne  s'avance  jusqu'au  détroit  et  domine  la  ville. 

Pour  des  naturalistes  qui  depuis  près  de  quatre  mois  n'avaient  d'autre 
société  que  leurs  matelots.  Messine  avait  un  attrait  tout  particulier.  Nous 
trouvions  ici  à  parler  science.  A  l'hôtel  de  la  Vitêorm,  nous  rencon- 
trâmes le  célèbre  voyageur  allemand  Rôppel,  qui,  après  deux  voyages 
en  Abyssinie  et  sur  les  bords  de  la  mer  Rouge,  était  venu  en  Sicile  étu- 
dier les  poissons  de  la  Méditerranée.  M.  Tardi,  jeune  mathématicien 
déjà  connu  par  plusieurs  publications  intéressantes,  le  docteur  Cocoo, 
naturaliste  qui  lutte  courageusement  contre  l'indifféreDce  d'un  public 
ignorant  et  le  mauvais  vouloir  d'une  autorité  soupçonneuse,  le  docteur 
Cupari.  que  son  rare  mérite  a  fait  appeler  à  l'université  de  Pise,  venaient 
chaque  jour  assister  à  nos  travaux,  et,  'grâce  à  ces  douces  causeries,  le 
travail  semblait  plus  facile  et  [dus  fructueux.  Cependant  il  fallut  bientôt 
reprendre  notre  vie  errante;  une  dizaine  de  jours  avaient  suffi  pour  ex- 
plorer te  pori  de  Messme  et  les  sabtes  rcgetéB  par  les  tourbillons  de  Ca- 
rybde.  La  Sainte-Rosalie  reprit  donc  la  mer,  et,  filant  le  long  de  la  côte 
escarpée  qui  borde  cdde  portion  de  la  Sicile,  nous  déposa  dans  te  petit 
havre  de  Jardini,  au  pied  des  montagnes  qui  portent  Taormine  et  son 
magnifique  théâtre,  en  face  de  l'Etna,  dont  les  noires  coulées  arrivaient 
jusqu'à  nous.  Là,  nous  reprimes  nos  recherches  avec  un  redoublement 
d'ardeur.  Voyant  arriver  la  fin  de  la  campagne,  nous  cherchions  bien 
moins  à  découvrir  du  nouveau  qu'à  terminer  nos  études  ébauchées. 
Nous  fûmes  servis  à  souhait;  la  baie  de  Taormine  semblait  vouloir  se- 
conder ce  désir,  et,  malgré  une  chaleur  dévorante  qui  chaque  jour  fai- 
sait monter  nos  thermomètres  à  45  degrés,  nous  menâmes  à  bonne  fin 
bien  des  travaux  dont  quelques-uns  avaient  été  commencés  à  la  Ton*e 
deir  Isola. 

Dans  tes  diverses  stations  que  nous  venions  de  parcourir,  M.  Edwards 
avait  complété  ses  recherches  sur  les  acalèphes;  il  avait  terminé  sur 
la  circulation  ses  premiers  travaux  dont  nous  avons  déjà  parié  (i), 
et  qui  devaient  plus  tard,  grâce  aux  collections  réuntes  par  M.  Valen- 
ciennes  et  à  la  collaboration  de  ce  naturaliste,  acquérir  un  caractere 

(1)  Voyez  la  li?rai8on  du  15  octobre. 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  135 

incontestable  de  généralité.  Bien  des  faits  curieux,  quoique  d'un  moindre 
intérêt,  étaient  venus  se  joindre  à  ces  résultats  importans;  mais,  depuis 
que  Fappareil  de  plongeur  nous  avait  permis  de  recueillir  en  abondance 
les  œufs  d'un  grand  nombre  de  mollusques  et  d'annélides,  M.  Edwards 
se  consacrait  presque  uniquement  à  Fembryogénie.  Les  faits  relatifs  au 
développement  des  êtres  ont  eu  de  tout  temps  un  intérêt  puissant;  ils 
ont  acquis  de  nos  jours  une  importance  nouvelle.  Y  a-t-il  pour  le  vrai 
philosophe  un  spectacle  plus  attachant  que  de  voir  la  vie  manifester 
progressivement  sa  présence  dans  un  corps  jusque-là  inerte  en  appa- 
rence, et  transformer  une  graine,  un  œuf,  en  plante  ou  en  animal?  Le 
développement  d'un  germe  quelconque  réalise  par  ses  phénomènes 
d'évolution  des  métamorphoses  plus  étranges  que  celles  qu'ont  rêvées 
les  poètes;  par  ses  phénomènes  d'épigénèse,  il  nous  fait  assister  à  de 
véritables  créations  plus  incompréhensibles  encore.  Toutefois  ces  mys- 
tères, s'accompHssant  sous  Fœil  des  observateurs,  restèrent  long-temps 
des  faits  merveilleux,  mais  isolés,  qu'on  se  bornait  à  constater.  Aujour- 
d'hui on  demande  à  ces  faits  la  solution  des  plus  hauts  problèmes  de 
la  philosophie  naturelle.  Où  finissent,  où  commencent  le  règne  végétal 
et  le  règne  animal?  Qu'ont  de  commun  les  représentans  de  ces  deux 
types  fondamentaux  de  la  création  animée?  Quels  Hens,  rattachant  les 
fils  aux  pères,  constituent  cet  être  de  raison  que  nous  avons  nommé 
Veipèce?  Admirables  questions  que  l'embryogénie  résoudra  peut-être, 
lorsque,  renonçant  à  de  vieilles  habitudes,  les  naturalistes  ne  borneront 
phis  leurs  études  à  quelques-uns  des  représentans  des  types  les  plus 
élevés,  mais  étendront  leurs  recherches  jusqu'aux  derniers  échelons 
des  grandes  séries!  Qu'on  ne  taxe  pas  d'exagération  notre  prédilection 
pour  les  êtres  inférieurs  :  animaux  ou  plantes,  ce  sont  eux  qui  résou- 
dront bien  des  problèmes  jusqu'à  ce  jour  rebelles  à  tous  nos  efibrts. 
L'histoire  scientifique  des  dernières  années  est  là  pour  justifier  en  tout 
point  cette  assertion.  Si  la  physiologie  générale,  enrichie  des  faits  les 
plus  inattendus,  tend  aujourd'hui  à  se  modifier;  si  elle  répudie  à  tout 
moment  quelque  ancienne  erreur,  héritage  des  siècles  passés;  si  ses 
dochînes,  de  plus  en  plus  larges,  embrassent  un  horizon  chaque  jour 
plus  étendu,  ces  progrès  incontestables  ne  sont-ils  pas  dus  surtout  aux 
hommes  qui,  après  avoir  vainement  étudié  les  chênes  et  les  mammi- 
fères, ont  reporté  leurs  investigations  sur  les  algues  et  les  zoophytes? 
Au  nombre  des  plus  difficiles  problèmes  que  se  soient  posés  les  natu- 
ralisles,  il  en  est  un  dont  ils  n'atteindront  peut-être  jamais  la  solution 
définitive,  font  en  se  rapprochant  incessamment  de  ce  but,  à  peu  près 
comme  en  géométrie  certaines  courbes  ne  rencontrent  qu'à  une  dis- 
tance infinie  la  Ifgne  droite  qui  leur  sert  de  limite.  Ce  problème  est 
celui  de  la  méthode  naturelle,  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre 
avec  la  classification.  Par  la  méfliode,  le  naturaliste  apprécie  l'ensemble 


436  REVUE  DES  DELX  DÎONDES. 

des  rapports  qui  relient  entre  eux  les  élémens  d'un  groupe  et  les 
groupes  eux-mêmes;  il  s'efForce  de  représenter  ces  rapports  par  la  clas- 
sification, mais  cette  dernière  est  nécessairement  impuissante.  Obligés, 
dans  nos  livres,  dans  nos  tableaux,  de  décrire,  de  nonuner  Tun  après 
Tautre  les  objets  de  nos  études,  nous  ne  pouvons  mettre  chacun  d'eux 
en  rapport  immédiat  qu'avec  celui  qui  le  précède  et  celui  qui  ,1e  suit. 
De  là  des  erreurs  sans  nombre  pour  les  hommes,  malheureusement 
trop  nombreux,  qui,  confondant  ces  deux  choses  si  distinctes,  prennent 
rinstrument  pour  le  but,  la  classification  pour  la  méthode.  Écoutons 
ici  la  parole  d'un  maître,  de  Cuvier,  qui,  après  trente  ans  de  travaux 
et  de  méditations,  semblait  prévoir  et  condamner  d'avance  bien  d'é- 
tranges théories  que  de  faux  disciples  devaient  tenter  d'étayer  de  son 
nom.  Dans  cette  Histoire  des  Poissons  que  l'illustre  successeur  de  Linné 
avait  commencée  et  que  termine  en  ce  moment  M.  Valenciennes, 
son  collaborateur  et  son  ami ,  Cuvier  s'exprimait  ainsi  :  a  Plus  nous 
avons  fait  de  progrès  dans  l'étude  de  la  nature,  plus  nous  avons  re- 
connu qu'il  est  nécessaire  de  considérer  chaque  être,  chaque  groupe 
d'êtres  en  lui-même  et  dans  le  rôle  qu'il  joue  par  ses  propriétés,  par 
son  organisation;  de  ne  faire  abstraction  d'aucun  de  ses  rapports, 
d'aucun  des  liens  qui  le  rattachent,  soit  aux  êtres  les  plus  voisins,  soit 
à  ceux  qui  en  sont  plus  éloignés.  Une  fois  placé  à  ce  point  de  vue,  les 
difficultés  s'évanouissent,  tout  s'arrange  comme  de  soi-même  pour 
le  naturaliste.  Nos  méthodes  systématiques  (nos  classifications)  n'en- 
visagent que  les  rapports  les  plus  prochains;  elles  ne  veulent  placer  un 
être  qu'entre  deux  autres,  et  se  trouvent  sans  cesse  en  défaut.  La  véri- 
table méthode  voit  chaque  être  au  milieu  de  tous  les  autres;  elle 
montre  toutes  les  irradiations  par  lesquelles  il  s'enchaine  plus  ou 
moins  étroitement  dans  cet  immense  réseau  qui  constitue  la  nature 
organisée,  et  c'est  elle  seulement  qui  nous  donne  de  cette  nature  des 
idées  grandes,  vraies,  dignes  d'elle  et  de  son  auteur.  Mais  dix  et  vingt 
rayons  souvent  ne  suffiraient  pas  pour  exprimer  ces  innombrables  rap- 
ports (I).  » 

Quel  est  donc  le  fil  d'Ariane  qui ,  guidant  le  naturaliste  au  miUeu 
de  ce  labyrinthe,  lui  permettra  de  voir  et  de  comprendre  pour,  chacun 
des  êtres  qu'il  étudie  ces  dix  et  vingt  rayons  dont  parle  Cuvier?  Le 
grand  homme  que  nous  citons  crut  le  trouver  exclusivement  dans  l'or- 
ganisation des  animaux  adultes  et  plus  spécialement  dans  le  système 
nerveux.  Par  là  il  s'écartait  des  principes  posés  par  le  génie  de  Jussieu, 
qui  demandait  à  l'embryon  lui-même  les  divisions  primordiales  du 
règne  végétal.  Aujourd'hui,  il  faut  bien  le  dire,  la  zoologie  tend  à  ren- 
trer dans  la  route  où  la  botanique  marche  depuis  long-temps  d'un  pas 

(1)  Hittoire  naturelle  des  Poistont,  par  MM.  Cuvier  et  Vaienciennes,  t.  I«r. 


SOUVENIRS  D  UN  NATURALISTE.  437 

assuré.  A  son  tour,  elle  s'adresse  à  Fembryogénie,  et  celle-ci  lui  a  déjà 
livré  plus  d'une  réponse  satisfaisante  pour  le  présent  et  Tavenir. 

M.  Edwards,  un  des  premiers,  était  entré  dans  cette  voie  nouvelle  (1). 
Dès  1833,  en  présentant  à  l'Académie  un  mémoire  relatif  aux  cliange- 
mens  de  forme  qu'éprouvent  divers  crustacés,  il  avait  montré  que  ces 
métamorphoses  tendent  toujours  à  imprimer  à  l'animal  un  caractère 
de  plus  en  plus  spécial,  qu'elles  se  succèdent  dans  un  ordre  déterminé 
d'avance,  les  plus  importantes  se  montrant  toujours  les  premières. 
Ainsi,  par  exemple,  chez  les  îBopodes,  famille  dont  font  partie  les  clo- 
portes, que  tout  le  monde  connaît,  le  jeune  animal  présente  d'abord 
les  caractères  propres  à  la  famille,  plus  tard  il  acquiert  ceux  qui  dé- 
terminent le  genre,  plus  tard  enfin  ceux  qui  permettent  de  distinguer 
l'espèce.  A  peu  près  en  même  temps,  le  célèbre  physiologiste  allemand 
Baer  développait  des  principes  analogues.  Depuis  cette  époque,  les  re- 
cherches, d'abord  peu  nombreuses,  se  sont  multipliées,  et,  sans  entrer 
ici  dans  des  détails  par  trop  spéciaux,  nous  citerons  seulement,  comme 
ayant  apporté  à  l'appui  de  ces  idées  les  faits  les  plus  précis  et  les  plus 
concluans,  MM.  Thompson,  Burmeister,  Sars,  Loven ,  Steenstrup,  Van 
Bénéden,  Siebold,  Dujardin,  qui  se  sont  plus  particulièrement  occupé 
des  animaux  invertébrés,  et  MM.  Tiedmann,  Serres,  Rathke,  Vogt, 
Agassis,  Bischoff,  dont  les  travaux  ont  eu  surtout  pour  objet  l'embryo- 
génie des  vertébrés. 

Ces  travaux  si  divers,  entrepris  et  menés  à  fin  par  des  hommes  dont 
les  doctrines  diffèrent  d'ailleurs  parfois  sur  bien  des  points,  conduisent 
toujours  à  un  résultat  général  identique.  Tout  germe  en  voie  de  dé- 
veloppement se  caractérise  d'abord  comme  végétal  ou  animal.  Chez 
les  animaux,  le  type  primordial  se  distingue  en  premier  lieu;  puis 
viennent  les  particularités  essentielles  aux  types  secondaires;  plus  tard 
apparaissent  celles  d'une  moindre  importance  zoologique,  et  ainsi  de 
suite,  jusqu'à  ce  que  chaque  partie  de  l'organisme  ait  acquis  les  pro- 
portions, les  formes,  les  couleurs,  qui  font  reconnaître  l'espèce. 

On  voit  que  les  diverses  phases  du  développement  correspondent  à 
des  groupes  zoologiques  de  plus  en  plus  restreints.  L'embryon  acquiert 
d'abord  les  caractères  de  l'embranchement,  puis  successivement  ceux 
de  la  classe,  de  la  famille,  de  la  tribu,  du  genre ,  du  sous-genre  et  de 
l'espèce;  par  conséquent,  deux  embryons  que  rien  ne  distinguait  d'abord 
l'un  de  l'autre,  continuant  à  croître,  cesseront  de  se  ressembler  d'au- 
tant plus  tôt,  qu'ils  appartiendront  à  des  groupes  plus  élevés;  ils  reste- 

(1)  Nous  ne  parlons  ici  que  de  rapplication  de  rembryogénie  aa  perfectionnement  de 
la  méthode  zoologiqae.  Nous  attendrons  une  autre  occasion  pour  traiter  de  ce  qui  a  rap- 
port aux  applications  anatomiqnes  et  physiologiques,  et  nous  chercherons  alors  à  appré- 
cier surtout  rimportancc  des  travaux  de  Geoffroy  Saint-Hiiaire  et  de  M.  Serres,  le  véri- 
table successeur  de  cet  illustre  chef  de  Fécole  philosophique  française. 


138  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

ront  semblablesentre  eux  d'autant  plus  long-temps,  qu'il  devra  exister 
entre  leurs  deux  espèces  des  affinités  plus  grandes.  Tous  deux,  si  Ton 
peut  s'exprimer  ainsi,  suivent  d'abord  une  route  commune;  mais,  ar- 
rivés à  un  carrefour,  chacun  prend  de  son  côté,  ei  désormais,  engagés 
dans  des  voies  divergentes,  ils  ne  doivent  plus  se  rencontrer. 

Si  ces  faits  sont  exacts,  si  les  conséquences  que  nous  venons  d'en  tirer 
sont  justes,  leâ  animaux  appartenant  à  un  même  groupe  fondamental, 
à  un  même  embranchement,  seront  semblables  pendant  une  certaine  pé- 
riode de  leur  vie  embryonnaire;  ils  se  dilDférencieront  plus  tard  les  unsiles 
autres;  mais  à  aucune  époque  ils  ne  pourront  revêtir  les  caractères  es^ 
sentiels  d'un  autre  embranchement.  L'articulé,  par  exemple,  ne  pourra 
jamais  être  assimilé  au  mollusque,  pas  plus  que  le  vertébré  au  radiaira. 
L'immense  majorité  des  faits  constatés  jusqu'à  ce  jour  justifiait  pleine- 
ment cette  conclusion.  Toutefois  M.  Lôven,  naturaliste  du  plus  grand 
mérite,  avait  décrit,  conmie  appartenant  à  une  famille  des  annélides, 
aux  néréidiens,  une  larve  qui  présentait,  selon  lui,  des  métamorphoses 
fort  shigulières.  L^s  néréides  sont  des  annelés,  et  cependant  cette  larve 
aurait,  à  une  certaine  époque,  possédé  des  caractères  propres  aux  po- 
lypes, animaux  qui  font  partie  de  l'embranchement  des  rayonnes.  Entre 
ces  faits  et  la  théorie  il  y  avait  désaccord  complet.  Bien  d'autres,  à  la 
place  de  H.  Edwards,  eussent  peut-être  traité  avec  dédain  une  objec- 
tion empruntée  à  un  petit  ver  dont  le  rôle,  à  la  surface  du  globe,  ne 
peut  être  d'une  grande  importance;  mais,  faraiharisé  avec  l'étude  de 
ces  êtres  inférieurs  que  quelques  savans  affectent  de  mépriser  parce 
qu'ils  ne  les  connaissent  pas,  ce  naturaliste  ne  pouvait  agir  ainsi,  et, 
dès  les  premiers  jours  de  notre  arrivée  en  Sicile,  rembryogénie  des  an- 
nélides  l'avait  vivement  préoccupé.  Hâtons-nous  de  le  dire,  dès  le  début 
de  ces  recherches,  les  faits  les  plus  clairs  vinrent  confirmer  en  tous  points 
sa  manière  de  voir,  et  l'exception  apparente  signalée  par  M.  Loven  dispa- 
rut devant  une  étude  plus  approfondie  que  n'avait  pu  l'être  celle  du  sa- 
vant suédois.  M.  Edwards  constata  en  même  temps  que  les  annélides, 
pour  atteindre  leur  forme  définitive,  ont  à  subir  des  métamorphoses 
aussi  complètes  que  celles  de  la  chenille  se  transformant  en  papillon. 

Prenons  pour  exemple  une  de  ces  espèces  sédentaires  qui,  par  leur 
taille  et  leurs  caractères  nettement  tranchés,  se  prêtent  admirablement 
aux  observations;  suivons,  dans  toutes  les  phases  de  son  existence,  cette 
grande  térèhelle  nébuleuse  dont  le  corps,  d'un  brun  moucheté  de  rouge 
et  de  blanc,  a  quelquefois  de  six  à  sept  pouces  de  long.  Sur  les  côtés 
sont  disposés  de  petits  mamelons  aplatis,  portant  en  haut  un  faisceau 
de  «oies  simples  légèrement  recourbées,  en  bas  une  rangée  de  soies  en 
crochet,  dont  la  forme  rappelle  celle  du  chien  d'une  batterie  de  fusil. 
Sur  le  dos,  près  de  la  tête,  s'élèvent  par  paires  six  branchies  ramifiées 
qui  j  sans  cesse  agitée^  .ar  le  sang,  présentent  alternativement  des  teintes 


SOUYSHttS  d'uH  NATURAUSTE.  ia9 

ambrées  ou  le  rouge  foncé  du  corail,  selon  que  ce  liquide  abandonne 
leurs  ram^uix  ou  afflua  jusque  dans  leurs  dernières  divisions.  De  la 
tête  s'échappe  une  touffe  de  cent  à  œnt  cinquante  filamens  blancs,  ex- 
tensibles et  contraotiles,  toiyours  en  mouTement.  Ce  sont  autant  de 
câbles  animés  cpie  Tanimal  peut  étendre  à  plus  d'un  pied  en  tout  sens, 
eft  qmluiservrat  de  bras.  Tantôt  fixés  par  leur  extrémité^  ils  permettent 
àlaléiébellede  aebiflSGr  sur  les  corps  ks  mieux  polis,  sur  les  parois  d'un 
¥ase  de  Terre  par  exemple;  tantôt,  saisissant  au  loin  des  grains  de  sd»le, 
des  fragmens  de  coquille,  ils  les  ramènent  près  de  l'annélide,  les  dis- 
posait autour  du€orps  dans  l'ordre  nécessaire,  et  bientôt  ces  matériaux, 
soudés  ensemble  par  une  ihumeur  visqueuse,  constituent  un  tube,  une 
galerie  simvent  très  longue,  où  l'animal  vit  en  sûreté.  A  l'époque  de  la 
nqparoduction,  le  corps,  entier  des  térébelles  femeUes  se  remplit  d'œufe 
qui,  par  un  mécanisme  encore  inconnu,  sont  pondus  tous  à  la  fois,  et 
qui,  retenus  par  une  sorte  de  gelée  transparente,  forment  à  l'entrée  du 
ûibe  une  masse  à  peu  près  sphérique  assez  considérable.  Des  pbéno^ 
mènes  analogues  se  passent  chez  les  térébelles  mâles;  mais  la  liqueur 
féccmdante  expulsée  par  ces  derniers  se  répand  librement  dans  l'eau 
enyiroBnante  et  va  en  tout  sens  porter  la  vie  aux  germes  que  son  con- 
tact doit  éveiller.  Ici,  comme  obez  les  poissons,  la  nature  semble  s'en 
remettre  au  hasard  pour  assurer  la  perpétuité  de  l'espèce,  et  pourtant 
tout  est  disposé  pour  que  ce  grand  but  ne  puisse  manquer  d'être  atteint. 
Pas  une  seule  des  nombreuses  masses  d'œufs  que  nous  avons  recueil- 
lies n'est  restée  stérile  dans  nos  vases,  preuve  évidente  que  toutes 
avaient  subi  le  contact  vivifiant  de  ce  liquide,  qui  semble  porter  avec 
lui  le  feu  de  Prométhée. 

Aussitôt  après  la  fécondation,  l'œuf  des  annélides  devient  le  siège  de 
mouvemens  mystérieux  analogues  à  ceux  que  MM.  Prévost  et  Dumas 
ont  les  premiers  découverts  dans  l'œuf  des  grenouilles.  Les  élémens  du 
jaune  ou  viteUus  se  groupent  de  diverses  manières  et  finissent  par  pré- 
senter quatre  masses  distinctes,  refoulées  dans  le  centre  de  l'œuf  par 
une  substance  blanchâtre  et  grumeleuse.  Le  travail  génétique  marche 
rapidement,  et  bientôt  on  a  sous  les  yeux  une  sorte  de  sac  sphérique 
dont  l'interieur  est  entièrement  occupé  par  ce  qui  reste  du  viteilus. 
Nul  organe  n'est  encore  visible;  seulement  deux  petits  points  colorés 
marquent  dès  cette  époque  la  place  des  yeux.  C'est  dans  cet  état  d'im- 
perfection extrême  que  les  jeunes  terébelles  brisent  la  membrane  de 
l'œuf.  Au  moment  de  l'éclosion,  leur  corps  est  arrondi,  hérissé  de  toutes 
parts  de  cils  vibratiles.  Dans  cet  état,  elles  ressemblent  à  certains  infu- 
soires ,  et  tout  autant  peut-être  à  ces  corps  reproducteurs  des  végétaux 
inférieurs  que  M.  Thuret  nous  a  fait  connaître ,  et  qui ,  pendant  quel- 
ques heures,  présentent  les  caractères  de  l'animalite;  mais  le  doute  n'est 
pas  long-temps  possible.  L'embryon  se  déploie,  s'allonge,  fait  saillir  ea 


iiO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  un  petit  tubercule  lisse  portant  au-dessus  et  de  chaque  côté  un 
point  oculaire  rouge.  Dès  ce  mon^nt,  sa  nature  est  déânitiyement  fixée. 
L'observateur  ne  peut  encore,  il  est  vrai,  reconnaître  à  quelle  classe,  à 
quelle  famille,  à  quel  genre  appartiendra  Tétre  naissant  qu'il  a  sous  les 
yeux  ;  et  pourtant  il  peut  affirmer  hardiment  que ,  parvenu  à  son  état 
parfait,  cet  être  sera  un  animal  annelé,  car  déjà  il  possède  tous  les  ca* 
xactères  fondamentaux  de  cet  embranchement.  En  effet,  son  corps  est 
composé  de  deux  moitiés  latérales  symétriques;  sa  &ce  dorsale  se  dis- 
tingue de  sa  face  ventrale,  son  canal  digestif  est  étendu  d'avant  en  ar- 
rière. Tout  semble  encore  homogène  dans  cet  embryon  microscopique; 
on  n'y  distingue  aucun  muscle,  et  pourtant  il  se  contracte  en  tout  sens^ 
se  ramasse  en  boule,  s'épate  en  disque,  et,  dans  ces  mouvemens  ex- 
trêmes, présente  ces  formes  passagères  qui  ont  trompé  l'habile  natu- 
raliste de  Stockholm. 

A  cette  époque,  il  est  encore  impossible  de  reconnaître  à  priori  si 
l'embryon  deviendra  une  annélide,  ou  si,  arrêté  aux  derniers  rangs  de 
l'embranchement,  il  appartiendra  au  groupe  des  vers  lisses,  aux  né- 
mertos  par  exemple.  L'incertitude  est  ici  de  courte  durée.  Des  anneaux 
se  prononcent  et  se  multiplient  rapidement,  se  formant  toujours  d'a- 
vant en  arrière  à  la  suite  du  dernier  venu.  L'embryon  sera  donc 
un  annelé  à  corps  partagé  en  segmens.  Il  rappelle  ainsi  la  forme  exté- 
rieure des  sangsues;  mais  des  soies  se  montrent  sur  les  eôtés.  Le  jeune 
être  serait-il  donc  voisin  des  vers  de  terre  ou  des  nais  qui  ont  des  anneaux 
distincts,  des  soies  et  pas  de  pieds?  Non,  car  voici  des  mamelons  qui 
font  saillie  sur  les  flancs  de  chaque  segment.  L'embryon  appartient  au 
groupe  des  annéiides  proprement  dites.  Reste  à  savoir  s'il  parcourra  la 
plage  sa  patrie  sous  la  forme  d'annélide  errante,  ou  si;  confiné  dans  un 
tube  étroit,  il  mènera  la  vie  retirée  d'une  tuincoU,  Ce  dernier  doute 
lie  tarde  pas  à  cesser.  Un  petit^tubercule  se  montre  en  avant  du  front, 
rallonge,  et  commence  à  jouer  le  rôle  dévolu  aux  filamens  extensibles 
<iont  nous  avons  parlé.  D'autres  appendices  semblables  naissent  à  côté 
du  premier.  Dès  ce  moment,  l'animal,  pourvu  des  organes  nécessaires 
pour  assurer  ses  rapports  avec  le  monde  extérieur,  cesse  de  se  mouvoir 
librement  en  tout  sens,  s'entoure  d'un  tube,  et  commence  sa  vie  de 
cénobite. 

On  le  voit,  à  chaque  phase  de  son  développement,  la  nature  propre 
de  la  térébelle  s'est  de  plus  en  plus  caractérisée.  Nous  avons  reconnu 
successivement  que  l'embryon  soumis  à  nos  recherches  était  uq  annelé, 
puis  un  annelé  à  corps  segmenté,  puis  ime  annélide  proprement  dite, 
puis  une  tubicole.  Quelque  temps  encore,  et  nous  reconnaîtrions  son 
genre  et  son  espèce.  C'est  à  peu  près  comme  si,  intéressés  à  prendre 
des  renseigncmens  détaillés  sur  un  individu,  nous  apprenions  d'alwrd 
qu'il  est  né  dans  l'ancien  continent,  plus  tard  qu'il  est  Européen,  et 


SOUVENIRS  d'un  naturaliste.  i4l 

successivement  qu'il  est  Français ,  Parisien ,  qu'il  habite  telle  rue ,  tel 
numéro,  enfin  qu'il  porte  tel  ou  tel  nom.  D'après  ces  faits  et  cent  au- 
tres semblables,  n'est-on  pas  en  droit  de  conclure  que  les  divers  de- 
grés de  parenté  zoologique,  S  affinité,  sont  en  rapport  direct  avec  la 
durée  des  ressemblances  primordiales  présentées  par  les  embryons? 
Ou,  pour  formuler  autrement  notre  pensée,  ne  doit-on  pas  admettre 
que  l'identité  apparente  entre  deux  germes  se  développant  à  côté  l'un 
de  l'autre  durera  d'autant  plus  long-temps  que  ces  germes  appartien- 
dront à  deux  animaux  plus  rapprochés  par  ïeur  nature? 

Nous  avons  employé  à  dessein  les  mots  d'identité  apparente.  C'est 
qu'en  effet  il  est  souvent  difficile  de  ne  pas  s'y  tromper.  Deux  térébelles 
d'espèce  différente  ne  pourront  être  distinguées  l'une  de  l'autre  qu'au 
dernier  moment  de  leur  évolution.  Elst-ce  à  dire  que  jusqu'à  cette 
époque  les  germes  aient  été  réellement  identiques?  Nous  ne  le  pensons 
pas.  Avec  M.  Chevreul ,  nous  sommes  convaincu  que  des  différences, 
se  prononçant,  sous  l'inUuence  de  circonstances  semblables,  chez  des 
êtres  qui  jusqu'alors  pouvaient  être  confondus,  supposent  l'existence 
de  différences  correspondantes  dans  l'état  antérieur  de  l'organisa- 
tion (i).  Pour  être  inappréciables  à  nos  sens,  ces  différences  n'en  exis- 
tent pas  moins.  C'est  en  ne  tenant  pas  assez  compte  de  cette  distinction 
que  des  hommes  d'un  haut  mérite  se  sont  laissé  entraîner,  surtout  en 
Allemagne,  à  des  spéculations  hasardées,  et  que  nous  avons  vu  des 
théories  abstraites,  décorées  du  nom  de  philosophie  de  la  nature,  re- 
tarder pendant  tant  d'années  les  véritables  progrès  des  sciences  natu- 
relles. 

Tandis  que  ces  divers  travaux  occupaient  M.  Edwards,  H.  Blanchard 
et  moi  ne  restions  pas  inactifs.  M.  Blanchard  avait  dignement  rempli  la 
mission  que  lui  avaient  confiée  les  administrateurs  du  Jardin  des  Plantes. 
Plus  de  deux  mille  espèces  d'insectes,  représentées  par  au  moins  huit 
mille  individus,  étaient  rangées  en  ordre  dans  ses  boites.  Environ  cinq 
cents  de  ces  espèces  manquaient  aux  galeries  du  Muséum,  et  trois  cents 
au  moins  étaient  nouvelles  pour  la  science.  On  voit  que  notre  compa- 
gnon avait  fait  preuve  d'activité;  mais,  tout  en  s'acquittant  des  devoirs 
que  lui  imposait  sa  ([ualité  d'aide-naturaliste  chargé  de  recueillir  des 
échantillons,  M.  Blanchard  n'avait  nullement  négligé  des  travaux  d'un 
ordre  plus  élevé.  Lui  aussi  pouvait  regarder  avec  complaisance  ses  car- 
tons et  ses  cahiers  de  notes.  Il  rapportait  entre  autres,  sur  le  système 
nerveux  des  mollusques  gastéropodes,  un  mémoire  d'un  grand  intérêt. 
Malgré  les  magnifiques  travaux  de  Cuvier  sur  ces  animaux,  il  reste  en- 
core beaucoup  à  faire.  Leur  système  nerveux  surtout  était  encore  peu 
connu.  Cuvier  n'y  avait  distingué  qu'un  nombre  très  limité  de  gan- 

(1)  Considérations  sur  la  philosophie  de  fAnatomie  {Journal  des  Savans,  iSiO).. 


ii2  EEVt'B  DES  DEUX  MONDES. 

glionê»  c'est-À-dire  de  masses  centrales  d'où  partent  les  rameaux  qui 
Yont  dans  tout  le  corps  porter  la  sensibilité  et  le  mouvement.  H.  Blan- 
chard découvrit  dans  cet  appareil  une  complication  bien,  inattendue; 
il  montra  que  chez  certaines  espèces  ces  ganglions  se  multiplient,  et 
qu'au  lieu  des  cinq  ou  six  reconnus  jusqu'à  ce  jour,  il  eu  existait  près 
d'une  trentaine. 

Au  reste,  ce  premier  travail  de  M.  Blanchard  sur  le  système  nerveux 
des  invertébrés  a  été  pour  ce  naturaliste  im  point  de  départ  qui  l'a  con- 
duit à  des  résultats  bien  autrement  importans.  Doué  d'une  grande  sûreté 
de  main  et  d'une  vue  de  myope  qui  lui  permet  de  distinguer,  sans  le 
secours  des  instrumens,  les  filets  les  plus  déliés,  il  a  courageusement 
entrepris  des  recherches  de  même  nature  sur  le  système  nerveux  des 
insectes,  recherches  dont  l'extrême  difficulté  a  fait  reculer  la  plupart 
des  naturalistes.  Ici  ses  peines  ont  été  récompensées  par  la  découverte 
d'un  système  nerveux  tout  entier,  spécialement  consacré  aux  organes 
de  la  circulation  et  de  la  respiration.  C'est  là  un  exemple  très  remar- 
quable de  division  dans  le  travail  physiologique,  et  en  même  temps  ime 
nouvelle  preuve  que  plus  on  examine  de  près  ces  êtres  trop  dédaignés, 
plus  on  reconnaît  qu'ils  ont  aux  yeux  du  Créateur  tout  autant  d'imper* 
tance  que  les  animaux  de  grande  taille.  Déjà  les  travaux  de  Lyonnet 
sur  la  chenille  du  saule,  ceux  de  Strauss  sur  le  hanneton,  ont  montré 
que  la  complication  organique  est  tout  aussi  grande  chez  les  insectes 
que  chez  l'éléphant  lui-même,  et  M.  Blanchard,  en  ajoutant  encore 
des  faits  importans  à  ceux  qu'avaient  découverts  ses  devanciers,  a  con- 
firmé une  fois  de  plus  ce  résultat  général. 

Enhardi  par  ces  premiers  succès,  M.  Blanchard  a  poursuivi  ses  études 
sur  le  système  nerveux  jusque  chez  ces  êtres  étranges  dont  l'existence 
et  le  mode  de  propagation  ont  été  de  tout  temps,  et  sont  encore  de  nos 
jours,  un  des  plus  curieux  problèmes  de  la  zoologie.  Nous  voulons  par- 
ler des  Ae/min^^  ou  vers  intestinaux,  de  ces  animaux  qui  se  développent 
parfois  au  milieu  même  des  tissus  vivans,  dans  l'épaisseur  des  muscles, 
au  milieu  du  cerveau,  dans  le  globe  de  l'œil,  c'est-à-dire  sur  les  points 
en  apparence  les  mieux  défendus  contre  toute  attaque  venant  du  dehors. 
Lamarck,  Cuvier,  leur  avaient  refusé  presque  absolument  tout  système 
nerveux.  Bien  des  naturalistes  partageaient  encore  cette  opinion,  et,  si 
quelques  observations  éparses  dans  la  science  justifiaient  le  doute  phi- 
losophique du  plus  grand  nombre,  rien  du  moins  n'autorisait  à  ad- 
mettre d'une  manière  générale  que  ces  animaux  eussent  un  appareil 
nerveux  nettement  caractérisé.  Pourtant  M.  Blanchard  a  montré  qu'il 
en  était  ainsi.  Il  a  confirmé  ou  rectifié,  par  de  nombreux  exemples,  les 
faits  recueillis  sur  les  distomes,  sur  les  nèmatoxdes,  par  Bojanus,  Mehlis, 
Laurer,  Cloquet,  etc.  Il  a  montré  dans  les  tœnias  une  disposition  des 
plus  curieuses/ et  qui  fait  de  ces  vers,  d^à  si  singuliei^  à  tant  dogards. 


SOUVENIRS  D*CN  NATUBALlSTE.  ÎIS 

une  exeeption  des  plus  remarquables.  Tous  ces  faits,  appuyés  sur  des 
préparations  d'une  extrême  délicatesse,  ont  été  mis  sous  les  yeux  des 
juges  les  plus  compétens,  et  les  conséquences  en  sont  réellement  im- 
portantes. Elles  ont  conduit  à  reconnaître  qu'on  avait  confondu  jusqu'à 
ce  jour,  sous  une  dénomination  commune,  des  animaux  très  différens; 
elles  ont  permis  d'apprécier  les  rapports  qui  rattachent  ces  divers  types 
aux  groupes  dqà  établis;  enfin  elles  enlèvent  aux  animaux  regardés 
conune  dépourvus  de  système  nerveux  toute  une  classe  ou,  mieux  peut- 
être,  trois  classes  extrêmement  nombreuses. 

C'est  là  un  résultat  considérable.  Le  système  nerveux,  a  dit  l'illustre 
auteur  du  Règne  animal,  est,  pour  ainsi  dire,  l'animal  tout  entier.  Nous 
sommes  loin  d'accepter  cette  doctrine  dans  toute  sa  rigueur.  Cependant 
nous  ne  saurions  refuser  une  importance  extrême  à  l'appareil  qui,  chez 
les  êtres  les  plus  élevés,  distribue  la  vie  à  toutes  les  parties  de  l'orga- 
nisme. L'absence  de  cet  appareil  est  pour  nous  un  fait  grave  qui  met, 
pour  ainsi  dire,  dans  une  catégorie  à  part,  les  animaux  chez  qui  elle  a 
été  définitivement  constatée;  seulement  le  nombre  de  ces  derniers  est 
assez  restreint.  A  mesure  qu'on  étudie  attentivement  les  animaux  les 
plus  dégradés  en  apparence,  on  reconnaît  que  cet  appareil  existe  dans 
le  plus  grand  nombre.  Déjà  Cuvier  l'admettait  chez  les  animaux  classés 
par  lui  dans  les  trois  premiers  embranchemens;  il  le  niait  ou  le  regar- 
dait comme  à  peu  près  nul  chez  tous  les  rayonnes.  Depuis  quelques 
années,  MM.  Tiedmann,  Costa,  Rrohn,  eu  ont  démontré  l'existence 
dans  le  groupe  des  échinodermes  dont  font  partie  les  étoiles  de  mer. 
MM.  Ehrenberg,  Milne  Edwards,  l'ont  décrit  chez  les  acalèphes,  qui 
renferment  les  méduses  et  les  béroés;  nous-même  l'avons  retrouvé 
chez  les  némertes  et  lés  planaires,  animaux  qui  tiennent  de  très  près  à 
certains  intestinaux,  quoique  vivant  en  pleme  eau.  Une  bonne  moitié 
au  moins  des  rayonnes  et  tous  les  vers  possèdent  donc  des  nerfs  aussi 
bien  que  les  animaux  supérieurs. 

Une  question  des  plus  intéressantes  se  rattache  à  celle  de  l'existence 
ou  de  l'absence  de  l'appareil  nerveux.  Quelles  relations  existent  entre 
le  monde  extérieur  et  les  derniers  représentans  de  la  création  animale? 
Les  annélides,  les  étoiles  de  mer,  les  méduses,  voient-elles,  entendent- 
elles?  Lamarck,  guidé  par  des  idées  théoriques,  leur  refusait  toute  sen- 
sation; il  désignait  la  plupart  des  animaux  inférieurs  par  la  dénomi- 
nation d'ontmaur  apathiques.  Sans  être  aussi  explicite,  Cuvier  semble 
incliner  vers  cette  manière  de  voir,  qui  est  encore  aujourd'hui  celle  de 
quelques  hommes  d'un  mérite  réel.  Pourtant  l'expérience  et  l'observa- 
tion nous  semblent  en  désaccord  avec  ces  théories  :  non-seulement  un 
très  grand  nombre  d'animaux  mférieurs  possèdent  des  organes  senso- 
riaux  et  doivent,  par  conséquent,  percevoir  des  sensations,  mais  encore 


d44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c(»  organes  sont  parfois  bien  plus  multipliés  que  chez  les  mammifères 
ou  les  oiseaux.  Plusieurs  d'entre  eux,  par  exemple,  réalisent  la  fable 
d  Argus,  ou  rétrange  conception  de  Fourier  relative  au  cinquième 
membre  qui  doit  compléter  Fêtre  humain,  quand  le  globe  sera  couvert 
de  phalanstères.  Les  étoiles  de  mer  ont  un  œil  bien  caractérisé  à  Tex- 
trémité  de  chacun  de  leurs  rayons.  Les  néipertes,  les  planaires,  por- 
tent souvent  sur  la  face  inférieure  et  supérieure  de  leur  tête  cinquante 
à  soixante  yeux  distincts  et  quelquefois  davantage.  H.  Ehrenberg  nous 
a  fait  connaître  une  petite  annélide  qui  porte  deux  yeux  à  la  tête  et  deux 
autres  à  Fextrémité  de  la  queue.  J'ai  retrouvé,  soit  dans  nos  mers  de 
Bretagne,  soit  pendant  mon  séjour  en  Sicile,  trois  espèces  bien  diffé- 
rentes offrant  la  même  particularité.  EnQn  les  touffes  de  corallines  de 
Favignana  et  de  Hilazzo  nourrissent  par  milliers  de  petits  vers  plus 
étranges  encore  sous  ce  rapport,  et  que  j'ai  nommés  polyophi haïmes. 
Le  corps  de  ces  animaux  est  cylindrique,  partagé  en  anneaux  et  armé 
de  soies  latérales,  comme  chez  les  naïs  de  nos  ruisseaux;  leur  tête  pré- 
sente trois  yeux,  dont  chacun  est  formé  de  deux  ou  trois  cristallins; 
chaque  anneau  porte  en  outre  deux  yeux  latéraux,  où  aboutissent  de 
gros  nerfs  très  faciles  à  apercevoir.  Ainsi,  indépendamment  des  trois 
yeux  multiples  placés  sur  la  tête,  les  polyophthalmes  en  possèdent  en- 
core une  rangée  de  chaque  côté  du  corps. 

On  le  voit,  nous  sommes  bien  loin  de  l'époque  où  Réaumur  appelait 
les  méduses  des  masses  de  gelée  vivante,  où  Cuvier  croyait,  avec  tous  les 
naturalistes,  aux  vers  parenchymateux.  A  mesure  que  les  zoologistes  ont 
scruté  davantage  les  mystères  du  monde  inférieur,  l'organisation  a 
semblé  se  compliquer  sous  leurs  yeux,  et,  revêtant  les  formes  les  plus 
inattendues,  a  renversé  bien  des  théories  basées  sur  des  observations 
imparfaites.  Toutefois  gardons-nous  de  tomber  dans  un  autre  extrême. 
Après  avoir  admis  sans  preuves  suffisantes,  et  par  une  sorte  d'à  priori, 
la  simplicité  organique  des  animaux  inférieurs,  n'allons  pas  conclure 
des  quelques  faits  déjà  connus  qu'ils  offrent  tous  une  égale  compli- 
cation. Au  plus  bas  degré  de  l'échelle  zoologique,  il  existe  des  êtres 
chez  lesquels  tous  les  actes  vitaux  s'accompUssent  à  la  fois  et  de  la  même 
manière  sur  tous  les  points  du  corps.  Jusqu'à  présent,  les  éponges  pa- 
raissent consister  uniquement  en  une  soi-te  de  vernis  demi-fluide,  par- 
tout homogène  et  revêtant  d'une  couche  mince  la  charpente  cornée 
plus  ou  moins  solide  employée  dans  les  arts.  Ce  vernis  est  réellement 
ranimai;  l'éponge  usuelle  en  est,  pour  ainsi  dire,  le  squelette.  Les  ami- 
bes, plus  simples  encore,  semblent  n'être  qu'une  goutte  de  ce  vernis 
vivant  doué  de  locomotion,  mais  n'ayant  pas  même  de  forme  déter- 
minée. Sous  le  verre  du  microscope,  on  les  voit  glisser  en  masse  comme 
une  goutte  d*huile  qui  coulerait  sur  le  porte-objet,  en  présentant  les 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  145 

figures  les  plus  diverses,  les  plus  irrégulières.  Enfin  M.  Dujardin  nous  a 
fait  connaître  dans  les  rhizopodes  des  animaux  recouverts  d'un  test,  et 
dont  le  corps  n'a  pourtant  aucune  organisation  définie.  Une  grotnie,  une 
milliole,  veulent-elles  grimper  sur  les  parois  polies  d'un  vase  de  verre, 
elles  font  à  l'instant,  et  aux  dépens  de  la  substance  qui  les  compose, 
une  sorte  de  pied  qui  s'allonge  et  leur  offre  un  point  d'appui;  puis,  le  ^ 
besoin  satisfait,  cet  organe  temporaire  rentre  dans  la  masse  commune 
et  se  confond  avec  elle  à  peu  près  comme  ferait  un  filament  soulevé 
au-dessus  d'un  corps  visqueux.  Entre  ces  termes  extrêmes  et  les  ani- 
maux dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  il  existe  sans  doute  bien  des 
intermédiaires;  car,  ainsi  que  l'a  dit  Linné,  la  nature  ne  fait  pas  de 
sauts  et  procède  toujours  par  nuances  insensibles.  Ici,  plus  que  partout 
peut-être,  l'expérience  et  l'observation  doivent  précéder  toutes  les  con- 
ceptions théoriques. 

Au  reste,  c'est  en  suivant  ces  deux  guides  infaillibles  que  la  zoologie 
moderne  est  arrivée  à  un  résultat  qui  semble  être  la  contre-partie  de 
ceux  que  nous  venons  d'indiquer.  En  même  temps  qu'elle  découvrait 
dans  les  dernières  séries  animales  une  complication  organique  inat- 
tendue, elle  reconnaissait  que  les  groupes  supérieurs  eux-mêmes  ren- 
fennent  des  espèces  dégradées  qui  semblent  avoir  perdu  presque  tous 
les  caractères  essentiels  de  leur  type  fondamental.  En  se  plaçant  à 
certains  points  de  vue,  on  peut  dire  avec  juste  raison  qu'il  existe  des 
mammifères,  des  oiseaux,  des  reptiles  inférieurs.  Cette  proposition  est 
vraie  d*,une  manière  absolue  pour  la  classe  des  poissons.  Le  groupe 
des  myxinotdes  et  surtout  ïamphioxtis  ne  peuvent  laisser  aucun  doute 
à  cet  égard.  Ce  dernier  est  un  petit  poisson  qui  vit  dans  les  sables  de  la 
mer,  où  il  se  cache  et  se  meut  avec  une  incroyable  rapidité.  Son  corps, 
parfaitement  transparent,  se  termine  en  pointe  aux  deux  extrémités, 
circonstance  qui  lui  a  valu  son  nom.  L'amphioxus  a  été  trouvé  sur  les 
côtes  de  Cornouailles,  dans  la  Baltique,  à  Naples.  J'en  ai  péché  un  très 
grand  nombre  à  Messine,  à  quelques  mètres  du  goufi're  de  Carybde.  Il  a 
été  étudié  successivement  par  Goodsir  en  Angleterre,  par  Costa  en  Italie, 
par  Retzius,  Rathke  et  surtout  Mûller  en  Allemagne.  Enfin  il  a  été  de  ma 
part  l'objet  d'une  étude  aussi  détaillée  qu'il  m'a  été  possible,  et  aujour- 
d'hui on  peut  en  regarder  l'organisation  comme  parfaitement  connue. 
Eli  bien!  Tamphioxus  n'est  bien  certainement  ni  un  mollusque,  ni  un 
annelé,  ni  un  rayonné,  et  cependant  à  peine  mérite-t-il  le  nom  de  ver- 
tébré. En  effet,  on  a  jusqu'à  ce  jour  admis  comme  autant  de  particu- 
larités essentielles  de  cet  embranchement  la  présence  d'une  colonne 
vertébrale,  d'un  cerveau,  d'un  cœur,  d'un  sang  rouge.  L'amphioxus 
ne  possède  ni  cœur,  ni  cerveau  proprement  dit,  ni  colonne  vertébrale 
distincte,  et  son  sang  est  entièrement  incolore.  L'impulsion  nécessaire 

TOME  XVll.  10 


446  HBWE  ons  DEUX  soifmss. 

pour  faire  parcourir  à  ce  fluide  le  cercle  ctrcuiaioire  lui  est  commo- 
mquée  par  les  gros  troncs  vasculaires.  Ce  sang  même  ressemble  à  ce- 
lui des  mollusques.  La  colomie  vertébrale  est  représentée  par  une  tige 
cartilagineuse  entièrement  composée  de  cellules  et  étendue  de  la  tête 
à  la  queue.  Le  cerveau,  que  ne  protège  pas  la  plus  légère  apparence 
,  de  crâne,  ne  se  distingue  de  la  moelle  épinière  que  par  la  nature  des 
nerfs  qui  en  partent.  L'œil  est  entièrement  renfermé  dans  l'intérieur 
des  tissus;  mais,  grâce  à  la  transparence  parfaite  de  ces  derniers,  il  n'en 
remplit  pas  moins,  selon  toute  probabilité,  ses  fonctions  d'organe  de  la 
vision.  Cette  diaphanéité  de  l'amphioxus  a  permis  en  outre  de  s'assurer 
qu'il  possède  une  bouche  de  mollusque  plutôt  que  de  poisson,  un  appa- 
reil circulatoire,  un  mode  de  digestion  qui  rappellent  ce  qui  existe  chez 
les  annélides,  etc. 

L'étude  attentive  de  l'amphioxus  Conduit  à  des  conséquences  d'une 
haute  importance  pour  la  zoologie  et  la  physiologie.  Confirmant  en 
cela  les  résultats  embryologiques  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  elle 
nous  montre  dans  la  dégradation  d'un  animal  un  état  permanent  qui 
rappelle  à  certains  égards  l'état  transitoire  des  animaux  plus  parfaits 
appartenant  au  même  type.  En  effet,  pendant  les  premières  périodes  de 
son  développement,  l'embryon  d'un  poisson  ordinaire,  d'un  saumon, 
par  exemple,  possède  des  particularités  d'organisation  qui  rappellent 
ce  qu'on  observe  chez  l'amphioxus;  mais,  tandis  que  chez  ce  dernier  ces 
particularités  persistent  pendant  la  vie  entière,  chez  le  jeune  saumon 
elles  s'effacent  bientôt  pour  faire  place  à  d'autres  caractères  définitifs. 
L'embryogénie  des  annélides  nous  a  montré  des  faits  tout  semblables. 
Dans  les  premiers  temps  de  son  existence,  la  larve  des  térébelles  res- 
semblait presque  à  une  némerte.  Ainsi,  les  résultats  fournis  par  l'ana- 
tomie  et  l'embryogénie  chez  les  poissons  et  chez  les  annélides  concor- 
dent pleinement  malgré  la  distance  considérable  qui  sépare  ces  deux 
groupes. 

Par  le  fait  même  de  la  dégradation,  l'amphioxus  s'éloigne  des  verté- 
brés pour  se  rapprocher  des  embranchemens  inférieurs;  toutefois  les 
affinités  nouvelles  qui  se  montrent  ainsi  ne  le  rattachent  pas  aux  chefs 
de  file  de  ces  embranchemens.  L'amphioxus  ne  rappelle,  par  sa  struc- 
ture organique,  ni  les  céphalopodes,  ni  les  insectes  ou  les  crustacés, 
mais  bien  plutôt  les  mollusques  acéphales ,  les  huîtres  par  exemple  et 
les  annélides,  c'est-À-dire  des  représentans  déjà  très  inférieurs  du  type 
mollusque  ou  annelé.  Ici  encore  nous  trouvons  un  accord  manifeste 
entre  les  résultats  fournis  par  l'anatomie  et  ceux  que  donne  l'embryo- 
génie. En  effet,  les  germes  se  ressemblent  tous  dans  la  première  période 
de  leur  évolution.  Ils  se  différencient  successivement  à  mesure  que  le 
travail  génétique  avance,  et  par  conséquent  les  êtres  qui  en  émanent 


SOUYENIRS  d'un  NATIJBJkLISTE.  147 

s'écarteat  d'autant  plus  les  uns  des  autres,  qa!îl&  sont  eux-mêmes  des 
représentans  plus  parfaits  de  leur  type«  Par  conséquent  aussi  les  séries 
résultant  de  ces  évolutions  successives  seront  très  éloignées  à  leurs 
sommets,  se  rapprocheront  par  leurs  bases»  et  les  rapports  d'une  série  à 
l'autre  s'établiront,  non  point  par  les  animaux  supérieurs,  mais  bien 
par  les  animaux  inférieurs. 

Pour  éclaircir  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'abstrait  dans  les  idées  précé- 
dentes, qu'on  nous  permette  une  comparaison  grossière,  mais  facile  à 
saisir.  On  peut  se  figurer  la  marche  suivie  par  les  germes  en  voie  de 
développement  comme  une  route  couverte  de  voyageurs.  De  cette  roi^te 
d'abord  unique  partent  a  droite  et  à  gauche  de  nombreux  chemins,  qui 
divergent  en  s'écartant  de  la  route  centrale.  N'estril  pas  évident  que 
les  voyageurs  engagés  dans  ces  routes  secondaires  s'écarteront  d'au*^ 
tant  plus  les  uns  des  autres  que  le  trsget  parcouru  par  chacun  d'eux 
sera  plus  long?  Eh  bien  1  les  plus  éloignés  du  point  de  départ  général 
représentent  en  quelque  sorte  les  animaux  supérieure;  ceux  qui  ne  sont 
qu'à  une  faible  distance  du  carrefour  représentent  les  animaux  infé^ 
rieurs.  Le  saumon  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  les  céphalopodes, 
les  insectes,  les  crustacés,  répondent  aux  voyageurs  actifs  :  aussi  n'y 
a-t-il  entre  eux  que  peu  ou  point  de  rapports;  l'amfdiioxus,  les  anné-^ 
lides,  répondent  aux  piétons  attardés  :  aussi  trouvons-nous  chez  les  uns 
et  les  autres  beaucoup  de  points  communs.  Les  deux  sous-règnes  des 
vertébrés  et  des  invertébrés,  si  dissemblables  quand  on  les  étudie  dans 
leurs  représentans  élevés,  se  touchent  presque,  grâce  à  ces  espèces  infé- 
rieures, à  ces  représentans  dégradés. 

On  voit  combien,  chez  l'amphioxus,  tout  semble  avoir  été  créé  pour 
donner  le  démenti  le  plus  complet  aux  doctrines  de  ces  naturalistes 
qui,  s'étayant  d'une  science  vieillie,  ou  peut-être  reculant  devant  quel- 
ques fatigues,  traitent  avec  dédain  l'étude  des  animaux  inférieurs, 
repoussent  les  conséquences  qu'elle  entraîne,  et  font  sans  cesse  appel 
aux  seuls  vertébrés.  Peut-être,  en  présence  des  faits  que  vient  leur 
montrer  ce  poisson,  admettront-ils  plus  facilement  à  l'avenir  ce  que 
nous  enseignent  les  vers  et  les  zoophytes.  A  moins  de  nier  l'évidence, 
on  ne  saurait  aiyourd'hui  méconnaître  que  les  représentans  d'un 
même  type  sont  loin  de  se  ressembler,  que  leur  organisation  peut  pré- 
senter des  degrés  très  divers  de  perfectionnement  et  de  dégradation. 
Qu'on  se  rappelle  en  outre  ce  que  l'anatomie,  d'accord  ici  avec  l'em- 
bryogénie, nous  apprend  sur  l'existence  des  types  fondamentaux  dis^ 
iincts  se  modifiant  de  mille  façons  pour  engendrer  les  types  secon- 
daires, tertiaires*..,  et  bientôt  nous  verrons  disparaître  à  jamais  ces 
conceptions  systématiques  qui  donnent  une  si  étrange  et  si  fausse  idée 
de  la  nature  animée.  Les  êtres  vivans  ne  nous  apparaîtront  plus  comme 


448  RETUE  DES  DEUX  BIONDES. 

emprisonnés  dans  d*étroit6s  séries  tantôt  uniques,  tantôt  parallèles,  qui 
laissent  le  néant  à  droite  et  à  gauche,  au-dessus  et  au-dessous.  A  la  sur- 
face de  notre  globe  comme  dans  l'immensité  des  cieux,  nous  verrons 
la  puissance  créatrice,  s'exerçant  librement  en  tout  sens,  faire  germer 
les  plantes  et  se  développer  les  animaux  comme  elle  a  produit  les  étoiles, 
les  distribuer  en  groupes  naturels  comme  elle  a  réuni  les  constella- 
tions, rattacher  enfin  leurs  mille  familles  par  des  liens  simples  et  mul- 
tiples, comme  elle  a  rendu  dépendans  Tun  de  l'autre  les  mondes  qui 
peuplent  Fespace. 

Au  reste,  les  doctrines  que  nous  défendons  ici  viennent  de  recevoir 
une  de  ces  coufirn^ations  éclatantes  qui  ne  permettent  plus  même  le 
doute.  La  paléontologie,  cette  science  qui  date  de  Cuvier  seulement, 
mais  dont  les  progrès  ont  été  si  rapides,  est  arrivée,  de  son  côté,  à  des 
résultats  absolument  semblables,  en  étudiant  Tordre  de  succession  des 
animaux  depuis  les  anciens  temps  géologiques  jusqu'à  nos  jours.  La  vie 
ne  s'est  pas  glissée  à  la  surface  du  globe  peu  à  peu  et  comme  à  la  déro- 
bée, par  l'intermédiaire  d'êtres  d'abord  très  simples  qui,  se  complétant 
de  plus  eu  plus,  auraient  donné  naissance  à  des  animaux  plus  parfaits. 
Le  règne  animal  ne  présente  pas  un  développement  imique  et  progres- 
sif. Bien  au  contraire.  Dès  le  début,  nous  voyons  apparaître  à  la  fois  les 
quatre  groupes  fondamentaux  qui  partagent  encore  aujourd'hui  l'en- 
semble des  animaux.  Vertébrés,  annelés,  mollusques,  rayonnes,  se  re- 
trouvent à  côté  les  uns  des  autres  dans  les  plus  anciennes  couches  à 
fossiles.  Bien  plus,  les  trois  embranchemens  inférieurs  possèdent,  dès 
cette  époque  reculée,  des  représentaus  de  presque  toutes  les  classes  ac- 
tuelles, et  s'il  en  est  autrement  pour  les  vertébrés,  si  les  reptiles,  les 
oiseaux  et  les  mammifères  manquent  à  ces  faunes  primitives,  on  trouve 
facilement  l'explication  de  leur  absence  dans  un  ensemble  de  condi- 
tions extérieures  incompatibles  avec  leur  genre  de  vie.  Puis,  à  mesure 
qu'on  s'élève  à  travers  des  couches  géologiques  de  plus  en  plus  mo- 
dernes, on  voit  chacun  de  ces  types  se  modifier,  tantôt  se  perfectionnant 
graduellement  jusqu'à  l'apparition  de  l'homme,  à  peu  près  comme 
nous  avons  vu  la  jeune  térébelle  gagner  quelque  chose  à  chaque  phase 
de  son  existence;  tantôt  perdant  ses  espèces  les  plus  parfaites,  ne  con- 
servant que  ses  espèces  inférieures  et  formant  ainsi  des  séries  récur- 
rentes, comme  nous  voyons  encore  aujourd'hui  certains  animaux ,  les 
lernées,  par  exemple,  se  déformer  par  les  progrès  même  de  leur  évo- 
lution. N'y  a-t-il  pas  dans  cet  accord  quelque  chose  de  merveilleux? 
Aussi  M.  Agassis,  qui,  dans  ses  ouvrages  sur  les  poissons  et  les  échino- 
dermes  fossiles,  a  insisté  d'une  manière  toute  spéciale  sur  ces  grandes 
considérations,  n'a-t-il  pas  craint  de  formuler  en  ces  termes  la  consé- 
quence où  l'a  conduit  l'ensemble  de  ces  magnifiques  travaux  ;  et  L'arran^ 


SOUVBNlBft  D*UN  NATURALISTE.  449 

gement  zoologique  le  plus  naturel  est  Texpression  la  plus  générale  de 
Tordre  géologique,  et  vice  versa  Tordre  de  succession  génétique  est  Tin- 
dication  la  plus  sûre  des  vraies  affinités  naturelles  (i).  d 

Dans  cet  article  et  dans  les  précédens,  nous  avons  essayé  de  faire 
comprendre  que  la  zoologie  telle  qu'on  Tentend  de  nos  jours  n'est  pas, 
conune  trop  de  personnes  le  croient  encore,  un  simple  recueil  de  pe- 
tits faits  de  détail  et  de  petites  historiettes.  Nous  avons  voulu  montrer 
comment  elle  aborde  les  questions  les  plus  hautes  de  la  philosophie  na- 
turelle, bien  sûr  de  lui  concilier  ainsi  la  sympathie  de  ces  esprits  d'élite 
qui  savent  aimer  la  science  en  dehors  de  toute  préoccupation  d'utilité 
matérielle,  qui  estiment  la  démonstration  d'une  grande  vérité  purement 
scientifique  à  l'égal  de  l'invention  d'un  nouvel  engrenage  ou  d'un  nou- 
veau procédé  de  teinture.  En  rappelant  quelque&-uns  des  principaux 
problèmes  dont  les  zoologistes  cherchent  aiyourd'hui  la  solution,  nous 
avons  exposé  les  doctrines  de  cette  école  physiologique  à  laquelle  nous 
sommes  fier  d'appartenir.  Pour  arriver  à  la  solution  de  ces  problèmes, 
nous  avons  interrogé  tour  à  tour  Tanatomie  des  animaux  adultes,  les 
phénomènes  embryogéniques,  les  faits  géologiques  :  partout  la  réponse 
a  été  la  même.  Le  passé  et  le  présent  de  notre  globe  se  sont  accordés 
pour  sanctionner  les  idées  fondamentales  que  nous  croyons  devoir  con- 
duire à  la  vérité,  pour  justifier  les  hommes  qui,  pleins  de  confiance  en 
ces  principes,  les  prennent  comme  guides  dans  leurs  travaux,  et  voient 
en  eux  le  germe  des  progrès  à  venir. 

A.   DE  QUATREFAGES. 


(1)  Résumé  d'un  travail  d'snsstnble  sur  Vorganisaiion,  la  elassifieaiion  et  le  dé^ 
teloppemem  progrestif  des  éehinodermes  dans  la  série  des  terrains.  (Comptes- 
rendus  de  rAcadémie  des  Sciences,  1846.) 


mmaswmm 


QE.  LA. 


SITUATION  ACTUELLE 


Af  PMRES  DISMMIE  ET  DE  MAOOVIE. 


Ce  n'est  pas  de  nos  jours  un  passe-temps  d'amateur  ni  un  travail  fa- 
cile que  de  faire  la  critique  des  ministres  et  de  parler  à  la  nation  de  ses 
affaires.  Cela  est  devenu,  par  le  temps  qui  court,  une  véritable  profes- 
sion, grave  et  pénible,  s'il  en  fut.  Ceux  qui  l'ont  une  fois  embrassée 
doivent  l'exercer  tous  les  jours.  Ils  sont  tenus  de  produire  leurs  griefs 
et  d'écrire  régulièrement  contre  le  gouvernement,  à  peu  près  comme 
un  préfet  est  tenu  d'administrer,  un  juge  déjuger,  un  médecin  de  soi- 
gner ses  malades,  sous  peine  de  compromettre  sa  clientelle.  Encore 

(1)  Quand  des  hommes  distingués  des  diverses  nuances  du  parlement  s'adressent  spon- 
tanément à  la  publicité  de  la  Revue,  en  mettant  leurs  travaux  sous  la  responsabilité  de 
leur  signature,  nous  croyons  que  la  Revue,  en  leur  ouvrant  ses  pages,  est  fidèle  à  sa 
mission  de  réunir  sur  toutes  les  questions  importantes  le  plus  de  documens  et  de  lu- 
mières. La  Revue  doit  être  une  tribune  impartiale  où  les  opinions  sérieuses  et  sincères, 
quoique  partant  de  points  de  vue  divers,  puissent  se  développer  à  Taise.  Les  discussions 
élevées  peuvent  servir  Tintérèt  du  pays,  et  ce  n*est  pas  nous  qui  les  repousserons.  Aussi, 
bien  qu'il  y  ait  dans  le  morceau  qu*on  va  lire  des  jugemens  et  des  opinions  qui  ne  sont 
pas  en  tous  points  les  nôtres ,  notamment  en  ce  qui  touche  quelques  hommes  émiuens 
de  Fopposition,  nous  avons  cru  devoir  accueillir  le  travail  de  Thonorable  députe.  Peut- 
être  aurons-nous  prochainement  l'occasion  de  donner  un  mémoire  politique  provenant 
d'une  source  bien  différente;  nos  lecteurs  auraient  ainsi  les  deux  faces  d*une  question  qui 
recèle  en  elle-même  la  cause  des  complications  présentes. 


AFFAIRES  D'KSTAGNB  ET  DE  CRAGOVIE.  i5l 

peui-an  concevoir  à  la  rigueur  qu'un  juge  n'ait  pas  à  tenir  son  au- 
dience faute  de  procès,  qu'un  médecin  ne  donne  pas  de  consultations 
faute  de  malades.  Il  ferait  beau  voir  les  journalistes  de  l'opposition  ces- 
ser, fût-ce  un  jour,  d'attaquer  les  ministres  faute  de  griefs!  Qu'en  pen- 
seraient leurs  lecteurs?  Il  faut,  à  cause  des  lecteurs,  que  la  politique  en- 
tamée ne  faiblisse  jamais;  il  faut  même,  pour  les  tenir  consomment  en 
haldne,  qu'elle  s'anime  successivement,  et  que,  par  une  gradation  plus 
conforme  peut-être  aux  règles  de  l'art  qu'au  cours  naturel  des  choses, 
les  deraiers  actes  de  la  politique  ministérielle  soient  toujours  signalés 
comme  les  plus  fâcheux.  C'est  ainsi  que  sans  aucune  variété  de  ton , 
avec  une  indignation  toiyours  croissante,  vingt  feuilles  plus  ou  moins 
accréditées  dressent  chaque  matin,  en  style  de  réquisitoire,  leur  acte 
d'accusation  contre  le  cabinet.  Cependant  le  public,  qui  a  voix  au  cha- 
pitre, et  ne  manque  pas  d'occasions  de  faire  connaître  et  triompher  son 
opinion ,  a  le  tort  de  ne  pas  prendre  ces  invectives  au  grand  sérieux. 
Chaque  fois  qu'il  est  consulté  directement,  il  n'hésite  pas  à  se  mettre  du 
coté  de  son  gouvernement  et  contre  les  frondeurs.  Que  font  alors  ceux-ci? 
N'ayant  pu  avoir  raison  des  hommes,  ils  s'attaquent  aux  institutions;  ils 
en  font  ressortir  les  lacunes  et  les  apparentes  contradictions  et  deman- 
dent à  grands  cris  les  modiflcations qu'ils  supposent  utiles  à  leurs  inté- 
rêts de  parti;  mais  le  pays  qui,  par  un  fonds  de  malice  invétérée,  prê- 
tait assez  volontiers  l'oreUle  au  mal  qu'on  lui  disait  de  ses  ministres, 
ne  se  soucie  pas  que  l'on  traite  aussi  légèrement  ses  institutions,  il  les 
aime,  les  respecte  par  raison  autant  que  par  habitude  :  il  ne  veut  point 
souffrir  qu'on  y  porte  étourdiment  la  main ,  et  les  mécontens  sont  en- 
core battus  sur  ce  point.  Alors  leur  mauvaise  humeur  ne  connaît  plus 
de  limites.  Ce  n'est  plus  aux  hommes  du  pouvoir,  aux  institutions  qu'ils 
demandent  compte  des  horreurs  qu'ils  continuent  de  plus  belle  à  dé- 
noncer, c'est  à  la  société  elle-même  qu'ils  s'en  prennent.  La  société 
tout  entière  est  mise  en  suspicion  et  rudepient  taxée  d'inintelligence, 
de  corruption  et  de  lâcheté.  Les  diatribes  abondent  sur  la  faiblesse  des 
convictions,  sur  la  dépravation  des  mœurs  publiques,  et  les  honnêtes 
citoyens  qui  avaient  lu  jusqu'alors,  non  sans  quelque  surprise,  que  des 
hommes  considérables  dont  ils  étaient  disposés  à  faire  cas  étaient  des 
gens  imprévoyans,  pusillanimes,  traîtres  à  la  patrie,  apprennent  un 
beau  matin,  à  leur  grande  stupéfaction,  qu'ils  sont  eux-mêmes  véhé- 
mentement soupçonnés  d'être  sans  vertus  civiques,  sans  courage,  et, 
qui  sait?  peut-être  vendus  à  l'étranger. 

Des  accusations  banales  dont  les  motifs  sont  si  apparens  ne  devraient 
pas  avoir  grande  autorité.  Les  personnes  qui  n'ont  pas  voulu  croire  au 
mal  qu'on  leur  disait  des  hommes  d'état,  des  institutions  de  leur  temps, 
devraient  savoir  que  penser  de  celui  qu'on  leur  dit  d'elles-mêmes.  Chose 
singulière!  il  n'en  est  pas  tout-à-fait  ainsi.  A  force  d'entendre  calomnier 


i5^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  pays  en  face  avec  tant  d'ensemble  et  d'assurance,  beaucoup  de  gens 
en  sont  venus  à  concevoir  de  lui  une  assez  pauvre  opinion.  11  est  assez 
de  mode  aujourd'hui^  au  sein  même  du  parti  conservateur,  de  répéter, 
avec  des  accès  de  profonde  tristesse  et  d'amer  découragement,  que  la 
vie  politique  s'en  va  s' éteignant  chez  nous.  On  affirmerait,  au  besoin, 
que  la  France  ne  tient  plus  guère  à  ses  libertés  publiques,  qu'à  peine 
elle  se  soucie  de  garder  son  rang  et  de  faire  quelque  figure  en  Eu- 
rope. De  tels  jugemens  sont  aussi  injustes  que  superficiels. 

Sans  doute,  depuis  tantôt  seize  ans  que  nous  possédons  dans  toute  sa 
vérité  le  gouvernement  représentatif,  à  suivre  de  l'œil  les  ressorts  les 
plus  cachés  de  cette  machine  si  compUquée,  nous  avons  un  peu  rabattu 
de  la  première  et  enthousiaste  admiration  qu'elle  nous  avait  causée;  nous 
avons  compris  qu'elle  n'était  point  parfaite,  non  plus  que  tout  ce  qui 
sort  de  la  main  des  hommes;  mais  quelques  illusions  emportées  ne  nous 
ont  point  rendus  ingrats  pour  cette  conquête  de  la  génération  qui  nous 
a  précédés.  Ceux  qui,  sous  la  restauration,  ont  pris  une  part  active  à  la 
lutte  dont  elle  a  été  la  cause  et  le  prix  glorieux  ont  le  droit  de  se  re- 
porter avec  complaisance  vers  cette  époque  et  de  lui  garder  une  secrète 
préférence.  Permis  à  eux  de  trouver  qu'il  y  a  dans  la  poursuite  d'un  bien 
vivement  désiré  des  émotions  et  des  jouissances  auprès  desquelles  toutes 
les  autres  deviennent  fades;  mais  est-ce  donc  d'émotions  qu'il  s'agit  en 
IX)litique?  La  génération  actuelle  a  bien  aussi  sa  manière  de  prouver  le 
cas  qu'elle  fait  de  l'héritage  qu'elle  a  recueilli.  Elle  n'affiche  pas  pour 
les  libertés  publiques  un  culte  exalté;  elle  fait  mieux ,  elle  s'en  sert. 
Que  se  passe-t-il  au  moment  où  nous  écrivons?  Armés  des  droits  qu'ils 
puisent  dans  la  constitution,  les  fondateurs  de  la  société  du  libre  échange 
organisent  sur  tout  le  territoire  de  la  France  un  vaste  réseau  d'associa- 
tions qui  ont  pour  but  d'obtenir  la  modification  de  nos  tarifs.  Leurs  ad- 
versaires, qui  ne  paraissent  pas  vouloir  leur  céder  la  victoire  sans  com- 
bat, provoquent  avec  une  égale  ardeur  des  manifestations  opposées.  En 
même  temps  et  à  côté  d'eux,  un  parti  qui  s'intitule  le  parti  catholique 
s'agite  pour  suppléer  au  nombre  par  l'activité  et  la  tactique.  Organisé 
pendant  les  élections  pour  imposer  aux  candidats  dans  l'embarras  des 
engagemens  conformes  à  ses  vues,  il  s'arrange,  dit-on,  en  ce  moment 
])0ur  en  surveiller  strictement  la  loyale  exécution.  Certes,  un  si  général 
et  si  énergique  usage  des  facultés  d'action  laissées  à  sa  disposition  est, 
pour  un  peuple  constitutionnel,  le  plus  éclatant  témoignage  d'attache- 
ment à  ses  institutions.  Ne  dites  pas  après  cela  que  la  France  ne  s'in- 
(juièie  que  médiocrement  du  maintien  de  ses  libertés.  Attendez  seule- 
ment qu'on  soupçonne  quelqu'un  d'y  vouloir  toucher,  et  vous  verrez  si 
elle  saura  les  défendre. 

Cil  n'çst  pas  plus  près  de  la  vérité  lorsqu'on  nous  représente  comme 
indiJDférens  aux  soins  de  notre  dignité  extérieure,  comme  oublieux  de 


AFFAIRES  DESPAGNE  ET  DE  CRACOVIE.  i53 

notre  rôle  et  de  nos  destinées  parmi  les  grandes  nations  du  monde. 
Cette  méprise  tient  aussi  à  une  fausse  appréciation  des  circonstances.  A 
la  vérité,  la  haine  vivace  contre  les  étrangers  n'existe  plus  au  fond  des 
cœurs  comme  en  i8i5;  les  fiers  et  légitimes  ressentimens  qu'avaient 
soulevés  rinvasion  et  Toccupation  du  territoire  se  sont  peu  à  peu  calmés. 
Aussitôt  après  la  révolution  de  juillet,  le  peuple  français  comprit  qu  en 
se  séparant  définitivement  d'une  dynastie  dont  le  retour  avait  coïncidé 
avec  le  succès  des  armes  de  ses  ennemis,  il  venait  de  prendre  contre  eux 
la  meilleure  de  toutes  les  revanches.  Ce  merveilleux  instinct  des  masses 
animait  à  coup  sûr  les  majorités  qui,  après  1830,  déployaient  tant  de 
fermeté  et  de  raison  pour  empêcher  le  pays  d'aller  courir  les  folles 
aventures  et  s'engager  témérairement  dans  des  voies  désordonnées  et 
périlleuses  où  quelques  turbulens  voulaient  l'entraîner.  Aujourd'hui 
que,  grâce  aux  talens  de  quelques-uns,  à  la  sagesse  de  tous,  nous  pré- 
sentons à  l'Europe  un  spectacle  qui  peut  défier  la  malveillance  des  plus 
malintentionnés,  il  est  naturel  que  nous  nous  sentions  portés  à  déposer 
les  vieilles  rancunes.  Le  souvenir  de  ses  revers  passés  n'incommode 
plus  la  France;  elle  se  sent  en  droit  d'entretenir  envers  tout  le  monde 
des  sentimens  assurés  et  tranquilles.  Voilà  la  vérité  sur  sa  soi-disant 
insouciance;  toute  autre  explication  est  puérile  ou  mensongère. 

Si,  avant  d'examiner  les  circonstances  actuelles  de  la  politique,  j'ai 
cherché  à  préciser  ce  qu'on  devait  penser  de  la  disposition  des  esprits, 
c'est  que  cette  disposition  a  par  elle-même  une  grande  influence.  Pour 
les  nations  comme  pour  les  individus,  l'estime  de  soi-même  est  ime 
condition  indispensable  de  force  et  de  succès;  rien  ne  saurait  la  rem- 
placer. N'aurions- nous  aujourd'hui  aucune  difficulté  intérieure  à 
vaincre,  tous  les  événemens  du  dehors  nous  seraient-ils  favorables, 
si  nous  étions  réellement  atteints  au  cœur  de  la  mollesse  que  l'on  nous 
reproche,  nous  n'en  serions  pas  moins  incapables  de  prétendre  à  rien  et 
forcément  au-dessous  de  toutes  les  positions.  Notre  temps  ainsi  réhabi- 
Uté ,  voyons  ce  qu'il  faut  penser  de  la  situation  même. 

Au  mois  d'août  dernier,  il  était  généralement  admis  que  les  élections 
avaient  été  favorables  à  l'administration.  Loin  de  déguiser  ses  échecs, 
l'opposition  paraissait  plutôt  disposée  à  en  exagérer  la  portée.  On  verra, 
disait-elle,  ce  qu'oseront  les  ministres  et  leurs  partisans  quand  ils  se 
sentiront  maîtres  absolus  du  terrain.  Jusqu'à  présent,  ces  sinistres  pro- 
phéties ne  se  sont  pas  réalisées.  Quoique  les  grands  débats  politiques 
ai^it  été,  d'un  commun  accord,  remis  à  une  autre  époque,  on  a  pu 
juger,  pendant  la  durée  de  la  vérification  des  pouvoirs,  de  l'esprit  de  la 
chambre  de  1846. 11  a  été  généralement  trouvé  qu'elle  s'était  montrée 
intelligente,  résolue  et  modérée.  Les  petites  manœuvres  ordinairement 
employées  au  début  de  chaque  législature  pour  créer  quelque  fraction 
intermédiaire  entre  les  deux  côtés  de  la  chambre  ont  échoué  devant  le 


154  RSVUS  DES  DSUX  MONDBS. 

bon  sens  des  membres  nouvellement  élus.  Au  dire  des  hommes  ayant 
un  long  usage  de  nos  assemblées  parlementaires >  jamais  les  partis 
ne  s'étaient  constitués  aussi  vite,  absorbant  tout  d*abord  daos  leur 
sein  les  hommes  sur  lesquels  ils  devaient  naturellement  compter. 
Pareils  commencemens  sont  de  bon  augure  et  donnent  à  penser  que 
chacun  restera,  pendant  la  prochaine  session,  attaché  au  drapeau  qull 
a  librement  cbc^i.  La  minorité  reprendra-t-elle  en  ascendant  moral 
la  force  qu'elle  a  numériquement  perdue?  Cela  ne  parait  guêpe  pn>- 
bable.  A  Dieu  ne  plaise  q^ie  je  veuille  prendre  plaisir  à  rabaisser  une 
portion  de  la  chambre  qui  compte  dans  son  sein  des  citoyens  animés 
des  intentions  les  plus  droites  et  des  orateurs  doués  d'un  talent  incon- 
testable; il  faut  cependant  en  convenir,  l'opposition  n'est  pas  env»* 
ronnée  chez  nous  de  ce  prestige  qui,  dans  d'autres  temps  et  dans  d'aui- 
tres  pays,  a  rarement  fait  défaut  à  ceux  qui  se  sont  faits  les  défenseurs 
habituels  des  opinions  populaires.  A  rechercher  avec  impartialité  les 
causes  de  cette  froideur  du  public,  on  trouverait,  je  crois,  qu'elle  tient 
en  partie  aun  circonstances,  en  partie  aux  fautes  des  hommes.  La  vraie 
popularité  n'est  pas  un  bien  qui  s'acquiert  à  peu  de  frais  ou  qui  se  àé^ 
robe  par  surprise;  une  nation  ne  l'accorde  qu'à  bon  escient,  par  recon* 
naissance  pour  les  grands  et  réels  services,  ou  par  respect  pour  les 
longs  dévouemens  à  de  bonnes  et  saintes  causes.  Quels  grands  services 
l'opposition  aurait-elle  pu  rendre  depuis  seize  ans?  Il  n'y  a  pas  de 
libertés  à  sauver  quand  il  n'y  a  pas  de  libertés  attaquées;  il  n'y  a  pas 
d'opprimés  à  défendre  quand  il  n'y  a  point  d'oppresseurs.  La  gauche 
n'était  pas  tenue  de  faire  des  miracles,  mais  elle  était  tenue  de  rester 
fidèle  aux  sentimens  libéraux  qui  feront  toujours  l'honneur  et  la  force 
des  grandes  oppositions  constitutionnelles.  Voilà  ce  qu'elle  n'a  pas  fait. 
Elle  lésa  souvent  sacrifiés  lorsqu'elle  a  cru  trouver  dans  cet  abandon  le 
plus  passager  avantage  pour  les  combinaisons  éphémères  de  la  stra^ 
tégie  parlementaire.  La  liberté  des  noirs  a  été,  dans  ces  derniers  temps, 
plusieurs  fois  mise  en  cause  à  propos  de  conventions  diplomatiques 
échangées  dans  le  but  d'abolir  ce  trafic  odieux;  l'opposition  a  pris  parti 
contre  ce»  conventions.  Une  loi  a  été  apportée  qui  réalisait  une  des 
promesses  de  la  charte,  en  oi^nisant  en  France  la  liberté  de  l'en* 
seignementç  l'opposition  a  repoussé  cette  loi.  Je  ne  sais  si  les  doctrines 
des  libres  échangistes  auront  Thonneur  d'être  discutées  cette  année 
dans  les  diambres;  mais,  à  coup  sûr,  leur  triomphe  serait  bien  éloigné, 
si  elles  devaient  l'attendre  uniquement  du  libéralisme  commercial 
des  membres  de  la  gauche.  Plusieurs  motifs  ont  déterminé  sur  toua 
ces  points  l'attitude  vraiment  étrange  de  l'opposition  •  Le  désir  de  faire 
pièce  au  cabinet  et  d'avoir  contre  lui  un  succès  immédiat,  les  convic- 
tions personnelles  bien  connues  de  l'homme  émin^it  qui  s'est  placé  i 
sa  tête,  ont  exercé  sur  sa  marche  use  influence  prépwidérante.  Gepen^ 


AFFAIRIS  D-nPACHVB  BT  BS  GRACOVIE.  155 

dnrt  roppoËlion  coinprend 'sans  doute  a^}oiirdthm  que  eètte  fGtdIité  à 
oabHer  ^es'prineipes  fmsc  «e  mettre  eo  qaéte  ^im  «accès  tia'elle  n'ob- 
tient jmiaiB,  oitte  <Migaiîon  où  elle  est  tfoccepter  la  direction  d'un 
ch^  qui  professe  si  feu  de  goûtpoar  les  iéées  qui  doivent  lui  étare  les 
[dus  «dièreB,  n^fonatent  pas  à  son  autorité  et  n^augmeirtent  pas  dans 
I^afenir  ses  cbanœsde  succès.  On  «e  demande  ce  qui  Ta  se  passer 
dans  ses  rangs  quand  surgiront  de  nouvseau  le&«pKs(îons  que  je  Tiens 
d^indîqoer  npidement  Les  soldais  rootimeroat-^  à  soirre  leur  ca- 
pîtaiiie,  pour  n'être  pas,  au  jour  de  la  bataille,  privés  de  son  précieux 
oomntaadeuicDt,  ou  ïnea  Tannée  ae  débanlsra-t^lle,  quitte  à  se  refor- 
mer plus  tard  et  pour  de  meilleures  occasionsfffons  le  saurons  bientôt; 
il  suffit  de  constater,  quant  à  présent,  que  des  assadlans  ainsi  organisés 
ont  ranesnent  engagé  des  combats  sans  les  perdre.  Aussi  suppose-t-on 
assez  géoérabenient  qu'il  n'y  aura  même  pas  cette  année  de  vrais 
combats.  C'est  assez  notre  opinion,  et  nous  n'en  douterions  pas  s'il 
était  vrai,  comme  on  l'aœurat  au  moment  de  la  séparation  des  cbam- 
bresy  que  le  cabinet  dût  apporter,  au  début  de  la  prochaine  session, 
qudques^uns  des  projets  de  réformes  dont  il  avait  eu  jusqu'à  présent 
le  tort  de  bosser  à  d'autres  Tinitiatirve.  Dans  ce  cas,  les  questions  de 
politicfue  intérieure  seront  fort  effacées,  et  nos  aflkûres  eitérieures  au- 
ront, eomme  à  Poidinaire,  le  privilège  de  fixer  à  peu  près  exclusi- 
vement Tattention  publique. 

Là  noarvelle  des  mariages  simultanés  des  princesses  espagnoles  avait 
causé  on  certain  étonnement  en  France,  le  bruit  du  refroidissement 
avec  r  Ai^ieleFre  y  avait  répandu  une  première  alarme,  lorsque  l'au- 
dacieuse sp<riiation  de  la  ville  libre  de  Cracovie,  par  trois  des  puissances 
du  Nord,  est  venue  mettre  le  comble  à  Témotton  universelle.  Chacun  a 
compris  la  portée  de  ces  événemens  si  considérables  en  eux-mêmes,  et 
rendus  plus  graves  encore  par  leur  rapprochement.  Le  brusque  et 
profond  changement  qu'ils  apportent  à  notre  situation  en  Europe  n'a 
échappé  à  personne.  Depuis  i830,  non  point  par  aucune  faiblesse  de 
coeur,  ni  par  ignorance  de  notre  force,  mais  pœr  suite  d'une  juste  ap- 
préciation de  nos  véritables  intérêts ,  nous  nous  étions  interdit  de  nous 
jeter  seuls ,  ei  pour  notre  propre  compte ,  dans  aucune  grande  en- 
treprise diplomatique.  Cependant  une  alliance  de  famille  avec  la  mai- 
son royale  qui  règne  de  l'autre  côté  des  Pyrénées  nous  reporte  soudai- 
nement en  plein  siècle  de  Louis  XIV  et  met  au  nombre  des  contingens 
possibles  la  réapparition  d*un  petit-fils  de  France  sur  le  trône  d'Espa- 
gne. Parmi  les  grandes  puissances  de  l'Europe,  une  seule  avait  montré 
quelque  sympathie  pour  la  révolution  qui  a  fondé  notre  gouvernement 
de  4830,  une  seule  ne  combattait  pas  au  dehors  notre  influence  libérale 
et  nos  tendances  démocratiques;  nous  avions  cultivé  avec  soin  son  ami- 
tié, nous  comptions  qu'à  un  jour  donné,  si  quelque  complication  venait 


156  UYUB  DES  DEUX  MONDES. 

à  surgir,  notre  commun  accord  suffirait  à  tenir  en  échec  les  cabinets 
absolutistes,  et,  tout  d^m  coup,  nous  apprenons  que  le  gouyemement 
de  sa  majesté  la  reine  d'Angleterre  manifeste  hautement  sa  désappro- 
bation et  son  ressentiment  de  FunicMi  d'un  de  nos  princes  ayec  Tinfante 
sœur  de  la  reine  d'Espagne.  Enfin  des  traités  existaient  qui  n'ayaient 
point  été  faits  à  notre  profit,  mais  à  notre  détriment,  dont  nous  aurions 
pu  Vouloir  nous  affranchir,  dont  nous  ayons  cependant  accepté  les  dou- 
loureuses stipulations,  et  yoici  que,  sans  motifs  sérieux ,  sans  négocia- 
tions préalables,  ces  traités  sont  déchirés  par  ceux-là  mêmes  qui  ont  un 
intérêt  si  éyident  à  laisser  aux  derniers  arrangemens  territoriaux  sur- 
venus en  Europe  leur  caractère  inviolable  et  définitif. 

Pour  savoir  quelle  a  été  au  milieu  de  ces  complications  l'attitude  du 
gouvernement  français,  ce  qu'il  a  fait,  ce  qu'il  se  propose  de  faire,  le 
public  n'a  plus  long-temps  à  attendre.  Dans  peu  de  jours,  les  documens 
officiels  seront  communiqués  aux  chambres  de  France,  d'Angleterre 
et  d'Espagne,  et,  du  haut  des  tribunes  qui  vont  leur  être  rouvertes,  les 
ministres  de  ces  grands  états  constitutionnels  seront  à  même  de  s'ex- 
pliquer devant  l'Europe.  Dès  ai^ourd'hui  cependant  les  personnes  qui 
viyent  dans  le  monde  des  affaires  et  qui  ont  mis  quelque  soin  à  se  tenir 
bien  renseignées  sont  en  état  de  se  former  une  opinion  sur  la  conduite 
du  cabinet  français.  Une  chose  au  moins  ne  sera  contestée  par  personne; 
il  ne  dépendait  pas  de  lui  de  ne  pas  rencontrer  cette  question  des  ma- 
riages espagnols.  Pouvait-il  y  rester  indifférent,  accepter  à  l'avance  tous 
les  candidats  et  souffrir  sans  ombrage  qu'un  proche  parent  de  la  mai- 
son d'Autriche  ou  d'Angleterre  vint  donner  des  souverains  à  l'Espa- 
gne et  changer  ainsi  un  état  de  choses  qui  dure  en  Europe  depuis  un 
siècle  et  demi?  On  ne  Toserait  pas  soutenir,  au  moins  en  France.  On 
y  a  donc  généralement  approuvé  les  paroles  par  lesquelles  M.  Guizot 
a  fait  connaître  à  la  chambre  des  députés,  dans  la  séance  du  2  mars 
1813,  que  la  France  ne  voulait  imposer  aucun  choix  à  l'Espagne,  qu'elle 
trouverait  bien  tous  ceux  qui  auraient  pour  résultat  de  maintenir  sur 
le  trône  d'Espagne  la  glorieuse  famille  qui  y  siège  depuis  Louis  XIY. 
Cette  déclaration ,  conforme  aux  intérêts  les  plus  simples  et  les  plus 
évidens  de  la  France,  n'avait  rien  d'exclusif.  Elle  admettait  un  grand 
nombre  de  prétendans  à  la  main  de  la  reine ,  et ,  de  fait ,  la  France 
en  a  non-seulement  admis,  mais,  à  diverses  époques,  proposé  et  pa- 
trôné  plusieurs  :  —  d'abord  le  comte  d'Aquila^  frère  du  roi  de  Naples, 
qui  a  toujours  paru  avoir  peu  d'entraînement  pour  cette  union,  et  a 
depuis  épousé  une  princesse  brésilienne;  le  comte  de  Trapani,  qui  a  été 
long-temps  notre  candidat  pour  ainsi  dire  officiel ,  à  tel  point  que  la 
répugnance  chaque  jour  plus  notoire  de  la  nation  espagnole  pour  ce 
mariage,  et  les  manifestations  quasi-parlementaires  dont  il  a  été  l'objet 
à  Madrid  et  qui  l'ont  définitivement  écarté,  ont  été  partout  représentées 


AFFAIRES  d'ESPAGNB  ET  DE  CRAGOVIE.  157 

comme  un  revers  de  notre  diplomatie.  Le  fils  aine  de  don  Carlos  lui- 
même  n'a  jamais  été  repoussé  par  nous,  avant  que  Topinion  des  cortès 
se  fût  prononcée  contre  lui.  —  Enfin  les  deux  fils  de  l'infant  don  Fran- 
çois, les  derniers  entrés  en  lice  et  qai  y  sont  restés  avec  des  chances 
presque  égales,  jusqu'au  jour  où  le  plus  jeune,  don  Henri,  duc  de  Sé- 
ville,  eut  le  tort  inexplicable  de  proclamer  ses  prétentions  en  les  met- 
tant, par  une  lettre  adressée  à  tous  les  journaux,  sous  la  protection  du 
parti  qui  faisait  alors  au  gouvernement  de  la  reine  la  plus  vive  op- 
position. Le  gouvernement  espagnol,  en^  choisissant  le  duc  de  Cadix, 
n'a  aucunement  subi  la  loi  du  gouvernement  français,  il  a  agi*  dans  le 
plein  exercice  de  sa  liberté;  mais  il  y  a  eu  quelque  clairvoyance  et  quel- 
que fermeté  de  la  part  du  cabinet  français  à  renfermer  dès  le  début 
cette  question  dans  le  cercle  où  elle  est  venue  se  résoudre  définitive- 
ment. La  préférence  accordée  à  l'époux  actuel  de  la  reine  n'a,  donné 
lieu,  chez  nous,  à  aucune  polémique  sérieuse.  Il  n'en  a  pas  été  de  même 
du  mariage  du  duc  de  Montpensier  avec  l'infante  dona  Louisa  Fer- 
nanda  :  il  a  suscité  des  objections  de  plusieurs  natures. 

Ce  mariage  lie,  dit-on,  les  destinées  de  la  France  à  celles  de  l'Espagne 
d'une  façon  qui  pourrait  être  fâcheuse  pour  nous  et  compromettre  notre 
liberté  d'action.  J'avoue  que  cette  objection  me  touche  assez  et  me  pa- 
rait d'un  certain  poids.  Quelque  confiance  que  je  sois  disposé  à  avoir 
dans  le  sort  futur  de  l'Espagne;  persuadé,  comme  je  le  suis,  qu'à  travers 
même  ses  récens  malheurs  et  ses  présentes  agitations  elle  a  fait,  depuis 
douze  ans,  plus  de  véritables  progrès  qu'elle  n'en  avait  accompli  depuis 
de  longues  années,  je  ne  puis  me  dissimuler  cependant  que,  d'ici  à 
long-temps,  nous  aurons  autant  d'embarras  que  de  services  à  attendre 
de  cette  nouvelle  alliée. 

Je  serais  donc  peu  porté  à  féliciter  mon  pays  d'un  événement  qui 
rouvre  devant  lui  de  si  grandes  et  si  douteuses  perspectives;  mais,  ou 
je  me  trompe  fort,  ou  le  mariage  du  duc  de  Montpensier  avec  l'infante,, 
sœur  de  la  reine,  était  le  corollaire  nécessaire  de  l'union  de  la  reine 
avec  l'infant  duc  de  Cadix.  Le  gouvernement  espagnol,  obligé  de  re- 
noncer en  même  temps  au  fils  du  roi  de  France  et  au  prince  de  Co- 
bourg,  proche  parent  de  la  reine  d'Angleterre ,  a  senti  le  besoin  de 
n'être  pas  laissé  seul  à  ses  propres  ressources;  il  a  voulu  se  fortifier  par 
ce  mariage  contre  des  difficultés  qu'il  devait  prévoir.  Si  les  choses  se 
sont  passées  ainsi,  le  gouvernement  français  n'aurait  pas  eu  tort  d'ac- 
céder à  cette  exigence  raisonnable  de  l'Espagne. 

Mais,  dit-on ,  le  mariage  du  duc  de  Montpensier  soulève  des  difficul- 
tés considérables.  En  donnant  un  mari  français  à  une  héritière  du  trône 
d'Espagne,  il  risque  de  placer  un  jour  un  prince  descendant  du  roi  des 
Français  sur  le  trône  d'Espagne,  ce  qui  est  positivement  contraire  au 
traité  d'Utrecht.  Le  traité  d'Utrecht  a  eu  pour  but  de  rendre  tous  les  des- 


496  MTrE  DES  DBUX  MONDES. 

cendans  de  Louis  XIV  inhabiles  à  arriTer  au  tr6ne  d'Espagne,  comme 
tous  les  descendans  de  Philippe  V  à  arriver  au  trône  de  France.  Non- 
seulement  ces  stipulations  sont  inscrites  au  traité,  mais  des  renonciations 
réciproques  et  spéciales  ont  été  exigées  de  part  et  d'autre,  de  la  part  de 
Philippe  V  et  des  princes  de  la  maison  de  France,  parmi  lesquels  le  duc 
d'Orléans,  depuis  régent  de  France,  qvi  a  renoncé  comme  eux  pour  lui 
et  sa  descendance  à  toute  prétention ,  à  quelque  degré  et  sous  quelque 
forme  que  ce  soit,  au  trône  d'Espagne. 

Nous  savons  que  cette  thèse  a  été  développée  longuement  dans  les 
feuilles  anglaises,  et  qu'elle  tient  une  place  considérable  dans  les  com- 
munications officielles  que  le  secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britan- 
nique a  passées  au  ministre  des  affah^s  étrangères  de  France;  mais, 
en  vérité,  quel  que  soit  notre  désir  de  traiter  avec  respect  et  de  prendre 
en  grande  considération  toutes  les  pièces  qui  émanent  de  la  chancel- 
lerie anglaise,  il  nous  est  impossible  de  croire  qu'une  pareille  argu- 
mentation puisse  jamais  prévaloir  auprès  des  personnes  qui  n'ont  pas 
oublié  les  circonstences  historiques  qui  ont  précédé  le  traité  d'Utrecht 
et  la  teneur  même  de  ce  document  diplomatique.  Au  début  de  la 
guerre  de  la  succession  d'Espagne ,  deux  prétentions  se  trouvaient  en 
conflit  :  d'un  côté ,  celle  de  Louis  XIV,  qui ,  en  plaçant  son  petit-fils 
sur  le  trône  d'Espagne,  avait  voulu  lui  ménager,  ainsi  qu'à  sa  posté- 
rité, le  droit  et  la  possibilité  de  réunir  un  jour  sons  un  même  sceptre 
les  deux  plus  puissantes  monarchies  qui  fussent  alors  en  Europe;  de 
l'autre,  celles  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche,  qui,  malgré  le  testa- 
ment de  Charles  II,  voulaient  retirer  cette  couronne  des  mains  d*un 
Bourbon  pour  la  placer  sur  la  tête  d'un  archiduc  d'Autriche.  Comme 
dans  toutes  les  guerres,  il  arriva  qu'aucune  des  parties  belligérantes 
ne  put  faire  triompher  ses  exigences;  il  fallut  transiger,  et  c'est  dans 
le  traité  d'Utrecht,  dont  l'Angleterre  prit  l'initiative,  auquel  l'Autriche 
adhéra  plus  tard,  que  furent  consignées  les  mutuelles  concessions. 
L'Angleterre  reconnaissait  PhiUppe  V,  prince  de  la  maison  de  Bour- 
bon, pour  roi  légitime  d'Espagne;  mais,  conune  le  but  principal  de 
la  guerre  avait  été ,  de  la  part  de  l'Angleterre  et  de  ses  alliés ,  d'em- 
pêcher la  réunion  éventuelle  des  deux  couronnes  d'Espagne  et  de 
France  sur  une  même  tête,  la  France  et  l'Espagne  s'engagèrent  à  éta- 
blir i  ordre  de  succession  respectif  des  deux  maisons,  de  façon  que  ja- 
mais, et  dans  aucun  cas,  un  Bourbon  de  France  ne  pût,  de  son  chef, 
régner  en  Espagne ,  ou  un  Bourbon  d'Espagne  régner  de  son  chef 
en  France.  On  déclara  donc  qu'il  y  avait  incompatibilité  absolue  entre 
les  deux  couronnes.  Phihppe  V  dut  renoncer  aux  droits  éventuels  que 
sa  naissance  lui  donnait  au  trèue  de  France,  de  même  que  ses  frères  les 
ducs  de  Bourgogne  et  de  Berry  durent  renoncer  aux  droits  que,  comme 
héritiers  naturels  de  leur  frère,  ils  pouvaient  avoir  un  jour  à  la  succès- 


AFFAIRES  D'ESPAGNE  ET  DE  CRACOYIE.  159 

sion  d'Espagne.  Le  duc  d'Orléans,  fils  de  Monsieur  frère  de  Louis  XIV, 
étant  lui-même  dans  la  ligne  des  héritiers  possibles  de  la  couronne  de 
France,  dut,  pour  rentrer  dans  l'esprit  du  traité  et  garder  ses  droits  à 
la  couronne  de  France,  faire  acte  de  renonciation  à  la  couronne  d'Es-^ 
pagne.  Quelle  est  la  signification  évidente  de  ces  renonciations? 

Ces  princes,  tous  héritiers  directs  et  possibles  des  deux  couronnes  de 
France  et  d'Espagne,  renonçaient  pour  eux  et  leur  postérité,  à  cause  de 
l'incompatibilité  des  deux  couronnes  stipulée  dans  le  traité,  aux  pré^ 
tentions  qu'ils  auraient  pu,  si  le  traité  d'Utrecht  n'eût  pas  existé,  étaUhr 
à  la  coyronne  d'Espagne.  Ces  renonciations  Youlaient-elles  dire  qu'il  y 
eût  pour  leurs  desoendans  directs  une  incapacité  radicale  d'arriver  ja« 
mais  au  trône  d'Espagne,  incapacité  qui  serait  de  telle  nature,  que,  si  un 
héritier  de  la  couronne  d'Espagne,  ayant  des  droits  pleins  et  enticFS, 
venait  jamais  à  contracter  alliance  avec  quelques-uns  de  leurs  descen- 
dans,  ces  droits  seraient  par  cela  seul  frappés  de  nullité  et  de  déchéance? 
Jamais  pareille  doctrine  n'a  été  mise  en  avant  ni  même  imaginée,  soit 
au  moment  du  traité  d'Utrecht,  soit  depuis.  Non-seulement  la  doctrine 
n'a  pas  été  émise,  mais  des  fails^  des  exemples  palpables,  en  ont  rendu, 
dès  le  lendemain  du  traité  dXItrecht,  et  en  rendent  encore  aujourd'hui 
la  production  impossible.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  lesénonciations  sou- 
vent faites  des  mariages  nombreux  qui  ont  eu  lieu  entre  les  descendans 
des  deux  lignes,  quelquefois  entre  les  héritiers  directs  des  deux  couf- 
ronnes;  je  ne  citerai  pas  le  plus  éclatant  de  tous,  le  mariage  du  fils  de 
Louis  XV  avec  l'infante  fille  de  Philippe  V.  Aucun  de  ces  mariages  n'a 
donné  lieu,  de  la  part  de  l'Angleterre,  à  des  protestations  de  la  nature  de 
celle  que  lord  Palmerston  vient  de  lancer  dans  le  monde  politique,  au 
grand  ébahissement,  je  ne  dirai  pas  seulement  des  savans  qui  ont  pâli 
sur  la  collection  des  traités,  mais  du  premier  individu  venu  qui  aura  re- 
gardé Tatlas  de  Lesage  ou  feuilleté  par  désœuvrement  un  almanach 
royal.  Après  tout  cependant,  si  les  doctrines  du  ministre  principal  de  sa 
majesté  britannique  étaient  vraies,  qu'importerait,  en  bonne  logique, 
que  ses  prédécesseurs  au /brri^  Office  eussent  oublié  de  s'en  servir,  en 
leur  temps,  dans  les  guerres  entre  la  France  et  l'Angleterre  qui  ont  suivi 
de  si  près  le  traité  d'Utrecht?  U  y  aurait  seulement  à  regretter,  pour  la 
réputation  des  hommes  politiques  de  cette  époque,  et  en  particulier 
de  lord  Chatham,  qu'ils  n'eussent  pas  songé  à  produire,  dans  leurs 
manifestes  contre  la  France,  cette  victorieuse  argumentation.  Hais  que 
voulez-vous?  les  plus  grands  hommes  ont  négligé  quelquefois  de  se  ser* 
vir  de  tous  leurs  avantages.  Lord  Palmerston  lui-même  aurait  pu  faire 
contre  nous  un  bien  plus  redoutable  usage  de  la  théorie  qu'il  a  eu 
l'honneur  d'inventer.  Que  le  secrétaire  principal  de  sa  miyesté  britan- 
nique veuiUa  bien  prendre  la  peine  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  pre- 
mière carte  gj^néalogique  des  maisons  de  France  et  d'Espagne  qui  Im 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tombera  sous  la  main ,  et  il  aura  la  satisfaction  d'y  voir  que  le  jour  où 
il  le  jugera  utile  à  la  politique  de  son  pays  il  dépend  de  lui  de  protester 
contre  les  droits  à  la  couronne  d'Espagne  de  la  reine  Isabelle  actuelle- 
ment régnante  et  contre  le  droit  à  la  couronne  de  France  de  M.  le  comte 
de  Paris.  En  effets  la  reine  Isabelle  est  flUe  de  Ferdinand  YII,  fils  de 
Charles  IV,  qui,  en  1765,  épousa  l'infante  Louise-Marie-Thérèse,  issue 
du  mariage  de  don  Philippe,  duc  de  Parme,  fils  de  Philippe  Y,  et  de 
Louise-Elisabeth,  fille  de  Louis  XY,  et  le  comte  de  Paris  n'est-il  pas 
petit-fils  de  la  reine  Amélie  de  France,  actuellement  régnante,  laquelle 
est  aussi  descendante  de  Philippe  Y?  Yoilà  pourtant  ce  qui  arrive  des 
thèses  de  cette  espèce;  il  faut  les  pousser  jusqu'à  l'absurde  ou  les  aban- 
donner. Je  crois  que  lord  Palmerston  fera  bien  de  s'arrêter  à  ce  dernier 
parti.  Aussi  bien  c'est  celui  que  viennent  de  prendre  les  journaux  de 
son  pays,  qui  les  premiers  les  avaient  développées. 

Mais  ce  n'est  plus  du  traité  d'Utrecht  qu'il  s'agit.  Le  traité  d'Utrecht 
et  tous  les  traités  du  monde  nous  seraient-ils  favorables,  cela  ne  servi- 
rait de  rien  au  cabinet  français;  ce  qui  importe,  c'est  de  savoir  s'il  a 
toujours  eu  de  son  côté  les  bons  procédés.  L'opposition  française, 
comme  chacun  sait,  a  toujours  attaché  la  plus  haute  importance  aux 
bons  procédés  vis-à-vis  de  l'Angleterre. 

Cette  question  des  bons  procédés  est  en  réalité  celle  qui  domine  tout 
le  débat.  11  serait  indigne  de  ceux  qui  ont  toujours  professé  et  profes- 
sent encore  la  plus  constante  sympathie  pour  le  bon  accord  avec  l'An- 
gleterre de  ne  pas  traiter  un  pareil  sujet  avec  la  plus  scrupuleuse  at- 
tention et  la  plus  sincère  impartialité. 

Le  bon  acx^ord  avec  une  puissance  étrangère  n'oblige  pas  de  suivre 
partout  et  toujours  une  marche  exactement  conforme  et  préalablement 
concertée.  On  peut  être  alliés  fidèles,  se  rendre  de  bons  et  mutuels  ser- 
vices pour  ce  qui  regarde  l'ensemble  de  la  politique,  et,  sur  certaines 
questions,  rester  séparés,  ou  même  poursuivre  des  buts  différens.  Il  y 
a  bien  des  points  sur  le  globe  où  il  serait  fâcheux  pour  nous  de  con- 
fondre notre  cause  avec  la  cause  anglaise.  Ce  serait  agir  contre  la  na- 
ture même  des  choses,  et  les  faits  seraient,  comme  il  arrive  souvent, 
plus  forts  que  les  intentions.  En  Espagne,  sous  certains  rapports,  les 
intérêts  français  et  anglais  sont  trop  opposés  pour  que  l'association 
soit  possible.  Nous  parviendrions  difficilement  à  nous  entendre  avec 
l'Angleterre  pour  conseiller  à  l'Espagne  de  suivre,  en  matière  commer- 
ciale, une  certaine  direction.  Ce  serait  folie  de  le  tenter.  Il  n'est  pas  pro- 
bable, à  cause  des  faits  accomplis  et  de  certains  engagemens  de  partis 
préexistans,  que  nous  puissions,  d'ici  à  long-temps,  nous  mettre  d'accord 
pour  conseiller  au  cabinet  espagnol  tel  ou  tel  système  de  politique  inté- 
rieure, n  est  à  croire  que  la  bonne  volonté  des  ministres  français  et 
anglais  y  échouerait;  celle  de  leurs  agens  se  lasserait  plus  vite  encore. 


AFFAIKES  D'ESPAGNE  ET  DE  CRACOVIE.  161 

Le  mariage  des  princesses  espagnoles,  au  contraire,  était  un  de  ces  ob- 
jets sur  lesquels  il  était  désirable  et  possible  de  s'entendre.  C'était  bien 
assez  pour  TEi^pagne  d'être  commercialement  et  politiquement  tirée 
entre  nos  deux  influences;  que  serait-il  arrivé  si  elles  s'étaient,  pour 
ainsi  dire,  personnifiées  dans  deux  candidats  anglais  et  français  qui , 
comme  des  cheTaliers  en  champ  clos,  porteurs  des  couleurs  de  leurs 
parrains,  se  seraient  disputé  à  outrance  la  main  de  la  reine  Isabelle?  D 
aurait  été  à  craindre  qu'avant  la  fin  du  tournoi  spectateurs  et  patrons 
se  fussent  jetés  dans  l'arène  pour  y  prendre  part  au  combat.  Les  gon- 
vernemens  de  France  et  d'Angleterre  ont  voulu  sagement  éviter  ce 
péril.  Coaune  de  coutume,  on  a  transigé,  et  comme  de  coutume  aussi 
on  a  procédé  par  exclusion.  C'est  nous  qui  avons  fait  de  nous-mêmes  les 
premiers  pas  dans  cette  voie  de  conciliation ,  en  déclarant  que  les  fils 
du  roi  des  Français  n'étaient  pas  au  nombre  des  prétendans  à  la  main 
de  la  reine  Isabelle.  Cette  concession  en  appelait  une  équivalente  de  la 
part  de  l'Angleterre;  elle  renonça  au  prince  de  Gobourg,  proche  parent 
du  mari  de  la  reine  d'Angleterre,  et  promit  de  ne  pas  aider  au  mariage 
d'un  prince  qui  ne  serait  pas  de  la  maison  de  Bourbon. 

C'était  là,  si  je  ne  me  trompe,  où  en  était  cette  délicate  négociation, 
quand  la  reine  d'Angleterre  vint  à  Eu  pour  la  deuxième  fois.  Les  mi- 
nistres des  affaires  étrangères  de  France  et  d'Angleterre,  M.  Guizot  et 
lord  Aberdeen,  s'abouchèrent  directement.  On  entra  dans  des  détails 
et  des  confidences  qui  n'avaient  pas  été  confiés  au  papier.  C'était  le 
temps  de  la  grande  intimité.  Lord  Aberdeen  reconnut,  avec  sa  bonne 
foi  ordinaire,  que  notre  ministère  était  strictement  resté  dans  les  termes 
des  engagemens  contractés,  n'avait  pas  voulu  profiter  des  avantages  que 
lui  donnaient  ses  bons  rapports  avec  l'Espagne  pour  mettre  en  avant 
la  candidature  de  M.  le  duc  de  Montpensier.  On  fit  un  pas  de  plus  dans 
la  voie  d'arrangemens  amicaux.  Lord  Aberdeen  eut  connaissance  du 
désir  qu'avait  la  famille  royale  d'unir  le  duc  de  Montpensier  à  l'infante 
sœur  de  la  reine;  il  doima  à  ce  mariage  son  adhésion,  à  condition  ton- 
tefois  qu'il  n'eût  lieu  qu'après  celui  de  la  reine  et  quand  elle  aurait 
donné  un  héritier  à  la  couronne  d'Espagne. 

Une  réserve  fut  toutefois  faite  au  milieu  de  ces  conférences  par 
M.  Guizot  et  acceptée  par  lord  Aberdeen.  Par  cette  réserve,  le  ministre 
français  établissait  en  termes  exprès  que,  si  un  mariage  avec  un  prince 
de  la  maison  de  Cobourg  de  venait  jamais  imminent,  soit  par  la  coopé- 
ration, soit  par  le  manque  d'opposition  de  la  part  du  cabinet  anglais, 
soit  de  toute  autre  façon ,  la  France  se  regarderait  aussitôt  comme  dé- 
gagée et  libre  de  demander  immédiatement,  pour  M.  le  duc  de  Mont- 
pensier, non-seulement  la  main  de  l'infante,  mais  celle  de  la  reine 
elle-même.  Cette  déclaration  fut  envoyée  à  Londres,  sous  forme  de  me- 
morondum,  dans  les  premiers  mois  de  1846,  et  communiquée  par  H.  de 

TOME  XVII.  tl 


i63  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Jarnac  à  lord  Aberdeen;  M.  Bresson  reçut  de  son  côté  à  Madrid  les  in- 
structions qui  devaient  lui  servir  de  règle  de  conduite  dans  le  cas  prévu 
par  le  mémorandum. 

Comme  on  va  le  voir,  cette  déclaration  de  notre  ca})inet  n'était  pas 
ime  précaution  inutile,  mais  un  acte  de  la.  plus  indispensable  prudeoc^ 
En  effet,  si  le  cabinet  anglais  exécutait  fidèlement  ses  engagemeufi^  ses 
agens  à  l'étranger  et  les  personnes  qui  passaient  pour  obéir  liabituel- 
lement  à  leurs  inspirations  suivaient  une  voie  tout  opposée.  Leurs 
efforts  pour  rendre  acceptable  et  prépondérante  la  candidature  de  M.  la 
prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg  étaient  incessans  et  publics,  surtout  à 
Madrid.  Us  eurent,  au  milieu  du  printemps  de  iSiO,  un  succès  à  peu 
près  complet,  révélé  par  un  incident  relaté  alors  dans  les  Joumaux  de 
la  Péninsule,  et  qui,  Je  ne  sais  pourquoi,  n'a  pas  trouvé  place  dans  la 
presse  anglaise  ou  française.  M.  le  duc  régnant  de  Saxe-Cobourg  était 
à  Lisbonne ,  et  Ton  parlait  de  sa  prochaine  arrivée  à  Madrid.  Le  giou«^ 
vernement  espagnol  lui  envoya  un  message  direct  précédemment  com- 
muniqué à  H.  Bulwer,  et  qui  avait  pour  but  le  mariage  de  la  reine  avec 
le  prince  de  Saxe-Cobourg;  mais  tel  était,  pour  les  eogagemens  pris  à 
Eu,  le  respect  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  d'Angleterre, 
lord  Aberdeen,  que  le  ministère  français  apprit  à  la  fois  par  lui  cette 
démarche  inattendue,  la  connaissance  qu'en  avait  eue  H.  Bulwer,  et 
l'avertissement  donné  à  cet  agent  de  ne  jamais  prêter  son  concours  i 
aucune  proposition  de  ce  genre.  Peu  de  temps  après  cet  incident,  le 
cabinet  tory  se  retirait,  et  avec  lui  lord  Aberdeen^  les  wbigs  entraient 
au  pouvoir,  et  avec  eux  lord  Palmerston. 

Qui  avait  décidé  la  reine-mère  d'Espagne  à  la  démarche  qu'elle  avait 
tentée  à  Lisbonne?  Était-ce  le  désir  bien  naturel  d'affermir  la  cou- 
ronne de  sa  fille  par  une  alliance  avec  cette  n>aison  considérable  des 
Gobourg,  qui  a  donné  des  époux  à  la  plupart  des  princesses  de  l'Eu- 
rope, et  qui  se  trouve  en  ce  moment  assise  sur  la  majeure  partie  des 
trônes  constitutionnels?  Était-ce  un  calcul  habile  pour  forcer  la  roaia 
à  la  France  et  obtenir  le  mariage  de  M.  le  duc  de  Montpensier  par  la 
crainte  qu'aurait  inspirée  un  mariage  sur  le  pointée  se  conclureavee  un 
prince  de  Gobourg?  Quoi  qu'il  en  fut  du  motif,  digne,  à  coup  sûr,  d'une 
mère  tendre  et  d'une  princesse  expérimentée  comme  la  reine  Chris* 
tine,  le  fait  était  par  lui-même  de  nature  à  donner  à  réfléchir  au^cabinet 
des  Tuileries.  Le  mariage  avec  un  prince  de  la  maison  de  Gobourg  avait 
été  directement  négocié  par  le  gouvernement  espagnol;  connaissance 
en  avait  été  donnée  au  ministre  anglais  à  Madrid,  tout  cela  dans  le 
temps  où  siégeait  à  Londres  un  cabinet  ami,  qui  avait  pris  lub-môme 
au  sujet  des  mariages  espagnols  des  engagemens  précis,^  et  q,ui  avait 
une  si  ferme  et  si  évidente  volonté  de  les  exécuter.  Qu'allait  faira  k 
Madrid  l'envoyé  britannique,  désormais  dirigé  par  ujb  nonveaii^iaiiii»^ 


AFFAIRlB  d'ESPAGNE  ET  DE  CIU(^0VIE.  163 

fère,  lié  certainement  par  les  engagemens  de  ses  prédécesseurs,  mais 
qui  n'avait  pas  cependant  suivi  lui-même  les  phases  de  cette  délicate 
négociation,  et  pouvait  être,  sans  injustice,  soupçonné  de  ne  pas  porter 
à  la  France  des  sentimens  très  bienveillans?  La  prudence  commandait 
à  notre  cabinet  d'attendre  et  de  sonder  1^  dispositions  du  nouveau  mi- 
nistère anglais.  Une  occasion  toute  naturelle  s'en  présentait.  Les  âls  de 
don  Francisco  étaient  les  seuls  candidats  à  la  maison  de  Bourbon  qui 
fussent  alors  possibles.  Notre  chargé  d'affaires  à  Londres  eut  mission 
de  proposer  à  lord  Pàlmerston  de  les  présenter  en  commun  à  Taccep- 
tation  du  gouvernement  espagnol.  Cette  offre  n'avait  rien  d'exclusif;  ce 
tf  était  pas  abonder  dans  notre  sens  que  de  présenter  deux  candidats, 
dont  l'un,  Tinfant  don  Henri,  duc  de  Séville,  était  alors  patemmenf 
hostile  à  notre  influence  en  Espagne  et  notoirement  porté  parle  parti 
progressiste,  appuyé  lui-même  par  l'Angleterre.  La  manière  dont  lord 
Palmerston  accueillerait  cette  offre  devait  nous  servir  de  pierre  de  touche 
pour  juger  de  sa  politique  en  Espagne.  Cette  politique  ne  pouvait  déjà 
que  trop  se  prévoir  par  une  communication  que  le  nouvel  ambassa- 
deur à  Paris,  lord  Normanby,  avait  été  chargé  de  nous  faire  de  sa 
part.  Cette  communication  consistait  en  un  extrait  des  instructions 
adressées  à  M.  Bulwer,  à  Madrid.  Dans  ces  instructions,  il  était  dit  qu'il 
n'y  avait  plus  que  trois  candidats  possibles  à  la  main  de  la  reine,  le 
prince  de  Cobourg  et  les  deux  flls  de  Francisco.  Ces  trois  candidats, 
ajoutait  la  note,  sont  également  acceptables  pour  rAngleterre.  Puis, 
comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  cette  note  où  un  prince  de  Cobourg 
figurait  pour  la  première  fois,  et  en  première  ligne,  à  titré  de  candidat 
présenté  par  l'Angleterre,  arrivait  à  Paris  la  réponse  à  nos  ouvertures 
d'action  commune.  Dans  cette  réponse,  il  était  dit  qu'un  seul  des  deux 
candidats  était  convenable;  et  lequel  paraissait  à  lord  Palmerston  rem- 
plir seul  cette  condition  et  devoir  être  exclusivement  présenté  au  choix 
de  la  reine?  C'était  l'infant  don  Henri,  duc  de  Séville,  qui  était  alors  à 
Bruxelles  en  rupture  ouverte,  presque  à  l'état  de  conspiration,  contre 
le  gouvernement  de  la  reine.  Les  intentions  de  lord  Palmerston  étaient 
a«5sez  évidentes,  on  peut  dire  assez  flagrantes.  D'une  part,  le  prince  de 
Cobourg,  le  candidat  que  l'Angleterre  ne  devait  jamais  aider  à  mettre 
en  avant  pour  la  main  de  la  reine,  était  inopinément  produit  d'une  ma- 
nière officielle  par  le  secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique;  de 
l'autre,  notre  proposition  était  éludée.  Des  deux  candidats  que  l'on  dé- 
clarait acceptables  dans  les  instructions  envoyées  à  M.  Bulw^er,  lord 
Palmerston  ne  voulait  plus  en  prof)Oser  avec  nous  qu'un  seul,  celui-là 
même  qui  de  toute  évidence  était  impossible.  On  voit  clairement  où 
menait  ce  jeu.  Le  but  était  manifeste.  Tous  les  candidats  écartés,  la  cour 
de  Madrid  en  devait  venir  forcément  à  choisir  le  prince  de  Cobourg. 

Il  faut  le  dire,  le  piège  était  trop  apparent;  il  ne  pouvait  tromper  un 
cabinet  tant  soit  peu  prévoyant.  Grâce  à  Dieu ,  nous  avions  les  moyens 


164  HEYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

de  parer  le  coup.  Le  mariage  avec  un  prince  de  Cobourg  était  devenu 
un  fait  imminent  :  c'était  le  cas  prévu  par  le  mémorandum.  Nous  ren- 
trions, par  cela  même,  dans  notre  droit  et  dans  notre  liberté;  nous  en 
avons  usé  en  faisant  conclure  en  même  temps  les  deux  mariages. 

On  dit  que  la  solution  de  cette  affaire,  dont  nous  venons  de  raconter 
les  divers  épisodes  avec  toute  l'exactitude  qui  dépendait  de  nous,  a 
produit  de  l'irritation  en  Angleterre.  Cette  irritation  serait  grande,  si 
Ton  en  Jugeait  par  celle  qui  animait  naguère  les  feuilles  publiques  qui 
s'impriment  de  l'autre  côté  de  la  Hanche,  et  qui  trouvent  chez  nous  de 
si  complaisans  échos;  mais  ce  serait  risquer  de  se  tromper  souvent  que 
de  juger  des  sentimens  d'un  peuple  par  ceux  qu'expriment  ses  jour- 
naux. Pourquoi  cette  grande  et  sage  nation  prendrait-elle  feu  à  propos 
d'une  question  qui,  après  tout,  la  touche  assez  peu,  qu'elle  a  mal  ap- 
préciée d'abord ,  parce  qu'elle  lui  avait  été  présentée  sous  le  jour  le 
plus  faux?  On  voit  tout  de  suite  quelle  atteinte  aurait  été  portée  à  la 
considération  de  la  France,  à  ses  intérêts  les  plus  permanens  et  les  plus 
essentiels,  si  un  proche  parent  de  la  maison  régnante  d'Angleterre  fût 
venu  s'asseoir  sur  un  trône  occupé  depuis  longues  années  par  des  rois 
issus  du  sang  de  nos  princes.  Pour  l'Angleterre,  au  contraire,  l'état  de 
choses  qui  vient  d'être  constitué  en  Espagne  est  la  continuation  d'un 
passé  dont  elle  n'avait  jamais  songé  à  se  sentir  blessée.  De  quoi  se  plain- 
drait-elle? Ses  plus  grands  ministres  n'avaient  jamais  pensé  jusqu'à 
présent  à  lui  faire  venir  l'ambition  de  donner  des  rois  à  l'Espagne.  Le 
maintien  sur  ce  trône  de  la  royale  maison  qui  l'a  toujours  occupé 
n'empêchera  pas  sa  légitime  influence  de  s'exercer  encore  de  l'autre 
côté  des  Pyrénées;  nous  ne  chercherons  pas  à  l'y  détruire;  le  voudrions- 
nous,  nous  n'y  réussirions  probablement  pas.  Les  enseignemens  de 
l'histoire  sont  là;  ils  nous  apprennent  que  peu  de  temps  après  le  traité 
d'Utrecht  la  France  était  en  guerre  avec  l'Espagne,  et  qu'elle  avait 
justement  l'Angleterre  pour  alliée  contre  le  monarque,  petit-lils  de 
Louis  XIV.  11  ne  faut  pas  aujourd'hui  de  bien  graves  événemens  pour 
rendre  l'influence  anglaise  supérieure  à  la  nôtre  à  Madrid.  Chacun 
sait  que  les  changemens  de  cabinet  y  sont  assez  fréquens;  pour  peu 
que  la  discussion  actuelle  se  prolonge  encore,  le  jeu  naturel  des  in- 
stitutions dont  l'Espagne  est  aujourd'hui  dotée  aura  peut-être,  avant 
qu'elle  soit  terminée,  ramené  au  pouvoir  les  amis  de  l'Angleterre; 
ce  sera  alors  à  notre  tour  d'être  les  battus  dans  cette  affaire.  Si  cela  doit 
nous  arriver,  espérons  que  nous  y  mettrons  un  peu  de  bonne  grâce  et 
de  patience;  on  ne  peut  pas  avoir  des  succès  partout  et  toujours.  Les  plus 
habiles  échouent  quelquefois,  et  cela  peut  leur  arriver  sans  honte.  La 
chose  vraiment  fâcheuse  pour  un  homme  d'état  qui  voudrait  laisser  un 
nom  considérable,  ce  serait  d'avoir  souvent  et  inutilement  agité  son 
pays,  d'avoir  couru  incessamment  après  les  grandes  occasions  dans  un 
temps  qui  ne  les  comportait  pas.  Ce  qui  serait  pire  encore,  ce  serait  do 


AFFAIRES  d'bSPAGNB  ET  DB  CRAGOYIE.  165 

vouloir  pousser  à  outrance  les  fautes  commises,  afin  de  tirer  de  l'excès 
même  quelque  chose  que  Ton  prendrait  pour  de  la  gloire.      , 

Pour  moi,  plus  j'y  réfléchis,  moius  je  pense  que  tous  ces  tiraillemens 
entre  la  France  et  T  Angleterre  amèneront  un  trouble  profond  dans  leurs 
relations.  Par  un  sentiment  de  mutuelle  dignité,  ce  qu'il  y  a  eu  de  trop 
intime,  ou  plutôt  de  trop  afûché  dans  Fintimité,  disparaîtra.  Je  laisse  à 
d'autres  à  le  regretter.  La  bonne  harmonie  et  la  ^onne  amitié  reparaî- 
tront, harmonie  paisible,  amitié  sérieuse.,  telle  qu'il  convient  à  des 
peuples  rassis  et  expérimentés.  Si  par  malheur  les  notes  échangées 
entre  les  deux  cabuiets  sur  leurs  dernières  difflcultés  étaient,  de  part  ou 
d'autre,  empreintes  d'aigreur  et  semées  de  malséantes  insinuations, 
nul  doute  que  les  deux  peuples  en  ressentiraient  un  égal  déplaisir.  Le 
plus  mal  à  son  aise  des  deux  serait  certainement  celui  dont  l'organe 
officiel  aurait  le  moins  bien  observé  les  règles  d'une  courtoise  discus- 
àon.  Il  y  a  entre  nations  qui  se  respectent  des  égards  auxquels,  la  colère 
une  fois  passée,  on  est  enibarrassé  d'avoir  manqué.  Espérons  qu'au  be- 
soin le  sentiment  public  des  deux  pays  interviendrait  impérieusement 
pour  naettre  fin  à  de  tristes  discords  qui  n'ont  déjà  que  trop  duré. 

Les  conséquences  de  cette  regrettable  mésintelligence  ne  se  sont  pas 
fait  attendre.  Depuis  4830,  le  voisinage  du  petit  état  indépendant  de  Cra- 
covie  troublait  la  quiétude  de  la  Russie ,  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche; 
en  1836,  les  trois  cours  avaient  échangé  quelques  notes  sur  la  conve- 
nance qu'il  y  aurait  pour  elles  à  détruire  ce  dernier  et  faible  vestige  de  la 
nationalité  polonaise.  Toutefois,  on  peut  le  dire  hardiment,  ces  projets 
seraient  toujours  restés  enfouis  dans  les  chancelleries  où  ils  avaient 
été  conçus,  et  le  scandale  d'un  acte  ausl&i  inique  aurait  été  épargné 
au  nionde,  si  la  première  nouvelle  d'un  refroidissement  survenu  entre 
les  grands  états  de  l'Occident  n'avait  donné  courage  aux  cabinets  ab- 
solutistes.^ Sans  doute  les  deux  premiers  partages  de  la  Pologne,  si 
énergiqueraent  flétris  par  la  conscience  publique  de  l'Europe,  depuis  si 
souvent  et  quelquefois  si  durement  reprochés  aux  cours  co-parta- 
géantes,  ont  bien  mérité  la  réprobation  qu'ils  ont  encourue;  mais  enfin, 
à  les  juger  comme  ils  ont  été  accomplis,  sans  souci  du  droit,  de  la  jus- 
tice et  de  l'humanité,  ils  étaient  profitables  et  jusqu'à  un  certain  pomt 
motivés.  11  n'en  est  pas  de  même  de  la  dernière  résolution  des  puis- 
sances. A  qui  pense-t-on  donner  à  entendre  que  la  petite  ville  de  Cra- 
covie,  dont  la  primitive  indépendance  avait  été  déjà  si  restreinte,  dont 
les  libres  institutions  avaient  été  si  mutilées,  tenait  à  elle  seule  en  échec 
les  trois  grandes  monarchies  au  milieu  desquelles  son  territoire  est  en- 
clavé? Bien  que  les  derniers  événemens  de  la  Gallicie  ne  nous  aient 
donné  qu'une  médiocre  idée  des  moyens  d'ordre  et  de  répression  dont 
l'Autriche  dispose,  nous  lui  faisons  l'honneur  de  penser  qu'^iidée  de  ses 
puissans  alliés,  elle  aurait  pu  venir  à  bout  de  son  incommode  voisine. 
L'occupation  militaire  de  la  république  suffisait  parfaitement  à  la  se- 


i66  mmcmùm  dwk  homdb. 

curîté  coiiniiW)ey>€*«a  pnilMiRStioQ  pvo^Mife  aoratt  dooné  mx  im>oi9 
intéressées  toutes  les  gavattUss  qu'éUêt  ét»eat  cm  droit  d'exiger.  L'oo* 
cupatiMi  détiwUt«  <a  é^préféroe»  fitroe  qu'elle  était  une  bra? ade  en- 
yers  la  f  ranee  >et  i' AagMerPe. 

Ce  n'ert  pas  la  première  fois  que  la  Russie  a  cherché  à  entrataer  les 
cabinets  de  Vieniieet  de  Berlin  dans  de  compromettantes  démarches. 
Souvent  déjà  le  csar,  qui  n'a  point  de  motifs  de  s'inquiéter  de  l'opimon 
des  peuples  litM*es,  qui  met  «on  phrisir  à  la  déâer  et  sa  giokre  À'  pour- 
suivre jusqu'au  bout  la  croisade  qu'il  a  entreprise  conive  IXiinope libé- 
rale, avait  tenté  de  surprendre  leur  prudence.  Jusqu'à  préeêirà,  ces 
cabinets  avaient  le  plus  souvent  résisté,  se  faisant  même  valoir  quelque- 
fois auprès  de  l'Angleterre  et  de  la  Franoe  de  leur  apparente  modération, 
dénonçant  les  premiers  les  plans  et  les  prejets  dont  ils  avaient  reçu 
confidence.  Mais,  bélasl  parler  avBC  quelque  ctiagrtu  de  rbumear  in- 
quiète de  l'empereur  de  Russie,  donner  l'éveil  sur  son  ambition,  s'é- 
tendre avec  complaisance  sur  la  nécessHé  de  la  sunneîiler  ^  de  la  con- 
tenir, puis  en  même  temps  faire  à  chaque  occasion  décisive  ce  qui  est 
de  nature  a  rendre  cette  influence  plus  redoutable,  tel  est  le  rôle  accepté 
depuis  seize  ans  par  la  Prusse  et  l'Autriche.  Ce  qu'il  y  a  de  puéril  dans 
cette  façon  d'agir  n'avait  jamais  été  mis  dans  im  aussi  grand  jour. 

Il  est  évident  que  la  Prusse  et  lAutridie  n'ont  rien  à  gagner  et 
beaucoup  à  ()erdre  à  la  suppression  de  l'indépendance  de  Cracavie.  Les 
derniers  événemens  qui  ont  éclaté  dans  les  anciennes  provinces  polo- 
naises n'orit  pas  déjà  si  fort  tourné  à  leur  honneur.  Les  agens  russes  ont 
été  les  plus  empressés,  à  cette  époque,  à  faire  remarquer,  avec  un 
certain  orgueil,  combien  les  éhoses  s'étaient  passées  différemment  dans 
les  corvlrées  soumises  aux  lois  de  sa  majesté  l'empereur  de  toutes  les 
Russies  et  dans  celles  qui  obéissent  à  la  Prusse  et  à  l'Autriche.  Ooin- 
bien  de  comparaisons  humiliantes  n'ont-ils  pas  établies  entre  J'attitude 
si  ferme,  si  calme  du  gouverneur  russe  à  Gracovie,  les  inquiétudes  si 
visibles  des  commamdans  prussiens,  et  la  conduite  si  imprévoyante  d'a- 
bord, si  brutale  ensuite,  des  autorités  autrichiennes  en  Gallicie!  A  s'en 
rapporter  à  d'autres  commentaires,  que  nous  croyons  pour  notre 
coin(4e  tout*à-fait  calomnieux,  les  conspirations  pc^naises  qui  oiit 
éclaté  au  printemps  dernier  n'auraient  pris  personne  à  l'improvisie;  la 
police  prussienne  les  connaissait,  et,  loin  de  les  entraver^  leur  donnait 
libre  carrière,  afin  de  mettre  d'un  même  coup  la  main  sur  tous  les 
affiliés.  En  Gallicie,  les  commandans  des  provinces  autrichiennes 
avaient  ordre  de  laisser  la  noblesse  polonaise  s'engager  dans  cette  folle 
^entreprise,  afin  de  pouvoir  en  finir  avec  elle  en  la  livrant  ensuite  aux 
ressentimens  effrénés  d'une  multitude  sanguinaire.  Je  suis  loin  decroire, 
je  le  répète,  à  de  si  abominables  calculs;  mais  ces  bruits offensans  cir- 
culaient en  Allemagne  et  y  trouvaient  une  certaine  créance,  et  voilà  le 
moment  que  les  gouvememens  d'Autriche  et  de  Prmse  ont  choisi  pour 


AFFAIRES  D'eSPAGNE  ET  DE  CRACOYIE.  iêl 

s'entendre  de  nouveau  avec  la  puissance  dont  on  leur  reproche  d'être 
les  habituels  et  complaisans  instrumens.  Celte  alliance  nouvelle,  ils  ont 
trouvé  tout  sioiple  de  la  signifier  au  monde  par  une  mesure  violente^ 
immorale  et  mesquine.  De  telles  fautes  discréditent  ceux  qui  les  corn- 
metteni  Le  roi  de  Prusse,  qui  vise  à  exercer  sur  les  esprits  allemands 
une  sorte  d'influence  morale  et  reUgieuse,  doit  comprendre  aujourd'hiû 
que  son  autorité  est  un  peu  diminuée  par  la  répulsion  qu'inspire  l'at- 
tentat dont  il  a  pris  sa  part  de  responsabilité.  Dans  les  harangues  offl- 
cielles  et  philosophiques  dont  il  veut  bien  quelqueEbis  gratifier  ses  peu- 
ples, comment  osera-t-il  parler  de  justiee,  le  souverain  qui  vient  de 
commettre  envers  un  voisin  si  faible  une  injuaticesi  patente?  Com- 
ment s'y  prendra-t-il  pour  prêcher  le  respect  dû  aux  prérogatives  de 
sa  couronne,  le  prince  qui  vient  d'efllou:er  de  sa  main  une  partie  des 
traités  qui  seuls  lui  donnent  droit  à  l'obéissance  de  bon  nombre  de 
ses  sojeîs?  Il  sera  curieux  d'entendre  parler  encore  avec  enthousiasme 
des  vieux  souvenirs  de  la  grande  famille  teutonique  par  le  monarque 
qui  a  si  lestement  traité  le  dernier  vestige  d'une  nationalité  qui  avait 
bien  aussi  ses  traditions  et  sa  gloire  !  L'Autriche  n'aperçoit-elle  pas  aussi 
qu'en  recevant  à  cootre-cœur,  d'un  ancien  rival,  le  présent  fotal  qui  lui 
est  aujourd'hui  abandonné,  elle  dévoile  aux  yeux  les  moins  clairvoyans 
les  secrets  de  sa  faiblesse?  Cette  faiblesse  n'était  plus  un  secret  depuis 
long^4eii^s  pour  ceux  qui  ont  réfléchi  sur  les  embarras  croissans  de 
cette  grande  monarchie  si  peu  homogène,  tour  à  tour  ébranlée  au 
nord  par  les  velléités  de  la  diète  hongroise,  inquiétée  au  midi  par  les 
sourdes  rumeurs  de  TltaUe  toujours  frémissante,  et  qui  voit  chaque  jour 
son  anciepne^autorité  en  Europe  s'user  aux  mains  d'un  ministre  vieil- 
lissant. Ou  nous  nous  trompons  fort,  ouH.  de  Mettemieh  doit  entrevoir 
d'assez  mauvais  jours  et  jeter  d'assez  sombres  regards  sur  l'avenir.  Si 
on  doit  jamais  remettre  en  question  la  conservation ,  dans  son  état 
actuel,  de  cet  édifice  autrichien  si  péniblement  eonetruit  de  tant  de 
pièces  diflërentes,  si  soigneusement  préservé  jusqu'à  présent  de  toutes 
secousses^  la  faute  en  sera  bien  aux  derniers  aetes  de  sa  carrière  poli- 
tique. Une  considération  imposante  maintenait  l'influence  de  l'Au- 
triche auprès  des  petites  puissances  de  l'Allemagne  :  c'était  l'aversion 
qu'elles  lui  supposaient  pour  toute  espèce  de  mesures  violentes.  Les 
traités  de  1815  leur  paraissaient  particulièrement  placés  sous  sa  sauve- 
garde; comment  imaginer  qu'un  coup  aussi  rude  leur  serait  porté?  C'é- 
tait sur  ce  cabinet-là  même  qu'elles  comptaient  plus  que  sur  tous  les 
antres  pour  les  défendre  au  besoin  le  jour  outils  seraient  attaqués,  et 
c'est  lui  qui  se  charge  d'apprendre  au  monde  qu!on  y  peut  toucher  fX)ur 
le  plu»  mince  intérêt,  et  sous  le»  plus  frivoles  prétextest  Voilà  des  grieis 
qui  ne  seront  fMia  fort  ébruités,  mais  qui  durerontlong-temi)»  aux  cœurs 
de»  Kûacea  etides  boaunes  d'état  de  l'AUemagna.  La  couff  de  Vienne 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s*apercevra  un  jour  de  ce  qu'elle  a  perdu  à  sortir  ainsi  de  ses  voies 
ordinaires.  C'est  surtout  de  l'autre  côté  des  Alpes  que  la  nouvelle  de  la 
réunion  de  la  ville  de  Cracovie  aux  états  de  sa  majesté  autrichienne  a 
soulevé  l'indignation  la  plus  vive  et  le  courroux  le  plus  général.  On 
aurait  dit  qu'une  nouvelle  province  venait  d'être  arrachée  à  la  patrie 
italienne.  Les  manifestations  des  populations  n'ont  pas  été  partout  en- 
travées par  les  autorités  du  pays.  Quelques-unes  ont  été  singulières  et 
peuvent  donner  à  penser  aux  gouverneurs  de  la  Lombardie.  Dans  la 
n:iitdu  6  décembre  dernier,  anniversaire  du  jour  où,  il  y  a  cent  ans, 
les  Autrichiens  furent  chassés  de  Gènes  et  de  presque  toute  l'Italie,  des 
feux  de  joie  furent  tout  à  coup  allumés  par  des  mains  inconnues  sur  les 
sommets  de  la  longue  chaîne  des  Apennins.  En  un  instant,  ces  lueurs 
soudaines  avaient  couru,  de  sommet  en  sommet,  depuis  les  montagnes 
abruptes  qui  plongent  sur  le  golfe  de  Nice  jusqu'aux  collines  qui  vien- 
nent mourir  dans  la  mer  Adriatique.  Les  états  autrichiens  en  Italie  fu- 
rent, à  un  moment  donné,  comme  entourés  dans  un  cercle  de  feu.  Le 
jour  où  des  lueurs  non  moins  brillantes  et  non  moins  rapides  vien- 
dront de  proche  en  proche  percer  cette  obscurité  profonde  où  l'Au- 
triche s'efforce  de  retenir  encore  les  intelligences  italiennes,  ce  jour-là 
son  étoile  pâlira;  il  ne  lui  sufQra  pas,  pour  conserver  sa  domination,  de 
promener  bruyamment,  comme  aujourd'hui,  des  canons  de  Vérone  à 
Mantoue,  d'augmenter  le  nombre  des  régimens  italiens  qui  vont  chaque 
année  transir  de  froid  dans  les  steppes  de  la  Hongrie ,  et  de  grossir  les 
bandes  de  ces  soldats  croates  qui  font  aujourd'hui  retentir  de  leurs  pas 
pesans  les  dalles  des  quais  de  Venise,  ou  montent  nonchalamment  leur 
garde  devant  les  palais  des  Palladio  et  les  fresques  des  Vinci. 

Si  quelque  chose  pouvait  ajouter  au  mal  que  se  sont  fait  à  elles- 
mêmes  les  deux  cours  du  Nord,  ce  seraient  les  maladroites  justifica- 
tions qu'elles  ont  essayées,  et  dont  la  version  la  plus  étendue  et  la  plus 
étrange  a  paru  dans  un  journal  de  Leipzig  et  non  dans  le  journal  offi- 
ciel de  Vienne,  comme  se  sont  trop  empressées  de  l'affirmer  quelques 
feuilles  publiques  de  France  et  d'Angleterre  qui  ne  sont  pas  bien  au 
fait  des  habitudes  des  chancelleries  allemandes.  Ces  chancelleries  ne 
livrent  pas  avec  tant  de  sans-façon  les  motifs  officiels  de  leurs  actes  à 
l'appréciation  indiscrète  du  public.  Quand  la  fantaisie  leur  vient  de  faire 
entendre  à  l'Europe  l'opinion  soi-disant  nationale  de  l'Allemagne,  elles 
s'adressent  à  la  complaisance  de  quelque  journal  censuré,  quelquefois 
même,  comme  dans  le  cas  actuel,  à  un  recueil  de  couleur  plutât  libérale. 
On  ne  revient  pas  de  l'incomparable  aplomb  avec  lequel  la  gazette 
qui  a  été  honorée  cette  fois  de  la  confiance  des  cours  du  Nord  déve- 
loppe leur  théorie  sur  la  valeur  qu'il  faut  attribuer  aux  divers  actes  du 
congrès  de  Vienne.  Cette  théorie,  inventée  en  4846,  pour  les  besoins  de 
la  cause,  est  bien  simple.  La  voici  en  peu  de  mots.  Le  congrès  de  Vienne 


AFFAIRES  D  ESPAGNE  ET  DE  CEACOVIE.  i69 

a  réuni  en  un  seul  corps  et  donné  une  garantie  commune  à  plusieurs 
traités  difTérens  contractés  entre  elles  par  la  plupart  des  puissances  de 
l'Europe.  Comment  faut-il  entendre  cette  garantie?  les  puissances  ga- 
rantes n'ont-elles  pas  le  droit  de  veiller  au  maintien  des  clauses  qu'elles 
ont  garanties  par  leur  signature? — Oui^  répond  le  journaliste  allemand^ 
si  les  puissances  contractantes  ne  sont  pas  d'accord  entre  elles;  mais,  si 
elles  se  mettent  d'accord  pour  modifier  ou  détruire  ces  traités,  cela  ne 
regarde  plus  en  rien  les  puissances  garantes.  Vous  êtes  peut-être  curieux 
de  savoir  ce  qu'est  au  juste  ce  droit  de  garantie  qui  ne  garantit  rien?  La 
chancellerie  autrichienne  veut  bien  vous  apprendre,  par  l'intermédiaire 
de  je  ne  sais  quelle  autre  feuille  également  censurée,  que  c'est  là  un  sim- 
ple enregistrement.  Cependant  vous  avez  encore  quelques  scrupules,  et 
vous  demandez  si  le  petit  état  de  Cracovie  s'est  mis,  lui  aussi,  d'accord 
avec  les  trois  grandes  puissances  pour  sa  suppression?  A  quoi  le  journa- 
liste, qui  est  aussi  un  grand  jurisconsulte,  vous  répond  sans  hésitation  : 
n  n'en  avait  pas  le  droit,  car  au  moment  du  traité  entre  les  puissances  il 
n'existait  pas.  Voilà  des  réponses  concluantes  s'il  en  fut,  et  qui  ferment 
la  bouche.  On  pourrait  se  demander  toutefois  comment  les  petites  puis- 
sances de  l'Allemagne  s'^  accommoderont.  Beaucoup  d'entre  elles 
n'existaient  pas  non  plus  au  moment  de  la  signature  du  congrès  de 
Vienne,  et  se  croyaient  cependant  assez  assurées  jusqu'à  présent  du 
maintien  de  leur  nationalité.  Cette  confiance  leur  est  désormais  ôtée, 
autant  qu'il  dépend  de  M.  de  Mettemich.  Rien  de  plus  clair,  en  effet, 
que  les  termes  de  la  gazette  allemande,  a  Que  dirait  la  France  si,  pen- 
d  dant  qu'elle  s'entendrait  avec  l'Allemagne  sur  des  arrangemens  rela- 
<  tils  à  ses  frontières,  la  Russie  ou  l'Angleterre  venaient  y  mettre  leur 
«  opposition,  attendu  que  ces  arrangemens  violeraient  les  traités  signés 
«  par  ces  deux  puissances?»  Et  plus  loin  :  <x  Du  reste,  nous  attacherons 
«  d'autant  moins  d'importance  à  ces  mots  si  souvent  répétés  :  Mainte- 
«  nant  les  Français  ne  se  regarderont  plus  liés  par  les  traités,  que  cela 
«  ne  change  absolument  rien  à  la  chose,  car  ce  ne  sont  ni  les  conventions 
«  de  Paris  ou  de  Vienne,  ni  le  respect  dû  à  la  foi  des  traités  qui  ont  im- 
«  posé  aux  Français  quelque  réserve;  s'ils  s'étaient  sentis  assez  de  force 
«  pour  les  briser,  ils  l'auraient  déjà  fait  depuis  long-tem  ps,  et  nous  né  les 
a  en  aurions  pas  blâmés.»  Ainsi  voilà  qui  est  bien  entendu  :  si  la  France 
n'a  pas  violé  les  traités  de  Vienne,  c'est  qu'elle  n'a  pas  osé;  si  nous  ne  les 
violons  pas  aujourd'hui,  c'est  apparemment  aussi  parce  que  nous  n'o- 
sons pas.  Le  jour  où  nous  l'oserions  et  le  pourrions  faire,  l'Autriche  ne 
nous  en  blâmerait  pas.  A-t-on  jamais  montré  un  mépris  plus  résolu  de 
toutes  les  notions  du  droit  international?  a-t-on  jamais  proclamé  plus 
nettement  le  règne  exclusif  de  la  force?  On  comprend  maintenant  pour- 
quoi la  suppression  de  Cracovie  n'a  excité  nulle  part  autant  d'indigna- 
tion que  dans  les  rangs  du  parti  conservateur  français;  c'est  lui  qui  est 


170  BimiE  DBS  DBVX  VOlfDKS. 

directemeiM  itttaqné,  ce  isoirt  «es  senthnens  d'ordre  et  de  jn^tiee  qui 
sont  le  plus  ouTeHemeut^froissés.  Sa  politique  eât  insultée  par  ceux-là 
mêmes  qu'en  1830  eHe  a  pe«t-être  sauvés. 

b'atissi  injurieuses  imputations  seraient  bien  de  nature  à^prfrvoqtier 
nôtre  ju^  ressentiment.  Nous  ferons  mieux  -toutefois  de  les  négliger 
et  de  garder  tout  notre  sang-froid  pournous  bien  rendre  compte  delà 
situation  nouvelle  tréée  par  l'anéantissement  de  la  république  de  ûra- 
covie.  "D'un  c8té,  les  trois  puissances  qui  oiit  consonmié  cet  acte  d'ini- 
quité; de  l'autre,  la  France,  l'Angleterre,  tous  les  états  constitiitiouncSs 
grands  ou  peftits,  tous  ceux  qui  ont  gardé  en  politique  la  diâtînctîen  du 
bien  et  du  mal ,  du  juste  et  de  IHnjuste.  Cette  situation  ^rait  donc  bien 
nette,  et  l'on  en  saisirait  les  conséquences  au  prunier  coup  d'oui  sans  te 
malheureux  différend  survenu  entre  la  France  et  rAn^leterre.  Tant  que 
les  pai^mens  des  deux  pa>;fs  n'auront  pas  été  misien  demeure  de  se  fer- 
mer un  avis  et  d'exprimer  une^opinion  ^ur  la  valeurde  ce  dissentinieot, 
tatit  qtfils  li'aurout  pas  décidé  s'il  est  sérieux  et  durable ,  ou  «'il 'doit 
passefr  comme  un  refrotdissementtemporaire,  toutes  choses  resteront  en 
suspeus.  Les  puissances  provocantes  se  tiendront  fermes  ensemble  et 
attendront.  La  ^France  et  l'Angleterre  hésiteront  l'une  comme  l'ailtreè 
s'engager  sedles  dans  la  querelle.  Onsenttiienque,  silacoi4rakitequi 
résulte  de  œs  relations  douteuses  n'eût  déjà  pesé  sur  les  deux  gouveme- 
mens,  leurs  premières  démarches  auraient  eu  un  caractère  j^us  dé- 
cidé et  auraient  mieux  répondu  à  la  vivacité  des  impressions  dû  public. 
La  note  de  TAngleterre  aux  trois  cours  est  connue;  on  sait  qu'elle  n'est 
pas  une  protestation  tonnelle.  Le  secrêtaSre  d^étût  de  sa  mageité' bri- 
tannique feîirt  d'ignorer  que  le  territoire  delà  viBe  libre  ëe  Graoovie 
ait  été  annexé  à  TAutricbe.  Il  a  entendu  dire,  sans  pouvoir 7  croire, 
que  les  trois  puissances  avaient  conçu  un  pareil  prpjet  11  s'empresse 
de  leur  faire  observer  combien  il  serait  attentatoire  aux  droits'des  puis- 
sances qui  ont  sigiié  l'acte  Unal  thi  iraité  de  Vienne.  11  finit  en^  expri- 
mant la  confiance  que  ces  shnples  observations  sitffiront  à  empédier 
la  consommation  d'une  mesure  funeste.  Le  détour  de  lord  Paimerston 
est  un  peu  apparent,  mais  il  a  l'avantage  de  le  tirer  d'un  asses  grand 
embarras.  Personne  n^avait  oublié  celte  phrase  pronencée  devant  les 
communes  d'Angleterre,  si  souvent  répétée  depuis  et  relatée  toat  au 
long  dans  l'article  de  la  Gazette  de  Leipzig  :  «11  n'échappera  pas  à  la 
loyauté  des  cours  dii  Nord  que,  si  les  traités  de  Vienne  ne  sont  pas  imis 
sur  laTistule,'ils  ne  sont  pas^neillenrs'sur  le  Bfaiu  et  sur  le  Pô.»  liord 
Paimerston,  é'il  éfttàdnris  la  violation  des  traHéscomme  flagrante 'et 
déjà  consommée,  nepouvafit-pas  ne  pas  garder  dans  «a  notequefapie 
chose  d'un  langage  si  significatif;  tnais  aussi  comment,  dans^yéveKlua- 
lité  d'une  rupture,  prêter  de  telles  armes  à  la  France?  Quant  à  la  note 
française,  on  n'ignore  pas  qu'elle  est  une  protestation  formelle  et  posi- 


AFFAHU»  BB8PA«ia  BI  DE  CftACOVIE.  i7i 

tWe  :  elle  contiendrait,  ditrOfi  y  cette  énonciattoii,  qu'aucune  puissance 
signataire  du  traité  de  Vienne  ne  saurait  prendre  s'affranchir  des*  sti^ 
pnlatiens  de  ce  traité  si^dSc  en  affraoetHr  égalauent  toutes^  ks  autres; 
toutefois  il  n'y  serait  pas  questiao  delaTakur^e  la  France  attribue 
mtrintenant  aux  tcaités  eui^méaiesk 

En  présence  du  défi  qui  leur  avait  été  ù  bardinient  jdé,  sans  doute 
les  deux  grands  gou^craenena  qui  (mi  FhoDDear  d'être  en  ce  moment 
eaEvaofef}e$  défenseurs  de  la  cause  du  droit  «K  de  la  juaMee:  auraient 
pu  parler  un  langage  plus- énergique,  mais,  eemBie  nous  l'avons  dit,,  à 
la  conditioii  d'être  parfàttement  unis  et  d'avoir  présdablemeirt  coneerté 
«osemble  tout  un  plan  de  coodiMte  et  d'aetion.  Cette  attitude,,  ils  pour- 
ront la  reprendre,  Hs  la  reprendront  certainement  le  lendemain  même 
d'une  nécoQciKotion.  En  attendent,  et  dans  leur  isolement  même,  il  y 
a  encore  pour  l'Angleterre,  et  surtoirf  pour  la  France,  un  rôle  consi- 
dérable àjouer.  La  violation  des  traité»  a  toujours  été  considérée  comme 
un  cas  de  guerre  entre  les<  nations.  La  vicdatîon  des  traités  de  f8l5,. 
consommée  sans  avis  préalable,  avec  les  drconstanees  qui  l'ont  accoa>- 
pagnée  et  les  doctrines  dentelle  a  été  appuyée,  donnait  am  deux  na- 
tions lésées  uadroi^  légitime  de  guerre  contre  la  fiussie,  la  Prusse  et 
l'Atitriche;  bien  des  guerres  ont  eu  lieu  pour  de  moins  justes  causes  et 
de  moins  grands  intérétsw  Fallait-il  cependant,  en  ce  qiri  nous  regarde, 
aller  jusqu'à  cette  extrême  Itaute  de  notre  droit,  dénoncer  à  notre  tour 
les  tmtés  qu'on  n'avait  pas^observés  envers  nous,  entrer  en  campagne 
par  la  prise  de  Landau  et^  l'invasioB  des  provinces  de  la  Prusse  qui 
avoisinent  nos  frontièresi,  marctiant  aio»  tout  droit  à  Ja  conquête  de  la 
rive  gaïucbe  du  Mmu?  Ces  plans  belliqiueux  auraient  pu  être  du  goût  de 
quelques  imaginations  ardentes.  La  portion  saine  et  intelligente  de  la 
nation  les  eût  repousses.  Elle  eût  compris  que^si  le  droit  était  incon- 
testable, l'usage  en  eût  été  excessif.  Ceût  été  répondre  à  un  acte  révo- 
lutionnaire par  des  représailles  également  révolutionnaires,  et  perdre 
gratuitement  les  avantages  que  donne  toujours  la  modération  quand 
elle  est  jointe  à  la  raison  et  i  la  force.  On  ne  voit  pas  bien  d'ailleurs  de 
quel  droit ,  et  sans  une  absolue  nécessité  de  défense  nationale,  nous 
aurions' été,  sous  prétexte  de  venger  la  confiscation  de  la  viHe  libre  de 
€racovie,  confisquer  à  notre  prsAt  des  état»  dont  l'indépendance  mérite 
à  coup  sûr  le  m^ne  respect.  Le  br«ût  s'est  répandu  un  instant  que  le  ca- 
binet avait  songé  à  relever  les  fortifications  d'Himingue  :  c'eût  été,  je  le 
croisa  une  autre  faute.  Gen'esi  pas  le  traité  de  Vienne  qui  nous  interdit 
de  fortifier  Humogue,  c'est  le  traité  du  20  novembre  1815,  ngné  à 
Paris  aprè»  la  seconde  invasion.  D  n'y  a  point  de  rapport  entre  les  deux 
traitée;.  Ds' ont  été  signés  par  la  France  à  des  époques  et  dans  des  for- 
tunes diverses.  A  Viemie,  nous  débattions ,  au  même  titre  et  sur  le 
néoie  pied  que  ko  antues  grandes  puissances,  les  arrangemenu  terri- 


473  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

toriaux  de  l'Europe.  En  novembre  i8i5^  nous  subissions  les  dures  con- 
ditions que  de  nouveaux  malheurs  nous  avaient  imposées. 

Gardons-nous  donc  de  confondre  des  traités  qu'^  importe  à  notre 
honneur  et  à  nos  intérêts  de  bien  distinguer  l'un  de  l'autre.  La  suppres- 
sion de  la  république  de  Cracovie  a  porté  atteinte  au  traité  de  Vienne; 
n'allons  pas  nous  hâter  de  porter  atteinte  au  traité  de  Paris  en  fortifiant 
Huningue.  Les  droits  que  nous  tenons  du  traité  de  Vienne  sont  plus  pré- 
cieux pour  nous  que  lès  charges  du  traité  de  Paris  ne  sont  lourdes.  N'é- 
changeons pas  les  uns  contre  les  autres;  ce  serait  un  marché  de  dupes. 
Si  l'imprudence  deis  puissances  du  Nord  a  ébranlé  les  bases  de  l'équilibre 
européen  et  remis  en  question  la  distribution  des  empires,  contentons- 
nous,  pour  le  moment,  d'en  prendre  acte  par  notre  protestation.  Un  ave- 
nir inespéré  s'ouvre  devant  nous,  sachons  l'attendre  et  nous  y  préparer. 

Quelle  va  être,  au  début  de  la  session  prochaine  et  en  présence  des 
questions  considérables  que  nous  venons  d'indiquer,  l'attitude  des  par- 
tis dans  la  nouvelle  chambre?  On  ne  le  sait  pas  encore,  mais  déjà  on 
peut  le  présumer.  La  majorité  parait  animée  des  mêmes  sentimens  en- 
vers le  cabinet,  lui  sachant  gré  de  ses  succès  dans  la  question  des  ma- 
riages espagnols,  un  peu  étonnée  et  contrariée  toutefois  que  ces  succès 
aient  compromis  l'alliance  anglaise,  et  indignée  avant  tout  de  l'attentat 
commis  sur  Cracovie.  Quant  à  l'opposition ,  elle  semble  encore  incer- 
taine. Nous  entendrons  sans  doute  les  orateurs  de  la  gauche  démontrer 
que  les  mariages  des  princesses  espagnoles,  et  en  particulier  celui  du 
duc  de  Hontpensier  avec  l'infante,  n'ont  pour  la  France  aucun  intérêt 
politique;  qu'il  n'y  a  pas  eu  grand  mérite  à  les  conclure,  parce  qu'au 
fond  l'Angleterre  ne  s'en  souciait  guère.  Les  orateurs  du  centre  gau- 
che prouveront,  au  contraire,  que  l'Angleterre  s'en  souciait  si  fort, 
qu'il  y  a  eu  folie  et  presque  trahison  à  compromettre  dans  cette  oc- 
casion cette  précieuse  alliance  anglaise.  Ces  orateurs  se  proposent,  dit- 
on,  de  tracer  l'historique  de  nos  relations  avec  l'Angleterre.  Ils  feront 
ressortir  comment  le  gouvernement  a  eu  le  tort  d'être  alternative- 
ment exigeant  et  facile  à  contretemps,  se  méprenant  grossièrement 
«ur  la  valeur  et  la  portée  des  choses.  En  les  entendant,  la  France 
sera  forcée  d'admettre  que,  s'il  était  naturel  de  risquer  la  guerre  plu- 
tôt que  de  supporter  le  principe  d'une  indemnité  en  faveur  d'un  né- 
gociant anglais  lésé  dans  ses  intérêts,  il  était  absurde  de  s'exposer 
au  plus  passager  refroidissement  pour  écarter  un  prince  de  Cobourg 
du  trône  d'Espagne.  Nous  espérons  sincèrement  que  les  hommes 
même  les  plus  hasardeux  de  l'opposition  n'emploieront  pas  leur  ta- 
lent à  donner  quelque  apparence  de  raison  à  de  pareils  jeux  d'esprit. 
Le  moindre  inconvénient  de  cette  tactique  serait  d'être  en  complet 
désaccord  avec  les  faits.  Si  quelque  chose  ressort  en  effet  avec  clarté 
des  détails  c^ue  nous  avons  pris  soin  de  donner  sur  les  négociations 


AFFAIRES  D'eSPAGNE  ET  DE  CRACOYIE.  173 

relatives  aux  mariages  espagnols,  c'est  la  bonne  foi  entière  et  les 
égards  constans  du  gouvernement  français  envers  le  cabinet  de  Lon- 
dres. On  ne  le  voit  à  aucune  époque  faire  mystère  de  ses  vues;  loin 
de  là,  il  les  proclame  au  début  en  plein  parlement,  avec  un  certain 
éclat.  Plus  tard  il  les  communique  de  nouveau  à  son  allié,  et  lui  offre, 
au  moment  où  le  dénouement  approche,  de  s'entendre  pour  pro- 
poser ensemble  des  candidats  également  acceptables  pour  les  deux 
cours.  Enfin,  s'il  prend  un  parti  décisif,  c'est  dans  le  cas  imminent  préa- 
lablement signalé  par  lui-même,  lorsqu'une  plus  longue  hésitation  fe- 
rait infailliblement  réussir  la  seule  combinaison  qu  il  ne  pouvait  ac- 
cepter honorablement,  celle-là  même  qu'on  avait  promis  de  ne  jamais 
favoriser,  et  à  laquelle  on  travaillait  cependant  alors  ouvertement.  On 
aura  fort  à  faire  pour  donner  le  change  sur  le  mariage  du  duc  de  Mont- 
pensier,  et  pour  établir  qu'il  a  été  un  mauvais  procédé  vis-à-vis  de 
l'Angleterre.  Ce  n'est  point  un  mauvais  procédé  que  de  parer  un  coup 
qui  vous  est  destiné,  et  de  s'assurer  un  avantage  afin  de  n'avoir  pas  un 
revers.  Le  mariage  de  H.  le  duc  de  Montpensier  apparaîtra  ce  qu'il  a  été 
en  effet,  un  acte  de  politique  purement  défensive. 

Dans  les  pays  constitutionnels,  une  opposition  sérieuse,  conduite  par 
des  hommes  considérables,  a  mieux  à  faire  que  de  se  mettre  sans  choix, 
en  toute  occasion  et  à  tout  propos,  en  contradiction  avec  le  gouverne- 
ment. Quand,  au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde,  le  gouvernement  a  eu 
quelque  succès,  il  y  a  mauvaise  grâce,  il  y  a  danger  pour  elle  à  le  nier 
ouvertement.  Le  public  soupçonnerait  peut-être  une  fois  que  l'opposi- 
tion n'agit  que  par  dépit,  et  une  découverte  de  ce  genre  pourrait  le 
mettre  sur  la  voie  de  beaucoup  d'autres.  Je  dirai  plus,  si  le  succès  ob- 
tenu a  amené  quelque  couQît  avec  une  nation  étrangère,  le  premier 
devoir  de  l'opposition,  c'est  d'ajourner  ses  attaques,  qui  seront  tou- 
jours, quoiqu'elle  fasse,  autant  d'armes  fournies  aux  adversaires.  Il 
lui  vaut  mieux  prêter  secours  et  appui  au  gouvernement,  qui  est  tou- 
jours, après  tout,  la  vraie  personnification  du  pays  au  dehors.  En  ce 
moment  même,  l'Angleterre  nous  donne,  à  cet  égard,  un  bel  exemple. 
La  politique  du  ministre  des  affaires  étrangères  britanniques  n  y  est  pas 
du  goût  de  tout  le  monde;  au  sein  même  de  son  parti,  les  méfiances 
qu'elle  inspire  sont  si  grandes,  qu'elles  ont  suffi  à  empêcher  la  pre- 
mière formation  du  ministère  whig,  et  cependant,  aussi  long-temps 
que  les  difficultés  actuelles  subsisteront  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
nul  ne  s'attend  à  voir  lord  Palmerston  attaqué  dans  le  parlement  à  pro- 
pos d'une  conduite  que  beaucoup  de  ses  adversaires  et  quelques-uns  de 
ses  amis  trouvent  fâcheuse  et  contraire  aux  intérêts  de  leur  pays.  L'op- 
position française  gagnerait  plus  qu  elle  ne  sup[)ose  à  mettre  un  temps 
d'arrêt  dans  sa  vive  polémique  contre  la  direction  donnée  à  nos  affaires 
étrangères  :  d  abord  elle  s'éviterait  xuol  éciiec,  ce.'  ui  est  bien  quelque 


,17.4  RBVUB  DIS  DSUX  MOIfDSS. 

chose;  ensuite  elle  donnerait  satisfaction  à  l'opinion  publique,  cpii  est 
aujourdliui  un  peu  fatiguée  de  tant  de  redites.  Puisque  les  circonstauces 
ne  lui  sont  pas  favorables,  qu'elle  attende^  la  sitiiation  se  modifiera. 
Nous  ne  resterons  pas  toujours  en  frdd  avec  l'Angleterre^  de  piart  ni 
d'autre,  on  ne  voudra  tenir  long-teiQps  dans  cette  position  fausse  et  nm- 
sible  aux  deux  pays.  Il  est  probable  qu'on  se  rapprochera.  Que  l'opposi- 
tion veille:  aux  conditions  du  rapprochement;  quand  même  ses  critiques 
seraient  exagérées  ou  peu  fondées,  elles  ne  lui  seront  pas  reprochées, 
parce  qu'elles  seront  dans  son  rôle.  Cerôle,^  l'opposition  l'a  déjà  rempli 
avec  honneur  pour  elle  et  profit  pour  le  pays.  Pendant  ces  seize  der- 
nières années ,  elle  ne  s'est  pas  constamment  méprise  sur  les  vrais 
sentimens  de  la  nation.  Quand,  en  1 840,  elle  accueillait  avec  tant  de  froi- 
deur et  de  méfiance  la  formation  du  cabinet  actuel,,  elle  était  l'interprète 
un  peu  trop  vif  peut-être,  mais  nécessaire,  d'une  susceptibilité  assez  gé- 
nérale et  assez  fondée.  Satisfaite  qu'elle  avait  été  de  la  politique  des  mi- 
nistres du  i"  mars,  sans  inquiétude  sur  la  marche  que  les  affaires  pre- 
naient sous  leur  direction,  il  est  assez  simple  que  l'opposition  ne  sût 
pas  un  gré  infini  à  leurs  successeurs  de  la  bonne  volonté  qu'ils  met- 
taient à  recueilUr  leur  héritage.  Elle  n'était  surtout  pas  tenue  de  prévoir 
qu'entrés  au  pouvoir  à  la  suite  d'un  fâcheux  échec  pour  notre  diplo- 
matie,  ils  lui  ménageraient  un  jour  une  heureuse  revanche,  et  qu'avant 
six  ans  le  succès  des  mariages  espagnols  compenserait  les  revers  de 
la  Syrie.  L'opposition  n'avait  pas  tort  non  plus,  en  4841  et  4â,  quand 
elle  retenait  le  cabinet  trop  em[v*essé  de  rentrer  dans  le  concert  euro- 
péen, et  de  renouer  avec  les  puissances  de  l'Europe  ces  rapports  intimes 
dont  les  récens  événemens  ont  si  bien  fait  sentir  le  néant.  Elle  faisait 
preuve  aussi  de  sens  politique  quand  elle  montrait  si  peu  d'inclination 
pour  nos  établissemensdans  l'Océanie,  établissemens  ruineux,  compro- 
mettans  et  inutiles,  et  qui  ont  fait  payer  si  cher,  par  les  embarras  qu'ils 
ont  causés,  le  semblant  de  gloire  qu'ils  ont  procuré.  Il  y  a  dans  le 
pays,  au  sein  même  de  la  majorité,  des  personnes  que  l'opposition 
compte  avec  raison  parmi  ses  adversaires,  qui  ne  demandent  pas  mieux 
que  de  convenir  des  services  qu'elle  a  pu  rendre,  et  de  reconnaître  ceux 
qu'elle  pourra  rendre  encore.  L'existence  d'une  opposition  forte  et  bien 
constituée  est  indispensable  au  jeu  régulier  de  nos  institutions,  n  est 
bon  en  soi  et  avantageux  pour  le  public  que  les  ministres,  même  les 
meilleurs,  se  sachent  surveillés  par  des  adversaires  infatigables,  prêts 
à  éplucher  leur  conduite,  à  en  scruter  minutieusement  les  p^s  secrets 
mobiles.  Ce  constant  éveil  où  sont  tenus  les  hommes  qui  gpuvement 
par  la  nécessité  d'avoir  à  chaque  instant  raison,  d'être  à  chaque  instant 
en  mesure  de  donner  les  motifs  de  leurs  déterminations,  n'est  pas  une 
des  moindres  garanties  que  notre  régime  représentatif  offre  à  la  sé- 
curité pubUque.  Supprimez  par  la  pensée  cet  excitant  d'une  opposition 


AFFAllSS  D'ttPAGlfB  BT  DE  CRACOYIB.  175 

un  peu  habile  et  nombreuse  qu- il  faut  vamcre  ou  persuader,  et  voyez 
quelle  ftcheuse  détente  dam  tons  les  ressorts  d'un  gouvememeutl 
Plus  des  ministres  se  sentiront  forts  du  témoignage  de  leur  conscience, 
plus  ils  seront  disposés  à  prendre  leurs  bonnes  intentions  pour  des  mé- 
rites sufilsans.  Pourquoi  leurs  amis  politiques,  qui  ont  en  eux  si  grande 
iXHiflanoe,  sendent^ils  plus  exigeans'à  leur  égard?  Les  difficultés  sont 
là  tf  aSIeurs  avec  leurs  mille  aspects,  difficultés  qui  ne  paraissent  ja- 
mais anssi  inextricaMes  qu'à  ceux  qui  sont  chargés  de  les  résoudre. 
Vj  a-t-H  pas  aussi  presque  autan  t  de  raisons,  et  presque  autant  de  bonnes 
raisons  pour  s'abstenir  que  pour  agir?  La  stagnation  la  plus  complète 
deviendrait  ainsï  biei^t  Fétat  habitud  dans  une  ferme  de  gouveme- 
inent  qui  avait  'été  inventée  apparemment  pour  conduire  à  un  tout 
autre  résultat.  Cest  le  mérite  de  Topposition  d'entrete&îr  la  vie  poli- 
fkf&e  au  sein  des^  n»Htitlions.  Me  nous  hâtons  pas  de  dire  qpi'une  op- 
position, alors^nlème  qu'cille  se  trompe  sur  les  besoins  de  son  temps, 
cor  le  fond  des  choses  et  sur  beaucoup  de  détails,  est  par  cela  même 
un  composé  d^mMIieux  et  de  caractèrts  méounlens.  ^  y«  nécessai- 
rement un  peu  de  tout  cela  dans  une  «pposition;  mais  il  y  a  aussi  des 
tenthnens  nobles  et  lout-à^it  désintéressés  qui  sont,  «prèslout,  un 
des  aspects  les  fdus  beats  de  la  nature  humaine.  Certaines  âmes  por- 
tent en  ellesNraèmesie  goût  tf  une  perfection  irréalisable;  elles  rêvent 
en  tout  plus  que  le  possiUe;  elles  visent  au  parfoit,  à  l'idésd;  oUes  le 
demandent  à  ia  piriiliqoe,  et  certes  elles  le  trouvent  là  moins  qu'ail- 
leurs.  Un  tel  penchant,  renforcé  par  l'esprit  de  parti,  doit  faire  trouver 
médiocre  ceifui  ^est  bon,  détestable  ce  qui  est  médîoore ,  «t  rend  ainsi 
assez  iiqustes  ceux  lyni  en  sont  animés.  Cependant  le  germe  de  ce  pen- 
chant se  retrouve  éhez  les  plus  grands  caractères;  on  doit  en  respecter 
jusqu'à  l'eseès.  Pieufcékre  Ihut-il  même,  dans  le  monde  politique,  que 
l'exlrêrae  exig^cetles  uns  corrige  fat  trop  grande  fsdiité  des  autres. 
C'est  ainsi  qu'an  nrrive,sarioutes  les  questimis,  àdes  solutions  moyennes 
dont  les  hommes  doivent  se  contenter,  comme  ils  doiirent  se  contenter 
de  tont  sur  cette  terre,  cherchant  le  bien,  heureux  quand  ils  ne  trou- 
vent pas  te  pire.  Ponr  nous,  nous  sommes  prêt  à  accorder  qu'il  faut 
en  mantes  chtsonstences  rendre  grâce  à  l'opposition  de  ce  que  ce  mi- 
lieu n'est  pas  souvenl  placé  trop  bas;  nous  ne  trouverons  jamais  mau- 
vais i|u'elte  se  fdaîgne  de  ce  qu'on  ne  le  place  pas  assez  haut. 

rai  fût  sentir  plusteurs  fois,  pendant  tout  le  cours  de  ce  rapide  exa- 
men de  notre  situation ,  que  je  ne  croyais  pas  à  la  durée  de  notre  més- 
intelligence avec  l'Angleterre,  mois  plutôt  à  la  reprise  prochaine  des 
bons  rapports  entre  les  deux  pays.  Plusieurs  personnes  partagent  cette 
opinion,  tout  en  paraissant  supposer  que  ces  bons  rapports  devront  être 
inévitaUement  précédés  de  la  chute  de  l'un  ou  de  l'autre  cabmet^  et  il 
est  facile  de  voir  qu'elles  espèrent  bien  que  ce  sera  le  nôtre  qui  fera^ 


176  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

•  •  * 

par  sa  chute,  les  frais  de  la  réconciliation.  Je  ne  voudrais  croire  qu'à 
la  dernière  extrémité  que  le  cabinet  britannique  fût  pour  quelque  chose 
dans  cette  partie  qui  se  joue  à  jeu  assez  découvert;  quand  cela  serait,  je 
serais  désolé  d*apprendre  que  notre  gouvernement  voulût  essayer  de 
se  défendre  de  la  même  manière.  Outre  qu'il  n'aurait  probablement 
pas  le  bonheur  de  trouver  de  l'autre  côté  du  détroit  autant  de  gens  dis- 
posés a  le  seconder  dans  cette  patriotique  besogne ,  sa  cause  est  si 
bonne,  qu'il  peut  la  donner  à  juger  non  pas  seulement  aux  adversaires 
de  l'administration  anglaise  actuelle ,  mais  à  ceux  qui  la  soutiennent 
dans  le  parlement.  Cette  administration  tout  entière  et  l'homme  d'état 
qui  la  représente  dans  ses  rapports  avec  l'étranger  ont  un  sentiment 
trop  vif  de  l'honneur  et  des  intérêts  de  leur  pays  pour  ne  pas  com- 
prendre ce  que,  dans  les  questions  qui  se  sont  engagées  entre  la  France 
et  l'Angleterre ,  un  sentiment  exactement  analogue  au  leur  a  com«> 
mandé  au  cabinet  français.  Ce  grand  parti  whig ,  dont  ils  sont  aujour- 
d'hui les  chefs  éminens,  a  toujours  eu  trois  grandes  préoccupations 
qui  ont  caractérisé  sa  politique  :  la  poursuite  des  grandes  réformes  au 
sein  de  sa  patrie,  la  propagation  des  idées  libérales  en  Europe,  et  le 
goût  pour  l'alliance  française.  Par  des  causes  dont  il  n'est  pas  d'ailleurs 
responsable,  ce  n'est  pas  lui  qui  a  eu  l'honneur,  dans  ces  dernières 
années,  d'accomplir  au  pouvoir  la  réparation  des  griefs  dont  il  récla- 
mait le  i^edressement.  On  sait  ce  qu'à  leur  dernière  arrivée  aux  affaires 
les  whigs  ont  fait  de  l'alliance  française,  et  comment  ils  se  sont  trouvés 
ligués  contre  nous  avec  les  puissances  du  Nord.  Il  m'est  impossible 
d'imaginer  qu'un  autre  démenti  de  ce  genre  soit  donné  par  eux  à  leurs 
vieilles  traditions  de  parti,  si  puissantes  en  Angleterre.  Le  moment  se- 
rait mal  choisi.  La  luUe  des  idées  libérales  contre  les  penchans  abso- 
lutistes et  réactionnaires  n'a  jamais  été  aussi  flagrante  depuis  s^ze  ans 
qu'elle  l'est  aujourd'hui.  L'Angleterre  ne  voudra  pas  nous  laisser 
l'honneur  d'être  leur  seul  champion  en  Europe.  Si  cda  devait  être  tou- 
tefois, espérons  que  notre  gouvernement  ne  faiblirait  pas.  La  situation 
serait  grave,  elle  ne  serait  pas  alarmante.  On  n'est  jamais  seul  dans  de 
semblables  causes;  Dieu  les  prend  en  main  et  les  fait  marcher  par  des 
voies  qui  lui  sont  connues.  Quand  il  leur  fait  lui-même  leur  chemin 
dans  le  monde,  nul  ne  les  peut  arrêter;  elles  s'avancent  rapides  et  irré- 
sistibles cQmme  les  flots  de  la  mer,  mais  d'une  mer  sans  marée,  qui 
ne  quitte  plus  les  bords  dont  elle  s'est  emparée.  Pour  mon  compte,  je 
ne  désespérerai  jamais  du  succès  de  la  politique  de  nion  pays  tant 
qu'il  aura  pour  lui  au  dedans  l'assentiment  de  la  majorité  des  chambres, 
au  dehors  la  sympathie  des  peuples  libres  de  l'Europe. 

0.  d'Haussonvu^le. 


AGNÈS  DE  MÉRANIE, 


PJJi  H.  POIVSAUI. 


Je  voudrais  pouYdr  parler  de  la  nouvelle  tragédie  de  H.  Ponsard 
avec  indulgence,  avec  éloge;  malheureusement  deux  motifs  impérieux 
me  prescrivent  la  sévérité.  L'enthoumasme  excité  par  Lucrèce,  il  y  a 
trois  ans,  a  placé  si  haut  l'auteur  A' Agnès  de  Méranie,  que  le  pubÛc, 
justement  exigeant,  attendait  beaucoup  de  l'œuvre  nouvelle;  et  M.  Pon- 
sard, en  n'acceptant  pas  tous  les  élémens  de  la  donnée  qu'il  avait  choi- 
sie, en  laissant  dans  Vombre  la  meilleure  partie,  la  partie  la  plus  fé- 
conde de  son  sujet,  semble  inviter  lui-même  la  critique  à  le  juger  avec 
une  indépendance  inexorable.  Puisqu'il  a  cru,  en  effet,  pouvoir  négli- 
ger les  élémens  les  plus  fertiles  de  la  donnée  tragique  fournie  par  l'his- 
toire, c'est  qu'il  trouvait,  ou  pensait  trouver  en  lui-même  une  force, 
une  énergie,  une  souplesse,  une  habileté  suffisante  pour  dissimuler 
rindigence  du  cadre  dans  lequel  il  lui  plaisait  de  circonscrire  le  déve- 
loppement de  sa  tragédie.  Or,  il  faut  bien  le  dire,  H.  Ponsard  s'est 
étrangement  trompé.  Non-seulement  il  a  méconnu  la  véritable  na- 
ture du  si^et  qu'il  avait  choisi,  non-seulement  il  a  mutilé  l'histoire; 
mais  encore,  étant  donné  le  cadre  qu'il  s'était  tracé,  on  peut  dire,  sans 
injustice,  qu'il  n'a  pas  su  le  remplir.  Pour  démontrer  ce  que  j'avance, 
pour  prouver  jusqu'à  quel  point  M.  Ponsard  s'est  fourvoyé,  pour  en- 
tourer d'une  lumineuse  évidence  cette  double  proposition,  il  me  suf- 
fira de  rappeler  sommairement  les  faits  consignés  dans  l'histoire  et  d'a- 
nalyser la  fable  conçue  par  l'auteur. 

Toutefois,  avant  d'aborder  cette  double  tftche,  je  crois  devoir  dire 
avec  franchise  ce  que  je  pense  de  l'œuvre  nouvelle  comparée  à  sa 
sœur  aînée,  à  Lucrèce.  On  s'est  beaucoup  trop  pressé,  il  y  a  trois  ans, 
de  crier  au  Corneille  et  d'applaudir  conune  une  œuvre  de  génie  la 

TO'ÎT  XVT».  12 


476  ftBYVB  MM  Mn 

première  création  dramatique  de  M.  Ponsard.  Tous  ceux  qui  sont  assez 
lettrés  pour  vivre  familièrement  dans  le  commerce  des  historiens  la- 
tins, tous  ceux  qui  peuvent  lire  Tite-Live  sans  le  secours  plus  ou  moins 
perfide  des  traducteurs,  savent  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  valeur  de  cette 
admiration.  Ils  n'ignorent  pas  que  les  quatre  derniers  chapitres  du  pre- 
mier livre  de  Tite-Iive  sont  plus  vivans^  plus  animés,  filBs  drama- 
tiques, dans  l'acception  la  plus  élevée  du  mot,  que  la  tragédie  de 
M.  Ponsard.  Us  n'ignorent  pas  que  le  poète  salué,  il  y  a  trois  ans,  comme 
le  régénérateur  de  la  scène  française,  est  demeuré  bien  loin  de  l'historien 
romain,  que  Tite-Live,  malgré  ja  ^passion  bien  connue  pour  l'amplifi- 
cation, a  trouvé  pour  raconter  la  mort  de  Lucrèce  des  accens  pathétiques, 
émouvans,  une  rapidité,  une  simpbcité  de  parole  que  le  poète  n'a  pas 
réussi  à  faire  passer  dans  ses  vers.  Parlerai-je  de  la  couleur  antique 
dont  les  admirateurs  de  M.  Ponsard  ont  fait  tant  de  bruit?  Sans  avoir 
pâli  sur  les  légendes  romaines,  sans  avoir  pris  parti  pour  Niebuhr 
contre  Tite-Live,  ou  pour  Tite-Live  contre  Niebuhr,  il  est  permis  d'af- 
firmer que  l'unité  de  couleur  manque  généralement  dans  la  première 
tl^gédîe  de  M.  Ponsard.  Il  arrive  trop  eouveni  au  poètedeicttafoiidfela 
tUame des Tarquîns avecla Rome  réptibliQaiii64)u. impériale. CeUe er- 
senr,  quoique  certaine,  a  passé  prescpse  kiapetçiie;  faut-îlaous  eaétan- 
ner?  Aujourd'hui  l'étude  des  lances  modernes  jeuit  dans  le  monde 
d!une  popularité  souveraine.  L'étude  de  l'antiquité  «st  trop  jiégUgée 
pour  qu'il  sdt  permis  d*at&adre4le  la  feule  un  jugemeatdairvpjaat 
dans  ces  questions  délicates.  Reste  l'opinion  des  hommes  compétens, 
qnitie  pouvaient  héâter  à  se  prononcer.  L'imitation  ingémeufie  d'André 
Ghénier,  de  Shakespeare  et  de  Tite4iive  n'a  pu  foire  iUuaion  qu'aux 
yeux  mal  exercés.  Quant  aux  hommes  Camiliarisés  dquiis.  long-temps 
awec  rantiquité  aussi  bien  qu'airec  la  littérature  nBkoderDe,.ils  n'ont  pu 
être  abusés  un  seul  instant.  Tout  ea  reconBaisBaBldansH.  Ponsard  un 
habile  écrivain,  ils  n'ont  pas  consenti  à  le  fdaœr  au  premier  rang.  Il 
y  a  trois  ans,  la  critique  (kvait  protester  contre  l'engouenaient  de  la 
feule;  aujourd'hui  elle  doit  protester  oodtre  la  réaction  qui  vont  mettre 
en  lambeaux  et  fouler  aux  pieds  le  nom  de  IL  Ponsard.  L'auteur  de 
Lucrèce,  nous  le  reconnaissons,  ne  nnéri^t  pas  (tous  les  éloges  qu'il  a 
recœiUis;  mais  l'auteur  d*  Agnès  de  Mérmiie  ne  mérite  pas  non  plus 
tens  tes  reproches  qui  lui  sont  adressés.  Si  la  renommée  qu'on  hii  a 
faite  ne  reposait  pas  sur  de  solides  fondemens,  la  isévérité  avec  laquelle 
on  le  juge  maintenant  ne  sauvait  non  plus  s'appeler  justice.  Quels  que 
soient  les  défauts  de  son  œuvre  nonr^^,  et  ils  sent  fiombneux,  je  suis 
poàrtant forcé  de  protester  contre  la  réactionifui  «e  produit  sous  nos 
yeux,  d'ainctrou^  dans  Agnès  de  Méreum  tout  le  ftairât  i^i  difltfngtie 
lAÊerèce,  la  même  élégance,  la  même  simpiieité,  la  même  sobriété 
d'ej^ression;  si  ces  qualités  n'éclatent  pas  dans  toutes  les  scènes  d^  Agnès 


AGRÈS  DE  V&RAIIIB.  179 

dk  Méranie,  on  en  pourrait  dire  autant  de  Lucrèce.  Reste  à  savoir  si  ces 
qualités  qui  ont  suffi  au  succès  d'une  tragédie  romaine  pouvaient  suf- 
fire au  succès  d'une  fable  dramatique  prise  dans  Thistoire  de  la  France 
au  moyennftge.  Or,  je  ne  le  pense  pas.  Le  sujet  de  Lucrèce  était  g^ayé 
dans  t(Nites  les  mémoires.  Ayant  le  lever  du  rideau,  ctiacun  savait  à 
quoi.s'en, tenir  sur  i'eacpositiony  le  nceud  et  le  dénouement  de  la  table 
tragicpie.  La  foule  attentive^  n'ayant  pas  à  se  préoccuper  de  la  marche 
de  l'aetioa,  puisqu'elle  la  prévoyait,  se  laissait  aller  au  plaisir  d'en- 
tendre 4e8  vers  généralement  bien  faits.  Tout  entière  à  la  joie  de  voir 
un  drame  domestique  simplement  exposé,  simplement  noué,  dénoué 
simplesoent^  elle  ne  s'arrêtait  pas  à  compter  les  imitations^  elle  n'aper- 
cevait pas  on  pardonnait  sans  peine  les  incorrections  qui  déparent  plu- 
sieura  scàmes  de  Lucrèce,  Elle  n'avait  pas  d'ailleurs  l'oreille  assez  exer- 
cée. pour<  oeieyer  toutes  ces  fatites.  Elle  n'était  pas  assez  familiarisée 
avec  l'afidalyse  du  langage  pour  signaler  les  barbarismes  d'acception 
qui  tomt  tacbe  dans  plus  d'un  alexandrin.  Quand  il  arrivait  au  poète  de 
déiounier  un  mot  de  son  sens  naturel,  de  sa  signification  légitime,  eUe 
a'ep  soidlk^t  p^.  et  ne  pouvait  songer  à  le  gourmander.  En  choisis- 
sant doue  l'histoire  de  la  France  au  moyen-âge  le  siqet  de  sa  nouvelle 
tragédie.  M*  Ponsard  se  plaçait  dans  une  condition  beaucoup  plus  diffi- 
cile. Quoiqu'il  s'adressât  au  même  public,  quoiqu'il  dût  compter  sur 
la  même  iôdulgence  daos  toutes  les  questions;  qui  touchent  à  la  pureté 
dutlangpgei  U  avait  cepe^daot  à  satisfaire  d'autres  exigafi€;e$.  Le  sujet 
dAg^i$  4e  Méronie  était  nouveau  pour  la  plus  grande  partie  des  spec- 
tateurs, et,  par  cela  même  qu'il  était  nouveau»  l'attentira  publique 
voulait  être  excitée  par  l'orig^naUté  des  caractères,  par  la  rapidité  de 
Faction^  par  la  variété  des  iocidens,  par  la  vivacité  du  dialogue.  Je  sais 
bien  que  toutes  ces  qualités^  envisagées  d'une  façon  générale,  ne  sont 
pas  moins  nécessaires  dans  une  tragédie  romaine  que  dans  une  tragé4ie 
enipmntée  à  l'histoire  du  moyennlge;  mais  l'oxpérienee  a  montré  que 
la  foule^.toutes  les  foia  qu'il  s'agît  d'un  sujet  consacré  par  une  longue 
traditionvS'attacbe  pliss  à  la  forme  qu'au  fond,  et  fait  bon  marché  du 
mou^feoiieBt  et  de  la  vie,  pourvu  que  les  vers  soient  harmonieux, 
pottrvuqu^  la  «période  ait  du  nombre,  que  les  images  soient  habilement 
assorti490*  Quelques  grandes  pensées  exprimées  en  beau  langage,  quel- 
ques seutimens  généreux  présentéa  avec  clarté  suffisent  à  défrayer, 
dans  ces  conditponsr  te  triomphe  d'nne  soirée.  Si  plus  tard  la  réflexion 
vient  démopticer  que  les  personnages  de  cette  tragédie  sont  jetés  dans 
un  moule,  conmi  depuis,  long-temp(9r  que  l'actioA  est  languissante^  la 
foule  peirrât^  pourtant  dans  s(m  premier  enthousiasme,  et  ne  consent 
pas  à  renier  son  admiration.  Or^  c'est  là.  préciaénmt  ce  qui  est  arrivé 
à  la  tragédie  de  Lucrèce. 
L'histoire  d'Ag^  de  Héranie  est  simple  et  tooebsnte.  M.  Ponsard 


180  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ayant  pas  accepté  complètement  la  donnée  que  lui  fournissaient  les 
historiens,  il  convient,  je  crois,  de  rappeler  sommairement  les  élémens 
de  la  réalité.  Après  ce  rapide  résumé,  il  nous  sera  plus  facile  d*estimer 
la  création  du  poète  à  sa  juste  valeur.  Ce  n'est  pas.  Dieu  merci,  que  je 
songe  à  confondre  les  devoirs  du  poète  et  les  devoirs  de  Thistorien. 
Chacun  d'eux  a  sa  mission  spéciale,  son  but  particulier;  les  lois  qui  ré- 
gissent l'histoire  et  la  poésie  sont  profondément  distinctes  et  séparées 
par  un  intervalle  immense.  La  réalité  ou  l'histoire  n'est  pour  le  poète 
qu'un  point  de  départ.  La  connaissance  la  plus  complète  de  la  réalité 
ne  saurait  sufSre  à  la  construction  d'un  poème.  Il  n'y  a  pas  de  poème, 
lyrique,  épique  ou  dramatique,  sans  l'intervention  toute  puissante  d'une 
faculté  qui  n'a  pas  de  rôle  à  jouer  dans  l'histoire  et  qui  s'appelle  ima- 
gination. Si  donc  je  crois  devoir  rapp^er  les  principaux  épisodes  dont 
se  compose  la  vie  d'Agnès  de  Méranie,  ce  n'est  pais* pour  superposer  la 
tragédie  à  l'histoire.  Je  n'ai  jamais  pu,  je  l'avoue,  assister  sans  sourire 
à  cette  étrange  manœuvre  de  la  critique,  fort  à  la  mode  sous  la  restau- 
ration. Je  ne  crois  pas  qu'il  soitipossible  d'identifier  l'histoire  et  la  poésie 
sans  blesser  les  notions  les  plus  simples  du  bon  sens.  Toutefois,  s'il  ap- 
partient au  poète  d'interpréter  librement  la  réalité  fournie  par  l'his- 
toire ,  afin  de  l'agrandir,  de  l'animer,  de  la  vivifier,  de  lui  rendre  le 
mouvement  et  la  variété  qu'elle  perd  trop  souvent  entre  les  mains  de 
l'historien ,  à  moins  que  Thistorien ,  par  un  privilège  bien  rare ,  ne 
réunisse  l'art  à  la  science  comme  Augustin  Thierry;  si  le  poète,  en  un 
mot,  est  maître  absolu  de  la  réalité,  il  ne  peut  gouverner  son  domaine 
qu'à  la  condition  de  le  connaître,  il  ne  peut  l'agrandir  qu'à  la  condition 
d'en  avoir  mesuré  l'étendue,  de  savoir  où  commence,  où  finit  son  do- 
maine. S'il  lui  arrive  de  laisser  dans  l'ombre  plusieurs  parties  impor- 
tantes de  la  réalité,  de  négliger  des  élémens  qui  semblaient  appelés  à 
la  résurrection,  nous  avons  le  droit  de  le  gourmander,  et  même  il  nous 
est  permis  de  croire  qu'il  n  a  pas  étudié  suffisamment  la  donnée  qu'il 
voulait  traiter.  C'est  pourquoi,  avant  d'analyser  la  tragédie  de  M.  Pon- 
sard,  nous  feuiileterons  rapidement  le  règne  de  Phihppe-Auguste. 

Agnès  de  Méranie  était  la  troisième  femme  de  Phihppe-Auguste.  Le 
roi,  après  la  mort  d'Isabelle  de  Haiaaut,  sa  première  femme,  avait 
épousé  Ingeburge,  princesse  danoise,  afin  de  se  ménager  des  droits 
siu*  l'Angleterre  et  d'inquiéter  ainsi  Richard  Cœur-de-Lion.  Une  répu- 
gnance invincible,  sur  laquelle  les  historiens  ne  s'exphquent  pas  clai- 
rement, l'avait  poussé  à  répudier  Ingeburge  des  le  premier  jour  de 
son  mariage.  La  princesse  danoise  s'adressa  vainement  au  pape  Cé- 
lestin  lU  pour  obtenir  justice.  Trois  ans  après  son  second  mariage,  le 
roi  prit  une  nouvelle  éi)Ouse  et  cuoisit  Agnès  de  Méranie.  A  la  nou- 
velle de  ce  troisième  mariage,  Ingeburge  renouvela  ses  doléances 
au  pape  et  le  supplia  de  la  réintégrer  dans  ses  droits,  Coleslin ,  plus 


AGNÈS  DE  VÊRANIS.  181 

qa'octogénaire,  n'ayait  pas  assez  d'énergie  pour  contraindre  i  l'obéis- 
sance un  roi  aussi  puissant  que  Philippe-Auguste  ;  il  lui  écrivit  à  plu- 
sieurs  reprises,  mais  toigours  sans  succès.  L'avènement  d'Innocent  m 
changea  subitement  la  face  de  la  question;  Innocent  III  était  plein  de 
zèle  et  de  vigueur.  Éloquent,  hardi  Jaloux  des  droits  du  saint-siége, 
animé  d'une  foi  ardente,  se  croyant  appelé  à  diriger,  au  nom  de  l'Évan- 
gile, tous  les  mouvemens  de  la  politique  européenne ,  il  prit  en  main 
la  cause  d'Ingeburge  et  enjoignit  à  Ptiilippe-Âuguste  de  reprendre  sa 
seconde  fenune.  Plus  tard,  il  écrivit  à  Tévêque  de  Paris  et  lui  ordonna 
d'admonester  sévèrement  son  souverain  temporel  sur  le  scandale  de 
sa  conduite.  Cette  double  remontrance  étant  demeurée  sans  effet,  il  en- 
voya en  France  le  cardinal  Pierre,  comme  légat  à  latere ,  avec  ordre 
,  de  signifier  au  roi  qu'il  eût  à  quitter  Agnès  de  Méranie  dans  le  délai 
fixé  par  le  saint-siége,  s'il  ne  voulait  s'exposer  à  voir  son  royaume  mis 
en  interdit.  Philippe  reçut  le  cardinal  Pierre  avec  déférence,  mais  re- 
fusa nettement  de  renvoyer  Agnès.  Il  écrivit  à  Innocent  III  plusieurs 
lettres  qui  nous  ont  été  conservées  pour  expliquer  le  renvoi  d'Inge- 
burge. Outre  la  parenté  alléguée  pour  justifier  la  répudiation ,  le  roi 
ae  jîlaint  de  ne  pouvoir' accomplir  avec  elle  le  devoir  conjugal.  Inno- 
cent n'accepta  pas  les  excuses  de  Philippe,  et,  après  d'inutiles  pour- 
parlers, il  résolut  d'envoyer  en  France  un  nouveau  légat,  le  cardinal 
Octavien ,  et  lui  donna  les  instructions  les  plus  sévères.  Philippe  ayant 
refusé  péremptoirement  de  se  soumettre  aux  ordres  du  saint-siége,  le 
royaume  fut  mis  en  interdit.  Au  jour  fixé  par  le  légat,  les  égUses  furent 
fermées,  les  reliques  furent  soustraites  à  l'adoration  des  fidèles,  les 
s^tes  images  furent  voilées;  hors  le  baptême  et  rextrême-onction, 
tous  les  sacremens  furent  refusés  par  le  clergé.  Les  cimetières  même 
ne  s'ouvrirent  plus,  et  les  morts  ne  purent  obtenir  les  prières  chré- 
tiennes. PhiUppe ,  au  heu  de  céder  devant  cette  démonstration  éner- 
gique du  saintrsiége,  exerça  de  vives  représailles  contre  le  clergé  qui 
s'était  soumis  aux  ordres  d'Innocent  111. 

Le  pape  refusa  d'examiner  la  validité  du  divorce  tant  que  le  roi  n'au- 
rait pas  rendu  au  clergé  les  biens  dont  il  l'avait  dépouillé,  et  renvoyé 
Agnès  hors  du  royaume.  Agnès,  menacée  dans  son  amour,  car  elle  ai- 
mait le  roi  avec  passiou,  écrivit  à  Innocent  111  une  lettre  suppliante  : 
elle  était  mariée  depuis  cinq  ans  et  avait  deux  enfaus  de  Philippe.  Le 
pape  ne  voulut  rien  entendre.  Le  peuple,  privé  des  sacreniens,  se  ré- 
volta dans  plusieurs  provinces;  il  y  eut  des  émeutes  sanglaAtes.  Enfin  le 
roi,  abandonné  par  le  clergé,  par  la  noblesse,  se  vit  forcé  de  subir  les 
conditions  du  saint-siége.  Les  prélats,  réunis  en  concile  à  Soissons,  an- 
nulèrent, en  présence  d'Ingeburge,  le  divorce  prononcé  par  l'arche- 
vêque de  Reims,  et  le  roi  consentit  à  renvoyer  Agnès.  Un  jour,  tandis 
que  les  évêques  délibéraient,  PhiUppe  arriva  sans  être  attendu,  prit  en 


181  .  RETDB  BBS  BB0X  MONDES. 

eroupe  Ingeburge  et  disparut  avec  die:  A  cette  ncravelle,  l'interdit  Ait 
levé ,  le  coneîle  se  dispersa ,  et  le  rof  fut  ainsi  débarrassé  des  remon- 
trance» tin  clergé.  Agnès  mourut  de  douleur  dans  un  chAteau  de  Nor- 
mandie, dieux?  mois  après  son  atMmdon.  Quant  i  Ingeburge,  mali^  fat 
manière  foute  cheraleresque  dont  Te  roi  FàTaH  enlerée,  die  fttt  MentOt 
délaissée  une  seconde  fois.  Le  pape  eut'beatiécrfrei  Philippe  lettres 
sur  lettres  et  lui  recommander  de  se  préparer  i  raceompKsBement  des 
deroirs  conjugaux  par  la  prière,  par  tes  neuTadnes,  par  les  cérémonies 
^  réglise;  le  roi  se  déclara  ensorcelé  et  refusa  tong-temps^  d^oftéir  an 
ordres  du  saînt^iége.  Ce  ne  ftat  que  dix  ans  après  la  mort  d-Agnès 
qnlngeburge  fut  défhritivement  rétablie  dans  ses  droits  de  reine^ 

Tel  est,  dans  sa  réalité' nue,  Tépisode  ctioisr  par  M.  Ptmseard.  Tal  né- 
gligé à  dessein  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  politique  extérieure  die  Piit- 
lippe,  et  en  parlicutter  à  ses  relafions  a^ec  F  Angleterre.  Henri  B  et  Mh 
cbard  Gœur-de-Lion  étaient  morts.  Jean  Sans-Terre  était  pour  le  roi  de 
France  un  rirai  beaucoup  meins^^  redoutable,  car  il  n^arâtt  ni  la  rose 
de  Henri,  ni  te  courage  deRîchard.  J'ai  omis  TokmtairemrenttOulB' cette 
partie  du  règne  de  PbBîppe,  parce  qu'elle  ne  se  rattache  pas  d'une 
fiftçon  directe  au  sujet.  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble  qu'A 
y  a  dans  les  élémens  que  j'ai  passés  en  rerue  tout  ce  qiii  peat  servir  à 
la  composition  dTun  drame  intéressant  et  Tarie.  La  cour,  le  elei^,  le 
peuple,  sont  aux  prises.  Autour  de  Phffippe,  d*Agnès  et  dlngeburge. 
Tiennent  se  grouper  naturellement  le  légat,  les  éTêques,  le»  barons,  lés 
comnrane»  naissantes.  H  y  a  dans  cette  lutte  de  Fautorité  royale  contre 
le  clergé,  la  noMesse  et  la  volonté  populaire,  dans  le  combat  de  la  p^^ 
tique  et  de  la  passion,  tout  ce  qu'il  faut  pour  intéresser,  powr  éraouroff 
le  spectateor.  Voyons  comment  M.  Ponsarrf  a  interprété'  l'histoire. 

L'auteur  SAgnè9  de  Mênmieu^BL  pas  accepté  la  donnée  historique  dans 
toute  sa  franchise.  Parmi  les  élémens  que  nous  avons  indiqués,  fl  a  fttit 
un  triage  tellement  sévère,  tellement  dédaigneux,  que  d'élimination  en 
élimination,  il  est  arrivé  tout  simplement  à  garder  le  roi  en  supprimant 
le  royaume.  Et  qu'on  ne  prenne  pas  cette  déclaration  pour  un  jeu  de 
mots,  pour  une  fantaisie  de  langage;  qu'on  ne  croie  pas  que  nous  oppo- 
sons le  roi  au  royaume  avec  le  seirf  désir  de  faireà  H.  Ponsard  une  dn- 
cane  pvérHe  et  sans  fondement  :  Fanalyse  de  sa  tragédie,  acte  par  acte 
et  4cène  par  scène,  démontre  surcdKmdamment  ce  que f  avance.  Où 
est  le  clergé  de  France  dsmAynisdeSféranveT  A  queBe  heure,  en  quelle 
occasion  parattnisur  le  théâtre?  11  n'est  pas  question  de  hri  un  seul  in- 
stant. A  ne  consulter  que  la  tragédie  die  IL  POnsard,  on  dirait  que  lé 
clergé  de  France  est  resté  neutre  entre  Ingeburge  et  Agnès  de  Héranie, 
entre  Innocent  IH  et  Phflippe^Aoguste.  Pourtant  nous  saivons^qu'îl  n^en 
est  rien,  et  que  le  clergé  (fe  France  a  joué  dans  cette  aflkire  us  rôle 
important,  un  rMe  actif  et  dont  le  poète  devait  tenir  comfite.  A  qudie 


beate>  6d  ^qœHeiocoaskm  «parait  la  ndblesse  de' France?  Elle  est  répré- 
seatée  par  nn  perscnanage  unique,  par  Guiïhnime  des  Barres;  mais  Guil- 
kiisie  des  Barres  n'eert,  à  proprement  parier,  que  le  confident  de  Phi- 
UppenAngoste  :  il  n'agft  pas,  il  n'a  pas  de  rôle  vraiment  personnel,  il 
B'«iiprnne  pas  les  sentimens  de  la  nèblesse  française.  A  quelle  heure, 
^iqwUe  occasimi  est-tlfiuesiion  des  communes  de  France?  11  n'est  pas 
«M  un  mot,  dans  AfnêSideiÈKtamie,  de  cette  puissance  formidable  qui, 
pcflfliaHt' habilement  des  querelles  de  Faristocratie  et  de  la  royauté, 
gvamteGât  dans  Tombre  et  préparait  lentement  ^es  futurs  triomphes. 
Ainsi  d'un  tnût  de  plume  M.  Pensard  a  bHTé  le  clergé,  la  noblesse  et  les 
toÉfiimones.  Qu*a-t-illftit  d'Ingebui^,  delà  reine  répudiée?  11  est  parlé 
d'^elte  pendant  toute  la  pièce;  mais  elle  ne  parait  pas  une  seule  fois.  Je 
aais^^im  tel  personnage  étaR  diffleile  à  mettre  en  scène;  je  sais  qu'il 
élaft  difficile  d'intéresser  le  specta^teur  aux  douleurs  d'une  reine  répu- 
diée, et  qui  sendriait  condamnée  à  subir  la  marche  des  évéuemens  sans 
pouvoir  la  ralentir  ou  la  bâter.  Pourtant  nous  savons,  par  des  témoi- 
gBBges^irréoosables,  qn'Ing^nrge  n'est  pas  demeurée  inactîve  dans  la 
lutte  engagée  entre  la  couronne  de  France  et  le  saint-siége.  Je  crois 
donc  que  le  poète  ne  pouvait  légitimement  se  dispenser  de  mettre  en 
soèœ  Ingeboiige.  Quant  aux  relations  qu'il  devait  établir  entre  Phi- 
lippe-Auguste, Agnès  ^t  Ingeburge,  c'est  une  question  que  l'histoire 
n'a  pas  résolue.  A  cet  égard,  le  poète  avait  pleine  liberté  et  ne  relevait 
que  de  sa  fantaisie.  U  y  avait  là,  j'en  conviens,  ime  difficulté  grave; 
toutefois  il  fallait  la  vaincre  et  non  pas  l'éluder. 

M.  Ponsard  a  voulu  composer  sa  tragédie  avec  quatre  persomiages  : 
FtHUppe-Augiffite,  Agnès  de  Méranie,  Guillaume  des  Barres,  le  légat  du 
pape;  car  je  ne  puis  accepter  comme  personnages  un  certain  comte 
Itaîmi,  ami  de  Guillaume,  et 'Marguerite,  confidente  d'Agnès.  Réduite 
à  ces  élémens,  la  tragédie  était  fatalement  condamnée  à  vivre  d'une  vie 
factice,  à  nmltiplier  les  tirades,  à  épuiser  toutes  les  ressources,  toutes 
les  rases  dë'la  rhétorique,  à  prodiguer  les  dissertations  sur  tous  les  or- 
dres d'idées  et  de  sentimens.  Elle  s'interdisait  de  gaieté  de  cœur  le  mou- 
vement, la  variété,  l'animation;  elle  renonçait  volontairement  à  toute 
la  partie  épique  du  siqet.  Le  poète,  en  éliminant  successivement  le 
clergé,  la  noblesse  et  les  communes,  faisait  d'un  drame  national  un 
drame  de  oour.  Et  en  effet,  toute  la  tragédie  d! Agnès  de  Méranie  se  noue 
et  se  dénoue  comme  si  la  France  n'était  qu'un  domaine  royal  incapable 
de  rémier  aux  volontés  de  Philippe-Auguste.  11  y  a,  je  le  sais,  quelques 
vers  consacrés  à  la  peinture  des  émotions  populaires;  mais  ces  vers  sont 
si  peu  nombreux  qu'ils  passent  inaperçus.  Quant  au  légat,  qui  doit  re- 
présenter la  puissance  pontificale ,  et  qui  parle  au  nom  d'Innocent  m, 
c'est-à-dh^  au  nom  d'une  volonté  énergique  et  persévérante,  il  accom- 
plit assez  maladroitement  sa  mission,  ca£  il  débute  par  la  menace. 


184  REVUB  DBS  DBDX  MONDES. 

Noos  assistons  d*abord  aux  amours  de  Philippe-Auguste  et  d'Agnès. 
Le  roi  est  tout  entier  à  sa  passion  et  semble  avoir  oublié  les  avertisse* 
mens  de  Célçstin  Iil>  dont  il  ne  dit  pas  un  mot.  Agnès,  dans  la  généro» 
site  de  son  cœur,  se  souvient  d'Ingeburge,  et  prie  le  roi  d'être  bon 
pour  elle  et  de  la  traiter  avec  douceur.  Arrive  le  légat,  que  rien  ne 
semblait  annoncer,  dont  la  parole  austère  et  menaçante  réduit  au  si* 
lence  la  passion  presque  pastorale  de  Philippe  pour  Agnès.  Cette  pre- 
mière entrevue  du  légat  et  du  roi  devait  produire  un  eflèt  imposant 
Malheureusement  le  légat  reparait  si  souvent  dans  la  suite  de  la  (rièce, 
que  l'attention,  engourdie  par  la  monotonie  des  menaces  qu'il  pro- 
nonce, finit  par  l'abandonner  entièrement,  si  bien  qu'il  passe  à  l'état 
de  comparse,  quoiqu'il  ait,  dans  la  pensée  du  poète,  un  des  rôles  les 
plus  importans  de  la  tragédie.  Au  second  acte,  l'interdit  est  prononcé. 
Le  légat,  irrité  de  la  résistance  du  roi,  a  fidèlement  exécuté  les  ordres 
d'Innocent  UI.  Les  églises  se  ferment,  les  saintes  images  sont  voilées, 
le  deuil  est  partout,  mais  le  spectateur  ne  voit  rien.  L'auditoire  écoute 
sans  émotion,  sans  efhroi,  le  récit  de  toutes  les  scènes  auxquelles  il  de- 
vrait assister.  La  partie  vrahnent  intéressante  de  la  tragédie,  la  par- 
tie vivante,  animée,  pathétique,  n'est  pas  représentée  sur  le  théâtre. 
Guillaume  des  Barres,  tour  à  tour  confident  de  Philippe  et  d'Agnès, 
conseille  à  la  nouvelle  reine  de  ^'enfuir  pour  conjurer  les  tléaux  qui 
menacent  la  France.  Du  clergé,  de  la  noblesse,  des  communes,  pas  un 
mot.  Agnès  se  rend  aux  conseils  de  Guillaume,  et  s'enfuit  avec  le  désir 
et  l'espérance  d'être  arrêtée  dans  sa  fuite.  Son  espérance  est  exaucée; 
elle  ne  peut  quitter  le  royaume,  elle  est  ramenée  entre  les  bras  du  roi. 
Philippe  accuse  Agnès  de  ne  plus  l'aimer,  Agnès  se  justifie,  et  les  deux 
amans  se  réconcilient,  comme  il  était  facile  de  le  prévoir.  Nous  sommes 
arrivés  à  la  fin  du  quatrième  acte,  et  rien  encore  n'a  permis  au  specta- 
teur de  deviner  la  véritable  signification ,  le  caractère  réel  de  l'action 
dont  il  entend  parler,  mais  qui  ne  s'accomplit  pas  sous  ses  yeux.  Enfin 
la  reine,  effrayée  de  l'interdit  jeté  sur  le  royaume  et  des  malédictions 
populaires  qui  la  poursuivent  chaque  jour,  se  décide  à  sauver  le  roi  et 
son  peuple  au  prix  de  sa  vie.  Après  avoir  prononcé  contre  Rome  des 
imprécations  qui  rappellent  trop  les  imprécations  de  Camille ,  après 
avoir  vainement  essayé  de  fléchir  la  volonté  du  légat,  elle  s'empoisonne, 
et  délivre  ainsi  le  roi  et  le  royaume  de  la  colère  d'Innocent  III. 

C'est  à  ces  élémens  que  se  réduit  la  tragédie  de  H.  Ponsard.  Je  par- 
lerai tout  à  l'heure  des  idées  qu'il  a  développées  sans  tenir  compte  du 
siècle  où  vivaient  ses  personnages,  du  talent  qu'il  a  montré  dans  l'ex- 
pression de  sa  pensée  sans  se  croire  obligé  à  l'unité  de  style.  Pour  le 
moment,  je  dois  me  borner  à  signaler  toute  l'indigence  de  la  fable  tra- 
gique inventée  par  le  poète.  H.  Ponsard  n'a  pas  interprété  l'histoire,  il 
l'a  méconnue.  Qu'est-ce,  en  effet,  qu'interpréter  riiistoire?  N'e^l-ce  pas 


AGNES  DE  MÉRANIE.  185 

assigner  aux  événemens  accomplis  dans  un  siècle,  dans  un  lieu  déter- 
miné, des  causes  ignorées  jusque-là ,  mais  pourtant  reyêtuès  d'un  ca- 
ractère de  vraisemblance?  N'est-ce  pas  compléter,  par  l'analyse  et  la 
peinture  des  passions,  le  récit  des  historiens?  Or,  M.  Ponsard  a-t-il  rien 
ledt  de  pareil?  n  a  réduit  aux  proportions  d'une  tragédie  de  cour  un  des 
siyets  les  plus  intéressansque  présente  l'histoire  de  la  France  au  moyen- 
âge.  A  proprement  parler,  il  n'y  a,  dans  Agnès  de  Méranie,  qu'une  seule 
situation  :  Agnès  partira-t-elle/ou  ne  partira-t-elle  pas?  Cette  situation 
unique  ne  saurait  suffire  à  défrayer  les  cinq  actes  d'une  tragédie;  aussi 
ne  sonunes-nous  point  surpris  que  M.  Ponsard ,  malgré  l'incontestable 
ialent  qu'il  a  montré  dans  cette  œuvre,  n'ait  pas  réussi  à  éviter  la  mo- 
notonie. L'obstination  de  Philippe,  l'amour  élégiaque  d'Agnès,  la  colère 
du  légat,  ne  peuvent  intéresser  l'auditoire  pendant  trois  heures.  Le 
poète  a  beau  faire,  les  artifices  les  plus  ingénieux  du  langage  déguisent 
mal  rimmobilité  à  laquelle  sont  condamnés  ces  trois  personnages;  l'ac- 
tion d'Agnès  de  Mèranie  tourne  autour  d'elle-même  au  lieu  d'avancen 
Il  y  a  dans  cette  tragédie  un  sentiment  habilement  exprimé,  pour  le- 
quel M.  Ponsard  a  su  trouver  des  accens  vraiment  pénétrans  :  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  de  célébrer  le  bonheur  de  la  vie  de  famille,  le  poète 
parait  à  l'aise,  et  sa  parole  s'épanche  en  flots  abondans.  Le  dirai-je?  l'ex- 
pression de  ce  sentiment  forme,  à  mon  avis,  la  meilleure,  la  plus  solide 
partie  de  cette  composition.  Je  ne  sais  ce  qu'en  pense  aujourd'hui  le 
pubUc;  mais,  le  premier  jour,  il  a  semblé  se  méprendre  complètement 
sur  la  valeur  des  passages  consacrés  à  la  peinture  des  affections  do- 
mestiques. 11  applaudissait  de  préférence  les  tirades  politiques  placées 
par  l'auteur  dans  la  bouche  de  PhUippe-Auguste.  Or,  ces  tirades,  écrites 
d'ailleurs  avec  talent,  n'appartiennent  pas  au  même  temps  que  les  per- 
sonnages. Ce  qui  devait  être  applaudi,  ce  qui  est  vrai,  ce  qui  est  dit  avec 
vivacité,  ce  qui  s'adresse  au  cœur,  a  passé  presque  inaperçu.  Ce  qui  est 
eu  contradiction  manifeste  avec  le  siècle  où  vivait  Philippe-Auguste  a 
trouvé  dans  l'auditoire  une  faveur  exagérée.  M"«  Dorval,  j'en  conviens, 
a  souvent  manqué  d'élégance  et  de  noblesse,  elle  semblait  oublier  le 
diadème  placé  sur  son  front;  mais  elle  a  rendu  avec  bonheur  l'amour 
coiyugalf  l'amour  maternel,  et  pourtant  l'auditoire  s'est  montré  pour 
«lie  avare  d'applandissemens.  L'enthousiasme  s'est  porté  avec  un  aveu- 
glement obstiné  sur  les  parties  les  plus  fausses,  les  moins  acceptables 
de  la  tragédie.  Toutes  les  tirades  où  Philippe  parle  avec  emphase  de 
l'unité  politique  et  législative  de  la  France,  du  droit  romain  et  de  l'uni- 
versité, de  la  séparation  des  pouvoirs  spirituel  et  temporel ,  ont  été  ac- 
cueillies avec  une  joie,  un  ravissement  que  le  bon  sens  ne  saurait  am- 
nistier. On  trouve  dans  l'histoire  le  germe  des  idées  que  H.  Ponsard  a 
prêtées  à  Philippe-Auguste  :  il  est  certain  que  le  rival  de  Richard  a  dé- 
fendu* vigoureusement  contre  le  saint-siége  les  droits  de  la  royauté,  il  est 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certain  qu'il  acombattu  le  système  féodal  avec  énergie,  qu'il  s*est  montré 
généreux  envers  les  écoles;  mais  la  forme  sous  laquelle  M.  Ponsard  a 
présenté  ces  idées  semble  empruntée  à  \E99ai  mr  (es  Mœur$^  Six  sièt* 
clés  plus  tard,  ces  tirades  eussent  été  à  leur  placer  prononcées  par  Phîh 
lippe-Auguste,  elles  ne  |)envent  qu'amener  le  sourire  sur  les  lèvres. 
L'amant  d'Agnès,  tel  que  nous  le  montre  H.  Ponsard,  est  un  diieiple 
de  Voltaire.  Le  public,  en  applaudissant  avec  frénésie  tous  les  norceaia 
où  Je  poète  célèbre  l'unité  politique  de  la  France,  semblait  ignorer  que 
l'autorité  royale,  au  temps  de  Philippe* Auguste^  n'embrassait  giièie 
plus  de  cinq  départemens  de  la  France  d'aujourd'hui.  Quant  à  la  sépa- 
ration des  pouvoirs  spirituel  et  temporal,  bien  que  Philippe,  dam  un 
accès  de  colère  contre  Innocent  III,  ait  parlé  de  se  faire  mécréant,  il  y 
a  loin,  on  en  conviendra,  de  cette  boutade  passagère  aux  dissertationB 
ex  professa  que  M.  Ponsard  a  placées  dans  la  bouche  du  roi.  Les  encoi»- 
ragï^mens  accordés  aux  écoles  par  le  roi  de  Franee  n'ont  jamais  eu  non 
plus  le  sens  que  leur  prête  le  poète.  Pour  être  juste  envers  M.  Ponsard, 
la  critique  doit  donc  déclarer  franchement  qu'il  a  été  applaudi  pour  ses 
fautes,  tandis  que  les>  parties  les  plus.vraies  de  sa  composition  ont  été 
accueillies  avec  indiflérence. 

Le  côté  le  plus  recorosnandable  de  la  tragédie  nouvelle  est  assivé- 
ment  le  style.  Le  poète  manie  le  vers  avec  une  liberté,  une  souplesse 
que  j'aurais  mauvaise  grâce  à  nier,  et  pourtant  le  style  &  Agnès  de  Mé- 
ranie  manque  d'unité.  11  y  a  dans  la  manière  de  M.  Ponsard  trois  éléh 
mens  qui  ne  peuvent  s'actorder  entre  eux  :  la  péripkrase,.  le  ton  fa»- 
mvlier,  puis  un  ton  intermédiaire  que  je  renonce  à  baptiser.  I^r  la 
périphrase,  l'auteur  à* Agnès  se  rattacherait  à  l'école  impériale  :  j'em- 
ploie à  dessein  la  forme  conditionnelle,  pour  ne  pas  donner  à  ma  pensée 
le  sens  d'une  accusation.  Par  le  ton  familier,  il  voudrait  se  rapprocher 
de  Corneille,  et  quelcpiefois,  je  le  reconnais  avec  plaisir,  il  a  rencontré 
la  grandeur.  Quant  au  ton  intermédiaire,  je  ne  sais  vraiment  de  quel 
nom  rap|)e!er;  c'est  quelque  chose  qui  n'est  ni  la  périphrase,  ni  le 
ton  familier,,  mais  qu'il  serait  difficile  de  caractériser  :  c'est  un  à  pen 
près  perpétuel,. sans  valeur  littéraire,  sans  précision,  sans  clarté,  qui 
fatigue  l'attention  sans  jamais  émouvoir  le  cœur  ou  élever  la  pensée. 
Par  la  réunion,  ou  plutôt  par  la  juxtaposition  de  ces  trcHS  élémens, 
M.  Ponsard  s  est  fait  un  style  qui  n'a  certainement  pas  une  inéritable 
originalité,,  mais  qai,.  par  momens,  charme  Toreille  et  pcsut  Caire  illu- 
sion aux  esprits  inexpérimentés.  Trop  souvent  te  ton  foimilier  descend 
jusqu'au  ton  trivial  et  fait  tache  dans  la  période;.  l'oreîUe  est  alors  blessée 
comme  si  elle  entendait  une  note  (ausse.  Cest  ce  qui  arrive  nécessairo- 
ment  toutes  les  fois  que  le  stjle  manque  d'unité.  Or,  telle  est  la  oen^ 
dîtion  dans. laquelle  se  troui^  H.  Ponsard.  Son  sty4e,  à  proprement 
iMrfer^.n!a  sien  de  popsoimeH  ^  ^^  relève. paaseukoneat  de  GemetUe 


par  la  familiarité,  de  Fécole  impériale  par  la  périphrase;  il  rappelle  en 
plus  d'un  passage  la  splendeur  enfantine  de  Fécole  qui  pendant  long- 
temps s*est  donné  le  nom  de  nouvelle,  et  dont  la  vieillesse  date  déjà  de 
quelques  années.  Pour  fondre  ensemble,  pour  identifier  ces  trois  ma- 
nièresy  il  faudrait  une  main  puissante,  un  art  infini;  mais  à  quoi  bon 
dépenser  Fart  et  la  puissance  dans  une  tàcbe  aussi  ingrate?  Le  style, 
pour  avoir  uoe  véciUble  valeui;,  dpitxeU»ver  4icectemeal  de  U  pensée; 
toutes  les  fois  qu'il  n'a  pas  cette  origine  Unique  et  souveraine,  9  man- 
que de  force  et  de  vie,  il  interprète  incomplètement  les  sentimens  et  les 
idées  dont  se  compose  le  discours,  il  ne  sait  porter  ni  Févidence  dans 
Fesprit  ni  l'émotion  dans  le  cœur. 

Pourtant,  malgré  toutes  les  réfler¥e6<|ue  je  viens  de  faire,  et  dont  le 
sens,  je  Fespère  du  moins,  ne  peut  demeurer  obscur  pour  personne,  je 
suis  loin  de  considérer  Agnès  de  Méranie  comme  une  œuvre  sans  im- 
portance. A  mes  yeux ,  la  tragédie  nouvelle  ne  vaut  pas  moins  que 
IjAcrèce.  Si  les  défauts  d! Agnès  ont  paru  plus  nombreux ,  si  l'absence 
de  vie  et  de.inauvanient  a  été  relevée  avec  une  sorte  d'unanimité,  ce 
n'est  pas  (\\x* Agnès  soit  conçue  plus  faiblement  que  Lucrèce.  Les  des- 
tinées diverses  de  ces  deux  tragédies  tiennent,  selon  moi,  à  la  diver- 
sité profonde  des  si^ets.  Le  public,  indulgent  pour  Lucrèce^  s'est  montré 
plein  d'exigence  pour  Agnès  de  Mérame.  En  écoutant  1  épisode  raconté 
par  Tite-Live  et  ivarsifié  par  JL  Ponsard  avec  une  ceriaine  élégance,  il 
n'a  songé  qu'A  Fkarmotiie  des  vers  et  n'a  gourmande  Fauteur  ni  sur 
la  monotonie  de  la  composition,  ni  sur  Fincorrection  du  langage. 
En  écoutant  la  tragédie  nouvelle,  empruntée  à  Fhistoire  du  moyen- 
âge,  il  semble  avoir  dépouillé  toute  son  indulgence;  bien  qu'il  se  soit 
fourvoyé  plus  d'une  fois  pendant  la  représentation,  bien  qu'il  ait  ap- 
plaudi ce  qu'il  aurait  dû  blâmer,  bien  qu'il  ait  accueilli  avec  indiffé- 
rence ce  qu'il  aurait  dû  applaudir,  cependant ,  lorsqu'il  s'est  agi  de  for- 
muler une  opinion  générale,  il  ne  s'est  pas  déclaré  satisfait.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  ait  absolument  tort  aujourd'hui,  mâ^is  je  pense  iju'il  a  péché, 
il  y  a  trois  ans,  par  excès  d'indnlgienee. 

li  n'y  a  dans  l'aceueil  fait  k  la  tragédie  nouvelle  rien  qui  doive  dé- 
œurager  M.  Ponsard;  son  talent  poétique  n'e4  pas  remis  en  question. 
Si,  dans  ses  deux  premiers  ouvrages,  Fauteur  n'a  pas  montré  pour 
les  combinaisons  dramatiques  une  aptitude  souveraine,  ce  n'est  pas 
nne  raison  pour  désespérer  de  son  avenir  littéraire.  Je  pense,  au  con- 
traire, que  la  représentation  d'Agnès  sera  pour  le  poète  une  leçon  salu- 
taire et  féconde.  Averti  par  la  résistance  qu'il  vient  de  rencontrer,  il 
sait mainienaul qu'il  lui  res  e  encore  bien de3Sâcrists  à  deviner.  Qu'il  per- 
sévère et  Hiarche  avec  courage  dai^  la  carrière  où  Uest  entrési  heureu- 
sement; Favenir  ne  peut  manquer  de  récompenser  bientôt  ses  efforts. 

Gustave  Planchi. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  décembre  1846. 


Les  deux  tribunes  de  Paris  et  de  Londres  s'ouvriront  au  même  moment,  ou 
du  moins  à  huit  jours  de  distance,  et  Textrème  simplicité  des  formes  parlemen- 
taires chez  nos  voisins  leur  permettra  non-seulement  de  nous  rejoindre,  mais 
de  nous  devancer  dans  la  discussion  des  affaires.  Lorsque  les  débats  de  l'adresse 
commenceront  à  la  chambre  des  députés,  les  orateurs  du  parlement  anglais  se 
seront  déjà  fait  entendre.  Seule,  la  chambre  des  pairs,  surtout  si  sa  commission 
active  ses  travaux,  aura  l'initiative  de  la  discussion.  Le  cabinet  verra  sans  doute 
dans  les  débats  du  Luxembourg  une  occasion  favorable  d'exposer  avec  étendue 
les  raisons  de  sa  conduite  dans  les  négociations  relatives  au  double  mariage  de 
la  reine  d'Espagne  et  de  sa  sœur.  11  lui  sera  d'autant  plus  facile  de  faire  devant 
la  chambre  des  pairs  cette  exposition  calme  à  laquelle  il  parait  attacher  de  l'im- 
portance, qu'il  ne  rencontrera  pas  au  sein  de  la  pairie,  sur  cette  grave  question, 
de  contradicteurs  systématiques.  Si,  dans  cette  circonstance,  des  hommes  poli- 
tiques n'approuvaient  pas  tout  ce  qu'a  fait  le  ministère,  ils  ne  sauraient  avoir, 
surtout  au  début,  d'autre  attitude  qu'une  silencieuse  réserve.  Quant  à  des  pai^ 
tisans  déclarés  de  la  politique  suivie  pour  les  affaires  d'Espagne,  ils  ne  manque- 
ront pas  au  gouvernement  dans  l'enceinte  du  Luxembourg.  On  désigne  déjà 
M.  le  duc  de  Broglie  comme  devant  apporter  au  ministère  l'appui  d'une  appro- 
bation motivée.  Un  autre  vice-président  de  la  chambre  des  pairs,  M.  Barthe, 
parlerait  dans  le  même  intérêt.  L'annonce  d'un  discours  de  M.  le  duc  de  Noailles 
pique  la  curiosité. 

C'est  à  la  fois  pour  le  cabinet  un  avantage  et  une  difficulté  que  d'établir  lui- 
même  le  terrain  de  la  discussion.  En  prenant  la  parole  le  premier  pour  poser 
les  questions,  on  court  risque  d'indiquer  soi-même  à  ses  adversaires  des  c^tés 
faibles,  des  points  d'attaque,  et  de  leur  fournir  les  élémens  d'un  plan  de  cam- 
pagne. Toutefois,  dans  les  circonstances  où  nous  sommes,  la  nécessite  pour  le 


REYCB.  —  CHRONIQUE.  489 

cabinet  de  parler  le  plus  tôt  possible  domine  tout.  Les  plaintes  et  les  protesta- 
tions du  gouvernement  anglais  ont  eu  un  tel  retentissement,  que  le  ministère 
doit  être  impatient  d'opposer  à  ces  reproches  les  faits  et  les  raisons  sur  lesquels 
il  fonde  Fespoir  de  sa  justification.  Il  a  d'ailleurs,  comme  nous  Tavons  dit,  une 
msyorité  à  raffennir,  à  éclairer  :  il  faut  qu'il  lui  fasse  accepter  et  sanctionner, 
par  une  adhésion  éclatante,  la  situation  nouvelle  dans  laquelle  il  se  représente 
aujourd'hui  devant  les  chambres.  La  tâche  est  ardue  et  complexe.  On  ne  par- 
lera pas  moins  à  l'Angleterre  qu'à  la  France  :  sans  irriter  davantage  nos  voisins, 
il  faut  leur  démontrer  les  torts  qu'a  eus  envers  nous  l'administration  whig. 

Il  y  a  long-temps  que  le  discours  de  la  couronne  n'a  eu  autant  d'importance 
sous  le  rapport  des  questions  extérieures.  Le  gouvernement  y  donnera  la  mesure 
de  ses  inquiétudes  ou  de  sa  fermeté  au  milieu  des  conjonctures  délicates  où  nous 
sommes.  Nous  espérons  trouver  dans  les  paroles  que  le  ministère  mettra  dans  la 
bouche  du  roi  un  ton  calme  et  digne.  Il  y  a  deux  faits  principaux  qu'il  ne  faut 
songer  ni  à  dissimuler  ni  même  à  amoindrir,  le  mariage  de  M.  le  duc  de  Mont- 
pensier  et  le  coup  d'état  qui  a  frappé  Cracovie.  L'irritation  manifestée  par  lord 
Palmerston  ne  saurait  empêcher  le  gouvernement  français  d'attacher  au  double 
mariage  toute  sa  valeur  politique.  Si  on  était  tenté  de  s'exprimer  sur  ce  point 
avec  quelque  timidité,  il  faut  songer  que,  par  cette  faiblesse,  on  se, compromet- 
trait gravement,  et  qu'on  donnerait  de  terribles  armes  aux  adversaires  du  double 
mariage.  Quelle  est  la  thèse  de  ces  derniers?  Ils  disent  que  le  résultat  obtenu  est 
fort  mince,  et,  quand  ils  le  comparent  aux  conséquences  fâcheuses  qu'il  a  ame- 
nées, ils  triomphent.  Ils  triompheraient  bien  davantage  si,  dans  le  discours  de  la 
couronne,  on  craignait  d'insister  sur  le  caractère  véritable  de  cette  affaire.  Un 
langage  sans  franchise  et  sans  fermeté  serait  donc  une  faute  sérieuse.  Quant  à 
la  spoliation  dont  Cracovie  a  été  la  victime,  comment  le  gouvernement  français, 
qui  depuis  seize  ans  a  montré  pour  une  nation  malheureuse  une  sympathie 
persévérante,  serait-il  muet  aujourd'hui?  Ce  silence  étoufferait-il  le  cri  de  ré- 
probation qui  va  retentir  dans  les  deux  chambres?  D'ailleurs,  il  y  a  là  un  fait 
nouveau  qui  oblige  plus  encore  le  gouvernement  français  d'élever  la  voix.  Lors- 
qu'après  1830  Varsovie  succombait,  c'était  les  armes  à  la  main,  et  la  perte  de 
sa  liberté  était  l'inévitable  conséquence  de  la  défaite  de  l'insurrection.  En  1846, 
c'est  en  pleine  paix ,  sans  qu'il  y  ait  eu  révolte  de  la  part  du  petit  état  de  Cra- 
covie, qu'il  a  été  déclaré  déchu  de  ses  droits  par  la  fantaisie  omnipotente  des 
trois  cabinets  de  Saint-Pétersbourg,  de  Vienne  et  de  Berlin  :  ce  n'est  plus  une 
lutte  où  le  plus  fort  triomphe;  c'est  un  acte  de  bon  plaisir  qui  outrage  la  justice 
et  viole  les  traités.  Qu'au  moins  la  France  et  son  gouvernement  aient  pour  une 
pareille  conduite  un  blâme  qui  ne  craigne  pas  de  se  produire  et  des  paroles  d'une 
tristesse  sévère. 

Sur  ce  point,  il  sera  curieux  de  comparer  le  langage  des  deux  gouvernemens 
de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne.  Lord  Palmerston  est  dans  une  situation 
singulière.  Personne  en  Europe  n'a  parlé  plus  haut  que  lui  en  faveur  de  l'indé- 
pendance de  Cracovie;  il  a  même  cet  été  exprimé  l'espoir  que  bientôt  les  trois 
puissances  mettraient  fin  à  quelques  mesures  exceptionnelles  qui  entravaient 
cette  indépendance.  Entre  la  vivacité  de  ces  paroles  et  le  ton  plus  réservé  de 
M.  Guizot  sur  le  même  sujet,  on  a  établi  une  comparaison  qui  était  alors  tout  en 
rhonneur  du  ministre  anglais.  Aujourd'hui  lord  Palmerston  semble  s'apercevoir 


190  REVUE  DES  DEUX  1I0NI»S. 

à  peine  de  !a  catastrophe  qui  est  venue  fondre  sur  Cracovie.  On  dirait  que  la 
France  seule  est  atteinte  et  bravée  par  la  résolution  des  trois  puissances.  Nous 
verrons  si,  en  face  de  son  pays  et  du  parlement,  lord  Paknerston  pourra  conti- 
nuer d'affecter  la  même  indifférence.  Cest  la  question  d'Espagne  qui  a  le  privi- 
lège d'attirer  toute  son  attention.  Le  ministre  whig  se  propose  de  publier  une 
grande  masse  de  documens;  il  ferait,  dit-on,  imprimer  toutes  les  dépèches  rela- 
tives aux  affaires  d'Espagne  depuis  quelques  années.  Le  ministère  français  pro- 
céderait avec  plus  de  sobriété.  M.  Guizot  ne  doit  déposer,  assure-t-km,  sur  le 
bureau  des  deux  chambres  que  la  correspondance  diplomatique  échangée  entre 
les  deux  cabinets  de  Londres  et  de  Paris  depuis  la  notification  des  mariages  de 
la  reine  d'Espagne  et  de  sa  sœur. 

On  a  parié  de  mésintelligence,  de  tiraillemens  au  sein  du  cabinet  whig.  Ces 
bruits  n'ont  à  nos  yeux  ni  valeur  ni  consistance.  Lord  Palmerston  a,  dans  le 
ministère  que  préside  lord  John  Russell,  une  situation  qu'il  ne  peut  perdre  par 
le  jeu  de  quelque  intrigue.  Les  partis  en  Angleterre  ne  consentent  pas  Ikcilement 
à  se  priver  des  services  d'hommes  considérables;  ils  les  acceptent  et  les  gardent 
avec  leurs  incopvéniens  et  leurs  qualités.  Les  esprits  sérieux  n^ont  jamais  pensé 
que  lord  Palmerston  pût  tomber  seul.  C'est  vers  la  fin  dç  1847  que  l'Angleterre 
portera  sou  arrêt  sur  la  durée  du  cabinet  whig;  peut-être  à  cette  époque  sortira- 
t-il  du  rapprochement  et  de  la  transformation  des  partis  un  ministère  de  coali- 
tion dont  sir  Robert  Peel  sera  encore  la  tète. 

Nous  n'avons  jamais  hésité  à  reconnaître  dans  lord  Palmerston  un  homme 
d'état  doué  d'un  talent  remarquable;  aussi  notre  jugement  sur  sa  politique  à 
l'égard  du  fils  de  don  Carlos  n'en  doit-il  être  que  plus  sévère.  Lord  Palmerston 
donne  ici  un  bien  grand  démenti  à  ses  partisans,  qui  le  représentaient,  depuis 
sa  rentrée  aux  affaires,  comme  un  modèle  de  circonspection  et  de  prudence.  A 
les  entendre,  on  aurait  plutôt  à  lui  reprocher  aujourd'hui  une  réserve  exces- 
sive. Ses  rapports  avec  le  comte  de  Montemolin  seraient-ils  par  hasard  un 
exemple  de  celte  réserve?  Quand  le  fils  de  don  Carios  arriva  à  Londres,  il  fit 
connaitre  à  lord  Palmerston  son  vif  désir  d'avoir  avec  lui  une  entrevue.  C'en 
fut  assez  pour  que  lord  Palmerston  s'empressât  de  faire  une  visite  au  préten- 
dant. Aux  questions  du  comte  de  Montemolin,  qui  s'informait  de  quel  œil  le 
gouvernement  anglais  verrait  son  séjour  en  Angleterre,  le  ministre  whig  repon- 
dit qu'il  pouvait  y  demeurer  en  toute  sécurité,  en  toute  liberté.  Quelques  jours 
âpres,  le  comte  de  Montemolin  visita  à  son  tour  lord  Palmerston,  et  cette  nou- 
velle entrevue  dura  plus  de  deux  heures.  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  sa- 
voir en  détail  ce  qui  s'est  dit  entre  ces  deux  personnages;  mais  cette  longue 
conférence  avait  fort  éveillé  l'attention,  et  l'on  n'a  pas  tarde  à  parier  dans  le 
monde  diplomatique  des  singulières  ouvertures  que  le  ministre  whig  aurait 
faites  au  prétendant.  Est-il  vrai,  par  exemple,  que  lord  Palmerston  ait  proposé 
au  comte  de  Montemolin  de  reconnaître  la  reine  Isabelle,  et  de  retourner  à  Ma- 
drid reprendre  son  rang  comme  infant,  comme  membre  de  la  famille  royale? 
Dans  la  pensée  de  lord  Palmerston,  le  fils  de  don  Carlos  serait  ainsi  devenu 
promptement  le  centre,  le  chef  d'un  parti  considérable;  il  aurait  exercé  une 
grande  action  sur  les  cortès  et  aurait  pu  préparer  le  rétablissement  de  la  loi 
salique.  Cette  proposition  n'a  pas  souri  au  prétendant;  il  l'a  déclinée  en  repon- 
dant à  lord  Palmerston  qu'il  avait  refusé  mieux  que  cela.  En  effet,  il  y  eut  un 


UYUS.  —  CHRONIQUE.  191 

moment  OÙ  il  dëpencUdi  du  comte  de  Montemolin,  en  souâcriTant  à  certaines 
conditioBS,  d^épooser  la  reine  Isabelle.  (Test  ce  que  le  prétendant  a  rappelé  à 
lord  Palmerston  poar  lui  prouYer  quMI  ne  pouvait  adopter  le  parti  qu*il  lui  prot- 
posait. 

Le  fils  de  don  €arios  ne  veut  pas  être  traité  en  infant  d^Espagne,  car  il  s'en 
considère  comme  le  roi.  11  restera  donc  jusqu'à  nouvel  ordre  en  Angleterre,  et  là, 
avec  Pagrémenf  de  lord  Patmerston,  il  ourdira  des  intrigues,  contractera-  vm 
emprunt,  achètera  des  armes,  et  se  préparera  à  porter  la  guerre  civile  dans  son 
pays.  On  prête'  au  prétendant  des  projets  sur  les  îles  Baléares.  Il  tenterait  de 
s'emparer  de  Mînorque  et  s'établirait  à  Mahon,  qui  serait  sa  capitale,  en  atten*- 
dant  qu'il  entrât  à  Madrid.  Ce  dessein  ne  saurait  déplaire  aux  Anglais,  qui  avan- 
eeraiient  volontiers  de  l'argent  au  fils  de  don  Carlos  sur  l'hypothèque  des  Baléares. 

Le  prétendant  est  dans  son  rôle  quand  il  s'agite,  quand  il  cherche  à  résnir, 
pour  l'accomplissement  de  ses  entreprises,  de  l'argent  et  des  hommesçmais  lord 
Pahnerston  est-il  vraiment  dans  le  sien ,  est-il  fidèle  aux  devoirs  d'un  ministre 
anglais  quand  il  encourage  les  menées  du  comte  de  Montemolin?  L'Angleterre 
est  partie  contractante  dans  le  traité  de  la  quadruple  alliance,  qui  garantit  les 
droits  et  le  trône  de  la  reine  Isabelle;  lorsqu'en  1839,  don  Carlos,  fuyant  devant 
Espartero,  a  cherché  un  refuge  en  France,  il  n'a  été  retewn  à  Bourges  que  de 
concert  avec  le  gotrvemement  anglais,  qui  voulait  alors  la  paoifieation  de  l'Es- 
pagne. A  cette  époque,  lord  Palmerston  était  aux  affaires;  c'est  lui  aussi  qui, 
en  1834i,  a  signé  avec  le  prince  de  Talleyrand  le  traité  de  la  quadruple  alliance, 
et  c'est  le  même  ministre  qui,  en  1846,  accueille  et  favorise  le  fils  de  don  Carlos, 
héritier  de  toutes  les  prétentions  de  son  père  au  trône  d'Espagne  !  Lord  Pal- 
merston n'a  pas  plus  oublié  tous  ces  antécédens  que  son  fameux  discours  de  cet 
été  au*  sujet  de  Cracovie;  mais  c'est  son  caractère,  son  habitude  de  tout  sacrifier 
à  ridée,  à  la  passion  du  moment.  L'étrange  conseil  qu'il  a  donné  au  fils  de  don 
Carlos  montre  bien  le  fond  de  sa  pensée;  il  aurait  voulu  mettre  à  côté  de  la  reine 
Isabelle,  dans  la  personne  du  comte  de  Montemolin,  un  prince  factieux  qui  eèt 
été  une  menace  pennanente  pour  le  trône  de  la  fille  de  Ferdinand  Vil.  L'Angle- 
terre n'eût  pas  paru  sur  le  premier  plan;  seulement  elle  aurait  eu  dans  le  comte 
de  Montemolin  un  instrument  comme  elle  en  avait  cherché  un  dans  l'infant  don 
Enrique.  Ekf  cette  manière,  le  traité  de  la  quadruple  alliance,  sans  être  déchiré 
ostensiblement,  eût  été  tout-à-fait  éhidé. 

Entre  les  mains  de  lord  Palmerston ,  la  politique  anglaise,  qui ,  avec  d'autres 
hommes  d*état,  est  si  réfléchie  et  si  consistante,  se  porte  à  des  extrémités,  à  des 
contradiettons  qm  jettent  le  trouble  dans  les  relations  qu'on  pourrait  croire  le 
mieux  établies.  Nous  l'avons  vu ,  en  1840,  sacrifier  l'alliance  de  la  France  à  une 
aipparenee  d'intimité  avec  la  Russie;  en  4846,  il  redevient  notre  adversaire,  et 
de  phis  il  se  montre  Fennemi  de  l'Espagne  constitutionnelle.  Et  quelle  est  la 
cause  de  œéemier  changement?  Une  combinaison  matrimoniale  qui  a  contrarié 
les  vues  et  les  désirs  du  ministre  anglais.  Plus  on  y  sofige,  plus  on  demeure 
eenvaâncu  que,  dans  cette  affaire  d'Espagne,  la  France  et  l'Angleterre  se  troo*- 
ytni  surtout  <livisées  par  des  questions  de  vanité,  et  encore  c'est  seulement  l'a- 
mour^propre  de  lord  Palmerston  qui  est  en  jeu.  Depuis  la  mort  de  Ferdinand  VH, 
VAagffiiitim  aiCoortiMBmqot  agi  de  concert  anrec  la  France  pour  assurer  la  eeu- 


192  HE  VUE  DES  DEUX  HOND] 

ronne  sur  la  tête  de  la  reine  Isabelle.  Lord  Aberdeen  et  sir  Robert  Peel ,  qui 
sans  doute  ne  trahissaient  pas  les  intérêts  de  TAngleterre,  n'avaient  pas  songé  à 
rompre  cet  accord  dans  les  négociations  relatives  au  mariage  de  la  reine  Isabelle 
et  de  sa  sœur.  Parce  que  lord  Palmerston  a  eu  d'autres  pensées  ou  plutôt  d'au- 
tres fantaisies,  la  France  et  FAngleterre  sont-elles  brouillées  d'une  manière  ir- 
l*éparable?  11  serait  insensé  de  le  prétendre,  surtout  à  une  époque  où  l'union  des 
deux  premiers  gouvememens  constitutionnels  n'aurait  jamais  été  plus  utile,  plus 
nécessaire  à  la  cause  de  la  civilisation  et  de  la  liberté.  En  Europe,  l'entente 
sincère  de  l'Angleterre  et  de  la  France  exercerait  une  influence  salutaire  sur  Fes- 
prit  des  gouvememens  absolus;  elle  leur  inspirerait  plus  de  respect  pour  lés 
droits  garantis  par  les  traités.  Dans  le  Nouveau-Monde,  cette  entente  donnerait 
.aiix  interèts  européens  une  force,  une  autorité  que  V américanisme,  dans  sa 
sauvage  indépendance,  serait  bien  obligé  de  reconnaître.  Qu'on  regarde  ce  qui 
se  passe  sur  les  rives  de  la  Plata.  En  ce  moment  même,  l'honneur  de  TEurope 
y  fait  une  loi  à  l'Angleterre  et  à  la  France  d'agir  de  concert  pour  négocier  avec 
Rosas  ou  pour  le  combattre.  Nous  ne  doutons  pas  qu'un  moment  viendra  où  les 
véritables  intérêts  de  la  politique  parleront  assez  haut  pour  imposer  silence  à  des 
irritations  que  rien  ne  motive,  à  des  griefs  sans  fondemens  sérieux;  mais  il  faut 
savoir  attendre  ce  moment  avec  calme  et  dignité. 

Cest  en  montrant  une  tranquille  fermeté,  c'est  en  sachant  prendre  son  parti 
d'une  situation  qu'on  est  convenu  d'appeler  l'isolement,  que  le  gouvernement 
français  maintiendra  son  autorité  en  Europe.  D'ardens  adversaires  lui  reprochent 
de  n'avoir  aujourd'hui  d'alliance  intime  avec  aucune  grande  puissance.  D'^abord 
quels  sont  les  gouvememens  qui  s'appuient  aujourd'hui  sur  des  alliances  sin- 
cères et  positives?  Est-ce  l'Angleterre?  Apparemment  elle  ne  se  croit  pas  avec 
la  Russie  sur  le  pied  d'une  étroite  amitié,  et  elle  sait  avec  quelle  constance 
TAllemagne  se  défend  contre  l'invasion  de  ses  produits  et  de  ses  marchandises. 
Entre  les  trois  puissances  qui,  dans  ces  derniers  temps,  se  sont  entendues  pour 
accabler  la  petite  république  de  Cracovie,  il  y  a  des  causes  permanentes  de  di- 
vision. La  Russie  pèse  sur  l'Autriche  et  la  Prusse;  elle  les  intimide  et  les  domine; 
mais,  tout  en  subissant  cet  ascendant,  la  Prusse  et  l'Autriche  ne  se  dissimulent 
pas  tout  ce  qu'elles  ont  à  craindre  de  cette  alliée  si  hautaine  et  si  exigeante.  Si 
M.  de  Mettemich  n'était  pas  si  vieux,  le  cabinet  de  Vienne  serait  moins  docile 
envers  le  czar,  qui  prétend  exercer  son  influence  sur  tout  ce  qui  est  slave.  Avec 
plus  d'énergie  et  de  persistance  dans  les  idées,  le  roi  de  Prusse  ne  se  prêterait 
pas  avec  tant  d'empressement  à  toutes  les  convenances  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersboui^,  et  il  n'indisposerait  pas  contre  lui  l'opinion  de  Berlin  et  de  l'Alle- 
magne. Où  sont  done  les  alliances  sincères  et  durables?  Si  la  France  n'a  en  ce 
moment  avec  aucune  des  grandes  puissances  une  étroite  intimité,  elle  est  au 
moins  dans  une  situation  franche  et  normale  qu'elle  peut  accepter  sans  crainte. 
Sans  être  enfermée  dans  une  ile  comme  l'Angleterre,  elle  a  une  configuration 
géographique  et  une  concentration  politique  qui  lui  permettent  de  vivre  par 
ses  propres  forces.  Cest  toujours  vers  la  France  que  les  états  de  second  et  de 
.troisième  ordre  se  tournent  naturellement.  Us  comprennent  qu'il  y  a  là  une 
puissance  tutélaire  capable  de  les  protéger  contre  d'injustes  entrei>ri8es.  Depuis 
seize  ans,  la  France  né  s'est  abandonnée  ni  à  l'esprit  de  conquête  ni  à  l'esprit  de 


teVVB.  •—  GHIOHIQUJK.  i93 

propagande;  elle  a  montré  une  modération,  un  sage  libéralisme,  qui  n'ont  pas 
laissé  que  de  lui  concilia  l'estime  et  la  syn^>athie  des  pq>ulaiion&  dont  elle  est 
entoupée.  Cette  situation  est-elle  donc  si  mauvaise? 

Qu'on  la  compare  au  rôle  qu'en  ce  moment  la  Prusse  a  acceplé  dansj'affairer 
de  Cracovie.  L'ambition  naturelle  du  gouvernement  prussien  est  de  marcher  à 
la  tète  de  l'Allemagne;  il  ne  peut  s'assurer  cette  prééminence  morale. qu'en 
maintenant  avec  habileté  l'indépendance  de  la  nationalité  germanique,  t|mt  du 
côté  de  la  Russie  que  du  côté  de  l'Autriche.  H  a  tout  à  perdre  en  montrant  une 
aveugle  soumission  aux  vues  du  cabinet  de  Saint4^étersbourg,  et  en  suivit 
avec  complaisance  la  politique  de  M.  de  Mettemich.  C^cepiendant  à  cetécueiL 
que  dans  ces  derniers  temps  est  venu  échouer  le  gouvernement  prus^en  qui  a 
oublié  non-seulement  toutes  les  raisons  de  politique  géjiUTah  qui  lui  défendaient 
de  se  faire  le  complice  de  la  Russie,  mais  encore  les  intérêts  les  pUis  po8itifed«^ 
ses  populations.  H  ne  s'est  aperçu  qu'après  coup  du  domina^»  que  l'inoiMppnH 
tion  de  Cracovie  à  l'Autriche  allait  causer  au  commerce  delaSilésie.  Il  estOMiint^- 
nant  en  instance  auprès  du  cabinet  de  Vienne  pour  demander  qu'on  ait  égard  à 
ses  tardives  réclamations.  Estrce  là  une  attitude  digne  de  k  monarchie  du  gcand 
Frédéric?  Sans  doute,  c'est  sous  le  coup  de  mille  obsessions  que  le  rd  de  Prusse 
a  signé  le  traité  qui  dépouille  Cracovie  de  ses  droits.  H  y  a, eu  d'un  côté  les 
agens  russes  qui  l'ont  effraye  des  prétendus  progrès  du  communisme;  il  y  a  eu 
d'un  autre  côté  et  au  sein  même  de  sa  famille  d'ardens  détracteurs  de  toute 
alliance  avec  TOccident.  Ce  qui  manque  aujourd'hui  à  Frédéric-Guillaume,  ce 
sont  des  conseillers  aussi  fermes  et  réfléchis  qu'il  est  lui-même  mobile  et  léger,, 
un  homme  tel  qu'eût  été,  par  exemple,  Guillaume  de  Uumboldt,  tel  qu'était  en- 
core M.  de  Bulow.  Il  se  dit  à  présent  dans  Berlin  qu'avec  M.  de  Bulow  l'on  n'eut 
pas  commis  cette  grande  faute  de  laisser  prendre  Cracovie.  M.  de  Canitz,  au 
contraire,  était  resté  trop  long-temps  à  Vienne  pour  ne ,  pas  garder  une  défé- 
rence entière  vis-à-vis  de  M.  de  Mettemich.  C'est  en  sentant  le  tort  matériel  in- 
fligé au  commerce  du  Zolivcrcin  par  l'annexion  de  la  république  polonaise  à 
l'Autriche  que  le  cabinet  prussien  s'est  d'abord  réveillé.  La  position  nouvelle  que 
le  gouvernement  russe  menaçait  et  menace  encore  de  se  créer  vi»-à-vis  du 
royaume  de  Pologne  a  mis  le  comble  aux  embarras  du  roi.  l^  bruit  s'est  ré-* 
pandu  tout  d'un  coup  que  la  Pologne  entière  allait  être  incorporée  à  l'empire 
russe,  et  qu'on  lui  ravirait  jusqu'à  son  nom;  ce  bruit  a  été  démenti;  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  avait  fait  pressentir  les 
puissances  ses  alliées  sur  un  projet  qu'il  voulait  avoir  l'air  de  méditer  dans  l'in- 
térêt commun,  et,  s'il  a  reculé  devant  une  exécution  immédiate  à  cause  de$  ré- 
pugnances soulevées  par  ses  premières  ouvertures,  il  poursuit  du  moins  avec 
plus  de  vivacité  que  jamais  Tabolition  des  douanes  sur  la  frontière  polonaise  et 
la  substitution  d'un  nouveau  code  au  code  Napoléon.  On  s'est  sans  doute  trouvé 
fort  ému  à  Berlin,  car  la  première  conséquence  des  insinuations  russes  aurait 
été  une  communication  transmise  à  Londres.  M.  Bunsen,  dans  une  entrevi^e  avec 
lord  Palmerston,  aurait  dénoncé  la  marche  que  prenaient  les  affaires  sur  la 
Vistule,  et  demandé  si  TAngleterre  comptait  agir  au  cas  où  la  Russie  hasarderait 
un  envahissement  de  plus,  déclarant  même  avec  énergie  que  la  Prusse  alors 
protesterait.  Nous  souhaiterions  vivement  que  la  Prusse,  enfin  éclairée  sur  ses 
plus  sûrs  intérêts,  changeât  de  front  pendant  qu'il  en  est  temps  encore  et  com- 

Tour.   XVII.    —  SLPPLÉME-NT.  J3 


prit  qu'elle  sétrompe  en  s^appuyant  sur  la  Russie;  son  appui  tsatarél  est  à  l^oc- 
cideaft,  car  c'est  ëa  nord  que  \m  vient  tout  son  danger.  Les  Allemands  se  croient 
volontiers  plus  forts  que  les  Russes^  parce  qu'Os  les  détestent;  mais  ils' ne  les  dé^ 
Hiieiit  âvée  cette  vidlence  que  parce  qu-ils  lies^  craignent;  Maèheurcuscment^  et 
feiân  k'^tolft,  ils  isolai  aussi  vis^à*¥is  de  nous  en  grande  défiance.  /       • 

Quoi  qu^il  <ei>  aéHv  <^  s^ait  après  cette  cxynyerâatiôn  diplomatique  eiitre  le 
mkiklllaéé»9rtm^e%\eForeigilf'Offiàeq  avec  un  ton  d'autorité 

ptfti^e  dfikiellei  aurait  argué  de  àiiir  la  uouteHe  donnée  par  le  Fimes\  au*  sujet 
èa  l'inoorpeitilioii  dtt  royaume'de  Pologne;  le  CAn^itic/e^éduisaiit  Les  èhoses^à  lenr 
Iviste'féiriiléf  disAst  «pfil  a'était!  point  question  d'un  s!  étrange  ooti/r  dennalni 
et  4^  O'éMi  là  ^eulemeni  la  suite  dé  cette  lenteiCQnspiralton'cûntré  kquelte  da 
M  peutafirriap^  Avjsc^  la  leUite  d^  tralité^.  Ouaal  au  c&ttpiie  molnf  hi^-méméV  il 
k^iU^Olai^^tfini^oQ^UAe^  tant  il  était  iasen^  (mwij^)^  ^il  nef^ou^s^itipas^roë^ 
<pii8  la^Russîe^'eiqiosàlà'profoquer  contre  elle  une»eoalitlon  euix^éenne.vEaftn 
nmis  avons  ^u  dai^spes  derniers  jours  le  Chronicle  se  joindre  au  Tim^a  pour 
ré^ndi^  avec  unc)  égalo  virjulqnç^  aux  notes  de  robferv^teur  autriçhieîi^  ett 
les  allusions  menaçantes  sont  devenues  de  plus  en  plus  directes.  On  s'attaque 
non  pas  à  rAutr|6he  seule,  mais  aux  puissances  absolues  en  général;  on  de- 
mande à  l'Autriche  en  particulier  quels  argumens  elle  a  laisses  aux  puissances 
constitutionnelles  pour  engager  à  là  soumission  ses  siycts  réfructaircs  au  cas  où 
ceux-ci  manifesteraient  désormais  l'envie  de  secouer  le  joug. 

D'autres  symptômes  modifieront  peut-être»  dans  un  avenir  peu  éloigné,  les 
déterminations  dii  Foreign^^ce.  Lord  Palmerston  a  bien  pu  dire  que  c'était  à 
la  Prusse  et  à  l'Autriche  de  se  garder  elles-mêmes  contre  cette  immense  ambi- 
tion russe  dont  elles  se  sont  rendues  les  complices,  mais  il  le  disait  aussi  en  par- 
lant de  là  suppression  de  Gracovie,  même  au  temps  où  il  feignait  de  ne  point  la 
croire  réalisée  :  «  Ce  n'est  là  qu'un  commencement  et  un  prélude,  »  De  nou- 
veaux faits  sembleraient  justifier  aujourd'hui  ses  prévisions;  les  correspondances 
du  Danube  doivent  donner  à  réfléchir;  les  émissaires  moscovites  se  remuent 
avec  une  intrépidité  sans  exemple  en  Yalachie  et  en  Moldavie.  L'incorporation 
de  ces  provinces  à  l'ômpire  serait,  d'après  eux,  chose  résolue  et  très  prochaine. 
Le  consulat  anglais,  inquiet  de  cette  soudaine  explosion ,  demande  des  instruc- 
tions plus  précises.  Les  boyards  eux-mêmes,  sans  distinction  d'opinion  ni  de 
parti ,  s*eiTmient  plus  que  jamais  à  la  pensée  de  devenir  sujets  russes,  et  se  plai- 
gnent partout  de  l'audace  avec  laquelle  on  leur  déclare  qu'ils  vont  bientôt  le 
devenue.  L'écho  de  cette  agitation  est  arrivé  maintenant  jusqu'à  Londres;  M.  do 
BruBOW,  interrogé,  a  déclaré  quMl  ne  savait  rien.  Cest  justement  l'art  de  la  di- 
plomatie russe  d'avoir  ainsi  double  langage  suivant  les  lieux  et  les  circonstances  : 
ici  des  agens  d'intimidation  qui  parlent  haut  et  menacent,  là  des  agens  de  dis- 
simulation qui  se  font  modestes  et  désavouent  ou  démentent  les  premiers  pour 
les  mieux  servir.  Cependant  on  se  trahit  quelquefois,  et  il  n'y  a  pas  encore  long- 
temps que  M.  de  Brunow  disait  assez  ouvertement  pour  que  le  mot  passât  dans 
Iç  public  :  «  Les  traités  ne  comptent  que  lorsqu'ils  ne  gênent  pas.  v  La  raison 
qui  rassure  peut-être  lord  Palmerston  du  côté  des  provinces  danubiennes,  c'est 
qu'il  suffit  d^un  ukase  pour  l'incorporation  de  la  Pologne,  tandis  qu'il  faudrait 
une  armée  pour  la  réduction  des  Moldo-Valaqucs.  n  en  est  donc  à  penser  que  la 
Russie  ne  voudrait  pas  plus  que  lui  ouvrir  une  guerre  européetino. 


Nous  voulons!  eroire  autBlquerla  Russict,  cpieUetqae  Soient  ses  Convottiaes 
n-ouhliera.|»as  la  pnideiice  dont  eUe  a  su  jusqu'à  préasttt^KHnorir  son  ambition. 
EUe  comprencka  queitosp  d'impétuositév  tfop  c^'aiidafle  daas^sa  OMurch^  pou^- 
rai^Bl'Pluiôt  kût  Jùilireiqiift  la8ei!vir*  •SI  sîBoài^  <iue  soit  en  ftirope  le4<teir  àH 
conserver  la  paix,  ily  a  (ettBS  eot^epli8aBq^>.p9tt^^qV)^liK>vÛe^di^l& 
oièrertki  pli^^  gravée.  La.  Aussèe/mf^a^raii  prQi(|ir0  oi)«eiilemeiil  ttQe<àUttni^D« 
qutointfttfians  axciier  en  AUeosâSDe  w  fcri  ^'wJgnatioa  el  é^Mft^Pv-i^  m 
rignoMpas^  et  elle  éyilem^  eoiMovUant/dlialulQté^de  pv«^^ 
iéBiÀlaaos.!^TeiildottiU>  eslÂncoatèslable^p^  terofiroidissweiiUijiiiwiué'MtfB 
btFEanttb  e^r^Aiog|6la«e«l'a^^iAaitlieé«to 

dfeta!l0%iéoinSifâohe«iideiii|K)lU^^  suirieià  iKitre^éf^  pflr  k}i4  MfaatttttMii. 
A  Ifasofe^ull^s^  lô>ui»iBMwk%f,  auquel  les  ph)j«to  4e^la  flUS^IHèpiHM  <M 
l^iaquiéliiM^'Pein  iWohnsi»re4)ue^  salis4è<  vouloir  /  îl^W^séitfBdènidè^tiiiw 
fotirdgem6&8indlfeéis  ;àtiene^«iBèitie^^ 

lesîatéi^aeè^phik ékiréa/^mme lèsiMiP^  fÔMIh;  saht  éfa  soillti 

fraiii^e  parf  ettrèmé  ih>ideiirtpii^règtié  <to}iouH111ttf ^M  M  PMu^  et^i^é^ 

L'fiipagtie  tient  de  tertnihiBr  sésr  «^rectidn^s,  e(  lésnamf^  db  Ità  tnonârt^ié  repté-^ 
sentattîve  der  ht  reine  Isabelle  ifënt  pa^à  se  j^attidre  dtf^ésultk(.'t;é  [^ff  moM 
défé  a  une  nia^oirite  Inootitestablé,  et  il  y  àurA  àa'  sein  désf  COftès  we  ot>po^k)nl 
qui  sera  Poigane  cofiStHtftiotmél  du  parti  progressiste.  Ad  (bnd,  ccftt^  SifOàticfÉ 
est  bonnèr  elle  dénote  qtie  dans  la  PéniasvAe  des  mœurs  politiques  isommenceni 
à^  se  fbrmet^r  On  à  pu  "vent  que,  livrée  à  elloimême,'  HEspagne  m  voif Utit  pft»  te-^ 
tomber  dans^rànardiie.  Maintenant  c^est  au  pàvti  modère,  qot  tevfeâlen  ma)cP 
rite  atrx  certes,  d'organiser  sa -victoire,  de  l«  fécbnder,  et  ilasnrtice  poittt^dëél 
devdfrs'd'àutànt  plus  graves  à  remplir,  qu*il  se  trouve  enr  fàcedfn»  ministère  en 
pleine  dissolution.  Tout  èe  qu'à  pu  fàirte  le  èabinet  présidé  par  M;  IstùritK,  c'a 
ètè  dé  rester  débout  jusqu'à  la>  fin  de  Tépreuve  électottile  :  il  buvrirà  les  coftès; 
mais,'  td  qu'il  est,  11  n*d  plus  d'avienfr  devait  lui.  Il  (kut  maintenant  que  te'  maw 
jorité  se  con^tue,  et  que  de  ^n  seirt  sorte  un  ministère  qui  gaidera  qnékfèed 
hommes  distingués  de  Padministration  actuelkf,  èh  les  associantà  deSnoms  nou^ 
veaui.-     -      •    •     •     • 

tTëst  ce  que  le  parti  modéré  a  compris.  Déjà  dés  réunions  préliminaire^  oui  etl 
Hèù  entré  un  grand  nombre  de  députés  conservateurs;  on  s'y  est  entretenu  de  la» 
nécessité,  pour  le  parti  modéré,  de  ne  pas  se  divistgr  par  des  nuances^  par  des 
diSsetittmensJmpoîitiqûes,  au  moment  où  les  progressistes  présentent  une  mi-=* 
noHté  imposante.  Les  progressistes  auront  d'aillcurâ,  dans  les  conès^  debriHans 
orateurs,  et  chez  un  peuple  que  les  émotions  parlementaires  n'ont  pas  encord 
blasé,  l'éloquence  peut  avoir  la  puissance  de  déplacer  la  majorité.  M;  010^* 
zaga  va  reparaître  snr  la  scène  politique.  Les  modérés  doivent  donc  serrer  leurs 
rangs,  et,  quand  ils  auront  étouffé  toutes  les  divisions  qui  séparaient  lespurita^ 
des  conservateurs  proprement  dits,  U^  devront  songer  à  porter  au  pouvoir  un 
cabinet  habile  et  fort  qm  sache  tenir  compte  dé  toutes  leS  modifications  qu'ont 
stibids  les  hommes  et  les  choses.  Le^  conservateurs  espagnols  sont  appelés  aùjowr*- 
d*hui  à  comprendre  ce  qu'a  phisîeux^  fois  reconnu  partni  nous  le  parti  conserva-^ 
tcnr  '/c'est  que  la  force  politique  ri^est  pas  dans  l'immobilité,  mais  dads  l'art  de 
marcher  à  propoà  avec  Topinion  d'un  paysw  Sur  les  Uales  qui  ont  dâ}à  couit 


406  Mvufi  i^mtfxjx  nemM. 

à  Madrid  pour  la  composition  d*uii  nouveau  miaist^,  on  afli>i^rs  renutr^ 
que  Tabsence  du  nom  de  M»  Isturitz.  Le  président  du  conseil  est  décidé  à  la 
retraite;  il  sent  qu'il  s'est  usé  par  les  services  pièmes  qiik'U  a  rendus.  Il  partage 
d^aiUeurs  aujourd'hui  jusqu'à  un  certain  point  l'impopularité  qui  s^i^ttaetkeà  la 
reine  Christine,  dont  il  a  docilement  accepté. et, ^nivi  la, dii'ection  4M>litique.  H 
8eml)lait  qu'après  l'éclatant  dénouement  4u  do^hte  mariage»  Topinion  eut  dû 
savoir  gré  à  la  teine, Christine  d'un  résulta  q\4^t  en  partie  soUjOuvrage.  il  n'en 
est  pas  ainsi.  L'|Sspagne  voit  avec  défiance  et;irr^iQn,la  i^inermère  inlervemr 
dans  le  gouvernement.  Elle  ne  lui  pai^onne  pas  d?iivoir  fui^ibi^icadné  le^ang  et 
les  prérogatives  d^îqoen^)resd^  la  fap^ille  rpîw^^.pouiîM,eff4anS|<iU''elte«  eu* 
après  la  mort  de  F^]*dinaiid  VU,  et  eUe  n'a  p^,|de(recop|iaMwiej9  p(9uri|'liabi* 
leté  avf^^i^uu^l^  cçttç  pii^cesse  ^9^  dan8,ees^  ^den^ier^tempi^t  assuré  au  trène  de 
isa  àhé jl^apjpui  dejlj^ j^^  C^tte  habil^t^#er#.4e.plufteii jp^-^onM^  itme* 
^ur^  que  rbi^foi^e  /\n  (^oifble  manage  ^a, jïOipïue  dans  ijous^aes  détail».  Si  la 
veuve  de  l'erfili^nd  vp^n'e^t  pf^  une  pirioçiç^s^  popul^re,  cAlejaura  unerplaoe 
par^u^s'I;çinef  pptiti({ue^<i^njtri^^  >     >  i     •     < 

Cest  une  singulière  guerre  civile  .qu^çeD^4ont,  le  Portugal  est  le  thééife% 
I>es  s^m^a^e^,  dqa  n^^i^  ^  pajsaep^  «aps.  que  la  $it«MitiQn.  4esi  paTti$.  sott  modifiée, 
et  Ton  jr^tro^ve  ^  i^  qi^i^  place  Sfiliianha  et  Pas  Antas.  Le  gouvereeoaent  |K>t^ 
tugais,  en  supprimait  le$ Jojn^^fux^  4'est  d'ailleurs  réservé,  le  ^btntde  ne  publier 
que.  le^  nouvelles  qui  lui  çonvi^up^t;  ausiH  à  Li^nnetce, n'est  que  par  l'Ssf 
Ipagne  qu'on,  appiiend  unpeu  ce  qui  se  passe  dans  les  j^vince^  insurgées.  Dans 
ce3  derniers  temps,  le  parti  de  la  reine  a  paru  reprendre  plus  d'ascendasit.  11  ar^^ 
rive  chaque  jour  à  Lisbonne  quelques  soldats  qui  abandenaentla^aiise  de  l'ior^ 
surrection.  U  y  a  trois  mois,  les  insurgés  étaient  presque  maîtres  de  tout  le 
royaume,  sauf  la  capitale  restée .  fidèle  à  la  reine;  cependant,  malgré  cette  feroe 
apparente^  ils  n'ont  pas  osé  livrer  de  bataille  décisive.  U  faut  ^jouter  aussi  qu'a<» 
près  avoir  donn^  l'exemple  de  l'ordre  et  du  respect  de  la  propriété,  les  insurgés 
ont  fmi  par  se  livrer  à.  des  actes  de  bar^>ajrie  qui  leur  ont  aliéné  l'esprit  de  lapo-* 
pulation.  On  aura  une  idée  de  l'état  du  Portugal  quand  on  saura  qu'il  est  fort 
danger^x  de  s'aventurer  à  trois  lieues  de  .Li3bonne. 

La  guerre  civile  est  non-seulement  pour  les  pays  qu*elle  désole  un  cruel  iléan, 
mais  elle  acQu^  et  montn^.  s^usjin, triste  jour  le  caractère,  l'état  moral  des 
peuples  chez  le^uels  elle  sévi;t*  Nous  ne  sommes  pas  aurpris.de  la  chaleur  avec 
laquelle  le  chef  j^espojisable  du  gouvernement  grec,  M.  Goletti^  a  repoussé,  dans  sa 
réponse  à  une  note  de  IcMxl  Pahnerston,  des  aUégationsii^urieuses  pour  le  peuple 
grec.  Pans  une^dép^ç  où  l'on  chercl^t  en  vain  quelque  trace  de  la  sympathie 
qu'uni  gouvei;nement  comme  celui  de  l' Angleterre  devrait  avoir  pour  Injenne 
monarchie  ppnstitutionnelle  de  la  Grèce,  lord  Pahnerston  avait  accusé  le  geiH 
v^mement  grec  d'encourager  par  l'impunité  le  brigandage  et  l'anarchie.  M.  Co- 
letti  a  répQudu  avec  une  louable  dignité  à  des  imputations  aussi  étranges  :  «Je 
doia^  a-ttil  dit,, exhorter  le  gouvernement  de  sa  majesté  britannique  à  ne  pas  se 
permettre  des  accusations  dont  l'impartialité  même  la  plus  méticuleuse  fait  im- 
médiatement justice.  »  n  est  un  fiait,  au  reste,  qui  répond  victorieusement  aux 
malveillantes  assertions  de  lord  Pahnerston  :  c'est  que,  pendant  la  maladie  du 
président  du  conseil,  une  tranquillité  profonde  n'a  pas  cessé  de  régner  en  Grèoe*^ 
M,  Coletti  a  donc  su  imprimer  à  l'administration  des  haftntudes  de  vigilance  et 


une  fbrce  capàMe  dé  réj^rîtrter  rcsprit'  de'  déiioMrè.  \\j  aTait  eu  cependant  de^ 
tentatives  pout 'ébràrtter  la  confiance  des  populations  dans  la  stabilité  du  gou- 
Ternietnént.  L^  adVerSaifeS  dt;  M/Coletfi  âraieht  répandu  le  bïiiît  que  son  état 
étalt^éséspét^yet  èfà^lé  î^lla^'auraft  d'autire  pa^rt^  à  prcndi^  que  de  se  jeter 
dans  !lM?  bt^  de  f  dpipbsRion .  "Siaf  quelques  points^  ce  langage  abusa  les  èspritis,  et 
Pbn^tft^'fbtifûer  deslbandeâ'd'ètgitateurs;  ell'és  ftli^nt  prom^temciit  dispersées. 
M;  Cdletfi  al  §ans' dotttfe  eti  ce  Wctoent  rtpris  les  affaires.  Pekidairtsa  cotiVàleS- 
eenf«,  il  ate^u  rtoti-séulemfenfdii*  mij-rtaîs  de  teinte  là  société'  d'Athènes,  les 
témoignages  dMÔtèrti  les' plus  hônoraMes.  La  chambre  dés  député^  à  consacre 
ta preniièi^'  qulnteîilè'Më  décctobit  A^  Itt'di^ussiiôn'de  fàdfie  en  t^pôiîse  au 
tKéediirs  déf  la'^dû^tfnèi'Oft'^ètit  fethàh^uèfti^/e  la  dotbbissîôn^^^^^  à  réclî^é 
ykdwattè  a  iiftl^  suîfiléS^pî^ôs^c  ragricultûré'ct  sui^ccin^  y^^ 
cbatide;  î^  tfàk  ^moig^èni  hatirtetnett;  dit-^lle,  dé  là  trànqtÀliy  ^ii^têrléWe  et 
diB  ht  sé(?urhé^  au  seiti  dfe  laquelle  se"  développent  lès  trâVàlii  du  peùpie^*  »  C'est 
une  tadUveHéréponse  aux  accusations  de  lord  T^lmei^tèW,  èôhiniè  Ta  fait  clai- 
rement entendre  le  rapporteur  de  làtîomtni^iôi'i',  îi.  Côrphiotàkî;  qui  s*esi  ex- 
primé sur  ce  sujet  dëFicat  arec  une  grjntte  Cohvenancef. 

Les  symptômes  <^e  nôbs  remarquions  dérnièrenïènt  dans  la  sitiSiatiôn  finan-* 
dère  sdwt  restés  à  pefu  près  1^  thèmes.  Nousi  avôtts  de  plus  à  signaler  lé  paie- 
ment des  arrérages  du  3  pour  100  qui  vient  "d^avoir  lieu,  et  les  verSemèns  dans 
les  caisses  d^épargne  que  l'époque  des  étrennes  rend  plus  considérables.  Ce  sont 
làdés  motifs  ré^s  d'amélioration  dans  les  cours,  car<ces  fonds  entrent  aussitôt 
da&s  la  circulaiton  et  cherchent  leur  placement.  S'il  y  a  en  quelques  mouve- 
nens  de  baisse  stir  la  rente,  les  chemins  dé  fer  n^ont  pas  suivi  cette  impulsion, 
car  les  compagnies  continuent  d'espérer  que  fadminlstration  leur  viendra  en  aide 
en  les  dispensant  de  divers  embranchemens  et  en  prolongeant  la  durée  des  con- 
eesBîons.  11  ne  faudra  pas  s'étonner  que  ces  nouvelles  deitiandes  des  compagnies 
ne  passent  pas  Sam  réflexions  et  sans  critiques.  Les  partisans  de  l'exécution  des 
chemins  de  ier  par  l'état  ne  négligeront  pas  cette  occasion  de  rappeler  les  avan- 
tages de  leurs  systèmes.  Dans  les  chanibrés,  on  a  aussi  signalé  à  l'administration 
l'inconvénient  d'entreprendre  trop  de  travaux  à  la  fois,  soit  au  nom  de  l'état, 
soit  par  Tindostrie  privée.  Les  nouvelles  demandes  des  compagnies  démontrent 
ju^u'à  on  certain  point  la  sagesse  dé  ces  avis.  Toutefois  la  nécessité  d'achever 
oe<iui  a  été  commencé  domine  la  situation.  On  ne  peut  priver  dès  compagnies 
sérieuses  qui  O0t  déjà  versé  des  capitaux  considérables  dès  secours  qui  leur  sont 
indispensable^  pour  continuer  leurs  entreprises.  L'état  he  saurait  reftïser  sa  pro- 
tection k  rindustrie  privée  après  l'avoir  lancée  dans  là  carrière.  H  s'est  produit; 
dans  les  derniers  mois  de  l'année  qui  expire  aujourd'hui,  un  Ihit  ^sscz  nouveau 
peur  nos  mœurs  publiques.  L'économie  politique  a  érigé  des  tribunes  dans  le 
pays,  et  a  tenté,  dans  l'intérêt  de  la  doctrine  du  libre*échange,  une  (kïité  agita- 
tion. Cest  surtout  à  Paris,  à  Bordeaux,  à  Marseille,  que  les  libres^éhàUgistes 
ont  été  entendus  avec  faveur;  on  compte  parmi  eux  des  économiste^  fotl- distin- 
gués, comme  M.  Michel  Chevalier,  M.  Léon  Faucher.  De  leur  côté,  léà  ()art2éb!ns 
du  système  protecteur  n'ont  pas  pensé  qu'ils  devaient  se  résigner  en  ^itence  à  la 
révoUiHon  commerciale  dont  on  les  menace.  Eux  aus^  ont  fbrmé  dés  réunions, 
des  associations*  Sur  les  différens  points  de  la  Frande,  en  Alsaéé,  en  Lorraine, 
es  Champagne,  en  Normandie,  à  Lille,  à  Toulouse,  les  protectionnistes  ont  élu 
des  représentans  chargés  de  rédiger  des  mémoires  et  des  protestations  en  faveur 


de^  rindustric  nutioaalç.  Voilà  donc  une  taste  di9(Sissk»i  préliminaire  organisée 
avaot  tout  débat  dans  les  çhanUii^.  C'est  une  enquête  spontanée  queies  inté- 
rêts en  jeu  se  sont  eux-ip^meschacgés  de  dresser  et  qnî  appeilavaau  paièement 
d'utiles  lumiè|!;es.  U  restera  aux  chambres  à  soumetlte  KmacosiiBits  et  touletGes 
théories  à  une  appréciation  supérieure  en  se  plaçait  Aon  patitlelr^poist  4»  vue 
exclvsifde  lléconomie  periUklJûfiuei  mw  en.  prenant  position  dans  les  krges^ioîe» 
du  bon  si^s  pratique^  ;  . 


■u. 


Lorsqoéli.  Cousin  entreprit,  11  y  a  quelques  années,  de  reproduire  pour  le 
public  de  niosjoiirs  les  leçons  cJe  sa  jeunesse,  plus  d'un  ami  de  la  philosophie  Iç 
vit  aVec  quelque  regret  i^^engager  dans  une  entreprise  qui  paraissait  plus  diffi- 
cile que  gkirieusé/Quelques-uns  même  étaient  persuadés  qu'un  labeur  si  ip-. 
grat  ftitiguerait  bientôt  Te  vif  esprit  qui  se  l'était  imposé,  et  qu'il  s'arrêterait  en 
route.  M.  Cousin  a  tenu  ferme,  il  est  allé  jusqu'au  bout ,  et  ce  n'est  pas  sans  une 
satisfiBÙ^on  secrète  et  bien  légitime  qu'il  pr^nte  aujourd'hui  à  ses  amis  et  au 
pidylic  les  cinq  volumes  où  son  premier  enseignement  reparait  tout  entier  à  la 
lumière. 

Parmi  ces  leçons,  dont  l'imposant  ensemble  forme  sans  contredit  un  àe&  out' 
vrages  les  plus  considérables  de  notre  temps,  nous  signalerons  particulièrement 
à  l'attention  du  public  philosophique  celles  qui  composant  le  quatrième  et  le 
cinquième  volumes,  l'un  consacré  au  père  de  la  philosophie  allemande,  Emma- 
nuel Kant,  l'autre  à  la  philosophie  écossaise,  représentée  par  trois  grands  per-  , 
sonnages,  Hutcheson,  Adam  Smith  et  Reid.  M.  Cousin  prend  une  position  très 
nette  et  très  ferme  en  face  de  ces  deux  écoles  qui  ont  entre  elles  beaucoup  plus 
d'analogie  qu'on  ne  le  soupçonnerait  au  premier  coup  d'œil.  Un  premier  trait 
qni  leur  est  commun  et  qui  les  rattache  étroitement  à  la  pensée  générale  du 
xvm«  siècle,  c'est,  à  des  degrés  divers,  une  sorte  d'horreur  pour  la  métaphy- 
sique, n  faut  convenir  que  le  siècle  précédent  en  avait  singulièrement  abusé.  Reid  , 
et  Kant,  comme  la  plupart  des  grands  esprits  de  leur  temps,  n'ont  foi  qu'à  Ti^jt- 
périence,  à  l'analyse,  et  leur  métaphysique  se  réduit  à  une  anatomie  plus  ou 
moins  profonde  de  l'esprit  humain.  Mais  il  est  au  sein  môme  de  l'esprit  humain 
des  idées  sublimés,  lies  aspirations  puissantes,  de  nobles  pressentimens,  qui  ré-;, 
lèvent  et  l'emportetit  comme  en  dépit  de  lui  hors  des  limites  de  l'ep^périence,  et 
le  conduisent  à  cette  région  supérieure  où  habite ,  avec  la  justice  infaillible  et 
l'élert^èné  beauté,  le  type  absolu  de  la  perfection.  C'est  ici  que  le  grand  moraliste 
qui  a  éfc'rit  la  Cfitîque  de  la  Raison  pratique^  aussi  bien  que  le  père  de  la  phi- . 
loiiôphlé  dû  sétis  commun,  protestent  hautement  contre  le  sensualisme  iiçpie  et 
dég^aflànt  de  léuV  époque.  Tous  deux  entreprennent  d'arracher  au  scepticisme 
le^tlémés  morales  et  religieuses;  mais  tous  deux,  hélas!  et  c'est  un  dernier  nœud 
qui  les  rapproche,  n^ârrivent  à  ce  noble  but  qu'en  prenant  des  chemins  détournés 
et  en  évitant' jîlué  d'Aline  fois  dans  leur  route  la  logique  inflexible  qui  leur  barre 
le  passage.   ^  ' 

Hâtons-nous  de  dire  que  ce  caractère  d'inconséquence  es^  beaucoup  plus  for- 
(t)  Cinq  volumei  in«lS,  chez  Ladrange,  quai  des  K\kp»^m4 


ftIVOi.  ~  CHR0)«1QIE.  199 

tetùententprômt  tlàns  Is  doctriaè  de  Kant  (fue  dans  là  philosophie  moins  pré- 
cise, moins  systéfUattqnie,  et  eti  même  temps  plus  sohrc,  plus  sensée,  plus  com- 
prâhenave  des  sages-de  f&osse;  mais  il  ne  fkut  pa[s  que  les  ttiêrites  excelleris 
de  cette.  é6cde  d^hômmesde  bien  nous  fermant  Itô  yeux  sur  ses  défauts.  M.  Ébn- 
sin,  qtti  né  se  répent  m^eoient  d*^ayoir  été  îong-témps  et  de  rester'  encore 
éeesttds  à  plus d'ttnifiti^,  li^hésltè ^^  à^  tdtimer  eontn»  ses  mftHl^è,  quiitilâ  il 
les  voit  succomber  à  Fesprit  de  leur  siècle,  et  ne  pas  tenir  d*adé  îiiftln  àsséi^ 
fettiie  ce  dépM  de  vérités  saintes  que  la  Providence  a  mis  sous  la  garde  des 
grandes  philosophies. 

L'idée  fondametita}i|^^  (të^le  4Q^)|$lâ0^  c'esH  de  tmmKtflir  dans  les  sciences 
morales  ht  mféthodcf  dès  sciences  ]|>fa|yiii|iies,^tH:elle  idée  est  excellente,  pourvu 
qn'oti  né  Fexàgère  pas.  Ci*,  fl  e^  incontestahle  que  les  écossais  l^'oijt  ^ca^ér^^.  et 
(Afe  cii^  eiCàâêfîttîdn'  a  T^'pàndu ,  à  leur  itisu ,'  au  cœilr  même  de  leur  psyçho- , 
fc^e,  ac^  gcrmc^  de  sccpticisirife  qui  h'oht  pas  tardé  à  paraître,  lies  sciences 
physit^ùe^  ont  en  effet,  depuis Newtoiï,  ce  caractère  distihc|ifj  de  rechercher, 
non  lés  eattsès  deâ  phénomènes?,  itiais  amplement  leurs  ibis,  ftieu  do  plus; 
qtt'eBes  mànfent  Tobservatidn  où  le  caliciil,  qu'elles  se  Servent  de  l^'expérimen- 
taidon  directe  ou  de  Vanalogie,  elles  ùe  visent  jamais,  si  haut  que  Tinduction 
les  conduise,  qu*à'  un  seul  biit  :  généraliser  les  faits  particuliers.  Ce  qu'il  y  a  ou 
cd  qu'il  peut  y  avoir  derrière  les  faits,  pourquoi  et  comment  ils  se  produisent^ 
quel  est  le  nombre,  la  nature  et  le  mode  d'action  des  principes  invisibles  d'où 
ils  émanent,  c'est  ce  que  les  sciences  physiques  ne  se  demandent  pas,  ce  qu'elles 
font  profession  d*ignorer  invinciblement.  Transportez  strictement  cette  méthode 
éans^les  ifelenfces  morales,  le  résultat  est  évident  :  c'eét  le  scepticisme,  du  moins 
en  matière  de  métaphysique.  Gommeiit  une  mét'iiode  qui  prétend  bannir  de  la 
sei^Bee  tonte  recherdie  sur  la  nature  des  causes  pourrait-elle  aborder  le  problème 
4e  la  nature  de  Tnsat  humaine?  Et  sicTest  déjà  pour  elle  une  inconséquence  ou  au 
moins  «ne  témérité  de  rien  affirmer  sur  cette  humble  cause  que  nous  sommes, 
qne  devie&dra-t^Ue  en  foce  de  la  cause  souveraine  qu'un  intervalle  iuûni  sépare 
de  la  région  de^  phénomènes,  et  qm  nous  accable  de  l'incomparable  grandeur 
de  ses  attributs?  Si  les  écossais  eussent  été  parfaitement  conséquens,  s'ils  eussent 
vu  parfidtement  dair  dans  leur  principe,  si  le  bon  sens,  qu'ils  avaient  pris  pour 
maître,  ne  les  avait  pas  ramenés  dans  des  voies  meilleures,  loin  de  résoudre^ 
comme  ^  Tont  fait,  avec  une  sérénité  et  une  candeur  admirables,  les  problèmes 
laéCaphysiques,  ils  n'auraient  pas  même  eu  le  droit  de  les  poser.  Cest  ce  que 
IL  Cousin  démontre  avec  une  grande  vigueur  de  dialectique,  jointe  à  une  mo^ 
dératioD  de  bon  goût. 

n  montre  à  merveille  que,  si  la  méthode  des  sciences  morales  a  ce  point  com^ 
mun  vroc  celle  des  sciences  physiques  de  s'appuyer  sur  des  faits,  ello  en  diffère 
de  tonte  la  différence  de  ces  faits  mêmes  et  des  procédés  qui  les  recueillent  et  les 
fécondent.  Les  sens  et  la  physiqjue  ne  sortent  pas  du  cercle  des  phcnonièues;  la 
conscience  atteint  les  causes  :  elle  saisit  en  effet  dans  leur  opération  mùme  les  fa- 
cultés de  rétre  qu'dle  observe,  et  non^^seulement  ces  facultés,  mais  aussi  le  sujet 
dont  dles  sont  la  vie,  principe  un  et  identique  dans  la  variété  et  la  mobilité  de 
ses  formes,  cause  primitive  qui  devient  pour  nous  le  type  de  toutes  les  causes 
extérieures,  pour  être  bientôt  le  solide  point  d'appui  sur  lequel  la  raison  nous 
élèvera  jusqu'à  la  c^use  des  causes,  dernier  principe  de  tous  les  phénomènes  et 
de  toutes  les  evtsteices. 


200  REVUE  DES  DEUX  HOIIDES. 

Voilà  une  esquisse  des  différences  profondes  qui  séparent  la  conscience  des 
sens»  les  faits  psychologiques  des  faits  sensibles,  la  méthode  des  sciences  natu- 
relles de  celle  qui  appartient  en  propre  à  la  philosophie.  L'école  écossaise  a  pro- 
clamé la  vraie  méthode;  elle  Ta  appliquée  avec  sincérité,  et  souvent  avec  finesse 
et  avec  bonheur,  à  l'analyse  des  facultés  de  Tame;  mais  elle  n'en  a  bien  connu 
ni  le  génie  propre,  ni  la  haute  portée,  ni  les  plus  grandes  applications.  (Test  par 
là  qu'elle  se  rattache,'  comme  l'école  de  Kant ,  à  l'esprit  dominant  du  xvm*  siècle, 
c'est-à-dire  à  un  esprit  d'empirisme  et  de  scepticisme  contre  lequel  elle  proteste, 
mais  qu'elle  subit.  En  signalant  ce  commun  défaut,  plus  ou  moins  déguisé, 
dans  deux  glorieuses  écoles  dignes  de  tous  nos  respects,  M.  Cousin  marque  avec 
fermeté  sa  propre  direction  philosophique.  11  emprunte  à  Kant  et  à  Reid  leur 
méthode,  ou,  pour  mieux  dire,  il  les  rappelle  l'un  et  l'autre  à  la  méthode  véri- 
table, que  tous  deux  ont  héritée  de  Descartes,  mais  dont  ils  n'ont  fait  que  des  ap- 
plications tantôt  infidèles  et  tantôt  insuffisantes.  Pratiquée  avec  plus  de  largeur 
et  d'exactitude  par  des  philosophes  élevés  à  la  grande  ^le  de  l'histoire,  éclairés 
par  les  erreurs'de  leurs  pères  et  affranchis  désormais  de  leurs  passions  et  de  leurs 
luttes ,  la  méthode  de  Descartes  devient  capable  de  fonder  une  métaphysique 
aussi  ample  que  le  cœur  et  l'esprit  de  l'homme,  qui  satisfasse  à  tous  ses  besoins 
et  réponde  à  tous  ses  vœux,  qui  explique  les  orageuses  vicissitudes  de  son  passé, 
et  justifie  en  la  réglant  son  immortelle  aspiration  vers  le  bonheur  et  vers  le  bien. 
Telle  est  la  pensée  qui  domine  cette  forte  critique  de  l'école  aUemande  et  de 
l'école  écossaise,  et,  en  général,  tout  l'enseignement  de  M.  Cousin.  Les  philo- 
sophes ne  seront  pas  les  seuls  à  goûter  ses  leçons  :  tous  les  amis  de  la  langue 
française  y  admireront  un  style  que  la  maturité  seule  d'un  éminent  écrivain  a 
pu  porter  à  ce  degré  de  correction  savante  et  d'exquise  pureté. 

—  Parmi  les  obstacles  qui  s'opposent  en  France  au  progrès  des  études  alle- 
mandes, il  faut  compter  au  premier  rang  la  difficulté  même  d'une  langue  dont 
le  génie  capricieux  se  prête  singulièrement  aux  innovations  et  aux  témérités  in- 
dividueUes.  H  a  fallu  le  double  concours  d'une  vaste  érudition  et  d'une  rare  par 
tience  pour  dénombrer  et  classer  dans  le  Dictionnaire  de  l'abbé  Mozin  les  ri- 
chesses un  peu  confuses  du  vocabulaire  allemand.  Aujourd'hui,  cependant,  le 
fhiitde  tant  d'efforts  pouvait  être  perdu  si  on  ne  réussissait  à  mettre  le  Diction^ 
naire  Mozin  au  niveau  de  la  génération  actuelle.  Revoir  et  augmenter  ce  volu- 
mineux lexique,  c'était  une  tâche  qui  pouvait  à  bon  droit  effrayer  plus  d'un  phi- 
lologue, et  devant  laquelle,  cependant,  un  savant  professeur  de  l'université  de  Tu- 
binguc,  M.  Pcschier,  n'a  pas  reculé.  Grâce  à  lui,  le  Dictionnaire  Mozin  (1)  re- 
devient un  ouvrage  usuel,  un  guide  précieux  pour  la  connaissance  des  deux 
langues.  L'auteur  de  ce  curieux  travail  a  rendu  un  vrai  service  à  tous  ceux  qui, 
sur  les  deux  rives  du  Rhin,  s'attachent  à  resserrer  les  rapports  des  littératures 
française  et  alldnande.  La  réimpression  du  Dictionnaire  Mozin  est  d'ailleurs 
exécutée  avec  le  soin  qui  recommande  toutes  les  publications  de  la  librairie  Cotta. 

(1)  Dieiionnaire  eompM  des  langues  française  et  allemande,  par  Fibbé  Motiii. 
3«  édition,  revue  et  augmentée  par  M.  Peschîer;  i  vol.  in-io,  librairie  Cotta,  à  Stuttgart 


y.  DE  MaES. 


NELSON 


JERVIS  ET  COLLINGWOOD, 


ÉTUDES  SUR  LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITINL 


I.  —  The  Dispatches  and  Letters  of  vice^dmiral  riscouot  Nelson. 

—  Londres,  1845-1846,  7  vol.  in-So.  * 

n.  —  The  Letters  of  lord  Nelson  to  lady  Hamilton,  9  toi. 

m.  — •  Hemoirs  of  admirai  the  rigbt  bon.  the  Earl  of  Saint-Vincent.  — 

Londres,  1844,  3  vol. 

I  T.  — A  Sélection  Crom  the  public  and  priv^le  Correspoodence  of  vice-admiral  lord  Colliogiroo4« 
interspersed  with  Hemoirs  of  bis  life,  by  6.  B.  Newnbam  Colliogwood;  2  vol. 

y.  —  Préeit  kiitorique  de  la  Mt^rine  françaite,  par  M.  Cbassérian.  —  Paris,  1845. 

YL  —  Docamens  inédits  des  archives  de  la  marine. 


SIXIEME  ET  DERNIÈRE  PARTIE. 
LA  MABINB  DOÉIULB  ET  LA  MABINB  BSTAGNOLB.  —  TBAFAL6AB. 


I. 

La  révolution  française  avait  triomphé.  En  acceptant  le  traité  d'A- 
miens, le  dernier  de  ses  ennemis,  le  plus  implacable  et  le  seul  qu'elle 
pût  redouter  encore,  l'Angleterre,  venait  enfin  de  déposer  les  armes. 

Quelles  avaient  été  les  conséquences  de  cette  sanglante  collision? 
quelle  était  la  situation  respective  des  deux  adversaires  au  sortir  de 
cette  lutte?  L'Angleterre  restituait  à  la  France  toutes  les  colonies  qu'elle  ,  ^  . 

TOME  XVU,   —   15  JANVIER   1847.  14  >^^' '   \ 


V» 


'•i      i- 


tOS  Uy  UK  DES  DEUX  MONDES. 

lui  avait  enlevées  pendant  la  guerre;  des  possessions  ravies  à  nos  alliés^ 
elle  ne  conservait  que  la  Trinité  et  Ceylan,  faible  accroissement  de  ter- 
ritoire qui  ne  semblait  rétablir  qu'imparfaitement  Téquilibre  entre  les 
deux  puissances;  mais,  si  la  France  avait  reculé  ses  frontières  sur  le 
continent,  l'Angleterre  de  son  côté  avait  acquis  l'empire  absolu  des 
mers.  Par  des  efforts  prodigieux^  elle  avait  porté  son  matériel  naval 
à  189  vaisseaux  de  ligne;  cdui  de  la  Fraise  était  descendu  à  47.  Sur 
ces  189  vaisseaux,  l'Angleterre  en  comptait  126  à  tlot;  les  ports  français 
en  renfermaient  36  à  peine.  Dans  cette  augmentation  de  la  marine  an- 
glaise, 50  vaisseaux  de  ligne,  capturés  sur  la  France  et  sur  ses  alliés, 
figuraient  déjà  pour  une  |>art  considérable,  et  pourtant  ce  chiffre  de 
80  vaisseaux  ne  comprenait  qu'une  partie  des  pertes  que  nous  avions 
subies  dans  cette  guerre  malheureuse,  car  ces  pertes  s'élevaient  à 
85  vaisseaux  de  ligne  pour  la  France,  à  18  pour  la  Hollande,  à  10  pour 
l'Espagne  et  à  2  pour  le  Danemark.  En  regard  de  ces  85  vaisseaux 
C£4)turés  ou  détruits,  les  sacrifices  de  la  marine  auglaise  méritaient  à 
peine  d'être  mentionnés.  De  1793  à  1802,  l'Angleterre  n'avait  perdu 
que  20  vaisseaux  :  15  avaient  péri  par  accident,  5  seulement  étaient 
tombés  entre  les  mains  de  Fennemi.  Tel  était  le  bilan  déplorable  de  la 
grande  guerre.  La  guerre  de  partisans,  si  souvent  recommandée  au 
directoire,  nou»  avaitreUe  du  moins  offert  des  résultat»  plus  heureux? 
Plus  d'une  fois^  durant  le  cours  de  ces  longues  hostilités,  nous  avions 
modifié  l'emploi  de  nos  forces  navales  :  nous  n'avions  jamais  modiQé 
rorg:anisation  de  nos  vaisseaux.  En  dépit  de  cette  fatale  incurie,  le  dé- 
voûment  de  nos  marins  n'était  pas  toujours  resté  stérile;  cependant, 
malj^ré  quelques  glorieux  trioeaphes,  la  fortune  sur  09  nouveau  terrain 
avait  encore  trompé  notre  espoir.  Après  avoir  entraîné  nos  alliés  dans 
cette  voie  funeste,  et  livré  aux  croisières  ennemies  184  frégates,  224 
bricks  ou  corvettes,  950  corsaires,  6,200  bâtimens  de  commerce  par 
la  dispersion  de  nos  forces,  après  avoir  vu  le  gouvernement,  pour  con* 
server  quelques  matelots,  obligé  d'interdire  la  course  à  nos  armateurs, 
nous  nous  étions  irouvés  Mcablés,  mais  «on  pas  écfeinés*  par  tant  de 
désastres.  Pour  la  première  fois,  sur  cette  terre  qui  avait  produit  Du- 
guay-Trouin  et  Suffren,  mettant  follement  en  oubli  la  gloire  immortelle 
de  trois  règnes,  on  avait  osé  proclamer  que  les  Français  n'étaient  point 
faits  pour  la  guerre  de  mer;  le  bruit  même  du  canon  victorieux  d'Algé- 
siras  n'avait  étouffé  qu'à  demi  cette  injuste  et  décourageante  opinion. 
Bonaparte  trouva  donc  les  forces  navales  de  la  France  dans  un  état 
Voisin  d'une  ruine  com{dèle,  quand  il  entreprit  de  les  faire  coiHXwrâr  À 
ses  vastes  desseins.  Le  projet  qu'il  avait  fonné  de  conduire  ses  légions 
en  Angleterre  s'était  considérablement  agrandi  dans  sa  pensée  depuis 
la  paix  d'Amiens;  la  flottille,  composée  de  plus  de  2,^00  navires,  était 
devenue  une  armée.  U  n'est  point idauteux  qw^  la  réuoioo  4e  paneili 


LA  DIRmÉU  GUERRE  HARITIIIE.  SO} 

noyens  n'eût  permis  au  premier  covsul  de  réaliser  d'usé  façon  pres- 
que infaillible  le  plan  dont  son  ambition  semblât  satisfaite  en  iSOi. 
Jeter  sur  un  point  du  territoire  anglais  utt>  détachement  asse2  fort  pour 
enleyer.  quelque  ville  importante  du  littoral  n'eût  été  qu'un  jeu  d'en- 
ftnt  pour  la  flottille.  Le  vainqueur  de  l'Egypte  et  de  l'italie  mûris* 
sait  d'autres  pensées;  il  ne  voulait  plus  faire  peur  à  l'Angleterre,  mais 
la  conquérir.  Il  méditait  de  porter  sur  ses  côte&  120,000  hommes  à 
la  fois,  et  songeait  à  faire  reoaitresur  les  plages  du  comté  de  Kent  ou 
de  Sussex  la  journée  décisive  d'Hastings.  fl  semble  qu'il  ait  d'abord 
pensé  que  la  flottille,  armée  de  3,000  bouches  à  feu  de  gros  calibre, 
habileà  se  mouvoir  à  Taide  de  la  rame  comme  de  la  voile,  saurait  se 
frayer  d'ellcr-méme  un  passage  à  travers  les  escadres  anglaises.  11  fal-> 
lait  pour  cdaune^cbance  heureuse,  une  journée  de  calme  ou  une  jour« 
née  de  brume;  Bonaparte  avait  obtenu  déjà  de  plus  rares  faveui*s  du 
sort;  il  céda  cependant  aux  objections  qu'on  lui  présentait  de  toutes 
parts,  et  songea  à  couvrir  le  passage  de  la  flottille  par  la  présence  d'une 
flotte  dans  la  Manche.  Disposant  en  maître  des  débris  de  la  marine  es^ 
pagnole  et  de*  la  marine  hollandaise,  il  s'empressa  de  rassembler  les 
vaisseaux  que  l'Angleterre  n'avait  point  détruits  encore ,  et ,  par  de 
longs  détours,  se  prépara  à  les  amener  entre  Douvres  et  Boulogne.  De^ 
puis  le  renouvellement  des  hostilités  jusqu'à  la  veille  de  la  bataille  de 
Trafalgar,  tous  les  événemeAs  convergent  vers  ce  but.  C'est  un  drame 
qui  se  déroule  lentement,  que  l'on  voit  poindre,  grandir,  toucher  un 
instant  à  une  issue  favorable,  et  se  terminer  par  une  catastrophe. 

Du  jour  où  le  premier  consul  avait  jugé  l'existence  d'une  grande  ma- 
rine nécessaire  à  l'accompUssemenl  de  son  entreprise,  il  avait  mis  à  ré- 
parer nos  pertes  cette  puissante  énergie  qui  présidait  à  l'exécution  de  tous 
ses  projets^  Au  mois  de  mars  iH03, 10  vaisseaux  devaient  être  en  chan- 
tier à  Flessingue  et  dans  nos  trùis  grands  ports  de  commerce,  Nantes, 
Bordeaux  et  Marseille.  Brest  en  devait  construire  3  autres,  Lorient  5, 
Rochefort  6,  Toulon  4,  Gênes  et  Saint-Malo  2  (i).  L'efléctif  de  noire 
flotte  pouvait  atteindre  ainsi,  en  moins  de  deux  années,  le  chiffre  de 
66  vaisseaux  de  ligne;  mais  déjà  les  Anglais  nous  avaient  devancés.  Nos 
ports  étaient  bloqués,  et,  dès  le  1*»'  juin  1803,  60  vaisseaux  avaient  repris 
leur  poste  d'observation  sur  nos  côtes.  Ck)rnwalhs  croisait  devant  Brest, 
Collingwciod  au  fond  du  golfe  de  Gascogne,  l'amiral  Keithdans  la  Manche, 
loid  NelseiD'die vaut  Toulon.  Ce  dériiier  avait  vivement  soHicité  le  com- 
mandement} de  la  Méditerranée.  Tent  afnnonçait,  en  efftet,  que  ce  serait 
encore  là  le  théâtre  le  plus  actif  de  la  guerre.  Malte,  Corfou,  la  Sicile, 


(1)  Les  TaîMeiiiiz  qui  deraioitt  étra  oonttvaito  à  Itetet;  BordtMKv  HÉrttîUe  et  SaîiiU 
Mal»  n'ont  jamais  été  achevés;  les  bois  d^  préparés  pour  oes  constructioni  forent  trana* 
portés  dans  nos  grands  pcirts  de  guerre. 


S04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Egypte,  semblaient  y  appeler  à  Tenvi  toutes  les  flottes  françaises,  et 
r  homme  qui  possédait  la  confiance  du  premier  consul,  Latouche-Tré- 
Tille,  commandait  à  Toulon.  Son  escadre  ne  se  composait  que  de  7  vais- 
seaux de  ligne;  mais  2  vaisseaux  étaient  en  réparation  dans  l'arsenal, 
et  3  autres  allaient  bientôt  descendre  des  chantiers. 

Le  8  juillet  i803,  Nelson,  dont  le  pavillon  flottait  alors  à  bord  du  Vie- 
tory,  ralliait  à  la  hauteur  du  cap  Sicié  l'escadre  qui,  sous  les  ordres  du 
contre-amiral  Bickerton,  l'avait  devaticé  dans  la  Méditerranée.  Pendant 
quatre  mois,  U  ne  quitta  point  cette  rude  croisière;  la  rigueur  de  l'hiver 
et  le  besoin  de  renouveler  sa  provision  d'eau  l'obligèrent  enfin  à  cher* 
cher  un  port  de  relâche.  11  ne  voulait  pas  ent^adre  parler  de  Halte. 
<c  Mieux  vaudrait  être  à  Spithead,  disait-U;  je  m'y  trouverais  plus  à  portée 
de  Toulon.  »  Son  opinion  était  tellement  prononcée  à  cet  égard,  que  ceux 
de  ses  vaisseaux  qui  avaient  besoin  de  quelques  réparations  prenaient 
le  chemin  de  Gibraltar  de  préférence  à  celui  de  Malte.  «  Un  bon  vent 
d'ouest,  écrivait-il  à  l'amirauté,  me  les  ramènera  en  quelques  jours;  si 
je  les  envoyais  à  Malte,  je  ne  sais  plus  quand  je  les  reverrais.  »  11  avait 
songé  à  conduire  la  flotte  anglaise  dans  un  des  ports  de  la  Sardaigne; 
mais  celui  d'Oristano  ne  lui  paraissait  point  assez  sûr,  et  celui  de  San- 
Pietro  lui  semblait  trop  éloigné.  Le  capitaine  de  tAgincourt  avait  reconnu 
dans  les  bouches  de  Bonifacio,  à  l'abri  deç  îles  de  la  Madeleine,  une 
vaste  baie  qu'il  déclarait  propre  à  recevoir  une  escadre.  Nelson  résolut 
d'y  faire  entrer  la  sienne,  et  le  31  octobre,  après  avoir  lutté  penda^t 
plusieurs  jours  contre  les  vents  d'est,  il  vint  jeter  l'ancre  sur  la  rade 
qui  porte  encore  le  nom  du  vaisseau  rAgincourt,  De  là,  en  échelonnant 
ses  frégates  jusqu'à  Toulon,  il  ne  perdait  point  de  vue  la  flotte  française, 
et  se  trouvait  tout  prêt  à  s'élancer  à  sa  poursuite,  quelle  que  fût  la  di- 
rection qu'elle  eût  prise  en  sortant  du  port.  Il  sentait  cependant  com- 
bien la  possession  de  cette  excellente  station  devenait  précaire,  si  les 
Français  songeaient  à  s'en  emparer.  Le  détroit  de  Bonifacio,  si  facUe  à 
franchir  et  si  difficile  à  surveiller,  lui  semblait  une  faible  défense  pour 
les  îles  de  la  Madeleine.  La  neutralité  de  la  Sardaigne,  alors  placée  sous 
la  puissante  garantie  de  la  Russie,  ne  le  rassurait  guère  davantage,  et 
il  n'eût  voulu  placer  sa  confiance  que  dans  un  détachement  de  troupes 
anglaises  maître  de  cette  position  importante. 

<c  Sa  migesté  (écrivait-il  au  ministre  anglais  près  la  cour  de  Sardaigoe)  ne 
voudrait-elle  pas  consentir  à  recevoir  deux  ou  trois  cents  soldats  anglais  dans 
rile  de  la  Madeleine?  Ce  serait  le  moyen  le  plus  sûr  de  s'opposer  à  une  invasion 
du  côté  de  la  Corse.  »  «  La  Sardaigne  (répétait-il  sans  cesse)  est  la  plus  impor- 
tante position  de  la  Méditerranée,  et  le  port  de  la  Madeleine  le  plus  important 
des  ports  de  la  Sardaigne.  11  y  a  là  une  rade  qui  vaut  celle  de  Trinquemalé  et 
qui  n'est  pas  à  vingt-quatre  heures  de  Toulon.  Ainsi,  la  Sardaigne,  qui  couvre 
tapies,  la  Sicile,  Malte,  TEgypte  et  tous  les  états  du  sultan,  la  Sardaigne  bloque 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  205 

en  même  temps  Toulon;  car,  de  cette  Ile,  si  la  £k)tte  ennemie  se  dirige  vers 
Touest,  le  vent  qui  la  conduit  vous  est  favorable  pour  la  suivre;  si  elle  fait  route 
au  sud,  il  faut  qu'elle  passe  à  votre  portée.  Malte  ne  vaut  pas  la  peine  d'être 
nommée  après  la  Sardaigne,  et,  si  je  perdais  cette  ile,  je  croirais  perdre  la  flotte 
française.  » 

Perdre  la  flotte  française,  c'était,  dans  sa  présomptueuse  confiance, 
manquer  l'occasion  de  la  coînbàttre.  Nelson  eût  trouvé  cette  fois  un 
rude  adversaire.  Esprit  impétueux  et  persévérant,  Latouche-Tréville 
était  fait  pour  arracher  notre  marine  à  la  torpeur  où  avaient  dû  la 
jeter  ses  derniers  revers.  A  Fâge  de  cinquante-neuf  ans,  nnné  par  la 
fièvre  dont  il  avait  rapporté  le  germe  de  Saint-Domingue,  il  mon- 
trait encore  une  activité  qui  eût  honoré  la  plus  robuste  jeunesse.  C'é- 
tait la  quatrième  guerre  à  laquelle  il  prenait  part,  car  il  avait  fait  ses 
premières  armes  sous  M.  de  Conflans,  livré  trois  combats  pendant  cette 
lutte  mémorable  qui  avait  affranchi  le  continent  américain,  et  porté, 
en  1792,  sous  les  murs  de  Naples  et  de  Cagliari,  ce  glorieux  pavillon 
tricolore,  devant  lequel  il  brûlait  d'humilier  l'orgueil  de  l'Angleterre. 
Quand  il  arriva  à  Toulon,  il  trouva  7  vaisseaux  et  A  frégates  mal  armés 
et  mal  tenus.  Les  officiers  ne  couchaient  plus  à  l)ord  de  leurs  bâtimens 
que  lorsqu'ils  étaient  de  service.  En  quelques  jours,  tout  changea  de  face. 
Les  communications  furent  interrompues  avec  la  terre.  L'escadre, 
mouillée  sur  des  corps  morts  et  prête  à  filer  ses  câbles  au  premier  signal, 
forma  une  longue  ligne  d'embossage  du  fort  de  l'Éguillette  au  lazaret; 
les  frégates  prirent  poste  sous  les  batteries  du  fort  Lamalgue,  et  la  pré- 
sence constante  des  officiers  à  bord  de  leurs  vaisseaux  eut  bientôt  rendu 
aux  équipages  l'activité  et  la  subordination  qu'on  obtient  si  aisément  des 
marins  fiançais,  quand  on  sait  leur  en  donner  l'exemple.  Avant  que 
l'amiral  Latouche  prît  le  commandement  de  l'escadre,  les  frégates  an- 
glaises venaient  impunément,  à  l'entrée  du  goulet,  reconnaître  nos 
vaisseaux  et  juger  des  progrès  de  nos  armemens.  Un  vaisseau  et  une 
frégate,  désignés  pour  croiser  à  tour  de  rôle  en  dehors  de  la  rade,  les 
obligèrent  à  se  tenir  au  large.  Si  l'ennemi  faisait  avancer  des  forces 
plus  considérables,  un  autre  vaisseau  et  une  seconde  frégate  mettaient 
immédiatement  sous  voiles,  et  l'escadre  entière  se  tenait  prête  à  les 
soutenir.  Du  haut  du  cap  Sepet,  où  il  s'établissait  chaque  matin  en  ob- 
servation, l'amiral  surveillait  les  croisières  ennemies  et  dictait  les  mou- 
vemens  de  son  escadre.  Ces  sorties  fréquentes,  cette  attente  continuelle 
du  combat,  animaient  nos  marins  et  les  remplissaient  d'enthousiasme 
et  d'ardeur. 

a  M.  Latouche  est  tout  prêt  à  prendre  la  mer  (écrivait  Nelson  à  ses  amis),  et, 
à  la  manière  dont  manœuvrent  ses  vaisseaux,  je  m'aperçois  qu'ils  sont  bien 
armes;  mais,  de  mon  côté,  je  commande  une  flotte  telle  que  je  n'en  ai  jamais 
vu ,  et  certes  aucun  amiral,  à  cet  égard ,  n'a  le  droit  de  se  dire  plus  heureux  que 


f06  REVUE  PES  DEUX  1I^)III>B9. 

moi.  M.  Latouche  s'aventure  souvent  en  dehors  du  cap  Sepet.  Qu'il  ait  la  bonté 
de  tenir  jusque  par  le  travers  de  PorqueroUe,  et  nous  verrons  de  quel  bots  sont 
faits  ses  vaisseaux....  Toutes  ses  manœuvres  n'ont  été  jusqu'ici  que  des  ^ascon- 
nadesj.  Cependant  je  ne  doute  pas  que,  dès  qu'il  recevra  une  mission,  il  ne  sott 
homme,  pour  l'accomplir  et  exécuter  ses  ordres,  à  courir  le  risque  de  nous  ren- 
contrer et  de  nous  combattre.  » 

Tout  prouvait,  eu  effet,  que  Latouche  aurait  eu  ce  courage.  Dans  le 
mois  de  juillet  1804,  deux  de  nos  frégates,  qui  croisaient  en  dedans  des 
ttes  d'Hyères  pour  chasser  de  ce  bassin  quelques  corsaires  anglais,  se 
trouvèrent  contraintes  par  un  calme  plat  de  mouiller  sous  le  château 
de  PorqueroUe.  Nelson  en  eut  connaissance  et  résolut  de  les  attaquer. 
L'île  de  PorqueroUe,  qui  couvre  une  partie  de  la  baie  d'Hyères,  peut 
être  tournée  par  ses  deux  extrémités.  Nelson  détacha  vers  l'est  deux 
frégates  et  un  vaisseau,  afin  .de  couper  la  retraite  à  nos  bâtimens,  et 
se  porta  vers  la  petite  passe  avec  le  reste  de  son  escadre.  L'amiral  La- 
touche déjoua  cette  manœuvre;  en  quatorze  minutes,  ses  8  vaisseaux 
étaient  sous  voiles  et  faisaient  route  vers  l'ennemi.  Nelson  n'avait  alors 
que  5  vaisseaux  à  opposer  à  l'escadre  française.  Il  s'empressa  de  rap- 
peler le  vaisseau  et  les  frégates  qu'il  avait  détachés  dans  Test  de  Porque- 
rolle^  et  opéra  sa  retraite  sous  petites  voiles,  comme  le  lion  qui  s'é* 
loigne,  prêt  à  se  retourner  contre  lecliasseur.  L'irritation  de  Nelson 
fut  extrême,  quand  il  apprit  quelques  jours  plus  tard,  par  les  journaux 
français,  que  Latouche*Tré ville  s  était  vanté  de  l'avoir  poursuivi  jusqu'à 
la  nuit,  a  Je  garde  cette  lettre  de  Latouche,  écrivait-il  à  ses  amis,  et, 
par  le  Dieu  qui  m'a  créé,  si  je  le  rencontre,  je  veux  la  lui  faire  avaler.  » 
Ces  grossières  bravades  ont  flatté  les  passions  de  la  foule  et  contribué  à 
la  popularité  de  Nelson;  mais  l'histoire  à  son  toiu*  les  recueille,  et  c'est 
pour  exprimer  le  regret  que  de  telles  pauvretés  soient  sorties  de  ce 
grand  cœur,  que  tant  de  faiblesse  ait  pu  s'unir  à  tant  de  gloire. 

Une  année  cependant  s'était  écoulée,  et  la  flotte  française  n'avait 
point  encore  quitté  Toulon,  a  Ces  vaisseaux,  écrivait  Nelson,  ne  peu- 
vent tarder  à  prendre  la  mer;  quelle  est  donc  leur  destination?  Est-ce 
rirlande?  est-ce  le  Levant?  »  Son  esprit  agité  errait  sans  cesse  entre 
ces  deux  alternatives.  Quelquefois  il  ne  mettait  point  en  doute  que  l'es- 
cadre française  ne  dût  sortir  de  la  Méditerranée;  mats,  si  elle  passait  le 
détroit,  serait-ce  bien  vers  l'Irlande  qu'elle  se  dirigerait?  N'irait-elle 
paa  plutôt  joindre  les  7,000  hommes  de  troupes  qu'elle  devait  embar- 
quer à  Toulon  aux  garnisons  de  la  Guadeloupe  et  de  la  Martinique,  et 
s'emparer  des  Antilles  anglaises?  Nelson ,  songeant  à  la  possibilité  d'un 
pareil  plan  de  campagne,  se  promettait  de  passer  le  détroit  à  la  suite 
de  nos  vaisseaux,  a  Je  les  poursuivrai  jusqu'aux  Indes,  s'il  le  faut,» 
écrivait-il  au  gouverneur  de  Malte.  Cette  opinion  était  à  peine  entrée 
dans  son  esprit  que  de  nouveaux  renseignemens  venaient  donner  une 


LA  DERNliRE  GUERRE  VARITIME.  '  l&J 

autre  direction  à  ses  pensées.  Une  escadre  française,  revenant  de  Saint- 
Domingue,  s'était  réfugiée  au  Ferrol,  où  elle  était  bloquée  par  le  contriB- 
amiral  Cochrane.  Si  cette  escadre  venait  se  réunir  à  celle  de  Toulon , 
Nelson  voyait  déjà  TEgypte  ou  la  Morée  au  pouvoir  de  nos  troupes.  Il 
songeait  alors  à  prendre  une  position  qui  lui  permit  d'accabler  nos  es- 
cadres séparées  avant  qu'elles  eussent  pu  opérer  leur  jonction.  Ce  qui 
le  préoccupait  davantage  encore/ c'était  la  présence  de  21  vaisseaux  à 
Brest  et  de  5  vaisseaux  à  Rochefort.  L'amiral  Bruix,  en  1799,  avait  dé- 
bloqué Cadix  et  Carthagène  et  réuni  40  vaisseaux  français  et  espagnols 
dans  la  Méditerranée.  Un  amiral  entreprenant  pouvait,  en  trompant  la 
surveillance  de  Cornwallis,  souvent  obligé,  à  l'entrée  de  l'hiver,  de  se 
réfugier  à  Portsmouth,  être  sorti  de  Brest  et  avoir  rallié  les  vaisseaux 
de  Rochefort  et  du  Ferrol  avant  que  la  nouvelle  de  son  départ  fût  par- 
venue à  Spithead.  Dès  que  Nelson  connut  la  nomination  de  l'amiral 
Gantheaume  au  commandement  de  la  flotte  de  Brest,  il  ne  douta  point 
que  ce  choix  n'indiquât  l'intention  de  Napoléon  de  porter  ses  vaisseailx 
dans  une  mer  que  Gantheaume  avait  la  réputation  de  bien  connaître, 
a  D'ailleurs,  disait-il,  c'est  ici  que  Bonaparte  veut  trouver  à  s'agrandir, 
et  c'est  ici  qu'il  faut  lui  opposer  de  grandes  armées  et  de  grandes 
flottes.  2>  Au  milieu  de  ces  inquiétudes,  Nelson  conservait  pourtant  la 
même  audace  et  la  même  confiance  en  sa  fortune.  Bien  que  ses  forces 
fussent  déjà  inférieures  à  celles  de  Latouche-Tréville  et  qu'il  dût  s'at- 
tendre à  voir  cet  amiral  rallié  par  de  nouveaux  renforts,  il  ne  craignait 
point  d'affaiblir  son  escadre  en  laissant  constamment  dans  la  baie  de 
Naples  un  vaisseau  de  ligne  prêt  à  enlever  la  famille  royale  et  à  la 
transporter  à  Palerme,  si  les  troupes  françaises  franchissaient  la  fron- 
tière du  royaume. 

La  France  venait  alors  d'appeler  à  l'empire  l'homme  qui  l'avait  sauvée 
de  l'Europe  en  armes  et  de  l'anarchie;  Finvasion  de  l'Angleterre  se 
préparait  avec  une  activité  nouvelle.  La  flotte  de  Toulon  avait  été  por- 
tée à  10  vaisseaux.  Latouche-Tréville  devait  la  conduire  devant  Cadix, 
y  rallier  le  vaisseau  l'Aigk,  débloquer  les  5  vaisseaux  réunis  à  Roche- 
fort, et,  avec  16  vaisseaux  de  ligne,  paraître  dans  la  Manche,  pendant 
que  Gantheaume  tiendrait  devant  Brest  Cornwallis  en  échec.  Les  An- 
glais n'avaient  en  rade  des  Dunes  que  7  ou  8  vaisseaux ,  et  l'escadre 
qui  bloquait  le  Texel  ne  pouvait  abandonner  cette  croisière  sans  laisser 
la  mer  libre  à  l'escadre  hollandaise,  composée  de  5  vaisseaux  et  de 
4  frégates,  que  s'apprêtait  à  suivre  un  convoi  de  80  voiles.  De  toutes 
les  transformations  qu'avait  déjà  subies  le  plan  de  l'empereur,  de  toutes 
celles  qu'il  devait  subir  encore,  celle-ci  était  assurément  la  plus  heu- 
reuse. Elle  offrait  le  double  avantage  de  ne  faire  sortir  qu'en  été  des 
vaisseaux  entièrement  déshabitués  de  la  mer,  et  de  ne  réumr  dans  la 


208  REVUB  DES  DBUX  MONDES. 

Manche  qu'une  force  manœuvrante  moins  exposée  qu*une  armée  na- 
vale à  des  séparations  ou  à  des  retards  presque  inévitables. 

Tout  semblait  présager  le  succès  de  cette  entreprise,  quand  la  mort 
de  l'amiral  Latouche  vint  obliger  l'empereur  à  en  ajourner  l'exécu- 
tion. Latoucbe-Tré ville  mourut  à  bord  du  vaisseau  le  Bucentaure  le 
20  août  1804.  Un  jeune  officier-général  formé  dans  la  campagne  de 
1795  à  l'école  de  l'amiral  Martin ,  le  contre-amiral  Dumanoir,  com- 
mandait en  sous-ordre  à  Toulon.  A  l'âge  de  trente-quatre  ans,  il  se  vit 
appelé  par  ce  triste  événement  à  remplacer  provisoirement  le  premier 
officier  de  notre  marine.  L'ame  de  Latouche-Tréville  animait  encore 
son  escadre,  et,  grâce  à  cette  influence,  Dumanoir  put  porter  sans  flé- 
chir le  fardeau  de  son  héritage.  L'empereur  cependant  voulait  une 
main  plus  sûre  pour  ce  grand  commandement.  Le  vice-amiral  Ville- 
neuve, signalé  par  la  belle  défense  de  Malte,  dont  il  venait  de  partager 
les  dangers  avec  le  général  Vaubois,  lui  fut  désigné  par  l'amiral  De- 
grés. Villeneuve  avait  contre  lui  le  fâcheux  souvenir  d'Aboukir,  mais 
l'empereur  voyait  cette  affaire  sous  un  jour  favorable.  Moins  frappé  de 
l'inaction  de  Tarrière-garde  pendant  le  combat  que  du  succès  de  sa 
retraite,  il  louait  l'amiral  Villeneuve  d'avoir  ainsi  sauyé  les  seuls  vais- 
seaux français  qui  eussent  échappé  au  désastre,  et  croyait  reconnaître 
à  ce  signe  l'officier  plus  habile  et  surtout  l'officier  plm  heureux  que  ses 
compagnons  d'armes.  Quand  le  choix  de  l'empereur  s'arrêta  sur  cet 
amiral ,  il  semble  que  ce  soit  moins  à  ses  hautes  vertus  militaires  qu'à 
sa  prétendue  fortune  qu'il  ait  accordé  sa  confiance  (i).  Villeneuve;  dans 
la  force  de  l'âge  (car  il  n'avait  alors  que  quarante-deux  ans),  possédait 
en  effet  de  précieuses  qualités,  mais  non  point  les  qualités  qu'eût  exigées 
la  mission  dont  on  voulait  l'investir.  11  était  brave,  instruit,  fait  pour 
honorer  une  marine  qui,  comme  la  marine  anglaise,  n'aurait  eu  qu'à 
combattre  :  son  tempérament  mélancolique  et  doux,  son  humeur  cha- 
grine et  modeste,  convenaient  mal  au  jeu  plus  ambitieux  que  méditait 
l'empereur  (2). 

Quand  Villeneuve,  le  6  novembre  1804,  arbora  son  pavillon  sur  le 
Bucentaure,  une  cérémonie  imposante  se  préparait  à  Toulon.  Cette  ville 

(1)  Singolière  faiblesse  d*un  si  grand  esprit!  La  correspondance  de  Villeneuve  avec 
Tamiral  Decrès  parait  cependant  en  contenir  la  preuve.  «  Vous  voyex,  écrivait  Ville- 
neuve arrivé  aux  Antilles  et  encouragé  par  ses  premiers  succès,  vous  voyez  que  Tempe- 
rcur  n*a  point  eu  tort  de  compter  sur  ma  bonne  fortune.  » 

(2)  Personne  n*a  mieux  rendu  la  dignité  grave  et  triste  de  cette  physionomie  devenue 
historique,  que  le  vice-amiral  ColUngwood,  dont  Villeneuve  fut  pendant  plusieurs  jours 
le  compagnon  et  le  prisonnier  après  le  combat  de  Trafalgar.  «  L*amiral  Villeneuve  (écri- 
vait GoUingwood  1^12  décembre  1805)  est  un  homme  parfaitement  bien  élevé,  et,  je  le 
crois  aussi,  un  excellent  officier,  Bienjfin  lui  ne  rappelle  ce$  allurôê  bkêêontes  et  ce 
ion  fanfaron  que  nous  attribuons  trop  souvent  peut-être  à  ses  compatriotes,  » 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  209 

avait  reçu  les  restes  mortels  de  Latoucbe-TréviUe.  Les  officiers  de  Fes- 
cadre  voulurent  que  ces  précieuses  dépouilles  reposassent  aux  lieux 
mêmes  d'où  ce  chef  regretté  avait  vu  pour  la  dernière  fois  s'éloigner 
les  vaisseaux  ennemis.  Sur  le  sommet  du  cap  Sepet,  ils  élevèrent  un 
monument  à  sa  mémoire.  Le  corps  de  Latoucbe  y  fut  transporté,  et, 
au  milieu  d'une  foule  attendrie,  Villeneuve  prononça  sur  sa  tombe  ces 
touchantes  paroles  :  a  De  cette  hauteur  qui  domine  la  rade  et  nos  vais- 
seaux, l'ombre  de  Latouche-Tréville  inspirera  nos  entreprises.  Il  sera 
pour  ainsi  dire  toujours  présent  au  milieu  de  nous.  Les  yeux  souvent 
tournés  vers  son  tombeau,  nous  puiserons  dans  cette  vue  ce  zèle  infati- 
gable, ce  courage  à  la  fois  prudent  et  intrépide,  cet  amour  de  la  gloire 
et  de  la  patrie,  qui,  sujets  étemels  de  notre  estime  et  de  nos  regrets, 
doivent  l'être  encore  de  notre  constante  émulation.  Marins,  ils  seront 
sans  cesse  l'objet  de  la  mienne;  le  successeur  de  Latoucbe  vous  le  pro- 
met. Promettez-lui  qu'aux  mêmes  titres  il  sera  sûr  d'obtenir  de  vous  la 
même  fidélité  et  le  même  attachement  (1).  0 


U. 

L'Espagne,  dont  l'empereur  recevait  secrètement  un  subside  annuel" 
de  48  millions,  n'était  point  encore  engagée  dans  cette  guerre.  Peu  de 
temps  après  la  mort  de  Latouche-Tréville,  une  avide  et  odieuse  agrès-  . 
sion  l'obligea  à  sortir  de  la  neutralité  qui  convenait  si  bien  à  sa  fai- 
blesse et  à  notre  politique.  Le  5  octobre  1804,  quatre  frégates  espa- 
gnoles, chargées  de  trésors  considérables,  furent  arrêtées  devant  Cadix 
par  la  division  du  capitaine  Moore.  Attaqué  par  des  forces  supérieures, 
le  contre-amiral  Bustamente,  qui  commandait  la  division  espagnole,  se 
défendit  en  homme  de  cœur.  Neuf  minutes  après  le  commencement 
de  l'action,  l'explosion  de  la  frégate  la  Mercedes  rendit  la  lutte  plus  iné-  1 
gale  encore.  La  il/^(2ea,  que  montait  Bustamente,  la  Clara  et  làFama,  qui 
combattaient  à  ses  côtés,  durent  amener  successivement  leur  pavillon 
devant  le. vaisseau  rasé  XIndefatigable  et  les  frégates  la  Médusa,  l'Am- 
phion  et  le  Lively.  L'Espagne  répondit  à  ce  vol  à  main  armée  par  une  . 

(1)  L^amiral  Latoucbe  a  joui  dans  notre  marine  d'une  immense  réputation,  et,  si  t*en  ! 
dois  croire  les  souvenirs  encore  pleins  de  fraîcheur  d'un  officier  dont  la  frégate  a  porté  ; 
son  pavillon,  cette  réputation  était  méritée.  Ces  souvenirs  ont  confirmé  pour  moi  le  té- 
moi^iage  de  l'amiral  MUeneuve.  Cet  officier,  duquel  Latoucbe  écrivait  :  Vous  dire  du 
hien  de  notre  brave  et  excellent  caftitaine  de  haut  bord  serait  porter  de  l'eau  à 
Iq  rimire  ou  de  Vor  au  Pactole,  possède  encore  plusieurs  lettres  intimes  de  Latouche- 
Tréville.  n  est  facile  d'y  reconnaître  ces  traits  si  bien  cboisis  par  Villeneuve  dans  Téloge 
funèbre  qu'il  prononça  sur  la  tombe  de  Tillustre  amiral,  n  la  sûreté  et  les  cbarmes  de 
son  commerce,  les  agrémens  de  sa  conversation,  cet  art  d'allier  le  plaisir  et  une  franche 
gaieté  an  sérieui  des  affaires.  » 


2i0  REVUE  DBS  DBUX  MONDES. 

déclaration  de  guerre;  mais  elle  ne  fut  prête. à  entrer  en  .eany^agne 
qu'au  mois  de  mars  1805. 

.Au  moment  où  surgissait  cette  nouvelle  complication,  qui  coïncidait 
avec  Tarrivée  de  Villeneuve  à  Toulon,  les  forces  de  Nelson  venaient 
d'être  portées  à  onxe  vaisseaux;  Villeneuve  aussi  en  avait  onze  sous  ses 
ordres,  et,  tandis  que  l'Espagne  commençait  ses  préparatifs,  la  flotte 
française  achevait  les  siens.  9  Les  vaisseaux  français,  écrivait  Nelson, 
embarquent  des  troupes,  des  selles,  des  chevaux  même,  dit-on,  et  ce* 
pen4ant  ils,  demeurent  au  port.  Si  du  moins  je  connaissais  leur  destina- 
tion, si  j'étais  sûr  dCi  les  rencontrer,  je  serais  un  misérable  de  mettre 
ùn^instant  en  doute  l'issue  de  cette  rencontre.  »  A  défaut  de  combats, 
les  6oins.de  son  escadre  faisaient  oublier  à  Nelson  les  ennuis  d'une  croi- 
sière dont  le  terme  semblait  reculer  sans  cesse.  Les  réparations  les.plus 
urgentes  s'exécutaient  à  la  mer,  et  les  frégates  apportaient  à  la  flotte 
les  provisions  de  toute  sorte  qu'on  pouvait  tirer  de  la  côte  d'Espagne  et 
d'Italie,  souvent  même  de  la  côte  de  France.  Grâce  à  la  prévoyance  de 
Tamiral ,  le  scorbut  était  inconnu  dans  la  flotte  anglaise  :  après  seize 
mois  de  croisière,  pendant  lesquels  Nelson  était  resté  presque  constam- 
ment entre  le  cap  Saint-Sébastien  et  la  Sardaigne,  celte  flotte  ne  comp- 
tait pas  un  malade  sur  6,000  hommes,  a  La  grande  affaire  dans  une 
année, 'écrivait  l'amiral,  c'est  la  santé  des  hommes  dont  cette  année  se 
compose.  »  il  est  touchant,  il  est  surtout  instructif  de  voir  l'importance 
qam^ce  grand  homme  de  mer  attache  aux  moindres  détails  qui  peuvent 
assurer  le  bien-^tre  de  ses  matelots.  Quand  il  s'agit  de  dresser  des  plans 
d'Mtaque,  il  se  contente  d'indiquer  sa  pensée  à  grands  traits  :  a  Les  si- 
gnaux sont'inutiles,  dit-il,  entre  gens  disposés  à  faire  leur  devoir;  notre 
principal  objet  est  de  nous  soutenir  mutuellement,  de  serrer  l'ennemi 
deprès  et  de  nous  placer  sous  le  vent,  afin  qu'il  ne  nous  échappe  pas;  » 
maisquand  il  en  vient  à  s'occuper  des  vivres  qu'on  lui  envoie  de  Malte, 
desifétemens  destinés  aux  marins  de  sa  flotte,  sa  sollicitude  n'est  point 
aussi  aisément  satisfaite.  Il  lui  faut,  pour  la  rassurer  complètement, 
avoir  prévu  jusqu'aux  vérifications  les  plus  minutieuses,  avoir  indiqué 
quelle  épreuve  on  fera  subir  aux  légumes  secs,  au  bœuf  et  au  porc  salé 
avant  de  les  accepter  et  de  les  distribuer  aux  équipages.  Et  ces  chemises 
de  laine,  trop  courtes  d'au  moins  cinq  ou  six  pouces,  qui  exposent  ses 
matelots' au  danger  d'un  refroidissement  subit,  n'est-ce  pas  là  une  de 
ses  plus  sérieuses  préoccupations,  au  moment  même  où  H.  Frère, 
l'ambassadeur  d'Angleterre  à  Madrid,  lui  écrit  qu'il  va  demander  ses 
passeports  et  s'embarquer  pour  Londres?  C'est  qu'avec  a  quelques 
pouces  de  plus,  ces  chemises  imparfaites  seraient  l'un  des  meilleurs  vê- 
temens  introduits  dans  le  service  de  la  flotte  et  sauveraient  peut-être  la 
vie  à  plus  d'un  bon  niatelot.  »  Comme  Wellington,  Nelson,  en  véritable 
Anglo-Saxon,  ne  songe  point  à  mettre  en  doute  le  patriotisme  d'un  sol- 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  211 

dat  bien  payé,  bien  vêtu  et  bien  nourri.  Aussi,  lorsqu'en  dépit  de  tant 
d'attentions,  les  marins  anglais  cherchent  à  fuir  cette  existence  claus- 
trale et  se  laissent  séduire  par  les  recruteurs  espagnols,  son  indignation 
ne  trouve  point  de  termes  assez  méprisans  pour  qualifier  une  pareille 
conduite.  «  Quand  je  vois,  s'écrie-t-il,  des  matelots  anglais  se  dégrader 
au  point  de  quitter,  en  temps  de  guerre,  le  service  de  leur  pays  pour 
entrer  au  service  de  TEspagne,  abandonner  une  solde  d^un  shilling  par 
jour,  des  provisions  abondantes  et  de  premier  choix,  tout  le  bien-êlrfe,  en 
un  mot,  que  leurs  chefs  peuvent  leur  procurer,  pour  aller  chercher 
une  mauvaise  paie  de  deux  pence  par  jour,  du  pain  noir,  des  fèves  de 
rebut  [horse-beans)  et  de  V huile  puante;  quand  je  vois  des  matelots  an- 
glais devenir  soldats  espagnols,  je  rougis  pour  eux.  S'il  est  une  cho^ 
que  les  étrangers  admirent  chez  nous,  c'est  assurément  notre  amour 
pour  notre  pays.  Ceux  qui  désertent  son  service  oseront-ils  se  vanter 
de  l'aimer?  » 

Ces  lettres  familières,  si  remplies  d'enseignemens,  empruntent  d'ail- 
leurs à  la  date  qu'elles  portent  un  nouvel  intérêt.  Pressé  entre  deux 
escadres,  dont  l'une  est  déjà  armée  à  Toulon  et  dont  l'autre  s'arme  à  Car- 
thagène,  Nelson  ne  voit  dansl'union  de  l'Espagne  et  de  la  France  qu'une 
guerre  riche  et  lucrative  substituée  à  une  pauvre  guerre,  à  une  guerre  sans 
profits  et  sans  parts  de  prises.  Cette  alliance  redoutable  ne  se  présente  à 
son  esprit  que  comme  une  chance  de  plus  d'arrondir  et  d'embellir  sa 
propriété  de  Merton,  de  mettre  aussi  de  côté  un  peu  de  cet  argent  dont 
a  il  ne  dépense  guère  pour  lui-même,  bien  qu'il  aime  assez  à  le  ré- 
pandre autour  de  lui;  »  mais  si  les  pleurésies,  si  les  affections  de  poi- 
trine, a  si  fréquentes  dans  la  Méditerranée,  »  viennent  affliger  son  es- 
cadre, comment  réparera-t-il  ses  pertes?  Voilà  ce  qu'il  faut  craindre 
plus  qu'une  flotte  espagnole.  L'Angleterre  n'a  pas  de  matelots  à  envoyer 
aux  vaisseaux  de  la  Méditerranée.  On  autorise  bien  Nelson  à  recruter  des 
Italiens,  mais  les  Italiens  désertent  dès  qu'ils  sentent  l'air  natal;  des  Fran- 
çais, il  ne  veut  de  Français  sous  aucun  prétexte;  de  bons  Allemands  {good 
Germans),  les  Allemands  sont  rares.  D'ailleurs,  ces  larges  doctrines  en 
fait  de  recrutement,  pratiquées  sans  hésitation  par  l'amirauté  britan- 
nique, ne  trouvent  que  dans  de  longues  croisières  un  correctif  indis- 
pensable. On  ne  fait  point  en  quelques  jours  d'un  laboureur  un  intré- 
pide gabier.  A  Nelson  lui-même,  il  n'a  pas  fallu  moins  de  vingt  mois 
de  mer  pour  former  complètement  ses  équipages,  composés,  dans  le 
principe,  des  élémens  les  plus  hétérogènes;  mais  que  ne  peut,  sous  un 
chef  actif,  le  salutaire  et  quotidien  labeur  d'une  navigation  difficfle?  Il 
n'est  point  jusqu'à  un  général  noir,  le  général  Joseph  Chrestien,  qui, 
passager  ou  plutôt  prisonnier  sur  la  frégate  française  F  Embuscade,  que 
le  Victory  a  capturée,  ne  soit  devenu  entre  les  mains  de  Nelson  et  à 
cette  rude  école  im  «parfait  matelot.  »  Lé  sèor^t  de  faire  une  bonne 


212  BEVLE  DES  DEUX  BIONDJES. 

flotte  est  donc  de  la  conQer  à  des  mains  habiles  et  de  la  tenir  à  la  mer. 
C'est  là  qu'elle  grandit,  et  quand  le  malheureux  Villeneuve,  près  de 
quitter  Toulon,  disait  à  son  armée  :  a  Rien  ne  doit  nous  étonner  dans  la 
vue  d'une  escadre  anglaise,  leurs  vaisseaux  sont  harassés  par  une  croi- 
sière de  deux  ans,  x>  il  proclamait  involontairement  la  cause  la  plus 
réelle  du  fatal  triomphe  que  ces  vaisseaux  devaient  obtenir  un  jour. 

Une  première  épreuve  allait  déjà  constater  l'immense  différence  qui 
ne  peut  manquer  d'exister  entre  une  flotte  assouplie  par  d'utiles  fatigues 
et  une  flotte  échappant  pour  la  première  fois  aux  douceurs  du  port.  Le 
19  janvier  1805,  Nelson  était  mouillé  dans  la  rade  d'Âgincourt,  quand 
deux  de  ses  frégates,  r Active  et  le  Seahorse,  parurent  à  l'entrée  des 
bouches  de  Bonifacio.  Couvertes  de  toile,  elles  portaient  en  tète  de  mât 
ce  signal  si  long-temps  attendu  :  La  flotte  ennemie  a  pris  la  mer.  11  était 
trois  heures  de  l'après-midi  lorsqu'elles  mouillèrent  près  du  Victory, 
et  à  quatre  heures  trente  minutes  l'escadre  anglaise  était  sous  voiles. 
n  fait  nuit  vers  cinq  heures  à  cette  époque  de  l'année.  Le  vent  souf- 
flait de  l'ouest  très  grand  frais,  et  l'escadre  ne  pouvait  remonter  contre 
le  vent.  Il  fallait  donc  la  faire  sortir  par  un  des  étroits  passages  qui,  du 
côté  de  Test ,  donnent  accès  dans  cette  mer  tyrrhénienne  dont  les  flots 
si  souvent  agités  vont  baigner  la  côte  d'Italie.  Quoique  l'obscurité  fût 
déjà  complète,  Nelson  prit  avec  le  Victory  la  tête  de  la  ligne  et  se 
chargea  de  conduire  lui-même  ses  onze  vaisseaux  entre  l'écueil  des 
Biscie  et  l'extrémité  nord-i  st  de  la  Sardaigne.  Ce  passage,  dont  la  lar- 
geur n'excède  guère  400  mètres,  n'a  été  tenté  depuis  lors  par  aucune 
autre  flotte.  L'escadre  anglaise  le  franchit  sur  une  hgne  de  flle,  chaque 
vaisseau  portant  son  fanal  de  poupe  allumé  pour  diriger  dans  le  canal 
le  vaisseau  qui  le  suivait. 

La  flotte  française,  quand  les  frégates  de  Nelson  l'avaient  perdue  de 
vue,  faisait  encore  route  au  sud  avec  une  grande  brise  de  nord-ouest. 
Nelson  ne  douta  point  qu'elle  ne  se  dirigeât  vers  l'extrémité  méridio- 
nale de  la  Sardaigne,  et,  dès  qu'il  eut  doublé  les  derniers  îlots  qui  se 
raitachent  au  groupe  des  iles  de  la  Madeleine,  il  laissa  arriver  le  long 
de  la  côte  de  Sardaigne  et  détacha  une  de  ses  frégates  vers  Cagliari  et 
San-Pietro  dans  l'espoir  d'y  obtenir  quelques  informations  sur  la  flotte 
de  l'amiral  Villeneuve.  Le  temps  était  incertain  et  menaçant;  le  vent, 
très  frais  dans  le  canal,  était  devenu  inégal  et  variable.  Nelson  pres- 
sentit un  coup  de  vent,  et  avant  minuit  l'escadre  se  trouvait  sons  une 
voilure  maniable ,  les  vergues  hautes  amenées  sur  le  pont  et  les  mâts 
de  perroquet  calés.  Attentif  à  étudier  les  moindres  signes  précurseurs 
d'une  perturbation  atmosphérique,  Nelson  avait  la  plus  grande  foi  dans 
les  indications  du  baromètre,  et  son  journal  contient- à  cet  égard  des 
observations  du  plus  haut  intérêt  qu'il  y  consignait  chaque  jour  de  sa 
propre  main.  Chose  digne  de  remarque!  le  bouillant  amiral  ménageait 


LA  DBRlflÈRB  GUBUE  MARITIME.  S13 

ses  vergues  et  ses  voiles  dans  les  circonstances  ordinaires  plus  soigneu- 
sement que  son  escadre  ou  son  vaisseau  dans  les  occasions  décisives. 
Nelson  connaissait  d'ailleurs  mieux  que  personne  la  mer  dans  laquelle 
il  naviguait  en  ce  moment.  Il  savait  avec  quelle  soudaine  violence  se 
déclarent  les  ouragans  dans  la  Méditerranée,  et,  s'attendant  à  rencontrer 
Tennemi ,  il  ne  voulait  point  s'exposer  à  lui  présenter  des  vaisseaux 
déjà  désemparés. 

La  tempête  que  Nelson  avait  prévue  n'éclata  que  le  lendemain;  elle 
trouva  Tescadre  anglaise  sous  ses  voiles  de  cape  et  prête  à  défier  toute 
la  furie  des  grains  de  sud-sud-ouest  qui  se  succédèrent  sans  interrup- 
tion jusqu'au  23  janvier.  Nelson  apprit  alors  par  ses  frégates  qu'un 
vaisseau  français  démâté  de  ses  deux  mâts  de  hune  s'était  réfugié  à 
Ajaccio  et  qu'une  frégate  française  avait  paru  à  l'entrée  du  golfe  de 
Cagliari.  Il  pensa  que  notre  escadre  avait  été  dispersée  par  la  tempête 
qu'il  venait  d'essuyer,  a  De  deux  choses  l'une,  écrivit-il  à  l'amirauté, 
ou  cette  escadre  désemparée  sera  rentrée  au  port ,  ou  elle  aura  fait 
route  à  l'est  et  probablement  vers  l'Egypte.  Si  elle  est  revenue  sur 
ses  pas,  je  n'ai  plus  l'espoir  de  la  joindre  et  je  n'ai  par  conséquent  rien 
à  perdre  en  me  dirigeant  vers  le  Levant;  si ,  au  contraire,  elle  a  conti- 
nué sa  route,  j'ai  toutes  les  chances  possibles  de  l'atteindre.  » 

Le  29  janvier  1805,  l'escadre  anglaise  doublait  lile  de  StromboU, 
franchissait,  malgré  les  vents  contraires,  le  phare  de  Messine,  et,  quel- 
ques jours  plus  tard,  reconnaissait  la  côte  d'Afrique.  Les  vaisseaux 
français  n'avaient  pas  paru  devant  Alexandrie,  et,  le  8  février,  Nelson, 
désespéré,  reprenait  la  route  de  Malte  et  de  Toulon.  «  Cependant,  écri- 
vait-il ehcore  à  l'amirauté,  bien  que  j'eusse  appris  les  avaries  éprou- 
vées par  un  vaisseau  français,  je  ne  pouvais  oublier  le  caractère  de  Bo- 
naparte. Je  savais  que  les  ordres  donnés  par  lui  sur  les  bords  de  la  Seine 
ne  prendraient  en  considération  ni  le  temps  ni  la  brise,  et  en  effet,  dans 
mon  opinion,  y  eût-il  eu  trois  ou  quatre  vaisseaux  français  désemparés, 
ce  n'était  pas  une  raison  suffisante  pour  arrêter  une  expédition  impor^ 
tante,  o 

Ce  ne  fut  que  le  14  février,  et  quand  il  n'était  plus  qu'à  cent  lieues 
de  Malte,  cpie  Nelson  apprit  d'une  façon  certaine  ce  qu'était  devenue  la 
flotte  française.  L'empereur  n'avait  point  osé  confier  au  vice-amiral 
Villeneuve  l'exécution  de  ce  plan  audacieux  qu'il  avait  conçu  pour  La- 
touche-Tréville.  C'était  la  flotte  de  Brest  et  l'amiral  Gantheaume  qu'il 
voulait  cette  fois  appeler  dans  la  Manche.  Pour  diviser  l'attention  des 
vaisseaux  anglais  et  les  éloigner  de  nos  côtes,  il  avait  résolu  de  porter 
àeux  escadres  dans  la  mer  des  Antilles.  Le  contre-amiral  Missiessy  était 
parti  de  Rochefort  le  44  janvier,  Villeneuve,  de  Toulon,  le  48.  Après 
avoir  essuyé  treize  jours  de  cape  dans  le  golfe  de  Gascogne,  l'amiral 
Missiessy  avait  pu  continuer  sa  route.  Villeneuve,  qui  croyait  toiyours 


iH  UVCB  IMKS  DEDX  IHMfDBB. 

sentir  Nelson  sur  sa  trace,  montra  moins  de  persérérance.  n  ^aydit 
éprouvé  de  sérieuses  ayaries  et  avait  perdu  de  vue,  dès  fa  première 
nuit,  le  vaisseau  VlndxmptiMe  et  trois  de  ses  frégates.  Il  s'empressa  de 
rentrer  au  port,  a  Ces  messieurs,  écrivait  Nelson  à  lord  Melville,  ne  sont 
pas  habitués  à  ces  ouragans  que  nous  avons  défiés  pendant  vingt  et  un 
mois  sans  y  perdre  un  mât  ou  une  vergue.  x>  Cette  inetpérience  de  bt 
mer  était,  en  effet,  le  grand  mal  de  notre  marine.  Villeneuve,  déjà 
découragé  par  cette  première  sortie,  s'en  plaignait  avec  amertume. 

«  L^^scadrede  Toulon  (écriya^t  ViUeaeuve  à  ramiralDecrès)  panaisgait  foitt 
belle  sur  la  rade,  les  équipages  bien  vêtus,  faisaot  bien  Fexercice;  joaais,  dès  que 
la  tempête  est  venue,  Iqs  choses  ont  bieu  changé;.  Hs  n'étaient  pas  exercés  nux 
tempêtes.  Le  peu  de  matelots  confondus  parmi  les  soldats  ne  se  trouvaieut  plus. 
Ceux-ci,  malades  de  la  mer,  ne  pouvaient  plus  se  tenir  dans  les  batteries.  Us 
encombraient  les  ponts.  Il  était  impossible  de  manœuvrer.  De  là  des  vergues 
cassées,  des  voHes  emportées,  car,  dans  toutes  nos  avaries,  il  y  a  eu  bien  autant 
de  maladresse  ou  é^î^nexpérience  i^t  de  défaut  de  qualité  des  objets  déHi/^ 
f^r  les  arsenaux.  » 

Telles  sont  les  scènes  de  confusion  qui  ont  souvent  signalé  fentrée 
en  campagne  de  nos  escadres.  Au  début  de  la  guerre,  l'Angleterre  pre- 
nait rapidement  Toffensive.  Ses  vaisseaux  étaient  devant  nos  ports  que 
les  nôtres  n'étaient  point  encore  en  état  d'en  sortir.  Chaque  jour  ren- 
dait l'ennemi  plus  fort  et  diminuait  notre  confiance.  Au  lieu  de  prendre 
la  mer  en  dépit  des  escadres  anglaises,  de  vive  force  s'il  était  néces- 
saire, on  aimait  mieux  attendre  qu'un  coup  de  vent  les  obligeât  à  lever 
le  blocus.  On  sortait  alors  à  la  faveur  d'une  tempête,  et  pUis' d'une 
fois  cette  tempête  ne  laissa  rien  à  faire  à  l'ennemi  (4). 

m. 

Après  son  excursion  devant  Alexandrie,  Nelson  se  trouva  retenu  dans 
le  sud  de  la  Sardaigne  par  une  longue  série  de  vents  d'ouest,  et  ce  ne 
fut  que  le  12  mars  qu'il  put  reconnaître  les  côtes  de  Provence.  Le  15, 
il  avait  regagné  son  poste  d'observation  sous  le  cap  Saint-Sébastien; 
mais,  après  avoir  détaché  devant  Barcelone  le  vaisseau  le  Leviathan, 

(1)  L'èmpeijeur,  pour  préparer  ces  expéditions  malheureiises,  n'afait»  m  devant  lui 
que  deux*  années  d'une  tré?e  inooinplète;  maie  ce  qu'on  n'eût  pu  jsans  iojnstice-demander 
à  ce  règne  agiU%  ne  seraitr-ou  point  en  droit  de  Tcxiger  d'un  gouvernement  opérant  an 
milieu  de  circonsUnces  réjçuUères?  Quand  on  veut  une  marine,,  quand  il  faut  la  créer  de 
toutes  pièces,  l;i  faire  sortir  tout  armée ,  non  de  la  constitution  même  du  pays ,  comme 
le  peut  faire  un  peuple  commerçant,  mais  d'une  grande  pensée  politique  comme  doit  ie 
fair«  une  nation  militaire,  il  n>  a  qnhrn  mayen  p«ut*4trfi  ide  paéwênir  le  danger  d'a«e 
u  demi  Auiiicu  avant  d'avoir  eu  Toecaslon  de  c^mlMittve:  c'est  d'elle  à  la  fois  actif  et  pré* 
voyant,  de  tenir  ses  vaisapaux  prôtn  à  nryner  ^9U  pren^icv  $ign«l,;çtd*oUer  menacer  les  côtes 
de  Tennemi  avûat  qu'il  ait  pu  bloquer  les  vôtres. 


LA  DEMIËRE  GUBRRE  MARITIIIB.  21  & 

afin  d'inspirer  à  Villeneuve  une  fausse  sécurité  et  de  lui  donner  à  pen« 
ser  qu'il  avait  de  nouveau  établi  sa  croisière  sur  la  côte  d'Espagne  ^  il 
se  reporta  rapidement  vers  Textrémité  méridionale  de  la  Sardaigne;  le 
S7  mars,  il  mouillait  dans  le  golfe  de  Palmas,  où  l'attendaient  déjà  de 
nombreux  transports  chargés  de  vivres  pour  son  escadre/ Nelson  ne 
doutait  point  que  Villeneuve  ne  repiit  la  mer  dès  que  ses  bâtimens  au- 
raient réparé  leurs  avaries,  et ,  résolu  à  le  poursuivre  jusqu'aux  anii^ 
podes,  il  avait  voidu  compléter  sa  provision  d'eau  et  embarquer  au 
moins  cinq  mois  de  vivres  sur  chacun  de  ses  vaisseaux,  a  Bonaparte 
s'est  souvent  vanté,  écrivait-il  à  Gollmgwood,  que  notre  flotte  s'userait 
à  la  mer,  tandis  que  la  sienne  ne  ferait  que  s'accroître  dans  le  port.  Il 
doit  savoir  aujourd'hui ,  si  la  vérité  arrive  jusqutaux  empereurs,  que  se 
flotte  peut  en  une  seule  nuit  éprouver  plus  d'avaries  que  la  nôtre  dana 
une  année  entière,  i» 

Les  bâtimens  «éparés  de  l'escadre  française  pendant  la  nuit  orageuse 
qui  suivit  son  départ  avaient  déjà  rejoint  l'amiral  Villeneuve,  la  Cor^ 
nélie  était  rentrée  à  Toulon  le  22  janvier,  le  vaisseau  tindomptabh 
le  24.  Les  frégates  VHortense  et  V Incorruptible,  qui  s'étaient  portées 
vers  le  détroit  de  Gibraltar,  premier  rendez-vous  indiqué  en  cas  de  sé« 
paration/ effectuèrent  aussi  leur  retour  après  avoir  capturé  les  cor« 
vettes  anglaises  YAmm  et  VAcherùn.  Le  vice-amiral  Villeneuve  était 
donc  prêt  à  reprendre  la  mer;  mais  il  voulut  profiter  de  sa  relâche 
pour  opérer  quelques  mutations  dans  son  escadre.  La  frégate  flncùT'^ 
rupHble  cessa  de  faire  partie  de  l'expédition;  FUranie  fut  remplacée 
par  rHermione,  et,  au  lieu  de  rAnnibal,  le  capitame  Cosmao  prit  le 
commandement  du  Plutan,  vaisseau  de  74  qu'on  venait  de  lancer^ 
Deux  mois  avaient  été  perdus  dans  ces  préparatifs,  et  l'empereur  avait 
dû  modifier  ses  premiers  projets.  Suivant  la  pente  naturelle  à  son  génie, 
il  les  avait. encore  agrandis.  Villeneuve  cette  fois  devait  se  présenter 
devant  Cadix,  y  rallier  le  vaisseau  t Aigle  et  l'escadre  espagnole  com« 
mandée  par  l'amind  Gravina,  se  porter  avec  ce  renfort  dans  la  mer  dee 
Antilles,  où  il  serait  rejoint  par  les  21  vaisseaux  de  Gantbeaume,  et  de 
là  faire  route  sur  Boulogne,  afin  d'y  couvrir  avec  50  vaisseaux  le  pas* 
sage  de  la  fiottille.  La  division  quil  commandait,  composée  de  11  vais* 
seaux  et  de  6  frégates,  était  ainsi  destinée  à  former  le  centre  autour 
duquel  viendraient  se  grouper  ces  escadres  encore  séparées  et  gardées 
à  vue  par  les  croisières  anglaises. 

Le  29  mars^  l'amiral  Villeneuve  appareillait  pour  la  seconde  fois  de 
Toulon  avec  une  jolie  brise  de  nord-est  et  se  dirigeait  vent  arrière  entre 
la  Sardaigne  et  les  Baléares.  Le  lendemain  matin,  le  vent  tourna  au 
iKml'Kmest;  au  lieu  de  fraîchir;  comme  on  devait  s'y  attendre,  il  mollit 
considérablement,  et,  pendant  deux  jours,  notre  escadre  fit  très  peu 
de  chemin.  Le  31  mars  au  soir,  elle  n'était  encore  qu'à  dix  ou  douza 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieues  du  cap  Sicié,  quand  elle  fut  aperçue  par  les  frégates  anglaises 
r Active  et  la  Phébé.  Im  Phébé  laissa  arriver  sur  le  golfe  de  Palnias,  où 
elle  devait  trouver  Nelson;  V Active  essaya  de  se  maintenir  à  portée 
d'observer  la  route  de  nos  vaisseaux;  durant  la  nuit,  elle  les  perdit 
de  vue.  Par  un  heureux  concours  de  circonstances,  Villeneuve  apprit  le 
lendemain  d'un  bâtiment  ragusain  que,  cinq  jours  auparavant,  la  flotte 
anglaise  louvoyait  dans  le  sud  de  la  Sardaigne.  Assuré  de  trouver  la 
mer  libre  au  nord  des  Baléares,  il  serra  le  vent,  rallia  la  côte  d'Es- 
pagne, et,  le  6  avril,  se  trouva  en  vue  de  Carthagène. 

Informé  de  la  sortie  de  notre  escadre,  Nelson  l'attendait  en  vain  entre 
la  Sardaigne  et  la  côte  d'Afrique,  a  Je  suis  complètement  égaré,  écri- 
vait-il dans  son  désespoir,  par  la  faute  de  mes  frégates,  qui  ont  perdu  la 
trace  de  l'ennemi  à  la  soriie  du  port;  mais  à  quoi  me  serviraient  les 
plaintes  et  la  colère?]»  Ce  ne  fut  que  le  10  avril  que,  se  tenant  à  la  hauteur 
de  l'île  d'Ustica,  afin  d'être  prêt  à  se  porter  sur  Naples  ou  sur  la  Sicile,  il 
commença  à  soupçonner  la  roule  qu'avait  suivie  notre  escadre  en  sor- 
tant de  Toulon.  Une  lettre  du  ministre  anglais  à  Naples  lui  fit  connaître 
qu'un  corps  de  troupes  sous  les  ordres  du  général  Craig  et  sous  l'escorte 
du  contre-amiral  Knight  avait  dû  partir  d'Angleterre  pour  se  rendre 
dans  la  Méditerranée.  Cette  expédition  importante  pouvait  être  inter- 
ceptée par  l'amiral  Villeneuve,  et  Nelson  n'hésita  plus,  pour  la  couvrir, 
à  se  diriger  en  toute  hâte  vers  le  détroit.  Pendant  qu'il  luttait  avec  per- 
sévérance contre  de  violens  vents  d'ouest,  il  apprit,  le  16  avril,  par  un 
bâtiment  neutre,  que  les  vaisseaux  français  avaient  été  aperçus  le  7 
sous  le  cap  de  Gâte.  «Si  cette  nouvelle  est  vraie,  écrivait -il  à  Naples, 
je  frémis  en  songeant  à  tout  le  mal  que  peut  nous  avoir  fait  l'ennemi  !  » 
Le  7  avril,  en  effet,  l'escadre  française  avait  déjà  dépassé  Carthagène. 
Le  contre-amiral  Salcedo  commandait  dans  ce  port  six  vaisseaux  espa- 
gnols. Villeneuve  eût  voulu  les  joindre  à  son  escadre;  mais  Salcedo  de- 
mandait trente-six  heures  pour  embarquer  ses  poudres  (4)  :  une  brise 
favorable  venait  de  s'élever;  Villeneuve,  impatient  d'en  profiter,  ne 
voulut  pas  s'arrêter  davantage.  Il  contmua  sa  route,  et  le  9  avril,  il 
donnait  dans  le  détroit  de  Gibraltar.  Le  soir  même,  chassant  devant  lui 
le  vice-amiral  Orde  et  les  cinq  vaisseaux  anglais  qui  bloquaient  Cadix, 
il  jetait  l'ancre  à  l'entrée  de  ce  port,  afin  d'opérer  sa  jonction  avec 
l'amiral  Gravina: 

Cet  amiral  espagnol  était  né  à  Naples.  Charles  III,  dont  on  Ta  cru 
généralement  le  fils  naturel,  le  fit  entrer  dans  la  marine  et  l'envoya 
combattre  les  Algériens.  ïn  1793,  Gravina  servait  sous  les  ordres  de 
l'amiral  Langara  et  prenait  part  à  la  défense  de  Toulon  et  de  Roses. 
Cette  campagne  lui  valut  le  grade  de  contre-amiral  et  la  réputation 

(I)  Lettre  du  général  Beuruonville  ù  l'amiral  Décrus. 


LA  DBRBliU  GUSREB  XARITUIE.  ,     217 

d'ofQcier  intrépide.  Qioia  pour  ambassadeur  par  la  cour  de  Madrid,  il 
vint  à  Paris  en  1805  et  plut  à  Tempereuri  qui  le  désigna  pour  corn-- 
mander  la  flotte  espagnole.  On  n'approchait  point  impunément  de  i'em- 
pereur.  Gravina,  qui,  à  Tâge  de  cinquante-huit  ans,  cachait  encore,  sous 
une  grande  simplicité  de  manières,  un  caractère  exalté  et  chevaleresque, 
tomba  complètement  sous  le  charme.  Sans  consulter  les  forces  d'une 
marine  dégénérée,  il  promit  de  suivre  la  flotte  française  partout  et  à 
toute  entreprise  (1).  Le  3  avril,  plein  d'ardeur  et  brûlant  d'entrer  en 
campagne,  il  arborait  son  pavillon  sur  le  vaisseau  YArgonatUa,  mouillé 
en  rade  de  Cadix.  L'Espagne  possédait  16  vaisseaux  dans  ce  port;  mais  le 
dénûment  complet  dans  lequel  étaient  tombés  les  arsenaux,  les  ravages 
que  venait  d'exercer  la  fièvre  jaune  sur  le  littoral  déjà  dépeuplé,  avaient 
opposé  à  la  bonne  volonté  du  cabinet  de  Madrid  et  au  zèle  infatigable 
de  notre  ambassadeur,  le  général  Beumonville,  des  obstacles,  insur^ 
montables.  Au  bout  de  trois  mois  et  à  force  d'expédiens,  on  était  par- 
venu à  armer  6  vaisseaux,  dont  2  de  64,  les  plus  misérables  bàtimens,  à 
l'exception  de  VArgonauta,  qu'on  eût  jamais  envoyés  à  la  mer  (i).  Pour 
former  les  équipages  de  cette  escadre,  il  avait  faUu  avoir  recours  à  la 
presse,  et  on  n'avait  ainsi  recueilli,  de  l'aveu  même  du  général  Beur* 
nonville,  qu'une  racaille  épouvantable  (3).  Le&  officiers,  il  est  vrai,  qui 
montaient  ces  vaisseaux  si  mal  armés,  braves  et  instruits  pour  la  plu- 
part, étaient  fort  dévoués  à  leur  amiral  ;  mais  ce  n'était  pas  d'officiers 
dévoués  qu'avait  manqué  la  marine  espagnole  depuis  le  commence- 
ment de  la  guerre  :  d'héroïques  résistances  avaient  honoré  le  pavillon 
de  Charles  IV;  aucune  résistance  heureuse  ne  l'avait  rendu  redoutable 
à  l'ennemi. 

Un  exemple  bien  récent  encore  eût  dû  cependant  nous  ouvrir  les 
yeux  sur  le  danger  d'appeler  dans  la  lice  de  semblables  auxiliaires. 
Le  6  juillet  1801 ,  peu  de  temps  avant  la  paix  d'Amiens,  on  avait  vu  trois 
vaisseaux  français,  protégés  par  deux  méchantes  batteries  et  une  position 
habilement  choisie,  combattre  avec  avantage,  devant  Âlgésiras,  six 
vaisseaux  anglais.  Quelques  jours  après  ce  combat,  dans  lequel  le  vais- 
seau VHannibal  resta  en  notre  pouvoir,  une  division  de  5  vaisseaux 
espagnols  sort  de  Cadix  avec  un  sixième  vaisseau  donné  à  la  France,  le 
San-Antanio,  sur  lequel  on  jette  à  la  hâte  un  équipage.  L'amiral  Linois, 
qui  commande  notre  escadre,  appareille  avec  ce  renfort.  Sir  James 
Samnarez,  qu'il  vient  de  vaincre,  appareille  aussi  pour  le  poursuivre. 
Les  9  vaisseaux  des  alUés  prennent  chasse  devant  5  vaisseaux  anglais, 
et  à  l'un  des  plus  beaux  combats  de  notre  marine  succède  un  épou- 
vantable désastre.  Le  San-Antonio,  entouré,  est  forcé  de  se  rendre^ 

(1)  Lettre  de  Tamiral  GraTina  i  Tamiral  Decrès. 

(2)  Lettre  de  l'amiral  VUleneuTe  i  ramiral  Decrès. 
(^  Lettre  du  génénd  BeomonvlUe  &J*amiral  Decrès. 

TOME  xvu.  45 


3i8  nvoii  im  bbitx  'nnMB; 

Beux  trois^nts  espagnols  sont  atteints  au  mUiea  de  la  nuH  par  un 
seul  Taisseau  anglûs.  Les  équipages  perdent  la  tête»  le  feu  éclate  dans 
les  batteries,  et  les  deux  yaisseauz,  après  s'être  eanonnés  mutueUement, 
font  bientêt  explosion.  2,000  hommes  sont  victimes  de  ce  double  sui« 
cide.  Quant  aux  vaisseaux  français,  à  peine  remis  du  combat  d'Algé- 
suras,  ils  repoussent  victorieusement  Tennemi  et  entrent  à  €adix,  le 
lendemain,  couverts  de  gloire,  mais  consternés  d'un  succès  que  de 
fidèles  et  gén^eux  alliés  ont  payé  d'un  si  grand  sacrifice. 

Tels  étaient  les  souvenirs  qui  agitaient  Villeneuve  à  la  vue  de  Fes- 
cadre  de  Cadix;  si  quelque  chose  eût  pu  diminuer  l-impression  fâ- 
cheuse qu'il  en  éprouva,  c'eût  été,  sans  contredit,  l'empressement  avec 
lequel  l'amiral  Gravina  vint  se  ranger  sous  son  pavillon  et  la  loyauté 
empreinte  dans  toute  la  personne  et  dans  tous  les  actes  de  ce  brave 
officier.  Dès  que  VHorteme,  envoyée  en  avant  par  l'amiral  Villeneuve, 
eut  signalé  l'approche  de  la  flotte  française,  le  capitaine  du  vaisseau 
rAigk,  prêt  à  appareiller  lui-même,  avait  remis  à  l'amiral  espagnol  les 
dépêches  de  l'amiral  Decrès  et  sept  paquets  cachetés  contenant  l'indica* 
tion  du  rendez-vous  général  de  l'escadre  en  cas  de  séparation.  G^vina  fit 
distribuer  ces  paquets  à  ses  capitaines,  avec  défense  expresse  de  les  ou- 
vrir avant  d'être  au  large.  Embarquant  alors  à  la  hâte  1,600  Ubmmes 
de  troupes,  il  fit  signal  à  ses  vaisseaux  de  filer  leur  câble  par  le  bout 
et  alla  mouiller  devant  Rota  au  miUeu  de  l'escadre  française.  A  deux 
heures  du  matin,  la  fiotte  combinée  profita  d'une  légère  brise  de  terre 
pour  mettre  sous  voiles.  Le  SafhJtafaël  avait  touché  en  sortant  du  port; 
les  autres  vaisseaux,  qui  avaient  déjà  laissé  un  câble  à  Cadix,  voulurent 
lever  leur  ancre  et  perdirent  beaucoup  de  temps  dans  cette  opération. 
Au  point  du  jour,  ils  se  trouvèrent  séparés  de  l'escadre.  L'ArganaïUa, 
de  80,  et  ï America,  de  64,  rallierait  seuls  l'amiral  Villeneuve,  qui 
compta  alors  sous  ses  ordres,  outre  6  frégates,  i  corvette  et  3  bricks, 
12  vaisseaux  firançais  et  â  vaisseaux  espagnols.  Le  SanrBafaël,  de  80  ca- 
nons, le  Firme,  le  Terrible,  de  74,  ÏEspaàa,  de  64,  et  la  firégate  la 
Semla-Madalena  furent  laissés  en  arrière.  Lçs  capitaines  de  ces  bàtimens 
décachetèrent  les  paquets  qui  leur  avaient  été  remis  par  l'amiral  Gra* 
vina  et  firent  route.pour  la  Martinique. 

Nelson  cependant  luttait  encore  contre  les  vents  d'ouest.  Il  n'arriva  à 
l'entrée  du  détroit  que  le  30  avril.  La  il  fallut  s'arrêter,  car  le  violent 
courant  qui  descend  constamment  de  l'Océan  dans  la  Méditerranée  ne 
permet  point  de  franchû*  ce  passage  avec  des  vents  contraires,  a  Ha 
bonne  fortune,  écrivait-il  au  capitaine  Bail,  semble  m'avoir  abandonné. 
Le  vent  ne  veut  souffler  ni  de  l'arrière  ni  du  travers  :  il  est  droit  de- 
bout 1  toi^ours  droit  debout  1  »  Mouillé  dans  la  baie  de  Tétouan,  ^plus 
agité  que  les  Grecs  en  Aulide,  il  épiait  avec  anxiété  la  preoiiài^  brise 
favorable  et  cherchait  à  tromper  son  ardeur  {mr  miUe  plans  de  cam* 


LA  MBmteB'QVBBK  MAUTIME.  219 

pagat;:  «  J%i*été  rudement  épromré,  éemaii^I  à  lord  Addington*,  ^t 
jusqu'idirenDemi  a  été  mepreiileutemeoi  heureuç  meislaf  chaiiee  peut 
tourner.  PatwncB  ei  perêivénmee  pmvmU  beaue(mpé9  Eaftn  le  7  mai , 
à*  iix  heures  du  soir,  il  dconn  dMs  le  détroit  de  6ilNraii«r;  il  igno- 
rait encore  la  deelnation  de'  la^  flotte  combinée  el  ne  la  connut  d'une 
iBçonr  certaine  cpie  par  un  rm  inespéré.  Un  officier  pcniugais,  d'ori- 
gine écossaise^  qui  a^ait  fait  partie  de  l'escadre  du  marqués  de  Niea 
et  ayait  servi  pmidant  les  événsmens  de  Nafries  sous  ses  ordres,  le  con- 
tre-amiral Donald  Campbell,  le  rencontra  à  la  mer  :  il  avait  recueilli 
leSibmitsiqiH  couraient  à  Cadix,  et  apprità  Nelson  que  la  flotte  de  Vil- 
leneuve s'était  dirigée  sur  les  Antilles.  Nelson  maudit  davantage  encore 
les  vents^eontraires  qui  Pavaient  retenu  si  long-temps  dans  la Héditer- 
laoée  :  cette  flotte  qui  allait  porter  la  terreur  et  la  désolation  dans  les 
lies  anglaises^  <^était  ceUe  que  Tamirauté  avrit  commise  à  sa  surveil- 
lance,  celle  qu'tt  couvait  des  yeux  depuis  deux  ans  et  appelait  si  pré»- 
somptiieusenient  f tf /Mie.  A  tcmt  rij^ue^  ilrésohitde  la  sinvre  au-delà 
du  tronque. 

Tout  disposé  qu'il  pouvait  être  à  engager  sa  responsabilité  personnelle 
dans  cette  poursuite,  Nelson  voulut  cependant,  avant  de  quitter  les  côtes 
dSunipe,  assurer  le  passage  des  5,000  hommes  de  troupes  que  le  contre- 
amifal  Knight  amenait  d'Angletenre.  Le  iO  mai,  il  vint  mouiller  dans 
la  baie  de  Lagos  avec  son  escadre,  y  trouva  quelques  transports  aban^ 
donnés  par  sir  John  Orde  au  moment  où  ce  dernier  s'était  retiré  devant 
Villeneuve,  et  embarqua  dans  une  seule  nuit  plus  d'un  mois  de  vivres  à 
bord  de  tous  ses  vaisseaux.  Le  lendemain ,  il  appareillait  de  nouveau  et 
se  portait  à  la  hauteur  du  cap  Saint-Vincent.  Le  iS  mai,  dans  l'après- 
mi^^  le  jour  même  où  Villeneuve  arrivait  en  vue  de  la  Martinique^  il 
ralliait  Timportant  convoi  qu'avait  escorté  jusque-là  le  contre^miral 
Knight  avec  deux  vaisseaux,  le  Qtieen,  de  98,  et  le  Dragon,  de  74.  Ce 
convoi  avait  donc  échappé  aux  atteintes  qu'appréhendait  Nelson;  mais, 
destiné  à  entrer  dans  la  Méditerranée,  il  pouvait  redouter  encore  la  ren- 
contre de  Tamiral  Salcedo.  A  la  veille  de  se  lancer  avec  11  vaisseaux  à 
la  poursuite  d'une  flotte  ennemie  de  18  vaisseaux  de  ligne,  Nelson  aima 
mieux  s'affaiblir  que  laisser  un  amiral  anglais  exposé  à  combattre,  avec 
des  forces  insuffisantes,  l'escadre  de  Carthagène.  Un  de  ses  vaisseaux, 
dont  le  doublage  en  cuivre  n'avait  pas  été  changé  depuis  plus  de  six 
ans,  le  Royal  Savereign,  vaisseau  à  trois-ponts,  l'eût  retardé  par  l'infé- 
riorité de  sa  marche  dans  la  traversée  qu'il  allait  entreprendre.  11  ne 
craignit  point  de  se  priver  de  ses  serrices  et  l'adjoignit  à  la  division 
qu'a  venait  de  rallier.  Quelle  que  fût  d'ailleurs  cette  témérité  dont  il 
aimait  à  faire  preuve  en  présence  de  l'ennemi,  Nelson  ne  songeait  cette 
fois  à  attaquer  la  flotte  combmée  qu'après  avoir  joint  le  contre-amiral 
Coehrane.  H^^iitendait  à  trouver  cetoffider-génétal^  laBarbade^avec 


i20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

6  vaisseaux  détachés  du  blocus  du  Ferrol  à  la  poursuite  des  5  vaisseaux 
du  contre-amiral  Missiessy.  L'ennemi  ne  pouvait,  à  tout  prendre,  réu- 
nir plus  de  ^  vaisseaux  aux  Antilles;  Nelson  comptait  en  avoir  i6  à  lui 
opposer,  tous  vaisseaux  éprouvés,  habitués  à  la  même  tactique  et  por- 
tant le  même  pavillon.  C'était  une  chance  qu'un  homme  tel  que  Nel- 
son pouvait  accepter.  «  Que  chacun  de  vous,  disailril  à  ses  capitaines, 
attaque  un  vaisseau  français;  je  me  charge  à  moi  seul  des  vaisseaux 
espagnols.  Quand  j'amènerai  mon  pavillon ,  je  vous  permets  d'en  faire 
autant.  » 

S'il  se  sentait  justement  rassuré  contre  la  supériorité  numérique  de 
l'ennemi,  Nelson  ne  l'était  point  contre  la  crainte  du  ridicule  qui  pou- 
vait s'attachera  une  poursuite  infructueuse.  «Après  avoir  sérieusement 
pesé  tous  les  renseignemens  qui  me  sont  parvenus,  écrivait-il  au  secré- 
taire de  l'amirauté,  je  suis  porté  à  croire  que  la  flotte  combinée  s'est 
dirigée  sur  les  Antilles.  Un  voyage  en  Angleterre  m'eût  souri  davantage 
sans  doute;  l'intérêt  de  ma  santé  l'exigeait  peut-être;  mais,  en  pareille 
occasion ,  je  place  toujours  mes  convenances  hors  de  la  question.  Je 
puis  être  malheureux ,  on  ne  dira  jamais  que  je  suis  inactif  ou  que  je 
ménage  ma  personne,  car  on  n'appellera  point  assurément  cette  pour- 
suite de  18  vaisseaux  avec  10  un  voyage  d* agrément,  surtout  quand  il 
faut  aller  chercher  ces  18  vaisseaux  atuc  Antilles.  En  tout  cas,  si  je  me 
suis  trompé  sur  la  destination  de  la  flotte  combinée,  je  serai  de  retour 
en  Europe  à  la  fin  de  juin,  c'est-à-dire  long-temps  avant  que  l'ennemi 
ait  pu  savoir  où  je  suis  allé.  »  Trop  de  temps  avait  été  perdu  déjà  pour 
que  Nelson  pût  en  perdre  encore  dans  de  nouveUes  hésitations.  Le 
il  mai,  cédant  à  un  des  plus  beaux  mouvemens  qui  aient  illustré  sa 
carrière,  il  quittait  le  contre-amiral  Knight  et  volait  au  secours  des 
Antilles  menacées. 

Tout  avait  jusqu'alors  secondé  les  projets  de  l'empereur.  Malgré  la 
marche  inférieure  de  trois  vaisseaux,  le  Formidable  et  l'Intrépide  tou- 
jours couverts  de  voiles,  V Atlas  qu'il  fallait  faire  remorquer  par  le  Nep- 
tune, l'amiral  Villeneuve  avait  passé  le  détroit  un  mois  avant  l'amiral 
anglais.  Le  13  mai ,  il  mouillait  à  la  Martinique  et  trouvait  sur  la  rade 
du  Fort-Royal  les  bâtimens  dont  il  s'était  séparé  en  partant  de  Cadix  : 
18  vaisseaux  et  7  frégates  furent  ainsi  réunis  sous  ses  ordres,  et  le  pre- 
mier essai  qu'il  put  faire  de  la  bonne  volonté  de  leurs  équipages  fut 
couronné  d'un  succès  complet.  A  l'entrée  de  la  rade  du  Fort-Royal,  les 
Anglais  avaient  occupé  et  fortifié  un  rocher  inhabité,  nonuné  le  Dia- 
mant. Cette  position ,  devenue  le  Ueu  de  dépôt  de  leur  station  et  le 
refuge  de  leurs  corsaires^  était  réputée  inexpugnable.  Les  embarcations 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  U.iRlTUIE.  22i 

de  Tescadre,  soutenues  par  le  feu  de  deux  vaisseaux  et  d'une  frégate, 
s'en  emparèrent  le  34  mai.  Dans  la  lutte  généreuse  qui  s'établit  à 
cette  occasion  entre  nos  marins  et  les  marins  espagnols,  le  premier 
canot  qui  arriva  à  terre  sous  une  grêle  de  balles  et  de  mitraille  fut  un 
canot  de  l'amiral  Gravina.  Ce  témoignage  non  équivoque  de  l'excellent 
esprit  qui  animait  nos  alliés  ranima  la  confiance  de  Villeneuve,  et,  s'il 
n'eût  été  retenu  par  la  crainte  de  manquer  l'amiral  Gantheaume,  il  eût 
peut-être  cédé  aux  instances  de  l'amiral  Gravina,  qui  le  pressait  de  re- 
prendre la  Trinité,  colonie  espagnole  concédée  aux  Anglais  par  le  traité 
d'Amiens  (i);  mais,  pendant  que  Villeneuve  laissait  entrevoir  à  son  col- 
lègue les  motifs  impérieux  qui  exigeaient  sa  présence  à  la  Martinique , 
de  nouveaux  ordres  étaient  à  la  veille  de  l'atteindre. 

L'idée  de  réunir  nos  escadres  aux  Antilles  pour  les  porter  de  là  dans 
la  Manche  était  un  trait  de  génie  qui  devait  déconcerter  les  prévisions 
de  l'amirauté  britannique.  Malheureusement  cette  imposante  concen- 
tration de  forces  ne  pouvant  s'opérer  que  par  surprise,  il  fallait  pour  la 
faire  réussir  un  merveilleux  concours  de  circonstances  qui  se  rencontre 
bien  rarement  dans  les  opérations  maritimes.  Le  temps  perdu  par  l'ami- 
ral Villeneuve  à  Toulon  avait  fait  manquer  une  première  fois  sa  jonction 
avec  le  contre-amiral  Missiessy,  rappelé  des  Antilles  en  Europe.  La  té- 
nacité avec  laquelle  Cornwallis  maintenait  le  blocus  de  Brest  fit  man- 
quer la  jonction  de  Gantheaume.  Dans  tout  le  mois  d'avril,  qui  fut  cette 
année  d'une  sérénité  désespérante,  Gantheaume  n'avait  pu  trouver  un 
seul  jour  qui  lui  permit  de  sortir  de  Brest  sans  combat.  Le  i*^  mai,  le 
ccmtre-amiral  Magon  appareilla  de  Rochefort  avec  deux  vaisseaux  pour 
porter  à  la  flotte  combinée  cette  fâcheuse  nouvelle.  Si,  le  21  juin,  l'a- 
miral Gantheaume  n'avait  pas  paru  aux  Antilles,  Villeneuve  devait  re- 
venir sur  le  Ferrol.  11  n'y  avait  encore  dans  ce  port  que  H  vaisseaux  en 
état  de  prendre  la  mer;  mais  l'empereur  espérait  que  Villeneuve  en 
trouverait  15  au  moment  de  son  arrivée.  En  portant  brusquement  sur 
Brest  les  35  v^sseaux  qu'il  aurait  ainsi  réunis,  il  n'était  point  douteux 
qu'il  ne  pût  opérer  sa  jonction  avec  l'amiral  Gantheaume,  malgré  les 
18  vaisseaux  de  Cornwallis.  a  Du  succès  de  votre  arrivée  devant  Bon-* 
logne,  écrivit  l'amiral  Decrès  à  Villeneuve,  dépendent  les  destinées  du 
monde.  Heureux  l'amiral  qui  aura  eu  la  glou*e  d'attacher  son  nom  à  un 
iWénement  aussi  mémorable  !  » 

L'arméecombinéedevaitattendre  jusqu'au  21  juin  la  flotte  de  l'amiral 
Gantheaume;  il  était  cependant  très  probable  que  cette  flotte  ne  sortirait 
plus  de  Brest  avant  d'avoir  été  débloquée.  L'immobilité  de  Villeneuve 
cessait  donc  d'être  nécessaire.  Pour  que  cet  amiral  n'eût  point  fait  une 
campagne  complètement  stérile,  l'empereur,  en  lui  envoyant  ces  nou- 

(1)  Lettre  de  Tamiral  Gravina  a  ramiral  Decrès. 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES.' 

Telles  iDstructions,  crut  devoir  l'engager  à  tenter  quelque  coup  de  main 
sur  les  îles  anglaises,  sur  la  Trinité  entre  autres,  qu'il  eût  été  bien  aise 
de  pouvoir  restituer  à  l'Espagne;  mais  le  temps  avait  marché ,  l'ami- 
rauté britannique  n'était  point  sans  doute  restée  inacUve,  et  Villeneuve 
trouva  dangereux  de  souventer  ainsi  son  escadre.  Ai)  lieu  de  se  porter 
sur  la  Trinité,  il  préféra  agir  contre  laBarbade,  d'où  il  serait  toujours  à 
portée  de  reprendre  la  rade  du  Fort-Royal. 

Le  4  juin,  il  appareillait  de  la  Martinique,  et,  le  même  jour,  presque 
à  la  même  heure,  la  flotte  de  Nelson  mouillait  à  la  Barbade'  dans  la 
baie  de  Carlisle.  Cette  flotte  avait  franchi  en  vingt-trois  jours  la  vaste 
étendue  de  mer  que  l'armée  combinée  avait  mis  trente-six  jours  à  par- 
courir. Arrivé  à  la  Barbade,  Nelson  ne  trouva  que  2  vaisseaux  de  74 
avec  le  contre-amiral  Cochrane.  L'amiral  Dacres  avait  retenu  les  quatre 
autres  à  la  Jamaïque.  Son  escadre  se  trouvait  donc  portée  à  42  vaisseaux 
de  ligne,  au  moment  où  les  2  vaisseaux  du  contre-amiral  Magon  por- 
taient celle  de  Villeneuve  à  20  vaisseaux  et  7  frégates.  On  ignorait  encore 
à  la  Barbade  le  chiffre  précis  des  forces  que  nous  avions  réunies  aux  Ai)- 
tilles^  Nelson  d'ailleurs  était  venu  de  trop  loin  pour  s'en  inquiéter.  Heu- 
reux de  se  sentir  si  près  de  l'ennemi,  il  ne  demandait  qu'une  chose  :  le 
chemin  qu'il  fallait  prendre  pour  le  rencontrer.  On  lui  indiqua  Tabago 
et  la  Trinité.  Bien  qu'il  fût  d'un  avis  contraire,  il  crut  devoir  céder  à 
l'opinion  générale,  et,  embarquant  pendant  la  nuit  2,000  hommes  de 
troupes  sur  son  escadre,  il  se  dirigea,  le  5  juin,  vers  la  Trinité.  Les  deux 
flottes  suivaient  ainsi  des  routes  opposées,  et  les  vents  alizés  entraînaient 
rapidement  l'escadre  anglaise  dans  le  sud ,  pendant  que  l'armée  com- 
binée, après  avoir  pris  de  nouvelles  troupes  à  la  Guadeloupe,  faisait 
route  pour  débouquer  entre  Antigoa  et  Montserrat ,  et  se  trouvait  déjà 
à  trente  lieues  dans  le  nord  de  la  Martinique. 

Le  7  juin,  au  point  du  jour,  l'escadre  anglaise,  en  branle-bas  de  com- 
bat, doublait  l'île  de  la  Trinité  et  entrait  dans  le  vaste  golfe  de  Paria, 
que  forme  le  continent  américain  à  l'embouchure  d'un  des  bras  ^e 
rOrénoque.  A  la  vue  de  cette  rade  déserte,  Nelson  voulut  revenir  sur 
ses  pas,  mais  le  calme  l'obligea  de  jeter  l'ancre  jusqu'au  lendemain.  Le 
8  juin,  au  moment  où  il  sortait  du  golfe,  il  apprit  la  capitulation  du 
Diamant.  L'officier  qui  commandait  ce  poste  fortifié  lui  écrivait  que  le 
2  juin  l'armée  combinée  était  encore  à  la  Martinique,  et  qu'elle  venait 
d'être  ralliée,  s'il  fallait  en  croire  les  officiers  français,  par  14  vaisseaux 
arrivés  du  Ferrol.  Nelson  trouva  cette  dernière  nouvelle  fort  invrai- 
semblable. «En  tout  cas,  écrivit-il  au  gouverneur  de  la  Barbade, 
quelle  que  soit  la  force  de  l'armée  combinée,  elle  ne  vous  fera  pas  grand 
mal  impunément.  Mon  escadre  est  compacte  et  manœuvrante,  celle  de 
l'ennemi  ne  peut  l'être.  »  Puisant  sa  confiance  dans  l'incontestable  su- 
périorité de  ses  vaisseaux,  Nelson  ne  songea  en  cet  instant  critique  qu'à 


LA  mORflEIIE  GVEUIB  MABIXI».  âS3 

se  rapprocher  du  théAtredes  événemens.  Les  faux  renseignemens  qu'il 
avait  reçus  a  la  Barbade  Valaient  entraîné  à  plus  de  soixante  lieues 
sous  le  Yent  de  cette  île,  et,  pendant  ce  (temps,  Villeneuve,  jetant  par- 
tout Talarme  sur  son  passage,  capturait  un  conyoi  de  15  voiles  sorti  de 
SaintrCbristophe.  Parvenu  a  la  hauteur  de  la  Grenade,  Nelson  eut  des 
nouvelles  plus  certaines  de  la  flotte  combinée.  Les  vigies  de  la  Domi- 
oiique  avaient  compté,  le  6  juin  J  8  vaisseaux  et  6  frégates  faisant  route 
au  nord.  Nelson  conçut  de  nouveau  Tespoir  d'atteindre  Tennemi;  mais 
Villeneuve  avait  été  informé  par  ses  prisonniers  de  l'arrivée  d'une  es- 
cadre anglaise  aux  Antilles,  et,  au  moment  où  Nelson  paraissait  devant 
Antigoa,  la  flotte  combinée  avait  depuis  trois  jours  repris  le  chemin  de 
l'Europe. 

Nelson  connut  le  départ  des  alliés  le  12  juin.  En  quelques  heures,  il 
jeta  ses  troupes  à  terre,  désigna  le  contre-amiral  Cochrane  pour  rester 
aux  Antilles  avec  le  Northumberltmd,  et  reprit  avec  1 1  vaisseaux  sou 
infatigable  poursuite.  Nelson  et  Villeneuve  allaient  suivre  encore  une 
fois  des  routes  divergentes  :  Villeneuve  se  dirigeait  sur  le  Ferrol, 
Nelson  sur  le  cap  Saint-Vincent  et  Cadix.  Ce  dernier  n'avait  rien  soup- 
çonné des  plans  de  l'empereur.  Il  croyait  que  la  flotte  combinée  était 
venue  aux  Antilles  pour  y  brûler  des  convois  ou  dévaster  les  îles,  et, 
ce  but  manqué,  il  ne  doutait  pas  qu'elle  n'allât  chercher  dans  la  Médi- 
terranée un  nouveau  théâtre  d'opérations,  a  Mon  cher  sir  John,  écri- 
vait-il le  18  juin.au  ministre  Acton,  alors  retiré  à  Palerme,  je  suis  déjà 
à  deux  cents  lieues  d' Antigoa  et  sur  le  chemin  du  détroit.  Je  n'ai  point 
encore  rencontré  l'ennemi,  mais  ne  craignez  pas  que  je  laisse  ces  gens- 
là  prendre  le  dessus  dans  la  Méditerranée  et  inquiéter  la  Sicile  ou  les 
autres  états  de  votre  bon  roi.  » 

Au  moment  cependant  où  il  écrivait  cette  lettre,  Nelson  était  bien 
près  de  la  flotte  combinée,  car  le  lendemain,  10  juin,  un  brick  qu'il 
venait  d'expédier  en  Angleterre  pour  informer  l'amirauté  de  son  re- 
tour, le  Curieux,  commandé  par  le  capitaine  Bettesworth,  rencontrait,  à 
trois  cents  lieues  dans  le  nord-nord-est  d' Antigoa,  cette  flotte  insaisissable 
que  Nelson  cherchait  en  vain  depuis  près  de  trois  mois.  A  la  route  que 
suivait  Villeneuve,  il  était  aisé  de  juger  qu'il  n'avait  pas  l'intention  de 
renh*er  dans  la  Méditerranée.  Le  capitaine  Bettesworth  comprit  toute 
l'importance  de  cette  heureuse  rencontre.  Au  lieu  de  rétrograder  vers 
l'escadre  de  Nelson,  qu'il  eût  pu  manquer,  il  continua  sa  route  et  fit 
force  de  voiles.  Arrivée  à  soixante  lieues  du  cap  Finistère,  la  flotte  com- 
binée se  trouva  arrêtée  par  des  vents  contraires.  Le  Curieux  gagna  le 
port  de  Plymouth.  Le  9  juillet,,  au  point  du  jour,  le  capitaine  Bettes- 
vrorth  fut  reçu  par  lord  Barham,  qui  venait  de  succéder  au  vicomte 
Melville.  36  vaisseaux,  échelonnés  de  Cadix  à  Brest,  ne  pouvaient  gar- 
der avec  succès  une  pareille^étendue  de  côtes  contre  une  flotte  corn- 


224  KEVUB  DBS  DEUX  1I0NDB8. 

pacte  de  20  vaisseaux  de  ligne.  Il  fallait  une  résolution  prompte;  lord 
Barham  n'hésita  point  à  la  prendre.  Il  prescrivit  sur-le-champ  à  Corn- 
wallis,  qui  croisait  devant  Brest,  de  faire  lever  le  blocus  de  Rochefort 
et  du  Ferrol,  de  composer  ainsi  une  escadr^e  45  vaisseaux  à  Tamiral 
Calder,  et  de  porter  cette  escadre  vers  le  cap  Finistère  à  la  rencontre 
de  Tamiral  Villeneuve.  Des  bâtimens  attendaient  à  Portsmoutb  et  à 
Plymouth  les  dépêches  de  Tamirauté,  et,  hmt  jùurs  après  Varrivée  du 
Curieux  en  Angleterre,  les  ordres  de  lord  Barham  étaient- exécutés.  Le 
45  juillet,  les  5  vaisseaux  du  contre-amiral  Stirling  ralliaient  àia  hau- 
teur du  Ferrol  les  40  vaisseaux  du  vice-amiral  Calder,  pendant  que  la 
flotte  de  Villeneuve,  toujours  retenue  par  les  veuts  de  nord-est,  perdait 
chaque  jour  du  terrain  au  lieu  d'avancer. 

Neison,  pendant  ce  temps,  marchait  en  toute  conflanîce  vers  Gibral- 
tar. Il  y  arriva  le  48  juillet,  et  apprit  avec  étonnement  qu'aucun  vais- 
seau ennemi  n'avait  encore  franchi  le  détroit.  Qu'était  donc  devenue  la 
flotte  qu'il  poursuivait?  L'avait-il  devancée  en  Europe,  comme  il  avait 
autrefois  devancé  la  flotte  de  Brueys  en  Egypte?  Ou  Villeneuve,  se  dé- 
robant par  une  fausse  marche,  s'était-il  jeté  sur  la  Jamaïque,  tandis 
qu'il  le  croyait  en  plein  Océan  et  cinglant  sous  toutes  voiles  vers  Cadix? 
Il  fallait  cependant  que  Nelson  s'arrêtât  enfin  pour  renouveler  son  eau 
et  ses  vivres,  pour  procurer  aussi  quelques  rafraîchissemens  à  ses  équi- 
pages, qui  commençaient  à  souffrir  du  scorbut.  11  prit  le  parti  de  mouil- 
ler à  Gibraltar,  et,  le  20  juillet,  alla  rendre  visite  au  gouverneur.  Il  y 
avait  plus  de  deux  ans  qu'il  n'avait  touclié  la  terre  ferme.  Une  lettre 
qu'il  reçut  de  Colhngwood,  alors  en  croisière  devant  Cadix,  vint  bien- 
tôt cahner  son  agitation.  Doué  d'une  rare  sagacité,  Collingwood  avait 
pressenti  toute  l'importance  de  la  campagne  de  Villeneuve  et  soupçonne 
des  premiers  le  nœud  de  cette  expédition.  «  Le  gouvernement  actuel 
de  la  France  (écrivait-il  le  48  juillet  à  son  anli)  ne  recherche  jamais  de 
petits  avantages  quand  il  peut  aspirer  à  de  grands  résultats.  Les  Français 
veulent  envahir  l'Irlande,  et  c'est  là  que  tendent  toutes  leurs  opéra- 
tions. Cette  incursion  dans  la  mer  des  Antilles  n'avait  d'autue  bût  que 
d'y  attirer  nos  forces  navales,  qui  sont  le  grand  obstacle  à  leurs  entre- 
prises. »  Si  Collingwood  eût  songé  à  la  flottille  rassemblée  à  Boulogne, 
il  eût  trouvé  le  danger  plus  pressant  encore;  il  eût  reconnu  que,  l'ar- 
mée combinée  une  fois  maîtresse  du  golfe  et  de  l'entrée  de  la  Hanche, 
l'invasion  de  l'Angleterre  offrait  moins  de  difficultés  peut-être  que  l'in- 
vasion de  l'Irlande. 

Pendant  qu'une  vague  inquiétude  tenait  sur  les  deux  rives  de  la 
Manche  les  esprits  en  suspens,  Calder  et  Villeneuve  se  rencontraient 
à  cinquante  lieues  au  large  du  cap  Finistère.  Le  22  juillet,  ils  en 
venaient  aux  mains,  et  Calder  nous  enlevait,  à  la  faveur  de  la  brume,, 
deux  vaisseaux  espagnols,  le  Firme  et  le  San^JRafaël.  Séparés  par  la 


LA  DBRMBRE  GUERRE  MARITIME.  225 

nuit,  les  deux  amiraux  montrèrent  le  lendemain  la  même  indécision, 
la  même  répugnance  à  renouveler  le  combat*  Calder,  que  Colling\\'ood 
nous  a  peint  dévoré  d'anxiété  devant  le  Ferrol,  fléchissant,  comme  Vil- 
leneuve, sous  le  poids  de  la  responsabilité,  Caider  comprit  mal  son  de- 
voir en  cette  circonstance.  Content  d'un  médiocre  avantage,  il  laissa 
notre  armée  libre  de  sa  manœuvre  et  cessa  de  s'opposer  à  une  jonc- 
tion qu'il  avait  Tordre  de  prévenir.  Quant  à  Villeneuve,  moins  que  Cai- 
der encore  il  eût  dû  accepter  comme  définitive  cette  première  épreuve. 
Ses  vaisseaux  se  montraient  pleins  d'ardeur;  ils  s'étaient  battus  avec  un 
enthousiasme  et  un  entraînement  qui  rappelaient  les  plus  glorieux 
temps  de  notre  marine;  les  Anglais  hésitaient  et  se  tenaient  sur  la  dé- 
fensive. Jamais  chance  plus  belle  de  livrer  im  combat  heureux  ne  s'é- 
tait ofTerte  à  un  amiral;  cette  chsuice,  Villeneuve  l'eût  saisie  peut-être 
sans  ces  fatales  doctrines  qui  pendant  vingt  ans  ont  ouvert  la  porte  à 
tant  de  faiblesses  :  il  la  sacrifia  à  Fespùir  ^accomplir  sa  mission.  Jus- 
qu'au 25  juillet,  il  chercha  à  gagner  le  Ferrol  :  rebuté  par  trois  jours 
de  lutte  inutile,  il  laissa  enfin  arriver  sur  Vigo  et  entra  dans  ce  port 
pour  y  réparer  ses  avaries. 

V. 

Un  premier  pas  était  fait;  la  flotte  de  Villeneuve  était  revenue  des 
Antilles  en  Europe.  De  Vigo  Villeneuve  écrivit  à  l'amiral  Decrès  : 

«  Si,  comme  je  devais  Tespérer,  lui  dit-il,  j'eusse  fait  un  trajet  prompt  de  la 
Martinique  au  Ferrol,  que  j'eusse  trouvé  Tamiral  Galder  avec  6  vaisseaux  ou  au 
plus  0,  que  je  Teusse  battu,  et  après  avoir  rallié  Tescadre  combinée,  ayant  en- 
core un  mois  et  demi  de  vivres  et  de  Teau,  j'eusse  fait  ma  jonction  à  Brest  et 
donné  cours  à  la  grande  expédition,  je  serais  le  premier  homme  de  France, 
Eh  bien!  tout  cela  devait  arriver,  je  ne  dis  pas  avec  une  escadre  excellente  voi- 
lière,  mais  même  avec  des  vaisseaux  très  ordinaires.  J*ai  éprouvé  dix-neuf  jours 
de  vents  contraires;  la  division  espagnole  et  F  Atlas  me  faisaient  arriver  tous 
les  matins  de  4  lieuesy  quoique  la  plupart  des  vaisseaux  fussent  la  nuit  sans 
voiles.  Deux  coups  de  vent  de  nord^st  nous  ont  avariés,  parce  que  nous  avons 
de  mauvais  mâts,  de  mauvaises  voiles  et  de  mauvais  gréemens,  de  mauvais  offi- 
ciers et  de  mauvais  matelots.,  Nos  équipages  tombent  malades;  Tennemi  a  été 
averti.  11  s'est  renforcé;  \}  a  osé  venir  nous  attaquer  avec  des  forces  numérique- 
ment bien  inférieures  :  le  temps  l'a  servi.  Peu  exercé  aux  combats  et  aux  ma- 
nœuvres d'escadre,  chaque  capitaine,  dans  la  brume,  n'a  suivi  d'autre  règle  que 
de  suivre  son  matelot  d'avant,  et  nous  voici  la  fable  de  l'Europe,  » 

Les  plaintes  de  l'amiral  Villeneuve  étaient  en  partie  fondées;  mal- 
heureusement la  clairvoyance  d'un  homme  irrésolu  nci  vaut  pas,  dans 
la  plupart  des  affaires  de  ce  monde,  l'aveuglement  d'un  homme  éner- 
gique. Si  Villeneuve,  convaincu  que  de  mauvais  vaisseaux  ne  sont  qu'un 
embarras,  eût  pris  sur  lui  de  servir  les  desseins  de  l'empereur  au  risque 


226  BSVIJB  DES  BBUX  MONDES. 

d'encourir  son  déplaisir,  s'il  eût  laissé  la  dii^isioa  espagnole,  à  Texcep* 
tien  AeïArgùnauta,  à  la  Havane,  il  eût  probablement  combattu  avec 
avantage  Calder  devant  le  Ferrol  ;  mais  ces  doléances  qui  ne  remé- 
diaient à  rien,  ce  découragement  qui,  loin  d'avoir  l'assurance  d'une 
conviction  éclairée,  semblait  toujours  prêt  à  se  démentir  ou  à  se  con- 
damner, ces  élans  d'un  instant  et  ces  brusqpies  retours,  ce  fonds  inalté- 
rable de  bravoure  et  d'honneur  à  côté  de  cette  puérile  faiblesse,  tout 
cela  montrait  l'homme  déjà  marqué  du  sceau  de  la  fatalité. 

Notre  escadre  mettait  à  profit  la  relâche  de  Yigo;  elle  7  trouvait  de 
l'eau,  des  vivres  frais,  et  se  préparait  avec  activité  à  reprendre  la  mer. 
Nelson,  plus  actif  encore,  avait  mouillé  le  22  Juillet  dans  la  baie  de 
Tétouan ,  et  en  était  reparti  le  23  pour  aHer  se  joindre  à  l'armée  de 
Comwallis.  Les  vents  de  nord*est ,  qui  l'arrêtèrent  sous  le  cap  Saint- 
Vincent,  ramenèrent  en  même  temps  Calder  devant  le  Ferrol.  Ville- 
neuve se  trouvait  ainsi  placé  entre  deux  escadres  anglaises.  Il  laissa  à 
Vigo  un  vaisseau  fîrançais,  F  Atlas,  qui  avait  à  réparer  de  glorieuses 
avaries  reçues  dafts  le  combat  du  22  juillet,  deux  vaisseaux  espagnols, 
V America  et  YEspafia,  de  64,  les  plus  mauvais  marcheurs  de  l'escadre, 
et  saisit  habilement  l'instant  favorable  pour  passer  entre  les  croisières 
ennemies  dont  on  lui  annonçait  de  tous  côtés  la  présence.  Un  fort  vent 
de  sud-ouest  poussa  Calder  au  large  et  conduisit  notre  armée  de  la  baie 
de  Vigo  au  mouillage  de  la  Corogne.  Une  partie  de  l'escadre  entra  au 
Ferrol  et  y  rallia  5  vaisseaux  français  et  iO  vaisseaux  espagnols.  Cette 
jonction  remplit  de  joie  le  brave  amiral  Gravina.  a  Quand,  au  premier 
vent  d'est,  écrivit-il  à  l'amiral  Decrès,  la  flotte  ennemie,  forte  de  H  vais- 
seaux, s'approchera  du  Ferrol,  elle  sera  bien  étonnée...  La  route  du 
cap  Finistère  à  ce  port,  bloquée  par  des  forces  ennemies  considérables, 
était  difficile  et  périlleuse;  mais  mon  respectable  collègue  a  tenté  cette 
entreprise  et  l'a  exécutée  avec  beaucoup  de  tact,  de  sagesse  et  de  har^ 
diesse...  Il  a  très  bien  réussi,  d  Cette  loyale  affection  reposait  l'ame  de 
Villeneuve  et  le  consolait  des  fâcheuses  rumeurs  qui  arrivaient  souvent 
jusqu'à  ses  oreilles,  a  Je  n'ai  qu'à  me  louer  de  l'amiral  Gravina,  écri- 
vait-il à  l'amiral  Decrès;  lui  seul  apprécie  ma  position  et  se  montre 
vraiment  mon  ami.  »  Le  général  Lauriston,  placé  près  de  lui  pour  le 
soutenir,  semblait  au  contraire  irriter  ses  chagrins.  Tout  dévoué  au 
succès  de  cette  campagne  dont  il  possédait  le  secret,  plein  de  feu  et 
d'énergie,  cet  ardent  aide-de-camp  de  l'empereur  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  déplorer  l'abattement  de  Villeneuve.  Villeneuve,  à  son  tour, 
aigri  par  les  mécomptes  de  cette  campagne,  accusait  hautement  Lau- 
riston de  méconnaître  des  difficultés  qu'il  était  incapable  d'apprécier. 

C'est  dans  cet  état  d'esprit  que  l'amiral  français  arriva  à  la  Corogne. 
Malgré  quelques  fautes,  malgré  cette  anxiété  mal  dissimulée  qui  le  dévo- 
rait, il  avait  jusque-là  remjdi'ies  intentions  de  l'empereur.  29  vaisseaux 


LA  DKI^fUl^  ÇUSIIRS  MAIUTIBIE.  âî7 

français  et  eapagnols  se  trouvaient  réunis  sous  son  pavillon  :  il  ne  lui 
restait  plus  qu'à  se  porter  devant  Brest;  mais  c'était  là  pénétrer  au  cœur 
des  croisières  anglaises,  et  Villeneuve,  au  moment  décisif,  sentit  faiblir 
son  courage,  a  Ccmnaissez,  monsetgneMr,  toutes  mes  sollicitudes,  écri- 
vit-il le  11.  août  à  l'amiral  Decrèsu  Je  vais*  prendre  la  mer  avec  2  vais* 
seaux  :  infestés  de  maladies,  rAckilleeil'Algédrm.LVndmnptable  n'est 
pas  mieux;  il  a  en  outre  perdu  du  monde  par  dés^tion.  On  me  memace 
de  la  rétmion  de  Calder  et  de  Nekon...  Nos  forces,  qui  devaient  être  de 
34  vaisseaux,  seront  tout  au  plus  de  28  ou  29;  celles  des  ennemis,  plus 
réunies  qu'elles  n'ont  jamais  été,  ne  me  laissent  guère  d autre  parti  que 
de  gagner  Cadix.  » 

Malgtéla  formidable  coalitiooi  que  PitLarmait  en  ce  moment  contre 
la  France,  l'empereur  attendait  encore  Villeneuve.  Qui  de  nous  aujour- 
d'hui n'a  partagé  les  émotions  de  cette  sublime  attente?  Qui  de  nous, 
quand  l'illustre  historien  de  cette  grande  époque  nous  tenait  suspendus 
au  charme  de  8<»i;fécit,  n'a  suivi  ce  profond  regard  tourné  vers  l'occi- 
dent,  n'a  cru  voir  un  instant  blanchir  à  l'horizon  ees  50  voiles  qui  de- 
vaient porter  les  destinées  du  monde?  «  Partez,  écrivait  l'empereur  à 
Villeneuve.  lëO^iKK)  hommes,  un  équipage  complet,  sont  embarqués  à 
Boulogne,  Étaples,  Vimereux  et  Ambleteuse  sur  2,000  bàtimens  de  la 
flottille,  qui,  en  dépit  des  croisières  anglaises,  ne  forment  qu'une  ligne 
d'emboâsage  dans  toutes  les  rades  depuis  Étaples  jusqu'au  cap  Grisnez. 
Votre  seul  passage^  nous  rend,  sans  chances,  maîtres  de  ^Angleterre.  » 
Cœur  généreux^  caract^e  apathique,  peu  avide  de  «ette  «  grande  gloire 
qui  prolonge  la  mémoire  des  hommes  au-delà  de  la  durée  des  siè* 
clés  (i),  D  Villeneuve  pouvait  s'élever,  si  l'on  suspectait  son  courage, 
jusqu'à  l'héroisme  le  plus  désespéré  :  rien  au  monde  n'eût  éveillé  chez 
lui  cette  ardente  conflance  que  lui  demandait  l'empereur.  Il  s'était  en- 
gagé trop  légèrement  peut-^tre  dans  une  entreprise  délicate.  C'était 
déjà  en  compromettre  le  succès  que  vouloir  s'arrêter  aux  dangers  de  la 
route.  Villeneuve,  d'un  œil  inquiet,  en^  sondait  incessamment  les  préci- 
pices. Poltron  de  tête  et  non  de  cmur  (2),  comme  l'illustre  amiral  qui 
livra  la  bataille  de  La  Hogue^  il  marchait  en  tremblant  dans  œ  sentier 
étroit,  au  bout  duquel  il  apercevait  moins  un  royaume  à  conquérir 
qu'une  nuuine  renaissante  à  sacrifier.  8a  conscience  réclamait  en  secret 
contre  ces  imprudences,  et  son  ame  se  sentait  émue  pour  la  fortune  du 
pays. 

Moins'  ptéoccupé  du  péril  et  toujours  prêt  à  se  dévouer,  Gravina 
pensait  cependant  comme  Villenemve. 

«  Je  suis  très  reconnaissant  de  la  confiance  et  des  marques  d^honneur  dont  sa 
majesté  impériale  et  royale  veut  bien  me  combler  (écrivait  ce  brave  amiral,  le 

(i)  Le  premier  consul  au  général  Decaen,  mars  1S03. 

(S)  Cest  ainsi  qae  Seignelai  appelait  le  maréchal  de  TounriUe. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

3  août  1805,  à  Tamiral  Decrès).  Le  plan  d'opérations  que  vous  m'avez  fait  con- 
naître ne  pouvait  être  mieux  conçu.  //  était  divin,,.  Mais  voici  aujourd'hui 
soixante  jours  que  nous  sommes  partis  de  la  Martinique...  Les  Anglais  ont  eu  le 
temps  de  renforcer  leur  escadre  du  Ferrol.  Tout  cela,  selon  moi,  a  pu  déconcerter 
un  si  beau  plan.  L'ennemi  connaît  à  présent  nos  forces.  La  saison  lui  est  favo- 
rable, et,  en  sortant  d'ici,  nous  devons  nous  attendre  à  être  attaqués.  Après  ce 
combat,  l'ennemi  enverra  quelques  avisos  avertir  l'escadre  de  Brest.  Il  nous  fera 
suivre  et  guetter  afin  de  nous  obliger  à  combattre  de  nouveau  avant  d'attérir 
sur  Brest.  Ainsi  se  trouvera  détruit  le  plan  de  la  campagne.  Ce  plan  eût  réussi 
sans  doute  si  nous  fussions  arrivés  promptement  au  Ferrol.  J'ai  fait  savoir 
d'ailleurs  à  l'amiral  Villeneuve  que  je  suis  prêt  à  partir  au  premier  signal.  » 

Pendant  que  YilIeneuTe  hésitait  encore  sur  la  route  qu'il  devait 
prendre,  les  escadres  ennemies  étaient  en  mouvement  sur  tous  les  points 
du  golfe.  Le  contre-amiral  Stirling,  rappelé  devant  Rochefort,  trouvait 
ce  port  vide.  La  division  Hissiessy,  alors  commandée  par  le  capitaine 
Laliemand,  en  était  sortie  depuis  plusieurs  jours  et  cherchait  à  opérer 
sa  jonction  avec  l'amiral  Villeneuve.  Calder,  auquel  il  ne  restait  plus 
que  9  vaisseaux,  envoyait  reconnaître,  le  9  août,  le  Ferrol  et  la  Co- 
rogne,  on  le  capitaine  Durham  comptait  29  vaisseaux  ennemis,  et  rai- 
liait,  le  44  août,  sous  Ouessant,  Tamiral  Comwallis.  Le  lendemain, 
Nelson  arrivait  aussi  à  la  tête  de  40  vaisseaux,  en  laissait  8  devant 
Brest,  et  faisait  route  pour  Portsmouth  avec  le  Superb  et  le  Victory, 
Quand  bien  même  la  flotte  combinée  eût  été  augmentée  de  la  division 
du  capitaine  Lallemasd ,  elle  n'eût  point  eu  l'avantage  du  nombre  sur 
l'armée  que  possédait  en  ce  moment  Comwallis;  mais  par  un  excès  de 
confiance  ou  d'agitation  qui  eût  pu  lui  devenir  funeste,  par  imeinsigne 
bêtise,  écrivait  l'empereur,  Cornwallis  faisait  à  l'instant  deux  parts  égales 
de  sa  flotte.  De  ses  35  vaisseaux,  il  en  gardait  47  pour  surveiller  Gan- 
tbeaume  et  expédiait  les  48  autres,  sous  l'amiral  Calder,  à  l'entrée  du 
Ferrol. 

La  jonction  que  redoutait  Villeneuve  s'était  donc  opérée,  comme  il 
l'avait  prévu.  Si  la  flotte  combinée,  mouillée  depuis  le  2  août  au  Ferrol, 
n'eût  point  été  servie  par  la  lenteur  même  de  ses  mouvemens,  si  elle  fût 
venue  se  jeter  au  milieu  des  35  vaisseaux  de  Cornwaliis,  on  peut  douter 
encore,  après  ce  qui  s'est  passé  à  Trafalgar,  que  cette  flotte,  en  se  fai- 
sant détruire,  eût  assez  maltraité  les  vaisseaux  ennemis  pour  assurer 
du  moins  la  sortie  de  l'amiral  Gantheaume.  Si  Villeneuve,  au  contraire, 
ainsi  que  l'a  fait  remarquer  H.  Ttiiers,  eût  rallié  à  Vigo  la  division  Lai- 
lemand,  qui  mouilla  le  46  août  dans  ce  port,  il  aurait  eu  la  chance,  en 
se  portant  sur  Brest,  de  se  croiser  sans  le  rencontrer  avec  l'amiral  Cal- 
der,  et  de  surprendre  avec  33  vaisseaux  les  48  vaisseaux  de  Comwallis 
sous  Ouessant  (4).  11  est  plus  probable  cependant  que  Calder,  qui  repa- 

(1)  Histoire  du  Consulat  et  de  V Empire,  tome  V,  page  iii. 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  239 

rut  le  20  août  devaut  le  Ferrol,  eût  été  informé  par  les  croiseurs  an- 
glais ou  par  les  bâtimens  neutres  des  mouvemens  de  l'amiral  Villeneuve. 
A  cette  nouvelle,  Calder  fût  sans  doute  revenu  brusquement  sur  se$ 
pas  et  eût  de  nouveau  rallié  Comvirallis,  ou,  oonune  Nelson  Teût  cer- 
tainement fait  à  sa  place,  il  eût  poursuivi  et  harcelé  Farmée  combinée 
jusqu'aux  attérages.  Dans  ces  deux  cas,  les  craintes  de  Villeneuve 
et  de  Gravina  se  seraient  infailliblement  réalisées.  La  jonction  de  Ville- 
neuve et  de  Gantheaume  se  fûtrelle,  malgré  tant  de  chances  contraires, 
opérée  sans  combat,  55  vaisseaux  eussent-ils  été  réunis  devant  Brest  y 
qu'il  restait  encore  à  conduire  ces  vaisseaux  dans  la  Hanche.  35  vais- 
seaux anglais,  auxquels  fussent  venus' peut-être  s'ajouter  de  nouveaux 
renforts,  auraient-iis  essayé  de  nous  disputer  le  passage?  A  portée  de 
leurs  rades  et  de  leurs  arsenaux,  dans  cette  mer  où  Cherbourg  n'offrait 
encore  à  nos  flottes  qu'un  insuffisant  abri,  ces  vaisseaux,  pleins  de  con- 
fiance et  formés  par  deux  années  de  croisière,  auraient-ils  attaqué  avec 
avantage  une  arniée  peu  faite  aux  manœuvres  d'ensemble,  et  que  des 
vents  variables,  des  courans  violons  et  irréguliers,  des  nuits  déjà  lon- 
gues, auraient  probablement  empêchée  de  se  concentrer?  Pour  Ville- 
neuve, malheureusement,  ces  questions  n'étaient  plus  douteuses. 

Le  il  août,  cet  amiral  appareillait  de  la  Cor(^e  avec  une  jolie  brise 
d'est,  se  portait  d'abord  au  large  dans  re^x)ir  de  rencontrer  l'escadre 
de  Rochefort,  et,  le  4  3  août,  faisant  route  au  nord-ouest,  se  trouvait 
dans  l'après-midi  à  la  hauteur  du  cap  Ortegal,  où  les  frégates  la  Natad 
et  /7m  avaient  été  laissées  par  Calder  pour  l'observer.  Le  lendemain, 
le  vent  passa  au  nord-est.  Les  frégates  anglaises  que  Villeneuve  avait 
fait  chasser  avaient  disparu;  mais  trois  voiles  inconnues  se  montraient 
encore  sous  le  vent.  Deux  d'entre  elles  étaient  des  bâtimens  anglais  :  le 
vaisseau  le  Dragon  et  la  frégate  le  Phcmix.  La  troisième  était  la  frégate 
française  la  Didon,  détachée  du  Ferrol  à  la  recherche  du  capitaine  Lal- 
lemand  et  capturée  le  10  août  par  le  Phctnix.  Un  navire  danois,  in- 
terrogé par  une  de  nos  frégates,  déclara  que  ces  trois  voiles  précédaient 
une  flotte  de  25  vaisseaux  anglais.  Cette  nouvelle  était  sans  fondement, 
car  l'amiral  Calder  n'avait  pas  encore  quitté  Cornvirallis;  mais  Ville- 
neuve n'attendait  qu'un  prétexte  pour  faire  route  vers  Cadix.  Changeant 
tout  à  coup  de  direction,  il  mit  le  cap  au  sud,  prolongea  hors  de  vue  la 
côte  de  Portugal,  vint  attérir  le  18  août  sur  le  cap  Saint-Vincent,  où  il 
s'empara  de  quelques  bâtimens  marchands,  et  le  20  août  entra  dans 
Cadix,  après  avoir  poursuivi  sans  succès  les  trois  vaisseaux  qui  blo- 
quaient ce  port  sous  les  ordres  de  ColUngwood. 

Du  moment  que  la  jonction  des  escadres  françaises  n'avait  pu  s'opé- 
rer à  la  Martinique,  du  moment  que  Nelson  s'était  mis  sur  la  trace  de 
Villeneuve,  c'était  là  le  dénoûment  naturel  de  la  campagne  des  An- 
tilles. Tout  autre  que  l'empereur  eût  abandonné  cette  trame  rompue; 
mais  lui,  par  un  suprême  effort,  déjà  menacé  par  l'Europe  en  annes> 


230  ^ft^rra  vm  mux  wamÊÊ. 

il  wuhiiresaaÎMr  rADgleterre  qui  lui  échappait  et  aineuer  meure  T^ 
leneuve devaat Brest.  Quand  Yenteéede ïarméeoombinée dans Gadk 
reavergg  sea  dernières  espérances,  Tempereur  ne  s'en  prit  qu'à  ViUe- 
neuve*  Il  l'accttsa  de  noanquer  de  vésetutioii  et  de  4»teiainier  ses  vais* 
seaux.  YilleneuYe,  en^et,  par  ses  dispositions  chagrines ,  était  peu 
propre  à  cette  expédition^  mais  il  fut  moins  coupable  qu'on  est  géné- 
ralement disposé  à  le  croiiie  :  en  associant  aux  opérationado  son  escadre 
les  vaisseaux  espt^ols,  l'empereur  lui  conûa  une  tâdbe  plus  difficile 
que  celle  qu'il  avait  lait  accepter  à  Latoucbe-TréyiUe^  Quelques  mois 
plus  tard,  quandy  poussé  à  bout,  cédant^  pour  ainsi  dire,  à  l'emporte* 
meut  de^  son  génie,  il  en  appela  de  l'indécision  de  Villeneuve  à  l'ii»- 
trépidité  de  nos  marins^  quand  il  renonça  à  tourner  cette  marine  an-* 
glaise  qu'il  avait  craint  de  faire  s^rder  de  front  par  nos  escadras^ 
quand  il  voulut  que  notre  pavillon  osât  prendre  l'oflènsive,  il  revint  ce 
jour-là  au  véritable, principe  de  toute  guerre  maritime;  mais  il  oublia 
(ce  fut  un  malheureux  oubli)  quels  vaisseaux  étaient  alors  enfermés 
dans  Cadix.  » 

VI. 

Le  jour  où  la  violence  du  cabinet  britanniquejeta  l'Espagne  dans  notre 
alliance ,  toutes  les  sources  où  puisaient  les  ministres  de  Charles  IV  se 
trouvèrent  à  la  fois  taries.  Jusque-là,  les  subsides  des  colonies,  les  re- 
venus des  douanes,  le  produit  des  mines  du  Mexique  et  de  l'Amérique 
du  Sud,  avaient  suppléé  à  l'impAi  foncier  inconnu  en  Espagne,  et  couvert 
d'une  apparence  de  prospérité  la  profende  misère  de  cette  malheureuse 
raonarebie;  mais,  quand  les  croiseurs  anglais  eurent  fermé  les  ports  de 
la  Péninsule  au  commerce  maritime  et  aux  trésors  du  Nouveau-Monde, 
la  détresse  du  gouvernement  espagnol  apparut  dans  toute  sa  nudité. 
Au  mois  d'octobre  1905,  les  vieux  souverains  n'avaient  déjà  plus  tin 
icu  pour  se  faire  charroyer  du  palais  de  Saint^Ildephonse  à  tEseurial  (i). 
Une  afflreuse  disette ,  suivie  de  la  fièvre  jaune ,  qui  ravagea  principale- 
ment les  côtes  de  l'Andalousie  et  du  royaume  de  Murcie,  avait  décimé 
la  population  du  littoral;  les  magasins  et  les  arsenaux  étaient  épuisés, 
les  caisses  publiques  entièrement  vides,  le  ministère  perdu  dans  l'opi- 
nion du  pays.  C'est  à  ce  pays  ruiné  qu'un  allié  tout-puissant  demandait 
une  flotte  auxiliaire,  le  complément  du  subside  annuel  consenti  par 
l'Espagne  au  temps  de  sa  neutralité ,  et  l'extraction  de  5  milhons  de 
piastres  destinées  à  faciliter  la  circulation  du  numéraire  en  France. 
Le  prince  de  la  Paix,  que  notre  ambassadeur  se  vantait  de  faire  mar- 
cher fo  sfduUe  A  la  main,  avait  tout  accordé.  En  moins  de  six  mois,  il 
avait  iiré  du  néant  S9  vaisseaux  de  ligne,  et,  si  le»  arsenaux  eussent 
été  moins  dépourvus  de  matéria«a,  le  général  Beurnonvtile  n'eût  {loint 

(1)  Lettre  du  général  Beumoni ille  à  ramiral  Decrès. 


LA  mamteB  omstam  UAwmuE, 


231 


laisisé  dans  les  ports  d'Espagne  une  ieuk  barque  qui  ne  fui  armée  (i). 
Ainsi,  grâce  à  la  soumission  du  ministre,  grâce  à  l'activité  de  Tambas- 
sadeur  français,  Gravina  avait  pu  suivre  Vescadre  de  Toulon  aux  An- 
tiUas  avec  6  vaisseaui^  en  rallier  9  au  Ferrol  sous  son  pavillon  et  en 
trouver  4  antres  prêts  à  prendre  la  mer  à  Cadix.  Mahon  et  les  princi- 
paux ports  avaient  été  mis  en  état  de  défense;  des  chaloupes  canon^ 
nières  croisaient  sur  toute  la  cAte,  et,  dans  Carthagène,  le  contre-amiral 
Salcedo  comptait,  au  mois  de  juillet  ^  8  vaisseaux  sous  ses  ordres  (2). 
Obtenus  d'un  grand  élan  national  ou  du  cmicours  spontané  d'un  gou^ 
vemement  généreux,  ces  prodigievx  efforts  auraient  pu  mettre  en  pérfl 
la  puissance  anglaise  :  arrachés  au  dévouement  pusiUanime  d'un  mî*- 
nistre  impopulaire,  ils  n'avaient  fait  que  préparer,  par  une  fausse  con- 
fiance en  des  forces  chimériques ,  un  épouvantable  revers. 

Tout  fléchissait  alors  sous  la  vokmté  impériale,  et  Godof  moins 
qu'un  antre  était  en  état  de  s'y  soustraire;  mais,  pendant  qu'on  usait 
sans  ménagenaent  de  sa  docilité ,  on  oubliait  que  derrière  ce  favori  se 
trouvait  un  peuple  fier  et  ombrageux,  plus  attristé  de  ces  humiliations 
qu'il  ne  l'eût  été  de  la  défaite  de  Gravina  et  de  Villeneuve.  On  avait 
ainsi  réuni  la  marine  espagnole  à  la  nôtre;  le  cœur  des  Espagnols 
n'était  déjà  plus  avec  nous.  Les  premiers  symptômes  de  cette  sourde 
irritation  ne  tardèrent  point  à  se  trahir,  quand  Villeneuve  fut  entré  à 
Cadix.  Ses  vaisseaux  manquaient  de  vivres  et  surtout  de  munitions.  Le 
prince  de  la  Paix  expédia  sur-le-champ  l'ordre  de  mettre  à  la  disposir- 
,  tion  de  l'amiral  toutes  les  ressources  des  magasins  de  la  Garaque;  Tin^ 
tendant  de  la  marine  à  Cadix  et  le  commandant  de  l'artillerie  refusèrent 
d'obéir  à  ces  instructions  :  ils  déclarèrent  qu'aucun  objet  ne  sortirait 
des  magasins  confiés  à  leur  surveillance,  si  l'amiral  n'en  faisait  déposer 

(1)  Lattre  du  général  BeumonYille  à  l'amiral  Decrès. 

(2)  Liste  des  vaisseaux  armés  par  TEspagne,  du  mois  de  mars  au  mois  de  septembre  1805  : 

A  CADIX.  AU  FEBROL.  A  GARTHAfiÈNE. 


KOIII. 


CAMMS. 


CAKOM. 


nous. 


CANOM. 


StntiawnapTriiMdad. 
Santa-Anna.  .  . ..  . 

Ray o. 

Argooaula 

San-Rafaël 

Terrible.  ...... 

Firme. 

Bahama. 

Gloriofo 

America 

Eipafia. 


140 

lia 

100 

80 


74 
7i 
7i 
U 
•4 
•4 


Prinaipe  de  AsUiriaa.  .  lia         Reyn It» 


Neptuno 80 

San  Juan  Nefiomiiceao.  74 

San  ndefonso 74 

San  Augttstino 74 

San  Joalo. . 74 

Monarca. 74 

Moutafiex 74 

San  Leandro 64 

San  Francisco  de  Asîs.  64 


Real  Carlos.  .  .  .  IIS 

El  PmiIo 74 

Joaquio 74 

Asie. 74 

Guamero 80 

San  Pable S» 

SanRamon.  ...  64 


11  faisseaux. 


10  ▼aiweani. 
Total  oéxébal. S9  TaisManz. 


8  faiMMif, 


332  RE\TE  DES  DEUX  MONDES. 

le  montant  dans  leurs  caisses,  non  point  en  traites  sur  Paris  ou  en  pa- 
pier-^monnaie ,  nuiis  en  argent  effectif.  Quand  de  pareilles  difficultés 
arrivaient  à  la  connaissance  du  général  Beumonyille ,  il  volait  chez  le 
prince  de  la  Paix  et  obtenait  sans  peine  de  nouveaux  ordres;  mais 
les  résistances  renaissaient  à  chaque  pas  et  le  temps  se  consumait  en 
funestes  lenteurs.  Les  officiers  espagnols  eux-mêmes,  qui,  avant  le 
combat  du  22  juillet,  avaient  semblé  partager  Fardeur  de  Tamiral 
Gravina,  témoignaient,  depuis  cette  malheureuse  affaire,  un  profond 
découragement.  On  les  entendait  parler  avec  amertume  de  ces  deux 
vaisseaux  sacrifiés,  qu'une  flotte  de  18  vaisseaux,  dont  14  français^ 
auxquels  il  ne  manquait  ni  un  mât  ni  une  vergue,  avait  laissé  honteu- 
sement emmener  par  44  vaisseaux  anglais.  Cet  abandon,  disaient-ils, 
n'avait  rien  qui  pût  les  surprendre  :  ils  auraient  dû  le  prévoir  le  jour 
où  Villeneuve  avait  laissé  l'escadre  espagnole  en  arrière  pour  arriver 
plus  rapidement  à  la  Martinique  (i). 

Ces  reproches  retombaient  comme  un  poids  insupportable  sur  le 
cœur  de  nos  marins  et  provoquaient  de  leur  part  des  murmures  qui 
arrivaient  jusqu'aux  oreilles  de  l'amiral  Villeneuve.  Sans  force  contre 
ces  reproches,  dévoré  de  soucis,  tourmenté  en  outre  par  de  violentes 
coliques  bilieuses,  Villeneuve  se  laissait  aller  au  plus  complet  abat- 
tement et  maudissait  le  jour  où  il  avait  entrepris  cette  fatale  campa- 
gne (2).  Cette  fâcheuse  disposition  qui  se  manifestait  dans  toutes  les 
dépèches  du  malheureux  amiral  ajoutait  encore  au  mécontentement 
de  l'empereur.  Trahi  par  une  chance  inattendue  dans  le  plus  beau 
projet  qui  eût  occupé  son  génie ,  ce  dernier  appréciait  sévèrement  la 
retraite  de  la  flotte  combinée  à  Cadix.  11  voyait  dans  cette  résolution 
bien  moins  un  calcul  qu'une  terreur  panique,  et  reprochait  d'autant 
plus  durement  à  Villeneuve  a  ce  sentiment  confus  de  découragement 
et  d'abandon,  »  que  nul  sentiment,  comme  l'écrivait  l'amiral  Decrès, 
a  n'était  plus  étranger  à  sa  grande  ame  et  ne  l'affectait  plus  désagréa- 
blement chez  les  autres.  »  L'armée  de  Boulogne  était  déjà  en  marche 
pour  r Allemagne,  et  l'expédition  d'Angleterre  se  trouvait  indéfini- 
ment ajournée;  mais  l'empereur,  en  renonçant  pour  le  moment  à 

I 

(1)  Des  lettres  attribuées  à  des  officiers  de  Tcscadre  de  Tamiral  Gravina  circulèrent  à 
oette  époque  dans  Cadix  et  donnèrent  lieu  à  une  correspondance  très  vi? e  entre  notre 
consul-général  M.  Le  Roy  et  le  capitaine-général  marquis  de  La  Solana; 

(3)  «  n  m*est  tombé  entre  les  mains,  écrivait-4l  à  Tamiral  Decrès,  une  lettre  du  capi- 
taine du  vaisseau  le  Queen,  adressée  à  un  des  commissaires  de  Tamireuté,  dans  laquelle 
il  lui  dit  «  qu'ils  bloquent  avec  i  vaisseaux  les  7  qui  sont  à  Cartbagène,  et  que,  s'ils 
«  sortent,  ils  espèrent  en  rendre  bon  compte  en  les  attaquant  de  nuit  ou  par  un  veni 
«  bon  frais,  n  Et  je  ne  doute  pas  qu*une  attaque  de  ce  genre  n*eùt  le  succès  le  plus  cer- 
tain, parce  que  dans  l'état  où  nous  sommes  par  défaut  d'expérience  de  mer  de  nos  ofil- 
ciers  et  matelots,  défaut  d*expérience  de  la  guerre  de  nos  capitaines-commandans,  défaut 
d'ensemble  dans  le  tout,  au  moindre  incident  de  nuit,  tout  n'est  que  désordre  et  con- 
fusion. » 


LA..DEBNIÈRE  GUEBRE  MARITIME.  233 

appeler  ses  Yaisseaux  dans  la  Manche ,  voulait  que  son  pavillon  et  ce- 
lui de  ses  alliés  dominât  sur  toutes  les  côtes  de  l'Andalousie  et  dans  le 
détroit  de  Gibraltar.  Il  calculait  qu'il  devait  y  avoir  près  de  36  vais- 
seaux réunis  à  Cadix  et  regardait  comme  impossible  que  l'ennemi  eût 
déjà  rassemblé  des  forces  aussi  considérables  dans  ces  parages.  La  flotte 
combinée  devait  donc  s'approvisionner  de  six  mois  de  vivres  dans  le 
plus  court  délai  et  se  mettre  en  état  de  prendre  la  mer.  L'empereur 
prescrivait  à  Villeneuve,  dès  que  la  flotte  serait  ainsi  ravitaillée,  d'as- 
surer la  jonction  des  8  vaisseaux  mouillés  à  Carthagène;  ces  vaisseaux 
plus  d'une  fois  avaient  mis  sous  voiles  pour  se  rendre  à  Cadix ,  mais  ils 
en  avaient  été  empêchés  par  la  crainte  de  rencontrer,  à  la  sortie  du 
détroit,  une  escadre  anglaise. 

«  LMntention  de  Tempereur  (écrivait  Tamiral  Decrès  à  Villeneuve,  en  lui  en- 
voyant ces  nouvelles  instructions)  est  de  chercher  dans  les  rangs,  quelque  place 
qu'ils  y  occupent,  les  officiers  les  plus  propres  à  des  commandemens  supérieur  ; 
et  ce  qu'il  exige  par-dessus  tout,  c'est  une  noble  ambition  des  honneurs, 
l'amour  de  la  gloire,  un  caractère  décidé  et  un  courage  sans  bornes Sa  ma- 
jesté veut  éteindre  cette  circonspection  qu'aile  reproche  à  sa  marine,  ce  sys- 
tème de  défensive  qui  tue  taudace  et  qui  double  celle  de  rennemi.  Cette  au- 
dace, elle  la  veut  dans  tous  ses  amiraux,  ses  capitaines,  officiers  et  marins,  et» 
quelle  qu'en  soit  fissue,  elle  promet  sa  considération  et  ses  grâces  à  ceux  qui 
sauront  la  porter  à  l'excès,  i\e  pas  hésiter  à  attaquer  des  forces  inférieures.. 
ou  égales  même  et  avoir  avec  elles  des  combats  d^ extermination,  voilà  ce  que 
veut  sa  majesté l  Elle  compte  pour  rien  la  perte  de  ses  vaisseaux,  si  elle  les. 
perd  avec  gloire.  Elle  ne  veut  plus  que  ses  escadres  soient  bloquées  par  un  en- 
nemi inférieur,  et,  s'il  se  présente  de  cette  manière  devant  Cadix,  elle  vous 
recommande  et  vous  ordonne  de  ne  pas  hésiter  à  t* attaquer.  L'empereur  vous 
prescrit  de  tout  faire  pour  inspirer  ces  sentimens  à  tous  ceux  qui  sont  sous  vos 
ordres,  par  vos  actions,  vos  discours,  et  par  tout  ce  qui  peut  élever  les  cœurs. 
Rien  ne  doit  être  négligé  à  cet  égard;  sorties  fréquentes,  encouragemens  de  toute 
espèce,  actions  hasardeuses,  ordres  du  jour  qui  portent  à  l'enthousiasme  (et  sa 
majesté  veut  qu'on  les  multiplie  et  que  vous  m'en  fassiez  l'envoi  régulier),  tout 
doit  être  employé  pour  animer  et  exalter  le  courage  de  nos  marins.  Sa  majesté 
veut  leur  ouvrir  toutes  les  portes  des  honneurs  et  des  grâces,  et  ils  seront  le  prix 
de  tout  ce  qui  sera  tenté  d'éclatant.  Elle  se  plait  à  penser  que  vous  serez  le  pre- 
mier à  le  recueillir,  et,  quels  que  soient  les  reproches  qu'elle  m'a  ordonné  de. 
vous  faire,  il  m'est  flatteur  de  pouvoir  vous  dire  en  toute  sincérité  que  sa  bien- 
veillance particulière  et  ses  grâces  les  plus  distinguées  n'attendent  que  la  pre-- 
miére  action  d'éclat  qui  signalera  votre  courage,  d 

-  Cette  dépêche,  dont  la  source  élevée  se  révèle  à  chaque  pas,  ce  ma- 
gnifique langage  qui  porta  tant  de  fois  Fenthousiasme  dans  nos  rangs^ 
font  aisément  comprendre  comment  Villeneuve  livrait,  un  mois  plus 
tard,  la  bataille  de  Trafalgar.  L'empereur  reconnaissait  enfin  le  danger 
de  ces  opérations  sinueuses,  de  ces  plans  détournés  dont  un  chef  peat 

TOMB  XVII.  i6 


934  RBT€E  DES  BBCX  V0NDB8. 

s'autoriser  pour  ériter  la  rencontre  de  l'ennemi  ;  mais  en  revenant  su- 
bitement à  d'autres  doctrines,  en  commandant  à  ses  flottes  de  prendre 
l'otrensive  sans  leur  avoir  donné  les  moyens  de  la  soutenir,  en  deman- 
dant ainsi  à  Tamour  de  la  gloire,  à  Fardeur  des  combats,  ce  qu'il  eût 
fallu  obtenir  de  patiens  efforts  et  de  bonnes  institutions,  l'empereur» 
disons-le,  sembla  vouloir  arracher  la  victoire  par  un  etfori  désespéré 
plutôt  que  la  disputer  à  armes  égales.  Il  s'adressait  malheureusement 
alors  k  un  homme  très  brave  de  sa  personne,  qui,  dans  rabattement  où 
il  était  tombé,  était  prêt  à  teut  entreprendre  pour  laver  la  tache  qu'on 
avait  imprimée  à  son  honneur.  Avec  des  alliés  mécontens,  des  vais- 
seaux dont  quelques-uns  voyaient  la  mer  pour  la  première  fois,  des 
officiers  dont  il  avait  perdu  la  confiance,  des  canonniers  qui  n'avaient 
Jamais,  pour  la  plupart,  tiré  un  coup  de  canon  à  boulet,  Villeneuve  ré- 
solut, de  guerre  lasse,  déjouer  une  de  ces  parties  qui  ébranlent,  quand 
on  les  perd,  les  empires  les  mieux  afiermis. 

VU. 

Pendant  que  l'amiral  français  disputait  à  la  détresse  d'un  arsenal 
épuisé  et  au  mauvais  vouloir  des  autorités  espagnoles  quelques  misé- 
inables  approvisionnemens  qui  lui  étaient  indispensables,  GoUingwood 
avait  repris  sa  croisière  devant  Cadix  et  recevait  à  chaque  instant  de 
nouveaux  renforts.  Le 52  août,  le  contre-amiral  sir  Richard  Bickerton 
lui  amenait  4  vaisseaux  ;  le  30,  sir  Robert  Calder  le  ralliait  avec  l'es- 
cadre que  lui  avait  confiée  CorDwallis.  Collingi^^ood  eut  donc  réuni 
36  vaisseaux  sous  ses  ordres  avant  que  Villeneuve  pût  songer  à  re- 
prendre la  mer;  mais  ce  n'était  point  à  Collingwood  qu'était  réservé 
l'honneur  de  cet  important  commandement.  Son  heureux  rival  venait 
de  mouiller  à  Spithead,  où  le  peuple  alarmé  l'avait  accueilli  comme  un 
sauveur.  Malgré  cette  ovation,  rendue  plie  touchante  encore  par  l'ap- 
proche du  danger,  Nelson  refusa  de  s'arrtter  à  Portsmouth  et  partit 
immédiatement  pour  Londres.  Dans  la  matinée  du  20  août,  i!  se  pré- 
sentait à  l'amirauté.  Il  trouva  les  ministres  consternés  du  brusque  re- 
tour de  Villeneuve  et  de  la  jonction  que  Calder  n'avait  pu  prévenir. 
il  vaisseaux  ennemis  étaient  partis  de  Toulon;  il  s'en  était  trouvé  20  aux. 
Antilles;  on  apprenait  tout  à  coup  qu'il  y  en  avait  29  au  Ferrol.  Ea 
dépit  des  croisières  anglaises,  l'avalanche  formidable  grossissait  toujours 
et  semblait  rouler  déjà  vers  la  Hanche.  Qu'arriverait-il  si  Calder  avec 
ses  18  vaisseaux  se  trouvait  encore  une  fins  sw  le  passage  de  Vilte- 
tieuve?  t  Calder,  répondait  Nelson,  pourrait  être  battu,  mais  Je  vo» 
garantis  qu'après  amr  remporté  cette  victoire,  la  flotte  ooaibtaièe  w» 
sertit  pltt^  à  craindre  pour  cette  stniiée!  » 

RasrâréeiwurUcoiiflanoe^lldseB^l'Éminnlé  ae  pot  loi  letasor 


LA  MKHIÈIUt  GTOMtt  MARtTUIE.  23S 

qnelcpies  iBstans  (te  repo».  L*aim)ral  efi  profita  pour  tàter  &  Hdrton.  Sir 
Wflltam  était  mort  au  commencemeiit  cite  Fannée  l8tK},  et,  depuis  cette 
époque,  ladj  Htmitton  ludritait  arec  la  jeuoe  Horatia  cette  charmante 
retraite  qu'elle  devait  à  la  libéralité  de  soit  amant.  Nelson  oubliait,  sous 
ces  frais  ombrages,  les  émotions  de  sa  dernière  campagne,  quand  le 
commandant  de  la  frégate  YEuryak»,  le  capitaine  Btack^rood,  vint  lui 
anniKicer  Yeatrée  de  ta  flotte  combinée  à  Cadix.  Le  lendemain,  Nelson 
était  à  Londres  et  mettait  son  épée  à  la  disposition  de  l'amirauté.  Lord 
Barbam  le  reçut  à  bras  ouverte.  «  Choisisses,  hû  dit-il,  les  officiers  qui 
doivent  senrir  sous  vos  ordres.  —  Décidtez-en  vous-même,  milord,  ré- 
pcHMMt  Tamirsd!,  le  même  esprit  anhne  toute  la  marine,  vous  ne  sauriez 
mal  choisir.  »  Long-temps  mgrat  envers  lord  FMson,  le  gouvernement 
anglais  avaît  enftn  appris  à  te  traiter  avec  la  distinctton  que  méritaient 
ses  éclalans  serviees.  Lord  Btf  ham  lui  remit  des  pouvoirs  illimités 
pour  son  commandement,  qn»  devait  s'étendre  de  la  baie  de  Cadix  jus^ 
qu'an  fend  de  la  Méditerranée,  et  voulut  qu'il  dictât  lui-même  à  son 
secrétaire  particutter  les  noms  des  b&tÎHiens  qu'A  désirait  syouter  à  son 
eeeadre.  Le  7  septembre,  Nelson  prit  congé  de  l'amirauté.  Il  reparut  à 
Merton  et  ne  put  s'en  arracher  cette  fois  sans  un  sinistre  pressentiment* 
•J'ai  beaucoup  à  perdre,  dit-il,  et  peu  à  gagner.  Je  pouvais  m'épargner 
de  nouveaux  hasards,  mais  j'ai  voulu  agir  en  honnête  homme  et  servir 
fidèlement  mon  pays.  i>  Le  14  septembre,  encore  ému  d'une  séparation 
douloupeuse,  il  arrivait  à  Portsmouth  et  retrouvait  toute  son  énergie 
on  montittit  à  bord  dn  Kvlory.  Le  M,  i(  était  devant  Cadix,  après  avoir 
raUié,  à  la  hauteur  de  Plymonth,  fAjax  et  le  Tkunderer.  Deux  vic^ 
amiraux,  Cakter  et  Q^ingwood,  deux  contre-amiraux,  Thomas  Louis 
«I  le  comte  de  Mortbesk,  se  rangèrent  sous  son  pavillon;  mais  des  deux 
vice-anûraux,  le  moins  ancien,  Cakier,  devait  rentrer  en  Angleterre 
pour  y  rendre  compte  de  sa  conduite;  CoUingwood  seul  allait  rester 
«eus  les  iirdres  de  Nelson. 

A  quoi  tiennent  souvent  les  plus  grandes  destinées  militaires?  Enhré 
an»nt  Nelson  dans  la  marine,  0»liijigwood,  ma  aine  de  huit  ans,  fitoh^ 
tint  cepeiMbnt  qu'après  son  brUlant  rival  le  brevet  de  lieutenant  et  lo 
iMrevet  de  capitaine.  11  n'en  faU»t  pas  davantage  pour  décider  de  l'ave^ 
nif  de  ces  deux  hommes.  Devancé  dans  le  grade  de  ca(Mtaine,  Collmg^ 
wood  ne  pouvait  plus  parattre  désonnais  qu'en  sous-ordre  à  côté  de 
Nelson*  Simple  et  modeste,  il  resta  long-temps  dans  l'ombre  où  la 
renommée  du  vainqueur  d' Aboukir  tenait  ses  rivaux  éelipsés.  Quand  il 
on  sortit,  te  temps  des  grandes  batailles  était  passé.  Aussi,  après  avoir 
assisté  au  combat  du  13  prairial  et  i  celui  du  cap  Saint-Vincent,  après 
avoir  partagé  avec  Nelson  Ihonnour  de  son  dernier  triomphe,  Colling^ 
wood,  à  peine  sexagénaire,  mais  épuisé  par  cinquante  années  de  service 
dont  quarante-quatre  s'étaient  écoulées  à  la  mer,  s'éteignit  en  iSiO, 


996  RfiYUB  DES  DEUX  MONDES. 

sans  emporter  dans  la  tombe  une  yictoire  qu'on  pût  appeler  de  son 
nom,  une  palme  qui  n'appartint  qu'à  lui  seul.  Plus  calme,  plus  résif^é 
que  Nelson,  doué  d'un  sentiment  moral  infiniment  plus  élevé,  il  ne 
possédait  point  au  même  degré  que  le  héros  du  Nil  cette  ardeur  fié- 
vreuse qui  crée  les  occasions,  violente  les  circonstances  et  saisirait  au 
besoin  F  honneur  noyé  par  les  cheveux.  CoUingwood  et  Nelson  sont  deux 
noms  que  l'histoire  ne  peut  cependant  séparer;  ce  sont  deux  types  qui  se 
complètent.  L'un  est  l'expression  la  plusélevée  d'une  marine  supérieure, 
l'autre  est  le  génie  exceptionnel  qui  entraîne  dans  des  voies  inconnues 
cette  marine  subjuguée  par  son  ascendant  Étranger  à  tout  sentiment 
d'envie,  uniquement  préoccupé  de  la  crise  périlleuse  qui  semblait  me- 
nacer sa  patrie,  CoUingwood  descendit  sans  regret  au  second  rang.  Il 
promit  à  Nelson  un  concours  souvent  éprouvé,  et  se  réjouit  du  surcroit 
4'honneur  que  promettait  à  la  flotte  anglaise  la  supériorité  numérique 
de  l'ennemi.  «  Le  triste  avantage  du  nombre,  dit-il,  n'engendre  que  la 
langueur;  mais  qui  de  nous  ne  sentirait  s'éveiller  son  courage  quand  le 
isalut  de  l'Angleterre  semble  aujourd'hui  dépendre  de  nos  efforts!  » 

Ce  n'était  point  une  circonstance  fortuite,  le  simple  effet  d'une 
surprise  passagère  qui  avait  produit  cette  apparente  inégalité  des  deux 
flottes.  404  vaisseaux  de  ligne,  constamment  exposés  à  de  rudes  croi- 
sières, absorbaient  les  ressources  des  arsenaux  anglais,  et  présentaient 
rarement  une  force  effective  supérieure  à  72  vaisseaux;  encore,  sur 
ces  72  vaisseaux,  60  à  peine  se  trouvaienl^ils  réunis  en  ce  moment 
dans  les  mers  de  l'Europe.  Dans  les  mêmes  parages,  l'empereur  était 
parvenu  à  en  rassembler  65  :  31  à  Brest,  5  au  Texel,  34  à  Cadix,  5  en 
croisière  sous  les  ordres  du  capitaine  Lallemand.  L'amirauté,  à  bout 
d'expédiens,  obligée  de  recruter  des  matelots  jusque  sur  les  côtes  de 
Portugal  (i),  promettait  à  Nelson  de  lui  envoyer  des  renforts  dès  qu'elle 
le  pourrait;  en  attendant,  elle  lui  recommandait  de  la  façon  la  plus 
pressante  de  garder  sous  son  pavillon  tous  les  vaisseaux  qui  pouvaient 
encore  tenir  la  mer,  et  de  ne  renvoyer  en  Angleterre  que  les  bâti- 
jnens  complètement  épuisés,  qu'il  y  aurait  danger  à  retenir  plus  long- 
temps éloignés  du  port.  C'était  sur  un  de  ces  bâtimens  que  l'amiral 
Calder,  laissant  à  Nelson  le  vaisseau  à  trois-ponts  qu'il  montait,  devait 
4>rendre  passage;  mais  Calder  ne  put  supporter  la  pensée  de  quitter  son 
▼aisseau  en  présence  de  toute  une  flotte  qu'il  venait  de  conduire  au  feu. 
Généreux  jusqu'à  l'imprudence,  Nelson  respecta  cette  susceptibilité 
inopportune,  et,  malgré  les  ordres  formels  de  l'amirauté,  peu  de  jours 
avant  la  sortie  de  l'ennemi,  sir  Robert  Calder  fit  route  pour  Portsmouth 
sur  le  Prince  de  Galles.  Nelson  le  vit  s'éloigner  avec  joie.  Bien  qu'à  la 
veille  d'une  si  grande  bataille ,  il  regretta  peu  le  magnifique  vaisseau 

(1)  Lettre  de  Nelson  au  consul  d'Angleterre  à  Lisbonne. 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIIIB.  237 

dont  il  Tenait  de  faire  le  sacriflce,  car  rhumeur  chagrine  de  Calder, 
rabattement  de  ce  malheureux  officier,  autrefois  son  rival ,  gênaient 
sou  ame  expansive  et  semblaient  jeter  comme  un  reflet  lugubre  sur  la 
joyeuse  physionomie  de  la  flotte. 

«  Voilà  Calder  parti,  écririt-il  à  Collingwood,  et,  en  mérité,  j*en  suis  enchanté... 
Profitez  donc  de  ce  beau  temps  pour  ^euir  ce  matin  à  bord  du  f^ictory.  Je  veux 
vous  raconter  tout  ce  que  j'ai  appris  et  causer  un  peu  avec  tous...  Eq  tout  cas, 
nous  avons  toujours  la  faculté  de  communiquer  ensemble  à  Taide  du  télégraphe. 
Usez  de  ce  moyen  tant  qu'il  vous  plaira;  usez-en  sans  cérémonie.  Tous  les  deux 
nous  ne  faisons  qu'un;  nous  ne  ferons  jcanais  qu^un^  je  V espère.,.  Je  vous  ai 
envoyé  mon  plan  d'attaque;  mais  c'est  uniquement,  mon  cher  ami,  pour  vous 
bien  faire  connaître  mes  intentions.  Quant  à  l'exécution,  je  m'en  remets  en- 
tièrement à  votre  jugement.  Il  ne  peut  se  glisser  entre  nous,  cher  CoUingwood, 
de  mesquines  rivalités.  Nous  n'avons  qu'un  objet  en  vue  :  anéantir  la  flotte  en- 
nemie et  conquérir  une  glorieuse  paix  pour  notre  pays.  Aucun  homme  du 
monde  n*a  plus  de  confiance  dans  un  autre  homme  que  je  n'en  ai  en  vous; 
aucun  homme  ne  saurait  foire  valoir  vos  services  avec  plus  d'empressement  que 
votre  bien  vieil  ami.  —  Nelson  et  Bronte.  » 

Cette  union  fraternelle  devait  doubler  les  forces  de  la  flotte  anglaise, 
et,  comme  pour  rendre  son  triomphe  plus  infaillible  encore,  dans  les 
rangs  de  cette  puissante  flotte,  Tarrivée  de  Nelson  produisait  déjà  TeATet 
accoutumé,  a  Les  capitaines  accourus  à  bord  du  Victory  avaient  paru 
oublier  le  rang  de  leur  amiral  pour  mieux  lui  témoigner  leur  allé- 
gresse; j)  lui,  fort  de  cette  confiance,  rapprochait  avec  soin  les  esprits, 
faisait  taire  toutes  ces  vaines  querelles  qui  divisent  les  escadres,  et  res- 
serrait, pour  ainsi  dire,  la  trame  de  son  armée  avant  de  l'offrir  à  nos 
coups.  Aussi,  de  tous  côtés,  dans  la  chambre  des  capitaines  comme  dans 
le  carré  des  officiers,  comme  dans  le  poste  des  midshipmen,  eût-on  en- 
tendu répéter  ce  que  le  capitaine  Duff  écrivait  à  sa  femme  :  «  Ce  Nelson 
est  un  si  aimable  et  si  excellent  homme,  un  chef  si  agréable,  que  nous 
voudrions  tous  devancer  ses  désirs  et  prévenir  ses  ordres.  » 

Jamais  ce  dévouement  n'avait  été  plus  nécessaire,  car  Nelson  s'était 
promis  de  frapper  un  grand  coup.  «  J'y  jouerai  ma  vie,  d  disait-il.  Quel- 
quefois, pendant  qu'il  roulait  dans  sa  tête  ses  plans  audacieux,  il  se  pre* 
naît  à  regretter  l'infériorité  de  ses  forces;  «  mais  je  ne  suis  point  venu 
ici,  écrivait-il,  pour  trouver  des  difficultés,  je  suis  venu  pour  les  sur- 
monter. L'amirauté  m'enverra  un  plus  grand  nombre  de  vaisseaux  dès 
qu'elle  le  pourra....  M.  Pitt  sait  bien  cependant  que  ce  n'est  point  sim^ 
plement  une  brillante  victoire  de  23  vaisseaux  contre  36  qu'il  fauta  notre 
pays.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  que  cette  flotte  combinée  soit  anéantie.  U 
n'y  a  que  les  gros  bataillons  qui  puissent  anéantir.  »  Des  renforts  suc- 
cessifs portèrent  enfin  la  flotte  anglaise  à  33  vaisseaux;  mais  Nelson  fut 
alors  obligé  d'envoyer  6  vaisseaux  se  ravitailler  à  Tétouan  et  à  Gibraltar. 


338  Mmn  bbb  bikjx  mohmes. 

«  Voua  nous  renvoyez,  milord  (lui  ditle  contre^^mayral  Louîfihqii'it  (ter- 
geaducontmaudemeot  de  cette  division),  l'emieifii  sortira^pendant  notre 
absence,  et  nous  manquerons  Toccasion  de  le  combattre.  »  Il  fallait  bien 
pourtant,  malgré  les  provisions  qu'on  recevait  sous  voiles^  se  résoudre 
à  ravitailler  ainsi  la  flotte  par  détachemens  ou  se  préparer  à  lever  un 
jowr  le  blocus  pour  conduire  la  iSotte  entière  à  Gibraltar.  Prendre  ce 
dernier  parti ,  c'eût  été  permettre  à  Villeneuve  de  sortir  de  Cadix ,  et 
Nelson  savait  que  l'Angleterre,  tout  émue  encore  des  dangers  qu'elle 
venait  de  courir,  n'aurait  point  de  pardon  pour  une  pareille  faute. 


vni. 

La  réunion  des  forces  anglaises  à  l'entrée  de  nos  ports  laissait  le 
champ  libre  aux  5  vaisseaux  partis  de  Rochefort.  Cette  escadre,  com- 
posée de  bâtimens  de  choix  et  dont  la  bonne  fortune  ne  devait  pas 
se  démentir,  s'était  déjà  emparée  du  vaisseau  le  Calcutta  et  d'un  con- 
voi de  baleiniers;  elle  avait  failli  capturer  près  d'Oporto  le  vaisseau 
VAgamemnorir  avant  que  sir  Richard  Strachan ,  détaché  avec  5  vais- 
seaux et  2  frégates  à  sa  poursuite,  eût  pu  réussir  à  se  mettre  sur  sa 
trace.  Le  capitaine  LaUemand,  promu  récenunent  au  grade  de  contre- 
amiral  par  l'empereur,  pouvait  donc  entrer  à  Cadix  aussi  soudainement 
que  le  contre-amiral  Salcedo,  et  cette  double  jonction  eût  porté  en 
un  instant  l'armée  combinée  à  46  vaisseaux  de  ligne.  En  admettant 
que  Nelson  n'eût  point  alors  de  détachement  à  Gibraltar  et  que  sir  Ri- 
chard Strachan,  ainsi  que  le  contre-amiral  Knight,  chargé  du  blocus  de 
Carthagène,  s'empressassent  de  rallier  son  pavillon ,  la  flotte  anglaise 
n'eût  pu  dépasser,  malgré  cette  concentration  de  forces,  le  chiffre 
encore  inférieur  de  40  vaisseaux.  Nelson ,  pour  tout  prévoir,  supposa 
ces  diverses  jonctions  effectuées,  et  dressa  son  plan  d'opérations  sur  cette 
base,  la  plus  large  qui  pût  se  présenter. 

«  Je  pease  (dil-il  à  ses  capitaines  daos  le  memwramdwn  qn^il  leur  adressa) 
4|ii'il  est  presque  ioiposaible  de  ranger  une  flotte  de  40  vaisseaux  en  ligne.  Les 
vents  souvent  variables  dans  ces  parages,  le  temps  presque  toujours  brumeux, 
mille  circonstances  imprévues  nous  exposeraient,  si  nous  tentions  cette  mar 
nœuYre,  à  une  perte  de  temps  qui  nous  ferait  manquer  très  probablement  roc- 
casion  d'une  affaire  décisive.  Au  lieu  d'avoir  à  passer  d'un  ordre  à  un  autre  en 
présence  de  Tennemi,  je  veux  que  Fordre  de  marche  de  l'armée  puisse  être  en 
même  temps  Tordre  de  combat.  La  flotte  naviguera  donc  ordinairement  sur  deux 
colonnes.  Si  nont  avons  40  vaisseaux,  chaque  colonne  en  contiendra  46,  et  les 
8  meilleurs  marcheurs,  pris  dans  les  vaisseaux  à  deux  ponts,  formeront  une  es- 
cadre détachée.  Cette  escadre,  prèle  à  se  porter  sur  celle  des  deux  colonnes  que 
Je  lui  désignerai  par  signal,  pourra  toi^^urs  former,  s'il  est  néoeasaire,  une  ligne 
de  bataille  de  24  vaisseaux.  » 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  239 

Après  avoir  partagé  sa  flotte  en  deux  armées ,  Nelson  songeait  à 
livrer  deux  conÂats  distincts  :  un  combat  oflfensif  qu'il  réservait  à  Col- 
lingwood,  un  combat  défensif  dont  il  voulait  se  charger  lui-même.  Pour 
atteindre  ce  but,  il  comptait  couper  la  ligne  de  ViDeneuve,  qui  se  déve- 
lopperait probablement  sur  un  espace  de  cinq  à  six  milles,  de  façon  à 
la  séparer  en  deux  divisions,  laisser  alors  à  Collingwood  l'avantage  du 
nombre  et  supporter  seul  le  poids  de  forces  supérieures.  Ainsi,  la  flotte 
anglaise  étant  composée  de  40  vaisseaux,  la  flotte  combinée  de  46,  Col- 
lingwood, avec  16  vaisseaux,  devait  attaquer  i2  vaisseaux  ennemis; 
Nelson ,  avec  le  reste  de  la  flotte,  devait  contenir  les  34  autres.  Pour 
résister  à  la  pression  de  cette  masse  de  forces,  ce  dernier  n'avait  pas 
f  intention  de  rester  inactif.  Il  voulait  au  contraire  se  jeter  vers  le  centre 
sur  les  vaisseaux  qui  entoureraient  le  commandant  en  chef,  isoler  par 
ce  mouvement  l'amiral  Villeneuve  de  son  armée  et  l'empêcher  de  trans- 
mettre ses  ordres  à  l'avant-garde.  Tenir  par  cette  manœuvre  l'avant- 
garde  en  suspens^  c'était  gagner  un  temps  précieux.  Si  cette  partie  de 
l'armée  combinée  hésitait  à  prendre  spontanément  une  résolution  éner- 
gique, si  elle  ne  se  portait  au  feu  qu'après  avoir  inutilement  attendu  lesi 
signaux  de  l'amiral,  les  vaisseaux  de  Collingwood,  plus  nombreux  d'ua 
quart  que  leurs  adversaires,  auraient  déjà  accablé  l'arrière-garde  avant 
que  l'avaDt-garde  eût  pu  tirer  un  seul  coup  de  canon.  La  colonne  de 
Collingwood  n'aurait  point  sans  douté  achevé  cette  conquête  <f  sans  y 
perdre  quelque  mât  ou  quelque  vergue;  »  l'effet  moral  qui  suivrait  ce 
triomphe  devait  amplement  compenser  ce  désavantage,  et  40  vaisseaux, 
de  quelque  prix  qu'ils  eussent  payé  un  premier  succès,  n'auraient  rien 
à  craindre  de  34  vaisseaux  intacts,  mais  ébranlés  par  la  défaite  de  leurs 
compagnons. 

Tel  fut  l'esprit  de  ce  mémorandum  si  souvent  commenté,  si  souvent 
célébré  comme  la  dernière  expression  de  la  stratégie  navale,  comme 
le  testament  militaire  du  plus  illustre  amiral  qu'ait  produit  l'Angle- 
terre. On  verra  quelles  modifications  importantes  lui  firent  subir  sur 
le  terrain  la  fougueuse  impatience  de  Nelson  et  les  circonstances  tou- 
jours imprévues  d'une  aflbire  maritime.  Ce  qui  doit  appeler  d'ailleurs 
nos  méditations,  c'est  moins  le  côté  stratégique  que  le  côté  moral  de  ce 
projet  ingénieux ,  c'est  moins  cet  habile  partage  de  ses  forces  qu'ima- 
gine Nelson  que  la  noble  confiance  qui  lui  en  suggère  la  pensée,  a  Dès 
que  j'aurai  fait  connaître  mes  intentions  au  commandant  de  la  seconde 
colonne  (répète-t-il  en  maint  endroit  de  son  memora$idiim),  l'entière 
direction,  le  commandement  absolu  de  cette  colonne,  lui  appartiennent. 
C'est  à  lui  de  conduire  son  attaque  comme  il  l'entend ,  c'est  à  lui  de 
poursuivre  ses  avantages  jusqu'au  moment  oii  il  aura  capturé  ou  dé-» 
trait  les  vaisseaux  qu'il  aura  enveloppés.  J'aurai  soin  que  les  autres  vaisr 
seaux  ennemis  ne  viennent  pas  Finterrompre....  Quant  aux  capitaines  de 


UO  RE\TE  DES  DEUX  MONDES. 

la  flotte,  si  pendant  le  combat  ils  ne  peuvent  apercevoir  ou  comprendre 
parfaitement  les  signaux  de  leur  amiral ,  qu'ils  se  rassurent  :  ils  ne 
peuvent  mal  faire,  s'ils  placent  leur  vaisseau  bord  à  bord  d'un  vaisseau 
ennemi.  » 

A  ces  nobles  paroles,  à  cette  exposition  si  simple  et  si  profonde  des 
plus  féconds  principes  de  la  tactique  navale,  la  chambre  de  conseil  du 
Viciory,  où  se  trouvaient  alors  réunis  les  otQciers-généraux  et  les  capi- 
taines de  l'escadre,  retentit  d'un  long  cri  d'enthousiasme,  a  On  eût  dit, 
écrivait  Nelson,  l'effet  d'un  choc  électrique.  Quelques  officiers  furent 
émus  jusqu'aux  larmes.  Tous  approuvèrent  ce  plan  d'attaque.  On  le 
trouva  nouveau ,  imprévu ,  facile  à  comprendre  et  à  exécuter,  et  depuis 
le  premier  des  amiraux  jusqu'au  dernier  des  capitaines,  chacun  s'écria  : 
L'ennemi  est  perdu,  si  nous  pouvons  le  joindre,  d 

Dans  le  camp  opposé,  on  se  préparait  aussi  au  combat  :  là  régnait  la 
même  activité,  la  même  abnégation ,  mais  non  la  même  conflance. 
Gravina,  «complet  en  tout,  même  en  bonne  volonté,  »  suivant  l'ex- 
pression du  général  Beurnonville,  se  déclarait  prêt  à  partir,  ranimait 
de  son  mieux  son  escadre  abattue,  et  partageait  en  secret  les  craintes 
trop  fondées  de  l'amiral  Villeneuve.  Ce  dernier,  l'officier  le  plus  instruit, 
le  tacticien  le  plus  habile,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  mais  non  le  plus 
ferme  esprit  que  possédât  alors  la  marine  française,  pressentait  avec 
désespoir  les  projets  de  son  habile  adversaire.  «  Il  ne  se  bornera  pas, 
disait-il  à  ses  officiers,  à  se  former  sur  une  ligne  de  bataille  parallèle  à 
la  nôtre  et  à  venir  nous  livrer  un  combat  d'artillerie....  Il  cherchera  à 
entourer  notre  arrière-garde,  à  nous  traverser,  à  porter  sur  ceux  de 
nos  vaisseaux  qu'il  aura  désunis  des  pelotons  des  siens  pour  les  enve- 
lopper et  les  réduire.  »  En  vue  d'opposer  à  cette  tactique  inusitée  une 
tactique  semblable,  il  songeait  alors  à  ne  présenter  en  ligne  qu'un 
nombre  de  vaisseaux  égal  à  celui  des  vaisseaux  anglais.  Le  reste  de  la 
flotte  se  rangerait  sous  les  ordres  de  Gravina  et  composerait  un  corps  de 
réserve  destiné  à  voler  au  secours  des  vaisseaux  compromis. 

Ce  plan  avait  été  formé  quand  l'ennemi  n'avait  que  21  vaisseaux  de- 
vant Cadix,  n  était  devenu  impraticable  depuis  les  renforts  qu'avait 
reçus  Nelson.  Il  ne  suffit  pas  d'ailleurs  de  concevoir  de  nouveaux  or- 
dres de  marche  et  de  combat ,  de  préparer  des  concentrations  rapides, 
des  conversions  inattendues  :  il  faut  avoir  surtout  des  vaisseaux  en  état 
d'exécuter  ces  mouvemens  difficiles.  Les  évolutions  navales  sont  trop 
délicates  de  leur  nature  pour  être  à  la  portée  d'une  armée  qui  n'a  point 
eu  le  temps  de  se  reconnaître.  Elles  exigent  une  sûreté  de  coup  d'œil , 
ime  précision  dans  la  manœuvre  que  les  officiers  les  plus  instruits  ne 
possèdent  pas  toujours,  que  ceux  même  qui  les  ont  possédées  ne  re- 
trouvent souvent  plus  au  même  degré  après  une  longue  inaction  ou 
le  jour  d'un  premier  appareillage.  Aussi  Villeneuve,  effrayé  des  com- 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  241 

plication^où  pouvait  l'engager  l'inauguration  d'une  tactique  nouvelle, 
revenait-il  instinctivement  aux  règles  déjà  tracées  de  l'ancienne  stra- 
tégie. L'escadre  de  Gravina,  forte  de  12  vaisseaux  français  et  espagnols,, 
conservait  la  désignation  d'escadre  de  réserve,  mais,  en  réalité,  elle 
devait  former  Favant-garde  de  la  flotte  combinée,  a  Je  n'ai  ni  le  moyen 
ni  le  temps,  s'écriait  Villeneuve  dans  son  découragement,  d'adopter - 
une  autre  tactique  avec  les  commandans  auxquels  sont  confiés  les  vais- 
seaux des  deux  marines....  Je  crois  bien  que  tous  tiendront  leur  poste, 
mais  pas  un  ne  saurait  prendre  une  détermination  hardie  I  » 

Peut:^tre,  en  cette  extrémité,  Villeneuve  adopta-t-il  en  effet  le  seul 
parti  convenable.  En  doublant  sa  ligne  de  bataille  par  un  second  rang 
de  vaisseaux  endentés  (1),  il  s'exposait  à  gêner  le  feu  d'une  partie  de  ces 
vaisseaux.  En  partageant  ses  forces,  il  courait  un  plus  grand  danger,  car 
la  division  la  plus  faible  pouvait,  comme  on  Tavait  vu  déjà  au  combat 
du  cap  Saint- Vincent,  après  une  première  démonstration  infructueuse,, 
se  résigner  à  une  retraite  prématurée.  En  rangeant,  au  contraire,  sa 
flotte  sur  une  seule  ligne,  il  présentait,  il  est  vrai,  un  front  trop  étendu, 
mais  conservait  du  moins  à  chaque  vaisseau  le  libre  jeu  de  son  artille- 
rie et  la  faculté  de  se  replier  sans  confusion  sur  la  partie  de  la  ligne 
qui  serait  menacée  par  l'ennemi.  Ce  fut  dans  cette  pensée  qu'il  main- 
tint l'ancien  ordre  de  bataille,  et  adressa  à  son  escadre  ces  simples  et 
mémorables  paroles  qui  impliquaient  malheureusement  la  condam- 
nation de  sa  propre' conduite  à  Aboukir  :  «  Tous  les  efforts  de  nos  vais- 
seaux doivent  tendre  à  se  porter  au  secours  des  vaisseaux  assaillis  et  à 

se  rapprocher  du  vaisseau  amiral,  qui  en  donnera  l'exemple C'est 

bien  plus  de  son  courage  et  de  son  amour  de  la  gloire  qu'un  capitaine 
commandant  doit  prendre  conseil,  que  des  signaux  de  l'amiral,  qui, 
engagé  lui-même  dans  le  combat  et  enveloppé  dans  la  fumée,  n'a  peut- 
être  plus  la  facilité  d'en  faire Tout  capitaine  qui  ne  serait  pas  dans 

le  feu  ne  serait  pas  à  son  poste ,  et  un  signal  pour  l'y  rappeler  serait 

pour  lui  une  tache  déshonorante.  » 

Ainsi  se  préparait  la  sanglante  journée  de  Trafalgar.  Pitt,  comme 
nous  l'avons  dit,  avait  renoué  les  fils  de  l'ancienne  coalition;  l'empe- 
reur avait  levé  ses  camps  de  l'Océan.  Menacé  du  côté  de  FAllemagne, 
Tempereur  l'était  plus  sérieusement  encore  du  côté  de  l'Italie.  En  face 
de  Hasséna,  l'archiduc  Charles  y  commandait  la  principale  armée  au- 
trichienne. Les  Anglais  et  les  Russes  devaieut  débarquer  à  l^arente,  à 
Naples  ou  à  Ancône,  des  troupes  déjà  rassemblées  dans  les  îles  de  Halte 
et  de  Corfou.  Réunies  à  l'armée  napolitaine,  ces  troupes  pouvaient  sur- 
it) Vaisseaux  disposés  sur  deux  lignes  de  telle  façon  que  le  second  rang  paisse  tirer 
dans  les  intervalles  ménagés  entre  les  bàtimens  de  la  première  ligne. 


^ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  les  20,000  hommes  qui  occupaient,  sous  le  général  Gouyion 
Saint-Cyr,  la  place  forte  de  Pescara  et  la  frontière  septentrionale  du 
royaume  de  Naples.  Marchant  ensuite  sur  Gênes  par  la  Toscane  et  le 
duché  de  Parme,  elles  tombaient  à  Fimproviste  sur  les  derrières  de 
Tarmée  de  Hasséna.  Cette  diversion,  proposée  à  la  cour  de  Vienne^  était 
le  plan  chéri  du  général  Dumouriez,  celui  qu'il  recommandait  à  la  sol- 
licitude de  Nelson  et  dont  il  réclamait  avec  instance  la  direction^  a  Nous 
réaliserions  ainsi,  écrivait  Dumouriez  à  Tamiral,  ces  projets  que  nous 
formions  ensemble  à  Hambourg  contre  le  sauvage  usurpateur  que 
nous  abhorrons  également.  »  Mais  ce  projet  habile  n'avait  point  échappé 
au  regard  perçant  de  l'empereur,  et  pendant  que  la  reine  de  Naples, 
prête  à  se  lancer  dans  de  nouvelles  aventures,  écrivait  à  Nelson,  autre- 
fois son  libérateur,  encore  aujourd'hui  son  héros  :  a  Votre  nom  seul 

anime  le  courage  de  chacun la  crise  générale  approche  :  Dieu 

veuille  que  ce  soit  en  bien!  »  le  général  Saint-Gyr  recevait  les  instruc- 
tions suivantes  :  a  S'emparer  de  Naples,  en  chasser  la  cour,  dissoudre 
et  anéantir  l'armée  napolitaine  avant  que  les  Anglais  et  les  Russes  eus- 
sent pu  apprendre  que  les  hostilités  étaient  commencées,  » 

Quelques  jours  après  avoir  signé  ces  instructions,  le  17  septecobre 
1805,  l'empereur  expédiait  à  Villeneuve  l'ordre  d'appareiller  avec  la 
flotte  combinée,  de  se  porter  d'abord  vers  Cartbagène  pour  y  raUier  le 
contre-amiral  Salcedo,  de  Cartbagène  sur  Naples  pour  y  déposer  les 
troupes  embarquées  sur  son  escadre  et  les  joindre  à  l'armée  du  général 
Saint-^Iyr.  a  Noire  intention,  ajoutait  l'empereur,  est  que  partout  où  vous 
trouverez  r ennemi  en  forces  inférieures,  vous  l'attaquiez  sans  hésiter  et  ayez 
avec  lui  une  affaire  décisive.,,  U  ne  vous  échappera  pas  que  le  succès  de 
ces  opérations  dépend  essentiellement  de  la  promptitude  de  votre  départ 
^e  Cadix  :  nous  comptons  que  vous  ne  négUgerez  rien  pour  l'opérer  sans 
délai ,  et  nous  vous  recommandons  dans  cette  importante  expédition 
F  audace  et  la  plus  grande  activité,  d  L'empereur,  avec  Villeneuve,  ne 
craignait  pas  d'exagérer  sa  pensée.  Cet  amiral  était,  à  ses  yeux,  a  un  de 
ces  hommes  qui  ont  plutôt  besoin  d'éperon  que  de  bride.  »  Convaincu, 
d'ailleurs,  en  lui  prescrivant  cette-  funeste  manœuvre,  que  a  son  exces- 
sive pusillanimité  l'empêcherait  de  l'entreprendre ,  d  il  faisait  partir 
secrètement  le  vice-amiral  Rosily  de  Paris.  Cet  officier-général,  s'il 
trouvait  encore  la  flotte  combinée  à  Cadix,  devait  en  prendre  le  com- 
mandement, arborer  le  pavillon  d'amiral  au  grand  mât  du  Bucentaure, 
ei  renvoyer  en  PratT ce  le  vice-amiral  Villeneuve  a  pour  y  rendre  compte 
de  la  campagne  qu'il  venait  de  faire.  » 

L'amiral  Decrès,  qui  atinait  sincèrement  Villeneuve,  rédigea  ce  der- 
nier ordre  d'une  main  trenu^lante.  Lui,  dont  la  plume  était  si  facile,  le 
st^le  si  net  eVsî  limpide,  U  rah:^>  ^  surchargea  vingt  fois  les  cinq  ou 


LA  miiifrinus  oteue  haiutimb.  24S 

8R  lignes  par  lesqueilefi  il  aanoeçalt  à  ce  matheureux  ofBcier  son  rap- 
pel et  les  ijateiftions  de  rempereiir  {4).  K)ins  fpie  tout  autre;  d'ai Meiirs, 
iifoiiiratt  espérer  ffa'im  événemeift  beurem  ^tnt  rendre  à  Yilleneuye, 
«vaut  la  réoepÉion  de  cette  lettre,  la  faveur  qu^il  avait  perdue,  car  11  ne 
se  tonsaSt  lui-même  «uoune  illusieB  sur  la  «tnation  de  f  armée  combi- 
née. «  J'ai  4>im  une  opinion,  disait41  à  Tempereur,  «ur  la  force  réelle 
des  'vmseaux  de  •votre  mi^esté  :  oeMe  opinion ,  je  l'aurai  au  même  de- 
gré sur  c€lle  des  vaisseaux  de  l'amiral  Gravina  qui  auront  déjà  vu  la 
mer;  fnm$  ^pêtmt  mw  f>ai9êemix 'ê$p&gnùU  wrimU  Au  pan  fowr  la  pv^ 
mUre  fm,  ismnmcmiés  par  ém  eapitmnes  pm  ^mercés,  médiœremeM  «r^ 
méê,j'{gwueqm'j€^ne  miS'êe'fiJ^fmpeui^êer,  le  hnâemam  même  ék  leur 
appareéll&ge,  m>ec'eeHe  pemtie  ei'Hëmbreîêeede  la  fkfête  cméimJée.  » 

lie  conseil  de 'gvenre  qu'assembla  l'amired  VUleneuve  avant  de  ee 
préparer  à  sortir  de  Cadix  exprima  la  même  opinion  que  le  minisfare  de 
la  marine.  Les  amiraux  Oravina,  Alava,  Escafio,  Gisneros,  les  éheCs  de 
divttion  Maedonéll  ot  Caliano,  représentaient  dans  ce  conseil  l'^escadre 
espagnéle;  toBi»aftFO-«mira(nx1>ufii8noir  et  llagon/les  capitstin^  Gos-^ 
mao^  HaMrd,  ViVegris  et  >Prigny,  représentaient  l'escadre  française. 
Lenr  «entimeilt  4xA  mianime  :  ils  dédarèrent  «  que  les  vaisseaux  des 
deux  nations  étaient  jNmr  fo  ]9<tiparr  «mil  armés,  que  plusieurs  de  ces 
Taisseauxn^vaieilt  puoneore^exeroer  leur  monde  à  la  mer,  et  que  les 
vaisseaux  <à  trois  poirts  la  Saan^a^Aama  et  le  Raiiio,  le  San-Jwsto,  de  74, 
armés  avec  précipitation  «et à  peine  sortis  de  l'arsenal,  pouvaient i^ te 
i^f^MMir  appareiHer 'avecTarraée,  mais  fit''<U«  n'^éiaimU  poimt  en  éîaide 
rmàre  lfs*«9rsHiM*mlNliEifrMdsidt  tisseraient  susceptibles  quand  ils  ser- 
raient complètement  organisés.  «Tel  était  cependant  le  dévouement  de 
tous  ces  hommes^de  ÔGsur,  que,  malgré  ces  sinistres  pressentimens,  ils 
à'indimFentHons,  comme  autrefois  les  Taillans  capiliûnes  de  Tourville 
devantcei  argument  sans  réplique  :  Ordre  durm  ^attaquer;  mais  Tour- 
ville  avait;  vis4-^  de  l'ennemi,  le  glorieux  désavantage  du  nombre; 
Villeneuve  devait  avoir  au  contraire  cette  triste  et  stérile  supériorité. 
«Les  Anglais,  llisait^l'empereur,  deviendront  bien  petits,  quand  la 
Sranee  aura  deinc  ou  IrOis  amiraux  qui  veuillent  mourir,  »  Nul  plus  que 
L'amiral  Villeneuve  n'était  résigné  à  tse  saerfflce,  trop  heureux  s'il  eût 
pu  à  ce  prix  conserver  <respéranoe  de  sauver  sa  flottel  «Mais  sortir  de 
Gadix,  écrivâitril  à  l'amiral  Dseràs,  sans  pouvoir  donner  immédiate- 
ment'dans  le  détroit,  et  avec  la  certitude  d'avoir  à  combattre  un  en- 
nemi très  supérieur,  serait  teut  perdre!  Je  ne  puis  penser  que  ce  sOit 
FinteUtion  de  sa  majesté  impérialo  de  vouloir  livrer  la  majeure  partie 
de  ses  forces  navales  à  des  chances  si  désespérées,  et  qui  ne  promettent 
pas  méme.de  la  gbine. à  acquérir.  »  Ces  danûers scrupules  allaient 

(i)  Le  bpovjlion  de  «eMe  letlM-ettste  encore  sux  archifes  de' la  marine. 


Sié  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malheureusement  s'évanouir.  Le  yice-amiral  Rosily  était  déjà  à  Ma- 
drid. Un  accident  survenu  à  sa  voiture  ne  lui  avait  permis  de  se  re- 
mettre en  route  que  le  14  octobre,  et,  pendant  ce  temps,  Tamiral  Ville- 
neuve avait  appris  son  arrivée  en  Espagne  (i).  Cette  nouvelle  frappa 
Villeneuve  au  cœur,  a  Je  serais  heureux,  écrivit-il  au  ministre  de  la 
marine,  de  céder  au  vice-anural  Rosily  la  première  place,  si  du  moins 
il  m'était  réservé  d'occuper  la  seconde...  mais  ce  serait  trop  affreux 
pour  moi  de  perdre  toute  espérance  d'avoir  une  occasion  de  montrer 
que  j'étais  digne  d'une  meilleure  fortunel  Si  le  vent  me  permet  de  sor- 
tir, je  partirai  dès  demain.  »  Eln  ce  moment,  on  vint  le  prévenir  que 
Nelson  avait  détaché  6  vaisseaux  à  Gibraltar.  Il  appela  sur-le-champ 
l'amiral  Gravina  à  bord  du  Bucenta/ure,  et,  après  s'être  concerté  quel- 
ques instans  avec  lui,  il  fit  signal  à  l'armée  de  se  préparer  à  mettre  sous 
voiles. 

Depuis  deux  mois,  la  désertion  avait  enlevé  à  nos  vaisseaux,  et  sur- 
tout aux  vaisseaux  espagnols,  un  graud  nombre  de  matelots.  On  par- 
vint, avant  d'appareiller,  à  ramasser  quelques-ups  d'entre  eux  sur  le 
pavé  de  Cadix;  le  plus  grand  nombre  avait  déjà  gagné  la  campagne, 
et,  le  19  au  matin,  peu  d'équipages  se  trouvèrent  au  complet.  A  sept 
heures  cependant,  l'armée  combinée  commença  son  mouvement;  à 
neuf  heures  et  demie,  Nelson  en  eut  connaissance  :  il  se  trouvait  alors, 
avec  le  gros  de  la  flotte  anglaise,  à  seize  lieues  environ  dans  l'ouest- 
nord*ouest  de  Cadix.  Sachant  que  Villeneuve,  s'il  donnait  avant  lui 
dans  le  détroit,  avait  la  chance  de  lui  échapper,  ce  fut  vers  le  détroit 
qu'il  fit  route.  Une  armée  navale  n'appareille  pas  facilement  du  port 
de  Cadix  :  six  ans  avant  l'amiral  Villeneuve,  l'amiral  Bruix  avait  mis 
trois  jours  pour  en  sortir.  Le  calme  et  le  courant  contraire  arrêtèrent 
bientôt  le  mouvement  de  l'armée  combinée,  et,  dans  la  journée  du 
19  octobre,  8  ou  10  vaisseaux  parvinrent  seuls  à  franchir  les  passes.  Le 
lendemain,  une  légère  brise  de  sud-est  facilita  la  sortie  du  reste  de  l'es- 
cadre. Le  temps,  magnifique  le  19,  s'était  couvert  pendant  la  nuit,  et 
semblait  annoncer  un  coup  de  vent  de  sud-ouest;  mais  quelques  heures 
d'une  brise  maniable  devaient  porter  la  flotte  combinée  au  vent  du  cap 
Trafalgar,  et  la  tempête,  qui  trouverait  Villeneuve  dans  cette  position, 
ne  pouvait,  si  elle  soufflait  de  l'ouest  et  du  sud-ouest,  qu'être  favorable 
à  ses  projets.  A  dix  heures  du  matin,  les  derniers  vaisseaux  français  et 
espagnols  étaient  hors  de  Cadix.  La  flotte  anglaise  était  à  quelques  lieues 
du  cap  Spartel,  gardant  l'entrée  du  détroit. 

Ce  fut  alors  que  Villeneuve,  décidé  à  ne  plus  reculer,  écrivit  à  l'ami- 
ral Decrès  sa  dernière  dépêche  : 

«  Toute  Tescadre  est  sous  voiles....  Lèvent  est  au  sud  sud-ouest;  mais  je  pense 
^1)  U  fallait  alors  dix  jours  pour  foire  en  poste  le  Toyage  de  Madrid  à  Cadix. 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  9M 

qae  c'est  un  vent  de  la  matinée.  On  me  signale  18  voiles.  Ainsi  il  est  très  pro- 
iMble  que  les  habitans  de  Cadix  auront  à  tous  donner  de  nos  nouvelles....  ie  B*ai 
consulté,  monseigneur,  dans  ce  départ,  que  le  désir  ardent  de  me  conformer 
aux  intentions  de  sa  majesté  et  de  (aire  tous  mes  efforts  pour  détruire  le  mécon- 
tentement  dont  elle  a  été  pénétrée  des  événemens  de  la  dernière  campagne.  Si 
celle-ci  réussit  y  f  aurai  de  la  peine  à  ne  pas  croire  que  tout  devait  aller 
ainsi ,  que  tout  était  calculé  pour  le  plus  grand  bien  du  service  de  sa  ma'^ 
Jesté,  » 

K. 

Villeneuve  était  donc  parti ,  et  marchait  au  combat;  il  y  marchait 
sans  confiance.  Dans  cette  flotte  si  braye,  si  déyouée,  il  sentait  un 
germe  latent  de  destruction;  il  s'alarmait  sans  pouvoir  définir  exac- 
tement Tobjet  de  ses  alarmes.  Le  souvenir  d'Aboukir  était  au  fond  de 
ses  craintes;  mais  quels  griefs  retrouve-t-on  exprimés  dans  toutes  ses 
dépêches?  de  quoi  se  plaignait-il  sans  cesse?  <k  Du  défaut  d'expérience 
de  mer  de  nos  officiers  et  matelots^  du  défaut  d'expérience  de  la  guerre 
de  nos  capitaines-commandans ,  du  défaut  d'ensemble  dans  le  tout.  » 
Cétaient  là  sans  doute  de  graves  et  légitimes  sujets  de  plainte;  à  la 
veilie  du  combat,  il  était  cependant  un  mal  plus  réel,  que  Villeneuve 
n'a  Jamais  signalé,  qu'il  n'a  jamais  tenté  de  réparer,  et  qui,  dès  Tan-- 
née  18Ûâ,  était  admirablement  dénoncé  par  le  célèbre  ingénieur  For^ 
fait,  a  C'est  réellement,  écrivait  Forfait  dans  une  brochure  trop  peu 
écoutée  à  cette  époque,  le  canon  qui  seul  impose  la  loi  de  la  force  sur 
les  mers.  11  est  vraiment  plaisant,  sgoutait-il  avec  raison,  d'entendre 
discourir  souvent  et  fort  longuement  pour  assigner  les  causes  de  la 
supériorité  des  Anglais...  Quatre  mots  la  démontrent..  Ils  ont  des  vais» 
seaux  bien  installés,  une  artillerie  bien  servie,  et  ils  manœuvrent  bien..« 
Quant  à  vous,  c'est  tout  le  contraire.,.  Quand  vous  serez  comme  eux» 
vous  leur  tiendrez  tête...  vous  les  battrez,  quand  vous  saurez  aller  aa 
pas  de  charge  de  mer.  »  Quiconque  voudra  se  figurer  les  effets  des^ 
tructeurs  que  l'on  peut  attendre  d'une  masse  de  fer  dont  le  poids  total 
dépasse  souvent  trois  mille  livres,  lancée  dans  l'espace  avec  une  vi-- 
tesse  presque  double  de  celle  du  son  (i),  parcourant  500  mètres  par 
seconde  et  arrêtée  subitement  dans  sa  course  par  un  obstacle  pcué- 
trahie  qui  se  déchire  et  éclate  en  fragmens  plus  meurtriers  que  le  bou- 
let même,  comprendra  la  puissance  formidable  des  premières  bordées 
d'un  vaisseau  de  ligne.  Au  lieu  de  gaspiller  cette  force  irrésistible^ 
^mme  nous  le  faisions  alors  (2),  dans  Tespoir  cle  couper  quelques  fils 

(1)  La  vitesse  du  son  dans  Tair  (par  15  degrés  de  température)  est  de  341  mètres  par 
seconde;  celle  d'un  boulet  de  W  chassé  par  6  kilogrammes  de  poudre  est  de  500  mètres. 
P)  Les  traités  d'artillerie  et  de  tactique  les  pl^s  estimé?  en  Frdlioe  et  en  Espagne,,  les 


346  RBVUK  DES  DKUX  KOltOBS. 

déliés  daas  le  -vide,  d'atteindre  à^grand  hasard  quelque  important  ^;or- 
dage,  d'écoroher  quelque  mât,  les  Anglais,  mieux  inapijré8,;la  eonoôtH 
traient  tout  eiMière  'vers  un  ibnt  ^plne  'certun.,  ->^  la  ligne  <éB  batterie 
-de  l'ennemi  :  ils  joiicfaaiéift  nos  «ponts  de  cadavres,  pendant 'que  nos 
boulets  yraâstiiertt  au-dessus  de  leurs  "vaisseaux  (t).  Plus  exercés  d'ail- 
leurs que  nos  canouniers ,  tmissailt  à  la  précision  du  tir  tme  rapidité 
qui  nous  fut  long-temps  inconnue ,  les  canonniers  anglais  étaient  par- 
venus en  1805  (non  sur  tous  les  vaisseaux  peut-être,  mais  sur  les  vais- 
seaux bien  commandés,  sur  le  Foudroyant  qu'avait  monté  Nelson,  sur 
le  Dreadnoughi  que  venait  de  quitter  CoIIingwood)  à  tirer  de  chaque 
pièce  près  d'un  .coup  de  canon  par  minute.  A  la  même  4poque,  «os 
pièces  les  mieux  servies  mettaient  entre  chaque  couptplus  de  trois  mi- 
nutes d'intervalle  t  (9).  C'est  à  cette  double  infériorité  dans  le  tir  que 
«nous  wsfiions  dû  attribuer,  -^  si  la  vérité  n'était  si  lente  àse  fairejour, 
«—  la  plupart  de  nos  revers  depuis  i793;  €'est  a  à  cette  grêle  de  bauhts^ 
4x>mroe  l'écrivait  Nel8on>,  «pie  l'Aogleterre  devait  alors  l'enapire  absolu 
des  mers,  »  qu'il  devait  lui^^même  la  victoire  d'Aboukir,  qu'il  allait  de^ 
voir  ^Ue  de  Trafalgar. 

La  brise  qui  avait  conduit  les  vaisseaux  de  Villeneuve  et  de  Gravina 
4iors  du  poiî  avait  subitement  fraichi.  Retardée  dans  sa  marche  par 
llnefxpérienee  de  plusieurs  vaissewx  espagnols  >qui  étaient  tombés  sous 
le  vent  en  prenant  des  ris,  l'armée  combinée  s' éloignait  lentement  de  la 
eôte,  et  Nebon^averti.par  ses  (rogates  des  mouvemens  de  notre  escadra, 

ùowngèêt  si  précieux  d'ailleurs,  de  II.  AudibeH  de  Ramatuelle  et  de  M.  de  Churruca,  les 
instructions  officielles  publiées  sous  les  auspices  du  ministre  de  *!a  marine,  recommandaieût 
îormelleAient  <(  de  ne  point  oïlVlier'qu&lepremitfrét^e'prifttTipal  objet  ^Tmi  combat  nsYal 
est  de  dégréér  et  de  déraAter  remiMni  ;  »  ^  <r  On  u  cDnalttilitaen^fiinArqiié  fojliBerve  fortjiidi^ 
ciememenilegéDértl  DooglaBVgue,  densnos  affaires  avec  les  Français,  nos  bftrtmens  avaient 
toi^jours  beaueeiip  plus  souffert  dans  le  gréement  que  dans  la  coque.  L*usage  général  que 
faisaient  les  Français  du  ras  de  métal  comme  ligne  de  mire  a  pu  dans  quelques  cas  en  être 
la  cause;  mais  il  faut  chercher  aussi  la 'MtitH;e  de  ces  erreurs  dans  cette  attciettne  règle, 
établie  dans  la  marine 'française,  t(  de  ne  jeûnais  tirer  lorsque  le  bâtiment  dans  ses  iihnk 
vemMs  d^  HDoUs  s^ébaiâse  «vers  lee6té  où  Fan  combat,  mais  toujours  lorsqu'il. se  relèie, 
parce ique  les  cmips  qui  manquent  le  corps  du  navire  ennemi  peuvent  en  atteindre  le  grée- 
ment »  Ce  précepte  explique  suffisamment  le  peu  de  dommage  que  nos  vaisseaux -ont 
toc^ours  reçu  dans  leur  coque  en  combattant  contre  les  bâtimens  fhinçais.  » 

tVratté  d'Artilletie  nawle,  par  le  général  sir  Howafd  BoqglUi) 

(1)  Le  vice-amiral' Émériau  remarqua  des  première  «  que  rincartitade  dv  Hrééé*" 
^liâtêrétàmmhr'bms  te^ii  été  trop  bien  démantrée  par  rexpériaoce.  »  Q  prescrivit  aux 
vaisseaux  qu'il  commandait  a  Toulon  en  iSli  udetirer' en. plein  hais,  afin  de  porter  le 
désordre  dans  les  batteries  dç  l'ennemi.  »  A  peu  près  à  la  même  époque,  un  de  ces 
jeunes  capitaines  qui  surgissaient  alors  de  toutes  parts  (vaillafite'pépintère'qul'eftt  MèbêM 
les  revers  de  Tempire,  si  Tempire  eût  vécu)  répétait  à  ses  canouniers,  avant  un  brillant 
oombat,  cet  avis  tout  empreint  de  verve  gauloise  et  de  raison  :  «Mes  amis,  tirez  bas;  les 
Anglais  n'aiment  pas  qu'on  les  tue.  »  _ 

(i)  Bittes  de  ^oint^ge,  par  M.  de  ifoniséry,  page  S3. 


LA  MKSnBRB  60B11B  KAUTIIIE.  UT 

accourait  déjà  sous  toutes  voiles  pour  ]a  combattre;  mais  à  des  gratos 
yiolens  succéda  bientôt  un  nouveau  calme,  et  la  nuit  survint  avant  qua 
les  deux  flottes  eussent  pu  se  reconnaître.  Des  feux  se  montrèrent  alors 
sur  divers  points  de  l'horizon.  C'étaient  les  signaux  de  l'armée  anglaise 
et  des  bâtimens  qui  éclairaient  sa  route.  Des  coups  de  canon  répétés  de 
proche  en  proche,  des  feux  de  Bengale  jetant  au  milieu  de  l'obscurité 
la  plus  profonde  une  lueur  vive  et  soudaine,  vinrent  se  joindre  à  cea 
âgnaux  et  apprendre  à  l'amiral  Villeneuve  qu'il  essaierait  vainement 
de  dérober  sa  marche  à  ses  actife  adversaires.  Vers  dix  heures  du  soir, 
cet  amiral  sentit  la  nécessité  de  rallier  ses  vaisseaux.  Il  fit  le  signal 
de  former  la  ligne  de  bataille  (1).  Le  jour  suivant,  le  21  octobre  180S, 
jour  de  sinistre  mémoire,  trouva  les  deux  armées  à  la  hauteur  du 
cap  Trafalgar.  Nelson,  modérant  habilement  sa  poursuite  pendant 
la  nuit,  avait  conservé  sur  Villeneuve  l'avantage  du  vent.  Au  lever  du 
soleil,  il  rallia  ses  bâtimens  dispersés  et  chercha  des  yeux  nos  vais-« 
seaux.  A  quatre  ou  cinq  lieues  de  la  flotte  anglaise ,  répandue  en  dés* 
ordre  sur  un  vaste  espace ,  et  prolongeant  sous  petites  voiles  la  oôte 
d'Andalousie  encore  enveloppée  des  vapeurs  du  matin,  la  flotte  oom« 
binée  faisait  route  vers  le  déhroit  (2). 

(1)  a  Le  iO  octobre,  à  neuf  heures  du  soir,  l'escadre  anglaise  fit  des  signaux  à  ooopt 
4e  canon,  et,  par  Fintervalle  d'à  peu  près  huit  secondes  qui  s'écoula  entre  le  moment  où 
nous  aperçûmes  Téclair  et  celui  où  nous  entendîmes  le  bruit  de  chaque  coup  tiré  par  las 
vaisseaux  ennemis,  nous  pûmes  calculer  qu*ils  étaient  à  environ  deux  milles  de  notre  efr« 
cadre.  Nous  signalâmes  avec  des  feux,  à  l'amiral  français,  la  néeessUé  de  former, 
sans  perdre  de  temps,  la  ligne  de  bataille,  en  se  formant  sur  les  bâtimens  le  pluê 
MOUS  le  vent.  Cet  amiral  répéta  ce  signal  à  coups  de  canon.  »  (Rapport  du  combat  dQ 
Trafalgar  adressé  au  prince  de  la  Paix,  le  2S  octobre  1805,  par  le  contre-*amiral  Escafio, 
chef  d'état-ma^or  de  l'amiral  Gravina.  —  Extrait  de  la  Gazette  de  Madrid,  du  5  no« 
▼embre  1805.) 

«  ...  Le  80  octobre,  vers  neuf  heures  du  soir,  l'amiral  signala  de  former  promptement 
rordre  de  bataille  sans  égard  aux  postes...  L'armée  était  très  dispersée}  les  vaisseauo 
de  la  ligne  de  bataille  et  ceux  de  Ceseadre  d'observation  se  trouvaient  confondus,  u 
(Rapport  de  M.  Lucas,  conunandant  le  Redoutable,  au  ministre  de  U  marine.) 

(2)  a ....  Nous  étions  sans  ordre  au  point  du  Jour  le  %i,  lorsque  nous  aper^ûmei 
r ennemi  au  vent  à  nous...  »  (Rapport  du  contre-amiral  Escano.) 

«  ....  Le  91  octobre,  à  sept  heures  du  matin,  l'amiral  Villeneuve  signala  Tordre  de 
bataille  naturel,  tribord  amures.  Notre  armée  était  à  peu  prés  sans  ordre,  mais  dasiê 
un  peloton  asseM  ramiuté,  et  se  prolongeant  moins  que  Tescadre  anglaise.  »  (Rapport  du 
contre-amiral  Dumanoir-le-Pelley.  —  Plymouth,  16  novembre  1805.) 

«  ....  Vers  les  sept  heures  du  matin,  l'amiral  signala  de  former  la  ligne  de  bataille 
dans  l'ordre  naturel,  les  amures  à  tribord.  »  (Rapport  du  commandant  Lucas.) 

L'histoire  renferme  bien  peu  d'événemens  importans  dont  les  détails  nous  aient  été 
transmis  avec  cette  unanimité  de  témoignages  qui  ne  busse  aucune  prise  à  la  contrt>vene« 
Le  combat  de  Trafalgar  devait  donc  offrir,  comme  toutes  les  grandes  catastrophes,  cer* 
tains  points  douteux  et  obscurs  sur  lesquels  les  souvenirs  des  contemperains  ou  des  acteurs 
mêmes  de  ce  terrible  drame  ne  jetteraient  peut-être  aigourd'hui  qu'une  lumière  insuffi» 
santé  :  en  présence  de  cette  inévitable  incertitude,  le  tabkaa  suivaBt  des  seuls  sigasm 


"SUS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  deux  armées  se  trouvaient  en  présence  pour  la  première  fois. 
Une  activité  générale  parcourut  aussitôt  leurs  rangs.  Les  vaisseaux 
français  et  espagnols  s^empressaient  de  rectifier  la  ligne  de  bataille 

^ont  nous  ayons  trouTé  la  trace  dans  les  archives  de  la  marine  ne  sera  point  assorément 
dénué  d'intérêt. 

91  octobre  1805. 

<t  Six  heures  et  demie  du  matin.  —  La  frégate  VHermione  signale  une  escadre  ennemie. 

«  Sept  heures  du  matin.  —  L*amiral  Villeneuve  fait  signal  à  Tannée  de  former  la  ligne 
de  bataille  dans  Tordre  naturel,  tribord  amures;  signale  en  même  temps  branle-bas  de 
combat. 

a  Sept  heures  du  matin.  —  La  frégate  VH^rmione  signale  S6  vaisseaux  de  ligne. 

«  Sept  heures  vingt  minutes.  —  L*amiral  Villeneuve  fixe  la  distance  entre  chaque  vais- 
■seau  à  une  encablure. 

«Huit  heures. — L'amiral  Villeneuve  fait  signal  à  Tarmée  de  virer  lof  pour  lof  tout  i 
la  fois. 

«Huit  heures  et  demie. — L'amiral  Villeneuve  donne  Tordre  aux  vaisseaux  de  tête  de 
forcer  de  voiles. 

«  Neuf  heures  et  demie.  —  L*amiral  Villeneuve  donne  Tordre  au  San»Augustino  de 
^serrer  le  vent,  au  Scipion  de  forcer  de  voiles. 

«  Dix  heures.  —  L'amiral  Villeneuve  donne  Tordre  au  vaisseau  de  tête  de  serrer  le  vent 
et  aux  autres  de  le  suivre  par  un  mouvement  successif. 

«  Dix  heures  et  demie.  — La  frégate  la  Tkémù  signale  à  Tamiral  Gravina:  La  ligne  de 
Tannée  combinée  s'allonge  trop. 

«Dix  heures  quarante  minutes.  —  La  frégate  la  Thémis  signale  à  Tamiral  Gravina: 
L'arrière-garde  s'allonge  trop. 

«  Dix  heures  quarante-cinq  minutes.  —  L'amiral  Gravina  donne  Tordre  à  chaque  vais- 
seau de  Tarrière-garde  de  se  tenir  à  une  encablure  de  son  matelot  d'aVant. 

a  Onze  heures. — L'amiral  Villeneuve  répète  Tordre  au  vaisseau  de  tête  de  serrer  le  vent 
et  aux  autres  de  le  suivre  par  un  mouvement  successif. 

«Onze  heures  et  demie. — L'amiral  Gravina  signale  à  Tarrière-garde  de  serrer  le  vent. 

«  L'amiral  Villeneuve  signale  au  Hayo  de  serrer  la  ligne,  à  Tarmée  de  commencer  le  feu 
dès  qu'on 'sera  à  portée. 

«Midi  et  demi. — L'amiral  Villeneuve  signale  aux  vaisseaux  qui  ne  combattent  pas  par 
"^uite  de  leur  position  actuelle  d'en  prendre  une  qui  les  reporte  le  plus  promptement  pos- 
sible au  feu. 

«  Une  heure  cinq  minutes.  — La  frégate  le  Rhin  signale  que  l'ennemi  détache  des  vais- 
seaux avec  le  projet  de  doubler  Tarrière-garde. 

«Une  heure  trente  minutes.  —  Le  contre-amiral  Dumanoir  signale  aux  vaisseaux  de 
l'avant-garde  de  virer  de  bord  et  de  se  porter  au  feu. 

«La  frégate  VBortense  prévient  Tamiral  Villeneuve  que  dix  vaisseaux  de  l'avant-garde 
lue  combattent  pas. 

«Une  heure  quarante-cinq  minutes.  —  L'amiral  Villeneuve  fait  signal  à  l'avant-garde 
de  virer  lof  pour  lof. 

«La  frégate  VHermione  fait  signal  aux  vais<^aux  qui  n'ont  pas  d'ennemis  par  leur  tra- 
vers de  prendre  une  position  qui  les  rapproche  du  feu.  —  VHemHone  met  le  numéro 
«le  V Argonaute, 

«Quatre  heures  trente  minutes.  —  L'amiral  Gravina  fait  à  Tarmée  le  signal  de  rallie- 
ment. 

«  Le  vaisseau  le  Neptune  répète  le  signal  de  Tamiral  Gravina. 

«  Lo  vaisseau  le  Neptune  fait  signal  aux  vaisseaux  qui  ne  sont  pas  totalement  désemparés 
if  imiter  sa  manoeuvre.  x>  (Archives  du  dépôt  des  cartes  et  plans  de  la  marine.) 


LA  DBR1IIÈII8  GUERRE  MARITIME.  S49 

qu'ils  ayaient  formée  à  la  hâte  pendant  la  nuit;  les  vaisseaux  anglais 
se  couvraient  de  voiles ,  et  leurs  bonnettes ,  établies  des  deux  bords, 
laissaient  arriver  sur  rennemi.  A  huit  heures,  Tamiral  Villeneuve 
reconnut  qu'un  engagement  général  était  inévitable.  Il  s'y  prépara 
sans  faiblesse,  et,  d'un  coup  d'œil  exercé,  choisit  son  terrain  pour  com- 
battre (i).  Par  une  conversion  rapide,  l'armée,  virant  de  bord  tout  à 
la  fois,  mit  le  cap  vers  Cadix.  Ce  port  restait  ainsi  ouvert  aux  vaisseaux 
qui  seraient  désemparés.  La  ligne  de  bataille  fut  ensuite  formée  sous 
ces  nouvelles  amures,  et  la  flotte  combinée  attendit  la  flotte  anglaise. 

Une  légère  brise  d'ouest-nord-ouest  gonflait  à  peine  les  plus  hautes 
voiles  des  vaisseaux.  Portée  sur  les  longues  ondulations  de  la  houle, 
symptôme  infaillible  d'une  tempête  imminente ,  la  flotte  de  Nelson  et 
de  CoUingwood  s'avançait  cependant  avec  une  vitesse  d'une  lieue  à 
l'heure.  Elle  s'était  partagée  en  deux  escadres,  suivant  le  plan  arrêté 
par  Nelson.  Le  Victory  conduisait  la  première  escadre;  il  avait  derrière 
lui  2  vaisseaux  de  98,  le  Téméraire  et  le  Neptune,  masse  imposante , 
destinée  à  ouvrir  la  première  trouée  dans  la  ligne  ennemie.  Le  Con^ 
queror  et  le  Leviaihan,  de  74,  venaient  après  le  Neptune  et  précédaient 
leBritannia,  vaisseau  de  100  canons,  qui  portait  le  pavillon  du  contre- 
amiral  comte  de  Northesk.  Séparé  par  un  assez  long  intervalle  de  ce 
premier  groupe,  le  vaisseau  chéri  de  Nelson,  que  commandait  alors 
l'ancien  capitaine  du  Van^uard,  sir  Edward  Berry,  VAgamemnon,  gui-< 
dait  dans  les  eaux  du  Britannia  4  vaisseaux  de  74,  VAjax,  l'Orion,  le 
Minotaur  et  le  Spartiate.  VAfrica,  vaisseau  de  64,  qui  s'était  laissé  sou-« 
venter  pendant  la  nuit,  faisait  force  de  voiles  pour  reprendre  son  çoste. 

Le  Boy  al  Sovereign,  de  100  canons  comme  le  Victory,  était  monté  par 
le  vice-amiral  CoUingwood ,  et  marchait  en  tête  de  la  seconde  escadre. 
Sorti  récenmient  du  bassin ,  cet  excellent  vaisseau  avait  retrouvé  toutes 
ses  qualités  et  semblait  voler  sur  l'eau  comme  une  frégate.  Le  Belleish 
et  le  Mars  le  suivaient  avec  peine,  le  Tonnant  et  le  Bellerophon  serraient 
de  plus  près  le  vaisseau  le  Mars;  le  Colossus,  VAchilles  et  le  Polyphemus, 
se  pressaient  sur  les  pas  du  Bellerophon.  Plus  à  droite,  le  Revenge  ame- 
nait à  sa  suite  le  Swiftsure,  le  Défiance,  le  Thunderer  et  le  Defence.  Le 
JUreadnought  et  le  Prince,  de  98,  mauvais  voiliers  tous  deux,  navi-*. 

(1)  Villeneuve  suivit  ici  le  conseil  de  TourviUe.  «  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  le  dire 
au  roi  (écrivait  au  fils  de  Golbert  l'illustre  maréchal)  :  dès  le  moment  que  deux  arméea 
sont  en  présence  et  en  état  de  se  pouvoir  reconnaître,  il  est  impossible  d'éviter  un  com* 
bat  quand  une  armée  ennemie  voudra  engager  l'autre  et  qu'elle  aura  le  vent...  Il  n'y 
aurait  d'autre  expédient  que  d*al>andonner  tous  les  vaisseaux  qui  ne  seraient  pas  fins  de 
voile,  ce  qui  ne  se  peut  pratiquer,  car  ce  serait  une  manœuvre  qui  intimiderait  tellement 
les  équipages,  qu'il  serait  très  difficile  de  les  pouvoir  rassurer,  lorsqu'il  faudrait  com-« 
iMttre.  Tous  les  officiers-généraux  et  ceux  qui  ont  de  la  pratique  à  la  mer  conviennent 
de  ce  Ikit,  et  que  le  meilleur  parti  (quoique  inférieur  en  nombre)  $st  d'attendre  l'enr^. 
nemi  en  bon  ordre  et  de  tenir  une  krave  contenance.  » 

TOXfi  XYU.  17 


at»  Urps  HB  WOX  NMniH. 

guûeut  entre  tes  daux  coioaues,  mais  foisfticot  égaieinent  partie  de 
l'escadre  de  CoUiogwood.  Unies  pa^juae  pensée  commune,  bien  que 
destinées  pendant  le  woibat  à  une  complète  indépendance,  ces  deux 
dÎTistons  d'une  même  armée,  la  pi:^ière  de  i2  vaisseaux,  la  seconde 
de  15,  partageaient  la  noble  émulatioa  de  leurs  cbe&  et  naontnùeut 
une  égale  ardeur  à  se  rapprocher  de  notre  escadre. 

Composée  de  18  vaisseaux  français,  vaisseaux  de  80  et  de  11,  et  de 
i5  vaisseaux  espagnols,  parmi  lesquels  agunùent  i  vaisseaux  à  trois 
ponts,  ta  ûotte  combinée  comptait  6  vaisseaux  de  plus,  mais  3  vais- 
seaux à  trois  ponts  de  mcHos  que  la  flotte  aoglfùse  (1).  Six  oSlciers- 
généraux  commandaient  les  divisions  de  cette  armée.  Le  pavillon  de 
l'amiral  Villeneuve  était  arboré  à  bord  du  Bucentaure;  celui  de  l'amiral 
Gravina,  à  bord  du  Prince  de»  Asturies.  vaisseau  de  112  canons,  artoé 
au  Ferrol.  Le  contre-amiral  Dumanoir  montait  le  Formid^le;  le  con- 
tre-amiral Magoa,  l'Algéiiras,  et  3  magnîQques  trois-ponts  espagnols, 
la  SaHliititR(^Trinidad .  de  130  canons,  et  ]& Santa- Anna,  de  112,  fai- 
saient tlotter,  au  milieu  de  cette  forêt  de  mâts,  le  premier  le  paviUoa 
du  contre-amiral  Cisneros,  le  second  le  pavillon  du  vice-amiral 
Alava. 

Gânée  dans  son  évolution  par  le  calme  et  la  houle,  cette  flotte  im- 
Qiense,  qui  se  développait  alors  sur  une  étendue  de  cinq  ou  six  milles, 
présentait  à  l'ennemi  un  front  irrégulier.  10  vaisseaux  tombés  sous  le 
vent  n'étaient  point  à  leur  poste  et  formaient  comme  un  second  rang 
de  vaisseaux  en  arrière  de  la  ligne  de  bataille;  le  IVeptuno,  le  Scipion, 
t Intrépide,  le  Rano,  le  Formidable,  le  liuguay-Trouin,  le  Mon^-Blaac.  le 
S<m-Fraaci$co  d'Atis,  le  San-Auguatino  et  le  Héros  composaient  l'avant- 
gutle  et  obéissaient  aux  signaux  du  contre-amiral  Dumanoir.  Les  trois 
premiers  vaisseaux  du  corps  de  bataille  étaient  groupés  autour  du 
Sucentawa;  la  Saatiuima-Trùnidad  en  avant  de  l'amiral,  le  ÂedouuMe 

?  (I)  Le  13  uàt  1805,  l'âmparear  écrÎTait  «  l'anùral  Decrès  :  «  ViUencote  >em  dont 
mon  calcul  que  je  désire  qu'il  aUaque  toutes  les  fois  qu'il  est  supérieur  en  nombre,  ne 
comptant  dtux  vaineaitx  ttpagnoU  que  pour  un.  ■  Non)  en  appelons  aux  souveuiit 
de  bnu  lei  hommef  de  cette  époqoe,  aux  aouTenin  de  nos  eonemii  eui-mèmes;  ponr- 
i«ik«n  de  tMHe  (Ot  edepter  ose  antre  tMie  pour  dtililir  U  force  re^ectira  de*  Mcadrei 
qui  tUaient  combaltref 

L'escadre  anglaise  portait  S,lt8  canoat; 

L'escadre  rraaçaîse  1,355 

L'escadre  eap^nole  1,1T0 

la  font  rétUe  de  la  flotte  combinée,  d'afrà  lea  calculs  mimes  de  rempemir  (cikoll 
qu'on  ue  laorait  malheureu wment  taxer  de  timidité),  ne  pomait  doue  Btri 
deiaui  de  1,901  canons,  157  canoni  ou  3  TÙsieaui  de  SO  de  moins  que 
gtaiw.  PUU  A  Dieu  qu'ea  efESt  ooiu  n'eouioni  eu  i  opposer  k  noi  ennem 
twilile  jounée,  qtu  35  vaitum»  teis  que  !«  fvM^Htiw,  1«  PM«n,  F 
le  RtdmUabUl 


LA  MBHltalB  «OBMS  MAmmB.  tSl 

dans  ses  eaux,  ie  N^iune^omlt'Wîit'dB  la  ligne,  tmiMdeJMoÊOdUe 
et  le  BueefUêure.  En  arrièfe  deee  granpe,  un  large  iirterfaUe,  qnlaii* 
ivdeDtdÉ  occuper  8  TateseauxaotiveBtÀ,  ieSm^-J^méir^,  le  SatC-Jmt^ 
et  rJnd&mptàbie,  bràcbe  ouverte  d^  ^ans  <eelte  miindHe  vwatote^ 
semblait,  à  l'instar  de  ]>àttaque,  aireir  partagé  ht  défense,  laisBant 
44  vaisseaux  du  côté  de  Villeneuve,  i9  vaisseaux  du  c6té  de  Gravina. 
La  SùntOrAnna  occupait  la  t£te  de  cette  seconde  dhriMon.  Derrière  ce 
vaisseau  à  trois  ponts  se  trouvait  îéHte  de  l'année  française  :  le  PoUn 
gueux,  sépare  par  un  vaisseau  espagnol,  le  TSùnarea,  du  Pluton  et  de 
FAlgésiras;  F  Aigle,  le  Swiftsure  [i)  et  f  Argonaute,  séparés  de  TAIgé8ira$ 
par  le  Bahama.  Après  ces  9  vaisseaux,  un  dernier  peloton  con^prenait 
encore  2  vaisseaux  français  et  5  vaisseaux  espagnols  :  le  Monta$ux  et 
VArgonaula,  tombés  sous  le  vent;  le  Berwick,  suivi  du  San  -  Juan 
Wepomucmù;^  fJldllitte/ doublant  le  Bm^/UèfimÊO,  et  ie  Ainc^^dêê  Amu- 
fies,  destiné  par  Villeneuve  à  guider  ravant^garde,  mais  devenu  ce 
jo0r4à,  parrefltotdes  circonstances  «pii  avaient  rangé  la  Hètte  dans  un 
ordre  renversé,  le  serre-flle  de  Tarrnée  combinée. 

Cette  armée  se  trouvait  alors  à  huit  ou  neuf  lieues  de  Gadfac.  Wélsen 
iMdait,  avant  tout,  lui  couper  le  chemin  de  ce  port.  «Il  y  réussissait, 
s'il  parvenait  à  traverser  la  ligne  de^bateilteque  venait  de  fermer  Vil- 
leneuve. 'tJne  manœuvre  semblable  avait  été  tentée  par  lord  ^Howe  au 
eombat  du  i3  prairial,  mais  avec  des  ménagemens  inBùis.  'Ayant  le 
vent  sur  Farmée  de  Villaret-Joyeuse,  lord  Howe,  aprèsavmr  rangé  sou 
escadre  sur  une  ligne  de  front,  avait  attaquéla  flotte  républicaine  de 
biais  etmon  debout  au  corps.  Msnaçant  d'abord  farrière^garde  de  Vil- 
iaiet,iil  avait  insensiblement  redressé  sa  route  et  porté  ses  vaisseaux, 
par  une 'marche  oblique,  versles  vaisseaux  ftmnçais.  Il  n'est  point  un 
iaotioien qui  eût ,  à  cette  époque,  osé  manœuvrer  ailtremeut,  pas  un 
oBBeier  quim'eût  pensé,  avec^M.Ctark,  ^écrivain  officiel  pensionné  par 
ki&ande^rets^e,  «  qu'une  flotte  gouvernant  à  angle  droit  sur  une 
autre  flotte^  devait  être  infaiUlldemenit  désemparée.  »  Nelson  appréciait, 
sans  doute  aussi  j)ien  qu'im  autre,  les  inconvénieifô  de  ce  mode  d'at- 
taque; ^nais  il  ^eomplait  sur  TiHexpémenee  de  ses  adversaires,  et,  choi- 
sissant d'instinct,  pour  arriver  à  son  but,  le  chemin  le  plus  court,  sinon 
le  plus  sûr,  iil  offirait  sans  hésiter^ttUix  coups  d'une  flotte  entière  â  vais- 
seaux destinés  à  frayer  le  passage  au  reste  de  l'armée,  son  propre 
vaisseau  et  celui  de  Collingwood. 

(1)  n  n*est  point  inutile  de  faire  remarcnier,  pour  préTenlr  toute  confusion,  qu'il  se 
trouvait  dans  les  deux  années  plusieurs  vaisseaux  portant  le  même  nom,  deux  Swift^ 
surUy  deux  ÀehiUtt,  trois  Neptunes  et  deux  Argonouies.  On  distingueta  laoUement, 
dans  le  développement  du  récit,  les  vaisseaux  anglais  des  vaisseaux  français  portant  le 
même  nom.  Nous  mettrons  d'ailleurs  les  premiers  eo  caraatères  différens,  en  petites 
capitales. 


BKS  HEVOS  D&S  DEUX  MONDES. 

Dès  qu'il  eut  tu  ses  ordres  fidèlement  exécutés,  la  flotte  anglaise 
fDrmée  sur  deux  lignes  de  file  et  cinglant  sous  toutes  voiles  vers  nos 
^^aisseaux,  Nelson  se  retira  dans  sa  chambre,  n  prit  le  journal  sur  le- 
quel il  avait  noté,  le  matin  ménfie,  les  derniers  mouvemens  de  son  es- 
cadre, et,  à  genoux,  écrivit  cette  courte  prière  : 

«  Puisse  le  Dieu  toujours  grand  que  j'adore  accorder  à  rAngleterre,  pour  le 
salut  commun  de  TEurope,  une  complète  et  glorieuse  victoire!  Puisse-t-il  per- 
mettre qu'aucune  faiblesse  individuelle  n'en  ternisse  Téclat ,  et  qu'après  la  vic- 
toire aucun  Anglais  n'oublie  les  droits  sacrés  de  l'humanité!  Pour  moi  person- 
nellement, ma  vie  appartient  à  celui  qui  me  l'a  donnée.  Qu'il  bénisse  mes 
efforts,  pendant  que  je  combattrai  pour  mon  pays!  Je  remets  en  ses  mains  ma 
personne  et  la  juste  cause  dont  on  m'a  confié  la  défense.  » 

Après  avoir  accompli  cet  acte  religieux,  Nelson,  amant  aveugle,  crut 
remplir  un  nouveau  devoir  en  léguant,  par  un  codicille  agouté  à  sou 
testament,  lady  Hamilton  et  sa  fille,  Horatia  Nelson,  à  la  reconnaissance 
de  l'Angleterre  (1).  Ainsi  préparé  à  mourir,  il  remonta  sur  le  pont  :  les 
capitaines  des  frégates,  qu'il  avait  fait  appieler,  attendaient  ses  ordres, 
n  s'approcha  du  commandant  de  VEurycdus,  le  capitaine  Blackwood, 
qui  partageait  avec  le  capitaine  Hardy  sa  confiance  et  son  afifection  : 
«  Les  €ommandans  de  nos  frégates  verront  Tennemi  de  près  aiyour- 
4'hui>  lui  dit-il,  car  je  veux  les  garder  sur  le  Victory  le  plus  long-temps 
{>0S8ible.  »  Nelson,  s'il  faut  en  croire  le  témoignage  du  capitaine  Black- 
Wood ,  était  en  ce  moment  calme  et  résolu ,  mais  plus  grave  et  plus 
solennel  que  de  coutume.  Plusieurs  fois,  remarquant  a  la  bonne  con- 
tenance de  la  flotte  combinée,  »  il  exprima  le  regret  que  celte  flotte  eût 
viré  de  bord,  et  parut  observer  avec  une  secrète  anxiété  l'horizon  déjà 
menaçant  et  le  champ  de  bataille  transporté,  par  la  manœuvre  de  Vil- 
leneuve, de  l'entrée  du  détroit  à  la  hauteur  des  récife  dangereux  de 
Gonil  et  de  Santi-Petri.  Vers  onze  heures,  il  descendit  dans  les  batteries, 
où  les  canonniers  étaient  déjà  à  leur  poste,  complimenta  les  officiers 
sur  les  bonnes  dispositions  qui  avaient  été  prises,  adressa  quelques  mots 
d'encouragement  à  chaque  chef  de  pièce,  et,  retrouvant  toute  sa  cou* 

(i)  Ce  double  legs  de  Nelson  fat  répudié  par  TAngleterre,  car  une  injuste  réprobation 
confoodit  dans  le  même  oubli  le  seul  rejeton  d'un  héros  et  la  femme  odieuse  qui  afait 
Bouille  sa  gloire;  mais  les  héritiers  légitimes  du  vainqueur  de  Trafalgar  reçurent  de 
splendides  témoignages  de  la  munificence  du  pays.  Le  parlement  accorda,  sur  la  de- 
mande du  ministère,  une  rente  viagère  de  50,000  francs  à  la  veuve  de  lord  Nelson; 
Mme  rente  perpétuelle  de  125,000  francs,  réversible  sur  celui  de  ses  descendans  qui  héri— 
lerait  du  comté  de  Nelson,  fut  constituée  avec  ce  comté  en  faveur  de  Tainé  des  frères 
Tle  ramiral.  Une  somme  da  S,i75,000  francs  fut  en  outre  consacrée  à  1  acquisition  d'une 
terre  destinée  à  ajouter  à  Téclat  de  ce  nouveau  titre.  Les  deux  sœurs  de  Nelson  reçurent 
rhaçune  375,000  firancs.  En  évaluant  les  rentes  au  taux  de  5  pour  cent,  ces  diverses 
libéralités  du  parlement  formeraient  un  capital  de  plus  dç  6  millions  de  francs. 


LA  DBHIÈU  GUBUUi  IffAMTniB.  S83 

fiance  à  la  Tuede  ces  mftleg.figuresiet  de  ces  bras  nerveux,  ne  songea 
plus  qu'à  donner  le  signal  de  Tattaque  à  GoUtiigwood. 

Ce  signal.fut  bref  et  précis  :  €  l'ai  Finteirtioii,  flt^il  savmr  à  CoUing* 
wood  par  le  télégraphe,  de  traverser  Favant-garde  ennemie  pour  T^m- 
pécher  d'entrer  dans  Cadix.  Quant  à  voua,  coupez  Tarrière-garde  vers 
le  douzième  vaisseau  à  partir  du  serre^e.  »  Et,  pendant  que  le  ^oyol 
Sav^eign  s'apprêtait  à  exécuter  cet  ordre>  il  dirigeait  le  Viciory  vers  la 
Saniisêùna-lVintdad,  le  onzième  vaisseau  de  notre  avant-garde.  Par  ce» 
double  mouvement,  il  allait  embrasser  non  plus  42  vaisseaux  avec  16» 
comme  il  l'avait  annoncé,  mais  23  vaisseaux  ennemis  avec  2.  «  il  me 
faut  au  moins  20  vaisseaux  de  cette  flotte,  avait-il  dit  au  capitaine 
BlaclLWOod  dans  cet  enivrement  où  le  jetait  l'approche  du  /wmbat; 
moins  de  vaisseaux  ne  serait  pas  une  victoire  1  »  Sans  la  crainte  que 
Villeneuve  ne  se  réfugiât  dans  Cadix  en  lui  abandonnant  une  victc^re 
incomplète,  U  est  probable  que  Nelson,  plus  fidèle  à  son  plan  primitif^ 
eût  dirigé,  moins  imprudemment  cette  première  attaque.  On  peut  croire 
surtout  qu'au  diuiger  d'attaquer  la  flotte  combinée  debout  au  corps,  il 
n'eût  point  lyonté,  de  gaieté  de  cœur,  le  danger,  plus  grave  encore  aveo 
une  brise  incertaine  et  faible,  de  l'attaquer  sur  deux  lignes  de  file;  mais 
l'ardeur  de  son  ame  l'emportait  en  ce  moment  sur  les  conseils  de  la 
tactique.  Tente  évolution  nouvelle  eût  été  une  perte  de  temps,  et,  en 
fait  de  périk ,  le  plus  grave,  à  ses  yeux,  était  de  laisser  échapper  Ville- 
neuve, comme  l'avait  fait  Calder.  Quelle  chance  cependant  nous  ouvrait 
son  impétuosité  1  Avant  d'avoir  amené  sur  le  lieu  de  l'action  des  forces 
proportionnées  aux  nôtres,  Nelson  (tout  semblait  l'annoncer)  devait  voir 
ses  premiers  pelotons  infailliblement  écrasés  par  nos  masses,  comme 
des  cavaliers  qui,  pour  enfoncer  un  carré,  au  lieu  de  se  réunir  et  de 
charger  ensemble,  se  diviseraient  et  chargeraient  l'un  après  l'autre  (1), 

Les  deux  flottes  cependant  n'étaient  plus  séparées  que  par  une  dis- 
tance dequélques  milles.  Debout  sur  la  dunette  du  Victory,  Nelson  venait 
de  signaler  à  son  armée  de  se  préparer  à  jeter  l'ancre  avant  la  fin  du  joun 
a  Ne  pensez-vous  pas,  dit-il  au  commandant  de  YEuryalus,  qu'il  nous 
reste  encore  un  signal  à  faire?»  Il  sembla  réfléchir  quelques  instans,  et 
appelant  un  des  officiers  attachés  à  son  état-major  :  «  Monsieur  Pasco, 
lui  dit-il,  adressez  ce  signal  à  l'escadre  :  L'Angleterre  compte  que  chacwi 
fera  9on  devoir.  »  On  sait  quel  enthousiasme  accueillit  ce  célèbre  mes*- 
sage,  et  quelle  magique  ardeur,  quelle  vigueur  nouvelle  il  répandit 
dans  les  rangs  de  la  flotte  anglaise.  «  Maintenant,  dit  Nelson^  je  ne  puis 

(1)  «...  Ce  dédain  des  règles  dans  le  mode  d*approcher  Tennemi  tenait  seulement  à 
des  circonstances  particulières.  On  peut  le  regarder  comme  la  conséquence  de  cette  dé<» 
cadence  des  marines  européennes  qui  nous  avait  appris  à  nous  relAcher  de  notre  système 
de  guerre  et  à  mépriser  les  leçons  de  la  prudence.  »  (Traité  (T artillerie  navale,  par  U 
général  sir  Howard  Douglas.) 


liBTO^Tintage.fl  tevtwiellpemftreciRii^^  «onvenrin  aAHfe 

des  éTénemens  de  >oe  nnode  et  dans  ia  jwiîoe  «de  ««lpeMcau6e^«  lie 
eofiitame  BMkwoùi,  éma  deg^dtogQre  cpie  Mehon  iMait  «omir/frappé 
dn  preaBratiwent  flmrtre^iBQiribiÉt  r«9iier,  an  te  i^esBer  dore,  ^a 
mmi  de  liii(éi4t43om»i]ii/defiiiter  Msi^vlllofi^s^  r^BW^t»,  tm^e 
kÉBBer  Anneinsàim  antre  VMBsen  4e  fêstepéiAlon'quIImaHfA^ 
pour  le  Vietary.  ^  Non,  IhidlLiiwd,  répcHaRlit  PMnirel,  «n  pareille'occa- 
mn,  c'est  8Q  dbef  de  donner  l'eiemple.  »  V0igoaiit>de  céderam^^èK- 
eltationg  dont  <m  l'entourait,  il  perârit  cepmduit  qu'yen  IrsiiBiritt  «a 
nmiraif^,  an  Neptwœ  'et  «a  Lemathmi  Vordne  de  praidre  la  tête  €e  fa 
figne;  nais  4)ieiitât,  egrigeasott^'on  ajoutât^ nowreSlesi^Ies  à «èHes 
^fiie  portait  déjà  le  l%r#ry,  U  reoidiM'eiéciltien  de  oot'ordre  impossMe. 
Au  moment  où  tsette  demièrre  «manœuvre  trahit  l^impatienee/tcHi- 
joors  croiasante,  du  tM^mmandaEri;  en  elMf  ,  auoim  stgne^e]èlériem*'fli'%n- 
flonçait  encove  qu'à  bord  da  *Mc$fal  Ama^ffi^en  smgett  à  rimMer.  XSe 
vaisseau,  dout  la  marche  mpéiâeere  faisait  eo  cemomant  T^avie'de 
NdsoU;  attendait,  soasmie  veikire^réduMe,  les  vaisseamc  qall<aval}bde- 
vancés.  Msdgré  oette  prudemse  apparente,  GolliDgv^ood  'avait  «priB^ses 
mesures  pour  ccnisenrer  l'tioim^ir  de  nous  porter  les  premiefs^eaufs. 
A  pemele  J9^lfoMeet  ^i/Marifsei^reitt^ilsapprodhés,  que«iiF!^ 
de  GoUingirood,  geste  impatiemment  ttttendu,  ie  \Rêg(d  ^Sé^xr^ègn^Sé- 
[doya  ses  afles  à  son  tour,  «et,  laissant  inen  hsm  derrière  luite  «este^ie 
la  flotte  anglaise^-sembla  S'éftancer  seul  vers  ravmée'CemMnàe. 

X. 

^n  était  midi.  'Les  Angla»  iudKNr^rant  le  pavillon  de  Sainttfisor^e,  ie 
yai^btà  queue  blanche,  etam  cris  ;  sept  lais  ^répétés  detvm^UmnptFtw*.! 
Fétendarditriecdore  S'éleva  sur  la  poupe  de  chaque  vansau jfrânçais. 
Déployantion  même  temps  labannière  des  deux  Gastilles,  les  fispag^uik 
suspendirent  une  longue  croix  de  bois  au-dessous  de  leur^pavillon.  Vil- 
leneuv^ven^ce  moment,  donna.le  signal  du  combat.  Un  .eDup^de.oaaod, 
dirigé  contre  le  iSof/a^iSrnwre^,  partit  immédiatement  du  vaisseau  <fe 
Rnêfueux.U.  fut  suivi  bientôt  d*un  leu  roulant,  auquel  Je  tvaisseau.an- 
glaisni'essaya.point  de  répondiez.  LeMoffol  S^wreignee  ;tf»umiialorsà 
près  d'un  mille  en  avant  du  4â«HM/e,à  deux  miUesenvirottvet  presque 
par  le  travers  du  Vtir^ery.  Encore  intact  au  nûliau  de  ce  feu  inaL  dirigé, 
il  s'avançait  vers  la  SantanAnna,  sans  dévier  de  sa  !  route,  aifeadeux, 
impassible  et  comme  protégé  par  un  charme  secret.  L'équipage,  étendu 
à  plat-pont  et  couché  dans  les*  batteries,  n'offrait  aucune  prise  au  petit 
nombre  de  boulets  qui  frappaient  la  coque  du  vaisseau,  et  les^prqjec- 
tiles  qui,passaient  en  grondant  à  travers  la  mâture  n'avaient  encore 
atteint  que  quelques  cordages  sans  importance.  vOiRottieiaiiii^dit  i£olr- 


LA  PBMlàâB  aiflniRB  MAMTIME.  ;9SB 

à  son  capttaiiie  de  paiilkm^ait  momefil  où,  npr^^imresspyé 
pendant  dix  minutes  le  feu  de  rarmée  combinée,  il  aliatt  plonger  enfin 
dans  les  rangs  de  notre  arriëre^arde),  que  ne  donnerait  pas  Nelson 
j^eur  être  à  notre  placel»  a  Voyez,  s'écriait  en  même  (eoips  Nelson» 
xxMOfmie  ce  noble  CoUÎBgwood eondoit  bravement  son  escadre  au  feul  » 
GoUingwoody  en  efifet,  a  montré  le  chemin  à  la  flotte  aiiglaise  et  cueilli 
les  prémices  de  la  journée. 

JLa  F^mguiux  essaie  yainement  de  Farrêter.  Du  triple  étage  de  cancH)8 
^i  garnissent  les  flancs  du  Jbya/  Sovereign  s'élancent  des  toirens  de 
fumée  et  de  fer.  Chaque  pièce,  chargée  à  doubles  projectiles,  est  dirigée 
dans  la  poupe  de  la  SmUorAmuL  ISO  boulets  ont  sillonné  de  l'arrière  à 
létrave  les  batteriesde  ce  maseau  et  laissé  sur  leur  passage  400  hommes 
hors  de  combat.  Le  JRayiU  Sover0içn  se  range  alors  au  vent  et  engage 
vergue  à  vergue  le  vice-^imiral  espagnol;  mais  il  a  bientôt  d'autres  en- 
nemis à  combattre  :  le  Smh-LMimdro,  le  SanrJmto  et  V  Indomptable  ac- 
courent pour  l'entonrer;  h  Fougumx  dirige  sur  lui  un  feu  d'écharpe. 
Ses  voiles  sont  bientôt  ea  lambeaux.  Cependant,  au  milieu  de  ce  tour- 
tiillon  de  boulets  qu'on  vU  $e  hmrier  dans  l'air  (1),  le  Boyal  Sovereign 
ne  presse  pas  moins  vivement  l'adversaire  qu'il  a  choisi.  Le  feu  du  vais- 
seau espagncd  s'est  ralenti,  et,  au-dessus  du  nuage  de  fumée  qui  enve- 
loppe ce  groupe  héroïque,  l'œil  inquiet  de  Nelson  peut  distinguer  en- 
core le  pavillon  de  Collingwood. 

Le  vent  cependant  a  déjà  trahi  l'armée  anglaise.  Filant  à  peine  un 
nœud  et  demi,  le  Victory  se  tridne  péniblement  vers  la  Santissima-IH- 
mdad  et  le  Bucentaurey  pendant  que  Collingwood,  seul  au  milieu  de 
l'armée  combinée,  tient  en  respect  les  vaisseaux  qui  l'assiègent.  A  midi 
vingt  minutes,  le  Vietory  est  enfin  à  portée  de  canon  de  notre  escadre. 
Un  premier  boulet  tiré  par  le  BucenioMte  n'arrive  p<Mnt  jusqu'à  lui;  un 
secraid  vient  tomber  le  long  du  bord;  un  troisième  passe  au-dessus  de  ses 
bastingages.  Un  boulet  plus  heureuK  traverse  le  grand  p^roquet.  Nel- 
son appeUe  le  capitaine  Blackivood.  «  Retournez  à  bord  de  votre  fré- 
gate, loi  dit-il,«et  rappelez  à  tous  nos  vaisseaux  que  je  compte  sur  leur 
C(xicours.  Si,  en  se  conformant  à  l'ordre  de  marche  que  je  leur  ai  si- 
gnalé, ils  devaient  rester  trop  long-temps  hors  du  feu,  qu'ils  n'hésitent 
point  à  en  adopter  un  autre.  Le  meilleur  sera  celui  qui  les  conduira  le 
fdus  promptement  possible  bord  à  bord  d'un  vaisseau  ennemi.  »  En 
parlant  ainsi,  il  reconduit  jusqu'au  bord  de  la  dunette  le  capitaine  de 
VJSâÊryalus.  Blackwood  saiât  la  main  de  l'amiral,  et,  d'une  voix  émue, 
lui  exprime  l'espoir  de  le  revoir  bientôt  en  possession  de  20  vaisseaux 
français  et  espagnols,  a  Dien  vous  bénisse,  Ûackwood!  lai  répond  Nel- 
son; mais  je  ne  dois  plus  vous  revoir  en  ce  monde,  o 

(1)  Correspondance  de  ramirai  Ck>lliiigwood. 


S86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  ou  deux  minutes  d*un  morne  silence  ont  suivi  le  dernier  coup 
de  canon  du  Bucmtaure.  Les  canonniers  vérifient  leur  pointage,  et, 
comme  à  un  signal  donné,  les  6  ou  7  vaisseaux  qui  entourent  Ville- 
neuve ouvrent  tous  à  la  fois  leur  feu  sur  le  Victary,  La  houle,  qui,  pre- 
nant nos  vaisseaux  en  travers,  leur  imprime  un  balancement  irrégu- 
lier, ajoute  encore  à  Tincertitude  de  leur  tir.  Ceux  de  nos  projectiles 
qui  ne  tombent  point  en-deçà  du  Victory  le  dépassent  ou  vont  s'égarer 
dans  sa  mâture.  Ce  vaisseau  est  déjà  arrivé  à  500  mètres  du  Bucmtaure 
sans  avoir  éprouvé  d'avaries.  Un  boulet  plus  heureux  vient  alors  couper 
son  mât  de  perroquet  de  fougue;  un  autre  boulet  met  sa  roue  de  gou- 
vernail en  pièces;  un  boulet  ramé  renverse  sur  la  dunette  8  soldats  de 
marine,  car  Nelson,  moins  prévoyant  que  CoUingwood,  a  souffert  que 
son  équipage  demeurât  debout  et  aligné,  au  lieu  de  le  faire  coucher  à 
plat-pont.  Un  nouveau  projectile  passe  entre  Nelson  et  le  capitaine 
Hardy,  a  L'affaire  est  chaude,  dit  Nelson  avec  un  sourire,  trop  chaude 
pour  durer  long-temps.»  Depuis  quarante  minutes  (1),  le  Victory  sup- 
porte le  feu  d'une  escadre  entière,  et  ce  vaisseau,  que  rien  au  monde 
n*eût  pu  sauver  d'une  destruction  complète,  si  nous  eussions  eu  de 
meilleurs  canonniers,  ne  compte  encore  que  50  hommes  hors  de  com- 
bat (2).  200  bouches  à  feu  tonnant  contre  lui  n'ont  pu  l'arrêter.  Porté 
majestueusement  sur  les  lames  qui  le  soulèvent  et  le  poussent  vers  nos 
rangs,  il  se  dirige  lentement  sur  le  vaisseau  de  Villeneuve;  mais  la  Ugne 
À  son  approche  s'est  serrée  comme  un  faisceau  de  dards.  Le  Redoutable 
a  touché  plusieurs  fois  de  son  beaupré  le  couronnement  du  Bucentaure-^ 
làSantissima-lVinidad  est  en  panne  sur  l'avant  de  ce  dernier  vaisseau; 
le  Neptune  le  serre  de  près  sous  le  vent.  Un  abordage  semble  inévitable. 
Villeneuve  en  ce  moment  saisit  l'aigle  de  son  vaisseau  et  la  montre  aux 
matelots  qui  l'entourent,  a  Mes  amis,  leur  dit-il,  je  vais  la  jeter  à  bord  du 
vaisseau  anglais.  Nous  irons  la  reprendre  ou  mourir.  »  Nos  marins  ré- 
pondent à  ces  nobles  paroles  par  leurs  acclamations.  Plein  d'espoir  dans 
l'issue  d'un  combat  corps  à  corps,  Villeneuve,  avant  que  la  fumée  dé- 
irobe  le  Bucentaure  à  la  vue  de  l'escadre,  adresse  un  dernier  signal  à  ses 
vaisseaux,  a  Tout  vaisseau,  leur  dit-il,  qui  ne  combat  point,  n'est  pas  à 
son  postC;  et  doit  prendre  une  position  quelconque  qui  le  reporte  le 
plus  promptement  possible  au  feu.  »  Son  rôle  d'amiral  est  terminé. 
U  ne  lui  reste  plus  qu'à  se  montrer  le  plus  brave  des  capitaines  de 
Tarmée.  ** 

Hardy,  cependant,  vient  de  reconnaître  l'impossibiUté  de  couper  la 

(1)  De  midi  vingt  minutes  à  une  heure.  {James'i  Naval  BUtory.) 

(2)  «  Je  iîs  monter  une  grande  partie  des  chefs  de  pièce  sur  le  gaillard  (dit  le  capi- 
taine du  Redoutable ,  dans  le  rapport  qu*il  adressa,  après  ce  combat,  au  ministre  de  la 
marine)  pour  leur  faire  remarquer  combien  nos  vaisseaux  tiraient  mal  :  tous  leurs  coups 
tK>rtaient  trop  bas  et  tombaient  dans  l'eau.  Je  Uê  engageai  à  tirer  à  démâter,  » 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  357 

ligne  sans  aborder  un  de  nos  vaisseaux.  11  en  prévient  Nelson.  «  Nous 
n'y  pouvons  rien,  lui  répond  Tamiral.  Abordez  le  vaisseau  que  vous 
voudrez;  je  vous  en  laisse  le  choix.  »  Hardy  cherche  dans  ce  groupe 
impénétrable  le  moins  formidable  adversaire.  L'apparence  chétive  du 
Redoutable,  mauvais  vaisseau  de  74  récemment  radoubé  au  Ferrol,  lui 
vaut  l'honneur  qu'ambitionnent  la  Santissima-Trinidad  et  le  Bucen^ 
iaure.  C'est  vers  lui  que  le  capitaine  Hardy  porte  le  Viciory,  A  une 
heure,  le  vieux  vaisseau  de  Keppel  et  de  Jervis,  le  vaisseau  de  Nelson, 
passe  derrière  le  Bucentaure  à  portée  de  pistolet.  Une  caronade  de  68, 
placée  sur  son  gaillard  d'avant,  vomit  la  première,  à  travers  les  fe- 
nêtres de  poupe  du  vaisseau  français,  un  boulet  rond  et  500  balles  de 
fusil.  De  nouveaux  coups  se  succèdent  à  intervalles  réguliers;  50  piè- 
ces, chargées  à  doubles  et  triples  projectiles,  ébranlent  et  fracassent 
l'arrière  du  Bucentaure,  démontent  20  de  ses  canons  et  remplissent  ses 
batteries  de  morts  et  de  blessés.  Le  Victory  traverse  lentement  la  ligne 
qu'il  vient  de  rompre  et  reçoit  le  feu  meurtrier  du  Neptune  sans  y  ré- 
pondre. Après  avoir  porté  cette  atteinte  mortelle  au  Bucentaure,  c'est 
au  Redoutable  que  ses  canons  s'adressent.  Au  milieu  de  la  fumée,  Hardy 
vient  brusquement  sur  tribord,  et,  sans  continuer  sa  route  vers  le  Nep- 
tune, qui,  virant  de  bord,  va  se  joindre  à  l'arrière-garde,  il  se  jette  sur 
le  Redoutable,  qu'il  avait  déjà  dépassé.  Accrochés  bord  à  bord,  les  deux, 
vaisseaux  dérivent  hors  de  la  ligne.  L'équipage  du  Redoutable  soutient 
sans  pâlir  cet  inégal  assaut.  Des  hunes,  des  batteries  de  ce  vaisseau ,  on 
répond  au  feu  du  vaisseau  anglais,  et.  dans  ce  combat  singulier^  com- 
bat de  mousqueterie  bien  plus  que  d'artillerie,  nos  marins  ont  repris 
l'avantage  (I).  En  peu  d'instans,  les  passavanset  les  gaillards  du  Ftc- 
tory  sont  jonchés  de  cadavres.  Des  iiO  hommes  qui  se  trouvaient  sur 
le  pont  de  ce  vaisseau  avant  le  commencement  de  l'action,  30  à  peine 
peuvent  combattre  encore.  L'entrepont  est  encombré  des  blessés  et  des 
mourans  qu'on  y  transporte  sans  cesse. 

A  la  vue  de  taut  de  victimes,  les  chirurgiens  anglais,  qui  leur  prodi- 
guent  d'insufflsans  secours,  croient  déjà  la  journée  compromise.  Le 
chapelain  du  Victory,  éperdu,  égaré  par  son  émotion,  veut  fuir  ce  lieu 
d'horreur,  cet  étal  de  boucher,  comme  il  appelait  encore,  après  de  lon- 

(1)  n  n*y  avait  point  de  mousqueterie  dans  les  hunes  du  Victory.  Depuis  qu'il  avait 
été  témoin  de  l'explosion  de  VAlcide  et  de  l'Orient,  Nelson  regardait  Tincendie  comme 
le  plos  grand  danger  d*un  com^t  naval.  Avant  le  commencement  de  ractton,  il  avait 
fait  soigneusement  arroser  les  toiles  de  bastingage  du  Vieiory,  mettre  à  la  mer  les  eoH 
barcations  de  porte-manteaux,  fait  soustraire  au  feu,  en  un  mot,  tout  ce  qui  pouvait  lui 
servir  d*aliment.  C'est  à  cette  préoccupation  surtout  qu*il  faut  attribuer  l'absence  de 
mousqueterie  dans  les  hunes  du  Victory.  Nelson  craignait  qn'une  décharge  maladroite, 
une  explosion  fortuite,  ne  mit  le  feu  dans  les  hunes  et  ne  devint  la  cause  d'un  épou- 
vantable accident  C'est  ce  qui  arriva  en  effet,  dans  ce  combat  même ,  à  un  vaisseau 
français,  VAehilU. 


S58  aWOB  DB  DBra  MOTOBB. 

gues  anaées^  cet  dwcar  espace  prÎYé  d'air  et  inondé  de  sang.  Il  s'élance 
sur  le  pont.  An  milieu  du  tumulte,  à  travers  la  famée,  il  reconnaît 
Nelson  et  le  capitaine  Hardy  se  promenant  sur  le  gaillard  d'arrière. 
Non  loki  d^eux,  quelques  botnmes  échangeaient  une  vive  fusillade  avec 
les  hunes  du  vaisseau  français.  Tout  à  coup,  l'amiral  chancelle  et  tombe 
la  face  contre  terre.  Une  balle,  partie  de  la  hune  d'artimon  du  Bedùvn 
table,  l'avait  frappé  sur  l'épaule  gauche,  avait  traversé  l'épaulette,  et, 
après  avoir  labcnûré  la  poitrine,  s'était  logée  dans  l'épine,  dorsale.  Le 
chapelain  accourt;  mais,  avant  lui,  un  sergent  et  deux  matelots  timo- 
niers sont  près  de  l'amiral.  Ds  le  rdèvent  tout  souille  du  sang  dont  le 
pont  est  couvert.  Hardy,  qui  n'a  point  entendu  le  bruit  de  sa  chute,  se* 
retourne  alors,  et,  plus  pftle,  plus  ému  que  Ndson  hib-même  :  «  J'es- 
père, milord,  s'écrie-t-il,  que  vous  n'êtes  pas  dangereusement  blessé! 
—  Cest  feit  de  moi,  Hardy,  répond  l'amiral;  ils  y  ont  enfin  réussi.  J'ai 
l'épine  du  dos  brisée.  »  Les  matelots  qui  l'ont  rdevé  l'emportent  dans^ 
leurs  bras  et  le  déposent  dans  l'entrepont;  au  roffieu  de  la  foule  des 
blessés. 

La  brise,  presque  étenite  par  la  canonnade,  n'avait  encore  amené,  à 
une  heure  un  quart,  au  moment  où  fut  frappé  Nelson,  que  5  vaisseaux 
anglais  sur  le  champ  de  bataille.  A  l'arrière-garde,  le  Ihyal  Skwereign 
avait  combattu  seul  pendant  quinze  minutes.  Le  premier  après  lui,  le 
Belleisk  avait  coupé  la  ligne,  à  midi  et  demi ,  en  lorière  de  la  Santor* 
Anna;  maid,  déjà  mutilé  par  les  bordées  d'enfilade  qu'il  venait  de  re- 
cevoir, démâté  de  son  mât  d'artimon  par  le  Fougueux,  le  Belhisle  s'é- 
tait trouvé  enfermé  lui-même  dans  un  cercle  de  vaisseaux  ennemis. 
Bientôt,  cependant,  les  vaissaux  anglais  arrivent  en  foule  de  ce  côté  : 
le  Mars  s'attaque  au  Piulon,  le  Tonnant  à  rAlgésùras;  le  Rellerophon, 
le  Colossus,  YAckilles,  traversent  la  ligne;  le  Dreaânougki,  de  98,  le 
Polyphmnts,  de  M ,  les  suivent  de  loin  sous  toutes  voiles;  le  Revenge, 
LE  SwiFTSURE,  le  Défiance,  le  Tkunderer  et  le  Befence  se  détachent  vers  ht 
^droite  pour  doubler  l'arrière-garde  et  la  mettre  entre  deux  feux.  C'est 
déjà  dans  cette  partie  de  la  ligne  un  combat  général  :  c'est  Picore  un 
engagement  particulier  à  l'avant-gardeet  au  corps  de  bataffle.  Là,  ea 
eifet,  Dumanoir,  avec  ses  iO  vaisseaux,  forme  une  réserve  que  fes  vaîs^ 
seaux  anglais  ne  songent  poiAt  à  attaquer.  Le  Bucentaure  et  la  Santis-- 
^ma-THnidad  canonnent  de  loin  le  Téméraire,  le  NEnuiiB  et  le  Letùk^ 
Ami,  qui  sedirig^it  sur  eax  vent  arrière;  le  MedouteMe^  seul  aux  pnaea^ 
avec  le  Viciory,  le  presse  avec  une  nowelle  vigueur. 

Le  pont  de  ce  dernier  vaisseau  est  devenu  désert  :  de  la  hune  d'arti- 
mon du  Redoutable,  on  en  prévient  le  capitame  Lucas.  Il  appelle  à  l'in- 
stant ses  divisions  d'abordage.  Eu  moins  d'une  minute»  les  ^dllards  du 
vaisseau  firaoçaîs  sont  couverts  d'homme»  armés  qui  se  précipitent  sinr 
la  dunette,  sur  les  bastingages  et  dans  les  haubans.  Les  canomners  du 


VisÊmry  jlNHénanilevi»  léèoeB  ^uriepooisar  ca-atinrMRi  dra^or. 
irtXBtilliBpsr  law  pliDCide  freoadeftsiin  fm  ■enni  de^nousipielin^ 
ikae:i»|^liiail  biorièt  en  déaofdi»  dans  k  ^vonièffe  baUtrie;  mai»  la 
masse  du  ViciatPi^it  pBatég»€flnoDav  BkJa^wuÊékàs  éaBeioukM^  font 
«fe  TaÉO' affMrts  pMur  «taiader  sas  tamniikSk  La  capiiaatt  Lucas  or- 
ds»i0  é&  aooptr  ks  mipcniRft  da  la  gcandT^eBSua^  ak  toiiI  la  jaler 
canme  wa  paoi4om  «&  trairafa^das  deax  aaisKamu  fin  ce  moaieiii^ 
L-ai9iimiià1ibacàcpialro>inatalats>  s'uidaal  de  raocre  aaspendue  dans 
ka paat&4iaBiMaieida  Fïctary^aoal  perfcoai à  ipigner  kpMrt  du  rm»- 
aaaift  aoi^ais.  Bs  DMinlreiii  ceichainaa  à  kufs  oaaapagaaiis;  ks  eiH 
loDaes d'akofldige  se  rafonneirtià k  hak;  k saceod  dm  ÂeésmtmbU^  k 
lkukuiii4a¥aÎMeaiLl>ttpotet(l)^sejatteàkar  tèk  et  laar  kit  par^ 
kggg  sa  haaiMaetn  ardear  :  çpielqoes  niîauka  encoge^  etk  FicHoryeali 
UÊU^l  Casl  akrs  cp'ime  efirejabk  Tcrié»  de  boakia  et  de  imirailk 
tiskirtepootichi  JMaulaMa.  LeTéminmn»  après  avair  franchi  k  ligne, 
est  tam  se  jeter  sons  le  beau^  de»  oa  TaisaBau.  W%  homiiias  ont  éié 
renrefsés  par  sa  [»«wim  bordée  :  h  Téméraire^  retombe  en  travers  da^ 
yaisseau  français  et  k  foudrok  de  neufeau  de  sud  arttlktk.  Serré 
entre  daiiK  Taisseattx  à  trds  pQiiti^  fe  AodbiiUMe  se  débat  qiKl^^ 
danaoatk  double,  étreiale.  Ses  canons  démentes,  sa  panpe  déchirée  et 
pendante^  aDtt  grand  mtt  aludlii,  sea  perte-haubana  en  Jeu,  u'oat  point 
encorei^ffOM  au  oiqpikine  Lncaak  aécessik  ^^^ 
TUNE  et  Â^  Xortalàaii  eut  coupé  k  ligne  à  kur  tour,  et  look  résisknoe 
éegwsBk  désanneia  inntik.  A  une  beare  dnquante^eiiif  minirtes,  le  ca- 
pîlaîne  Lncaa  livre  à  r^nnami  un  maseau  cribk  de  boakts  et  les  dé^ 
briad'utt  équipage  q»  oampk  en  ce  auNneat  522  bornooes  bars  de 
combai  clanaais  rinkéfHde  Nekon  ne  pouvait  succomber  en  combat- 
tent des  enneiaîa  plus  dignes  de  san  courage  (â^  » 

Ikk parkursm&ts abattittyquisoai tombés  d'un  Taiaseau sur  Fautre^ 
k  Futfary»  It  ifaANiloUe  et  fa  ï^fm^ane  dérivent  enannbk  vers  l'ar* 
rîère-gavde.  Anriiné  à  oani  mètres  dn  Fwng^mx^  h  Tànérmre  dirige 
veraee  vaisseau  ses  canons  de  tribord»  ifalgiré  k  danbk  combat  qu'il 
vieid;  de  soateBir  oanlre  le  Aiyaf  Sot^meign  et  k  BtUmU,  le  F(m§miêx^ 
digne  énxnk  du  Mêdoutabh,  n'késik  point  à  aberder  U  Témérmire.  Mor^ 
trikaient  bkssé,  Tintiépide  capitaine  fiaadouin,  héros  simpk  et  mo* 
4ssk,  donila  France  a  laissé  périr  k  nom  et  auKpiel  fAngklerre  eut 
éaaak  une  tombe  à  Wesiminsler,  Bandouin,  de  k  dunette  où  il  est 
tombé,  anime  encore  son  équipage;  mais  il  retient  en  vain,  pi»  ansu- 
luréme  efiTort^  la  vie  qui  lui  échappe.  11  expire,  trop  heureux  d'expirer 
avant  d'avoir  vu  son  vaisseau  au  poavoh*  de  rennemi  !  Cette  nouvelle 

(1)  A^ioitnnHHl  TÎce-MWFaL 
(S)  Rapport  da  capitaine  Lucas. 


MO  nym  m»  mon  momag. 

lutte  est  trop  inégale;  le  second  dn  Fougueux,  le  capitaine  de  frégate 
Bazin,  est  blessé;  400  hommes  sont  hors  de  combat;  les  Anglais  s'élan- 
cent dans  les  grands  haubans  du  Faugueuœ,  se  rendent  maîtres  du  pont 
et  amènent  euxHSiâmes  le  papillon  du  Taisseau  français. 

Au  moment  où  le  Fougueux  et  le  Redoutable  succombaient  sons  Tef- 
fort  des  trois-ponts  anglais,  la  SeaUorAmna,  démâtée  de  tous  mâts  de» 
puis  près  d'une  demi-heure^  se  renckit  au  vaisseau  de  GolUngwood.  Ce 
fat  la  première  victoire  remportée  à  Farrière-garde:  Les  Anglais 
avaient  rencontré  dans  cette  paîtie  de  la  ligne  une  résistance  inatten- 
due. Isolé  au  milieu  des  vaisseaux  français,  le  Belleiele,  après  avoir 
repoussé  le  Fougueux,  supportait  depuis  une  heure  le  feu  de  VAchiUe, 
de  (Aigle  et  du  Neptune.  Démâté  de  ses  trois  bas-mftts,  et  comme  en- 
seveli sous  cet  amas  de  voiles  et  de  cordages,  ce  vaisseau  anglais  garde 
encore  ses  couleurs  au  tronçon  de  son  mftt  d'artimon.  Il  essuie  nos 
Volées  sans  pouvoir  y  répondre;  mais  bientôt  les  secours  lui  arrivent  de 
toutes  parts.  Le  Polyphemus  vient  s'interposer  entre  lui  et  le  Nepêune; 
>  le  Défiance  l'abrite  du  feu  de  F  Aigle;  lb  Swiftsurb  le  salue  de  trois  ac- 
clamations et  se  précipite  vers  r Achille. 

Au  vent  de  ces  vaisseaux,  une  lutte  terrible  Vest  déjà  engagée  entre 
le  Mars  et  le  Pluion,  entre  le  Tonnant  et  l'Algésiras,  Le  Mars  voit  son 
commandant  emporté  par  un  boulet;  le  Pluton,  qui  porte  le  guidon  de 
l'intrépide  capitaine  Ckrâmao  (1),  se  dispose  à  tenter  l'abordage,  quand 
un  nouveau  peloton  de  vaisseaux  anglais  l'oblige  à  se  retirer. 

LAlgisiras,  abordé  par  le  Tonnamt,  se  montre  également  digne  de  sa 
haute  réputation;  mais  la  position  qu'occupe  le  Tonnant  donne  au  vais- 
seau anglais  un  trop  grand  avantage.  Le  beaupré  engagé  dans  les  hau- 
bans du  Tonnant,  VAlgésiras  ne  peut  se  servir  de  son  artillerie  et  reçoit 
un  feu  roulant  d'enfilade.  Le  contre^miral  Hagon,  jaloux  de  guider  ses 
marins  à  bord  du  vaisseau  anglais,  les  raUie  sous  ce  feu  meurtrier  et 
combat  avec  eux  au  premier  rang.  Atteint  déjà  au  bras  et  à  la  cuisse, 
il  refuse  de  quitter  le  pont;  il  cède  cependant  aux  instances  de  ses  offi- 
ciers. Deux  matelots  l'entrainent;  un  biscaîen  vient  alors  le  frapper  à  la 
poitrine.  Il  tombe  au  moment  où  le  mât  de  misaine  est  déjà  abattu. 
Presque  au  même  instant,  le  feu  se  déclare  dans  la  fosse  aux  lions;  le 
grand  mât  et  le  mât  d'artimon  couvrent  le  pont  de  leurs  débris.  Le  ca- 
pitaine de  pavillon  Letoumeur,  le  lieutenant  de  vaisseau  Plassan,  ont 
été  grièvement  blessés.  Un  jeune  officier  que  la  mort  a  respecté,  et  au- 
quel l'avenir  réserve  de  plus  heureux  combats  (2),  H.  Botherel  de  La 


(1)  Les  matelots  du  Pluion  atatent,  dans  leur  langage  énergique,  donné  à  leor 
pîtaine  ce  glorieux  surnom  qu'il  a  porté  et  mérité  pendant  totite  cette  guerre  :  Ka-<fe- 
bon-cour. 

(S)  M.  Botherel  de  La  Bretonnière,  aajourd*hui  contre-amiral,  commandait  le  tais- 
BMU  U  Brsslau  au  combat  de  Nararin. 


LA  DERHIÂftE  GUBRJIB  WA^TUnS.  961  , 

BretoDnière,  prolonge  encore  quelques  instans  cette  défrase  héroïque; 
mais  les  matelots  anglais  ont  enyahi  le  pont  de  l'Algé$ira$.  Au  milieu 
de  la  confusion  qu'a  produite  la  chute  des  trois  bas-mâts,  ils  prennent 
possession  d'un  yaisseau  entièrement  désemparé,  v  ^ 

Non  loin  de  FAlgésiras,  Jk  vaisseaux  français,  l'Aigle,  le  Smftsure,  tè 
Berwick  et  V Achille,  soutiennent  avec  le  même  courage  un  combat 
acharné.  Après  avoir  engagé  le  BeUervphon  vergue  à  vergue  pendant 
près  d'une  heure,  l'Aigle,  séparé  malgré  lui<l'un  ennemi  qu'il  avait  à 
demi  réduit  par  le  feu  de  sa  mousqueterie,  s'est  porté  contre  le  Bel^ 
leiele.  Privé  de  son  commandant,  le  brave  capitaine  Gourrège,  il  suc- 
combe à  trois  heures  et  demie  sous  les  coups  réunis  du  Revenge  et  du 
Défiance. 

Le  Swiftsure  a  perdu  2S0  hommes  :  l'intrépide  et  briHant  ofQcier  qui 
commande  la  manœuvre  sous  les  ordres  du  capitaine  Villemadrin ,  le 
lieutenant  de  vaisseau  Aune,  est  renversé  de  son  banc  de  quart.  Cest  le 
troisième  officier  qu'ait  atteint  le  feu  de  Fennemi.  Le  Swiftsure  est  enfin 
accablé  par  le  Belleropkon  et  le  Colossus, 

Le  Berwick,  sous  les  ordres  du  capitaine  Gamas,  du  vailhmi  capitaine 
Comas,  comme  l'appelle  à  bon  droit  l'historien  anglais  (1),  combat  suc- 
cessivement le  Defence  et  VAchilles.  Malgré  la  chute  de  ses  mâts,  il  se 
défend  avec  la  même  ardeur.  51  cackvres  jonchent  d^à  ses  batteries; 
200  blessés  encombrent  son  entrepont.  Le  capitaine  Camas  reçoit  le 
coup  mortel;  son  second,  le  lieutenant  de  vaisseau  Guichard,  lui  survit 
à  peine  quelques  minutes.  Le  Berwick  tombe  alors  au  pouvoir  des  An-t 
glais. 

L'Achille  a  des  premiers  assailli  le  Belleiele;  il  se  trouve  bientôt  en-^ 
veloppé  à  son  tour.  Le  Polyphemus,  dégagé  du  Neptune,  qui  se  porte  a 
l'extrême  arrière-garde,  le  Swiftsurb,  le  Prince,  de  98,  l'écrasent  du 
feu  roulant  de  leurs  batteries.  Le  commandant  Deniéport,  déjà  blessé 
à  la  cuisse,  est  tué  à  son  poste  qu'il  n'a  pas  voulu  abandonner.  Le  mât 
de  misaine,  à  demi  dévoré  par  l'incendie  qui  vient  d'éclater  dans  la 
hune,  est  bientôt  abattu  par  les  boulets  ennemis;  il  tombe  sur  le  pont, 
qu'il  couvre  de  sa  masse  embrasée.  L'Achille,  en  proie  aux  flammes,  ne 
voit  plus  un  vaisseau  allié  autour  de  lui;  la  plupart  de  ses  officiers  ont 
été  tués  ou  blessés,  et  c'est  un  enseigne  de  vaisseau  qui  occupe  la  place 
du  brave  capitaine  Deniéport.  L'intrépide  Cauchard,  seul  débris  d'un 
état-m^jor  de  héros,  combat  sans  espoir,  mais  combat  encore.  La 
crainte  d'une  effroyable  explosion  éloigne  enfin  les  vaisseaux  anglais. 
L'Achille  n'a  plus  à  combattre  que  l'incendie;  il  s'agite  en  vain  dans 
cette  agonie  douloureuse.  Vers  cinq  heures  et  demie,  ce  glorieux  vais- 
seau, dont  le  pavillon  n'a  pas  été  amené,  saute  en  l'air  avec  une  portion 
de  son  équipage. 

(1)  James,  Histoire  navale. 


ptet  r^;BiitàVvdiàr&-gardii.  Coupée  sur  toiiB  les  fmotBf^sM^ifmrtmie 
hi  ligK».  »e  ycéiantait  plufcfrfm  anM  CMfiisde  vrâieaiiK  eatooiés  et 
près  de  s'affaisser  sous  le  iMMitee.  l«  4fM«rQa»  é'aiMwd  GUKMUié  pari« 
Hmnmi,  eëde  au  (au  du  .flMJMWftoi;  te  itoteviAse  reiulau  Coloiiuf; 
Vilryraffttte*  éecaflé  par  les  premières  ¥olée»  de  Fi4dyiai^  estoenteaiflit 
diaxmmv  sm  pajrilloii  de^ûoL  les.  Mu^eaux  eoneiMîs;  qui  te  pnMseufc 
te  Stup-Jtêm  Ne/mmcmo  est.aïaariiié  par  te  linaitmmshk  7  vaisseaux 
fcauçaie  etS^yaiweauxespagoate  ooid^à  succoinbéi^  maié  10  yaisseaui 
auglaif  oisylaebeté  cbëremeaices  premiers  avauteges  ;  te  Viciorf$  compte 
ld9  beiumM  hors  da  ^iombai»  HMonal  S&v$r0gn  Ui,  h  Témirmr^^^i^, 
le  Mars  et  le  Colossus  ont  éprouvé  des  pertes  non  moins  considécablesk 
Le  pi^mter  de  ces  vai^eauxi  d^os  sau  eogi^eoiMt  aurae  k  PbUan»  a 
eu  98  hoawies  tués  eublessés^te  ^eicood  200^  peudaut  qu'il  combattait 
saccessivemeoL  f  ilr^ofMw/d  (1)»  couuBaadé  par  te  capiteioe  Éprou,  te 
^ahamm  et  U  SmfUure.  La  prise  de  l'Aigéâiras  a  coûté  76  homuies  au 
Tonnant;  le  Bellerophon,  dans  sou  abordage  avec  l'Aigle,  a  perdu  450 
brauue»  et  son  capitaioe,.  atteint  d'une  blessure  nu)rtelte.  Le  Bellmle, 
bien  qjue.compiéteweut  déuvatei  a  moins  souffert  que  le  JSellerophfm  et 
te  Colossus^  Le  aoo^e  des  morts  et  des  blessés  i^'éteve,  à  bord  de  ce 
vaisseau»  à  i^,  à  73  à  bord  de  VAcMlleê,  à  70  à  bord  du  DefUmi^^  à  79  à 
bord  du  Aeveug^.  Xels  sont  les  vajisseaux,  anglais  qui  ont  supporte  tout 
te  poids  de  l'actteu;  teplupart  flottent  désemparésau  milieu  des  vaincus» 
masses  inertes  et  haletantes^  incapables  d'engager  un  nouveau  combat 
mais  une  imposante  réserve  parcourt  en  ce  moment  le  champ  de  ba* 
taille  et  recueiUe  les  fruité  de  teur  victoire.  Dans  te  seule  coloane  de 
CkUUngv^ood,  cotenne  plus  sérieusement  engagée  cependant  que  celle 
de  Nelson,  cette  réserve  se  compose  encore  de  6  vaisseaux  presque  in- 
tacts :  3  vaisseaux  à  trois  poots^  te  DreadnouglU,  qui  n'eut  q/uie  33  bouimes 
atteints  par  notre  feu,  le  Prince^  qm  n'en  eut  pm  un  leii/;  3  vaisseaux 
de  74^  i  vaisseau  de  &i,  comptant  à  peine  à  te  lin  de  te  journée^  le  Dû- 
fenc^  36  hommes  tués  ou  blessés»  te  Thmuierer  i6>  us  Swiftsmu  17,  te 
Polyphetms  6.  Ces  vaisseaux,  arrivés  sur  te  heu  de  l'action  trois  heures 
après  le  A>yal  SoDereign  et  le  Belleisle^  portent  sur  tous  les  pointe  de 
l'arrière-garde  un  irrésistible  effort 

Un  deruier  groi4>e  de  vaisseaux  traufais  et  espagnols  s'est  rassen^Ué 
autour  de  l'amiral  Gravina»  i^ipuyé  du  Sonrlldefomê,  k  Prime  cfet 
AsturieM  a  dqià  cumbatiu  te  Ikfiamce  et  te  Beveugie.  Le  jOreainouglU,  te 
Polypheimuei  te  l'àumdirer  aocoureot  pour  l'accabler;  k  /^XtUo»  et  le 
Neptune  accourent  pour  te  défendre^  Gravioa  est  bteesé;  son  chef  d'état^ 
Utejor,  te  coatce^amiral  fiseano^  est  aMeiot  à  ses  côtefti  Le  Smik-Itek- 
fonso  amène  sous  la  volée  du  Befence;  k  Prince  des  Asikinêê  sert  atora 

(1)  L'Àrgonauie,  avant  de  sortir  du  feu,  arait  eu  160  hommes  mit  hors  de  combait. 


LÀ  DdUlIÈRE  GfTBMtB  MABtTntE.  2^ 

de  la  ligné,  et  arbore  au  grand  mât  le  sigfnal  de  ralliement.  La  frégate 
la  Thêmis,  cbmmandée  par  le  bra^e  capitaine  Jagan,  Tient  Tenleyer 
sMd  le  feu  de  Fennemi  et  l'entratne  Ters  Cadix.  A  regret,  le  PtuUm  et 
le  Neptu%e  se  rangent  sous  son  pavillon,  et  vont  rejoindre  VArgcmmUé 
et  flndcmptdÂe,  qui,  avec  le  Sem-LeoMirv,  te  SwhJmsiê  et  le  ManHemez, 
s'éloignent  lentement  du  champ  de  bataille. 

La  colonne  de  Collingwood  a  rempli  sa  tftcfae.  Des  30  vaisseaux  qu'elfe' 
a  combattus,  iO  lui  ont  opposé  une  résistance  sérieuse;  quelques-uns 
l'ont  canonnée  de  trop  loin,  d'autres  ont  plié  trop  Mt;  8  seulement 
échappent  à  sa  poursuite.  L'aile  gauche  de  l'armée  combinée  est  dis- 
persée ou  détruite,  mais  à  l'aile  droite  on  peut  combattre  encore.  Là 
Ihimanoir,  comme  nous  l'avons  dit,  possède  iO  vaisseaux  intacts,  et,  à 
mi  mille  à  peine  de  cette  puissante  réserve,  le  ffucentaure  et  la  Satih- 
tissim^JVimdad  partagent  glorieusement  les  mêmes  dangers  et  re-- 
poussent  les  mêmes  attaques.  Lb  NEPTimB,  de  9B,  le  LevUtihem  et  le 
Canquercr,  de  74,  YAfirica,  de  64,  entourent  ces  deux  vaisseaux  et  les 
foudroient  de  leur  artillerie.  Calme  et  résigné  au  miHeu  de  l'affreux 
désastre  qu'il  a  prévu ,  Villeneuve  s*ét(Hfine  cependant  que  Dumanoir 
hésite  aussi  long-temps  à  voler  à  son  secours.  Depuis  le  commence^ 
ment  de  l'action,  l'avant-garde  n'a  en  d'autre  eimemi  à  repousser  qu'uu 
chétif  vaisseau  de  64,  YAfHca,  qui,  séparé  pendant  la  nuit  de  l'armée 
anglaise,  a  dû ,  pour  arriver  jusqu'au  vaisseau  du  contre-amiral  Cis^ 
neros,  prolonger,  à  portée  de  canon,  la  division  du  contre-amiral  Du- 
manoir. YiHeneuve,  pendant  qu'il  lui  reste  un  mât  encore  pour  y  faire 
flotter  ses  signaux,  ordonne  à  Tavant-garde  de  virer  lof  pour  lof  tout  k 
la  fois.  Dumanoir  répète  ce  signal.  Moins  long-temps  différée ,  cette 
manœuvre  eût  pu  rétablir  le  combat;  mais  le  temps  a  marché,  et  le  feu 
du  Bacentaure  et  de  la  Santissima-'rrinidad  s'affiiiblit  déjà.  On  voit 
bientôt,  comme  les  arbres  d'un  bois  séculaire,  leurs  mftts  coupés  au 
pied  chanceler  et  s'atHittre.  Déplorable  résultat  d'un  instant  d'hésita- 
tion I  Dumanoir,  forcé  d'assister  aux  suprêmes  convulsions  de  ces  no- 
bles navires,  compte  avec  anxiété  les  instans  qu'il  leur  reste  à  vivre. 
L'avant-garde,  il  n'en  peut  plus  douter,  arrivera  trop  tard.  H  est  près? 
de  trois  heures  avant  que  la  faiblesse  de  la  brise  lui  ait  penrris  d'achever 
son  évolution.  Les  10  vusseaux  dont  cette  avani-garde  se  compose  se 
partagent  alors  en  deux  pelotons  égaux.  LeStipwn,  le  Dugu€ty'Tr(mn, 
k  MofU^lane  et  le  NepiwM  se  rangent  dans  t^  eaux  du  Fanmdeéle  et 
raanoBuvrait  pour  paner  au  vent  de  te  ligne;  le  SwnrFtemcise^  éTAm, 
le  Stm^Augu9iino,  le  RojfQ,  de  4M  can(ns,  le  Hirot  et  f  Intrépide  gou- 
vernent directement  sur  fe  Bucenimere. 

Ces  5  vaisseaux  ont  cherché  peor  se  reiiâre  au  feu  im  èhemin  pbtfr 
eourt  que  eehii  que  leur  îndiqm  le  F^mMiMe;  mais  tous  ne  persé- 
vèrent pas  d«is cette  voie  généreuse  :  sur  le  «bamp  de  bataflle,  em 
Mm  de  eombatlms  épuisés,  ili  trouvent  des  vaisseaux  fraîs  pour  let 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recevoir.  Le  Britannia,  de  100  canons,  VAjtMx  et  VOrion,  de  74 ,  VAga- 
memnon,  de  64,  ont  eu  le  temps  d'accourir.  A  cette  vue ,  le  Rayo  et  le 
San^Franciêco ,  après  avoir  essuyé  pendant  quelque  temps  le  feu  du 
Britannia,  se  hâtent  d'opérer  leur  retraite  et  vont  se  réunir  à  la  divi- 
sion de  Tamiral  Gravina.  Le  Héros,  qui  les  précédait,  continue  sa  route. 
Une  lutte  inégale  s*engage;  le  brave  capitaine  Poulain  a  été  tué  dès  le 
commencement  de  Faction;  son  vaisseau ,  qu'il  n'anime  plus  de  sa  pré- 
sence et  qui  a  déjà  perdu  34  hommes,  se  soustrait,  non  sans  peine,  à 
une  capture  devenue  imminente.  Le  San-Augtistino,  canonné  par  plu- 
sieurs vaisseaux  anglais,  est  enlevé  à  l'abordage  par  le  LevicUhan.  En 
ce  moment,  le  Bucentaure  et  la  Santi$sima-Trinidad ,  complètement 
démâtés,  sont  à  la  merci  de  l'ennemi.  Villeneuve  cherche  un  canot  qui 
puisse  le  transporter  sur  un  autre  vaisseau,  a  Le  Bucentaure,  dit-il,  a 
rempli  sa  tâche;  la  mienne  n'est  pas  encore  terminée;  »  mais  les  boulets 
qui  l'ont  épargné  ne  lui  ont  point  laissé  le  moyen  d'obéir  à  ces  dernières 
inspirations  de  son  courage.  11  n'est  pas  un  endroit  du  Bucentaure  qui 
n'ait  été  criblé  par  les  projectiles  de  l'ennemi ,  pas  une  embarcation  qui 
n'ait  été  mise  en  pièces.  Les  canons  sont  démontés  ou  masqués  par  les 
débris  de  la  mâture;  209  hommes,  morts,  blessés  et  mourans,  gisent 
étendus  dans  les  batteries  et  dans  l'entrepont.  Villeneuve  cède  à  la  fata- 
lité et  se  rend  au  vaisseau  le  Canquerùr.  Un  canot  de  ce  vaisseau,  monté 
par  quatre  hommes,  se  fait  jour  à  travers  les  débris  qui  entourent  k 
Bucentaure,  et,  sous  la  pluie  de  projectiles  qui  se  croisent  encore  en 
tous  sens  sur  le  champ  de  bataille  (foudres  impuissans  des  vaisseaux 
qui  succombent,  ou  derniers  traits  de  mort  lancés  par  les  vainqueurs), 
le  capitaine  Atcherley,  commandant  les  soldats  de  marine  du  Conqueror, 
parvient  à  conduire  à  bord  du  vaisseau  le  Mars  le  commandant  en  chef 
de  l'armée  franco-espagnole. 

De  son  lit  de  douleur,  Nelson  entend  les  acclamations  dont  l'équipage 
du  Victory  salue  la  capture  du  Bucentaure.  Il  demande  avec  instance 
qu'on  appelle  le  capitaine  Hardy,  a  Eh  bien  !  Hardy,  lui  dit-il  en  l'inter- 
rogeant du  regard,  où  en  est  le  combat?  La  journée  est-elle  à  nous? — 
Sans  aucun  doute,  milord,  répond  le  capitaine  Hardy  :  iâ  ou  14  vaisseaux 
ennemis  sont  déjà  en  notre  pouvoir,  mais  5  vaisseaux  de  l'avant-garde 
viennent  de  virer  de  bord  et  paraissent  disposés  à  se  porter  sur  le  Vie- 
tory.  J'ai  appelé  autour  de  nous  2  ou  3  de  nos  vaisseaux  encore  intacts, 
et  nous  leur  préparons  un  rude  accueil.  —  J'espère,  Hardy,  lyoute  l'a- 
miral, qu'aucun  de  nos  vaisseaux  à  nous  n'a  amené  son  pavillon?» 
Hardy  s'empresse  de  le  rassurer.  «  Soyez  tranquille^  milord,  lui  dit-il; 
il  n'y  a  rien  à  craindre  de  co  côté-là.  »  Nelson  attire  alors  vers  lui  le 
capitaine  du  Victory.  a  Hardy,  murmure-t-il  à  son  oreille,  je  suis  un 
homme  mort.  Je  sens  la  vie  qui  m'échappe...  Encore  quelques  mi- 
nutes, et  ce  sera  fini...  Approchez* vous  davantage,..  Écoutez,  Hardy v 
quand  je  ne  serai  plus,  coupez  mes  cheveux  pour  les  donner  à  ma 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  265 

chère  lady  Hamilton et  ne  jetez  pas  mon  pauvre  corps  à  la  mer!  » 

Hardy  serre  avec  émotion  la  main  de  Tamiral  et  se  hâte  de  remonter 
sur  le  pont. 

Dumanoir  est  enfin  arrivé  par  le  travers  du  Victory.  Il  trouve  le  Bu- 
centaure  amariné,  la  Santissima-Trinidad  réduite  et  toute  une  escadre 
ennemie  groupée  autour  de  ces  vaisseaux  :  le  Spartiate  et  le  Minotaur, 
qui  n*ont  point  encore  tiré  un  coup  de  canon,  VAgamemnon,  le  Britan- 
nia,  l'Orion,  TAjax  elle  Canqueror^  qui  ont  à  peine  combattu.  A  l'ar- 
rière-garde,  6  autres  vaisseaux  anglaû^se  sont  formés  en  ligne  pour  cou- 
vrir leurs  prises;  le  Victory  et  le  Téméraire,  ranimés  par  cet  instant  cri- 
tique, se  sont  débarrassés  du  Fouguetix  et  du  Redoutable  et  sont  parvenus 
à  démasquer  leurs  batteries,  a  Arriver  dans  ce  moment  sur  l'ennemi , 
comme  l'écrivait  quelques  jours  plus  tard  l'amiral  Dumanoir  au  mi- 
nistre, eût  été  un  coup  de  désespoir  qui  n'eût  abouti  qu'à  augmenter 
le  nombre  de  nos  pertes,  »  mais  qui  eût  sauvé,  il  faut  bien  l'ajouter,  la 
mémoire  du  commandant  de  l'avant-garde.  Cette  avant-garde  n'opère 
point  cependant  sa  retraite  sans  combattre.  Le  Formidable  a  son  grée- 
ment  haché,  ses  voiles  entièrement  criblées,  65  hommes  tués  ou  bles- 
sés, et  près  de  quatre  pieds  d'eau  dans  la  cale.  Le  Duguay-Trouin ,  h 
Mont-Blanc  et  le  Scipion  sont  presque  également  maltraités  par  le  feu 
de  l'escadre  anglaise.  Le  Neptuno,  demeuré  en  arrière,  est  coupé  par 
le  Spartiate  et  le  Minotaur,  Le  capitaine  Valdès,  qpi  commande  le  Nep- 
tuno, se  défend  pendant  plus  d'une  heure  et  ne  rend  son  vaisseau  qu'en- 
tièrement démâté.  Intrépides  aUiés,  généreux  martyrs  plutôt  qu'utiles 
soutiens  d'une  cause  étrangère,  la  plupart  des  offlciers  espagnols  ra- 
chetèrent noblement  en  ce  jour  quelques  actes  isolés  de  faiblesse.  Plût 
à  Dieu  que  la  vigueur  de  leurs  bras  eût  répondu  à  leur  courage,  et  que 
les  vaisseaux  de  Charles JV  eussent  valu  leurs  capitaines!  Sous  le  vent 
de  la  ligne,  un  vaisseau  français,  r Intrépide,  occupe  quelque  temps 
encore  les  vaisseaux  anglais.  Sur  cette  arène  désolée  où  ne  flotte  plus 
un  pavillon  ami,  le  brave  capitaine  Infernet  oublie  qu'il  prolonge  seul 
une  résistance  désormais  stérile.  Il  repousse  le  Leviathan  et  \Africa  ^ 
reçoit  le  feu  de  VAgamemnon  et  de  VAjax,  combat  VOrion  bord  à  bord , 
et^  démâté  de  ses  trois  bas-mâts,  n'amène  que  sous  la  volée  du  Con- 
qiteror, 

La  victoire  de  la  flotte  anglaise  est  alors  complète.  Hardy,  délivré  de 
toute  inquiétude,  veut  en  donner  lui-même  l'assurance  à  l'amiral.  Il 
pénètre  une  seconde  fois  à  travers  la  foule  sanglante  des  blessés  et  des 
morts  jusqu'au  lit  de  Nelson.  Au  milieu  de  cette  atmosphère  chaude 
et  méphitique,  le  héros  s'agitait  dans  une  suprême  angoisse.  Le  front 
baigné  d'une  sueur  froide,  les  membres  inférieurs  déjà  glacés,  il  sem- 
blait n'arrêter  un  dernier  souffle  de  vie  errant  sur  ses  lèvres  que  pour 
emporter  dans  la  tombe  la  douceur  d'un  nouveau  triomphe.  En  lui 

TOME  XVII.  18 


36^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apprenant  la  glorieuse  issue  de  ce  grand  combat,  Hardy  met  un  terme 
à  d'atroces  souffrances  et  délie  doucement  cette  ame  énergicpie.  Nelson 
lui  donne  encore  quelques  ordres,  murmure  quelques  mots  entrecou- 
pés d'une  voix  affoiblie;  puis,  se  soulevant  à  demi  par  un  soudain  effort  : 
«  Dieu  soit  béni  !  dit-il;  foi  fait  num  devoir!  »  Il  ret(«nbe  sur  sa  couche,, 
et  un  quart  d'heure  après,  sans  trouble,  sans  secousses,  sans  une  con-- 
Tulsion ,  rend  son  ame  à  Dieu. 

Cette  nouvelle  est  portée  à  CoUingwood,  et,  même  au  nnlieu  de 
l'ivresse  de  la  victoire,  le  pénètr^de  la  plus  poignante  douleur;  mais 
la  gravité  des  circonstances  lui  interdit  de  donner  un  libre  cours  à  ses 
regrets.  Des  33  vaisseaux  ft'ançais  et  espagnols  qui,  le  matin  même, 
offraient  si  fièrement  le  combat  à  la  flotte  anglaise,  ii  se  retiraient  alors 
vers  Cadix,  4  suivaient  au  large  l'amiral  Dumanoir;  18  avaient  suc- 
combé, criblés  de  boulets  et  couverts  de  gloire.  Des  vaisseaux  ainsi  dé- 
fendus étaient  sans  doute  une  importante  conquête,  mais  une  conquèto 
qui  pouvait  s'abîmer  d'un  instant  à  l'autre  sous  les  pieds  des  vain- 
queurs. Le  gouffre  avait  déjà  dévoré  V Achille;  le  Redoutable  flottait  à 
peine.  8  vaisseaux  n'avaient  pas  un  seul  mât  qui  ne  fut  abattu,  8  autres 
étaient  en  partie  démâtés.  Dans  l'escadre  anglaise,  le  Royal  Sovereign, 
le  Téméraire,  le  Belleisle,  le  Tonnant,  le  Colossus,  le  Btllerophon,  le 
Mars  et  YAfrica,  également  maltraités,  pouvaient  se  mouvoir  à  peine^ 
6  autres  vaisseaux  avaient  perdu  ou  leurs  vergues  ou  leurs  mâts  de 
hune;  la  plupart  avaient  leurs  voiles  en  lambeaux.  Le  cap  TraCalgar, 
qui  devait  donner  son  nom  à  cette  grande  journée,  était  à  huit  ou  neuf 
milles  sous  le  vent  de  la  flotte;  les  dangers  de  la  côte  d'Andalousie  n'en 
étaient  plus  qu'à  quatre  ou  cinq,  et  la  houle  plus  encore  que  le  vent 
portait  vers  la  terre  les  vaisseaux  désemparés.  Le  Royal  Socereign,  que 
Gollingwood  avait  quitté  pour  transporter  son  pavillon  sih*  la  frégate 
VEuryalus,  venait  de  sonder  par  treize  brasses  d'eau.  Il  irilaîi, — c  était 
la  nouvelle  victoire  que  devait  remporter  C^ingwood,  —  que  44  vais» 
seaux  et  A  frégates  encore  en  état  de  manœuvrer  arrachassent  aux  pé» 
rils  de  cette  situation  17  ou  48  vaisseaux  incapd)les  de  s'en  tirer  sa», 
leur  secours. 

Nelson,  prévoyant  cet  inévitable  résultat  d'une  affaire  décisive,  avait 
annoncé,  avant  le  combat,  l'intention  d'essuyer  au  mouillage  le  coufi^ 
de  vent  qui  se  préparait  :  sur  son  lit  de  mort,  il  avait  une  dernîàre  tais 
rappelé  au  capitaine  Hardy  la  nécessité  de  jeter  l'ancre  dès  que  l'acticm 
serait  terminée;  mais  jeter  l'ancre  en  ce  moment,  c'eût  été  aJ)andonner 
chaque  vaisseau  à  ses  propres  ressources,  et  les  vaisseaux  qui  avaient 
été  sérieusement  engagés,  ceux  précisément  qui  se  trouvaient  hors, 
d'état  de  taire  voUes,  se  trouvaient  également  hors  d'état  de  mouiller. 
Les  boulets  n'avaient  rien  respecté  :  ils  avaient  coupé  les  câbles  dans, 
les  batteries,  fracassé  ou  désemparé  les  ancres  suspenânea  aox  hossùn 


LA  PERNIBRB  CbDEUUS  MABIXIME.  %&J 

OU  dans  les  porte-baubaas  des  vaisaeatty,  ^x^mme  ils  avmeiit  Fenversé 
les  mâts  et  brisé  les  vergues*  Ze  Swiftsure,  le  San-JMun,  le  San-Ilde^ 
fonso  et  le  Bahama,  moins  maltraités  que  les  autres  prises,  trouvèrent 
seuls  le  moyeu  de  mouiller  sous  le  cap  Trafelgar.  Ce  furent  aussi  k^ 
seuls  trophées  que  les  Anglais  parvinrent  à  conduire  à  Gibraltar.  Â  mi- 
nuit, la  tempête  éclata  dans  toute  sa  violence.  Si  le  vent  n'eut  passé 
alors  de  l'ouest  au  sud^sud-ouest  et  n'eût^  par  ce  changement  inespéré, 
éloigné  l'escadre  delà  cote,  toute  l'habileté  de  CoUing^ood  n'eût  point 
sauvé  d'une  destruction  complète  un  seul  de  ces  vaisseaux  en  ruine, 
Collingwood  saisit  ce  moment  pour  virer  de  bord,  mais,  malgré  cette 
chance  heureuse,  il  n'en  fallut  pas  moins  de  prodigieux  efforts, — tels 
qu'on  en  pouvait  à  .peine  attendre  même  de  ces  vieux  croiseurs  formés 
à  l'école  de  Jervis  et  de  Nelson,  —  pour  entraîner  au  large  cette  flotte 
mutilée,  plus  nombreuse  que  la  flotte  qui  s'empressait  autour  d'elle. 
Vingt-quatre  heures  après  sa  victoire,  l'armée  anglaise  avait  déjà  perdu 
cinq  des  vaisseaux  qu'elle  avait  capturés  :  le  Redoutable  coulait  bas  sous 
la  poupe  du  Swiftsure,  qui  le  remorquait;  le  Fougueux  se  brisait  à  la 
côte  près  de  Santi-Petri;  r Aigle,  abandonné  par  les  vaisseaux  qui  l'es- 
cortaient, le  Bucentaure  et  l'Algésiras,  repris  sur  les  Anglais  par  les 
débris  de  leurs  équipages  héroïques,  essayaient  de  gagner  Cadix. 

La  tempête  se  calmait  à  peine,  que  Collingwood  eut  à  craindre  un 
nouveau  daixger.  Le  23  octobre,  par  un  trait  d'audace  qui  montrait 
toute  la  fermeté  de  son  ame,  le  capitaine  Cosmao,  sous  l'impression 
sinistre  d'un  si  grand  désastre,  osa  reprendre  la  mer  et  braver  encore 
une  fois  l'escadre  anglaise.  Suivi  de  2  autres  vaisseaux  français,  2  vais- 
seaux  espagnols^  5  frégates  et  2  bricks,  le  Pluton,  faisant  trois  pieds 
d'eau  à  l'heure,  avec  un  équipage  réduit  à  400  honmies  et  9  canons 
démontés,  se  porta  à  la  rencontre  des  vaisseaux  anglais  qui  remor- 
quaient le  Neptuno  et  la  Santa-Anna,  et  les  contraignit  à  lâcher  prise. 
Les  frégates  françaises  ramenèrent  ces  deux  vaisseaux, espagnols  au 
port.  Redoutant  de  nouvelles  attaques,  Collingwood  se  décida  à  brûler 
rintrépide  elle  San-Augustino,  à  couler  la  SantissimorTrinidad  et  l'Ar- 
gonauta.  Le  Monarca  et  le  Berwkk,  qu'il  espérait  sauver,  se  perdirent 
près  de  San-Lucar.  Cependant  la  tempête,  en  ravissant  à  l'armée  an- 
glaise ces  précieux  gages  de  son  triomphe,  ne  porta  pas  un  coup  moins 
sensible  aux  débris  de  notre  armée.  Le  Bucentaure,  au  moment  d'en* 
trer  dans  Cadix,  se  creva  sur  le  banc  de  roche  appelé  les  Puercos;  l*  Aigle 
s'échoua  devant  Puerto-Real  ;  F  Indomptable  qui,  mouillé  devant  Cadix, 
avait  reçu  l'équipage  du  Bucentaure,  se  jeta  à  son  tour  sur  la  chaîne  de 
récifs  qui  borde  la  ville  de  Rota;  le  San-Franciico  d'Ajts  se  perdit  sur 
les  rochers  du  fort  de  Sainte-Catherine;  le  Aayo,  à  l'embouchure  du 
Guadalquivir;  et,  comme  si  la  fatahté  qui  poursuivait  la  malheureuse 
armée  de  Villeneuve  et  de  Gravina  n'était  point  épuisée  encore,  les 


S68  BBYUE  DBS  DEUX  II0in>iE8. 

4  vaisseaux  de  Dumanoir,  rencontrés  par  les  4  vaisseaux  et  les  4  (re- 
ntes de  sîr  Richard  Strachan,  succombaient  le  5  novembre,  sous  le  cap 
Ortegal,  après  la  plus  magnifique  résistance.  Le  â5  octobre,  le  vice- 
:amiral  Rosily  arriva  de  Madrid  à  Cadix.  Des  33  vaisseaux  qu'il  venait 
commander,  il  ne  trouva  plus  que  5  vaisseaux  français  et  3  vaisseaux 
espagnols.  Il  arbora  son  pavillon  à  bord  du  Héros,  mais  ne  changea 
point  la  fortune  de  Tescadre.  Aucun  des  vaisseaux  qui  avaient  suivi  le 
pavillon  de  Villeneuve  ne  devait  revoir  les  ports  de  France.  Le  Héros, 
le  Neptune,  VAlgésiras,  V Argonaute  et  le  Pluton,  faibles  restes  de  cette 
puissante  flotte,  constamment  bloqués  dans  Cadix  par  une  escadre  an- 
glaise, tombèrent,  en  1808,  entre  les  mains  des  insurgés  espagnols. 

Trafalgar  marque  le  terme  de  la  grande  guerre  maritime.  Le  combat 
de  Santo-Domingo  et  Tincendie  de  nos  vaisseaux  en  rade  de  l'île  d^Aix 
par  les  brûlots  de  l'amiral  Gambier  et  de  lord  Cochrane  vinrent  d'ail- 
leurs achever  de  porter  le  découragement  dans  les  rangs  de  nos  esca- 
dres. Après  ce  dernier  revers,  la  guerre  navale,  si  amoindrie  déjà,  se 
réduisit  pour  la  marine  française  à  des  proportions  indignes  d'un  grnnd 
peuple  :  elle  n'offrit  plus  à  nos  officiers  que  des  excursions  désespérées 
à  travers  une  nuée  d'ennemis  contraints  de  rendre  hommage  à  leur 
glorieuse  audace  :  sublimes  tentatives  dont  nous  avons  écouté  bien  des 
fois  l'attachante  histoire,  immortels  souvenirs  que  nous  aimerions  à 
rassembler  un  jour  pour  les  offrir  à  l'émulation  d'une  ardente  jeu- 
nesse, bien  digne  assurément  de  venger  les  malheurs  de  nos  pères! 
Mais,  pendant  qu'il  lançait  ainsi  ces  enfans  perdus  au  milieu  de  l'océan, 
l'empereur  rassemblait  de  toutes  parts  les  élémens  d'une  marine  nou- 
velle. Le  destin,  qui  le  poursuivait  sans  relâche,  ne  lui  laissa  point  le 
temps  de  recueillir  le  prix  de  ses  efforts.  Quant  à  l'Espagne,  déjà  prête 
à  se  détacher  de  notre  cause,  elle  vit,  après  Trafalgar,  sa  marine  factice 
rentrer  dans  le  néant,  d'où  un  projet  gigantesque  l'avait  fait  sortir 
pour  un  jour. 

XI. 

Telles  furent  les  conséquences  de  cette  fatale  campagne,  ouverte 
sous  de  plus  heureux  auspices.  Quand  nos  vaisseaux  débloquaient  Cadix 
et  le  Ferrol,  quand  l'Angleterre  consternée  tremblait  pour  les  Antilles, 
tremblait  même  pour  ses  propres  rivages,  qui  eût  osé  penser  que  ces 
premiers  succès  préparaient  de  si  grands  revers,  et  que  la  campagne 
d'Angleterre  se  terminerait  comme  avait  commencé  la  campagne 
d'Egypte?  Ces  deux  événemens,  Trafalgar  et  Aboukir,  s'expliquent 
cependant  l'un  par  l'autre;  ils  s'enchaînent  et  se  complètent  :  ce  sont 
deux  épisodes  de  la  vie  d'un  même  homme,  deux  périodes  presque 
inévitables  de  la  vie  d'une  même  marine.  Puisqu'une  première  épreuve 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  269 

ne  nous  avait  rien  appris ,  les  mêmes  témérités  pouvaient  réussir  en- 
core :  Fennemi  n'avait  rien  à  changer  dans  sa  tactique,  puisque  nous 
n'avions  rien  changé  dans  nos  moyens  de  défense.  Le  génie  de  Nelson, 
c'est  d'avoir  compris  notre  faiblesse;  le  secret  de  ses  triomphes ,  c'est 
de  nous  avoir  attaqués.  Le  premier,  il  brisa  le  prestige  qui  protégeait 
encore  nos  vaisseaux  et  s'enhardit  lui-même  par  la  facilité  de  sa  vic- 
toire. La  supériorité  des  vaisseaux  anglais  sur  les  nôtres ,  il  ne  faut  pas 
l'oublier,  n'avait  été  consacrée  que  par  de  faibles  avantages  avant  le 
combat  d'Âboukir;  mais  cette  funeste  journée  eut  dans  la  guerre  mari- 
time les  mêmes  conséquences  qu'avait  eues  la  campagne  d'Italie  dans 
la  guerre  continentale.  De  cette  époque  seulement  datent,  pour  les 
deux  nations  entre  lesquelles  le  sort  hésita  si  long-temps,  les  rapides 
conquêtes  et  les  grands  traits  d'audace.  L'esprit  d'entreprise  de  Nelson 
trouva  des  émules ,  comme  le  génie  militaire  du  général  Bonaparte 
avait  trouvé  des  imitateurs.  Leurs  triomphes  furent  le  signal  auquel  se 
levèrent  de  toutes  parts  ces  jeunes  capitaines  qu'enflamma  leur  exem- 
ple, ces  ardens  prosélytes,  jaloux  de  prouver  comme  eux  à  l'Europe  ce 
qu'on  pouvait  opérer  avec  ces  deux  leviers  dont  elle  ignorait  la  puis- 
sance ,  des  soldats  français  et  des  vaisseaux  anglais. 

La  révolution  stratégique  qui  s'était  accomplie  sur  les  bords  du  Pô  et 
de  l'Adige  fut  donc  inaugurée  presque  au  même  instant  à  l'embou- 
chure du  Nil.  Des  deux  côtés,  cette  révolution  était  également  pré- 
parée :  Bonaparte  trouva  les  soldats  aguerris  de  Schérer,  Nelson  con- 
duisit au  feu  l'élite  des  vaisseaux  de  Jervis;  mais  ici  le  rapprochement 
s'arrête  :  Nelson  n'a  rien,  dans  sa  manière,  de  cette  profondeur  de  vues, 
de  cette  précision  mathématique  qui  distinguent  l'école  de  l'empereur. 
Un  général  qui  prendrait  le  contre-pied  de  sa  tactique,  qui  placerait 
son  adversaire  dans  les  positions  où  le  plus  souvent  l'illustre  amiral 
s'est  jeté  lui-même,  aurait  admirablement  préparé  la  défaite  de  l'armée  ' 
ennemie.  Entre  vaisseaux  également  exercés,  vouloir  se  guider  sur 
cette  tactique  excentrique,  telle  qu'elle  ressort  des  exemples  plus  encore 
que  des  préceptes  de  Nelson,  ce  serait,  on  peut  l'affirmer  sans  crainte, 
courir  à  une  perte  certaine.  Dans  la  situation  respective  où  se  trou- 
vaient en  1798  et  en  1805  les  deux  marines,  ces  assauts  téméraires  de- 
vaient au  contraire  donner  à  la  victoire  une  portée  qu'elle  n'avait  jamais 
eue  dans  aucune  guerre  maritime.  Les  fautes  de  Nelson ,  si  l'on  peut 
appeler  de  ce  nom  les  inspirations  qui  réussissent ,  tournèrent  alors  à 
son  avantage.  Les  vaisseaux  qu'il  laissa  entourer  ou  qu'il  présenta  iso- 
lément sur  le  champ  de  bataille  supportèrent  en  effet,  sans  trop  en . 
souffrir,  tout  le  poids  d'une  artillerie  mal  servie  et  d'un  tir  mal  dirigé; 
les  vaisseaux  qu'il oubUa  en  arrière  (vaisseaux  que  le  moindre  change- 
ment de  vent  eût  pu  empêcher  de  prendre  part  au  combat  )  lui  four- 
nirent ce  qui  rend  seul  la  victoire  complète  et  fructueuse,  une  réserve 


â70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

imposante  et  inattendue.  C'est  ainsi  qu'on  put  observer  deux  phases 
bien  distinctes  dans  ces  grandes  batailles  où  commanda  Nelson  :  la  pre- 
mière, flottante  et  douteuse;  la  seconde,  foudroyante  et  décisive.  De  bons 
canonniers  auraient  assurément  modifié  le  dénoùment  de  ces  drames 
sinistres,  car  ils  auraient  écrasé  Tarmée  anglaise  dès  le  premier  acte. 
Fait  pour  surprendre  la  fortune  par  son  audace  plutôt  que  pour  Ten- 
chainer  par  ses  manœuvres,  Nelson  enleva  donc  pour  ainsi  dire  nos 
escadres  à  la  baïonnette.  Il  fut  le  Suwarow,  et  non  pas,  comme  on  Ta 
prétendu ,  le  Bonaparte  des  mers  (1). 

Les  combats  d'iÛ)Oukir  et  de  Trafalgar  ont  bouleversé  les  anciennes 
notions  de  stratégie  maritime  :  les  ont-ils  remplacées  pac  les  lois  d'une 
stratégie  infaillible,  d'une  stratégie  que  nos  amiraux  aient  intérêt  à 
étudier?  Il  est  sans  doute  plus  d'une  circonstance  où  ils  pourraient  s'ai- 
der de  ces  aventureuses  traditions;  mais  cette  stratégie,  nous  croyons 
ravoir  suffisamment  démontré,  ne  peut  être  que  la  stratégie  des  forts 
contre  les  faibles,  des  marines  aguerries  contre  les  marines  peu  exer- 
cées; et  ce  n*est  point  contre  de  telles  marines  que  nos  vaisseaux  ont 
à  se  préparer,  c'est  contre  un  ennemi  qui  se  souvient  des  leçons  de 
Nelson,  qui  serait  prêt  encore  à  les  appliquer,  si  nous  n'avions  à  lui  op- 
poser que  de  nouveaux  ordres  de  bataille  et  non  point  de  meilleures 
escadres.  Il  y  a  pour  nous,  dans  la  dernière  guerre,  de  plus  sérieuses 
études  à  faire  que  des  études  de  tactique.  Les  Anglais  n'ont  dû  leurs 
triomphes  ni  au  nombre  de  leurs  vaisseaux,  ni  à  la  richesse  de  leur 
population  maritime,  ni  à  l'influence  officielle,  ni  aux  combinaisons 
savantes  de  leur  amirauté.  Les  Anglais  nous  ont  vaincus  parce  que 
leurs  équipages  étaient  plus  instruits,  leurs  escadres  mieux  discipUnées 
que  les  nôtres.  Cette  supériorité  fut  le  fruit  de  quelques  campagnes;  ce 
fut  l'œuvre  de  Jervis  et  de  Nelson.  C'est  donc  ce  travail  lent  et  secret 
dont  il  faut  épier  les  mystères;  c'est  Nelson  organisant  son  armée  qu'il 
faut  essayer  de  bien  connaître,  si  l'on  veut  comprendre  le  Nelson  qui 
combat  avec  une  heureuse  audace.  Ce  sont  les  moyens  qu'il  faut  s'at- 
tacher à  découvrir,  si  l'on  aspire  à  toucher  le  but. 

Qu'était  Nelson  avant  Aboukir?  L'élève  chéri,  V associé  de  Jervis,  l'ad- 
mirateur passionné  du  grand  comte  qui  introduisit  le  premier,  dans  la 

(1)  <f  Serrer  rennemi  de  près  afin  de  Taccabler  le  plus  rapidement  possible,  telle  fut, 
en  somme,  toute  la  tactique  de  lord  Nelson.  H  sarait  que  les  évolutions  eompliquées 
sont  sujettes  à  de  telles  méprises  qu'elles  produisent  la  plupart  du  temps  des  effets  dia^ 
métralement  contraires  à  ceux  qu'on  en  attend.  Les  vaisseaux  anglais,  mieux  manœu- 
vres que  les  vaisseaux  français  et  espagnols,  montés  par  des  canonniers  qu'on  avait  exer* 
ces  à  servir  à  la  fois  leurs  pièces  des  deux  bords,  ne  pouvaient,  d'ailleurs,  que  gagner 
à  tme  mêlée.  Toute  circonstance  de  nature  à  porter  le  désordre  dans  les  deux  armées 
était  donc,  aux  yeux  de  Nelson,  une  nouvelle  chance  de  succès  pour  la  flotte  anglaise, 
et  on  peut  dire  qu'il  eût  compté  un  coup  de  vent  ou  uneomi  okacore  cMmae  «n 
fort  de  deux  ou  trois  vaisseaux  en  sa  faveur.  »  {James's  Naval  BUtory  J 


LA  DERNIÈRE  GUERRE  MARITIME.  271 

marine  anglaise,  celte  ferme  discipline,  cette  régularité  dans  le  zèle  que 
nous  pouvons  envier  encore  aujourd'hui.  Nelson  apprit  alors  de  Jervis  «  à 
conserver  des  équipages  valides  sans  interrompre  ses  croisières,  à  main- 
tenir pendant  des  années  entières  ses  vaisseaux  à  la  mer  sans  les  ren- 
voyer au  port,  à  mettre  en  première  ligne,  avant  des  soins  plus  frivoles 
{frippery  and  gimcrack),  l'instruction  militaire  et  pratique  de  la  flotte  [the 
exercise  of  the  great  guns  and  the  pratical  seamanship).  d  Son  heureuse 
nature  lui  vint  ensuite  en  aide,  et  d'une  armée  disciplinée  fit  une  ar- 
mée de  frères  [a  bond  of  brothers).  Seul  avec  Collingwood,  Nelson  a 
possédé  cette  science  du  commandement,  énergique  sans  dureté,  per- 
suasif sans  faiblesse,  agissant  par  prestige  bien  plus  que  par  autorité. 
Idole  de  ses  matelots,  il  posséda  au  mêqrie  degré  Faffection,  plus  diffi- 
cile à  conquérir,  des  offlciers  de  son  escadre;  mais  ce  sentiment  pré- 
cieux, il  ne  lui  suffisait  point  de  l'obtenir  pour  sa  personne  :  il  voulait, 
—  sage  et  grande  politique,  —  le  faire  régner  dans  la  flotte  entière  et 
pénétrer  d'un  dévouement  mutuel  tous  ces  hommes  destinés  à  com- 
battre ensemble.  Dans  la  baie  de  Naples,  sur  les  côtes  de  la  Baltique, 
devant  Toulon  comme  devant  Cadix ,  en  présence  des  préoccupations 
les  plus  graves,  des  péripéties  les  plus  pressantes,  il  sut  trouver  le 
temps  de  s'interposer  dans  les  moindres  querelles  et  d'étouffer  d'une 
main  prévoyante  les  conflits  qui  allaient  éclater.  C'est  surtout  en  voyant 
cet  homme  illustre  descendre  à  ces  soins  concilians,  s'abaisser  à  ces 
humbles  négociations,  que  l'on  comprend  mieux  quelle  peut  être  la 
salutaire  influence  d'un  chef  aimé  sur  l'escadre  qu'il  commande.  Loin 
de  se  retrancher,  au  nom  de  je  ne  sais  quelle  fausse  dignité,  dans  des 
régions  en  quelque  sorte  inaccessibles,  Nelson  se  mêlait,  au  contraire, 
de  tout  son  pouvoir,  à  la  vie  intime  de  sa  flotte,  en  devenait  bientôt  le 
centre,  et,  attirant  vers  lui  toutes  ces  volontés  près  de  se  diviser,  les 
confondait  dans  une  seule  pensée,  les  faisait  converger  vers  un  but 
unique  :  l'anéantissement  de  nos  flottes. 

Ce  qui  assurait  d'ailleurs  à  Nelson  un  dévouement  facile,  un  con- 
cours empressé  delà  part  de  ses  officiers,  c'était  la  lucidité  naïve  de  ses 
ordres,  la  netteté  de  ses  instructions,  a  Je  suis  prêt,  disait-il  souvent,  à 
sacrifier  la  moitié  de  mon  escadre  pour  détruire  l'escadre  française.  » 
Tout  plein  de  cette  idée,  il  est  sans  exemple  qu'il  ait  blâmé  un  officier 
malheureux,  ou  manqué  à  le  défendre.  Le  capitaine  zélé,  à  ses  yeux, 
n'avait  jamais  tort.  S'il  perdait  son  navire,  il  méritait  d'en  obtenir  us 
autre,  a  Je  ne  suis  point,  écrivait-il  dans  un  cas  pareil  à  la  rigoureuse 
amirauté,  de  ces  gens  qui  ont  peur  de  la  terre.  Ceux  qui  craignent 
d'approcher  de  la  côte  feront  difficilement  de  grandes  choses,  surtout 
avec  ua  petit  navire.  On  peut  se  consoler  de  la  perle  d'un  bâtimeiit^ 
mais  la  perte  des  services  d'un  brave  officier  senàt,  suivant  moi,  une 
perte  nationale.  Et,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  milords,  si  j'avais 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  censuré,  moi  aussi,  chaque  fois  que  j  ai  mis  en  péril  mon  vaisseau 
ou  ma  flotte,  il  y  a  long-temps  que  je  serais  hors  de  la  marine,  au  lieu 
d'être  dans  la  chambre  des  pairs.  »  Voilà  par  quels  moyens  Nelson 
forma  des  capitaines  qui  pussent  seconder  son  audace.  Il  leur  apprit,  et 
par  son  exemple,  et  par  ses  leçons,  et  par  ce  zèle  sympathique  pour 
d'honorables  infortunes,  à  considérer  la  conservation  du  navire  comme 
un  soin  secondaire,  l'accomplissement  des  ordres  reçus  comme  l'étude 
principale.  Il  sut  leur  inspirer  (et  il  y  mit  tous  ses  soins)  cette  féconde 
confiance  qui  l'animait  lui-même,  quand  il  faisait  devant  Gênes,  en 
1795,  cette  concluante  réponse  au  général  Beaulieu  :  «  Ne  craignez 
rien  pour  mon  escadre.  Si  elle  se  perd ,  notre  amiral  saura  bien  en 
trouver  une  autre  pour  la  remplacer.  » 

Au  milieu  du  tourbillon  de  la  guerre,  les  gouvernemens  sont  plus 
disposés  à  subir  de  pareils  sacriGces  :  ils  s'en  irritent  dans  des  temps 
plus  réguliers.  Il  faut  cependant  prévoir  et  accepter  quelquefois  ces  in- 
évitables accidens,  si  l'on  a  l'ambition  de  former  une  marine  active,  qui 
n'ait  point  à  se  défaire,  en  des  occurrences  plus  pressantes,  des  allures 
trop  timides  qu'elle  aurait  contractées  sous  un  régime  de  responsabilité 
exagérée  (i).  Ce  que  Nelson  a  tenté  avec  ses  vaisseaux  pendant  cette 
carrière  si  bien  remplie,  ce  qu'il  leur  a  fait  courir  de  risques  et  de  pé- 
rils pendant  cette  odyssée  aventureuse,  frappera  d'étonnement  tous  les 
hommes  de  mer.  Sans  parler  de  cette  baie  d'Aboukir  dans  laquelle  il 
lança  son  escadre,  au  coucher  du  soleil,  sur  la  foi  d'un  mauvais  cro- 
quis trouvé  à  bord  d'un  bâtiment  de  commerce  français;  sans  rappeler 
sa  périlleuse  campagne  de  la  Baltique,  quel  est  l'officier  qui  n'admi- 
rera cette  dernière  croisière  dans  la  Méditerranée,  pendant  laquelle  il 

(1)  On  a  souvent  fait  grand  bruit,  en  France,  de  la  perte  de  quelques  navires  de  guerre, 
quand  on  aurait  dû  s'étonner'  plutôt  que,  sur  tant  de  bàtimens  consacrés  aux  navigations 
les  plus  délicates  et  les  plus  périlleuses,  on  n'en  perdit  point  un  plus  grand  nombre.  Pour 
les  navires  destinés  aux  voyages  de  long  cours,  nos  armateurs,  comme  Va  fort  bien  fait 
observer  M.  le  baron  Tupinier,  ont  à  payer  une  prime  d'assurance  annuelle  qui  s'élève  en 
moyenne  à  10  pour  cent  de  la  valeur  du  navire.  Bien  que  la  marine  royale  ait,  sans  con- 
tredit, de  plus  grands  risques  à  courir  que  la  marine  du  commerce,  l'évaluation  des  pertes 
annuelles  qu'elle  éprouve,  ou,  en  d'autres  termes,  la  prime  d'assurance  qu'elle  doit  se 
payer  à  elle-même  pour  ne  point  voir  dépérir  son  matériel,  ne  dépense  pas  deux  et  demi 
pour  cent  de  la  valeur  des  bàtimens  armés.  L'habileté  et  la  circonspection  de  nos 
officiers  ont  donc  réduit  des  trois  quarts  les  chances  de  pertes  auxquelles  doit  se  sou- 
mettre quiconque  aventure  une  partie  de  sa  fortune  sur  les  flots.  D'ailleurs,  hâtons-nous 
de  le  dire,  on  se  livrerait  moins  facilement  à  de  cruelles  et  iiyustes  déclamations  contre 
des  accidens  inévitables,  si  du  sein  de  la  marine  même  on  n'en  donnait  trop  souvent  le 
signal.  Qu'il  nous  soit  donc  permis  de  recommander  aux  méditations  de  ceux  d'entre 
nous  qui  seraient  tentés  de  manquer  de  générosité  envers  un  camarade  malheureux  ces 
lignes  mémorables  que  traçait  Famiral  Villeneuve  après  l'insuccès  de  sa  campagne  aux 
Antilles  :  «  Les  marins  de  Paris  et  des  départemens  seront  bien  indignes  et  Hen  fous 
s'ils  me  jettent  la  pierre.  Ils  auront  préparé  eux-mêmes  la  condamnation  qui  les 
frappera  plus  tard.  » 


LA  DERNIÈRE   GUERRE  MARITIME.  273 

conduisit  sa  flotte  et  ce  vieux  Victory,  accoutumé  à  plus  de  ménage- 
mens,  dans  des  passes  à  peu  près  inconnues,  et  qui,  même  aujourd'hui, 
nous  semblent  à  peine  praticables  pour  de  pareils  navires?  Il  n'est  point 
de  difficultés  de  navigation  qu'à  cette  école  les  Anglais  n'eussent  appris 
à  braver.  Tel  est,  en  partie,  le  secret  de  ces  croisières  opiniâtres  qui, 
même  au  cœur  de  l'hiver,  tenaient  nos  ports  bloqués  et  nos  côtes  en 
alarme;  telle  est  la  meilleure  explication  de  ces  mouvemens  rapides 
qui  déconcertèrent  nos  projets,  de  ces  concentrations  imprévues  par 
lesquelles  les  escadres  anglaises  semblaient  se  multiplier  sur  la  face  du 
globe. 

Ce  qu'on  peut  étudier  avec  fruit  chez  Nelson ,  chez  cet  homme  d'une 
activité  si  prodigieuse  en  même  temps  que  d'une  audace  si  rare,  c'est 
donc  plus  encore  l'activité  maritime  que  l'audace  militaire.  C'est  en  se 
plaçant  à  ce  point  de  vue  qu'on  reconnaît  toute  l'importance  du  re- 
cueil qui  a  servi  de  base  à  notre  travail.  Ce  monument  de  famille  qu'un 
soin  religieux  vient  d'élever  au  hétos  de  l'Angleterre  est  aussi  un  mo- 
nument historique.  Irrécusables  témoignages  de  cet  ardent  amour  du 
métier  de  la  mer,  de  cet  enthousiasme  de  la  profession  qui  distinguait  Nel- 
son entre  tous  ses  émules,  ces  dépêches  semi-officielles,  ces  brusques 
effusions  nous  transportent  au  milieu  du  camp  ennemi  et  nous  font  pé- 
nétrer aujourd'hui  sous  la  tente  d'Achille.  Quant  à  nous,  nous  sommes 
revenu  de  cette  excursion,  nous  aimons  à  le  proclamer,  plus  tranquille 
sur  l'avenir,  plus  assuré  encore  que  nos  revers,  pendant  cette  dernière 
guerre,  n'eurent  leur  source  ni  dans  la  nature  des  hommes,  ni  dans 
l'essence  même  des  choses,  mais  dans  l'infériorité  temporaire  où  nous 
avaient  jetés  de  fatales  circonstances  (Ij.  Nous  en  avons  rapporté  aussi 

(1)  Un  officier  de  la  marine  anglaise  a  déjà  résumé  notre  pensée  à  cet  égard,  et  nous  ne 
pouvons  résister  au  plaisir  d'extraire  ce  remarquable  passage  d'un  ouvrage  qui  a  causé  une 
vive  sensation  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  «  Supposez  un  instant  (s'écrie  M.  Plunkett, 
après  avoir  tracé  une  rapide  et  loyale  esquisse  des  succès  qui  ont  honoré  notre  marine  de- 
puis 1830),  supposez  que  nous  ayons  affaire,  non  pas  a  un  de  ces  absurdes  braillards  qui  ne 
cessent  de  déclamer  contre  la  Grande-Bretagne,  mais  à  un  orPicicr  honorable  et  éclairé, 
comme  on  peut  en  trouver  dans  la  marine  française  :  ne  pourrait-il,  en  vérité,  nous  tenir 
ce  langage  ?  —  Nous  ne  voulons  point  nier  que  vous  nous  ayez  battus  pendant  la  dernière 
guerre;  mais,  si  nous  ne  contestons  pas  nos  défaites  passées,  nous  ne  croyons  pas  non  plus 
qu'elles  soient  de  nature  à  nous  décourager.  Au  contraire,  au  milieu  des  plus  funestes 
revers,  nous  retrouvons  des  traits  d'héroïsme  et  d'intrépidité  faits  pour  nous  consoler  du 
passé,  faits  pour  nous  donner  espoir  dans  l'avenir.  Les  Anglais  n'ont  jamais  mis  notre 
cpurage  en  doute;  mais,  avec  l'aveuglement  que  les  peuples  portent  trop  souvent  dans 
laes  jugemens  mutuels,  ils  ont  cru  que  le  courage  français,  bien  qu'ardent  et  impétueux, 
manquait  de  persévérance.  Rien  n'est  moins  vrai  cependant.  Quand  nos  bâtimens  se  sont 
Couvés  accablés  par  la  supériorité  du  nombre  ou  de  la  tactique,  on  a  pu  admirer  l'opi- 
niâtreté de  leur  défense.  Vos  rapports  officiels  auraient  dû  vous  apprendre  qu*en  pareille 
•rconstance  la  résistance  des  navires  français  a  été  souvent  prolongée  bien  au-delà  des 
limites  du  devoir...  Les  causes  de  nos  revers  sont  palpables,  évidentes;  mais  ces  causes  ne 
8ont  point  d'une  nature  permanente.  Elles  ne  tiennent  point,  comme  le  courage  et  la  per- 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  conviction  profonde  :  c'est  que  l'action  lointaine  d'un  pouvoir 
central  n'a  jamais  remplacé  qu'imparfaitement  l'action  incessante  d'un 
pouvoir  immédiat^  c'est  que  Fautorité  administrative,  si  habile,  si  dé- 
vouée qu'elle  puisse  être,  ne  saurait  suppléer  l'autorité  militaire;  c'est 
que  la  puissance  créatrice  ne  saurait  résider  que  dans  le  chef  de  l'ar- 
mée. Le  jour  où  un  gouvernement  fort  et  prévoyant  investirait  sesagens 
d'un  peu  plus  de  confiance  et  de  prestige,  où  il  laisserait,  si  Ton  peut 
s'exprimer  ainsi,  déteindre  sa  pourpre  sur  nos  amiraux;  le  jour  où  les 
conunandans  de  nos  escadres  et  de  nos  ports,  ces  grands-officiers  de 
la  couronne  ministérielle,  paraîtraient  quelquefois  distribuer  de  leurs 
propres  mains  le  prix  dû  par  l'état  à  de  bons  et  loyaux  services  (1),  ce 
Jour-là,  il  se  trouverait  des  chefs  tout  prêts  à  faire  pour  notre  marine 
ce  que  Jervis  et  Nelson  ont  fait  pour  la  marine  anglaise.  Ce  jour-là 
aussi,  nous  nous  plaisons  à  Fespérer,  on  verrait,  suivant  le  vœu  du  mal- 
heureux comte  de  Grasse,  «  renaître  cette  attache  que  les  marins  fran- 
çais avaient  anciennement  pour  leurs  chefs.  » 

E.  JuRiEN  DE  La  Graviére. 


séyérance  dont  nous  avons  fait  preuve,  au  caractère  français.  H  suffit  de  parcourir  à  la 
hâte  une  histoire  impartiale  de  la  dernière  guerre  maritime  pour  se  convaincre  que  nos 
MMiineiis  ii*ont  cédé  qa*à  la  supériorité  de  votre  feu.  Pendant  que  vos  caoonniers  ba- 
layaient nos  gaïUanis,  nous  brisions  vos  vergues  de  cacatois  et  jetions  nos  boulets  aux 
nuages.  Ce  n*est  pas  que  vos  canonniers  fussent  excellens,  mais  les  nôtres  étaient  détesta- 
bles. Les  hommes  cependant  ne  naissent  pas  canonniers.  Pour  faire  de  bons  canonniers 
de  nos  marins,  nous  n*épargnerons,  tous  pouvez  y  compter,  ni  notre  argent  ni  nos 
peines...  Sous  le  rapport  de  la  manoeuvre,  vous  nous  éties  également  supérieurs;  la  ma- 
nœuvre, Dieu  merci ,  n*est  pas,  plus  que  Tartillerie,  une  science  innée;  c*est  une  science 
acquise.  Nous  entretenons  à  la  mer  autant  de  matelots  que  vous,  et,  depuis  quelques  an- 
nées, nos  bâtimens  ont  été  plus  souvent  que  les  vôtres  en  présence  de  Tennemi. 

f(  Si  du  personnel  nous  passons  au  matériel,  votre  supériorité  sur  ce  point  est  incontes- 
table; mais  le  plus  faible,  dans  une  guerre  maritime,  peut  avoir  aussi  ses  jours  de  vic- 
toire; les  Américains  vous  l'ont  prouvé.  Us  n'avaient  pas  à  la  mer  la  vingtième  partie  de 
vos  forces.  En  opposant  à  vos  navires  des  navires  plus  forts  et  mieux  armés,  ils  ont  fait 
tomber  pins  d'un  laurier  de  votre  front...  En  somme,  vous  avez  pour  vous  le  prestige 
des  succès  passés;  nous  avons  pour  nous  la  leçon  de  radversité.  Nous  avons  été  formés  à 
récole  la  moins  agréable,  mais,  nous  l'espérons,  la  plus  instructive.  Vous  pouvez  sourire 
de  notre  confiance  parce  qu'elle  est  de  fraîche  date,  c*est  pour  cela  même  qu'elle  est 
moins  sujette  à  nous  tromper.  Nous  fondons  notre  espoir  sur  ce  qui  est,  et  vous  sur 
ce  qui  a  été;  nous  sommes  à  l'abri  de  ce  danger  qui  a  causé  la  perte  de  tant  de  nations  : 
une  aveugle  confiance  basée  sur  d'anciens  triomphes.  L'Espagne  a  conservé  les  colonnes 
d'Hercule  sur  ses  piastres;  votre  pavillon  flotte  depuis  long-temps  sur  les  remparts  de  Gi- 
braltar. »  (r^e  poit  and  future  of  the  British  Navy,  by  the  bon.  £.  Plunkett,  com- 
mander R.  N.,  Londres,  1946.) 

(1)  «  n  faut  que  ce  soit  des  amiraux  que  les  officiers  attendent  leur  avancement,  écri- 
vait Nelson  au  comte  de  Saint-Vincent;  sans  cela,  que  leur  importerait  la  bonne  ou  la 
mauvaise  opinion  de  leurs  chefs?  » 


LA 


LIBERTÉ  DU  COMMERCE 


SYSTEMES  DE  DOUANES. 


LES  HOUILLES  ET  LES  FERS. 


I. 

Nous  avons  posé  d'une  manière  générale  (i)  les  principes  qui  doivent 
nous  gmder  dam  la  solution  de  cette  grande  question  de  la  liberté  des 
échanges.  U  nous  reste  à  pénétrer  dans  les  détails  d'application.  Nous 
rexaomierons  tour  à  tour  au  point  de  vue  de  Texploitâtion  des  mines, 
de  l'agriculture  et  du  revenu  public.  Pour  rendre  notre  étude  sur  ces 
divers  points  plus  précise  et  plus  complète,  nous  dirons  quelles  sont 
les  réformes  qui  nous  paraissent  réalisables  dès  à  présent,  où  ces  ré- 
formes doivent  tendre,  dans  quel  esprit  et  dans  quel  ordre  elles  doivent 
se  faire  pour  être  effectuées  sans  danger.  En  même  temps,  nous  essaie- 
rcms  de  rendre  sensible  l'influence  heureuse  qu'elles  exerceraient  sur 
le  développement  de  l'industrie  française  en  général.  Avant  d'aller  plus 
loin,  il  convient  toutefois  de  rappeler  en  peu  de  mots  ce  que  nous  avons 
précédemment  étabU. 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  15  août  et  !•'  septembre  18i6. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cest  bien  à  tort,  avons-nous  (]it,  que  quelques  hommes  espèrent  ou 
prétendent  que  le  seul  progrès  du  temps  doit  nous  conduire  pas  à  pas  à 
Taffranchissement  successif  de  toutes  nos  industries  et  à  la  liberté  com- 
plète dans  l'avenir.  Sous  Tempire  du  système  qui  nous  régit,  cet  affran- 
chissement graduel  est  impossible.  L'industrie  française  est  en  quel- 
que sorte  acculée  dans  une  impasse  d'où  elle  ne  sortira  jamais^  quoi 
qu'il  arrive,  si  la  main  du  législateur  ne  vient  lui  pratiquer  une  issue. 
Janiais,  par  exemple,  l'industrie  manufacturière  ne  soutiendra,  pour  la 
grande  masse  de  ses  produits,  la  concurrence  de  l'étranger,  tant  qu'elle 
paiera  à  des  prix  artificiels,  à  des  prix  supérieurs  à  ceux  du  commerce 
libre,  et  les  matières  premières  qu'elle  met  en  œuvre,  et  les  agens 
qu'elle  emploie.  Quant  aux  industries  qui  s'attachent  à  la  terre,  telles 
que  l'agriculture  et  l'exploitation  des  mines,  comme  elles  sont,  ainsi 
qu'on  l'a  vu ,  constituées  en  monopole  étroit  par  le  seul  effet  des  lois 
restrictives,  il  n'y  a  aucune  raison,  quelques  progrès  qu'elles  puissent 
faire  d'ailleurs,  pour  que  la  valeur  vénale  de  leurs  produits  descende 
jamais  au-dessous  de  son  niveau  présent.  Toutes  les  parties  de  ce  sys- 
tème sont  donc  étroitement  liées  et  se  soutiennent  entre  elles.  Les  mo- 
nopoles en  font  la  base  première;  de  ce  côté,  rien  à  attendre  du  béné- 
fice du  temps,  et,  comme  les  industries  constituées  en  monopole  sont 
précisément  celles  dont  toutes  les  autres  relèvent  et  qui  leur  fournis- 
sent leur  aliment,  elles  les  retiennent  captives  avec  elles  dans  les  liens 
du  monopole  qui  les  étreint.  Dans  cet  état ,  quelle  chance  reste-t-il  de 
voir  réaliser  dans  l'avenir  cette  émancipation  graduelle  dont  on  se 
flatte?  Il  est  évident  que  si  cette  émancipation  doit  s'accomplir,  et  nous 
l'espérons  aussi,  c'est  à  la  condition  seulement  que  le  législateur  in- 
terviendra pour  la  préparer  et  pour  la  ménager.  Il  n'est  pas  moins  évi- 
dent que  les  premières  mesures  réclamées  par  notre  situation  présente 
sont  celles  qui  s'attaqueront  aux  monopoles  sur  lesquels  tout  l'édifice 
du  système  protecteur  repose. 

Tel  fut  l'esprit  de  la  grande  et  si  utile  réforme  entreprise  en  An- 
gleterre, de  18^  à  1826,  par  M.  Huskisson,  réforme  qui  ne  fut  pas 
seulement  l'avant-coureur  et  le  prélude,  mais  encore  la  préparation 
nécessaire  de  celle  que  sir  Robert  Peel  exécuta  plus  tard.  C'est  en 
affranchissant  d'abord  toutes  les  matières  premières  et  tous  les  agens 
du  travail  que  M.  Huskisson  a  donné  aux  fabricans  anglais,  avec  les 
conditions  d'une  supériorité  facile,  ce  sentiment  de  leur  force  qui  leur 
a  fait  plus  tard  désirer  et  puis  conquérir  une  liberté  complète.  Ajoutons 
qu'en  appelant  dans  une  certaine  mesure,  même  pour  les  produits  ou- 
vrés, la  concurrence  étrangère,  il  a  mis  ces  fabricans  en  demeure  de 
perfectionner  leurs  procédés,  et  voilà  comment  il  leur  a  appris  peu  à 
peu  à  ne  craindre  plus  de  concurrence  d'aucune  espèce. 

Les  partisans  des  restrictions^  nous  le  savons  trop  bien,  en  jugent  et 


LA  UBERTÉ  DU  GOMBIERCE.  277 

en  parlent  toujours  autrement.  A  les  en  croire,  c'est  en  maintenant  avec 
une  patience  séculaire  les  lois  restrictives  dans  leur  rigueur,  que  TAn* 
gleterre  est  parvenue  à  porter  son  industrie  manufacturière  dans  cette 
position  élevée  qu'elle  occupe^  mais  c'est  là  une  erreur  de  fait  qu'il  est 
trop  facile  de  rectifier.  Ce  n'est  pas,  par  exemple,  comme  on  l'assure 
quelquefois,  parce  que  l'Angleterre  a  su  attendre  patienunent  l'effet 
des  prohibitions,  qu'elle  a  élevé  son  industrie  des  soieries  au  niveau  et 
même  au-dessus  de  la  nôtre;  c'est  parce  qu'elle  a  su  agir  en  affran- 
chissant cette  industrie  de  toutes  ses  charges.  Tant  que  les  prohibitions 
ont  prévalu  dans  ce  pays,  l'industrie  des  soieries  s'y  est  bralnée  dans 
une  longue  enfance,  toujours  hautement  dominée  par  les  industries 
française  et  suisse,  qui  lui  disputaient  même,  à  l'aide  d'une  contrebande 
active,  ce  marché  intérieur  que  les  lois  prohibitives  lui  réservaient.  Un 
jour  vint,  en  1826,  où  M.  Huskisson,  après  avoir  dégrevé  les  soies 
brutes,  convertit  en  un  simple  droit  de  30  pour  100  la  prohibition  qui 
frappait  les  soies  ouvrées ,  et  c'est  alors  seulement  que  les  situations 
changèrent.  De  ce  jour  (ce  n'est  pas  nous  qui  le  disons,  les  documens 
officiels  sont  là  qui  l'attestent  ),  de  ce  jour  seulement  l'industrie  an- 
glaise des  soieries  s'émancipa.  Elle  reconquit  d'abord  son  marché  na- 
tional, agrandi  par  une  consommation  plus  forte,  et  bientôt  après  elle 
se  vit  en  mesure  d'étendre  son  action  sur  les  marchés  étrangers.  Sous 
le  nouveau  régime,  cette  industrie  fit  plus  de  progrès  en  quatre  ans 
qu'elle  n'en  avait  fait  précédemment  dans  le  cours  de  tout  un  siècle. 
Ce  n'est  donc  pas,  comme  on  le  répète  sans  cesse,  à  la  faveur  de  la  pro- 
hibition et  par  le  bénéfice  d'une  longue  attente,  c'est  au  moyen  d'un 
retour  actif  vers  la  liberté  que  l'industrie  anglaise  des  soieries  en  est 
venue  à  surpasser  la  nôtre.  Il  eu  a  été  de  même  d'ailleurs  des  autres 
grandes  industries  que  l'Angleterre  possède.  Tous  leurs  efforts,  tous 
leurs  progrès,  tous  leurs  succès  au  dedans  et  au  dehors,  ont  eu  pour 
*  point  de  départ  et  pour  cause  des  réformes  semblables.  Eh  bien  I  ce  que 
M.  Huskisson  a  fait  pour  l'Angleterre,  il  y  a  vingt  ans  et  plus,  voilà  ce 
que  nous  avons  maintenant  à  tenter  et  à  exécuter  en  France;  heureux 
de  pouvoir  nous  dire  que,  cette  première  réforme  une  fois  accomplie» 
nous  serons  plus  près  d'une  liberté  véritable  que  ne  le  furent  alors  les 
Anglais,  parce  que  nous  n'aurons  pas  comme  eux,  sur  nos  têtes,  une 
loi  de  famine  sous  le  nom  de  loi  des  subsistances,  et  une  aristocratie  ter- 
rienne prête  à  soutenir  de  tout  l'effort  de  sa  puissance  cet  édifice  mons- 
trueux. 

Entrons  donc  résolument  dans  cette  voie;  montrons  quelles  sont,  dans 
la  direction  que  nous  venons  d'indiquer,  les  réformes  les  plus  nécessaires 
et  les  plus  immédiatement  praticables.  En  nous  attachant  d'abord  à 
deux  produits  du  premier  ordre,  les  houilles  et  les  fers,  nous  allons 


279  RBTVB  DE9  VECX  KOIVVES. 

tâcher  dé  feirecomprendre  qu'on  peut,  dès  à  présent,  sans  aucun  danger 
pour  la  production  et  au  grand  avantage  du  pays,  supprimer  entière- 
ment toute  espèce  de  droits  d'importation  sur  les  houÔIes  et  réduire  dé 
moitié  les  droits  sur  les  fers. 

Rien  de  plus  simple  que  la  question  des  hoailles;  elle  présente  si  peu 
de  difficultés  réelles,  qu'aux  yeux  mêmes  d*im  prohibitioniste,  pour  peu 
qu'il  voulût  examiner  Fétat  des  choses,  elle  donnerait  à  peine  matière 
à  discussion.  Pour  la  poser  d'abord  dans  ses  termes  généraux,  nous  ne 
pouvons  mieux  faire  que  de  rappeler  les  paroles  prononcées,  il  y  a  dix 
ans,  par  un  des  plus  ardens  promoteurs  du  système  restrictif:  «La  ques- 
tion des  houilles,  disait  M.  de  Saint-Cricq  en  1836,  est  chez  nous,  quant 
à  présent,  exceptionnelle.  C'est  moins  une  question  de  tarif  qu'une  ques- 
tion de  transport.  Nous  sommes  riches  en  mines  de  houille;  l'extraction 
n'en  est  pas  généralement  beaucoup  plus  chère  qu'ailleurs  :  c'est  l'in- 
suffisance de  nos  voies  de  navigation  qui  en  élève  le  prix  aux  lieux  de 
consommation,  à  ce  point  qu'un  hectolitre,  valant  sur  telle  fosse  de  60  à 
80  centimes,  revient,  dans  tel  port  où  il  va  se  consommer,  de  3  à 
4  francs  (1).  »  Nous  ne  croyons  pas,  avec  M.  de  Saint-Cricq,  que  la  France 
soit  précisément  riche  en  mines  de  houille,  ou  du  moins,  si  elle  en  pos* 
sède  un  grand  nombre ,  il  en  est  peu  dans  ce  nombre  qui  soient  réelle- 
ment fécondes  :  toutes  ensemble,  elles  sont  loin  de  suffire  à  la  consom- 
mation du  pays;  mais  ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  dans  ces  mines,  quelles 
qu'elles  soient,  l'extraction  n'est  pas  généralement  plus  chère  qu'ailleurs. 
Cen  est  assez  pour  conclure  tout  d'abord  qu'il  n'y  a  aucune  raison  de 
protéger  les  extracteurs  contre  la  concurrence  étrangère,  puisque,  leurs 
conditions  de  travail  n'étant  pas  diflferentes  de  ce  qu'elles  sont  pour  leurs 
rivaux ,  ils  sont  parfaitement  en  état  de  la  braver.  Disons ,  en  outre, 
avec  M.  de  Saint-Cricq,  que,  la  houille  étant  une  matière  très  encom- 
brante et  très  lourde,  le  transport  en  élève  considérablement  le  prix, 
et,  quand  même  nos  voies  de  communication  seraient  en  meilleur  état 
qu'elles  ne  le  sont  encore,  cette  aggravation  de  prix  qui  résulte  des  frais 
de  transport  serait  toujours  sensible.  C'est  une  nouvelle  et  bien  puis- 
sante raison  pour  que  nos  exploitans  n'aient  rien  à  craindre,  puisque  les 
houilles  étrangères  ne  peuvent  venir  jusqu'à  eux  que  chargées  de  frais 
plus  ou  moins  considérables.  Tout  ce  que  la  concurrence  peut  faire  à 
leur  égard,  c'est  de  les  forcer,  dans  une  certaine  mesure,  à  modérer 
leurs  prix,  sans  que,  dans  aucun  cas,  elle  puisse  mettre  leur  industrie 
en  péril.  La  protection  est  dgnc  ici  tout  au  moins  superflue.  Si,  après 
avoir  prononcé  les  paroles  qu'jon  vient  de  lire,  M.  de  Saint-Cricq  n'en  a 
pas  moins  conclu  à  l'adoption  d'un  régime  encore  plus  sévère  que  celui 

(i)  Dwconw  prononcé  à  la  chambre  des  pairs  dans  la  session  de  1836. 


LA  LIBERTÉ  BU  COBfHERŒ.  ^9 

qui  a  prévdu  en  4836,  il  faut  croire,  sans  s'arrêter  aux  raisons  si  faibles 
qu'il  en  donne,  qu'il  Ta  fait  uniquement  pour  l'honneur  du  principe 
qu'il  défendait 

Il  y  a  d'ailleurs  une  autre  obseryation  à  faire.  Parmi  nos  bassins 
bouîllers ,  il  n'en  est  qu'un  seul  de  quelque  importance  qui  soit  réelle- 
ment exposé  à  la  concurrence  étrangère  :  c'est  le  bassin  de  ValeiK^iennes. 
Toutes  nos  autres  mines  les  phis  riches  sont  situées  dans  la  partie  cen- 
trale de  la  France,  et  par  conséquent  hors  de  toute  atteinte,  puisque 
les  houilles  étrangères  ne  viendraient  leur  faire  concurrence  sur  leur 
marché  qu'après  avoir  supporté  des  frais  de  transport  énormes.  Par- 
courez toute  la  ligne  de  nos  frontières,  et  vous  n'y  verrez  pas,  hors  du 
bassin  de  Valenciennes,  une  seule  mine  de  quelque  valeur  à  protéger» 
Dans  toute  la  région  de  l'est  et  du  nord-est,  dans  ces  ccxitrées  si  labo- 
rieuses et  si  riches,  où  le  besoin  du  combustible  minéral  est  impérieux, 
il  n'existe  pas,  depuis  que  les  mines  de  l'Alsace  sont  épuisées,  il  n'existe 
pas,  disons-nous,  une  seule  exploitation  française  qui  puisse  disputer 
aux  étrangers  l'approvisionnement  de  nos  usines.  Auaâ,  à  part  le  dé- 
partem^it  du  Haut-fthin ,  où  les  liouilles  de  Saint-Étienne  parviennent 
encore  par  les  rivières  et  les  canaux,  mais  à  grands  frais ,  toute  cette 
immense  région  serait  entièranent  privée  du  précieux  combustible,  si 
elle  ne  f  obtenait,  à  des  conditions  plus  ou  moins  onéreuses,  de  l'étran- 
ger, n  en  est  à  peu  près  de  même  sur  toute  la  ligne  de  nos  côtes  mari- 
times, depuis  Dunkerque  jusqu'à  Bayonne.  On  y  trouve  bien  çà  et  là 
quelques  exploitations  de  houille,  mais  si  chétives,  en  général,  qu'elles 
.suffisent  à  peine  à  une  consonunation  toute  locale;  encore  le  combus- 
tible y  est-il  d'une  qualité  fort  médiocre ,  qui  ne  permet  pas  à  toutes 
nos  industries  d'en  user  :  aussi  laissent-elles  forcément  à  rétranger 
le  soin  d'aUmenter  nos  usines.  Ce  n'est  pourtant  pas  que  la  protection 
leur  ait  manqué.  Sur  toute  cette  ligne  de  nos  frontières,  les  droits  ont 
été  pendant  long-4emps  exoessi&,  et  ils  sont  encore  aiyourd'hui  plus 
élevés  qu'ailleurs;  mais  on  ne  peut  pas,  quoi  qu'cm  fasse,  tirer  de  la  terre 
ce  qui  ne  s'y  trouve  pas  ou  ce  que  r<Bil  de  la  science  n'a  pas  encore  su  y 
découvrh'.  U  n'y  a  pas  de  droit  protecteur  qui  tienne  :  il  faut  que  toute 
cette  partie  du  littoral  tire  son  combustible  de  l'étranger  ou  que  son 
industrie  périsse,  car  les  houillères  françaises  qu'on  y  rencontre  ne 
peuvent  décidément  pas  suffire  à  ses  besoins*  Cela  est  si  vrai,  qu'avant 
iS36,  alors  que  le  droit  sur  les  houilles  anglaises  était  double  de  ce  qu'il 
est  aujourd'hui,  l'approvisionnement  y  était  fait  par  la  Belgique.  Pour 
ce  qui  concerne  le  Uttoral  de  la  Méditerranée,  on  y  trouve,  il  est  vrai ^ 
<pielques  exploitations  assez  abondantes  dans  le  voisinage  des  côtes, 
mais  aussi,  de  ce  côté,  les  houilles  étrangères  ne  peuvent  arriver  que 
de  loin,  et  surchargées  de  frais  de  transport  considérables.  Nous  ne  par- 
lerons pas  de  nos  frontières  des  Pyrénées,  de  la  Savoie  et  de  la  Suisse, 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  on  ne  trouve  malheureusement  ni  houiU^  françaises  à  protéger  ni 
houilles  étrangères  à  repousser.  De  quelque  côté  donc  que  Ton  porte  ses 
regards  sur  toute  cette  ceinture  de  la  France,  on  reconnaît  que  Texi»- 
tence  des  droits  protecteurs  ne  s'y  justifie  en  aucun  sens.  On  est  tenté  de 
s'écrier  partout  :  Qui  donc  y  a-t-Û  à  protéger  ici?  Un  seul  point  de  notre 
frontière  échappe  à  cette  observation,  c'est  celui  qui  regarde  le  bassin 
de  Valenciennes  Voyons  si ,  là  du  moins ,  les  mesures  restrictives  s'ex- 
pliquent. 

Les  houillères  du  bassin  de  Valenciennes  ont  en  face  d'elles,  de  l'autre 
côté  de  la  frontière,  celles  qui  constituent  le  bassin  de  Mous,  dont  elles 
ne  sont,  à  vrai  dire,  que  le  prolongement.  Sur  ce  point,  la  concurrence 
existe,  cela  n'est  pas  douteux,  quoiqu'il  y  ait  encore  à  cet  égard  quel- 
ques réserves  à  faire,  car  Mons  fournit  des  houilles  grasses  que  Valen* 
ciennes  ne  produit  pas.  Nul  doute  aussi  que  les  extracteurs  français  ne 
réclament  une  protection  contre  cette  concurrence  :  ils  formeraient 
une  exception  trôp  honorable  s'ils  n'aimaient  pas  à  grossir  leurs  béné- 
fices en  prélevant  une  contribution  sur  le  pays.  La  question  est  de  sa- 
voir si  cette  protection  est  nécessaire.  Pour  se  mettre  à  l'aise  sur  ce 
sujet,  il  suffit  de  considérer  les  positions.  Des  deux  parts,  les  conditions 
d'extraction  sont,  à  fort  peu  de  chose  près,  les  mêmes,  ou  n'établissent 
que  des  différences  insignifiantes  dans  les  prix  de  revient.  Or,  les  houil- 
lères françaises  ont  l'avantage  sur  les  autres  d'être  placées  à  l'extrémité 
occidentale  du  grand  bassin  carbonifère  et  plus  près  des  grands  cen- 
tres de  consommation  du  pays.  Elles  ont,  en  outre,  depuis  long-temps 
à  leur  service  d'excellentes  voies  navigables,  de  belles  routes  et  main- 
tenant un  chemin  de  fer,  ce  qui  ne  leur  laisse,  quant  aux  voies  de  com- 
munication, rien  à  désirer.  De  Mons  à  Paris,  le  transport  de  la  houille, 
par  les  voies  navigables,  revient  à  17  ou  dS  fr.  le  tonneau,  tandis  que 
de  Valenciennes  à  Paris  il  ne  revient  en  moyenne  qu'à  d3  ou  44  fr.  (i); 
on  remarque  des  différences  semblables  dans  presque  toutes  les  autres 
directions.  L'avantage  de  la  position  étant  donc  tout  entier  du  côté  des 
houillères  françaises,  à  quel  titre  ou  sous  quel  prétexte  réclameraient- 
^Ues  la  protection? 

Si  l'on  conâdère  la  situation  financière  des  compagnies  qui  exploitent 
ces  mines,  on  trouve  encore  plus  de  raisons  de  décider.  Les  extracteurs 
de  Mons,  moins  favorisés,  ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  par  leur  position, 
grevés,  en  outre,  d'un  droit  d'importation  sur  leurs  produits,  ne  laissent 
pas,  dans  l'état  présent  des  choses,  de  faire  des  bénéfices  considérables; 
on  peut  augurer  de  là  que  les  bénéfices  réab'sés  par  les  extracteurs  fran- 
çais sont  fabuleux,  ce  qui  est  vrai.  Les  actions  de  la  compagnie  d'Anzin, 

(()  Du  Coneoufi  des  Canaux  et  des  Chemins  de  fer,  par  M.  Gta.  Gollignon,  iiigé- 
i^euir  en  chef  des  ponts<-et-cbaassé6s. 


LA  LIBERTE  DU  COMMERCE.  %i 

la  plus  considérable  de  toutes  celles  qui  exploitent  cette  région,  sopt 
parvenues  depuis  long-temps  et  se  maintiennent,  d'une  manière  assez 
constante,  à  des  prix  qui  en  dépassent  de  bien  loin  la  valeur  originaire. 
Quant  aux  autres  compagnies,  elles  sont  plus  ou  moins  prospères,  non 
pas  selon  qu'elles  trouvent  plus  ou  moins  de  consommateurs,  car  les 
consommateurs,  Dieu  merci  I  ne  manquent  pas,  mais  selon  qu'elles 
trouvent  plus  ou  moins  de  produits  à  verser  sur  le  marché.  La  question 
pour  elles  n'est  pas  de  vendre,  mais  de  produire.  Lorsque  la  compa-- 
gnie  de  Douchy,  la  plus  récente  de  toutes,  entreprit,  il  y  a  douze  ou 
quinze  ans,  l'exploitation  d'un  gîte  encore  inexploré,  ses  actionnaires 
ne  s'inquiétèrent  pas  un  seul  instant  de  savoir  s'ils  trouveraient  le 
débit  de  leur  marchandise,  ni  même  si  la  vente  de  cette  marchandise 
s'effectuerait  en  bénéfice^  un  seul  point  les  préoccupa,  celui  de  savoir 
si  Ton  rencontrerait  du  charbon.  L'existence  du  précieux  combustible 
une  fois  bien  ou  mal  constatée,  les  actions  s'élevèrent  à  des  valeurs 
folles  et  s'y  maintinrent,  sans  qu'il  se  présentât  jamais  à  l'esprit  de 
personne  d'autre  question  à  résoudre  que  celle  de  savoir  si  la  présence 
du  combustible  était  réelle.  Certes,  il  faudrait  vouloir  pousser  loin 
l'abus  d'un  faux  principe,  pour  oser  prétendre  que  dans  une  situation 
semblable  l'application  d'un  droit  protecteur  est  légitime. 

Sous  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisage,  la  question  des  houilles 
est  donc  en  effet  très  simple.  Cela  n'empêche  pas  qu'à  force  de  la  tour- 
menter, on  ne  soit  parvenu,  nous  ne  savons  comment,  à  en  faire  sortir 
une  des  lois  les  plus  compliquées  de  celles  qui  constituent  notre  régime 
fiscal. 

Sous  l'empire  de  la  loi  actuelle,  telle  qu'elle  est  sortie  de  la  réforme 
partielle  de  1836,  lorsque  les  houilles  sont  importées  par  mer,  ellea 
paient,  sur  toute  la  partie  du  littoral  comprise  entre  Dunkerque  et 
les  Sables-d'Olonne ,  un  droit  de  50  c.  le  quintal  métrique  et,  sur 
tous  les  autres  points,  30  c;  plus,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  un  droit  dif-r» 
férentiel  de  50  c.  quand  elles  sont  importées,  ce  qui  est  le  cas  ordi- 
naire, par  navires  étrangers.  Sur  la  frontière  de  terre,  de  la  mer  à  Hal- 
luin  exclusivement,  le  droit  est  de  50  c.j  il  n'est  que  de  iO  c.  par  Is^ 
rivière  de  Meuse;  de  15  c.  par  tous  les  autres  points  :  ce  dernier  droit 
s'applique  à  la  plus  grande  partie  des  produits  du  bassin  de  Mons.  Tou- 
tefois les  houilles  qui,  d'Halluin  à  Baisieux  (Nord)  exclusivement,  en- 
trent par  la  voie  des  canaux,  sont  soumises  au  droit  de  50  c,  à  moins 
que  ce  droit  n'ait  été  acquitté  d'avance  au  bureau  de  Condé.  Voilà  donc, 
si  nous  comptons  bien,  pour  une  même  marchandise,  six  régimes  dif- 
férens.  11  faut  syouter  un  septième  régime  pour  les  houilles  consommées 
à  bord  des  bâtimens  à  vapeur  de  la  marine  française,  et  qui,  par  un<ft 
faveur  spéciale  accordée  en  1836,  ne  sont  sujettes  qu'à  un  simple  droit 
de  balance  de  1 5  c.  pour  une  valeur  de  100  francs.  Enfin  la  houille 

TOMK  xvu.  iià 


182  RETUK  DS8  DEUX  KONDU. 

carbonisée^  plus  généralement  connue  sous  le  nom  de  coke,  supporte 
dans  tous  les  cas  un  droit  double  de  celui  qui  pèse  sur  la  houille  crue. 

Nous  voudrions  pouvoir  supposer,  pour  Thonneur  de  la  légidature 
française,  que  tout  cet  assemblage  prétentieux  de  dispositions  en  appa- 
rence savantes  a  jamais  eu  sa  raison  d'être;  mais,  avec  la  meilleure  vo- 
lonté du  monde,  il  nous  est  impossible  d'y  parvenir.  Aussi  sommes-nous 
forcé  de  croire  que  les  premiers  auteurs  de  cette  loi,  les  conseillers  du 
gouvernement  établi  en  1814,  se  sont  livrés  sans  réflexion  à  la  manie 
de  prohiber  qui  dominait  alors.  Quant  aux  législateurs  de  1836,  en  adou- 
cissant l'effet  d'une  erreur  ancienne,  ils  n'ont  pas  osé  la  réparer  entiè- 
rement. Quoi  qu'il  en  soit  et  pour  nous  en  tenir  au  ten^>s  présent,  il  est 
certain  que  ces  restrictions  plus  ou  moins  rigoureuses  ne  se  justifient 
plus. 

U  y  a  surtout  dans  cette  loi  une  disposition  qui  heurte  tellement  la 
raison,  qu'on  la  conçoit  à  peine  :  c'est  celle  qui  s'appUque  à  notre  litto- 
ral maritime  sur  l'Océan.  Sur  toute  cette  côte,  depuis  Dunkerque  jus- 
qu'à Bayonne,  il  n'existe  presque  point  de  mines  de  houille,  et  l'insuf- 
fisance de  celles  qui  s'y  trouvent  est  tellement  frappante,  qu'on  peut  à 
peine  les  prendre  au  sérieux.  L'inventaire  de  leurs  ressources  n'est 
d'ailleurs  ni  long,  ni  difficile  à  faire.  Les  plus  importantes  sont  celles 
du  bassin  du  Haine,  comprises  dans  les  départemens  de  la  Sarthe  et  de 
la  Mayenne  :  elles  produisent  toutes  ensemble  850,000  quintaux  métri- 
ques, non  pas  de  houille,  mais  d'anthracite,  combustible  de  qualité  in- 
férieure, impropre  au  service  de  plusieurs  sortes  d'usines.  Vient  ensuite 
le  bassin  de  la  basse  Loire,  qui  produit  en  tout  536,000  quintaux  mé- 
triques, partie  d'anthracite  et  partie  de  houille  dure,  qui,  non  plus  que 
l'anthracite,  ne  peut  servir  dans  tous  les  cas.  On  trouve  encore  dans 
le  Calvados  le  bassin  de  Littry,  produisant  450,000  quintaux  métri- 
ques également  d'anthracite.  De  là  on  tombe  au  bassin  d'Uardinghen, 
dans  le  Pas-de-Calais,  produisant  en  tout  167,000  quintaux  métriques, 
la  plus  grande  partie  d'une  houille  maigre  et  sulfureuse,  dont  l'emploi 
n'est  pas  sans  inconvénient  ni  même  sans  danger;  puis  au  bassin  de 
Saint-Pierre-la-Cour,  dans  la  Mayenne,  qui  produit  158,000  quintaux 
métriques  d'une  houille  un  peu  meilleure  cette  fois.  Les  autres  puits, 
car  ce  ne  sont  plus  des  bassins,  que  l'on  rencontre  dans  la  Charente- 
Inférieure,  dans  le  Finistère  et  dans  les  Landes,  sont  si  peu  importans, 
et  la  production  en  est  si  faible,  qu'il  suffit  de  les  mentionner  en  pas- 
sant. Voilà  donc,  pour  cette  côte  inuuense  et  pour  tous  les  départemens 
qui  l'avoisinent,  une  production  totale  d'un  peu  plus  de  deux  miUions 
de  quintaux  métriques  d'un  combustible  généralement  médiocre,  alors 
que  le  seul  bassin  de  la  Loh*e  en  produit  1:2,300,000  de  très  bonne  qua- 
lité, le  bassin  de  Valenciennes  9,200,000,  et  que  l'un  et  l'autre  de  ces 
bassins,  secondés  qu'ils  sont,  le  premier  par  tant  d'autres  riches  expioi- 


LA  LIBEATÈ  DU  GOIIIISRCB.  389 

tatians  qoi  Tentoarait,  le  second  par  les  hooillères  de  Mods,  peuvent  à 
peine  sôfQre  à  la  consommation  des  contrées,  bien  moins  étendnes, 
qu'ils  alimentent.  Et  c'est  dans  un  tel  état'de  choses  qu'on  a  cm  deroir 
établir,  sur  cette  partie  de  notre  firontière,  des  drcéts  exceptionnels, 
droits  qui  ont  été  Imig^temps  pit^bitifs.  Cétait  donc  à  dire  qu'on  vou- 
lait afEemier  de  houille  toute  cette  porticm  de  la  France,  qu'on  voulait 
empêcher  l'industrie  d'y  naître,  ou  bien  priver  entièrement,,  et  ce  n'est 
pas  une  hypothèse,  l'ouvrier  des  yilles  et  des  campagnes  d'un  combus- 
tible à  son  foyer!  Si  tel  avait  été  le  but  proposé,  on  n'aurait  que  trop 
bien  réussi,  surtout  avant  le  dégrèvement  partiel  de  4836. 

La  nature^  qui  n'avait  pas  doté  la  France  d'une  quantité  suffisante  de 
combustible  minéral  dans  son  propre  sein,  avait  voulu  du  moins  qu^efle 
pût  en  être  assez  convenablement  pourvue  par  le  dehors ,  à  la  seule 
condition  d'ouvrir  un  accès  facile  aux  arrivages  étrangers.  EHe  avait 
d'abord  placé  au  centre  du  pays,  là  où  les  houilles  étrangères  n'auraient 
pu  parvenu*  sans  de  trop  grands  frais,  nos  mines  les  plus  nombreuses 
et  les  plus  ridies.  Puis  elle  nous  avait  entourés,  à  portée  de  nos  fron- 
tières, d'une  vaste  ceinture  de  houillères  inépuisables  qui  semblaient 
toutes  préparées  pour  notre  usage.  Pour  l'approvisionnement  de  nos 
côtes  sur  l'Océan,  elle  avait  placé  au  nord,  sur  le  rivage  même  de  l'An- 
gleterre, tf  immenses  dépôts  où  nous  n'avions  qu'à  puiser;  et  afin  que 
nous  ne  fussions  paa  à  cet  égard  trop  dépendans  d'un  seul  peuple,  et 
que  le  littoral  tout  entier  fût  bien  pourvu,  elle  nous  avait  préparé  en- 
core de  grandes  réserves  au  midi,  sur  la  côte  des  Asturies,  presque  en 
face  de  Bayonne,  réserves  qui  ne  sont  pas  encore  exploitées,  mais  qui 
le  seront  piobablement  bientôt,  et  qui  le  seraient  peut-être  déjà  si  nous 
avion»  favorisé  cette  exploitation  par  l'adoption  d'un  régime  moins  ex- 
clusif. Dans  la  partie  de  l'est  et  du  nord-est,  la  nature  ne  s'était  pas 
montrée  pour  nous  moins  libérale,  puisqu'elle  y  avait  échelonné  tout 
le  long  de  notre  frontière  des  mines  d'une  grande  puissance,  celles  de 
Mons,  de  Charleroi,  de  Liège,  de  Namur,  de  Saari^ruck  et  de  Saint-Im- 
bert,  toutes  situées  pour  ainsi  dire  à  portée  de  nos  mains.  Ainsi  entou- 
rée, la  France  n'avait  pas  trop  à  se  plaindre  de  son  partage;  mais  nous 
nous  sommes  évertués  depuis  trente  ans  à  amoindrir,  à  annuler  tous 
ces  bienfaits.  A  l'ouest,  où  la  route  de  l'Océan  s'ouvrait  toute  grande 
pour  verser  la  houille  étrangère  sur  nos  côtes,  nous  l'avons  repoussée 
par  l'exagération  des  droits;  et  si,  à  la  frontière  de  l'est,  nous  avons  paru 
plus  disposés  à  raccueillir,en  modérant  un  peu  nos  tarifs,  nous  l'avons 
repoussée  de  même,  en  opposant  à  l'importation  de  ce  combustible,  du- 
ranttrenteannéesd'unepaixprofonde,rextrémedifficnltédes  transports. 
On  sait,  en  effet,  que  le  canal  de  la  Marne  au  Rhin  et  le  chemin  de  fer 
de  Paris  à  Strasbourg,  qui  seuls  pourront  apporter  à  des  prix  tolérables-^ 
les  houilles  de.Saaibrack  dans  six  ou  sept  de  nos  départemens,  ne  sont 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entrepris  que  depuis  peu  de  temps  et  ne  sont  pas  encore  achevés.  Gom- 
ment qualifier  une  telle  conduite?  Qui  pourrait  dire  tout  ce  qu'elle  a 
amassé  de  souflhmces  sur  le  pays?  Il  semble  d'ailleurs  que  nous  ne 
soyons  pas  devenus  beaucoup  plus  raisonnables  et  que  le  temps  ne 
nous  ait  pas  encore  assez  instruits.  Pendant  qu'à  Test  nous  nous  déci- 
dons enfin,  un  peu  tard,  à  construire  à  grands  frais  un  chemin  de  fer 
et  une  Ugne  navigable,  pour  rendre,  à  ce  qu'il  semble,  l'accès  du  pays 
plus  facile  aux  houilles  étrangères,  à  l'ouest,  où  la  mer  s'ofTre  d'elle- 
même  à  nous  les  apporter,  nous  continuons  à  les  repousser  par  les  ri- 
gueurs de  nos  tarifs,  annulant  ainsi,  comme  à  plaisir,  le  bienfait  de 
cette  grande  voie  naturelle  dont  le  ciel  nous  avait  gratifiés. 

Quelles  que  soient  les  considérations  qui  aient  pu  dicter  autrefois 
toutes  ces  dispositions  inconséquentes  et  funestes,  répétons-le,  elles  ne  se 
justifient  plus  aujourd'hui  par  aucun  motif  même  spécieux.  Veut-on, 
au  moyen  du  droit  de  iO  centimes  prélevé  sur  la  frontière  de  Test,  pro- 
téger les  houillères  de  ces  contrées?  11  n'en  existe  point.  Au  moyen  du 
droit  de  50  centimes  prélevé  dans  les  ports  de  l'ouest ,  prétendrait-on 
réserver  aux  extracteurs  indigènes  l'approvisionnement  de  cette  côte? 
Mais  ils  sont  loin,  bien  loin  de  pouvoir  y  suffire ^  et  d'ailleurs  leurs 
exploitations  sont  situées  à  une  assez  grande  distance  du  rivage  de  la 
mer  pour  que  la  concurrence  étrangère  ne  les  atteigne  pas  directement. 
Quant  aux  houillères  du  bassin  de  Valenciennes,  les  seules  que  cette 
concurrence  menace,  on  a  vu  combien  peu  elles  doivent  la  redouter. 
Qu'on  ne  pense  pas  d'ailleurs  que  des  droits  de  iO,  de  45  ou  de  50  cent 
par  quintal  métrique  de  houille  soient  insignifians;  le  dommage  qu'ils 
causent  est  trop  réel  et  bien  facile  à  constater.  On  peut  en  juger  rien 
que  par  les  heureuses  conséquences  de  la  réduction  partielle  efTectuée 
en  1834-36  (1).  U  faut  donc  se  hâter  de  revenir  sur  ces  restrictions 
malfaisantes  que  rien  n'expUque.  Sans  s'arrêter  d'ailleurs  à  les  réfor- 
mer, à  les  corriger  ou  à  les  amender,  comme  on  l'a  fait  en  4836,  on  n'a 
plus  aujourd'hui  qu'un  parti  sage  à  prendre  :  c'est  de  les  faire  dispa- 
raître entièrement  de  nos  tarifs. 

Lorsque  de  telles  lois,  établies,  il  faut  bien  le  reconnaître,  dans  un 
moment  d'entraînement  fatal,  exercent  durant  un  certain  temps  leur 
fâcheuse  influence  sur  un  pays,  il  est  rare  qu'elles  n'y  engendrent  pas 
une  complication  d'intérêts  nouveaux,  exceptionnels,  créés,  s'il  est  per- 
mis de  le  dire,  à  leur  image,  et  qui  viennent  ensuite  faire  obstacle  aux 
réformes  que  le  retour  du  bon  sens  fait  entreprendre.  C'est  ce  qui  était 
effectivement  arrivé  sous  l'empire  de  la  loi  primitive  antérieure  à  1836, 
et  c'est  peut-être  pour  cette  raison  qu'on  n'osa  pas,  à  cette  dernière 

(1)  La  loi  est  bien,  comme  nous  Tenons  de  le  dire,  de  Tannée  1S36  (S  juillet),  mais  il 
est  bon  de  remarquer  qu'elle  na  faisait  que  confirmer  des  ordonnances  antérieurement 
rendues,  et  dont  Teffet  avait  commencé  à  se  faire  sentir  dès  l'année  1834, 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  283 

époque,  opérer  une  réforme  radicale.  Comme  le  droit  établi  sur  tout  le 
littoral  maritime  était  alors  de  1  franc  par  hectolitre  en  principal,  sans 
compter  le  droit  différentiel,  tandis  qu'il  n'était  que  de  30  centimes  sur 
la  partie  de  la  frontière  belge  où  s'effectuent  les  plus  grandes  importa- 
tions, les  houilles  belges  obtenaient  la  préférence,  même  dans  un  grand 
nombre  de  nos  Tilles  maritimes,  sur  les  houilles  importées  par  mer. 
Elles  descendaient  par  les  canaux  jusqu'à  Dunkerque,  et  de  là  elles 
étaient  transportées  par  des  caboteurs  français  dans  les  principales 
TiUes  du  littoral.  Il  y  avait  donc  alors  deux  intérêts,  assez  respectables 
d'ailleurs,  qui  pouvaient  militer  en  faveur  du  maintien  du  statu  quo  : 
d'abord  l'intérêt  de  la  Belgique,  que  la  France  tenait,  avec  raison  peut- 
être,  à  ménager;  ensuite  l'intérêt  de  notre  marine  marchande,  à  la- 
quelle le  transport  des  houilles  belges  offrait  un  certain  aliment.  La 
ville  de  Dunkerque  surtout,  principale  intéressée  dans  cette  affaire, 
avait  bien  le  droit  d'insister  sur  la  conservation  d'un  privilège  qui  n'était 
qu'un  bien  faible  dédommagement  pour  toutes  les  pertes  que  le  ré- 
gime restrictif  lui  fait  subir;  mais  la  loi  de  1836  a  changé  cet  état  de 
choses  et  mis  fin  par  conséquent  à  ces  réclamations.  En  réduisant  de 
moitié,  c'est-à-dire  de  i  franc  à  50  centimes,  le  droit  principal  sur  les 
houilles  importées  par  mer,  depuis  Dunkerque  jusqu'aux  Sable&-d'0- 
lonne,  elle  leur  a  fait  obtenir  la  préférence  sur  les  houilles  belges, 
même  dans  le  port  de  Dunkerque,  à  plus  forte  raison  dans  les  autres 
villes  maritimes,  où  elles  sont  maintenant  importées  directement  des 
lieux  de  provenance.  Il  est  vrai  que  cette  loi  réduisait  aussi  de  moitié, 
c'est-à-dire  de  30  centimes  à  15,  le  droit  établi  sur  les  houilles  belges^ 
cependant,  comme  la  différence  du  droit  nouveau  à  l'ancien  n'était  ici,  en 
somme,  que  de  15  centimes,  tandis  qu'elle  était  de  50  centimes  sur  les 
importations  par  mer,  l'équilibre  ne  laissa  pas  d'être  détruit.  La  Bel- 
gique a-t-elle  réellement  perdu  à  ce  changement,  comme  elle  pouvait 
le  craindre  alors?  Nous  ne  le  croyons  pas,  car  ses  importations  en 
France,  qui  n'étaient,  en  1834,  que  de  6  millions  200,000  hectolitres, 
après  avoir  un  instant  fléchi  en  1835,  se  sont  accrues  progressivement 
au  point  de  s'élever  à  il  millions  eu  1844.  Quoi  qu'il  en  soit,  toute  cette 
compUcation  d'intérêts  engendrée  par  l'ancienne  loi  a  disparu  sous  l'in- 
fluence de  la  loi  nouvelle.  Il  ne  reste  donc  plus  aujourd'hui  aucuji  ob- 
stacle réel  à  la  suppression  complète,  radicale,  de  toute  espèce  de  droits 
sur  ce  produit. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  qu'il  ne  s'élèverait  aucune  plainte  contre 
cette  mesure.  Selon  toute  apparence,  les  extracteurs  du  bassin  de  Va- 
lenciennes  réclameraient;  mais  nous  disons  hautement  que  leurs  récla- 
mations n'auraient  aucun  fondement  sérieux.  Est-ce  que  par  hasard  la 
réduction  de  droits  opérée  en  1836,  ou,  pour  mieux  dire,  en  1834,  a 
nui  au  développement  de  leur  industrie?  Les  faits  sont  là  pour  ré- 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pondre.  Pendant  que  Timportation  belge  s'accroissait  dans  la  propor- 
tion qu'on  vient  de  voir,  que  Timportation  anglaise  prenait  aussi,  d'autre 
part,  im  développement  jusqu'alors  inconnu  (i),  la  production  indigène 
ne  laissait  pas  de  s'accroître  dans  des  proportions  égales,  puisque,  de 
24,800,000  hectolitres  en  1834,  elle  s'élevait  à  37,800,000  en  1844;  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable,  c'est  que  les  houillères  du  bassin  de 
Yalenciennes  figurent  au  nombre  de  ceÛes  qui  ont  pris  la  plus  grande 
part  à  cette  augmentation  (2);  c'est  qu'en  raison  de  l'abaissement  des 
prix,  la  consommation  a  pris  un  tel  essor,  qu'elle  a  doublé  dans  une  pé- 
riode de  douze  ans  (3).  Si  l'amélioration  successive  des  voies  de  com- 
munication a  concouru  à  ce  résultat,  ce  qui  est  incontestable,  il  n'est 
pas  moins  certain  que  la  réduction  opérée  sur  les  prix  en  réclame  une 
large  part.  A  ce  point  de  vue,  on  pourrait  même  dire  qu'une  suppres- 
sion absolue  du  droit,  loin  de  nuire  aux  extracteurs  du  Nord,  leur  se- 
rait plutôt  favorable  en  ce  que,  si  elle  les  forçait  à  réduire  dans  une 
certaine  mesure  leurs  prix,  elle  leur  ferait  bientôt  trouver  un  ample 
dédommagement  dans  l'accroissement  de  la  demande  et  dans  le  déve- 
loppement de  leurs  exploitations. 

Une  seule  voix  pourrait  s'élever  aujourd'hui,  avec  quelque  appa- 
rence de  raison,  contre  cette  bienfaisante  réforme  :  c'est  celle  du  mi- 
nistre des  finances,  gardien  naturel  du  trésor  public.  Les  droits  perçus 
sur  les  houilles  étrangères  ont  produit  au  trésor,  en  1844, 3,700,000  fr. 
Ce  revenu,  quoique  faible,  n'est  pas  à  dédaigner.  Nous  ne  pouvons 
croire  toutefois,  en  considérant  l'extrême  utilité  du  produit  sur  lequel 
ce  revenu  se  prélève,  que  le  gouvernement  hésite  à  en  faire  le  sacri- 
fice, surtout  s'il  entrevoit  la  possibilité,  et  nous  espérons  la  montrer 
clairement  plus  tard,  de  compenser  largement  cette  perte  dans  un  re- 
maniement intelligent  de  nos  tarife.  Comment  croire  d'ailleurs  qu'il 
persiste,  dans  l'unique  intérêt  des  finances  publiques,  à  grever  les 
houilles  de  taxes  à  l'entrée,  au  moment  même  où  il  impose  à  l'état  de 
grands  sacrifices  pour  en  faciliter  l'importation  dans  le  pays?  Ce  serait 
annuler  d'une  main  le  bienfait  qu'on  accorde  de  l'autre;  ce  serait 
reûdre  inutiles  et  vains  une  grande  partie  des  travaux  qu'on  entre- 
prend. 

Tous  les  droits  établis  sur  les  houilles  étrangères  peuvent  donc  et 
doivent  aujourd'hui  disparaître  entièrement;  ils  n'ont  que  trop  long- 
temps pesé  sur  le  pays.  Il  ne  conviendrait  pas  même,  selon  nous,  de 

les  remplacer  par  un  simple  droit  de  balance,  car  il  faut,  autant  que 

• 

(1)  LMmportation  des  bouilles  anglaises,  pendant  long-temps  stationnaire,  et  qni  n'était 
encoi-e,  en  183»^  que  de  480,000  liectoUtres,  s'est  élevée,  en  18U,  à  3,«^060,  sans 
compter  64M)»000  hectolitres  destiiiés  aux  bàtimens  ù  vapeur  de  notre  marine  mArcbande. 

(2)  Voyez  le  dernier  compte-rendu  de  l'administration  des  mines. 
fî?)  27,n00.fHin  bccfoHtros  en  1833,  et  57,800,000  en  18ii. 


XA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  287 

possible,  éviter  aux  importateurs^  outre  le  poids  de  la  taxe,  les  dîIB- 
cultés  et  les  embarras  qui  accompagnent  toujours  la  perception.  Si  on 
tient  à  connaître,  pour  les  besoins  de  la  statistique,  les  quantités  im- 
portées, il  suffirait  d'exiger  de  simples  déclarations,  qui,  pour  une  ma- 
tière de  ce  genre,  ne  s'écarteront  jamais  beaucoup  de  la  vérité.  Que  si 
Ton  veut  absolument  établir  un  droit  de  balance,  au  moins  ne  faut-il 
pas  qu'il  soit  perçu  à  Thectolitre  ou  au  quintal  métrique;  sur  cette  base^ 
il  serait  toujours  trop  fort.  Pour  une  matière  aussi  encombrante  et  aussi 
lourde,  qui  se  transporte  toujours  d'ailleurs  par  quantités  considérables, 
le  droit,  s'il  en  existe  un,  ne  peut  être  convenablement  établi  qu'au 
tonneau.  Encore  vaudrait-il  mieux  n'exiger,  comme  on  le  fait  pour  les 
navires  à  vapeur  de  la  marine  marchande,  qu'un  droit  de  15  centimes 
pour  100  francs  de  valeur. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  franchise  accordée  pour  la  houille  crue  doit 
s'étendre  à  la  houille  carbonisée  ou  coke.  Et  pourquoi  donc  la  loi  ac- 
tuelle fait-elle  à  cet  égard  une  différence?  Est-ce  parce  que  la  carbo- 
nisation est  un  commencement  de  travail,  que  Ton  veut  réserver  au 
pays?  Que  n'a-t-on  songé  aux  travMix  bien  autrement  importans  que 
le  coke  alimente,  par  exemple  la  production  de  la  fonte  et  du  fer?  Dans 
les  documens  officiels,  on  estime  ordinairement  que  la  carbonisation 
de  la  houille  en  réduit  le  poids  de  moitié,  et,  quoique  cette  estimation 
soit  en  général  trop  forte,  rien  n'empêche  de  l'accepter.  C'est  de  là 
qu'on  est  parti  sans  doute  pour  admettre  en  principe  qu'un  hectoUtre  de 
coke  représente  deux  hectoUtres  de  houille,  et  pour  le  frapper  en  con- 
séquence d'un  double  droit.  Cette  conclusion  n'eût  été  juste  pourtant, 
même  au  point  de  vue  du  système  protecteur,  qu'autant  que  le  coke 
eût  été  de  la  houille  condensée,  et  non  pas  de  la  houille  carbonisée; 
car  c'est  alors  seulement  qu'un  hectoUtre  en  aurait  véritablement  re- 
présenté deux  sur  le  marché.  La  houille  ne  pouvant  pas  remplacer 
convenablement  le  coke  poiur  certains  emplois  spéciaux,  on  la  carbo- 
nise souvent  sans  autre  but  que  de  la  réduire  à  l'état  de  coke;  or,  il  est 
naturel  et  nécessaire  que  cette  opération,  qui  doit  diminuer  considéra- 
blement le  poids  de  la  marchandise,  soit  exécutée  d'avance,  au  point 
du  départ,  afin  qu'on  évite  par  là  dans  le  transport  un  surcroît  inutile 
de  frais.  Vouloir  qu'il  en  soit  autrement,  forcer  les  étrangers,  par  le 
doublement  des  droits,  comme  le  fait  la  loi  actuelle,  à  nous  apporter 
de  la  houille  quand  nous  avons  besoin  de  coke,  ce  n'est  pas  autre  chose 
au  fond  que  nous  imposer  à  nous-mêmes  de  doubles  frais  de  transport. 
Est-il  un  plus  étrange  calcul?  C'est  faire  exactement  le  contraire  de  ce 
qu'on  bit  quand  on  améUore  les  voies  de  communication,  dans  le  des- 
sein d'économiser  ces  mêmes  frais.  C'est  annuler  d'un  seul  trait  de 
plume  les  avantages  si  chèrement  acquis  que  ces  améliorations  pro- 
mettent. Il  faut  donc  que  les  droits  établis  sur  le  coke  venant  de 


288  REVtE  DES  DEUX  MONDES. 

Tétranger  disparaissent  comme  les  autres  et  par  les  mêmes  raisons.  L'im- 
portation de  ce  produit  spécial  étant  aujourd'hui  très  peu  considérable 
(467,000  quintaux  métriques  en  1844],  et  la  somme  des  droits  perçus 
presque  insignifiante  (147,000  francs),  Tétat  n'aurait  à  cet  égard  aucun 
sacrifice  à  s'imposer. 

n. 

Parmi  les  monopoles  qui  affligent  la  France,  il  n'en  est  pas  de  plus 
criant  et,  s'il  faut  le  dire,  de  plus  scandaleux  que  le  monopole  des  fers. 
Si  la  cherté  artificielle  des  houilles  cause  au  pays  un  notable  dommage, 
on  a  vu  du  moins  que  ce  dommage  n'est  pas  universel.  La  partie  cen- 
trale de  la  France  y  échappe,  grâce  au  grand  nombre  de  mines  qu'elle 
possède  et  à  la  concurrence  utile  que  les  extracteurs  indigènes  se  font 
entre  eux.  Sur  d'autres  points,  on  est  embarrassé  de  dire  à  qui  cette 
cherté  profite,  en  sorte  qu'elle  parait  bien  moins  la  conséquence  d'un 
privilège  abusif  que  le  résultat  malheureux  d'une  déplorable  erreur^ 
Il  n'en  est  pas  de  même  pour  le  fer.  Ici ,  le  dommage  est  général  ;  il  se 
fait  sentir  dans  toute  l'étendue  du  pays,  et  afiiecte  d'une  manière  plus 
ou  moins  grave  toutes  les  branches  de  la  production.  En  outre,  il  ne 
peut  exister  aucun  doute  sur  l'origine  et  sur  les  causes  du  mal;  c'est 
bien  au  monopole  seul  qu'il  faut  l'attribuer.  Nulle  part  ailleurs  Fin* 
fluence  désastreuse  de  ce  mauvais  principe  ne  se  manifeste  avec  le 
même  éclat.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  à  dire,  c'est  que  ce  monopole 
se  maintient  depuis  trente  ans,  malgré  le  cri  public,  malgré  la  volonté 
même  du  pouvoir,  par  le  concert  formidable  des  intéressés,  ligués 
^ntre  eux,  sauf  quelques  exceptions  honorables,  pour  défendre  par 
d'habiles  manœuvres  un  privilège  monstrueux,  dont  mieux  que  per- 
sonne ils  doivent  sentir  l'abus.  Heureusement  la  lumière  commence  h 
se  répandre,  l'opinion  s'éclaire  peu  à  peu,  et  il  est  permis  d'espérer 
-que  le  jour  de  la  réparation  approche. 

Hâtons-nous  de  le  dire  toutefois,  la  question  des  fers  n'est  pas,  dans 
l'état  présent  des  choses,  aussi  simple  que  la  question  des  houilles,  et 
pn  ne  saurait  guère  prétendre  la  résoudre  immédiatement  d'une  ma- 
nière satisfaisante  et  complète.  Sans  admettre  qu'il  s'y  rencontre  au- 
cune de  ces  difficultés  graves  devant  lesquelles  un  homme  d'état  s'ar- 
rête, il  faut  reconnaître  qu'elle  exige  quelques  ménagemens,  et  la  juste 
iddignation  qu'inspire  parfois  l'égoïsme  excessif  des  maîtres  de  forge» 
iie  doit  pas  faire  oublier  en  cela  les  conseils  de  la  prudence.  La  fabri- 
t:ation  du  fer  n'est  pas,  comme  l'extraction  de  la  houille,  une  industrie 
4Mi  generis,  indépendante  dans  sa  sphère  et  qui  n'emprunte  à  aucune 
autre  ses  moyens  d'action.  Comme  elle  ne  se  borne  pas  à  extraire  le 
minerai  du  sein  de  la  terre,  qu'il  faut  encore  qu'elle  le  travaille  axant 


LA  LIBERTÉ  DU   COMMERCE.  289 

de  le  livrer  au  commerce,  elle  est  forcée,  dans  cette  élaboration,  de 
faire  appel  à  quelques  autres  industries  dont  elle  dépend.  Elle  a  besoin 
surtout  du  combustible  qu'elle  ne  trouve  pas  en  elle-même  et  qui  lui 
vient  d'ailleurs.  Par  là,  elle  relève,  d'une  part,  de  l'industrie  des  ex- 
tracteurs de  bouille,  de  l'autre,  par  le  combustible  végétal  dont  elle 
fait  usage,  de  l'agriculture,  qui  lui  fournit  les  bois.  La  solution  com- 
plète ,  satisfaisante,  du  problème  relatif  aux  fers  suppose  donc  la  solu- 
tion préalable  de  la  question  des  houilles,  et  de  celle,  plus  grave  ou 
plus  délicate ,  de  l'agriculture  et  des  produits  agricoles.  Ajoutons  à 
cela  que  trente  années  d'une  jouissance  non  interrompue  du  monopole 
ont  créé,  pour  l'industrie  du  fer,  une  situation  embarrassée,  complexe, 
anormale,  d'où  elle  ne  sortirait  pas  tout  d'un  coiqi  sans. embarras. 
Voilà  pourquoi  nous  admettons  pour  la  métallurgie  des  tempéramens 
dont  l'industrie  des  houillères  n'a  pas  besoin.  La  suppression  absolue, 
immédiate,  de  tous  droits  protecteurs,  si  elle  n'entraînait  pas  la  ruine 
entière  des  forges  françaises,  ce  que  nous  sonunes  loin  d'admettre,  y 
causerait  du  moins  un  trouble  profond  qu'un  législateur  sage  doit  avoir 
à  cœur  d'éviter.  C'est  en  conciliant,  autant  qu'il  est  possible  de  le  faire, 
les  justes  exigences  du  pays  avec  les  ménagemens  dus  à  une  industrie 
existante,  que  nous  croyons  pouvoir  proposer,  quant  à  présent,  une 
réduction  de  moitié  sur  les  droits.  Cette  réduction  n'aurait  d'ailleurs 
rien  d'excessif,  et  nous  espérons  montrer  bientôt  qu'elle  peut  être  ad- 
mise dès  aujourd'hui  sans  danger. 

Avant  tout  cependant ,  il  convient  de  montrer  ce  que  le  monopole 
actuel  coûte  à  la  France,  de  mesurer  en  quelque  sorte  l'étendue  des 
sacriûces  qu'il  nous  impose,  afin  de  faire  comprendre  à  tout  le  monde 
l'urgente  nécessité  d'une  décision. 

Lors  de  l'enquête  de  1828,  on  reconnut  en  fait  que  l'industrie  du  fer 
imposait  à  la  France,  par  la  cherté  relative  de  ses  produits,  un  sacrifice 
annuel  de  30  millions,  et  les  maîtres  de  forges  avouèrent  eux-mêmes 
ce  dernier  chiffre.  A  ce  compte,  depuis  1814,  date  de  l'existence  du 
monopole,  il  aurait  coûté  au  pays  bien  près  d'un  milliard.  U  s'en  faut 
de  beaucoup  cependant  que  ce  calcul  donne  la  mesure  exacte  de  nos 
pertes.  Ce  n'est  plus  aujourd'hui  30  millions,  comme  on  le  répète  en- 
core souvent  par  habitude,  c'est  une  somme  beaucoup  plus  forte  que 
le  monopole  dévore  tous  les  ans ,  même  en  ne  tenant  compte  que  du 
dommage  immédiat  et  direct  qui  résulte  de  la  surcharge  des  prix.  La 
plaie  s'est  bien  agrandie  à  mesure  que  la  consommation  s'étendait,  et, 
de  quelque  manière  que  l'on  fasse  aujourd'hui  le  compte,  on  aura 
bien  de  la  peine  à  ne  pas  reconnaître  un  chiffre  double  pour  le  moins 
du  chiffre  admis  en  1828.  Que  sera-ce  si,  au  dommage  direct  qui  peut 
se  supputer  rigoureusement  en  chiffres,  on  ajoute  le  dommage  indi- 
rect, qui  n'est  pas  moins  réel  ni  moins  grand,  quoique  moins  apparent 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  moins  sensible?  En  présentant  (1)  un  aperçu  sommaire  des  tributs 
que  le  système  restrictif  impose  au  pays,  nous  n'ayons  pas  porté  à  moins 
de  iSO  millions  par  an  la  part  afférente  à  l'industrie  du  fer.  Ce  chiffre 
a  dû  paraître  à  bien  des  gens  exagéré.  Nous  n'essaierons  pas  de  le  jus- 
tifier entièrement,  car  il  y  entre  des  données  qui  échappent  par  leur 
nature  à  une  appréciation  rigoureuse.  II  ne  sera  pas  inutile  toutefois 
de  l'expliquer,  d'autant  mieux  que  ces  explications  nous  senriront  à 
rendre  sensible  par  un  exemple  la  funeste  influence  que  la  cherté  des 
matières  premières  exerce  sur  l'industrie  en  général. 

Le  dernier  compte-rendu  de  l'administration  des  mines  porte  le  total 
des  valeurs  crééq^  par  l'industrie  du  fer  à  150,177,568  francs  pour 
Tannée  1843  (2)  :  savoir,  46,991,075  fr.  pour  la  fonte,  46,659,346  fr. 
pour  le  gros  fer,  33,801,250  fr.  pour  les  principales  élaborations  du  fer, 
telles  que  la  tôle,  le  petit  fer,  le  fil  de  fer  et  le  fer-blanc,  et  7,951,557  fr. 
pour  l'acier.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  ce  chiffre  est  plutôt  au-dessous 
qu'au-dessus  de  la  vérité  :  acceptons-le  toutefois  comme  base.  Pour  re- 
connaître ce  qu'il  y  a  de  trop  payé  sur  cette  valeur,  il  suffira  de  com- 
parer, pour  les  principales  catégories  qu'on  vient  de  voir,  les  prix  fran- 
çais aux  prix  anglais,  non  pas  sur  les  lieux  de  production,  ce  qui  serait 
trop  inexact,  mais  dans  les  principaux  centres  de  consommation,  par 
exemple,  dans  nos  villes  maritimes.  Nous  emprunterons  cette  compa- 
raison, excepté  pour  ce  qui  regarde  la  fonte  et  les  rails.de  chemins  de 
fer,  aux  documens  fournis  par  H.  le  ministre  du  commerce  aux  con- 
seils-généraux de  l'agriculture,  des  manufactures  et  du  commerce, 
dans  leur  dernière  session  (1845-46).  Ces  chiffres  ont  été  extraits  par 
le  ministre  de  la  correspondance  des  villes  maritimes.  Quant  aux  iné- 
galités qui  se  rencontrent  dans  les  estimations,  elles  s'expliquent  par 
la  diversité  des  lieux. 

PAIX   ÀSGLAIS  PRIX  FRANÇAIS 

les  100  kilogrammes,  les  100  kilogrammes. 

Fonte 9  fr.  00*  cent  15  à  16  francs. 

Fers  6D  barre SO        10  Sft 

Fers  cormières  (rendus  à  Rouen) 31        00  15 

Tôles  puddlécs.           Idem 3S        00  5i 

Tôles  corroyées.          Idem 37        00  63 

Fers  d^Angleteo»^  (rendus  à  Nantes)..  t7        63  U  i  47 

Tôles  sopéfienres.         Idem* 30        14  68 

Tôles  moindres.             Idem »        63  5a  à  56 

Fers  d*angle  (rendus  à.  Marseille).  .  .  30  à  32        00  45  à  60 

Tôles.                 Idem S5  à  35        00  55  à  80 

Rails  pour  chemins  de  fer 23  à  25        00  35  à  40 

(1)  Voyei  la  UTraison  du  10  aoAt. 

(2)  Comp$9"Tûndu  dê$  travaux  de$  inginieutg.  àes  Minei  pênêatH  l'am%i4  1045^ 
Pc  230.  Quoique  ce  volume  comprenne  en  général  les  faits  relatifs  à  L'année  1844,  le  total 
des  valeurs  créées  par  Tindustrie  du  fer  n*est  indiqué  que  pour  l'année  1843. 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  SSl 

En  considérant  ces  énormes  différences  de  prix,  sans  trop  s'attacher 
d'ailleurs  à  une  comparaison  rigoureuse  et  sans  entrer  dans  les  détails^ 
on  trouvera  facilement  que,  sur  la  valeur  totale  constatée  plus  haut,  la 
surcharge  imposée  au  pays  s'élève  au  moins  à  60  millions.  Tel  serait 
donc  le  chiffre  approximatif  du  tribut  payé  au  monopole  en  1843.  Il 
s'élèverait  beaucoup  plus  haut  pour  les  années  suivantes,  parce  que  la 
consommation  a  considérablement  augmenté  par  suite  de  l'établisse- 
ment des  chemins  de  fer.  Nous  ne  prétendons  pas  assurément  que  les 
producteurs  français  aient  profité  de  toute  cette  aggravation  de  prix, 
et  que  le  bénéfice  réalisé  par  eux  s'élève  à  60  millions;  loin  de  là.  Les 
maîtres  de  forges  se  défendent  quelquefois  sur  ce  point,  et  ils  ont  tort, 
car  personne,  que  nous  sachions,  ne  les  accuse.  Nous  savons  trop  bien, 
quant  à  nous,  que  le  monopole  ne  rapporte  jamais  à  ceux  qui  l'exploi- 
tent qu'une  faible  partie  de  ce  qu'il  coûte  à  ceux  qui  le  subissent;  le 
reste  se  perd  dans  le  gaspillage,  dans  l'incurie,  dans  le  désordre,  en  un 
mot  dans  la  mauvaise  exploitation  que  celsystème  entraîne;  mais  nous 
disons  que  tel  est  le  chiffre  trop  réel  du  tribut  levé  sur  le  pays. 

Ce  n'est  encore  là  pourtant  que  la  perte  directe,  la  perte  matérielle 
et  palpable  :  c'est  le  trojhpayé,  qu'on  nous  pardonne  ce  mot,  sur  le  fer 
que  le  pays  consomme;  mais  à  quel  chiffre  évaluerons-nous  la  perte 
éprouvée  sur  le  fer  dont  le  pays  se  prive  à  cause  de  sa  cherté?  L^  con- 
sommation de  l'Angleterre  est  quatre  fois  aussi  forte  que  celle  de  la 
France  pour  une  population  moindre.  Si  l'on  nous  dit  que  les  besoins 
y  sont  plus  grands,  parce  que  l'industrie  y  est  plus  développée  et  plus 
active,  tout  en  faisant  à  cet  égard  des  concessions  très  larges,  nous  ré- 
pondrons que  la  cherté  du  fer  est  précisément  une  des  principales  cir- 
constances qui  empêchent  notre  industrie  de  se  développer  au  même 
degré.  Admettons  seulement,  si  l'on  veut,  en  faisant  la  part  de  toute 
les  différences,  qu'avec  des  prix  naturels,  réguliers,  tels  qu'ils  ressorti- 
raient  de  la  liberté  des  transactions,  la  consommation  du  fer  s'élèverait 
parmi  nous  au  double  de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  ce  qui  est  assuré* 
ment  modeste.  Voilà  donc  une  valeur  de  150  millions  en  fonte,  en  fer 
et  en  acier,  dont  la  France  se  prive  par  le  seul  fait  de  la  cherté  actuelle 
de  ce  produit.  A  l'aide  de  ce  métal,  dont  les  emplois  sont  si  nombreux, 
si  variés  et  si  utiles,  combien  de  ressources  ne  se  créerait-elle  pas!  Elle 
construirait  des  vaisseaux,  des  meubles,  des  machines,  des  ustensiles 
de  toutes  les  sortes;  elle  simplifierait  et  fortifierait  en  même  temps  le 
système  de  son  architecture;  dans  bien  des  circonstances  enfin,  elle 
substituerait  avec  avantage  le  fer  au  bois,  qui  devient  d'ailleurs  plus 
rare  de  jour  en  jour,  et  dont  le  prix  s'est  considérablement  accru  de- 
puis trente  ans.  Au  lieu  de  cela,  que  bit-eile?  Elle  se  pasise  du  fer  par- 
tout où  l'emploi  n'en  est  pas  rigoureusement  nécessaire,  parce  que  le 


S92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

haut  prix  de  ce  métal  ne  lui  permet  pas  d'en  user  (i],  renonçant  ainsi 
à  tous  les  avantages,  à  toutes  les  jouissances  qu'elle  en  pourrait  tirer. 
C'est  là,  dira-t-on,  un  dommage  négatif;  soit  :  en  est-il  moins  réel?  Ce 
qui  est,  du  reste,  un  dommage  très  positif,  c'est  la  substitution  forcée 
du  bois  au  fer  partout  où  le  bois  coûte  moins  que  le  fer  à  son  prix  ac- 
tuel, mais  plus  que  le  fer  qui  nous  serait  livré  par  le  commerce  libre. 
Nous  n'essaierons  pas  de  déterminer  le  chiffre  de  cette  perte,  parce  que 
le  calcul  s'établirait  ici  sur  dés  données  trop  vagues,  et  nous  laisserons 
à  chacun  le  soin  de  l'apprécier. 

Ce  n'est  pas  tout.  Si  nous  suivons  l'industrie  du  fer  dans  ses  dérivés» 
dans  les  fabrications  qui  en  relèvent,  nous  trouverons  que  le  dommage 
se  prolonge  en  quelque  sorte,  qu'il  s'étend  de  proche  en  proche  en 
s'aggravant.  Observons,  par  exemple,  les  effets  de  la  cherté  du  fer  dans 
la  mécanique,  cette  industrie  vitale,  cette  force  acquise  des  temps  mo- 
dernes, dans  laquelle  réside  en  quelque  sorte  la  puissance  industrielle 
d'un  peuple.  La  mécanique  fait  usage  avant  tout  du  fer;  c'est  la  princi- 
pale matière  première  dont  elle  use;  disons  mieux,  c'est  l'élément  es- 
sentiel dont  se  composent  tous  ses  produits.  Quand  cette  matière  est 
chère,  la  mécanique  ne  peut  pas  livrer  ses  produits  à  bon  marché, 
cela  va  sans  dire,  et  tout  le  monde  le  sent;  mais  se  fait-on  bien  une  juste 
idée  de  l'aggravation  de  frais  qui  en  résulte  pour  elle?  On  croit  peut- 
être  qu'il  sufQt  pour  cela  de  prendre  pour  chaque  machine  le  poids  brut 
du  métal  d'où  elle  est  sortie,  et  de  tenir  compte  de  la  surcharge  que  ce 
métal  a  supportée.  Ce  n'est  là,  qu'on  nous  permette  de  le  dire,  qu'un 
des  premiers  élémens  du  calcul.  Pour  être  dans  le  vrai,  il  faut  tenir 
compte  de  la  diminution  qui  en  résulte  dans  la  consommation,  et  de 
toutes  les  complications  de  travail,  de  toutes  les  aggravations  de  frais 
que  cette  diminution  entraine.  Qu'on  ne  pense  pas  d'ailleurs  que  cette 
circonstance  soit  insignifiante  ou  de  peu  de  valeur;  elle  est,  au  con- 
traire, aussi  grave  dans  ses  résultats  que  le  fait  même  d'où  elle  dérive. 

C'est  une  observation  générale,  qui  n'est  pas  neuve,  mais  qui  est  tou- 
jours juste,  que  plus  une  industrie  s'étend  et  se  développe,  plus  elle 
trouve  en  elle  de  ressources  pour  produire  à  bon  marché,  parce  que 
la  spécialité  des  travaux  s'y  introduit,  que  les  procédés  se  simpUQent 
en  conséquence,  que  le  travail  enfln  y  devient  plus  régulier  et  plus 
suivi.  Nulle  part  toutefois  cette  vérité  n'est  aussi  frappante  qu'en  mé- 
canique ,  à  ce  point  que  l'accroissement  de  la  consommation  est  peut- 

(1)  n  y  a  même  aujourd'hui  une  circonstance  de  plus,  c*est  qu*0D  ne  peut  pas  toigours 
obtenir  en  France  le  fer  dont  remploi  est  indispensable  et  forcé.  C'est  ce  qui  arrive,  par 
exemple,  à  plusieurs  de  nos  compagnies  de  chemins  de  fer,  qui  ne  peuvent  pas  obtenir 
de  rindustrie  française,  en  temps  utile,  les  rails  et  les  coussinets  nécessaires  à  rétablis- 
sement de  leurs  voies. 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  293 

être  ici  le  principe  le  plus  efficace  du  bon  marché.  Rappelons  les  prin- 
cipales circonstrâces  par  lesquelles  cette  vérité  s'explique.  Si  nous  en- 
trons à  cet  égard  dans  quelques  détails  un  peu  minutieux ,  qu'on  se 
souvienne  que  ces  détails  sont  une  réponse  nécessaire  aux  calculs  soi- 
disant  positifs  dont  les  comités  prohibitionistes  se  prévalent  aujourd'hui. 

On  sait  d'abord  que,  pour  un  constructeur  de  machines,  une  pre- 
mière épreuve  coûte  toujours  beaucoup  plus  à  établir  que  les  suivantes. 
Il  y  a  des  travaux  préparatoires  à  exécuter,  des  plans  à  dresser,  des 
dessins  à  faire,  des  modèles  en  bois  à  confectionner  pour  les  fondeurs* 
Ce  sont  là  des  préparations  nécessaires,  qu'on  ne  peut  éviter  dans  au- 
cun cas.  La  dépense  ne  laisse  pas  d'en  être  assez  considérable;  on  peut 
l'amortir  toutefois  en  la  répartissant.  Exécutés  pour  une  seule  machine, 
ces  travaux  peuvent  servir  ensuite  pour  toutes  celles  qu'on  établira  sur 
le  même  plan.  En  un  mot,  c'est  une  dépense  une  fois  faite.  Très  lourde 
quand  elle  retombe  tout  entière  sur  une  ou  deux  machines,  cette  dé- 
pense devient  presque  insignifiante  quand  elle  se  répartit  sur  un  grand 
nombre.  Or,  dans  un  pays  tel  que  la  France,  où  la  consommation  est 
faible,  il  n'arrive  que  trop  souvent  que  ces  sortes  de  dépenses  ne  sont 
utilisées  qu'une  ou  deux  fois,  et  cela  est  vrai  surtout  pour  les  grosses 
machines,  dont  l'usage  n'est  pas  très  général.  C'est  une  circonstance 
dont  le  constructeur  doit  tenir  compte,  s'il  ne  veut  pas  risquer  de  se 
constituer  en  perte.  Dans  les  pays,  au  contraire,  où  la  consommation 
est  très  étendue  et  très  active,  cet  inconvénient  est  beaucoup  moins  or- 
dinaire; il  y  a  bien  plus  de  chances  pour  qu'une  machine  se  répète,  et 
cela  seul  permet  au  constructeur  d'en  modérer  le  prix. 

Aux  frais  qu'entraiue  le  défaut  d'emploi  des  dessins  et  des  modèles,^ 
il  faut  ajouter  ceux  qui  résultent  des  erreurs  commises,  erreurs  qui, 
en  mécanique,  sont  à  peu  près  inévitables  dans  un  premier  essai.  Quel- 
que soin,  quelque  attention  qu'on  apporte  dans  une  première  épreuve,, 
il  est  bien  rare  que,  soit  le  chef  d'atelier,  soit  le  dessinateur,  soit  même 
les  ouvriers  qui  exécutent,  si  habiles  qu'ils  puissent  être,  ne  se  trom- 
pent pas  au  moins  dans  quelques  détails,  et  ces  erreurs,  il  faut  ensuite 
les  corriger,  ce  qui  entraîne  une  nouvelle  aggravation  du  prix  de  re- 
vient. Aussi  n'est-il  pas  extraordinaire  qu'une  première  épreuve  d'un 
mécanisme  donné  coûte  un  tiers  de  plus  que  les  suivantes.  C'est  dire 
assez  combien  il  importe  que  ces  épreuves  se  renouvellent  souvent. 

Lorsque  le  gouvernement  français  conçut,  il  y  a  quelques  années,  le 
projet  de  faire  construire  quatorze  gcands  bateaux  à  vapeur  pour  la 
navigation  transaUantique,  et  qu'il  prit  la  résolution  de  confier  la  con- 
struction des  appareils  mécaniques  à  l'industrie  française,  on  sait  qu'il 
répartit  sa  commande  entre  plusieurs  mécaniciens,  en  donnant  à  chacun 
d'eux  seulement  deux  machines  à  exécuter.  Cette  répartition  était  peut- 


SM  EBTVE  DES  i>EUX  JiONDES. 

être  nécessaire  alors,  et  nous  n'entendons  pas  la  Uâmer;  il  est  clair 
toutefois  qu'elle  devait  nécessairement  entraîner  un  mu*crolt  de  frais 
considérable.  S'il  avait  existé  en  France  un  atelier  assez  Vaste  et  assez 
bien  monté  pour  exécuter  seul  les  quatorze  machines  dans  le  temps 
voulu,  et  que  le  gouvernement  lui  eût  confié  la  commande  entière,  il 
l'eût  exécutée  sans  aucun  doute  avec  une  dépense  moindre  et  en  même 
temps  avec  une  rectitude  plus  grande.  En  supposant  les  quatorze  ma- 
chines pareilles  et  d'une  force  égale,  un  seul  plan,  un  seul  dessin  au- 
rait suffl;  les  mêmes  modèles  en  bois  auraient  pu  servir  pour  les  qua- 
torze machines,  et,  de  plus,  les  chances  d'erreur,  qui  pouvaient  être  si 
graves  dans  un  travail  de  ce  genre,  ne  se  seraient  présentées  qu'une 
fois.  A  ce  compte,  ce  constructeur  unique  aurait  pu  livrer  les  machines 
à  un  moindre  prix  et  réaliser  encore  de  plus  amples  bénéfices.  Or,  ré- 
pétons-le, cet  emploi  réitéré  des  mêmes  dessins  et  des  mêmes  modèles 
est  assurément  plus  fréquent  en  Angleterre  par  exemple,  où  la  con- 
sommation est  très  étendue,  qu'en  France,  où  elle  est  au  contraire  très 
bornée  et  très  restreinte.  Et  qu'on  ne  pense  pas  que  cette  observation 
se  justifie  seulement  quant  aux  appareils  d'une  forme  et  d'une  gran- 
deur inusitée,  comme  ceux  dont  nous  parlons;  elle  est  plus  ou  moins 
vraie  pour  toutes  les  machines,  quelles  qu'elles  soient.  Dans  toutes  les 
directions  du  travail,  il  est  bien  rare  qu'un  mécanicien  anglais  n'ait  pas 
à  renouveler  l'épreuve  d'une  même  machine  plusieurs  fois,  qu'il  n'ait 
pas  occasion  de  la  tirer,  s'il  est  permis  de  le  dire,  à  un  grand  nombre 
if  exemplaires,  tandis  qu'en  France,  les  épreuves  isolées  sont  très  fré- 
quentes, et  il  n'y  a  guère  d'atelier  où  on  n'en  rencontre  des  exemples 
tous  les  jours.  De  là,  pour  nos  constructeurs,  une  masse  incalculable 
de  faux  frais,  qui  retombent  sur  l'ensemble  de  leur  travail,  et  dont  les 
Anglais  sont  généralement  exempts.  Aussi  voit-on  qu'en  livrant  leurs 
machines  à  bas  prix  les  constructeurs  anglais  s'enrichissent,  tandis  que 
les  nôtres,  en  les  vendant  fort  cher,  se  ruinent. 

Ce  n'est  pas  tout.  On  a  souvent  remarqué,  en  faisant  de  cette  obser* 
vation  l'objet  d'un  reproche  ou  d'une  critique,  que  les  mécaniciens 
français  étaient  en  général  mal  outillés,  c'est-à-dire  qu'ils  avaient  dans 
leurs  ateliers  fort  peu  de  ces  machines-outils  qui  sont  d'un  si  grand 
secours  en  mécanique.  L'observation  était  fort  juste  il  y  a  quelques 
années;  elle  l'est  encore  dans  une  certaine  mesure,  bien  que  le  mal 
dont  on  se  plaint  s'atténue  heureusement  de  jour  en  jour.  C'était  là,  il 
faut  le  reconnaître,  et  c'est  encore  aiyourd'hui,  pour  la  plupart  de  nos 
mécaniciens,  une  plaie  bien  vive,  uue  cause  bien  grave  d'infériorité. 
Rien  de  comparable,  en  effet,  à  la  puissance  des  outils  en  mécanique, 
soit  pour  la  régularité  du  travail,  soit  pour  le  bas  prix.  Sur  ce  dernier 
point,  l'efficacité  des  outils  tient  quelquefois  du  prodige.  Telle  pièce  qui, 


LA  LIBERTÉ  DU  GOMMERCE.  996 

exécutée  à  la  main,  reviendra  à  i  00  francs  ou  davantage,  pourra  ne  coû- 
ter que  50, 30,  ou  même,  dans  certains  cas,  iO  francs,  si  elle  est  exécutée 
par  ime  machine.  Mais  pourquoi  les  mécaniciens  français  se  sont-ils 
pendant  si  long-temps  abstenus  de  l'emploi  de  ces  précieux  agens? 
Pourquoi  trouvons-nous  encore  tant  d'ateliers  en  France  où  les  outils 
sont  rares,  sinon  entièrement  inconnus?  C'est  que  l'emploi  de  ces  agens^ 
si  efficace  qu'il  puisse  être,  n'est  vraiment  utile,  ni  même  possible,  qu^à 
la  condition  expresse  d'une  consommation  étendue,  d'une  demande  ac- 
tive. Que  sur  l'exécution  de  telle  pièce  l'emploi  d'un  outil  puisse  réa- 
liser une  économie  de  50  francs,  c'est  fort  bien,  et  l'avantage  est  grand 
sans  aucun  doute;  mais  quoi  !  ^  vous  n'avez  à  exécuter  que  dix  ou  douze 
pièces  du  même  genre,  et  que  l'outil  coûte  lui-même  i,000  francs,  ce 
qui  est  peu,  où  sera  l'avantage  de  s'en  servir?  L'avantage  n'est  réel  que 
du  moment  où  on  a  exécuté  un  assez  grand  nombre  de  pièces  pour  ra- 
cheter d'abord  l'outil,  et  c'est  alors  seulement  que  le  bénéfice  com- 
mence :  d'où  il  suit  que,  dans  un  pays  tel  que  la  France,  où  la  consom- 
mation est  bornée,  et  elle  l'était  encore  plus  il  y  a  quelques  années 
qu'elle  ne  l'est  aiyourd'hui,  l'emploi  des  machines-outils  n'ofi're  bien 
souvent  que  des  avantages  trompeurs.  On  ne  peut  guère  se  le  per- 
mettre que  dans  certains  ateliers  privilégiés,  qui,  soit  par  la  grandeur 
générale  de  leurs  commandes,  soit  par  la  spéciaUté  de  leurs  travaux, 
sont  assez  heureux  pour  trouver  la  répétition  fréquente  des  mêmes 
pièces,  et  là  même  les  outils  ne  sont  vraiment  utiles  que  pour  certains 
emplois.  Un  des  associés  de  la  maison  Sharp  et  Roberts,  de  Manchester, 
disait,  il  y  a  environ  quinze  ans,  au  rapport  du  docteur  Ure  (1),  qu'il 
voulait  arriver  à  exécuter  mécaniquement  toutes  les  pièces  de  ses  ma- 
chines, quelles  qu'elles  fussent,  et  quelque  forme  qu'elles  dussent 
prendre.  Ce  langage,  tout  hardi  qu^il  était,  pouvait  convenir  peut-être 
à  un  mécanicien  anglais,  qui,  d'ailleurs,  a  fait  ses  preuves,  et  dans  un 
atelier  dont  la  clientèle  est  immense.  L'exécution  du  projet,  si  elle  était 
réalisable,  pouvait  conduire,  dans  la  situation  où  se  trouvait  le  mécani- 
cien, à  de  magnifiques  résultats.  En  France,  un  tel  projet  avorterait  né- 
cessairement dans  la  pratique,  et  le  mécanicien  qui  le  concevrait,  si  ha- 
bile qu'il  pût  être,  serait  assurément  un  fort  mauvais  spéculateur.  Eût-il 
tout  le  talent,  tout  le  génie  nécessaire  pour  le  mener  à  terme,  il  tom- 
berait avant  de  l'avoir  exécuté.  Ce  qui  pourrait  être  en  Angleterre  une 
source  abondante  de  bénéfices  serait  en  France  une  cause  certaine  de 
mine.  L'usage  des  machines^utils  est  donc  forcément  plus  borné  en 
France  qe'il  ne  l'est  ^i  Angleterre,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres' 
causes  de  l'infériorité  de  nos  constructeurs  sur  leurs  rivaux. 

(I)  PMIofopMé  éê§  mÊnufaciung^ 


296  R£VLE  DES  DELX  MONDES. 

Ce  qui  ajoute  encore  à  la  gravité  de  ces  faits,  c'est  que^  dans  un  pays 
où  la  consonunation  est  bornée,  la  spécialité  des  travaux  est  impossiblie. 
Gomment  se  tenir  constanunent  à  un  même  genre  de  machines,  lors- 
que, dans  aucun  genre,  les  commandes,  toujours  disputées  d'ailleurs 
par  quelques  concurrens,  ne  sont  assez  nombreuses  ou  assez  impor- 
tantes pour  entretenir  l'activité  d'un  atelier?  Vainement  les  mécaniciens 
comprendraient-ils  tout  l'avantage  qu'il  y  aurait  pour  eux  à  spécialiser 
leur  travail;  ils  ne  sont  pas  maîtres  de  choisir.  Us  sont  forcés,  pour  la 
plupart,  d'accepter  indifierenunent  toutes  les  commandes  qu'on  veut 
leur  faire,  sous  peine  de  laisser,  les  trois  quarts  du  temps,  leurs  ateliers 
inoccupés.  Ils  réunissent  donc  toujours  plusieurs  genres;  ils  dissémi- 
nent leurs  forces;  ils  multiplient  sans  mesure  leurs  moyens  d'action, 
leurs  essais  et,  avec  les  essais,  les  chances  d'erreur,  et  c'est  ainsi  qu'ils 
augmentent  de  toutes  les  manières  la  proportion  des  frais.  Ce  n'est  pas 
dans  la  mécanique  seulement  que  cette  observation  se  justifie;  elle  s'ap- 
plique malheureusement,  avec  plus  ou  moins  de  justesse,  à  presque 
toutes  nos  industries,  et  Dieu  sait  combien  il  en  résulte  de  dépenses 
inutiles  dont  on  ne  tient  pas  compte  !  Même  dans  l'industrie  des  tissus, 
où  il  semble  que  les  travaux  soient,  par  leur  nature,  plus  réguliers 
qu'ailleurs,  la  spécialité  est  trop  souvent  absente.  On  la  rencontre,  par 
exemple,  à  un  certain  degré  dans  la  filature  du  coton,  la  plus  grande, 
la  plus  active  de  nos  industries  manufacturières,  car  il  est  assez  ordi- 
naire que  chaque  manufacturier  y  choisisse  son  genre  de  travail  et  s'y 
tienne;  mais  cette  spécialité  est  déjà  moins  sensible  dans  la  filature  delà 
laine,  industrie  moins  étendue,  et  elle  est  presque  entièrement  in- 
connue dans  la  filature  du  lin,  qui  est  en  France,  comme  chacun  sait, 
la  plus  restreinte  de  toutes  les  fabrications  du  même  ordre.  Là  chaque 
ûlateur  fait,  s'il  est  permis  de  le  dire,  un  peu  de  tout;  aussi  ne  fait-il 
rien  avec  la  suite,  avec  la  régularité  et  surtout  avec  l'économie  néces- 
saire. Il  passe  d'un  travail  à  un  autre  à  chaque  instant,  selon  1^  varia- 
tions de  la  demande,  forcé  de  multiplier  ainsi  les  déplacemens,  les 
faux  frais,  les  pertes  de  temps  et  de  matière,  pour  aboutir,  en  fin  de 
compte,  à  un  travail  moins  parfait.  Ainsi  le  commande  l'état  actuel  de 
oette  industrie  dont  le  débouché  est  malheureusement  trop  restreint 
pour  que  la  spécialité  s'y  mette.  Il  n'y  a  que  les  praticiens  et  les  prati- 
ciens éclairés  qui  puissent  dire  tout  le  désavantage  qui  en  résulte.  Mais 
cet  inconvénient  est  surtout  sensible  en  mécanique;  c'est  là  que  la  ra- 
reté des  grandes  commandes  et  les  changemens  trop  fréquens  dans  le 
travail  font  le  désespoh*  des  maîtres  et  conduisent  à  la  ruine  finale  des 
ateliers. 

Il  y  a  en  France  tel  mécanicien  que  nous  pourrions  nommer  qui , 
depuis  quinze  ou  vingt  ans^  construit  invariablement  la  même  ma- 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  297 

chine  à  vapeur.  Il  a  raison  en  ce  sens  qu*il  évite  par  là  la  répétiffin  des 
frais  de  dessin  et  de  modèles,  eu  même  temps  que  les  chances  d'er- 
reur; c'est  une  économie  réelle.  Le  type  qu'il  a  choisi  est  d'ailleurs  fort 
bon;  peut-être  même  était-il  supérieur  à  tous  les  autres  avant  les  per- 
fectionnemens  introduits  depuis  quelques  années  dans  la  construction 
de  ces  appareils.  Malheureusement  l'usage  des  machines  à  vapeur  est 
trop  borné  en  France  pour  que  l'exécution  d'un  seul  type,  si  excellent 
qu'il  puisse  être,  suffise  à  entretenir  l'activité  d'un  atelier.  Sur  le  nombre 
des  industriels  qui  ont  besoin  d'un  moteur,  combien  y  en  a-t-il  à  c|ui 
ce  type  convienne?  C'est  une  machine  à  condensation,  ce  qui  suppose 
l'emploi  journalier  d'une  quantité  d'eau  considérable,  circonstance  qui 
seule  rend  la  machine  impropre  pour  tous  les  établissemens,  et  ils  ne  sont 
pas  rares,  où  l'eau  n'abonde  pas.  En  outre,  cette  machine  représente» 
dans  son  état  normal,  une  force  de  40  chevaux,  ce  qui  exclut  encore  tous 
ceux  des  industriels  qui  demandent  une  force  supérieure  ou  moindre, 
n  est  vrai  que,  pour  se  prêter  aux  circonstances,  on  la  violente  un  peu, 
de  manière  à  lui  faire  représenter,  selon  les  cas,  une  force  de  30  ou  de 
50  chevaux,  en  augmentant  ou  en  diminuant  les  dimensions  des  cy- 
lindres, au  risque  de  troubler  par  là  l'harmonie  des  diverses  parties  du 
mécanisme.  On  a  beau  faire  cependant,  on  ne  peut  avec  tout  cela  se 
prêter  qu'à  un  petit  nombre  de  besoins,  et,  malgré  l'excellence  de  la 
machine,  les  commandes  sont  rares.  Qu'en  arrive-t-il?  C'est  que  l'ate- 
lier où  elle  se  construit  est  fort  souvent  inoccupé,  ou  que  le  chef,  vou- 
lant travailler  et  ne  pouvant  mieux  faire,  accepte  des  commandes  in- 
certaines ou  se  charge  de  machines  de  hasard,  qui  rapportent  rarement 
ce  qu'elles  coûtent.  D'autres  mécaniciens,  désireux  de  répondre  à  toutes 
les  commandes  qui  leur  sont  faites  et  peut-être  plus  consciencieux  eu 
cela,  varient  au  contraire  leurs  types  et  leurs  modèles  à  l'infini;  mais 
aussi  ils  multiplient,  dans  la  même  proportion,  leurs  frais,  et  il  arrive 
qu'avec  tout  le  talent  nécessaire,  toute  l'activité  désirable,  chargés 
d'ailleurs  de  commandes  de  toutes  les  sortes,  on  peut  bien  le  dire,  car 
les  exemples  n'en  sont  malheureusement  pas  rares,  ils  marchent  à  leur 
ruine.  Rien  de  tel  en  mécanique  que  la  spéciaUté  des  travaux,  c'est  eu 
même  temps  la  meilleure  garantie  de  la  rectitude  des  résultats  et  le 
principe  le  plus  efficace  du  bon  marché;  mais,  il  faut  bien  le  recon- 
naître, cette  spécialité  n'est  à  sa  place  que  là  où  la  consommation  est 
grande  pour  chaque  produit.  C'est  cette  circonstance,  n'en  doutons  pas, 
qui,  jointe  à  l'usage  plus  général  des  machines-outils,  fait  la  grande  et 
incontestable  supériorité  des  mécaniciens  anglais  sur  les  nôtres.  Or, 
pour  que  la  consommation  s'étende,  une  condition  est  nécessaire  :  c'est 
le  bas  prix  du  fer. 
C'est  en  suivant  ainsi  une  industrie  dans  ses  applications  et  dans  sa 

TOME  xvu.  20 


898  RBVUB  DES  DEUX  fliOïîDES. 

marclft ,  qu'on  reconnaît  avec  effroi  combien  la  cherté  des  naatières 
premières  entraîne  après  elle  de  conséquences  funestes.  À  ne  considérer 
que  le  fait  matériel ,  on  serait  tenté  de  croire  que  le  haut  prix  du  fer 
n'influe  que  médiocrement  sur  le  prix  final  des  produits  qui  en  dérivenl 
Prenez  telle  machine  au  li^sard ,  constatez  le  poids  du  métal  brut  d'où 
elle  sort,  et  peut-être  trouyerez-vous  qpe  le  renchérissement  de  70  ou 
80  pour  iOO  que  le  prix  du  fer  a  subi  en  conséquence  du  monopole  des 
maîtres  de  forges  se  résout  en  une  augmentation  de  10  pour  iOO  sur  la 
valeur  du  produit  final  (i).  Mais  pour  combien  compterez-vous  la  rareté 
et  l'incertitude  des  conunandes ,  la  multiplication  stérile  des  dessins  et 
des  modèles,  la  répétition  fréquente  des  erreurs  et  des  corrections  né- 
cessaires dans  des  épreuves  sans  cesse  renouvelées,  l'absence  de  Tou* 
tillage  enfin  et  tant  d'autres  circonstances  fâcheuses,  conséquences  na- 
turelles du  renchérissement  que  le  haut  prix  du  fer  entraine?  11  vous  est 
impossible  de  le  dire,  et  le  mécanicien  lui-même  ne  le  sait  pas.  Ce  qu'il 
sait,  parce  que  sa  pratique  journalière  le  lui  démontre,  c'est  qu'il  lui  est 
impossible  de  soutenir,  dans  la  situation  où  il  se  trouve,  la  concurrence 
étrangère,  et  c'est  de  ce  fait  pratique  qu'il  s'autorise  pour  réclamer  le 
maintien  du  système  restrictif,  cause  première  de  tout  le  mal. 

Pour  soutenir  les  mécaniciens  français  dans  l'état  d'infériorité  où  les 
tient  le  monopole  des  maîtres  de  forges,  on  leur  accorde  à  leur  tour 
Une  protection  qui  peut  être  évaluée,  en  moyenne,  à  30  ou  35  pour  100 
de  la  valeur  de  leurs  produits.  Ce  n'est  pas  trop,  et,  pour  notre  part^ 
tant  que  le  monopole  s'étendra  sur  la  matière  première,  nous  trouve^ 
rons  cette  protection  convenable  et  juste.  Croit-on  cependant  que  cette 
faveur  les  dédommage?  11  s'en  faut  de  beaucoup.  On  leur  assure  à  peu 
près  le  marché  national,  c'est  vrai,  mais  un  marché  national  desséché 
et  appauvri.  On  les  garantit  contre  la  concurrence  étrangère,  après  les 
avoir  mis  hors  d'état  de  la  soutenir;  mais  leur  rend-on  au  dedans  cette 
Gonsonunation  étendue,  ce  débouché  facile  et  courant,  ces  larges  et 
fructueuses  commandes,  qui  font  la  prospérité  tout  aussi  bien  que  la 
puissance  de  leurs  rivaux?  Non;  leur  industrie  végète  et  se  traîne  dans 
un  état  d'infériorité  maladive,  et  ils  se  traînent  avec  elle  au  milieu  des 
incertitudes  et  des  déboires  qui  accompagnent  naturellement  une  situar 
tion  toujours  précaire.  Qui  osera  dire  qu'il  ne  vaudrait  pas  mieux  pour 
eux  se  passer  de  toute  protection ,  s'ils  étaient  débarrassés  en  même 
temps  du  fardeau  qui  rend  la  protection  nécessaire?  Qu'on  leur  rende 
le  bas  prix  du  fer,  en  y  joignant,  comme  complément  indispensable,  le 
bas  prix  du  charbon,  et  leur  industrie  grandira.  Cela  fait,  qu'on  leur 

(1)  On  comprend  que  la  proportion  varie  beaucoup,  selon  qu'il  j  a  plus  ou  nioios  4e 
travail  dans  une  machine. 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  2d9 

retire  aussi  la  protection  qui  les  couvre,  non  pas  tout  d'un  coup,  mais 
à  mesure  qu'ils  auront  pu  s'organiser  en  vue  de  leur  situation  nouvelle. 
A  ces  conditions,  la  concurrence  étrangère,  loin  de  leur  être  fatale,  ne 
fera  que  les  fortifier  davantage,  soit  en  leur  offrant  des  exemples,  soit 
en  développant  encore  mieux  dans  leurs  ateliers  le  principe  si  fécond 
de  la  spécialité  des  travaux.  C'est  alors  qu'ils  jouiront,  sur  un  marché 
agrandi  où  ils  ne  connaîtront  plus  de  maîtres,  d'une  prospérité  réelle, 
que  toutes  les  faveurs  du  régime  présent  sont  impuissantes  à  leur 
donner. 

Il  va  sans  dire  que  la  protection  de  30  à  35  pour  iOO  qu'on  accorde 
aiûourd'hui  aux  mécaniciens,  pour  les  dédommager  tant  bien  que  mal 
de  la  cherté  du  fer  qu'ils  emploient,  est  faite  aux  dépens  des  manufac- 
turiers qui  se  servent  des  machines.  Ainsi  le  mal  se  communique,  et 
non  pas,  comme  on  l'a  vu,  en  s'atTaiblissant.  Si  la  cherté  artificielle  du 
fer  affecte  d'une  manière  si  grave  le  travail  du  mécanicien,  pour  com- 
bien comptera-t-on  dans  les  manufactures  l'influence  du  renchérisse^ 
ment  artificiel  des  machines?  A  cet  égard,  les  manufacturiers  consultés 
ont  ordinairement,  surtout  lorsqu'ils  sont  protectionistes,  deux  poids  et 
deux  mesures.  S'agit-il  d'établir  le  chiffre  de  la  protection  qui  leur  est 
nécessaire,  ils  enflent  leur  estimation;  vient-on,  au  contraire,  mettre 
en  balance  devant  eux  les  avantages  et  les  charges  du  régime  protec- 
teur, pour  leur  faire  comprendre  les  funestes  illusions  de  ce  régime, 
ils  atténuent  aussitôt  les  résultats  (1)  :  dans  l'un  et  l'autre  cas,  ils  se 
trompent,  parce  qu'ils  négligent  toujours,  sans  le  savoir  ou  sans  y 
prendre  garde,  les  principaux  élémens  de  ce  calcul.  Une  seule  consi- 
dération entre  mille  fera  comprendre  toute  la  vanité,  toute  l'insuffi- 
sance de  ces  évaluations.  Quand  les  machines  sont  à  bas  prix,  les  in- 
dustriels qui  s'en  servent  craignent  peu  d'en  changer  et  adoptent  sans 
effort  tous  les  progrès  que  le  temps  amène.  Il  n'en  est  pas  ainsi  là  où 
les  machines  sont  chères,  et  l'on  entrevoit  d'ici  les  conséquences.  Le 
plus  grand  des  fllateurs  de  lin  de  l'Angleterre,  M.  Marshall,  de  Leeds, 
a  renouvelé  trois  fois  son  matériel  en  peu  d'années,  et  c'est  par  là  qu'il 
s'e^t  maintenu  constamment  au  niveau  du  progrès.  Que  Ion  propose 
donc  à  un  filateur  français  d'en  faire  autant!  Outre  que  les  capitaux 
sont  plus  rares  en  France,  les  machines  y  sont  trop  chères  pour  qu'on 
se  permette  des  satisfactions  semblables  :  aussi  n'y  faut-il  guère  moins 
qu  un  incendie  pour  déterminer  dans  un  établissement  quelconque  ua 
changement  si  radical.  En  général,  le  fabricant  français  garde  ses  ma- 
chines telles  qu'elles  sont,  et  les  fait  fonctionner  tant  bien  que  mal^us- 

(1)  11  est  juste  de  dire  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  à  cet  égard  de  mesure  exacte  et  gêné* 
raie,  parce  que  cela  varie  beaucoup  selon  le  genre  de  la  fabrication. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  parfaite  usure.  De  là  vient  qu'à  côté  d'un  petit  nombre  d'établis- 
semens  nouveaux,  qui  n'ont  rien  à  envier  aux  plus  beaux,  aux  meil- 
leurs établissemens  de  l'Angleterre,  nous  en  comptons  un  plus  grand 
nombre  d'autres  qui  sont  arriérés  de  quinze  ou  vingt  ans.  Le  fait  est 
grave,  et  il  explique  bien  des  choses.  Qui  songe  pourtant  à  en  tenir 
compte  dans  ses  calculs?  Demandez  au  chef  de  l'un  de  ces  établisse- 
mens arriérés,  et  ce  sont  ordinairement  les  plus  ardens  protectionistes, 
|M>ur  quelle  proportion  le  haut  prix  de  ses  machines  entre  dans  la  va- 
leur de  ses  produits  :  il  supputera  l'intérêt,  il  y  joutera  l'amortisse- 
ment, qu'il  portera  d'autant  plus  bas  que  les  machines  auront  duré  da- 
vantage; il  se  gardera  bien  de  faire  entrer  dans  son  calcul  le  tribut 
journalier,  et  bien  autrement  considérable,  qu'il  paie  à  l'imperfection  de 
ses  instrumens,  à  l'insuffisance  des  procédés  vieillis  dont  il  use.  Qu'on 
ajoute  à  tout  cela  la  lenteur  ordinaire  des  installations  pour  les  établis- 
semens nouveaux,  dans  un  pays  où  la  mécanique  n'a  pas  tout  le  déve- 
loppement et  toute  la  puissance  qu'elle  devrait  avoir  :  lenteur  si  coû- 
teuse et  souvent  si  fatale;  qu'on  y  ajoute  encore  la  nécessité  pour  le 
manufacturier  d'une  plus  grande  mise  dehors,  qui  amoindrit  ses  res- 
sources, dans  un  pays  où  les  capitaux  sont  rares,  et  le  jette  souvent^ 
dès  le  début,  dans  une  situation  précaire,  et  on  se  fera  une  idée  un  peu 
plus  juste,  quoique  bien  insuffisante  encore,  de  la  funeste  influence  que 
ïe  monopole  des  maîtres  de  forges  étend  sur  nos  manufactures.  , 

C'est  ainsi  que  le  fardeau  du  privilège,  jeté  sur  un  des  premiers  élé- 
mens  du  travail,  va  retombant  de  proche  en  proche  sur  chacune  des 
branches  successives  de  la  production,  en  acquérant  à  chaque  fois  une 
gravité  nouvelle.  Nous  avons  suivi  cet  enchaînement  de  conséquences» 
autant  qu'il  nous  était  permis  de  le  faire,  dans  une  des  directions  du 
travail;  on  le  retrouverait  de  même  dans  toutes  les  autres.  Il  va  sans 
dire  que  les  observations  qui  précèdent  s'appliquent  avec  plus  ou  moins 
de  force  aux  matières  premières  en  général  :  il  est  clair  pourtant  qu'il 
n'est  point  d'autre  matière  dont  le  bas  prix  importe  autant  à  la  prospé- 
rité industrielle  d'un  pays. 

Aux  yeux  de  bien  des  gens ,  la  question  de  l'existence  de  l'industrie 
du  fer  en  France  revient  à  ceci  :  Conserver  cette  industrie  avec  ses  pri- 
vilèges actuels,  ou  se  résigner  à  la  perdre.  C'est  ainsi  qu'elle  a  été  posée 
bien  souvent,  soit  par  les  partisans,  soit  par  les  adversaires  du  mono- 
pole, bien  que  les  uns  et  les  autres  la  tranchent  diversement  selon  le 
point  de  vue  où  ils  se  placent.  Certes,  si  le  pays  nous  paraissait  réelle- 
ment placé  dans  cette  alternative  fâcheuse,  pour  notre  part,  nous  n'hé- 
^teiions  pas;  mieux  vaudrait  assurément  renoncer  à  fabriquer  du  fer 
en  France  que  de  l'obtenir  toujours  aux  conditions  accablantes  que 
nous  subissons  depuis  trente  ans.  Quoi  qu'on  en  dise ,  il  n'y  a  aucune 


LA  LIBKKT&  DU  COHVRICS.  301 

nécessité  à  ce  qu'un  pays  produise  lui-même  le  fer  dont  il  use.  La 
crainte  que  Ton  manifeste  parfois  d'en  manquer  en  temps  de  guerre 
est  pour  le  moins  déraisonnable;  elle  serait  même  puérile  si  elle  n'était 
pas  feinte  et  manifestée  le  plus  souvent  pour  des  motifs  intéressés.  La 
France  est  entourée,  Dieu  merci  I  d'im  assez  grand  nombre  de  pays 
producteurs  de  fer  pour  que  la  crainte  de  manquer  de  ce  métal  néces- 
saire ne  la  préoccupe  en  aucun  temps,  et,  à  supposer  même  une  con- 
flagration générale  de  l'Europe,  conune  celle  qui  eut  lieu  sous  la  répu- 
blique et  sous  l'empire ,  il  resterait  toujours  assez  de  points  de  notre 
territoire  accessibles  aux  étrangers  pour  que  ce  produit  nous  arrivât 
abondamment.  Si  un  grand  nombre  de  produits  nécessaires  ou  utiles 
nous  ont  manqué  durant  les  guerres  de  l'empire,  ce  n'était  pas,  comme 
on  affecte  de  le  dire,  que  l'étranger  refusât  de  nous  les  apporter;  c'est 
que  nous-mêmes  7  par  une  politique  que  nous  nous  abstiendrons  de 
qualifler  ici ,  nous  refusions  de  les  admettre.  La  crainte  d'être  privés  de 
fer  au  moment  du  besoin  nous  paraîtrait  donc  une  bien  faible  considé- 
ration dans  le  débat,  et  ce  n'est  pas  en  vue  de  ce  danger  chimérique 
que  nous  voudrions  voir  sacrifier  sans  mesure  et  sans  terme  tous  les 
intérêts  vivans  du  pays.  Heureusement  l'alternative  posée  n'est  pas  sé- 
rieuse. Est-il  vrai  que,  sous  un  régime  de  liberté,  l'industrie  du  fer  pé- 
rirait? Cest  là  une  face  nouvelle  de  la  question,  ou  plutôt  c'est  une 
nouvelle  question  à  traiter,  sur  laquelle  on  ne  saurait  jeter  trop  de  lu- 
mière, et  c|ui  mérite^  à  ce  titre,  que  nous  en  fassions  l'objet  d'un  examen 
particulier, 

Ch.  CoguBUii. 


RECEPTION 


DE  M.  DE  RÉMUSAT 


A  UAGABÉHIB  FRANÇAISE. 


H.  ROTEB-COLUUD. 


Si  la  fadeur  de  Véloj^e  et  la  pompe  un  peu  creuse  de  la  forme  passent 
pour  les  défauts  qui  trop  souvent  accompagnent  et  qui  parfois  même 
constituent  le  discours  de  réception,  on  doit  rendre  cette  justice  à  T  Aca- 
démie française  qu'elle  se:nble  depuis  quelque  temps  prendre  à  tâche 
de  Ten  garantir,  en  lui  donnant  plus  de  piquant  ou  plus  de  sérieux. 
Certes,  on  n'accusera  pas  de  fadeur  les  dernières  séances,  et,  si  la 
louange  trop  continue  et  à  trop  forte  dose  risque  d'eniormir  l'audi- 
toire, il  faut  convenir  qu'il  a  dû  se  tenir  très  éveillé.  Il  a  pu  se  deman- 
der même  si  ce  vieil  adage,  a  on  doit  des  égards  aux  vivans,  on  ne  doit 
aux  morts  que  la  vérité,  »  ne  recevait  pas  là  quelquefois  un  démenti, 
et  si  ce  n'étaient  pas  par  hasard  les  morts  qui  étaient  flattés,  et  les  vi- 
vans  qui  subissaient  le  jugement  rigoureux.  S'il  faut  appliquer  des 
noms  propres  à  ce  que  nous  disons  ici,  n'était-ce  pas  là,  à  vrai  dire,  une 
impression  bien  naturelle,  lorsqu'on  voyait,  par  exemple,  M.  Victor 
Hugo  rendant  à  l'honnête  M.  Campenon  une  justice  qu'il  est  permis  de 
trouver  plus  que  bienveillante,  sauf  à  rabattre  sur  le  compte  du  nou- 


ACADÉHIB  FRANÇAISE.  303 

vel  élu  le  surplus  de  Téloge,  ou  Fauteur  de  Cinq-Mars,  après  avoir 
tracé  de  H.  Etienne  un  portrait  que  les  amis  du  mort  trouvent  légère- 
ment idéalisé,  cité  lui-même  par  la  raison  sévère  d'un  homme  d*état 
devant  le  tribunal  de  la  vérité  historique  et  littéraire?  De  pareils  spec- 
tacles étaient  bien  faits  pour  étonner  ceux  qui  pensent  que  ces  solen- 
nités ne  sont  et  ne  peuvent  être  que  des  tournois  de  complimens.  Peut- 
être  même  pouvaient-ils  avec  quelque  apparence  de  raison  en  emporter 
la  crainte  qu'en  laissant  pénétrer  chez  elle  plus  de  franchise  et  de  li- 
berté, l'Académie  française  n'ouvrît  en  même  temps  accès  aux  habi- 
tudes agressives  de  la  tribune  politique.  Pour  nous,  nous  aimons  mieux 
ne  reconnaître  dans  ce  qui  s'est  passé  que  le  symptôme  un  peu  vif 
peut-être  de  l'heureuse  innovation  qui  conciliera  davantage  la  louange 
avec  la  vérité;  nous  croyons  qu'il  serait  au  moins  prématuré  de  craindre 
qu'on  ne  loue  plus  assez  à  l'Académie.  Mais  ce  qu'on  peut  approuver 
sans  réserve  et  sans  inquiétude,  c'est  le  caractère  généralement  plus 
sérieux  de  ses  réunions.  Ce  qui  n'était  autrefois  qu'une  exception  assez 
rare,  je  veux  dire  un  discours  qui  contînt  une  idée  quelconque,  semble 
de  plus  en  plus  devenir  la  règle.  Non-seulement  les  révérences  sont 
moins  longues,  non-seulement  les  critiques  ou  les  restrictions  tem- 
pèrent davantage  l'hyperbole  des  congratulations,  mais  la  peinture 
des  hommes  marquans  et  des  temps  où  ils  ont  vécu  est  présentée  en 
termes  moins  généraux  et  moins  vagues,  et  quand  ni  le  héros  mort,  ni 
le  héros  de  la  solennité  (ce  qui  peut  se  rencontrer),  ne  fournissent  une 
sufflsante  matière,  on  se  plaît  davantage  à  agiter  à  leur  propos  quel- 
ques-unes des  questions  que  soulèvent  l'art,  l'histoire,  la  politique,  la 
philosophie.  C'est  une  habitude  dans  laquelle  l'Académie  fera  bien  de 
persévérer,  suivant  en  cela  le  goût  du  siècle  et  sa  propre  destination. 
N'est-ce  pas  le  secret  du  talent,  surtout  quand  il  se  présente  avec  l'at- 
trait de  curiosité  et  de  faveur  qui  s'attache  aux  noms  connus,  de  savoir 
captiver  à  ces  hauts  sujets  même  un  auditoire  un  peu  frivole?  Toucher 
avec  rapidité,  mais  avec  précision  et  clarté  quelque  point  offert  par  la 
poésie  ou  la  langue,  par  l'histoire  ou  la  théorie  littéraire,  par  la  pra- 
tique des  affaires  publiques  ou  le  développement  de  l'esprit  humain^ 
faire  plutôt  des  étude&que  des  éloges,  être,  en  un  mot,  autant  que  le 
sujet  indiqué  le  permet,  sérieux  par  le  fond,  en  même  temps  qu'in- 
génieux ou  éloquent  par  l'expression,  voilà  le  type  peu  commun,  il 
faut  l'avouer,  peu  facile,  nous  en  convenons,  mais  non  toutefois  inac- 
cessible, que  nous  voudrions  voir  se  réaliser  de  plus  en  plus  dans  ce 
genre  de  discours  où  pendant  si  long-temps  la  phrase  a  régné  en  sou- 
veraine absolue. 

On  pouvait  se  convaincre  que  ce  n'est  point  là  un  idéal  chimérique, 
un  portrait  de  fantaisie,  en  écoutant  M.  de  Rémusat  venant  prendre 
séance  à' la  place  laissée  vacante  par  M.  Roye^Collûrd.  Le  discours  du 


30i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

récipiendaire  exprimait  au  vif  Ihomme  qu'il  célébrait  Ce  n'étaient  pas 
le  ton  exalté  et  les  digressions  pompeuses  du  panégyrique,  mais,  ainsi 
que  nous  le  demandions,  une  étude,  une  étude  éloquente.  Ceux  qui 
ont  eu  rhonneur  d'approcher  M.  Royer-Collard,  ceux  qui  le  connaissent 
seulement  par  ses  écrits,  ceux-là  le  voyaient  revivre  peu  à  peu  dans 
sa  personne  et  dans  sa  pensée.  Ceux  qui  de  lui  n'avaient  qu'une  vague 
idée  étaient  mis  au  fait  de  cette  figure  à  la  fois  si  calme  et  si  mobile, 
si  vive  en  sa  gravité,  et  dans  ses  contrastes  toujours  si  franche  et  si  ac- 
cusée. Deux  mots  peuvent  définir  le  discours  de  M.  de  Rémusat,  un  des 
plus  remarquables  que  l'Académie  ait  de  long-temps  entendus  :  il  est 
élevé  d'idées,  élégant  et  brillant  de  langage.  Ces  qualités,  plus  particuliè- 
rement de  circonstance,  sont  celles,  comme  on  le  sait,  qui  dominent  chez 
l'écrivain,  lequel  n'avait  qu'à  s'abandonner  à  sa  nature  pour  être  au 
tondu  sujet  et  dans  les  convenances  du  lieu.  Ce  qui  ne  frappe  pas  moins 
dans  le  discours  du  récipiendaire,  c'est  une  netteté  décisive,  c'est  un 
jugement  dont  la  vérité  pleine,  sans  amener  toujours  avec  elle  le  cor- 
tège des  preuves,  fait  supposer  tout  ce  qu'elle  implique  aux  esprits  au 
courant  de  la  matière,  et  en  même  temps  pénètre  sans  peine  dans  les 
intelligences  qu'elle  trouve  peu  préparées.  Quant  à  l'intérêt,  M.  de  Ré- 
xnusat  n'avait  pas  à  le  créer,  il  n'avait  qu'à  le  tirer  d'une  mise  en 
œuvre  habile  des  élémens  offerts  par  le  sujet.  L'embarras  n'était  que 
dans  la  richesse  même  des  matériaux,  et  un  tact  bien  sûr  était  néces- 
saire pour  faire  un  choix.  Pour  ne  pas  trop  dire,  il  fallait  tout  savoir. 

M.  de  Rémusat  a  vivement  saisi  cette  diversité  d'aspects,  et  il  s'en  est 
servi  pour  caractériser  fortement  dès  le  début  le  personnage  qu'il  rem- 
place, a  Les  politiques  ont  été  rarement  des  philosophes,  les  philoso- 
phes ne  sont  pas  toujours  des  sages;  ni  les  philosophes,  ni  les  poUtiques, 
ni  les  sages,  ne  sont  pour  cela  des  écrivains.  H.  Royer-CoUard  a  été  un 
politique,  un  philosophe,  un  écrivain ,  un  sage,  et  de  plus  un  homme 
plein  d'imagination  et  de  passion ,  d'un  esprit  hardi  et  réglé,  grave  et 
piquant,  inflexible  et  mobile,  dont  le  caractère  ne  se  laissait  dompter 
que  par  la  conscience,  et  qui  maintenait  l'unité  de  sa  vie  moins  encore 
par  la  puissance  de  la  raison  que  par  celle  de  la  vertu.  »  En  annonçant 
ainsi  l'homme  qu'il  voulait  peindre,  M.  de  Rémusat  s'engageait  à  le 
présenter  sous  tous  ces  points  de  vue.  Il  fallait  que  le  philosophe,  que 
le  politique,  que  l'écrivain ,  que  le  sage,  j'ajoute  aussi  que  l'homme  qui 
à  tant  de  dignité  unissait  tant  de  singularité,  fussent  exprimés  pour 
ainsi  dire  tour  à  tour  et  en  même  temps  (  car  ils  se  mêlent],  et  dans  la 
variété  des  nuances,  et  dans  cette  unité  de  raison  et  de  vertu  qui  do- 
mine tous  les  contrastes.  Ajoutez ,  pour  rendre  la  tâche  plus  vaste  en- 
core, que  sa  vie  touche  et  tient  mtimement  aux  soixante  années  les  plus 
fécondes  de  notre  histoire. 

A  peine ,  en  rappelant  quelques-unes  des  vues  si  grandes  et  si  vraies 


ACADÉMIE  FRANÇAISE.  305 

exprimées  dans  le  beau  travail  de  M.  de  Rémusat,  y  joindrons-nous 
quelques  vues  de  détail ,  quelques  aperçus  secondaires.  M.  de  Rémusat 
a  parlé  avec  intérêt  des  premières  années  de  cette  existence  soumise 
de  bonne  heure  à  la  forte  discipline  de  l'étude  et  des  mœurs.  La  famille 
de  M.  Royer-Collard  y  ainsi  que  la  plupart  de  celles  qui  habitaient  la 
peltite  ville  de  Champagne  où  il  naquit,  conservait  comme  un  culte 
pieux  le  souvenir  et  les  traditions  de  Port-Royal.  Les  livres  et  les  émi- 
nens  personnages  de  Port-Royal  suscitèrent  ses  premières  admirations^ 
ce  furent  là  ses  grands  hommes  de  Plutarque.  On  peut  dire  qu'ils  don- 
nèrent la  forme  non-seulement  à  sa  croyance,  mais  à  sa  pensée,  et 
même,  à  quelques  égards,  à  son  caractère.  Il  en  aima  de  bonne  heure 
la  foi  sérieuse  associée  à  cette  ferme  opposition  en  face  de  Fautorité.  Il 
en  garda  le  haut  bon  sens,  Fardeur  de  la  conviction ,  la  logique  véhé- 
mente au  besoin  armée  d'ironie,  et  le  caractère  imposant.  Port-Royal 
passionné  et  raisonneur,  respectueux  et  Ubre,  eût  reconnu  M.  Royer- 
CoUard  pour  un  des  siens.  Certes  il  est  le  seul ,  dans  notre  siècle,  sur 
lequel  il  soit  permis,  je  ne  dis  pas  d'aCQrmer,  mais  de  hasarder  même 
un  tel  jugement.  Serait-ce  abuser  du  rapprochement?  Il  me  semble 
que,  par  suite  de  ce  même  désir  d'allier  la  liberté  avec  le  respect  du 
pouvoir  établi ,  le  rôle  de  M.  Royer-Collard  dans  le  gouvernement  a  été 
un  peu  celui  de  Port-Royal  dans  l'église.  L'attitude  de  l'un  devant  la 
royauté  me  rappelle  celle  de  l'autre  devant  la  cour  de  Rome,  une  op- 
position qui  se  tient  en  garde  contre  la  révolte,  une  indépendance  qui 
voudrait  ne  pas  être  hostile,  une  conviction  qui  proteste  avec  force, 
même  au  sein  de  la  soumission.  M.  Royer-Collard  ne  voulut  pas  faire 
hérésie  dans  la  monarchie  d'avant  i830,  mais  il  est  certain  qu'il  y  fit 
secte,  n  eut  l'air  d'un  révolutionnaire  aux  dévots  de  la  royauté,  et  parut 
un  peu  en  retard  aux  purs  libéraux.  C'est  juste  la  position  de  Port-Royal 
entre  les  catholiques  ultramontains  et  les  philosophes. 

M.  Royer-Collard  continua  et  compléta  cette  éducation  qu'il  reçut 
dans  la  famille,  d'abord  à  Chaumont,  puis  à  Saint-Omer,  sous  les  pères 
de  la  doctrine  chrétienne.  Telle  est,  pour  le  dire  en  passant,  l'origine 
assez  peu  connue  de  ce  mot  de  doctrinaire^  qui  lui  fut  plus  tard  attri- 
bué, ainsi  qu'à  ses  disciples,  à  titre  d'éloge  ou  d'injure.  Voici  à  quelle 
occasion  il  en  fut  baptisé.  M.  Royer-Collard,  enseignant  le  système  re- 
présentatif à  la  tribune  d'une  chambre  assez  peu  disposée  à  le  com- 
prendre, se  trouvait  amené  souvent  à  prononcer  le  mot  de  doctrine. 
«  Ah!  voilà  bien  les  doctrinaires,  »  s'écria  un  des  plaisans  de  la  majorité. 
Ce  nom  resta,  il  resta  dans  le  langage  de  la  tribune  et  de  la  presse,  sym- 
bole très  divers,  on  le  sait,  suivant  l'optique  des  partis. 

Reçu  avocat  a  Paris,  M.  Royer-Collard  put  y  contempler  un  spec- 
tacle bien  propre  à  élever  son  ame  déjà  si  haute  et  à  décider  des  prin- 
cipes d'un  esprit  naturellement  si  réfléchi.  C'était  le  temps  où  la  France, 


306  REVUB  DBS  DEUX  M0NBI8. 

fatiguée  des  excès  du  despotisme,  s'élançait  l'ers  la  liberté  avec  une 
conflance  généreuse  et  des  espérances  illimitées.  Dans  la  lutte  du  juste 
et  de  rii^uste,  M.  Royer-Collard  ne  pouvait  pas  ne  pas  prendre  parti, 
n  servit  la  révolution  contre  les  privilèges.  N'ayant  guère  plus  de  vingt- 
cinq  ans,  il  fut  nommé  président  de  la  section  de  File  Saint-Louis,  et 
Foutne  peut  s'empêcher  de  sourire  en  songeant  que  le  futur  théorici^i 
de  la  monarchie  constitutionnelle,  que  le  grave  philosophe  que  nous 
avons  connu  (c'est  un  trait  que  M.  Royer*Collard  aimait  à  raconter 
dans  sa  vieillesse),  était  souvent  alors  reconduit  jusqu'à  sa  demeure 
avec  des  transports  d'enthousiasme  par  les  porteurs  d'eau  qui  formaient 
lam^orité  de  ses  commettans.  Mais  à  de  glorieux  essais,  aux  fêtes  si 
fraternelles  de  la  révolution  pure  de  sang,  succédèrent  de  hideuses  sa- 
turnales. Aucun  de  ces  deux  spectacles  ne  fut  perdu  pour  M.  Royer- 
Cdlard.  Il  s'était  pénétré  de  la  grandeur  de  la  liberté  et  de  l'égalité  ci- 
vile; il  comprit  ce  que  c'est  qu'une  liberté  sans  contrôle  et  un  pouvoir 
sans  contre^poids.  C'est  de  ce  temps,  en  effet,  que  date  la  lutte  de  cette 
ame  si  ferme  dans  la  modération  contre  tous  les  excès,  quelle  qu'en  soit 
l'origine.  Il  n'attendit  pas  93  pour  protester  avec  énergie  contre  la  ty- 
rannie des  clubs  et  le  gouvernement  par  la  populace,  et,  quand  il  vit 
s'évanouir  ses  dernières  espérances  de  liberté  sage  et  de  royauté  res- 
pectée, portant  le  deuil  de  la  constitution  dans  son  cœur,  il  s'éloigna 
de  Paris.  Il  alla  demander,  dans  le  lieu  même  de  sanaissance,  l'oubli 
du  mal  à  l'étude,  à  la  réflexion  la  conviction  consolante  que  les  excès 
n'ont  qu'un  temps.  La  crise  en  effet  passa,  et  H.  Royer-Collard  revint  à 
Paris  en  i797  comme  député  de  son  département  aux  cinq-cents,  où  il 
plaida  pour  le  rappel  des  déportés  et  contre  le  serment  exigé  des  prê- 
tres, et  où  il  s'associa  à  toutes  les  mesures  de  modération.  C'est  à  cette 
époqueique,  frappé  de  la  fragilité  des  établissemens  essayés  tour  à  tour^ 
conifaincu  qu'il  faut  au  gouvernement  un  élément  de  stabilité  qui  ne 
peut  être  fourni  ^ue  par  le  passé,  et  fidèle  encore  au  beau  projet  de  89 
de  faire  adopter  la  liberté  à  l'ancienne  race  royale,  il  conunença  à 
mettre  «n  avant  le  dogme  de  la  légitimité.  Le  iS  fructidor  le  surprit  au 
milieu  de  ses  espérances  royalistes  et  le  frappa  même  en  annulant  son 
élection  sans  ébranler  ses  convictions  politiques.  H.  de  Rémusat  a 
donné  de  sa  conduite  et  de  ses  principes  à  cette  époque  une  explication 
empreinte  d'un  haut  caractère  de  vérité  et  d'intérêt.  Il  a  parlé  de  la  lé- 
gitimité avec  une  impartialité  qui  convient  à  l'histoire  et  qui  sied  bien 
aux  vainqueurs;  rendre  justice  à  tout  ce  qu'il  y  eut  de  vrai  ou  au  moins 
de  vraisemblable,  de  bon  ou  au  moins  d'honnête  dans  cette  conception 
politique,  c'était  montrer  ce  qui  était  capable  d'y  séduire  un  esprit  et 
une  ame  d'une  telle  trempe.  Pour  la  plupart,  en  effet,  la  légitimité  fut 
alors  une  passion  chevaleresque,  une  affaire  d'imagination  et  de  cœur; 
pour  H.  de  Talleyrand,  elle  fut,  en  1815,  au  congrès  de  Vienne,  un 


A€A1>ÉMIB  FRANÇAIS.  307 

expédieot  de  la  diplomatie  :  il  fallait  forcer  les  rois  coalisés  à  Toir  dans 
leur  triomphe  non  la  débite  de  la  France,  qu'il  leur  eût  été  peitnîs 
dè»-lor8  de  traiter  en  pays  Taincu,  mais  le  rétiMissement  pur  et  simple 
d'un  principe  ammun  à  toutes  le&  monarctiies,  qui  les  intéressait 
toutes,  et  que  la  révolution  avait  ébranlé;  pour  M;  Royer^CoUard)  ce 
fut  une  Tue  philosophique,  une  vérité  de  l'histoire,  un  dogme  de  la 
raison  sociale.  M;  Royer^Uard  a  été  légitimiste  d'une  façon  originale 
et  en  esprit  supérieur*  C'est  ce  qae  l'éloquent  commentaire  de  Mi  de 
Rémusat  établit  parfaitement. 

Sous  l'empire,  M.  Royer^CoUard  se  tint  à  l'écart.  Comme  l'a  dit,  avec 
une  insistance  bien  fondée,  son  successeur  à  l'Académie,  M.  Royer- 
Collard  détestait  la  force;  c'était  là  comme  le  fond  de  son  ame  :  qu'elle 
s^'appelle  pouvoir  du  peuple,  tyrannie  d'un  seul,  despotisme  des  as- 
semblées ou  dominationdu  sabre,  il  ne  cesse  de  la  flétrir  au  nom  du 
droit,  de  la  maudire  avec  une  sourde  odère;  il  n'est  donc  guère  éton- 
nant qu'il  n'ait  e«i  que  peu  de  goût  pour  le  régime  impérial.  Il  nous 
est  bien  facile  à  nous,  placés  à  distance,  d'absoudre,  de  glorifier  l'em- 
pire en  masse;  il'nous  est  bien  facile  de  n'y  voir,  avec  beaucoup  de 
gloire  au  dehors,  que  ce  grand  fait,  qui  à  nos  yeux  domine  et  effaoe 
tout,  le  triomphe  et  l'organisation  de  la  révolution  fraoaçaise.'  C'est  là 
une  idée  très  haute,  très  juste,  qui  fait  honneur  à  notre  jugement^  et 
ne  coûte  rien  à  notre  ooeur;  mais  de  près,  mais  quand  l'injustice  frapfie 
à  nos  côtés,  quamlUa' force  brutale  afOche  insolemment  le  mépris  de 
la  pensée,  qu'elle  emprisonne  ou  qu'elle  exile  lorsqu'elle  n'a  pu  réussir 
à  l'étouflèr  à  sa  naissance;  en  face  de  tous  ces  détails,  dont  les  uns 
sont  ridicules,  lès  autres  odieux,  et  beaucoup  l'un  et  l'autre  à  la  fois, 
il  est  bien  difScile  de  se  montrer  ainsi  philosophe,  et  je  ne  sais  s'il 
serait  bon  <fa'on  le  fûtt^op  aisément.  Ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que, 
à  entendre  par  là  une  sorte  d'indifférence  apathique,  M.  Royer-Collard 
ne  fut  pas  philosophe,  et  que  son  cœur,  qui  avait  encore  plus  besoin 
de  justice  que  son  esprit  de  vérité  pure,  ne  se  résigna  pas.  Convaincu 
de  Finutiliié  des  efforts  essayés  avant  le  temps,  il  renonça  aussi  à  toute 
relation  active  avec  le  parti  royaliste,  et  se  contenta  de  protester  contre 
la  force  en  refusant  de  lui  prêter  son  concours.  A  défaut  du. droit  que 
la  pratique  ne  lui  montrait  pas,  il  demanda  le  vrai  à  la  méditation. 
Cest  alors  qu'il  se  tourna  vers  cette  science,  première  étude  de  tous  les 
esprits  supérieurs  de  la  fin  du  dernier  siècle,  qui  déjà  avait  donné  Sieyès 
à  la  politique,  ver& cette  science  que  la  haine  et  les  défiances  du  pou- 
voir affectaient  de  nommer  dédaigneusement  l'idéologie. 

Hais  alors  le  monde  de  la  pensée  pure,  la  métaphysique,  avait  aussi 
son  souverain  absolu.  Condillac  y  régnait  à  peu  près  sans  contrôle,  et^ 
non  plus  que  son  omnipotence,  son  infaillibilité  ne  faisait  question.  Que 
sont  les  écrits  d'Helvétins-,  de  Saint-Lambert,  de  Volney,  de  Cabanis, 


308  RBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Destutt  de  Tracy?  Que  sont  les  préfaces  des  savans  astronomes,  chi- 
mistes,  naturalistes?  Un  développement,  un  commentaire,  une  appli- 
cation plus  ou  moins  directe,  ou  tout  simplement  une  reproduction  des 
principes  du  maître,  lesquels,  en  eux-mêmes,  sont  regardés  comme 
au-dessus  de  la  discussion,  rien  de  plus.  Ce  qu'avait  été  le  christianisme 
pour  la  scholastique ,  il  n*est  qu'exact  de  le  dire,  Condillac  le  fut  pour 
toute  la  métaphysique  et  pour  toute  la  science  contemporaines.  M.  Royer- 
GoUard  conmiença  d'abord  par  porter  le  joug  :  c'est  le  prix  ordinaire 
dont  les  systèmes  dominans  font  payer  l'honneur  de  les  combattre; 
mais,  une  fois  qu'il  eut  aperçu  le  faux  de  la  doctrine,  cet  esprit  si  décidé 
y  échappa  sans  retour  et  sans  réserve.  Même  au  moment  où  elle  est  le 
plus  dégagée  d'entraves  étrai^ères,  où  elle  se  possède  le  mieux  elle- 
même,  la  pensée  si  profonde,  si  originale  d'ailleurs,  de  Maine  de  Biran 
me  parait  conserver  toujours  je  ne  sais  quel  pli  obstiné  laissé  par  le 
condiUacisme.  Avec  une  admirable  énergie ,  M.  de  Biran  arrache  la 
volonté  à  la  sensation ,  et  la  montre ,  toute  vive  et  toute  libre ,  se  mou- 
vant au  miUeu  du  monde,  où  tout,  hormis  elle,  est  si^et  de  la  fatalité; 
mais  s'agit-il  de  l'intelligence,  cette  pensée  si  ferme  chancelle,  et, 
comme  embarrassée,  se  tourne  vers  les  nerfs,  le  cerveau,  la  sensation. 
Quant  à  M.  Laromiguière,  qui  ne  sait  que  cet  esprit  si  net  et  si  lumineux 
ne  réussit  jamais  qu'à  s'émanciper  à  demi?  M.  Royer-Collard  n'a  pas 
gardé  trace  de  la  philosophie  de  Condillac.  Au  reste ,  en  reconnaissant 
une  si  franche  indépendance,  gardons-nous  de  rien  exagérer;  M.  Royer- 
Gollard  n'en  a  pas  besoin  :  son  mérite,  ce  fut  de  se  réveiller  le  premier, 
de  se  réveiller  bien  complètement;  mais  il  ne  se  réveilla  que  grâce  aux 
avertissemens  d'une  philosophie  étrangère.  Un  volume  de  l'Écossais 
Thomas  Reid,  traduit  en  1768  et  qui  avait  passé  inaperçu ,  fut  pour  lui 
le  signal  de  la  régénération  et  lui  servit  à  jeter  la  philosophie  française 
dans  des  voies  nouvelles. 

De  puissantes  raisons  et  des  analogies  frappantes  devaient  attirer 
H.  Royer-Collard  vers  le  philosophe  d'Edimbourg.  D'abord  ce  que  pro- 
clame Reid  avant  tout,  c'est  la  méthode  d'observation  et  d'analyse, 
c'est-à-dire  la  méthode  même  que  Condillac  prêche  sans  cesse,  mais 
sans  s'y  astreindre  :  les  habitudes  d'esprit  de  M.  Royer-Collard  se  trou- 
vaient donc  ainsi  ménagées,  et,  d'accord  sur  la  méthode,  il  ne  s'agis- 
sait plus  que  de  juger  les  deux  philosophes  sur  la  fidélité  qu'ils  lui  gar- 
daient. Ensuite,  ce  qui  éclate,  ce  qui  respire  à  chaque  page  de  Reid, 
c'est  le  bon  sens,  c'est  l'honnêteté.  Quels  attraits  pour  M.  Royer-CoUardI 
L'analyse  appliquée  pour  la  première  fois  avec  un  désintéressement 
absolu  de  toute  vue  systématique  à  la  nature  humaine,  la  phUosophie 
considérée  comme  l'expression  réfléchie  du  sens  commun,  des  prin- 
cipes également  éloignés  du  sensualisme  dominant  et  des  rêveries  qui 
se  mêlent  à  la  philosophie  du  xvu**  siècle,  un  spiritualisme  soUde  et 


ACADÉMIE  FRANÇAISE.  30^ 

décidé,  mais  sage  et  conciliateur,  tous  ces  mérites  qui  sont  propres  à 
la  doctrine  écossaise  allaient  merveilleusement  à  un  esprit  plus  désireux 
de  savoir  avec  certitude  que  de  supposer  avec  génie,  et  dont  la  supéricH 
rite  n*est  aussi  que  la  forme  la  plus  haute  du  bon  sens. 

Presque  tous  les  réformateurs  en  philosophie,  avant  d'entrer  dans  le 
détail  de  leurs  doctrines,  commencent  par  prononcer  le  mot  d'atThmchia* 
sèment;  ils  attirent  du  moins  l'attention  par  Tattrait  de  quelque  grande 
et  éclatante  question,  capable  de  frapper  universellement  les  esprits^ 
et  dont  ils  promettent  une  solution  nouvelle  et  décisive.  Telle  ne  fut 
point  la  marche  de  M.  Royer-Collard.  Appelé  en  iSli  à  la  chaire  de 
philosophie  de  la  Faculté  des  Lettres  par  la  confiance  de  M.  de  Fontanes^ 
et  du  consentement  de  l'empereur  qui  l'admit,  comme  l'a  dit  M.  deRé- 
musat,  a  bien  qu'il  ne  connût  pas  sa  personne,  et  qu'il  connût  sa  vie^ 
sur  la  foi  de  ses  principes,  d  il  ne  parla  pas  d'émancipation,  il  aborda 
la  réforme  philosophique  sans  bruit,  sans  éclat,  avec  fermeté,  mais  de 
côté  pour  ainsi  dire.  Sait-on  quelle  est  la  question  que  M.  Royer-GoUard 
posa  devant  ses  trois  auditeurs  de  la  première  leçon,  lesquels  allaient 
en  amener  tant  d'autres?  La  destinée  de  l'homme,  la  vie  future,  la  na-« 
ture  de  Dieu?  Non,  et  rien  qui  ressemble  à  ces  vastes  et  intéressans 
problèmes.  Il  vint  agiter  une  question  bien  aride,  bien  étroite  en  appa- 
rence, bien  étrange  surtout,  et  qui  dut  faire  sourire,  qui  va  faire  sou- 
rire encore,  j'en  suis  sûr,  plus  d'un  lecteur,  la  question  favorite  du  phi- 
losophe écossais,  la  question  de  savoir  si  le  raisonnement  peut  démon- 
trer l'existence  du  monde  extérieur  !  Prouver  que  la  philosophie  de  la 
sensation,  qui  fait  l'honneur  insigne  au  monde  extérieur  de  le  regarder 
comme  l'unique  source  de  nos  idées,  ne  nous  assure  nxéme  pas  de 
l'existence  de  ce  monde,  bien  plus,  qu'une  dialectique  sévère  conduit 
irrésistiblement,  et  de  fait  a  mené  les  sensualistesconséquens  et  profonds 
à  contester  la  réalité  de  la  matière;  prouver  à  tous  ces  esprits  qui  s'ap- 
pelaient avec  orgueil  des  esprits  pratiques,  des  philosophes  positifs,  que 
les  principes  de  Condillac  emportaient  fatalement  cette  conséquence  si 
peu  positive  et  si  peu  pratique,  le  doute  absolu  sur  les  objets  qui  nous 
entourent,^  quelle  gageure  1  Cela  ne  vous  paraît-il  pas  plutôt  le  pari 
d'un  homme  d'esprit  qui  se  serait  engagé  d'honneur  à  embarrasser 
Condillac  et  à  jouer  un  mauvais  tour  à  ses  collègues  en  philosophie» 
qu'une  thèse  sérieuse  et  de  métaphysicien?  Et  pourtant  ce  qui  sur- 
prendra bien  ceux  qui  ne  sont  pas  habitués  aux  difficultés  métaphy- 
siques, c'est  que  cette  thèse  était  vraie,  c'est  que  cette  conséquence  ab- 
surde, extravagante,  M.  Royer-Collard  ne  l'imposait  pas  arbitrairement 
à  l'école  qu'il  combattait;  elle  l'avait  elle-mêmç  dégagée,  elle  en  avait 
fait  gloire,  il  ne  s'agissait  que  d'arracher  le  même  aveu  à  ses  adepte^ 
trop  timides  :  voilà  la  vérité  que  peqdant  plus  de  deux  annéç^  M.  Royer- 
CoUard  ne  cessa  d'enviroaner  d'une  éclatante  lumière,  qu'il  ne  cess^ 


310  RBVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  démontrer  à  un  auditoire  de  jour  en  jour  plus  nombreux  et  plus 
persuadé,  la  logique  et  l'histoire  en  main.  Condillac  fut  convaincu  de 
chimère  et  dès-lors  il  fut  perdu,  il  fut  presque  déshonoré. 

Si  M.  Royer-Collard  se  fût  annoncé  en  régénérateur  du  spiritualisme, 
en  apôtre  des  doctrines  si  élevées,  si  brillantes,  au  fond  si  vraies,  de 
Descartes  et  de  Platon,  on  ne  Teût  pas  écouté;  le  siècle  eût  continué 
son  chemin  encore  assez  long-temps  peut-être.  Il  fallait  s'y  prendre 
plus  doucement:  il  fallait  user  d'adresse  dans  l'intérêt  de  la  vérité.  Mon- 
trer à  ces  intelligences  si  en  garde  contre  Thypothèse,  si  éveillées 
contre  tout  ce  qui  avait  l'air  de  la  rêverie,  que  c'était  Condillac  qui  était 
téméraire,  que  c'était  Reid  qui  était  toujours  sensé  et  plein  de  retenue, 
établir  jusqu'à  l'évidence  qu'un  spiritualisme  modéré,  renfermé  dans 
de  justes,  mais  inattaquables  limites,  répond  bien  mieux,  répond  seul 
et  à  l'esprit  de  ces  sciences  dont  on  était  si  fort  épris,  et  aux  besoins  du 
cœur  humain ,  déjà  bien  las  de  ne  rien  croire,  et  à  cette  liberté  politique 
dont  il  est,  pour  qui  sait  voir,  le  plus  solide  appui,  cette  méthode  était 
celle  qu'eût  conseillée  une  tactique  habile  pour  arriver  jusqu'aux  ames; 
mais  j'ai  hâte  de  le  dire  :  ce  ne  fut  point  une  tactique  pour  M.  Royer- 
Collard,  ce  fut  l'expression  fidèle  de  sa  propre  pensée,  qui  partageait  la 
disposition  commune,  même  en  s'en  séparant  sur  les  résultats.  Qu'est- 
ce  que  M.  Royer-Collard  en  métaphysique?  C'est  un  grand  esprit  très^ 
sûr,  très  pénétrant,  très  apte  aux  sciences,  dont  il  s'occupa  même  avec 
succès;  il  s'appliqua  un  jour  à  la  philosophie,  et  il  y  porta,  il  y  laissa  la 
profonde  empreinte  d'une  pensée  avant  tout  marquée  de  vigueur  et  de 
réserve.  Aussi ,  s'il  n'a  pas  vu  tout  le  vrai ,  tout  ce  qu'il  a  vu  est  vrai, 
n  a  conduit  les  esprits  jusqu'au  point  où  ils  pouvaient  aller,  et  lui-même 
ne  s'est  pas  avancé  au-delà,  aimant  mieux  restreindre  un  peu  son  ho- 
rizon et  le  dominer  tout  entier  :  il  n'en  a  que  mieux  préparé  ceux  qui 
le  continuent  en  le  dépassant.  C'est  lui  qui  a  formé  ces  jeunes  gens  qui, 
en  s' adressant  à  d'autres  jeunes  gens,  ont  propagé,  ont  étendu  la  ré- 
forme. M.  Royer-Collard  n'a  pas  rendu  inutiles,  sachons-le  bien,  les 
progrès  ultérieurs,  il  les  a  rendus  possibles,  et  le  plus  illustre  de  ses 
disciples,  le  chef  actuel  du  mouvement  philosophique,  M.  Cousin,  avait 
besoin  de  la  forte  circonspection  d'un  tel  maître  et  de  la  pré()aration  de 
ses  enseignemens  pour  modérer  son  propre  esprit  et  pour  enhardir 
celui  du  temps.  La  pierre  d'assise  était  posée,  le  monument  qu'elle  por- 
tait solide  autant  qu'étroit  :  il  fallait  l'élever  et  l'agrandir.  Il  s'est  heu- 
reusement trouvé  pour  achever  l'œuvre  des  mains  dignes  de  celles  qui 
l'avaient  commencée. 

Mais,  en  reconnaissant  l'immense  valeur  relative  de  M.  Royer-Collard 
en  philosophie,  on  peut  demander  aussi  quelle  est  sa  valeur  absolue. 
On  peut  demander  d'abord  s'il  ajouta  quelque  chose  à  la  vérité  philo- 
sophique, s'il  y  porta  le  génie  de  la  découverte.  A  cette  question  je  ré- 


acahèmib  française.  3{| 

ponds  hardiment  que  non.  Pour  le  fond  des  idées,  H.  Royer-Gollanl, 
c'est  Reid ,  tout  Reid ,  mais  rien  que  Reid.  La  discussion  qu'il  soulèye 
est  la  même,  les  argumens  qu'il  emploie  sont  les  mêmes,  les  doctrines 
psychologiques,  les  mêmes  encore  sans  exception  ni  réserve.  On  peut 
aussi  demander  si ,  à  défaut  de  rinyention ,  il  eut  cette  érudition  im- 
mense, cette  science  vaste  qui  élève  Bayle,  par  exemple,  jusqu'au  rang 
de  philosophe,  auquel  il  ne  pourrait  guère  prétendre  sans  eiÛe.  A  cette 
qu^ion  je  réponds  encore  qu'il  n'en  est  rien.  Que  savait  H.  Royer- 
Collard  en  abordant  renseignement  de  l'histoire  de  la  philosophie?  Q 
savait  son  Condillac  et  son  Reid.  Platon,  qni  plus  tard  devait  être  sa 
lecture  assidue,  il  l'ignorait  absolument;  Leibnitz ,  il  ne  le  connaissait 
qu'à  travers  les  appréciations  du  docteur  d'Edimbourg.  J'en  dirai  àVk^ 
tant,  à  mon  grand  regret,  de  la  philosophie  frança^,  de  la  philoso- 
phie du  xyu**  siècle.  Il  parle  de  fteiebranche  sur  la  loi  de  Reid,  et  oa 
connaît  de  Descartes  que  le  Discours  sur  la  Méthode;  encore  il  se  trompe 
avec  son  maître  sur  le  vrai  sens  de  sa  proposition  fondamentale  et  l'ao^ 
cuse  faussement  de  paralogisme.  M.  Royer-CoUard  n'est  donc  ni  vo^ 
venleur  ni  érudit.  Et  maintenant  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  notra 
pensée,  qu'on  n'aille  pas  attribuer  à  ce  jugement  en  apparence  si  sé^ 
vère  un  sens  qu'il  n'a  pas.  Non ,  ce  n'est  point  sa  condamnaltion  que  ja 
porte,  et  bien  loin  de  là  I  Cet  homme  qui  ne  fut  point  inventeur  est 
l'auteur  d'une  révolution,  cet  homme  qui  n'était  point  un  savant  a 
commencé  le  plus  grand  mouvement  d'érudition  philosophique  qd 
jamais  ait  été.  Comment  s'expliquer  une  anomahe  si  étimigeY  C'est  quU 
y  a  sous  cette  doctrine  d'emprunt  une  force  cachée  et  parlont  présentai 
c'est  qu'il  y  a  quelque  chose  de  plus  original  que  les  idées  ifu'il  6K«* 
prime.  Quoi  donc?  C'est  lui-même.  C'est  ce  qui  m'exphque  son  ia^ 
fluence.  Lisez  ses  leçons  de  philosophie,  vous  y  reucoalraa  à  cfaaqiia 
ligne  M.  Royer-Collard.  Vous  attachez-vous  au  fond  seul  des  preuves^ 
rien  ne  ressemble  plus  encore  une  fois  à  Thomas  Reid;  vous  alkactiaa^ 
v^us  à  la  forme,  à  l'exposition,  rien  n'y  ressemble  moins.  U  n'y  a  plus 
eoatre  eux  de  conmiun  que  je  ne  sais  quel  parfum  d'honnêteté  qui  piatt 
à  i'ame,  mais  d'hcmnéteté  plus  douoe  chez  le  professeur  êcossats,  plus 
élevée  et  plus  mâle  chez  M.  Royer-Collard.  Conmie  il  domme  sa  tache, 
€B«nme  il  lui  paraît  supérieur  1  Quelle  personnaUté  respire  jusque  dana 
le  sein  de  ces  abstraites  déductions!  Du  cercle  étroit  où  il  se  t)ontln6y 
quelles  échappées  rapides,  mais  sublimes,  v^«  le  monde  hmaibtel 
Comme  il  sait  découvrk*,  dam  les  qaestions  les  plus  étudngèroSi  oa 
semble,  à  la  pratique,  les  destinées  de  l'âme  et  le  bon  ordi^  des  sociétés 
qui  s'y  hrouvent  engagéesl  Enfin  comme  il  condense  kluniièM  et  comma 
il  presse  les  argumens  I  M.  Royer-Collard,  en  métaphysiqaê,^  comma 
toi^ours  un  homme  d'autorité  et  un  honune  d'opposition.  Gest  une  pa- 
role imposante  et  c'est  une  dialectique  acérée,  c  est  un  «seignement 


3i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  afflime  et  c'est  une  logique  qui  renverse.  Dirai-je  ce  qui  frappe 
avant  tout  dans  ces  leçons  qui  sont  des  discours,  ce  qu'on  ne  peut  jamais 
oublier  une  fois  qu'on  en  a  été  touché,  et  comment  n'en  serait-on  pas 
touché?  C'est  ce  ton  de  maître,  c'est  cette  voix  d'orateur,  c'est  cet  en- 
traînement passionné  de  la  logique  qui  vous  saisit  dès  le  début;  c'est 
cette  vive  peinture  des  opinions  aux  prises  ou  qui  semblent  se  dérober 
pour  ne  pas  se  laisser  arracher  la  conviction  de  l'absurdité  contenue 
dans  leurs  principes;  pour  tout  dire  enfin,  c'est  cet  accent  puissant  et 
énergique,  reconnaissable  entre  tous.  L'accent  !  voilà  ce  qui  fait  le 
grand  écrivain,  car  c'est  là  ce  qui  révèle  l'homme.  Pourquoi  donc  tant 
de  gens  autour  de  nous  qui,  dit-on,  écrivent  bien,  parlent-ils  tous  la 
même  langue,  ont-ils  tous  la  même  élégance  monotone  et  fluide,  sem- 
blent-ils tous,  avec  une  certaine  perfection  des  qualités  secondaires^ 
jetés  dans  le  même  moule?  C'est  qu'on  peut  être  un  esprit  assez  dis- 
tingué et  un  personnage  assez  médiocre,  c'est  qu'on  peut,  sans  passion 
et  sans  force,  sans  conviction  et  sans  ame,  acquérir  une  honnête  habileté 
dans  le  métier  d'écrire.  Cela  s'apprend  comme  autre  chose,  comme  la 
gynmastique  par  exemple,  comme  la  danse  ou  l'escrime,  comme  l'art 
de  faire  des  vers  latins;  il  n'y  faut  qu'un  peu  d'aptitude  et  beaucoup  de 
pratique.  Mais  une  grande  ame  ne  s'apprend  point,  mais  n'est  pas  qui 
Teut  une  personne  d'élite  dans  le  genre  humain.  Ce  que  j'admire  dans 
Pascal,  dans  Bossuet,  dans  Rousseau,  ce  n'est  ni  la  concision  mathéma- 
tique du  langage,  ni  la  pompe  et  l'éclat  extérieur  de  la  phrase,  ni  la 
coupe  savante  et  la  belle  harmonie,  c'est  l'ame  de  Rousseau,  de  Bos- 
suet, de  Pascal,  manifestée  par  le  ton,  mise  à  nu  et  à  chaque  instant 
trahie  par  l'accent.  Sans  être  leur  égal,  M.  Royer-Collard  est  de  leur  fa- 
mille, car  lui  aussi  il  a  un  accent  qui  n'appartient  qu'à  lui  seul  dans  la 
langue  française. 

C'est  ce  qui  fait  qu'en  passant  de  la  chaire  du  professeur  à  la  tribune 
du  député,  il  ne  devait  p0int  avoir  à  changer  ses  armes  et  à  rapprendre 
une  autre  éloquence.  Le  même  ton  affirmatif  et  convaincu ,  le  même 
enchaînement  puissant  et  serré,  la  même  ardeur  contenue,  la  même 
manière  de  poser  quelque  ferme  et  fécond  principe,  et  d'en  tirer  les 
conséquences  par  voie  de  déduction ,  en  un  mot,  le  même  ordre  de 
pensée  et  de  style  dont  il  combat  Locke  et  Condillac,  il  les  emploie 
contre  les  ministres  inconstitutionnels.  En  y  joutant  plus  de  cette  in- 
dignation profonde  contre  les  adversaires,  plus  de  ce  mépris  qu'il  laisse 
éclater  contre  les  mauvais  principes  si  voisins  de  l'application ,  les  ad- 
mirables discours  sur  le  sacrilège  et  sur  la  liberié  de  la  presse  trahis-^ 
sent,  à  ne  pas  s'y  méprendre,  le  même  auteur  que  la  leçon  célèbre  par 
laquelle  il  termine  son  cours  (le  philosophie.  C'est  la  même  méthode, 
c'est  la  même  touche.  Ce  qui  domine  dans  M.  Royer-Collard,  considéré 
comme  orateur,  ce  n'est  pas  la  facilité  et  la  finesse  (bien  qu'il  en  ait 


ACADÉIIIE  FRANÇAISE.  319^ 

beaucoup,  mais  d'une  espèce  toute  différente),  comme  dans  Benjamia 
Constant,  ni  Téclat  extérieur  de  la  parole  et  Tentratnement  de  la  pas^ 
sion  comme  dans  le  général  Foy  :  c'est  la  force  de  la  méditation,  Tarn* 
pleur  de  la  forme,  la  vigueur  de  l'expression,  l'élévation  continue  dq 
ton,  avec  une  haute  ironie  qui  en  tempère  sans  en  altérer  le  sérieux^ 
Ajoutons  à  de  tels  caractères  une  perfection  de  détail  qui  achève^  de  faire 
de  ces  discours  des  œuvres  d'art  accomplies. 

Nous  avons  essayé  de  caractériser  le  rôle  et  la  valeur  de  M.  Royer-^ 
CoUard  en  philosophie ,  sans  redouter  même  quelques-uns  de  ces  dé^ 
tails  techniques  qui  confirment,  qui  expliquent  plus  qu'ils  ne  complé-» 
tent  le  jugement  qu'a  porté  H.  de  Rémusat  sur  cette  partie  des  travaux 
de  son  prédécesseur.  11  nous  resté  à  rappeler  encourant  les  principaux 
actes  de  l'homme  politique.  M.  de  Rémusat  les  a  commentés  de  la  façou 
la  plus  éclatante  et,  selon  nous,  la  plus  définitive. 

On  sait  comment  les  événemens  de  1814  rejetèrent  H.  Royer-CoUard 
de  la  paisible  arène  des  idées  et  des  systèmes  dans  l'arène  plus  périls 
leuse  des  partis.  Les  Bourbons  parurent  après  la  longue  attente  de 
quelques  fidèles,  ils  parurent  à  la  France  fatiguée  comme  un  gage  né** 
cessaire  de  paix  et  de  liberté;  mais  la  dernière  leçon  qu'apprennent  les 
gouvememens,  c'est  que  le  pouvoir  se  ruine  par  ses  abus  comme  la  Ii« 
berté  par  ses  excès.  Des  réactions  furent  le  coup  d'essai  du  nouveau 
règne. 

Il  est  inutile  de  rappeler  les  fautes  de  la  première  restauration  qui 
rendirent  sa  chute  si  prompte  et  si  populaire,  l'opinion  publique  bra^ 
vée  comme  à  plaisir,  les  vieilles  formes  de  la  justice  en  partie  rétablies 
par  M.  Dambray,  l'armée  humiliée  et  désorganisée,  ta  toute-puissance 
d'un  favori ,  H.  de  Blacas,  l'affectation  impoUtique  que  mettait  un  roi 
d'ailleurs  sensé  et  habile  à  donner  aux  débris  des  dernières  assemblées 
le  nom  d'assemblée  des  notables,  et  à  la  charte  celui  d'ordonnance  dô 
réformation.  M.  Royer-Collard ,  qui  dès  long-temps  s'était  fait  de  la 
légitimité  et  de  son  alliance  avec  l'esprit  nouveau  une  idée  toute  diflé-i^ 
rente,  fut  révolté  de  ces  défis  insensés  jetés  à  l'opinion;  il  jugeait  néan^ 
moins  que  le  pouvoir  avait  besoin,  dans  ces  circonstances  extraordi-^ 
naires,  d'une  force  qui  le  fût  aussi.  Disons  toute  la  vérité  :  étranger  aux 
violences,  opposé  à  de  ridicules  essais  de  contre-révolution,  lui-même 
n'échappa  point  entièrement  au  mouvement  réactionnaire  qui  poussait 
les  royalistes  à  se  défier  du  sentiment  public  et  de  la  liberté  de  la  presse^ 
Nommé  directeur  de  la  librairie,  il  approuva  la  censure  préventive, 
qu'il  devait  plus  tard  combattre  avec  énergie.  U  est  vrai  qu'il  eut  soii\ 
de  déclarer  qu'il  ne  la  regardait  que  comme  une  nécessité  transitoire^ 
et  qu'il  s'était  rassuré  d'avance  sur  les  eff<»ts  de  la  loi  par  le  choix  dea 
censeurs  :  c'était  là  atténuer  et  non  effacer  ce  qu'il  faut  bien  appeler  une 

TOME  XMU  2^ 


3i4  REVUE  DES  VEUX  mmm. 

infraction  à  ses  principes.  Au  reste,  la  seconde  re^tanriitfofn  Te  vît  sans 
fléchir  fidèle  à  son  rôle  de  modération  énergiqne  et  conciliatrice. 

Nouvellement  rétabli,  s'étant  mieux  mis  en  garde  contre  les  hommes 
de  l'ancien  régime,  le  gouvernement,  sous  la  direction  de  M.  de  Tal- 
leyrand  à  l'extérieur  et  de  M.  Pasquier  à  l'intérieur,  annonçait  des  dis- 
positions plus  douces  pour  les  vaincus  et  plus  favorables  aux  principes 
de  la  révolution.  M.  Royer-CoUard  soutint  vivement  la  loi  d'amnistie. 
Il  combattit  l'élection  à  deux  degrés ,  qui ,  en  parafissant  accorder  à  la 
nation  une  part  plus  considérable  par  Faugmeritation  des  électeurs, 
pouvait  devenir  un  puissant  instrument  entre  les  mains  des  privilégiés 
par  leur  influence  sur  les  classes  inférieures;  mais  l'œuvre  capitale  de 
M.  Royer-Collard,  à  cette  époque,  l'œuvre  qui  sufOrait  à  elle  seule  a 
fixer  son  nom  dans  l'histoire,  c'est  la  part  immense  qu'il  prit  à  la  réor- 
ganisation de  l'Université. 

Le  15  août  1815,  M.  Royer-Collard,  associé  à  MM.  de  Saey,  Frayssi- 
nous  et  Cuvier,  fut  nommé  président  de  la  commission  d'iûstruclion 
publique. 

Fondée  par  la  loi  de  1806,  organisée  par  le  décret  du  17  mars  1808, 
l'Université  de  France  avait  été  abolie  par  une  ordonnance  royale  du 
il  février  1815.  Mieux  éclairée,  mais  ne  pouvant  encore  se  détacher  de 
ses  préventions  défavorables,  la  seconde  restauration  prit  un  moyen 
terme.  L'Université  fut  maintenue,  mais  le  graud-maitre  supprimé  et 
le  conseil  royal  d'instruction  publique  aboli.  La  puissance  executive  du 
premier  et  le  pouvoir  délibératif  du  second  se  trouvèrent  concentrés 
entre  les  mains  d'un  comité  d'instruction  publique.  H.  Royer-Collard^ 
pensant  que  cette  accumulation  de  pouvoirs  ne  serait  qu'un  empêche^ 
ment  à  l'action  de  l'Université,  se  porta  pour  le  défenseur  de  l'an- 
cienne hiérarchie.  Il  soutint  une  double  lutte  et  contre  les  ennemis  de 
l'Université,  qui,  revenant  à  la  charge,  voulaient  qu'elle  cessât  de  faire 
un  corps,  et  contre  ses  partisans  trop  tièdes,  qui  consentaient  à  la  laisser 
mutiler.  Aux  prétentions  de  H.  Laine,  qui  demandait  à  la  rédoire  aux 
proportions  d'une  simple  division  de  l'intérieur,  aux  censures  de  M.  de 
Yillèle,  il  opposa  cette  belle  définition  que  rt/nii)èrêiité,  c'est  l'état  ap^ 
pliqué  à  la  direction  générale  de  l'éducation  publique.  Il  eut  raison  de 
toutes  les  résistances.  Le  1^'  septembre  1830,  la  commission  prenait  le 
nom  de  conseil  royal  dinstruction,  et  le  1"'  juin  1^822  voyait  réftablir  le 
titre  et  les  attributions  du  grand-maître. 

Autant  de  temps  que  le  gouvernement  de  la  restauration  fit  preuve 
de  quelque  sagesse  et  parut  consentir  à  supporter  la  liberté,  H.  Royer- 
Collard  se  montra  un  de  ses  dévoués  serviteurs.  Quand  H.  Decazes  vint 
proposer  la  loi  nouvelle  sur  la  suspension  de  la  liberté  individuelle 
comme  un  adoucissement  apporté  à  celle  du  ^octobre  4815,  qui  devsàt 


ACADÉMIE  FRANÇAISE*  3i5 

demeurer  abrogée,  aoDonçant  d'ailleurs  comme  garantie  «  que  mille 
arrestation  politique  ne  pourrait  plus  avoir  lieu  sans  la  signature  das 
ministres  et  d'un  secrétaire  d'état,  que  le  détenu  aurait  le  droit  d'êtee 
interrogé,  que  le  gouvernement  français  renonçait  à  la  faculté  de  faiire 
passer  les  citoyens  d'un  département  dans  un  autre,  enfin  que  la  loi 
même  cesserait  d'être  en  exercice  le  !•' janvier  1818,»  M.  Royer-Co)- 
lard  soutint  cette  proposition,  mais  il  la  soutint  avec  réserve.  Il  fit 
sentir  fortement  qu'il  était  pressé  de  sortir  des  lois  d'exception,  a  J'ai- 
merais presque  autant,  messieurs,  sgoutait-il,  qu'on  n'eût  pas  déguisé 
le  pouvoir  arbitraire  sous  cette  espèce  de  parure  légale,  car  la  plus  sûoe 
défense  que  l'on  puisse  garder  contre  le  pouvoir  arbitraire,  quand  on  a 
le  malheur  d'en  avoir  besoin,  c'est  de  lui  laisser  sa  véritable  physio- 
nomie et  de  l'appeler  par  son  nom.  » 

La  loi  d!élection.de  1817,  si  violemment  combattue  par  le  parti  de  la 
réaction  royaliste,  fournit  une  nouvelle  preuve  de  sa  fidélité  au  régime 
représentatif.  Cette  loi,  fondée  sur  le  principe  de  l'élection  directe,  et 
accordant  le  droit  de  sufiVage  à  tout  citoyen  âgé  de  trente  ans  et  qui 
payait  300  francs  de  contributions  directes,  fut  attaquée  par  l'extrênie 
droite  comme  une  loi  révolutionnaire.  Dans  un  troisième  et  orageux 
débat,  cinquante-quatre  orateurs  furent  entendus.  M.  Royer-CoUard 
se. prononça  pour  le  maintien  de  la  loi.  Désireux  de  compléter  le  sys- 
tème représentatif,  il  élabora  dans  le  conseil  d'état,  de  concert  avec 
IfH.  de  Serre  et  Guizot,  un  projet  de  loi  sur  la  presse,  reconnu  pour  une 
des  œuvres  les  plus  belles  qui  aient  jamais  été  écrites  sur  la  matière. 

Mais  le  temps  de  la  sagesse  n'était  pas  venu ,  il  ne  devait  même  pas 
venir.  M.  Decazes  fut  dépassé  par  son  propre  parti.  H.  Royer-Gollard  ne 
pensa  pas  qu'il  pût  continuer  à  servir  comme  fonctionnaire  un  gouver- 
nement que  sa 'conscience  lui  ordonnait  de  combattre  comme  député.  Il 
se  démit  de  sa  place  de  conseiller  d'instruction  publique,  et,  sans  sortir 
un  instant  du  calme  qui  convenait  à  sa  dignité  et  de  la  légalité  la  plus 
stricte,  il  appartint  dès-lors  à  l'opposition.  Quand  l'assassinat  du  duc  de 
Berry  et  l'élection  de  l'abbé  Grégoire  eurent  donné  une  recrudescence 
nouvelle  aux  exigAicesdu  parti  vainqueur,  quand  ceux  qui,  par  l'ap- 
point perfide  de  quatre-vingts  voix,  avaient  décidé  l'élection  du  régi- 
cide, venaient  s'en  faire  une  arme  contre  le  système  électoral  en  vi- 
gueur, H,  Royer-CoUard  fit  entendre  de  sévères  parolesj  il  flétrit  des 
mesures  qui  attentaient  à  la  vérité  de  la  constitution,  et  signala  comme 
un  présage  funeste  et  extraordinaire  «  cette  anarchie  qui,  repoussée  de 
la  société,  s'est  réfugiée  au  cœur  du  pouvoir.  )>  Cependant  ce  ministère, 
qu'il  taxait  d'excessive  faiblesse  devant,  la  m^orité  et  d'excessive  vio- 
lence devant  la  révolution,  parut  trop  modéré  à  la  droite;  elle  le  ren- 
versa, et;  pour  qu'elle  fût  satisfaite ,  M,  de  Villèle  parut  aux  affaires. 


316  R£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  1821  à  1888,  ropposition  de  M.  Royer-Collard  fut  active,  suivie, 
opiniâtre.  Placé  entre  les  quatre  cent  dix  de  H.  de  Villèle  et  les  dix-sept 
de  la  gauctie,  il  était  à  lui  seul  le  centre  gauche  de  la  chambre,  ne  voû- 
tant pas  aller  au-delà  de  la  charte  de  1815,  mais  ne  voulant  pas  non 
plus  en  rien  céder.  A  chaque  proposition  émanée  du  pouvoir,  U  parut 
Bur  la  brèche.  Droit  d'aînesse ,  septennahté  de  la  chambre ,  loi  sur  le 
sacrilège,  sur  la  suppression  de  la  liberté  de  la  presse,  toutes  ces  inspi- 
rations d'un  gouvernement  saisi  de  vertige,  il  les  combattit  avec  vigueur, 
avec  une  hauteur  de  vues  qui  n'appartint  qu'à  lui.  En  1827,  M.  Royer- 
Collard,  pour  prix  d'une  lutte  si  dignement  soutenue,  remporta  un 
double  honneur  :  il  fut  appelé  par  l'Académie  française,  qui  s'adjoignit 
dans  sa  personne  le  philosophe  éloquent,  le  puissant  orateur,  et  aussi 
rénergique  défenseur  de  cette  liberté  de  la  presse  en  faveur  de  laquelle 
TAcadémie  protestait  par  l'organe  de  MM.  de  Chateaubriand,  Michaud, 
Lacretelle  et  Villemain;  il  fut  nommé  par  sept  collèges  électoraux, 
triomphe  unique  dans  nos  fastes  parlementaires  !  On  peut  dire,  en  efTet, 
qu'en  ce  moment  M.  Royer-Collard  représentait  la  France,  qui  ne  dési- 
rait pas,  qui  ne  voulait  pas  de  révolution  nouvelle,  mais  qui  désirait  et 
voulait  qu'on  acceptât  les  grands  résultats  de  celle  qu'elle  avait  faite. 

L'espérance  un  instant  ranimée  par  le  ministère  conciliateur  de 
M.  de  Martignac  dura  peu.  M.  de  Polignac  et  Charles  X  s'entendirent 
pour  mettre  fin  à  une  position  fausse,  en  poussant  le  mal  à  l'extrême. 
Le  nouveau  ministère  se  déclara  franchement  contre  toutes  les  idées 
qui  avaient  prévalu  en  France  depuis  quarante  ans.  Le  roi,  ajoutant  au 
discours  rédigé  par  le  ministère  des  phrases  menaçantes,  vint  signifier 
à  la  chambre  qu'elle  eût  à  sacrifier  toute  libre  opposition.  M.  Royer- 
Collard,  comme  président  de  la  chambre ,  par  la  fameuse  adresse  des 
221 ,  vint  signifier  à  son  tour  à  la  royauté,  d'ailleurs  en  des  termes  pleins 
de  calme  et  de  respect,  la  nécessité  de  choisir  entre  l'acceptation  franche 
et  loyale  du  gouvernement  représentatif  ou  la  désaffection  nationale. 
Inutiles  paroles!  le  gouvernement  faisait  de  son  aveuglement  une  af- 
faire de  conscience  et  même  de  religion.  Avec  tout  l'entêtement  des 
mauvais  systèmes,  avec  tout  l'emportement  des  convictions  sincères, 
mais  étroites  et  fausses,  il  marcha  sans  relâche  aux  abîmes,  et  la  vieille 
monarchie  tomba. 

Elle  tomba,  et  M.  Royer-Collard,  qui  lui  avait  donné  son  appui  et  ses 
bienveillans  avertissemens,  l'accompagna  de  ses  regrets.  Il  ne  prit  au- 
cune part  à  la  révolution  qui  la  renversait.  H  consentit  pourtant  à  faire 
partie  de  la  nouvelle  chambre,  parce  qu'il  vit  l'ordre  en  péril ,  et  sou- 
tint le  pouvoir  par  dévouement  pour  la  société.  C'est  ainsi  qu'il  pro- 
nonça l'éloge  funèbre  de  Casûnir  Perler.  Fidèle  à  son  principe,  l'al- 
liance du  pouvoir  et  de  la  liberté ,  il  combattit  la  coalition  comme 


ACADÉMIE  FRANÇAISE.  317 

contraire  aux  conditions  de  l'un,  et  les  lois  de  septembre  comme  atten- 
tatoires à  l'autre.  Plongé  dès-lors  dans  une  sorte  de  contemplation  mé« 
ditatire,  il  n'en  sortit  plus  que  par  de  Yiyes  saillies  de  raison  et  des  mots 
d'une  mordante  ironie.  II  laissait  tomber  assez  souyent  quelqu'une  de 
ces  paroles  souveraines  qui  semblent  le  jugement  de  la  postérité  sur 
un  homme  ou  sur  une  question,  et  qui  couraient  rapidement,  recueillies 
avec  une  avide  curiosité.  Cette  justice  dans  la  sévérité,  nous  devons  le 
dire  toutefois,  ne  se  retrouvait  pas  toujours  dans  les  traits  échappés  à 
la  verve  chagrine  du  vieillard.  H.  Royer-Collard,  comme  les  gens  qui 
ont  beaucoup  vécu,  et  peut-être  comme  sont  un  peu  portés  à  le  faire  les 
esprits  réfléchis,  était  assez  disposé  à  prendre  tout  en  mépris.  Il  y  avait 
à  cela  une  raison  plus  intime.  Les  plus  grandes  âmes,  non  plus  que 
celles  du  vulgaire,  ne  demeurent  étrangères  à  cette  soufh'ance  un  peu 
aigre  qui  suit  la  déception  des  longues  espérances,  et,  n'ayant  pu  réussir 
à  fonder  cette  alliance  qu'il  avait  rêvée  de  la  branche  atnée  et  des  idées 
nouvelles,  peut-être  était-il  à  son  insu  poussé  à  se  venger,  sur  ce  qui 
l'environnait,  de  ses  illusions  détruites.  Au  reste,  cette  opposition  n'é- 
tait pas  dangereuse;  die  ne  se  témoignait  que  par  de  bons  mots  atté- 
nués par  des  votes.  Au  fond,  en  effet,  ce  que  voulait  H.  Royer-Collard, 
ne  l'a-t-il  pas  obtenu?  Il  a  voulu  le  gouvernement  représentatif,  et  il 
Ta  vu  s'implanter  en  France,  laissant  après  lui  des  réformes  à  opérer, 
et  plus  de  révolution  à  faire.  Si  tous  ses  désirs  n'ont  pas  été  remplis,  sa 
vie  n'a  donc  pas  éte  sterile.  Il  a  contribué  pour  une  part  très  considé- 
rable à  trois  grandes  choses  :  il  a  réveillé  le  spiritualisme  en  France 
dans  les  études  philosophiques;  il  a  maintenu  et  réorganisé  l'Univer- 
site,  il  a  enfin  formulé  les  principaux  dogmes  et  contribué  à  assurer  la 
pratique  plus  sincère  du  gouvernement  constitutionnel.  Jamais  homme 
n'a  été  plus  digne  d'une  pareille  œuvre.  Il  a  éte  ce  qu'on  est  peu  de  nos 
jours,  profondément  libre  dans  ses  jugemens,  profondément  désinté-* 
teressé  dans  sa  conduite.  C'est  ce  qui  communiquait  tant  d'autorite  à 
sa  parole,  c'est  ce  qui  rendait  son  silence  même  si  imposant.  En  lui, 
rien  d'exterieur,  rien  d'emprunté.  Le  secret  de  sa  force  est  en  lui- 
même,  et  il  est  du  petit  nombre  de  ceux  qui  commencent  par  obéir 
aux  principes  pour  avoir  le  droit  de  commander  en  leur  nom. 

Voilà  la  part  de  l'éloge,  je  la  fais  grande;  mais  c'est  qu'il  y  a  beau- 
coup à  louer  dans  H.  Royer-Collard,  pour  quiconque  étudie  sa  vie  sans 
esprit  de  parti.  Voici  la  part  qu'on  peut,  je  crois,  faire  à  la  critique. 
Comme  philosophe,  H.  Royer-Collard  a  réduit  la  connaissance  humaine 
à  des  bornes  trop  étroites;  il  n'a  pas  tenu  assez  de  compte  de  la  tradi- 
tion philosophique.  Il  l'a  traitee  même  souvent  dans  ses  représentans 
les  plus  illustres  avec  une  durete  bien  injuste.  Lui  qui  fait  de  la  méta- 
physique, et  de  la  métaphysique  excellente,  il  s'exprime  sur  les  meta- 


3iB  RBVUE  DB§  DBUX  VOIfDBS. 

phTâoîens  et  sur  leurs  reeharebes  avee  un  dédain  très  inconséquent, 
ou,  si  l'on  aime  mieux,  trop  conséquent  à  Tesprit  général  quirégnait 
yersiSil.  Elle  est' de  H.  Royer-Gollard  cette  phrase,  assurément  très 
i^iritu^e,  mais  qui  ferait  grand  honneur  à  un  sceptique  :  «  L'histoire 
de  la  philosophie  est^elle  une  étude  stérile?  Non,  messieurs,  il  n'en  est 
point  de  plus  instructive  et  de  plus  utile,  car  on  y  appr^ad  à  se  désa- 
buser de^  philosophes  et  on  y  désapprend  la  fausse  science  de  leurs  sys- 
tèmes. »  Certes,  un  théologien  ou  un  homme  du  monde  ne  dirait  pas 
mieux,  et  il  est  difficile  de  caractériser  avec  plus  de  sans-façon  les  ef- 
forts de  Tesprit  humain,  appliqués  depuis  plus  de  trois  mille  ans  à  la 
recherche  de  la  vérité.  Entre  Thomme  du  monde  que  le  mot  de  philo- 
sophe fait  sourire  et  le  grave  professeur,  je  ne  vois  ici  qu'une  seule  dif- 
férence, c'est  la  conclusion,  et  elle  est  tout  à  l'avantage  du  premier. 
H.  Royer-Collard  dit  :  «  L'histoire  de  la  philosophie  est  absurde,  et  c'est 
par  là  qu'elle  est  bonne  à  étudier.  »  L'homme  du  monde  dit  :  «  L'his- 
toire de  la  philosophie  est  absurde,  et  c'est  pour  cela  que  je  crois  pou- 
voir me  dispenser  de  l'étudier;  il  vaut  bien  mieux  la  mépriser  ^nr 
parole,  je  m'en  réfère  aux  philosophes  jugeant  la  philosophie,  d 
M.  Royer-€k)llard  n'a  pas  vu  qu'il  est  bien  difficile  de  séparer  le  méprfe 
de  la  philosophie  du  mépris  de  son  histoire,  et  du  mépris  de  la  philo- 
sophie celui  de  la  raison  même,  dont  elle  n'est  que  la  forme  réfléchie 
et  l'application  continue.  En  politique,  U  n'a  pas  non  plus  échappé  à  la 
contradiction,  et  il  lui  est  arrivé,  selon  la  forte  expression  de  M.  de  Ré- 
musat,  d'entreprendre  p^fois  contre  le  possible.  M.  Royer-CôUard  eut 
un  grand  esprit,  un  noble  cœur,  un  beau  caractère;  mais  je  ne  pense 
pas  qu'ils  furent  toi^ours  d'accord.  Au  reste,  à  ceux  qui  lui  repro- 
chent avec  tant  d'amertume  ces  contradictions,  je  répondrai  :  D'abord 
elles  ne  tombent  que  sur  des  détails  et  sur  telle  ou  telle  application  par- 
tielle de  ses  opinions,  non  sur  l'ensemble  de  sa  vie  et  de  ses  doctrines, 
lesquelles  présentent  une  grande  unité;  ces  doctrines  et  cette  vie  por- 
tent clairement  écrit  un  seul  principe  :  «  Alliance  de  Tordre  et  de  la  li- 
berté. »  S'il  a  fléchi  en  accordant,  suivant  les  circonstances,  un  peu 
trop  à  l'un  ou  à  l'autre,  il  n'a  fléchi  ni  dans  ses  convictions,  ni  dans  ses 
intentions.  Il  a  donc  la  plus  belle  unité  dont  l'homme  puisse  se  glori- 
fier, la  seule  peut-être  qui  dépende  entièrement  de  son  libre  arbitre, 
l'unité  morale. 

Ensuite,  je  demanderai  si  la  contradiction,  ce  crime  irrémissible 
entre  tous  aux  yeux  de  beaucoup  de  gens  qui  n'estiment  rien  que  par 
la  logique,  est  si  facile  à  éviter  entièrement  à  un  esprit  jaloux  de  con- 
cilier entre  eux,  soit  les  élémens  si  divers  de  la  nature  humaine,  soit 
les  élémens  si  complexes  de  la  politique.  Voyez  tous  les  grands  esprits 
conciliateurs,  voyez,  car  je  veux  prendre  haut  mes  exemples,  voyez 


JlfiABUilE  FRANÇAISE.  319 

Leibpitz  et  Bossuet.  Dite9-«le  fraochement,  troaTez-TôwqueLeribuitZy 
essayant  de  concilier  la  raison  et  la  foi,  malgré  les  points  de  rapports 
nombreux  qu'il  y  découvre,  n'ait  jamais  laissé  fléchir  entre  ses  mains 
le  ûl  d'une  logique  rigoureuse?  Croyez-vous  qu'il  ne  soit  permis  de 
relever  dans  ses  écrits  bien  des  expUcalions  forcées,  bien  desconces* 
sions  delà  théologie  à  la  philosophie,  de  la  philosophie  à  la  théologie, 
assez  peu  propres  à  satisfaire  ni  l'une  ni  Tautre?  Et  pourtant  qui  nie- 
rait que  ce  ne  fût  une  entreprise  généreuse,  sensée,  utile,  de  tenter  un 
rapprochement  entre  ces  deux  puissances  qui  se  traitaient  en  enne- 
mies? Qui  nierait  qu'il  n'ait  en  l'essayant  contribué  pour  une  grande 
part  à  montrer  que  sur  une  foule  de  questions  les  réponses  du  chris- 
tianisme  et  celles  de  la  raison  sont  les  mêmes,  et  que  leur  empire  se 
touche  sans  se  confondre?  Qui  se  chargera  d'accorder  tel  et  tel  passage 
de  la  politique  tirée  de  l'Écriture  sainte  avec  les  efforts  de  Bossuet 
pour  séparer  et  concilier  à  la  fois  le  spirituel  et  le  temporel?  Qui  dira 
que  l'évéque  apostolique  romain  et  le  sujet  de  Louis  XIV  s'entendent 
toujours  en  lui  parfaitement?  Il  n'y  a  guère  qu'un  seul  moyen  d'échs^ 
per  absolument  à  la  contradiction,  c'est  de  n'adopter  qu'un  principe  et 
de  ne  tenir  aucun  compte  des  autres.  En  philosophie,  soyez  vollairien, 
assurément  la  religion  vous  embarrassera  peu;  en  politique,  soyez  pour 
la  domination  absolue  du  pape,  comme  H.  de  Maistre,  vous  ne  serez 
guère  empêché  par  les  difflcultés  où  s'est  épuisé  Bossuet  pour  concilier 
le  temporel  et  le  spirituel;  soyez  républicain,  vous  ne  risquerez  pas  de 
vous  fatiguer  à  accommoder  à  la  monarchie  les  conditions  de  la  liberté, 
comme  l'a  fait  M.  Royer-Collard.  Prenez  garde  seulement  que  vos 
principes  très  logiques  ne  soient  qu'assez  peu  sensés  et  nullement  ap- 
plicables. Prenez  garde  de  ne  vous  sauver  de  Tmconséquence  que  par 
l'incomplet  et  par  l'absurde. 

Au  reste,  le  jugement  définitif  a  été  porté  sur  H.  Royer-Collard,  et, 
chose  rare,  unique  peut-être,  c'est  à  l'Académie,  c'est  dans  un  discours 
de  réception  qu'il  l'a  été.  H.  de  Rémusat  a  parlé  de  son  prédécesseur 
non-seulement  avec  éloquence,  mais,  ce  qui  est  bien  plus  original,  avec 
vérité.  C'est  là  un  des  grands  charmes  de  son  discours.  On  avait  rare- 
ment entendu  une  page  plus  étincelante  que  eelle  où  l'orateur,  après 
avoir  apprécié  l'homme  de  pensée  «t  d'action,  le  personnage  histo- 
rique, «  peint  l'homme  privé,  l'homme  de  tous  les  jours,  pour  ainsi 
dire,  tel  qu'il  se  montrait  avec  ses  amis  dans  le  laisser-aller  de  la  con- 
versation. Après  les  grandes  vues  qui  donÛBent  le  discours,  ce  mor- 
ceau, si  piquant  de  justesse,  était  bien  fait  pour  rappeler  le  sourire,  que 
d'ailleurs  les  mots  heureux,  mêlés  au  sérieux  des  appréciations,  n'a- 
vaient jamais  complètement  banni.  Au  portrait  que  M.  de  Rémusat  a 
tracé  de  Thonmie  et  de  l'écrivaûi^  il  n'y  a  pas  un  mot,  pas  un  détail,  ce 


320  RJBVUB  tas  BBOX  MONDES. 

me  semble,  à  sgouter;  il  épuise  toute  la  richesse  des  tons;  cet  impréYu, 
cette  vivacité  d'impressions,  cette  humeur  brusque,  impétueuse,  impé- 
rieuse parfois,  unie  à  la  bonté  du  cœur,  cette  sensibilité  si  mêlée  à  la 
raison,  et  qui  donnait  au  sens  commun  chez  celui  qu'elle  dominait  un 
air  d'originalité  et  presque  de  paradoxe,  ce  charme  varié  et  imposant, 
ce  mouvement  d'idées  généralement  vraies,  sensées,  profondes,  et  que 
la  forme  rendait  singulières,  excessives,  téméraires,  tous  ces  traits  ont 
rendu  vivante  cette  image  si  franche  et  si  fine,  si  pleine  de  relief  dans 
la  diversité  infinie  des  nuances.  M.  de  Rémusat  a  caractérisé  avec  force 
chez  l'écrivain  l'élévation,  la  grâce,  le  soin  religieux  de  l'élégance. 
Lecteur  assidu  de  Platon,  de  Tacite  et  de  M"'  de  Sévigné,  H.  Royer- 
Collard  avait  gardé  quelque  chose  de  ces  influences  heureusement  com- 
binées, ou  plutôt  il  avait  fortifié  des  qualités  qui  lui  étaient  naturelles 
dans  le  commerce  de  ces  grands  maîtres.  Le  récipiendaire  a  mieux  fait 
que  de  célébrer  ces  mérites;  son  discours  en  offre  un  remarquable  mé- 
lange. C'était  encore  une  digne  manière  de  louer  M.  Royer-Collard. 

Ces  qualités  d'un  langage  qui  unit  le  charme  à  la  noblesse  soutenue 
n*ont  point  été,  au  reste,  une  surprise  pour  le  public,  qui  n'avait  pas  be- 
soin, comme  il  arrive  parfois,  de  la  séance  académique  pour  faire  con- 
naissance avec  l'écrivain  élu.  On  n'attendait  pas  moins  du  fond  des 
idées.  M.  de  Rémusat,  philosophe  et  homme  politique,  succédant  à  un 
personnage  qui  doit  son  illustration  à  la  politique  et  à  la  philosophie; 
M.  de  Rémusat  disciple,  mais  disciple  indépendant  et  original  de  celui 
dont  il  venait  occuper  la  place,  était,  personne  ne  peut  le  nier,  dans  dès 
conditions  exceptionnelles  pour  parler  avec  connaissance  de  cause  de 
M.  Royer-Collard.  11  avait  assez  gardé  de  sa  tradition  pour  le  louer  avec 
ame;  il  s'en  séparait  assez  pour  le  juger  en  le  louant. 

«  n  n'y  a  plus  de  divorce  entre  les  idées  et  les  afTaires,  »  a  dit  H.  de 
Rémusat.  Cette  pensée  pourrait  servir  d'épigraphe  à  tout  son  discours 
comme  à  la  vie  qu'il  retrace.  L'alliance  de  la  théorie  et  de  la  pratique, 
la  nécessité  d'admettre  en  une  certaine  mesure  la  philosophie  au  gou- 
vernement des  sociétés,  c'est-à-dire  de  soumettre  davantage  les  expé- 
diens  de  la  raison  qui  agit  aux  vues  supérieures  de  la  raison  qui  pense, 
voilà  l'idée  dont  il  a  cherché  dans  l'existence  de  M.  Royer-Collard 
comme  le  vivant  commentaire  :  cette  idée  peut  servir  aussi  à  caracté- 
riser M.  de  Rémusat,  c'est  celle  qui  domine  chez  l'honrune  et  chez  l'é- 
crivain. Sans  prétendre  l'apprécier  ici  complètement,  nous  ne  pouvons 
le  quitter  sans  en  dire  du  moins  quelques  mots. 

M.  de  Rémusat,  dans  un  bien  reknarquable  article  sur  Jouffiroy,  in- 
séré dans  cette  Jtevtie  (i),  a  pour  amâdire  classé  lesdifTérens  esprits  ap- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  !«'  août  ISii. 


ACADÉMIE  FKANÇAISK.  32! 

partenant  aux  jeunes  générations  qui  prirent  part  à  la  lutte  yers  i820, 
époque  où  lui-même,  fort  jeune  encore,  commençait  déjà  à  se  faire 
connaître.  Il  y  distingue  les  esprits  plus  spécialement  philosophiques 
qui  formaient  une  école,  et  les  esprits  purement  pratiques  qui  formaient 
un  parti.  A  la  tète  de  la  philosophie  militante  et  confinant  à  la  politique» 
il  place  l'auteur  des  écrits  célèbres  intitulés  :  Comment  les  dogmes  finis-- 
sen$,  de  laSorhanne  et  des  Philosophes,  de  VÉtat  de  V Humanité,  H.  Jouf- 
froy.  La  seconde  classe,  à  la  tête  de  laquelle  il  place  H.  Thiers,  se  corn- 
posait  <x  d'esprits  étendus,  dit-il,  mais  positifs,  ardens,  mais  pratiques, 
et  qui  suppléaient  à  l'imagination  inventiYe  par  rélévation  des  facultés 
usuelles  à  leur  plus  haute  puissance;  la  politique  et  l'histoire  étaient  de 
toutes  les  choses  intellectuelles  celles  qui  leur  allaient  le  mieux,  d  Us 
n'avaient  pas,  comme  les  philosophes,  cherché  dans  l'analyse  de  la  na* 
ture  humaine  le  fondement  des  principes  qui  étaient  les  croyances  so< 
ciales  de  cette  époque;  ils  ne  mêlaient  pas  comme  eux  les  hautes  vues 
de  la  morale  et  de  la  philosophie  de  l'histoire  à  leurs  opinions.  Ces  opi- 
nionSy  ils  les  ayaient  respirées  avec  l'air  natal  :  «  ils  étaient,  par  leurs  pas- 
sions, les  représentans  naturels  de  cette  démocratie  impétueuse  qui 
s'était  tant  ^[arée;  mais,  par  1»  droiture  de  leur  intelligence,  ils  pou-* 
vaient  en  deyenir  les  modérateurs.  Un  bon  sens  supérieur  maîtrisait 
tout  en  eux,  et  les  systèmes  et  les  passions.  »  Il  y  avait  une  troisième 
classe  d'écrivains  à  la  tète  desquels  nous  placerons,  nous,  M.  de  Rému- 
sat,  esprits  intermédiaires,  si  je  puis  dire  ainsi,  plus  théoriques  que  les 
seconds,  qui  se  piquaient  assez  peu  de  l'être,  et  qui  voyaient  surtout 
dans  la  révolution  un  fait  triomphant,  beaucoup  plus  pratiques  que  les 
premiers,  pour  qui  la  colère  contre  un  gouvernement  inintelligent, 
aveugle,  qui  ne  savait  pas,  qui  ne  voulait  pas  voir  dans  le  fait  de  89  un 
droit,  un  progrès,  un  décret  de  l'histoire,  un  arrêt  de  Dieu,  était  une 
colère  de  principes,  une  colère  de  l'intelligence  encore  plus  qu'un  res^ 
sentiment  politique.  Esprit  ouvert  à  toutes  les  hautes  généralités,  nourri 
au  sein  de  ce  loisir  qui  permet  à  l'esprit  de  se  cultiver  librement ,  de 
ces  conversations,  de  ces  lectures  philosophiques  et  politiques  qui  l'em*- 
pèchent  de  s'engourdir,  indépendant  de  position,  lié  avec  les  hommes 
de  la  révolution  et  les  hommes  de  l'empire,  ayant  reçu  par  là  la  tradi* 
tion  de  la  Uberté  et  celle  du  pouvoir,  enfin  mêlant  la  connaissance  des 
partis,  la  passion  poUtique  à  l'étude  désintéressée  et  profonde  de  la  phi^ 
losophie,  M.  de  Rémusat,  par  les  qualités  souples  et  variées  de  l'intelli- 
gence (et  aussi  sans  doute  par  les  qualités  sym|)athiques  du  caractère), 
devint  le  conciUateur  des  purs  méditatifs  et  des  hommes  exclusive^ 
ment  pratiques. 

Il  suffit  de  dire  qu'il  était  également  l'ami  de  H.  Jouffh)y  et  de 
H.  Thiers,  lesquete,  entre  eux,  ne  se  rapprochèrent  jamais  et  dont  il 


322  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

unissait  les  vnes  et  par  là  redoublait  rinfluence  :  on  le  voyait  écrivant 
de  grands  articles  où  il  dogmatisait  en  philosophe^  et  des  premiers- 
Paris  où  il  critiquait  en  homme  d'opposition,  discutant  les  maximes, 
soit  avouées,  soit  cachées,  sur  lesquelles  s'appuyait  le  gouvernement, 
et,  chaque  matin,  en  prenant  corps  à  corps  les  conséquences,  combat- 
tant avec  force  les  théories  sensualistes  qui  compromettaient  par  leur 
alliance  les  principes  de  la  révolution,  et  les  théories  de  l'école  théo- 
cratique  qui  les  niaient,  puis  se  retournant  contre  les  ministres.  Par  là 
M.  de  Rémusat  s'adressait  à  cette  élite  assez  nombreuse  des  esprits  sé- 
rieux et  actife,  attachés  à  la  justice  et  au  bon  sens,  qui  n'aiment  ni  la 
logique  ni  la  réalité  toute  seule,  qui  veulent  que  la  philosophie  soit 
très  claire  et  très  applicable  et  que  la  politique  ait  des  principes,  qui  ont 
besoin  d'être  rassurés  tour  à  tour  contre  ce  que  la  pensée,  abandonnée 
à  elle-même,  peut  avoir  de  témériti'î  et  de  folle  exigence,  et  contre  ce 
que  le  fait  matériel  a  nécessairement  d'étroit  et  d'immobile.  Il  satisfai- 
sait à  un  double  besoin,  faisant  de  la  science  avec  clarté  et  sans  pédan- 
tisme  pour  ceux  qu'efh*aient  ses  difficultés  et  son  appareil,  élevant  la 
polémique  par  la  pensée  philosophique,  pour  ceux  qui  accusent  la  po- 
litique active  de  tout  réduire  à  de  petites  vues  et  à  de  mesquines  pas- 
sions. 

Pascal,  désignant  quelque  part  ces  esprits  heureux  et  prêts  à  tout, 
pleins  de  force  et  d'agrément,  capables  de  toutes  les  belles  connaissances 
et  n'en  affichant  aucune  avec  ostentation,  les  appelle  des  honnêtes  gens 
gui  ne  veulent  pùmt  (T enseigne.  Et  il  ajoute  :  «  L'homme  est  plein 
de  besoins,  et  il  n*aime  que  ceux  qui  peuvent  les  remphr.  C'est  un  bon 
mathématicien,  dira-tr-on,  mais  je  n'ai  que  faire  de  mathématiques. 
C'est  un  homme  qui  entend  bien  la  guerre,  mais  je  ne  veux  la  faire 
à  personne.  //  faut  donc  un  honnête  homme  qui  puisse  s'accommoder 
à  tous  nos  besoins.  »  Un  de  ces  honnêtes  gens,  dans  le  sens  élevé  du 
xvii"  siècle,  qui  savent  s'accommoder  à  tous  nos  besoins,  et  qui,  sans 
avoir  voulu  mettre  enseigne,  sont,  dès  qu'ils  le  veulent,  supérieurs  en 
toutes  matières,  tel  nous  parait  être  et  de  la  façon  la  plus  éminente 
M.  de  Rémusat.  J'ajoute  qu'il  y  joint  cet  heureux  privilège  que  chez  lui 
la  souplesse  n'exclut  pas  la  vocation.  Dans  le  premier  volume  sur  Abê- 
lard,  il  montre  les  mérites  propres  de  l'historien,  et,  par  la  vivacité  des 
couleurs  et  Tintérêidu  drame,  les  dons  les  plus  éclatans  du  romancier; 
il  a  déployé,  dans  le  Globe,  une  rare  aptitude  pour  la  critique  littéraire; 
comme  écrivain  politique  et  de  polémique  quotidienne,  il  a  pris  sous  la 
restauration  un  rang  élevé  dans  la  presse.  Pourtant,  au  milieu  des  ap- 
plications diverses  d'un  si  fertile  esprit,  ses  préférences  n'ont  cessé  de 
se  porter  sur  1»  philosophie,  et  elles  lui  demeurent  encore  tout  entières. 
M«  de  Rémusat.  est  dans  Téoele  qui  dooiine  actueilemant  (je  mets  en 


deboraVhoinme  illustre  qui. en  est  le  chef  fecotitra )  letiom  le  plus 
émioffllt.  Lesi  Bssai^de  Pkihgaphie  et  le  Iwre  mvAbiûxrd,  les  premiers 
par  lagéoéraltté  et  la  difflculté  des  preblàmes  métepbysiques,  le  se* 
cond  par  les  raresreseoturces  de^ieiiaée et>de  langage  défrioyées dans  la 
discussion  des  questions  les  plusardMs>de4aiBch5lastique,  maintiennent 
àrauteurun  telrang  à  titre  de  philosophe  et  d'historien  de  la  philo- 
sophie. 

Ce  n'est  pas  le  moment  d'^itrer  dans  des  partîeula?ités  philosophi- 
ques :  ce  nes»*ait  pas  d'ailleurs  ibire  connaitre  M.  de  Rémusat,  que 
d'anal  jBer,  parexem(de,  le&  beaux 'chapitre»  sur  Reid.^Kant,  Descartes^ 
sur  la  matière  et  sur  l'esprit;  je  ne  m'attache  ici  qu'au  but  et^u  carac- 
tère des  Eisais,  et  Vidée  que  j'y  trouve  fortement  empreinte  est  celle- 
ci  :  a  Trouver  une  philosophie  adaptée  à  la  société  telle  que  l'a  faite 
l'application  des  grands  principes  de  1789,  une  philosophie  qui  puise 
au  plus  profond  de  la  nature  humaine,  interrogée  par  une  psychologie 
consciencieuse^la  vraie  solution  politique  qui  convient  a  l'époque  pré- 
sente, comme  en  général  à  toute  société  d^ hommes  bien  organisée,  d 
H^utemenjL  protsssée  dans  VlfUroduction,  exprimée  dans  les  chapitres 
si  nets  et  si  hardis  sur  les  Cousu  du  tcepHdsmt,  clairement  insinuée 
dans  la  plupart  des  autres  essais,  telle  est  la  pensée  dominante  qui  di- 
rige l'auteur.  Sa  méthode,  durant  tout  le  cours  de  telle  ou  telle  médi- 
tation métaphysique,  de  telle  ou  telle  appréciation  de  penseur,  est  d'un 
philosophe*  qui  parait  uniquement  jaloux  de  trouver  le  vrai  sur  l'ame 
humaine;  mais  son  dessein  secret  et  sa  conclusion  avouée  est  d'un  po- 
litique qui  ramène  à  l'application  sociale  ce  que  la  théorie  a  découvert. 
Cela  suffit  à  établir  ce  que  nous  disions  de  cette  alliance,  chez  M.  de 
Rémusat,  des  vues  du  spéculatif  et  de  l'homme  pratique. 

Laioi,  une  foi  profonde,  énergique,  dans  la  puissance  de  l'esprit  hu- 
main, voilà  ce  que  n'a  pas  cessé  de  professer  très  nettement  H.  de  Ré- 
musat. La  philosophie,  pour  lui,  n'est  ^las  seulement  un  haut  emploi 
de  l'intelligence,  elle  est  une  croyance  qui,  comme  toute  autre,  a  sa 
sainteté.  11  y  croit  comme  à  la  raison  qu'elle  exprime  et  qu'elle  ex- 
plique tout^ensemble,  comme  au  progrès  qu'elle  manifeste  et  qu'elle 
sert.  De  là  cette  persistance  avec  laquelle  il  attaque  le  scepticisme  sous 
toutes  ses  formes,  tantôt  comme  une  fausse  conviction  de  l'esprit,  tan- 
tôt comme  un  douloureux  état  de  l'ame,  tantôt  comme  une  lâche  in- 
différence. Peur  lui,  le  scepticisme  n'est  pas  seulement  le  fléau  de  la 
philosophie,  c'est  une  maladie  sociale,  c'est  un  danger  public. 

Cest  par  une  analyse  plus  étendue  et  plus  vraie  des  conditions  de  la 
pensée  et  par  une  étude  plus  approfondie  des  principes,  qu'il  examine 
dans  ses  causes  cette  funeste  doctrine.  Â  ceux  qui  y  tombent  pour  vou- 
loir tout  comprendre  et  ^ut  expliquer,  il  montre  les  bornes  nécessaires 


324  HBYW  MB  vtm  wmras. 

où  s'arrête  l'esprit  de  rhomme;  à  ceux  qui  doutent  et  s'abstiennent  par 
excès  de  timidité^  il  fait  voir  les  principes  qu'il  nous  est  permis  d'assu- 
rer. Il  sait  enfin  la  poursuivre  à  travers  des  prétextes  respectables, 
confession  exagérée  d'humilité  chez  les  uns,  ruse  de  guerre  chez  la 
plupart.  On  ne  saurait  trop  rendre  hommage  à  la  ferme  firanchise  avec 
laquelle  M.  de  Rémusat  maintient  dans  toutes  les  sphères  le  droit  uni- 
versel d'examen  et  la,  liberté  native  de  la  pensée  humaine.  Cela  n'inté- 
resse pas  seulement  les  philosophes,  mais  la  société  tout  entière.  La 
méthode  et  les  principes  de  Descartes  en  philosophie,  c'est-à-dire  la 
proclamation  de  l'affranchissement  de  l'esprit,  les  principe  de  1789  en 
politique,  c'est-à-dire  la  proclamation  de  la  liberté  dans  le  domaine  de 
l'activité  pratique,  voilà  ce  qu'il  ne  sépare  pas,  non  plus  que  H.  Royer- 
Gdlard,  et  ce  qu'il  a  su  revendiquer  avec  cette  jeunesse  et  cette  vivacité 
de  sentiment  qu'il  est  beau  d'associer  à  la  pleine  maturité  de  l'intelli- 
gence. L'éloge  de  la  révolution  opérée  par  Descartes  dans  le  monde  in- 
tellectuel et  de  la  révolution  opérée  par  la  constituante  dans  le  monde 
des  tedts  plane  sur  tout  le  discours  de  M.  de  Rémusat,  et  lui  donne  une 
signification  plus  que  littéraire.  Cela  a  pu  choquer  bien  des  préjugés, 
malgré  la  haute  modération  de  la  pensée  et  du  ton;  c'est  ce  qui  en  fait 
à  nos  yeux  un  acte  de  courage.  Avoir  gardé  sa  foi  aux  principes  après 
avoir  connu  les  affaires,  rester  philosophe  et  le  dire  hautement,  bien 
qu'on  ait  été  ministre,  c'est  à  la  fois  noble,  piquant  et  hardi.  Profiter 
d'une  occasion  solennelle  pour  montrer  qu'on  ne  renie  pas  une  seule 
de  ses  anciennes  croyances,  élever  haut  la  philosophie,  quand  cela  ne 
saurait  être  un  titre  à  la  faveur  de  la  mode,  et  la  révolution  de  89,  quand 
la  politique  a  pris  le  pli  de  fiiire  là-dessus  la  discrète  et  la  réservée,  Toilà 
ce  que  nous  apprécions,  au-delà  même  des  qualités  fortes  et  brillantes 
de  la  forme.  Tous  les  amis  de  la  liberté  de  penser,  tous  ceux  qui  ne  se 
sont  point  refroidis  sur  le  droit,  tous  ceux  que  touchent  la  loyauté  des 
sentimens  et  l'accent  de  la  conviction ,  sauront  gré  à  M.  de  Rémusat  de 
son  discours  de  réception. 

Henri  Baudeuxaet. 


"^ 


MABILLON, 


LES  BÉNÉDICTINS  FRANÇAIS  ET  LA  GOIIR  DE  ROIE 


AU  MX-SEPTIÈIE  SIÈfiLL 


Correipomdmee  inàâUe  de  Hmhilkm  #1  de  Monifavuxm  oMe  VIMie, 
accompagnée  de  Motiocf,  elc,  par  M.  Vaurt.  —  Paris,  1816,  trois  volumei  in-aa<. 


«  Le  culte  vrai  et  désintéressé  de  la  science  s'est  affaibli  parmi  nous.  On  Teut 
du  bruit  et  du  profit,  une  prompte  satisfaction  d'amour-propre  ou  un  it^antage 
matériel  La  charlatanerie  vaniteuse  et  la  spéculation  avide  tiennent  aii^ourd'hui 
une  grande  place  dans  la  littérature,  même  dans  la  littérature  historique.  La 
science  se  parait,  Tesprit  humain  s'abaisserait  honteusement,  si  une  telle  dia^ 
position  devenait  générale  et  dominante.  Il  faut  aimer  Tétude  pour  Tétude,  la 
science  pour  la  science;  à  cette  condition  seulement,  elle  prospère  et  charme 
ceux  qui  s'y  livrent.  Tous  les  grands  travaux  sur  notre  histoire  ont  été  exécutés 
sans  aucune  vue  intéressée,  presque  sans  aucun  sentiment  d'amour-propre, 
pour  le  seul  plaisir  de  rechercher  et  de  publier  la  vérité  sur  un  objet  chéri.  »  Ces 
paroles  prononcées,  il  y  a  quelques  années,  par  M.  Guizot,  dans  une  modestie  réu* 
nion  d'érudits  de  province,  expliquent  nettement  et  la  faiblesse  de  tant  d'œuvres 
contemporaines  qu'un  jour  voit  naître  et  mourir,  et  la  grandeur  durable  de  ces 
monumens  de  Fancienne  érudition  française  à  l'égard  desquels  nous  sommes 
iiyustes  peut-être.  U  semble  en  effet  que  chez  nous  l'étude  du  moyen^ge  ne  date 
que  d'hier;  mais  si  les  historiens  contemporains  dont  nous  sommes  fiers  ont 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éclairé  le  passé  d'une  lumière  nouyelle,  s'ils  ont  créé  la  philosophie,  la  politique 
de  rhistoire,  s'ils  ont  donné  au  récit  le  drame  et  Fémotion,  n'oublions  pas  que 
c'est  au  siècle  de  Louis  XIY  qu'appartient,  ainsi  que  l'a  dit  Voltaire,  le  mérite 
tout  nouveau  a  d'avoir  tiré  de  dessous  terré  les  décombres  du  moyen-àge.  »  A 
côté  de  ces  écrivains,  cortège  immortel  du  grand  roi,  qui  se  mêlent  aux  bruits 
du  siècle,  à  ses  joies,  à  ses  passions,  grands  seigneurs^. poètes  et  courtisans,  qui 
meurent,  comme  Racine,  de  l'indifférence  du  maître;  à  côté  de  ceux  qui  s'agi- 
tent, vivent  isolés  et  recueillis  d'autres  ^hommes,  savans  modestes,  qui  font  de 
l'étude  une  sorte  de  pénitence  auitere  et  passionnée,  et  qui  travaillent  pour  édi- 
fier, pour  instruire  leur  temps  sans  lui  demander  rien,  ni  la  fortune,  ni  la 
gloire,  pas  même  un  souvenir.  Port-Royal,  l'Oratoire,  la  Sorbonne,  la  congré- 
gation de  Saint-lfeiur,  le  chapitre  de  Notre-Dame,  donnent  tour  à  tour  à  l'érudi- 
tion Launoy,  Dupin,  Claude  Joly,  Michel  Germain,  Thierry  Ruinart,  Thomassin, 
Le  Nain  de  Tillemont,  Edmond  Martène,  Mabiilon,  et,  par  les  efforts  réunis  de  ces 
hommes  dévoués,  toutes  les  antiquités  du  monde  chrétien  sortent  pour  ainsi 
dire  de  leurs  ruines.  Ce  que  Blabillon  étales  bénédictins  avaient  fait  pour  la  so- 
ciété ecclésiastique.  Du  Cange  l'avait  accompli  pour  la  société  civile;  il  avait  re- 
bâti l'édifice  tout  entier  pierre  par  pierre.  L'Europe  accueillit  avec  admiration 
les  travaux  de  ces  deux  hommes.  L'Allemagne  et  l'Italie  donnèrent  à  Mabiilon 
le  surnom  de  grand.  Quant  à  Du  Cange,  a  les  Anglais,  dit  le  Ménagiana,  ne 
pouvaient  comprendre  qu'il  eût  fait  son  dictionnaire,  »  et,  cent  ans  après,  Gibbon 
disait  encore  que  la  studieuse  Allemagne  n'avait  rien  à  opposer  à  cet  esprit  né 
au  milieu  de  la  nation  y  ri{;o/e  et  étourdie  des  Français,  n 

Quels  que  soient  cependant  les  services  rendus  à  la  science  par  les  érudits  du 
xvii«  siècle,  quelque  grande  et  méritée  que  soit  leur  réputation,  elle  s'est  effacée 
de  leur  temps  même  devant  l'éclat  littéraire  des  contemporains.  Le  xviii^  siècle 
les  dédaigne  ou  les  méconnaît,  car  il  y  a  entre  eux  et  les  philosophes  l'abime 
de  la  foi,  et  Voltaire,  éclairé  malgré  ses  préjuges  par  son  admirable  bon  sens, 
est  à  peu  près  le  seul  qui  leur  rend  justice.  Aujourd'hui,  en  présence  de  nos  tra- 
vaux hâtifs  et  de  tant  de  moaumensqui  croulent  avant  que  d'être  achevés,  nous 
comprenons  mieux,  par  le  sentiment  même  de  notre  impuissance,  tout  ce  qu'il  y 
avait  dans  ces  hommes  d'abnégation,  de  courage  persévérant,  de  simplicité  mo- 
deste. 

L'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés,  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  fut, 
dans  le  xvii«  siècle,  on  le  sait,  l'asile  de  l'érudition  bénédictine,  comme  Port- 
Royal  avait  été  le  refuge  de  la  plus  haute  pensée  theologique  de  cette  grande 
époque.  Dom  Tassin,  un  des  membres  de  la  congrégation,  en  a  écrit  l'histoire 
littéraire,  et  en  parcourant  cette  longue  galerie  ou  tous  les  portraits  se  ressem- 
blent, où  la  vie,  partagée  entre  la  prière  et  le  travail,  est  la  même  pour  tous,  on 
ne  peut  se  défendre  d'une  certaine  émotion  et  d'un  sentiment  profond  de  res- 
pect; on  se  rappelle  alors  cette  phrase  écrite  par  un  moine  de  cette  même  abbaye 
à  l'un  de  ses  frères,  auteur  d'une  biographie  savante  et  pieuse  :  «  Les  morts  que 
vous  nous  apprenez  nous  sont  des  leçons  pour  mieux  vivre;  »  et  l'on  s'arrête 
surtout  avec  complaisance  devant  la  figure  vénérable  de  Mabiilon. 

Nous  ne  raconterons  point  ici  en  détail,  après  dom  Tassin,  Thierry  Ruinart  et 
de  Boze,  la  vie  de  ce  moine  illustre,  que  Louis  XIV  appelait  l'homme  le  plus  mo- 
deste et  le  plus  savant  de  son  royaume  :  il  suffira,  pour  montrer  ce  qu'étaient  les 


MABILLON  ET  LA  COUR  DE  ROME.  3^ 

érudits  du  xvu^  siècle,  d^en  rappeler  quelques  traits,  et  nous  nous  arrêterons  de 
préférence  à  Fun  des  épisodes  les  plus  marquans,  le  voyage  d'Italie  en  1685  et 
1686.  Le  récit  de  ce  voyagé,  entrepris  sur  un  ordre  de  Colbert,  fut  consigné  par 
Mabillon  et  les  bénédictins  qui  Pavaient  accompagné  dans  le  Muséum  /talicunk; 
mais,  à  côté  de  cette  relation  tout  officielle,  il  y  a  la  correspondance  intime  avec 
les  savans  français  et  les  savans  italiens,  et,  comme  toujours,  on  trouve  dans 
les  lettres  ce  qu*on  chercherait  vainement  dans  les  livres^  les  jugemens  sans  ré- 
ticence, les  impressions  naïves,  les  confidences  aventureuses. 

Cette  correspondance,  long-temps  ignorée,  a  été  enfin  tirée  de  Toubli  et  mise 
en  lumière,  grâce  aux  investigations  de  M.  Valéry,  le  savant  bibliothécaire  du 
palais  de  Versailles.  Les  bibliothèques  de  Rome,  de  Florence,  du  Mont-Gassin, 
ainsi  que  les  dépôts  publics  de  Paris  et  plusieurs  collections  particulières,  ont 
fourni  à  M.  Valéry  plus  de  quatre  cents  lettres  signées  de  Mabillon,  de  Montfau- 
con,  et  de  la  plupart  des  hommes  éminens  de  la  congrégation  de  Saintr-Maur. 
Ces  lettres  sont  complétées  pour  ainsi  dire  par  les  réponses  des  savans  italiens, 
et,  comme  le  dit  avec  raison  M.  Valéry  dans  une  préface  remplie  d'appréciations 
judicieuses,  elles  présentent  dans  leur  ensemble  une  véritable  chronique  litté- 
raire de  Paris,  de  Florence  et  de  Rome.  Complément  désormais  indispensable 
des  Nourelle&  littéraires  et  du  Journal  de  Trévoux,  elles  tiennent  sagement  le 
milieu  entre  la  critique  des  protestans  et  la  critique  des  jésuites.  Elles  sont  pré- 
cieuses en  ce  qu^elles  nous  font  connaître,  dans  leur  intimité  bienveillante, 
ces  bénédictins  de  Técole  française,  fervens  dans  leurs  croyances  comme  des 
moines  de  la  primitive  église,  mais  polis  dans  leur  élégante  simplicité  comme 
les  grands  seigneurs  de  Versailles,  soumis  au  pape,  mais  dévoués  à  leur  pays, 
respectueux  pour  la  tradition,  mais  toujours  prêts  à  défendre  la  vérité  histo- 
rique. Elles  sont  précieuses,  car  on  y  voit,  trois  ans  après  la  déclaration  de  1682, 
la  cour  de  Rome  jugée  par  les  prêtres  les  plus  orthodoxes  et  les  plus  saints  de 
Téglise  gallicane.  Elles  sont  précieuses  enfin  en  ce  qu'elles  montrent  quelle  était , 
dans  les  ordres  savans,  la  vie  du  cloître  au  xvn*"  siècle.  Les  individus  disparais- 
sent en  quelque  sorte,  et  Ton  n'y  trouve  qu'une  seule  et  même  famille,  disci- 
plinée mieux  qu'une  armée,  qui  poursuit  sans  relâche  et  sans  repos  les  mêmes 
études.  C'est  le  chapitre  général  de  l'ordre  qui  donne  les  sujets  à  traiter;  ce  sont 
les  abbés  qui  donnent  à  chacun  sa  tâche.  Comme  le  chant  perpétuel,  la  laus 
perennis  des  premiers  âges  chrétiens,  le  travail  ne  s'interrompt  jamais;  la  mort 
elle-même  ne  saurait  le  ralentir,  car  une  génération  nouvelle  est  toujours  là  pour 
succéder  à  la  génération  qui  décline,  et,  comme  sur  le  champ  de  bataille,- celui 
qui  tombe  est  aussitôt  remplacé.  Chacun  poursuit  son  labeur  avec  calme,  avec 
sérénité,  sans  empressement  et  sans  passion,  comme  s'il  avait  l'éternité  devant 
soi,  et,  l'œuvre  terminée,  ces  pieux  travailleurs  n'inscrivent  pas  même  leurs  noms 
sur  les  volumes  dans  lesquels  ils  ont  entassé  tant  de  veilles  et  tant  de  science,  lis 
laissent  à  leur  mystique  famille  le  mérite  et  l'honneur  du  travail,  et  signent  tous 
des  mêmes  mots  :  les  moines  de  tordre  de  Saint-Benoit. 

Mabillon  avait  cinquante-trois  ans  lorsqu'il  partit  pour  l'Italie.  Né  le  23  no- 
vembre 1632,  à  Saint-Pierremont,  village  du  diocèse  de  Reims,  il  étudia  dans 
cette  ville,  prit  la  tonsure  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  et,  en  1658,  il  fut  envoyé  à 
Fabbaye  de  Corbio  pour  y  occuper  la  charge  de  portier  et  de  cellerier,  c'est-à- 
dire  de  distributeur  des  aumônes.  Tout  en  remplissant  ces  humbles  fonctions. 


3iB  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  relevait  sa  charité  envers  les  pauvres,  il  composait  pour  Toffice  de  saint 
Adalhard,  abbé  de  Gorbie,  des  hymnes  remarquables  par  leur  latinité  et  qui 
furent  adoptées  par  Téglise.  Vers  1661,  il  passa  à  Tabbaye  de  Saint-Denis  et  fut 
chargé  de  montrer  le  trésor  aux  étrangers  et  aux  visiteurs.  Gomme  il  avait 
des  scrupules  sur  Tauthenticité  de  certaines  reliques,  il  demanda  à  quitter  cet 
emploi,  alléguant  pour  raison  qu'il  n'aimait  point  à  mêler  la  fable  avec  la  vérité. 
Le  motif  n'ayant  point  paru  suffisant,  il  fut,  à  son  grand  regret,  maintenu  dans 
sa  charge  de  cicérone;  mais  un  jour  il  lui  arriva  de  casser  par  maladresse  un 
miroir  qu'on  regardait  à  Saint-Denis  comme  l'une  des  pièces  les  plus  curieuses 
tdu  trésor,  et  qui  avait,  disait-on,  servi  à  Virgile  pour  se  faire  la  barbe.  Mabillon 
Alt  immédiatement  remplacé  et  envoyé  à  Saint-Germain,  près  de  dom  Luc  d'A- 
chery,  pour  travailler  au  Spicilége,  Dès  ce  moment,  à  côté  de  la  vie  monacale 
commence  pour  lui  la  vie  scientifique,  et  cette  vie  est  si  fortement  disciplinée, 
tous  les  instans  en  sont  réglés  de  telle  sorte  que  les  heures  en  fuyant  ne  laissent 
Jamais  derrière  elles  un  instant  qui  ne  soit  rempli.  GoUaborateur  du  Spicilége, 
éditeur  des  Prêtera  Analecta,  des  œuvres  de  saint  Bernard  et  de  Pierre  de  Gelles, 
Mabillon  se  montra  tour  à  tour  un  infatigable  érudit,  un  théologien  profond,  un 
grand  critique.  Dans  ces  divers  travaux,  en  effet,  il  ne  s'agissait  point  seulement 
de  reproduire  des  textes,  il  fallait  souvent  reconstituer  ces  textes  mêmes,  en  trou- 
ver l'âge  et  la  date,  discerner  les  pièces  authentiques  des  pièces  apocryphes, 
dresser  la  chronologie,  éclairer  les  documens  originaux  d'un  commentaire  perpé- 
tuel, et  l'œuvre  de  l'éditeur  ainsi  comprise  est  une  création  véritable. 

Le  premier  volume  des  Actes  de  l  ordre  de  Saint- Benoit,  qui  parut  en  1668, 
révéla  sous  un  nouveau  jour  la  science  de  Mabillon,  et  l'on  peut  dire,  en  toute 
Justice,  que  les  discours  qui  se  trouvent  en  tète  de  chaque  siècle  rappellent  sou- 
vent l'ampleur  majestueuse  de  Bossuet.  Écrire  l'histoire  de  l'ordre  de  Saint-Benoit, 
c'était  retracer  en  partie  l'histoire  de  l'église,  et  la  société  religieuse  dans  la  pre- 
mière période  du  moyen4ge  est  liée  si  intimement  à  la  société  civile,  qu'il  fallait, 
dans  cette  vue  générale,  aborder  de  front  les  hautes  questions.  Mabillon,  qui 
dirigea  le?  recherches  et  rédigea  en  grande  partie  les  discours  placés  en  tête 
des  volumes,  resta  toujours  au  niveau  de  l'entreprise.  Dans  l'introduction  du 
premier  siècle  de  l'ère  bénédictine,  qui  correspond  au  v«  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne, il  trace  l'histoire  de  la  diffusion  du  monachisme  en  Occident,  et,  suivant 
pendant  huit  cents  ans  Téglise  à  travers  ses  périls  et  ses  triomphes,  il  la  montre 
AUX  luises  avec  les  traditions  païennes,  luttant  ici  contre  les  Sarrasins,  là  contre 
les  hérétiques,  réglant  la  discipline  des  mœurs  par  les  conciles,  cultivant  le  sol  et 
sauvant  les  lettres  par  les  monastères.  Les  vues  du  savant  moine,  en  ce  qui  touche 
l'influence  du  christianisme  et  des  ordres  monastiques  sur  l'organisation  de  la 
société,  ont  été  confirmées  et  développées  dans  V Histoire  de  la  Civilisation  en 
France,  et  c'est  là  certes  le  plus  sûr  éloge  qu'on  puisse  en  faire.  Des  disserta- 
tions sur  les  sujets  les  plus  divers,  sur  le  droit  civil  et  canonique,  la  liturgie, 
les  mœurs,  les  superstitions,  l'état  des  lettres,,  complètent  le  tableau  général; 
tout  est  disposé  avec  un  ordre,  une  clarté  admirables,  discuté  avec  un  calme 
t|ui  n'appartient  qu'à  des  hommes  apaisés  par  la  solitude  et  le  renoncement,  et 
on  reste  surpris,  ap.rès  avoir  fermé  le  livre  du  bénédictin,  de  trouver  tant  de  force 
et  d'indépendance  dans  la  critique,  tant  de  soumission  dans  les  choses  de  la  foi, 
teat  de  science  sans  vanité,  sans  ambition  de  renommée,  et,  à  côté  du  savant, 


MAIOLLON  ET  LA  CX>1IR  DE  ROME.  329^ 

le  moine  qui  s'humilie,  ne  demandant  qu'une  grâce,  qu'on  rectifie  ses  er- 
reurs. 

Pour  tout  autre  que  Mabillon,  une  œuvre  telle  que  les  Actes  de  Saini-Bemo/ki 
eût  suffi  à  remplir  tous  les  momens  de  la  vie;  mais,  dans  ce  monde  encore  amt* 
veau  qu'il  explorait,  les  horizons  s'agrandissaient  toujours,  et  l'étude  des  doe«- 
mens  l'avait  rendu  sceptique  sur  l'authenticité  de  bien  des  textes.  Avast  iw* 
quelques  érudits,  long-temps  exercés,  pouvaient  seuls  prétendre  à  discerner  PA§b 
des  manuscrits,  à  en  discuter  l'authenticité;  mais  les  plus  habiles  eux-nnèiDes 
n'apportaient,  dans  cette  appréciation,  que  des  lumières  incertaines.  HabiiliHi 
chercha  la  certitude,  et,  dans  le  De  re  diplomatica,  il  posa  la  méthode  complète 
de  l'investigation  historique.  Après  avoir  examiné  au  point  de  vue  graphique  et 
purement  matériel  les  divers  documens  écrits  que  nous  a  légués  le  moyen-ège» 
il  traite  du  style  des  chartes,  de  l'orthographe,  des  formules  de  ces  documens,  «t 
il  étudie  successivement  les  actes  politiques  émanés  des  rois  de  France,  des  empoh 
reurs  d'Allemagne,  des  rois  d'Italie,  de  Sicile,  d'Angleterre  et  d'Espagne,  ainsi 
que. les  actes  privés  rédigés  dans  les  diverses  contrées  de  l'Europe.  La  scienoe 
chronologique  est  constituée  avec  la  même  sagacité  que  la  diplomatique,  et  il 
suffit  d'indiquer  un  pareil  travail  pour  en  faire  comprendre  l'importance,  sm* 
tout  à  une  époque  où  les  archives  des  monastères  et  des  chancelleries  étaient 
remplies  d'actes  apocryphes  qui  donnaient  lieu  à  d'inextricables  contestations  et 
aux  plus  graves  erreurs  historiques.  En  portant  ainsi  l'invention  dans  la  r^ 
cherche,  Mabillon,  comme  Du  Gange,  s'est  élevé  jusqu'au  génie  par  la  patience, 
et  il  a  créé  la  clairvoyance  de  l'histoire. 

La  Diplomatique,  éditée  en  1681,  fut  accueillie  avec  applaudissemens  p«r 
toute  l'Europe  savante  :  une  gloire  nouvelle  s'ajoutait  à  toutes  les  gloires  da 
grand  règne;  la  France  avait  conquis  le  premier  rang  dans  l'érudition  coniiB& 
dans  les  lettres,  et  Michel  Germain,  le  pieux  collaborateur  de  dom  Jean,  comme 
on  appelait  Mabillon,  pouvait  dire  en  toute  conscience  :  a  Nous  avons  d'habite 
gens  en  ce  genre  d'études,  qui  feront  la  loi  aux  étrangers,  quand  il  leur  plaira, 
aussi  bien  sur  cet  article  que  sur  les  autres.  »  Mabillon,  qui  voulait,  ainsi  que  ht 
dit  un  de  ses  biographes,  être  ignoré  dans  la  solitude,  nesciri  in  solitudine^  ne 
put  se  dérober  à  la  renommée.  Le  pape  Alexandre  Vlll  lui  demanda  comme  une 
faveur  d'être  tenu  au  courant  de  ses  travaux.  Golbert  voulut  le  porter  sur  Ui 
liste  des  pensionnaires  du  roi;  il  refusa,  bien  différent  en  ce  point  de  la  plupart 
des  savans  de  son  temps,  «  qu'on  eût  accusés,  dit  la  Correspondance  inédite^, 
d'avoir  mangé  trois  papes,  sans  que,  pour  cela,  ils  se  dépitassent  contre  la  pen^ 
sion  du  roi.  Bien  loin  de  cela,  quand  trois  mois  se  passent  sans  qu'ils  aient 
touché  (c'est  le  mot  de  l'art),  ils  font  ressouvenir  tout  doucement  par  leurs  amia 
communs  les  puissances  de  leurs  services  passés  et  de  l'ornement  qui  manque  à 
leur  muse.  )»  Mabillon,  au  contraire,  s'effrayait  de  ces  faveurs  du  monarque;  il 
craignait,  en  les  acceptant,  d'outrager  Dieu  et  sa  propre  dignité  d'homme  de- 
lettres,  a  Que  penserait-on  de  moi,  disait-il,  si,  pauvre  et  né  de  parens  pauvres, 
j'étais  venu  dans  ce  cloître  pour  y  chercher  ce  que  le  siècle  ne  m*eût  Jamais 
donné?  »  Et  cette  pauvreté,  qui  faisait  sa  force  et  son  espérance,  il  ne  raimait 
pas  seulement  pour  lui-même,  mais  aussi  pour  ses  parens,  qu'il  aidait  de  ses 
aumônes,  parce  qu'ils  étaient  peu  à  l'aise,  mais  qu'il  voulait  maintenir  dunt 
l'humble  état  où  ils  étaient  nés.  De  pareils  vtraits  seraient  de  nature  à  gagner- 

TOME  jyiù  22, 


380  BBTCB  US  DBDX  MONDES. 

aux  moines  les  voltairieDS  les  plusendureis,  et,  sitouslesmoiDesTessemUakiDt  à 
Mabillon,  les  économistes  eux-mêmes  se  réconcilieraient  avec  le  cloître,  attendu 
que  les  bénédictins,  Mabillon  compris,  ne  coûtaient,  aimée  mo^fenne,  que  quatre 
cent  trente^sept  livres  et  quelques  sous.  Sous  plus  d-un  rapport,  on  le  Toit,  les 
temps  sont  bien  changés. 

Dom  Jean  avait  refusé  les  foreurs  du  roi;  mais,  quoique  sa  sauté  lût  déjà  chan- 
celante, il  accepta,  comme  un  soldat  qui  prend  un  poste  d'honneur,  la  mission 
d'explorer  FAJlemafçne  pour  visiter  les  archives  des  villes  et  des  monastères, 
et  il  partit  au  mois  de  juin  1683,  en  compagnie  de  dom  Michel  Germain.  Il  par- 
courut la  Bavière,  le  Tyrol,  la  Suisse,  feuilletant  tous  les  documens,  tous  les 
manuscrits,  travaillant  souvent  quinze  heures  par  jour  pour  copier  les  plus  pré- 
cieux, et,  après  cinq  mois,  il  revint  à  Paris,  chargé  de  dépouilles  opimes  dont  il 
enrichit  la  Bibliothèque  du  roi.  Louis  XIV,  épris  des  expéditions  de  la  science 
auitsi  bien  que  de  celles  de  la  guerre,  voulut  étendre  au-delà  des  Alpes  comme 
au-delà  du  Rhin  les  conquêtes  de  l'érudition  française,  et,  au  mois  d'avril  4085, 
il  donna  à  Fauteur  de  la  Diplomatique  ufie  mission  nouvelle  pour  Fltalie. 

Mabillon  a  retracé  lui-^méme,  en  tête  du  ^fvxpwn  itafintm,  ses  impressions 
de  voyage,  et  r<en  ne  contraste  avec  la  prolixité  des  touristes  modernes  et  la 
perpétuelle  mise  en  scène  qu'ils  font  de  leur  personne  comme  ce  récit  simple  et 
calme,  où  l'écrivain  décrit  ce  qu'il  voit  sans  parler  de  lui-même.  Les  bibliothè- 
ques et  les  ruines  chrétiennes  attirent  avant  tout  son  attention;  mais  le  senti- 
ment que  lui  inspirent  ces  ruines  ne  ressemble  en  rien  au  sentiment  moderne, 
et  notre  admiration  pour  le  gothique  contraste  étrangement  avec  l'opinion  qu'yen 
avaient  les  hommes  du  siècle  de  Louis  XIV.  Ainsi,  dans  son  discours  de  réception 
à  TAcadémie  française,  Fénelon  blâme,  en  termes  très  précis,  l'architocture  de 
la  cathédrale  de  Chartres.  Fleury  dit  à  son  tour  que  l'aTChitecture  du  moyen- 
âge,  «  qui  est  effectivement  arabesque,  n'est  ni  vénérable  ni  plus  sainte  pour 
avoir  été  appliquée  à  des  usages  saints,  »  et  il  ajoute  que  ce  iseraU  une  délica-- 
tesfte  ridicule  de  ne  vouloir  pas  entrer  dons  de»  égiUes  bâties  de  la  sorte, 
mais  que  ce  serait  un  aussi  v<*in  scrupule  de  n^oser  en  bâtir  d'un  autre  stffle. 
Telle  était  l'opinion  de  Mabillon  :  ce  qu'il  demandait  avant  tout  aux  momnmens 
de  la  foi  des  vieux  temps,  c'était  le  souvenir  et  les  saints  exemples  des  morts, 
et  il  se  rejetait  avec  d'autant  plus  de  ferveur  dans  le  passé,  que  les  reliques 
lucratives,  les  miracles  apocryphes,  la  facilité  avec  laquelle  Rome  accordait  'la 
canonisation,  les  pompes  sensuelles  du  catholicisme  italien,  l'ignorance  des 
prêtres,  effrayaient  sa  science  et  sa  foi.  H  cherchait  des  saints  dans  les  couvons, 
comme  Byron,  un  siècle  plus  tard,  cherchait  des  Romains  dansllome;  nais, 
pour  en  trouver,  il  lui  fallait  descendre  dans  les  catacombes,  où  il  passait  sou- 
vent plusieurs  heures  à  méditer  et  à  prier.  Cest  dans  ces  explorations  qu*il 
reconnut  et  Ait  le  premier  à  signaler  l'influence  des  habitudes  païennes  sur  les 
monumens  primitifs  du  christianisme,  idée  neuve  et  hardie  pour  le  temps  où 
elle  fut  émise,  qui  lui  inspira  le  traité  sur  le  Cuite  des  safnts  incownus,  Mité 
que  la  cour  de  Rome  fit  attaquer,  mais  sans  succès,  par  l'un  des  phis  habiles 
archéologues  de  la  péninsule,  Raphaël  Fabretti,  inspecteur  des  catacombes. 
lAdnsi,  en  même  temps  que  Bossuet  proclamait^  au  nom  de  l'état,  la  séparartÉon 
du  pouvoir  temporel  sans  briser  avec  Rome,  Mabillon  proclamait^  au  dobi  de 
f  énutition,  la  liberté  du  douté  historique  sans  rompre  avec  la  foi. 


MABILEOifiEV  LA  COUR  DV HOME.  391' 

Tout  iKKOpé  4es  iwtiqsités  cbrétiennes^le  piftax  bénédkÉÎB,  daiK  le*  Mmmtm 
ilaUcmm  et  la  Correap&ndance  i«éd%U^  semUe'oiiblierles  païens  et  lefi  TivaD8« 
11  narohe  à  tnnvers  la  foule,  emportant  dane^sos  aaie  le  silence  de  son  ck>itre, 
et  «c'est  cette  absenoe  même  de  toute  espèce  de-  pitteiteeque  transalpin  qui 
fait  Foriginalité  du  voyage,  car  le- voyageur  ne  parle  f|Ui une  seulei^fois  du  soleil 
et  de  la  beauté  du  climat^  à  poepoade  Naples^  qui^  lui  rappelle  ce  doui  vers  de 
Virgile: 

Ver  ibi  pdipetuum..... 

une  seule  fois- des  femmes  y^  en  passant  à  Tervacinst  pour  remarquer  qu'ellet 
donnent  Tidée  de  la  mort  àeeu&qujr  ont  le  courage ^de  les  regarder,  et  du  Vé^^ 
suve  pour  s'indigner  du  nom  de  /acryma  6'Am/iqa*4Mi  donne  au  vin  récolté  sur 
se&flancs^  Quant  à  Michel  Germain,  plus  curieux  de  voir  et  d'observer,  il  con- 
signe au  courant  de  la  plume,  dans  les  lettres  adressées  à  ses  amis  de  Saint- 
Gerinain-des*-PRés  ou  à  sea  hôtes  de  l'Italie^  les  sensations  qu'éveille  en  «iui 
l'aspect  de  eette  terre  de  Saturne  devenue  le  domaine  de  saint  Pierre.  Sa  pre- 
mière exactitude  est  de  transmettre  des  détails  sur  les  découvertes  faites  dans  les 
archives  et  les  bibliothèques,  et  il  parle  à  plusieurs  reprises  de  l'étonnement 
que  causait  aux  Italiens  l'ardeur  qoe  dom  Jean  et  lui-même  apportaient  au  tra« 
vail.  ft  Tous  nos  messieurs,  dit-ii,  qui  nous  regardaient  faire,  ne  nous  consid^ 
raient  pas  autrement  que  comme  des  soldats  français  qui  montent  à  l'assaut» 
En  effet,  il  y  faisait  chaud,  et  l'on  me  prenait  quasi  pour  un  cordelier,  tant  nos 
habits  étaient  gris  de  poussière.  »  Malgré  sa  modestie  bien  sincère,  l'humble  et 
savant  bénédictin  jouissait  comme  d'un  véritable  triomphe  de  cette  surprise  des 
étrangers;  en  bon  fils  de  l'église  gallicane,  il  gourmande  malicieusement  les  ul« 
tramon tains  de  se  laisser  dépasser  par  leurs  voisins  les  Gaulois,  et,  par  un  raffi- 
nement d'orgueil  national,  il  prend  pour  confident  de  ses  reproches  l'un  des 
hommes  les  plus  savans  de  l'Italie,  le  maître  de  Muratori  et  de  Scipion  Mafiei, 
Magliabechi,  bibliothécaire  du  grand-duc  de  Florence.  <&  Les  principales  difhcuK 
tés  qui  se  rencontrent  dans  chaque  siècle  sur  l'histoire  et  la  tradition  de  l'église 
auraient  bien  de  quoi,  lui  dit-il,  faire  exercer  messieurs  vos  oirtuoti,  s'ils 
avaient  le  goût  tourné  à  savoir  à  fond  la  religion  et  la  doctrine  de  l'église, 
comme  nous  autres  Français  en  faisons  nos  délices  et  le  capital  de  nos  applica- 
tions! Vos  grands  génies  rendraient  un  service  incomparable  à  l'église,  et  se 
rendraient  aussi  vénérables  à  toute  la  terre,is'ils  pouvaient  se  captiver,  depuis 
l'âge  de  quinze  ou  seize  ans  ju8qu!à  soixante,  pour  approfondir  ces  matières, 
tandis  que  vos  messieurs,  payes  la< plupart  pour  cela,  c'est-à-dire  revêtus  de 
gros  bénéfices,  songent  à  toute  autre  chose  qu'à  soutenir,  par  ces  armes  fortes 
et  solides,  les  intérêts  de  leur  mère  qui  les  a  rendus  si  grands  et  si  illustres. 
Mais  cet  avis  porte  avec  soi  de  la  peine,  peu  d'avaùtage  temporel  et  la  privation 
des  plaisirs  de  .cette  vie,  chose  difficile  à  persuader  à  bien  des  gens.  »  Dom  Mi- 
chel avait  mis  le  doigt  sur  la  plaie  étemelle,  le/arnierUe.  La  haute  aristocratie 
itaheone  était  tombée  au  niveau  de  la  plèbe  de  l'ancienne  Rome,  panis  et  speo* 
taenia:  «  peu  de  bien  si  on  ne  peut  en  avoir  beaucoup,  mais  jouir  de  ce  bien  et 
▼ivre  sans  s'incommoder  et  en  prenant  toutes  ses  aises,  voilà  le  génie  du  pays.... 
Un  habile  homme  est  celui  qui,  comme  disait  il  y  a  quelque  temps  un  cardi** 
nal,  sa  camnUnare...,  Je  ne  sais,  disait^il,  ni  la  théologie,  niPhistoire  ecclé- 


33S  RBVCB  DES  DBUX  MONDES. 


ique,  ni,  etc.;  mais  je  sais  vivre  à  la  cour,  n  S'il  en  était  ainsi  des  cardi- 
nam,  qu'était-ce  donc  des  moines?  Dom  Michel  cite  des  religieux  du  Mont- 
Cassin  qu  i  avaient  60,000  livres  en  bourse,  dont  ils  se  servaient  «  pour  avancer 
lians  les  charges  et  pour  beaucoup  d'autres  choses  qu'on  n'ose  pas  marquer.  » 
Un  procureur  de  cette  congrégation  dépensait  en  dix-huit  mois  plus  de  dix  mille 
écas  de  dhiers,  et  les  généraux  de  l'ordre,  en  sortant  de  charge,  emportaient 
ûe  qooi  (aire  bâtir  des  couvens,  des  monastères  enchantés.  Dans  un  grand  nomr 
lire  de  maisons,  les  religieux  disaient  matines  avant  souper,  portaient  des  bas 
de  soie,  mangeaient  gras,  sortaient  seuls;  et,  s'ils  communiquaient  volontiers 
leors  livres  aux  savans  français,  ils  se  gardaient  bien  de  leur  faire  goûter  leur 
ma,  par  avarice,  et  peut-être  aussi  dans  la  crainte  de  se  compromettre  en 
nontrant  leurs  caves  d'ordinaire  bien  garnies,  ce  qui  faisait  dire  à  je  ne  sais 
quel  cardinal ,  à  propos  d'un  moine  de  sa  connaissance  :  Bone  Deus,  hic  non 
patest  vivere  sine  bibere  semper.  On  avait,  à  différentes  reprises,  tenté  de 
4»mbattre  ce  relâchement;  mais  il  en  était  alors  en  Italie  de  la  réforme  mona- 
cale, comme  aujourd'hui  de  la  conversion  politique  du  gouvernement  romain  : 
pour  Faccomplir,  il  eût  fallu  des  miracles,  car,  dès  qu'il  s'agissait  de  toucher 
«IX  abus,  le  pape  se  trouvait  en  opposition  avec  son  clergé.  Ainsi,  en  4685,  les 
cannes  avaient  à  choisir  un  nouveau  général  :  le  saint-père  porta  sur  la  liste  des 
^candidais,  en  le  recommandant,  un  Flamand  des  pays  nouvellement  conquis 
par  le  roi  de  France,  le  père  Séraphin,  très  honnête  homme,  dit  dom  Michel, 
et  très  affectionné  à  la  nation  française;  mais,  comme  sa  conduite  était  fort  ré- 
gulière et  fort  exacte,  les  Italiens  se  gardèrent  bien  de  le  choisir.  S'agissait-il 
<le  donner  le  chapeau  à  quelque  évêque  français;  M.  de  Beauvais,  par  exemple, 
tetait-il  sur  le  tapis  :  les  répugnances  du  saint-père  étaient  si  vives,  et  il  prenait 
si  peu  de  soin  de  les  déguiser,  que  les  gens  qui  s'intéressaient  à  l'affaire,  crai- 
gnant de  voir  ajourner  indéfiniment  les  promotions,  allaient  en  pèlerinage  faire 
4es  vœux  pour  «  aider  le  bon  prélat  à  entrer  au  plus  tôt  en  paradis.  »  Cette 
asÊiimosité,  cette  dureté  du  pape  à  l'égard  de  la  France,  irritaient  Michel  Germain. 
«  Cela,  dit-il,  tournera  contre  sa  sainteté  et  l'église  elle-même.  »  Et,  pour  faire 
la  leçon  sévère  et  même  menaçante,  il  exalte  en  toute  occasion  la  supériorité  de 
Téglise  gallicane,  en  promettant  aux  ultramontains  qui  voudraient  l'attaquer 
par  la  science  ecclésiastique  que  la  France  ne  manquerait  pas  d'habiles  gens 
pour  leur  relever  la  moustache, 

La  Correspondance  inédite  n'est  pas  moins  sévère  pour  les  reliques  apocry- 
lihes,  les  miracles  suspects,  l'exploitation  effrontée  de  la  crédulité  populaire,  et 
ce  n'est  pas  sans  raison  que  quelques  plaisans  du  xvn«  siècle  comparaient  Ma- 
l>illon  et  ses  doctes  disciples  au  docteur  de  Launoy,  ce  grand  dénicheur  de 
saints 9  comme  l'appelait  Bayle,  que  le  curé  de  Saint-Eustache  saluait  du  plus 
loin  qu'il  pouvait  l' apercevoir,  a  de  peur,  disait-il ,  quHl  ne  m^enléve  aussi 
wum  saint,  qui  ne  tient  presque  à  rien,  »  L'étrange  cérémonie  qui  se  faisait 
à  iiome  lors  de  la  fête  de  saint  Antoine  excitait  la  verve  de  dom  Michel ,  qui 
«wût  assisté  à  la  fête.  «  Vive  saint  Antoine!  dit-il;  la  procession  des  chevaux, 
des  ânes  et  des  mulets,  qui  vont  tous,  sans  aucune  exception,  recevoir  de  l'eau 
bénite  le  jour  de  la  fête ,  vaut  plus  de  mille  écus,  sans  compter  dix-sept  vieilles 
iiètes,  chevaux  et  ânes,  dont  on  fit  présent  à  ces  bons  pères.  Tout  Rome  s'em- 
jpresae  d'aller  voir  cette  cérémonie.  Les  bêtes  chevalines,  ornées  de  rubans,  pas- 


MABaLON  ET  LA  GOUR  DB  ROME.  333 

sent  en  rerue  devant  un  révérend  père  qui  est  en  surplis  et  étole;  il  leur  donne 
de  Peau  bénite,  et  celui  qui  les  mène  laisse  un  cierge,  ou  de  Fargent,  ou  du  fro- 
mage, ou  de  toute  sorte  de  denrées.  Les  bêtes  à  cornes  ne  viennent  pas,  ce  me 
semble,  le  jour  même,  mais  durant  Toctave.  Sans  cette  dévotion,  tout  périrait,, 
dit-on;  aussi  personne  ne  s'exempte  de  ce  tribut,  non  pas  même  nostro  sir- 
gnore^  »  c'est-à-dire  le  pape. 

Les  lettres  écrites  de  Rome  ne  sont  pas  les  moins  curieuses  du  recueil  édité 
par  M.  Valéry;  on  remarquera,  entre  autres,*  celle  qui  porte  la  date  du  13  août 
1685,  et  dans  laquelle  dom  Michel  Germain  rend  compte  d'une  visite  qui  fut 
faite  par  les  bénédictins  français  à  la  reine  Christine  de  Suède.  «  Nous  por- 
tâmes il  y  a  cinq  jours,  ditr-il,  le  livre  De  Liturgia  Galiicana  à  la  reine.  Avant 
que  de  nous  donner  audience,  elle  voulut  voir  ce  livre  pour  savoir  comme  on 
l'aurait  traitée  et  si  on  y  parlait  d'elle.  Elle  se  mit  en  colère  contre  le  titre  de  se- 
rénissime^  qu'elle  prétend  déroger  à  sa  dignité.  Son  bibliothécaire  eut  bien  de 
la  peine  à  nous  faire  entendre  par  trois  différentes  fois  qu'il  fallait  lui  en  faire 
ou  dire  un  mot  de  satisfaction.  Ce  fut  par  là  que  dom  Jean  Mabillon  aborda  sa 
majesté.  Elle  témoigna,  par  quatre  fois  différentes,  être  très  mécontente  de  ce 
qu'il  lui  avait  donné  ce  titre,  qu'on  s'avise,  dit-elle,  de  me  donner  toujours  à 
Paris.  Mon  nom  est  Christine,  ajouta-t-elle;  puisque  je  suis  reine,  je  ne  veux 
pas  déroger  à  ma  dignité;  mon  nom  seul  fait  mon  éloge  :  n'y  retournez  plus,  et 
avertissez  ceux  de  Paris  de  ne  plus  me  donner  ce  titre.  Dans  la  suite,  l'entretien 
fut  commode  et  très  agréable.  Elle  a  beaucoup  d'esprit;  elle  parle  français  comme 
si  elle  avait  toujours  vécu  à  la  cour.  »  Christine  reparait  encore  dans  plusieurs 
autres  passages  de  la  correspondance,  et  partout,  jusque  dans  les  moindres  choses, 
sa  figure  se  dessine  avec  cette  fierté  hautaine.  Elle  fait  bastonner  sans  façon  les 
sbires  du  pape,  qui  avaient  manqué  à  ses  gens,  et  envoie  àMolinos,  prisonnier  du 
saint-office,  ce  qu'on  appelait  alors  des  régals,  c'est-à-dire  de  splendides  dîners. 

Dans  cette  ville,  éternel  héritage  de  Saint-Pierre ,  la  haute  raison  des  prêtres 
gallicans  se  révolte  plus  d'une  fois,  non  pas  contre  le  chef  de  l'église,  mais  contre 
le  souverain  temporel,  et  ce  qui  les  étonne  surtout,  c'est  de  voir,  à  côté  de  nostro 
signore,  comme  ils  disent,  trois  autres  papes  aussi  grands,  peut-être  plus  grands 
par  le  pouvoir:  le  gouverneur,  le  général  des  jésuites,  et  le  commandeur  du 
Saint-Esprit,  qui  n'avait  pas  moins  de  quatre-vingt  mille  vassaux.  La  population 
était  réduite,  depuis  trente  ans,  de  plus  de  soixante  mille  individus;  la  misère 
était  grande,  surtout  pour  les  honnêtes  gens;  les  estafiers  seuls  pouvaient  espé- 
rer encore  de  faire  à  peu  près  leurs  affaires,  et  la  chambre  apostolique  avait 
grand'peine  à  remplir  ses  coffres,  quoique  le  pape  ne  dépensât  par  jour  que 
31  sous  de  France.  Rien  ne  ressemblait  moins  à  un  gouvernement  régulier  que 
ce  triste  gouvernement  pontifical  :  tandis  que  les  campagnes  restaient  incultes, 
et  que  les  bandits  couraient  impunément  les  routes,  le  pape  rendait  des  décrets 
sur  la  nudité  de  la  gorge  et  des  bras  des  femmes,  et  le  sacré  collège  s'enorgueil- 
lissait de  sa  puissance,  parce  que  la  reine  d'Espagne  avait  envoyé  au  nonce  une 
robe  avant  de  la  faire  coudre,  pour  lui  demander  si  la  coupe  en  était  orthodoxe. . 
C'était  surtout  vers  des  objets  de  cette  importance  que  se  tournait  l'esprit  de  ré- 
forme, vers  l'opéra,  par  exemple,  et  en  ce  point  le  pape  régnant  tenait  une  con-r 
duite  tout  opposée  à  celle  de  Clément  IX,  son  prédécesseur.  «  Celui-ci,  dit  U\c\ii\\ 
Germain,  ne  voulait  pas  qu'il  y  eût  de  cabretii,  c'est-à-dire  d'eunuques,  et  ce  pour 


334  RBYCB  DBS  DBDX  MQHIIVS^ 

catttei«  fA  qu^U  n'y  e&lque  des  canf^urine;  le  pape  ne  veut  pas  qu'il  y  ait  de  canr 
tarine^  et  qu'il  n'y  ait  que  des  cabretti.  Il  se  £ait  du  mal  par  .les  uns  et  les  autres; 

il  e^  plus  énorme  et  peut-être  plus  ordinaire  par  les  h.....  que  par  les  f » 

Nouti citons  tei^tuelleoient,  en  œnsewant  la  curieuse,  réticence  de  la  missive. 

L%^  comtesse  Carpegna,  malgré  ses  aoijumte-dix  ans,  souffletait  en  pleine  église 
l'auditeur  de  la  chambre  apostolique,  et  défiait,  en  se  sauvant  par  les  toits,  tous 
les^rittfe&de  Rome  ameutés  à  sa  poursuite;  mais  malheur  à  ceux  qui  se  laissaient 
pr^pdKiSrSurtout  quand  ils  étaient  accusés  d'avoir  débité  des  nouvelles!  a  Sa  sain- 
teté, 4i^la  Correspondance  inédite^  fit  mettre  bien  en  prison  quelques  prêtres  et 
autr^^qui  faisaient  courir  dans  Rome  quelques  nouvelles  manuscrites  qui  di- 
aiûent  des  mensonges  et  des  vérités,  et  ils  seront  du  moins  envoyés  aux  galères.  » 
Cétidtlà,  en  effet  le  minimum  de  la  peine.  Pour  les  laïques,  on  était  plus  sévère 
encore  y. ^t  le  saint  père,  entre  autres  exploits  du  même  genre,  fit  pendre  un 
jour<  un  malheureux,  âgé  de  plus  de  soixante. ans,  parce  qu'il  avait  écrit  sous 
la  dictée  d'un  prêtre  espagnol  et  distribué  quelques  anecdotes  qu'on  regardait 
commet  scandaleuses.  Le  pape  voulait  absolument  qu'on  fit  aussi  mourir  le 
prê^;  mais  le  cardinal  Spada,  gouverneur  de,  Rome,  obtint  sa  grâce  sur  la  de- 
mmidç  da  la  confrérie  des  Confortai  eur s  y  et  sa  mise  en  liberté  fut  l'occasion 
dt'une  fi^ie  publique.  La  confrérie,  toute  composée  de  cardinaux,  de  princes  et  de 
gtands  personnages,  alla  le  chercher  dans  sa  prison;  il  fut  rasé,  poudré;  on  lui 
m\\  sur  la  tète  une  couronne  d'olives  argentée,  on  le  revêtit  d'une  robe  de  satin 
i^v^V^t,  dans  cet  attirail,  il  fut  conduit,  un  grand  cierge  à  la  main,  dans  l'é- 
glise de  SaintnJean ,  escorté  de  la  confrérie,  gentilshommes,  princes  et  notables 
bourgeois,  qui  marchaient  tenant  chacun  un  riche  flambeau  et  la  tête  couverte 
d'un  capuchon  de  toile  noire  percé  de  trous  pour  les  ^eux,  la  bouche  et  le  nez. 
Airfivé  à  l'église  Saint-Jean,  on  dit  la  messe  en  actions  de  grâce,  k  La  musique, 
k  symphonie,  les  pétards,  firent  office,  et  on  s'en  revint  aussi  content  que  l'é- 
taÎQOt  les  anciens  Romains  quand  on  leur  avait  accordé  circum  et  escas.  Le 
soir»,  tous  les  palais  furent  pleins  d'illuminations,  c'est-à-dire  de  flambeaux  de 
dire  blanche  allumés  deux  à  chaque  fenêtre,  et  des  feux  de  joie  dans  les  rues, 
devAatles  palais.  »  Les  amnisties  ont  été  dans  tous  les  temps  assez  rares  à  Rome 
pour J  produire  une  vive  sensation,  et  même  l'enthousiasme. 

Malgi^é  les  rigueurs  du  gouvernement  pontifical,  la  satire  allait  toujours  son 
train ,  et  plus  ce  gouvernement  se  montrait  ombrageux ,  plus  les  Italiens  se  per- 
fectionnaient dans  l'art  d'en  médire  :  c'est  une  remarque  de  nos  bénédictins. 
A  propos  de  l'exécution  du  vieillard  dont  nous  venons  de  parler,  et  des  quiétistes 
«lu'çn  persécutait  avec  ces  raffinemens  que  la  fausse  dévotion  inspire  à  la  haine, 
Pa^vân  fit  savoir  à  Marforio  qu'il  voulait  quitter  Rome,  attendu,  disait-il,  que  : 
Chi  parla  é  mandata  in  galera;  chi  scrive  è  impiccato;  chi  xta  quiefo  na  al 
sani'  offi4:io.  Quelquefois  la  censure  partait  de  l'éghse  elle-même,  et,  dans  un 
livre  intitulé  du  Double  martyre  den  évégues  d'Italie ,  un  prélat  napolitain 
ipepirésenta  au  vif  a  le  rabaissement  de  leur  caractère,  les  bassesses  auxquelles  on 
les  soumet,  les  pensions  dont  on  les  accable,  les  jugcmens  canoniques  qu'on 
feur.ôte.  »  Les  examinateurs  de  V Index,  s'imaginant  qu'il  était  question  d'évè- 
qqes  et  de  martyrs  de  la  primitive  église,  donnèrent  leur  approbation;  on  ne 
tarda  point  cependant  à  reconnaître  la  méprise;  le  livre  fut  interdit,  mais  les 
bénédictins  s'empressèrent  d'en  signaler  l'apparition,  «certains,  disaient-ils  « 


MABILLON  ET  LA  COUR  DB  BOME.  '335 

qu*0D  le  verrait  en  France  avec  curiosité,  et  qu'il  fournirait,  par  la  compaarai- 
son ,  une  ample  matière  à  nosseigneurs  les  évéques  de  se  féliciter  d'être  R^m- 
çais.» 

Les  anecdotes  sur  la  personne  même  du  pape  ne  sont  pas  non  plus  épaiigtiées 
dans  la  Correspondance  inédite.  Les  ménagemens  que  le  saint  père  avait  pour 
sa  santé  et  surtout  pour  son  trésor  donnaient  lieu  à  de  malignes  récriminations; 
on  disait  qu'à  midi  il  se  croyait  mort,  qu'à  sii  heures  du  soir  il  mangeait  comme 
quatre,  qu'il  était  hydropique  à  minuit,  et  bien  portant  au  point  du  jour/Un 
humble  capucin,  le  père  Recanati,  prédicateur  apostolique,  avait  même  osé; 
du  haut  de  la  chaire,  tancer  vertement  sa  sainteté,  par  des  allusions  tnmspa- 
rentes,  de  l'étude  exagérée  qu'elle  faisait  de  la  conservation  de  sa  vie,  de  sa 
santé,  et  il  l'avait  suivie  dans  la  petite  chambre  du  Vatican  où  elle  s'enfermait 
entre  quatre  foyers  et  sous  sept  couvertures.  Alliée  des  'Vénitiens  et  de  fem- 
pereur  contre  les  Turcs,  sa  sainteté  bénissait  volontiers  les  armes  des  cbréttens, 
mais  elle  ne  se  souciait  guère  de  payer  leurs  troupes.  En  1685,  le  comte  de' 
Rosemberg  vint  à  Rome  annoncer  de  la  part  de  l'empereur  les  avantages  rem-' 
portés  sur  les  infidèles  et  demanda  de  l'argent.  Le  pape  se  montra  fortcontra-i 
rié,  disant  qu'un  courrier  pouvait  épargner  cette  dépense,  et  que,  pour  dé  l'ar- 
gent, 0  l'empereur  et  le  duc  de  Bavière  montraient  bien  par  leurs  actions  qûlls 
n'en  avaient  pas  besoin ,  puisque  l'un  et  l'autre  avaient  fait  paraître  à&at  les 
noces  de  l'électeur  des  magnificences  qui  auraient  suffi  à  nourrir  l'armé^  bien 
long-temps;  qu'il  s'en  retournât  donc,  et  qu'il  avertit  l'empereur  d'être  plus  mé-' 
nager  à  l'avenir.  »  Nos  bénédictins  paraissent  quelque  peu  surpris  de  toutes  x!es 
chos&s,  mais  leur  foi  n'en  est  en  rien  diminuée.  C'est  en  effet  un  caractère» d^s- 
tinctif  des  croyances  du  ivir  siècle  de  scinder  pour  ainsi  dire  la  raison  humaine 
en  deux  parts  distinctes,  d'enchaîner  l'une  et  de  laisser  à  Pautre  une  indépeo* 
dance  entière.  Descartes  et  les  gallicans  se  rencontrent  en  ce  point.  Le  premier^ 
arrache  la  philosophie  à  l'autorité  théologique,  les  seconds  arrachent  la  domi-* 
natic  n  temporelle  à  l'autorité  papale;  tous  deux  dégagent  les  faits  humains,  sa^is 
que  la  foi  soit  mise  en  question.  Les  bénédictins  agissent  de  même  en  ce  qut^ 
touche  la  chronique  scandaleuse  de  la  cour  de  Rome;Jls  sont  catholiques  jusque 
dans  la  médisance,  et  ils  acceptent  avec  une  merveilleuse  docilité  cette  abstrac-^i 
tion  dogmatique  qui  sépare  l'homme  du  pontife,  comme  le  gallicanisme. sépft* 
rait  le  prince  du  pasteur. 

Les  relations  de  la  cour  de  Rome  avec  FEurope,  et  principalement  avec  fEs*-! 
pagne,  l'Angleterre  et  la  France,  occupent  aussi  plusieurs  pages  dans  laCor- 
re.^pondance  inédite.  On  croirait  lire  parfois  les  nouvelles  étrangères  de. iio9> 
journaux  quotidiens,  mais  en  meilleur  style.  Les  lettres  confidentielles  ont  eneoral 
cet  avantage  sur  les  journaux ,  que  les  bénédictins  ne  parlent  que  d'après  Ûes 
informations  positives,  et  qu'ils  attendent,  lorsqu'ils  doutent,  que  te  temps  teur 
en  ait  appris  davantage  pour  affirmer  en  toute  certitude.  Rome,  à  cette  époque,* 
venait  de  s'allier  avec  l'Espagne  contre  les  Turcs;  mais,  s'il  fallait  en  croire  Qos^ 
voyageurs,  c'était  moins  par  dévotion  que  pour  se  mettre  à  couvert  de  làEranca' 
et  des  armes  de  «  notre  incomparable  monarque.  »  Les  questions  d'étiquette  d'oui 
côté,  l'inquisition  espagnole  de  l'autre,  troublaient  souvent  la  bonne  harmonie^ 
entre  les  deux  états.  Les  Espagnols  voulaient  forcer  le  pape  à  quitter  son  appar-^ 
ment  pour  recevoir  l'hommage  de  la  haquenée',  le  saint  père  s'y  refusait;  les* 


.  "336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Italiens  regardaient  en  riant,  pour  Toir,  disaient-ils,  si  le  limaçon  sortirait  de 
sa^coquUle,  Cette  vaine  dispute  de  cérémonial  devenait  presque  un  casu$  helli, 
et  le  pape,  pour  se  préparer  à  la  guerre,  levait...  trois  compagnies  de  milice! 
La  congrégation  romaine  de  V Index  approuvait  des  livres  ou  des  doctrines  que 
condamnait  Tinquisition  espagnole,  et  celle-ci,  à  son  tour,  en  condamnait  d'au- 
tres approuvés  par  Rome.  Ces  dissidences  étaient  de  nature  à  compromettre  gra- 
vement le  principe  de  Tinfaillibilité,  et  Rome  se  trouvait  placée  entre  ce  double 
embarras  :  sauver  le  principe  et  ménager  Tinquisition;  car  elle  craignait  de  se 
commettre  avec  un  tribunal  aussi  résolu  et  aussi  formidable.  (Tétaient  là  sans 
doute  des  questions  fort  secondaires  auprès  de  celles  qui  s'agitaient  au  temps 
de  Grégoire  YII  et  de  Boniface  YUI ,  mais  elles  présentent  bien  aussi  un  certain 
intérêt  historique,  en  ce  qu'elles  montrent  la  distance  qui  sépare  la  papauté  du 
xvu«  siècle  de  la  papauté  du  moyen-âge.  Les  diplomates  ont  remplacé  les  théo- 
logiens; il  ne  s'agit  plus  de  dominer  l'Europe ,  mais  de  s'en  faire  accepter,  et 
dans  les  moindres  choses  on  voit  percer  l'esprit  qui  depuis  deux  siècles  a  dirigé 
en  toute  circonstance  la  politique  romaine,  cette  politique  fière  dans  les  mots, 
timide  dans  les  actes,  ménageant  tout,  excepté  ses  propres  sujets.  Rome  mon- 
trait encore  parfois,  mais  sans  oser  le  tirer  du  fourreau,  le  glaive  de  l'anathème, 
son  arme  et  son  sceptre  aux  époques  de  terreur  mystique.  Elle  menaçait,  mais 
en  tremblant;  elle  avait  d'ailleurs  laissé  surprendre  le  secret  de  sa  faiblesse, 
et  ceux  qui  connaissaient  son  esprit  savaient  qu'il  fallait  «  crier,  se  plaindre  et 
se  faire  craindre,  »  pour  en  obtenir  quelque  chose.  L'ambassadeur  d'Angleterre, 
fidèle  aux  habitudes  diplomatiques  de  sa  nation ,  usait  largement  de  cette  tac- 
tique, et  l'ambassadeur  de  France,  tout  en  témoignant  de  grands  égards  au 
saint  père,  ne  laissait  pas  cependant  de  parler  haut  et  ferme.  La  déclaration 
du  clergé  français,  en  1682,  avait  amené,  comme  on  le  dirait  de  nos  jours,  un 
refroidissement  entre  la  cour  pontificale  et  la  cour  de  Versailles,  et  la  Corres- 
pondance inédite  donne  sur  cette  affaire  une  foule  de  détails  nouveaux.  Les 
cardinaux  romains  essayèrent  d'abord  de  rétorquer,  avec  les  seules  armes  de  la 
science  ecclésiastique,  ce  qu'ils  appelaient  les  prétentions  hérétiques  de  l'église 
gallicane;  mais  les  plus  hardis  eux-mêmes  ne  combattaient  qu'avec  timidité, 
dans  la  crainte,  dit  Michel  Germain ,  de  faire  des  pas  de  clercs  ou  plutôt  d'igno- 
rans  à  la  vue  de  toute  la  France;  puis  le  pieux  gallican  ajoute  :  «  De  même  qu'un 
abbé  allemand  me  disait,  il  y  a  deux  ans  plus  ou  moins,  que  le  roi,  les  tenant 
en  exercice,  était  cause  qu'on  ne  buvait  plus,  dans  son  pays,  la  moitié  du  vin 
qu'on  y  prenait  auparavant,  —  on  peut  dire  aussi  que  nos  diffîérends  avec  cette 
cour  empêchent  les  esprits  des  Romains  de  croupir  dans  cette  léthargie  ou  fai- 
néantise,/ar  nientCy  qui  fait  une  partie  de  leur  bonheur,  quand  leur  intérêt  ne 
trouble  pas  leur  repos  par  une  agitation  et  une  application  aux  études  pesantes.  » 
Malgré  leur  application,  les  cardinaux  ne  fournirent  qu'un  faible  contingent 
<i'argumens  et  de  preuves,  et  l'histoire  de  cette  querelle  offre  cela  de  remar- 
quable, que  les  plus  ardentes  défenses  de  Tultramontanisme  furent  écrites  en 
France  et  par  des  Français;  pourtant  le  triomphe  resta  aux  gallicans,  qui  se  tenaient 
renfermés  dans  la  tradition  du  droit  historique.  Du  concile  de  Constance  ils  re- 
montaient jusqu'au  ix«  siècle,  au  concile  de  Paris,  qui  le  premier,  en  829,  avait 
établi,  pour  le  royaume,  la  séparation  des  deux  pouvoirs;  ils  rappelaient  la  ré- 
.ponse  d'Hihcmar  à  la  menace  qu'avait  faite  le  pape  de  venir  en  France  excom- 


1IAB0LI.ON  ET  LA  COUR  DE  ROME.  337* 

munier  les  étèques  :  Si  excommunicaturus  venerit^  excommunicatus  abibii. 
Us  rappelaient  ce  mot  de  saint  Bernard  à  Innocent  :  Nous  sommes  plus  papes 
que  vous.  Enfin  ils  justifiaient  la  déclaration  de  4682  par  la  pragmatique  de 
4268,  et  Louis  XIV  par  le  plus  saint  de  ses  aïeux.  La  question  une  fois  posée 
de  la  sorte,  on  sent  de  quel  poids  devait  être  Tautorité  des  bénédictins,  si  bien 
renseignés  sur  les  faits;  leur  Taste  érudition  devenait  ralliée  de  la  politique 
nationale,  et  ils  confirmaient  par  la  tradition  cette  maxime  qui,  depuis  huit  siè- 
cles, a  toujours  servi  de  règle  à  Téglise  de  France  :  rester  fidèle  au  catholicisme 
sans  cesser  d^étre  fidèle  au  pays  et  à  ses  lois.  Jamais,  dans  ces  querelles,  le 
moindre  doute  ne  leur  vient  à  Tesprit  sur  la  justice  de  la  cause  quMls  soutien- 
nent. «  Bien  des  catholiques,  dit  à  cette  occasion  Michel  Germain,  ne  sauraient 
comprendre  pourquoi,  d'une  part,  tant  de  violement  des  sacrés  canons,  et,  de 
Tautre,  le  refus  d^aocepter  la  démission  d'un  évèché  à  cause  de  la  haine  qu^on 
porte  à  la  France,  et  perdent  une  bonne  partie  de  Testime  qu'ils  avaient  pour  I» 
vertu  sévère  du  pape  :  ce  qui  est  un  très  grand  désavantage  à  Téglise.  Mais  tout 
cela  me  passe,  et  il  vaut  mieux  se  taire  et  attendre  en  patience  la  miséricorde  de 
Dieu.  » 

C'était  du  reste  une  véritable  guerre  de  religion  sous  une  nouvelle  forme.  La 
plume  remplaçait  l'épée,  mais  l'ardeur  était  encore  aussi  vive  qu'aux  jours  les- 
plos  orageux  des  antiques  querelles  du  sacerdoce  et  de  l'empire.  Les  deux  partis 
s'aigrissaient  sans  cesse  par  de  mutuelles  vexations.  Le  parlement  de  Toulouse 
déclarait-il  le  Trailé  des  libertés  de  P église  gallicane  du  docteur  tharlas  con- 
traire aux  lois  du  royaume,  le  pape  se  hâtait  de  proclamer  que  ce  livre  avait 
été  inspiré  par  le  saint  esprit  lui-même.  Rome  mettait  à  l'index  les  f^ies  des 
Papes  d Avignon  de  Baluze,  et  Louis  XIY  accordait  aussitôt  une  pension  à  l'au- 
teur. D'un  c6té  comme  de  l'autre,  on  craignait  cependant,  malgré  la  vivacité 
de  la  lutte,  une  rupture  officielle,  et,  sans  céder  sur  les  principes,  les  deux  partis 
reculaient  toujours  après  les  premières  hostilités.  Cest  ainsi  que  le  souverain 
pontife^  et  ce  fût  là  sa  plus  grande  hardiesse,  donna  ordre  d'efiacer  toutes  les 
fleurs  de  lis  et  tous  les  portraits  de  Louis  XIV  qui  se  trouvaient  sur  les  portes  et 
les  boutiques  des  Français  établis  à  Rome.  Cet  ordre  fut  en  partie  exécuté;  puis 
le  saint  père,  effrayé  de  sa  propre  audace,  fit  rétablir,  pendant  la  nuit,  les  pan- 
noDceaux  qu'il  avait  fait  enlever  pendant  le  jour. 

U  en  fut  de  cette  querelle  comme  de  toutes  les  querelles  théologiques;  elle  ra- 
nima les  passions  haineuses  et  intolérantes.  La  cour  pontificale,  traitée  par 
Louis  XIV  avec  une  humiliante  hauteur,  garda  de  ces  débats  une  rancune  dissi- 
mulée, mais  profonde.  On  accusa  le  monarque  de  s'avoisiner  de  l'hérésie;  «  ce 
fut  un  mme  romain  d'être  Français,  »  dit  la  Correspondance  inédite,  et  Ton 
peut  penser,  sans  forcer  l'histoire,  que  le  reproche  d'hérésie  fut  l'un  des  motifs 
qui  amenèrent  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Le  roi  s'était  presque  révolté 
contre  Rome,  il  fallait  se  faire  pardonner  cette  témérité;  et,  pour  prouver  son 
orthodoxie,  il  se  fit  persécuteur.  Toutefois  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  fut 
accueilUe  |^  la  cour  pontificale  avec  indifférence;  le  pape  y  prêta  peu  d'atten* 
tion;  les  esprits  qui  cherchaient  la  logique  des  événemens  ne  pouvaient  s'expli- 
quer la  conduite  du  roi;  les  protestans  adressaient  au  pape  des  complimens  de 
condoléance  sur  les  vexations  dont  il  avait  été  l'objet,  et  la  reine  Christine  écri- 
vait de  Rome  au  chevalier  de  Tcrson,  ancien  ambassadeur  de  France  en  Suède  : .- 


33ft.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«Gi^oyez-vous  que  ce  soit  à  présent  le  temps  de  convertir  les  huguenots  et  de  les 
rendre  bons  catholiques  dans  un  siècle  où  Ton  fait  en  France  des  attentats  si 

YÎsibles  contre  le  respect  et  la  soumission  qui  sont  dus  à  Téglise  romaine? 

Jamais  la  scandadeuse  liberté  de  Téglise  gallicane  n'a  été  poussée  plus  près  de 
la  rébellion.  » 

Rome  n'avait  guère  moins  d'embarras  avec  les  quiétistes  qu'avec  les  gallicans. 
LeS'.quiétistes,  dit  la  Correspondance^  a  sont  de  nouveaux  illuminés,  qui  don- 
nent tout  à  l'esprit,  ne  veulent  rien  refuser  au  corps  et  rejettent  les  prières  vo- 
cales, les  pénitences,  les  mortifications,  etc.  »  On  sait,  en  effet,  qu'ils  prêchaient 
l'amour  pur,  l'espérance,  le  silence  de  Tame,  et  que,  comme  tous  les  mystiques 
du»  moyen-âge,  leurs  aïeux  directs,  ils  poursuivaient,  à  travers  un  rêve  inoffensif 
et  doux,  la  vision  béatifique,  l'union,  dès  cette  vie,  de  l'être  contingent  et  de 
l'être  en  soi,  qui  est  comme  l'idéal  suprême  de  l'aspiration  chrétienne.  Fénelon 
s'y  laissa  prendre;  nos  voyageurs  n'y  voyaient  pas  grand  mal,  d'autant  plus  que 
le  chef  de  la  secte^  l'Espagnol  Molinos,  était  irréprochable  dans  sa  conduite; 
mais  Rome  n'était  pas  de  cet  avis,  et,  comme  la  doctrine  nouvelle  lui  portait  om- 
brage, elle  envoyait,  avant  même  de  l'avoir  officiellement  examinée  et  con- 
damnée, nos  mystiques  faire  à  loisir,  sous  les  verrous  du  saint-office,  l'oraison  de 
quiétude;  les  jésuites  eux-mêmes,  malgré  leur  crédit,  n'étaient  pas  plus  ménagés 
quie  les  augustins  ou  les  carmes,  et  le  père  Appiani,  entre  autres,  fut  condamné, 
comme  disciple  de  Molinos,  à  trois  ans  de  prison  étroite,  c'est-à-dire  à  ne  com- 
muniquer avec  personne,  à  n'avoir  ni  feu  ni  lumière,  à  ne  jamais  franchir,  pour 
quelque  motif  que  ce  fût,  le  seuil  de  sa  chambre,  à  jeûner  au  pain  et  à  l'eau  les 
vendredis,  et  de  plus  à  sept  ans  de  prison  ordinaire,  ce  qui  n'empêchait  pas  qu'on 
l'estimât  fort  heureux  d*en  être  quifte  à  ai  bon  marché, 
.  Puisque  nous  sommes  à  Rome,  il  est  difficile  que  nous  n'y  rencontrions  pas 
lesjéçuites,  et  nous  les  trouvons  dans  la  Correspondance  ce  qu'ils  sont  à  peu 
près -partout,  d'habiles  gens,  fort  occupés  de  faire  avantageusement  les  affaires 
de  la  compagnie.  Ici  c'est  l'histoire  d'un  jeune  homme,  riche  et  de  bonne  mine, 
que  sa  «famille  envoie  dans  leur  collège,  et  que  les  bons  pères,  toujours  habiles 
à  gfigper  les  âmes,  enrôlent  dans  la  société  ou  plutôt  pèchent  à  l'hameçon  en 
l'amorçant,  comme  dit  le  texte  même  de  la  lettre  à  laquelle  nous  empruntons  ce 
détail,  par  des  caresses  et  la  terreur,  blanditiis  terrore  mixtis  expiscant.  Le 
jeyne  homme,  pour  prix  de  l'héritage  céleste  qu'on  lui  promet,  abandonne  aux 
jésuites  sa  part  de  rhéritage  paternel,  et  ceux-ci,  du  vivant  même  des  parens  du 
néophyte,  ont  l'effronterie  d'envoyer  à  Pise,  résidence  de  la  famille,  un  expert 
pojor  estimer  les  maisons,  les  propriétés  qu'ils  convoitent,  et  en  porter  la  valeur 
exacte  dans  l'inventaire  de  leurs  biens.  En  Italie,  ils  pèchent  des  successions;  à 
la  Chine,  ils  pèchent  des  dignités  et  au  besoin  se  font  astrologues  pour  devenir 
mandarins,  ce  qui  fait  dire  à  dom  Michel  que  tout  autre  qu'un  jésuite  a  aurait 
beau  monter  en  contemplation  jusqu'au  troisième  ciel  avant  de  parvenir  là.  »  A 
Rome  comme  à  Pékin,  ils  étaient  puissans,  et  malheur  à  ceux  qui  leur  faisaient 
ombragÇ'OU  ne  leur  cédaient  pas  le  haut  du  pavé,  surtout  quand  ils  étaient  en 
processionl  II  arriva  un  jour,  dans  les  rues  de  Rome,  que  cette  procession  ne  put 
pa^t  à  cause  de  quelques  carrosses  qui  s'étalent  rangés  à  la  ûle.  11  y  eut  scandale 
dans  Tordre.  On  propageait,  il  est  vrai,  la  doctrine  du  péché  philosophique,  on 
permettait  au  père  Lemoyne  de  soutenir  que  Mérope  n'avait  point  péché  en  tuant 


MABILLON  BT  LA  COUR  DE  HOME.  339 

son  fils,  parce  qu'elle  ignorait  qu'il  le  fût,  on  permettait  à  un  Jésuite  dé  Bftt^es 
de  dire  en  chaire  qu'il  était  licite^  quand  les  filles  perdues  tombaient  nialadiBS^ 
de  leur  procurer  la  mort,  pour  les  empêcher  de  retourner  à  leurs  déSdMtes 
dans  le  cas  où  elles  guériraient,  mortem  procurare  ne  in  vomitum  redeont;  si 
convalescant;  mais  on  ne  soilffrait  pas  qu'un  embarras  de  voitures  vint  gteettleé 
bons  pères  dans  une  cérémonie  :  d'un  crime  aussi  grave  on  faisait  prompte  Justice* 
L'abbé  de  Gaserte,  qui- se  trouvait  dans  Tune  des  voitures,  était  banni  pouf^iï 
ans  de  l'état  de  l'église,  son  cocher  envoyé  aux  galères,  et  deux  dames  d^  qua-^ 
iité,  coupables  du  même  délit,  «  condamnées  à  avoir  leur  maison  pour  pri^to, 
sans  en  pouvoir  sortir  que  les  fêtes  et  dimanches,  pour  aller  entendre  la  ftieisè 
dans  une  église  voisine  et  non  ailleurs,  et  encore  à  pied  et  sans  pouvoir  y  Aller 
ni  là  ni  ailleurs  en  carrosse,  et  cela  jusqu'à...  on  né  sait.  »  A  la  maaiëreHidiit 
ces  anecdotes  et  d'autres  du  même  genre  sont  racontées,  il  est  facile  de  voiif  qftie 
nos  bénédictins,  sans  se  croire  hérétiques  et  même  sans  être  jansénistes,  pensaient 
des  jésuites  ce  qu'en  pensaient  Pascal  et  Amauld.  11  est  vrai,  et  cette  opîùietf 
a  bien  aussi  quelque  poids,  que  Fénelon  était  d'un  avis  tout-à-falt  différeht, 
qu'il  était  même,  à.  ce  qu'il  paraît,  très  affectionné  aux  jésuites,  et  que  ceux-<i; 
de  leur  côté,  lui  rendaient  estime  pour  estime,  jusqu'à  défendre  auprès  de  la  cour 
de  Rome  le  livre  des  Maximes  des  Saints,  contre  lequel  étaient  ameutés  tcAis 
les  théologiens  du  temps. 

L'impression  produite  sur  les  bénédictins  français  par  le  gouvernement  espa- 
gnol de  Naples  Kit  toute  tlifférente  de  celle  que  leur  avait  fait  éprouver  J^^oo- 
vemement  romain.  «  Le  vice-roi,  dit  Michel  Germain,  gouverne  avec  une  jtûtîoe^ 
une  sévérité  et  une  application  qui  fait  mettre  le  plus  bel  ordre  qu'on  ait  peut-être 
jamais  vu.  11  est  inflexible.  Ses  meilleurs  amis,  s'ils  font  mal ,  sont  les  plus.rode- 
ment  châtiés.  Il  a  le  don  de  commander.  Ni  homme  ni  femme  ne  porte.aUcaa 
or  ni  argent  sur  ses  habits.  Tous  les  hommes  presque  sont  vêtus  de  noir,  les  per- 
sonnes de  l'autre  sexe  ia  plupart  de  même,  et  dans  une  très  grande  simplicité; 
Cest  eomme  dans  les  vieux  tableaux  de  la  nef  d'Amiens.  Il  y  a  une  si  graMe 
sûreté  dans  la  ville  et  partout  ailleurs,  jour  et  nuit,  que  depuis  deux  ans  À  demi 
on  n'a  entendu  parler  que  de  deux  meurtres.  » 
Ce  qui  flattait  surtout  les  pieux  ëôllègues  de  Mabillon ,  c'est  que  les  Napolitams 

'  ne  témoignaient  aucune  indisposition  contre  la  France,  qu'ils  en  parlaient  avec 
modération,  qu'ils  étaient  pleins  du  haut  mérite  du  roi ^  et  qu'ils  reildaient 
justice  aux  grands  hommes  du  grand  règne.  «  Descartes,  dit  à  ce  propos  la  Cor-^ 
respondance,  Descartes  a  les  plus  beaux  esprits  de  Naples  pour  sectateurs.  Ils^ 
stfaX  avides  des  ouvrages  faits  pour  sa  défense  et  pour  éclaircir  sa  doctrine  :  nos 
libraires  de  Paris  en  débiteraient  s'ils  avaient  ici  commerce.  Ces  savans  ne  sont 

'  pas  jésuites.  Tout  Italiens  qu'ils  sont,  ils  ne  les  épargnent  pas,  même  en  leur* 
présence;  je  m'en  suis  étonné.  C'est  pourtant  ce  que  j'ai  remarqué  ici  et  ailleurs; 
c'est  peut-être  que  fin  contre  fin  ne  vaut  rien  à  faire  doublure.  »  ' 

"  Nous  ne  suivrons  pas  nos'  bénédictins  dans  leurs  excursions  de  courent  en 
couvent,  de  bibliothèque  en  bibliothèque;  c'est  un  soin  que  nous  laissons  aux 
érudtts  et  aux  bibliographes  curieux  d'étudier  en  détail  l'histoire  de  la  décou- 
verte d*un  manuscrit,  de  la  rectification  d'une  date ,  de  l'épuration  d'un  texte. 

'  Nous  indiquerons  seulement  pour  mémoire  aux  touristes  de  l'éruditioainodem?* 

'  comme  un  guide  et  comme  un  spécimen,  toute  la  partie  de  la  Correspondance 


.340  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

inédite  qui  se  rattache  aux  travaux  de  recherches  et  de  dépouillemeas  exécutés 
par  nos  pieux  voyageurs.  L^exemple  de  Mabillon  et  de  ses  savans  disciples  pourra 
stimuler  utilement  leur  zèle,  et  il  leur  sera  facile  de  se  convaincre  qu'une  mission 
scientifique,  au  temps  de  Louis  XIV,  n'était  pas  ce  qu'elle  est  trop  souvent  de 
nos  jours,  une  affaire  de  complaisance  pour  le  ministre  qui  l'accorde,  une  affaire 
d'agrément  pour  le  touriste  qui  la  remplit,  une  charge  inutile  pour  le  budget 
qui  la  paie.  Pendant  leur  séjour  en  Italie ,  qui  fut  de  quinze  mois ,  Mabillon  et 
^s  compagnons  de  voyage  avaient  feuilleté,  collationné,  analysé  ou  copié  plus 
de  trois  mille  manuscrits.  Ils  rentrèrent  à  Paris  rapportant  plusieurs  rames  de 
papier  de  pièces  inédites  et  quatre  mille  volumes,  la  plupart  d'une  grande  rareté, 
qui  furent  déposés  à  la  Bibliothèque  du  roi.  A  voir  tant  de  trésors  ramassés  en 
si  peu  de  temps,  il  semblait ,  dit  un  biographe  ecclésiastique,  que  l'antiquité 
tout  entière  rajeunît  sous  ses  rides. 

Ce  fut  là  le  dernier  voyage  de  Mabillon.  A  partir  de  cette  époque,  il  rentra 
dans  son  cloître  et  s'enferma  dans  un  repos  studieux,  occupé  seulement  de 
^rvir  la  religion  en  éclairant  son  histoire  et  de  faire  refleurir  l'antique  disci- 
pline, qui  s'était  perdue  à  travers  la  barbarie  du  moyen-Âge.  Cette  pensée,  du 
reste,  était  celle  de  tous  les  hommes  éminens  de  Féglise  française  au  xvo*  siècle, 
et,  en  étudiant  l'esprit  de  cette  église,  on  y  découvre  une  tendance  universelle 
à  se  rapprocher  du  christianisme  primitif.  A  aucune  autre  époque,  le  clergé  fran- 
çais ne  montra  une  plus  grande  dignité  de  mœurs,  une  plus  grande  élévation 
de  pensée.  De  nouveaux  ordres  s'établissent,  basés  pour  la  plupart  sur  le  tra- 
Tail,  l'instruction,  le  soin  des  pauvres  et  des  malades;  les  carmélites  de  Sainte- 
Thérèse,  les  frères  de  Saint-Jean-de-Dieu ,  les  sœurs  de  la  Visitation,  les  sœurs 
de  Saint-Vincent-de-Paul,  se  propagent  sur  tous  les  points  du  royaume,  et  il 
s'opère  pour  ainsi  dire  une  sorte  de  renaissance  de  la  diarité.  Rancé  rend  aux 
macérations  du  cloître  toute  la  dureté  des  premiers  âges.  On  tradqit  à  Port-Royal 
les  Fies  des  Pères  du  Désert;  la  philosophie ,  étouffée  pendant  des  siècles  sous 
la  scholastique,  s'allie  de  nouveau  avec  la  théologie.  La  question  de  la  grâce  se 
ranime  comme  au  temps  de  saint  Augustin;  les  pères  renaissent  dans  Bossuet; 
Fénelon  rappelle  en  bien  des  points  les  premiers  évèques  de  la  Gaule,  et  les  bé- 
nédictins cherchent  à  ramener  leur  ordre  au  joug  de  la  règle  imposée  par  leur 
fondateur.  Qu'on  ouvre  la  vie  de  Mabillon ,  écrite  par  son  fidèle  ami  Thierry 
Ruinart  :  on  croirait  lire,  dégagée  du  merveilleux,  la  légende  d'un  compagnon 
de  saint  Benoît;  c'est  la  même  humilité,  le  même  mépris  des  biens  de  ce  monde, 
le  même  amour  de  la  souffrance  et  du  travail,  la  même  résignation.  A  chaque 
ouvrage  nouveau  qu'il  composait,  Mabillon  portait  sur  l'autel  les  premières  pages 
de  son  livre,  pour  offrir  à  Dieu  les  prémices  de  son  esprit.  Quand  on  fixnssait 
par  des  éloges  la  seule  susceptibilité  qui  fût  dans  son  ame,  celle  de  la  modestie, 
il  se  hâtait  de  changer  de  discours,  et  répondait  simplement  :  «Tignore  ces  ver- 
tus que  vous  voyez  en  moi ,  mais  je  connais  ma  faiblesse;  c'est  à  Dieu  qu'il  ap- 
partient de  me  juger,  il  est  ma  force  et  mon  espérance.  Prie^^le  donc  de  me 
rendre  tel  que  vous  me  croyez.  » 

Malgré  de  vives  douleurs  de  poitrine  et  de  fréquens  maux  de  tète  qui  néces- 
sitèrent une  opération  douloureuse,  Mabillon,  retiré  dans  Tabbaye  de  Saint- 
Germain,  n'en  continuait  pas  moins  ses  travaux  avec  une  infatigable  persistance. 
Bans  le  Traité  des  études  monastiques,  il  posa  ce  principe,  que  l'étude  doit  être. 


MABUXON  BT  LA  GOUB  DE  ROME.  3tt 

• 

après  la  prière,  la  principale  occupation  des  moines,  et  il  montre  ce  qn'îl  fkiil 
étudier  et  comment  on  doit  étudier.  Pour  le  cloître,  c'était  un  appendice  àl^ 
règle,  une  réforme  salutaire  et  rendue  nécessaire  par  les  progrès  de  la  ciTilis»*. 
,  tion  et  des  lumières;  pour  l'érudition,  c'était  une  méthode.  Aussi  ce  livre  fut-iT 
traduit  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe,  et  reproduit  en  Italie  sous  le  titre  de, 
Schola  mcUfiUoniana;  mais,  quoique  inspiré  par  les  sentimens  les  plus  pon» 
quoique  honoré  des  plus  nobles  suffrages,  il  fut  pour  Mabillon  une  sourœ  de^ 
Yi£s  chagrins,  en  l'engageant  malgré  lui  dans  une  polémique  contre  l'abbé  da 
Rancé.  Le  célèbre  réformateur  prétendait  que  recommander  aux  moines  les  tr%*- 
vaux  de  l'esprit,  c'était  irriter  leur  orgueil;  Mabillon  soutenait  au  contraire  qoe 
la  vraie  science  conduit  à  l'humilité.  Rancé  apporta  dans  la  querelle  toute  la. 
'  fougue,  tout  l'emportement  de  ses  premières  années,  et  il  alla  même  jusqu^à  ie« 
procher  à  son  adversaire  d'avoir  écrit  contre  sa  prop  re  conviction,  «  Je  puis 
tomber  dans  l'erreur,  répondit  le  pieux  bénédictin,  aussi  bien  que  les  autres 
hommes,  je  puis  encore  tomber  dans  des  contradictions;  mais  que  j'écrive  coatie 
ma  propre  convictioUy  j'espère,  avec  la  grâce  du  Seigneur,  que  cela  ne  mV 
rivera  jamais.  »  Rancé  voulut  répliquer  de  nouveau  ,  des  amis  communs  s^ii 
.terposèrent,  et  le  voyage  que  fit  Mabillon  à  l'abbaye  de  la  Trappe,  en  i69^ 
amena  une  réconciliation  qui  est  restée  célèbre  dans  l'histoire  des  querelles  ht^ 
léraires.  Voici  en  quels  termes  Mabillon  lui-même  rend  compte,  dans  une  lettre 
adressée  à  son  collègue  Estiennot,  de  l'entrevue  qu'il  eut  avec  l'abbé  de  Rancé  i 
tt  Je  parlai  quatre  fois  à  M.  l'abbé ,  la  première  sans  dire  un  seul  mot  de 
notre  contestation.  A  la  seconde,  M.  l'abbé  comme  nça  par  dire  qu'il  ne  savait 
pas  si  nous  n'aurions  pas  été  fâchés  de  ce  qu'il  avait  écrit  contre  moi;  àœs 
mots,  je  l'embrassai,  et  lui,  moi,  tous  deux  à  genoux,  et  je  répondis  quesoifr 
écrit  n'avait  donné  aucune  atteinte-au  respect  et  à  la  vénération  que  j'avais  ei& 
pour  lui.  11  m'ajouta  que,  lorsqu'on  était  pénétré  d'une  certaine  vérité,  on  disait, 
quelquefois  les  choses  d'une  manière  un  peu  vive,  mais  qu'il  me  priait  d'être 
persuadé  qu'il  avait  pour  notre  congrégation,  et  pour  moi  en  particulier,  tous 
les  sentimens  d'estime  et  de  cordialité  qu'on  pouvait  avoir,  et  qu'il  était  bien 
.  aise  de  faire  cette  déclaration  en  présence  du  père  avec  qui  j'étais.  »  Huet,  Ar» 
nauld,  Nicole,  Fleury,  se  rangèrent,  dans  cette  querelle,  du  côté  de  Mabillon,  et 
il  devait  en  être  ainsi,  car,  en  prenant  toujours  pour  guide  sa  conscience  et  sa 
conviction,  le  pieux  bénédictin  portait,  dans  les  questions  en  apparence  les  plus 
indiiiërentes,  une  vigueur  de  raisonnement,  une  rectitude  de  critique  qui  ne 
laissaient  pas  la  moindre  place  au  doute,  et  la  force  de  ses  convictions,  le  senti-^ 
ment  de  la  vérité  historique,  éclataient  avec  tant  de  puissance  dans  ses  moindres 
travaux,  que  Fun  des  prélats  les  plus  distingués  de  la  cour  de  Rome,  le  cardinal 
Aguirre,  lui  écrivit  un  jour  :  «c  Je  vous  ai  lu  lentement,  car  la  langue  française 
ne  m'est  point  fiamilière;  mais  j'ai  pu  dire  avec  le  philosophe  :  Ce  que  j'ai  compris^ 
je  l'approuve;  ce  que  je  n'ai  pas  compris,  je  le  crois.  »  En  effet,  l'érudition,  pour 
Mabillon,  n'était  point  une  œuvre  de  curiosité  stérile;  il  en  faisait,  pour  les  vertus 
révélées  par  le  christianisme,  ce  que  les  anciens  avaient  fait  de  l'histoire  pour 
les  vertus  civiques,  une  règle  et  une  doctrine,  et  souvent  même  il  en  déduisait 
des  conséquences  toutes  pratiques.  C'est  ainsi  que  dans  un  passage  extrait  des. 
/{^flexions  sur  les  prisons  des  ordres  religieux,  il  expose,  ainsi  que  Ta  remar- 
que  pour  la  première  fois  M.  Valéry,  tout  le  système  de  l'emprisonnement  cd- 


^2  >ftsnJB.  ns  Muxt  mmmb. 

lulaîK.  tf  Ne  pourrait-OD'pas,  dit^il^  à  propoade  la  prison  de  saint  Jean'  Cli- 
«maqae,  ne  pouirait^on  pas  étaMiriun  liei»  semblable  dans  les  ordres  religieux 
pour  y  renfermer  les  péni«ens94l  y  anrait  dansée  lieu  plusieurs  cellules,  sem- 
'  blables  à  celles  des  dMUtreax,  awo  un 'laboratoire  pour  les  exercer  à  quelque 
travail  uHle.  On  pourrait  ajouter  aussi  à  chaque  eellule  un  petit  jardin,  qu*on 
leur  ouvrirait  à  oertaftne»^  heures,  pour  les  y  faire  travailler  et  leur  faire  prendre 
un  peud*air.  Us  a^tsteraientaux  offices  "divins,  renfermés  au  commencement 
dans  quelque  tribune  séparée,  et  après  avec  les  autres  danâ  le  chœur,  lorsqu^Qs 
'  auraient  passé  les  premières  épreuves  tlela  pénitence  et  donné  des  marques  de 
vésipiscence .  Leur  vivre  serait  frfus^rossier  et  plus  pauvre,  et  leurs  jeûnes  plus  fré- 
quens  que  dans  les  autres  communautés.  On  leur  ferait  souvent  des  exhortations, 
et  leur  supérieur,  ou  quelque  autre  de -sa  part,  aurait  soin  de  les  voir  en  parti- 
culier et  de  les  consoler  et  fortifier  de  temps  en  temps.  Les  séculiers  et  externes 
n'entreraient  pas  dans  ee lieu,  où' Ton  garderait  une  solitude  exacte.  Je  ne  doute 
pas  que  tout  ceci  ne  passe  pour  une  idée  d'un  nouveau  monde;  mais,  quoi  qu'on 
en  dise  ou  qu'on  en  pense,  il  sera  facile,  lorsqu'on  voudra,  de  rendre  les  prisons 
et  plus  utiles  et  plus  supportables  (1).  » 

La  publication  des  quatre  premiers  volumes  des  Annales  de  rordre  de  Saint- 
Benoit ,  entreprise  à  la  sollicitation' dé  Renaudotetde'Baluze,  occupa  Mabîllon 
pendant  les  dernières  années  de  sa  vie.  Avant  de  se  mettre  à  l'œuvre,  il  se  rendît 
en  pèlerinage  à  Clairvaux  pour  visiter  le  tombeau  du  saint,  et  chaque  jour  il 
célébra  la  messe  sur  ce  tombeau,  dans  le  calice  même  dont  saint  Benoît  s*était 
servi.  Ce  pieux  contact  avec  les  morts  dont  11  allait  raconter  les  actions  rendait 
plus  saints  et  plus  austères  encore  à  ses  yeux  ses  devoirs  d'historien,  et  il  porta 
dansée  nouveau  travail  toute  Fardeur'de  sa  jeunesse,  la  même  indépendance  de 
critique,  et  l'amour  de  la  Vétité,  noble  passion,  supérieure,  comme  tous  les 
grands  sentimens  de  l'esprit,  aux  passions  orageuses  du  cœur,  et  qui  ne  se  flétrit 
pas  comme  elles  sous  le  poids  des  années.  Les  années  cependant  s'étaient  accu- 
mulées sur  sa  tête.  Le  travail  continu  de  là  pensée,  la  rigoureuse  observation  de 
la  règle,  avaient  miné  ses  forces.  La  mort  approchait;  MabiUon  s'absorba  tout  en- 
tier dans  la  méditation  de  ce  moment  suprême,  et  consigna  ses  sentimens  dans  un 
admirable  petit  traité  de  philosophie  chrétienne,  le  traité  De  morte  chrHtîana^ 
qu'il  dédia  à  la  reine  de  la  Grande-Bretagne.  Le  !•'  décembre  1707,  il  ressentit 
plus  vivement  les  atteintes  du  mal  qui  devait  l'emporter  bientôt.  Ce  jour-là,  il 
était  parti  vers  six  heures  du  matin,  à  pied,  malgré  son  grand  âge,  pour  se 
rendre  à'  l'abbaye  de  Chellcs,  à  quatre  lieues  de  Paris;  il  fut  pris*  pendant  la 
route  de  vives  douleurs  de  vessie,  n'arriva  qu'à  grand'pcine  au  but  de  sa  pro- 
menade, et  resta  huit  jours  à  CheUes  sans  qu'on  eût  reconnu  la  nature  du  mal. 
Un  médecin  qu'on  appela  de  Paris  ne  laissa  aucun  doute  sur  le  danger;' Ma- 
biUon accueillit  son  arrêt  avec  une  sérénité  parfaite,  et  son  premier  soin  fut  de 
demander  dom  Thierry  Buinart,  son  collaborateur  et  son  ami.  «  Il  feut  nous  sé- 
parer, lui  dit-il  en  l'apercevant;  »  et  comme  Ruinart  répondait par'des  larmes: 
«  Pourquoi  vous  affligez-vous?  repritWabillon;  n'est-il  pas  juste  que  je  parte  le 
premier?  n'y  a-t-il  pas  assez  long-temps- que  je  suis  dans  ce  monde?  ne  fautril 
pas  aller  à  Dieu?  »  Ruinart  n'essaya  point  de  leconsoler  par  ces-moÉs  rassurans 

[XyOEuvrti  poithumei  dèHàbiUon,  tonie'!!,  ^.  331. 


MABUAON' ET  LA  COUB  DB  BOUE.  349^ 

qiL'iospireBt  les  affcdions  hamûnes  à  ceux  qui  vont  perdre  ua  être  chéri.  Gela 
eût  été  contraire  à  la  règle;  il  lui  serra  la  main  et  se  mit  à  genoux. 

A  quelques  jours  de  là,  Mabiilon  fut  rapporté  à  Paris  dans  la  litière  du  oar« 
dînai  d'Estrées,  et^  quand  sa  maladie  fut  connue  de  la  capitale  et  de  la  provinoei 
la  plupart  des  évéques  ordonnèrent  des  prières.  Les  pauvres,  les  eofans,  les  curés 
de  campagne,  pour  qui  Mabiilon  avait  toujours  eu  des  sympathies  particulières, 
prièrent  dans  les  hôpitaux,  dans  les  écoles,  dans  les  paroisses  de  village.  Les 
grands  personnages  de  Tépoque  envoyaient  fréquemment  savoir  de  ses  nouvelles* 
Lui,  toujours  humble,  s'étonnait  qu'on  s'occupât  ainsi  d'un  pauvre  moine; 
cet  empressement  universel  autour  de  sa  personne  l'efirayait  presque,  et  il  crai"* 
gnait  d'en  concevoir  de  l'orgueil.  11  craignait  surtout,  au  milieu  des  p^us  tristes 
épreuves  de  la  maladie,  ces  impatiences  et  ces  regrets  qu'arrache  la  douleur,  et, 
dans  les  opérations  délicates  qu'exigeait  sa  situation,  il  fallait  que  le  chirurgien 
qui  lui  donnait  des  soins  l'exhortât,  à  se  plaindre  lorsque  ses  souffrances  de^ 
viendraient  plus  vives,  afin  d'éviter  de  graves  accidens.  Dans  les  rares  moniena 
de  calme  que  lui  laissait  la  douleur,  il  discourait,  avec  ses  frères,  des  devoirs 
et  du  but  de  la  vie;  il  leur  recommandait  l'amour  de  l'étude,  la  patience  dans 
les  arides  travaux  de  l'érudition,  le  respect  de  la  vérité;  il  les  exhortait  à  rester 
pauvres  en  tout,  même  en /ait  de  livres^  et  leur  promettait  de  ne  j point  les  ou*» 
biier  dans  ce  monde  inconnu  dont  il  touchait  le  seuil.  Le  spectacle  de  cette  ago« 
nie  frappa  profondement  les  moines  de  Saint-Germain-defr-Prés;  ceux  qui  sar^ 
vaient  la  mort  des  docteurs  du  moyen-àge  comparaient  Mabiilon  à  tous  les 
saints  dont  lui-même,  dans, les  Aclei  de  l'ordre,  avait  raconté  la  vie»  à  tous 
ceux  dont  la  légende  avait  exalté  les  derniers  instans.  Si  l'approche  du  moment 
Mipreme  avait  jeté  parfois  le  moribond  dans  de  vagues  tristesses,  ils  avaient  toutp 
la  tradition  chrétienne  pour  excuser  ces  terreur»  àcUntatres;  ils  savaient  qu^ 
la  foi  ne  comble  pas  tous  les  abimes,  et  se  rappelaient  ce  cri  magnÀhque  pousfi;é 
par  saint  Bernard  dans  les  profondeurs  du  cloître  :  a  Ma  chair  n  est  pas  de  fer 
ou  d'airain;  je  suis  homme,  siyet  au  pèche,  esclave  de  la  mort,  et  j'ai  peur  do 
ma  mort  et  de  la  mort  des  mieus;  morlem  tneam  et  meottitn  horreo.  » 

Le>27  décembre  1707,  vers  cinq  heures  du  soir.  Tordre  de  SaintrBenoit  perdit 
son  dernier  saint,  et  la  France  un  de  ses  plus  illustres  érudits.  La  mort  de  dom 
Jean  fut  reçue  avec  un  deuil  universel;  les  protestans  même  le  pleucèfent;.  les 
moines  de  Saint-Gerinaio,  qui  avaient  reçu  son  dernier  soupir,  frappes  de  la 
sérénité  de  se^  traits^  racontèrent  que  ses  yeux  éteints  par  la  mort  s'étaient 
ranimés  tout  à  coup,  et  qu'ils  avaient  brillé  d'une  lumière  céleste.  C'est  ià, 
d'après  les  agiographes  du  moyen-age,  le  signe  le  plus  certain  auquel  on  re- 
connaît les  élus.  Pendant  les  deux  jours  qu'il  resta  exposé,  une  foule  immense 
vint  baiser  ses  pieds,  couper,  pour  en  faire  des  reliques,  des  morceaux  de  ses 
Tètemens,  et  le  pape  lit  écrire  par  le  cardinal  Colioredo  à  Thierry  Ruinart  que, 
quoique  la  règle  de  Saint-Benoit  défendit  d'inscrire  aucun  nom  sur  k  sépulture 
des  moines,  il  verrait  cependant  avec  plaisir  que  le  nom  de  Mabiilon  fût  mis  sur 
^sa  tombe,  a  car,  disait  le  saint  père,  on  devait  au  moins  pouvoir  montrer  la 
place  où  reposaient  ses  cendres  aux  étrangers  illustres  qui  viendraient  visiter 
Paris.  » 

Aujourd'hui,  dans  Mabiilon,  nous  avons  oublié  le  saint:  nous  n'avons  plus  à 
demander  à  sa  vie  l'exemple  des  vertus  monastiques,  car,  entre  son  époque  et 


%Ut  UV|}B  DES  DEUX  MOlfBIS. 

« 

Ift  nèire,  il  y  a  Voltaire  et  la  révolutioa  française;  mais  l*Europe  savante  se  sou- 
^ieot  de  Ténidit,  et  le  cite  encore  comme  le  modèle,  perdu  peut-être,  de  ces 
lioiimies  simples  et  forts  qui  ont  élevé  des  monumens  à  jamais  durables,  en  tra- 
vaillant dans  Tunique  dessein  «  de  rechercher  et  de  publier  la  vérité  sur  un  objet 
tiiéri.  »  Tout  ce  qui  se  rattache  à  ces  hommes  d'élite,  au  siècle  glorieux  de 
Louîs  XrV,  à  cette  seconde  antiquité,  qui  ne  peut  que  grandir  encore  par  la  dis- 
tance, et  surtout  par  le  contraste,  nous  intéresse  à  juste  titre;  aussi  félicitons- 
ttous  vivement  M.  Valéry  d'avoir  rassemblé  dans  la  Correspondance  inédiie  et 
annoté  avec  un  soin  vraiment  religieux  ces  lettres  qui  sont  de  véritables  reliques 
fOKxr  les  amis  de  notre  histoire.  La  préface  de  l'éditeur  en  fait  ressortir  d'une 
fkifon  piquante  toute  Fimportance,  et,  en  effet,  les  érudits  et  les  bibliographes 
j  trouveront  d'utiles  renseignemens  sur  les  exhumations  des  textes  et  lesédi- 
ttODS  des  livres;  ils  y  trouveront  surtout,  à  côté  du  dévouement  à  la  science,  la 
implicite  qui  en  rehausse  le  prix,  une  bienveillance  inaltérable  envers  ceux  qui 
s'occupent  des  mêmes  études,  et  cette  urbanité  qui  fait  le  charme  des  rapports 
él  la  douceur  de  la  vie;  car,  par  un  contraste  remarquable,  ces  moines,  qui  ont 
renoncé  à  tous  les  plaisirs,  à  toutes  les  joies  du  monde,  adoucissent  pour  les 
nôtres  leur  austérité;  ils  gardent,  dans  les  relations,  toute  la  grâce,  toute  l'élé- 
gance de  cette  société  avec  laquelle  ils  ont  rompu  sans  retour,  et  la  politesse 
la  plus  exquise  est  encore  pour  eux  une  forme  de  la  charité.  Les  prophètes  ul- 
framontains  du  néo-catholicisme  pourront,  ainsi  que  les  savans,  tirer  quelque 
Jprofît  de  la  Correspondance;  ils  y  verront  comment  les  hommes  les  plus  ortho- 
4Qiiesdu  xvu*  siècle  s'exprimaient  sur  le  compte  des  philosophes,  lors  même  qu'ils 
désapprouvaient  leurs  doctrines,  comment  alors  on  respectait  le  pape,  en  tant 
^ue  pasteur  des  âmes,  sans  se  croire  obligé  de  l'admirer  comme  souverain  tem- 
porel, ce  qu'on  pensait  des  jésuites  quand  on  les  avait  vus  manœuvrer  dans  leur 
quartier-général,  et  du  saint-office,  quand  on  en  connaissait  les  juges  et  les  pri- 
sons. Enfin  ceux  qui  cherchent  dans  les  ruines  de  l'Italie  d'autres  souvenirs 
%Qe  les. souvenirs  de  la  papaoté,  ceux  qui  demandent  une  nation  à  cette  terre 
léoonde,  s'ils  parcourent  ces  lettres  arrachées  par  hasard  au  secret  des  con- 
-fidences  intimes,  s'arrêteront  peut-être  avec  tristesse  sur  plus  d'une  page,  éton- 
nés de  voir  des  moines,  sujets  de  Louis  XIV,  désespérer  de  l'Italie,  s'affliger  d'y 
diercher  les  marques  de  Tancienne  liberté,  pour  n'en  retrottver  que  des  appa- 
wtneeSf  et  résumer  la  vie  d'un  peuple,  auquel  cependant  à  aucune  époque  n'ont 
ananqué  ni  les  grands  esprits,  ni  les  grands  courages,  par  ce  mot  qu'on  peut 
-foire  sur  un  tombeau  :  /ar  nienle. 

Gb.  Louardre. 


fflSTOïRE 


DU 


CONSULAT  ET  DE  L'EMPIRE 


PAR  M.   A.   THIERS. 


6IX1È1IB  TOLOn. 


n  y  a  quarante  ans,  la  France  était  au  comble  de  la  gloire.  Au 
%nv  siècle,  Louis  XIV,  brillant  héritier  des  travaux  de  Richelieu  et  de 
Mazarin,  avait  placé  la  monarchie  française  au  premier  rang  des  puis-« 
sanoes  européennes.  Au  xix*,  Napoléon  outrepassait  cette  grandeur^ 
Son  génie,  les  circonstances  extraordinaires  d'une  révolution  dont  il 
était  le  modérateur  et  le  représentant,  imprimèrent  alors  aux  événe^ 
mens  un  caractère  de  nouveauté  merveilleuse.  Il  fallait  désormais  sor-^ 
tir  de  Thistoire  moderne  pour  trouver  à  la  situation  que  Napoléon  s'é- 
tait faite  de  convenables  analogies.  Il  n'était  plus  permis  de  le  compa-^ 
rer  à  Cromwell;  déjà  même,  dans  la  liste  des  empereurs  illustres,  il 
laissait  derrière  lui  Charles-Quint  pour  s'approcher  tous  les  jours  de 
Gharlemagne.  Nous  voyons  dans  l'histoire,  au-dessus  des  grande 
honunes  qui  servent  avec  puissance  les  intérêts  de  leur  pays,  quelques 
hommes  plus  grands  encore  qui  appartiennent  au  genre  humain.  Le 
nombre  en  est  fort  petit.  A  côté  des  trois  ou  quatre  noms  qui  primeront 
éternellement  tout^  les  renonmiées,  Napoléon  mit  le  sien. 

Voltaire  s'étonne  quelque  part  qu'on  ne  puisse  passer  par  une  seule, 
ville  de  France  ou  d'Espagne,  ou  des  bords  du  Rhin,  ou  du  rtvs^c^ 

TOME  XTII.  23 


316  RBTUB  DBS  DBUX  MûKmHL 

d'Angleterre  vers  Calais,  sans  trouver  de  bonnes  gens  qui  se  Tantent 
d'avoir  eu  César  chez  eux.  Chaque  province,  dit-il,  dispute  à  sa  voisine 
l'honneur  d'être  la  première  en  date  à  qui  César  donna  les  étrivières. 
Voltaire  ajoute  :  a  Les  Indiens  sont  plus  sages;  ils  savent  confusément 
qu'un  grand  brigand,  nommé  Alexandre,  passa  chez  eux  après  d'au- 
tres brigands,  et  ils  n'en  parlent  presque  jamais,  b  A  défaut  des  In- 
diens, le  monde  en  a  parlé,  et  l'Orient  a  subi  l'ascendant  de  la  civili- 
sation grecque,  que  lui  apporta  dans^  ses  replis  de  fer  la  phalange  ma- 
cédonienne. C'est  ce  rôle  de  civilisateur  à  main  armée  qu'en  1805  allait 
de  plus  en  plus  prendre  Napoléon.  Déjà  il  avait  exercé  sur  l'Italie  une 
influence  heureuse,  il  l'avait  arrachée^  l'Autriche,  il  Qf  ar ail  fait  icon-* 
naitce  et  goûter  l'égalité  civile,  ainsi  que  l'unité  de  légiaktion.  Après 
l'ItaUe  vint  le  tour  de  l'Allemagne.  C'est  l'Angleterre  qui  contraignit 
Napoléon  à  passer  le  Rhin  pour  se  débarrasser  sur  l'Océan  dun  si  rude 
adversaire.  Elle  se  sentait  trop  vivement  menacae  chez  elle  pour  ne  pas 
lui  chercher  des  ennemis  sur  le  continent,  dùtrelle  les  payer  fort  cher, 
et  elle  forma  contre  la  France  une  troisième  coaUtion,  dont  le  dénoû- 
meut  fut  la  paix  de  Presbourg.  De  cette  paix  date  la  an  de  l'empire  ger- 
manique, et  pour  l'Allemagne  une  ère  nouvelle.  Cependant,  un  an  aupa- 
ravant, la  députation  de  l'empire,  Reichid^piUatùm,  avait  à  Hatisbonne 
promulgué  un  décret  en  quatre-vingt-neuf  articles  qui  réglait  les  af- 
faires de  l'Allemagne,  et  la  diète  elle-même  avait  contirmé  les  lois  en- 
core subsistantes  du  corps  germanique,  en  déclarant  le  maintien  de 
l'ancienne  constitution  dans  tous  les  pomts  auxquels  on  n'avait  pas  tou- 
ché. Le  26  décembre  1805,  le  traité  de  Presbourg  mettait  toutes  ces  dé-  ' 
clarationsau/iéant.  Par  ce  traité,  Napoléon  faisait  rois  les  électeurs:  de 
fiavière  et  de  Wurtemberg,  qui  recevaient  en  outre  avec  la  couronne 
des  territoires  que  leur  cédait  1  Autriche*  C'était  briser  les  liens  daien^ 
pire  germanique,  puisque  les  nouveaux  rois  étaient  investis,  sur  les  par- 
ties anciennes  et  nouvelles  de  leurs  états ,  de  la  plénitude  de  la  souvcr- 
raineté.  Au  surplus,  les  conséquences  du  traité  de  Presbourg  ne  se 
firent  pas  attendre.  Le  12  juillet  1806,  seize  princes  allemandSi  ayant 
à  leur  tête  les  rois  de  Bavière  et  de  Wurtemberg,  déclarèrent  se  séparer 
à  perpétuité  du  territoire  de  l'empire  germaniquci  et  former  entre  eux. 
une  confédération  particuhère  sous  le  nom  à^Élais  confédérés  du  Ahin^ 
La  nouvelle  confédération  se  plaçait  sous  la  protection  suprême  de  l'em- 
pereur des  Français.  ËnOn  un  manifeste  émané  de  l'empereur  d'Alle- 
magne vint  mettre  le  sceau  à  cette  révolution.  François  11  déclara  qu'il 
considérait  comme  dissous  les  liens  qui  jusqu'à  présent  l'avaient  atta- 
ché au  corps  de  l'empire  germanique,  et  qu'il  regardait  comme  éteinia 
par  la  confédération  des  états  du  Khin  la  charge  de  chef  de  l'empire*. 
Depuis  cette  déclaration,  que  de  cbangemens  ont  défait  en%AileQU»gne 
l'œuvre  de  18061  Toutefoisil'empire  germanique  ne  s'e&t  p^  relevé,  et 


/t 


i^ 


HI8T01IB.  IHJ  COWmSLAl  ET  /M  vL'EMPIRB.  ^817 

>kg  voyanHiieg  de  Wiirtemberg,  de  Bmnkce,  sent  ddiook  <Si<k  muÊêêé^ 
ratk»  du  Bain  i  a  disparu  dans  le  vàate  naufrage  de  Napoléon,  TAUe* 
luague  méridionale  a  gardé  renipaileîiite^t  les  lnetifaite<de  la  «entra- 
'liialio&  sdiitaire  qui  lui  fut  impriinée  sur  les  ruines  dé  la  féèdatHé 
germaniciue.  LoDode  cii  il  est  en  ?igiienr  sur  les  bordsdn^Rhin^  il  y  a  des 
chambres  représentatiires  à  Munidi,  à  Stuttgart^  à  Carbrofae^  à  Darms- 
tadtl  OetteTévolution  conrtitntioBiidle  est  devenue  posciiMe  lejour  eu 
FcanfoÉsIIia pcoebmé  lui^nÉéme qu'il n*y  avait ^iis d'empire d'AUe- 
r  magne. 

Tel»  senties  résultats.  Quels  fùrentleamoyensîVoUàie  domaine  de 
Ylriibiire.fkopfeinent  dite.  L'histoire  raconte  les  desseins,  les' entre- 
ipdsesMlBOvaclBiHrsqui  se  {Hroduisenisur  laooene;  elle  apprend  parqnels 
pffooédéSyfpar  quds  éT^mens^de  grandes  réifohErtions  politiques^ et 
B]orale0»eiit  été  préparées.  Jusqu'à  présent,  parmi  les  moyens  qui 
amènent  ces  tmémdrîddes  résultats,  la  gmrre  a  été  au  premier  rang. 
NoBS  ignorons  &'il  iriendra  im  temps  où  ^e  sera  >  supprim  ée ,  où  4es 
difftcidléft  qui  paetagerent  le»  nations  seront  résoines  à  l'amiable'  dans 
de»  congrès  AtmNmftotne#.  Jusqu'à  présent  les  idées  ^t  les  passions  eon- 
htaifie8<quiront>  sérieusenient  amnéiles  peuples  leur  ont  mis  les  armes 
àla  main,)etc!est.  après  awir  beaucmp^bâtaillé  que* les  peuples  ont 
-igMé  les  doueeurS  de  ila^  paix.  La^révolntion  firançaîse  a¥^t  dès  le  dé- 
.  but'pBecfamé  son  horreur  pour  les  guerres  de  conquête  etfd'enfabisse- 
oment,  et -cependant,  après  e'^e* 'défendue*  héroïquement  contai  dHn* 
justes  agressions^  elle  se  répandit  au  dehors  a¥ec  une  IrrésisIBile 
impétuoëitéi  iBans  ce  débordement,  dans  cette  propagande  de  4a  vic- 
toire, il  y  a  deux  choses  à  admirer,  les  décrets  àe  la  Providence  et  le 
génie  de  l'homme  qui  en  était  Instrument.  Il^résentant  de  l'ordre  en 
-1P4»aee>  JHapoléonlutppnrJeniondomi  agent  exb^aofdinaire  de  réno- 
'  vaibnsiet  deohangemens;  Il  ne  Ctnt  pas  s'étonuer  s'il' ne  respecta  pas 
^tescondltiQBS  elles  kn»  d'équiUnrede  la  politique' suivie  jusqu'alors, 
^puisque  c^était*  préeîaémeat  sa  mission  de*  rapprocher,  de  fondre^es 
'peuplesamtreem!  par  des  eeralrinaisons  nouvelles,'  et  d'accélérer  ainsi 
lesfffogièsdelasooiabilité  earopéenne^  Maintenant  quelle  est  la  nature 
^fétenduodu  génie jqui,  par  la  Providence,  fut  voué  à  cette  mission; 
queHes  flureotdes' inépuisables 'nsssoiirceside  cette  «rgonisatieirprivîlé^ 
giéo  enlroliAites^  ses  j^ans,  eespsojots,  ees  triomphes^  ses  mécomptes^ 
ses  {àutes,* ses rev^fs^qœl ftit l'homne^enfin danS' le détaîl'de ses eon- 
ceptioos^tidd^ses  lacfes  :;  c'est  là  un  des  plus  grands^taUeaux  qui  'puis- 
sent être  présesiés  à  l'adamation^  à  la  omsssitéliiBnaiDe^c'estlà  Vhis* 
toire  doni^iH.;  Tbiers  sfest  emparé  aveciantide  iMossance^  eicpiVl^^on- 
'diflue  avQcarae  égale  vigueur. 

Dès^ les  premières  pagesdusixiànievEolume>deriKilknre^^rf^  Cemulût 
4et'4l(^  i'Ai9W)e,!iiionsttroaions(NaflÉéon  toiltM^^     dessaînalUine 


guerre  oontinentale.  La  douleur  d'être  obligé  de  s*arracher  de  Bou- 
logne pour  combattre  une  troisième  coalition  avait  été  Tiye,  mais 
courte;  elle  avait  bientôt  cédé  la  place  à  d'autres  pensées.  Napoléon 
«vait  saisi  le  plan  des  coalisés  qui  préparaient  contre  lui  quatre  agres- 
•sions  :  la  première  au  nord  par  la  Pornéranie,  la  seconde  à  l'est  par  la 
vallée  du  Danube,  la  troisième  en  Lombardie,  la  quatrième  au  midi  de 
l'Italie.  C'était  dans  la  vallée  du  Danube  que  la  coalition  devait  tenter 
son  plus  grand  effort  par  la  jonction  des  Autrichiens  et  d^  Russes; 
c'est  là  aussi  que  Napoléon  résolut  de  porter  le  gros  de  ses  forces;  il 
voulait,  comme  le  dit  son  historien,  a  faire  tomber  toutes  les  attaques 
secondaire  par  la  manière  dont  il  repousserait  la  principale.  »  Frapper 
les  Autrichiens  avant  l'arrivée  des  Russes,  se  jeter  ensuite  mir  ceux-ci, 
qui  n'auraient  plus  pour  soutien  que  les  réserves  de  l'Autriche  au  lieu 
de  sa  principale  armée,  tel  fut  le  projet  de  l'empereur.  Cette  donnée  est 
au  fond  tr^  simple;  seulement,  pour  l'accomplir,  il  fallait  des  pro- 
diges de  sagacité  et  de  promptitude  dans  l'exécution.  Ces  prodiges,  ces 
combinaisons  pleines  à  la  fois  de  finesse  et  de  bon  sens  sont  racontées 
par  H.  Thiers  avec  une  admirable  lucidité,  qui  ne  peut  être  que  le  ré- 
sultat de  la  plus  profonde  étude  du  sujet.  Si  l'historieB  de  Napoléon  n'a 
rien  épargné,  ni  méditations,  ni  veilles,  ni  recherches,  ni  explorations 
de  tout  genre,  poiir  rendre  accessible  à  tous  l'intelligence  des  opéra- 
tions militaires  de  l'empereur,  il  est  bien  récompensé  de  ses  travaux, 
car  son  but  est  atteint.  Après  avoir  lu  ses  pages  si  claires  sur  les  évolu- 
tions et  les  événemens  qui  ont  amené  la  reddition  d'Ulm,  on  a  gravé 
dans  l'esprit  le  merveilleux  ensemble  avec  lequel  les  forces  françaises 
vinrent  des  points  les  plus  opposés,  du  Hanovre,  de  la  Hollande,  de 
Boulogne,  converger  à  la  vallée  du  Danube,  le  secret  qui  fut  gardé  le 
plus  long-rtemps  possible  sur  toutes  ces  marches,  l'immobilité  du  gé- 
néral JUack  dans  Ulm,  qui  faisait  précisément  tout  ce  qu'avait  espéré, 
tout  ce  que  désirait  Napoléon,  les  demi-mesures  que  prit  le  général 
autrichien  après  avoir  reconnu  qu'il  était  enveloppé  de  tous  côtés  par 
l'armée  française,  demi-mesures  suivies  de  la  capitulation  célèbre  par 
laquelle  vingt-sept  mille  honmies  jetèrent  leurs  armes  aux  pieds  de 
Napoléon.  Cependant  les  lieutenans  de  l'empereur  avaient,  dans  diflé- 
rens  combats,  fait  trente  mille  prisonniers  aux  Autrichiens,  de  manière 
qu'en  vingt  jours  une  armée  de  quatre^vingt  mille  hommes  se  trouva 
détruite.  L'armée  française  n'avait  que  quinze  cents  hommes  hors  de 
combats  Napoléon  put  dire  dans  une  proclamation  à  la  grande  a^ée 
que  cela  était  sans  exemple  dans  l'histoire  des  nations. 

A  y  a  plus  de  poésie  dans  les  faits  que  dans  les  fictions.  Au  moment 
où  nos  soldats  étonnaient  l'Europe,  Trafalgar  projetait  sur  un  si  beau 
succès  une  ombre  triste  et  sangknte.  Ce  oontrftste,  cette  catastrophe 
qui  anéantit  pour  long-temps  notre  puiswica  marUime^  çoat  expoeé^ 


HISTOIRE  IPU,  GOPHL^T  , ET  DE  L  EMPIRE.  349 

par  M.  Tbiers  9Lyec  une  iiqpartiaUté  «jpii  n'aie  rien  au  pittoresque  du 
récit.  Dans  les  circonstances  où  Tamiral  Villeneuve  était  placé,  tant 
par  ]a  force  des  choses  q^e  par  ses  propres  foutes^  ^  défaitq  était  inévi- 
table; c'est  ce  qu'esydique  rbistorien;  qui  termine  sa  démonstration  par 
ces  remarquables  paroles  :  «  Tout  le  monde  se  préparait  sa  part  de 
tort  dans  un  grand  désastre.  Napoléon  celle  de  la  colère^  le  ministre 
Decrès  celle  des  réticences,  et  Villeneuve  celle  du,  désespoir.  »  Ubis- 
torien  constate  aussi  sans  détoi^  la  supériorité  maritime  de$  Anglais, 
qui,  comme  il  le  dit,  avaient  opéré  sur  mer  ime  révolution  assez  sem* 
blable  à  celle  que  Napoléon  venait  d'opérer  sur  terre,  et  cette  équité 
ne  fait  que  mieux  ressortir  l'intrépidité  personnelle  de  uos  marins. 
Les  parties  les  plus  remarquables  de  ce  récit  sont  la  mort  de  Nelson,^  le 
jugement  de  l'historien  sur  le  caractère  de  cette  célèbre  journée  et  sur 
la  conduite  de  Napoléon  quand  il  eut  appris  ce  désastre,  ki  l'Lqjustice 
de  l'empereur  n'échappe  pas  à  la  censure  de  l'bis^rieq, 

Hais  revenons  çur  le  continent,  sur  le  ttiéâtre  où  Napoléon  se  prépa- 
rait à  réaliser  la  seconde  partie  de  ^on  plan,  la  défaite  de  l'armée  russe 
et  des  réserves  autrichiennes.  La  guerre  à  tous  ses  degrés  est  un  bel 
emploi  de  la  force  humaine;  nousXa  voyons  dans  le  soldat  sous  la  phy- 
sionomie de  l'obéissance  à  laquelle  on  demande  tantôt  une  résignation 
sans  borner,  tantôt  des  prodiges  de  valeur.  L'ofQcier  qui  va  au  feu 
comme  le  simple  soldat  a  en  même  temps  une  part  de  direction  et  de 
responsabilité;  dans  le  commandant  supérieur  qui  a  sous  ses  ordres  plu- 
sieuicscorpsy  ,U  responsabilité  s'agrandit,  çt  l'intelligepce  doit  être  égale 
au  courage;  enfin,  pour  le  général  en  chef  qui  se  sent  l'ame  de  toute 
une  multitude  armée  attendant  de  lui  son  salut  ou  sa  perte,  la  guerre 
s'élève  à  toute  sa  grandeur.  Que  sera-ce  donc  quand  le  général  en  chef 
sera  en  même  temps  le  souverain  d'un  puissant  empire  dont  il  aura 
dans  la  main  toutes  les  ressources  et  tous  les  intérêts?  Telle  était  la  po- 
sition sans  égale  de  Napoléon,  que  M.  Thiers,  au  commencement  de  ce 
sixième  volume,  a  caractérisé  avec  bpnheur  par  ces  paroles  :  a  Pour  la 
première  fois  Napoléon  était  libre,  libre  conune  l'avaient  été  César  et 
Alexandre*  »  Au  moment  où  nous  en  sommes  de  l'histoire  de  l'empe* 
reur,  il  faut  r^onnaitre  qu'il  s'est  admirablement  servi  de  cette  liberté 
qui  est  toiypurs  ua  effrayant  fardeau,  même  pour  un  génie  de  premier 
ordre*  Il  a  tout  ensemble  de  l'audace,  de  la  sagesse,  de  l'impétuosité, 
de  la  ruse.  Par  un  heureux  mélange  d'instinct  et  de  réflexion,  il  devine 
les  plans  de  l'ennemi.  Cest  parce  qu'il  coqnait  à  fond  les  préjugés  mi- 
litaires des  généraux  autrichiens  et  du  conseil  aulique  qu'il  a  pu  pres- 
sentir la  position  que  prendrait  Mack  dans  la  vallée  du  Danube.  En  face 
^e  l'armée  austro-russe,  Napoléon  a  peut-être  montré  plus  encore  de  pe- 
Bétration  et  de  finesse;  il  sut  exciter  chez  elle  une  présomption  folle  en 
affectant  une  attitude  prudente,  presque  tin;ûde.  Quand  il  s'établit  entre 


350  HrrUB  -DBff  DEUX  MOlfimS. 

t 

Brunn  et  Âtisterlîtz,  il  prévoit  tet  encoaragé  les  projets  que  la  position 
respective  des  denx  armées  devait  inspirer  aux  généraux  russes.  Jamais 
plus  d'adresse  ne  fbt  associée  à  plus  dé  décision.  C'est  à  V.  Thiers  que  nous 
devons  de  lire  dans  la  pensée  de  Napoléon  aussi  nettemetit  :  il  jette  une 
égale  lumière  sui^  toutes  les  idées,  sur  tous  les  desseins,  sur  toutes  les 
opérations^  de  Tempereur.  La  méthode  de  rhistorien  est  excellente  :  il 
prépare  le  lecteur  à  Fintelligence  des  mouvemens  militaires  en  expo- 
sant le  but  que  devait  se  proposeï^  Napbléon,  en  faisant  pressentir  les 
moyens  dont  il  allait  se  servir;  il  entre  ensuite  dans  tous  les  détails  de 
l'action;  enfin  il  résume  les  données  principales  et  les  grands  résultats. 
Cest  ainsi  qn'illermine  sa  belle* description  de  la  bataille  d'Austerlitz 
par  ces  lignes  :  a  CMe  ame,  dans  laquelle  de  si  amères  douleurs  de- 
vaient un  jour  succéder  à  des  joies  si  vives,  goûtait  en  cet  instant  les 
délices  du  plus  magnifique  succès  et  du  mieux  mérité;  car,  si  la  victoire 
est  souvent  une  pure  faveur  du  hasard,  elle  était  ici  le  prix  de  combi- 
naisons admirables.  Napoléon,  en  effet,  devinant  avec  la  pénétration  du 
génie  que  les  Russes  voudraient  lui  enlever  la  route  de  Vienne,  et  qu'a- 
lors ils  se  placeraient  entre  lui  et  les  étangs,  tes  avait,  par  son  attitude 
même,  encouragés  à  y  venir;  puis,  affaiblissant  sa  droite,  renforçant  son 
centre,  il  s'était  jeté  avec  le  gros  de  son  armée  sur  les  hauteurs  de 
Pratzeu,  par  eux  abandonnées,  les  avait  ainsi  coupés  en  deux  et  préci- 
pités dans  un  gouffre  duquel' ils  n'avaient  pu  sortir.  La  majeure  partie 
de  ses  troupes  n'avait  presque  pas  agi,lant  une  pensée  juste  rendait  sa 
position  forte,  tant'  aussi  la  valeur  de  ses  soldate  lui  permettait  de  les 
présenter  en  nombre  inférieur  à  l'ennemi .  On  peut  dire  que  sur  soixante- 
cinq  niillé  Français,  quarante  ou  quarante-cinq  mille  au  plus  avaieut 
combattu,  car  le  corps  dé  Bernadette,  les  grenadiers  et  linfanterie  de 
la  garde  n'avaient  échangé  que  quelques  coupsde  fusil.  Ainsi  qua- 
rante-cinq mille  Français  avaient  vaincu  quatre-vingt-dix  miUe  Austro- 
Russes  (1).  »  N'est-ce  pas  là  une  manière  d'écrire  l'histoirelarge,  positive 
et  durable? 

IJlm,  Trafalgar,  Austerlitz,  puis  les  conséquences  de  cette  victoire, 
la  paix  dé  Presbourg  et  la  xxïnfédération  du  Rhin,  telles  sont  les  grandes 
lignes  du  sixième  volume  delif.  Thiers.  Maintenant,  que  de  détails  va* 
ries,  de  laits  piquans,  nouveaux;  sont  répandus  dans  ces  divisions  prin- 
cipales!' Ils  ressortent  d'autant  mieux  que  le  dessin  de  la  composition 
est  plus  simple  et  plus  ferme.  Quand  ed 'Moravie  Napoléon  es^€n  face 
des  Rfisses,  l'historien  fait  dé  leurs  généraux  une  intéressante  peinture. 
TloHs  trouvons  d'abord  sur  le  premier  plan  la  figure  de  Kutusof,  elle 
est  originale  et  saisissanteJ'M.  Thiers  nous  montre  ce  général  en  chef 
déjà  près  dé  la  vieillesse,  dissDlu/ avide,  mais  intelligent/délié  d'esprit 

*{iYHitMredu  ComuM  €t  de  rEmpire,4aaït  YI,  pagcTSSO. 


HISTOIRE  DU  CONSULAT  BT  VE  L'EHPIRE.  3S1 

autant  qu'il  était  lourd  de  corps,  heureux  à  la  guerre,  habile  à  la  cour. 
Kutusof  voulait  surtout  garder  la  faveur  de  l'empereur  Alexandre, 
aussi  n'osait-il  pas  contrarier  la  coterie  dont  les  Dolgorouki  étaient  les 
chefs  et  qui  avaient  Foreille  de  l'empereur.  Le  jeune  et  brillant  état- 
major  de  l'armée  russe  demandait  hautement  qu'on  prit  l'offensive,  et 
se  promettait  la  victoire.  Il  s'imaginait  que  l'aspect  des  Russes  avait 
intimidé,  ébranlé  Napoléon ,  qui  n'espérait  plus  les  battre  comme  il 
avait  vaincu  les  Autrichiens.  11  n'en  douta  plus  quand  il  vit  le  général 
Savary  envoyé  auprès  de  l'empereur  Alexandre  pour  le  complimenter 
et  connaître  au  juste  ce  qu'il  voulait.  Le  sang-froid  de  Savary  en  en- 
tendant les  propos  des  officiers  russes,  la  politesse  évasive  d'Alexandre, 
la  fatuité  étourdie  que  déploie  le  prince  Dolgorouki  quand  il  est  envoyé 
à  son  tour  auprès  de  Napoléon,  et  la  colère  sourde  que  ses  propos  in- 
considérés excitent  dans  lame  de  l'empereur,  tout  cela  est  représenté 
par  M.  Thiers  avec  une  spirituelle  justesse.  Voici  quelque  chose  de  co- 
mique. U  y  avait  dans  l'armée  russe  un  général  allemand,  appelé  Wei- 
rother,  qui  prétendait  avoir  un  plan  admirable  pour  détruire  Napoléon; 
il  était  parvenu  à  le  faire  adopter  par  l'état-major  de  l'armée  russe. 
La  veille  de  la  bataille,  tous  les  généraux  étant  réunis  chez  Kutusof, 
Weirother  exposa  avec*une  jactancieuse  emphase  ce  plan  merveilleux, 
fondé  tout  entier  sur  la  supposition  que  Napoléon  battait  en  retraite  et 
ne  prendrait  sur  aucun  point  l'offensive,  a  Cependant  s'il  nous  atta- 
quait? »  objecta  un  des  assistans  (c'était  un  Français  au  service  de  la 
Russie,  le  général  Langeron).  «  Le  cas  n'est  pas  prévu,  répondit  Weiro- 
ther,  mais  Napoléon  n'attaquera  pas.  d  Kutusof,  qui  avait  dormi  pro- 
fondément pendant  que  Weirother  pérorait,  se  réveilla  et  coupa  court 
à  cette  discussion  en  congédiant  tout  le  monde.  Les  généraux  russes 
purent  reconnaître  le  soir  d'AusterUtz  qu'effectivement  le  cas  n'avait 
pas  été  prévu. 

U  y  avait  une  puissance  qui ,  au  milieu  de  cette  grande  lutte  dont  se 
sentait  ébranlée  l'Europe,  se  trouvait  dans  la  situation  la  plus  perplexe 
et  la  plus  embarrassante  :  c'était  la  Prusse.  De  quel  côté  inclinerait-elle? 
La  coaUtion  lui  demandait  si  elle  se  joindrait  contre  elle  à  l'oppresseur 
de  l'Europe;  d'un  autre  côté,  cet  oppresseur  lui  ofiïrait  le  Hanovre,  qu'elle 
désirait  toiyours  sans  jamais  oser  le  prendre.  H.  Thiers  explique  d'une 
manière  remarquable  l'agitation  extraordinaire  dans  laquelle  une  sem- 
blable alternative  jetait  Frédéric-Guillaume  :  a  Ce  prince,  dominé  tantôt 
par  l'avidité  naturelle  à  la  puissance  prussienne  qui  le  portait  vers  Na- 
poléon, tantôt  par  les  influences  de  cour  qui  l'entraînaient  vers  la  coa- 
lition, avait  fait  des  promesses  à  tout  le  monde,  ei  était  ainsi  arrivé  à 
un  embarras  de  position  auquel  il  ne  voyait  plus  d'issue  que  la  guerre 
avec  la  Russie  ou  avec  la  France.  Il  en  était  exaspéré  au  plus  haut  point, 
car  il  était  à  la  fois  mécontent  des  autres  et  de  lui-même,  et  U  n'envi- 


352  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

sageait  la  guerre  qu'avec  épouvante,  d  La  cour  de  Prusse,  la  famille 
royale ,  où  dominait  une  reine  passionnée,  belk  et  remuante,  le  brillant 
prince  Louis,  neveu  du  roi,  qui  devait  pafer  si  cher  sa  belliqueuse  ar^ 
deur,  se  livrèrent  à  l'influence,  aux  séductions  de  Tempereur  Alexandre 
avec  un  entraînement  contre  lequel  M.  d'Haugwitz,  avec  toute  son  ha- 
bileté, se  trouva  sans  force.  La  politique  de  M.  d'Haugwitz,  qui  avait 
consenti  à  sortir  de  sa  retraite  pour  assister  le  roi  de  ses  conseils ,  avait 
toujours  consisté  à  maintenir  la  Prusse  neutre  entre  les  deux  partis 
européens  et  à  tirer  tout  le  profit  possible  de  cette  neutralité.  Quand 
Tempereur  Alexandre  fut  établi  à  Potsdam  comme  Fhôte  de  Frédéric- 
Guillaume  ,  il  obtint  par  ses  obsessions  que  le  roi  abandonnerait  cette 
neutralité  pour  interposer  entre  les  puissancQ3  belligérantes  une  sorte 
de  médiation  armée,  qui  n'était  qu'une  adhésion  déguisée  à  tous  les 
projets  de  la  coalition.  L'Angleterre  ne  s'y  trompa  pas;  elle  vit  dans  ce 
changement  de  la  Prusse  un  événement  capital  qui  pouvait  décider  du 
sort  de  l'Europe  :  aussi  se  hâta-t-elle  d'apprendre  au  cabinet  de  Berlin 
qu'elle  tenait  des  subsides  à  sa  disposition ,  s'il  voulait  mettre  en  mou- 
vement l'armée  prussienne.  Ici,  nous  trouvons  dans  le  livre  de  H.  Thiers 
un  curieux  détail  qui  arrive  pour  la  première  fois  à  la  notoriété  de  l'his- 
toire.  Pour  déterminer  la  Prusse,  le  gouvernement  anglais  ne  pouvait, 
comme  la  France ,  lui  proposer  le  Hanovre;  George  III  n'eût  jamais 
consenti  à  abandonner  un  pays  qu'il  considérait  comme  son  patrimoine. 
A  la  place  du  Hanovre ,  le  cabinet  de  Londres  oDKt  la  Hollande;  c'était 
faire  assez  bon  marché  des  droits  d'un  pays  dont  on  prétendait  que  la 
France  absorbait  l'indépendance.  En  parlant  de  cette  singuUère  ouver- 
ture du  gouvernement  anglais  à  la  Prusse,  M.  Thiers  ajoute  qu'il  fonde 
son  assertion  sur  des  pièces  authentiques.  La  victoire  d'Austerlitz  vint 
redoubler  les  perplexités  de  Frédéric-Guillaume  et  de  son  gouverne- 
ment. U  faut  lire  dans  notre  historien  les  entrevues  de  M.  d'Haugvritz 
avec  Napoléon  avant  et  après  la  bataille ,  sa  nouvelle  mission  à  Paris 
même,  les  perpétuelles  tergiversations  du  cabinet  prussien,  qui  accepte 
enfin  le  Hanovre  sans  cependant  se  déterminer  à  une  franche  alliance 
envers  la  France,  l'embarras  de  Frédéric-Guillaume  vis-à-vis  la  Russie 
et  l'Angleterre,  enfin  l'état  de  l'opinion  à  BerUn,  qui  demande  la  guerre 
à  grands  cris.  H.  d'Haugwitz  lui-même  est  entraîné.  En  vain  il  s'était 
flatté  de  diriger  le  mouvement  en  paraissant  s'y  associer;  illusion.  Le 
roi  lui-même  est  forcé  de  quitter  Potsdam  pour  se  mettre  à  la  tête  de 
l'armée,  et,  le  21  septembre  1806,  il  partit  pour  Hagdebourg.  CVétait 
line  première  étape  v^rs  le  désastre  d'Iéna.  Toute  cette  histoire  de  nos 
relations  diplomatiques  avec  la  Prusse  et  des  dispositions  de  son  gou- 
vernement est  traitée  par  H.  Thiers  avec  une  mesure  où  il  n'entre  pas 
moins  de  tact  que  de  fermeté,  avec  une  modération  qui  n'ôte  rien  à  la 
sagacité  et  aux  droits  de  l'historien. 


HISTOIRE  DU  CONSULAT  ET  DE  L'eMPIRE.  353 

Cette  sagacité,  que  la  malicieuse  indulgence  de  l'expression  fait  sou- 
vent, chez  M.  Thiers,  remarquer  davantage,  nous  la  retrouvons  dans 
ses  jugemens  sur  les  actes  et  la  conduite  de  H.  de  Talleyrand.  Précé- 
demment rhistorien  avait  tracé  le  caractère  et  le  rôle  du  célèbre  di- 
plomate; aujourd'hui,  dans  son  sixième  volume,  il  nous  le  représente 
aimant  à  plaire  plus  qu'à  contredire,  ayant  des  pencbans  plutôt  que  des 
opinions;  aussi  M.  de  Talleyrand  gardait-il  à  l'Autriche  une  prédilection 
qui  était  comme  une  réminiscence  des  traditions  de  Versailles.  Le  len- 
demain de  la  bataille  d'Austerlitz,  il  conseilla  à  Napoléon  de  se  montrer 
modéré  et  généreux  envers  le  cabinet  de  Vienne  et  de  se  faire  de  l'Au- 
triche uTïê  barrière  contre  la  Russie,  puissance  nouvelle  et  menaçante. 
L'idée  était  juste,  et  H.  Thiers  l'approuve  hautement,  mais  elle  était 
associée  à  une  autre  pensée  qu'il  blâme  avec  non  moins  de  raison  : 
c'était  de  ne  plus  s'hnposer  aucune  gêne  à  l'égard  de  la  Prusse  et  de 
ne  plus  s'inquiéter  de  ce  qui  pouvait  lui  convenir  et  lui  déplaire.  Tout 
ce  que  raconte  M.  Thiers  prouve  qu'il  y  avait  chez  H.  de  Talleyrand  un 
mélange  de  sentimens  contradictoires  qui  se  livraient  dans  son  ame  un 
secret  combat,  en  dépit  des  apparences  d'un  flegme  imperturbable, 
Lorsqu'après  la  mort  de  Pitt,  M.  Fox  arriva  au  gouvernement,  M.  de 
Talleyrand  pressa  vivement  Napoléon  de  profiter  de  sa  présence  aux 
afbires  pour  négocier  avec  la  Grande-Bretagne;  il  voulait  sincèrement 
la  paix,  et  cependant,  tout  en  la  conseillant,  le  même  homme,  suivant 
l'ingénieuse  remarque  de  M.  Thiers,  flattait  quelquefois  les  passions  qui 
amenaient  la  guerre.  C'est  ainsi  qu'il  caressait  adroitement  chez  Na- 
poléon le  désir  secret  que  nourrissait  le  conquérant  de  ressusciter  le 
titre  d'empereur  d'Occident  pour  mieux  ressembler  à  Charlemagne, 
Quand  H.  de  Talleyrand  se  donnait  la  peine  de  faire  le  courtisan,  il  de- 
vait porter  dans  la  flatterie  une  séduisante  habileté  :  cependant,  s'il  faut 
en  croire  M.  Thiers,  Napoléon  ne  l'aimait  pas  et  se  défiait  de  lui.  Porta- 
t-il  assez  loin  cette  défiance,  et  s'en  avisa-t-il  assez  tôt?  Il  y  a  déjà  quel- 
ques années  qu'en  parlant  de  M.  de  Talleyrand  dans  ce  recueil ,  nous 
disions  qu'il  était  prématuré  de  le  juger  dès  aujourd'hui  en  dernier 
ressort,  et  que  l'avenir  nous  apporterait  successivement  sur  ce  célèbre 
personnage  des  révélations  indispensables  à  l'historien.  Or,  voici  une 
déposition  à  charge  que  nous  recueillons  de  la  bouche  d'un  témoin 
d'une  intègre  véracité.  M.  le  baron  Meneval  a  ajouté  un  troisième  vo- 
lume à  ses  Souvenirs  historiques  sur  Napoléon  et  Marie-Louise.  Il  y 
complète,  sur  des  sujets  intéressans,  ce  qu'il  avait  dit  dans  les  deux  pre- 
miers. Il  y  raconte  que,  lorsqu'en  1808,  l'entrevue  d'Erfurth  eut  été 
convenue  entre  Napoléon  et  l'empereur  Alexandre,  Napoléon  emmena 
avec  lui  le  prince  de  Bénévent,  bien  que  celui-ci  ne  fût  plus  ministre, 
et  qu'il  l'employa  dans  ses  conununications  confidentielles  avec  le  czar. 
Chaque  matin,  à  Erfurth,  au  lever,  quand  tout  le  monde  s'était  retiré. 


354  BEVCB  DBS  mVTi  MONDES. 

Tempereur  retenait  M.  de  Talleyrand,  Tentretenait  de  ses  desseins  et 
de  la  conduite  qu'il  voulait  tenir  à  Fégard  d'Alexandre.  Presque  tous 
les  soirs,  après  le  spectacle,  le  prince  de  Bénévent  rencontrait  le  czar 
chez  M""*  la  princesse  de  La  Tour  et  Taxis,  et  lui  livrait  les  confidences 
de  Napoléon.  II  rendait  à  l'Autriche  un  autre  service.  L'empereur  Fran- 
çois H  avait  envoyé  à  Erfurth  H.  le  baron  de  Vincent,  en  apparence 
pour  féliciter  Napoléon ,  au  fond  pour  pénétrer  ce  qui  pourrait  se  tra- 
mer de  contraire  aux  intérêts  de  la  cour  de  Vienne.  M.  le  baron  de  Vin- 
cent vit  beaucoup  le  prince  de  Bénévent,  qu'il  connaissait  depuis  long- 
temps, et  il  reçut  de  lui  de  précieuses  communications.  Ces  faits,  M.  de 
Talleyrand  les  a  consignés  lui-même  dans  ses  mémoiresj' c'est  M.  le 
baron  Meneval  qui  nous  l'apprend  ;  il  a  lu  les  passages  où  ils  se  trouvent 
racontés.  Il  y  a  lu  aussi  l'explication  que  M.  de  Talleyrand  donne  de  sa 
conduite.  Le  prince  de  Bénévent  était  effrayé  des  dangereux  progrès  de 
la  puissance  de  Napoléon,  aussi  cherchait-il  à  arrêter  l'impétuosité  de 
son  essor  et  à  entraver  l'exécution  de  ses  projets  aventureux  pour  le 
contraindre  à  la  modération.  Suivant  son  habitude,  H.  de  Tallevrand  a 
déguisé  sa  pensée.  Il  se  proposait  surtout  de  se  préparer,  de  se  ménager 
de  puissans  amis,  pour  le  jour  où  des  revers  pourraient  atteindre 
l'empereur.  Ces  revers,  il  commençait  à  les  prévoir;  nous  en  voyons  la 
preuve  dans  ce  commencement  de  trahison. 

Le  contraste  entre  les  ministres  des  monarchies  absolues  et  ceux  des 
pays  libres  a  été  saisi  par  IHi.  Thiers  avec  finesse,  a  Les  cours  sont 
bien  capricieuses  sans  doute ,  dit  l'historien  ;  elles  ne  le  sont  pas  plus 
que  les  grandes  assemblées  délibérantes.  Tous  les  caprices  de  l'opi- 
nion ,  excités  par  les  mille  stimulans  de  la  presse  quotidienne  et  ré- 
fléchis dans  un  parlement  où  ils  prennent  l'autorité  de  la  souverai- 
neté nationale,  composent  cette  volonté  mobile,  tour  à  tour  servile  ou 
despotique  qu'il  est  nécessaire  de  captiver  pour  régner  soi-même  sur 
cette  foule  de  têtes  qui  prétendent  régner.  »  Ces  lignes  servent  de  pré- 
liminaire et  comme  d'encadrement  au  portrait  que  F  historien  a  tracé 
de  M.  Pitt.  M.  Thiers  persiste  dans  son  premier  jugement  sur  l'illustre 
rival  de  Fox;  en  mettant  M.  Pitt  trèd  haut  comme  orateur;  il  lui  refuse 
le  génie  organisateur  et  les  lumières  profondes  de  l'homrme  d'état.  Ce- 
pendant H.  Thiers  reconnaît  que  Pitt  résista  à  la  grandeur  de  la  France, 
à  la  contagion  des  désordres  démagogiques  avec  une  persévérance 
inébranlable,  qu'il  maintint  l'ordre  dans  son  pays  sans  en  diminuer  la 
liberté,  et  que,  s'il  usa  et  abusa  des  forces  de  l'Angleterre,  elle  était  le 
second  pays  de  la  terre  quand  il  mourut ,  et  le  premier  huit  ans  après 
sa  mort.  Un  pareil  résultat  a-t-il  pu  s'obtenir  sans  les  lumières  pro- 
fondes de  l'homme  d'état?  M.  Pitt  a  été  le  premier  adversaire  en  date 
de  Napoléon,  et  on  peut  dire  qu'il  lui  a  porté  les  derniers  comme  les 
premiers  coups,  car  l'Europe,  après  sa  mort ,  continiia  d'obéir  à  l'im^ 


HISTOIRE  DU  CONSULAT  .BTDK^^IXPIRE.  35S 

pulsion  qu'il  lui  avait  donnée.  Il  mourait. lau  bruit  dala  YÎciaine  d!Aus*- 
terlitzy  mais  malhoureusement  il  avait  p^paoé  t  Si  4  et  Waterloo»  L'An- 
gleterre est  depuis  plusieurs  siècles  un  pays  trop, fortement  organisé 
pour  qu'aucun  ministre  puisse  y  déployer  un  génie  organisateur  comme 
chez  un  peuple  où  il  y  aurait  table  rase^  maïs  elle  a  trouvé  dans  M.  Pitt 
précisément  les  qualités  et  les.  passions  nécessaires,  pour  lutter  d'abord 
contre  la  convention  ^  puis  contre  Napoléon.  Les  adversaires  de  M.  Pitt 
avouaient  eux-mêmes  qu'il  était  né  ministre.  C'était  Thomme  nécesr 
saire  de  son  pays;  la  gloire  de  l'homme  d'état  peut-^Ue  aller  plus  loin? 
U  nous  semble  que,  sur  ce  point,  Tillustre  historien  du  consulat  et  de 
Tempire  n'a  pas  apprécié  assez  haut  la  valeur  politique  de  certains  faits 
qu'il  a  lui-même  racontés  et  signalés. 

On  se  tromperait  fort  si  Ton  s'imaginait  que  tout  l'intérêt  du  sixième 
volume  de  M.  Thiers  est  concentré  dans  le  récit  des  événemens  mili- 
taires. On  a  déjà  pu  reconnaître  que  les  négociations  diplomatiques 
tiennent  dans  son  livre  une  grande  place  :  vers  la  fin  du  volume^  les 
efforts  tentés  à  la  mort  de  H.  Pitt  pour  renouveler  la  paix  entre  l'An- 
gleterre et  la  France,  et  les  négociations  avec  la  Russie  qui  avait  envoyé 
un  agent  à  Paris,  M.  d'Oubril,  sont  racontés  en  détail.  Ainsi  le  lecteur 
ne  perd  jamais  de  vue  l'Europe  politique  et  ses  représentaus.  Pour  l'his- 
toire intérieure  de  la  France,  la  richesse  des  détails  n'est  pas  moindre 
dans  le  Uvre  de  H.  Thiers.  Le  budget  de  l'empire,  les  causes  qui,  pen- 
dant un  moment,  avaient  amené  une  disette  de  numéraire,  le  méca- 
nisme de  nos  finances,  sont  expliqués  avec  cette  lucidité  facile  qui  est 
une  des  habitudes  de  l'historien.  A  cette  occasion,  des  faits  jusqu'alors 
peu  connus  ont  été  par  lui  mis  en  lumière;  nous  voulons  parler  des 
rapports  de  la  compagnie  des  négocions,  réunis,  tant  avec  le  gouverne- 
ment français  qu'avec  la  cour  d'Espagne.  Ouvrard  donnait  l'essor  à  son 
esprit  aventureux;  mais  Napoléon  ne  voulait  pas  permettre  à  des  spé- 
culateurs de  disposer  des  ressources  de  l'état,  et,  à  son  retour  d'Auster- 
litz,  il  fit  déclarer  la  compagnie  des  négocions  réunis  débitrice  envers 
le  trésor  de  141  millions.  Ce  fut  sur  les  calculs  et  les  vérifications  de 
H.  Mollien,  devenu  ministre,  que  cet  énorme  débet  fut  établi.  Le  gou- 
vernement s'empara  de  tout  ce  que  possédaient  les  négocions  réunis^ 
puis  Napoléon  exigea  qu'on  mit  le  trésor  français  au  lieu  et  place  de  la 
compagnie  à  l'égard  de  l'Espagne.  Cet  épisode  de  notre  histoire  finan- 
cière a  été  puisé  aux  sources  les  plus  authentiques  :  M.  Thiers  a  eu  à 
sa  disposition  les  mémoires  de  l'archichancelier  Cambacérès,  ceux  de 
H.  HoUien,  également  inédits,  enfin  les  archives  du  trésor.  Si  Napo- 
léon était  aussi  sévère  sur  la  manutention  des  deniers  de  l'état,  c'était 
pour  les  appliquer  à  de  grands  travaux  d'art  et  d'utilité  publique.  Son 
historien  le  montre  restaurant  l'église  de  Saint-Denis ,  élevant  sur  une 
des  places  de  Paris  une  imitation  de  la  colonne  trajane^  projetant  l'a* 


386  RBVUB  DES  DEDX  MONDES. 

chèvement  du  Louvre  et  l'érection  de  Tare  de  l'Étoile,  traçant  lé  plan 
de  la  rue  Impériale;  qui  devait  aller  des  Tuileries  à  la  barrière  du 
Trône.  Cependant  un  nouveau  code  simplifiait  la  procédure  civile;  l'or- 
ganisation du  conseil  d'état  était  perfectionnée,  et  une  loi  en  trois  articles 
créait  l'Université.  C'est  ainsi  que  Napoléon  se  reposait  des  fatigues  de 
la  guerre.  Il  avait  l'activité  de  César,  et,  plus  heureux  en  ce  point  que 
le  dictateur  romain,  il  eut  plus  de  temps  que  lui  pour  fonder  ces  insti- 
tutions civiles  sur  lesquelles,  en  grande  partie,  repose  aujourd'hui  la 
stabilité  sociale.  Enfin  nous  aurons  donné  une  idée  à  peu  près  complète 
de  tous  les  élémens  qui  concourent  au  vaste  ensemble  de  ce  sixième 
volume,  quand  nous  aurons  dit  qu'on  y  rencontre,  d'intervalle  en  in- 
tervalle, la  trace  des  impressions  contemporaines.  Nous  y  voyons  le 
peuple  de  Paris  témoignant  tantôt  une  certaine  froideur  à  Napoléon , 
tantôt  l'applaudissant  avec  fureur.  Après  Austerlitz,  ce  fut  du  délire. 
On  sait  combien  Alexandre  était  sensible  aux  éloges  ou  au  blâme  des 
Athéniens;  Napoléon  ne  l'était  pas  mois  à  l'opinion  de  Paris. 
.  Tout  en  portant  au  héros  de  son  histoire  une  intime  et  profonde  sym- 
pathie, l'écrivain  garde  en  face  de  lui  l'esprit  calme  et  libre  :  il  le  juge 
avec  indépendance.  Dans  le  sixième  volume,  nous  sommes  à  l'époque 
la  plus  belle  de  l'empire  :  c'est  le  soleil  d' Austerlitz.  Déjà  cependant 
l'historien  a  des  paroles  sévères  pour  le  protectorat  exercé  par  Napo- 
léon sur  la  confédération  du  Rhin  :  il  blâme  cette  intervention  dange- 
reuse dans  les  aCTaires  de  l'Allemagne,  intervention  qui  devait  à  la  fois 
révolter  l'Autriche  et  la  Prusse,  et  finir  par  liguer  contre  nous  tous  les 
peuples  allemands.  Si  M.  Thiers  condamne  amsi  la  confédération  du 
Rhin,  que  dira-t-il  des  traités  de  Tilsitt,  qui  ôtaient  à  la  Prusse  la  moi- 
tié de  sa  monarchie  et  faisaient  d'un  prince  français  un  roi  de  West- 
phalie?  Il  fallait,  à  Tilsitt,  réaliser  enfin  le  projet  raisonnable  de  consti- 
tuer fortement  la  Prusse,  et  lui  faire  accepter  l'amitié  de  la  France 
comme  la  condition  nécessaire  de  son  existence.  Après  léna,  ce  n'était 
plus  difficile;  mais  n'anticipons  pas  sur  des  faits  dont  bientôt  l'historien 
nous  donnera  lé  récit,  sur  une  époque  où  l'étoile  de  Napoléon  ne  s'é- 
gare si  haut  que  pour  commencer  à  descendre.  L'empereur,  au  sur- 
plus, n'était  pas  sans  la  conscience  de  la  fatalité  qui  l'entraînait.  «  J'ai 
enteindu  quelquefois  Napoléon,  raconte  M.  Meneval  (i),  caractériser  sa 
position  par  cette  exclamation  exhalée  dans  le  silence  du  cabinet  :  Lare 
est  trop  long-temps  tendu!  si  N'était-ce  pas  que  Napoléon  se  reconnaissait 
emporté  par  une  destinée  qu'il  ne  pouvait  plus  maîtriser? 

Au  lieu  de  répéter  les  éloges  que  nous  avons  déjà  donnés  à  la  manière 
dont  M.  Thiers  écrit  l'histoire,  nous  voudrions  communiquer  à  nos  lec- 
teurs les  dernières  impressions  que  nous  a  laissées  une  nouvelle  étude 

(1)  Napoléon  et  Jltarie^LouUe,  souvenirs  historiques,  tome  UI,  pages  S73-i. 


HISTOIUC  D0  GCmSOLAT  ET  BB  L'eMMBE.  35T 

de  cette  manière.  La  principale  source  de  son:  talent  nous  paraît  être 
une  merveiUeuse  aptitude  à  saisir  ce  que  tes  choses  ont  de  pittoresque; 
il  n'y  sgoute  rien,  mais  il  se  pénètre^  il  s'inspire  de  toute  la  vie  qu'il 
irouye  au  dehors.  Nous  durions  volontiers  que  la  réalité  est  sa  muse.  Il 
l'aime  trop  pour  l'afltabler  d'omemens  étrangers.  Il  a  un  dédain  pn^ 
nonce  pour  cette  sorte  d'imagination  qui  y  sans  se  substituer  précisé- 
ment à  la  réalité,  croit  avoir  le  don  et  le  droit  de  la  rehausser  et  de 
l'embellir^  mais  il  estime  et  il  possède  plemement  cette  autre  imagi*^ 
nation  qui  reproduit  avec  une  fidélité  puissante  et  inaltérable  tout  ce 
que  contiennent  de  pittoresque  la  nature  et  l'histoire. 

Ainsi  vivifié  par  toutes  les  impressions  qu'il  a  reçues  et  que  la  ré* 
flexion  a  mûries,  M.  Thiers  s'attache  surtout  à  écrire  simplement.  Il  veut 
être  simple  pour  toujours  rester  vrai.  Il  ne  se  pardonnerait  pas  de  se 
donner  quelque  peine  pour  revêtir  d'une  expression  pompeuse  des 
choses  ordinaires,  et,  d'un  autre  côté,  il  se  garderait  bien  de  jeter  sur  de 
grandes  choses  un  éclat  emprunté  à  des  artifices  de  rhétorique.  Cest 
sa  conviction  que  la  simplicité  suffit  à  tout,  à  la  grandeur  comme  à  la 
médiocrité  des  événemens. 

Plusieurs  personnes  trouvent  que  le  style  de  H.  Thiers  est  trop  nu^ 
d'autres  y  signalent  certaines  négligences,  et  même  quelques  endroits 
où  la  pensée,  à  force  d'être  simple,  devient  presque  vulgaire.  Cepen-< 
dant  M.  Thiers  s'empare  du  lecteur  qui  le  suit  avec  un  irrésistible  attrait 
jusqu'au  bout  de  ses  immenses  narrations.  11  doit  cet  empire  sur  le  lec« 
teur  tant  à  l'élaboration  forte  de  son  sujet  qu'à  son  allure  résolue,  in« 
trépide.  Dans  son  livre,  M.  Thiers  ne  craint  pas  de  donner  carrière  à 
toute  son  individualité;  on  y  retrouve  là  trace  de  ses  vives  prédilec* 
tiens  pour  la  puissance  quand  elle  est  aux  mains  d'un  homme  supé- 
rieur, pour  la  force  qui  fonde  et  garantit  l'ordre  social,  pour  les  grandes 
dominations,  pour  la  gloire  des  conquérans.  11  a  mis  dans  son  livre  ses 
opinions,  ses  préjugés,  el  cette  franchise  n'est  pas  une  des  moindres 
causes  du  succès  durable  qu'obtient  Y  Histoire  du  Consulat  et  de  rEm^ 
pire.  Combien  peu  d'écrivains  de  nos  jours  donnent  à  leur  talent  d'é- 
crire l'appui  d'une  personnalite  forte  !  Aussi  combien  peu  ont  une 
touche  qui  leur  appartienne  !  Poètes  et  prosateurs,  au  lieu  d'être  eux- 
mêmes,  font  des  emprunts  à  diverses  écoles,  et  nous  offrent,  au  lieu  de 
libres  créations,  des  transactions  prudentes.  On  tient  assortiment  de 
styles  divers.  Au  milieu  de  cette  émulation  générale  pour  effacer  toute 
originalité,  il  est  remarquable  de  voir  un  historien  politique  s'éle- 
ver à  l'unité  de  composition  et  de  style,  et  se  montrer  souvent  grand 
artiste  parce  qu'il  a  foi  dans  la  puissance  des  qualités  qui  le  caractéri* 
sent,  parce  qu'il  écrit  comme  il  pense,  parce  qu'il  doit  à  cet  accord  avec 
lui-même  des  effets  d'une  beauté  simple  et  grave. 

Lermimer. 


I. 

—' (x  Lorsque  Tétang  est  calme  et  la  lune  sereine^ 
Quelle  est,  gens  du  pays,  cette  blanche  sirène 
Qui  peigne  ses  cheveux,  debout  sur  ce  rocher, 
Tandis  qu'à  Tautre  bord  chante  un  jeune  nocher 
Dont  la  barque  magique,  à  peine  eftleurant  Tonde, 
Rapide  comme  un  trait,  yole  à  la  nymphe  blonde? 
Et  jusqu'au  point  du  jour,  par  la  vague  bercés^ 
Us  errent,  mollement  l'un  à  l'autre  enlacés! 
— €hl  c'est  là,  voyageur,  une  touchante  histoire  I 
Mon  père  me  ia  dite,  et  vous  pouvez  y  croire.  » 

n. 

Fille  d'un  sang  royal,  espoir  de  sa  maison, 
Blanche  comme  l'hermine  à  la  blanche  toison, 
Lina,  qui  n'avait  vu  que  sa  quinzième  année, 
Amèrement  pleurait  déjà  sa  destinée  : 
-—fi  Plutôt  que  de  tomt)er  sous  ta  serre,  ô  vautoar, 
a  Dana  ce  lac  qui  m'attend  trouver  mon  dernier  jour; 
a  Oui,  dans  ses  froides  eaux  éteindre  ma  jeune  ame, 
a  Dur  ravisseur,  plutôt  que  me  nommer  ta  femme  I 
a  Peut-être  de  ma  mort  naîtra  ton  désespoir, 
«  Et  tu  vieilliras  triste  et  seul  dans  ton  manoir,  o 

Près  de  l'Étang-au-Duc  (lé  duc,  son  noble  père. 
Sous  qui  notre  Armorique  alors  vivait  prospère), 
Lina,  la  blanche,  ainsi  parlait  dans  son  effroi| 
Car  du  château  voisin,  sur  un  noir  palefroi, 
Vers  la  vierge  tremblante  accourait  hors  d'haleine 


rate».  dÊ» 

Un  poarsaiyant  d'amour  qui  n'ayait  que  sa  haine. 
Acharné  sur  sa  trace,  à  toute  heure,  en  tout  lieu, 
Au  temple  il  se  plaçait  sans  peur  entre  elle  et  Dieu; 
n  la  suivait  aux  champs,  hideux  spectre,  à  la  ville. 
Et  jusqn'en  ce  désert,  près  de  ce  lac  tranquille. 

«Ses  pieds  nus  sur  le  sable  et  les  cheveux  au  vent^ 
Là)  depuis  le  matin,  jouait  la  belle  enfant, 
Et  les  cailloux  dorés  sous  les  eaux  transparentes. 
Les  insectes  errans,  les  mouches  murmurantes, 
Les  poissons  familiers  venant  mordre  le  pain, 
Le  pain  de  chaque  jour  émielté  par  sa  main, 
Ou  le  vol  d*un  oiseau,  la  senteur  des  eaux  douces. 
Les  saules  frissonnans,  lés  herbages,  les  mousses,* 
Tout  dans  ce  cœur  mobile  allait  se  reflétant... 
Puis,  Lina  n'était  pas  seule  au  bord  de  Tétang; 
Le  long  du  pré  passait,  repassait  la  nacelle 
De  son  frère  de  lait,  jeune  et  riant  comme  elle. 

Dès  que,  de  son  jardin  descendant  l'escalier. 
De  loin  apparaissait  Lina,  le  batelier. 
Pareil  à  l'alcyon  qui  chante  sur  les  lames. 
Lois,  chantant  aussi,  voguait  à  toutes  rames; 
Et  lorsque,  les  bras  nus,  le  col  tout  en  sueur, 
Vers  sa  sœur  bien-aimée  abordait  le  rameur. 
C'étaient  pour  elle,  après  maintes  tendres  paroles. 
Des  fleurs  roses  du  lac  aux  humides  corolles. 
Des  touflbs  4e  glayeuls  sur  Tonde  s'allongeant, 
Et,  comme  un  beau  calice,  un  nénuphar  d*argent; 
Puis,  de  tous  ces  présens  déposés  sur  la  berge, 
Le  jeune  batelier  parait  la  jeune  vierge, 
Et,  leur  front  entouré  d'algues  et  de  roseaux, 
On  les  eût  pris  tous  deux  pour  les  Esprits  des  eaux. 

—  «  Jdez  cette  couronne  immonde,  ô  ma  duchesse, 
€  Oflfhmde  d'un  vilain,  digne  de  sa  largesse! 
«Moi^  pour  vos  blonds  cheveux  j'ai  des  couronnes  d'or, 
€  Des  perles  que  Merlin  cachait  dans  son  trésor; 
«  J'ai  pour  voos  un  anneau  de  fine  pierrerie, 
€  Où  votre  nom  au  mien  avec  art  se  marie  : 
«  Un  mot  de  vous,  madame,  et  mes  nmnft  poseront 
€  La  bague  à  votre  doigt,  la  perle  à  votre  fmnt; 
€  Et,  s'il  faut  plufr  encor,  dites  eomiMnt  vous  plaire  : 
«  n  n'est  labenv  Irop^graad  pour  un  si  grand  salaire. 


•360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  a  Sire  (et  les  yeux  troublés  de  Tenfant,  ses  grands  yeux 
a  Brillèrent,  de  malice  et  d'espoir  radieux), 
«  J^obéis  :  donc,  smgneur,  que  Totre  complaisance 
«  Joigne  à  TÉtang-au-Duc  votre  Ëtang-de-Plaisance. 
«  Le  jour  où  les  deux  lacs  s'uniront,  je  prendrai, 
«  Unie  à  vous,  l'anneau  nuptial  et  sacré. 
^—  a  Par  les  saints!  c'est  trop  peu  demander,  6  princesse  I 
«  Pourtant,  à  moi  mon  œuvre;  à  vous  votre  promesse  !  » 
Et,  d'un  air  de  vainqueur  regagnant  son  manoir. 
Le  noir  baron  pressait  aux  flancs  son  coursier  noir. 

m. 

O  sort!  ô  changemens  des  choses  et  des  âges  ! 

Un  double  étang  couvrait  jadis  ces  marécages, 

Sur  leur  bord  un  manoir  s'élevait  crénelé  : 

Le  haut  manoir  n'est  plus,  un  étang  s'est  comblé; 

£t  le  profond  canal  dont  l'habile  structure 

Vint  unir  ce  qu'avait  séparé  la  nature, 

A  peine  le  chasseur,  dans  ces  joncs  égaré, 

En  distingue  sous  l'herbe  un  vestige  ignoré; 

Grande  œuvre  par  l'orgueil  péniblement  construite, 

Mais  que  maudit  l'amour  et  par  le  temps  détruite  ! 

IV. 

« 

Dames  et  chevaliers,  artisans  et  vassaux, 
.       Du  manoir  de  Plaisance  inondent  les  préaqj  : 
L'évêque  est  sous  un  dais  avec  tous  ses  chanoines; 
Dans  la  foule  reluit  le  front  chauve  des  moines; 
Les  sonneurs  sont  aussi  venus  et  les  jongleurs. 
Pour  le  maître  du  lieu,  sous  un  arceau  de  fleurs, 
Debout  et  rayonnant,  il  contemple  en  silence 
Une  barque  dorée  et  que  l'étang  balance. 
C'est  qu'un  puissant  travail,  et  des  maîtres  vanté, 
Aujourd'hui  s'inaugure  avec  solennité  : 
Tous  sont  priés,  et  noble,  et  bourgeois,  et  manœuvre; 
Et  monseigneur  de  Vanne  a  voulu  bénir  l'œuvre.     . 
Çà  donc!  joyeux  sonneurs,  cornemuses,  haut-bois, 
Harpes  des  anciens  jours,  éclatez  à  la  fois! 
De  sa  cour  entouré,  le  bon  duc  de  Bretagne 
Vous  arrive,  et  Lina,  sa  flUe,  l'accompagne; 
Et,  par  ce  jeune  bras  soutenu,  le  vieux  duc, 
•Sous  l'or  de  son  manteau  chancelant  et  caduc. 


POÉSIE.  301 

Se  traine  en  saluant  la  multitude  aTide, 

Oublieux  de  son  rang,  maiis  tout  fier  de  son  guide. 

Or,  pourquoi  si  dolente  et  ce  front  sérieux, 

Elle  vers  qui  s'en  vont  tous  les  cœurs  et  les  yeux, 

Depuis  un  an  cloîtrée  avec  de  saintes  vierges, 

Pâlit-elle  si  vite  à  la  lueur  des  cierges? 

Ou  si  son  cœur  redoute  en  secret  quelque  mal? 

Cependant  la  voici  près  de  Tare  triomphal, 

Et,  la  main  dans  la  main,  le  seigneur  du  domaine 

Vers  la  barque  dorée  en  souriant  la  mène. 

Là,  parmi  les  rameurs  du  léger  batelet. 

Moins  triste»  elle  sourit  à  son  frère  de  lait. 

Elle  ne  pâlit  plus,  la  timide  recluse, 

Quand,  le  lac  traversé,  les  portes  d'une  écluse, 

Aux  voix  des  instrumens  qui  (|onnaient  le  signal, 

S'ouvrant,  Tesquif  vainqueur  entra  dans  le  canal 

Qui,  par  de  grands  travaux  franchissant  la  distance, 

Joignait  TÉtang-au-Duc  à  TÉtang-de-PIaisance; 

Hais,  tel  un  condamné  que^Fon  traine  à  la  mort, 

Ses  regards  lentement  erraient  sur  chaque  bord, 

Comme  dans  un  adieu  saluant  la  prairie 

Et  rétang  paternel  où  s'éveilla  sa  vie... 

Alors  le  fier  seigneur,  penché  courtoisement  : 

—  a  Voici  mon  œuvre.  Et  vous,  dame,  votre  serment? 

—  «  Je  m'en  souviens!...  »  dit-^lle.  Et  sa  main  virginale 
Sans  trembler  accepta  la  bague  nuptiale; 

Puis,  s'enlaçant  au  cou  du  jeune  batelier. 
Tous  deux  tombaient  au  fond  du  lac  hospitalier. 

V. 

—  «  Lorsque  l'étang  est  calme  et  la  lune  sereine. 
Vous  savez,  voyageur,  quelle  est  cette  sirène 
Qui  peigne  ses  cheveux,  debout  sur  ce  rocher, 
Tandis  qu'à  l'autre  bord  chante  un  jeune  nocher 
Dont  la  barque  magique,  à  peine  eftleurant  l'onde, 
Rapide  comme  un  trait,  vole  à  la  nymphe  blonde; 
Et  jusqu'au  point  du  jour,  par  la  vague  bercés, 
Ils  errent  mollement  l'un  à  l'autre  enlacés. 

—  0  merveilleux  conteur,  merci  pour  ton  histoire  ! 
Elle  est  triste,  mais  douce,  et  mon  cœur  y  veut  croire.  » 

A.  Brizeux 

TOME  XVU.  24 


CHRONIQUE  DE  LA  QUlNZAmE. 


U  janfler  1847. 


Sur  les  deux  points  prineipam  des  mariages  espagnols  et  de  raffiûre  de  Gra- 
tovie,  le  discours  de  la  couronne  est  explicite  et  ferme.  Pouvait-il  en  être  autre- 
ment? Comment  dissimuler  l'importance  politique  qui  s'attache  au  mariage  de 
M.  le  duc  de  Montpensier?  Ceût  été,  nous  Tavons  dit,  se  désarmer  de  gaieté  de 
cœur,  que  de  ne  pas  insister  sur  les  graves  intérêts  qui  avaient  déterminé  le 
gouvernement  à  prendre  un  parti  décisif.  Quant  au  coup  d'état  qui  a  frappé  Gra- 
covie,  comment  le  gouvernement  qui  avait  protesté  contre  cette  infraction  au 
droit  public  européen  n'eût-il  pas  appris  sa  protestation  aux  chambres  et  au 
pays?  Ne  devait-il  pas  cette  satisfaction  aux  sentimens  unanimes  que  la  résolu- 
tion des  trois  puissances  avait  inspirés?  A  ne  considérer  même  les  choses  qu'au 
point  de  vue  de  l'attitude  du  cabinet,  n'était-il  pas  de  son  intérêt  de  prendre 
l'initiative?  En  général ,  le  discours  a  été  trouvé  habile.  Les  choses  s'y  tempè- 
rent, s'y  atténuent  les  unes  par  les  autres.  Si  le  discours  parle  du  mariage  de 
H.  le  duc  de  Montpensier  comme  d'un  nouveau  gage  des  bonnes  et  intimes  rela- 
tions qui  subsistent  depuis  si  long-temps  entre  la  France  et  l'Espagne,  sans  faire 
mention  des  ombrages  de  l'Angleterre  et  de  notre  alliance  avec  elle,  aussitôt 
après  il  est  question  du  concert  du  gouvernement  français  avec  celui  de  la  Grande- 
Bretagne  dans  les  affaires  de  la  Plata.  Nous  retrouvons  le  même  équilibre  dans 
le  soin  que  l'on  a  pris  de  foire  précéder  ce  qui  concerne  Cracovie  d'un  para- 
graphe sur  le  traité  de  eoflumarce  que  la  France  vient  de  conclure  avec  la  Russie, 
n  y  a  dans  le  discours  de  la  couronne,  dans  l'économie  de  ses  diverses  parties,  de 
l'adresse,  de  la  fermeté,  de  la  modération.  Le  discours  est  ferme,  puisque  quel- 
ques personnes,  dont  noua  ne  partageons  pas  le  jugement,  y  ont  vu  presque 
une  sorte  de  défi  jeté  à  l'Europe;  nous  n'avons  pas  besoin  d'insister  ^ur  la  pensée 
pacifique  qui  l'a  dicté,  pensée  qui  est  au  fond  celle  de  tout  le  monde  en  Europe. 
Seulement  iQoins  fue  jamais  la  paix  générale  ne  saurait  avoir  ce  caractère 


d^harmonie  complète  qui  fait  tenir  à  chacun  lé  même  langage  .et  prendre  la  même 
allure.  Dans  ces  dernières  années,  notre  gouvernement  atait  trop  poursuivi  la 
chimère  de  cette  complète  harmonie;  le  langage  tenu  dans  le  discours  de  la  cou- 
ronne est  pour  nous  une  nouvelle  preuve  qu'il  a  reconnu  cette  illusion,  qui,  en 
se  dissipant,  n'emporte  pas  néanmoins  avec  elle  notre  légitime  confiance  dans  un 
avenir  pacifique.  On  peut  pressentir  partout  une  double  disposition.  Chaque 
gouvernement  veut,  en  Europe,  vaquer  à  ses  intérêts,  se  conduire  d'après  ses 
propres  principes,  et  en  même  temps  il  compreiid  qu'il  y  a  une  limite  qu'il  ne 
doit  pas  franchir,  pour  ne  pas  s'exposer  à  une  coUision  fâcheuse  avec  d'autres 
intérêts  et  d'autres  principes.  C'est  assez  que  ces  deux  dispositions  coexistent  pour 
n'avoir  pas  à  craindre  de  prochains  conflits.  L'Europe  n'est  pas  à  la  veille  de  voir 
renaître  ces  coalitions  formidables  qui  l'ont  ébranlée  au  commencement  de  ce 
siècle.  Notre  époque  est  plus  prudente  et  plus  modeste,  et  auàsi  elle  a  d'autres 
instincts,  d'autres  pensées.  Quand  on  a  la  passion  des  améliorations  intérieures 
et  des  prospérités  industrielles,  on  ne  court  pas  aux  armes. 

U  y  a  long-temps  que  par  le  fait  même  du  gouvernement  un  a4issi  vaste  champ 
de  discussion  n'avait  été  ouvert  aux  chambres.  M.  le  ministre  desidfTaires  étran- 
gères vient  de  leur  communiquer  un  certain  nombre  de  documens  sur  les  grandes 
questions  extérieures  à  l'ordre  du  jour,  les  mariages  espagnols  et  Cracovie.  Les 
chambres  pourront  juger  pièces  en  mains,  et  la  lice  est  ouverte.  Assurément, 
par  sa  gravité,  le  débat  sera  digne  de  la  France.  Personne  n'oubliera  sans  doute 
qu'un  peuple  voisin,  qui  nous  a  précédés  dai»  la  pratique  du  gouvernement 
représentatif,  prêtera  plus  que  jamais  une  oreille  attentive  à  nos  paroles.  U  pa- 
rait que  de  l'autre  côté  du  détroit,  loin  de  vouloir  nous  devancer,  on  nous  atr- 
tend.  C'est  seulement  lorsque  dans  les  deux  chambres  françaises  la  question 
espagnole  aura  été  traitée,  approfondie,  qu'elle  sera  agitée  au  parlement  anglais. 
Lord  Palmerston  se  réserve  de  régler  son  langage  sur  celui  de  M.  Guizot.  Quant 
aux  vivacités  excessives  qui  pourraient  être  dirigées  contre  l'Angleterre  du  sein 
des  chambres  françaises,  il  y  a  certains  changemens  de  situation  qui  nous  rassu- 
rent. Les  orateurs  qui,  au  nom  du  gouvernement,  défendront  la  politique  suivie 
dans  les  mariages  espagnols,  n'auront  pas  à  se  faire  violence  pour  parler  de 
l'Angleterre  avec  une  modération  pleine  d'estime,  et  il  est  probiUiile  que  les  pa* 
rôles  les  plus  vives  et  les  plus  acérées  qui  pourront  être  prononcées  du  côté  de 
l'opposition  ne  s'adresseront  pas  cette  fois  à  lord  Palmerston. 

Avant  tout  débat,  les  documens  communiqués  aux  chambres  par  M.  Guizot 
commenceront  à  former  la  conviction  des  esprits  impartiaux  et  calmes.  C'était 
bien  réellement,  comme  dès  le  principe  nous  l'avons  appris  à  nos  lecteurs,  c'était 
bien  dans  l'intention  de  déterminer  le  gouvernement  français  à  renoncer  au 
mariage  de  M.  le  duc  de  Montpensier,  que  lord  Palmerston  écrivit  sa  dépêche 
du  22  septembre  au  marquis  de  Normanby.  Qu'on  ne  l'oublie  pas  :  voilà  le  point 
de  départ  de  la  question.  Non-seulement  lord  Pahnervion  fait  contre  le  mariage 
d'un  prince  français  avec  la  sœur  de  la  reine  Isabelle  une  protestation  formelle, 
mais  il  a  peine  à  croire  qu'on  poisse  persister  à  l'accomplir;  mats  il  exprime  l'es- 
poir fervent,  comme  nous  l'avions  dit,  qu'il  ne  sera  pas  mis  à  exécution.  Nous 
n'avons  pas  à  revenir  sur  la  note  par  laquelle,  le  5  octobre,  M.  Guizot  répondit 
au  ministre  whig;  nous  en  avons  fait  connaître  à  nos  lecteurs  Teâprit  et  la  sub^ 
atance.  Quelques  jours  après  avoir  rédigé  cette  dépêdie,  le  il  octobre,  M.  Guizot 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instruisit  M.  le  comte  de  Jarnac  que  lord  Normanby  venait  de  lui  communiquer 
une  note  sans  date  adressée  au  gouyemement  espagnol  par  le  cabinet  de  Londres. 
C^était  une  protestation  contre  ravénement  possible  des  descendans  de  H.  le  duc 
de  Montpensier  au  trône  d'Espagne.  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  après 
avoir  rappelé  qu'il  n'appartenait  qu'au  gouvernement  espagnol  de  répondre  à 
celte  note,  puisque  c'est  à  lui  qu'elle  avait  été  remise,  exprime  néanmoins  son 
oj^înion  à  M.  de  Jarnac  sur  la  pièce  communiquée.  Il  maintient  que  la  protes- 
tation est  sans  fondement;  il  démontre  que  les  descendans  de  Philippe  Y  ne  sau- 
raient être  exclus  de  la  succession  à  la  couronne  d'Espagne^  parce  qu'eux  ou  leurs 
ancêtres  se  trouveraient  mariés  à  des  descendans  du  duc  d'Orléans,  et  il  invite 
IL  le  comte  de  Jarnac  à  communiquer  sa  lettre  à  lord  Palmerston.  Ce  document 
€Sl  remarquable.  Le  gouvernement  français  y  proteste  contre  la  protestation  de 
r  Angleterre,  et  défend  les  droits  que  pourrait  avoir  à  exercer  un  jour  la  descen- 
idancedeM.  le  duc  de  Montpensier. 

La  réponse  de  lord  Palmerston  à  la  note  du  5  octobre  de  M.  Guizot  est  longue, 
^anère  et  sophis^que.  Le  ministre  whig  s'y  plaint  que  le  gouvernement  français 
4i*ait  pas  tendkFengagement  pris  au  château  d'Eu,  oubliant,  comme  le  lui  rappelle 
M.  Guizot  dans  sa  répUque,  que  l'engagement  était  mutuel  et  conditionnel.  Le 
miemorandum  du  27  février  1846,  dans  lequel  M.  Guizot  avertissait  le  cabinet  de 
Londres  que,  dans  le  cas  où  les  deux  gouvememens  ne  marcheraient  plus  d'ac- 
cord, la  France  se  considérerait  comme  dégagée  de  tous  les  engagemens  qui  au- 
raient pu  être  pris,  embarrasse  un  peu  lord  Palmerston.  Ce  mémorandum,  qui  se 
•trouve  parmi  les  documens  communiqués  aux  chambres  et  dont  nous  avons  déjà 
^gnalé  l'importance,  est  au  procès  une  pièce  décisive  et  un  irréfutable  garant  de 
ia  bonne  foi  du  gouvernement  français.  Si  les  diplomates  de  l'ancien  régime  assis- 
taient à  nos  débats,  ils  riraient  beaucoup  de  la  sincérité,  de  la  candeur  avec  la- 
quelle on  avertit  ses  adversaires  de  ce  qu'on  se  prépare  à  entreprendre  contre  eux. 
€Iependant  quelquefois,  et  notamment  ici,  tant  de  franchise  peut  avoir  son  utilité. 
Cestle  mémorandum  du  27  février  1846  qui  prouve  la  bonne  foi  de  la  France, 
«t  c^est  chose  heureuse  qu'il  ait  été  rédigé.  Cette  pièce  gène  lord  Palmerston;  elle 
a^est,  selon  lui,  qu'une  communication  verbale  et  non  officielle,  et  il  affirme 
<pi*il  n^en  existe  aucune  trace  au  Foreign-Office.  Cependant  ce  mémorandum 
^u  27  février  a  été  communiqué  le  4  mars  à  lord  Aberdeen  par  M.  le  comte  de 
Sainte-Aulaire,  et  il  faut  bien  l'admettre  parmi  les  élémens  de  la  discussion.  En 
5^  résignant  de  mauvaise  grâce,  lord  Palmerston  soutient  que  ce  mémorandum 
ne  fournit  pas  le  plus  léger  motif  sur  lequel  on  puisse  établir  une  justification  de 
la  rupture  des  engagemens  d'Eu.  En  effet,  selon  lui,  puisque  le  mariage  de  la 
rane  Isabelle  avec  l'infant  don  François  était  arrêté,  le  gouvernement  français 
ii^avût  plus  de  raison  pour  conclure  en  même  temps  l'union  du  duc  de  Mont- 
pensier avec  l'infante  dona  Luisa.  A  ce  singulier  argument,  il  y  a  deux  réponses  : 
c^est  que,  d^un  côté,  le  gouvernement  anglais  nous  avait  déliés  de  nos  engage- 
mens relativement  à  l'époque  du  mariage  de  M.  le  duc  de  Montpensier,  en.  met- 
•lant  en  première  ligne,  parmi  les  candidats,  le  prince  Léopold  de  Cobourg,  et 
que,  d'une  autre  part,  la  cour  d'Espagne,  fatiguée  de  tant  de  difficultés  et  de 
délais,  voulait  absolument  conclure  les  deux  mariages  du  même  coup.  Sans 
insister  ici  sur  le  rôle  principal  qu'a  joué  la  reine  Christine  dans  toute  cette  né- 
gociation, nous  dirons  que,  placé  dans  l'alternative  d'être  ridiculement  joué,  ou 


KSYUE.  ^-  CHROMIQUE.  365" 

de  prendre  une  résolution  rapide  et  légitime,  le  gouyemement  français  n^a  pas 
hésité  à.  se  conduire  avec  décision  dans  les  limites  qu'il  avait  lui-même  tracées* 
Nous  persistons  à  Fen  louer. 

Si  la  réponse  du  31  octobre  de  lord  Palmerrton  est  acrimonieuse,  la  réplique 
de  M.  Guizot  est  ferme,  et  en  certains  endroits  assez  hautaine.  Pour  le  besoin 
de  sa  subtile  discussion ,  lord  Palmerston  avait  cité  d^une  manière  peu  exacte 
plusieurs  passages  de  la  dépêche  française  :  M.  Guizot,  pour  toute  réponse,  ré- 
tablit le  texte;  il  rend  ensuite  un  hommage  mérité  à  la  loyauté  de  lord  Aberdeen. 
Voici  à  quelle  occasion  :  lord  Palmerston  avait  remarqué,  dans  sa  dépêche,  que 
ce  fut  lord  Aberdeen  lui-même  qui  apprit  au  gouvernement  français  que  la  reine 
Christine  avait  écrit  une  lettre  au  due  régnant  de  Saxe  Cobourg,  pour  lui  propo- 
ser le  mariage  du  prince  Léopold  avec  la  reine  Isabelle.  Le  fait  est  constant,  et 
M.  Guizot,  dans  sa  note  en  date  du  22  novembre  1846,  le  reconnaît.  Seulement 
il  n'avait  pas  voulu  être  le  premier  à  le  révéler  dans  un  document  officiel,  parce 
que  cette  information  avait  été  tout-à-fait  confidentielle  et  intime.  Il  est  permis 
de  s'étonner  que  lord  Palmerston  ait  pris  l'initiative  pour  nous  instruire  de 
cette  particularité,  car  elle  fait  ressortir  encore  davantage  la  différence  de  sa  po- 
litique avec  celle  de  son  prédécesseur.  Lord  Aberdeen  est  fidèle  à  l'action  com- 
mune que  s'étaient  promise  les  deux  gouvernemens  de  France  et  d'Angleterre; 
lord  Palmerston ,  d^  sa  rentrée  aux  dTaires,  adopte  sur  la  question  d'Espagne 
une  politique  isolée.  Lord  Aberdeen,  au  mois  de  mai  1846,  informe  le  cabinet 
ihmçais  d'une  démarche  qui  donnait  un  caractère  certain  à  la  candidature  du 
prince  Léopold  de  Cobourg,  et  il  blâme  en  même  temps  M.  Bulwer  de  s'être 
associé  à  cette  démarche,  qu'il  désavoue;  lord  Palmerston,  au  mois  de  juillet  sui- 
vant, sans  avis,  sans  communication  à  la  France,  place  au  premier  rang  la 
candidature. du  prince  Léopold.  M.  Guizot  n'a  eu  garde  de  ne  pas  relever  un 
contraste  aussi  décisif.  Plus  concise  que  la  réponse  de  lord  Palmerston,  sa  ré- 
plique a  un  grand  ton  de  fermeté;  elle  relève  des  erreurs  graves,  rétablit  des 
faits  essentiels,  et  replace  la  question  dans  les  limites  constitutionnelles  dont 
s'était  écarté  lord  Palmerston,  en  faisant  intervenir  en  ce  débat  diplomatique 
une  personne  royale  qui  ne  saurait  y  paraître.  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères revendique  pour  lui  seul  la  responsabilité  de  la  politique  du  gouvernement 
qu'il  représente.  C'est,  dit-il,  son  droit  et  son  honneur.  Cest  à  cette  pièce  que 
lord  Palmerston  vient  à  son  tour  de  faire  une  réplique.  Ce  nouveau  document 
ne  figure  pas  parmi  ceux  qui  ont  été  communiqués  aux  chambres;  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères  ne  veut  sans  doute  le  publier  qu'après  y  avoir  répondu. 
Nous  verrons  alors  si  le  ministre  whig  est  rentré  dans  l'arène  avec  des  faits 
nouveaux,  des  révélations  accablantes.  Les  documens  que  déposera  de  son  côté, 
sur  le  bureau  de  la  chambre  des  communes,  le  ministère  anglais,  ne  détruiront-ils 
pas  une  partie  des  assertions  du  gouvernement  français?  Il  est  naturel  que  des 
esprits  soupçonneux  posent  cette  question,  qui  ne  peut  recevoir  de  réponse  qu'à 
l'apparition  des  documens  anglais;  mais  maintenant  nous  ne  saurions  hésiter 
à  dire,  sur  les  pièces  connues,  que  le  gouvernement  français  n'a  manqué  ni 
aux  engagemens  pris,  ni  aux  bons  procédés  qu'il  devait  à  une  alliée  comme 
l'Angleterre. 

Lord  Palmerston  n'a  pas  voulu  suivre  sur  les  mariages  espagnols  la  même  po- 
litique que  lord  Aberdeen,  voilà  la  vérité,  voilà  la  cause  de  toute  l'émotion  quy 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  plusieurs  mois  est  venue  troubler  les  bons  rapports  des  deux  pays.  11  y 
avait  sur  cette  question,  entre  la  France  et  l'Angleterre,  une  action  commune, 
proposée  dès  le  principe  par  la  France  et  acceptée  par  TAngleterre.  Les  deux 
gouvernemens  avaient  reconnu  qu'après  avoir  tant  contribué  à  fonder  la  mo- 
narchie constitutionnelle  de  la  reine  Isabelle,  ils  devaient  rester  unis  jusqu'au 
bout  pour  mettre  le  dernier  sceau  à  l'œuvre  de  la  quadruple  alliance.  Lord  Pal- 
merston  a  eu  une  autre  pensée  :  il  a  préféré  une  politique  isolée.  Qui  ne  sait 
en  Angleterre  qu'il  est  revenu  au  pouvoir  avec  l'intention  formelle  de  suivre , 
relativement  à  FEspagne,  une  autre  marche  que  lord  Aberdeen?  Le  gouverne- 
ment français,  au  contraire,  a  gardé  la  ligne  qu'il  avait  prise  dès  le  début  :  il 
parle  en  1846  comme  en  1842,  comme  en  1843.  Loin  de  faire  mystère  des  prin- 
cipes et  des  vues  qui  le  dirigeaient,  il  les  communique  même  aux  puissances  qui 
n'avaient  pas  reconnu  le  gouvernement  de  la  reine  Isabelle  :  c'était  s'engager 
envers  soi-même  et  envers  les  autres  à  rester  fidèle  à  ces  principes,  à  ne  se  lais- 
ser pousser  ni  au-delà  ni  en-deçà. 

Les  documens  publiés  sur  Cracovie  nous  apportent  la  preuve  officielle  de  l'in- 
fluence qu'a  exercée  sur  la  résolution  des  trois  puissances  du  Nord  le  diffère  nd 
entre  l'Angleterre  et  la  France.  Nos  premières  conjectures  sont  devenues  une  cer- 
titude. Le  20  février  1846,  le  prince  de  Metternich  chargeait  M.  le  comte d' Appony 
d'assurer  le  gouvernement  français  que,  dans  l'occupation  militaire  de  la  ville 
libre  de  Cracovie,  les  trois  puissances  protectrices  n'agissaient  pas  d'après  des  vues 
politiques,  mais  uniquement  pour  défendre  une  population  paisible  de  l'anar- 
chie et  du  pillage.  Aussi  M.  Guizot  répondait-il,  le  23  mars,  à  M.  le  comte  de 
Flahauit,  qu'il  trouvait  dans  les  assurances  du  prince  de  Metternich  la  pie  ine 
conviction  que  Toccupation  militaire  n'était  qu'une  mesure  exceptionnelle,  des- 
tinée à  cesser  aussitôt  que  les  conjonctures  permettraient  de  rentrer  sans  danger 
dans  la  situation  créée  par  le  traité  de  Vienne.  A  peu  près  à  la  même  époque, 
M.  de  Canitz,  à  Berlin,  confirmait  à  notre  chargé  d'affaires,  M.  Humann,  que 
les  trois  puissances  n'avaient  jamais  songé  à  prolonger  au-delà  du  terme  fixé 
par  une  nécessité  réelle  l'occupation  du  territoire  et  de  la  ville  de  Cracovie.  Le 
6  novembre  1846,  le  langage  des  trois  puissances  et  de  leur  organe,  M.  de  Met- 
ternich, était  bien  changé.  En  invitant  M.  de  Thom,  son  chargé  d'affaires  à 
Paris,  à  faire  connaître  au  gouvernement  français  la  résolution  par  laquelle  la 
ville  et  le  territoire  de  Cracovie  faisaient  retour  à  l'Autriche,  il  qualifie  cette  réso- 
lution de  fait  irrévocable  amené  par  des  nécessités  de  la  nature  la  plus  absolue. 
Un  mois  après,  le  3  décembre,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  envoyait  à 
M.  le  comte  de  Fiahault  la  protestation  dont  parle  le  discours  de  la  couronne.  La 
cour  d'Autriche  vient  de  répondre  à  cette  protestation  :  elle  insiste,  dit-on,  sur 
la  nécessité  où  se  trouvaient  les  trois  puissances  de  prendre  le  parti  qu'elles  ont 
adopté;  elle  défend  cette  œuvre  collective,  tout  en  exprimant  le  regret  de  se  trou- 
ver sur  ce  point  en  dissentiment  avec  la  France. 

Sur  tous  les  points,  la  vie  parlementaire  recommence.  En  Espagne,  outre  la 
gravité  politique  des  circonstances,  un  intérêt  particulier  s'attache  aux  cortès 
rassemblées  en  ce  moment.  Ces  cortès  sont  le  produit  d'une  nouvelle  loi  d'élec- 
tion qui  s'est  beaucoup  rapprochée  du  système  électoral  français,  en  créant  en- 
viron trois  cent  quarante  districts,  qui  nomment  chacun  un  député;  ce  qui  a 
augmenté  d'une  manière  assez  considérable  le  nombre  des  représentans.  La  loi 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  367 

de  1846  a  eu  le  mérite  d'affranchir  les  opérations  électorales  de  complications 
inextricables;  elle  est  un  véritable  progrès  non-seulement  sur  la  loi  de  1812,  qui 
établissait  Télection  à  quatre  degrés,  mais  sur  le  dernier  état  de  la  législation 
électorale,  d'après  lequel  il  fallait  réunir  quinze  ou  vingt  mille  électeurs,  même 
pour  nommer  un  seul  député.  Puis  il  n*y  avait  aucune  égalité  dans  Texercice 
du  droit  électoral  :'  un  électeur  de  TAlava,  par  exemple,  ne  nommait  qu'un  dé- 
puté, tandis  qu'un  électeur  des  Asturies  en  nommait  quatorze.  La  loi  de  1846  a 
remédié  à  ces  vices;  elle  a  créé  un  régime  meilleur  et  plus  équitable.  Il  est  vrai 
que  l'application  de  cette  loi  vient  de  donner  lieu  en  ce  moment  même  à  des 
plaintes  très  vives  à  l'occasion  de  la  vérification  des  pouvoirs;  mais  il  faut  re- 
marquer le  caractère  de  ces  plaintes  :  elles  sont  vagues,  indéterminées,  géné- 
rales; elles  n'accusent  pas  la  loi ,  ni  même  le  gouvernement ,  qui  n'avait  pas  les 
moyens  nécessaires  pour  établir  une  statistique  électorale  entièrement  exacte  : 
elles  accusent  seulement  les  circonstances.  Il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos 
d'observer,  pour  l'enseignement  des  pays  constitutionnels,  que,  parmi  toutes  les 
protestations  envoyées  au  congrès,  si  beaucoup  incriminent  la  violence  employée 
par  quelques  fonctionnaires,  une  seule  articule  un  fait  de  corruption,  lequel  n'a 
pas  même  été  prouvé.  Le  parti  progressiste,  d'ailleurs,  aurait  mauvaise  grâce, 
il  nous  semble,  à  attaquer  la  loi  nouvelle  comme  un  résultat  exclusif  des  idées 
conservatrices.  Cest  cette  loi  qui  le  fait  rentrer  dans  la  vie  parlementaire,  d'où 
Tavait  chassé  une  législation  en  apparence  plus  libérale.  MM.  Madoz  et  Cortina 
ont  repris  leur  siège  au  congrès.  M.  Évariste  San-Miguel,  le  ministre  de  4823, 
est  aujourd'hui  député  de  Msuirid,  comme  M.  Mendizabal ,  qui  a  été  élu  à  San- 
tander.  Le  parti  progressiste  compte  environ  une  soixantaine  de  nominations. 
Quelle  sera  sa  ligne  de  conduite  et  la  nature  de  son  opposition?  En  attendant  les 
débats  de  l'adresse,  qui  paraissent  devoir  être  fort  sérieux,  il  a  pris  une  louable 
attitude  dans  les  opérations  préliminaires  du  congrès.  11  a  fait  acte  d'adhésion  à 
la  légalité.  Sa  rentrée  même  dans  lés  chambres  était  l'abandon  de  tout  projet 
d'insurrection,  et  ses  paroles  sont  venues  confirmer  cette  renonciation.  MM.  Ma- 
doz et  Mendizabal,  en  attaquant  le  ministère,  ont  fait  appel  à  la  discussion,  et 
ils  l'ont  fait  avec  une  certaine  modération  de  langage  qui  ne  peut  que  leur  don- 
ner plus  de  force  et  d'autorité.  Voilà  donc  des  contradicteurs  de  talent  contre 
lesquels  va  avoir  à  se  défendre  la  majorité  conservatrice,  qui  a  au  congrès  ses 
défenseurs  habituels,  MM.  Mon ,  Pidal ,  Bravo-Murillo,  Donoso  Gortès,  Martinez 
de  la  Rosa,  Benavidès,  etc.  Malgré  les  difficultés  de  la  situation,  il  est  certain 
qu'aujourd'hui  le  système  constitutionnel  peut  n'être  plus  un  vain  mot  en  Es- 
pagne. Cest  l'honneur  de  l'opinion  conservatrice  d'avoir  créé  cette  situation^ 
d'avoir  ramené  les  partis  dans  le  cercle  légal.  Elle  a  enlevé  aux  passions  un  pré- 
texte d'agitation  en  résolvant  un  des  problèmes  les  plus  délicats  par  le  mariage 
de  la  reine.  Il  n'y  a  guère,  en  effet,  que  le  parti  carliste  qui  ait  le  droit  de 
trouver  mauvaise  ht  sohition  donnée  à  cette  question.  Quant  au  parti  progres- 
siste, il  nous  serait  difficile  d'accueillir  les  bruits  qui  lui  avaient  attribué  la  se- 
crète pensée  de  se  tourner  vers  le  fils  de  don  Carlos,  si  celui-ci  voulait  tirer  4e  la 
poussière  la  constitution  de  1812.  Cet  accouplement  ne  peut  qu'avoir  été  inventé 
à  plaisir;  il  serait  plus  que  monstrueux,  il  serait  ridicule.  Nous  tenons,  quant  à 
BOUS ,  pour  parfaitement  sincères,  les  réeentes  protestations  des  diefs  du  parti 
progressiste;  ils  aeeepteat  la  situation  le^  qu'elle  est  :  c'est  le  ministère  seul 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^qu'ils  combattent,  et  ils  respectent  le  pouvoir  royal,  que  vient  de  raffermir  encore 
le  mariage  de  la  reine  Isabelle. 

Le  parti  progressiste  a  un  autre  écueil  à  éviter  :  il  ne  doit  rien  faire  qui  puisse 
le  montrer  à  TEspagne  comme  un  instrument  aux  mains  de  Tétranger.  Qu'il  \ 
prenne  garde,  de  nouvelles  fautes  sur  ce  point  pourraient  le  dénationaliser  en- 
tièrement. Pourquoi  ne  dirions-nous  pas  ici  ce  qui  n^est  pas  ignoré  du  monde 
diplomatique?  Cest  que  TAngleterre  a  moins  que  jamais  abandonné  la  pensée  de 
faire  des  progressistes  les  agens  d'une  révolution  qui  détruirait  ce  qu'elle  a  élevé 
elle-même,  quand  elle  signait  et  exécutait  le  traité  de  la  quadruple  alliance.  De 
nouveaux  indices  récemment  recueillis  viennent  confirmer  sur  ce  point  les  vues 
et  les  désirs  du  gouvernement  anglais.  N'est-il  pas  vrai  qu'en  Portugal  la  rci- 
eente  défaite  de  Bomfin  a  livré  au  gouvernement  de  la  reine  doua  Maria  des 
preuves  irrécusables  de  la  complicité  de  l'Angleterre  avec  les  insurgés?  Le  gou- 
vernement anglais  ne  se  propose  pas  de  détrôner  la  reine  dona  Maria,  ni  surtout 
le  roi  Ferdinand;  mais  il  veut  que  le  pouvoir  en  Portugal  soit  entre  les  mains  du 
parti  exalté,  qu'il  se  flatte  de  diriger  et  de  contenir  dans  certaines  limites.  Si  le 
parti  exalté  était  le  maître  en  Portugal,  quel  levier  pour  agir  sur  l'Espagne!  On 
pourrait,  des  frontières  du  Portugal,  lancer  la  guerre  sur  les  états  de  la  reine 
Isabelle,  lier  une  nouvelle  partie  avec  les  progressistes  espagnols,  rendre  à  ces 
derniers  l'ascendant  et  le  pouvoir,  et  enfin,  avec  d'autres  cortès,  abolir  l'ordre 
actuel  de  succession.  Voilà  des  dangers  sur  lesquels  il  importe  de  ne  pas  fermer 
les  yeux. 

Le  ministère  espagnol,  tel  qu'il  est  aujourd'hui,  ne  suffit  pas  à  la  situation. 
Deux  des  hommes  qui  le  composent,  MM.  Mon  et  Pidal,  par  leur  habileté,  par 
J'accord  qui  règne  entre  eux,  seraient  certainement  faits  pour  donner  de  l'as- 
cendant à  ce  cabinet  :  M.  Mon  notamment  est  aujourd'hui  un  des  personnages 
les  plus  essentiels  et  les  plus  capables  de  mener  à  bonne  fin  l'organisation 
financière  de  l'Espagne;  mais  l'homogénéité  et  par  conséquent  la  force  man- 
quent à  ce  ministère,  qui  a  été  plus  d'une  fois  en  état  de  crise  depuis  quel- 
ques mois.  Le  président  du  conseil,  M.  Isturitz,  dont  l'énergie  n'est  plus  ce 
qu'elle  a  été,  semble  avoir  borné  son  ambition  à  conclure  le  mariage  de  la 
reine.  De  la  probabilité  de  sa  retraite  résultent  des  tiraillemens,  de  l'incerti- 
tude, de  fâcheuses  alternatives  de  violence  et  de  faiblesse ,  comme  l'incarcéra- 
tion de  M.  Olozaga  et  la  présidence  de  M.  Viluma.  Certes,  nul  n'a  un  caractère 
plus  honorable  que  le  nouveau  président  du  sénat;  mais  ses  répugnances  pour 
des  institutions  libres  ne  sont  point  un  mystère.  M.  de  Viluma  a  cherché  à  at- 
ténuer l'effet  de  sa  nomination  en  lui  enlevant  toute  couleur  politique,  et  il  n'a 
point  fait  attention  que  c'était  là  une  autre  manière  de  témoigner  le  peu  de  cas 
qu'il  fait  des  doctrines  constitutionnelles,  car  on  ne  peut  admettre,  en  vérité, 
que  la  nomination  d'un  président  du  sénat  soit  une  affaire  qui  se  décide  uni- 
quement par  des  considérations  personnelles.  Le  second  fait  où  le  cabinet  de 
Madrid  n'a  pas  montré  moins  de  légèreté,  c'est  l'arrestation  subite  de  M.  Olo- 
zaga, qui  allait  prendre  place  au  congrès,  ou  attendre  du  moins  en  Espagne  la 
décision  qui  sera  portée  sur  son  élection.  Certes,  si  on  avait  le  projet  de  reprendre 
contre  lui  l'accusation  dont  il  fut  l'objet  en  1843,  à  l'occasion  de  son  court  minis- 
lère,  il  ne  pouvait  y  avoir  aucun  danger  à  le  laisser  arriver  à  Madrid.  Qu'a-t-on 
voulu  faire  en  l'envoyant  à  la  citadelle  de  Pampdune?  A-t-on  eu  le  dessein  de  pro- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  369* 

céder  sommairement  contre  lui  sans  condamnation?  Veut-on  réveiller  un  déplo- 
rable scandale?  Admettons  la  supposition  la  plus  douce,  c'est  que  M.  Olozaga 
«era  reconduit  à  la  frontière  de  France  et  que  le  congrès  cassera  son  élection. 
Sur  quel  motif  pourra  s'appuyer  le  congrès,  puisque  aucun  jugement  ne  pèse 
sur  l'ancien  ministre?  11  eût  été  plus  sage  de  jeter  un  voile  sur  le  passé,  et  de 
couper  court  à  des  difficultés  qui  peuvent  engager  le  gouvernement  et  la  majo- 
rité dans  la  funeste  voie  des  violences  arbitraires.  Cest  à  la  majorité,  par  sa 
modération  et  son  accord,  à  conjurer  de  pareils  périls;  qu'elle  ne  tarde  pas  à 
constituer  une  administration  forte,  où  seront  réunies  les  principales  notabilités 
])arlementaires. 

De  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  le  message  de  M.  Polk  caractérise  amplement  la 
situation  générale  des  affaires  et  la  situation  particulière  du  président.  Consacré 
fort  au  long  à  l'exposition  des  causes  et  des  vicissitudes  de  la  guerre  qui  arme 
encore  les  États-Unis  contre  le  Mexique,  le  message  a  surtout  pour  but,  d'une 
part  de  rassurer  les  Américains  sur  la  bonté  de  leur  entreprise,  d'autre  part  de 
justifier  le  gouvernement  actuel  des  accusations  portées  par  ses  adversaires  contre 
son  humeur  guerroyante.  La  démocratie  américaine  ne  gâte  pas  ses  favoris,  et 
le  sans-gène  des  mœurs  politiques  ne  sauve  au  premier  représentant  de  l'état 
aucune  des  difficultés  de  son  compte-rendu.  Cette  confession  solennelle  n'a  pas 
même  les  honneurs  d'un  accueil  respectueux.  Le  secrétaire  du  président  apporte 
le  message  dans  la  chambre  des  représentans.  «  Voyons  ce  qu'il  dit  sur  la  guerre; 
allons,  en  avant!  dépéchons  avec  vos  nouvelles,  »  s'écrie-t-on  de  toutes  parts; 
et,  au  moment  où  le  secrétaire  va  lire  cette  grave  communication,  tous  les  mem- 
bres, apercevant  un  paquet  d'exemplaires  imprimés  sur  un  coin  du  bureau ,  se 
lèvent  et  courent  les  chercher  pour  se  les  distribuer.  L'ordre  un  peu  rétabli,  et 
(thacun  couché  sur  son  banc,  le  secrétaire  donne  lecture  du  message,  interrompu 
ou  redressé  quand  il  se  trompe  par  ceux  des  membres  qui  suivent  sur  leur  eiem- 
plaire.  L'inévitable  embarras  qui  diminue  la  position  du  président  des  États- 
Unis,  c'est  que  dans  ses  rapports  avec  le  congrès,  au  lieu  de  rester  toujours  le 
chef  de  la  république  tel  qu'il  l'est  au  moment  où  il  parle,  il  doit  penser  le  plus 
souvent  à  servir  ou  à  ménager  sa  candidature  pour  les  prochaines  élections;  il 
arrive  de  là  qu'il  ne  se  trouve  pas  quelquefois  plus  à  l'aise  sur  le  fauteuil  de  la 
présidence  que  sur  les  planches  des  hustings.  Toutefois  cette  dépendance  l'oblige 
h  observer  de  plus  près  le  mouvement  de  l'esprit  public,  à  se  conformer  davan- 
tage, dans  l'expression  de  ses  desseins  ou  dans  le  récit  de  ses  actes,  aux  juge- 
mens  et  aux  vœux  de  l'opinion.  Par  là  surtout  le  message  de  M.  Polk  est  très 
significatif.  Certes  M.  Polk  en  a  fait  assez  pour  se  croire  des  droits  acquis  à  la 
reconnaissance  publique,  et  les  raisons  ne  lui  auraient  pas  manqué  pour  van- 
ter ses  mérites,  s'il  avait  pu  compter  encore,  comme  sur  un  appui  solide,  sur 
l'exaltation  remuante  des  démocrates  :  il  faut  que  les  temps  soient  changés. 
M.  Polk  a  été  tout  à  la  fois  diplomate  et  conquérant;  il  a  vaincu  l'Angleterre 
à  propos  de  l'Oregon ,  l'Angleterre  et  la  France  combinées  à  propos  du  Texas;  il 
a  occupé  le  Nouveau-Mexique  et  la  Californie,  il  menace  maintenant  l'Eldorado 
mexicain ,  San-Luis  de  Potosi ,  et  cependant  il  évite  soigneusement  tout  ce  qui 
pourrait  ressembler  à  la  joie  d'un  triomphe,  réveiller  les  ambitions  et  les  ar- 
deurs populaires,  ou  exciter  davantage  encore  la  jalousie  de  l'Europe.  H  ne 
nomme  pas  même  la  France;  il  vante  l'Angleterre  pour  la  sagesse  avec  h^ 


370  RBYUB  DBS  DEUX  MONDBS. 

quelle  elle  a  proclamé  la  liberté  commerciale;  il  se  glorifie  moins  de  la  con- 
quête du  Nouveau-Mexique  ou  de  la  Californie  qu'il  ne  s'étudie  à  parler  de  pru- 
dence aux  conquérans  en  leur  faisant  le  compte  des  immenses  territoires  tombés 
sous  leur  domination;  il  va  même  jusqu'à  déclarer  temporaires  les  administra- 
tions établies  dans  ces  nouvelles  provinces  par  les  généraux  et  les  amiraux  des 
États-Unis;  enfin  il  redemande  en  termes  fort  modestes  ces  deux  millions  de 
dollars  qui  devaient  aider  à  terminer  la  guerre,  et  qu'une  ruse  parlementaire 
empocha  de  voter  au  dernier  congrès. 

Le  secret  de  cette  modération ,  qui  contraste  avec  les  antécédens  de  M.  Polk 
et  de  son  parti,  c'est  la  double  difficulté  que  l'on  rencontre  maintenant,  soit  pour 
coatiouer  les  hostilités  au  dehors,  soit  pour  en  faire  approuver  les  résultats  à 
l'intérieur.  Les  états  du  nord,  le  véritable  foyer  du  parti  démocratique,  n'ont 
jamais  tant  perdu  de  leur  poids  dans  la  balance  de  l'Union,  qu'ils  en  perdent  à 
présent  par  suite  de  la  politique  extérieure  de  M.  Polk ,  le  président  de  leur 
choix.  La  conclusion  de  l'afiaire  de  l'Oregon,  tout  en  étant  à  coup  sûr  très  favo- 
rable à  l'honneur  national,  leur  a  néanmoins  enlevé  un  territoire  qui  eût  pu 
former  deux  états  de  plus  et  leur  donner  deux  alliés  nouveaux  contre  les  états  à 
esclaves  du  sud.  Ceux-ci  ont  tout  gagné  au  nouveau  tarif  américain,  puisqu'ils 
ont  beaucoup  de  denrées  à  exporter  et  point  de  fabriques  à  protéger.  Enfin,  si 
la  guerre  du  Mexique  devait  se  terminer  par  l'incorporation  définitive  du  Nou- 
veau-Mexique, de  la  Californie  et  de  Chihuahua,  les  états  à  esclaves  réuniraient 
par  cette  accession  une  majorité  suffisante  pour  défendre  leurs  lois  sociales  contre 
le  zèle  abolitionniste  du  nord  et  de  l'ouest.  Cest  justement  l'appréhension  de 
cette  supériorité  qui  inquiète  le  parti  démocratique  et  l'empêche  de  prêter  un 
appui  bien  franc  au  gouvernement  que  ses  sufi*rages  ont  créé.  Lorsqu'à  la  fin  de 
la  dernière  session  le  président  demanda  de  l'argent  pour  acheter  la  paix,  en 
payant  à  beaux  deniers  comptant  les  territoires  déjà  occupés  par  les  troupes 
victorieuses  de  l'Union,  les  députés  du  sud  se  réjouissaient  d'une  acquisition  qui 
allait  si  largement  servir  leur  influence  à  l'intérieur;  leur  joie  fut  aussitôt  trou- 
blée par  la  motion  d'un  Pensylvanien,  qui  fit  décider  que  l'esclavage  serait  aboli 
dans  tous  les  pays  qu'on  voudrait  dorénavant  incorporer  à  la  grande  républi- 
que. Le  président  se  trouve  donc  ainsi  placé  entre  son  propre  parti  qui  l'a  poussé 
par  nature  à  une  guerre  dont  il  redoute  maintenant  les  avantages  mêmes,  et  le 
parti  whig  qui,  si  l'on  écoutait  les  organes  de  M.  Webster,  serait  tout  prêt  à 
mettre  M.  Polk  en  accusation,  à  cause  de  cette  guerre  trop  heureuse.  La  situa- 
tion est  glissante,  et  l'on  comprend  que  le  gouvernement  américain  évite  autant 
que  possible  une  attitude  trop  prononcée. 

Continuer  les  hostilités  n'est  pas  d'ailleurs  chose  facile.  Disséminées  sur  des 
espaces  immenses,  les  troupes  des  états  ne  sauraient  couvrir  le  pays  dont  elles 
occupent  les  parties  isolées.  Les  trois  corps  d'invasion  qui  ont  agi  séparément 
sur  le  Rio-Grande,  dans  le  Nouveau-Mexique  et  dans  la  Californie ,  sont  encore 
loin  de  pouvoir  concentrer  leurs  efibrts  comme  Santa-Anna  semble  concentrer 
ses  moyens  de  résistance  :  on  dirait  au  contraire  que  le  général  Taylor  éparpille 
exprès  sa  division  en  petits  détachemens  qui  ne  frapperont  jamais  de  grands 
coups.  Il  ne  faut  point  non  plus  oublier  les  distances  énormes  sur  lesquelles 
doivent  s'étendre  les  lignes  d'opération;  la  base  du  général  Taylor  étant  au  Rio- 
ijrande,  et  le  but  de  ses  mouvemens  à  Mexico,  il  a  devant  lui  deux  fois  le  che- 


REVUE.  —  CHBONIQUE.  371 

min  que  les  Français  avaient  à  faire  en  18i2  de  Varsovie  à  Moscou.  T\  y  aurait 
donc  beaucoup  d'apparence  que  la  guerre  se  prolongeât,  si  Ton  ne  pouvait  tou- 
jours tout  attendre  de  ces  révolutions  imprévues  qui  fermentent  constamment 
au  Mexique.  Quel  que  sott  aujourd'hui  le  patriotisme  que  déploient  les  Mexicains, 
rénergie  militaire  dont  Santa-Anna  veuille  user,  il  ne  serait  pas  très  étonnant 
que  tout  cela  n'aboutit  qu'à  un  revirement  soudain.  Mexico  a  pris,  dilron,  l'as- 
pect d'une  place  de  guerre;  on  n'y  voit  plus  que  des  uniformes,  on  n'y  entend 
plus  que  le  bruit  des  tambours  et  le  feu  des  recrues  qui  s'exercent  dans  les 
environs;  Santa-Anna  a  rassemblé  trente  mille  soldats  en  deux  mois,  mais  les 
armes,  les  équipemens,  tout  manque,  et  l'on  se  risquerait  peut-être  en  affirmant 
que  le  dictateur  lui-même  ne  manquera  point  à  ses  soldats.  On  sait  comcûent 
l'escadre  américaine  l'a  laissé  passer  pour  revenir  détrôner  Paredès;  Santa-Anna 
avait  juré  d'employer  cette  nouvelle  restauration  à  ramener  la  paix;  à  peine  ar- 
rivé dans  Mexico,  il  n'a  plus  respiré  que  la  guerre;  il  n'y  a  point  de  raison  pour 
que  cette  seconde  face  sous  laquelle  il  se  montre  ne  soit  pas  un  masque  aussi 
bien  que  la  première.  La  guerre  sert  à  merveille  les  intérêts  de  Santa-Anna;  il 
en  veut  tirer  le  plus  qu'il  pourra  pour  asseoir  sa  dotnination  à  Mexico;  il  est 
très  probable  que  le  reste  lui  importe  peu.  11  augmente  l'effectif  de  l'armée,  s'y 
crée  des  partisans  en  récompensant  les  officiers,  en  les  multipliant;  c'est  à  Tar- 
mée  qu'il  se  fie  pour  tenir  tête  aux  bourgeois  dont  il  se  sait  détesté.  Une  fois  sa 
souveraineté  assurée  à  l'aide  des  baïonnettes,  il  se  pourrait  bien  quMl  vendit  la 
paix  à  bon  compte  aux  États-Unis;  il  lui  faut  la  guerre  pour  avoir  l'armée  dont 
il  a  besoin,  mais  ce  n'est  pas  à  la  guerre  qu'il  veut  employer  cette  armée. 

Les  puissances  du  Nord  voient  tous  les  jours  leurs  inquiétudes  s'accroître,  et 
leur  tranquillité  intérieure  paraH  de  plus  en  plus  compromise  par  le  cours  des 
événemens.  Malgré  les  assurances  équivoques  du  gouvernement  autrichien, 
l'ordre  ne  se  rétablit  point  en  Gallicie,  les  propriétaires  se  croient  toujours  sous 
le  coup  de  nouveaux  massacres,  et  l'on  cite  des  exemples  inouïs  de  cette  af- 
freuse perturbation  qui  a  détruit  les  liens  les  plus  essentiels  de  la  société  ;  les 
paysans  se  font  justice  eux-mêmes;  des  pillards  pendent  un  de  leurs  com- 
plices qui  les  avait  trompés;  les  parens  et  les  gens  du  village  où  logeait  la  vic- 
time vont  à  leur  tour  chercher  et  pendre  les  meurtriers;  les  lois  n'ont  plus  ni 
d'action,  ni  d'agens.  Le  cabinet  de  Vienne  remarque  d'ailleurs  avec  anxiété 
un  progrès  tout  particulier  de  l'influence  russe  dans  la  Gallicie  orientale;  la  po- 
pulation qui  habite  ces  contrées  n'est  pas  de  même  souche  que  celle  de  l'ouest; 
ce  sont  des  Ruthéniens  et  non  des  Polonais;  ils  professent  la  religion  des  Grecs 
unis,  et  leur  langue  a  beaucoup  plus  d'analogie  avec  le  russe  qu'avec  la  langue 
polonaise.  L'ambition  moscovite  a  fait  son  chemin  avec  des  circonstances  bien 
moins  favorables.  Dans  tout  l'Orient  d'ailleurs,  à  Gonstantinople  comme  sur  le 
Danube,  c'est  elle  seule  qui  maintenant  recueille  le  bénéfice  de  l'iniquité  dont 
elle  a  su  pourtant  rendre  ses  alliés  solidaires,  c'est  à  son  profit  exclusif  que  se 
répand  partout  cette  impression  de  terreur  qu'a  produite  la  chute  de  Gracovie. 
Nous  parlions  dernièrement  de  la  politique  des  Russes  dans  les  principautés 
danubiennes;  celles-ci  ont  dû  ressentir  le  coup  qui  tombait  à  côté  d'elles  avec 
une  douleur  d'auUii^iUis  vive  qu'elles  avaient  déjà  été  menacées  d'une  atteinte 
toute  pareilly4juM^l^m|»  avant  la  déclaration  des  grandes  puissances  au 


^372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sujet  de  Cracovic,  le  consul  rosse  de  Bucharest  avait  communiqué  à  la  Sublime- 
Porte,  investie  par  les  traités  de  la  protection  spéciale  des  Moldo-Valaques, 
toutes  les  inquiétudes  que  la  situation  de  ces  provinces  causait  à  son  gouverne- 
ment. Il  avait  pieusement  signalé  les  progrès  du  communisme  et  de  l'irréligion 
iChez  les  boyards,  et  conjuré  la  Porte  d'intervenir  sous  ce  prétexte,  maintenant 
trop  fameux,  que  des  états  réguliers  ne  pouvaient  souffrir  si  près  d'eux  un  foyer 
révolutionnaire.  Nous  rappelons  exprès  ce  fait,  qui  a  passé  trop  ignoré  et  qui  jette 
june  clarté  de  plus  sur  l'événement  de  Cracovie. 

Appuyée  sur  cette  doctrine  de  conservation,  dont  elle  regarde  la  pratique 
4Comme  un  devoir  politique,  la  Russie  pourrait  bientôt  en  vérité  s'arroger  le  droit 
<le  s'immiscer  plus  à  découvert  dans  les  affaires  de  la  Prusse.  Berlin  devient 
chaque  jour  plus  animé;  l'esprit  public  s'y  développe;  la  municipalité,  renouvelée 
en  partie  depuis  quatre  ans,  acquiert  chaque  jour  plus  d'importance  en  se  re- 
crutant dans  des  classes  plus  relevées.  Composée  jadis  tout  entière  de  petits  mar- 
chands et  d'artisans,  elle  s'est  ouverte  à  des  représentans  moins  indifférens  aux 
^questions  générales  du  temps  et  du  pays.  Cest  un  conseil  de  102  membres  (il 
s'agit  ici  des  députés,  Stadlverordnete,  et  non  pas  du  conseil  supérieur,  Stad- 
rcUh);  le  nombre  est  toujours  un  élément  d'autorité  dans  une  assemblée  popu- 
laire. La  ville  de  Berlin  a  donc  désormais  les  yeux  fixés  sur  ses  représentans,  et 
la  bourgeoisie  berlinoise  vient  de  leur  recommander  par  une  pétition  expresse 
les  vœux  qu'elle  forme  pour  obtenir  une  constitution. 

Cet  espoir  d'une  constitution  nationale  s'est,  en  effet,  renouvelé  depuis  quel- 
que temps  avec  assez  de  bruit;  mais  les  rumeurs  sont  toijgours  si  contradictoires, 
et  quelques-unes  si  singulières,  qu'il  n'y  a  peut-être  encore  là  qu'une  royale 
velléité  de  plus,  sans  autre  effe  comme  sans  autre  durée.  La  raison  positive  qui 
est  au  fond  de  cette  attente  sans  cesse  réveillée,  c'est  que  l'état  a  besoin  d'ar- 
gent; les  chemins  de  fer  ont  entraîné  des  spéculations  désastreuses  et  ne  se  fini- 
ront, pas  à  moins  d'une  aide  puissante;  il  y  a  disette  au  trésor,  gène  chez  les  par- 
ticuliers, détresse  dans  la  rue.  Presque  tous  les  fonds  sont  en  discrédit;  la 
4>lupart  des  chemins  allemands,  pour  faire  de  Targent,  ont  émis  des  actions  de 
priorité,  garanties  par  première  hypothèque  sur  tout  l'avoir  des  compagnies,  et 
ayant  droit  à  5  pour  100  avant  que  les  compagnies  puissent  rien  toucher  de 
leurs  revenus.  Ces  actions  n'atteignent  pas  même  le  pair.  L'agiotage  a  été  plus 
téméraire  qu'en  France,  et  de  tous  les  chemins  qu'il  a  créés,  il  y  en  a  beaucoup 
qui,  d'ici  à  bien  long-temps,  ne  rendront  peut-être  pas  2  pour  100.  .Viennent 
maintenant  des  changemens  politiques  au  milieu  de  cette  agitation  financière, 
ils  arriveront  par  le  fait  d'une  nécessité  plus  irrésistible,  mais  ils  seront  moins 
populaires,  ils  inspireront  moins  de  gratitude  que  si  le  roi  Guillaume  avait  ténu 
plus  tôt  ses  promesses.  Le  roi  devrait  être  maintenant  persuadé  que  plus  il  tar- 
dera, plus  il  en  coûtera  peut-être  à  sa  couronne. 

L'annonce  dans  le  discours  de  la  couronne  d'un  projet  de  loi  spécial  sur  la  co- 
lonisation de  l'Algérie  coïncide  avec  la  publication  à  Alger  d'une  nouvelle  bro- 
chure de  M.  le  maréchal  Bugeaud  sur  ce  sujet.  On  n'ignorait  pas  que,  sur  cette 
importante  question,  le  maréchal  et  M.  le  général  de  Lamoricière  avaient  des 
▼ups  opposées,  mais  jusqu'à  présent  ces  dissenti  mens,  n'avaient  pas  été  divul- 
gués d'une  manière  éclatante;  maintenant  la  presse  va  s'en  emparer,  et  bientôt 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  37Ï 

ils  retentiront  à  la  tribune.  M.  le  général  deLamoricière  est  député,  et  il  sera  pour 
M.  le  maréchal  Bugeaud  un  contradicteur  parlementaire  que  la  chambre  ae 
pourra  manquer  d'écouter  avec  intérêt.  Il  parait  qu'outre  le  fonds  de  quinze  cent 
mille  francs  <;onsacrés  aujourd'hui  à  TceuTre  de  la  colonisation ,  le  gouverne- 
ment proposera  aux  chambres  de  voter  une  somme  de  trois  millions,  qui  sem 
affectée  à  des  essais  dirigés  suivant  le  triple  système  de  M.  le  général  de  Lamoii- 
cière,  de  M.  le  général  Bedeau  et  de  M.  le  duc  d'Isly.  Les  trois  provinces  d^At- 
ger,  d'Oran  et  de  Constantine  verront  ainsi  s'ouvrir  une  sorte  de  concours.  Les 
adversaires  du  système  de  M.  le  maréchal  Bugeaud  lui  reprochent  de  n^avoir 
pas  prévu  que  la  présence  des  grands  propriétaires  pouvait  seule  assurer  Tafe- 
nir  de  la  colonisation ,  que  de  petits  propriétaires  livrés  à  eux-mêmes  devaient 
se  trouver  réduits  à  une  détresse  irrémédiable  par  une  seule  récolte  manquée, 
dès  qu'ils  n'avaient  pas  auprès  d'eux  quelques  riches  colons  qui  pussent  leur 
donner  du  travail  dans  les  mauvais  jours.  11  faut,  en  tout  cela,  attendre  les  eo- 
quêtes  et  les  explorations  faites  sur  les  lieux.  11  est  réservé  à  ces  questions  im- 
portantes d'exciter  davantage  de  jour  en  jour  la  sollicitude  du  gouvernement  et 
des  chambres,  ainsi  que  la  curiosité  du  pays. 

Nos  espérances  de  voir  les  affaires  du  commerce  et  de  l'industrie  s^améliorer 
progressivement  ne  se  sont  malheureusement  pas  réalisées.  L'argent  devient  de 
plus  en  plus  rare,  et  les  négociations  sont  presque  impossibles  autrement  qae 
par  la  Banque  de  France.  11  était  cependant  permis  de  penser  qu'après  l'époque 
toujours  critique  du  31  décembre  le  numéraire  reparaîtrait,  et  que  le  cours  de 
toutes  les  valeurs  s'améliorerait.  Au  lieu  de  cet  heureux  résultat,  nous  devons 
constater  une  baisse  de  1  franc  sur  la  rente  dans  cette  quinzaine;  les  chemins 
de  fer  ont  aussi  subi  une  dépréciation  nouvelle.  Sur  les  actions  du  chemin  du 
Nord,  lorsque  les  versemens  se  font  encore  plus  régulièrement  que  sur  celles  du 
chemin  de  Lyon ,  la  baisse  a  été  de  25  francs.  Nous  n'avons  à  signaler  d'autre 
causes  de  cette  baisse  que  l'inquiétude  dans  laquelle  chacun  reste  à  l'égard  de^ 
mesures  que  la  Banque  menace  de  prendre.  Les  bruits  les  plus  divers  conti- 
nuent à  circuler  :  on  parle  toujours  du  désir  des  directeurs,  en  présence  de  la. 
diminution  de  la  réserve,  d'élever  le  taux  de  l'escompte,  de  diminuer  le  crédit 
des  comptes  ouverts  chez  elle  aux  banquiers,  de  ne  plus  escompter  que  des  effets 
à  dettœ  mois.  On  affirme  même,  mais  nous  avons  peine  à  le  croire,  qne  c'est 
M.  le  ministre  des  finances  qui  presse  le  conseil  d'administration  de  prendre 
ces  mesures,  se  préoccupant  ainsi  bien  plus  de  la  position  particulière  d'uD 
établissement  dont  il  est  le  tuteur  que  du  mal  causé  infailliblement  par  de  sem- 
blables décisions.  Heureusement,  jusqu'à  ce  jour,  les  régens  ont  été  divisés  sur 
ces  graves  questions.  Cependant,  s'il  est  vrai  que  ce  soit  maintenant  dans  la 
proportion  seulement  de  7  voix  contre  7,  c'est  le  moment  d'indiquer  les  fâcheuses, 
conséquences  qu'entraînerait  le  déplacement  d'un  suffrage.  Élever  le  taux  de  Te»- 
compte  de  4  à  5  pour  100  serait  encore  ce  qui  amènerait  le  moins  de  perturba- 
tion. Pourvu  qu'il  ait  l'argent  nécessaire  à  ses  besoins,  le  commerce  se  résigne  en- 
core à  le  payer  plus  cher.  Remarquons  toutefois  que  la  Banque,  qui  n'a  pas  voulu 
abaisser  le  taux  de  son  escompte  lorsque  l'argent  était  très  abondant,  devrait 
peut-être  se  regarder  comme  engagée  d'honneur  à  ne  pas  l'élever  dans  un  temps 
de  crise;  mais  restreindre  le  crédit  des  comptes,  alors  qu^il  faut  donner  plus  de 


3T4  nifm  Dp  DBox  mombh. 

facUité  au^  iodustriels  pour  les  aider  à  passer  les  mauTais  jours,  et  surtout  ne 
recevoir  que  des  effets  à  deux  moiSf  lorsque  Fbabitude  de  tout  le  commerce  est 
de  faire  ses  règlemeos  à  quaire  mois^  ce  seraient  là  de  graves  déterminations, 
qui  augmenteraient  la  crise  au  lieu  de  la  diminuer.  Il  nous  semble  qu'on  pour* 
rait  engager  la  Banque  à  prendre  des  mesures  plus  efficaces  pour  obvier  à  la  rar 
rçté  du  numéraire,  et  continuer ^es  escomptes,  sinon  dans  des  proportions  plus 
libérales,  au  moins  sur  le  même  pied.  Le  grand  vice  de  Torganisation  de  la 
Banque  est  dans  la  création  facultative  de  ses  nombreux  comptoirs.  Depuis  vingt 
ans,  son  capital  est  resté  le  même  qu'au  temps  où  elle  n'avait  pas  établi  ses 
sujccursales  de  province.  Elle  aurait  dû,  lors  de  ces  formations  nouvelles,  aug- 
menter son  capital,  ou  vendre  au  moins,  au  fur  et  à  mesure  de  ses  besoins,  des 
rentes  en  quantité  suffisante  pour  faire  le  fonds  de  roulement  de  ses  nouveaux 
comptoirs.  Or,  la  Qanque  a  encore  à  elle  2,500,000  francs  de  rente,  comme  au- 
trefois, lorsque  ses  opérations  embrassaient  la  seule  place  de  Paris.  N'y  a-t-il 
pas  là  des  ressources  dont  le  moment  est  venu  de  faire  usage? 

Cependant,  tout  en  constatant  le  trouble  général,  il  faut  se  garder  de  se  laisser 
aller  à  des  craintes  exagérées,  surtout  quand  nous  voyons  que  la  Banque  a  pris 
au  moins  quelques  mesures  prudentes  destinées  à  faire  entrer  dans  ses  coffres 
le.  numéraire  qu'elle  pouvait  redouter  de  voir  lui  manquer.  Un  de  ses  régens  est 
allé  à  Londres  dernièrement  négocier  un  achat  de  lingots,  qui  seront  payés  en 
traites  à  trois  et  six  mois.  Cet  achat  a  produit  20  millions  d'espèces,  et  l'on  as- 
sure que  le  traité  a  été  conclu  pour  80  millions,  qui  seraient  versés  au  fur  et  à 
mesure  de  ses  besoins. 

C'est  avec  regret  que  nous  constatons  combien  la  cherté  du  pain  a  influé  sur 
les  versemens  dans  les  caisses  d'épargne.  Dans  les  premiers  jours  de  janvier 
1845,  la  caisse  d'épargne  recevait  l,i 50,000  francs,  1,000,000  francs  en  1846, 
800,000  francs  seulement  en  1847.  Voilà  une  irrécusable  et  triste  preuve  du 
malaise  qui  règne  dans  quelques  classes  de  la  société. 


!» 


REVUE  MUSICALE. 


On  a  dit  qu*à  moins  d'être  absolument  dépourvu  de  toute  espèce  d'imagina- 
iU>B  y  on  ne'  saurait  assister  au  speetade  de  YOthelio  de  Shakespeare  sans  sa 
croire  un  nioment  transporté  k  Venise,  dans  la  Venise  des  doges  et  des  gondo- 
liers, du  lion  de  Saint-Alarc  et  des  barcaroles  chantées  la  nuit  sur  les  lagunes, 
d* Andréa  Dandolo,  de  Gradenigo,  de  Mahno  Faliero,  et  de  Titien,  de  Paul  Vé« 
lonèse  et  du  Tintoret.  J'admets  Yolontiers  ce  privilège  attribué  au  chef-d'œuvra 
dramatique,  à  la  condition  qu'on  m'accordera  les  mêmes  droits  pour  la  partition 
de  Rossini.  Rien,  en  effet,  ne  surpasse  à  mon  sens  l'illusion  poétique  où  vous 
plonge  ce  troisième  acte  d'Otello.  La  complainte  du  gondolier,  nessun  maggiar 
dolore,  le  court  récitatif,  si  admirablement  instrumenté,  qui  précède  l'élégie  du 
Saule,  la  prière  de  Desdemone,  deh  calma  o  ciel;  enfin  la  morne  ritournelle  qui 
fait  pressentir  la  catastrophe  du  dénoûment,  ne  sont  point  seulement  des  mor- 
ceaux d'un  ordre  supérieur  en  musique,  mais  de  sublimes  pages  où  l'expres- 
sion du  sentiment  pittoresque  le  plus  romantique  vient  se  joindre  à  ce  que  la 
passion  humaine  a  de  plus  touchant,  de  plus  mélancolique  et  de  plus  chaleureux, 
11  y  a  ainsi ,  en  poésie  comme  en  musique,  Certains  chefs-d'œuvre  auxquels 
4»mble  échu  le  don  bien  rare  de  faire  voyager  l'imagination  à  travers  l'espace 
et  le  temps.  De  ce  nombre  est  ÏEgmont  de  Goethe,  de  ce  nombre  sont  aussi  /et 
HuguenoU  de  Meyerbeer.  J'ai  beau  ne  rien  savoir  du  vieux  Bruxelles,  ignorer  le 
vieux  Paris  et  sa  couleur  locale  :  j'aperçois  d'ici  la  place  d'armes  où  ces  honnêtes 
Brabançons  s'exercent  à  tirer  l'arbalète,  et  je  vois  ligueurs  et  gens  des  halles 
mener  leur  branle  autour  de  rUôtel-de-Ville.  Fantaisie  ou  réalité,  qu'importe 
ensuite?  C'est  là  sans  doute  Venise,  comme  elle  fut,  et  ne  fut  pas;  c'est  là  un  Pa- 
]^,  un  Bruxelles,  comme  il  n'en  exista  jamais,  et  aussi  comme  ils  auraient  pu 
exister.  Quel  dommage  que  la  réalité  ressemble  parfois  si  peu  à  notre  rêve,  et 
que  la  prose  d'un  plan  topographique  soit  si  loin  de  la  poésie  de  nos  imagina* 
tiens  1  il  se  peut  que  les  gens  qui  veulent  connaître  Venise  pour  l'avoir  entrevue 
à  travers  les  tragédies  de  Shakespeare  (je  dis  les  tragédies,  car  à  ï  Othello  MdJoX 
encore  joindre  dhylock)  et  la  musique  de  Rossini,  risquent  fort  de  passer  pour 
aimer  à  se  payer  d'illusions;  cependant,  plus  j'étudie  les  chefs-d'œuvre  de  cea 
deux  maîtres,  plus  ils  me  semblent,  chacun  dans  sa  sphère,  avoir  approché  de 
la  vérité  pittoresque  et  surpris  le  tableau.  Et  cette  observation  me  frappe  encore 
davantage  toutes  les  fois  que  je  vois  d'autres  poètes  et  d'awita  musiciens  s'io- 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spirer  d'un  sijyet  emprunté  à  l'histoire  du  même  peuple.  Pour  prendre  un  exemple 
d'hier,  interrogeons  tes  Deuj^jMscaxi  de  Verdi,  représenté  avec  succès  au  Théâtre- 
Italien.  En  quoi  cette  musique,  remarquable  d'ailleurs  à  divers  titres,  en  quoi 
cette  musique  nous  parle-t-elle  de  Venise?  Voilà  bien  des  cavatines  où  la  brise 
de  mer  aura  deV  mare,  joue  son  rôle  obligé  : 

Soufflez  dans  mes  cheveux,  vents  de  TAdriatique. 

Voilà  des  duos  et  des  quatuors  où  j'entends  qu'il  est  fort  question  du  doge  et 
de  la  république;  et  jamais  personne  n'oubliera  cette  scène  des  Dix  assemblés 
en  conseil  et  célébrant  en  chœur  leur  inviolabilité,  leur  grandeur  et  leur  puis- 
sance inexorable,  ni  plus  ni  moins  que  cet  impayable  tribunal  de  la  Gazsa 
ladra: 

Inesorabile 

Ghc  in  lance  pondéra 

L'umano  oprar. 

Avec  cette  unique  difPérence  qu'ici  les  robes  rouges  remplacent  les  soutanes 
noires;  mais  de  cet  indomptable  orgueil ,  de  cet  égoïsme  féroce  du  lion  de  Saint- 
Marc,  comme  auss)  des  ardeurs  dévorantes,  des  incurables  mélancolies  de  ces 
climats  de  feu,  pas  un  souvenir,  pas  une  trace;  rien  de  la  gondole  insouciante 
qu'un  rhythme  léger  berce  sur  le  gouffre  où  s'engloutissent  les  mystères  de  l'in- 
quisition d'état,  rien  de  ce  carnaval  dans  la  terreur,  de  ces  langueurs  divines 
qu'on  respire  à  si  chaudes  bouffées  et  comme  un  vent  d'orage  dans  le  troisième 
acte  d'Otello;  rien  enfm  de  cet  certo  estro  de  Venise  si  délicieusement  rendu 
dans  la  poétique  nouvelle  d'Hoffmann  : 

Ah  !  senza  amare 
Andar  sulF  mare 
Col  sposo  del  mare. 
Non  puo  consolare  ! 

Si  de  la  partition  de  Verdi  nous  remontons  au  poème  dramatique  qui  l'a  in- 
spirée, nous  trouverons  la  même  absence  de  couleur.  On  se  demande  ce  qui, 
dans  un  pareil  sujet,  a  pu  séduire  Hyron  ?  L'anecdote  peut-être.  En  effet,  le  trait 
de  ce  Loredano  couchant  sa  haine  contre  les  Foscari  sur  ses  livres  de  commerce, 
et  réglant  ses  comptes  de  vengeance  ni  plus  ni  moins  qu'une  créance  ordinaire, 
devadt  au  premier  abord  tenter  l'imagination  d'un  poète;  il  y  a  du  pur  sang  de 
Venise  dans  cette  étrange  façon  d'agir.  L'histoire  me  semble  même  si  bien  à  sa 
place,  que,  si  elle  n'existait  pas,  on  aurait  dû  l'inventer  pour  peindre  ces  habi- 
tudes de  négoce  au  sein  de  l'aristocratie ,  ces  instincts  de  marchand  sous  la 
pourpre  qui  caractérisaient  les  illustres  patriciens  de  la  sérénissime  république. 
Maintenant,  quand  on  y  réfléchit,  un  pareil  sujet  est-il  du  ressort  du  théâtre? 
comment  reproduire  à  la  scène  ce  que  l'anecdote  a  de  profondément  original.  Je 
n'ai  pas  vu  représenter  la  tragédie  de  Byron,  mais  je  sais  qu'au  dénoûment  de 
la  pièce  itaUenne  ce  personnage,  tirant  de  dessous  sa  cape  rouge  un  microsco- 
pique calepin  et  faisant  mine  de  biffer  une  adresse  du  bout  de  son  crayon,  me  pa- 
raît assez  médiocrement  répondre  à  l'idée  qu'on  se  propose  de  cette  vengeance 
*.n  partie  double  tenue  avec  une  ponctualité  si  solennelle.  Je  le  répète,  il  n'y  a 
dans  tout  cela  qu'une  anecdote.  A  la  vérité,  nous  ne  savons  rien  qui  tente  davan- 


REVUE.  —  CHEONIQUE.  377 

tage  les  poètes  dramatiques;  mais  encore  faut-il  qu'une  fois  engagés,  ils  trouvent 
où  se  prendre  :  or,  ici,  tel  n'était  point  le  cas.  Ce^vicillarijCQiiJtraifîijlej^ 
soqjy^  la  justice  de  la  république,  ce  Foscari  doge  sur  le  visage  et  père  au 
fond  de  sa  conscience,  n'a  rien  dël)ien  nouveau  et  surtout  rien  qui  soit  fait  pour 
Inspirer  au  musicien  le  sentiment  je Ja  couleur.  J'ai  dit  que  le  seul  trait  carac-> 
téristique  du  sujet  des  Foscari  n'était  point  du  ressort  du  drame,  encore  bien 
moins  devait-il  l'être  de  la  musique.  Otez  de  ceci  l'anecdote,  il  ne  reste  plus 
qu'utie  fable  vulgaire  et  qui  pourrait  tout  aussi  bien  appartenir  à  la  Rome  répu- 
blicaine qu'à  la  Venise  des  Mocehigo  et  des  Loreda^. 

Maintenant  reprocherons-nous  à  la  musique  de  Verdi  de  manquer  de  couleur 
et  de  cette  expression  pittoresque  dont  VOtello  de  Rossini  déborde?  mais  il  fau- 
drait d'abord  lui  reprocher  d'avoir  pris  pour  thème  la  tragédie  de  lord  Byron,  et 
j'avoue  quaje  ne  me  sens  pas  le  cœur  d'en  vouloir  jamais  à  un  musicien  de  s'être 
adressé  à  un  grand  poète,  dût  par  hasard  son  choix  l'avoir  une  fois  trompé.  Cest 
d'ailleurs  un  des  principaux  mérites  du  génie  de  Verdi  de  chercher  toujours 
de  préférence  ses  motife  de  composition  parmi  Tes  œuvres  littéraires  :  Emani, 
les  Foscari,  Jeanne  dPArc,  sont  là  pour  témoigner  du  passé;  quant  à  l'avenir, 
Macbeth  nous  en  répond.  Cette  partition  de  Macbeth,  que  prépare  aujourd'hui 
l'auteur  de  iVoftucco^  nou§j[q2C£tfidQ3ù^^  de  Mu« 

§|ftue.  Combien  de  fois,  prévoyant  la  crise  lamentable  où  se  débat  en  ce  moment 
cette  noble  scène,  n'ayons-nous  pas  conseillé  à  ceux  qui  la  dirigeaient  de  tenter 
la  fortune  sous  les  auspices  de  quelque  partition  originale  du  jeune  maître  ita-^ 
tien!  Bien  qu'en  fait  de  prévisions  l'infaÛlibilité  n'existe  guère,  n][êtait-on  pas  en 
droit  d'attendre  quelque  chose  d'heureux  d'un  essai  de  ce  genre?  Aucun  musi- 
cien,  plus  que  Verdi,  ne  semblait  appeléj)ar^sa  nature  à  compremire  les  con- 
venances  du  système  dramatique  ^nçais^ A  défaut  de  Bjfeyerbeer  qui  se  ré- 
cuse, on  aufmt  éïïTâ" soùsTSmain  un  HalévyTeTiineiUeuFS jours,  un  homme 
s'entendant  aussi  bien  que  l'auteur  de  la  Juive  à  toutes  les  pompes  de  la  mise 
en  scène  et  possédant  en  outre  cette  bouffée  de  génie,  ce  sens  mélodieux  dont  le 
vieux  Cherubini  oublia  de  transmettre  le  secret  à  son  élève.  Qu'on  se  figure 
pour  un  moment  le  chef-d'œuvre  de  Shakespeare,  traité  par  Verdi  avec  tout  le 
soin,  toute  l'application  qu'exige  une  pareille  tâche,  se  produisant  dans  la  gran^ 
deur  colossale  de  son  action,  dans  la  variété  infinie  de  ses  coups  de  théâtre  et 
de  ses  accessoires,  et  qu'on  dise  si  une  entreprise  de  la  sorte,  sérieusement  me- 
née à  fin,  n'eût  point  abouti  à  d'autres  résultats  que  ceux  qui  viennent  de  signaler 
cette  incroyable  fantasmagorie  de  Robert  Bruce!  Malheureusement  cette  idéa. 
ne  nous  est  pas  venue,  et  Jes  Anglais  auront  Macbeth;  ce  qui  n'empêchera  pas 
bon  nombre  de  gens  de  Continuer  à  s'écrier  qu'il  n'y  a  plus  de  musique  en  ce     . 
Jiionde,  et  qu'après  Rossini  et  Meyerbeer  il  faut  décidément  tirer  l'échelle.  Qu'à    \ 
une  œuvi^  quelconque  deTauteur  de  Nabucco  et  d* Emani  un  directeur  de  speo^ 
tacle  préfère  la  moindre  imagination  du  chantre  de  la  Semiramide  et  de  Guii^ 
laume  Tell,  cela  va  sans  dire;  mais  ce  qui  s'explique  moins  facilement,  c'^^ 
qu'on  aime  mieux  une  ombre  qu'une  proie,  et  qu'on^néglige  de  frapper  à  la  porte    ) 
d^jdxana,  pour  s'en  aller  ainsi  cariÛonner  en  pure  perte  auseuil  d'un  homme  / 
de  génie  qui  s'obstine  à  faire  le  mort.  Revenons  aux  Deux  Foscari.  J 

Tai  dit  que  la  couleur  manquait  dans  cet  ouvrage;  à  défaut  de  couleur,  la 
passion  dramatique  domine.  Cest  là,  du  commencement,  à  la  fin,  une  musique 

TOME  XVII.  "25" 


378  RBVUB  DBS  I^EUX  MONDfiS. 

chaleureuse^  puissante^  pensée  avec  vigueur  et  vigoureusement  écrite.  Le  trio 
du^  second  acte  doit  compter  parmi  les  meilleures  compositions  du  maître. 
Nuancé,  pathétique,  entraînant,  avec  un  peu  plus  de  franchise  dans  les  motifs 
et  de  développemens  dans  sa  période  finale,  ce  morceau  s'élèverait  à  la  hau- 
teur de  Tadmirable  trio  du  troisième  acte  à^Emani,  Je  citerai  encore  la  ca- 
vatine  du  doge  au  dénoûment,  large  et  touchante  inspiration  dont  €k>letli  a 
su  magnifiquement  tirer  parti.  Notons  à  ce  propos  le  singulier  essor  que  la  voix 
de  Goletti  a  paru  prendre  tout  à  coup  ce  soir-là,  au  grand  étonnement  du  pu-* 
blic;  c'était  à  ne  pas  reconnaître  le  chanteur  embarrassé,  presque  médiocre, 
qu'on  avait  entendu  la  veille  dans  Assur.  Et  maintenant  nous  comprenons  tout 
ce  qu'il  a  fallu  de  résignation  à  Goletti  pour  consentir  à  débuter  par  la  Semirc^ 
mide.  Que  le  plus  ou  moins  de  convenance  d'un  rôle  puisse  ainsi  réagir  sur 
l'entière^hysionomie  d'un  chanteur,  c'est  à  peine  si  on  le  conçoit,  et  cependant 
rien  de  plus  vrai.  Cet  organe,  hier  empâté,  mou,  incolore,  soudain  se  relève  et 
vous  étonne  par  sa  triomphante  plénitude;  la  mollesse  devient  agilité,  l'hésita- 
tion puissance.  On  croirait  voir  Sixte-Quint  rejetant  sa  béquiile.  C'est  une  chose 
triste  à  dire,  sans  doute,  mais  qu'on  ne  peut  cependant  s'empêcher  de  recon- 
naître :  avant  peu,  la  musique  de  Rossini  sera  devenue  une  lettre  morte.  De  jour 
en  jour  les  chanteurs  italiens  la  désapprennent,  et,  s'il  fallait  une  preuve  nou-^ 
velle  de  cette  vérité,  l'exemple  de  Goletti  nous  la  fournirait.  Gonclurons^nous  de 
là  que  les  générations  s'abâtardissent,  et  que  l'art  divin,  abandonnant  notre  in-» 
grate  terre,  s'apprête  à  remonter  vers  le  ciel,  son  immortelle  patrie?  Pas  le  moins 
du  monde;  nous  tenons  au  contraire  qu'un  Lablache  vaut  un  Bariili ,  que  Ron- 
coni  ne  le  cède  à  Peilegrini  ni  pour  la  voix,  ni  pour  l'intelligence,  et  qu'on  peut 
parfaitement  entendre  Rubini  même  après  Douzelli.  L'art  est  à  un  bon  point, 
a  dit  M.  Hugo  quelque  part;  pourquoi  le  mot  ne  s'apphquerait-il  pas  à  la  mu- 
sique? De  ce  qu'il  plaisait  à  Rossini  de  se  croiser  les  bras,  s'ensuivait-ii  que  l'Italie 
entière  dût  se  condamner  au  silence?  Nous  ne  le  pensons  point.  Depuis  la  Zel-' 
mira  et  la  Semiramide,  les  temps  ont  marché,  et,  si  nous  regardons  derrière 
nous,  nous  verrons  qu'un  assez  long  espace  nous  sépare  déjà  du  grand  maitre; 
espace  moins  aride  peut-être  que  bien  des  gens  afiectent  de  le  penser,  et  dont 
la  iMortna,  les  Puritains,  la  Lucia,  JSabucco,  marquent,  non  sans  gloire,  les 
divers  stades.  Rossini  eut  ses  chanteurs  :  Davide,  Nozzari,  Galli,  la  Goibrand,  la 
Fodor  et  tant  d'autres  qui  gagnèrent  sous  lui  vingt  batailles;  Bellini,  à  son  tour» 
forma  les  siens,  et,  comme  la  musique  de  Bellini  procédait  déjà  d'un  sentiment 
de  réaction,  la  réaction  ne  pouvait  mauquer  de  s'étendre  aussi  à  la  manière  d'exer- 
cer la  voix.  Aux  mille  arabesques  épanouies,  aux  feux  d'artifice  chromatiques  de 
la  roulade  rossinienne,  succéda  le  chant  itpianato,  pathétique,  de  Rubini,  lequel 
s'est  modifié  de  maitre  en  maitre  jusqu'à  Verdi,  qui  semble  vouloir  lui  commu- 
niquer plus  de  nerf  et  de  rapidité  chaleureuse  dans  le  mouvement.  Qu'on  s'é- 
tonne ensuite  de  cette  espèce  de  malaise  que  l'exécution  des  ouvrages  de  Ros- 
sini parait  causer  à  certains  chanteurs  contemporains.  11  est  au  fond  de  toute 
œuvre  d'art,  poésie  ou  musique,  peu  importe,  à  côte  de  l'élément  divin  qui 
ne  meurt  pas,  un  élément  terrestre,  transitoire,  qu'elle  emprunte  à  ce  qu'il  y  a 
au  monde  de  plus  passager,  de  plus  incertain,  au  caprice  des  temps,  à  ia  mode. 
Or,  si  ces  conditions  existent  pour  la  poésie  et  la  peinture,  que  ne  sera-ce 
jpomt  pour  la  musique,  l'art  le  plus  exposé,  comme  on  sait,  à  subir  les  mille 


REVUE.  —  CHBONIQDE.  379 

influences  du  moment?  Si  ia  mode  d^aujourd^hui  n'est  autre  chose  que  le  ro- 
coco  de  TaTenir,  ii  faut  bien  reconnaUre,  sans  trop  d'irrévérence  à  Tégard  du 
génie,  que  des  ouvrages  écrits  il  y  a  tantôt  vingt-cinq  ans  par  un  des  hommes 
qui  ont  le  plus  sacrifié  à  la  mode  peuvent  ne  point  répondre  absolument  au  goût 
de  notre  époque.  Un  poète  d'infiniment  d'esprit,  forcé,  à  l'occasion  d'une  édition 
Charpentier,  de  relire  ses  vers  d'il  y  a  dix  ans,  s'écriait  :  «  Bon  Dieu!  que  tout 
cela  me  parait  devenu  ponsif!  i»  Je  me  demande  si  Rossini ,  feuilletant  ses  pa^ 
piers  de  jeunesse  à  propos  de  cet  infortuné  Robert  Bruce,  n'en  a  point  dit  au- 
tant; mais,  d'abord,  Rossini  a-t-il  seulement  rien  feuilleté?  Est-ce  à  nous  qu'on 
fera  croire  désormais  que  cette  colossale  indifférence  ait  un  instant  fléchi?  Avant 
la  représentation ,  vous  pouviez  en  prendre  à  votre  aise  et  nous  parler  de  con^ 
cessions  obte^nues,  d'un  ouvrage,  sinon  entièrement  nouveau,  du  moins  composé 
avec  l'assistance  du  maître.  Cependant  la  vérité  devait  apparaître  au  jour  de 
l'événement;  et  devant  une  si  incontestable  évidence  tombent  tant  d'illusions 
auxquelles  on  avait  bien  pu  finir  par  croire  soi-même,  mais  dont  il  faut  conve* 
nir  que  le  public  s'était  toujours  fort  défié. 

Sans  donner  dans  l'ambitieuse  promesse  d'un  ouvrage  presque  nouveau  de 
Rossini,  encore  espérait-on  rencontrer  çà  et  là  quelque  trace  de  la  présence  du 
maître.  Vain  espoir  que  la  représentation  de  Robert  Bruce  a  trompé!  Rien,  en 
effet,  en  dehors  des  morceaux  empruntés  à  diverses  partitions  de  l'auteur  de  la 
Donna  del  Lago,  rien  qui  rappolle  le  moins  du  monde  la  touche  d'un  génie  su- 
périeur. Le  nom  même  de  M.  Niedermeyer,  venu  là  pour  ajuster  les  récitatife 
et  manipuler  selon  les  formules  ayant  cours  des  idées  d'un  temps  déjà  loin  de 
nous,  le  nom  de  M.  Niedermeyer  n'indique-t-il  pas  que  Rossini  s'est  (ait  un  devoir 
de  rester  étranger  à  cette  partie  intermédiaire,  accessoire,  qui ,  dans  une  élucu- 
bration  de  ce  genre,  constituait,  à  tout  prendre,  la  seule  nouveauté  possible? 

Cela  dit,  et  la  partition  de  Robert  Bruce  étant  réduite  à  ce  qu'elle  est  :  un 
assemblage  plus  ou  moins  intelligent  de  fragmens  hétérogènes,  de  morceaux 
disjoints,  de  cavatines,  de  duos  et  de  quatuors  écrits  jadis  pour  des  chanteurs 
qui  ne  sont  plus  et  dont  la  tradition  elle-même  s'est  évanouie,  on  concevra 
sans  peine  quelle  charmante  unité  de  sentiment  et  de  composition  il  en  doit 
résulter.  Nous  n'oserions,  quant  à  nous,  appeler  pareille  chose  un  opéra.  Avec 
des  chanteurs  d'un  ordre  supérieur,  ce  serait  un  concert;  qu'est-ce  donc  dans 
les  conditions  existantes?  Franchement,  on  ne  saurait  le  définir  :  une  sorte  de 
mélodrame  à  grand  orchestre,  de  parade  musicale  d'où  se  détache,  au  second 
acte,  ce  magnifique  chœur  des  bardes,  exécuté,  hâtons-nous  de  le  reconnaître, 
avec  une  pompe  lyrique  et  théâtrale  digne  des  plus  beaux  temps  de  l'Opéra.  Je 
regrette  seulement,  puisqu'on  était  en  train  de  ne  pas  s'épargner  les  frais  de  mise 
en  scène,  qu'on  ait  négligé  d'augmenter  le  nombre  des  harpes  dans  l'orchestre. 
Pourquoi  pas  huit  harpes  au  lieu  de  quatre?  De  la  sorte  l'effet,  d^  si  beau, 
eût  touché  au  sublime.  Si  de  l'ensemble  de  l'ouvrage  nous  passons  aux  détails, 
combien  d'altérations,  de  mutilations  et  de  ravages  n'ont  pas  fait  subir  à  toute 
cette  musique  les  caprices  d'une  disposition  arbitraire  et  d'une  exécution  pres- 
que toujours  à  contre-sens!  Aucune  des  intentions  primitives  n'a  été  respectée, 
aucun  texte  ménagé.  Ce  qui  chantait  l'amour  et  la  tendresse  chante  désisnnais 
la  fureur,  la  plainte  du  vieillard  moribond  est  devenue  l'hymne  d'un  héros.  Ro- 
bert Bruce,  s'apprètant  à  donner  la  liberté  à  l'Ecosse,  ne  trouve  rien  de  mieux 


^80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  d'entonner  la  romance  écrite  jadis  pour  exprimer  la  douloureuse  angoisse 
du  père  de  Zelmire  au  fond  de  son  cachot.  La  complainte  du  pauvre  captif  de- 
Venant  tout  à  coup  la  chanson  héroïque  du  libérateur,  vit-on  jamais  plus  aimable 
contraste?  Qu'on  dise  ensuite  que  la  musique  n'est  point  susceptible  d'exprimer 
à  la  fois  les  deux  sentimens  qui  se  ressemblent  Iç  moins. — Puisque  nous  venons 
de  nommer  la  Zelmira,  n'ayons  garde  d'omettre  le  célèbre  trio  transformé  en 
un  duo  pour  W^^  SUÀiz  et  M.  Barroilhet,  et  tellement  défiguré,  que,  n'étaient  cer- 
tains passages  qui  trahissent  l'origine  et  la  race,  on  croirait  à  une  intercalation 
due  à  la  plume  de  M.  Niedermeyer.  Essayez»  en  effet  de  distinguer,  à  travers  les 
éclats  de  voix  que  pousse  M.  Barroilhet,  à  travers  ces  cris  de  bravoure,  cette  ad- 
mirable phrase  de  la  partition  primitive,  ce  chant  si  onctueux,  si  profondément 
empreint  de  tendresse  et  de  pathétique.  J'appuierai  aussi  sur  la  pitoyable  ma- 
nière dont  une  exécution  inintelligente  parait  se  complaire  à  travestir  le  quatuor 
de  Bianca  e  Faliero,  l'un  des  plus  beaux  morceaux  d'ensemble  que  Rossini  ait 
composés.  M'°<^  Stoltz,  qui  commence  la  phrase  de  l'adagio,  laquelle  doit  être  ré- 
pétée en  imitation  par  le  contralto,  le  ténor  et  la  basse,  M"^'  Stoltz  a  eu  la  mal- 
heureuse idée  de  varier  le  texte  à  sa  guise;  soit  le  mauvais  exemple,  soit  une 
incurable  manie  de  vouloir  toujours  enchérir  sur  le  compositeur,  les  autres  en 
font  autant,  et  de  la  sorte  l'intention  formelle  de  Rossini  dans  ce  morceau  se 
trouve  entièrement  faussée.  11  y  a  cependant  des  vérités  tellement  élémentaires, 
que  le  simple  bon  sens  devrait  suffire  à  vous  les  enseigner,  et  nous  ne  concevons 
guère  que  des  chanteurs  appelés  à  teni|;  le  premier  rang  sur  la  scène  de  l'Opéra 
puissent  ignorer  que,  dans  un  morceau  traité  en  imitation,  porter  la  plus  légère 
atteinte  aux  traits  écrits  par  le  compositeur,  c'est  attaquer  l'édifice  par  sa  base 
et  tout  compromettre.  Un  seul  des  exécutans  de  ce  quatuor  de  Bianca  e  Faliero 
chante  la  note  de  Rossini,  c'est  M"""  Nau.  Sans  exceller  dans  le  genre  italien, 
M"'  Nau,  rendons-lui  cette  justice,  mérite  qu'on  la  distingue  ici  de  tout  ce  qui 
l'entoure.  Bien  que  sa  voix  manque  d'éclat  et  soit  d'assez  chétive  consistance, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  louer,  chez  cette  cantatrice,  une  remarquable  netteté 
de  diction,  un  talent  de  vocalisation  qui,  mieux  doué  du  côté  de  l'organe,  se  fût 
élevé  peut-être  aux  véritables  effets  de  l'art  des  Sontag  et  des  Persiani.  Après  avoir 
justement  amnistié  W^  Nau  pour  sa  fidélité  à  chanter  le  texte  de  Rossini,  com- 
ment ne  pas  se  montrer  sévère  envers  M"^*'  Stoltz ,  qui,  du  commencement  à  la 
fin  de  ce  triste  chef-d'œuvre,  semble  prendre  à  tâche  de  fouler  aux  pieds  toutes 
les  traditions  d'une  musique  consacrée  par  les  plus  illustres  interprètes,  et  qui, 
de  la  Pisaroni  à  la  Pasta,  à  la  Malibran ,  de  la  Camporesi  à  la  Sontag,  occupa 
tour  à  tour  les  plus  nobles,  les  plus  glorieuses  émulations?  Et  d'abord,  que  pré- 
tend M*^*^  Stoltz?  La  cantatrice  de  l'Académie  royale  de  Musique  estrelle  soprano 
ou  contralto?  Faut-il  lui  reconnaître  le  domaine  de  la  Pisaroni?  Faut-il  la  pro- 
clamer souveraine  de  l'empire  des  Sontag  et  des  Persiani?  ou  bien  faut-il  dire, 
en  caressant  l'un  des  plus  chers  caprices  de  son  ambition  et  de  son  amour-pro- 
pre, qu'elle  règne  également  sur  l'un  et  l'autre  hémisphère  du  monde  de  la  voix? 
Mais  quand  cela  serait,  lors  même  que  de  pareilles  prétentions  mériteraient 
qu'on  en  tint  compte ,  comment  s'expliquer  autrement  que  par  un  gaspillage 
d'enfant  gâté  cette  bizarre  fantaisie  d'amalgamer  ensemble  pêle-mêle  les  mor- 
ceaux les  plus  caractéristiques  des  deux  emplois ,  et  de  chanter  à  tour  de  rôle 
dans  la  même  soirée,  tantôt  la  partie  de  Malcolm,  tantôt  celle  d'Elena?  La  Ma- 


REVUE.  —  GHROMIQUE.  381 

iibran,  elle  aussi,  possédait  les  deux  registres  de  la  voix;  la  Malibrao,  elle  aussi^ 
avait  Tesprit  fantasque  et  entreprenant;  cependant,  jamais  que  nous  sachions, 
pareille  algarade  ne  lui  vint  à  Tesprit.  Qu'après  avoir  absolument  voulu  chanter 
Desdemone,  M°^  Stoltz  eût  voulu  essayer  de  Bfalcolm  à  toute  force,  on  Teût  conçu  : 
sa  voix  de  soprano  Tavait  trahie,  elle  s'adressait  au  contralto ,  rien  de  plus  na« 
turel;  mais  ce  qui  ne  saurait  se  justifier,  c'est  cette  confusion  puérile  dans  la 
même  soirée  des  élémens  des  deux  répertoires,  cette  incroyable  audace  de  tou* 
cher  à  tout,  cette  fureur  de  tout  piétiner.  On  ne  cesse  de  se  moquer  des  interca- 
lations  dérisoires  dont  les  opéras  italiens  offrent  journellement  l'exemple,  de  ces 
airs  transférés,  par  le  caprice  d'un  chanteur,  d'une  partition  dans  une  autre  ; 
mais,  pour  peu  qu'on  y  prenne  garde,  ceci  dépasse  tout.  Prétendre  fondre  eu  un 
seul  rôle  les  parties  de  contralto  et  de  soprano,  s'imaginer  qu'on  passera  ainsi 
sans  transition  de  la  fraîche  et  vaporeuse  cavatine  d'Elena  à  l'accent  mâle  et 
pathétique  de  Malcolm,  du  répertoire  de  la  Sontag  au  répertoire  de  la  Pisaroni, 
c'est  se  proposer  une  tâche  au-dessus  des  forces  physiques.  Je  dirai  plus,  à  de 
semblables  efforts,  un  chanteur,  quel  qu'il  soit,  ne  saurait  prétendre;  c'est  un 
ventriloque  qu'il  faudrait.  La  voix  humaine  n'est  point  une  serinette  que  l'on 
monte  à  volonté,  et  l'art  du  chant  a  ses  conditions  auxquelles  les  plus  illustres 
eux-mêmes  se  soumettent.  Fussiez-vous  ensemble  la  Mariani  et  la  Sontag,  la 
Pisaroni  et  la  Grisi,  quand  vous  avez  une  fois  adopté  un  registre,  force  est  de  vous 
y  tenir  pour  la  soirée  du  moins,  quitte  à  passer  le  lendemain  à  l'autre,  comme  on 
a  vu  faire  la  Malibran.  En  dehors  de  cela,  tout  devient  confusion,  et  vous  finissez, 
comme  M^*  Stoltz,  par  chanter  un  je  ne  sais  quoi  d'indéchiffrable  et  qui  n'a  de 
nom  dans  aucune  langue.  Je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  la  délicieuse  cava- 
tine d'Elena  dans  la  Donna  del  Lago,  musique  de  soprano  s'il  en  fut,  soufiQe 
mélodieux  du  matin,  suave  et  limpide  émanation  qui  semble  respirer  toute  la 
poésie  matinale  du  lac  argenté.  Eh  bien  !  à  ce  chant  de  l'oiseau  qui  s'éveille,  à 
cette  barcarole  toute  de  grâce,  de  légèreté,  de  délicatesse.  M""*  Stoltz,  avec  sa 
fâcheuse  habitude,  a  réussi  à  donner,  le  croira-t-on?  l'expression  d'une  véritable 
complainte;  rien  de  détaché,  de  coquet,  d'élégant,  mais  un  continuel  canto  legato^ 
un  accent  monotone  et  traînard  à  désespérer  le  plus  éploré  des  violoncelles.  Nom- 
mer la  cavatine  illustre  de  Malcolm,  c'est  évoquer  l'idée  du  triomphe  de  la  Pisaroni  « 
idée  terrible  devant  laquelle  n'a  point  pâli  la  cantatrice  de  l'Académie  royale  de 
Musique  !  Au  fait,  quels  souvenirs  pourraitr-on  craindre  lorsqu'on  a  si  vaillam- 
ment bravé  ceux  de  la  Sontag  et  de  la  Malibran?  Va  donc  pour  l'air  de  Malcolm 
après  la  cavatine  d'Elena;  le  sublime  O  quante  lagrime  devait  couronner  l'œuvre 
commencée  par  la  barcarole  du  soprano.  Je  laisse  à  penser  si  les  sons  gutturaux 
font  ici  leur  devoir,  et  quel  singulier  effet  produit  cette  déclamation  de  grand 
opéra  dans  une  musique  où  l'art  de  phraser  passe  avant  tout. 

Après  Agésilas, 

Hélas! 
Mais  après  Attila, 

Holà! 

Aussi  bien  la  patience  des  gens  était  à  bout.  Tant  de  vaines  prétentions  avaient 
lassé  le  public.  Il  s'est  montré  sévère;  puisse  l'expérience  porter  ses  fruits! 
Singulier  rapprochement!  cette  même  Donna  del  Logo,  qui,  sous  le  nom  de 


382  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Robert  Bruce,  devenait  Vautre  soir  une  occasion  dMnsuccès  pour  li^  Stoltz, 
avait,  dès  sa  première  représentation,  le  4  octobre  1819,  commencé  par  porter 
malheur  à  la  Colbrand,  qui,  tranchons  le  mot,  y  fut  glorieusement  sifflée. 
Voici  ce  que  je  trouve  dans  une  biographie  de  Rossini  publiée  en  1845  (1).  Je  me 
contente  de  traduire  et  n'ajoute  rien  au  texte  de  Touvrage. 

«  Le  soir  de  la  première  représentation,  la  signera  Colbrand,  s'étant  donné 
les  airs  de  chanter  un  quart  de  ton  trop  bas  ses  variations  dans  le  finale,  eut  le 
désagrément  de  s'entendre  siffler  pour  la  première  fois  de  sa  vie.  »  Gomme  ce 
'  quart  de  ton  trop  bas  serait  de  circonstance  !  Je  reprends  ma  citation  :  «  Une  mé> 
nagerie  de  lions  furieux ,  Éole  déchaînant  toutes  ses  tempêtes ,  ne  sont  que 
choses  aimables  et  pleines  de  douceur  en  comparaison  du  vacarme  et  des  tré- 
pignemens  du  public  napolitain,  piqué  à  Toreille  par  une  fausse  note. 

<t  La  colère  de  la  prima  donna  sifflée  ne  connaissait  plus  de  bornes;  la  farouche 
Espagnole  (Isabelle-Angélique  Ck)lbrand  était  née  à  Madrid  en  4785),  la  sultane 
de  San-Garlo,  allait  et  venait  dans  sa  loge,  — vous  eussiez  ditune  panthère  blessée 
au  flanc,  —  et  Tœil  en  feu,  son  teint  olivâtre  plus  mat  encore  que  de  coutume, 
haletante,  la  lèvre  bridée  par  le  dédain  etTémotion,  tout  en  déchiquetant  à  belles 
dents  d'albâtre  la  batiste  de  son  mouchoir,  se  donnait  le  plaisir  d'envoyer  le  pu- 
blic à  tous  les  diables.  Au  désespoir  d'Armide  assistait  l'entrepreneur  de  San- 
Carlo,  il  signor  Domenico  Barbaja. 

«  A  cette  époque,  Angélique  Colbrand  venait  d'avoir  trente-quatre  ans,  et  Bar- 
baja cherchait  à  rompre  avec  cette  femme  qui  lui  avait  coûté  dix  fois  plus  que  la 
duchesse  de  Floridia  au  roi  de  Naples.  L'occasion  s'offrait  belle,  il  la  saisit. 

«Ingrat  public!  murmura  l'imprésario  millionnaire,  oser  te  siffler,  toi,  Col- 
brand! car  tu  Tas  entendu,  ils  t'ont  sifflée! 

«  — Cabale!  s'écria  la  cantatrice,  une  cabale  infâme! 

<c  —  Eh  !  sans  doute,  qui  ne  sait  cela,  cabale  !  infâme  cabale  !  c'est  votre  chanson 
ordinaire;  il  n'y  a  de  vrai  public  que  celui  qui  vous  applaudit...  mais  aussi  con- 
venez entre  nous  que  vous  avez  chanté  ce  soir  comme  une  débutante...  Écoute- 
moi,  Colbrand,  prends-y  garde,  ta  voix  baisse,  et  tes  meilleurs  amis  trouvent 
que  ton  astre  commence  à  s'éclipser;  quant  au  public,  il  applaudissait  furieuse- 
ment la  Pisaroni,  et  si  tu  n'y  mets  bon  ordre... 

«  En  ce  moment,  Rossini  entra,  frais,  dispos,  le  sourire  à  la  bouche,  la  joue 
en  fleur  et  dans  cet  heureux  épanchement  d'humeur  d'un  auteur  qui  vient  de 
réussir  et  que  les  mésaventures  du  prochain  touchent  peu. 

«  Aux  derniers  mots  de  Barbaja,  la  Colbrand  s'était  laissé  choir  sur  son  otto- 
mane, et  sa  jolie  tète,  perdue  dans  les  coussins  de  mousseline,  fondait  en  larmes, 
larmes  sincères  cette  fois,  les  premières  peut-être  que  la  cantatrice  eût  versées 
depuis  son  engagement  â  San-Carlo. 

«  En  apercevant  Rossini,  la  prima  donna  se  hâta  d'essuyer  son  visage,  et,  re- 
prenant tout  son  air  courroucé  : 

«  —  Cet  odieux  public!  s'écria-t-elle,  il  faut  avant  tout  que  je  me  venge  de 
lui  ;  mais  quel  moyen... 

«  —  Quel  moyen?  reprit  l'auteur  du  Barbier  :  tâche  de  chanter  moins  faux;  je 
n'en  «ais  pas  de  meilleur,  m  L.  G. 

(1)  Gioaehino  Rossini,  ptr  M.  Ottingaer.  —  Leipiig,  lSi5. 


COLLÈGE  DE  FRANCE 


LES  HISTORIENS  ROMAHIS. 


Ûétude  qu^on  va  lire,  et  par  laquelle  M.  Nisard  a  ouvert  cette  année  son  cours 
de  littérature  latine  au  Collège  de  France ,  devait  trouver  place  à  côté  des  tra- 
vaux que  la  Reçue  a  publiés  sur  les  historiens  de  Tantiquité.  Cest  moins  en  effet 
une  première  leçon  qu'un  portrait  de  Tite-Live  déjà  complet  en  soi,  et  qui,  par 
cela  même,  se  détache  naturellement  de  Tensemble  d'études  qu'il  annonce  et 
qu'il  prépare. 


Pour  étudier  une  littérature  avec  fruit,  il  semble  qu'il  faut  commencer  par 
les  écrivains  qui  ont  traité  de  l'histoire.  C'est  par  eux  seulement  que  nous  con- 
naissons les  premiers  élémens  de  cette  littérature,  à  savoir  le  gouvernement,  la 
constitution,  la  religion,  les  mœurs  générales;  c'est  dans  leurs  écrits  que  respire 
l'ame  du  peuple  dont  cette  littérature  est  l'expression.  Les  historiens  nous  accli- 
matent, pour  ainsi  dire,  au  pays;  par  eux  nous  savons  tout  ce  qu'il  y  a  de  con- 
venances invincibles  et  fatales  entre  une  nation  et  le  territoire  qu'elle  habite. 
Une  nation  est  une  personne;  l'histoire  est  la  biographie  de  cette  personne. 

Quand  nous  sommes  ainsi  accoutumés  à  ce  peuple,  que  nous  l'avons  vu  dans 
le  succès  et  dans  les  revers,  dans  la  guerre  et  dans  la  paix,  passant  par  ces 
épreuves  de  la  double  fortune  auxquelles  on  reconnaît  le  caractère  des  nations 
comme  celui  des  individus,  c'est  le  moment  d'entreprendre  l'étude  des  autres 
branches  de  sa  littérature.  Nous  sommes  préparés  à  goûter  ses  poètes,  à  com- 
prendre l'autorité  de  ses  orateurs,  à  juger  ses  philosophes  et  ses  critiques.  Au 
lieu  de  les  lire  en  tâtonnant,  accompagnés  du  commentateur  qui  nous  fourvoie 
le  plus  souvent,  ou  qui  nous  refroidit  quand  il  nous  éclaire,  leurs  historiens,  en 
nous  faisant  de  leur  pays,  nous  ont  mis  à  même  de  les  lire  couranmient,  comme 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  auteurs  familiers.  Nous  ne  sommes  pas  rebutés,  daos  un  beau  morceau  de 
poésie,  dans  une  haran^e,  dans  un  traité  philosophique,  par  une  sorte  d^ar- 
chéologie  à  laquelle  nous  n'avons  pas  été  initiés,  et,  en  même  temps  que  nous 
y  admirons  ces  belles  pensées  qui  sont  du  domaine  de  Thomme  dans  tous  les 
pays  et  dans  tous  les  temps,  nous  voyons  en  quelque  sorte  la  physionomie  par- 
ticulière de  l'esprit  humain  dans  un  temps  et  dans  un  pays  déterminés.  Cicéron, 
dans  ses  ouvrages  philosophiques,  ne  sera  pas  seulement  un  des  bons  moralistes 
du  monde,  ce  sera  le  moraliste  romain.  Horace  ne  sera  pas  seulement  un  lyrique 
ou  un  satirique,  ce  sera  le  lyrique  un  peu  artificiel  d'un  pays  où  Ton  ne  rêvait 
guère,  ce  sera  le  satirique  d'un  peuple  chez  qui  le  vice  n'a  jamais  été  élégant,  et 
sous  la  mollesse  duquel  perce  cette  brutalité  que  lui  reproche  la  Camille  de  Cor- 
neille, dans  un  de  ces  vers  où  ce  simple  et  sublime  génie  a  senti  plutôt  que  jugé 
le  peuple  romain. 

Soit  souvenir,  soit  préjugé  de  collège,  il  me  semble  que,  parmi  les  usages  de 
cet  enseignement  des  langues  anciennes,  qui  a  pour  ennemis  tous  ceux  qui  ont 
fait  de  méchantes  études,  celui-là  n'est  pas  le  plus  mauvais  qui  nous  faisait  ap- 
prendre les  élémens  du  latin  dans  un  abrégé  de  l'histoire  romaine.  Nous  arri- 
vions ainsi  à  ses  grands  écrivains  avec  des  impressions  déjà  fortes  de  la  grandeur 
de  leur  pays.  Le  jour  où  j'ai  dû  songer  à  un  plan  d'études  sur  la  httérature  la- 
tine, j'ai  trouvé  cette  indication  dans  mes  souvenirs.  Seulement,  au  lieu  d'un . 
petit  abrégé  où  le  latin  n'est  pas  toujours  romain,  j'ai  Voulu  lire  l'histoire  ro- 
maine dans  les  auteurs  originaux,  dans  les  Romains  qui  ont  écrit  les  annales  de 
leur  pays. 

La  liste  des  historiens  romains  est  courte;  elle  se  compose  de  quatre  noms  : 
César,  Salluste,  Tite-Live,  Tacite.  Des  hauteurs  où  ils  ont  élevé  l'histoire,  on  tombe 
tout  à  coup  soit  dans  la  chronique  négligée  et  suspecte  de  Suétone,  soit  dans  les 
abrégés  plus  brillans  que  solides  de  Yelleius  Paterculus  et  de  Flonis,  soit  dans 
les  prétentions  encyclopédiques  d'Ammien  Marcellin.  Ou  bien  ce  sont  des  auteurs 
qui  ont  écrit  des  vies  ou  des  résumés  d'histoire  universelle  :  Cornélius  Nepos, 
qui  fait  penser  à  Plutarque;  Quinte-Curce,  dont  les  fleurs  ne  nous  consolent  pas 
de  n'avoir  point  une  histoire  originale  d'Alexandre;  Justin,  qui  est  accablé  par 
le  Discours  sur  t Histoire  universelle  de  Bossuet.  Ces  auteurs,  dont  aucun  d'ail- 
leurs n'est  méprisable,  ont  pour  principal  mérite  d'offrir  des  textes  appropriés  à 
un  certain  temps  des  études  classiques  et  de  servir  comme  de  degrés  dans  la 
connaissance  du  latin. 

Peut-être  eût-il  été  plus  juste  de  les  comprendre  dans  l'étude  générale  des 
historiens;  j'avoue  que  je  ne  m'en  sens  pas  le  goût.  Quand  nous  jugeons  les 
écrivains  secondaires,  ou  bien  nous  triomphons  d'eux,  ou  bien  nous  les  proté- 
geons. Là  où  il  y  a  trop  à  critiquer,  le  profit  ne  vaut  pas  le  chagrin  qu'on  se 
donne;  là  où  il  est  besoin  de  faire  valoir  le  mérite  d'un  écrivain  par  le  relatif, 
à  peu  près  comme  ces  peintures  douteuses  pour  lesquelles  on  exige  du  spectateur 
qu'il  se  place  à  un  certain  point  de  l'équerre,  c'est  le  plus  souvent  un  jeu  d'esprit 
dont  l'exemple  n'est  pas  bon,  parce  qu'il  substitue  au  grand  goût  dans  les  lettres 
le  petit  goût,  qui  en  est  l'ennemi.  Nous  sommes  difficiles  ou  complaisans  aux 
petites  réputations  par  des  raisons  qui  ne  sont  pas  parfaitement  pures  de  tout 
intci-êt  d'amour-propre  :  difficiles,  parce  qu'y  ayant  trop  peu  de  distance  des 


lEVUE.  —  CHRONIQUE.  385 

petits  à  nous,  nous  leur  eo  voulons  néanmoins  de  s'être  élevés,  quoique  de  si 
peu,  au-dessus  de  nous;  complaisans,  afin  de  relever  notre  mérite  en  rabaissant 
le  niveau  des  gloires  véritables;  m&B  nous  leur  donnons  trop  de  nous-mêmes, 
ou  nous  leur  ôtons  trop  de  ce  qui  leur  appartient.  Les  écrivains  du  premier 
ordre  nous  dérobent  aux  périls  de  notre  jugement;  ils  s'emparent  de  nous  tout 
d'abord,  et  ils  se  rendent  maîtres  de  notre  intelligence  par  Tadmiration,  cet 
abandon  délicieux  qui  est  la  foi  dans  le  génie.  Là,  nous  ne  faisons  plus  nos  ré* 
serves,  nous  sommes  en  puissance  d'autrui;  notre  amour-propre,  qu'excitait  dans 
nos  jugemens  sur  les  petits  une  égalité  modérée,  se  tait  devant  cette  distance 
infinie  qui  nous  sépare  des  hommes  supérieurs;  le  commerce  de  ces  hommes  ac- 
coutume à  la  modestie  et  apprend  le  respect.  Cette  foi  dans  le  génie  n'est  pas 
une  abdication,  mais  un  consentement  de  notre  raison  en  présence  de  Tidéal. 
Les  défauts  des  hommes  supérieurs  ne  sont  pas  un  avantage  que  nous  prenons 
sur  eux;  ils  nous  avertissent  que  leurs  œuvres  sont  de  Fhomme;  ils  empêchent 
la  superstition,  et,  en  nous  donnant  si^jet  de  faire  acte  d'indépendance,  ils  re- 
lèvent le  mérite  de  notre  admiration. 

Je  me  bornerai  donc  aux  quatre  grands  écrivains  qui  représentent  l'histoire 
chez  les  Romains.  Eux  parcourus,  et,  par  eux,  Rome  nous  étant  connue  et  près-* 
que  familière,  nous  étudierons  les  autres  productions  du  génie  latin.  Nous  ap- 
précierons tour  à  tour  l'éloquence  politique  et  judiciaire  dans  Cicéron  et  dans  les 
imposans  fragmens  qui  nous  sont  restés  de  quelques  orateurs  qui  l'ont  précédé 
ou  suivi;  la  philosophie  morale  dans  Cicéron  et  Sénèque;  la  critique  dans  Cicéron 
encore,  dans  Quintilien  et  dans  Tacite;  enfin  l'art  épistolaire  dans  ce  même  Ci- 
céron, qui  forme  comme  un  corps  de  littérature  à  part  dans  la  littérature  latine, 
et  dans  Pline  le  jeune,  qui  a  eu  la  gloire,  donnée  à  fort  peu,  de  bien  écrire  une 
lettre.  Tel  est  le  champ  de  nos  études.  L'objet,  vous  le  savez,  c'est  le  vrai.  Le 
vrai  est  multiple  et  divers;  chaque  genre  d'ouvrage  a  le  sien  plus  spécialement; 
c'est  le  vrai  de  la  matière  môme  qu'on  traite  et  de  la  méthode  d'après  laquelle 
on  le  traite;  mais  il  est  une  sorte  de  vrai  commun  à  tous  les  genres,  et,  quand 
je  parle  de  l'objet  général  de  nos  études,  c'est  ce  vrai-là  que  j'ai  en  vue.  Ce 
vrai,  c'est  tout  ce  qui  touche  et  convainc  l'homme,  soit  comme  individu,  soit 
comme  membre  d'une  société,  soit  comme  citoyen  d'une  nation;  c'est  ce  qui 
l'avertit  qu'il  n'est  pas  isolé  au  milieu  d'inconnus;  qu'outre  sa  vie  individuelle,  U 
vit  d'une  vie  générale;  c'est  tout  ce  qui,  dans  le  passé,  soit  qu'il  s'agisse  de 
faits,  de  pensées  ou  de  sentimens,  le  rend  contemporain  des  faits,  cohéritier  avec 
l'humanité  des  pensées,  sympathique  aux  sentimens.  Nous  ne  sommes  pas  libres 
de  ne  pas  connaître  certainement  le  vrai;  il  arrive  à  nos  consciences  comme  la 
lumière  à  nos  yeux,  comme  le  son  à  nos  oreilles,  et,  de  même  que  c'est  par  un 
désordre  physique  que  les  yeux  sont  privés  de  voir  la  douce  lumière  du  ciel  et 
les  oreilles  de  percevoir  les  sons,  de  même  c'est  par  l'effet  d'un  dérangement  de 
l'esprit  que  la  conscience  cesse  de  percevoir  le  vrai.  La  raison  n'est  que  la  fa- 
culté par  laquelle  nous  transformons  la  connaissance  involontaire  du  vrai  en  un 
assentiment  réfléchi. 

On  a  dit,  et  le  mol  est  triste  :  Le  vrai  est  ce  qu'il  peut.  Disons  plutôt  du  vrai, 
comme  de  Dieu ,  dont  il  fait  partie  :  Le  vrai  est  ce  qui  est.  L'homme  qui  veut 
échapper  au  vrai  semble  vouloir  échapper  à  soi-même.  Par  quoi  nous  connais- 


3S6  BETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

sons-nous  en  effet,  sinon  par  le  vrai,  qui,  par  ce  que  nous  devrions  être,  nous 
apprend  qui  nous  sommes?  Aussi  dit-on  de  tout  esprit  (aux,  c'est-à-dire  de  tout 
homme  empêché  par  quelque  désordre  intellectuel  de  connaître  le  vrai  :  Cest 
un  homme  qui  ne  se  connaît  pas.  Hélas!  sous  des  termes  modérés,  rien  n'est 
plus  dur  que  ce  jugement.  Il  rabaisse  Tesprit  faux  au  niveau  de  la  bête,  dont  la 
condition ,  par  rapport  à  Thomme,  est  qu'elle  ne  se  connaît  pas. 

Si  quelqu'un  me  persuadait  un  jour  que  le  vrai  n'est  qu'une  vue  de  mon  es- 
prit, et  non  quelque  chose  qui  est  hors  de  lui ,  avant  lui,  qui  sera  après  lui,  qui 
est  Dieu;  que  le  vrai  est  ma  chose,  qu'il  commence  et  finit  avec  moi ,  que  le 
trouble  délicieux  où  me  jette  sa  présence  n'est  qu'une  sensation  individuelle,  et 
fassentiment  que  lui  donne  ma  raison  un  caprice;  que  le  vrai  n'est  pas  plus  que 
moi,  n'est  que  moi; —  de  même  qu'on  arrête  avec  le  doigt  le  mouvement  d'uQC 
montre,  de  même  celui-là  arrêterait  en  moi  la  vie  morale  à  l'instant.  Je  plain- 
drais l'homme  qui ,  cédant  au  puéril  orgueil  de  regarder  le  vrai  comme  uoo 
création  de  son  esprit ,  échangerait  contre  cette  grossière  illusion  la  douce  et 
glorieuse  dépendance  dans  laquelle  nous  sommes  par  rapport  au  vrai.  Il  perdrait 
tous  les  ressorts  de  son  ame,  il  réduirait  sa  raison  à  un  instinct  moins  sûr  que 
celui  des  animaux,  parce  qu'il  serait  troublé  sans  cesse  par  les  révoltes  de  son 
sens  intime;  il  perdrait  jusqu'à  ces  défauts  de  l'homme  qui,  du  moins,  sont  ceux 
d'un  être  créé  pour  percevoir  le  vrai,  jusqu'à  l'orgueil,  lequel  n'est  le  plus  sou- 
vent que  la  prétention  de  connaître  mieux  le  vrai  que  les  autres,  et  de  le  leur 
imposer  à  titre  de  privilège  sur  des  inférieurs. 

(Test  pour  ne  pas  tomber  dans  cette  sorte  d'orgueil,  et  pour  en  éviter  jusqu'à 
l'apparence,  qu'il  est  du  devoir,  dans  toute  chaire  d'où  l'on  prétend  enseigner 
le  vrai ,  de  s'interdire  les  formules  dogmatiques.  Par  là,  on  respecte,  ce  qui  n'est 
pas  la  même  chose  que  ménager,  ceux  qui  n'en  sont  pas  persuadés  au  même 
degré,  soit  ftiiblesse,  soit  que  leurs  lumières  s'offusquent,  comme  il  arrive,  par 
leur  diversité  et  leur  inégalité.  Voilà  pourquoi  je  préffere,  en  annonçant  ces  le- 
çons ,  au  mot  enseigner  dont  l'absolu  m'effraie,  le  mot  étudier,  non-seulement 
parce  que  j'apprends  dans  le  moment  même  que  j'enseigne,  mais  parce  qu'il  n'y 
a  pas  de  terme  plus  propre  pour  caractériser  ces  spéculations  paisibles  sur  le 
passé ,  et  cette  recherche  d'un  vrai  qu'aucune  contradiction  ne  rend  agressif 
et  militant.  On  enseigne  les  sciences  exactes;  les  élémens,  la  méthode,  les  ré- 
sultats, tout  en  est  évident  ;  on  étudie  les  sciences  -qui  ont  pour  objet  ce  qu'il 
y  a  de  plus  libre,  de  plus  mobile  dans  l'homme,  de  moins  susceptible  d'être  me- 
suré ou  réduit  en  axiomes,  la  pensée;  qui  ont  pour  résultats  des  vérités  dont 
l'évidence,  moins  générale,  ne  se  perçoit  pas  moins  par  la  sensibilité  et  l'imagi- 
nation ,  les  deux  facultés  les  plus  assujetties  à  la  diversité  des  circonstances  par- 
ticulières, que  par  la  raison,  par  laquelle  tous  les  temps  et  tous  les  pays  se  res- 
semblent. L'étude  d'ailleurs,  avec  ses  doutes,  ses  inquiétudes,  ses  tàtonnemens 
quand  elle  cherche,  ses  ravissemens  quand  elle  découvre,  l'étude  où  se  peignent 
tous  les  mouvemens  d*un  esprit  sincère  cherchant  dans  les  livres  le  noble  plai- 
sir que  donne  le  vrai ,  n'est-elle  pas  plus  intéressante  que  l'enseignement  qui 
affirme  ce  qui  se  dok  persuader.  Impose  d'autorité  ce  qui  veut  être  senti ,  borne 
ce  qui  est  sans  limiftes,  et  qui  ressemble  plus  à  une  opération  de  la  mémoire  qu^ 
un  travail  aetuel  de  Tespritl 


RBVDB.  —  GHRONIQCK.  387 

Après  avoir  ainsi  parcouru  tout  le  champ  de  la  prose  latine  et  y  avoir  recher- 
ché le  vrai  commun  à  tous  les  genres ,  et  le  vrai  propre  à  chacun ,  peut-être  y 
aura-t-il  lieu  de  hasarder  quelques  généralités  sur  cette  moitié  de  la  littérature 
romaine.  Les  généralités  n'étant  que  Fexpression  des  lois  d'après  lesquelles  s'ac- 
complissent les  choses  humaines,  avant  de  poser  les  lois,  il  faut  connaître  tous 
les  faits  qui  se  développent  sous  leur  empire;  mais  la  tentation  de  généraliser 
est  dangereuse;  on  croit  trop  aisément  qu'on  voit  loin ,  parce  qu'on  ne  voit  pas 
à  ses  pieds,  vite  parce  qu'on  voit  peu;  aussi  est-ce  moins  un  engagement  que 
je  prends  qu'un  désir  innocent  que  j'exprime.  Il  serait  si  beau ,  pour  cette  sorte 
de  vrai  qui  regarde  les  faits  et  les  grands  hommes  de  l'histoire  romaine,  de 
trouver  quelque  chose  à  dire  après  Bossuet,  après  Montesquieu,  après  le  pre- 
mier de  ces  grands  penseurs  sur  les  choses  romaines,  Machiavel  !  Mais  n'est-ce 
pas  déjà  trop  d'ambition  que  de  s'aventurer  dans  les  spéculations  qui  leur  étaient 
familières  et  de  Vouloir  penser  où  ils  ont  pensé  ? 

Il  serait  moins  téméraire,  et  peutrètre  m'y  risquerai-je,  de  tirer  de  l'étude  du 
génie  romain  dans'les  lettres,  de  l'art  dans  les  grands  écrivains,  en  un  mot  du 
vrai  dans  l'éloquence  latine ,  soit  quelque  principe  nouveau ,  soit  la  confirma- 
tion de  quelque  principe  connu,  qui  serve,  non  à  former  de  grands  écrivains, 
mais  à  entretenir  dans  le  pays  le  goût  général  qui  les  forme.  L'objet  de  toutes 
les  institutions  d'enseignement,  le  devoir  de  toutes  les  chaires,  est  de  rappeler 
au  public  qu'étant  la  matière  même  de  la  gloire,  il  doit  y  mettre  ses  condi- 
tions, et  se  compter  pour  quelque  chose  dans  les  livres,  qu'il  ne  fait  pas.  Aucun 
public  n'y  est  plus  disposé  que  le  public  français.  La  France  est  le  pays  où  le 
public  est  le  plus  près  de  l'écrivain ,  et  où  l'on  peut  dire  avec  le  plus  de  vérité 
qu'entre  le  lecteur  et  l'auteur,  c'est  un  prêté  rendu.  Je  sais  que  ce  public  a  des 
momens  de  sommeil,  pendant  lesquels  il  n'est  pas  très  délicat  sur  ses  rêves; 
mais  qu'on  ne  s'y  fie  pas  :  quand  il  s'éveil)e,  il  ne  se  souvient  plus  de  ce  qu'il  a 
rêvé.  Notre  public  ne  méprise  pas  les  auteurs  qui  lui  ont  été  trop  compiaisans  ; 
ce  serait  trop  dur,  et  il  sait  qu'il  y  a  un  peu  de  sa  faute  :  il  les  oublie.  Aussi 
n'y  a-t-il  pas  de  pays  où  il  y  ait  plus  de  gloires  qui  ne  durent  pas  vie  d'homme. 

Tel  est  le  plan  que  je  me  suis  tracé.  Dans  ce  plan,  les  historiens  devant  ouvrir 
ces  leçons,  bous  avons  dû  commencer  par  César,  venir  ensuite  à  Salluste,  le- 
quel nous  amène  à  son  successeur  immédiat  Tite-Live,  remontant  pour  ainsi 
dire  le  cours  de  l'histoire  de  Rome,  en  même  temps  que  nous  descendons  la 
suite  de  ses  historiens. 

Tite-Live  avait  à  peine  seize  ans  quand  César  mourut.  Il  en  avait  vingt-quatre 
quand  il  quitta  Padoue,  sa  patrie,  pour  venir  à  Rome,  où  il  put  voir  Salluste, 
vieux  et  chagrin.  Auguste,  qui  le  compta  parmi  ses  amis,  ne  s'ofifensa  pas,  dit 
Tacite,  de  l'éloge  qu'il  faisait  de  Pompée,  et  il  rappelait  le  Pompéien.  Pline  le 
jeune  raconte  que  sur  le  bruit  de  ses  ouvrages  un  habitant  de  Gadès  vint  du  fond  de 
l'Espagne  à  Rome  pour  le  voir,  et,  après  l'avoir  vu ,  s'en  retourna.  Cesl  de  cet 
unique  habitant  de  Gadès  que  saint  Jérôme  a  fait  plusieurs  nobles  gaulois  et  es- 
pagnols, «  entraînés,  dit^il,  à  Rome  par  le  désir  de  le  contempler,  et  qui,  en- 
trés dans  unes!  grande  ville,  y  cherdûient autre  chose  que  la  ville  elle-même.  » 
Des  biographes  lui  font  écrire  son  histoire  partie  à  Rome,  partie  à  Naples,  où  il 
allait,  disent-ils,  de  temps  en  temps  se  délasser.  Us  partagent  les  soins  de  sa  vie 


388-  lirUB  DB8  DEUX  MONDBS. 

entre  son  fils,  pour  lequel  il  ayait  écrit  un  traité  littéraire,  et  sa  fille,  qui  fut  ma- 
riée à  un  rhéteur  nommé  Lucius  Magius,  qu*on  allait  entendre,  dit  Sénèque  le 
père,  R  moins  par  estime  pour  son  talent,  qu'à  cause  de  la  réputation  de  son 
beau-père.  >»  Les  auteurs  padouans  dérangent  cet  intérieur  en  manant  deux  fois 
Tite-Live,  et  en  lui  donnant  deux  fils  et  quatre  filles  sur  la  foi  de  quelque  pierre 
mal  déchiffrée.  Ils  font  aller  toute  la  ville  de  Padoue  à  sa  rencontre,  le  jour  où 
il  y  revint  après  la  mort  d'Auguste;  ils  1^  comblent  d'honneurs,  et  lui  donnent 
une  vieillesse  paisible  et  fortunée  :  mais  cet  embellissement,  d'ailleurs  fort  inno- 
cent, n*a  pas  même  pour  prétexte  une  inscription  douteuse.  Eusèbe  et  saint  Jé- 
rôme disent  qu'il  mourut  à  Padoue,  l'an  48  de  l'ère  chrétienne,  la  quatrième 
année  du  règne  de  Tibère.  Si  cette  date  est  exacte,  Tite-Live,  né  cinquante-neuf 
ans  avant  notre  ère,  et  mort  dix-huit  ans  après,  aurait  vécu  soixante-seize  ans. 

n  y  a  lieu  de  supposer  que  Tite-Live  n'eut  aucun  emploi  considérable  ni  à 
Rome,  ni  à  l'armée,  et  que  ce  fut,  comme  Horace  et  Virgile,  ses  aînés,  le  pre- 
mier de  cinq  ans,  le  second  de  dix,  un  lettré  de  la  cour  d'Auguste.  César  et  Sal- 
luste  sont  historiens,  l'un  dans  le  feu  des  affaires,  l'autre  au  sortir  des  affaires, 
et  par  dépit  d'en  être  dehors.  C'est  le  génie  même  de  l'histoire  qui  a  fait  Tite- 
Live  historien.  Il  vivait  à  une  époque  où  Rome,  sans  ennemis  dans  le  monde, 
puisqu'elle  était  devenue  le  monde  lui-même,  sans  guerre,  puisque  la  guerre  ci- 
vile y  avait  cessé,  demandait  un  historien  poète  plus  qu'à  demi  pour  raconter 
et  chanter  tout  ensemble  la  glorieuse  suite  de  ses  annales.  Fatiguée  de  guerres 
civiles,  étonnée  de  connaître  pour  la  première  fois  les  biens  du  repos  et  de  l'or- 
dre, sous  un  gouvernement  qui  paraissait  moins  l'opprimer  que  la  débarrasser 
de  libertés  meurtrières ,  après  sept  siècles  employés  à  consommer  l'œuvre  de  sa 
grandeur,  c'était  un  sentiment  nouveau  pour  elle  que  de  revenir  sur  son  passé 
et  de  se  contempler  dans  sa  gloire.  Avant  Auguste,  Rome  avait  eu  l'idée  de  la 
grandeur  de  ses  membres,  tantôt  du  peuple,  tantôt  de  l'armée,  plus  souvent  du 
sénat;  sous  Auguste  seulement,  elle  eut  l'idée  d'une  grandeur  en  laquelle  se  ré- 
sumaient et  s'absorbaient  ces  trois  grandeurs  particulières  ;  et  ce  fut  cette  idée 
qui,  comme  une  force  créatrice,  inspira  V Enéide  à  Virgile,  à  Tite-Live  f  Histoire 
romaine. 

Que  faut-il  penser  des  éloges  que  Tite-Live  donnait  à  Pompée,  et  dont  le  rail- 
lait Auguste?  Dans  le  récit  de  la  guerre  civile,  s'était-il  prononcé  pour  Pompée 
contre  César?  N'est-ce  «pas  pousser  trop  loin  les  choses  que  de  lui  prêter,  comme 
fait  Niebuhr,  la  partialité  d'un  homme  de  parti? 

Si  Tite-Live  eût  été  pompéien  jusque-là,  il  n'aurait  pas  écrit  de  Cicéron,  l'ami 
de  Pompée,  «  que  de  tous  les  maux  qui  l'accablèrent  coup  sur  coup,  exil ,  chute 
de  son  parti,  mort  de  sa  fille,  il  n'y  eut  que  la  mort  qu'il  souffrit  en  homme.  »11 
n^eût  pas  dit  de  cette  mort  «  qu'à  bien  considérer  les  choses,  elle  a  pu  paraître 
moins  imméritée,  par  la  raison  que  Cicéron,  vainqueur,  n'eût  pas  mieux  traité 
son  ennemi  (1).  »  Un  écrivain  du  parti  de  Pompée  n'eût  pas  tracé,  du  plus  grand 
personnage  de  ce  parti,  un  portrait  qui  p€u%îtrait  calomnieux,  même  sous  la 
plume  d'un  partisan  de  César.  Je  me  persuade  que  ce  qui  dut  toucher  Tite-Live 
dans  le  caractère  de  Pompée,  ce  fut  l'honnêteté  de  l'homme  privé,  encore  qu'elle 

(1)  Fragment  tiré  de  Sénèque  le  père. 


REWB.  —  CHRONIQUE.  389 

fût  si  stérile  pour  les  autres,  et  qu^elle  semblât  yenir  de  Fabsence  de  passions 
plutôt  que  d'un  sens  moral  actif  et  énergique;  ce  fut  cette  apparence  de  mo- 
dération par  laquelle  Pompée  patrut  ne  pas  vouloir  de  la  puissance  suprême  ^ 
parce  qu'il  n'osa  pas  la  prendre;  ce  fut  surtout  sa  mort  sur  le  riyage  égyptien  ^^ 
et  cette  fin  si  triste  d'un  homme  si  long-temps  heureux. 

Faire  de  Tite-Live  un  homme  de  parti,  l'idée  n'en  pouvait  venir  qu'à  Niebuhr, 
et  par  le  besoin  de  sa  thèse,  qui  consiste  à  lui  ôter  toute  créance.  U  fallait  le  trou^ 
ver  tout  au  moins  prévenu  là  où  il  n'est  pas  infidèle.  Ni  l'époque  où  vivait  Tite^ 
Live  ne  comportait  une  prévention  de  ce  genre,  ni  le  tour  d'esprit  de  rhistorieu 
ne  s'y  prêtait.  Après  qu'Auguste,  selon  les  belles  paroles  de  Tacite,  eut  reçu  sous 
son  nouvel  empire  le  monde  romain  fatigué  des  guerres  civiles,  il  n'y  eut  pas  un 
homme  de  sens  qui  regrettât  l'ancien  parti  républicain.  Trop  de  héros  de  ce 
parti  avaient  prouvé  qu'en  s'y  attachant  ils  n'avaient  fait  que  se  tromper  sur  le 
moyen  d'arriver  plus  sûrement  aux  avantages  de  pouvoir  et  d'argent  qu'ils 
poursuivaient  sous  son  drapeau;  trop  de  faux  patriotisme,  trop  d'orgueil  de  caste« 
trop  de  cet  amour  de  la  liberté  pour  soi  et  son  parti,  s'y  étaient  mêlés  à  la  vertu 
solide  et  au  vrai  courage  de  quelques  hommes,  pour  qu'on  songeât  à  prendre 
parti  dans  cette  querelle  vidée,  et  qu'on  ne  sût  pas  gré  à  Auguste  d'en  avoir  ûni^ 
à  Philippes,  avec  les  écoliers  de  Caton,  à  Actium,  avec  les  exécuteurs  testament 
taires  de  César.  Tite-Live  devait  penser  à  cet  égard  comme  tout  le  monde,  outre 
que,  par  son  esprit  généreux,  élevé,  sensible  au  malheur,  fort  porté  d'ailleurs  au 
dramatique,  et  plus  occupé,  dans  les  actions  des  hommes,  de  ce  qui  parait  au 
dehors  que  de  ce  qui  reste  caché,  des  passions  que  des  intérêts,  il  n'était  capable, 
ni  de  l'énergie,  ni  des  petitesses  de  l'esprit  de  parti.  C'est  un  républicain  à  la 
façon  d'Horace  chantant  Régulus  et  l'ame  indomptable  de  Caton,  à  la  façon  de 
Virgile  faisant  présider  par  ce  même  Caton  l'assemblée  des  âmes  vertueuses  aux 
Champs-Elysées.  Tous  trois  admiraient  Rome,  sa  grandeur,  sa  gloire,  regrettaient^ 
non  ses  institutions,  dont  je  doute  qu'aucun  d'eux  se  fût  rendu  compte,  même 
Tite-Live,  mais  tout  ce  que  les  traditions  nationales  racontaient  de  l'héroïsme 
de  ses  citoyens.  Les  esprits  excellens,  et  la  remarque  en  est  vraie  surtout  des 
écrivains,  sont  rarement  justes,  et  ne  sont  jamais  tendres  pour  le  présent.  Le 
mal  qu'ils  y  sentent  plus  vivement  que  les  autres  les  empêche  d'y  voir  le  bien, 
qui  d'ailleurs  n'y  a  jamais  la  grandeur  que  donne  l'éloignement,  et  il  est  rare 
qu'ils  ne  soient  pas  touchés  de  quelque  forte  prévention,  soit  de  regret  pour  le 
passé,  soit  d'espérance  pour  l'avenir.  Ceux  en  particulier  qui  regrettent  le  passé 
s'en  font  des  images  merveilleuses  de  désintéressement,  de  vertu,  de  grandeur 
d'ame,  pour  se  consoler  de  ce  qui  se  fait  autour  d'eux;  et  de  même  que,  dans  le 
présent,  la  grandeur  des  résultats  leur  est  dérobée  par  la  petitesse  des  causes 
apparentes  et  par  l'agitation  intéressée  de  tous  ceux  par  qui  ces  résultats  s'ac* 
complissent,  de  même,  dans  le  passé,  les  mêmes  misères  des  moyens  et  des  ac- 
teurs principaux  leur  sont  dissimulées  par  la  grandeur  des  résultats.  C'est  l'illu^ 
sion  familière  à  Tite-Live,  et  Salluste  n'y  a  pas  échappé.  Cependant  il  y  a,  sur 
ce  point,  entre  les  deux  historiens,  une  différence  très  marquée. 

Je  doute  que  Salluste  ait  été  dupe  de  l'idéal  qu'il  nous  a  tracé,  dans  le  préam- 
bule du  Catilinay  des  temps  de  Rome  jusqu'à  la  fin  des  guerres  puniques.  Tous 
les  traits  en  sont  si  hors  du  vrai,  qu'on^ne  peut  voir  dans  cette  peinture  si  ûaU 


390  REVUE  DES  DEUX  MQNDE8. 

teuse  des  premiers  siècles  de  Rome,  ou  qu^uae  satire  de  son  temps,  ou  qu*une 
déclaration  de  pureté  et  de  vertu  pour  s'attirer  du  crédit,  ou  qu'un  morceau  de 
rhétorique  inspiré  par  l'imitation  des  Grecs,  par  quelque  usage  littéraire  d'a- 
lors. Peut-être  y  a-t-il  de  toutes  ces  choses  à  la  fois.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous 
avons  été  insensible  aux  séductions  de  ce  préambule,  et,  au  lieu  d'y  prendre 
confiance  en  la  vertu  de  Salluste,  nous  nous  sommes  d'autant  plus  tenu  en 
garde  contre  les  jugemens  d'un  historien  qui  fait  cesser  toute  vertu  et  expirer 
toute  morale  au  moment  même  où  vont  commencer  ses  récits.  Salluste  imagine 
le  bien  en  homme  qui  ne  le  pratique  guère.  Ses  peintures  sont  fabuleuses  là  où 
celles  de  Tite-Live  ne  sont  qu'un  peu  flattées. 

C'est  que  Tite-Live  est  un  honnête  homme,  qui  juge  les  autres  par  son  propre 
fonds,  et  qui  non-seulement  croit  à  la  vertu,  parce  qu'il  en  est  capable,  mais 
qui  connaît  la  source  des  belles  actions,  comme  Salluste  devine  les  motifs  secrets 
des  mauvaises.  II  a  cette  sorte  d'intelligence  des  honnêtes  gens,  plus  rare  que 
celle  des  plus  habiles  parmi  ceux  qui  ne  savent  pas  la  morale  ou  qui  y  sont  in- 
diiïerens;  il  voit  se  former  au  fond  des  grandes  âmes  les  résolutions  héroïques; 
il  connaît  ce  que  peut  un  homme  sous  une  impulsion  de  générosité  ou  sous 
l'empire  du  devoir;  il  pénètre  les  grands  citoyens,  parce  qu'il  les  aime.  Je  m'en 
rapporte  à  Salluste  faisant  le  portrait  de  quelque  factieux  turbulent,  ou  de  quel- 
que gouverneur  romain  dépouillant  sa  province  :  il  s'y  connaissait;  mais  j'ai  foi 
en  Tile-Live  me  parlant  d'un  Fabius  ou  d'un  Paul-Emile  :  il  trouvait  dans  un 
cœur  droit  et  sensible  le  secret  de  leurs  grandes  actions  et  l'art  de  nous  les  rendre 
présentes  par  la  vivacité  de  ses  récits. 

C  est  Quiutilien  qui  a  noie  le  premier,  parmi  les  qualités  de  Tite-Live,  la  sen- 
sibilité. Il  ne  le  dit  pas  expressément;  les  anciens  n'ont  pas  de  mot  qui  l'exprime 
claireiiieut,  non  qu'us  n'aient  connu  la  chose,  mais  parce  que  cette  disposition 
n'y  a  inspire  aucun  ouvrage  eu  particuher,  et  que,  daus  ceux  où  il  parait  quelque 
sensibiliie,  c'est  comme  uue  liberté  timide  et  inconnue  que  prend  i'ame  hu- 
maine, sous  l'empire  de  moeui^,  de  rehgions,  de  gouvernemens  qui  lui  étaient 
aniipaihiques.  On  reconnaît  ia  sensibilité  dans  Teloge  que  Quintiiien  accorde  à 
Tite-Live  d'exceller,  plus  qu'aucun  autre  historien,  dans  l'expression  des  pas- 
sions, et  principalement,  dit-il ,  des  passions  douces,  Qjjeciiu  dulciores  (1).  Cet 
éloge  n'est  pas  seulement  vrai  des  harangues  de  Tite-Live,  il  l'est  encore  de 
ses  recils,  dont  les  plus  beaux  sont  ceux  ou  il  peint,  c'est  trop  peu  dire,  où  il 
sent  iui-iueme  ces  passions.  Celte  sensibilité  le  rend  heureux,  comme  un  con^ 
temporain,  des  victoires  de  sou  pays,  malheureux  de  ses  défaites,  et  il  y  a  dans 
sa  partialité  même,  soit  1  illusion  d'un  ieiuoin  qui  a  grossi  les  choses  par  i'espé- 
raucc  ou  par  la  crainte,  bOit  le  depit  d'un  lier  Homain  battu  qui  nie  sa  défaite 
ou  qui  n'en  veut  pas  laire  honneur  à  son  ennemi.  Apres  ia  bataille  de  Cannes, 
comme  un  Homaiu  de  ce  tempa-la  que  ia  douieur  eût  sutl'oque  ;  <i  Je  n'essaierai 
pa^,  dit-ii,  de  peindre  le  desordre  et  ia  terreur  dans  les  murs  de  Rome,  je  suc- 
comt>ei'ais  sous  la  tacne.  »  ^uccaénùatn  onen  I  II  courbe  la  tête  souâ  le  desastre 
de  son  pays,  et  s'étonne  d  être  encore  vivant;  il  est  muet  de  douleur  et  d  m- 

(1)  Affeetui  quidem^  prœeiptte  0Oê,  qui  Munî  diUeiar$i,  ttt  pait9i$Hm9  éieamt 
n«mQ  kêMtQrieorum  commcfutovil  magii.  {Imtti.  or.  X,  l.j 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  391 

quiétude;  puis,  avec  Rome  qui  peu  à  peu  se  ranime,  il  relève  la  tète  et  respire 
enfin  à  la  vue  d'Annibal  allant  fêter  Cannes  à  Capoue  (i). 

La  sensibilité  est  un  don  commun  à  Tite-Live  et  à  Virgile.  Us  se  ressembleat 
tous  deux  par  cette  faculté  supérieure  et  charmante  par  laquelle  le  poète  et  Thifir 
torien  s'aiment  moins  que  les  créations  de  leur  esprit,  et  vivent  pour  ainsi 
dire  de  la  vie  qu'ils  leur  ont  donnée.  Virgile  souffre  pour  Didon  délaissée,  et 
porte  dans  son  sein  les  ennuis  de  la  veuve  d'Hector;  il  pleure  la  mort  du  jeune 
guerrier  dont  un  javelot  a  percé  la  blanche  poitrine.  Cest  trop  peu,  ce  feu  de 
tendresse  se  répand  sur  tout  ce  qu'il  voit,  sur  tout  ce  qu'il  décrit.  U  s'intéresse 
à  l'herbe  naissante  qui  ose  se  confier  à  l'air  attiédi  par  le  printemps;  il  est  tour 
à  tour  la  génisse  exhalant  son  ame  innocente  auprès  de  la  crèche  pleine,  l'oi- 
seau à  qui  les  airs  même  sont  funestes,  et  qui  meurt  au  sein  de  la  nue,  le  tau- 
reau vaincu  qui  aiguise  ses  cornes  contre  les  chênes  pour  de  nouveaux  combats. 
Gomme  Virgile,  Tite-Live  est  tour  à  tour  chacun  des  personnages  qu'il  aime;  il 
est  Rome  elle-même  dans  toutes  ses  fortunes,  Rome  que  le  poète  appelle  la  plus 
belle  des  choses^  pulcherrima  rerum.  par  le  même  enthousiasme  tendre  qui 
fait  dire  à  l'historien  que  sa  nation  est  la  première  du  monde,  et  que  l'empire 
romain  est  le  plus  grand  après  celui  des  dieux ,  maximum  secundum  deorum 
opes  imper ium. 

La  sensibilité  de  Tite-Live  a  la  plus  forte  part  dans  cette  connaissance  du 
cœur  humain  dont  le  loue  le  moins  favorable  de  ses  juges,  le  savant  Niebuhr. 
Cest  même  par  les  passions  dont  son  cœur  lui  a  donné  le  secret  qu'il  arrive  à 
connaître  les  intérêts  et  qu'il  pénètre  dans  les  com^^lications  des  affaires.  D'au- 
tres écrivains  qui  ont  mérité  le  même  éloge  n'ont  porté  dans  le  cœur  humain 
que  la  lumière  de  la  raison.  Leur  propre  cœur  est  resté  indifférent,  soit  qu'ils 
Feussent  fait  taire  pour  ne  pas  troubler  leur  jugement,  soit  plutôt  que  l'expé- 
rience l'eût  desséché.  Aussi  leur  science  instruit,  mais  ne  rend  pas  meilleur.  Us 
fournissent  des  expédieus  et  ôtent  des  scrupules  à  ceux  qui,  nés  avec  de  raix^ 
bition,  cherchent  dans  leurs  études  des  moyens  d'empire  s^r  les  hommes.  Tite- 
Live  est  l'historien  des  âmes  généreuses;  il  apprend  à  ceux  qui  ne  sont  pas  faits 
pour  commander  comment  on  honore  l'obéissance.  Sa  science  n'instruit  guère 
moins,  mais  elle  touche  et  donne  du  ressort. 

On  en  dirait  autant  de  Virgile,  ce  maître  si  profond  et  si  doux  dans  la  science 
de  la  vie.  Plus  je  compare  ces  deux  hommes,  plus  je  les  trouve  frères.  Virgile 
pourtant  est  le  premier,  parce  que  son  cœur,  le  plus  tendre  de  l'antiquité,  a  ijes- 
senti  encore  plus  profondément  le  contre-coup  des  choses  humaines.  On  voi^r 
drait  croire  qu'ils  se  sont  connus  et  aimés;  que,  dans  ce  palais  d'Auguste  qui  leur 
était  si  hospitalier,  ils  se  sont  entretenus  de  Rome,  de  sa  gloire  passée,  de  ses 
grands  hommes,  et  que,  sans  médire  d'Auguste,  ils  se  sont  quelquefois  attendris 
pour  Pompée  et  exaltés  pour  Gaton. 

Tous  deux  étaient  nés  non  loin  de  Venise,  sous  le  ciel  des  grands  coloristes; 
tous  deux  avaient  respiré  cet  air  limpide  et  brillant  qui  circule  d^s  les  toiles  de 
l'école  vénitienne.  Cest  ce  don  de  la  lumière  et  du  coloris  que,  dans  une  langue 
qui  fait  effort  pour  être  expressive,  Quuitiiien  appelle  la  blancheur  éblouÛManU^, 

(t)  M.  Deimoa,  dans  tes  savantes  leçam  sur  Tite-live  {Cintré  é^têu4eê  hiêtmiquêi, 
t  ZIP),  a  Csitoiîle  itmvqv^  iwM  moi* 


392  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

clarissimus  candor,  de  Titc-Live.  L'exemple  en  était  nouveau,  même  après  la 
lumière  du  style  de  César,  même  après  le  coloris  de  Salluste.  César  dessine  ù 
grands  traits  plutôt  qu'il  ne  peint.  Comme  ce  n'est  point  par  T imagination  qu'il 
voit  les  choses  et  les  hommes,  mais  d'un  regard  que  ne  trouble  aucune  émotion 
et  par  une  sorte  de  connaissance  anticipée  qu'il  en  a  par  la  raison,  il  faut  ré- 
fléchir sur  son  style  pour  en  être  frappé.  Salluste  est  plus  coloriste  que  César, 
et  la  première  lecture  lui  est  plus  favorable;  mais  la  réflexion  lui  ôte  quelques- 
uns  de  ses  avantages.  On  découvre  bientôt  qu'en  poursuivant  à  la  fois  deux  mé- 
rites qui  semblent  s'exclure,  qui  du  moins  se  contrarient,  la  couleur  et  la  con- 
cision ,  la  couleur  qui  sépare  les  objets,  qui  les  distingue,  qui  leur  donne  un 
corps,  la  concision  qui  les  réunit ,  les  résume,  les  abstrait,  il  arrive  quelquefois 
à  des  expressions  générales  qui  promettent  plus  qu'elles  ne  tiennent.  Tite-Livc 
est  coloriste  par  l'intérêt  de  sensibilité  qu'il  prend  à  toutes  choses,  et  aussi  parce 
qu'il  est  un  peu  de  la  nature  des  poètes,  chez  qui  l'art  de  l'écrivain  est  le  plus 
près  de  l'art  du  peintre  ou  du  sculpteur,  et  la  plume  qui  écrit  de  la  plastique  qui 
modèle. 

Le  premier  des  historiens  romains,  Tite-Live,  eut  l'idée  et  l'amour  de  la  pa- 
trie. Il  n'y  a  pas  de  patrie  dans  les  mémoires  de  César;  il  y  a  César,  et  Rome  n'est 
plus"  qu'une  ville  qui  lui  coûte  moins  à  prendre  que  Brindes.  Il  n'y  a  pas  de  pa- 
trie dans  Salluste;  il  n'y  a  que  des  partis.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  aimé  Rome; 
César  se  substituant  à  elle,  Salluste  n'y  trouvant  pas  sa  place.  Les  grands  hommes 
les  touchent  médiocrement  :  César,  parce  que  les  plus  grands  le  sont  moins  que 
lui;  Salluste,  parce  qu'il  n'admire  guère,  et  peut-être  parce  qu'il  se  pesait  au 
poids  de  César,  lui  qui,  faisant  quelque  part  allusion  à  Caton,  se  vante  d'avoir 
réussi  où  Caton  avait  échoué.  Pourquoi  César  écrit-il?  Nous  l'avons  dit  :  pour 
se  faire  admirer  et  craindre  à  Rome.  Et  Salluste?  Pour  la  réputation  qui  s'at- 
tache à  la  pratique  d'un  art  honnête;  pour  ne  pas  perdre  dans  l'oisiveté  et  Tin- 
ACtion  le  loisir  que  lui  fait  la  retraite;  parce  que  cela  sied  mieux  que  l'agriculture 
ou  la  chasse;  parce  que  de  toutes  les  occupations  où  l'on  exerce  son  esprit,  l'une 
d«s  plus  utiles  est  d'écrire  l'histoire.  Tite-Live  écrit  pour  sa  patrie  et  pour  se 
consoler  des  maux  qui  l'ont  accablée  dans  les  derniers  temps  par  le  spectacle  dé 
ses  grands  commencemens  et  de  ses  progrès.  Tant  qu'il  verra  prospérer  et  s'ac- 
croître cette  république,  a  la  plus  grande,  dit-il,  la  plus  vertueuse,  la  plus  riche 
en  bons  exemples  qui  fût  jamais,  »  il  se  sentira  soulagé  et  content. 

Tite-Live  est  le  premier  historien  véritablement  homme  de  bien.  L'éloge  n'en 
estril  pas  injurieux  pour  César  et  Salluste?  César  n'était-il  pas  homme  de  bien? 
Oui,  par  occasion,  s'il  le  fallait,  s'il  y  avait  politique  à  l'être  et  parce  qu'il  n'avait 
aucun  goût  à  ne  l'être  pas,  en  homme  autant  au-dessus  de  ses  qualités  que  de 
ses  vices.  De  même  que,  tout  en  ayant  de  la  bonté,  il  pouvait  être  cruel,  il  avait 
de  l'honnêteté,  quoiqu'il  fût  toujours  près  d'en  manquer.  Sa  morale,  c'était  sa 
raison  appréciant  son  intérêt.  L'intelligence  de  César  se  servait  de  tout,  du  bien 
comme  du  mal  indifféremment,  n'obéissait  à  rien,  doutait  des  dieux,  même  de 
Vénus,  quoiqu'il  en  eût  fait  la  mère  de  sa  lignée;  ne  croyait  guère  à  la  morale, 
quoiqu'il  fût  meilleur  que  celle  de  son  temps,  et  égal,  en  bien  des  actions,  aux 
plus  nobles  devoirs  de  la  morale  universelle;  croyait  pourtant,  faut-il  le  dire?  à 
des  règles  de  goût  et  obéissait  à  la  tyrannie  de  la  rhétorique.  Pour  Salluste,  je 
le  trouve  trop  moraliste  pour  un  homme  de  bien,  et  nous  avons  soupçonné  son 


ABvcBf  •-•  a&omQCS*  393 

indignation  contre  les  malhonnêtes  gens  de  n^ètre  qu'un  artlfliie  pour  écarter  de 
lui  le  soupçon  qu'il  n'avait  pas  toujours  pratiqué  ce  qu'il  professe  si  haut.  Le 
véritable  homme  de  bien,  c'est  Tite-Live.  Celui-là  croit  au  bon,  au  vrai,  à 
l'honnête;  il  trouve  beaucoup  d'honnêtes  gens,  il  en  trouve  trop  peut-être,  dans 
l'histoire  de  son  pays  :  preuve  qu'il  est  de  cette  famille.  S'il  parle  des  bons 
exemples,  ce  n'est  pas  du  succès  qu'il  l'entend,  mais  du  désintéressement,  de  la, 
fidélité  à  la  parole,  de  la  fermeté  dans  le  malheur,  de  la  modération  dans  la 
fortune.  La  morale  ne  lui  sied  pas  seulement  comme  à  un  bon  esprit  toutci 
l)onnc  chose;  il  y  a  foi,  il  en  relève  comme  d'une  puissance  supérieure,  et  il  a 
l'idée  de  l'action  de  la  morale  sur  l'histoire,  ce  qui  est  un  acheminement  à  l'idée 
de  l'action  de  la  Providence.  Ces  qualités  de  Tite-Live,  pour  ne  parler  que  de 
celles  qui  du  caractère  passent  dans  les  écrits,  ne  se  montrent  pas  par  des  pro- 
fessions de  foi  ni  par  des  maximes;  son  patriotisme  n'éclate  pas  en  déclamations, 
ni  son  honnêteté  en  discours  de  morale,  ni  sa  sensibilité  en  attendrissemens  et 
en  larmes  :  c'est  une  sorte  de  foyer  d'où  se  répand  sur  tous  ses  écrits  une  cha- 
leur secrète  et  égale;  on  reconnaît  à  chaque  instant  une  ame  touchée  et  un 
historien  qui  a  besoin  d'aimer,  d'admirer,  de  se  consoler. 

C'est  ainsi  qu'un  genre  s'enrichit  et  se  complète  par  les  qualités  particulières 
des  écrivains;  c'est  ainsi  que,  chez  les  Romains,  l'idéal  de  l'historien  se  forme 
de  riiéroïque  simplicité  de  César,  de  la  finesse  d'esprit  de  Salluste,  de  la  candeur 
de  Tite-Live;  c'est  ainsi  que  l'idéal  du  style  historique  se  forme  de  la  ])ure  et  hi- 
mineuse  brièveté  du  premier,  de  la  concision  savante  du  second,  de  l'abondance 
lactée,  lackauberUM  (1),  du  dernier.  Un  peu  plus  de  trente  ans  après  la  mort 
de  Tite-Live,  il  en  naîtra  un  quatrième,  qui  achèvera  ce  double  idéal  par  une 
profondeur  de  p^étration  et  une  émotion  de  langage  inconnues  jusqu'à  lui.  Et 
par  une  de  ces  harmonies  du  monde  moral  dont  toutes  les  grandes  littératures 
olTrent  quçlque  exemple,  en  même  temps  que  la  réunion  des  quatre  historiens 
de  Rome  composera  un  modèle  incomparable  d'histoire,  nous  aurons,  pour 
chacun  des  grands  changemens  de  ce  pays,  l'historien  le  plus  propre  à  le  retra- 
cer. Tite-Live,  ^historien  ppète,  nous  racontera  les  fables  de  son  origine  et  son 
agrandissement  prodigieux;  Salluste,  là  corruption  insensible  de  Rome  au  mi- 
lieu des  dépouilles  du  monde  dont  elle  est  gorgée;  César,  ses  efforts  ppur  se  re- 
nouveler par  la  guerre  civile;  Tacite,  sa  lente  dissolution. 

Parmi  les  défauts  de  Tite-Live,  le  plus  grave  peut-être,  c'est  qu'écrivant  l'his- 
toire de  la  nation  la  plus  politique  de  l'antiquité,  il  manque  de  curiosité  et  d'in- 
térêt pour  la  politique  intérieure  de  son  pays.  Il  néglige  presque  entièrement  la 
constitution  de  Rome,  par  laquelle,  selon  Montesquieu,  elle  triompha  de  Car- 
thage.  Si  quelques  faits  intérieurs  l'invitent  à  s'en  occuper,  il  n'approfondit  pas; 
et,  soit  sur  les  desseins  du  sénat,  soit  sur  les  luttes  des  partis,  soit  sur  certaines 
grandes  mesures  qui  touchent  à  la  constitution,  il  se  réduit  au  rôle  de  témoin, 
voyant  les  choses  du  dehors  et  de  loin,  ne  cherchant  pas  à  pénétrer,  et  confiant 
dans  les  talens  de  ceux  qui  gouvernent.  Admirable  disposition  pour  écrire  l'his- 
toirc  de  tout  ce  qui  se  passe  au  dehors  et  en  plein  jour,  guerres,  émotions  po- 
pulaires,, scènes  du  forum,  mais  qui  ne  convient  plus  lorsqu'il  s'agit  d'événemens 
intérieurs,  de  motifs  secrets,  de  conseils,  lorsque  le  sort  de  Rome  dépend  de 

(1)  Qulnttlien,  nequ»  Ula  Livii  laciea  ttbertas. 

TOWi  \\H,   —  SLPPLÉME^T.  'it* 


394  Mvct  Mfl  tvn  umoA. 

quelque  résolution  prise  entre  ces  quatre  formidables  murs  où  délibérait  le 
sénat. 

Toutefois  ne  demandons  pas  compte  à  Tite-Live,  avec  la  rigueur  de  nos  idées 
sur  les  devoirs  de  Thistorien ,  de  ce  qu'il  laisse  à  regretter  du  côté  de  la  poli- 
tique. Depuis  que  Thistoire  se  fait  dans  les  archives,  et  qu'à  Timagination  qui 
anime  et  rend  présent  le  passé,  à  la  raison  qui  en  retrouve  Tordre  et  la  suite,  à 
la  sensibilité  qui  s'émeut  de  ses  vicissitudes,  nous  préférons  la  sagacité  qui  pé- 
nètre les  secrets  ressorts  de  la  politique,  la  dissertation  qui  discute  les  témoi- 
gnages, et  le  talent  d'exposer  si  différent  du  talent  de  raconter,  non-seulement 
nous  pourrions  le  trop  blâmer  de  ce  qui  lui  manque,  mais  ne  pas  assez  appré- 
cier ce  quMl  a.  Si  je  me  permets  de  ne  pas  trouver  Tite-Live  assez  politique,  c'est 
en  le  comparant  à  son  temps,  à  son  devancier  de  plus  d'un  siècle,  Polybe,  lequel 
lui  donnait  un  si  bon  modèle  dans  ses  récits  des  guerres  puniques,  en  recher- 
chant, en  examinant,  en  découvrant  les  ressorts  de  la  conduite  qui,  en  moins 
de  cinquante-trois  ans,  rendit  les  Romains  maîtres  de  presque  tout  le  monde 
connu. 

Les  autres  défauts  de  Tite-Live  sont  ceux  de  ses  qualités  mêmes,  de  cette 
abondance  limpide  et  nourrissante,  lactea  ubertaSy  dont  Quintilien  semble  par- 
ler avec  la  sensualité  de  M"'*'  de  Sévigné  voulant  faire  d'un  certain  traité  de 
Nicole  un  bouillon  pour  l'avaler;  de  ce  talent  de  narrateur  où  Tite-Live  n'a  pas 
été  surpassé  ;  de  ce  don  de  poésie  par  lequel  son  Histoire  ressemble  à  une 
épopée.  Par  l'abondance,  il  est  entraîné  quelquefois  dans  la  diffusion,  et  l'on  est 
d'autant  plus  fâché  de  le  voir  diffus,  qu'en  d'autres  endroits,  où  le  détail  était 
nécessaire,  on  l'a  trouvé  ou  laconique  ou  muet.  Par  le  talent  de  narrateur,  il 
touche  au  conteur.  Le  dramatique  seul  le  touche,  et,  si  la  vérité  n'y  prête  pas, 
j'ai  peur  ou  qu'il  ne  la  néglige,  ou  qu'il  ne  l'embellisse.  Cependant  Niebuhr  a 
passé  toute  mesure  en  disant  de  Tite-Live  qu'il  n'éprouve  ni  conviction  ni  doute. 
Ce  qu'il  faut  dire ,  c'est  qu'il  est  convaincu  à  la  manière  des  poètes,  de  senti- 
ment plutôt  que  par  les  règles  de  la  critique  historique ,  et  que,  toutes  les  fois 
que  l'historien  doute,  c'est  le  narrateur  qui  décide.  Il  dit  quelque  part  :  «  Je  ne 
voudrais  rien  tirer  d'assertions  sans  fondement,  ce  qui  n'est  que  trop  le  pen- 
chant des  écrivains,  quo  nimis  inclinant  scribentium  animi.  »  Voilà  un  mot 
où  il  se  trahit.  Entre  deux  faits  dont  l'un  est  sec  et  l'autre  intéressant,  c'est 
vers  le  second  qu'il  incline;  entre  le  vrai  qui  le  priverait  d'un  beau  récit  et  le 
vraisemblable  qui  lui  en  fournit  la  matière,  il  choisira  le  vraisemblable.  Et 
comme  toutes  les  qualités  ont  leurs  pièges,  en  même  temps  que  son  talent  de 
narrateur  le  fait  glisser  dans  l'inexactitude,  son  patriotisme  le  porte  à  préférer 
le  vraisemblable  qui  sert  la  gloire  des  Romains  au  vrai  qui  leur  fait  tort.  Enfin 
ayons  le  courage  d'ajouter  que  ce  grand  écrivain,  ce  noble  esprit,  n'est  pas 
exempt  de  légèreté.  Le  don  poétique  et  presque  virgilien  de  Tite-Live  le  rend 
trop  sensible  au  merveilleux  des  traditions  qui  flattent  l'orgueil  de  son  pays.  Le 
dommage  n'en  est  pas  grand,  quant  aux  commencemens  de  Rome,  à  cause  de 
l'impossibilité  à  peu  près  certaine  de  les  édaircir.  Et  lorsque  je  considère  les 
réalités  que  nous  donne  la  critique  historique  moderne  en  dédommagement  des 
illusions  qu'elle  veut  nous  ôter,  les  négations  sèches  qu'elle  oppose  à  des  récits 
charmanset  pleins  d'intérêt,  les  dissertations  dont  elle  étouffe  ces  poétiques  an- 
nales, les  matériaux  qu'elle  entasse  au  pied  du  noble  monument  pourrorcbiteote 


aivrs.  -^  CHEôNiotB.  3dK 

inconnu  qui  doit  tenter  quelque  Jour  de  le  refaire,  je  m*en  tiens  à  la  Rome  dcfs 
écoliers,  et  j*aime  mieux  croire  avec  lesenfans  à  Numa  et  à  la  nymphe  Égérie,  avec 
Corneille  au  combat  des  Horaces  et  des  Curiaces,  que  douter  avec  Niebuhr  sans 
prouver,  et  détruire  sans  remplacer.  La  crédulité  de  Tite-Live  n'est  à  surveiller 
que  pour  les  époques  où  les  témoignages  ne  manquent  pas  ;  car  il  est  probable 
que  son  penchant  au  merveilleux  persiste,  là  même  où  il  a  plus  de  moyens  de  sa- 
voir la  vérité.  Encore  ne  (Saudrait-il  pas  lui  en  vouloir  beaucoup.  Son  tort  serait 
celui  de  toute  Tantiquité,  qui,  dans  tous  les  arts,  songeait  à  plaire  bien  plus 
qu'à  instruire,  ou  a  n'instruire  qu'à  la  condition  de  plaire.  L'historien,  dans  la 
pensée  de  Quintilien ,  n'est  qu'une  sorte  d'orateur  tenu  de  plaire  à  son  lecteur, 
c<Mnme  l'orateur  à  son  auditoire.  Dans  la  brillante  revue  qu'il  fait,  au  livre  X, 
des  historiens  grecs  et  latins,  il  ne  les  apprécie  et  ne  les  compare  que  par  les 
qualités  de  la  mise  en  œuvre,  le  tour  d'esprit,  les  caractères  du  style,  nullement 
par  ce  qu'ils  ont  fait  ou  négligé  de  faire  dans  l'intérêt  de  la  vérité. 

La  conclusion  de  tout  cela  est  qu'il  faut  lire  Tite-Live  avec  précaution.  Cette 
réserve  n'est  pas  difficile.  Les  séductions  d'un  auteur  ancien ,  au  temps  où  nous 
vivons,  ne  sont  pas  irrésistibles.  Ni  les  passions,  ni  le  tour  d'imagination  de  notre 
époque,  ni  le  désir  de  trouver  dans  un  auteur  des  preuves  pour  ou  contre  quel- 
que opinion  du  jour,  ne  se  mêlent  au  pacifique  intérêt  de  la  vérité  recherchée 
dans  un  passé  si  lointain  et  sans  appUcation  directe  au  présent.  11  nous  sera  donc 
aisé  de  nous  défendre  contre  les  charmes  du  plus  brillant  des  narrateurs  et  de 
lui  demander  dans  l'occasion  si  le  vrai  qu'il  a  néghgé  ne  vaut  pas  mieux  que  le 
vraisemblable  qu'il  a  imaginé;  pourquoi  il  a  été  infidèle;  si  c'était  faiblesse  du 
narrateur  ou  partialité  du  citoyen  pour  son  pays.  Toutefois  ne  soyons  pas  dupes 
de  notre  prudence,  et  par  trop  de  peur  d'un  bien  petit  danger,  comme  d'admirer 
plus  qu'il  n'est  juste  un  Régulus,  un  Fabius,  un  Scipion,  ou  d'être  un  peu  trop 
Romains  contre  les  Samnites  ou  les  Carthaginois,  ne  nous  privons  pas  du  plaisir 
qu'ont  tiré  de  la  lecture  de  Tite-Live  tant  ^'esprits  excellens,  y  compris  La  Fon- 
taine, qui,  le  lisant  un  jour  dans  le  jardin  d'une  hôtellerie,  «  s'y  attacha  telle- 
ment, dit-il ,  qu'il  se  passa  plus  d'une  bonne  heure  sans  qu'il  fît  réflexion  sur 
son  appétit  (1).  » 

Nous  étudierons  d'abord  dans  Tite-Live  le  récit  de  la  seconde  guerre  punique. 
Cest  sans  comparaison  la  plus  belle  époque  de  l'histoire  romaine.  Une  lutte  à 
mort  a  mis  aux  prises  deux  sociétés,  deux  constitutions,  deux  génies,  deux  races 
antipathiques.  Le  même  monde  ne  peut  plus  contenir  Carthage  et  Rome;  il  faut 
que  l'une  ou  l'autre  périsse.  Les  deux  rivaux  ne  veulent  plus  de  la  vie  qu'il  fau- 
drait tenir  l'un  de  l'autre.  Entre  eux,  pas  de  rémission  ni  de  trêve;  ils  se  quit- 
tent, quand  l'épuisement  a  raidi  leurs  mains,  mais  c'est  pour  recommencer  le 
combat.  Un  moment  l'un  d'eux  est  près  de  périr;  ^rrassé,  le  fer  sur  la  gorge,  il 
parvient  à  en  écarter  la  pointe,  et  il  enchaîne  l'épée  dans  la  main  du  vainqueur 
jusqu'à  ce  qu'il  la  retourne  contre  lui.  On  ne  sait  lequel  des  deux  est  le  plus 
grand,  et  la  victoire  même  n'en  a  pas  décidé. 

Je  ne  cache  pas  que  ce  qui  m'a  surtout  attiré  à  ce  sujet,  c'est  Annibal.  L'his- 
toire n'offre  pas  de  plus  grand  spectacle  que  cet  homme  prodigieux  qui,  à  peine 
proclamé  chef  de  l'armée  carthaginoise,  maître  enfin  d'accomplir  son  vœu  de 

(1)  Lettreti  à  M«>«  de  La  FontaijDe. 


3A6  REVUS  DBS  mvx  uGmn. 

haine  éternelle  contre  Borne,  la  défie  d*abord  dans  Sagonte  en  mine,  traverse 
les  Pyrénées,  ouvre  les  Alpes  à  la  première  armée  qui  les  ait  franchies,  détruit 
les  armées  romaines  sur  le  Tcssin,  sur  la  Trébie,  au  Ijlc  Thrasymène,  et  Rome 
elle-même  à  Cannes;  puis,  après  cette  course  de  torrent,  arrêté  tout  à  coup,  com- 
mence, avec  les  restes  de  ses  compagnons  de  victoire  grossis  de  quelques  alliés 
de  BomCf  sans  son  pays  ou  malgré  son  pays,  une  guerre  plus  étonnante  encore; 
attaquant  et  se  dérobant  tour  à  tour,  et,  comme  le  lion  qui  rude  autour  d'une 
proie  bien  gardée,  revenant  par  mille  circuits  sur  cette  Rome  qu'il  avait  vue  une 
fois  et  dévorée  en  espérance;  établi  et  vieiUisscint  au  sein  de  Tltalie;  aussi  pa- 
tient sur  le  sol  étranger  qu'une  nation  qui  se  défend  sur  le  sien;  aussi  fécond 
en  ressources  qu'un  grand  gouvernement;  rappelé  enfin  de  cette  patrie  que  la 
guerre  lui  avait  faite  pour  aller  au  secours  de  ses  propres  foyers,  et  vaincu  par 
un  jeune  homme  échappé  au  désastre  de  Cannes.  11  sera,  si  je  ne  me  trompe, 
d'un  grand  intérêt  de  rechercher  si  Tite-Live  n'a  pas  à  son  insu  diminué  Anni- 
bal,  et  si  son  vainqueur,  ce  Scipion  l'Africain,  qu'un  buste  du  temps  nous  repré- 
sente la  tête  chauve,  le  front  vaste,  .l'œil  dur  et  perçant,  avec  un  grand  air  où 
respire  l'orgueil  du  noble,  le  dédain  de  l'homme  impopulaire,  la  capacité  du  gé- 
néral (i),  si  cet  homme  heureux  et  brillant  à  la  façon  de  Pompée  n'a  pas  été  un 
peu  enflé. 

Pour  m'aider,  dans  ces  études,  du  meilleur  de  tous  les  commentaires,  la  vue 
même  du  pays,  j'ai  voulu  me  donner  une  idée  de  la  route  qu*Annibal  a  sui- 
vie, de  cette  terre  sur  laquelle  il  campa  seize  ans.  J'ai  traversé  les  Alpes  pai* 
le  chemhi  que  le  plus  grand  admirateur  d'Annibal,  Bonaparte,  a  jeté  sur  leurs 
abîmes,  et  toute  la  peinture  de  Tite-Live  est  devenue  parlante.  J'ai  vu  ces  belles 
plaines  de  l'Italie  du  nord,  dans  lesquelles  on  débouche  de  tous  les  passages  des 
Alpes,  et  j'ai  senti  de  quelle  ardeur  de  convoitise  devaient  être  saisis  à  cette  vue 
les  mercenaires  d'Annibal.  J'ai  vu  les  Aipennins,  où  il  faillit  s'ensevelir  dans  les 
neiges,  après  la  bataille  de  la  Trébie,  et  Spolèle,  sur  son  rocher,  où  vint  se  bri- 
ser l'élan  que  venait  de  lui  donnçr  la  victoire  de  thrasymène;  j'ai  vu  Ropae  et  ces 
hauteurs  d'où  l'on  suppose  qu'Apnibal  vint  à  la  découverte,  avec  quelques  ca- 
vaUers,  pour  explorer  l'endroit  faible  par  où  il  pourrait  y  pénétrer.  Enûu,  çn. 
contemplant  cette  campagne  romaine,  solitude  artificieUe,  dont  la  charrue  des 
Fabricius  c^  des  Caton  faisait  autrefois  une  campagne  riante  et  féconde,  j'ai 
compris  ce  que  pouvait  tirer  pour  sa  défense,  de  cette  terre  que  rend  malfai- 
sante sa  fécondité  négligée,  l'héroïque  nation  sortie  de  son  sein,  et,  ému  du 
raê(ne  sentiment  que  Virgile,  j'ai  dit  tout  bas  avec  lui,  dans  son  intraduisible 
langue  ;  a  Salut,  grande  terre  de  Saturne,  mère  des  moissons  et  des  héros! 

Salve,  magna  parens  frugum,  Satumia  tellus, 
Magna  virum.    •......,.» 


NlSARt). 


(I)  Ce  buste  est  à  Rome  au  musée  du  Canitolc. 


V.  DB  Mars. 


DE  LA  SnUATION  ACTUELLE 


DIRS  SES  BAPPOftTS  AVEC 


LES  SUBSISTANCES 


BT 


LA  BANQUE  DE  FRANCE. 


Au  milieu  de  circonstances  f^iYorables,  tout  est  facile;  des  lois  régie- 
mentaires  médiocres  se  prêtent  suffisamment  au  jeu  des  forces  sociales; 
toute  institution  passablement  organisée  fonctionne  avec  une  régularité 
satisfaisante,  et  ceux  qui  la  dirigent  ont  la  tentation  de  la  croire  une 
perfection  :  tel  administrateur  dont  Tintelligence  ne  dépasse  pas  le  ni- 
veau commun  peut  attribuer  la  prospérité  publique  à  sa  participation 
aux  aflàires  de  la  patrie ,  Qt  voit  en  rêve  la  postérité  lui  dressant  des 
statues;  mais,  quand  les  circonstances  deviennent  laborieuses,  les  lois, 
les  institutions  publiques  et  les  hommes  sont  soumis  à  une  épreuve  dé- 
cisive, et  le  moment  est  venu  de  les  juger. 

Je  laisse  de  côté  ce  qui  concerne  les  hommes;  c'est  sur  notre  législa- 
tion des  céréales  et  sur  le  mécanisme  de  la  Banque  de  France  que  je 
présenterai  quelques  observations.  On  a  beaucoup  vanté  Tagencement 
de  la  loi  qui  règle  l'entrée  et  la  sortie  des  grains,  et  la  constitution  de  la 
Banque  de  France  a  été  signalée  comme  le  dernier  mot  du  crédit.  Ce- 
pendant, la  situation  étant  devenue  difficile,  nous  voyons  que  la  légis- 
lation des  céréales  est  reconnue  impuissante  d'une  voix  unanime.  Au 

TOME  XVII.  ^  l*'  FÉVRIER  1847.  27 


398  EBVra  DBS  DEUX  HONDBS. 

moment  où  ces  lignes  paraîtront,  elle*  aura  déjà  été  frappée  d'abro- 
gation à  Tunanimité,  temporairement  ou  non,  ce  n'est  pas  ce  qui  im- 
porte le  plus.  La  Banque  de  France,  de  même,  est  en  proie  à  l'inquié- 
tude. Elle  cherche  des  expédiens,  et  certainement  elle  en  trouvera,  car 
elle  ne  s*est  pas  commise;  elle  est  nantie  d'un  bon  portefeuille  ;  elle  a 
bonne  renommée  et  ceinture  dorée.  Pourtant  «n  fait  est  constaté  de 
son  aveu  :  dès  qu'il  survient  quelque  embarras  extraordinaire,  une  de 
ces  crises  pour  lesquelles  sont  faites  les  grandes  institutions  conserva- 
trices de  l'intérêt  public,  son  mécaflSfime  eeêse  de  bien  fonctionner,  et 
elle  est  aux  abois. 

Il  faut  savoir  le  dire,  c'est  que  notre  législation  des  céréales  n'est  pas 
bonne  :  elle  n'est  pas  établie  sur  les  seules  bases  qui  soient  solides.  La 
Banque,  dont  autant  que  personne  je  proclamerais  les  titres  s'ils  étaient 
contestés,  laisse  de  même  beaucoup  à  désirer;  elle  n'est  plus  à  la  hauteur 
des  principes  et  de  la  pratique  du  crédit.  De  ce  qui  se  passe  il  faut  tirer 
la  conclusion  que  si  nous  sommes  sages,  si  nous  avons  des  yeux  pour 
voir,  nous  referons  la  loi  des  céréales  et  nous  modifierons  le  système 
de  notre  grande  Banque,  afin  qu'elle  ait  une  action  plus  conforme  à 
l'état  présent  des  idées  sur  la  matière  et  aux  enseignemens  qu'a  fournis 
Texpérience.  ^  .,  , 

'  I.  —  CARACTÈRE  VÉRITABLE  DE  LA  SITUATION. 

Avant  tout,  il  convient  de  bien  fixer  un  point  essentiel  :  il  n'y  a  rien 
de  bien  menaçant  dans  la  situation.  Je  tiens  à  l'établir,  non  point  par 
manière  de  précaution  oratoire,  ou  simplement  pour  éviter  d'être  ac- 
cusé de  semer  l'alarme;  je  le  dis  parce  que  c'est  ma  conviction  motivée. 

Pour  ce  qui  est  des  subsistances,  la  crainte  d'en  manquer  serait  sans 
fondement.  La  récolte  a  été  faible,  le  fait  est  trop  évident,  et  même  ce 
n'est  pas  le  blé  seul  qui  a  manqué.  Les  légumes  secs  sont  chers,  ce  qui 
en  atteste  la  rareté,  et  les  ponmoes  de  terre  sont  restées  atteintes  de 
cette  maladie  qui  est  un  désespoir  pour  les  naturalistes  presque  autant 
que  pour  les  hommes  d'état;  mais  la  récolte  du  maïs  a  été  abondante, 
précieuse  compensation  pour  le  sud-ouest,  et  les  châtaignes,  dont  oo 
6ait  que  vit  une  bonne  partie  de  la  population  dans  les  départemens  da 
centre,  ont  beaucoup  donné.  En  somme,  un  fort  supplément  d'approvw 
Sionnemeat  nous  était  et  nous  est  encore  nécessaire,  et  c'est  natorelie* 
ment  aux  grains  qu'il  faut  surtout  le  demander,  car  les  autres  alimeoi 
du  règne  végétal,  tels  que  seraient  des  légumes  secs,  àe&  châtaignes  et 
des  ponunes  de  terre,  ou  ne  sqnt  pas  produits  à  l'extérieur  de  manière  à 
y  offlir  une  grande  surabondance,  ou  sont  plus  malaisés  à  conserver 
sains  pendant  un  trajet  de  qil^ue  étendue,  ou  justifient  moins  par  leur 
Valeur  vénale  et  par  leur  puissance  mitritive  les  frais  de  transport  II  est 


LES  SUBSIftTAnen^CT  tX  MHQCK  Dfi  FRANCE.  991 

Même  digae  «^attention  q»e,  ctlle  foter  )>  iwwo  de  eérérie»  à  im- 
porter dépassera  tonl  ce  fui  s^éWt  jainais  ¥ii.  Ainsi ,  Fimpertation»  de 
i846  eicède  ceUe  de  tôfS,  qui  M  de  2,600,600  kectolilres,  ceMe  de 
iSafiy  qw  nenU  à  4,500,000.  EUe  s'est  ékvée  à  $,650,000.  Si  cepen-- 
éuai  OD  fait  coiurtr  l'année  da  i*  juillet,  afin  d'arroir  une  période  qui  ré- 
ponde à  la  aieissoQ  même,  tfimportatioo  jnsqu^au  i"  janvier  a  été  de  S 
nHUiens  et  demi  d'bectetttres  senlement.  Quelques  personnes  disentque 
pour  Fannée  entière^  de  jndUet  m  juillel,  noas  irons  à  10  millioBs  df  hec^ 
iokitres  de  Ué^  fespère  que  non.  L'Ânglderre,  et  eo  généra)  rEoropè 
occidentale,  éprouve  la  mênie  pénurie  i|ne  nous.  En  Irlande,  c'est 
même  use  famine  par  le  BBaiM|tte  de  pomaMS  de  terre,  dont  ce  peuple 
malheureux  y\i  presque  eictusir emei^  La  récolte  des  pommes  dr  terra 
en  Irlande  est  réduite  au  quart,  et  ao  i**  janfvier  te  Grande-Bretafne 
avait  déjà  importé  14  millioBS  d'hectolitres  de  blé  :  c^est  quatre  à  cinq 
fois  rimportatioa  ordinaire;  mais  aussi  ke  trois  grenier»  de  la  dviMsa^ 
tion  moderne  sont  abondammrat  poinnras.  Les  récoltes  de  la  QaUsfue 
ont  été  bonnes^  ceUes  de  la  Rassie  méridionale  et  des  État&4]nis,  jointes 
à  leurs  réserves,  représentent  ane  très  grande  masse  disponible*  11  m 
faut  pas  un  grand  effiNrt  à  ces  trois  onitrées,  lorsqu'elles  n'ont  pas 
frappées  des  naénes  rigueurs  de  la  nature,  pour  remplacer  le 
que  peut  ^roaver  l'Earope  ooGÎdmfale.  Ce  n'est  méiDe  qu'un  jeu  pour 
elles  lorsqu'elles  sont  en  bonne  année;  car,  en  sufqposant  que  l'Eu^ 
rope  occidentale  ait  faesain  de  Àù  niUioiis  d'hectolitres,  et  cette  éva-^ 
luatÎMi  est  énorme,  le  commerce,  pour  peu  qu'il  fût  averti  d'avaace^ 
qu'il  pût  expédier  les  ordres  et  eonoerter  ses  opérations,  et  qu'il  eut  la 
latitude  de  remplacet  une  bonne  partie  du  blé  par  l'équivalent  en  autres 
céréale%  trouverait  la  masse  entière  dans  l'Amérique  seule.  Ia  pn>^ 
duclion  de  ce  pay»  est  en  effet  extraordinaire,  mm»  en  froment  cepen- 
dant qu'en  autres  grains.  Pour  le  froment,  les  États-Unis  excèdrât  à 
peine  la  moitié  de  la  producticm  de  la  France,  qui  est  de  72^  milkons 
d'bectolitre»^  mais  leur  récolte  en  graina  de  toute  sorte  est  prodigieuse. 
Pour  une  population  qui  ne  dépasse  pas  20  millione  en  ce  moment,  ils 
ont  300  millions  d'hectolitres^  L'ea^lire  d'Autriche,  avec  37  mfiilions 
d'babitans,  ne  va  qu'à  Î30  mttlions  d'hectolitres,  et  nous,  avec  nos 
35  millions  de  bouches,  nous  nous  ttrona  d  afEeôre  avec  moins  de  90K 
Encore  fautrtt  dire  que  la  consommation  moyenne  de  viande  aux  BtakH 
Unis  est  triple  ou  quadruple  de  ce  qu'eue  est  en  France  ou  en  Antrickie!. 
L'Amérique  du  Nord  a  donc  un  très  grand  surplus,  mais  c'est  particu* 
lièrement  du  maïs,  dont  f  Autriche  ne  réooHe  que  ^  millions  d'hecto* 
litres,  et  la  France  moins  de  f  0.  Les  États-Unis  en  font  200  millions,  ei 
cette  année,  par  une  faveur  dont  on  doit  bénir  la  Providence,  a  été  chez 
eux  une  vache  grasse,  particulièrement  pour  cette  denrée.  Jusqu'à  ces 
derniers  temps,  ils  exportaient  plus  de  blé  que  de  mai&  lis  n'expé* 
diaient  au  dehors  cette  graine  indigène  qu'après  l'avoir  convertie  en 


400  REVDB  DBS  DBDX  HOHDBS. 

chair  et  en  graisse.  Les  états  de  l'ouest,  avec  leur  maïs,  élèvent  des 
porcs  en  nombre  infini,  les  tuent  dans  des  abattoirs  vastes  comme  des 
villes,  les  couvrent  de  sel  qui  ne  leur  coûte  rien,  et  les  distribuent,  en 
barils  de  viande  salée,  de  lard  et  de  saindoux,  dans  le  monde  entier; 
mais^  du  moment  qu'on  leur  office  un  bon  prix  du  grain,  ils  préfèrent 
le  vendre  en  nature.  Cest  ainsi  que  le  commerce  de  maïs  a  acquis 
maintenant  de  larges  proportions  à  la  Nouvelle-Orléans.  L'Angleterre, 
depuis  la  nouvelle  loi  des  céréales,  en  reçoit  de  grandes  quantités^ 
En  ce  moment  même,  le  maïs  à  Liverpool  est  à  70  shillings  le  quarter 
(30  tr.  l'hectoUtre),  pendant  que  la  cote  du  blé  est  de  82  shillings  (36 
francs  l'hectolitre).  Le  maïs  est  une  nourriture  agréable,  moins  sub- 
stantielle que  le  blé  cependant,  et  le  prix  qu'il  a  actuellement  à  Liver- 
pool est  exagéré  relativement  à  celui  du  blé. 

Comme  entre  l'Amérique  et  l'Europe  les  trajets  par  les  paquebots  à 
vapeur  ne  sont  plus  que  de  quinze  jours,  ce  qui  en  suppose  vingt-cinq 
jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans,  comme  les  navires  à  voiles  sur  lesquels 
DU  chargerait  des  grains  ou  des  farines  font  le  trsyet  dans  une  moyenne 
d'un  mois  à  cinq  semaines,  les  grains  américains  peuvent  être  en  Eu- 
rope deux  mois  environ  après  le  départ  de  la  commande.  Ainsi,  pour 
peu  que  le  commerce  ait  été  averti  et  que  la  saison  ne  s'y  oppose  pas, 
il  est  facile  de  tir^  du  Nouveau-Monde  de  vastes  approvisionnemens 
en  temps  opportun. 

n  ne  faut  cependant  pas  se  bercer  de  l'espérance  d'un  bon  marché 
extrême  de  ce  côté.  Le.blé  et  les  barils  de  farine  qu'on  trouve  à  acheter 
à  New-York  viennent  de  loin.  Ce  sont  des  produits  de  l'ouest,  terre  pro- 
mise du  cultivateur  libre,  Eldorado  du  paysan  européen  qui,  muni 
d'un  petit  capital,  veut  se  faire  un  beau  patrimoine  par  son  travail.  Les 
denrées  de  l'ouest  ont  fait  de  i,000  à  i,500  kilomètres  avant  d'être  au 
port  d'embarquement,  et  en  majeure  partie  sur  des  canaux  où  les  états 
perçoivent  un  péage  plus  élevé  qu'on  ne  pourrait  le  croire  (i).  Il  en  ré- 
sulte qu'en  temps  ordinaire  le  blé  de  l'ouest  ne  pourrait  guère  être  rendu 
dans  nos  ports  à  moins  de  âO  francs  l'hectolitre.  Rendus  à  Marseille,  les 
blés  d'Odessa  coûtent  moins  communément;  je  ne  parle  pas  de  cette 
année,  où,  dans  la  mer  Noire  comme  en  Amérique,  des  demandes  mul- 
tipUées,  imprévues,  précipitées,  ont  donné  à  la  hausse  une  impulsion 
extraordinaire.  Nous  nous  estimerions  mille  fois  heureux  en  ce  moment 
de  voir  dans  l'intérieur  les  blés  tenus  partout  sous  la  limite  de  25  b*.,  qui 

(1)  Le  blé  et  la  farine  supportent  un  péage  de  3  centimes  et  un  tiers  par  1,000  kilog. 
et  par  kilom.  parcouru  »  sur  le  canal  Ërié.  Sur  le  canal  d*Ohio,  qui  amène  dans  la  direc- 
tion de  New- York  les  blés  de  Tétat  d*Ohio,  c*est  un  peu  plus.  Sur  les  canaux  français^ 
dont  radministration  dispose  entièrement,  comme  le  canal  de  Saint-Quentin,  le  péage  est 
de  i  centimes;  mais  même  à  3  centimes  et  un  tiers,  un  hectolitre,  pour  le  trajet  tout  en- 
tier sur  le  canal  Érié,  ne  paie  que  1  fr.  50  cent,  de  péage.  Il  faut  y  joindre  le  transport 
proprement  dit  et  les  frais  commerciau]^. 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  401 

correspond  à  cette  cote  dans  nos  ports.  Malheureusement  la  spécula- 
tion commerciale  aura  et  a  déjà  eu  pour  résultat  de  faire  monter  les 
blés,  cette  année,  fort  au-dessus  des  prix  habituels  en  Amérique  de 
même  qu'à  Odessa,  surtout  aidée  qu'elle  est,  comme  on  le  verra  tout  à 
l'heure,  sur  l'autre  rivage  de  l'Atlantique  par  des  circonstances  de  cli- 
mat qui  pendant  un  certain  intervalle  encore  restreindront  l'offre, 
tandis  que  la  demande  ira  croissant.  Quant  au  maïs,  il  fait  bien  du  che- 
min pour  atteindre  les  quais  de  la  Nouvelle-Orléans,  mais  il  s'y  rend 
en  descendant  le  cours  incomparable  de  l'Ohio  et  du  Hississipi,  et  ces 
chemins  qui  marchent  et  portent  où  Von  veut  aller  ne  sont  soumis  à  au- 
cun péage.  Ordinairement  donc  le  maïs  est  à  vil  prix  dans  cette  métro- 
pole. Je  me  souviens  d'y  avoir  entendu  dire  que  les  petits  coquillages 
dont  on  se  sert,  faute  de  pierres,  pour  charger  un  tronçon  de  route  de 
quelques  kilomètres  entre  la  Nouvelle-Orléans  et  le  lac  Pontchartrain, 
et  qu'on  vend  au  boisseau,  étaient  quelquefois  plus  chers  que  le  maïs. 
Pour  la  célérité  des  approvisionnemens,  l'Amérique  du  Nord  a  cet 
avantage  que  les  ports  n'y  gèlent  pas.  On  n'y  est  pas  exposé  à  voir 
des  navires,  conmie  en  ce  moment  à  Odessa,  captifs  au  milieu  des 
glaces  et  attendant  le  dégel  pour  faire  voile  vers  l'Europe,  qui  les  ap- 
pelle avec  unpatience.  Cependant  l'influence  'de  l'hiver  s'y  fait  sentir 
sous  une  ailtre  forme  et  s'y  maintiient  plus  long-temps.  Ce  n'est  pas 
comme  dans  l'intérieur  *de  la  Russie,  où  les  charrois  ne  sont  possibles 
avec  économie  qu'en  traîneaux,  sur  les  neiges  qu'amoncèle  l'hiver, 
mais  où  alors  le  ^^nage  est  à  un  bas  prix  qu'égalent  rarement  les  ta- 
rifs les  plus  réduits  des  chemins  de  fer  de  l'Europe  occidentale.  L'A- 
mérique au  contraire  écoule  ses  denrées  au  moyen  de  canaux  qu'elle  a 
multipliés  et  que  les  chemins  de  fer,  tels  qu'ils  sont  en  Amérique  du 
moins,  ne  pourraient  suppléer;  mais  ces  canaux  sont  régulièrement 
gelés  tous  les  hivers.  New-York  et  la  Nouvelle-Orléans  sont  les  deux 
ports  par  où  se  répandent  sur  le  marché  général  du  monde  la  plupart 
des  produits  de  l'agriculture  américaine.  Pour  atteindre  le  fleuve  Hud- 
son,  sur  lequel  New-York  est  assise,  ou  le  Mississipi ,  dont  la  Nouvelle- 
Orléans  commande  l'embouchure,  les  grains  et  les  autres  denrées  ont  à 
suivre  divers  canaux  ou  différens  fleuves,  pour  New-York,  par  exemple^ 
lé  canal  d'Ohio,  le  lac  Érié,  le  canal  Érié  et  le  fleuve  Hudson.  Malheu- 
reusement sur  ces  canaux  tout  transport  est  suspendu  de  la  mi-décem- 
bre au  milieu  d'avril,  et  les  fleuves  eux-mêmes  sont  fermés.  Ainsi,  à 
Albany,  où  le  canal  Érié  débouche  dans  l'Hudson,  le  fleuve  est  gelé  en 
moyenne  pendant  trois  mois  (1),  et  la  glace  massive  en  envahit  la  sur- 

(1)  Il  résulte  des  tableaux  publiés  par  Tadmini^tration  des  canaux  de  l'état  de  New- 
York,  que,  de  1817  à  1838,  THudson  a  été  fermé  par  les  glaces  à  Albany  pendant  quatr&- 
Tîngt-douze  jours,  moyennement.  D*après  ces  mêmes  tableaux ,  le  cfaômage  pour  cause 
de  gelée  sur  le  canal  Érié  a  été,  d*après  une  moyenne  de  six  saisons,  de  cent  trente- 


402  REVUE  DES  DEUX  IIOMIIB& 

Iftce  quelquefois  jusqu'aux  portes  de  New-York,  taat  soas  la  latitude  de 
Naples  les  hivers  oot  d*âpreté  dans  le  Nouveau-Monde.  Ce  n'est  done 
que  tout  à  la  fin  d'avril  ou  au  commencement  de  mai  que  les  grand» 
approvisionoemens  seront  réunis  dan^  les  ports  d'embarqueoient  sur 
l'Atlantique,  et  par  conséquent  ce  n'est  qu'à  la  fin  de  mai  ou  au  comr> 
mencement  de  juin  que  nous  recevrons  d'Amérique  les  grands  renforts. 
Jusque-là,  les  envois  de  l'Amérique  se  réduiront  à  ce  qui  pourra  être 
expédié  aux  ports  américains  par  les  cbemins  de  fer.  C'est  aiusi  que^ 
sur  la  première  réquisition ,  il  viendra  quelque  chose  des  environs  de 
New-York,  un  peu  plus  de  Boston  ^  qui  est  rattaché  par  un  chemin  de 
fer  non-seulement  à  Albany,  mais  au  lac  Érié  lui-mén^  ^  et  une  cer- 
taine quantité  de  Baltimore  et  de  Philadelphie,  d'où  divers  chemins  de 
fer  rayonnent  dans  différens  sens  et  atteignent  des  quartiers  à  céréales^ 
tels  que  le  comté  de  Lancaster  en  PensyWanie  et  la  vallée  de  Virginie* 
La  Nouvelle-Orléans,  dont  la  position  est  plus  méridionale,  reçoit^  par 
les  affluens  du  bas  de  la  vallée  du  Mississipi ,  des  approvisionnemens 
presque  sans  relâche.  L'Europe,  par  conséquent,  pourra  en  tirer  du 
maïs  à  peu  près  immédiatement  en  quantité  indéfinie. 

En  résumé,  le  marché  général  est  assez  bien  pourvu  pour  que  l'Eu- 
rope, et  la  France  en  particulier,  ne  courant  aucun  péril  de  disette.  Les 
communications  intérieures  au  sein  de  notre  patrie  sont  en  assez  bon 
état  désormais  pour  que,  une  fois  au  port,  les  subsistances  étrangères 
se  répandent  partout  rapidement  et  sans  grands  irais.  11  eût  été  mieux 
que,  dès  le  mois  de  septembre,  toute  latitude  eût  été  donnée  au  com- 
merce, toute  barrière  abaissée.  La  franchise  du  commerce  des  graine^ 
que  les  chambres  viennent  de  voter,  établie  quatre  mois  plus  tot,  au- 
rait été  suivie  de  grands  arrivages.  Les  Américains^  qui  ne  soupçon* 
Baient  pas  que  nous  aurions  besoin  de  leur  récolte^  se  seraient  hâtés  de 
battre  leur  moisson,  de  la  moudre,  de  l'embarquer  sur  leurs  canaux; 
aucun  autre  peuple  n'est  expéditif  au  même  degré,  quand  son  intérêt 
Ty  pousse.  Nous  aurions  maintenant  nés  ports  remplis  de  navires  char- 
gés de  grains  ou  de  farines  presque  autant  qu'il  en  faut^pour  compléter 
nos  provisions  jusqu'à  la  prochaine  récolto;  les  prix  auraient  hausséi 
liiais  graduellement,  et  ils  se  seraient  arrêtés  à  un  moindre  niveau. 
Les  populations,  qui  s'émeuvent  facilement  sur  la  questton  des  sut>si- 
stances,  n'auraient  pas  ressenti  TeffhH  que  leur  a  inspiré  l'élévation 
brusque  et  accélérée  des  mercuriales.  L'ordre,  qui  est  la  plus  sûre  ga- 
rantie contre  la  famine,  n'aurait  point  été  troublé*  Les  retards  cepen* 
dant  ne  paraissent  pas  devoir  être  autrement  dommageables,  en  ce  sens 

trois  jours  par  an.  Le  lac  Érié  lui-même  a  ses  ports  fermés  par  la  gelée.  Le  port  de 
BufTalo,  où  le  canal  Érié  débouche  dans  le  lac,  est  précisément  celai  de  tous  qui  est 
ouvert  le  plus  tard.  En  1831  et  1835,  U  ne  Va  été  que  le  S  mai,  et  en  iSi»  le  10  mai. 
En  1838,  au  contraire  il  Ta  été  dès  ie  !«'  airiL 


LES  SUBSIStAKO»  HT  LA  BftNQOB  MB  FRANGE.  Ma 

^'à^ee  ce  quia  été  importédéjà,  tioos  sommes  parfoilem^it  an  position 
4'aÉteQdre  les  envois.  Genx  de  bt  mer  Noire  désormais  ne  peiiTeiil  être 
retenus  long^temps.  On  doit  aussi  le  ^ète  à  la  déckarge  de  l'administra- 
lion^  tout  le  monde  a  été  trompé  sur  les  i^essourees  de  Tintérieur.  La 
récc^  sur  pied  était  de  la  meiUeiiTe  apparence;  ce  n'est  qu'au  battage 
qu'^B  a  reconnu  combien  eHé  était  raNédiocre.  Eneuite  les  gouverne^ 
mens,  eu  égard  à  rbusMuir  aitiàre  et  au  crédit  des  patrons  du  système 
fMToteeleur,  ne  se  résèhrenl  qa'k  la  dernière  extrémité  à  s'écarter  des 
^^oies  protectionnistes.  La  suspension -de  la  loi  des  céréales  par  ordon^ 
iMince  dès  le  mois  de  septembre  eût  eicité  des  clameurs  qu'on  n'ose  pas 
teuJomiB  braTer,  quand  on  a  è  compter  a^ec  une  mtôorilé.  A  l'endroit 
de  la  mig^rîté,  et  ses  exigences  éclairées  ou  non,  de  ses  préjugés  même, 
Phércnsme  est  rare  de  nos  jours  parmi  les  hommes  d'état.  Si  nos  mi* 
nistres  ont  été  timides,  lord  Jotm  Russell  a  été  pdtron.  En  présence  de 
tous  tes  maux  qn'épreirre  Tfarlande,  il  n'a  pas  osé  prendre  sur  lui  d'au*- 
tonser  l'entrée  des  blés  étranferà  sous  tout  paTÎUon  et  sans  distinction 
ée  provenance,  après  même  que  d'ici  lui  en  fut  venu  l'exemple. 

La  situation  du  maithé  général  étant  telle  que  les  grains  ne  peuvent 
manquer/ mais  que  le  piil  doit  «n  être  de  moitié  plus  haut  que  dans 
les*  temps  ordinaires  et  sur  <iueiqueB  points  du  double,  et  d'autres  eli- 
mcns  8u  règne  végétal  qui  nous  font  faute  devant  être  remplacés  par 
le  blé,  qui  est  plus  cher  à^galîté  de  puissanoe  alimentaire,  nous  sommes 
à  l'abri  des  calamités  de  la  famine,  mus  ncm  de  beaneoup  de  sauf* 
irances;  La  vie  est  renchérie,  il  fant  que  les  populations  soient  ^ises^ 
autant  qu'il  se  pourra,  en  mesure  de  supporter  ce  surcroît  de  dépenses» 
Les  pouvoirs  de  l'état  doivent,  par  l'étendue  de  leur  prévoyance,  sa 
montrer  à  la  hauteur  de  leur  mission.  L'eifetnatnrd  d'une  brusque 
cherté  du  pain  a  toujours  été  de  restreindre  le  travail.  De  bonnes 
explications  en  sont  données  par  la  science  économise,  je  ne  les  ré-* 
péterai  pas;  je  me  borne  à  prendre  acte  du  fait.  Le  gouvernement  est 
tenu  de  lutter  par  des  moyens  énergiques  contre  cette  tendance  du 
travail  à  se  resserrer.  Le  travail,  qui,  bien  ordonné,  fait  la  richesse 
des  états,  est  le  potrimome  du  pauvre.  Tuteur  des  faibles^  le  gouver- 
nement doit  veiller  à  ce  que  ce  patrimoine  soit  sans  cesee  renouvelé^ 
sans  cesse  fécondé.  En  présence  d'une  cause  extraordinaire  de  misère, 
fl  n^y  a  qu'un  remède,  ie  travail  extraordinaire.  Pendant  les  sessions 
dernières,  on  s'est  pkhit  de  ce  que  nous  entreprenions  trop  a  la  fois. 
€racè  à  Dieu,  la  plamte  n'a  pas  été  écoutée,  et  les  chambres  ont  perse* 
véré  dans  leurs  votes  de  travaux  pubhcs.  Le  gouvernement,  de  son 
cMé,  s'est  hftté  cet  hiver  d'ouvrir  les  chantiers.  C'est  ainsi  que  les  popu- 
lations pauvres  pourront  honorablement  gagner  les  moyens  d'existence 
qui  leur  manquent  d'autre  paît.  Le  problème  à  résoudre  était  de  nsulti* 
plier  las  ailiers  le  plus  possible*  Les  cherainsde  fer  et  les  canaux,  ou 


AOA  REYIE  DES  DEUX  MONDES. 

même  les  rectifications  de  routes  royales,  ne  sétendent  pas  à  toutes  les 
localités  indistinctement;  il  y  avait  donc  à  généraliser  davantage  le 
débouché  offert  aux  bras  inoccupés,  à  lafpopulation  nécessiteuse.  C'est 
à  quoi  le  ministre  de  l'intérieur  a  pourvu  en  donnant  une  impulsion 
nouvelle  aux  travaux  d'utilité  communale.  Un  crédit  extraordinaire  de 
4  millions  a  été  ouvert  à  cet  effet  :  les  communes  devront  faire  les  trois 
quarts  de  la  dépense;  l'état  couvrira  l'autre  quart.  On  conçoit  que  ce 
n'est  qu'un  premier  essai.  Le  ministre,  justement  économe  des  deniers 
de  l'état,  a  restreint  le  crédit  et  a  demandé  une  forte  coopération  aux 
communes.  Actuellement  que  les  chambres  sont  assemblées,  rien  nç 
^ra  plus  facile,  autant  que  le  besoin  en  sera  constaté,  que  de  grossir  la 
somme,  d'en  varier  l'emploi  et  d'accommoder  de  plus  de  variété  le$ 
conditions  du  concours  de  l'état.  L'administration  pourra  être  autorisée 
à  porter  son  concours  financier  au  tiers  ou  même  à  la  moitié  dans  cer- 
tains cas  spécifiés.  Il  conviendrait  aussi  que  l'état,  indépendanunent  du 
don  gratuit,  fit,  dans  d'autres  cas,  des  avances  dans  lesquelles  il  ren- 
trerait plus  tard. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  que  les  particuliers  se  croient  quittes,  dans 
les  temps  de  souffrance  publique,  parce  que  le  gouvernement  aura 
consacré  quelques  millions  à  multiplier  et  à  agrandir  les  chantiers  de 
terrassement.  C'est  le  cas  de  répéter  le  mot  d'ordre  de  Nelson  au  mo- 
ment d'une  bataille  fameuse.  Quand  les  temps  sont  durs  pour  la  masse 
de  la  population,  chacun  a  un  devoir  à  remplir,  et  la  patrie  attend  que 
chacun  fasse  son  devoir,  La  charité  privée  déploiera  donc  aussi  toute  sa 
soUicitude,  toute  son  activité,  toute  son  intelligence.  Je  ne  veux  pas 
parler  seulement  des  aumônes  que  distribue  la  charité  individuelle,  ni 
même  de  ces  travaux  que  quelques  riches  propriétaires  font  exécuter 
dans  Ic^i^  domaines.  La  ville  de  Lyon  a  donné,  en  1837,  un  exemple 
qu'en  ce  moment  on  ne  saurait  trop  recommander,  et  la  commission 
de  prévoyance  de  cette  ville,  spontanément  organisée  alors  par  les  no- 
tables, est  un  modèle  sur  lequel  maintenant  on  doit  fixer  les  yeux  par- 
tout où  des  populations  agglomérées  manqueraient  de  travail.  C'est  un 
sujet  qui  a  assez  d'à-propos  pour  que  je  ne  me  borne  pas  à  le  mention- 
ner et  pour  que  j'entre  dans  quelques  détails. 

Il  y  a  peu  d'années,  en  1837,  se  manifesta  en  Amérique  la  crise  finan- 
cière dont  l'Union  n'eat  pas  encore  complètement  dégagée;  par  le  con- 
trecoup, vingt  mille  ouvriers  lyonnais  se  trouvèrent  sur  le  pavé.  Dans 
cet^  situation  pénible,  la  conmiission  de  prévoyance  se  forma  sous  les 
auspices  de  l'autorité.  Elle  commença  par  ouvrir  dans  la  ville  une  sous- 
cription qui  produisit  environ  55,000  francs.  M.  le  duc  d'Orléans,  qu'af- 
fligeait la  détresse  de  la  seconde  ville  du  royaume,  fit  don  d'une  sonrnie 
de  50,000  francs.  A  Paris,  on  s'en  était  pareillement  ému  :  un  concert 
qu'on  y  donna  rapporta  près  de  âO,000  fr.  Cètait  en  tout  126,610  fr^ 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FBANCE.  405 

pour  parer  à  une  perte  de  salaire  qu'on  évaluait  à  2  millions  par  mois. 
Après  avmr  délivré  des  feuilles  de  route  aux  ouvriers  qui  n'étaient  pas 
domiciliés  à  Lyon  el  qui  appartenaient  à  des  départemens  un  peu  éloi- 
gnés, après  en  avoir  casé  quelques-uns  dans  les  villes  voisines,  et  dé- 
duction faite  de  ceux  qui,  ayant  des  économies,  étaient  en  état  d'attendre, 
il  restait  encore  environ  six  mille  ouvriers  sans  ouvrage,  et  par  consé- 
quent sans  pain.  Ne  leur  eût-on  donné  que  ^  sous  par  jour,  ce  qui  eût 
été  une  maigre  pitance,  la  dépense  quotidienne  serait  montée  à  6,000  fr. 
Tout  ce  que  possédait  la  commission  eût  été  absorbé  en  quatre  semaines, 
et  la  crise  a  duré  environ  huit  mois.  La  commission,  à  titre  d'entre- 
preneur ordinake,  prit  en  adjudication,  dé  la  ville,  de  l'administration 
militaire,  des  ponts-et-chaussées,  la  construction  d'un  entrepôt,  d'un 
abattoir,  d'une  route,  d'un  cimetière,  de  plusieurs  forts  et  d'une  digue, 
ouvrages  qu'il  eût  fallu  exécuter  dans  tous  les  cas.  Ce  fut  la  planche  de 
salut  des  malheureux  ouvriers.  On  ouvrit  successivement  des  ateliers 
sur  divers  points  où  ils  vinrent  en  foule.  Un  minimum  de  salaire  de 
30  sous  par  jour  fut  assigné  à  chacun:  mais,  pour  déterminer  les  tra- 
vailleurs à  bien  faire,  on  s'engagea  à  leur  donner  davantage  toutes  les 
fois  qu'ils  produiraient  au-delà  d'une  tâche  déterminée.  Tout  ouvrier 
faissoitim  supplément  de  besogne  pouvait  gagner  jusqu'à  3  francs  par 
jour,  ce  qui,  dans  un  temps  de  détresse,  pouvait  presque  passer  pour 
de  la  prodigalité.  On  prit  d'ailleurs  les  mesures  les  plus  strictes  pour 
que  chaque  ouvrier  reçût  le  prix  de  sa  journée  exactement.  On  plaça 
les  hommes  mariés  ou  vivant  en  famille  dans  les  ateliers  les  plus  rap- 
prochés de  la  ville,  afin  que  le  salaire  pût  être  dépensé  dans  le  ménage, 
et  on  organisa,  pour  les  ouvriers  des  ateliers  les  plus  éloignés,  des  can- 
tines où  les  vivres  étaient  livrés  à  prix  coûtant.  Tout  ce  que  la  vigilance 
la  plus  attentive  peut  imaginer  pour  adoucir  une  situation  cruelle  fut 
mis  à  exécution.  Les  ouvriers  purent  se  convaincre  de  la  justice,  de 
l'impartialité,  de  la  sympathie  de  ceux  qui  les  commandaient.  Le  préfet, 
M.  Rivet,  déploya  en  cette  occasion  un  zèle  infatigable.  Un  des  membres 
de  la  commission,  qui  en  fut  l'ame,  M.  Monmartin,  ancien  officier  du 
génie,  paya  de  sa  personne,  durant  cette  longue  crise,  avec  un  dévoue- 
ment et  un  désintéressement  sans  bornes.  Ce  fut  lui  qui  organisa  et 
qui  dirigea  les  travaux.  11  allait  chaque  jour  parcourant  les  ateliers,  en- 
courageant les  travailleurs,  lés  animant  par  ses  exhortations  et  ses  avis 
paternels,  leur  faisant  aimer  l'ordre  par  son  équité  et  sa  bienveillance 
en  même  temps  qu'il  le  leur  faisait  respecter  par  sa  fermeté.  Son  dé- 
vouement et  son  activité  électrisèrent  si  bien  ces  braves  gens,  qu'ils 
mirent  une  sorte  de  point  d'honneur  à  se  bien  acquitter  de  leur  tâche  et 
qu'ils  y  apportèrent  de  l'ardeur.  Les  travaux  s'exécutèrent  bien  et  promp- 
tement.  5  ou  6,000  ouvriers  vécurent  de  la  sorte  pendant  près  de  huit 
mois.  Il  faut  dire  cependant  qu'il  n'y  a  jamais  eu  plus  de  1,600  ouvriers 


406  UVUB  BU  BBUi:  IHMMES. 

à  la  fois  préèens  dans  les  ateliers.  La  oomonissioD  n'eut  à  débourser 
S5,000  francs,  déduction  faîte  de  ce  €[u'eUe  reçut  pour  traTaiu  faits.  En 
outre,  les  fonds  de  ia  commission  senrîrttat  à  d'autres  usages^  nota»** 
ment  10,000  francs  furent  renis  a  une  caisse  particnilière  ipiî  faîaait  des 
avances  aux  ouvriers  sur  leurs  métiers»  sans  en  demander  le  dépôts  «4 
5,000  fr.  au  mont-de-piété.  La  commission,  après  la  crise,  avait  enenre 
en  caisse  près  de  60,000  francs  ^i  lui  ont  servi  dans  une  nouvelle  fé^ 
riode  malheureuse,  eu  1840. 

TeUe  est  donc  notre  situation  à  l'égard  des  siUeistanees  :  le  marché 
est  et  continuera  d'être  convenablement  approvtrieimé  jusqu'à  la  ré^ 
colte^'le  travail  est  garanti  aux  populatîoBs,  afin  qu'eUss  aient  un  sa- 
laire à  troquer  contre  des  subsistances,  sans  que  ce  soit  une  perte  pouv 
la  socîéié ,  puisqu'on  applique  les  bras  à  des  œuvres  utiles,  et  que  le 
salaire  aura  ainsi  sa  juste  compensation.  Si  donc  la  raison  publique 
reste  ferme ,  si  Témeute  ne  vient  pas  créer  une  fjMnîae  factice  par  la 
terreur,  il  n'y  a  aucun  danger. 

A  l'égard  de  la  Banque,  le  fond  de  la  situation  est  enoOTe  plus  raasur^ 
rant.  Les  écarts  de  l'imagination  populaire  ne  peuvent  sur  ce 
faire  aucun  mal  ;  on  n'y  rencontre  pas  de  difficulté  intrinsèque 
blable  à  celle  qui  résulte  d'une  mauvaise  récotte. 

La  Banque  était  accoutumée  d'avoir  une  quantité  de  numéraire  toui- 
à-fait  exubérante.  Tous  ceux  qui  ont  quelque  a»maissance  des  condir- 
tions  d'existence  des  mstitutionsde  crédit  étaientfraf^iés  de  l'abondanee 
des  écus  dans  ses  caves.  C'était,  à  peu  de  cbose  près^  une  somme  égale 
à  celle  des  billets  en  circulation.  On  remontrait  à  la  Banque  qu'ainsi  son 
privUége  d'émettre  des  billets  était  frappé  de  stérilité  entre  ses  mains, 
et  ce  n'<éttit  pas  sans  raison,  car  elle  n'en  faisait  aucun  Usage  pour  donner 
des  facQités  supplémentaires  au  commerce.  L'action  combinée  de  plu-« 
^eurs  causes,  que  nous  indiquerons  plufc  tard,  a  diminué  cette  masse 
d'espèces  amoncelées  et  a  mis  la  Banque^  sous  ce  rapport,  au  niveau 
des  autres  institutions  de  crédit.  En  cela,  on  ne  voit  pas  ce  qu'il  y  a 
d'alarmant,  pourvu  que,  parmi  les  causes  qui  font  retirer  les  espèces 
de  la  Banque,  on  n'ait  à  compter  ni  des  témérités  de  l'institution  ni 
quelques  folles  spéculations  du  commerce  français.  Or,  quant  aux  té- 
mérités, la  Banque  de  France  n'en  fit  jamais  :  personne  jamais  ne  fut 
moins  oseur.  Elle  fait  professicm  d'oufrer  la  maxime  de  Louis  XVUI, 
qu'auprès  de  l'avantage  d'améliorer  il  y  a  le  danger  d'innover.  Au  lieu 
de  rien  aventurer,  elle  a  long-temps  fermé  les  yeux  pour  ne  pas  aper- 
cevoir les  innovations  tentées  ailleurs,  celles  môme  qui  avaient  réussi 
et  que  l'expérience  avait  saaictionnées.  11  n'y  a  pas  lieu  non  plus  de 
signaler  des  spéculations  déréglées  de  l'industrie  française,  dont  la 
Banque,  sans  le  voukûr  ou  sans  le  savoir,  aurait  été  complice.  Le 
Çimuneroe  français,  c'est  une  justice  à  lui  rendroi  est  généralement  sage. 


LES  SUBSISTAIIGE8  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  407 

La  production  a  été  régulière  dans  toutes  les  branches,  Técoulement 
des  produits  s'est  jusqu'à  ce  jour  opéré  d'une  manière  satisfaisante,  et 
les  effets  que  la  Banque  a  dans  son  portefeuille  sont  excellens.  Ce  ne 
wnt  pas  nos  capitalistes  non  plus  qui  courraient  des  aventures  comme 
celles  des  Anglsds  en  1825,  se  précipitant  aveuglément  sur  les  mines 
d'or  et  d'argent  du  Nouveau-Monde ,  ou  qui  commettraient  des  har- 
diesses semblables  à  celles  que  presque  chaque  instant  voit  éclore  auï 
États-Unis.  Il  n'y  a  donc  pas  jusqu'à  présent  de  crise  commerdale  ou 
manufacturière  qui  soit  imminexite;  de  même  nous  n'avons  pas  à  prévoir 
un  dérangement  dans  les  finances  de  l'état.  On  a  pu  croire  un  moment 
que  l'entreprise  des  chemins  de  fer  entraînerait  une  pertuilmQoo.  H 
est  facile  de  voir  maintenant  que  cette  frayeur  était  chimérique.  Dans 
les  proportions  où  elle  s^est  réduite  par  Tajoumement  des  chemins  de 
fer  de  fOuest,  de  Gaen  et  de  IMjon  à  Mulhouse,  l'œuvre  des  chemins  de 
fer  n'est  aucunement  au-dessus  de  nos  forces.  Les  titres  de  chemins  de 
fer  ont  baissé  parce  que  les  effets  publics  sont  en  baisse ,  ainsi  qu^on 
doit  s'y  attendre  lorsque  survient  une  cherté  des  subsistances.  Alors  la 
création  du  capital  se  ralentit  :  les  hommes  vivent  sur  leurs  épargnes 
antérieures,  et  le  capital  existant  enchérit,  c'est-à-dire  qu'à  un  revenu 
déterminé  correspond  dès-lors  un  moindre  capital  nommai,  et  par 
conséquent  les  fonds  publics  doivent  être  cotés  moins  haut.  Si  la  d6- 
pression  des  actions  de  chemins  de  fer  a  été  plus  forte  proportionnelle-** 
ment  que  celle  des  rentes,  c'est  par  cette  cause  générale  que  l'enctiéri»- 
sement  du  pain  agit  avec  plus  d'intensité  sur  les  titres  les  plus  nouveaux 
et  sur  ceux  d'un  produit  plus  incertain,  et,  probablement  aussi,  par 
cette  cause  accidentelle,  que  les  joueurs  à  la  baisse  se  sont  trouvés  les 
plus  nombreux  et  ont  fait  un  plus  grand  effort.  Les  actions  i^n^endant 
ne  sont  pas  avilies  :  fait  qui  paraît  constant  et  qui  serait  curiermc,  elles 
sont  même  peu  offertes.  Les  personnes  qui  observent  avec  le  plus  de 
discernement  les  opérations  de  la  Bourse  soutiennent  que  les  titres  de 
chemins  de  fer  sont  plutôt  rares  qu'en  excès,  et  elles  en  donnent  pour 
preuve  la  modicité  du  taux  des  reports.  Le  système  de  la  fusion,  sur  le- 
quel on  a  tant  controversé,  a  eu  le  résultat  avantageux  de  diviser  beau- 
coup les  actions  :  ainsi  réparti  entre  un  nombre  infini  de  mains,  le 
fiardeau  se  trouve  aisé  à  porter.  Le  capital  des  compagnies  de  chemins 
de  fer  s'est  composé,  pour  ime  bonne  part,  d'une  foule  de  petites  épar- 
gnes qui  cherchaient  un  placement  et  d'écus  enfouis.  Les  fonds  que  Jes 
compagnies  ont  présentement  entre  les  mains,  avec  le  supplément  à 
verser  en  juin,  suffiront  à  leurs  dépenses  pour  un  long  espace  de  temps. 
Par  conséquent,  nous  n'avons  pas  non  plus  de  crise  de  chemins  de  fer. 
n  est  digne  de  remarque  qu'au  moins  jusqu'à  ce  jour  la  tenue  de  la 
bourse  de  Paris  a  été  plus  ferme  que  celle  de  toutes  les  autres  bourses 
de  TEurope.  LqrtffflllBMcançaises  ont  moins  baissé  proportionnellement 


M8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  fonds  des  états  allemands  et  même  que  les  rentes  anglaises,  qui 
sont  renommées  par  la  fixité  de  leur  cours.  Les  consolidés  anglais  sont 
tombés  de  97,  qui  a  été  leur  maximum  en  1846^  au  taux  de  90,  où  on 
les  a  vus  il  y  a  peu  de  jours^  les  3  et  demi  prussiens,  de  97  trois  quarts, 
où  ils  étaient  en  janvier  1846,  étaient  venus,  en  octobre,  à  91  trois 
quarts;  de  même,  de  janvier  à  novembre  1846,  les  3  et  demi  bavarois 
d'au-delà  de  100  étaient  tombés  à  93,  et  les  3  et  demi  wurtembergeois, 
de  97  au-dessous  de  90.  De  septembre  à  novembre,  les  fonds  badois 
ont  subi  une  dépression  relativement  plus  forte  encore;  le  5  pour  100 
français,  de  123  60  où  il  a  été  accidentellement  au  mois  de  février,  n'est 
pas  descendu  en  1846  plus  bas  que  117  25  et  cette  année  que  115  60, 
soit  en  tout  de  8  sur  124,  ce  qui  est  moindre  que  7  sur  97.  Notre  3 
pour  100  a  été  à  peu  près  de  même.  Les  chemins  de  fer  français,  qui 
sont  cotés  également  à  Londres  et  à  Paris,  ne  sont  pas  descendus  aussi 
bas  à  Paris  qu'à  Londres. 

-  Comme  il  faut  tout  dire,  cette  excellente  tenue  des  fonds  à  la  bourse 
de  Paris  a  entraîné  Tinconvénient  que  les  étrangers  sont  venus  y  faire 
argent  de  leurs  valeurs,  et  ce  n'a  pas  éte  une  des  causes  les  moins  ac- 
tives de  la  sortie  de  notre  numéraire.  Ces  jours  derniers,  par  exemple, 
les  chemins  de  fer  français  étaient  de  35  à  40  francs  plus  haut  à  Paris 
qu'à  Londres.  40  francs  sur  quelques  chemins  de  fer  comme  celui  du 
Nord,  où  il  n'y  a  pas  plus  de  200  francs  de  versés  par  action,  c'est  exor- 
bitant; les  spéculateurs  anglais  ont  dû  saisir  cette  occasion  pour  vider 
leur  portefeuille  chez  nous.  De  ce  point  de  vue,  un  peu  plus  de  baisse  à 
la  bourse  de  Paris  eût  éte  un  profit  pour  la  France.  Cette  fermete  des 
cours  chez  nous,  pourvu  qu'elle  se  soutienne  jusqu'au  bout,  démon- 
trera que  la  France  recèle  en  elle  plus  de  ressources  qu'on  ne  le  pen- 
sait communément  et  qu'elle  le  croyait  elle-même. 

Du  monument  comparé  des  efTets  publics  dans  les  difiërentes 
bourses  de  l'Europe  ressort  une  autre  conclusion,  à  savoir  que  les  Al- 
lemands, par  exemple,  ont  éte  plus  avisés  que  nous.  Us  ont  avant  nous 
aperçu  la  crise  des  subsistances;  c'est  pour  cela  que  les  capitalistes  alle- 
mands ont  réalisé  leurs  portefeuilles  en  octobre  et  novembre,  afin  de 
n'être  pas  maîtrisés  par  les  événemens,  et  de  les  dominer  au  contraire. 
La  baisse,  qui  s'est  alors  déclarée  chez  eux  par  l'efiét  d'une  grande 
quantité  de  ventes,  aurait  dû  nous  donner  l'éveil.  Notre  gouvernement 
lui-même  devait  y  trouver  des  indications  plus  précises  sur  la  véritable 
situation  des  approvisionnemens  en  Europe.  Parmi  tous  les  faits  dont  il 
pouvait  attendre  quelques  lumières,  il  n'y  en  avait  pas  de  plus  signi- 
ficatif. 

Ce  que  nous  éprouvons  à  l'endroit  de  la  Banque  se  réduit  donc  à  une 
raréfaction  du  signe  représentatif.  Une  partie  de  notre  numéraire  nous 
a  quittés  sous  l'influence  de  plusieurs  causes.  L'achat  des  blés  étrangers 


LES  SUB8ISTAIICBS  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  •  il09 

en  est  une,  et  la  plus  apparente.  Cest  une  importation  extraordinaire 
qui  vient  déranger  subitement  la  balance  accoutumée  du  commerce. 
Si  les  échanges  étaient  moins  difficiles  entre  les  peuples,  le  retour  se 
serait  fait,  partiellement  au  moins,  autrement  qu'avec  des  écus.  Nous 
paierions  le  blé  des  Russes,  des  Siciliens,  des  Prussiens  et  des  Améri- 
cains du  nord,  en  leur  envoyant  un  supplément  des  produits  de  notre 
industrie,  aussi  bien  que  des  espèces;  mais  les  peuples,  à  Fenvi  l'un  de 
l'autre ,  se  sont  entourés  de  murailles  de  la  Chine  :  l'or  et  l'argent  sont 
les  seules  valeurs  dont  on  puisse  se  servir  pour  solder  un  compte  extra* 
ordinaire.  Nous  aurons  peut-être  de  ce  chef  150  millions  à  expédier  au 
dehors.  En  pareil  cas ,  on  puise  les  écus  dans  les  réservoirs  où  l'on  sait 
qu'ils  sont  accumulés,  dans  les  caves  des  banques.  Un  jour  viendra  cer- 
tainement où  l'on  emploiera  le  procédé  qui  réussissait  si  bien  i  l'An- 
gleterre, pendant  les  guerres  de  l'empire,  pour  subventionner  les 
princes  qu'elle  armait.  Elle  leur  envoyait  les  produits  de  ses  manufac- 
tures, auxquels  on  ouvrait  les  portes  à  deux  battans,  et  ainsi  les  sub- 
sides étaient  des  excitans  pour  l'industrie  britannique;  mais,  pour  que 
cet  expédient  devienne  d'usage  en  cas  de  disette ,  il  faudra  que  le  prin- 
cipe de  la  liberté  du  commerce  ait  tait  son  chemin. 

Celte  cause  n'est  pourtant  pas  la  seule  qui  nous  ait  enlevé  du  numé- 
raire. Les  titres  que  les  étrangers  ont  négociés  chez  nous  ont  dû  en 
fah*e  sortir.  Enfin  les  grands  travaux  qui  s'exécutent  de  toutes  parts  dans 
le  royaume  pour  le  compte  de  l'état  ou  par  les  soins  des  compagnies  > 
et  qui  ont  été  activés  dans  ces  derniers  mois,  ont  dû  faire  expédier  des 
espèces  de  la  capitale  dans  les  provinces. 

Considérons  donc  comme  établi  que,  tant  pour  les  subsistances  qu'à 
l'égard  de  la  Banque ,  nous  ne  courons  pas  de  danger  sérieux.  Si  la 
situation  devenait  menaçante,  c'est  que  les  fautes  des  hommes  l'au- 
raient aggravée,  et  d'un  accident  auraient  fait  une  calamité.  De  là» 
on  est  forcé  de  conclure  que,  si  notre  loi  des  céréales  ne  résiste  pas  à 
la  secousse,  et  si  notre  grande  institution  de  crédit  en  est  ébranlée,  c'est 
que  ni  l'une  ni  l'autre  ne  satisfont  aux  conditions  de  la  stabilité,  et  qu'il 
faut  les  remettre  sur  le  métier;  sinon ,  nos  hommes  pratiques  auront 
mérité  qu'on  les  accuse  de  ne  rien  comprendre  aux  leçons  de  l'expé- 
rience, 

n.  *-  QUESTION  DES  SUBSISTANCES. 

Examinons  maintenant  avec  plus  de  détail  la  législation  des  céréales; 
'Cherchons  à  déterminer  le  but  vers  lequel  elle  gravite  chez  les  nations 
les  plus  éclairées  de  l'Europe,  depuis  que  les  actes  d'administratip}^  y 
sont  soumis  à  des  idées  rationnelles.  Mesurons  le  chemin  que  i\om  avonis^ 
fait  vers  cette  destination  et  la  distance  cpi  qous  ea  séparç  e^çof^. 


410  iBviJs  MM  Blui  wmmL 

Som  r«Qcien  Fégiine*  r^mipîriBfiie  ré^Dait  en  maître  dans  l 'admînis- 
traiioa  ea  France  comaie  ait  dehors,  et  les  intérêts  commerdaux  7 
étaient  huixd)Ieflfient.6oyfnM6  plut  encore  que  tout  le  reste.  Tant  procé- 
dait des  traditions  d'un  temps  de  conquête;  iont  se  CMtpliquatt  d'exi- 
gences multipliées,  eosAiseB  daas  lewrs  Hmiles.  Les  finances  étaient  im 
chaos,  la  législation  un  dédale.  En  admimstraiioa ,  il  n'y  zmA^e  des 
^pédéens.  Les  grands  siimstrescomnie  Sully  et  Colbeit,  <iui  avaient  es- 
sayé d'iniroduiredes  règles  générales,  des  principes  annples,  de  ronité 
dans  la  gestion  des  iirférèts  nationaux,  y  «raiosit  à  peu  près  écJboné.  Us 
avaient  fondé  une  prospérité  «pai  de^^  disparaître,  et  qui  s'évanonft  en 
efiet  avec  leur  personne.  La  légialatioii  des  céiéales  portait  cependant 
reœpreinte  d'une  noble  pensée.  On  avait  voulu  mainienir  le  blé  à  bas 
prix  dans  le  royaume.  On  n'admettait  pas  comme  nne  idée  &gme  d'exa- 
men ifne  le  pain  à  ban  marché  pât  être  nninaL  En  conséifueDoe,  on  en 
aiitorteait  l'impor  taticsi  sana  réseme  :  l'exportetion  tut  parefllement  libre 
j^ndaot  très  long-tonps.  Cependant,  en  1093  <(i),  mie  disette  se  déclara, 
et  la  sortie  des  grains  futdéieniue  aous  peine  de  mort.  La  liberté  pour- 
tant reprît  le  dessus  «t  continua  de  prévadoir,  non  sans  ifuelqne  lêtour 
de  contrainte,  jusqu'à  la  révoloticn,  où  l'alarme  sur  les  subnstances  fut 
générale,  et  détermina, dès  17110,  l'interdiction  d'exporter  les  grains. 
Ia  noblesse,  propriétaire  dn  sol,  avait  rcsil  à  ce  fue  ses  domaines 
produisissent  une  grande  qnanMé de  Mes;  il  arriva  même  qne,  pour 
s'être  attachée  trop  exchmiemenft  anx  céréales,  ragricuKure  française 
aiwitde  tâcheux  erremens.  Le  meîltenr  moyen  de  refirer  d'un  pays  le 
nuucimum  possible  de  grains  est  non  pas  de  consacrer  tontes  les  terres  i 
cette  prodndtion,  mais  de  tenir  la  balance  enire  les  céréales  et  les  fonr- 
suges,  entre  la  production  des  grains  ot  celle  en  bétavl^-qui  fournit  Ten- 
graia  sans  lequel  la  terre  reale  léérile.  L'andemie  agriculture  française 
avait  entièrement  perdu  de  vue  cotte  notion  fondamentale  que  nos  cul- 
tivateurs d'aujourd'hui  ne  se  sont  qu'imparfaitement  assimilée  encore. 
Les  A)[iglais,  au  contraire,  par  nne  juste  répartition  entre  les  grains  et 
les  fourrages,  ont,  depuis  long-temps,  une  agriculture  plus  parfaite  et 
une  «limeniation  publique  snpérieure.  Ils  sèment  en  blé  un  moindre 
nombre  d'hectares;  mais,  fécondée  par  le  fumier  ^fue  donne  le  bétail, 
la  superficie  ensemencée  aun  rendement  double  des  terres  françaises,  et 
ainsi,  à  égalité  de  territoire,  l'Angleterre  rend  plus  de  blé  que  la  France, 
en  même  temps  qu'elle  produit  plus  de  viande  ei  d'autres  alimens. 

Mais,  si  le  régime  des  céréales  était  libéral  à  l'extérieur  sous  l'ancien 
régime ,  c'était  au  dedans  un  commence  tnjot  à  mille  ontraves.  Les 
popidatioQS  étaient  remplies  de  préjugés  contre  les  sMrchands  de  Mé. 

(f )  M.  Anthelme  Costaz,  dans  son  Histoire  dé  VÂdminiitraiion ,  tome  II ,  p.  137, 
tût  remonter  plus  haut  la  première  interdiction  de  Texportation  des  blés.  11  la  rapporte 
jiran  WS,  âl^attobiieiunDteosaiéwés. 


LES  SUBSMrAlICB  IT  I.A  lAlfOOS  BE  FRANGE.  41 1 

Ooicoiiqne  têàsmt  ce  eominerce  semblaît  nn  ennemi  public,  ira  acca- 
pareur yisant  à  créer  la  famme.  L'autorité ,  cédant  aux  passions  de  la 
ioflfe  Ignorante  ou  les  partagewt  firaDchenient  pour  son  propre  oomptej 
joumettait  l'exercice  de  cette  profession  à  des  formalités  et  à  des  gènes 
particulières  y  à  une  surveillance  vexatoire  et  presque  ignominîease. 
Les  monopole»,  qui  avaient  tout  einraU,  ajoutaient  aux  difficultés  du 
coBiDierce  des  gnôns.  J'en  citerai  un  seul  exemple.  «  A  Rouen ,  use 
oompagmé  de  cent  douze  marchands  créés  en  titre  d^office  avait  seule 
d'abord  le  dreîl  d'acheter  les  grains  qui  entraient  dans  la  ville ,  et  son 
monopole  s'étendait  même  sur  tea  marchés  des  Andelys,  d'Elbeuf ,  de 
Duclair  et  de  Gaudebec ,  les  plus  considérables  de  la  province.  Venait 
ensuite  une  seconde  compagnie  de  quatre-vingt-dix  officiers  porteurs  » 
diargeinrs  et  déchargeurs  de  grains ,  qui  pouvaiei^  seuls  se  mêler  de 
la  circulation  de  cette  denrée ,  et  devaient  y  trouver^  outre  le  salaire 
de  leur  travail^  llutérét  de  leur  finance  et  la  rétributiim  convenidile 
au  titre  d'offider  du  roi.  Venait  enfin  la  viUe  elle-même,  qui,  proprié* 
taire  de  cinq  mouhns  jouissant  du  droit  de  banalité,  avait  donné  à4f 
troisième  monopole  une  extension  fliégale  et  singulière.  Les  moulins 
communaux  ne  pouvant  suffire  à  la  monture  de  l'approvisionnement 
des  grains  nécessaires  à  la  population,  la  municipalité  vendait  aux 
boulangers  de  la  ville  le  droit  de  faire  moudre  ailleurs;  mais,  pour  les 
dédommager  de  cette  exaction  rév(rftaiite ,  elle  assujettissait  le»  bou* 
langers  des  faubourgs,  qui  n'étaient  pas  m  droit  soumis  à  la  banalité, 
à  livrer  leur  pain  sur  le  pied  de  18  onces  à  la  livre  au  même  prix  que 
les  boulangera  intérieurs,  ^ui  n'éteient  tenus  que  du  poids  ordinaire 
de  16  onces.  U  est  donc  évident  que  du  chef  de  ce  trœsième  et  dernier 
monopote,  les  Rouennais  palpaient  te  pain  un  huitième  de  plus  que  sa 
véritabte  valeur  (i).n 

I>ans  ces  temps  où  l'autorite  royale  ne  se  croyait  pas  de  lûaites»  les 
princes  et  leurs  conseils,  qui  s'attribuaient  comme  une  prorogative  toute 
natureUe  la  fÎEicuUé  d'alterer  les  monnaies  et  de  faire  que  ce  qui  était 
une  livre  la  veiUe  fût  pris  pour  deux  livres  te  tendemain,  devaient  être 
portés  à  penser  à  plu»  forte  raison  qu'il  leur  appartenait  de  fixer  à  teur 
gré  la  vateur  vénale  de»  céréale^.  On  laissa  cependant  dormir  ce  pré- 
tendu droit  presque  toujours.  Les  parlemens,  composés  d'hooune»  qui 
devaient  être  plus  éclairés  quetereste  de  la  nation  et  que  la  cour,  dans 
ces  sortes  d'afiàires,  enchérissaient  sur  l'esprit  régtementaire  de  l'admi- 
mstration,  et,  dans  te  cours  de  leur  incorrigibte  taquinerie  contre  te  gou- 
vernement, on  les  vit  donner  raison  aux  préjugés  de  l'émeute  stupide, 
alors  qu'un  ministre  sage  chercbaiit  à  faire  prévaloir  les  vrai»  principes. 
Maisle  ministre,  qui  était  ferme,  tiutbon,  etiiremporia.G'éiftiteDi775. 

(1)  Introduction  aux  Œuvres  da  Turgot,  par  Eugène  Daire.  Édition  GuOlaornin, 
*•  I>  pag«  Lxxxiy. 


412  BEVUE  ras  DEUX  MONDES. 

Les  environs  de  Paris  offraient  le  spectacle  d'une  complète  rébellion. 
Sous  prétexte  de  la  cherté  des  grains,  des  brigands  brûlaient  des  gran- 
ges,  incendiaient  des  fermes,  coulaient  à  fond  des  bateaux  de  blé.  Ils  se 
présentent  à  Versailles,  et  ils  y  font  la  loi;  de  là  ils  viennent  à  Paris  piller 
les  boulangers.  Le  lieutenant  de  police  les  laissait  faire,  le  parlement 
couvrit  les  murs  de  Paris  d'un  arrêt  qui  défendait  les  attroupemens, 
mais  qui  portait  que  le  roi  serait  supplié  de  diminuer  le  prix  du  pain. 
L'homme  illustre  et  dévoué  à  la  cause  populaire  qui  était  alors  con- 
trôleur-général des  finances,  et  que,  poussé  par  la  fatalité,  Louis  XVI 
devait  bientôt  éconduire,  Turgot,  chargea  aussitôt  l'autorité  militaire  de 
placarder  l'arrêt  du  parlement  d'une  ordonnance  qui  interdisait  d'exiger 
le  pain  au-dessous  du  cours.  Le  lieutenant  de  police  fut  destitué;  le 
parlement,  qui  voulait  connaître  des  troubles  dans  l'intention  de  contre- 
carrer les  intentions  libérales  du  ministre,  fut  convoqué  à  Versailles 
pour  enregistrer  une  proclamation  du  roi  par  laquelle  les  auteurs  de  la 
révolte  étaient  renvoyés,  conformément  aux  lois  en  vigueur,  à  la  juri- 
diction prévôtale.  Une  armée  de  vingt-^inq  mille  hommes,  commandée 
par  un  maréchal  de  France,  poursuivit  les  émeutiers  dans  tous  les  sens 
et  protégea  la  circulation  des  grains.  C'est  par  ces  actes  dédsits  que 
Turgot,  ministre,  faisait  triompher  le  principe  qu'auparavant  il  avait 
soutenu  dans  des  écrits  destinés  à  honorer  sa  içémoire,  que  l'achat  et  h 
vente  des  grains  étaient  im  conmierce  tout  comme  un  autre;  que  plus 
qu'un  autre  encore,  dans  l'intérêt  de  la  société,  il  réclamait  une  liberté 
entière. 

Parallèlement  aux  préjugés  contrantes  à  la  liberté  intérieure  du  com- 
merce des  grains,  on  en  rencontre  dans  l'histoire  économique  de  l'Eu- 
rope, un  autre  qui  lui  ressemble  beaucoup  et  qui  n'a  pas  exercé  moins 
d'influence,  au  détriment  de  la  prospérité  des  nations.  C'est  celui  qui  fai- 
sait considérer  l'or  et  l'argent  comme  la  richesse  par  excellence, 
l'unique  vraie  richesse,  et  qui,  par  conséquent,  en  interdisait  l'expor- 
tation. Les  esprits  avancés  en  sont  depuis  long-temps  complètement  re- 
venus; mais  le  vulgaire  et  les  gouvememens  ont  été  plus  lents  à  s'en 
défaire  :  la  multitude  y  croit  encore,  et  il  pèse  beaucoup  plus  qu'on  ne  le 
supposerait  sur  le  système  économique  des  grands  états  de  l'Eyrope. 
Cest  que  les  préjugés  et  la  sottise,  lorsqu'ils  se  sont  bien  impatvQpisés 
quelque  part,  ne  donnent  pas  facilement  leur  démission.  Nous  allons 
en  acquérir  une  preuve  de  plus  par  l'exposé  succinct  de  ce  qui  s'est 
passé  après  Turgot  dans  l'administration  française  au  siyet  du  conunerce 
des  grains. 

Fidèle  au  drapeau  qu'avaient  élevé  et  fait  respecter  les  grands  esprits 
du  xvni«  siècle,  la  constituante  abolit  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur  toutes 
les  entraves  qui  gênaient  le  commerce  des  grains.  La  convention,  qui, 
en  vertu  des  événemens  et  par  son  penchant,  était  placée  en  dehors  de 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FBANGE.  413 

toutes  les  règles  ordinaires,  et  qui  en  toutes  choses  se  croyait  dans  la 
nécessité  d'exercer  une  suprême  dictature,  se  montra  ultra-réglemen- 
taire à  regard  des  subsistances  et  surtout  du  pain.  La  loi  du  maximum 
concernait  particulièrement  cet  objet.  On  sait  que  tous  ces  moyens  de 
contrainte  pour  amener  le  bas  prix  du  pain  engendrèrent  une  affreuse 
famine.  Avec  le  gouvernement  de  Napoléon,  des  idées  plus  régulières 
se  firent  jour.  L'importation  des  blés  était  déjà  libre,  l'exportation  fut 
permise  sous  conditiop.  Il  fallait  ;que  Thectolitre  fût  coté  à  20  francs 
au  plus  dans  le  midi,  à  16  dans  le  nord,  et  il  y  avait  un  droit  de  sortie 
de  2  francs;  mais  l'empereur  voulut  que  l'autorité  intervint  dans  le 
commerce  des  grains,  au  moins  pour  la  capitale  :  de  là  son  projet  des 
greniers  d'abondance.  Cependant  en  1811,  après  un  été  qui,  semblable 
à  celui  de  18i6,  avait  été  très  favorable  aux  vendanges,  mais  fatal  à  la 
récolte  des  grains,  le  prix  du  pain  se  mit  à  monter.  L'empereur  se  fit 
commerçant  en  grains  et  entreprit  d'effectuer  la  msyeure  partie  de 
l'approvisionnement  de  Paris.  Il  y  contribua  en  effet  pour  près  de. 
400  mille  sacs  (1);  mais  il  y  dépensa  plus  de  12  millions  de  l'argent 
du  trésor,  il  ruina  les  boulangers  auxquels  il  imposait  un  prix  de  vente 
trop  faible,  et,  par  des  achats  mal  conçus,  mal  coordonnés,  mal  exé- 
cutés, il  fit  monter  les  grains  au-delà  du  point  où  naturellement  ils  se 
seraient  arrêtés.  Une  fois  sorti  des  voies  de  la  liberté  des  transactions, 
il  lui  fallut  aller  de  violence  en  violence  et  agrandir  le  cercle  de  ses 
mesures  despotiques  jusqu'à  ce  qu'il  y  eût  embrassé  l'empire  tout  en- 
tier, après  avoir  commencé  par  le  seul  département  de  la  Seine.  11  en 
vint  jusqu'à  décréter,  à  l'instar  de  la  convention,  le  maocimum.  En 
mai  1812,  un  décret  impérial  fut  promulgué,  qui  commençait  par  ces 
belles  paroles  :  La  libre  circulcUion  des  grains  et  farines  sera  protégée 
dans  t(ms  les  départemens  de  notre  empire,  et  finissait  par  établir  pour  le 
blé  le  maonmum  de  33  francs  l'hectolitre.  La  disette  devait  être  et  fut  la 
conséquence  de  cette  atteinte  flagrante  à  la  liberté.  Il  y  eut  des  dépar- 
temens où  les  populations  furent  réduites  à  manger  de  l'herbe  (2). 

Après  l'empire,  une  nouvelle  époque  de  cherté  se  déclare  en  1817. 
L'état,  pour  y  porter  remède,  oubliant  l'msuccès  de  la  tentative  de 
1811,  recommence  à  se  faire  marchand  de  grains.  On  espérait  pro- 
bableâiélit  que  ce  qui  n'avait  eu  que  de  tristes  effets  entre  les  mains 
d'un  usurpateur  donnerait  de  meilleurs  fruits  dans  celles  d'un  gouver- 
nement légitime.  On  acheta  donc  des  grains  à  tort  et  à  travers,  au  de- 
dans et  au  dehors;  on  mit  la  perturbation  dans  les  marchés  intérieurs, 
on  alarma  tout  le  monde,  on  donna  l'unpulsion  à  la  hausse  qu'on  vou- 

(1)  On  sait  que  le  sac  légal  de  farine  pèse  159  kilogrammes. 

(S)  Voir  sur  cette  disette  de  1811-13  une  notice  de  M.  Vincens,  conseiUer  d'état,  an- 
cien directeur  du  commerce  intérieur,  qui  a  été  inséré  dons  le  Journal  des  Économistes 
de  1843. 

TOME  XVU.  28 


41i  MKWM  MS  usa 

lait  préTemr,  et,  après  vmr  pài  dépenser  à  im  trésor  épuisé  «me  aewim^ 
de  60  à  70  millioosy  on  fut  rédoît  à  ymir  déclarer,  par  la  boodie  4a 
ministre  de  Tiiiténeur,  que  Je  emimmrce  smU,  le  wKMBerce  Ubrê  ^  inH- 
pemdfioUp,  pmi  attirer  e$  répamdrê  ému  ftniMemr  ie$  nnamves  mie€$^ 
^^êoires.  Eh  1  il  y  aiuôt  quarante  ans  que  Turgot  Tavatt  démootvé  et 
fait  adm^tre  par  radmtnistratioo  française» 

Cette  expérience  de  1847  a  goéri  pour  toiqom^  legOQTernemeitf  irai^ 
(ais  de  la  manie  de  faire,  pour  rappDovisîonnement  public,  k  eommerœ 
des  grains;  cependant,  battuaur  ce  point,  le  système  de  rintervention  de 
Tautorité  conserva  encore  une  forte  position  dana  la  réserve  munidpsfe 
de  Paris.  Il  était  ordonné  qu'il  y  anrait  dana  cette  réserve  90,000  sacs  de 
farine  ou  ré(|aivalent  en  blé ,  mais  on  s'aperçut  bientôt  que  la  vdle  de  Pa- 
ris était  grevée  ainsi  d' une  dépense  annuelle  de  1 5  pour  iOO  de  la  valeur 
des  blés.  Or,  comme  l'a  fait  remarquer  J.-B.  Say,  15  pour  100  à  intérêt 
composé  sont  une  dépense  qui  excède  100  pour  100  au  bout  de  cinq  ans, 
et  400  pour  100  à  la  dixième  année,  tandis  que  les  encbérissemens  mo- 
dérés se  produisent  tous  les  cinq  ans  à  peine,  et  que  ceux  qui  ont  plus 
de  gravité  ne  se  présentent  moyennement  que  de  dix  en  dix  ans.  En 
conséquence,  la  réserve  de  Paris  a  été  supprimée  en  1831«  C'était  la 
seule  qui  subsistât  encore;  autrefois  les  principales  villes  du  royaume 
en  avaient  une;  désormais  c'est  une  idée  arrêtée  qu'il  faut  s'en  remettre 
au  commerce  libre  pour  les  approvisionnemens.  A  l'intérieur,  la  liberté 
est  la  règle  fondamentale  incontestée  du  conunerce  des  grains.  £n  cas 
de  cherté,  la  charité  publique,  pour  abaisser  le  prix  du  pain,  s'exerœ 
par  le  moyen  de  bons  qu'on  délivre  aux  indigens  sur  leur  simple  de- 
mande et  moyeasant  lesquels  les  boulangers,  d'après  un  marché  passé 
avec  l'autorité,  lourniss«kt  du  pain  à  un  taux  réduit.  C'est  ainsi  qu'on 
s'y  est  pris  cette  fois  dans  la  plupart  de  noacttés»  L'autorité  ne  s'est  point 
ingérée  à  acheta  des  grains,  ou,  si  elle  l'a  fait,  c'est,  par  exception,  le 
ministre  de  la  guerre  et  celui  de  la  marine^  qui,  dans  le  but  de  ménage 
les  approvisionnem^BS  intérieurs,  ont  passé  des  marchés  pour  la  four- 
niture des  troupes  de  terre  et  de  mer  avec  du  bié  étranger.  D'après  les 
bruits  qui  circulent,  et  dont  je  ne  me  fais  point  garant,  l'opération  n'au- 
rait pas  été  heureuse  pour  l'état,  et  le  trésor  paierait  cher  l'estimable 
prévoyance  des  deux  départemen^jpdinistériels,  sans  que  le  consomma- 
teur français,  en  dehors  de  l'armée  et  de  la  tlotte,  ait  la  moindre  rér- 
serve  de  plys.  Au  fait,  où  les  personnes  auxquelles  les  ministres  de  la 
guerre  et  de  la  marine  se  sont  adressés  auraientrcUes  pu  trouver  des 
blés  que  le  commerce  n'eût  pas  aussi  bien  découverts  pour  la  consoni- 
mation  générale  du  pays,  y  compris  les  soldats?  Il  faut  savoir  gré  aux 
deux  ministres  de  leurs  bonnes  intentions,  mais  leur  recommander  à 
l'avenir  de  ne  plus  se  mêler  de  ce  que,  jusqu'à  ce  jour^  aucun  gouver- 
nement n'a  su  bien  faire. 


LES  SDBSIBftâlICaB  BT  LA  ftâlIQITB  M  FRANCS.  41  ft 

Mail  ïeUfra  cmtrtirè  à  ïk  liberté,  prenant  prar  point  d^ppui  des 
sentimens  condamoaMes,  jrvait  lémsi,  pimieiifs  amiéef  «rant  I8di ,  à  se 
tBàit  tvaenrer  on  antre  poite ,  c|«'«n  ieak  flatté  d'avoir  rendu  inexpu- 
gûabie,  dans  Be4re  légiffetion  des^éreates.  Joeiiu'en  im9,  l'entrée  des 
paiDi^  dans  le  royanne  de  Franoe  «tait  libre;  le  gDaverneraenl  de 
k  realanadioo,  qai  dierchait  à  fimder  une  aristocratie  lerritorialey 
imagina  d'iiBÎter  k  iégislatioa  «pie  l'arâlecratie  hritannicpie  arait  im- 
posée à  »o  pays.  Le  coinuieree  des  grains  était  à  pen  pnës  libre  en 
Angleterre  jmqn'ee  1:804.  La  toi  de  i77J  permettait  rimportaMoQ 
BM>sannnt  le  droit  nominal  de  6  pence  (0  fr.  63  eent)  par  ^^narter 
{%  beotaliires  9  dixièmes).  L'exportatioa  était  favoriaéejm'  me  prime* 
Be  17404 17S1, le  totaldes  primes  ainsi  payéess*éfevaMàl^5vM0L  st, 
envwoB  38  nûlKans  de  francs.  <i«and  les  prix  cependsmtaraienÉatJkdnt 
mi  «erlaîn  point,  fat  sortie  était  prohibée;  mais,  à  la  ftn  do  xvih<'  siëde^ 
l'Angleterre  n'itait  pins  eo  position  d'exporter  du  blé  ^  elle  avait  de  la 
peine  à  se  suffire.  En  1804,  la  liberté  dacommeit»  extérieiir  des  grans 
M  détniite^  quant  à  Timportation;  le  régime  protectenr  fut  appUcfné 
anx  grains,  et  femelle  mobile  ist  son  apparition  dans  ie  monde.  Tant 
que  le  blé  vandrait  nmiiis  de  63  shttlings  le  quaiier  (^  fr.  25  cent. 
rheetot.),  il  devait  y  avoir  mi  droit  prohibitif  de  plus  de  10  fr.  par 
boetcditre  (24  sbilbi^  3  pSaœ  par  quarter).  Le  blé  devenait' pins  cher, 
Is  droit  devaMdiBiimier,  suivant  une  progression  trèsiapéde.  Geréigime 
dnra  jusqu'en  1815;  mais  alors,  victorieuse  au  dehors,  la  pimaante  di- 
gancbiede  la  Grande-Aretagne  vioulnt  profiter  de  sa  vicbûre  pour  as* 
seoir  son  nonopde  au  dedans,  et,  dans  le  courant  de  Faniiée  méme^ 
«ne  loi  fut  votée  qui  ne  permettait  rimportatioDdnldéqne  lorsque  le 
grain  mcRgëne  vaâdrait  an  moins  tO  siiitlings  le  qïHrrter  (34  francs  50 
centimes  rbeotriitre).  £a  llranoe,  de  même ,  on  se  proposa  de  tenir 
ékffé  le  prix  des  grains  d'nne  manière  permanente  par  des  dispositions 
dooaaières.  Td  tôt  l'objet  de  la  ki  du  iô  fuiliet  1819.  Les  deux  pays 
depuis  lors ,  dans  la  même  pensée ,  modiÂk'ent  leurs  tarife  sans  en 
changer  l'esprit.  La  France  en  partionlier  a  fait  quatre  ou  cinq  lois 
des  céréales,  il  faut  le  dire,  de  pins  en  plus  restrictives  au  fond,  quoique 
les  demtàres  ne  contîenmnt  pins  le  mot  de  prohibitien.  L'idée  fonda- 
mental^Mes  deux  kgidatknis  française  et  anglaise/  calquées  l'une  sur 
fatHre,  était  celle  de  récbeMe  mdbik  qui,  au  premier  abord,  est  en 
effet  très  séduisante.  Quand  le  blé  monte,  Je  droit  baisse;  si  au  con- 
icarre  te  idé  tombe  à  bas  prix,  le  droit  se  reèèw  dans  une  proportion 
phK  ferle.  On  «'était  Aatté  d'assurer  ainsi  1  approvisioanemeat  en  cas 
de  disette  et  de  garantir  l'éconiement  des  eaoédansiqu'on  pouvait  avoir 
pendant  les  bonnes  années.  Le  blé  et  le  pain  aUaientavoir  une  sorte  de 
prix  fiae,  «et  l'en  s'en  applandissait  beanconp,  non  sansirnson,  car  il  n'y 


416  REVUE  DIS  DEUX  MONDES. 

a  pas  de  cause  plas  active  des  crises  commerciales  que  celle  qui  res- 
sort des  grandes  variations  du  prix  des  subsistances. 

Ce  système  malheureusement  n'a  pas  tenu  ses  promesses,  particu- 
lièrement au  sujet  de  la  certitude  des  approyisionnemens  en  cas  de  di- 
sette. Le  commerce,  pour  se  livrer  à  ses  spéculations  légitimes,  a  besoin 
d'avoir  quelques  bases  certaines,  et  c'est  précisément  ce  qu'exclut  la 
grande  mobilité  du  droit.  Le  commerçant  qui,  d'avance  calculant  une 
chance  de  hausse,  aurait  l'idée  de  demander  des  ghiins  à  Odessa  ou  à 
New-York,  s'en  abstient,  parce  qu'il  ignore  si,  lorsque  son  blé  se  pré- 
sentera, le  droit  à  payer  à  la  douane  n'aura  pas  doublé  ou  triplé.  De 
même,  en  supposant  que  nous  soyons,  nous  aussi,  dans  le  cas  d'ex- 
porter beaucoup  de  blé  par  l'eflét  d'une  grande  abondance,  le  négo- 
ciant étranger  ne  s'adressera  pas  à  nous,  faute  de  savoir  quels  droits 
il  aura  à  acquitter  à  la  sortie,  et  il  enverra  ses  ordres  de  préférence 
aux  pays  qui  sont  soumis  à  un  régime  de  fixité  au  lieu  de  notre  mo- 
bilité. Les  ressorts  même  de  cette  mobilité  si  ingénieuse  en  apparence 
sont  tout- à- fait  défectueux.  Rien  n'est  plus  facile  à  des  hommes 
peu  scrupuleux  que  de  falsifier  par  des  manœuvres  les  mercuriales 
locales  en  petit  nombre  qui  servent  à  composer  la  mercuriale  géné- 
rale de  chacune  des  quatre  sections  entre  lesquelles  se  partage  à  cet 
égard  le  târitoire.  Et  ainsi  une  spéculation  bien  conçue  et  utile  au  pu- 
bUc  peut  avorter  par  les  artifices  d'une  concurrence  habile.  Puis  la 
mercuriale  consacre  un  fait  passé  qui  quelquefois  n'a  plus  rien  de  com- 
mun avec  le  présent.  Enfin  ici  le  système  des  moyennes,  qui  est  mis  en 
œuvre,  est  peu  applicable,  car  il  peut  ne  donner  qu'un  aperçu  très 
inexact  de  la  situation.  Pendant  le  délai  qu'embrasse  la  moyenne,  les 
prix  ont  pu  varier  dix  fois  et  entre  des  limites  fort  éloignées.  A  certains 
momens,  la  cote  du  marché  prise  isolément  aurait  favorisé  l'entrée  du 
blé  étranger,  et  c'est  peut-être  alors  seulement  qu'elle  était  véridique. 
Cependant  quelques  ventes  de  petites  quantités,  faites  au  moment  op- 
portun, donneront,  au  marché  suivant,  un  résultat  apparent  qui  sera 
mensonger,  et  le  faux  l'emportera  sur  le  vrai  dans  la  composition  de 
la  moyenne.  Les  avantages  de  l'échelle  mobile  ne  sont  donc  que  spé- 
cieux. Sur  ce  point,  notre  assertion  n'est  pas  contestable,  car  encore  un 
coup,  pourquoi  ce  régime  est-il  mis  à  l'écart  d'un  avis  unanime  aur- 
jourd'hui,  sinon  parce  qu'au  lieu  de  soulager  la  disette,  tout  le  monde 
sent  qu'il  ne  serait  bon  qu'à  l'aggraver? 

La  prétention  exprimée  au  nom  de  l'échelle  mobile  de  maintenue  les 
subsistances  à  un  prix  fixe  n'a  pas  été  moins  démentie  par  les  faits. 
Sous  la  loi  de  l'échelle  mobile,  le  blé  a  éprouvé  en  Angleterre  d'in- 
croyables variations  :  plus  que  du  simple  au  double.  On  l'a  vu  quel- 
quefois au-dessus  de  40  francs  l'hectolitre,  et,  en  1835,  il  était  à  moins 


LUS  SUBSISTAmM  VT  LA  BANQUE  DE  FRANGE.  417 

de  47  fr.  Ce  marché  anglais,  qa'on  croyait  si  bien  défendu  contre  les 
mou  vemens  brusques  et  contre  les  écarts  excessifs,  était  celui  où  le  prix 
du  blé  éprouvait  les  oscillations  les  plus  grandes  et  les  plus  rapides. 

Après  que  les  faits  ont  eu  parlé,  les  Anglais  se  sont  rendus  à  ce  té- 
mdgnage.  Un  double  objet  leur  paraissait  également  désirable  :  res- 
serrer les  oscillations  du  prix  du  blé  et  rendre  le  prix  moyen  aussi 
modéré  que  possible.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  compris  Tintérêt  national, 
et  je  ne  sache  pas  un  état  où  il  soit  permis  de  l'entendre  autrement. 
Pour  arriver  au  but,  ils  ont  pensé  qu'il  n'y  arait  pas  de  procédé  com- 
parable à  celui  de  la  liberté.  Supposez,  en  efTet,  que  la  liberté  à  l'entrée 
et  à  la  sortie  des  grains  soit  la  loi  de  toutes  les  nations ,  le  marché  gé- 
néral est  le  plus  étendu  possible,  et  par  conséquent  la  meilleure  com- 
binaison subsiste  pour  que,  d'une  année  à  l'autre,  par  la  compensation 
des  climats  divers,  les  variations  des  quantités,  et  par  conséquent  des 
prix ,  soient  restreintes  dansle  cercle  le  plus  étroit.  L'accès  étant  ouvert 
à  chaque  instant  pour  chaque  état  vers  tous  les  foyers  de  production, 
l'on  s'approvisionne  constamment  au  plus  bas  prix,  ou  plutôt  un  équi- 
libre s'établit  chaque  année  entre  les  différons  pays  à  céréales,  et  on  a 
presque  constamment  un  prix  modéré.  Sans  même  que  la  liberté  ab- 
solue du  commerce  des  grains  soit  passée  dans  la  pratique  universelle 
des  nations,  comme  tous  lès  pays  qui  produisent  un  excédant,  les  États- 
Unis,  la  Russie^  les  bords  de  la  Baltique,  la  Sicile,  laissent  les  grains 
librement  sortir,  il  dépend  de  chacun  des  grands  états  de  jouir  immé- 
diatement d'avantages  presque  égaux  à  ceux  qu'aurait  la  liberté  uni- 
verselle; il  suffit  pour  cela  de  rendre  libres  sur  ce  point  les  rapports 
nationaux  avec  les  régions  à  céréales,  et,  si  déjà  quelque  grand  peuple  a 
adopté  la  liberté  du  commerce  des  grains,  ceux  qui  viendront  après  lui 
entreront  plus  complétejnent  en  possession  des  bienfaits  de  ce  régime 
libéral.  Ainsi,  l'Angleterre  ayant  arboré  chez  eUe  l'étendard  de  la 
Uberté  pour  le  commerce  des  grains  (  indépendamment  de  ce  qu'elle  a 
fait  pour  les  autres  branches  de  commerce  dont  nous  n'avons  pas  à 
nous  occuper  ici),  nous  trouverions,  nous,  à  ce  régime  le  profit,  en  cas 
de  rareté,  de  nous  approvisionner  aisément  et  en  temps  opportun,  et, 
dans  l'abondance,  d'écouler  notre  surplus  sur  les  marchés  de  la  Grande- 
Bretagne,  qui  est  à  nos  portes,      '«n 

L'Angleterre  donc  a  renoncé  l'an  passé  au  système  de  l'échelle  mo- 
bile; elle  n'y  a  point  substitué  un  droit  fixe;  elle  a  préféré  la  liberté 
complète.  La  question  est  de  savoir  ce  que  nous  ferons  en  France.  Il 
semble  impossible  que  nous  gardions  l'échelle  mobile;  c'est  un  système 
jugé.  De  l'autre  côté  du  détroit,  avant  que  la  liberté  du  conunerce  eût 
acquis  l'ascendant  qu'elle  y  exerce,  on  était  d'accord  pour  réprouver 
l'échelle  mobile.  Si  le  blé  avait  dû  continuer  d'être  frappé ,  en  Angle- 
terre, d'un  droit  à  l'entrée,  le  droit  eût  été  fixe.  Les  Angkds  ont  préféré 


418  watnm  MB  mdic  M11N8 


la  liberté  oamplèie;  ib  y  oiit  «té  eairiirits  psr  la  force  îrréMtiMe  de  la 
raMOD.  L'échelle  mobile  ne  pondait  plus  se  maîntarir,  bien;  maïs  tui 
droil  fixe  {)6ivfBtt-il  ètn  flie  absilamentf  Awaiiél  subnsié  alors  même 
^e  le  blé  aurait,  par  haaaid,  atteint  un  prii  de  famine?  Ainsi,  a^ec  le 
droit  fixe  pris  à  ht  lettre,  on  norit  fcu ter  eoalre  une  autre  impeeSBiillté. 
Cest,  en  effet,  ici  la  grande  snpériorilé  de  la  liberté,  que,  hors  d'elle, 
touidewient  împosriUe  à  soutenir  peur  les  seules  enroenstanees  dont  il 
tulle  se  préoccuper  beaucoup,  celles  où  la  subsistance  pnbfique  esft 
eompronûse.  Du  iBoment  qne  les  Anglais  quittaient  le  terrain  sur  lequel 
araient  été  débattues  les  antnes  lais  des  céréales,  celui  où  raristocndie 
disait,  comme  le  roi  des  animaux  dans  la  faMe  : 

(Test  que  je  m'appelle  lioa  » 

moL  argument  tiré  des  nofions  les  plus  justes  du  droit  constitnfîonnd , 
du  droit  humain,  rendait  ioéfitrije  le  triomphe  de  la  liberté  du  com-i- 
merce  des  gruns;  c'est  celui  a^ec  lequel  la  Kgue  a  mis  en  mouvement 
et  captivé  le  royaumonmi ,  où  d*idx)rd  elle  exdtaft  une  dédaigneuse 
indifTérenoe  :  De  quel  droit  les  nobles ,  propriétaires  des  terres ,  prélè- 
veninls  une  taxe  sur  notre  pain  quotidien?  €et  argument  des  Cobden  et 
des  Bright,  adnns  par  Peel,  aecueSli  par  le  chef  de  l'aristecratie,  Wel-^ 
lîngion ,  est  passé  dans  la  législation,  et  voilà  comment  r Angleterre  a 
fait  sa  réforme  oonmierciale. 

Chez  nous,  malgré  la  différence  des  situations,  il  est  dilBeîle  qne  f  é- 
chelle  mobile  n'ait  pas  le  même  sort  dans  un  assez  bref  délai.  La  Ifterté 
du  commerce  des  grains,  une  fois  établie  en  Angleterre,  a  une  réaction 
nécessaire  sur  nous.  Je  ne  parle  point  de  l'entraînement  de  l'exemple, 
quoique  oe  soit  un  mobile  de  quekpie  puissance;  mats  le  système  dans 
lequel  l'Angleterre  est  entrée  pour  les  grains  modifie  les  conditions  de 
vente  pour  nos  propriétaires  et  à  leur  profit.  C'est  pour  eux,  en  effet, 
une  came  de  hausse,  une  garantie  contre  la  baisse  en  temps  ordinaire. 
Eb  retour,  le  public  est  fondé  à  demander  d'eux  qu'ils  consentent  à  ce 
que,  en  vue  des  années  de  faible  récoKe,  le  consommatetir  ait  contre  la 
dberté  la  seule  garantie  qui  soit  valable,  celle  de  la  liberté. 

Les  grands  intérêts  qui  pouvaient  s'opposer  à  ce  que  la  législation 
française  sur  les  céréales  fût  changée  sont  ceux  des  départemens  du 
nord,  qui  vendent  au  midi  f  approvisionnement  dont  il  manque.  Notre 
littoral  de  la  Méditerranée  est  forcé  de  s'approvisionner  en  partie  dans 
la  Bretagne  ou  dans  le  nord-est,  et  c'est  ce  qui  renchérit  le  pain  dans 
les  départemens  placés  à  droite  et  à  gauche  des  Boucbes-du-Rb6ne; 
mais,  ai  le  nord  trouve  haUtoellemen^  un  débouchée»  Angleterre  pour 
son  excédant,  qui  se  plaindra  que  le  raidi  mange  du  blé  d^Odessa  ? 

La  liberté  produira  chez  nous  ce  qu'on  en  attend  en  Angleterre^ 
la  tenue  du  prix  du  Ué  :  peu  d'écarts  en  deesoneel  en  <les5us  d^ime  cer^ 


LES  SUBSISfAM»  BT  &â  MilQIJB  Di  FRANCS.  Mt 

tain  moTmiie.  Ce  «ont  ees  éearir  qui ,  de  l'autre  cMé  <Ui  détruit,  rui^ 
Baient  les  fermier»,  et  qm  ches  bous  80b(  pr^udidebles  am  propné<> 
tairea.  Turgol  TaiTait  n  Ûai  dit^  ai  ebnemeiit  preuTé,  qn'^prèa  lui  on 
eat  presque  beuteva  d'avoir  à  le  répéta*. 

ËQÛD  la  TÎe  à  bon  naarcbé  diex  naoa,  sur  la  terre  d'égalité  pur  e»- 
ceUeMe,  ne  peut  être  m  argwmeai  de  meindre  valeur  que  dans  k 
Graiide*Breiagae.  I^  xTiu*  siècle,  il  est  de  nuxte  ai^oard'h^ 
était  sceptique;  peur  loi,  point  de  vérité  qoî^fâji  au-deseus  de  la  coiitro^ 
wrse.  Noire  uècie  se  félicike  d'être  guéri  de  ce  mal.  Quel  Bom  faut-il 
doBoer  cependant  à  ceux  qui  nîaa*  que  la  vie  à  boo  marché  soit  d'ia^ 
térét public?  Ce  n'est  pae dans  le  xvbi«  siècle  qu'en  l'eût  ecmtesté.  Qu'im* 
porte  le  prix  du  pain?  dit-on  ai^ourd'lnii;  le  salaire  se  règle  en  consé- 
quence. Et  d'abord,  là  gH  la  cpiestion.  Je  vois  claireroekit  conuneirt  la 
^erté  des  subsistaBces  en  général,  du  pain  en  particulier^  pèse  sur  le 
grand  nombre:  je  ne  vcis  pas  aussi  bien  coBuneot  le  salaire  s'élève  de 
manière  à  étal^  la  compensation.  La  main<d'cBuvre  que  vend  Tou* 
vrier  est  une  marobandiae  d'une  nature  toute  spéciale,  qui  a  cette  par- 
ticularité, fâcheuse  pour  le  vendeur,  qu'on  ne  la  garde  pas  en  magasin, 
^'OB  est  forcé  de  l'écouler  chaque  jour,  quelque  prix  qu'on  en  trouve, 
mauvais  ou  bon.  De  là  un  désavantage  pour  l'ouvrir,  quand  il  débat 
le  prix  contre  lequel  il  doit  échanger  son  travail,  et  il  l'éprouve  rude- 
ment lorsque  tout  à  coup,  les  objets  de  première  nécessité  étant  dever 
nus  plus  cbers,  il  aurait  besoin  d'un  accroissement  de  salaire  pour  ne 
pas  déchoir.  On  ne.remarque  pas  en  effet  que,  lorsque  le  pain  enchérit, 
la  main-d'œuvre  s'élève  en  proportion;  c'est  plutôt  le  contraire  qu'on 
observe.  Avec  la  vie  à  bon  marché,  une  épai^;ne  déterminée  assure  bien 
mieux  le  repos  du  travailleur  dans  sa  vieillesse;  avec  la  vie  à  bon  mar^ 
cbé,  la  population  qu'atteint  la  maladie,  ^mi  sur  laquelle  sévit  le  chô* 
mage,  cruelle  épidémie  du  régime  manufacturier,  lutte  plus  long-temps 
contre  le  dénûment.  Rien  plus  que  la  dierté  de  la  vie  ne  contribue  à 
la  formation  de  ces  populations  dégradées,  qui  ont  tant  pullulé  dans 
les  villes  de  fabriques  de  l'Angleterre,  et  qui  commencent  à  apparaître 
dans  les  nôtres,  il  faut  bien  avoir  le  courage  de  le  dire.  Dans  les  temps 
de  grande  activité  commerciale,  les  salaires  sont  hauts,  l'ouvrier  en 
jouit  trc^  souvent  sans  songer  au  lendemain.  Puis,  les  commandes 
s'arrêtent,  le  travail  manque,  et  celui  qui  n'a  rien  épargné,  faute  d'en 
avcMr  eu  la  volonté  ou  le  pouvoir,  vit  misérablement  d'abord,  eu  em* 
pruntant  autant  qu'il  trouve  du  crédit ,  ensuite  en  vendant  à  vil  prix 
ses  vêtemens,  son  petit  mobilier.  Il  tombe  par  degrés  au  dernier  degré 
de  la  misère;  si  la  crise  dure,  il  arrive  à  l'abjection,  et,  quand  le  travail 
revient,  il  n'a  plus  la  force  de  s'en  relever;  il  reste  dans  le  boi:rt>ier  et  y 
retient  sa  progéniture,  qu'il  multiplie  désormais  sans  réflexion.  Voilà 
comment  se  produit  la  poimlaoe  eî  d'où  sortent  4es  nuées  de  proie* 


420  BEYPB  IMB$  PWX  UmOVS^ 

taire^«  Dan^  les  pay$  tels  que  ie  nôtre ,  qui  se . vantent  de  leur  consti- 
tution déDOtocratiquCi  c'est  une  forte  raison  en  faveur  de  toute  mesure 
propre  à  as^er  la  vie  à  bon  marché.  Et  si  ce  n'est  point  par  une  noble 
sympathie  pour  les  classes  ouvrières,  que  ce  soit  au  nom  des  libertés 
publiques,  dont  tout  le  monde  sent  le  prix.  Là  où  il  existe  une  populace 
nombreuse,  il  n'y  a  pas  de  milieu  entre  le  despotisme  et  Tanarchie,  et, 
sur  toute  terre  peuplée  oà  la  vie  sera  chère ,  il  y  aura  constamment 
une  populace  qui  se  propagera  avec  une  rapidité  effrayante. 

U  faut  donc  croire  que  l'échelle  mobile  et  Timpôt  sur  Fintroduction 
des  blés  en  général  subiront  chez  nous  la  même  destinée  qu'en  An- 
gleterre. Ce  système  fut  inauguré,  de  l'autre  côté  du  détroit,  en  1804. 
Quarante-deux  ans  après,  le  parlement  en  a  prononcé  l'abrogation. 
Chez  nous,  la  franchise  à  l'importation  a  duré  depuis  la  fondation  de  la 
monarchie  jusqu'en  iSlQ*  Le  régime  actuel  n'a  donc  pas  trente  ans  de 
date  encore.  Trente  années  contre  quatorze  siècles!  On  ne  peut  pré- 
tendre que  ce  soit  une  de  ces  institutions  respectables  dont  l'origine 
se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  La  génération  actuelle  l'a  vu  naître,  et 
nous  espérons  bien  qu'elle  le  verra  mourir.  La  France  ne  peut,  sur  ce 
point,  rester  en  arrière  de  sa  féodale  voisine.  Tout  au  moins  faut-il 
croire  que,  sans  plus  de  délai,  nous  en  finirons  avec  l'échelle  mobile, 
d'où  nous  viennent  des  chances  de  famine;  qu'un  droit  fixe,  modéré, 
uniforme,  sans  distinction  de  zone  et  de  section,  remplacera  cette  dé- 
testable combinaison,  et  qu'immédiatement  on  affranchira  le  maïs, 
qu'on  ne  consomme  pas  dans  les  villes,  et  dont  il  est  à  souhaiter  que 
l'usage  s'étende  beaucoup.  Au  bout  de  peu  d'années,  le  mats  serait  en- 
tré dans  les  habitudes  des  populations,  et  il  nous  en  arriverait  d'Amé- 
rique de  grandes  quantités,  parce  que  la  capacité  de  production  des 
États-Unis,  sous  ce  rapport,  est  sans  hmites,  et  nous  l'aurions,  malgré 
la  distance,  à  bas  prix. 

Pourquoi  encore  la  farine  est-elle  frappée  d'un  droit  supérieur  de 
moitié  à  celui  qui  atteint  la  quantité  correspondante  de  blé?  Lorsque, 
dans  les  quatre  sections  du  territoire,  la  mercuriale  du  froment  est  au- 
dessus  de  22  fr.,  20  fr.,  18  fr.  et  16  fr.,  l'hectolitre  est  taxé  à  5  fr.  22  c, 
et  les  100  kilog.  de  farine  le  sont  à  15  fr.  40  cent.  100  kilog.  de  farine 
correspondent  à  un  peu  moins  de  2  hectohtres  de  blé.  Le  droit  devrait 
donc  être  tout  au  plus  de  10  fr.  44  cent.  La  surtaxe  de  5  fr.  par  100  kil. 
est  ici  l'application  peu  intelligente  et  en  tout  cas  outrée  de  cette  idée, 
que  le  tarif  doit  s'élever  à  mesure  que  les  matières  ont  reçu  plus  de 
travail.  Les  États-Unis  exportent  beaucoup  plus  de  farines  que  de  blés, 
parce  que  les  Ueux  de  production,  au  lieu  d'^e  voisins  des  ports  d'em- 
barquement, sont  bien  lom  à  l'ouest,  de  l'autre  côté  de  la  chaîne  des 
monts  Alléghanys,  dans  la  grande  vallée  centrale  qu'arrosent  au  nord 
le  Saint-Laurent,  au  midi  le  Mississipi  avec  ses  affiuens  magnifiques^ 


LES  SUBSISTANCES  AT  LÀ  tJÛfÇgVt  tfÊ  FRANCE.  421 

rOhio  elle  Missouri.  Les  Américains  ne  changeront  pas  leurs  habitudes 
pour  trouver  grâce  devant  notre  tarif;  la  nature  des  choses  le  leur  dé- 
fend. A  nous  donc  de  conformer  notre  tarif  à  leur  pratique  obligée  et 
de  proportionner  exactement  le  droit  sur  la  farine  au  droit  sur  le  blé, 
irinon  nous  encourons  le  risque  de  nous  priver,  de  gaieté  de  cœur,  d'une 
ressource.  Ne  poussons  pas  le  respect  pour  les:  aphorismesde  la  douane 
jusqu'à  courir  la  chance  d'affaaaer  les  hommes. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  exprimer  le  regret  que  la  loi  provisoire, 
en  vertu  de  laquelle  toute  immunité  possible  est  accordée  aux  grains 
et  aux  farines  jusqu'à  la  récolte  prochaine,  n'ait  pas  fait  partager  les 
mêmes  faveurs  aux  viandes  salées.  L'Amérique*,  si  elle  y  était  sollicitée 
par  la  modération  de  nos  douanes,  nous  en  fournirait  à  de  très  favora- 
bles conditions.  C'est  une  nourriture  que  l'hygiène  approuve  lorsque 
les  populations  ne  s'y  livrent  pa»  exclusivement,  et  ont  la  faculté  de  la 
mêler  de  légumes  frais.  Les  Anglais  de  toutes  les  classes  en  eonsom- 
ment  beaucoup  plus  que  nous,  et  on  ne  voit  pas  que  leur  race  s'en 
abâtardisse.  Chez  nous,  où,  relativement  au  taux  ordinalire  des  salaires, 
la  viande  est  à  un  prix  excessif,  et  où  cependant  il  serait  essentidl  d'in- 
troduire dans  l'alimentation  des  classes  ouvrières  une  forte  proportion 
de  denrées  animales ,  les  salaisons  de  l'Amérique  présentent  une  res- 
source dont  nous  serions  coupables  de  ne  pas  profiter.  Dans  nptre  manie 
de  taxer  toute  chose  à  l'entrée ,  et  d'établir  de  préférence  des  taxes 
prohibitives,  nous  avons  mis  sur  les  salaisons  de  porc,  qui  seraient  les 
plus  recherchées  de  toutes ,  un  droit  de  quatre  sons  par  livre.  Aussi  te 
peu  qui  nous  en  arrive  est-il  réexporté  (i). 

L'exportation  des  grains  devrait  être  libre  à  plus  forte  raison.  Notre 
législation  semble  l'autoriser,  mais  en  la  soumettant  à  un  droit  mobile 
qui  l'interdit  souvent.  C'est  préjudiciable  à  l'agriculture  et  de  fait  sans 
utiUté  pour  les  populations;  Au  premier  abord,  il  semble  qu'en  em- 
pêchant une  partie  des  blés  de  la  Basse-Bretagne,  par  exemple,  de  se 
rendre  en  Angleterre,  ou  en  Belgique,  ou  en  Hollande,  vou»  serviez  les 
intérêts  du  consonunateur  français  :  ce  n'est  qu'un  faux-semblant.  Ce 
serait  avantageux,  en  efiTet,  à  nos  consommateurs,  si  toute  la  popula- 
tion française  était  concentrée  dans  la  Basse-Bretagne,  et  encore  alors, 
dan^les  mauvaises  années  surtout,  ce  blé  resterait-il  de  lui-même,  sans 
que  la  loi  eût  à  le  lui  enjoindre;  mais  le  consommateur  marseillais  ou 
lyonnais,  dont  vous  prétendez  faire  le  bien  en  retenant  le  blé  de  la 

(1)  D*après  1<B  TaUeau  du  commerce,  en  ISU  la  France  a  reçu  de  rétranger  ilS,91S  ki- 
logrammes de  salaiflon  de  porc,  dont  304,083  de  lAmérique  du  Nord.  llS,i68  kilo- 
grammes seulement,  estimés  officiellement  à  8i,92i  fr.,  sont  entrés  dans  la  consomma- 
.  tion  fraoçaise.  Qnant  aux  salaisons  de  bœuf,  il  en  est  ai-rif  é  dans  nos  ports  675,000  kilog., 
dont  607,117  des  États-Unis.  0,Sii  seulement,  étalués  à  6,001  fr.,  sont  passés  dans  la 
conaamnation. 


Bttsse-Brétagne,  ne  tous  le  demandait  pas.  S'il  atif  t  eu  intérêt  à  adieter 
le  blé  des  Bas-Bretons,  il  serait  allé  le  diercber.  Du  moment  qu'il  s'en 
est  abstenu ,  c'est  qu'il  aura  préféré  s'appnmsionner  à  Odessa,  ou  à 
Fslemie,  ou  i  New-^York.  8i  cependant  on  ferme  la  Basae-Aretagne  au 
commerçant  qui  -voulait  expédier  des  grains  en  Angleterre,  ou  en  Bel» 
giqne,  ou  en  Hollande,  le  Hollandais,  le  Bel^e  ou  l'Anglais  sont  forcés 
d'aller  à  Odessa,  à  Palerme  ou  à  New-York  disputer  au  négocâaat  maiv 
seillais  les  blés  de  ces  pays.  Ce  oonlit  de  fartes  commandes  arrivant 
coup  sur  coup  aura  l'immanquable  effet  de  déterminer  une  hausse 
brusque  et  excessive  sur  les  marchés  des  pays  producteurs,  et  k  me- 
snre  nestrictnre,  adoptée\lans  l'intérêt  du  «eonsommalenr  français,  abou« 
tira  à  lui  Caire  payer  l'hectolitre  5  fr.,  10  fir.  ou  15  fr.  plus  cher. 

Oe  ce  point  de  toc  ,  il  est  à  regretter  que  l'administratton  ait  cru  de^ 
TOir  tout  récemment  frapper  d'interdit,  par  exception,  la  sortie  des 
pommes  de  terre  et  des  légumes  secs.  Sur  k  loi  des  lois  existantes,  les 
cnltiTsteurs  de  quelques-unes  de  nos  prorinces  maritimes  cultiyaient 
rég^ili^ement  les  légumes  secs  et  les  pommes  de  terre  dans  le  but  do 
les  exporter.  En  1845,  il  en  est  sorti  ainsi  39,oae  tonneaux  (de  1,000  ki* 
logrammes),  représentant  une  Taleur  de  4,900,000  francs,  presque  toot 
à  destination  de  l'Angleterre  et  de  k  Brigique.  On  trouble  ces  culthra- 
teurs  dans  leurs  arrangemens ,  et  rien  ne  prouve  que  l'intérêt  pubHe 
ait  qndque  chose  à  y  gagner.  Si  c'est  Limoges  ou  Oermont  ou  Nîmes 
qui  réclament  un  supplément  de  légumes  secs  ou  de  pommes  de  terre^ 
croH-M  que  ces  denrées  leur  viendront  de  k  Flandre  ou  de  la  Basses 
Normandie?  Il  est  très  possibte  qu'avec  tes  restrictions  l'on  cause  une 
sorte  d'exubérance  rektive  d\in  côté  sans  remédier  à  la  pénmrie  qui  se 
fsit  sentir  d'un  autre. 

Nous  concevons  combien  est  difficile  la  position  de  l'administration 
en  présence  de  populations  alarmées  sur  leur  subsistance.  Un  ministre 
peut  se  croire  obligé  de  sacrifier  à  des  pr^ugés  qu'il  ne  partage  pas» 
Certainement  on  aura  pensé  que  cette  défense  d'exporter  calmerait 
les  populations  inqniètes;  mais  ce  sont  des  expédions  très  dangereux 
que  ceux  qui  consistent  à  donner  raison  aux  erreurs  populaires.  Ott 
s'expose  &  être  entraîné  bien  loin  quand  on  entre  dans  cette  voie4à,  et 
c'est  ainsi  souvent,  l'histoire  nous  le  dit,  que  nuânie  catastrophe  /  été 
fendue  inévikbk.  Croilnon  qu'i  sott  sans  péril  d'accréditer  l'idée  des 
approvisionnemens  réservée  Le  paysan  breton  on  picard,  qui  voit  que 
le  gouvernement  condamne  la  sortie  de  certaines  denrées  alimentaires 
du  cMé  de  k  mer,  ne  tf  en  prévaudra-4^il  pas  pour  vouloir  qu'on  ne  re- 
fire  plus  rien  de  sa  province,  ou  même  de  son  canton,  par  terre? 

Et  puis,  avec  des  procédés  coercitilis,  on  provoque  les  représailles. 
Que  pourrait-on  répondre  si  les  gouvememens  d'Angleterre,  ou  de 
Belgique  y  ou  de  Hollande^  se  disant,  eux  aussi,  poussés  par  l'opinîoB 


LES  SUBSIS?AIKiS^  Ef  |A  lANQin  i8  FRANCE. 

populaire,  reoberehaieat  ^pidfiiie  mormi  de  gâncr  ou  de  reteider  kf 
arrivages  de  Uée  étraBgais  que  fféeklme  la  France?  Si  rîutei^tîeA 
d'exporter  eel  pUle  à  liotmaor^  et  je  le  ODoteste,  elle  est  d'une  maiH 
iraise  politique  extérieure.  Il  n'y  a  pastd'hortililé  »atiop<de  plus  implin 
cable  au  œur  des  mae^og  que  ceUe  ffok  peut  natire  4e  If  pensée  qu'  un 
gouveroenient  étnmger  a  voulu  noua  afbmer^ 

Le  seutlmeut  que  legouverneaieiit  doit  propager  par  leu  «œoiple 
est  celui  de  la  solidarité,  Lataniiiieprovientde  ce  quel'iadiYidas'isole 
dans  le  cauton,  le  canton  dans  la  psovioce^ia  pravince  dans  l'état,  la 
nation  dans  Je  ipoode.  l^  plus  sûre  oaétljMde  pour  procurer  aux  popu- 
laiioos  des  subsistances  est  de  dûmaer  et  de  wiaiatenir  feroiemeqt  la 
phis  grande  latitude  possible  aux  transactions  intérieures  et  extérieures» 
Plus  on  agrandit  le  marché,  et  plus  on  écarte  les  chances  de  disette; 
plus  on  resserre  le  marché,  et  plus  on  rend  probable  la  cherté;  avec  le 
système  de  l'isolement^  il  serait  possible  de  produire  la  pénuirie  an 
milieu  d'une  abondance  extrême.  L^  chances  d'un  manque  de  grains 
seront  complètement  détruites,  et  les  écarts  des  prix  seront  réduits  à 
leur  minùmum,  lorsque  les  communications  de  chaque  peuple  avec  le 
marché  général  auront  toute  liberté,  et  qia'au  sein  de  cbttque  état,  par 
le  perfecUonnement  des  transports,  les  diverses  parties  du  territoire 
seront  en  relatien  facile  et  prompte  les  unes  avec  les  autres. 

De  ce  point  de  vue  il  y  a  plus  d'une  amélioration  à  introduire  dans 
notre  pratique  administrative.  Kos  Toies  de  communication,  dirigées 
de  l'intérieur  sur  les  fi^cHitières  et  vers  la  mer  particulièrement,  sont 
d^jà  passables»  elles  seront  parfaites  d'ici  à  peu  d'années;  mais  ce  n'est 
pas  tout  qpe  de  vaincre  les  difficultés  du  sel,  et  de  triompher  des  obsta- 
cles que  nous  opposait  la  nature.  Eussions-nous  terminé  nos  chemins 
de  fer  et  nofr  canaux  et  porté  à  la  der^iàre  periècticMi  le  régime  de  tous 
les  fleuves^  nos  rapports  commerciaux  avec  l'extérieur  resteraient  en- 
core embarrassés  de  bien  des  entraves»  La  nature  oppose  souvent  aux 
hommes  de  grands  obstadesi;  mais  eux-mêmes  par  leurs  préjugés,  par 
leurs  notions  arriérées,  par  leur  condescendance  imbécile  pour  la  eu* 
pîdité  de  quelques-uns ,  tf  en  créent  de  plus  insurmontables  enccnne.  En 
veriu  de  fausses  idéesadmiaistratives  ou  de  règlemens  surannés,  ou  par 
les  manœuvres  d'intérôts  égoïstes,  nos  relatioQs  commerciales  avec  l'é- 
ti^anger  offrent  à  peu  près  la  même  complication  et  la  même  barbarie 
dont  le  commerce  intérieur  entrait  le  triste  spectacle  avant  la  révolu- 
tion. A  cet  égard,  nous  avons  des  levons  à  prendre  chez  les  peuples 
voisins.  Ea  m'expriment  ainsi.  J'ai  autre  diose  en  vue  que  le  tarif  des 
douanes,  dont  les  rigueurs  pourtant  sont  funestes  el  semUent  in-^ 
compatibles  avec  l'esprit  libéral  de  notre  temps.  Un  gouvernement 
jaloux  d'assurer  dans  tous  les  cas  la  subsistanœ  de  la  nation ,  et  dési- 
reux de  poiUTOur  d'avaiK^e  aux  besoin»  des  mauvaises  années,  devrait 


4SI  IBVOB  DES  DBtX  MONDES. 

s'efforcer  ayec  la  plus  active  sollicitude  d'attirer  dans  nos  ports,  à  l'état 
d'entrepôt,  de  grands  approvisionnemens  de  grains.  Quelques  personnes, 
effirayées  de  la  hausse  des  grains  et  l'attribuant  à  tort  à  une  rareté 
extrême,  ont  essayé  de  recommander  encore  la  formation  de  grandes 
réserves  aux  frais  de  l'état  ou  des  communes,  comme  si  la  France  n'avait 
pas  déjà  assez  fait  à  ses  dépens  l'expérience  de  ce  système  !  Des  amas 
de  grains  volontairement  tenus  par  le  commerce  en  entrepôt,  voilà  les 
véritables  réserves,  les  plus  inépuisables,'  et  celles-là  ne  coûteront  pas 
tin  centime  au  trésor  public.  Cest  ce  que  fait  l'Angleterre  avec  succès; 
c'est  ce  dont  la  Hollande  a  donné  l'exemple  avant  tout  le  monde,  et 
c'est  ainsi  qu'avec  le  territoire  le  moins  propre  à  la  culture  des  cé- 
réales, la  nation  hollandaise  est  depuis  long-temps  celle  qui  est  le 
mieux  à  l'abri  des  famines,  chez  qui  le  prix  du  pain  varie  le  moins. 
Nous  cependant,  malgré  les  avis  répétés  par  des  hommes  éclairés , 
nous  ne  faisons  rien  pour  que  ceux  de  nos  ports  que  la  nature  semble 
avoir  le  mieux  placés,  afin  que  le  commerce  général  les  choisisse  pour 
ses  points  de  dépôt  et  d'approvisionnement,  remplissent  cette  heureuse 
mission  à  l'égard  des  céréales.  Nous  tolérons  dans  ces  ports  des  mono- 
poles semblables  à  ceux  de  l'ancien  régime,  qui  écartent  le  commerce 
des  grains  par  leurs  exot*bitantes  prétentions.  Marseille,  le  premier  port 
de  la  Méditerranée  par  l'excellence  de  sa  situation,  par  l'étendue  des 
valeurs  qui  s'y  manient,  par  le  nombre  des  navires  qui  y  touchent, 
devrait  être  un  des  premiers  entrepôts  de  céréales  du  monde  entier. 
Ainsi  semble  le  vouloir  la  force  des  choses,  ainsi  le  commande  l'inté- 
rêt général;  mais  des  intérêts  privés  s'y  opposent  n  suffirait,  à  cet 
etTet,  que  Marseille  eût  un  de  ces  édifices  vastes  et  simples  au  milieu 
desquels  pénètrent  les  navires,  où  des  procédés  expéditifs  et  économi- 
ques de  chargement  et  de  déchargement  permettent  sans  peine  et  sans 
dépense  la  manutention  de  grandes  masses  de  denrées,  où  des  maga- 
sins spacieux,  bien  aérés  ou  bien  clos  selon  les  besoins,  reçoivent  et 
conservent  tout  ce  qu'on  leur  confie,  où  le  commerce  est  garanti  des 
chances  de  vol  si  fréquentes  sur  les  quais  ouverts  des  ports,  et  où  enfin 
la  douane  a  toute  sûreté  contre  la  contrebande.  C'est  ce  que  les  An- 
glais (mt  multiplié  chez  eux  sous  le  nom  de  docks,  et  ce  que  possé- 
daient les  Hollandais  avant  les  Anglais.  Marseille  n'a  pas  encore  de 
docks;  le  Havre,  Bordeaux,  Nantes,  pas  davantage.  La  France  n'en 
possède  pas  un  seul.  On  en  compte  douze  ou  quatorze,  je  crois,  dans 
la  seule  ville  de  Liverpool.  A  Marseille,  les  marchandises  vont  s'entre- 
poser dans  des  magasins  particuliers  épars  dans  la  ville,  qu'on  nomme 
des  domaines,  et  les  propriétaires  des  domaines,  avec  la  hardiesse  qu'af- 
fichent de  nos  jours  les  intérêts  privés  dans  l'exaltation  de  leur  égoîsme, 
soutiennent  imperturbablement  qu'un  dock  serait  une  calamité  pour 
Marseille.  Ils  ont  des  auxiliaires  puissans  dans  la  très  respectable  com- 


LES  SUBSISTANCES  ET  LÀ  BANQUE  DE  FBANCX.  i25 

pagnie  des  portefaix,  qui  est  invesiie  d'un  {urivilége  exactement  pa- 
reil à  celui  qu'avaient  à  Rouen  les  quatre-vingt-dix  offiders  du  roi, 
porteurs,  chargeurs  et  déchargeurs  de  grains,  dont  Turgot  fit  justice, 
avec  cette  diflérence  que  le  monopole  des  portefaix  marseillais  s'étend 
à  toutes  les  marchandises.  La  conséquence  de  ce  régime  est  facile  à 
deviner  :  les  frais  d'entrepôt  sont  à  Marseille  huit  ou  dix  fois  ce  qu'ils  de- 
vraient étre^  et  les  grains  ne  viennent  s'y  entreposer  que  parce  qu'ils 
ne  peuvent  faire  autrement  Les  frais  perçus  au  profit  des  seuls  porte- 
faix pour  l'entrée  et  la  sortie  d'un  sac  de  blé,  dont  la  valeur,  tous  droits 
de  douane  à  part,  n'est  quelquefois  que  de  16  à  17  francs,  sont  de  i  fr. 
85  cent;  avec  un  droit  municipal  de  mesurage,  ils  vont  à  i  fr.  75  cent; 
c'est  plus  de  iO  pour  iOO  de  la  valeur  de  la  marchandise.  A  Gènes  et 
à  Uvoume,  où  l'on  n'emplme  peut-être  pas  les  moyens  les  plus  per- 
fectionnés, la  totalité  des  frais  que  supporte  un  sac  de  blé  ne  dépasse 
pas  35  cent. 

L'usage  s'est  établi  dans  le  monde  depuis  quelque  temps  de  moudre 
en  entrepôt  Par  là,  des  blés  récoltés  dans  des  paysoù  les  arts  mécaniques 
sont  peu  avancés  viennent  chez  des  peuples  plds  manufacturiers  rece- 
voir une  façon,  sokler  une  main-d'œuvre,  et  puis,  sous  la  forme  de  farine, 
otTrir  à  la  marine  marchande  une  matière  d'exportation  d'un  débit  com- 
mode. Tout  se  passe  à  l'entrepôt,  au-delà  de  la  ligne  des  douanes,  et  par 
conséquent  les  blés  ne  supportent  aucun  droit ,  ce  qui  rend  l'opéra- 
tion plus  facile.  Nous  qui  excellons^  aujourd'hui  dans  l'art  du  meunier 
et  qui  avons  sur  le  littoral  des  ville»  populeuses,  nous  devrions  encou- 
rager la  mouture  à  l'entrepôt,  lui  faire  même  quelques  faveurs.  Ce  se- 
rait un  moyen  de  plus  d'occuper  les  bras,  et,  ce  qui  est  plus  précieux 
encore,  d'attirer  chez  nous  en  entrepôt  une  grande  quantité  de  blés 
étrangers  qui,  en  cas  de  besoin,  nous  approvisionneraient  nous-mêmes. 
Jusqu'à  présent  nous  nous  en  sommes  bien  gardés.  La  faculté  de 
moudre  à  l'entrepôt  n'est  accordée  exceptionnellement  qu'à  Marseille 
et  peutrêtre  à  deux  ou  trois  autres  villes  tout  au  plus.  Cette,  qui  est  à 
la  fois  un  port  plein  de  mouvement  et  une  ville  industrieuse,  l'avait 
sollicité^;  on  la  lui  a  refusée.  A  Marseille  même,  on  la  subordonne 
à  des  conditions  capricieuses,  fantasques,  contraires  à  l'intérêt  public. 
Ainsi,  à  rorigjne,  la  mouture  à  l'entrepôt  s'étendait  à  toute  espèce  de 
blé.  Des  cultivateurs  de  l'intérieur  ont  réclamé  sous  prétexte  que  la 
farine  ainsi  obtenue  était  clandestinement  introduite  dans  la  consom- 
mation française^  ce  qui  est  difficile  à  croire,  et  ce  qu'il  serait  facile  de 
prévenir.  C'est  fort  dommageable,  ont*ils  dit,  parce  que  ces  farines 
sont  d'une  qualité  supérieure  et  nous  empêchent  de  vendre  les  nôtres. 
L'administration,  faisant  droit  à  la  requête,  a  limité  la  faculté  de  mou- 
ture à  l'entrepôt,  a  Elle  est  retirée,  b  nous  citc»s  textuellement  l'ordon- 
nance, a  aux  richelles  (blés  supérieurs)  de  Naples,  et  généralement  aux 


4M  wmvm  b»  mhjx  imims^ 

Ués  dpro  venaiitt  de  la  nier  Nœre  et  dii  nmaliey  de  l'Egypte,  et  antres 
écbeUes  du  Lerant,  de  faiBortem,  da  wojmmae  des  DeuK-SKiles>  de  la 
Sardatgqe,  de  rEB^agoe,  et  à  tous  les  antres  triés  de  la  nèoie  eseeMxs 
DODdéDomméaqui  pourraient  leur  ^^reassûnUés.»  Ain»,  parce  que  ta 
qualité  des  Ués  étrangers  tstrodotti,  par  eieeptkm  et  assmément  €■ 
très  petite  quantité,  eo  contrebande  poavMt  donner  lieu  anx  popnhtiew 
de  s'apereevoir  que  enriain»  b|és  indigènes  étaient  mauvais,  i^oîlà  qu'oai 
interdit  aux  moulins  en  entrepôt  de  tcarailler  les  meilleurs  Ués  dn  do* 
hors,  aux  lumies  franfais  de  se  pencvrer  ainsi  im  dncgemeiit  de  fo^ 
rines  supérieures,  et  on  ooudamne  la  moutttre  en  entrepôt  ei  le  oon»- 
inerce  foaritbne  k  se  restreindre  aux  produits  inférieurs.  On  ne  sait  ce 
qui  doit  le  plus  surprendre,  de  l'andace  de  Tintera  prhré  qui  adresse 
de  sembla  tries  réclamations^  ou  de  la  pusillanimité  de  l'auWîté  qui  y 
cède. 

Un  moyen  d'accroître  encore  les  approvisionnemens  de  blé  sur  notre 
sol  serait  de  fair#  «^eption  pour  cette  denrée  à  quelques-unes  des  dis- 
positions de  nos  lois  de  nangatos.  Pour  encourager  notre  marine 
marchande,  nous  nous  sommes  mis  à  établir  iles  surtaxes,  sur  le  payil- 
lon  étranger,  et  peu  de  mois  se  passent  sans  que  U  Mamiteur  publie 
quelque  nouvelle  ordonnance  à  cet  effet.  La  décadence  ()e  notre  navî- 
gation  ne  parait  que  s  en  accélérer,  et,  si  c'était  le  lieu  ici,  je  dirais  comi- 
ment,,  dans  la  plupart  des  cas,  on  devait  s'y  attendre.  On  pourrait  dé- 
roger pour  les  blés  à  ce  prétendu  encouragement.  Ce  serait  aussi  le  cas 
d'examiner  une  autre  clause  de  notre  législation  maritime  qui  nous 
force  à  aller  cberclier  en  Amérique  les  provenances  de  ce  pays,  et  nous 
interdit  de  les  prendre  à  Liverpool  ou  à  Londres,  lorsqu'elles  y  sont  à 
meilleur  marché.  Par  cette  disposition,  fort  efficace  sur  le  papier  pour 
le  développement  de  notre  marine  marchande,  on  contraint  nos  fabri- 
cans  de  Itouen,  de  Saint-Quentin,  de  Mulhouse,  de  payer  le  coton  beau- 
coup plus  cher  quelqueiois,  et  on  ne  fait  pas  mettre  en  mer  un  brick  de 
plus  sous  pavillon  français,  parce  que  tout  le  coton  que  nous  consom- 
mons nous  arrive  sur  des  navires  américains.  En  vertu  de  cette  même 
clause,  nos  populations  de  l'Artois  et  de  la  Picardie  vojaient,  il  y  a  deux 
mois,  le  blé  desËlals-Unis  à  boa  marché  en  face  d'elles,  dans  les  entre- 
pôts anglais,  sans  pouvoir  en  aller  chercher,  pendant  que  la  mercu- 
riale était  élevéç  chez  nous.  L'administration  a  eu  le  bon  esprit,  après 
de  vives  plaintes  des  populations,  de  suspendre  sur  ce  point  les  lois  de 
navigation.  U  serait  à  désirer  que  ce  régime  provisoire  devint  définitif 
au  moins  pour  les  triés;  notre  navigation  elle-même  ne  peut  cp'y  gar 
gner,  car  il  y  a  uien  plus  de  chances  pour  que  des  navkes  françail 
aillent  de  Dunkerqueou  de  Boulogne  charger  des  grains  en  Angleterre, 
qu'il  n'y  en  a  pour  que  nous  enlevions  aux  Américains  le  transport  di- 
rect d'une  partie  appréciable  de  leurs  Ués* 


LIS  SUBSISmiMSS  ET  £Ji  IAUQBB  BÉ  FRANCS.  4^7 

le  réflomcl  ftimi  les  proposifibns  qm  précèdent  :  abandon  de  Pécfaellé 
mobile;  étaUmement  d'tm  dDOit  Ète,  tinifornie,  pour  tout  le  territoire, 
de  S  fr.  enriron  par  iieelolitré,  à  rentrée  seulement ,  et  modificafion 
oorréspondanle  du  droit  sur  les  flmnes;  dans  un  délm  de  quelques  an-- 
ïiées/  on  déciderait  s'il  n'y  a  pas  lien  d'abandonner  le  droit  fixe  lui- 
même;  dèsa  présent  franchise  complète  du  ms»;  construction  de  dod» 
dans  nos  prinripan  pôrtset  antorisatien  de  la  monture  en  entrepM  sans 
restriction;  snppression  dessurtalies  dé  navigation  sur  lestSés^  adnùssion 
sans  distinction  d'origine  des  blés  venant  des  entrepôts  d'Europe. 

Pins  d'un  agriculteur  réclamera,  je  ne  Tignore  pas,  contre  ces 
idées.  On  dira  que  Tagricnlture  a  besoin  d'être  protégée,  qu'elle  est 
écrasée  d'impAts,  et  que,  si  le  prix  des  ^pttàds  n'est  pas  soutenu ,  sa 
nifne  est  imminente.  Oui ,  assurément;  fagricoltore  a  droit  à  toute  la 
IMenveillance  du  goUTemement;  mais^  de  toutes  les  formes  que  peut 
prendre  la  protection ,  celle  qni  consiste  à  endiérir  adificidlement  les 
denrées,  et  k  mettre  un  impdt  sur  te  ooniommatenr  au  profit  de  telle 
ou  telle  classe  de  producteurs,  est  là  pire.  Elle  est  la  moins  intelligente, 
puisqu'elle  étend  ses  MenCrits  à  ilnertie  et  à  l'indoienee  aussi  bien  qu'à 
l'homme  industrieut  qu'mime  le  fen  sacré  du  progrès.  Les  seuls 
encouragemens  qui  soient  valables  sont  ceœ^  qui  perfectionnent  le  tra- 
Tafl  en  lui-même,  l'appelle  une  protection  qu'un  gouremement  éclairé 
peut  avouer  et  qu'un  agriculteur  peut  recevoir  la  tête  haute,  toute  me- 
sure administrative  qui  fera  venir,  par  l'effet  d'un  travail  bien  ordonné, 
*x  hectolîtres  de  blé  là  où  l'on  li'en  récoltait  que  cinq,  qui  tendra  à 
accrottre  lc|  puissance  du  travail  du  cultivateur  ou  f  énergie  productive 
des  terres,  ou  qui  fera  dériver  vers  ragricriture  les  capitaux  qu'elle 
cherche  et  qu'elle  ne  trouve  pas.  Le  reste  est  ou  une  aumêfne  ou  un 
tribut  que  la  loi  peut  hnposer  au  pays,  mais  que  la  raison  et  l'équité 
ne  sauraient  admettre. 

Dans  le  système  dit  protecteur,  l'agricultore  est  dupée,  car  elle  y 
perd  plus  qu'elle  n'y  gagne.  Ce  qu'dle  pâte  aux  Mtres  industries  pro- 
tégées n'est  point  balancé,  k  beaucoup  près,  par  ce  qu'elle  en  reçoit.  Si 
Ton  compare  ta  prime  perçue  par  te  cultivateur  qui  se  livre  à  la  produc- 
tion des  bêtes  k  cornes  à  celle  qui  est  attribuée  aux  maîtres  de  forges, 
et  fiî  on  révalue  par  rapport  au  capital  mis  dehors,  oo  trouve  que  les 
partsrespectfves  sont  dans  le  rapport  de  1  à  80.  Nos  producteurs  de  grains 
siMit  natùrellenient  protegés  par  te  trajet  que  te  Mé  étranger  est  forcé 
de  parcoorir  avant  de  s'embariiuer,  par  te  voyage  qu'il  subit  au  travers 
des  mers,  par  les  fîrais  de  débarquement  et  d'entrepM  qu'il  supporte, 
par  la  distance  qu'il  parcourt  depuis  te  port  de  débarquement  avant 
d'atteindre  le  consommateur  de  l'intérieur.  Cest  ponrtant  de  quelque 
importance.  Que  si  l'agricoHune  est  dtais  tme  situation  {dus  digne  de 
pMié  qne  d'envte,  si  ette  est  éetaaéeptrl'impAt^raagéepar  fusure,  si 


428  REVUB  bES  DEUX  MONDES. 

le  pet^sonnel  qu'elle  emploie  est  malhabile,  si,  au  milieu  de  toutes  les 
grandes  entreprises  d'intérêt  public  dont  le  gouvernement  fait  les  frais, 
il  n'en  est,  pour  ainsi  dire,  aucune  qui  lui  profite  directement,  à  qui 
faut-il  s'en  prendre?  L'agriculture  peut-elle  dire,  la  main  sur  la  con- 
science, qu'elle  n'a  aucun  reproche  à  se  faire?  a  Mes  amis,  dit  le  bon- 
homme Richard,  il  est  certain  que  les  impôts  sont  très  lourds  :  si  nous 
n'avions  à  payer  que  ceux  qm  le  gouvernement  met  sur  nous,  nous 
pourrions  les  trouver  moins  considérables;  mais  nous  en  avons  beau- 
coup d'autres  qui  sont  bien  plus  onéreux  pour  quelques-uns  d'entre 
nous.  L'impôt  de  notre  paresse  nous  coûte  le  double  de  la  taxe  du 
gouvernement;  notre  orgueil  le  triple,  notre  folie  le  quadrupler»  Nos 
cultivateurs  ne  sont  point  dévorés  d'orgueil,  et,  au  lieu  d'être  des  fous, 
ils  ne  manquent  pas  de  sens.  Loin  de>  moi  la  pensée  de  les  signaler 
comme  des  foinéans  :  il  n'est  que  trop  vrai  qu'ils  baignent  la  terre  de 
leurs  sueurs;  mais,  tandis  que  d'autres  pèchent  par  action,  ils  pèchent 
par  omission,  a  Dieu  aide  ceux  qui  s'aident  eux-mêmes,  »  dit  encore  le 
bonhomme  Richard.  Et  comment  s'aident-ils?  qu'ont-ils  jamais  su  de- 
mander au  gouvernement,  excepté  d'aggraver  les  droits  de  douanes, 
c'est-à-dire  de  leur  faire  payer  un  tribut  par  leurs  concitoyens?  Et  les 
faveurs  de  ce  genre  qu'on  leur  a  octroyées  n'ont  été  que  des  déceptions. 
L'agriculture  est  un  corps  dans  l'état,  le  corps  électoral,  le  pouvoir 
suprême,  celui  devant  lequel  toutes  les  ambitions,  toutes  les  puisr- 
sances  viennent  courber  le  front.  Quel  usage  fait-elle  cependant  d'une 
si  vaste  prérogative?  Quoil  l'usure  est  pour  vous  un  fléau;  vous  le 
savez,  vous  proclamez  sans  cesse  que  tout  propriétaire  hypothéqué  est 
un  homme  perdu,  et  vous  n'avez  pas  obtenu  encore  une  loi  sur  le 
crédit  territorial,  qui  mît  la  France  en  jouissance  de  ce  que  possède  la 
Prusse  depuis  le  siècle  dernier.  Vous  donnez  des  mandats  impératifs 
contre  Pritchard ,  et  vous  n'eûtes  jamais  la  pensée  de  dire  à  vos  dépu- 
tés que,  s'ils  reparaissaient  devant  vous  sans  cette  loi  du  crédit  foncier, 
vous  les  casseriez  avec  une  sévérité  inexorable.  Vous  vous  plaignez  des 
impôts  :  qui  donc  les  vote  ou  les  laisse  voter?  S'ils  sont  mal  répartis, 
pourquoi  le  tolérez-vous?  La  population  des  campagnes  ne  produit  pas 
au  travail  la  moitié,  ni  peut-être  le  tiers  de  ce  que  feraient  des  campa- 
gnards de  la  Grande-Bretagne;  c'est  pourquoi  nos  paysans  sont  si  mi- 
sérables et  les  propriétaires  fort  malaisés.  Si  vous  demandiez  avec  un 
peu  d'insistance  et  d'accord  qu'une  éducation  appropriée  à  leur  avenir 
fût  donnée  à  ces  bonnes  gens  et  aux  propriétaires  eux-mêmes,  on 
s'empresserait  de  vous  satisfaire,  car  vous  êtes  les  maîtres;  on  trou- 
verait de  parfaits  modèles  en  Suisse,  en  Prusse,  dans  presque  tous  les 
petits  états  de  TAllemagne.  Avec  un  subside  annuel  égal  à  la  somme 
que  coûte  une  pièce  de  vingt-quatre  sur  son  affût,  on  déterminerait 
l'ouverture  d'une  ferme  départementale  très  convenaUe;  mais  vous 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQOE  DE  FRANCE. 

aimez  mieux  qu'on  fonde  indéfiniment  des  pièces  de  canon.  L'irrigation 
figure  sur  les  comptes-rendus  ministériels  pour  une  dépense  annuelle 
de  i  5,000  francs  une  fois,  de  25  ou  30  Tannée  d*après;  pendant  ce  temps^ 
une  somme  supplémentaire  de  93  millions  est  affectée  au  matériel  de  la 
marine.  Cette  proportion  entre  les  dépenses  productives  et  les  impro- 
ductives TOUS  parait  admirable,  puisque  tou«  battez  des  mains.  C'est 
bien,  applaudissez  encore;  mnis  ma  surprise  est  qu'en  apportant  de  pa- 
reilles dispositions  d'esprit  à  la  direction  des  affaires  publiques,  dont  la 
loi  électorale  vous  a  investis,  vous  ne  soyez  pas  tomt)és  plus  bas  encore 
dans  la  détresse. 

Les  go.uYememens  ne  devront  jamais  cesser  de  protéger  l'inAistrie  : 
ils  s'y  adonneront  de  plus  en  plus  désormais,  et  l'agriculture,  dans 
leurs  efforts  comme  dans  leur  pensée,  devra,  au  milieu  de  tous  les  arts 
utiles,  occuper  la  première  place;  mais  le  système  de  la  protection  né- 
gative, de  la  protection  aveugle,  de  la  protection  restrictive  qui  résulte 
des  douanes,  a  fait  son  temps.  La  civilisation  passe  sous  les  drapeaux  de 
la  protection  positive  et  éclairée  qui  convient  à  des  gouyernemens  in- 
telligens,  amis  de  la  paix,  et  à  des  peuples  avancés  et  libres,  de  la  pro- 
tection qui  agit  sur  la  production  par  les  communications  et  par  le 
crédit,  sur  les  producteurs  par  l'éducation  générale  et  spéciale.  L'agri- 
culture est,  de  toutes  les  branches  de  l'industrie,  celle  qui  est  appelée 
i  retirer  le  plus  de  fruit  de  la  substitution  de  la  seconde  méthode  de 
protection  à  la  première.  > 

Quant  à  la  crainte  qu'elle  éprouve  de  ne  savoir  plus  que  faire  de  ses 
blés  si  la  concurrence  étrangère  avait  ses  coudées  franches,  elle  saura 
bientôt  ce  qu'il  faut  en  penser  par  l'expérience  que  la  Grande-Bretagne 
accomplit  sur  elle-même  depuis  la  loi  de  sir  Robert  Peel.  Elle  ap- 
prendra si  l'avilissement  de3  prix  et  la  ruine  des  cultivateurs  est  la 
conséquence  possible  de  la  liberté,  même  absolue,  car  c'est  la  liberté 
absolue  qui  régnera  en  Angleterre  dans  deux  ans:  ainsi  l'épreuve  sera 
complète.  Déjà,  d'après  la  tournure  que  prenaient  les  affaires  avant 
la  crise  déterminée  par  la  mauvaise  récolte,  alors  que  la  situation  était 
ce  qu'elle  semble  devoir  être  presque  toujours ,'  les  fermiers,  inquiets' 
sur  la  vente  de  leur  moisson,  et  les  propriétaires,  alarmés  sur  leurs 
revenus ,  auraient  lieu  de  se  rassurer. 

Il  est  donc  permis  de  penser  que,  très  prochainement,  notre  agri- 
culture elle-même  n'aura  plus  d'objections  à  présenter  contre  la  ré- 
forme de  notre  lé^^islaUon  des  céréales  et  contre  l'adoption  d'un  nou- 
veau règlement  tel  que  celui  qui  a  étéfindiqué  plus  haut. 

Il  reste  à  examiner  la  question  de  la  Banque;  ce  sera  l'objet  d'un  pro^ 
cbain  article. 

Michel  Cbevaliee. 
.  .  .  * 

TOMC  XVII.  29 


BSI 


OCTAVE. 


I. 

Dans  la  partie  la  plus  aride  du  départemmit  des  Hantes-Alpes,  à  une 
demi-lieue  de  la  route  de  Grenoble^  on  voit  un  château  d'assez  sombre 
ap|)arence,  dont  les  arcbéoiogiies  auraient  peme  à  déterminer  le  style 
et  la  date.  Ceehftteau,  appelé  Biignieux,  se  compose  d'un  bâtiment 
carré,  flanqué  de  deux  tourelles  décapitées  pendant  la  révolution,  et 
recouvertes  d'une  toiture  en  tuiles  rouges.  La  grille  fait  face  à  une  ave- 
nue d'ormeaux  rabougris,  aboutisBuit  ti  un  chemin  frayé  jusqu'à  la 
grande  route  à  travers  des  terres  pierreuses.  Une  longue  terrasse,  pa- 
rallèle à  la  foçade,  donne  vue,  à  droite,  sur  un  paysage  terne  et  fnoid^ 
qui  n'a  ni  le  caractère  grandiose  des  montagnes  du  Dauphiné,  ni  la 
physionomie  riante  des  plaines  de  la  Provence.  Ce  sont  des  collines  d'un 
derâin  vulgaire,  d'une  teii^  pâle  et  argileuse,  se  succédant,  par  ma- 
melons inégaux,  jusqu'aux  premiers  contreforts  des  Alpes.  La  végéta- 
tion y  est  souffreteuse;  les  babitans  ont  un  air  de  pauvreté  qui  serre  le 
oœur.  Quand  vient  la  saison  des  pluies,  rien  n'est  plus  triste  que  ces 
horizons  écrasés  par  un  del  bas  ou  estompés  par  la  brume. 

n  y  avait,  au  moment  où  commence  mon  récit,  bieu  des  années  que 
le  bonheur  et  la  joie  semblaient  exilés  de  ce  château.  Blignieux  appar- 
tenait au  comte  Octave  d'Espanm,  qui  l'avait  quitté  depuis  long-temps 
eu  y  laissant  sa  femme  et  son  flta.  Les  détails  de  cette  séparation  à  l'a- 
mi£d)le  n'étaient  qu'imparfHleBient  <»nnus  :  ces  vieux  murs  en  avaient 
gardé  le  secret. 

Bien  jeune  encore,  Octave  d'Esparon  s'était  trouvé,  par  la  mort  de 
ses  parens,  à  la  tête  de  son  patrimoine.  Élevé  à  Paris,  pendant  ces  an- 
nées si  riches  en  enthousiasme  qui  marquèrent  la  seconde  période  de 


la  restauration ,  il  était  revenu  dans  sa  province  avec  une  foule  de  ces 
idées  vaguer  y  attrayantes ,  qui,  colorées  par  le  rayon  de  la  jeunesse, 
forment  tout  un  monde  imaginaire^  beaacoup  plus  séduisant  que  le 
nôtre.  Aussi  n'avait-il  accepté  de  Fexisteoce  que  le  côté  romanesque  : 
des  rêveries  au  lieu  d'activité,  des  sentimens,  des  instincts  au  lieu  de 
principes,  voilà  ce  qu'il  apportait  dans  cette  vie  où  les  luttes  les  plus 
ignorées  ne  sont  pas  toi^eurs  les  moim  lioiiûral>les,  où  les  vertus  les 
plus  obscures  sont  quelquefois  les  pliBi  belles. 

Obéissant  à  un  de  ces  caprkes  d'imagination  familiers  aux  natures 
mobiles  et  qui  les  poussent,  en  un  instant,  d'un  extrême  à  l'autre, 
Octave,  à  vingt-quatre  ans,  avait  cru  tat)aver  dans  le  mariage  l'accom- 
plissement ou  l'oubli  de  ses  rêves  juvéniles  :  il  avait  épousé  M"'  Marce- 
line de  Gureuil,  tille  d'un  riche  propriétaire  fixé  dans  la  vallée  d  Oge- 
relies,  près  de  Grenoble.  M^  de  Gureiûl  avait  dix-sept  ans  à  peine,  et 
tout  ce  qu'on  savait  d'elle,  c'est  qu'elle  était  belle,  grave  et  pieuse.  Son 
père  la  maria  sans  appréhension  :  les  goûts  poétiques  d'Octave  d'Ëspa- 
ron  l'avaient  préservé  de  ce  que  les  provinciaux  appellent  des  sottises» 
et  le  vieux  gentilhomme,  élevé  dans  les  idées  de  son  temps,  ne  pouvait 
pas  même  soupçonner  le  genre  de  péril  qu'apportent  avec  eux  les  ca- 
ractères tais  que  celui-là.  Quant  à  Marcdine,  son  éducation  austère,  sa 
rigide  piété,  ne  lui  permettaient  de  préférer  personne,  et  elle  avait  tendu 
la  main  à  l'homiiie  choisi  par  M.  de  Gareail  sans  se  douter  qu'il  lui  fût 
possible  de  songer  à  un  autre. 

Bien  près  d'elle  pourtant,  danauoehafaUirfxNi  du  voisinage,  il  y  avait 
un  jeune  homme  qui,  sans  l'avouer  à  personne,  n'avait  pu  se  défendre 
d'un  sentiment  profond  pour  M"*  de  Gureuil.  George  de  Charvey,  troi- 
sième ûls  d'une  famille  nombreuse,  se  savait  destiné  au  métier  des 
aruies  par  nécessité  et  par  goût,  et  l'inégalité  des  positions  lui  eût  fait 
'regarder  comme  une  fohe  de  prétendre  à  la  main  de  Marceline.  11  avait 
doue  soigneusement  renfermé  dans  son  ame  un  penchant  que  condam* 
Bail  sa  raison  sévère,  et,  grâce  à  son  extrême  réserve,  nul  ne  l'avait  de- 
viné. George  était  de  ceux  qui  pensent  qu'on  profane  certaines  affections 
en  les  laissant  entrevoir.  Dès  que  son  âge  et  ses  études  le  lui  avaient 
permis,  il  était  entré  au  service,  et  il  était  déjà  eu  garnison  lorsqu'il 
avait  appris  le  mariage  de  M^^*  de  Gureuil  avec  Octave  d'Esparon. 

Ce  mariage  ne  fut  pas  heureux  :  au  bout  de  quelques  mois,  Octave 
avait  commencé  à  ressentir  les  prenûers  symptômes  de  ce  malaise  c|ui 
s'empare  des  imaginations  ardeptes,  lorsqu'elles  sont  forcées  de  substi- 
tuer les  lignes  inliexibles  d'une  vie  tracée  d'avance  aux  horizons  lu- 
mmeux  et  changeans  qu'elles  disposaient  à  leur  gré.  Ce  ne  fut  d'abord 
que  de  l'inquiétude,  un  besmn  de  rêverie,  un  désir  de  produire  au  de-^ 
hors  les  pensées  qui  l'agitaient.  Octave  n'avait  poiiH  perdu  de  vue  le 
mouvement  poétique  qui  fut  si  remarquable  à  cette  époque^  il  s'y  était 


43S  REVUE  DES  DEOl  MONDES. 

associé  pendant  quelque  temps,  et,  se  voyant  éloigné  de  Paris,  se 
croyant  condamné  pour  toujours  à  Tobscurité  et  à  Tinaction,  il  éprou- 
vait une  sorte  de  mécontentement  qui  n'était  pas  encore  de  la  révolte, 
mais  qui  ressemblait  déjà  à  de  lennui.  lorsqu'il  songeait  aux  chances 
de  célébrité  qu'il  avait  perdues,  il  se  disait  bien,  pour  se  consoler,  qu'on 
n'est  point  vaincu  lorsqu'on  n'a  pas  lutté,  et  qu'en  restant  libre,  il  eût 
pu  conquérir  une  place  dans  la  littérature  contemporaine;  mais  plus 
son  amour-pnipre  s'accoutumait  à  cette  idée,  plus  il  souffrait  d'être 
obligé  (le  réduire  à  des  conjectures  ce  dont  il  eût  pu  faire  des  réalités. 

Pour  démêler  et  combattre  ces  symptômes,  il  eût  fidlu  une  femme 
clairvoyante,  habile,  qui  sût  feindre  la  passion  si  elle  ne  l'éprouvait  pas, 
et  traiter  H.  d'Esparon  comme  un  malade  dont  on  flatte  les  manies.  I^ 
vanité  a  cela  de  remarquable,  qu'elle  est  à  la  fois  très  difficile  à  assouvir 
et  très  facile  à  amuser.  S*unir  aux  vagues  aspirations  d'Octave,  devenir 
sa  confidente  et  son  public,  lutter  sans  cesse  dans  ses  bras  contre  ces 
deux  ennemis  des  rêveurs  inconnus,  l'orgueil  de  ce  qu'ils  pourraient 
faire,  et  le  regret  de  ce  qu'ils  ne  iont  pas,  voilà  par  quels  légitimes  arti- 
fices H"*  d'Esparon  aurait  pu  arrêter  les  progrès  du  mal.  Elle  ne  devina 
ni  le  danger,  ni  le  moyen  de  le  prévenir.  Trop  sérieuse  et  trop  sincère 
pour  paraître  passionnée  lorsqu'elle  n'était  qu'obéissante,  rattachant 
toutes  ses  affections  aux  lois  précises  du  devoir,  dépourvue  de  cette  vi- 
vacité expansive  qui  appelle  la  confiance,  Marceline  aurait  eu  besoin  de 
rencontrer  un  cœur  dévoué  qui,  à  force  d'attentions  ingénieuses  et  de 
délicates  prévenances,  l'amenât  insensiblement  à  moins  douter  d'elle- 
même,  à  se  livrer  davantage,  à  ne  plus  se  métier  de  ce  qu'elle  pouvait 
ressentir  ou  inspirer.  Octave,  avec  ses  alternatives  de  transports  et  de 
sombre  humeur,  avec  cette  nuance  d'exagération  inséparable  de  cer- 
taines natures  d'artiste,  ne  pouvait  qu'effaroucher  ce  caractère  contenu, 
ennemi  de  toute  démonstration  factice.  H"*  d'Esparon  acheva  donc  de 
se  replier  sur  elle-même,  peu  soucieuse  de  suivre  son  mari  dans  ces 
voies  inconnues  où  elle  le  laissa  s'isoler. 

Dès-lors,  il  s'éleva  entre  eux  une  mystérieuse  barrière,  une  hosti- 
lité sourde  qui  devait  s'aggraver  chaque  jour.  Il  en  est  du  bonheur  do- 
mestique comme  de  ces  tissus  précieux,  mais  frêles,  que  la  moindre 
déchirure  suffit  pour  mettre  en  lambeaux.  Octave  s'obstina  de  plus  en: 
plus  dans  celte  conviction  de  sa  valeur  poétique,  dont  on  eût  pu  le  dis- 
traire en  ayant  l'air  de  la  partager.  M""*  d'Esparon  s'habitua  toujours 
davantage  à  sceller  ce  cœur  qui  se  sentait  méconnu  avant  même  d'être 
«rifensé.  L'année  suivante,  elle  eut  un  fils,  et,  au  lieu  de  faire  de  cette 
joie  un  sujet  de  rapprochement  entre  deux  âmes  déjà  désunies  par 
mille  déchiremens  secrets,  elle  eut  l'imprudence  de  se  retrancher  dans 
sa  maternité  comme  dans  une  forteresse  imprenable.  Absorbée  par  ses 
soins  pour  son  fils,  elle  ne  remarqua  pas  que  M.  d'Esparon  s'accoutu* 


OCTAVE.      ,  433 

mait  à  vivre  loin  d'elle.  Il  sortait  chaque  jour  pour  faire  de  longues 
promenades,  et  ne  rentrait  que  le  soir,  inquiet  et  agité.  Sa  journée 
s'était  passée  à  poursuivre  des  fantômes,  et  son  imagination,  échautTée 
par  Toisiveti'  et  la  solitude,  avait  peuplé  ce  mélancolique  paysage  de  ce 
qui  manquait  à  sa  vie.  Gloire,  plaisirs,  éclat  des  fêtes,  emploi  de  ses  fa- 
cultés inactives,  il  avait  lout  demandé  aux  brises  qui  glissaient  sur  ses 
tempos,  aux  nuages  qui  montaient  dans  Tespace,  et  le  soir,  rentré  dans 
ce  cliâteau,  retrouvant  une  femme  qui  Thumiliait  de  sa  résignation  et 
de  son  silence,  il  retombait  du  haut  de  ses  chimères  dans  Taride  réalité, 
et  il  faisait  un  douloureux  parallèle. 

Une  pareille  situation  ne  |K)uvait  durer;  bientôt  s'élevèrent  quelques 
orages  d*un  effet  d'autant  plus  désastreux,  que  M"**  d'Esparon  restait 
constamment,  pendant  ces  crises,  silencieuse  et  impassible.  Son  mari 
reprenait,  à  pro|ios  de  «luelque  épisode  vulgaire,  ce  thème  toujours 
nouveau  et  toujours  le  même:  cette  glorification  du  poétique  aux  dé- 
pens du  vrai ,  ces  allusions  perpétuelles  à  sa  destinée  manquée,  à  sa 
vocation  méconnue.  M"«  d'Esparon  ne  lui  répondait  pas.  Octave,  qui 
eut  mieux  aimé  des  reproches  et  des  tempêtes,  se  débattait  contre  ce 
silence;  il  s'irritait  de  jeter  dans  le  vide  ses  déclamations  élo(|uentes; 
emporté  par  l'ardeur  du  moment,  il  devenait  provoquant  et  hostile;  la 
verve  de  sa  colère  amenait  sur  ses  lèvres  quelques-unes  de  ces  paroles 
incisives,  irréiiarables.  qui  entrent  dans  le  cœur  comme  une  lame,  et 
sur  lesquelles  le  cœur  se  referme,  gardant  la  lame  et  la  plaie.  Elle  se 
levait  alors,  toujours  calme;  elle  sortait  de  l'appartement,  sans  que  ses 
yeux  trahissent  aucune  souffrance,  et,  un  instant  après,  on  l'eût  re- 
trouvée agenouillée  à  son  prie-Dievi  ou  inclinée  sur  le  berceau  de  son 
petit  Albert. 

Cette  vie,  agitée  sans  éclat,  monotone  sans  sérénité,  ne  tarda  pas  à  in- 
spirer une  profonde  antipathie  à  M.  d'Esparon;  ces  tristes  contradic- 
tions révoltaient,  non  pas  sa  raison  et  son  cœur,  mais  la  distinction  de 
son  esprit  et  la  délicatesse  de  son  goût.  Seulement,  au  lieu  de  les 
amoindrir,  en  se  résignant  à  n'être  qu'honnête  sans  prétendre  à  être 
grand,  il  songea  à  leur  échapper  d'une  façon  plus  conforme  à  ses  préoc- 
cupations vaniteuses.  Une  idée  qu'il  traita  d'abord  de  chimère,  qui 
resta  long-temps  confuse  et  inavouée,  se  mêla  peu  à  peu  à  ses  rêveries  : 
puisque,  dans  cette  existence  qu'il  subissait,  il  ne  pouvait  ni  goûter  le 
bonheur  ni  le  donner,  il  se  dit  qu'il  pouvait  s'y  dérober  sans  crime, 
que,  pour  le  repos,  la  dignité  de  tous  les  deux,  une  séparation  était 
préférable  à  ces  récriminations  impuissantes  qui  ne  remédiaient  à  rien 
et  aigrissaient  tout.  Une  fois  que  cette  idée  se  fut  emparée  de  lui,  il 
perdit  à  se  familiariser  avec  elle  le  temps  qu'il  aurait  dû  employer  àr 
s'en  défendre,  et  bientôt  il  lui  fut  aussi  difficile  de  la  cacher  que  de  la. 
vaincre.  M*"*^  d'Esparon  la  devina  :  découragée  par  de  longues  épreuves, 


4M  REVUE  DES  9WI.  MONDES. 

entraînée  par  cette  espèce  da  douloureux  talaUsme  qui  poisse  les  cœurs 
blessés  au-devant  de  nouvelles  blessures,  elle  ne  fit  rien  pour  com- 
battre ce  projet  coupable.  Octave  vit  un  consentement  tacite,  un  secret 
désir  peut-être  dans  cette  résignation  passive  qui  le  rassurait  et  l'irri- 
tait tout  ensemble;  il  cessa  de  se  contraindre,,  et  chaque  incident  de 
leurs  froides  ou  orageuses  journées  ne  fit.  que  les  rapprocher  davantage 
de  ce  dénoûment  qui  devenait  inévitable,  dès  Tinstant  qu'ils  ne  le  re- 
gardaient plus  comme  impossible. 

Si  réservée,  si  maîtresse  d'elle-même  q^  fut  M*"*  d'Esparon,  sa  si- 
tuation devait  forcément  se  refléter  dans  sa  correspradaace  avec  son 
père.  Celui-ci  comprit,  entre  deux  accès  de  goutte,  que  sa  fiUe  n'était 
pas  heureuse,  et,  en  homme  sûr  de  son  lEait,  il  écrivit  à  son  gendre 
pour  le  tancer  vertement.  Dans  le  contact  des  âmes  droites,  mais  com- 
munes, avec  les  esprits  brillans  et  égarés,  ce  qui  achève  ordinairement 
de  tout  perdre,  c'est  que  celles-ci  mettent  autant  de  rudesse  à  réparer 
le  mal  que  ceux-là  ont  mis  de  délicatesse  à  le  faire.  La  lettre  de  H.  de 
Gureuil  était  tout  simplement  une  sévère  mercuriale,  qui  ne  tenait 
aucun  compte  des  prétentions  d'Octave,  et  où  l'irascible  vieillard  se 
montrait  parfaitement  étranger  à  nos  raffinemens  modernes.  11  écrasait 
en  outre  H.  d'Esparon  du  détail  des  perfections  de  sa  fille,  énumération 
intempestive,  qui  suffit  pour  nous  rendre  une  femme  antipatliique  et 
nous  foire  haïr  toutes  les  vertus  dont  on  nous  reproche  de  n'être  pas 
dignes. 

Ce  fut  le  coup  de  grâce  :  M.  d'Esparon  entra  ebez  sa  femme  avec  cet 
air  sombre  et  résolu  que  prennent  les  hommes  faibles  quand  ils  veulent 
être  violens.  —  Vos  plaintes,  dit-il  ,jros  accusations,  vos  ressentimeus, 
ont  porté  leurs  fruits;  votre  père,  renseigné  par  vous  sans  doute,  me 
traite  comme  on  ne  traiterait  pas  l'écolier  le  plus  indocile,  le  vision- 
naire le  plus  insensé  ! 

—  Je  puis  vous  assurer,  monsieur,  dit  M*"*  d'Esparon,  que  mon  père 
peut  avoir  deviné,  mais  que  je  ne  vous  ai  pas  trahi. 

—  Votre  père  a  raison,  madame;  reprit  Octave  d'un  ton  ironique  qui 
déguisait  mal  sa  colère.  Non,  je  ne  suis  pas  digne  de  vous;  non,  je  oe 
puis  rester  ici  sans  vous  rendre  malheureuse  en  étant  mm-^nême  mal- 
heureux. Pourquoi  chercher  à  nous  tromper  plus  Icmg-temps?  11  n'y  a 
qu'un  moyen  d'échapper  à  ces  collisions  pitoyables,  d'alléger  la  chaîne 
à  laquelle  nous  sommes  rivés  tous  deux  :  il  faut  que  je  parte,  que  je 
vous  quitte...  au  moins  pour  quelques  années. 

—  Si  vous  jugez  cette  séparation  nécessaire,  si  vous  espérez  y  re- 
trouver le  bonheur,  vous  êtes  le  maître,  lui  dit-eUe  en  pâlissant  un  peu, 
mais  toujours  calme. 

—  Vous  le  voyez,  ce  moyen  ne  vous  effraie  point;  vous  l'aviez 
prévu,  approuvé  peut-être.  Qu'il  soit  donc  fait  selon  notre  désir  à  tous 


OCTAVB.  .     435 

deux  !  Je  vais  partir  pour  Paris;  je  Teux  savoir  enfin  si  je  suis  yraiment 
un  fou,  un  enfant,  un  maniaque,  si  ces  idées  de  gloire  et  de  poésie  qui 
me  tourmentent  sont  des  chimères  comme  vous  le  pensez,  ou  des  pres- 
sentimens  comme  je  le  crois.  Je  vous  laisse  ce  château,  je  Tons  laisse 
mon  fi^s;  vous'ConsenFerez  ainsi  tout  ce  que  tous  aimez,  et  sans  doute, 
ajouta-Ml  avec  un  sourire  amer,  votre  cœur  me  saura  autant  de  gré 
de  ce  qu'il  perd  que  de  ce  qu'il  garde!... 

Nul  ne  sut  ce  qui  se  passa  à  Blignieux  pendant  les  heures  qui  sui- 
virent ce  dernier  entretien.  Le  lendemain,  au  point  du  jour,  Octave 
était  parti.  Pour  des^omesltiques  et  pour  le  monde,  peut-être  aussi  pour 
9e  donner  le  change  à  lui-miéme,  il  aflbcta  de  dire  que  cette  absence  ne 
serait  pas  étemelle;  mais  M.  d'Esparon  et^  femme  comprirent  en  se 
quittant  qu'ils  se  séparaient  pour  jamais. 

A  Paris,  le  comte  se  lança  dans  la  vie  littéraire;  il  renoua  d'anciennes 
relations,  il  devint  à  la  lois  écrivain  et  homme  du  monde,  et,  si  le 
succès  pouvait  être  une  excuse,  Octave  fut  promptemeqt  justifié,  n 
avait  trop  bftte  de  réussir,  il  était  trop  avide  des  jouissances  de  Timagi- 
nation  et  de  Tamour-propre  pour  songer  à  lutter  contre  le  courant,  à  se 
préserver  de  ces  excès  où  se  sont  appauvries  de  nos  jours  tant  de  facultés 
émineirtes.  Seulement  il  y  apporta  une  sorie  de  distinction  et  d'élégance 
suffisantes  pour  la  plupart  des  lecteurs  qui  se  croient  délicats  lorsqu'ils 
ne  sont  que  frivoles.  En  un  mot,  M.  d'Esparon,  au  bout  de  quelques 
années,  avait  à  peu  près  réalisé  le  rêve  de  sa  jeunesse.  Il  était  arrivé  à 
cette  célébrité  qui  n'est  pas  précisément  la  gloire,  mais  qui  lui  res- 
semble, surtout  pour  les  gens  intéressés  à  s'y  tromper. 

Quant  à  B^  d'Esparon ,  eHe  poursuivait  sans  bruit,  sans  murmure, 
sa  vie  solitaire  de  Blignieux.  Ses  relations  avec  le  voisinage,  qui  n'a- 
vaient jamais  été  très  suivies,  avaient  cessé  tout-à-fait.  En  général 
on  la  plaignait,  on  l'estimait,  mais  sans  vive  sympathie.  Le  monde 
n'est-il  pas  presque  aussi  sévère  pour  l'abus  de  certaines  vertus  que 
pour  l'éclat  de  certaines  fautes?  H  était  facile  de  prendre  pour  de  la 
fierté  la  réserve  de  M"»  d'Esparon,  et  son  austérité  pour  de  la  raideur. 
Aussi  avait-on  trouvé  presque  naturel  qu'Octave,  dont  on  connaissait 
les  goûte,  n'eût  pu  s'accorder  avec  elle ,  et  lorsque  la  rupture  avait  eu 
lieu ,  tout  en  blâmant  un  peu  H.  d'Esparon,  on  avait  mis  une  aflècta- 
tion  bienveillante  à  ue  point  paraître  surpris. 

Fort  indiflérente  aux  jugemensdu  monde,  peu  communicative  avec 
les  gens  de  sa  maison.  M"*  d'Esparon  s'était  exclusivement  consacrée 
à  l'éducation  d'Albert;  mais  là  encore  l'attendait  une  douleur  plus  in- 
time et  plus  cniéne  peut^trc  que  toutes  les  autres. 

Presque  toujours  seul  avec  sa  mère,  ne  la  quittant  jamais,  lui  tenant 
lieu  de  tout,  3 semble  qu'Albert  ne  pouvait  aimer  qu'elle,  qu'il  devait 
se  former  entre  eux  un  de  ces  liens  qui  confondent  deux  âmes  dans 


I3C  RE  VIE  DES  DEtX  MONDES. 

une  ame,  deux  Ties  dans  une  vie.  Il  n*en  fut  pas  ioui-à-fait  ainsi.  Albert 
avait  été,  dès  le  berceau ,  une  de  ces  créatures  d'élite  que  Dieu ,  dans 
sa  bonté,  accorde  quelquefois  aux  unions  mal  heureuses  »  comme  il 
permet  aux  arbres  brisés  iiar  l'orage  de  renaître  de  leurs  racines  en 
un  rejeton  plus  vert  et  plus  beau.  Il  tenait  à  la  fois  de  sa  mère  et  d'Oc- 
tave; il  avait  de  Tune  la  lojauté  et  la  droiture,  de  l'autre*  l'organisa- 
tion délicate  et  poétique.  Malheureusement  l'éducation  que  lui  donnait 
sa  mère  fut,  comme  Taffection  même  de  H'"'  d'Esparon,  plus  austère 
qu'attrayante,  plus  sérieuse  que  tendre.  Justement  prévenue  contre 
les  écarts  de  l'esprit,  la  comtesse  s'attacha  surtout  à  prémunir  son  flls 
contre  ces  douces  et  dangereuses  lueurs  qui  lui  avaient  coûté  si  cher; 
mais  elle  manqua  le  but  en  le  dépassant.  Il  y  avait  dans  lame  cares- 
sante d'Albert,  à  mesure  qu'il  grandissait,  un  besoin  d'épanchement 
et  de  tendresse  que  M""  d'Ësparon  ne  salisflt  pas.  Alors,  dans  son  igno- 
rance de  toutes  choses,  il  s'était  adressé,  sur  l'absence  de  sou  père, 
des  questions  timides.  11  s'était  élancé  sur  cette  trace  mystérieuse  sans 
autre  guide  que  sa  curiosité  inquiète.  Lorsque  Octave  avait  quitté  Bli- 
gnieux,  Albert  approchait  de  sa  sixième  année;  c'était  assez  pour  qu'il 
conservât  du  comte  une  image  douce  et  confuse  comme  les  rêves  de 
cet  âge.  11  y  avait  surtout  un  souvenir  auquel  il  restait  obstinément 
fidèle  :  c'était  celui  d'une  nuit  d'automne  pendant  laquelle,  à  travers 
son  sommeil,  il  avait  cru  entendre  daus  la  maison  un  mouvement  et 
un  bruit  inusités.  Vers  le  matin ,  sa  porte  s'était  ouverte  tout  à  coup; 
un  homme  s'était  avancé  précipitamment  vers  son  lit.  Un  pâle  visage, 
se  penchant  sur  lui ,  avait  promené  un  long  baiser  sur  ses  joues  et  sur 
son  front;  puis  tout  avait  disparu,  et  le  jour  même  on  avait  dit  à  Albert 
que  son  père  était  parti. 

Pendant  quelque  temps,  il  avait  questionné  sur  ce  départ  H*"*  d'Ës- 
paron, qui  lui  ré|K)ndait  vaguement  que  le  comte  voyageait;  mais  les 
enfans  ont  pour  certaines  plaies  de  famille  un  instinct  si  sûr  et  si  péné- 
trant, que  bientôt  Albert  comprit  qu'il  ne  devait  plus  interroger.  C'est 
alors  que  M*"*  d'Ësparon ,  si  elle  avait  su  détourner  à  son  profit  ces  pre- 
mières inquiétudes,  aurait  aisément  etTacé  dans  l'ame  d'Albert  toute 
affection  antérieure;  c'est  alors  aussi  qu'attristé  par  la  froide  austérité 
de  sa  mère,  il  revint  à  ses  premières  impressions.  Il  retrouva  dans  sa 
mémoire  cette  vision  matinale  qui  lui  avait  montré  une  dernière  fois  son 
père  au  moment  du  suprême  adieu  :  il  lui  sembla  que  c'était  de  cette 
beure  que  datait  pour  lui  la  faculté  de  sentir  et  d'aimer,  et  il  en  fit 
profiter  Octave.  Bientôt  à  ces  idées  confuses  vint  s'^gouter  un  autre  sen- 
timent. Il  n'y  a  plus  aiyourd'hui  de  pays,  si  arriéré  qu'il  soit,  où  les 
journaux  ne  pénètrent  :  on  n'en  recevait  pourtant  aucun  à  Blignieux; 
mais  un  jour  Alberi  trouva  par  hasard  sous  sa  main  un  numéro  dépa- 
reillé où  l'on  parlait  d'Octave  d'Ësparon  comme  d'un  bomme  célèbre. 


OCTAVE.  437 

Les  mots  de  succès,  de  talent,  de  gloire,  y  étaient  répétés  à  chaque 
ligne:  c'e^t  l'usage  aujourd'hui,  et  Ton  distribue  sans  compter  ce  genre 
de  largesses,  comme  on  prodiguait  les  assignats  dans  les  derniers  temps 
de  la  république.  Albert  en  ressentit  une  joie  si  vive,  qu'il  en  fut  pres- 
que effrayé.  Emporter  ce  journal  dans  sa  chambre,  lire  et  relire  ces 
quelques  lignes ,  les  presser  contre  ses  lèvres ,  se  sentir  saisi  d'un  res- 
pect superstitieux  pour  ces  carrés  de  papier  qui  lui  parurent  ne  pou-^ 
voir  jamais  mentir,  tel  fut  pour  lui  le  résultat  de  cette  découverte. 
Dès-lors  l'affection  indécise  et  curieuse  qu'il  avait  conçue  pour  son  père 
devint  un  véritable  enthousiasme,  auquel  se  mêla  l'orgueil  de  porter 
son  nom  et  le  désir  de  s'initier  à  sa  vie. 

Cependant  Albert,  s'il  éprouvait  trop  de  contrainte  auprès  de  M"*  d'Es- 
paron  ou  uu  penchant  trop  vif  pour  la  séduisante  et  lointaine  image, 
n'avait  jamais  pensé  qu'il  lui  fût  possible  de  quitter  sa  mère.  Comme 
tout  semblé  facile  dans  les  premiers  jours  de  la  jeunesse,  il  aimait 
mieux  se  représenter  dans  une  sorte  de  vague  perspective  un  rappro- 
chement entre  H.  et  H"**  d'Esparon,  rapprochement  dont  il  serait  peut- 
être  l'heureux  médiateur  :  là  s'arrêtaient  ses  rêves  et  ses  désirs;  mais  la 
comtesse  ne  pouvait  tenir  compte  de  toutes  ces  nuances.  Le  seul  mys- 
tère qu'elle  eût  pénétré,  c'était  cette  partialité  blessante  qui  déchirait 
les  fibres  les  plus  déhcates  de  son  cœur.  Bien  qu'elle  n'en  Ht  point  un 
reproche  à  Albert  et  qu'elle  ne  parût  pas  même  s'en  être  aperçue, 
cette  cruelle  découverte  jetait  une  teinte  plus  sombre  sur  ses  relations 
avec  son  fils,  et  cette  vie  à  deux,  que  leur  tendresse  eût  pu  adoucir,  se 
consumait,  sans  confiance  et  sans  joie,  sous  ce  ciel  sans  sourire  et  sans 
soleil. 

Pendant  que  ces  deux  âmes  souffrantes  luttaient  ainsi  contre  des 
douleurs  cachées,  des  cliangemens  graves  s'étaient  accomplis  dans  la 
destinée  de  George  de  Charvey  :  il  avait  perdu  ses  deux  frères  aînés,  et 
s'était  trouvé  seul  héritier  de  son  nom.  S'il  ressentit  alors  un  regret  en 
songeant  à  la  vallée  d'Ogerelles;  sa  conduite  n'en  avait  rien  révélé.  Tou- 
jours esclave  de  ce  qu'il  regardait  comme  son  devoir,  il  avait  fait  un 
mariage  de  convenance;  sa  femme  était  morte  deux  ans  après  en  lui 
laissant  une  fille,  et  M.  de  Charvey,  cédant  de  nouveau  à  sa  vocation, 
avait  confié  cette  enfant  aux  soins  d'une  de  ses  sœurs  et  i  épris  du  service. 
Parvenu  au  grade  de  colonel  après  un  long  et  rude  séjour  en  Afrique, 
il  n'avait  jamais  perdu  de  vue,  pendant  ses  campagnes  ou  ses  courtes 
apparitions  en  France,  ce  pauvre  coin  des  Hautes-Alpes  qu'habitait 
M"«  d'Esparon.  11  avait  appris  tour  à  tour  les  tristes  orages  de  son  inté- 
rieur, la  naissance  d'Albert,  le  départ  du  comte  et  ses  succès  à  Paris; 
mais  il  n'était  plus  revenù^dans  le  Daiipliiné  :  M*"*  d'Esparon  ne  l'avait 
pas  revu,  et  elle  soupçonnait  à  peine  Texistence  de  cet  ami  inconnu, 


438*  REVUE  DES  moi,  MONDES. 

loalfaeureux  de  ne  pouvoir  ni  adoucir  ses  soufliranfies  passées^  m  la. 
protéger  contre  de  nouveaux  chagrins. 

n. 

Plus  de  douze  ans  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ  de  M.  d'Esparon. 
Albert  venait  d'accomplir  sa  dix-huitième  année,  et  cet  anniversaire, 
au  lieu  d'égayer  Blignieux  et  ses  habitans,.  plongeait  M*"'  d'Esparoa 
dans  de  mélancoliques  réflexions.  Seule  dans  son  grand  salon,  vasta 
pièce  presque  démeublée  et  tendue  d'une  étoffe  brune,  elle  tournait  de 
temps  en  temps  ses  regards  du  côté  des  fenêtres  qui  donnaient  sur  la 
terrasse.  On  apercevait  par  les  épaisses  embrasures  une  partie  de  ce 
froid  paysage,  encore  assombri  par  les  brouillards  de  novembre.  Tous, 
lés  objete  extérieurs  étaient  en  harmonie  avec  les  pensées  de  M*"*  d'Es- 
paron^  qui,  en  recueillant  ses  souvenirs,  n'y  trouvait  que  sigets  de  tris- 
tesse. 

Tout  à  coup  sa  rêverie  fut  interrompue  par  une  voix  jeune  et  vi- 
brante qui  retentit  au  dehors,  mêlée  à  de  joyeux  sd^oîemens.  Un  grand 
et  beau  jeune  homme  parut  à  lextrémité  de  la  terrasse,  suivi  de  deux 
chiens  anglais  dont  il  avait  peine  à  réprimer  les  transports.  H"'''  d'Espa- 
ron ,  à  demi  cachée  derrière  les  rideaux  d'une  des  fenêtres,  le  regar- 
dait sans  qu'il  la  vit,  et  son  ame  tout  entière  semblait  concentrée  dans 
ce  regard.  En  cet  instant  même  un  domestique  entra,  et  lui  remit  une 
lettre  que  le  facteur  venait  d'apporter.  Un  coup  d'œil  sufflt  à  M""^  d'Es- 
paron  pour  en  reconnaître  l'écriture  :  cette  lettre  était  de  son  mari;  il 
lui  redemandait  Albert. 

Les  égoïstes  ont  un  art  merveilleux  pour  pardonner  le  mal  qu'ils  ont 
fait  et  s'envelopper  dans  l'amnistie  qu'ils  accordent  à  leurs  victimes. 
A  lire  la  lettre  d'Octave,  on  pût  dit  qu'en  se  décidant  à  quitter  Bli- 
gnieux, il  avait  songé  à  assurer  le  repos  de  M'"'*  d'Esparon  non  moins 
qu'à  satisfaire  ses  rêveries  ambitieuses;  on  eût  dit  que  ces  orages  au- 
fa*efois  soulevés  par  l'inquiète  vanité  du  poète  étaient  des  torts  réci- 
proques; on  ne  se  fût  pas  douté  surtout  que  les  parts  eussent  été  si 
inégales.  H.  d'Esparon,  en  constatant  ses  succès  comme  une  sorte  de 
justification  et  de  revanche,  trouvait  tout  simple  de  réclamer  le  seul 
bonheur  qui  lui  manquât,  cet  Albert  dont  la  présence  serait  pour  lui 
cette  source  vive  où  se  désaltère  le  cœur,  a  Ce  n'est,  £goutaiiril,  ni  un 
ordre  que  je  vous  adresse,  ni  une  demande;  c'est  une  prière.  Ce  que  je 
veux  avant  tout,  si  Albert  vient  me  voir,  c'est  qu'il  s'y  décide  de  son 
plein  gré.  J'aime  mieux  renoncer  à  lui  que  le  contraindre.  »  Et  il  ter- 
minait ainsi,  en  homme  qui,  se  croyant  parfaitement  quitte,  n'a  plus 
qu'à  jeter  quelques  fleurs  sur  la  tombe  du  passé  :  a  Et  maintenant , 


OCTAVE.  439 

«dieu,  madame,  le  voas  d^nande  graoe  pour  cdte  lettre  et  pour  le 
sentiment  qui  Ta  diolée.  Si  j'aî  osé  tous  rappeler  mon  souvenir,  c'eët 
que,  vous  jugeait  d'après  moi-même  J'ai  pensé  que  ce  souvenir  avait 
perdu  son  amertume.  Fardotmens-nous;  le  temps  et  Fabsence,  si  tristes 
pour  ceux  qui  s'aiment,  sont  oonsolaus  pour  ceux  qui  n'ont  pu  s'en- 
tendre; ils  rident,  mais  ils  cicatrisent;  ils  affaiblissent  les  affiectîonë, 
mais  ils  effacenfl  les  rancunes.  Soyons  donc  amis;  qu'en  embrassant 
Albert,  je  puisse  me  dire  que  sa  mère  n'éprouve  plus  en  songeant  a 
moi  ni  regret,  ni  teine,  et  qu'elle  ne  maudit  ni  le  jour  où  je  l'ai  con- 
nue, ni  le  jour  où  je  l'ai  quittée.  » 

M*"  d'Esparon  hit  deux  fois  cette  lettre ,  comme  si  elle  eût  voulu  en 
bien  peser  chaque  phrase  et  chaque  mot.  A^ec  cette  rapide  clairvoy^mee 
que  donne  l'habitude  decouflHr,  eHe  mesura  en  un  instant  l'étendue 
de  ce  nouveau  malheur.  Oe  qu'elle  avait  deviné  dans  le  cœur  d'Albert 
ne  lui  laissait  aucun  doute  sur  la  détermination  qu'il  allait  prendre,  et 
lui  reodadt  mille  fois  pl«B  cruelle  la  demande  de  M.  d'Esparon.  Cepen- 
dant elle  eut  asses  de  force  pour  contenir  toute  apparence  d'émcMioD; 
elle  revint  à  la  ienôtre ,  l'ouvrit  et  dit  au  jeime  homme  : 

—  Venez,  Albc»1,  j'ai  à  vous  parier. 

Albert  obéit.  Os  vestèrent  un  moment  silencieux,  mais  M»*  d'Esparon 
Raccommodait  maille  toute  bésRation;  ce  fut  elle  qui  entama  l'entre^ 
tien  : 

—  Albert,  <fit^lle,iwn8  venez  d'avoir  dix-huit  ans,  et  vous  n'avee 
jamais  quitté  Mgmeux. 

—  Me  sui&-je  plaint?  répondit-il  doucement. 

—  Non ,  et  je  vous  en  sais  gré;  mais  il  ne  faudrait  pas  que  oetle  sou- 
mission vous  Ittrt  trop  pénftle.  Si  Tun  de  nous  deux  doit  faire  im  sacri- 
fice ,  ce  n'est  pas  vous. 

Albert  regarda  sa  mère  coimne  pour  deviner  le  sens  de  ses  paroles^ 
Elle  conlînua  : 

—  Cette  vie^st  triste ,  je  le  sens  :  je  ne  suis  pas  une  compagne  bi» 
gaie.  Vous  n'avez  ici  m  camarades  ni  plaisb:s  de  votre  âge...  eacepté  U 
chasse  qui  me  fait  penr  sans  que  je  vous  l'aie  jamais  dit... 

—  Et  pourquoi  ne  pas  me  le  dire? 

— Parce  qu'il  y  a  deschoses  qu'ft  faut  savair  supporter  sans  se  plain* 
ftre ,  et  celle-là  n'e^  pas  la  plus  douloureuse. 
Puis ,  comme  il  allait  réj^quer,  elle  reprit  brusquement  : 

—  Vottà  bien  longtemps,  Albert ,  que  vons  ne  m'avez  parlé  de 
M.  d'Esparon? 

n  tressaillit  :  un  éctaùr  passa  dans  ses  yetu. 

—  CeA  qu'en  commençant  à  n^échir,  dit-il ,  il  m'a  semblé  qoe  je 
ne  devais  phrs  vous  parkr  de  lui. 

—  C'e^  vrai,  mumium-t-elle  tout  bas.  Affreux  châtiment  des  dia^ 


440  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

cordes  de  famille,  que  les  noms  les  plus  doux  soient  bannis  de  la  bouche 
des  enfans  !  —  Vous  avez  eu  raison,  Albert,  reprit-elle  à  voix  liaute,  et, 
si  je  vous  parle  aujourd'hui  de  H.  d'Es|>aron,  c  est  que  j*y  suis  forcée  : 
il  trouve  que  je  vous  ai  gardé  assez  long-tein|)S. 

—  Que  diles-vous?  s'écria-i-il  éperdu  et  sentant  se  réveiller,  à  ces 
mots,  toutes  ses  tendresses  filiales. 

—  Je  dis  que  H.  d'Ësparon  veut  avoir  son  tour,  et  qu'il  vous  appelle 
auprès  de  lui. 

—  Et  vous  y  consentez?  balbutia-t-il  avec  une  émotion  qu'il  fut  in^ 
capable  de  dissimuler. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  de  refuser;  ce  serrait  à  vous,  dit-eUe  en  le  re- 
gardant fixement,  car  c'est  vous  qu'il  laisse  le  maître... 

Le  pauvre  enfant  n'eut  pas  le  courage  de  répondre. 

—  Et  vous  ne  refusez  pas ,  n'est-ii  pas  vrai  ? 
Même  silence. 

—  C'est  bien,  Albert,  vous  partirez  demain.  Maintenant  je  devrais 
peut-être  vous  parler  ite  cette  vie  nouvelle,  de  ce  monde  où  vous  allez 
entrer,  des  périls  qui  vous  y  attendent...  à  quoi  bon?  Que  seraient  pour 
une  ame  entraînée  les  conseils  d'une  pauvre  femme,  ignorante  de  toutes 
<;boses?  Un  écho  toujours  le  même ,  qu'on  écoute  par  respect  et  qu'on 
oublie  en  l'écoutant...  Ouhliez-moi  donc,  s  il  le  faut,  Albert;  mais  pen- 
sez quelquefois  à  Dieu,  qui  juge  les  Cicurs,  et  que  je  priera'  |)Our  vous. 
A  présent,  j'ai  besom  detre  seule  et  de  recueillir  des  forces  con  re 
cette  séparation.  Je  vais  envoyer  un  exprès  |iour  arrêter  votre  place; 
la  diligence  vous  prendra  sur  la  grande  route,  devant  la  grange  des 
Aubiers. 

.  Tout  le  reste  de  la  journée,  elle  parut  éviter  une  nouvelle  explication. 
Pour  deviner  ce  qui  se  cachait  sous  celte  froideur  apparente,  il  eût 
fallu  un  observateur  plus  babile  qu'Albert.  Tout  concourait  donc  à 
maintenir  entre  sa  mère  et  lui  celte  barrière  de  glace  qu'un  dernier  en- 
tretien aurait  pu  faire  tomber.  Il  eût  voulu  répandre  au  dehors  les  pen- 
sées tumultueuses  qui  débordaient  en  lui.  Prêt  à  réaliser  ce  qui  ne  lui 
avait  jamais  paru  qu'un  songe,  prêt  à  saisir  ces  deux  brillante  visions, 
son  père  et  Paris,  il  aurait  payé  de  sou  «^ang  une  de  ces  douces  cau- 
series où  deux  cœurs,  au  moment  de  rompre  par  l'absence  le  lien  vi- 
sible qui  les  unissait ,  y  substituent  par  la  confiance  et  l'amour  un  lien 
mystérieux  qui  les  con -oie.  Voil  i  ce  qui  manquait  à  Albert.  11  s'en  alla 
dans  la  campagne  et  courut  long-temps  comme  pour  se  dérober  à  la 
fièvre  qui  le  gagnait.  A  la  fin,  il  s'assit  sur  le  talus  d'un  chemin,  au  bord 
d'une  prairie  jaunie  par  l'automne.  11  regarda  ces  collines  qui  avaient 
formé  jusque-là  tout  son  horizon,  ces  maisons  éparsesdans  les  champs 
et  d'où  s'échappait  un  peu  de  fumée,  ces  Alpes  lointaines  qui  profi- 
laient sur  un  fond  grisâtre  leurs  denieivjres  ar  ^'ut^es,  et  palpitant  à  la 


OCTAVB.  44t 

Ibis  de  tristesse  et  d'espérance,  seul  au  milieu  de  ce  mélancolique  pay- 
isage,  il  lui  sembla  que  son  cœur  trop  plein  confiait  à  cette  nature  ina-^ 
nimée  ce  qu*il  ne  pouvait  dire  à  personne. 

Le  lendemain,  Albert  et  sa  mère  se  dirigèrent  vers  la  grande  route 
où  devait  passer  la  voiture.  Le  mince  bagaj^e  du  jeune  homme  était 
porté  par  une  vieille  fllle,  nommée  Marianne  Brécbet,  qui,  après  avoir 
successivement  soigné  dans  leur  première  enfance  M*"**  d*Esparon  et 
son  fils,  était  restée  auprès  d*eux  sans  attribution  déterminée.  Marianne 
Bréchet  offrait  dans  toute  sa  personne  le  type  aujourd'hui  presque  effacé 
-de  cette  race  de  vieux  serviteurs,  dont  le  roman  aun  peu  trop  abusé  pour 
que  j*y  insiste  :  gens  inutiles  et  nécessaires,  précieux  et  insupportables^ 
dont  le  dévouement  revéche  nous  impatiente  et  nous  attache,  qui  nous 
servent  malgré  nous,  qui  nous  a'ment  et  nous  tourmentent,  que  nous 
envoyons  vingt  fois  le  jour  à  tous  les  diables,  et  qui  n'en  sont  pas  moins 
sûrs  de  mourir  sous  notre  toit  ou  de  pleurer  sur  notre  cercueil.  Ma- 
rianne n'avait  cessé ,  depuis  la  veille,  de  quereller  ses  maîtres  au  sujet 
de  ce  départ,  et  elle  continuait  sa  litanie  tout  en  portant  la  malle  d'Al- 
bert, dont  personne  ne  l'avait  priée  de  se  charger.  Les  deux  chiens  sui- 
vaient, l'oreille  basse,  comme  s'ils  pressentaient  ce  qui  allait  se  passer^ 
Le  jeune  homme  n'osait  se  livrer  à  ses  impressions,  et  M"^  d'Espanm 
.  recouvrait  les  siennes  d'un  voile  impénétrable.  Au  bout  d'une  demi- 
iieure,  ils  arrivèrent  au  grand  chemin,  en  face  de  la  grange  des  Au* 
l)iers,  où  la  voiture  devait  prendre  le  voyageur.  Ils  n'avaient  plus  que 
quelques  minutes  à  passer  ensemble.  Albert,  tout  tremblant  d'émotion» 
se  jeta  dans  les  bras  de  sa  mère,  qui,  pendant  un  instant,  le  pressa  sur 
sa  poitrine  avec  une  force  surhumaine;  mais  ce  moment  fut  trop  court 
pour  cju'Albert  pût  en  profiter,  d'ailleurs  la  diligence  arriva  presque 
en  même  temps.  Il  y  eut  encore  une  rapide  étreinte,  puis  le  jeune 
liomme  monta  à  sa  place;  les  chevaux  reprirent  le  galop;  une  main  et 
«m  mouchoir  s'agitèrent  à  la  portière.  Vingt  pas  plus  loin ,  la  route 
tournait  brusquement,  et  le  lourd  attelage  disparut.  Bienlôt  le  bruit 
même  des  roues  se  (lerdit  d^ns  l'éioignement ,  et  M"'*'  d'Esparon,  restée 
immobile  sur  le  chemin,  n'entendit  plus  que  les  lamentations  de  Ma- 
rianne et  la  voix  plaintive  des  deux  épagneuls  qui  gémissaient  à  ses 
côtés. 

Alors  elle  regarda  autour  d'elle  avec  mie  morne  douleur  qu'elle  n'a- 
fvait  plus  besoin  de  cacher;  puis  elle  reprit  à  pas  lents  le  chemin  de  BU- 
gnieux.  Tous  ses  souvenirs  lui  revenaient  en  foule.  Elle  recueillait  une 
é.  une  les  traces  de  ce  passé  dont  elle  avait  enseveli  les  secrets  dans  son 
-c(£ur  résigné.  Ce  qu'elle  avait  souffert  dans  le  contact  de  son  ame  chaste 
«t  noble  avec  l'imagination  ardente  et  le  cœur  léger  d'Octave  lui  sem- 
"blait  ravivé  par  le  nouveau  coup  qui  la  frappait.  Une  seconde  fois  elle 
5e  voy  1 1  punie  do  tor*''  (\v  l'émient  pas  les  siens,  blessée  dan*  des  afr 


442  REYUB  D»  HCl  MONDES. 

feciions  que  n'ayaient  pas  an  reeomiattre  ceux-là  même  qui  les  inspi* 
raient.  Hélas  !  Albert  aussi,  Albert  s'y  était  mépris,  lui  dont  elle  avait 
espéré  plus  de  justice  1  Et  maintenaot  il  lui  échappait,  à  jamais  perdn 
peut-être.  L'influence  iirfale,  le  iantôme  décevant  lui  endevait  encore 
cette  dernière  consolation,  comme  A  avait  emporté  le  bonheur  et  le 
repos  de  sa  vie! 

Cependant  elle  ne  murmura  ni  cmitre  le  de!  ni  même  contre  Octave. 
A  mesure  qu'elle  se  rapprochait  de  Blignieux,  elle  renfermait  peu  à 
peu  dans  son  ame  ce  nouveau  trésor  de  résignation  et  de  soutRrance. 
Lorsqu'elle  arriva  au  château,  eUe  marcha  droit  à  la  chambre  d'Al- 
bert, et  se  jetant  à  genoux  sur  la  dalle  :  —  Mon  IMeu!  dit-elle,  a^^ 
pitié  de  lui,  car  vous  seul  mamtenant  pouvez  le  protéger! 


m. 

Ce  fut  avec  un  indic3>le  battement  de  cœur  qu'Albert,  trois  jouis 
après ,  frappa  à  la  porte  de  l'hêtel  qu'occupait  le  comte  d'Esparon  an 
coin  de  l'avenue  Marigny.  En  le  demandant,  sa  voix  tremblait  si  fort, 
que  le  concierge  hésitait  à  lut  répondre,  lorsqu'un  honune,  qui  se  tenaft 
sur  le  perron,  se  précipita  k  sa  reneoBÉre.  Avant  qu'Albert  eût  pu  n- 
connaître  un  visage  entrevu  dans  le  plus  lointain  de  ses  rêves.  Octave 
(car  c'était  lui)  le  pressait  dans  ses  bras,  leserrait  sur  son  cœur,  mêtant 
à  ses  étreintes  plus  de  paroles  tendres  <pie  le  pauvre  enftuit  n'exi  avait 
entendu  dans  toute  sa  vie. 

Les  transports  de  M.  d'fisparso  étaient  d'autant  plus  vifs  que  cette 
heure  d'émotion  répondait  admirablement  à  sa  nature  de  poète.  Revoir 
son  ûls,  qu'il  avait  quitté  presque  au  berceau  et  qu'il  retrouvait  au  ph» 
radieux  moment  de  la  jeunesse,  le  revoir  dans  des  conditions  excep- 
tionnelles, romanesques,  qui  poétoient  sa  paternité,  et  igoutaient  a 
cette  entrevue  tout  le  piquant  de  la  nouveauté,  tout  le  charme  du  sou* 
venir,  c'était  là  pour  Octave  une  de  ces  bAmes  fortunes  de  l'imagina- 
tion et  du  cœur  qui  devaient  le  rendre  tout-à-fait  heureux.  Aussi  fut-il 
irrésistible;  il  parla  d'une  fiiçon  vraiment  attendrissante  de  sa  joie,  de 
son  orgueil,  de  sa  longue  attente,  indemnisée  par  ce  seul  montât* 
Albert,  lorsqu'il  osa  regarder  son  père,  fut  étonné  de  le  trouver  si 
jeune.  A  dix-huit  ans,  on  se  flgure  volontiers  que  tout  le  monde  est 
vieux  à  quai^ante,  et  Albert  s'était  représenté  M.  d'Esparon  courbé  par 
l'âge,  le  travail  et  les  chagrins.  Octave,  aueontraire,  comme  tous  les 
honunes  qui  se  sentent  vieillir,  maïs  qui  se  croient  voués  a  une  jeu<^ 
uesse  étemelle  par  leurs  succès  dans  la  poésie  et  dans  le  monde,  krttait 
de  son  mieux  contre  les  années.  Ses  cheveux  d'uA  «bàtaiu  clar,  soi* 
gneusement  rameuési  cachaient  les  rides  qui  œmmençaient  à  courir 


OCTAYI.  Mt 

sur  866  tempes;  B&a  r^pard  Tif ,  sa  tatUe  âégante,  complétaient  Fil-- 
lusioa.  Albert ,  qui  ne  pooYait  distii^iier  ce  qu'il  y  avait  de  fatigue 
réelle  sous  cette  jeunesse  factice,  fut  frappé-,  en  même  temps  que  lui, 
d'une  idée  cpê  leur  sourit  à  tous  deux  :  c'«l  que  M.  d'Esparoo  semn 
Uait  être  le  frère  aine  de  son  flk,  à  qui,  graee  à  son  air  de.Tigueur  et 
à  Texpression  réfléchie  de  ses  traits,  on  eût  pu  réellement  donner  trois 
eu  quatre  an»  de  plus  que  aam  âge»  Cette  ickée^  qui  autorisât  entra  eux 
plus  de  familiarité  et  d'alMindoe,  rendait  plus  gracieuses  eneore  les 
séductions  que  déployait  Octave,  et  dont  la  coquetterie  un  peu  féminine 
eût  vaincu  même  des  préventions  ou  des  répugnances,  si  Albert  en  eût 
apporté;  c'est  là  ce  que  le  comte  avait  craint  Aussi  quelles  ne  furent 
pas  sa  surprise  et  sa  joie ,  lorsqjue  cinq  BÛnutes  d'attention  lui  eurent 
fait  comprendre  que  ce  fils  ^  dont  il  croyait  avoir  à  reconquérir  l'aSbe* 
tion,  ne  demandait  au  contraire  qu'à  l'aimer! 

-^  Cher  enfant,  disait-il,  on  ne  t'a  donc  pas  appris  à  me  haïr?  Et,  pour 
toute  réponse,  Albert  encouragé  lui  sautait  au  cou. 

Lorsque  les  émotions  de  cette  première  entrevue  se  furent  im  pem 
calmées,  Octave  conduisit  son  lils  dans  l'appartement  qu'il  lui  destinait. 
Albert,  dont  les  yeux  ne  s'étaient  jamais  arrêtés  que  sur  le  maigre 
ameublement  de  Blignieux,  se  crut  transporté  dans  le  pays  des  fées^ 
lorsque  son  père,  après  avoir  traversé  avec  lui  une  galerie  repiplie  de 
fleurs  rares,  le  fit  entrer  dans  ua  ctarmant  petit  pavillon  indépendant 
du  corps  de  logis.  11  y  avait  rassemblé,  non  pas  avec  la  profusioa  d'un 
financier,  mais  avec  le  tact  d'un  homme  du  monde  et  la  recherche 
d'un  artiste,  tout  ce  qui  pouvait  flatter,  chez  Alt>ert,  un  goût,  un  sen« 
timent  ou  un  souvenir.  Ainsi  de  belles  armes  de  toutes  les  époques  y 
confondaient  leurs  entrelacemens  pittoresques  avec  des  teuttss  de  ea^ 
mélias  et  d'orchidées.  Au-dessuft  d'un  joli  piano  de  RoUer,  une  éta^ 
gère  en  ébène  renfermait  une  centaine  de  volumes,  choisis  parmi  les 
meilleurs  de  toutes  lea  littératures^,  et  un  tableau  de  religion  d'un  vieux 
maitre  espagnol  faisait  face  à  une  vue  de  Blignieux,  peinte  par  Pa^il 
Huet,  dont  le  poétique  pinceau  avait  tiré  un  admirable  parti  de  cette 
nature  pauvre  et  attristée. 

—  Albert,  dit  M.  d'Esparon,  c'est  ici  que  vous  logerez.  Depuis  que 
^'ai  l'espoir  de  vous  revoir,  j'ai  pris  plaisir  à  tout  arranger  noinooèmei 
il  n'y  a  pas  un  meuble,  pas  un  ofeyety.  que  je  n'aie  choisi.  Serai-je  assez 
heureux  pour  que  tout  vous  plaise,  et  pour  que,  vous  trouvant  bien  kà, 
vous  désiriez  y  rester  long-temps?... 

— Ahl  dit  Albert,  vous  êle&  trop  bon  pour  moi  :  j'aimerai  toulea  ces 
belles  choses,  parce  qu'elles  me  viennent  de  vous;  maîs^ je  &'en  amiâ 
pas  besoin  pour  que  cette  heure  fût  la  phisbefle  de  ma  vie. 

—  Vous  m'aimez  donc? 
«— Ohlmon  pèreL*. 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n  y  avait  dans  ce  cri,  qui  sembla  dilater  la  poitrine  d'Albert,  tant  de 
puissance  et  de  jeunesse,  qu'au  milieu  de  sa  joie  Octave  eu  fut  troublé. 
£n  face  d'un  enthousiasme  aussi  ardent,  il  se  sentit  le  cœur  petit;  il 
éprouva  comme  un  remords  pour  le  passé,  et peutrêtre  de  leffroi  pour 
l'avenir.  Cependant  il  n'en  fit  rien  paraître,  et  serrant  dans  ses  mains 
les  mains  encore  tremblantes  de  son  fils  : 

—  A  présent,  lui  dit-il,  vous  avez  besoin  de  repos;  que  les  premiers 
momens  passés  sous  ce  toit  qui  vous  aime  soient  des  momens  de  séré* 
nité  et  de  calme!  —  Puis  il  ajouta  plus  bas  :  —  Albert,  je  suis  sûr  que, 
malgré  la  fatigue  du  voyage,  vous  allez  écrire  à  Blignieux;  remerciez 
en  mon  nom  celle  qui  n'est  pas  ici... 

Ainsi  rien  n'était  oublié;  pas  une  fibre,  dans  le  cœur  d'Albert,  qui 
n'eût  été  touchée  tour  à  tour  par  cette  habile  main.  —  Hélas I  disait-il, 
il  a  même  i>ensé  à  elle...  Et  moi,  depuis  une  heure  je  l'avais  ouMiéel 
—Et  peu  s'en  fallut  que,  dans  son  admirahon  et  son  repentir,  le  pauvre 
enfant  ne  trouvât  que,  même  à  l'égard  de  M'"<'  d'Esparon,  Octave  valait 
mieux  que  lui. 

C'en  rtait  trop  pour  cette  imagination  pure  et  exaltée;  ces  heuresdé- 
cisives  renfermaient  la  réalisation  complète  de  ses  rêves.  Cétait  bien 
là  l'homme  inconnu,  mais  deviné,  absent,  mais  chéri,  qu'Albert  avait 
{)aré  de  toutes  les  grâces  de  l'esprit,  de  tous  les  dons  de  l'intelligence. 
Trop  agité  pour  pouvoir  dormir,  entouré,  pour  la  première  fois  de  sa 
▼ie,  de  ces  exquises  recherches  dont  sa  distinction  naturelle  lui  révélait 
te  sens  avant  même  qu'il  en  connût  l'usage,  respirant  le  parfum  des 
fleurs  qu'il  avait  souvent  désirées,  Albert  éprouvait  une  sorte  d'ivresse 
qui  confondait  pour  lui  les  limites  du  réel  et  du  possible.  Déjà  il  croyait 
voir  celui  qui  comprenait  si  bien  toutes  les  délicatesses  de  l'ame 
achever  son  noble  ouvrage.  tou.*ner  ,vers  Blignieux  des  regards  nîm- 
plis  de  tendresse  et  de  pardon,  et,  grâce  à  une  filiale  entremise,  faire 
cesser  une  séparation  qui  ne  pouvait  être  que  le  résultat  d'un  malen- 
tendu. Heureux  de  cette  pensée  qui  conciliait  tout,  rassuré  par  cette 
espérance  sur  toutes  les  émotions  qui  l'agitaient,  Albert  se  mit  alors  à 
écrire  à  sa  mère;  et  s'il  ne  trouva  pas  dans  cette  causerie  autant  de 
charme  qu'il  l'aurait  vou  u,  si  le  souvenir  des  manières  froides  et  ri- 
gides de  M"">  d'Esparon  arrêta  sous  sa  plume  le  libre  essor  de  sa  con- 
fiance et  de  son  amour,  Albert,  pours'en  consoler,  se  dit  tout  basqu'entre 
son  père  et  Isii  cett  contrainte  n'e  vicierait  jamais:  ce  fut  le  dernier  bon- 
heur et  ladt'rnière  injustice  de  sa  journée. 

Lo  squ'ils  se  retrouvèrent  le  lendemain,  M.  d'Esparon  voulut  pro- 
fiter sur-le-champ  de  cette  intimité  fraternelle  qu'il  paraissait  décidé  à 
établir.  —  Voici,  dit-il  à  Albert,  comment  nous  vivrons  :  vous  avez 
Totre  appartement  séparé  du  mien;  vous  serez  entièrement  libre  de 
l'emploi  de  vos  heures.  Que  cette  confiance,  éléiDeni  'ie  !oiite  affection 


OCTAYE.  4^5 

heureuse,  ne  nous  abandonne  jamais!  soyons  deux  camarades,  deux 
amis!  Le  matin,  je  recois  ou  je  travaille;  c'est  le  moment  que  vous 
pourrez  choisir  pour  votre  correspondance  et  vos  études.  Après  dé-^ 
jeûner,  nous  ferons  ensemble  quelque  lecture,  puis  nous  monterons  à 
cheval.  En  rentrant,  nous  nous  rendrons  notre  liberté  jusqu'au  dîner. 
Le  soir,  je  vais  aux  Italiens  ou  dans  le  monde;  quand  vous  le  voudrez, 
ma  soirée  vous  appartiendra,  et  vous  ne  sauriez  me  la  demander  assez 
souvent. 

En  établissant  cette  vie  indépendante,  bien  qu'en  commun,  H.  d*Es- 
paron  restait  maître  de  la  varier  sans  cesse  par  d'adroUes  alternat] ve^;  il 
pouvait  ne  montrer  à  son  fils  que  ce  qui  devait  lui  plaire  sans  Teffarou^ 
cher.  Ck^tave  en  effet  avait  facilement  pénétn'  le  caractère  de  son  fils, 
à  la  fois  aimant  et  loyal ,  confiant  et  austère;  il  avait  compris  que  plus 
Albert  lui  apportait  d'enthousiasmes  et  d'illusions,  plus  il  serait  funeste 
qu'il  rencontrât  auprès  de  lui  de  quoi  les  altérer  ou  les  flétrir.  Cette 
clairvoyance,  qui  accompagne  toujours  l'affection  dans  les  esprits  un 
peu  préoccupés  d'eux-mêmes,  fai  ait  déjà  deviner  au  comte  qu'Albert 
lui  appartenait  pour  jamais,  s'il  réussissait  à  lui  faire  traverser  celte  vie 
nouvelle  sans  qu'il  se  doutât  des  misères  sociales  qui ,  en  froissant  ses 
principes,  affligeraient  sa  tendresse  et  pourraient  seules  lui  donner  le 
courage  de  repartir.  Rendons  cette  justice  à  M.  d'Esparon  :  il  ne  se 
méprit  pas  un  instant  sur  la  nature  des  sentimens  de  son  fils.  Au  lieu  d'y 
voir,  comme  un  homme  vulgaire  n'y  eût  pas  ma'^qué,  l'entraînement 
banal  d'un  échappé  de  province,  il  y  vit  la  noble  et  naïve  confiance 
d'une  ame  qui  jugeait  de  tout  d'après  elle-mêmo.  Les  intelligenres  éle- 
vées, lors  même  que  la  pratique  de  la  vie  ou  l'influence  des  passions  les 
a  fait  déchoir,  demeurent  juges  intègres  de  ce  qui  réalise  un  certain 
idéal  de  beauté  morale;  elles  sont  semblables  à  ces  exilés  qui  tressaillent 
encore  lorsqu'ils  entendent  parler  la  langue  de  leur  ancienne  patrie. 

Cette  matinée  fut  charmante.  Quelques  heures  après  le  déjeuner, 
Albert,  qui  montait  admirablement  à  cheval,  ma^s  qui  n'avait  jamais 
eu  entre  les  jambes  que  des  chevaux  de  Gap,  lourds,  disgracieux  et  tra- 
pus, entendit  piaffer  dans  la  cour.  Son  père  l'attira  près  de  la  fenêtre, 
et,  lui  montrant  une  jument  arabe,  à  l'œil  ardent  et  doux,  aux  jarrets 
fins  et  nerveux,  tenue  en  main  par  un  jockey,  il  lui  dit  en  souriant  : 
—  La  voulez-vous? —  Le  jeune  homme  bondit  de  joie,  descendit  l'esca- 
lier en  courant,  sauta  sur  cette  belle  bêle;  puis,  se  souvenant  tout  à 
coup  qu'il  avait  quelqu'un  à  remercier,  i  se  cambra  sur  la  selle,  se  re- 
tourna à  demi  vers  la  fenêtre  d'où  son  père  le  regardait^  et,  par  un 
geste  plein  de  reconnaissance  et  de  grâce,  il  l'appela  auprès  de  lui. 

M.  d'Esparon  demanda  son  cheval;  ils  sortirent  ensemble.  La  journée 
était  belle,  le  temps  .sec  et  clair;  ils  prirent  la  grande  avenue  dea 

TOME  XVII.  30 


448  REVUE  DES  Wn  M0HDB8. 

Champs-Elysées.  Albert,  qui  ne  eouaaîssait  eB0SA*e  de  Paris  que  m 
qu'il  en  avait  vu  par  la  portiàM  da  la  dilig^oee,  sentit  passer  dans  tout 
son  être  un  frisson  de  jeunesse  et  de  vie,  lorgne»  vespvaot  à  pteins 
pcounons  cet  aÀt  frais  et  pimiaat,  il  promesa  sesi  regards  a  travers  les 
arbres  efEeuiUés  qui  déoeupaieat  leurs  nassils  sur  le  ciel  et  le  paysaffe* 
Il  découvrait  tantôt  la  poïttte  d'or  du  dôme  dos  lavaUdes,  taotôt  la 
blanche  silhouette  de  rAro^erXriompba,  tantôt  le»détouraloiaUiii&de 
la  Seine,  reflétant  dans  ses  eaux  tranquilles  l'ombre  immobUe  de  ses 
poBts  ou  les  aspects  ebaagsaDS  da  ses  rives.  Ces^marveilles.  servaient  de 
fond  et  de  cadre  à  ce  tableau  vivaat  qui  se  renouvelle  diaqua  beau  jour 
d'hiver  aux  Champs-Elysées  et  au  bois  de  ttoulogne,  et  dont  tous  les 
détails  étaient  pour  Albert  de  nouveaux  sujets  de  surprise  et  de  ravisse- 
ment. Bientôt  il  putremarquer  en  outre  qu'au  milieu  de  laûuUe  IL  d'Es- 
paron  était  l'objet  d'une  curiosité  flatteuse  et  attentive  :  presque  tous 
ceux  qu'ils  rencontraient  sembkiept  non-seulement  empressés  de  1^ 
saluer,  mais  surtout  jabux d'être  salués  par  lui.  Bien  de&feuuues,  après 
lui  avoir  fait  un  signe  s^mical ,  se  retournaient  pour  le  voir  encore  ou 
pour  se  le  montrer.  Paroii  les  personnes  dont  il  recevait  ces  marques 
de  déférence,  il  y  en  anait  d'illustres,  dont  le  nom  était  parvenu  jusque 
dans  les  KmkiSrAlpes;  Octave  les  Aommaii à  son  ûls  sans  affectation,  et 
Albert  éprouvait  un  sentiment  d'oirgueilleuse  joie,  analogue  à  celui 
que  Virgile,  dans  un  beau  vers,  attribue  à  une  heureuse  mère. 

Leur  promenade  touchait  à  sa  fin;,  ils  approchaient  du  rond-point 
des  Champs-Elysées,  lorsqu'ils  virent  venir  un  coupé  très  éléganL  Au 
moment  où  il  passait  près  d'eux^  Albert,  en  se  rangeaut,  jeta  par  bar- 
sard  un  coup  d'oeil  dans  la  voiture,  et  vit  une  fenune  d'environ  trente 
ans,  d'une  beauté  remarquable,  qui  regarda  Octave  d'un  air  triste  et 
doux.  Comme  M.  d'Esparon  l'avait  saluée,  Albert  se  tourna  vers  lui 
pour  lui  demander  qui  elle  était;  mais  un  incident  bizarre  intercepta 
la  question  et  la  répense.  A  peine  la  voiture  les  eut-elle  croisés,  que  le 
cheval  d'Octave  fit  tout  à  a>up  volte-face  pour  la  suivre  et  rebroussa 
chemin  pendant  quelques  secondes.  11  fallut  que  le  comte,  pris  au  dé- 
pourvu, se  rafTermit  en  selle  et  réprimât  d'un  vigoureux  coup  d'éperon 
ce  singulier  caprice.  Une  fois  le  cheval  corrigé  et  ramené  dans  le  droit 
chemin,  M.  d'Esparon  le  lança  au  galop;  son  fils  le  suivit,  et  ils  arrivè- 
rent au  logis  sans  pouvoir  échanger  une  parole. 

Cet  incident  n'eut  pas  de  suite.  En  rentrant.  Octave  avait  lûen  l'air 
un  peu  préoccupé;  maïs  Albert  ne  le  remarqua  point.  A  dater  de  ce 
jour,  ils  commencèrent  une  existence  bizarre,  paradoxale,  au  demeu- 
rant charmante  pour  toua  deux..  Gomme  tous  les  hommes  légers, 
M.  d'Esparon  avait  cet  art  de  rendre  la  vie  douce,  que  dédaignent  tiop 
les  gens  d'une  inflexible  vertu.  En  quelques  semaines^  il  eut  orgaaisé 


OCTAVE.  447 

les  journées  de  son  flb  de  nusnière  à  l'^nlaoer  dam  le  émûAe  tésem. 
de  la  yariété  et  de  l'iiabiteds;  il  s'adreanit  tour  à  tanr  à  cbacmie  de 
ses  facultés,  et  la  comabsanoe  parfaite  qu'il  awit  de  cet  invisiUe  cla- 
ner  qu'on  appdle  Tame  humaine  Taiïait  à  frapper  tou$cufs  juste. 
A|irës  le  Ihé,  ils  lisaient  ensemUe  qudqoe  liesu  livre  du  bon  temps,  et 
cette  lecture,  eommenlée  par  un  honnne  supérieur,  ouvrait  à  Albert 
tout  «B  monde  d'idées.  Son  intelUgenoe  peu  teoltivée,  mais  d'une  ad* 
airable  droiture,  faisait  des  pas  de  géant  dams  ces  études  attrayantes 
où  Octave  avait  soin  de  cacher  son  esprit  derrière  celui  de  son  fils 
et  de  lui  laiaser  l'initiative  de  chaque  pensée  qu'il  lui  suggérait.  Puis, 
lorsqu'il  voyait  poindre  la  monotonie,  cet  écueil  des  belles  choses, 
ML  d'Esparon  coupait  court  à  l'entretien^et  uaeheure  après  ilseouraient 
«  cheval,  comme  deux  compagnons  de  Mie  et  de  jeunesse,  à  travers 
les  environs  de  Paris,  si  beaux,  si  poétiques  en  hiver,  lorsque  le  sable 
durci  Claque  sous  les  pas  et  qne  la  brume  dessille  au  loin  ses  horizons 
fuitastiques.  Ils  passèrent  quelque  temps  «nsi.  Peut-être  Octave,  en 
«urrangiôual  cette  mise  en  scène  de  sa  vie  pour  Tusagede  son  fils,  avait-B 
d'ahotd  été  guidé  par  cet  intérêt ,  cet  amour^propre  d'auteur,  curieux 
de  résoudre  une  difQculté  piquante,  de  débroufller  victorieusement  les 
ffls  d'une  intrigue  délicate.  Bientôt  il  s'étonna  du  sentiment  nouveau 
qai  le  possîoiraait  pour  son  œuvre  et  rattachait  à  Albert  par  des  noeuds 
diaque  jour  plus  puissans.  Usé  par  le  monde,  rompu  aux  luttes  jour- 
nalières ,  il  renaissait  à  la  vie  morale  dans  l'intimité  de  cet  enfant ,  en 
qui  il  se  retrouvait  purifié  et  rajeuni ,  riche  de  ce  qu'il  avait  perdu , 
guéri  de  ce  qu'il  avait  souffert  Cétait  là  pour  M.  d'Esparon  comme 
ime  seconde  conscience;  c'était  la  source  reftmlée  du  tarie  qui  repa- 
raissait peu  à  peu ,  prête  à  laver  les  cicatrices  et  les  souillures.  S'il  se 
fût  rapproché  d'Albert  quelques  années  plus  tM,  avant  d'appauvrir  son 
oœnr  duis  cette  existence  factice  où  le  cerveau  règne  seul ,  cette  heu- 
iseuse  crise  eût  probablement^ été  décisive;  mais  il  on  est  de  certaines 
habitudes  de  l'esprit  et  de  certains  écarts  romanesques  comme  de  ces 
abus  de  vigueur  physique  qui,  laissant  au  corps  la  faculté  des  tours  de 
force,  le  rendent  incapable  d'un  travail  sain  et  continu.  D'ailleurs,  pour 
pratiquer  dans  toute  leur  étendue  tes  affections  légitimes,  il  faut  s'être 
accoutumé  de  bonne  heure  à  se  sacrifier  soi-même;  il  faut  savoir  s'im- 
moler sans  cesse,  et  c'est  ce  qu'Octave  ne  savait  pas. 

Au  bout  de  trois  mois ,  quelques  symptômes  imperceptibles  paru- 
rent à  la  surbce  de  cette  existence  comme  ces  légers  plis  qui  glissait 
sur  une  eau  tranquille  et  en  rident  le  frais  cristal,  sans  qu'on  devine 
encore  s'ils  sont  tracés  par  une  brise  amie  ou  s'ils  présagent  une 
tourmente.  M.  d'Esparon  commença  à  s'absenter  plus  souvent.  Un 
jour,  Albert,  entrant  brusquement  diei  son  père,  le  trouva  causant 
avec  deux  ou  trois  inconnus  auxquels  il  ftt  signe  de  se  |au^;  et  qui^ 


448  EBYUB  DES  DEUX  MONDES. 

après  quelques  mots  de  politesse ,  se  retirèrent  discrètement.  Un  autre 
jour,  H.  d'Esparon  reçut  devant  son  fils  une  lettre  d'une  forme  mince 
et  élégante;  il  rougit ,  la  lut  rapidement  et  la  chiffonna  entre  ses 
doigts  :  son  agitation  était  visible,  et  un  quart  d'heure  après  il  prit 
son  chapeau  sous  un  prétexte  quelconque,  et  sortit.  Tout  cela  n'était 
pas  bien  grave,  surtout  pour  Albert  qui  ne  pouvait  en  comprendre  la 
portée,  et  qui  était,  dans  ces  occasions,  plus  surpris  que  mécontent^ 
plus  dbntrarié  qu'attristé.  S'il  y  avait  dans  ces  courts  épisodes  quel- 
que chose  d'inquiétant  pour  sa  rigoureuse  droiture,  Albert  ne  s'en 
doutait  pas;  il  marchait  dans  la  vie  avec  la  sécurité  d'un  voyageur  qui 
a  remis  à  son  guide  le  soin  de  le  protéger.  Dans  sa  sublime  ignorance, 
il  ne  soupçonnait  pas  le  mal  ;  goûtant  d'ailleurs  auprès  de  son  père  un 
bonheur  que  rien  ne  troublait  encore,  il  se  préoccupait  chaque  jour 
davantage  d'une  pensée  qui  lui  était  cbère,  qui  seule  pouvait  tranquil- 
liser sa  conscience  lorsqu'il  s'effrayait  de  se  trouver  si  heureux.  A  me* 
sure  qu'il  achevait  de  se  laisser  séduire  par  tout  ce  que  le  caractère 
d'Octave  avait  d'attrayant  et  de  poétique,  il  se  croyait  plus  sûr  de  réa- 
liser l'espérance  qui  ne  l'avait  jamais  id)andonné,  et  qui  lui  montrait 
dans  l'avenir  M.  et  M"*"*  d'Esparon  rapprochés  par  son  intiuence.  Alors  il 
se  rejetait  avec  une  pieuse  ardeur  vers  le  souvenir  de  sa  mère,  alors 
aussi  il  lui  écrivait  de  longues  lettres  auxquelles  elle  répondait  toiyours 
de  la  même  manière,  en  lui  rappelant  ses  devoirs,  en  l'engageant  à  se 
méfier  des  séductions  du  monde,  et  surtout  sans  jamais  lui  dire  un  mot 
d'elle-même.  Cette  réserve  glaciale  affligeait  vivement  Albert  et  déso- 
rientait de  plus  en  plus  cette  ame  partagée  entre  une  affection  lointaine 
qui  parlait  un  si  froid  langage  et  une  tendresse  complaisante  qui  ne  lui 
«avait  demandé  que  de  s'associer  à  ses  joies.  Au  milieu  de  ces  incerti- 
tudes, le  temps  s'écoulait,  et  quiconque  eût  pu  lire  dans  le  cœur  de 
M.  d'Esparon  et  de  son  fils  eût  deviné  sans  peine  que  la  destinée  de  l'un 
ou  de  l'autre,  et  peut-être  de  tous  les  deux,  dépendait  du  premier  inci- 
dent qui  viendrait  troubler  le  calme  apparent  de  cette  vie. 


IV. 

Au  moment  où  Albert  arrivait  à  Paris,  le  col<Hiel  George  de  Charvey 
s'y  trouvait  depuis  quelque  temps.  Il  y  était  venu  pour  revoir  sa  fille, 
^ors  pensionnaire  dans  un  couvent,  et  ce  Uen  l'y  retenait  chaque  jour 
avec  plus  de  force.  Ce  coeur  énergique,  à  qui  la  vie  des  camps  avait 
laissé  toute  la  fraîcheur  de  ses  émotions  paternelles,  éprouvait  un  plai* 
sir  toujours  nouveau  à  assister  au  développement  juvénile  de  atte  gra- 
cieuse enfant;  mais  comme  un  colonel  de  cavalerie  ne  peut  pas,  après 
tout,  rester  constamment  auprès  d'une  élève  du  Sacré-Cœur,  George 


OGTAVB.  440 

de  Charvey  employait  en  observateur  le  temps  qu'il  ne  passait  pas  au- 
près de  sa  fille. 

L'intérêt  affectueux  qu'il  avait  voué  à  H"*«  d'Esparon  ne  s'était  point 
affaibli;  à  Paris,  il  entendit  beaucoup  parler  d'Octave,  de  sa  célébrité, 
de  son  talent,  et  bientôt  il  apprit  l'arrivée  d'Albert  auprès  de  son  père. 
Tout  cela  lui  inspira  le  désir  de  connaître  enfin  ce  monde,  cette  vie 
d'artiste,  à  laquelle  H.  d'Esparon  était  mêlé.  Les  abords  lui  en  furent 
faciles  :  riche,  précédé  d'une  belle  réputation  militaire,  bien  né  et 
n'ayant  jamais  rien  écrit,  double  recommandation  auprès  des  hommes 
de  lettres,  H.  de  Charvey  fut  accueilli  avec  empressement;  il  put  étu- 
dier, d'après  nature,  ces  mœurs  si  antipathiques  à  son  caractère  et  si 
nouvelles  pour  lui. 

Ce  fut  une  étude  étrange  et  douloureuse  pour  cet  homme  franc  et 
sévère,  que  la  discipline  avait  accoutumé  à  plier  toutes  ses  actions  aux 
lois  précises  du  devoir.  Il  marchait  de  surprise  en  surprise  à  travers 
cette  brillante  Bohême  où  chacun,  se  croyant,  par  la  grâce  de  Dieu  et 
de  ses  œuvres,  affranchi  des  règles  ordinaires,  substitue  au  code  uni- 
versel celui  que  lui  dictent  ses  passions,  ses  dédains  ou  ses  fantaisies; 
monde  bizarre,  toi^ours  plus  prêta  idéaliser  le  bien  qu'à  le  pratiquer; 
bommes  singuliers  qu'on  appelle  des  artistes,  faute  de  trouver  pour  eux 
un  nom  assez  sévère  ou  assez  beaul  Pourtant,  chez  tous  ces  hommes, 
il  y  avait  eu  un  germe  de  grandeur  et  de  bonté,  de  force  et  de  dévoue^ 
ment;  mais  le  moi  avait  tout  étouffé.  Habitués  à  n'avoir  foi  qu'en  eux- 
mêmes,  s'imaginant  que  la  société  n'est  faite  que  pour  seconder  les 
desseins  de  leur  génie,  oubliant  que  toute  supérionté  doit  au  contraire, 
sous  peine  de  déchoir,  concourir  à  la  destinée  commune,  ils  avaient 
brisé  le  faisceau  des  premières  croyances  pour  s'isoler  dans  leur  orgueil 
stérile.  Les  uns,  après  avoir  chanté  en  vers  divins  les  joies  de  la  famille, 
les  saintes  douceurs  du  foyer  domestique,  la  religion  des  souvenirs,  et 
cette  couronne  de  poésie  et  d'innocence  qui  s'effeuille  du  front  penché 
des  mères  sur  le  frais  visage  des  enfans,  n'avaient  pu  résiste^r  aux  mal- 
sames  atteintes  de  ce  midi  de  la  vie  aussi  dangereux  que  celui  du  jour. 
Le  tumulte  des  sens,  les  suggestions  de  la  vanité,  les  conseils  de  l'am- 
bition avaient  fait  taire  dans  leur  ame  les  chastes  voix  de  la  Muse. 
D'autres,  après  s'être  posés  en  prédicateurs  d'un  art  nouveau ,  avaient 
démenti  dans  la  pratique  leurs  théories  spécieuses  et  imité  ces  sectaires 
qui  compromettaient  par  leurs  actions  l'autorité  de  leur  parole.  D'au- 
tres encore,  patriciens  de  l'intelligence,  déshonoraient  dans  l'orgie  leurs 
titres  de  noblesse.  11  y  en  avait  qui ,  au  lieu  de  chasser  les  vendeurs  du 
temple ,  y  proclamaient  de  leur  propre  voix  et  y  installaient  de  leurs 
jNTopres  mains  la  vente  et  le  marché ,  l'agiotage  et  les  enchères.  Ceux- 
ci,  par  une  commode  méprise,  confondant  les  inspirations  de  leur  ta- 
lent avec  les  désordres  de  leur  vie,  essayaient  de  faire  de  leurs  ouvrages 


4HD  RBVUB  DBS  BBITX  MONDES. 

les  pièces  jufAîficatiYes  de  leurs  friblesses  «t  de  contraindre  le  monde 
à  s'incliner  devant  elles,  à  peu  près  comme  Louis  XIV  forçait  sa  cour  à 
reconnaître  ses  bâtards  légitimés.  Ceux4à,  moins  orgueilleux,  mais 
plus  coupables,  se  faisaient  les  c^uilîsecBs  des  révoltes  du  cœur^  pareils 
à  ces  flatteurs  de  FinsnrrectîoD  qui  trahissent  l'inténèt  du  pays  en  ca- 
ressant les  passions  du  peuple.  Les  plus  purs,  ceux  qu'environnait  une 
auréole  de  gloire  et  de  respert,  n'avaienft  pas  échappé  aux  maladies  mo- 
rales de  notre  époque.  Sous  des  hrésors  apparens  d'amour  pour  lliuma- 
nité  se  cachait  un  fonds  immense  de  contentement  d'eux-mêmes,  une 
contemplation  solitaire  de  leurs  propres  mérites.  Se  sachant  supérieurs 
aux  autres  hommes,  ils  n'avaient  pas  cet  égoîsme  banal  qui  n'aime 
rien,  mais  cette  sérénité  olympienne  qui  se  fait  le  centre  de  tout.  Aussi, 
malgré  l'édat  de  leur  esprit  ou  la  beauté  de  leurs  oirvrages,  on  sen- 
tait ,  en  les  approchant ,  qu'il  y  avait  entre  leur  cœur  et  le  resfte  du 
monde  une  Kgne  de  démarcation  que  l'amitié  ni  l'amour  ne  dépasse- 
raient jamais.  HsBe^  prêteraient  pas,  ils  se  suffisaient,  et  ce  senti- 
ment, peut^tre  involonlure ,  donnait  quelque  chose  de  factice  à  leur 
bienveillance  et  à  leur  vertu. 

Tels  furent  les  traits  généraux  qui  s'offrirent  aux  regards  de  M.  de 
Charvey.  Dans  te  monde  où  fl  les  recueillît,  il  lui  fut  aisé  de  connatlre 
la  vie  et  le  caractère  de  M.  d'Esparon  sans  avoir  besoin  de  se  lier  avec 
lui.  Il  éprouvait  en  effet  une  répugnance  invincible  à  rechercher  la 
société  d'un  honnne  qu'A  n^ttmait  pas  et  à  épier  ses  sentimens  et  sa 
conduite,  même  dans  l'espoir  d'être  utile  à  Albert,  car  c  est  à  lui  qu'il 
songeait  en  observant  ces  tristes  détails.  Albert  lui  était  cher,  comme 
le  sont  d'ordinaire  aux  noUes  cœurs  ces  jeunes  têtes  sur  lesquelles  ils 
peuvent  transporter  une  ailtre  aSiBction,  plus  secrète  et  plus  tendre, 
çt  s'unir,  par  un  intérêt  commun ,  avec  la  femme  qu'il  leur  est  in- 
terdit d'aimer.  M.  de  Charvey  fit  même  quelques  tentatives  pour  arriver 
jusqu'à  lui;  mais,  dans  les  premiers  temps,  M.  d'Esparon  et  son  fils  vécu- 
rent si  retirés,  que  les  amis  les  plus  intimes  du  comte  trouvèrent  à  peine 
accès  dans  sa  maison.  Un  peu  plus  tard ,  lorsque  Octave  reprit  quel- 
<ïues-unes  de  ses  habitudes  mondaines,  M.  de  Charvey,  en  le  revoyant, 
chercha  vainement  Albert  à  ses  côtés;  le  jeune  homme,  absorbé  jus- 
que-là par  le  bonheur  d'être  -avec  son  père,  ne  lui  demandait  jamais 
de  l'accompagner  dans  le  monde,  et  ces  dispositions  sédentaires  con- 
venaient trop  bien  à  M.  d'Esparon  pour  qu'il  essayât  de  les  combattre. 

M.  de  Charvey  n'avait  donc  pu  réussir  encore  à  voir  Albert  d'Espa- 
ron,  et  il  se  demandait  souvent  avec  douleur  par  quel  moyen  il  pour- 
rait protéger  ce  jeune  homme  contre  les  séductions  et  les  périls  qui 
l'entouraient.  Alors,  pour  se  coisoler,  il  retournait  auprès  de  sa  fille, 
et  si ,  en  la  regardant ,  une  pensée  qui  lui  était  douce  lui  revenait  à 
l'esprit,  s'H  aimait  à  entrevoir  dans  le  lointain  lu  possibilité  d'une 


0GI4fB.  4BI 

unkm:  enfa^  ces  dem  rafaos  f«'il  aoMCNHt  d^  àmat  aa  ttnâresse^  il 
se  disait  en  soupirant  que  ce  projet  àtéteài  ifui'uB  iAyo  et  que  bien  des 
é^énemens  pouvettenteneore  le  renrarser» 

Un  matiBy  IL  dft  Chacvey  se  pramenaiiaift  Musée;,  oa  était  à  la  fin  de. 
mars;  le  Salon  yenait  de  a'ommr,  et  le  puUic  oomiBaisait  à  arriver*. 
Le  colonel  rencontra  dans  la  foule  un  étudiant  aoomié  Lucien  Dalvèze, 
qui  lui  avait  été  récenunent  recommandé.  Lucien  était  un  de  ces  jeunes» 
gens  qui,  sous  prétexte  de  venir  à  Pari^se  préparer  à  une  carrière 
sérieuse,  y  gas{^lent  leur  ttmpa  et  leur  espôt  dans  toutes  les  futilités 
littéraires,  et  rapportent,  quelques  années  plus  tard  dans  leur  province, 
une  imagination  découragée,  une  paresse  railleuse,  un  fonds  inépui- 
sable de  dédain  et  d'enmiL 

M.  de  Charvey  ignorait  les  bahitudea  et  1^  tendances  de  Lucien; 
quelques  roots,  échappés  dans  la  conversation,  le  mirent  sur  la  voie.  Il 
lui  tint  alors  un  langage  rude-,  austère,  où  il  lui  représenta,  tel  qu'il 
l'avait  vu,  ce  monde  si  beau  en  perspective.  U  lui  fit  une  peinture  sévère, 
mais  vraie,  de  quelques-uns  de  œs  bonuoe&que  transfigure  l'admi- 
ration lointaine.  Il  essaya  de  lui  faire  comprendre  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  faux  et  de  convenu  dans  ces  natures  de  poètes,,  et  de  lui  mdiquer  ces 
perpétuels  contrastes  entre  ce  qu'elles  (flEprimenl  et  ce  qu'elles  sentent, 
entre  ce  qu'elles  paraissentétre  et  ce  qu'eUeasotrt.  Le  colonel  s'échaull'ait 
peu  à  peu.  En  parlant  à  Lucien,  il  se  souvenait  d'Albert^  il  eût  voulu 
que  chacune  de  ses  paroles  pût  parvenir  jusqu'à  lui,  et  ce  souvenir  la 
rendait  plus  énergique  et  plus  élequanL  Uicioi,  qui  détendait  son  ter- 
rain pied  à  pied,  citait  quelques  noms  et  quelques  œuvres;  M.  de  Char- 
vey le  réfutait  aussitôt  et  ne  laissait  debout  aucune  de  ses  idoles.  Us 
étaient  entrés  dans  le  salon  carré.  En  face  d'eux,  ils  aperçurent  le  por- 
trait d'Octave  d'Esparon.  Involontairement  VL  de  Charvey  s'en  approcha, 
comme  pour  invoquer  cette  image  à  l'appui  des  paroles  amères  qu'il 
adressait  à  Lucien.  Il  regarda  un  instant  cette  figure  spirituelle,  à  la- 
quelle le  peintre  n'avait  pas  inanqué  de  donner  une  pose  et  une  expres- 
sion d'une  poésie  extatique^  puis  il  dit  à  Lucien  d'un  ton  bref  : 

—  Tenez,  voilà  encore  un  de  vos  demi-dieux,  n'est-ce  pas? 

—  Qui,  certes,  répliqua  l'étudiant 

En  ce  moment  même,  un  jeune  homme,  qui  se  tenaitdepuis  quelques^ 
minutes  près  du  portrait  de  H.  d'Esparon,  s'approcha  d'eux  et  les  écouta; 
ce  jeune  homme  était  Albert.  U  s'était  arrêté  devant  cette  toile,  retenu 
par  un  charme  bien  naturel,  et  que  rendait  plus  puisscoit  encore  l'es* 
poir  de  recueillir  dans  la  foule  quelques  propos  flatteurs  pour  celui 
qu'il  aimait  tant.  Aussi,  lorsqyi'il  entendit  lesi  dernières  paroles  échan- 
gées entre  Lucien  et  IL  de  Charvey,  épvouvart-il  une  émotion  violente; 
dès-lors  le  colonel  eut  deuxauditeuns^au  Ueu  d'un. 


tëi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ai-je  donc  tort  d*admirer  Octaye  d'Esparon?  avait  repris  Lucien, 
qui  paraissait  difficile  à  convaincre. 

Au  lieu  de  répondre,  M.  de  Cbarvey  lui  dit  en  le  regardant  fixement: 
—  Vous  sou  venez*  vous,  monsieur,  de  YOtre  enfancef  vous  êtes  encore 
assez  jeune  pour  n*avoir  pas  à  remonter  bien  haut..*. 

—  Oui,  je  m*en  souviens,  répondit  Tétudiant  assez  étonné  delà 
question. 

—  Et  que  vous  retracent  vos  souvenirs? 

—  Mais...  des  images  communes  à  tous  les  enfans  :  mon  père  et  ma 
mère  veillant  tous  les  deux  auprès  de  moi,  et  plus  tard  se  partageant  le 
soin  de  guider  mes  premiers  pas  dans  la  vie. 

—  Et  si,  pendant  ces  années  heureuses,  vous  n'aviez  jamais  aperçu 
votre  père,  si  votre  mère  seule  avait  veillé  sur  vous,  qu'auriez-vous 
pensé?... 

—  J'aurais  pensé  que  mon  père  était  mort,  répliqua  Lucien  ému 
malgré  lui. 

—  Eh  bien  I  reprit  le  colonel  en  indiquant  du  doigt  le  portrait,  si 
vous  aviez  été  le  fils  de  cet  homme,  vous  vous  seriez  trompé,  car  il  vit, 
et,  pendant  de  longues  années,  il  a  abandonné  sa  femme  et  son  fils... 

Albert  frissonna  à  ces  terribles  paroles;  une  sueur  froide  mouillait 
son  front;  il  eût  voulu  s'avancer  jusqu'à  cet  inconnu,  dont  chaque  mot 
lui  déchirait  le  cœur,  et  lui  jeter  un  sanglant  démenti;  mais  une  force 
invincible  le  retint  :  il  voulait  tout  entendre. 

—  Sa  femme?  son  fils?  et  pourquoi?  demanda  Lucien. 

—  Parce  que  les  hommes  qui  se  croient  supérieurs  à  tout  dédaignent 
ces  devoirs  trop  simples  pour  qu'on  puisse  s*énorgueillir  de  les  avoir 
accomplis,  parce  que,  poussés  par  un  funeste  désir  de  poétiser  la  vie, 
ils  s'aigrissent  contre  ce  qui  les  entoure,  et  maudissent  ce  qui  les  ar- 
rête. Ces  liens  les  froissent  et  les  blessent  d'autant  plus  qu'ils  s'y  dé- 
battent davantage;  puis  vient  le  jour  où,  par  un  dernier  et  coupable 
effort,  ils  parviennent  à  les  briser,  et  s'élancent  vers  cet  horizon  où  les 
appellent  deux  fantômes  :  la  passion  et  la  renommée  !... 

—  Et  ces  deux  fantômes?... 

—  Octave  d*Esparon  les  a  atteints  :  la  renommée...  je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  le  dire... 

—  Et  la  passion?.., 

—  La  passion,  reprit  brusquement  le  colonel;  si  vous  tenez  à  le  savoir, 
allez  lé  demander  à  la  duchesse  de  Dienne!... 

Après  cette  réponse,  M.  de  Cbarvey  entraîna  Lucien  comme  s'il  eût 
regretté  d'en  avoir  trop  dit.  Albert  resta  un  moment  cloué  à  sa  place; 
il  lui  semblait  qu'un  abîme  s'était  ouvert  devant  ses  pas.  Rien  de  dis- 
tinct ni  de  précis  ne  s'offrait  encore  à  sa  pensée;  mais  il  venait  d'en* 


OCTAVE.  453 

tendre  de  cruelles  accusations  contre  Tbomme  qu'il  avait  déifié  dans 
son  cœur.  Les  derniers  mots  prononcés  près  de  lui  renfermaient  sur* 
tout  un  sens  dont  il  frémissait.  Il  fallait  à  tout  prix  sortir  de  cette  incer* 
titude.  Â  rage  d'Albert,  et  dans  les  dispositions  où  il  se  trouvait,  ce 
sont  totyours  les  résolutions  les  plus  violentes  qui  se  présentent  les  pre- 
mières; son  parti  fut  pris  à  Tinstant. 

M.  de  CUarvey  et  son  compagnon,  après  avoir  regardé  quelques  ta- 
bleaux, se  disposaient  à  sortir  du  salon  carré  qu'ils  traversaient  dans 
toute  sa  longueur.  Albert  marcba  droit  à  eux,  et  au  moment  où  il  pas- 
sait près  du  colonel,  trébuchant  tout  à  coup  comme  s'il  avait  été  poussé 
par  la  foule,  il  lui  marcha  sur  le  pied,  et  appuya  de  tout  son  poids. 

*—  Prenez  donc  garde  à  ce  que  vous  faites,  dit  H.  deCharvey. 

—  Et  vous,  riposta  Albert  d'uue  voix  spurde,  prenez  garde  à  ce  que 
vous  diU's. 

Le  colonel  comprit  aussitôt  qu'il  y  avait  entre  ce  jeune  homme  et  lui 
autre  chose  qu'une  inadvertance  ou  une  impolitesse.  Se  penchant  rapi^ 
dément  à  son  oreille:  —  Monsieur,  lui  dit*il,  on  nous  regarde;  passons 
dans  la  galerie. 

Us  se  dirigèrent  vers  ces  solitaires  asiles  de  la  peinture  malheureuse, 
que  les  artistes  ont  décorés  du  nom  funèbre  de  caiacombes.  Arrivés  là, 
le  colonel  s'arrêta,  et  dit  à  Albert  : 

—  Voyous,  jeune  honune,  expliquons-nous.  Sans  le  vouloir,  je  vous 
ai  offensé,  n'est-<e  pas? 

Albert  fut  tout-à^fait  dérouté  par  cette  façon  d'entamer  l'entretien; 
mais  il  n'était  pas  homme  à  s'arrêter.  Pris  au  dépourvu  par  la  question 
de  H.  de  Charvey,  trop  agité  pour  calculer  ses  paroles,  il  répondit  d'un 
air  décidé  : 

—  Non,  monsieur,  c'est  moi  qui  vous  ai  offensé,  et  je  suis  prêt  à  en 
subir  les  conséqi^ences;  je  me  nomme  Albert  d'Esparon. 

Le  colonel  bpndit  comme  un  lion  à  la  première  balle  qui  l'effleure; 
il  s'avança  vers  le  jeune  homme,  et  lui  secouant  les  deux  bras  de  ses 
mains  nerveuses  :  —  Vous l  dit-il;  vous!...  vous  êtes  Albert  d'Esparon, 
le  fils  de  la  comtesse  d'Esparon?... 

—  Je  suis  leflls  du  comte  Octave  d'Esparon,  répondit  Albert  en  re- 
gardant M.  de  Charvey  avec  une  fixité  provoquante. 

Celui-ci  comprit  tout;  il  devina  qu'il  avait  été  écouté,  et  ce  jeune 
homme  si  enthousiaste,  si  confiant,  froissé  dans  ses  sentimens  les  plus 
cbers,  lui  inspira  une  vive  affection,  une  ardente  pitié. 

«^  Et  moi,  monsieur,  lui  ditr-il  doucement,  je  suis  le  colonel  Char- 
vey. Je  vous  pardonne,  ajouta-t-il  avec  un  sourire,  d'appuyer  un  peu 
tn^  fort  sur  le  pied  des  gens;  qu'il  n'en  soit  plus  question,  et  soyons 
bons  amis. 


» 


iS4  RBYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

En  prononçatit  «es  paroles,  M.  de  Gharvey  lendatt  la  main  à  Albei% 
celui-ci  reAH*a  ta  eieiine. 

—  Mais  moiy  monsieur,  répBifaa^t-il ,  je  ne  vous  pardonne  pas  la 
façon  donft  vous  vwe  ffarié  tfe  mon  père;  je  veux  savoir  ce  qne  signi- 
fiaient vos  paroles.  Si  vons  ww  caflômnîé  M.  iifEsparon,  avonez-le;  n 
vous  avez  dit  vrai,  expliquez-vous,  fhicore  une  fois,  je  suis  son  ffls;  y  m 
le  droit  de  iout  démentir  mx  de  tout  savoirl . . . 

—  Et  si  je  nevenxTienajoateri  ce  que  le  hasard  senlvons-aftdt  en^ 
tendre? 

—  Alors,  monsiear,  il  fondm  bien  que  vous  m'en  rendiez  rnson. 

La  situation  se  ccmypliqnaât.  €ette  énergie,  ccftte  loyale  colère,  enchan- 
taient le  colonel;  msisaon  embarras  était  grand  :  se  faire  anprès  d'Al- 
bert le  délatefur  de  V.  dlBsparon  M  semMaât  tme  indignité;  terminer 
les  choses  à  Tamiable  devenait  de  plus  en  plus  impossible;  Tattitnde 
du  jeune  homme  était  ceHe  de  la  menace,  et,  malgré  lui,  H.  de  Char- 
vey  se  sentait  remné  par  ce  ton ,  ce  langage,  auquel  il  était  peu  ac- 
coutumé. 

—  Eh  bien!  monsieur,  j'attends!  ajouta  Albert  avec  plus  de  force. 
Voulez-vous  vous  rétradert  voulez-vous  tout  me  dire  ?  voulez-vons  vous 
battre?...  11  me  semble  que  je  parie  clairement. 

Le  colonel  hésitait  encore,  cherchant  un  moyen  de  se  tirer  de  ce 
mauvais  pas;  il  n'en  vît  point.  Se  rapprochant  alors  d'Albert,  il  lui  dit 
avec  une  sorte  de  rudesse  affectueuse  : 

—  Vous  êtes  donc  bien  décidé  à  me  taire  faire  une  folie!...  Allons, 
monsieur...  puisque  le  liBiut  afbsolument,  je  suis  à  vos  ordres...  Nous 
nous  battrons. 

Les  conditions  furent  bientôt  arrêtées  :  il  fut  convenu  que  les  deux 
adversaires  se  rencentreraient  le  iendemain  matin  au  bois  de  Boulogne 
et  qu'ils  se  battraient  à  l'épée.  Le  colonel  semblait  être  sur  son  terrain; 
il  réglait  tout  avec  la  prévoyance  et  le  calme  d'un  homme  habitué  à  ces 
sortes  d'affaires.  De  temps  'en  temps  îl  s'interrompait  pour  regarder 
avec  un  intérêt  bizarre  cehii  avec  qui  3  devait  se  couper  la  gorge,  et, 
tout  en  expliquant  à  Albert  qu'il  amfènerait  un  chirurgien  et  qu'ils 
se  placeraient  à  cinq  pas  pour  se  porter  l'un  sur  l'autre,  il  se  disait 
qu'il  eût  bien  mieux  aimé  hri  sauter  au  cou. 

Cinq  minutesaprès,  lorsque  Albert  se  retrouvaseuldansla  rue  et  qu'il 
ne  fut  plus  soutenu  par  ce  sentiment  qui  nous  sert  de  cuirasse  quand 
on  nous  regarde  ou  qu'on  nous  écoute,  une  tristesse  aflVeuse  s'empara 
de  lui.  Sans  le  ^voir,  sans'se  Tavouer,  il  était  en  proie  à  son  premier 
doute;  il  y  avait  dans  le  langage,  dans  1 -accent,  dansioilte  la  personne 
du  colonel  un  an*  d'Mtortlé  conti«  leqnd  il  s'était  nridi  tant  qu'ils 
avaient  été  face  à  face,  mais  qui,  à  mesure  qu'il  recouvrait  son  sang^ 


OCTAVE.  4S5 

froid ,  le  Grappait  davaaiage.  Un  nom  surtout^  le  nom  de  c»Ue  duchesse 
de  Dienne,  lui  revenait  sans  cesse,  et ,  par  une  û4u8tioe  familière  aux 
affections  vives,  il  le  chai^eaii  de  tout  le  poids  de  ses  rstficunes.  Son 
imagination  ne  s'arrêtait  pas  à  préciser  le  rôle  qu'eUe  avait  pu  jouer 
dans  la  vie  de  son  père;  mais  il  lui  demaadaît  compte  de  sa  première 
souffrance,  et  c'était  asse^  pour  €[u'il  maudit  cette  image  importune  qui 
détruisait  la  paix  de  son  cœur  sans  en  altérer  la  pi»«té. 

Les  événemens  de  cette  journée  n'étaient  pi&  finis  pom*  Albert;  lors- 
qu'il rentra,  on  lui  remit  une  lettre  dont  la  seule  vue  lui  causa  une 
vague  frayeur.  Quoique  portant  le  timbre  de  Bligmeux,  cette  lettre  n'é- 
tait pas  de  M'"''  d'Esparon»  La  suscription»  d'une  grosse  écriture  à  peu 
près  illisible,  faisait  honneur  à  la  science  hiéroglyphique  des  bureaux 
de  la  poste.  Albert  l'ouvrit  d'une  main  tremblante,  et,  a  travers  mille 
caprices  d'orthographe,  voici  ce  qu'il  lut  ; 

«  Monsieur  Albert,  je  ne 'suis  qu'une  vieille  servante,  et  vous  trou- 
verez peut-être  que  je  me  mêle  de  ce  qui  ne  me  regarde  pas;  mais,  en 
conscience,  je  ne  puis  laisser  aller  les  choses  comme  elles  vont,  et  il 
n'est  pas  bien  que  vous  les  ignoriez.  Je  vous  dirai  donc  que  votre  mère, 
la  chère  et  sainte  femme!  vous  écrit  tous  les  huit  jours,  et  que  vous 
croyez,  par  conséquent^  recevoir  exactement  de  ses  nouvelles...  Vous 
vous  trompea.  Dans  ses  lettres,  elle  ne  fait  que  vous  recommauder 
d'être  sage,  de  rester  toi^ours  bon  chrétien,  de  vous  méfier  de  cette 
grande  ville  où  l'on  dit  qu'il  y  a  tant  de  beaux  habits  et  de  mauvais 
cœurs,  mais  elle  ne  vous  dit  jamais  rien  d'elle-même.  Eh  bien  !  la  vé- 
rité est  que  depuis  votre  départ  elle  dépérit  :  voilà  le  grand  mot  lâché. 

a  Oui,  monsieur  Albert;  vous  lioilà  bien  étonné,  n'est-K!e  pas?  elle 
qui  a  toi4ours  été  si  froide,  qui  se  laissait  à  peine  embrasser!...  Que 
'voulez-vous?  elle  est  ainsi  faite,,  nous  ne  pouvons  pas  la  changer;  c'est 
un  de  ces  caractères  qui  gardent  tout  en  eux-mêmes,  tout  en  dedans, 
jusqu'à  ce  que  cela  les  étouffe.  Votre  mère  ne  vous  a  peut-être  pas  ca- 
jolé autant  que  vous  l'auriez  voulu,  mais  elle  vous  aime  à  faire  com- 
passion» Pendant  ces  treize  ans,  où  d'autres  qui  ont  la  langue  plus 
mielleuse  se  sont  fort  bien  passés  de  vous,  elle  vous  a  soigné  comme 
moi-même  je  n'aurais  pas  su  le  faire.  Quand  vous  alliez  à  la  chasse,  il 
fallait  la  voir!  Toute  la  matinée  elle  priait  Dieu;  puis,  lorsqu'arrivait 
l'heure  où  elle  espérait  votre  retour,  elle  s'acheminait,  quelque  temps 
qu'il  fit,  jusqu'à  la  chapelle  de  Sainte-Martbe-desoNeiges,  d'où  Ton  dé- 
couvre tout  le  revers  de  la  montagne  par  où  vous  reveniez.  Là  elle 
restait  immobile,  jusqu'à  ce  qu'elle  vous  eût  va  poindre  en  haut  du 
sentier  :  alors  elle  rentrait  à  la  hâta»  cnmme  si  elle  eût  fait  une  mau- 
vaise action  et  qu'elle  eût  craint  d'être  surprise;  voilà  conmie  elle  est. 

a  Et  quand  vous  avez  eu  cette  grosse  fièvre  nialigne  qui  nous  a  tous 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenus,  pendant  quarante  jours,  entre  la  vie  et  la  mort ,  il  ne  faut  pas 
croire  qu'elle  ait  laissé  approcher  personne  de  votre  lit,  pas  même  moi, 
ni  qu'elle  ait  consenti  à  se  coucher  une  seule  de  ces  quarante  nuits  : 
non,  elle  était  toujours  là,  à  votre  chevet,  goûtant  les  potions,  touchant 
votre  front  et  vos  mains,  puis  murmurant  tout  bas,  comme  si  elle  eût 
parlé  au  bon  Dieu ,  puis  vous  regardant  avec  ses  grands  yeux  secs  qui 
me  faisaient  plus  de  mal  que  si  elle  eût  pleuré.  Et  cependant  ce  fut 
justement  dans  ce  temps-là  que,  Jacques  allant  faire  des  emplettes  chez 
le  pharmacien  de  Briançon,  celui-<i ,  qu'il  trouva  lisant  la  gazette,  lui 
raconta  que  votre  père  venait  de  publier  une  bien  belle...  je  ne  sais  plus 
comment  cela  s'appelle;  mais  on  dit  qu'il  en  tira  beaucoup  d'honneur 
et  de  profit. 

a  Et  depuis  votre  départ,  monsieur  Albert,  comme  je  voudrais  que 
vous  pussiez  la  voir!  II  est  vrai  que,  si  vous  pouviez  la  voir,  c'est  que 
vous  seriez  ici ,  et  alors  elle  ne  souffrirait  plus.  Les  premiers  jours,  elle 
ne  pouvait  pas  tenir  en  place;  elle  allait  et  venait  dans  les  chambres, 
comme  une  ame  en  peine  :  elle  détachait  les  chiens,  s'en  amusait  une 
minute,  puis  les  renvoyait  brusquement.  Elle  se  promenait  jusqu'à  la 
chapelle  de  Sainte-Marthe,  comme  si  elle  espérait  vous  voir  paraître  au 
bout  du  sentier,  ensuite  elle  revenait  à  la  maison  sans  rien  dire  à  per- 
sonne: mats,  depuis  quelques  semaines,  elle  ne  bouge  presque  plus, 
et  elle  ne  m'inquiète  que  davantage  à  cause  de  son  abattement  et  de 
cette  obstination  à  ne  se  laisser  distraire  par  rien.  Vos  lettres  mêmes 
n'ont  pas  l'air  de  la  consoler;  elle  maigrit  à  vue  d'œil,  et  ce  n'est  pas 
étonnant,  car  dans  ces  quatre  mois  elle  n'a  pas  mangé  de  quoi  nourrir 
une  alouette. 

a  Voilà,  monsieur  Albert,  ce  que  j'ai  voulu  vous  apprendre;  si  vous 
trouvez  que  j'ai  eu  tort,  pardonnez-moi  en  songeant  que  depuis  trente 
ans  je  mange  votre  pain,  et  que  j'aime  mieux  vous  manquer  de  respect 
que  d'attachement.  J'ai  dû  vous  dire  la  vérité,  vous  ferez  ensuite  ce  qui 
vous  plaira;  ce  n'est  pas  à  une  pauvre  vieille  comme  moi  de  vous  dicter 
votre  conduite,  mais  je  connais  votre  bon  cœur  et  je  suis  bien  tran- 
quille. En  attendant  votre  honorée  réponse,  et  en  vous  priant  d'excuser 
la  liberté  que  j'ai  prise,  je  suis  votre  bien  humble  et  bien  dévouée  ser- 
vante, 

a  Marunne  Bréchet.  » 

Cette  lettre  fut  pour  Albert  comme  un  de  ces  éclairs  qui,  sillonnant 
tout  à  coup  une  nuit  d'orage ,  jettent  pour  un  moment  sur  ce  qui 
nous  entoure  une  clarté  plus  vive  que  le  jour.  11  commença  à  réflé- 
chir, à  regarder  dans  le  passé,  et  il  y  lut  bien  des  souvenirs  auxquels 
il  n'avait  pas  voulu  songer.  Il  ne  fit  point  encore  descendre  son  père  du 
piédestal  où  il  l'avait  placé,  car  les  âmes  aimantes  se  liaient  d  accroilfe 


OCTAVE.  457 

leur  affection  pour  ceux  qu'elles  ont  méconnus,  bien  ayant  de  la  retirer 
à  ceux  qu'elles  craignent  d'avoir  trop  aimés;  mais,  en  quelques  heures, 
il  rendit  à  H""*  d'Ësparon  tout  un  arriéré  de  reconnaissance  et  de  ten- 
dresse. Ce  sentiment  le  ramena  à  de  tristes  réalités.  Il  était  à  deux  cents 
lieues  d'elle;  elle  souffrait  horriblement  de  son  absence,  et  il  allait  se 
battre  !  Alors  il  lui  sembla  que  la  voix  lointaine  de  la  vieille  Marianne 
s'était  élevée  comme  un  reproche  terrible  ou  un  sombre  présage.  Son 
duel  du  lendemain,  qui  jusque-là  l'inquiétait  peu,  lui  apparut  comme 
un  crime.  Les  chances  de  cette  rencontre,  auxquelles  il  n'avait  pas 
même  songé,  devinrent  pour  son  imagination  exaltée  une  réponse 
écrite  avec  du  sang  à  cette  lettre  écrite  avec  des  larmes;  par  malheur 
il  n'était  plus  temps  de  reculer,  et  cette  nécessité,  qui  le  désespérait, 
devint  son  refuge  contre  son  désespoir  même.  Demain,  se  dit-il,  j'aurai 
tout  expié  ou  je  réparerai  tout. 


V. 

Peut-être  s'étonnera-t-on  que  le  colonel  Charvey  eût  si  facilement 
consenti  h  se  battre  avec  un  jeune  homme  qu'il  aimait  et  qu'il  eiit 
voulu  protéger;  mais  M.  de  Charvey  avait  toutes  les  idées  comme  toutes 
les  vertus  du  soldat.  Il  lui  semblait  d'ailleurs  impossible  qu'Albert, 
alliant  une  telle  rigidité  de  principes  à  une  si  aveugle  confiance,  ne 
rencontrât  pas  tôt  ou  tard  sur  son  chemin  quelque  affaire  de  ce  genre. 
Dès-lors  il  valait  mieux  que  dans  cette  initiation  cnielle,  mais  inévi- 
table, il  trouvât  au  bout  de  son  épée  un  adversaire  tel  que  le  colonel;  car 
celui-ci,  dont  l'adresse  égalait  la  bravoure,  se  croyait  sûr  de  tenir  entre 
ses  mains  toutes  les  chances  du  duel,  et  c'est  là  ce  qui  l'avait  surtout 
décidé,  n  comptait  désarmer  Albert,  profiter  de  cet  avantage  pour 
prendre  quelque  ascendant  sur  ce  jeune  homme,  et  faire  de  cette  ren* 
contre  une  leçon  décisive. 

Ce  fut  avec  cette  résolution  et  cette  espérance  que  le  colonel  arriva, 
accompagné  d'un  chirurgien  et  d'un  témoin ,  au  rendez-vous  indiqué. 
Albert  l'attendait  depuis  quelques  minutes  avec  deux  jeunes  gens  de 
sa  connaissance  qui  avaient  consenti  à  le  suivre,  non  sans  faire  une 
légère  grimace  et  lui  expliquer,  à  sa  très  grande  surprise,  les  mois  de 
prison  et  les  séances  de  cour  d'assises  auxquels  ils  s'exposaient  pour 
lui  rendre  ce  service. 

II  était  huit  heures  du  matin.  Une  pluie  froide  qui  tombait  depuis  le 
lever  du  jour  avait  rempli  de  grandes  flaques  d!eau  les  allées  latérales 
du  bois  de  Boulogne;  Therbe  étatt  glissante;  les  branches  des  taillis 
qu'ils  traversaient  pour  trouver  une  place  favorable  leur  renvoyaient  au 
visage  des  gouttelettes  glacées.  Enfin  ils  arrivèrent  à  une  clairière  pro^. 


4fi(|  REVUE  DES  ma  MONDES. 

tégée  contre  les  regank  par  ua  ma«î£  aaiez  épaÔB  :  le  celond  ffùpom 
à  Albert  de  s'arrêter  là. 

C'était  évideniBieiit  ua  duel  éltuge;  les  témoios  favatent  ai  bien 
compris,  qu'ils  ne  disaient  rten  po«r  l'emyàchef,  et.qu'ib  laissaient 
IL  de  Cbarvey  maître  deitout  ditiger  à  soa  gré.  Si  kt  fleurets  n'a¥aieBt 
pas  été  démoucbetés,  on  eût  dit  on  maître  d'armes  s'apprêlaot  à  don- 
ner une  leçon  à  son  élève  favori.  AllMrt  éiait  si  cakne,  un  conrage  si 
détermioé  briUajt  daus  sesi  yeox,  que  le  eolonel  se  tenait  à  quatre  pour 
ne  pas  l'embr^isser.^  Il  ôta  son  habita  Albert  en  fit  autant;  il  imitait  tous 
ses  mouvemenSy  tous  ses  gestes.  H.  de  Cbarvey  prit  les  fleurets  des 
mains  d^  témoin  et  en  offrit  un  à  soa  adversaire.  Cekii-d  se  mit  en 
garde,  et  le  duel  commença. 

A  peine  eurent-ils  écbaagé  deux  ou  trois  passes,  qne  le  eolonel 
frémit  d'épouvante.  11  venait  de  reconnaître  que  le  jeune  bomnte  était 
de  sa  force.  Eu  effet,  pendant  ses  longues  années  de  solitude,  Albert 
avait  acquis  dans  cet  exercice  une  babileté  assez  grande  pour  lutter 
mémo  avec  les  maîtres.  Lui  aussi  s'était  lié  à  son  adresse  pour  épar- 
gner M.  de  Cbarvey,  le  forcer  de  s'avouer  vaincu,  et  apprendre,  au 
sujet  de  H.  d'Esparou,  quelque  chose  de  précks.  Ce  fui  donc  avec  une 
angoisse  terrible  que  chacun  d'eux  reconnut  qu'il  n'était  pas  assez  su» 
périeur  à  son  adyersaire  pour  éviter  de  le  blesser;  ils  se  battirent  en  si- 
lence pendant  quelques  minutes.  Au  liOut  de  ce  temps,  lecolonel  poussa 
im  cri  d'effroi,  parce  qu'il  vit  quelques  gouttes  de  sang  sur  le  bras  bianc 
et  nerveux  d'Albert  Celm-ci,  trop  écliauffé  par  le  combat  pour  sentir, 
cette  égrati^nure,  arrivé  d'ailleurs  à  ce  moment  où  les  jeunes  téiea 
perdent  toute  prudence,  se  fendit  av<ec  un  élan  irrésistiùle.  11  s'enferrait 
si  M.  de  Cixarvey  eût  tenu  la  poiote  au  csorps;  mais  le  colonel  avait  prévu 
la  botte.  11  leva  le  bras,  et,  pendant  que  sa  lame  efdeurait  l'épaule 
d'Albert,  il  reçut  le  coup  dans  le  c^.  —  iUen  touché,  dit-il  en  souriant. 

Le  sang  jaillit  en  abondance.  Albert,  qui  n'avait  pas^  sourcillé,  pâlit 
tout  à  coup.  11  lança  le  fleuret  loin  de  lui  et  se  précipita  vers  M.  de 
Cliarvey,  que  le  ciùrurgien  avjût  à  l'iusiant  soutenu  dans  ses  bras.  La 
blessure  n'était  pas  grave,  L'abondance  même  du  sang  rassura  l'homme 
de  l'art;  mais  Albert  était  incapaok  de  1  entendre  :  il  prenait  la  main 
du  colonel,  il  lui  demandait  piirdon,  il  s'accusait  de  violence  et  d'ixyus^ 
tice,  il  se  traitait  de  meuririer. 

—  Calmez-vous,  Albert,  lui  dit  IL  de  Cbaruey,  ma  hlessone  a  est 
rien,  et  vous,  vous  êtes  un  brave  garçon  ! 

Le  regard  languissant  du  colouel  exprimait  une  aftectiott  si  vraie,  il 
venait  de  montrer  tant  de  généreux  courage,  que  pour  Albert  ohaenaft 
de  ses  paroles  devait  avoir  la  sotemûté  d'un  oracle.  A^tiasi  le  jeune 
homme  lui  prit  de  nouveau  la  maàn,  et  lui  dit  d'uœ  voix  àdanai  étouffée 
par  les  sanglots  : 


—  Ohl  môn^eor,  tous  me  pardontiez  donc? 

—  Je  ftds  plus,  Albert,  je  tous  aîine. 

-^  Eh  bien!  si  tous  m'aima,  un  mot,  par  pWé  un  mot  qui  m'éclaire 
dans  les  tfnèbres  où  je  marche,  tm  mot  qui  m'arracbe  au  doute  af- 
freuit  oà  m'ont  jelé  tos  paroles  défier.  €e  que  tous  disiez  de  M.  d'Es- 
paron,  ajoota4r4  plus  bœ,  est-ee  bien  Trait  en  étes-TOus  bien  sûr? 

M.  de  Gbarrey  ne  i^épondil  poM.  n  ne^  résignsH  pas  plus  que  la 
Teille  à  se  faire  auprès  d'AlbeKle  délateur  de  son  père.  Plus  il  pensait 
que  cet  instant  derrit  donner  d'atrtoritéà  son  langage,  pbn  il  hri  r^u- 
gnait  de  parler. 

—  Ohl  monsieur,  un  mot,  par  pHié  un  msftl  répétant  Albert  aTec 
une  insistance  désespérée. 

Cétait  trop  d'émolion  pour  le  oehmel;  le  sang  qu'il  perdait  Taffei- 
blissait  peu  à  peu;  sesdermèrss  blessures  n'étaient  pas  enoore  fermées; 
la  torture  que  lui  causaient  les  questions  d'Albert  Tenant  s'^outer  k 
ses  soufliwices,  il  «bmcela,  et  s'appnysit  sur  lui  : 

—  Vous  aussi,  par  pitié^  reprit-i!  d'une  Toix  éteinte,  ne  m'interrogez 
plus. 

—  Oh!  rien  qu'un  mot,  un  seul,  et  Je  tous  bénirai  tonte  ma  Tie,  ré- 
péta le  jeune  homme,  qui,  dans  son  ardeur,  ne  ^'aperceTait  de  rien. 

—  Eh  bîenl...  Totre  père  est  un  poète,  et  TOtre  mère  est  une  sainte, 
Biurmura  M.  de  Chanvy;  puis  il  s'émmiit. 

Les  témoins  le  transportèrent  dans  une  Toiture,  aidés  du  chirurgien^ 
qui,  tout  en  mafugréantcontre  les  équîpéeset  les  mauTaises  têtes,  afBrma 
de  nouTeau  que  ce  n'était  rien.  Aibeft  remonta  seul  dans  le  fiacre  qui 
l'aTait  amené  et  reprit  le  chemin  de  la  maison  paternelle.  La  pluie  ayait 
neoommencé;  les  Champs-Elysées  étaient  ^oore  solitaires.  Albert,  en 
suÎTant  la  grande  aTenue,  comparait  tristement  ce  retour  à  sa  première 
promenade  aTec  H.  d'Esparon ,  si  pteine  d'enchantement,  de  confiance 
et  de  soleil;  il  n'hésilait  pas  sur  ee  qu'il  aTait  à  flaire;  sa  conduite  était 
tracée,  et  il  ne  songeait  ni  à  ajourner  ni  à  marchander  son  obéissance 
au  devoir.  Seulement ,  lorsque  la  Toiture  s'arrêta  deTant  la  maison  de 
son  père,  il  sentit  qu'il  toi  restait  enoore  là  une  affection  et  une  espé- 
rance; quelques  instans  après,  il  était  auprès  de  M.  d'Esparon.  Sa  pâ- 
leur, ses  traits  boulcTersés,  ses  Tétemens  en  désordre,  donnèrent  bien 
Tite  l'éTeU  à  OctaTo;  il  devina  qu'il  venait  de  se  passer  quelque  chose 
d'eitraordinaîre;  il  interragea  Tivement  sen  ftls,  qui  lui  avoua  tout. 

L'agitation  du  comte  fut  si  Traie,  son  désespoir  si  grand,  ses  an- 
goisses m  profoodf^s,  qu'Albert  retomba  dans  ses  incertitudes  et  se  de- 
SMUMla  de  nouTOMi  m  l'faomme  qui  parhiît  si  bien  le  langage  du  cosur 
méritait  les  sévères  paroles  du  eolôneL  M.  d'Esparon  commença  par 
leprodwr  il  0on  fib  de  n'aToir  pas  eu  {doi^e  ménagement  pour  saten- 
drâtty  de  s'âtre  exposé,  sans  Taifertir,  i  un  aendiilable  pérfl;  mais  Al- 


160  REVUE  DE9  DEUX  UONDES. 

bert  lui  prouva  sans  peine  qu'en  pareille  circonstance  il  n'y  a  rien  de 
mieux  que  d'épargner  à  ceux  qui  nous  aiment  l'horrible  douleur  de 
savoir davance  ce  qu'il  n'est  plus  temps  de  prévenir,  ou  la  triste  envie 
de  mettre  obstacle  à  ce  qu'ils  ne  sauraient  empêcher.  M.  d'Esparon^  qui 
l'écoutait  avec  une  sorte  d'admiration  inquiète ,  frémissant  encore  du 
danger  passée  finit  par  convenir  qu'il  avait  raison.  Sa  pensée  prit  alors 
un  autre  cours,  et  une  question  bien  naturelle  arriva  sur  ses  lèvres  : 

—  Quelle  était,  demauda-t-il ,  la  cause  de  ce  duel? 

Le  jeune  homme  regarda  son  père  et  se  tut.  Ses  douleurs,  un  mo- 
ment oubhées,  recommençaient.  M.  d'Esparon  répéta  sa  question  avec 
plus  de  chaleur,  et,  à  l'embarras  des  ré[K)nses  d'Albert,  il  comprit  bien- 
tôt qu'il  s'agissait  de  lui-même. 

-^Ëtque  disait-on  de  moi?  repnt-il  après  un  moment  d'hésitation. 

—  Ce  que  le  fils  de  H"*  d'Esparon  ne  devait  pas  entendre^  ce  que  le 
fils  de  M.  d'Esparon  était  force  de  relever. 

Octave  rougit  et  se  mordit  les  lèvres;  mais  il  était  en  ce  moment  sous 
l'infiuence  d'un  sentiment  trop  suicere  pour  ne  pas  faire  bon  marché 
de  lui-même,  et,  ne  sougeaiit  qu'à  son  fils,  d  mesura  d'un  œil  épou- 
vanté les  périls  et  les  cfauigrms  auxquels  cette  susceptibilité  chevale- 
resque exposait  Albert. 

—  Ah  I  dit-il  enfin,  c'est  moi  qui  suis  coupable;  j'aurais  dû  le  prévoir; 
j^aurais  dû  penser  que  ce  que  j'essayais  était  impossible,  que  vous  étiez 
trop  pur  pour  l'air  que  nous  respirons  ici  ! 

Albert  avait  espéré  que  son  père  se  défendrait  avec  indignation;  il 
attacha  sur  lui  un  regard  de  reproche,  puis  il  syouta  : 

—  Ainsi  donc  vous  me  trompiez  ? 

—  Et  le  sais-je  moi-même?  N'avais-je  pas  oublié,  en  vous  revoyant, 
tout  ce  qui  u'est  pas  vous?  Avais-je  un  autre  but  que  de  vous  retenir? 
Et  maintenant,  que  faire?  Chaque  fois  que  je  vous  verrai  sortir,  chaque 
fois  que  vous  passerez  quelques  heures  loin  de  moi,  je  serai  dans  des 
transes  mortelles...  Albert!  Albert!  cher  et  cruel  enfant,  pourquoi 
n'avoir  pas  plus  de  pitié  de  votre  père? 

—  Kassurez-vous,  ré^XHidit  Albert  ea  afibrmissant  sa  voix,  cette  in- 
quiétude et  ces  |)érils  ne  seront  pas  de  longue  durée;  je  viens  vous  de- 
mander la  permission  de  retournera  Blignieux... 

—  Partir!  vous,  me  quitter!  s'écria  le  comte  en  pâUssaut. 

—  Il  le  faut;  le  charme  que  j'ai  trouvé  auprès  de  vous  ne  doit  pas  me 
faire  oublier  une  autre  affection,  d'autres  liens... 

M.  d'Esparon  resta  un  moment  la  tète  appuyée  dans  ses  mains;  quand 
il  la  releva,  le  regard  qu'il  fixa  sur  son  fils  était  empreint  d'une  telle 
tristesse,  que  le  pauvre  Albert  sentit  sa  résolution  chanceler. 

*-  Oui,  reprit  Octave,  je  sais  bien  que  je  n'ai  pas  le  droit  de  vous 
retenii'  malgré  vous.  J'avais  espéré».,  il  me  semblait.,  cette  vie  ^tail  al 


OCTAVE.  461 

douce  ! .. .  votre  présence  me  faisait  tant  de  bien  ! — En  cet  instant  la  voix 
lui  manqua,  et  il  se  détourna  brusquement. 

Albert  n'y  put  tenir;  il  se  rapprocha  de  son  père  et  lui  dit  douce- 
ment :  —  Oh  I  ne  vous  plaignez  pas  !  Laissez-moi ,  je  vous  en  prie,  le 
peu  de  courage  qui  me  reste.  A  quel  point  je  vous  aimais,  vous  l'avez 
deviné,  n'est-ce  pas?  Aujourd'hui  encore  je  donnerais  ma  vie  pour 
vous  épargner  ce  chag[rin;  mais  il  le  faut,  ma  mère  n'a  que  moi  au 
monde,  mon  absence  là  tue;  d'ailleurs,  voici  sa  fête  qui  approché... 

—  C'est  vrai,  murmura  Octave;  elle  s'appelait  Marceline. 

—  Et  ce  jour-là  (hélas!  c'est  la  seule  fois  dans  Tannée  où  je  la  voie 
sourire!)  j'attends  son  réveil  pour  lui  offrir  un  beau  bouquet  de  roses 
des  Alpes. 

—  Les  roses  des  Alpes!...  repritM.d'Esparon.  Pâles  et  aimables  fleurs 
que  j'ai  cueillies  bien  souvent  sur  la  pointe  de  nos  rochers!...  J'étais 
jeune  alors,  jeune  et  pur  comme  vous,  Albert!  Ah!  quel  est  donc  ce 
charme  que  j'avais  oublié  depuis  si  long-temps?  —  Et  Octave  se  tut, 
comme  accablé  sous  le  poids  de  ses  pensées. 

Albert  essaya  quelques  paroles  consolatrices,  mais  son  père  ne  l'en- 
tendait plus;  cette  imagination  mobile  se  reportait,  à  vingt  ans  de  là, 
vers  cet  humble  coin  de  terre  qu'elle  avait  si  long-temps  dédaigné. 

—  Oui,  disait-il,  il  me  semble  que  c'est  hier;  les  plus  fraîches  de  ces 
fleurs  sauvages  croissaient  dans  ce  grand  ravin  qui  sépare  notre  plateau 
de  la  première  chaîne  des  Alpes,  et  qu'on  nomme  la  Combe-aux-Loups. 
Oh!  je  n'ai  rien  oublié.  Un  pont  rustique  traversait  le  ravin,  il  condui- 
sait à  un  petit  sentier  tracé,  à  travers  la  montagne,  par  le  pied  des 
chasseurs,  et  qui  se  perdait,  au  bout  d'une  demi-lieue,  dans  un  bois  de 
mélèzes...  C'est  de  la  lisière  de  ce  bois  que  la  vue  embrassait  tout  le 
paysage;  en  se  retournant  pour  mesurer  le  chemin  parcouru,  on  aper- 
cevait, bien  loin,  les  pauvres  tourelles  de  Blignieux,  et,  un  peu  plus 
près,  aux  bords  du  ravin,  cette  petite  chapelle  dont  le  porche  m'a  si 
souvent  servi  d'abri. . . 

— Sainte-Marthe-des-Neiges,  interrompit  Albert...  ce  lieu  m'est  dou- 
blement sacré,  doublement  cher  :  c'est  là,  lorsque  j'allais  à  la  chasse,  que 
ma  mère  venait  épier  mon  retour;  c'est  de  là  qu'elle  me  voyait  paraître 
quand  je  sortais  du  bois  d'Estève,  et  ses  inquiétudes  se  calmaient  en  me 
voyant. 

^  —  Elle  vous  aime  donc,  vous?  dit  Octave  d'une  voix  émue.  Au  fait, 
poursuivit-il  tout  bas  et  comme  se  parlant  à  lui-même,  le  cœur  de 
Fépouse  peut  rester  fermé,  celui  de  la  mère,  jamais! 

—  Oui,  mon  père,  elle  m'aime,  je  le  sais  maintenant^  et  cependant 
j'en  avais  douté  jusqu'ici. 

— Que  dites-vous?  \ 

•—  Comme  elle  n'est  pas  expansive,  comme  ses  regards  sévères,  ses 

TOME  XVII.  31 


i62  REYCB  DBS  DEUX  MONDES. 

lèvres  scellées,  n'avaient  jamais  encouragé  mes  caresses,  je  Tai  accusée 
de  froideur,  j'ai  cru  qu'eUe  ne  m'aimait  pas. 

—  Vous  aussi!...  s'écria  M.  d'Esparon  eii  tressaillant.  Ohl  Albert,  il 
me  semble  que  j'entends  ma  propre  histoire  I».. 

—  Oui,  reprit  le  jeune  homme,  voilà  ce  que  je  croyais,  voilà  ce  que 
j'ai  souffert;  mais  aujourd'hui  j'ai  la  preuve  que  j'étais  ingrat  et  injuste, 
que  cette  a£tection  à  laquelle  je  ne  pouvais  croire  est  réelle,  immense 
comme  le  cœur  qui  la  renferme. 

Et  il  tendit  à  son  père  la  lettre  de  Marianne,  qui,  depuis  la  veille,  ne 
l'avait  pas  quitté.  M.  d'Esparon  la  lut;  mille  pensées  tumultueuses  se 
reflétaient  sur  son  front,  sa  poitrine  se  soulevait  Â  la  fin  il  rendit  la 
lettre  à  son  fils,  et,  se  promenant  à  grands  pas  dans  la  chambre  : 

—  Hélas!  dit-il,  qui  sait  s'il  n'y  a  pas  là  une  vérité  qui  m'accuse I 
Doute  poignant  qui  m'a  souvent  poursuivi,  et  dont  je  me  croyais  dé*- 
livré  !  Albert,  c'est  moi  peut-être,  moi  seul  qui  me  suis  trompé  !  je  n'ai 
pas  compris  cette  nature  rigide  et  fière;  je  n'ai  pas  su  conserver  vis-à-vis 
d'elle  ce  calme,  cette  dignité,  qui  m'eussent  donné  assez  d'ascendant 
pour  l'assouplir.  J'ai  voulu  tout  emporter  d'assaut;  mécontent  de  n'être 
aimé  que  par  devoir,  j'ai  voulu  éveiller  en  elle  une  passion  impossible. 
J'avais  espéré  du  moins  qu'elle  accueillerait  avec  enthousiasme  les  pre- 
miers essais  d'une  imagination  qui  ne  savait  que  faire  de  ses  ardeurs... 
et  je  n'obtenais^  que  sa  méfiance  ou  ses  dédains!  Alors  ce  livre  où  je  ne 
pouvais  pas  lire,  j'ai  trouvé  plus  court  de  le  déchirer;  j'ai  eu  des  pa- 
roles amères,  des  sarcasmes  imprudens,  des  colères  puériles,  et,  après 
avoir  tout  compromis,  faute  de  savoir  attendre,  j'ai  achevé  de  tout 
perdre,  faute  de  savoir  pardonner  ! 

—  Pardonner!.,  votre  cœur  a  donc  bien  souffert!.. 

—  Oui ,  répondit  Octave  en  baissant  la  voix,  mais  il  y  a  des  choses  quo 
je  n'ai  avouées  à  personne,  que  je  ne  me  suis  jamais  ditesà  moi-même..«. 
Et  ai^ourd'hui  l'idée  de  ce  départ,  les  angoisses  qui  me  déchirent, 
tout  m'arrache  ce  triste  secret.  Albert,  savez-vous  quel  a  été  entre  nous 
Iç  plus  terrible  grief,  le  plus  insurmontable  obstacle?  lion  orgueil. 

— Ah!  c'est  donc  vrai!  balbutia  Albert,  qui,  malgré  lui,  songea  auK 
accusations  du  colonel. 

—  Oui,  mon  orgueil  qui  me  soufflait  à  l'oreille  que  j'étais  fait  pour 
être  adoré,  que  la  femme  qui  ne  m'aimait  que  par  devoir  ne  méritait 
pas  d'être  ma  compagne,  et  que,  si  je  brisais  ces  chaînes,  le  monde  me 
vengerait  de  son  indifférence  et  de  sa  froideur  I 

—  En  cela  du  moins  vous  ne  vous  êtes  pas  trompé.  Pendant  que  ma 
mère  commençait  à  Blignieux  sa  vie  d'isolement,  vous  veniez  à  Paris, 
où  vous  trouviez  le  succès,  la  gloire,  le  bonheur! 

—  Ah!  Albert ,  que  vous  me  connaissez  mal  !  D'autres  peuvent  croire 
^e  j'ai  touché  le  but,  réalisé  mes  rêves,  que  je  n'ai  plus  qu'à  me  re- 


OCTAVE.  463 

poser  dam  ce  que  vous  appelez  de  si  beaux  noms;  si  vous  saviez  quel 
fonds  immense  de  stérilité  et  d'amertume  se  cache  sous  ces  jouissances 
factices,  sous  ces  succès  passagers  !  L'imagination  est  une  fée  malfai- 
sante qui  se  plâit  à  détruire  son  propre  ouvrage;  Tidéal  est  une  forme 
trompeuse  qui  cesse  d'être  dès  qu'on  y  touche!  l'orgueil  est  un  abîme 
où  s'absorbe  et  se  dessèche  tout  ce  qu'on  y  jette  pour  le  combler! 

M.  d'Esparon  semblait  s'enivrer  de  ses  doifloureuses  confidences  : 
Ah!  reprit-il  en  regardant  son  flls,  pourquoi  m'avez-vous  donné,  outre 
la  joie  de  vous  revoir,  celle  dé  me  sentir  aimé?  Pourquoi  ce  charme  de 
plus,  mamtenant  qu'il  faut  tout  perdre?  MaSheureux!  je  ne  puis  accuser 
que  moi-mèmel  C'est  moi  qui  devais  prévoir  ce  qui  me  frappe  aujour- 
d'hui :  regrets  inutiles,  il  est  tropttard! 

—  Et  s'il  n'était  pas  trop  tard?  dit  Albert  comme  illuminé  d'une  idée 
^udaine;  s'il  était  temps  encore  d*Obéir  à  la  voix  de  Dieu,  à  la  prière 
d'un  flls,  de  rendre  un  peu  de  joie  à  celle  qui  est  restée  pendant  tant 
d'années  dans  la  solitude  et  l'oubli? 

—  Quoi!  que  dites-vousff  Croyez-vous  donc  que  ce  soit  possible?... 

—  J'en  suis  sûr. 

— Je  pomrais  encore  reprendre  ma  place  à  ce  foyer  que  j'ai  fui,  ma 
place  dans  ce  cœur  que  j'ai  blessé? 

—  J'en  réponds. 

—  Eh  bien!  s'écria  H.  d'Esparon,  qui  semblait  céder  à  un  entraîne- 
ment surhumain,  eh  bien  !  vous  l'emportez.  Bieure  dans  mon  sein  ce 
démon  qui  m'égare!  meurent  ces  ambitions  que  rien  n'assouvit,  ces 
rêves  que  rien  ne  réalise,  ces  étemelles  inquiétudes  qui  se  servent  à 
elles-mêmes  de  pâture  et  de  tourment!  Je  m'attache  à  vous  comme  à 
mon  sauveur  :  vous  partez  pour  Blignieux;  Albert,  partons  ensemble!... 

Albert  poussa  un  cri;  tous  les  doutes  qu'il  combattait  depuis  vingt- 
quatre  heures  tombèrent  en  un  instant;  en  un  instant,  il  reprit  plus  de 
eonflance  et  d'amour  pour  son  père  qu'il  n'en  avait  jamais  ressenti  :  — 
Ah  !  dit-rl  l'œil  rayonnant  d'une  joie  divine,  je  savais  bien  qu'on  vous 
calomniait!  je  savais  bien  que  vous  étiez  le  plus  noble,  le  plus  géné- 
TOox  des  hommes!  Et  il  ajoutait,  tout  en  embrassant  M.  d'Esparon  :  — 
Quel  bonheur  que  le  colonel  ne  m'ait  pas  tué!... 

11  y  eut  encore  là  pour  tous  deux  quelques  belles  et  douces  heures. 
€«Bme  Albert  voulait  partir  sans  délai,  ils  commencèrent  sur-le-champ 
leurs  préparatifs  de  départ;  ils  s'en  occupèrent  ensemble,  Albert  avec 
une  joie  et  un  entrain  charmant,  Octave  avec  tant  de  vivacité  et  de 
hâte,  qu'on  eût  dit  qu'il  évitait  de  réfléchir  ou  qu'il  craignait  d'hésiter. 
Il  fut  convenu  qu'ils  partiraient  le  surlendemain,  et  que  Louis,  le  valet 
de  chambre  du  comte,  resterait  quelques  jours  de  plus  à  Paris  pour 
termbier  les  derniers  arrangemens. 

Ces  préparatifs  les  occupèrent  encore  le  lendemam  une  partie  de  là 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

journée.  Quand  vint  le  soir,  M.  d'Esparon  annonça  à  son  fils  que,  pour 
dire  un  dernier  adieu  à  la  vie  de  Paris  et  saluer  dignement  ce  monde 
qu'ils  devaient  quitter  dans  quelques  heures,  ils  iraient  aux  Italiens.  La 
saison  allait  flnir,  et  les  dernières  représentations  sont  toujours  les  plus 
belles.  Ce  jour-là  on  donnait  Otello.  Si  Albert  avait  eu  trente  ans,  si 
Texpérience  de  la  vie  lui  avait  appris  à  se  méfier  de  certaines  épreuves, 
il  eût  cherché  le  moyen  d'éviter  cette  soirée;  mais  il  était  jeune,  il  était 
heureux,  il  se  croyait  sûr  de  M.  d'Esparon  conune  de  lui-même,  il  ac- 
cepta donc  avec  empressement  une  ofEre  qui  lui  promettait  trois  heures 
d'excellente  musique,  et  il  ne  vit  qu'un  plaisir  là  où  il  y  avait  un  péril. 

VI. 

M.  d'Esparon  et  son  fils  arrivèrent  au  Théâtre-Italien  un  peu  avant 
l'ouverture  A' Otello;  ils  prirent  place  au  second  rang  des  stalles  :  Octave, 
en  se  retrouvant  dans  son  centre  habituel,  en  revoyant  cette  salle  où 
mille  détails,  inaperçus  pour  d'autres,  le  ramenaient  aux  fugitives  im- 
pressions de  la  vie  du  monde,  s'étonna  d'y  prendre  plus  d'intérêt  qu'à 
l'ordinaire,  et  il  ne  put  se  défendre  d'un  peu  de  trouble  lorsqu'il  songea 
à  son  héroïque  résolution. 

Au  moment  où  Otello  commença,  Albert  entendit,  presque  au-dessus 
de  sa  tête,  le  bruit  d'une  loge  d'avant-scène  qui  s'ouvrait.  Une  femme 
y  entra;  Albert  crut  vaguement  la  reconnaître,  et,  comme  il  avait  con- 
servé précieusement  tous  les  souvenirs  qui  se  rattachaient  à  sa  pre- 
mière promenade  aux  Champs-Elysées,  il  se  rappela  bientôt  que  c'était 
la  femme  qu'il  avait  rencontrée  près  du  rond-point,  dans  cette  voiture 
que  le  cheval  de  M.  d'Esparon  avait  voulu  suivre.  Il  la  regarda  alors 
avec  plus  d'attention,  et  la  trouva  admirablement  belle  :  il  lui  fut  d'au- 
tant plus  facile  de  l'examiner,  qu'elle  se  tournait  fréquemment  du  côté 
où  il  était  placé,  tout  en  écoutant  avec  attention,  ou  du  moins  avec  pa- 
tience, les  propos  d'un  beau  jeune  homme  à  figure  fade,  mais  irrépro- 
chable, qui  était  entré  dans  sa  loge,  et  qui  paraissait  se  donner  une 
peine  infinie  pour  qu'on  le  crût  au  mieux  avec  elle.  Albert  avait  fait 
peu  d'attention  à  ce  jeune  homme;  il  ne  remarqua  pas  davantage  que^, 
depuis  l'arrivée  de  cette  femme ,  M.  d'Esparon  semblait  mal  à  l'aise, 
qu'il  la  regardait  à  la  dérobée  avec  une  agitation  singulière,  tenant  à 
peine  sur  sa  stalle,  et  n'écoutant  plus  une  note  de  l'opéra.  Le  motif  de 
cette  agitation  était  si  puissant,  qu'à  la  fin  du  premier  acte  M.  d'Espanm 
quitta  sa  place  sans  mot  dire.  Un  instant  après,  Albert  le  vit  entrer  dans 
cette  avant-scène  et  s'asseoir  auprès  de  la  belle  inconnue.  Il  n'en  fut 
pas  surpris  :  il  se  souvint  que  le  jour  de  leur  rencontre  Octave  l'avait 
saluée,  et  il  était  dès-lors  fort  naturel  qu'il  allât  lui  faire  une  visite; 
mais  cette  visite  se  prolongea  au-delà  des  limites  ordinaires.  Lé  coup 


OCTAVE.  465 

de  sonnette  qui  annonçait  le  second  acte  n'eut  pas  même  le  pouvoir  de 
rappeler  M.  d'Esparon.  Depuis  son  entrée,  une  révolution  évidente 
s'était  accomplie  dans  cette  loge;  le  bel  élégant  qui  avait  d'abord  figuré 
en  première  ligne ,  passant  tout  à  coup  à  l'état  de  comparse,  cachait 
son  désappointement  à  l'ombre  de  son  large  binocle.  Albert,  incapable 
d'apprécier  ce  symptôme,  commençait  cependant  à  se  préoccuper  de 
cette  longue  absence  de  son  père.  Ce  ne  fut  au  premier  moment  qu'un 
malaise  vague,  indéfini,  une  curiosité  impatiente.  Bientôt  cette  curiosité 
s'accrut,  cette  impatience  devint  plus  vive.  Le  rideau  s'était  levé  pour 
le  second  acte,  et  Octave  ne  revenait  pas.  Peu  à  peu  Albert  sentit 
naître  au  fond  de  son  cœur  quelque  chose  de  pareil  à  ces  pressentimens 
dont  on  a  peur,  à  ces  pensées  dont  on  a  honte.  A  mesure  que  le  temps 
s'écoulait,  il  lui  semblait  que  ce  pressentiment  absurde,  cette  pensée 
impossible,  prenait  une  forme,  un  corps,  un  nom;  le  nom  qu'il  re- 
poussait encore  revenait  sans  cesse  et  entrait  plus  avant  dans  son  ame. 
En  épelant  malgré  lui,  de  ses  lèvres  frémissantes,  ce  nom  prononcé 
une  seule  fois  devant  lui  par  le  colobel  Charvey,  il  avait  la  fièvre ,  il 
devenait  fou,  il  eût  voulu  l'être.  A  la  fin ,  il  n'y  put  tenir.  Se  tournant 
vers  un  de  ses  voisins  avec  qui  il  avait  échangé  quelques  remarques 
sur  la  musique  et  les  acteurs,  il  lui  dit  en  tremblant  déjà  : 

—  Monsieur,  pourriez-vous  me  dire  quelle  est  cette  femme  en  robe 
de  velours  noir  avec  un  caméUa  dans  les  cheveux? 

—  Dans  quelle  loge? 

—  Dans  cette  avant-scène  de  droite,  balbutia  Albert. 

—  Où  nous  voyons  M.  d'Esparon?  fit  le  voisin  avec  un  sourire  qu'il 
voulait  rendce  ^irituel. 

—  Justement. 

—  Eh  I  c'est  la  belle  duchesse  de  Dienne,  dit  l'officieux  d'un  air  qui 
signifiait  :  D'où  sortez-vous? 

Ce  nom  suffisait.  Albert  sentit  qu'il  y  avait  là  la  ruine  de  ses  der- 
nières espérances.  Jetant  un  regard  désolé  sur  la  duchesse  de  Dienne  et 
sur  M.  d'Esparon,  il  rentra  courageusement  en  lui-même,  et  comprit 
que  l'arrêt  qui  condamnait  Octave  était  cette  fois  irrévocable. 

Par  une  triste  coïncidence,  au  moment  où  il  cherchait  à  se  familia- 
riser avec  sa  douleur,  semblable  à  ces  blessés  qui  ont  le  courage  de 
sonder  eux-mêmes  leur  plaie,  Desdemona,  pâle,  brisée,  tout  en  pleurs^ 
murmurait  aux  pieds  de  Brabantio:  ^i/poc/re  m'abhandona!  la  salle  en- 
tière applaudissait.  Malgré  lui,  Albert  s'appliqua  ces  paroles  désespé- 
rées. Alors  il  sentit  que  les  larmes  montaient  aux  bords  de  ses  pau- 
pières, et,  s'accoudant  sur  sa  stalle,  il  cacha  son  visage  dans  ses  mains. 

Pendant  ce  temps,  un  drame  plus  vulgaire  se  passait  dans  la  loge  fa- 
tale. M.  d'Esparon,  en  y  montant,  n'avait  pas  de  but  déterminé.  Peut- 


Mê  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ôtbe  nfétait-ii  poussé  que  par  cette  ineonséqneQœ  binants,  imis  fré* 
quante,  qui  rend  insupportable  Fidée  d'être  rempiaeé^  même  auprès 
de  la  femme  que  l'on  n'aime  plus.  La  vue  du  bel  attentif  avait  contribué 
autant  que  celle  de  la  duchesse  à  ramifier  près  d'elle  M.  d^Esparon; 
mais  une  fi)is  installé,  cédant  à  la  pente  de  son  caractère,  le  comte 
avait  trouvé  M*''^de  Dienne  plus  ravissante  que  jamais,  justement  parce 
qu^il*  pensait  à  son  dépari  et  croyait  ht  voir  pour  la  dernière  fois.  Sous 
rinfluence  de  celte  idée,  il  avait  été  auprès  de  la  duchesse  ce  qu'il  savait 
êti«  quand  il  croyait  son  cœur  en  jeu  :  spirituel  avec  sentiment,  mé- 
lancolique avec  grâce,  séduisant  enin,  même  pour  une  femme  qui  ne 
pouvait  plus  guère  s'abuser; 

Bi^puis  long-temps,  en  eflbt,  l^de  Dienne  avait  vu  déerottre  son 
empire  sur  Octave.  Elle  aussi  avait  ressenti  les^  eftts  de  cette  nature 
brillante,  non  moins  incapable  de  dévouement  et  d'amour  vrai  dans  le 
domaine  de  la  passion  que  dans  les  limites  du  devoir.  Alors»  plus  sou* 
cieuse  de  sa  dignité  que  de  son  bonheur,  elle  avait  aeeepté  la  situation , 
rendu  au  comte  sa  liberté,  et  posé  elle-même  les  tetvnes  d'une  rupture 
sans,  secousse  et  sans  éclat.  Je  laisse  au  lecteur  le  soin  de  deviner  si  cette 
rupture  et  le  vide  qu'elle  forma  dans  l'existence  de  M.  d'Esparon  n'étaient 
pas  pour  quelque  chose  dans  ce  réveil  d'amour  paternel  qui  lui  avait 
foit  appeler  Albert.  Ce  sont  là  de  tes  mystères  que  oe  s^avouent  pas 
les  cœurs  où  ils  s'accomplissent,  et  il i  y  aurait  de  la  cruauté  à  être  plus 
clairvoyant  qu'eux-mêmes;  mais,  depuis  trois  semaines,  M.  d'Esparon, 
à  qui  ce  bonheur  paternel  ne  sufQsait  peut^tre  plus,  avait  renoué  quel- 
ques communications  avec  la4uchesse:  Elle  l'avait  accueilli  avec  une 
douceur  résignée  qui  la  rendait  plus  attrayante.  Sans  préméditation  et 
.  sans  emphase,  elle  s'était  posée  auprès  d'Octave  en  femme  qui  regarde 
comme  inévitables  les  mécomptes  qui  l'ont  frappée,  et  qui,  au  lieu  d'en 
faire  un  sujet  de  reproche,  les  attribue  aux  tristes  conditions  de  la  vie 
et  à  l'irrésistible  courant  des  aHbctions  humaines.  C'était  assez  pour 
qu'elle  apparût  aux  yeux  de  M.  d'Esparon  sous  un  jour  nouveau;  et, 
oomme  elle  était  très  spirituelle,  comme  il  y  avait  un  charmant  para- 
doxe dans  ces  conversations  où,  en  plaidaiit  pour  le  désenchantement 
qu'elle  avait  subi,  elle  forçait  Octave  à  se  faire  l'avocat  de  la  passion 
qu'il  avait  brisée,  celui-ci,  piqué  au  jeu,  retourna  chez  elle  assez  sou^ 
vent  pour  en  reprendre  l'habitude,  et  y  trouva  assez  de  plaisir  pour 
s'imaginer  qu'il  redevenait  amoureux. 

C'est  au  milieu  de  ces  circonstances  qu'avaient  eu  lieu  les  derniers 
éwnemensque  je  viens  de  raconter.  M.  d'Esparon,  en  se  décidant  tout 
à  coup  à  partir  pour  Blignieux,  sous  l'empire  des  émotions  sincères  que 
lui  avaient  causées  le  duel  d'Albert  et  l'entretien  qui  l'avait  suivi,  ne 
s'était  plus  préoccupé  de  M"'''  de  Dienne;  mais  cette  soirée,  l'aspect  de 


OGTAVB.  467 

cette  eatte,  fai  vue  de  la  duchesse,  celle  de  son  nouvel  adorateur,  tout 
avait  augmenté  le  danger,  et  nous  venous  de  voir  eomment  il  y  suc- 
conduit. 

L» duchesse delMenne  ùit^dOe sa  dupe? Céda*t-elle une tm  encore 
à  ce  chamre  posthume  qui  (ait  croûB  aux  femmes  que  des  paroles  d'a-^ 
mour  sur  les  lëvoes  de  ceia  qui  les»  oni  aimées  ne  sauraient  ôtretoui- 
à-fait  menteuses?  Devinari^le  taguement  qu'elle  avait  un  rival  k 
combattre  dans  la  personne  de  ce  jeime  homme  qu'elle  voyait  près  de 
la  stalle  vide  d^Octave?  Eut^Ue  quelque  idée  de  ce  départ,  et  un  der- 
nier retour  de  coquetterie  ou  de  vanité  Fengagea-i-il  à  essayer  ce  qu'elle 
avait  encore  de  puissance?  Le  fait  est  que  leur  conversation  s'«mimade 
|rius  en  phis,rei,  seus^des  apparences*  de  raillerie  ou  de  malice,  eut  des 
échappées  aSèctueusesettcâidres.  De  temps  en  temps,  Octave,  qui^Ben^ 
tait  le  péril,  taisafîtmine  de  se  lever;  mais  elle  le  retenait  par  quelque 
gracieuse  oâlinerie.  U  resta  donc,  et  tous  deux  crurent  un  moment  à 
la  possibilité  de  rallumer  des  cendres  éteintes  :  folle  chimère,  dont  le 
premier  effet  éiait  de  déchiner,  à  quelques  pas  de  là,  un  noble  et  jeune 
eœuri 

OtiUo  allait  finir.  Albert,  meapable  de  demeurer  plus  long-temps  en 
face  de  cetteloge,  gouflte  desoie  et  de  velours  où  s'étaient  abîmées* en 
un  instant  toutes^les  joiesde  son  arae,  n'attendit  pas  la  fin  du  troisième 
acte,  et  s'enteit  ccmime  un  faon  blessé  qui  retourne  à  son  gtte.  M.  d'Es- 
paron  vit  sortir  son  fils,  il  fit  un  mouvement  comme  pour  aller  le  re^ 
joindre  dans  le  corridor;  mais  les  femmes  les  plus  loyales  ont  aussi 
leurs  baires  impitoyables  :  dans  cette  soirée,  la  duchesse  de  Dienne 
avait  accepte  la  lutte;  dès^lors  il  fallait  qu'elle  la  soutînt  jusqu'au  boill 
—  Cher  comte,  dit-elle  d'une  voix  plus  douce  que  la  romance  de  Dcs- 
demona,  aurez-vous  la  com(daisance  de  me  donner  le  bras  jusqu'à  ma 
voiture?  —  n  n'y  avait  pas  moyen  de  résister  à  une  prière  modulée 
avec  tuât  de  grâce.  Octave  attendit  donc  la  chute  du  rideau;  M«"  de 
Dienne  et  lui  sortirent  ensemble  delà  loge.  On  sait  avec  quelle  majes-^ 
tueuse  lenteur  l'auditoire  des  Italiens  descend  le  grand  escalier.  Une 
foule  compacte  arrêtait  à  chaque  pas  la  marche  de  H.  d'Esparon  et  dé 
sa  belle  coropi^ne.  Tous  tes  yeux  se  dirigeaient  vers  eux:  aCestla 
duchesse  de  Dienne  et  Octave  d^Esparon,  disait-on  à  demi  voix.  —  Le 
poète  et  ta  muse!  —  Dante  et  Béatrix!  d 

Ils  arrivèrent  tàim  jusqu'au  péristyle.  Lorsque  M"'*  de  Dienne  ftit 
montée  dims  sa  voiture,  Octave  renvoya  la  sienne.  Il  avait  besoin  de 
respirer,  de  réfléchir,  de  compter  avec  lui-même.  Le  passage  Choiseul 
était  encore  ouvert.  H  y  ^tra,  alhima  un  cigare,  et  revint  à  pied 
chez  lui  par  les  boâlevavds.  La  nuit  était  froide,  mats  cahne  et  sereme. 
Des  miUi0Ps4'équipage»  se  croisaient  dans  tous  les  sens;  des  flots  de 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lumières  ruisselaient  encore  aux  Titres  des  magasins  et  des  cafés. 
M.  d'Esparon  croyait  entendre  des  voix  confuses  lui  répéter  avec  M""*  de 

Dienne  :  Restez I  a  Quitter  tout  cela!  se  disait-il;  abdiquer  demain 

être  oublié  dans  six  mois Et  pourquoi?  pour  un  semblant  de  yertu 

et  de  bonheur,  qui  ne  peut  plus  être  ni  le  bonheur  ni  la  vertu  I  » 

Il  rentra,  triste  et  indécis;  on  lui  dit  que  son  fils  Tavait  précédé  de 
quelques  minutes  et  s'était  brusquement  enfermé.  Octave  ne  sut  trop 
s'il  devait  essayer  de  le  voir  et  de  lui  parler;  il  se  dirigea  furtivement 
jusqu'à  sa  porte  :  on  apercevait  au-dessous  une  raie  lumineuse  qui  prou- 
vait qu'Albert  veillait  encore.  M.  d'Esparon  prêta  l'oreille  et  crut  enr- 
tendre  le  cri  d'une  plume  courant  sur  le  papier;  il  n'osa  frapper.  Trop 
mécontent  de  lui-même  pour  pousser  plus  loin  sa  tentative,  il  revint 
sur  ses  pas,  plus  agité,  plus  irrésolu  que  jamais. 

Le  lendemain ,  à  son  réveil,  il  sonna  et  demanda  son  fils.  On  lui  an- 
nonça qu'il  était  parti  à  la  pointe  du  jour.  M.  d'Esparon  ne  comprit  pas 
d'abord;  il  sauta  à  bas  de  son  lit,  s'habilla  à  moitié,  et  courut  à  l'ap- 
partement d'Albert  :  il  n'y  avait  plus  personne.  A  mesure  que  la  vérité 
se  révélait  à  Octave,  un  tremblement  nerveux  s'emparait  de  lui;  il 
parcourait  dans  tous  les  sens  les  deux  ou  trois  pièces  dont  se  compo- 
sait cet  appartement.  Tout  le  mobilier  était  intact;  chaque  objet  avait 
été  soigneusement  remis  à  sa  place;  les  habits  qu'Albert>  par  ordre  de 
son  père,  avait  commandés  à  Paris,  étaient  exactement  rangés  dans  les 
placards.  Le  jeune  homme  n'avait  emporté  que  le  mince  et  modeste 
bagage  avec  lequel  il  était  venu. 

En  continuant  ses  recherches,  M.  d'Esparon  aperçut  enfin  une  lettre 
qu'Albert  avait  laissée  sur  sa  table  de  travail  ;  il  se  jeta  dessus,  déchira 
l'enveloppe  et  lut  ce  qui  suit  : 

a  J'ai  prié  Dieu  qu'il  m'inspirât  ce  que  j'avais  à  faire;  je  le  prie  main- 
tenant d' écarter  de  ma  plume  tout  ce  qui  ne  serait  pas  d'un  fils  respec- 
tueux et  soumis.  Pardonnez-moi  donc  si  je  pars  sans  vous;  pardoniiez- 
moi  si  cette  lettre  conserve  quelque  trace  de  sentimens  que  je  repousse 
et  que  je  renie. 

a  Je  pars;  j'ai  craint  que  votre  résolution  d'avant-hier  ne  fût  le  ré- 
sultat d'une  exaltation  factice,  et  par  conséquent  passagère.  J'ai  craint 
qu'il  ne  vous  fut  trop  pénible,  à  cause  de  moi,  de  revenir  sur  une  dé- 
cision dont  vous  vous  repentiriez  plus  tard.  J'ai  pensé  que  mon  départ 
vous  épargnerait  à  la  fois  l'embarras  d'un  instant  et  les  regrets  de  toute 
la  vie. 

a  Conunent  avais-je  pu  m'abuser  à  ce  point?  Renoncer  pour  nous 
aux  succès,  aux  plaisirs,  à  tout  ce  qui  rend  votre  vie  si  brillante,  si  en- 
viée, c'eût  été  trop.  Dans  une  heure  d'entraînement  que  je  regarde  au- 


OCTAVE.  X  469 

jourd'hui  comme  mi  rêve,  j'ai  pti  croire  ce  sacriflee  possible;  mainte- 
nant je  comprends  tout  ce  qn'il  vous  coûtait^  et  je  m'en  veux  de  l'avoir 
espéré. 

a  Peut-être  vaut-il  mieux  qu'il  en  soit  ainsi  pour  une  personne  que 
je  ne  vous  nommerai  plus.  Elle  est  flère,  vous  le  savez  :  si  elle  se  fût 
livrée  avec  confiance  à  cette  consolation  tardive,  et  qu'ensuite....  non, 
non;  mieux  valent  certaines  souffrances -que  certaines  humiliations; 
mieux  vaut  un  malheur  dont  on  a  cessé  de  se  plaindre  qu'un  bonheur 
qui  serait  à  charge  à  quelqu'un. 

«  Je  ne  sais  ce  que  je  vous  écris;  j'ai  déchiré  vingt  lettres,  et  j'ai  peur 
encore  que  celle-ci  n'exprime  pas  assez  tout  ce  epie  je  voudrais  dire,  ou 
dise  trop  ce  que  je  veux  taire.  Que  Dieu  me  protège  donc  et  qu'il  me 
soutienne!...  Il  y  a  des  momens  où  je» regrette  de  vous  avoir  connu. 
Mes  rêves  étaient  si  purs  et  si  doux!...  Puis  est  venue  notre  réunion 
plus  douce  encore,  et  cette  vie  dont  il  faudrait  savourer  les  délices  sans 
en  connaître  les  secrets.  Ahl  j'ai  goûté  tout  cela  avec  trop  d'ardeur; 
j'ai  mérité  d'être  puni;  j'ai  été  trop  heureux,  trop  crédule,  et  je  sais 
aujourd'hui....  non ,  je  ne  sais  rien ,  sinon  que  je  pars  et  que  je  pleure. 

a  Je  vais  reprendre  ma  vie  de  Blignieux  avec  la  pauvre  délaissée,  tt 
est  temps  que  je  revienne  à  celle  qui  a  besoin  de  moi ,  à  celle  qui  n'a 
que  son  fils  à  aimer.  J'ai  beaucoup  à  réparer,  bien  des  chimères  et  de9 
injustices  à  abjurer  à  ses  genoux.  J'espère  que  mes  forces  ne  me  trahi- 
ront pas,  et,  si  je  retrouve  auprès  d'elle  tout  ce  que  je  perds  ici ,  il  me 
semble  que  je  serai  presque  consolé. 

a  Demain,  à  votre  réveil,  nous  serons  loin  l'un  de  l'autre hélas I 

comme  nous  l'étions  déjà  ce  soir,  moins  loin  peut-être....  Oh!  pardon  I 
pardon  !  Je  voudrais  effacer  avec  mes  larmes  cette  cruelle  image;  je  n'ai 
rien  vu,  rien  su;  j'étouffe  dans  mon  sein,  dussé-je  en  mourir,  tout  ce 
qui  n'est  pas  résignation  et  respect.  A  Blignieux ,  je  sens  que  je  vous 
aimerai  encore;  à  Paris,  je  ne  vous  reverrais  jamais.  » 

M.  d'Esparon  lut  et  relut  cette  lettre;  chaque  mot,  chaque  réticence 
le  déchirait  de  honte  et  de  douleur;  puis  il  promena  un  dernier  regard 
sur  cette  chambre  vide,  et  il  en  sortit  comme  un  exilé. 

S'il  y  avait  eu  là  des  chevaux  de  poste,  nul  doute  que  dans  ce  pre- 
mier moment  de  désespoir  il  ne  fût  parti  sur  les  traces  de  son  fils  :  il 
songea  même  à  en  demander;  mais  il  hésita,  et  une  partie  de  la  journée 
s'écoula  avant  qu'il  se  fût  décidé.  Quatre  heures  arrivèrent;  c'était 
l'heure  où  il  avait  coutume  d'aller  chez  M""*  de  Dienne.  Machinalement 
il  sonna.  Sa  voiture  était  prête,  et,  sans  qu'il  dît  un  mot,  son  cocher 
le  conduisit  à  l'hôtel  de  la  duchesse.  Tous  ceux  qui  connaissent  l'his- 
toire des  passions,  tous  ceux  qui  savent  à  quel  point  il  est  difQcile  de  les 
arrêter  quand  elles  naissent  et  de  les  ranimer  quand  elles  meurent 


A?0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comiurendront  sans  peioe  combien  fut  eoui^iCcMe  deniîère  ilBiMi 
({pi'OctaTe  et  M»*"  de  Dienne  essayaient  de  nBàâét^ 

En  partant  de  Paris,  AH>ert  n'asrait  pas  éptmtfé  un  momeMtil'bésita- 
tioPy  mais  la  confiance  et  l'entbonsiasrae  étaient  éteints  dans-smoi  cœur. 
Dans  les  premiers  jours  de  la  jeunesse,  on  ctoît  toutes  les  épreuves-dé* 
wîres  :  les  joies  comme  les  douleurs  paraissent  sans  appela  Dépouillé 
en<un  jour  des  songes  dorés  de  s(m  adolescffiiee,  Albert  s'imaginait  que 
son  ame  était  dévastée  pour  jamais,  et  que  pas  une  flenr  ne  pourrait 
onoifare  sur  cesdébris.  Gepencbmt,  à  mesure  qu'il  approchait^u  terme  de 
son  voyage,  sa  tristesse,  sans  s'effacer  toui-à^^Ml^  prît  un  caceistère  de 
mélaniGolie  plus  douce.  Lorsqu'on  jetant  les  yeux  par  la  portière  de  la 
voitujre,  il  aperçut  dans  le  lointain  les  preraiàres^imes  du  Dauphiné, 
flrse  sentit  saisi  de  cette  émotion  que  causent,  après  les  erises  de  la  vie, 
l'aspectide  la  campagne  et  le  retour  au  pays  nalal.  Quelques  lieuesavant 
BligAieux,  il  reconnaissait  déjà  chaque  buisson  de  la  route,  chaque  bou- 
quet 4e  bois,  chaque  accident  de  terrain;  il  lui  semblait  alorsque  sa  vie 
seirattachait  au  ûl  qu'il  avait  rompu  quatre  meJB  auparavant,  et  il  se 
éemandait  si  ces  quatre  mois  n'étaient  pas  un  rêve. 

En  privant  à  la  grange  des  Aubiers,  àl'endmit  même  où  le  cbeHua 
defiUgnieux  s'embranche  sur  la  grande  route,  Albert  sautaà  bas  de  la 
diUgence,  laissa  ses  paquets  à  la  ferme,  et,  le  cœur  pal(»taBt,  se  dirigea 
vei9S}le  château  au  pas  dccourse.  En  entrant  dans  la  l^igue  avenue 
d'ormeaux,  il  vit  accourir  ses  deux  chiens,  qui  avaient  flairé  son  ap- 
prcMAie  et  quiise  précipitèrent  sur  lui  eommeimoitroiabe.  Derrière  eux 
maffcbuit  d'un  pa&  plus  lent  la  vieille  Marianne,  qui,  d^uis  qu'elle 
avaitiicrit  sa  lettre  à  Albert,  s'attendait  sans  cesM  à  le  veÂr  arriver,  et 
venait  tous  les  jours  à  sa  rencontre.  Le  jeune  honmie  se  dégagea  de  ces 
premières  étreintes  :  il  courut  jusqu'à  la  porte  du  salon  etl'ouvrit  d'une 
main  tremblante.  Sa  mère  était  assise  à  sa  placô4>rdinaire.  Sàm  «n'était 
changé  autour  d'elle.  N'eût  été  la  pâleur  de  ses  joues  et  l'amaigrisse- 
Btent  de  son  visage,  Albert  aurait  pu  croketqu'il  ne  l'avait  quittée  que 
la  (veiUe.  Lorsqu'elle  le  vit  entrer,  elle  changea  de  eouleur,  elle  âe  sou- 
leva à  demi  sur  son  fauteuil,  puis  s'y  laissa  retomber;  il  se  jeta  à  ses 
genouK,  et,  pendantun  instant,  ce  ne  furent,  entre  elle  et  lui^  ^e  mur- 
mures confus  et  paroles  entrecoupées. 

— -*Bb  mère  !  dit  enfin  Alb^,  c'est  bi»i  moi,  me  void  de  retour,  et 
pour  ne  plus  repartir. 

— Merci,  mon  enfant!  réponditrclle;  puisque  Dieu  vous  ramène  ici, 
dest  qu'il  permet  que  je  vive,  et  me  pardonne  de  vous  trop  aimer  1 

4kinune  si  cette  épreuve  eût  enfin  vaincu  la  frmde  et  ri^e  enve- 
lafq[>e  dont  K^  d'Esparcm  recouvrait  tous  aes  sentimens,  ce  fut  le  signal 
d;un  changenaent  visible  dans  ses  manières  à  l'égard  de  son  fils;  U  lui 


OCTAVB.  ÂM 

i^porlBtfc^aiUaiifB  tuât  dedérouement,  de  recoimaiaaaaee  et  dforaoïir, 
qu'il  nese  iBépneUBÎi  phi&surk  vé^erye  apparente  qu'elle  gardait  qias^ 
quefois  encore  en  r^pondimt  à  ses  eareMes*  Les  natures  contemies;, 
ùesqjp^&a^  a  l'art  «  de  Je8r4e¥iqer ,  oat  au  moins  cet  avantage,  qu'oa  leur 
saitgréd'une.foulede«daB|i-teiBtesfrtde  nuances  qui,  chez  ljes< caraiv- 
tàres  eifMoaif^j  pafiaaraieBtiB^perfiiesw  Albert,  pendant  les  premiàres 
semaines  qui  sui^iraniat^arelour  à  BlignieuK,  éprouva  une  jouiasaaee 
d^lioaie  à  c6s^^déaouverte&<|tt'il  faisait  chaque  jour  dans  le  cœur  de  sa 
mère,  et  qui,  par  le  léger  effortqu'eUes. lui  coûtaient,  lui  devenakut 
plus  précieuses. 

Cependant  ilinecDettourait  pas  leicalme.  Sa  pensée,  violemmentdé- 
touraée  desofaietstrQp^.chMrsquiJ'a¥aient$i  loi^rtemps  attirée,  essayait 
Yainement  de  se^^ropoiei;,  à  rombre  de  cette  sélection,  dans  cette  lûe 
dont  il  acceptait  dlavanceja  paisible  umformité.  Il  sentait  s'élever  et 
lui-mêiae  4e  seenèks  ^gitatkiBs  doot  il  ne  pouvait  détermiiier  ni  la 
cause  ni  le  but.  Tout  en  se  disant  qu'il  était  heureux,  il  se  surj^niut 
encore  regardant  à  l'horizon  et  interrogeant  l'avenir  avec  d'indéfinis- 
sables  iaqjMÎétudMUtH'araijyfltt  appiiser  ces  inquiétudes  en  rereasukOtà  sa 
xnàre  avec  .pkis  d^eiHiBlnenient  «t  de  tcaiM^ports;  mais  U^''  d'EâpaiKn4 
^aique;heuKeiisetd& posséder  Mifin^ le  cœur  de  son  fils^  était  incapable 
d'y  lire  :  son  mariage,  sa  vie  solitaire,  l'avaient  laissée  si  ignoraioula^ 
qie  ces  tagiie6;^|«)ptâme9,ce^flecEet  malaise  qui  perçait  à  tnurets^^les 
tendres  démoiistratiansi  d'Albert,  n'avaient  aucun  sens  pour  elle»  et  qutt 
cette  nouvelle  fhase«auraU  pu  ae  j^olonger  sans  qu'elle  s'en  aperçût 

Un  jour,  vers  la  fin  de  l'été ,  Albert  se  promenait  sur  la  terrasse  de 
Blignieux,  lorsqu'iftt*grti('j^&tr»d6SiefiviF(»s^vint  lui  dire  que cpielqu^un 
l'attendait  à  la  grange  des  Aubiers.  Albert,  à  ces  mots,  resseittit-un 
gmnd  «ifvuble;  bko^qMv  diP^fe  aon  retour,  il  n'eût  i  pas  ime  seole^fois 
parlé  de  ^nipèoc;^  ilinetpoujvait  ^enqpécher  de  penser  à  lui.  Dans  cet 
inconnu  qui  l'attendaiti  et  qiû  lui  envoyait  ce  mystérteux  message^  il 
ne  sut  s'il  devait  espérer ouiûndndne^d&feconnaitre  M.  d'Esparao;  mais, 
à  moitié  cheaiiaeiiire^Blî^pâeiix  et:  k.. grande:  ffoute  cette  incertitude 
fui  dissipée  :  il  apmKçut,  venant  àtsa  renoentfe,  l'homme  qui  lavaiitfait 
demander;  ea  n'était  pas^Outave^c'était'leeoloiiel  George  de  Gbarvey. 

Du.  ;pluB  li»in  q^'il  vit.  Alb^tyl^Qolonfil  lui  tendit  les  hrai;  Albert 
s'élança  vers  lui  aussi  ému  qu'un  coupable,  et  bégaya  quelques.pardea 
sans  suite.  M.  de  Charvey  luldi|>  en  l'embrassant  : 

«^—  lloasieui?,  lorsqia deux: hommesai^ loyalement  croisé  le  fer,  il 
est  d'usage  que  le  vaincu  fasse,  £^pràs^sa  gjoénson,  une  visite  à  soa  ad- 
verssdre.  Je  n!ai  ,paa  voidu  j  ^manquer^  et  me  vaiei  :  me  pardonnez^ 

V0UB? 

—  Ok!  monsieur,  dit<Alhert<le8  kxme&aux  yeu;  e'e^t  xoxà,  moi 
seul  qui  veux,  toute  ma  «vie,  vouS' demander  pardioa! 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Non,  Albert,  reprit  M.  de  Charvey  avec  une  dignité  affectueuse; 
vous  vous  êtes  bravement  conduit.  M'en  eûi-il  coûté  dix  palettes  de 
sang ,  je  me  réjouirais  de  vous  avoir  vu  enflammé  d'un  si  beau  cour- 
roux. J'ai  su,  depuis,  que  vous  aviez  quitté  Paris  le  surlendemain  pour 
venir  retrouver  votre  mère.  Albert,  vous  êtes  un  noble  cœur. 

Le  jeune  homme  remercia  M.  de  Charvey  du  regard,  puis  il  lui  de- 
manda timidement  ce  qui  l'amenait  dans  les  Hautes-Alpes. 

—  Je  pourrais  vous  dire,  répliqua  le  colonel ,  que  c'est  le  désir  de 
vous  revoir,  mais  ce  motif  n'est  pas  le  seul. 

Il  s'interrompit  un  moment,  puis  il  ajouta  : 

—  Si  j'avais  écouté  tout  ce  qu'on  me  disait  là-bas ,  il  ne  tenait  qu'à 
moi  de  me  croire  à  la  veille  d'une  grande  fortune  militaire;  mais  j'avais 
payé  ma  dette  au  pays,  le  reste  n'était  plus  qu'affaire  de  vanité;  d'ail- 
leurs, je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  me  séparer  de  ma  fille;  j'ai  quitté  le 
service,  et  je  reviens ,  avec  ma  chère  Alice,  m'établir  dans  vos  mon- 
tagnes. 

—  Vousl 

—  Oui;  j'ai  racheté,  à  huit  lieues  d'ici,  dans  la  vallée  d'Ogerelles,  la 
terre  de  Rouvre,  qui  avait  appartenu  à  ma  famille  :  il  y  a  un  joli  châ- 
teau, un  grand  parc,  beaucoup  de  gibier;  vous  viendrez  nous  y  voir 
souvent...  bien  souvent,  n'est-ce  pas? 

Albert  s'inclina;  ils  marchèrent  quelques  minutes  en  silence.  Le 
jeune  honune  brûlait  d'adresser  au  colonel  une  question  qui  expirait 
sur  ses  lèvres.  Celui-^i  le  prévint  et  lui  dit  d'un  ton  qui  excluait  toute 
idée  d'offense  : 

—  Albert,  vous  ne  me  parlez  point  de  votre  père? 

—  Je  n'osais  pas,  murmura-t-U. 

—  M.  d'Esparon  n'est  pas  heureux,  il  ne  peut  plus  l'être.  Votre  dé- 
part a  produit  sur  lui  une  impression  douloureuse.  Ensuite...  les  liens 
qui  le  retenaient  à  Paris  ont  achevé  de  se  briser. 

—  Que  dites-vous?  balbutia  le  jeune  homme. 

—  Oui;  la  personne  qui  l'avait  aimé  n'a  pu  se  faire  plus  long-temps 
illusion.  Il  y  avait  désormais  dans  cette  affection  quelque  chose  de  fac- 
tice qui  les  a  révoltés  tous  deux.  Ils  se  sont  quittés,  et  cette  fois  c'est 
pour  toujours.  Elle  est  partie  pour  l'Italie,  où  l'on  dit  qu'elle  compte 
se  fixer. 

—  Et  lui?  demanda  Albert  le  cœur  serré. 

—  Il  a  cherché  dans  le  travail  une  réhabilitation  et  une  revanche; 
mais  là  encore  ses  forces  l'ont  trahi.  M.  d'Esparon  est  de  son  siècle. 
Pressé  de  jouir,  il  n'a  pas  creusé  ces  mines  sûres  et  profondes  qui  don- 
nent le  filon  d'or  pur.  Son  imagination  s'est  épuisée  en  prodigaUtés 
brillantes.  Aujourd'hui  il  a  passé  quarante  ans,  l'âge  où  l'on  fait  de 
grandes  choses  quand  on  a  patiemment  fécondé  sa  pensée,  l'âge  où 


OCTAVE.  473 

Ton  succombe  à  la  peine  quand  on  a  préféré  les  succès  hâtifs  à  la  gloire 
véritable.  Aussi  ce  dernier  effort  ne  Ta  conduit  qu'au  sentiment  dou- 
loureux de  sa  lassitude.  Il  ne  se  l'avoue  pas  encore,  mais  il  en  souffre 
déjà.  Je  connais  quelques-uns  de  ses  amis;  ils  m'ont  raconté  que  H.  d'Es- 
paron  n'était  plus  le  même  homme.  En  quelques  mois,  il  a  vieilli  de 
dix  ans.  Il  sent  que  sa  renommée  lui  échappe,  que  de  nouveaux  noms 
font  pâlir  le  sien,  que  ce  terrain  tant  de  fois  exploité  commence  à 
sonner  creux  sous  ses  pas.  Alors  il  s'irrite  contre  le  monde,  contre  ses 
amis,  contre  lui-même.  Tantôt  il  essaie  de  résister  à  l'évidence;  il  se 
rattache  avec  emportement  à  ces  derniers  lambeaux  de  talent  et  de 
gloire  qui  se  déchirent  entre  ses  mains.  Tantôt  il  prend  une  sorte  de 
plaisir  fébrile  à  proclamer  lui-même  sa  déchéance,  à  maudire  les  illu- 
sions de  sa  jeunesse  qui  l'ont  poussé  hors  des  voies  heureuses,  à  s'ac- 
cuser, non  pas  de  ses  fautes,  mais  de  ses  mécomptes  et  de  ses  chagrins. 

—  Hélas  !  que  va-t-il  devenir?  murmura  Albert. 

M.  de  Charvey  sourit  avec  plus  de  mélancolie  que  d'amertume. — Je 
crois  pouvoir  vous  le  prédire,  reprit-il;  lorsqu'il  sera  en  face  d'une 
réalité  trop  inexorable  pour  pouvoir  être  méconnue,  lorsqu'il  se  trou- 
vera trop  malheureux  de  son  isolement  et  de  son  déclin,  les  souvenirs 
de  son  ûls  et  de  Blignieux  l'assailliront  avec  plus  de  force.  Alors,  Al- 
bert, vous  verrez  M.  d'Esparon  venir  frapper  à  votre  porte  et  s'abriter 
sous  votre  toit,  comme  un  pèlerin  lassé  du  voyage.  S'il  en  est  ainsi,  ac- 
cueillez-le; il  sera  digne  de  pitié;  il  aura  perdu  tour  à  tour  tout  ce  qu'il 
demandait  à  la  vie  ! 

Albert,  à  ces  révélations  douloureuses,  sentit  redoubler  sa  tristesse. 
—  C'est  donc  ainsi,  dit-il,  que  doit  finir,  tout  ce  qui  sourit  à  l'imagina- 
tion et  au  cœuri  Rêverie,  confiance,  amour,  visions  chéries  de  nos  jeunes 
années,  vous  n'êtes  que  péril  et  mensonge  ! 

T^ut  en  parlant,  ils  approchaient  de  la  grande  route.  Déjà  ils  aper- 
cevaient la  grange^  des  Aubiers,  dont  le  soleil  couchant  faisait  reluire 
la  treille  poudreuse.  La  voiture  de  M.  de  Charvey  était  venue  l'attendre 
à  l'angle  du  chemin,  que  protégeaient  contre  la  chaleur  d'épaisses 
touffes  de  pruniers  sauvages,  suspendues  aux  fentes  des  rochers.  Le 
postillon  avait  mis  pied  à  terre  et  fumait  paisiblement  sa  pipe.  A  droite» 
.sur  im  tertre  dont  l'herbe,  verte  encore,  contrastait  avec  les  tons  gri- 
sâtres d'alentour,  une  jeune  fille  était  assise,  respirant  avec  délices  l'air 
des  montagnes,  et  regardant  sans  cesse  du  côté  de  Blignieux. 

Lorsqu'elle  vit  M.  de  Charvey,  son  premier  mouvement  fut  de  se 
lever  et  de  courir  à  lui  avec  une  vivacité  presque  enfantine;  mais, 
quand  elle  s'aperçut  qu'il  n'était  pas  seul,  sa  course  se  ralentit  peu  à 
peu,  si  bien  que  le  colonel  et  Albert  firent  les  derniers  pas  pour  ar- 
river jusqu'à  elle. 


4Ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

-^  Alice,  dit  alors  M.  de  Charvey,  J6  vous  présente  un  antii,  H.  la^ 
vicomte  Albert  d'Esparon. 

Alice  fit  une  gracieuse  révérence,,  et  devint  rouge  comme  une  cerise* 
Albert  n'était  pas  moins  troublé  qu'elle.  Le  regard  du  colonel  allait  de 
Tun  à  l'autre  avec  une  complaisance  qui  ne  laissait  aucun  doute  sur  ses 
desseins. 

—  Ha  fille,  dit-il  enfin,  il  faut  partir.  Nous'  avons  encore  huit  bonnes* 
lieues  d'ici  à  Rouvrç;.  un  autre  jour^  quand  nous  serons  dans  une  tenue 
plus  convenable,  nous  reviendrons  à  Blignieux;  j'aurai  irbonneur  de 
vous  présenter  à  M"*  la  comtesse  d'Esparon. 

Alice  sauta  lestement  dans  la  voiture,  non  sans  avoir  jeté  sur  Albert 
un  regard  timide  qui  acheva  de  le  bouleverser.  —  Allons  donc,  con*- 
scrit,  lui  dit  à  voix  basse  le  t  colonel  avec  im  joyeux  sourire;  vous  étiez 
moins  ému  sur  le  t^eurain  en  face  de  mon  fleuret.  Puis  il  ajputa  tout 
haut  :  Albert,  vous  saves  le  chemin  de  Rouvre;  deux  relais  d'ici  iiux 
Seuchons,  puis  on  tourne  à  gauche  dans  la  plaine.  Vous  yoiià  rensei- 
gné; maintenant,  en  route  ! 

M.  de  Gharvey  monta  en  voUure,  le  postilbn  se  remit  en  selle,  et 
l'attelage  repartit. 

Une  heure  après,  Albertétait  de  retour  à  Blignieux.  Tout  s'y  passait 
comme  d'habitude  :  ses  chiens  jouaient  aifprès  de  lui;  M"""  d'Esparon, 
assise  dans  son  grsind  fauteuil,  ne  roiqpait  le^ileuce  qu'à  de  raares  in- 
tervalles; on  entendait  dans  i'escalier  la  voôx  grondeuse  de  la  vieille. 
Marianne.  Et  cependant  Albert  comprit  que  pour  lui  tout  était  changé, 
qu'un  rayon  charmant  avait  pénétré,  dans  son  cœur,  et  que  désoirmais 
il  pourrait  mêler,  à  l'accomplissement  de  son  devoir  un  sentiment  non- 
veau,  une  nouvelle  espérance. 

Armand  de  Poktmartuc. 


ETUDES 


8Vft 


LE  ROMAN  ANGLAIS 


m. 

LE  DERNIER  ROMAN  DE  BOLWER. 


lUCBBTU,  OR  THE  CBIIDRBN  OF  TBE  N3GHT, 

by  the  author  of  Rienxi,  etc.— London,  1847,  8  vol. 


Les  littératures  ont  leurs  grands  barons  et  leurs  fiefe  héréditaires. 
Quand  un  homme  disparaît,  après  avoir  conquis  par  son  génie  une 
place  à  part  dans  Testime  de  ses  contemporains,  il  est  rare  que,  parmi 
les  écrivains  secondaires  dont  il  a  excité  l'émulation  et  formé  le  talent, 
quelqu'un  ne  vienne  pas  revendiquer,  avec  plus  ou  moins  de  succès, 
le  trône  resté  vacant.  Ce  successeur  trouve  la  route  frayée;  il  fait  appel 
à  des  habitudes  prises;  il  répond ,  comme  on  le  dit  vulgairement,  à  un 
besoin  d'admiration  contracté  par  un  nombre  immense  de  lecteurs 
firivoles.  Cette  circonstance  est  pour  une  bonne  moitié  dans  le  facile 
succès  qu'il  obtient,  succès  dangereux  cependant;  car,  enivré  trop  sou- 
vent par  la  vogue  aveugle  dont  il  est  l'objet,  le  populaire  écrivain  n'hé- 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

site  plus  à  croire  ses  inspirations  infaillibles^  et  il  tente  des  entreprises 
auxquelles  il  ne  suffit  pas  toujours. 

Sir  Edward  Lytton  Bulwer,  arrivant  après  Walter  Scott  à  tenir  le 
premier  rang  parmi  les  romanciers  anglais,  a  eu  la  bonne  fortune  et 
le  malheur  dont  nous  venons  de  parler.  Eugène  Aram  et  Pelham,  jus- 
tement remarqués,  Fun  comme  étude  psychologique^  Vautre  comme 
une  admirable  satire  du  dandysme,  lui  avaient  donné  d'incontestables 
droits  à  une  part  du  glorieux  héritage  que  laissaient  à  recueillir  la 
vieillesse  et  la  décadence  du  navelist  écossais.  Il  l'eut  tout  entier  et  sans 
partage  :  opulence  inattendue,  dont  il  usa  comme  un  fils  prodigue  pour 
imposer  à  la  mode  des  productions  de  plus  en  plus  faibles,  de  plus  en 
plus  hâtives,  et  qui  ont  peu  à  peu,  après  des  épreuves  réitérées,  dé- 
couragé ses  plus  fervens  admirateurs.  Nonobstant  quelques  demi-succès, 
comme  on  en  trouve  toujours  quand  on  multiplie  les  tentatives,  Tau- 
teur  de  Rienzi,  des  Derniers  jours  de  Pompet,  du  Désavoué,  de  Zanani, 
du  Dernier  Baron,  a  fait  oublier  celui  de  Devereux,  de  Paul  Clifford, 
des  Pèlerins  du  Rhin,  de  Maltravers  et  A' Alice. 

A  plusieurs  reprises,  dans  le  cours  d'une  carrière  laborieuse,  —  dé- 
couragé sans  doute  par  des  revers  qu'il  ne  pouvait  se  dissimuler,  — 
on  a  vu  sir  Edward  Lytton  essayer  de  se  rajeunir  en  se  transformant. 
Cest  ainsi  qu'il  a  tenté  de  fairej  servir  sa  réputation  de  romancier 
à  des  travaux  plus  sérieux^  à  son  livre  sur  V Angleterre  et  les  An- 
glais  par  exemple,  critique  [assez  amusante,  mais  très  superficielle 
de  l'état  social  chez  nos  voisins,Sou  bien  encore  à  des  études  sur  l'anti- 
quité classique,  telles  que  sa  monographie  d^ Athènes.  Auparavant,  il 
avait  brigué  d'autres  succès.  Il  avait  voulu  être  poète,  et,  fort  de  sa  po- 
pularité, il  avait  publié  les  essais  de  sa  jeunesse,  a  Ceci,  disait  naguère 
un  critique  anglais,  ne  fut  pas  une  heureuse  inspiration.  Ismdel,  conte 
oriental,  O'Niel  ou  le  Rebelle,  les  Jumeaux  siamois,  Eva,  ont  à  peine 
laissé  leur  empreinte  dans  la]  mémoire  des  bibliographes  et  dans  les 
catalogues  dont  elle  se  nourrit.  Nous  en  dirons  autant,  ajoute-t-il, 
de  certaines  odes  et  chansons  patriotiques  où  le  style  simple  et  solide 
[roast  heef  style)  de  la  vieiDe  Angleterre  s'amalgame  d'une  assez  étrange 
façon  avec  toute  sorte  de  prétentions  métaphysiques  et  d'idéalités  à  l'al- 
lemande, tant  bien  que  mal  douées  d'une  factice  existence,  au  moyen 
d'  nitiales  majuscules.  » 

Ce  n'est  pas  tout.  Un  beau  jour,  le  fantasque  romancier  eut  la  pré- 
tention de  prouver  «  qu'un  gentleman  pouvait  diriger  un  recueil  pério- 
dique, x>  et,  sans  autre  raison  que  celle-là,  il  prit  la  direction  du  New 
Monthly  Magazine.  On  ne  comprendra  peut-être  pas  tout  ce  qu'un  pareil 
caprice  avait  de  bizarre  ou  d'exorbitant  en  Angleterre,  chez  im  homme 
du  monde.  Cependant ,  une  fois  cet  enjeu  risqué ,  sir  Edward  Bulwer 
s'occupa  tout  de  bon  de  $a  tâche  éditoriale,  et  ses  articles,  réimprimés 


i 


;•  v-*^- 


LB  BOMAN  ANGLAIS.  477 

depuis  SOUS  le  titre  de  f  Étudiant  (i),  prouvent  un  pencbaat  réel  et  une 
aptitude  remarquable  à  traiter  des  sujets  métaphysiques  qu'on  eût  pu 
croire  très  peu  faits  pour  un  esprit  si  versatile  et  si  bien  pourvu  d'ironie. 
Le  ttiéâtre  eut  son  tour  dans  cette  vie  d'aventures,  et  la  scène  con* 
venait  en  effet  à  une  nature  souple ^  adroite,  variée  par  excellence.. 
Bulwer  débuta  par  un  drame  dont  Cromwell  était  le  héros  (S).  La  pièce 
fut  écrite,  et,  soit  qu'elle  eût  été  refusée  par  les  théâtres,  —  ce  qui 
n'est  guère  probable ,  —  soit  que  ce  fût  là  un  ballon  d'essai  plutôt 
qu'une  tentative  sérieuse,  l'auteur  la  fit  imprimer.  A  mesure  que  les 
épreuves  lui  revenaient,  il  les  couvrait  de  tant  de  ratures,  de  tant  de 
corrections,  qu'une  œuvre  véritablement  nouvelle  devait  sortir  de  ce 
travail.  Puis  tout  à  coup,  contrairement  aux  habitudes  du  noble  écri- 
vain, il  sembla  désespérer  de  lui  ou  du  public.  Le  Cromwell,  deux  fois 
écrit,  fut  brusquement  supprimé.  Les  amis  de  l'auteur  prétendirent  que 
le  public  était  indigne  d'un  tel  chef-d'œuvre,  et  en  avait  été  frustré  faute 
de  le  pouvoir  goûter  ou  même  comprendre  :  explication  bienveillante 
que  sir  Edward  Bulwer  a  démentie  depuis  en  donnant  à  ce  même  pu- 
blic plusieurs  autres  drames  que  sans  doute  il  ne  jugeait  point  infé- 
rieurs au  premier.  La  Duchesse  de  La  Valliére,  la  Dame  de  Lyon,  /ft- 
chelieu,  le  Capitaine  et  ï Argent  composent,  à  l'heure  qu'il  est,  le  ré- 
pertoire dramatique  de  ce  fécond  écrivain.  Presque  tous  ces  drames  ou 
comédies,  joués  sous  les  auspices  de  Hacready  et  montés  avec  un  soin 
tout  particulier,  ont  eu  un  succès  de  première  représentation ,  con- 
firmé seulement  pour  la  Dame  de  Lyon,  qui,  sous  quelques  rapports, 
ressemble  à  Buy  Blas.  Dans  aucune  de  ses  compositions,  sir  Edward 
Bulwer  n'a  fait  preuve  des  qualités  qui  constituent  un  poète  drama- 
tique de  premier  ordre.  Esprit  élégant,  nourri  de  curieuses  études, 
mais  sans  ardeur  réelle,  sans  passion ,  sans  originalité  absolue,  il  cède 
tour  à  tour  à  des  inspirations  venues  du  dehors,  passagères  bouffées 
d'enthousiasme  auxquelles  son  imagination  privée  de  lest  ouvre  vo- 
lontiers ses  voiles,  et  qui  l'emportent  dans  les  directions  les  plus  op- 
posées, sans  que  le  voyage  soit  jamais  ni  très  productif  ni  très  long, 
a  L'intelligence  de  Bulwer,  a  dit  encore  le  même  critique  dont  nous 
avons  déjà  cité  le  jugement,  est  analytique  et  sans  élans.  Elle  pro- 
cède par  une  étude  assidue,  par  de  savans  détours,  mais  elle  n'a  rien 
de  direct,  rien  de  concentré.  Elle  est  capricieuse  sans  véritable  fantai- 
sie, raffinée,  élégante,  mais  non  poissante  et  simple,  vive  plutôt  que 
passionnée,  mobile  plutôt  qu'ardente.  Elle  obéit  au  système  préconçu 
bien  plus  souvent  qu'à  l'impulsion  instantanée;  elle  travaille  sur  des 
modèles  choisis  plus  volontiers  qu'elle  ne  cède  à  l'instinct  et  à  l'inspi- 

(1)  Ils  avaient  para  dans  le  New  Monthly  sons  celai  de  Convenations  d*un  Ét%idiant 
ambitieux. 
(S)  n  en  reste  trace  dans  ses  poésies,  où  nous  trouTons  nn  Scnge  de  Cromwêlt, 
TOME  xvu.  32 


478  REVUB  hmimn  mmns. 


xbUqd.  Elle  tire^  ferœ  de  la  véiexioiivetinon  pas  dQ>seiitinientvcle  la 
tète  et  Eoo  du  cœur  (1)...  x>  ÂiUeura^  distiîlniaiit  leurs  rftles  aux  trois 
Iirimdpaux^écri^aiDsdu  (kiuiiiiraDglw^  Knowles, 

ïfaonias  Noon  TaUourd  eiButn^r,  '^  le  même  juge  place  ce  dernier 
eatre  les  deux  autres,  champMus  pliis  ou  inoîns  résolus  de  deux  sys* 
tèmes opposés,  et  r^e  légèremeôt  cet  éelectisme  de  leur  àsiule;  aà 
qui  toute  théorie  parait  bonne,  poocvu  qu^ette  mèDe  au  succès,  o 

Cet  amour  de  la  popularité^  Men  difficile  à-étetudre  chez^quiconque 
1*41  vu  payer  de  retour,  a  évidemment  inspiré  deux  de  ses  derniers  ro- 
mans i  récrrvain  dont  nous  TeBons  ^l'esquisser  rapidement  la  irie  litté» 
Caire.  U  a^ait  vu  froidemeiit  aecueiUir  des  œuvres  auxquelles  il  attachait 
une  importance  sérieuse.  Tandis  qu'on  feranait  ForeiUe  à  ses  discours 
érudits  et  fleuris,  tandis  qu'on  traitait) avec  un  dédain  peut-èfane  iqjuste 
ses  recherches  sur  Thistoire  gteeque,  ses  évocations  du.  mofen*Âge,  ses 
curieuses  études  sur  les  ros&Hxoix  ou  sur  les  légendes  allemandes,  des 
intelligences  beaucoup  moins  cultivées^  des  romanciers  indignes  de 
lui  être  comparés  obtenaient  pour  leurs,  plus  vulgaires  improvisatienB 
ce  bruit,  cette  vogue,  ce  renom  que  l'auteur  d' £M§én€Ar€mi,  peu  à  peu 
délaissé,  nepouvait  reconquérir  au  prix  des  plus  grands  eflbrts.  Le  ca« 
price  public,  ^->  et  le  caprice  puhUca  peur  certains  esprits  force  de  loi, 
•^couronnait  à  côté  de  lui  de  nouveaux  venus  lort  étrangers  à  tous 
les  raffinemans,  à  tantes  les  coquetteries  de  son  style  :  écrivains  bien 
moins  érudits,  mais  plus  nerveux,  plus  naïvement  inspirés,  ayant  avec 
les  aspérités^  les  formes  abruptes  de  laLnanrctdiure^  ses  incontestahleB 
avantages,  sa^  fécondité  plus  vraie^  sa  physionomie  plus. animée,  plus 
saisissante.  A  la  place  de  ces  dandies  recherchés,  de  ces  beaux  im- 
perlinens,  de  ces  exquiiites  calmes  et  silencieux  dans  leur  profond 
égoïsme,  on  introduisait  violeaunent  dans  le  roman,  où  jusqoe^-là  ils 
se  montraient  à  peine ^  honteux.comparses^ifigures  de  second  plan,  les 
acteurs  ambulansy  lesbohémieae  de  Londres,  les  voleurs,  les  courti- 
sanes, une  population  d'êtres  inunondes  au  dedans  conune  au  dehors, 
escrocs  émérites,  praticiens  subalternes,  chevaUecs  d'industrie,  cham* 
pions  du  trottoir  et  du  carrefour,  gibier  de  déportation  et  de  potence. 
L'école  fashionable,  — -  laohsjf  scAool,  comme  l'appelaient  les  critiques 
radicaux,  -^  l'école  où  Théodore  Hook  avait  précédé  Bulwer,  qui  lui- 
même  y  fraya  le  chemin  à  lord  Normanbytet  à  bien  d'autres,  l'école 
fashionable,  disons-nous,  cédait  le  terrain  à  une  école  décorée  du  nom 
de  Jack  Sheppard,  brigand  fameux ,  héros  d'un  roman  tout  aussi  cé- 
lèbre qu'aucun  de  ceux  de  l'auteur  de  FeUum.  Charles  Dickens  prêtait 
à  cette  théorie  nouvelle  la  popularité;d'Un  talent  réel,  etd'un  succès 
que  ce  talent  n'a  pas  encore,  selon  nous,  tout-à-fatt  justifié.  Pelham  ce- 
ci) Home,  TM  mw  SpérU\<^$heJg9. 


I4i  SOMAN  ANGLAIS.  470 

pendantyi  Devereux^  ces  beaux  g«atilfihomme&  si  partaitement  irr^o- 
chables  dans  leurs  manières  et  leur  tenue,  arbitres  de  toutes  les  élé^ 
gances^chlbbistes  accomplis^  ^^tsmm  incomparables,  étaient  oubliés^ 
méconnus,  et  traités  avec  la  négligence  qui  est  le  partage  des  types 
épuisés  et  vieillis»  De  là  naissait  pour  sk  Edward  Bulwer  une  impé- 
rieuse nécessité,  —  plus  impérieuse  pour  lui  que  pour  tout  autre,  — 
celle  de  renoncer  à  ce  qui  avait  fait  sa  gloire,  de  modifier  ses  habitudes,, 
de  déplace^  le  terrain  de  sa  longue  lutte  contre  l'indifférence  publique.. 

Une  pareille  transformation  est  toujours  périlleuse.  Si  beureusemeni 
doué  que  ron  soit,  ce  n'est  peint  à  l'âge  où  presque  tous  lesgraods 
écrivains  ont  cessé  de  produire,  que  l'on  peut,  sans  péril,  essayer  une 
métamorphose  complète,  aborder  une  carrière  nouvelle.  S'y  risque- 
tron  ,.il  faut,  ce  semble,  puiser  en  soi  les  ressources  de  cette  palingéuésie 
littéraire,. consulter  ses  instincts,  et  bien  malhabile,  bien  imprudent 
^t  celui  qui,  s'étant  fait  un  rôle  à  part,  mattre  d'un  genre  qu'il  a  créé^ 
se  laisse  égarer  par  une  puérile  émcdation  jusqu'à  se  faire  le  compéti- 
teur,— autant  vaut  dire  le  copiste,  — des  hommes  nouveaux  qu!il  voit 
en  possession  de  la  faveur  publique.  Pour  un  athlète  vieilli  qui,  pareil 
à  TEnteUe  de  Virgile,  trouvera  dans  son  orgueil  irrité  la  force  de  châ- 
tier un  jeune  et  téméraire  rival ,  combien  en  verra-t-on  déshonorer  eu 
échouaot  leur  passé  glorieux,  leur  ceste  jadis  san»  égal  1  Bulwer  débuta^ 
dans  ce  nouveau  combat,  par  un  romaa  dont  il  a  été  fort  pea  question^, 
bien  qu'il  ait  été  traduit  en  France.  Night  and  MonUng,  —  c'est  le  titre 
de  ce  roman,  —  mélodrame  pur  et  simple,  dont  le  moindre  tort  était 
de  rappeler,  sans  ïeSiàOdr y  Y  Oliver  Ttoùt  de  Charles  Dickens,  demeura 
pour  ainsi  dire  conmie  non  avenu  dans  la  nombreuse  famille  de  fictions 
du  mâme  ordre .  que  les  Ainsworth,.  les  James  et  tant  d'autres  encore 
se  hâtaient  de  livrer  à  Tappétit du. public,. réveillé  tout  à  ooup  par  uu 
subit  changementde  régime.  Sir  EdwardiBulwer  sembla  se  tenir  pour 
averti  qu'il  ne  gagnerait  rien  à  violenter  ainsi  ses  instincts  et  sa  ma- 
nière.  U  revint  immédiatement  au  roman  historique  et  savant.  Un 
nouvel  échec  l'y  attendait  Lb  Dernier  des  Barons  n'eut  aucun  succès. 
Aussi,  découragé  cette fois^le  romancier  se retira-t-ilisous sa  tente.  Il 
y  était  enfermé  depuis  quatre  années,  et  l'on  pouvait  croire  qu'il  avait 
pris  définitivement  congé  de  ses  lecteurs,  lorsque  l'^parition  de  iUc- 
ereiia  est  vaiue  prouver  que  les  poètes  sont  df humeur  tenace,  et  re- 
vi^ment  yolosUeiis,  pour  peu  qu'un  «ujet  Jiouiieau  les  captive,  dans 
l'arène  vingt  fois  abandonnée  et  maudite. 

Le  romaooier  relaps  nous  apprend,  —  et,  ce  nous  semble^  nous  l'au^ 
nous  daviné ,  —  que  l'idée  première  de  Lucvetia  lui  parut  d'abord 
propre  à  la  scène.  U  essaya  delà  réduire  aux  proportions  dramatiques;, 
mais  cette  fable,  trop  complexe  sans  doute,  et  q;ui  embrassait  un^  trop 
long  eapace  de  temps,  échappdt  àtous^lesieffortSfpar  les^ds  V.écrivaia 


480  REVUE  DES  DEUX  MOPTDES. 

voulait  la  condenser  en  cinq  actes  :  si  bien  qu'il  finit  par  se  rebuter  de 
cet  ingrat  travail,  et  que,  tenté  par  les  souvenirs  d'Eugène  Aram,  il  es- 
saya de  donner  un  pendant  à  ce  livre  remarquable,  son  plus  incontes- 
table titre  à  la  renommée. 

A  certains  égards,  sir  Edward  Bulwer  peut  se  flatter  d'avoir  réussi.  Son 
livre  a  rappelé  sur  son  nom  à  demi  effacé  les  éclairs  orageux  de  la  cri- 
tique. De  tous  côtés,  on  fulmine  contre  l'auteur  de  Lucretia  ces  ana- 
tbèmes  religieux,  ces  réquisitoires  sociaux  que  la  moralité  de  nos  voi- 
sins, toujours  en  éveil,  prodigue  si  aisément  dès  qu'elle  croit  apercevoir, 
dans  un  ouvrage  de  quelque  valeur,  des  tendances  dangereuses.  Et 
bien  que  Bulwer  ait  pris  toutes  les  précautions  imaginables  pour  se 
préserver  de  ce  genre  d'accusations,  bien  qu'il  se  soit  complu  à  faire 
ressortir,  en  toute  occasion ,  le  but  philosophique  de  son  roman,  la 
presse  indignée  n'en  continue  pas  moins  à  tonner  contre  lui,  comme  si 
les  scandales  de  Don  Juan  étaient  à  la  veille  de  désoler  la  pudique  Al- 
bion. Un  lecteur  français  a  grand'  peine  à  s'expliquer  ces  scrupules 
excessifs,  et  nous  en  sommes  réduit  à  faire  un  retour  sur  nous-même 
pour  nous  bien  assurer  que  la  lecture  de  nos  romans-feuilletons  ne 
nous  a  pas  complètement  démoralisé,  quand  nous  voyons  une  répro- 
bation si  générale  accueillir,  en  Angleterre,  un  récit  qui  nous  a  paru  si 
simple.  Au  surplus,  c'est  après  l'analyse  du  livre  qu'on  pourra  décider 
si  la  sévérité,  en  cette  occasion,  n'a  pas  été  poussée  jusqu'à  l'intolé- 
rance. 

Lucretia  est  un  drame  en  deux  parties.  Chacune  de  ces  parties  en- 
serre un  grand  nombre  d'événemens,  et  constitue  un  récit  complet. 
Cependant  les  catastrophes  qui  remplissent  la  seconde  moitié  du  ro- 
man sont  liées  par  un  rapport  très  direct  à  celles  que  raconte  la  pre- 
mière. Les  deux  principaux  acteurs  ne  cessent  pas  d'occuper  la  scène, 
et  l'aulcur  a  mis  un  soin  extrême  à  nuancer  chez  eux  le  progrès  des 
passions  qui  les  conduisent,  de  crime  en  crime,  jusqu'aux  derniers 
excès  de  la  dépravation  humaine.  Tel  a  été  son  dessein,  telle  est  la  tâche 
qu'il  s'est  donnée  et  qu'il  définit  ainsi  :  «  La  présence  du  mal  en  ce 
monde,  ô  mortel!  ne  doit  t'inspirer  ni  terreur  ni  doutes.  Humble  ad- 
mirateur de  l'œuvre  divine,  impose  silence  à  ton  cœur  pour  qu'il  puisse 
refléter,  miroir  toujours  fidèle,  l'ombre  aussi  bien  que  la  lumière.  Vai- 
nement chercherais-tu  à  comprendre  la  signification  morale  d'un  pay- 
sage, si  ton  ame  cédait  à  l'aveugle  plaisir  des  sens.  11  te  faut  deux  ailes 
pour  t' envoler  aux  cimes  élevées  que  la  vérité  habite...  L'une  est  noire 
comme  l'ébène,  l'autre  resplendit  du  même  éclat  que  la  neige:  — 
celle-là,  triste  comme  ta  raison  quand  elle  plonge  au  fond  des  abîmes 
ténébreux;  —  celle-ci ,  triomphante  comme  ta  foi  quand  elle  monte 
vers  rétoiledu  matin.»  Il  faut  donc  connaître  le  mal  dans  ses  principes 
secrets,  dans  ses  plus  horribles  conséquences,  et  cette  science  est  né- 


LE  ROMAN  ANGLAIS.  481 

cessaire  à  l'homme  qui  veut  comprendre  pleinement  et  pratiquer  dans 
toute  leur  rigueur  ses  devoirs  providentiels.  La  théorie  poétique  de  sir 
Edward  Bulwer  prêterait  matière,  on  le  voit,  à  de  longues  discussions; 
mais  nous  sommes  dispensé  de  la  prendre  au  sérieux,  car  ce  n'est  après 
tout  que  le  préambule  d'un  roman,  l'exorde  justificatif  d'un  récit  que 
l'on  pensait  avoir  à  présenter  avec  quelques  précauUons  oratoires. 

Arrivons  de  prime-abord  dans  le  château  de  sir  Miles  Saint-John , 
vieux  garçon  sexagénaire,  et  voyons  ce  qui  s'y  passait  dans  les  pre- 
mières années  du  siècle.  Sir  Hiles  était  riche  et  généreux ,  mais  fort 
entiché  de  son  ncfble  sang.  Le  sort  ne  lui  avait  donné  pour  héri- 
tières directes  que  deux  jeunes  orphelines  nées  de  ses  deux  sœurs,  Su- 
zan  Hivers  et  Lucretia  Clavering.  La  première  expiait,  loin  de  lui,  l'im- 
mense tori  d'être  le  fruit  d'une  mésalliance;  la  seconde,  au  contraire, 
n'avait  dans  les  veines  que  du  bon  sang  patricien.  Aussi  la  traitait-il  de 
fout  point  en  fille  chérie,  tandis  qu'il  laissait  son  autre  nièce, — content 
de  pourvoir  à  tousses  besoins, — chez  un  respectable  ecclésiastique  qui 
l'avait  recueillie  après  la  mort  de  mistress  Hivers. 

L'éducation  de  Lucretia,  surveillée  par  son  oncle  avec  un  soin  tout 
particulier,  a  motivé  chez  lui  la  présence  d'un  émigré  français,  le  Pro- 
vençal Dalibard,  plus  ou  moins  compromis  dans  les  intrigues  révo- 
lutionnaires, et  Dalibard,  circonspect  dans  sa  conduite,  persévérant  dans 
ses  vues,  a  fini  par  introduire  à  Laughton  un  jeune  homme,  Gabriel- 
Honoré  Vamey,  dont  il  prend  un  soin  tout  paternel.  Gabriel  est  en  effet 
son  fils.  D  eut  pour  mère  une  danseuse  célèbre  dans  les  coulisses  de 
l'Opéra.  Dalibard,  trahi  par  elle,  s'est  vengé  en  la  livrant,  elle  et  son 
complice,  à  l'échafaud  dressé  sur  la  place  de  la  Révolution.  Ce  n'est 
pas  tout  :  il  a  voulu  que  le  fils  dont  elle  l'avait  rendu  père,  à  peine  âgé 
de  sept  à  huit  ans,  assistât  à  la  mort  de  la  coupable,  et  lorsque  le  fer 
sanglant  tombait  sur  elle:  —  Apprends  comment  meurent  ceux  qui 
m'offensent  I  murmura  Dalibard  à  l'oreille  de  l'enfant  glacé  d'horreur. 

il  serait  inutile  maintenant  d'insister  sur  le  caractère  du  professeur 
français.  Quant  à  Lucretia,  son  élève,  c'est  une  jeune  fille  impétueuse 
et  hautaine,  capable  de  tout  entreprendre,  portée  à  tout  oser.  EUe  a  bien 
profité  des  leçons  que  Dalibard  lui  donnait  pour  la  corrompre;  elle  a 
déjoué  le  plan  de  ce  profond  séducteur  à  la  fois  amoureux  d'elle  et  du 
riche  héritage  qu'elle  doit  un  jour  posséder;  elle  Ta  mis  dans  sa  dépen- 
dance, et  s'est  réjouie  de  voir  à  ses  pieds  cet  homme  dont  la  science,  la 
portée  d'esprit,  lui  avaient  d'abord  imposé  une  sorte  de  vénération. 
Maintenant,  entre  elle  et  lui,  c'est  un  duel  caché,  que  va  compliquer  la 
jalousie  de  Dalibard,  quand  il  surprendra,  chez  Lucretia,  quelques 
symptômes  de  cet  amour  qu'il  n'a  pas  réussi  à  lui  inspirer. 

Lucretia  s'est  éprise,  en  effet,  d'un  jeune  homme  sans  naissance  et 
sans  fortune,  admis  par  hasard  chez  son  oncle.  Caractère  faible,  esprit 


482  RBVHB  AI8  fiUOL  MONDES. 

indécis^  Mainwariiig^  —  c'est  le  noia  devee  nouTeau  <  personsage,  — »  est 
fosciné  par  l'espoir  de  plaûoe  à  cette  jeune  OUb  si  belle,  si,  supérieure 
par  rinieUigence,  et  qui  syoute  à  ces  qualités  brillautes  tous  les  (pres^ 
tiges  de  Topulence.  Il  s'est  donc  laissét  engager  dansune  liaisoadfau^ 
tant  plus  ceupaUe  que,  s'il  est  ébloui  par  l-espoir  d'épouser  un  jpur 
l'béritière  de  J^ughton-rPraory,^  une  autre  jeunafiUe,  dont  il  est  aimé, 
lui  a  inspiré  depuis  long-ten^p&unamour  plu&profondy  un  attachement 
fondé  sur  une  estime,  une  admiration  bien  autrement  sincères.  Et 
cette  jeune. ûUe,  c'est  justemeatSuzanMiTers,  la  cousine-^germaine  de 
Lucretia,  la  nièce  déshéritée  de  sir  Miles. 

Le  plus  entier  m>ystère  enveloftpe  l'intrigue  déjà  nouée  entre  Lu^- 
cretia  et  Hainwariog.  L'ambitieuse  jeune  fille  a  lait  comprendre  à  son 
amant  que  jamais  l'orgueilleux  parent  dont  elle  espère  l'héritage  ne 
consentirait  à  leur  union.  U  faut  donc  ajourner,  attendre»  patienter.'Un 
mal  qui  ne  pardonne  guère,  et  dont  les  premières  atteintes  ont  d^ 
ébranlé  la  robuste  c<Nastitution  de  sir  Miles,  ne  doit  pas  tarder  aie  rayer 
du  nombre  des  yivans.  Lueretia  Jie  songe  pas  à  bâter  csUe  mort  qnî 
l'affranchira  de  toute  entrave  et  doit  lui  permettre  d'époiu^r  Mainwa- 
ring,  mais  elle  scrute  avec  une  in^tience  iaroucbe  les  progrès  du 
mal  libérateur.  La  nuit,  seule  avec  ses  rêves  de  bonheur,  cette  jeune 
fille,  dont  une  science  précoce  a  desséché  l'ame^  quitte  furtivemeatson 
lit  virginal,  pour  chercher,  dans  des  livres  de  médecine,  des  «promesses 
sinistres,  des  espéranœe  couples. 

Dalibard  n'a  rien  perdu  dece^drame  intime.  Gabriel^Honoré  tsur- 
veille,  pour  le  compte  de  son^père,  les  rapports  quotidiens*  de  Mainwaf 
ring  et  de  Lucretia,  d'autant  moins  suspect  à  cette  dernière,  quf  il  s'est 
fait  aussi  son  espion,  eilui  révèle  les  projels  de  Dalibard.  Ainsi^parun 
double  espionnage,  ce  misérable  enfant,  doué  d  ailleurs  de  fecultès 
puissantes  et  merveilleusemeid  organisé  pour  les  arts,  prélude  à  une 
carrière  de  crimes  et  d'infamie. 

Un  jour  Dalibard  croit  le>  moment  venu  d'en  finir  avecles^assiduîtés 
de  «on  jeune  rival.  Non  sans  prendre  auparavant  toutes  les  ppjécautioBS 
imaginables  pour  déguiser  soniutervention  dans  les  proijeisde  sa  re^ 
doutable  élève,  il  inspire  à  soUipatron  quelquestserupules  snr  Tintiaûté 
familière  de  Lucretiad  de  Mainwariog.  Ges  demirsoupçons  se  lèrtilieat 
chez  sir  Miles,  quand  il  voitsamècepefuserla'inâiad'un.cousin.  ruiné, 
Charles  Vernon,  auquel  il  eût  été  cbacraé  de  la.  marier,  et  alors,  ^am 
autres  éclaircissemens,  il  tait  sentir  à  Mainwariog  que  «a  préseaee  à 
Laughton-Priory  ne  saurait  se.pnolonger,  Lucretia  se  gatrde  bien  deté» 
moigner  le  moindre  reigfret,  la  moindre  iiumeur;  mais  elle  se  méfieoa 
désormais  de  son  astucieux  protesseur,  dont,  malgré  tout,eileafpresqtie 
deviné  les  perfides  menées.  DaUbard  s'en  aperçoit  à  son  tomr,'ear  oes 
deux  ennemis,  dignes  l'un  de.  l'autre,  saivent  à  mervBiU&^sapoucsiiWfle 


U  BOMAM  AMUMS.  MB 

et  se  démasquer.  La  santé  de  sir  MUes^  de  plus  enphiSTacilltfite;  reod 
une  crise  inévitable  et  prochaine.  Les  grands  ooups  ne  peuvent  plus  se 
diffémr,  et,  puisque  Dalibatd  désespère  de  roropre  à  meitteor  compte 
les  liens  qui^unissettt  à  un  autre  Tefayet  de  son  amour  tdistiaé,  il  se  dé- 
cide à  ccmsommer  la^miine  de  Luoretia.  Le  secretde  la  oonrespondanee 
qu'elle  a  nouée  avec  Mainwaring^  depuis  que  ce  dernier  a  (pûtté  le  cbâ« 
teauy  a  été  surpris  par  <jabriel-Hontré>  san»  eesse  aux  aguets^  Dalibard 
est  ainsi  devenu  maître  d'un  Utiet  m  la  passion  édate^  où  l'amante 
eStéuée  laisse  voir  sans  déguisemeiit  te«t  œ  qu'elle  craint^  tout  ce 
qu'elle  espère.  Que  ces  lignes  birûlantea  passent  sous  les  yeux  de  air 
Miles,  et  d'un  seul  coup  toftiie  l'affootion  qu'il  peirte  à  Lucretia  sera  dé* 
truite.  Fiez-vons*en  à  Dallbard>  — ^  menacé  daas  cette  lettre  même,  — 
pour  que  le  hasard,  un  ;hasard  ptéparé  de  longue  main,  la  fasse  tom«» 
faer  aux  mainadu  mourant,  dont<eUe  doit  ^dissiper  les^  dernières  illu* 
sions  et  changer  les  demièffes  vokmtéSé 

Lucretia,  victime  de  cette  machination  ténébreuse  acoonsq^lie  par 
Balibard  et  son  fUs,  ne  peut  pas  même  soij^kçonner  la  part  qu'ils  y  ont 
prise.  Brusquement  exilée  par  son  oncle,  chassée  de  son  cœur  aussi 
bien  que  de  sa  maison,  privée  du/  splendide  héritage  (fu'il  lui  destinait, 
il  lui  faut  encore,  tant  la  trame  a  étébien^ourdie,  remercier  ces  deux 
misérables,  qui  semblent  avoir  amorti^  autantqu'il  était  en  eux,  le  cour- 
roux de  l'oncle  outragé.  Lui,  cependant,  s'est  choisi  un  autre  héritier. 
Charles  Vemon,  ce  cousin  que  Lucretia  n'a  pae  voulu  accepter  pour 
époux,  devieoA  le  premier  légataire  désigné  par  le  testament  de  sir 
Miles.  A  son  défaut,  et  si  sa  postérité  venaiià  s'éteindre,  une  substitua 
lion  fait  passer  à  miss  Mivers  et  à  ses  hoirs  les  beaux  dopiaines  de 
Laughfam.  Enfin,  c^te  seconde  hgnée  étant  «épuisée,  Lucretia  dave- 
ring  retrouverait  ses  droits,  qui  deviannmt,  on  le  voit,  fort  hypothé*- 
tiques. 

Pour  se  consoler  de  cette  fortune  perdue,  il  hii  reste  avec  un  legs 
de  iO^OOO  Uvres  sterlmg  l'amour  de  Mai0wartng,  cet  amour  qu'elle  a 
payé  si  cher,  et  sur  lequel  peut-ètreelle  a  icop  compté.  Non  que  Main- 
ivaring,  honmie  d'honneur  après  tout,  r^use  de  tenir  envers  la  jeune 
fille  déshéritée  les  engagemens  qu^il  avait  pris  quand  elle  était  encore 
appelée  à  recueillir  la  succession  de  sûr  Ifiles;  mais,  nous  l'avons  dit, 
mime  alors  elle  n'amt^pas  la  premiène  plaoe  dans  son  cœur.  Mainwa* 
ring  était  subjugué  par  cette  volonté  si  forte,  et  non  pas  attiré,  comme 
vers  Suzan,  par  un  charme  doux  et  vainqueur.  D'ailleurs,  miss  Mivers, 
résignée  et  silencieuse,  laisse  Arop^bien  voir  que  l'abandonde  son  amant 
lui  coûtera  le  bonheur  et  peut-être  :1a  vie.  Maînwaring  ne  peut  se  dissi- 
muler qu'elle  languit  et  s  étiole,  mittée  par  le  souvenir  du  temps  où, 
tendrement  aimé  d'elle,  il  «'était  volealairement  associé  à  tous  ses  rôves 
d'avenir.  UnecompaiiBmtsîncèBfiirappvooheilIaînwaring  de  Suzan;  à 


481  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  vufe,  Tancienne  affection,  un  moment  oubliée,  renait  plus  vive  et  plus 
impérieuse  que  jamais,  et  Dàlibard,  dont  la  sombre  figure  est  encore 
mêlée  à  cette  complication  du  drame,  peut  s'applaudir  de  son  infatt- 
gable  persévérance.  Il  en  est  amplement  payé  lorsque  Lucretia,  cachée 
avec  lui  dans  un  cabinet  voisin  de  l'appartement  où  Mainwaring  et  Su- 
zan  se  revoient  seuls  pour  la  première  fois,  apprend,  à  n'en  pouvoir 
douter,  qu'elle  est,  des  deux,  la  moins  aimée.  Trop  fière  pour  accepter 
un  cœur  secrètement  réservé  à  une  autre,  elle  s'élance  entre  les  deux 
amans,  rend  àMainwaring  les  sermens  qu'elle  a  reçus  de  lui,  et  dépose, 
sur  le  front  de  sa  cousine  évanouie,  un  baiser  glacé,  une  ironique  bé- 
nédiction. Puis,  le  cœur  pétrifié,  ne  respirant  plus  que  pour  la  ven- 
geance, vouée  au  mal  par  son  infortune  qui  laisse  en  elle  une  blessure 
envenimée,  eUe  se  livre,  sans  amour,  à  l'infâme  auteur  de  sa  ruine. 
Dàlibard,  rappelé  en  France  par  le  premier  consul,  y  ramène  Lucretia, 
dont  il  a  dompté  l'énergique  résistance.  Digne  prix  d'une  telle  con- 
quête, digne  femme  d'un  tel  mari,  digne  belle-mère  d'un  enfant 
conmie  Gabriel-Honoré,  Lucretia  est  prédestinée  au  crime  comme  elle 
l'est  au  malheur. 

A  Paris,  après  deux  ou  trois  ans  de  trêve,  la  lutte  reconunence,  [dus 
acharnée  que  jamais,  entre  ces  deux  ennemis  également  implacables, 
également  rusés,  également  inaccessibles  aux  scrupules  ou  aux  re- 
mords :  lutte  domestique,  sourdement  menée,  qu'aucun  bruit  ne  révèle 
au  dehors,  et  qui  doit  cependant  finir  par  la  mort  de  l'un  descombattans. 
Dàlibard  est  l'agresseur.  Prodigue  comme  le  sont  tous  les  ambitieux, 
il  a  déjà  dévoré  la  plus  grande  partie  de  la  dot  que  Lucretia  lui  avait 
apportée.  Pour  suivre  la  route  où  il  est  entré  et  qui  le  mène  aux  postes 
les  plus  élevés  du  gouvernement,  il  lui  faut  de  nouvelles  ressources. 
Or,  la  fénune  d'un  fournisseur  s'est  trouvée  sur  son  chemin  tout  à 
propos  pour  les  lui  donner.  Il  s'est  fait  aimer  d'elle,  et,  —  circonstance 
étrange,  — eUe  est  devenue  veuve  presque  aussitôt  après  avoir  écouté 
ce  terrible  adultère.  Lucretia,  indifférente  aux  infidélités  de  son  mari , 
n'a  pas  remarqué  cette  coïncidence;  mais  Gabriel-Honoré  Yamey,  plus 
attentif,  plus  expert  en  trahisons,  plus  habitué  aux  forfoits  paternels, 
Varney  qui  revoit  chaque  jour  la  place  où  le  sang  de  sa  mère  coulait 
jadis,  versé  par  Dàlibard,  Varney  se  charge  d'éclairer  cette  femme 
imprudente.  S'il  agit  ainsi,  n'allez  pas  croire  à  une  .autre  inspiration 
que  celle  de  l'égoisme.  Gabriel  a  besoin  d'une  alliée;  les  sinistres  projets 
de  son  père  ne  le  laissent  pas  dormir  tranquille,  et  ce  n'est  pas  trop  que 
d'être  deux  pour  tenir  en  échec  un  scélérat  aussi  résolu. 

Lucretia  est  avertie.  Sans  avoir  complètement  prévu  qu'elle  en  vien- 
drait à  cette  extrémité  d'avoir  à  défendre  sa  vie  contre  le  misérable 
auquel  elle  s'était  donnée,  elle  pressentait  vaguement  un  combat  ter- 
rible^  et,  à  tout  hasard,  elle  était  armée.  Maintenant  qu'elle  a  pénétré 


LE  KOMAN  ANGLAIS.  485 

dans  le  laboratoire  où  Dalibard,  chimiste  consommé,  prépare  les 
poisons  lents  qu'il  lui  yerse  chaque  jour  et  qui  détruisent  peu  à  peu 
sa  robuste  constitution,  le  moment  est  venu  de  tout  risquer  contre  ce 
féroce  ennemi.  Or,  son  bean-flls  connaît  à  Paris  un  homme  qui ,  le 
cas  échéant,  peut  et  doit  s'employer  à  les  débarrasser  de  Dalibard. 
Cest  un  ancien  complice  de  Cadoudal,  qui  soupçonne  déjà  le  mari  de 
Lucretia  d'avoir  concouru  à  l'arrestation  du  martyr  vendéen,  et  qui, 
la  chose  lui  étant  prouvée,  a  fait  serment  de  venger,  coûte  que  coûte, 
son  chef  Iflchement  assassiné.  Une  lettre  dérobée  à  Dalibard,  et  qui 
établit  d'une  manière  victorieuse  ses  rapports  avec  la  police,  passe  des 
mains  de  Lucretia  dans  celles  du  terrible  Pierre  Guillot;  quarante-huit 
heures  après,  on  trouve  le  confident  de  Fouché  poignardé  dans  son  mys- 
térieux laboratoire. 

Le  veuvage  de  Lucretia  inaugure  une  partie  du  roman  sur  laquelle 
l'auteur  a  laissé  fort  habilement  un  voile  de  ténèbres,  à  peine  soulevé 
audénoûment;  on  nous  permettra,  pour  nous  faire  mieux  comprendre, 
d'anticiper  sur  ces  éclaircissemens  à  dessein  retardés.  La  clarté  de  l'a- 
nalyse exige  précisément  ce  que  le  récit  peut  et  doit  s'interdire,  sous 
peine  de  ne  pas  éveiller  ou  de  satisfaire  trop  vite  les  curiosités  qu'il  a 
mission  d'irriter. 

Délivrée  de  son  mari  j  mais  appauvrie,  malade,  dégoûtée  de  l'exis- 
tence,  Lucretia  revient  en  Angleterre.  Un  fatal  hasard,  si  ce  n'est  une 
volonté  funeste,  la  rapproche  de  sa  cousine  Suzan,  devenue,  après  son 
dépari,  mistress  Mainwaring.  En  apparence,  Lucretia  n'a  conservé  au- 
cun souvenir  du  passé;  mais  l'heure  où  elle  s'est  vue  trahie  par  le  seul 
homme  qu'elle  eût  aimé  ne  s'est  jamais  effacée  de  sa  mémoire.  Elle 
veut  faire  expier  à  son  heureuse  rivale  une  félicité  qu'elle  envisage 
comme  un  odieux  larcin,  et,  méditant  à  froid  sa  vengeance,  la  savou- 
rant avec  délices,  ne  la  perdant  pas  de  vue  un  seul  jour,  elle  travaille 
à  reprendre  sur  l'esprit  de  Mainwaring  l'influence  qu'elle  eut  naguère. 
Entre  eux  il  ne  peut  plus  être  question  d'amour,  mais  elle  flatte  une 
vanité  excitable,  elle  éveille  une  ambition  qui  sommeillait;  par  d'adroites 
flatteries  et  de  perfides  conseils,  elle  pousse  Mainwaring,  banquier  es- 
timé, dans  la  voie  des  spéculations  les  plus  hasardeuses  et  les  moins 
permises.  Cédant  à  de  funestes  suggestions,  Mainwaring  abuse  de  la 
confiance  illimitée  qu'il  inspirait  à  ses  associés;  bref,  placé  bientôt  entre 
le  déshonneur  et  la  ruine,  il  opte  pour  celle-ci,  quitte  les  affaires  sans 
un  sou  vaillant,  et  meurt  au  bout  de  quelque  temps,  suivi  de  près  dans 
la  tombe  par  la  frêle  et  douce  Suzan  Mivers. 

De  cette  heureuse  maison  où  elle  a  porté  la  honte  et  le  trépas,  Lu- 
cretia s'éloigne  un  moment  consolée;  mais  les  joies  du  crime  triom- 
phant n*ont  jamais  ni  durée  ni  repos  :  eUes  ont  laissé  dans  cette  ame  ai- 


486  REVCB  DBS  BBUX  KOlfDBS. 

grie  un  Tague  besoin  d'expiation ,  un  incurable  et  profénd  malaise. 
Lucretia,  lasse  de  haîr^  Toodrait  se  racheter,  et  cherche  de  tous  oMés 
une  espérance  de  salut ,  une  réconciliation  avec  le  pouvoir  inyisible 
qu'elle  dédaignait,  qu'elle  brairait  naguère.  Le  hasard  la  conduit  dans 
une  petite  Tille  où  quelques  enthousiastes  et  quelques  hypocrites  ont 
établi  une  congrégation  méthodiste.  En  d'autrestemps,  elle  eM  ri  de 
leurs  momeries,  de  leur  austérité  plus  apparente  que  rédie,  de  leurs 
discours  où  respire  le  phis  intolérant  fanatisme;  mais  l'heure  est  venue 
où  cette  superbe  intelHgence,  aflhiblie  par  les  tortures  intérieures,  doit 
subir  le  joug  réservé  aux  plus  humbles.  Lucretia  succombe, — égarée 
dans  son  repentir,  comme  elle  Pétait  dans  les  tristes  voies  d'où  elle 
essaie  de  se  retirer,  — et  un  prédicant  de  la  petite  secte  où  elle  est  en- 
trée prend  sur  elle  assez  d'empire  pour  la  déterminer  à  Tépouser.  Mis- 
tress  Dalibard  derieilt  nristress  BraddeU. 

Le  ciel  semble  d^abord  bénir  cette  seconde  union  et  donne  un  fils  à 
la  belle-mère  de  Gabriel  Vamey.  Bientôt  cependant  eHe  prend  en  haine 
et  en  mépris  le  nouveau  maître  qui ,  profitent  d'une  éphémère  pros- 
tration d'ame,  s'est  imposé  à  elle,  et  dont  elle  ne  tarde  pas  à  pénétrer 
les  vues  intéressées,  les  bas  et  ignobles  penchans.  De  son  c6té,  BraddeH 
devine  le  changement  survenu  dans  les  dispositions  de  Lucretia.  Cha- 
que jour  éclatent  entre  eux  des  mésintelligences  de  plus  en  plus  graves. 
Usant  de  sa  supériorité  morale  pour  enlever  à  Btaddell  toute  l'autorité 
paternelle ,  Lucretia  le  coniï^int ,  pour  ainsi  dire ,  à  faire  prévaloir  la 
force  physique ,  son  seul  avantage.  Cette  lutte  aboutit  à  des  scènes  de 
violence.  Lucretia,  frappée  par  son  mari,  cesse  de  lui  résister;  mais,  à 
l'heure  même,  armée  de  ces  poisons  qu'elfe  a  trouvés  dans  l'héritage 
de  son  premier  mari,  elle  s'en  sert  contre  le  second.  Un  mal  mystérieux, 
dont  il  devine  à  moitié  l'origine,  conduit  en  peu  de  temps  aux  portes 
du  tombeau  l'infortuné  Braddell.  Quand  il  sent  approcher  sa  dernière 
heure,  les  conseils  de  ses  amis  le  décident  à  ne  pas  souffrir  que  son 
unique  enfknt  demeure  sous  la  douteuse  tutelle  de  Lucretia;  et,  comme 
elle  s'est  éloignée  de  lui  pour  mieux  détourner  les  soupçons  que  sa  mort 
aurait  pu  éveiller,  il  fait  disparaître ,  de  concert  avec  un  de  ses  cordi- 
gionnaires  en  politique ,  le  Âts  adoré  de  Lucretia. 

Ici,  la  similitude  des  noms  aidant  à  la  similitude  des  situations,  com^ 
ment  ne  pas  songer  à  eette  auta^  Lucrèce  que  M.  Yictor  Hugo  nous  a 
montrée  protégeant  de  loin  un  enfimt  bien-aimé,  leëeul  lien  qui  larat^ 
tache  aux  devoirs  de  scm  sexe,  le  seul  être  pour  lequel  son  cœur  ait 
battu  d'un  amour  sans  reprochest  Seulement,  moins  heureuse  que  Lu- 
crezia  Borgia,  Lucretia  Clavering  a  perdu  son  Gennaro  ittystérieux,  et 
toutesa  vie  va  désormais  se  ooncentrersur  un  seul  intérêt;  ellese  vouera 
tout  entière  a  unereGtMolieeAsttdée  pouriaquelle  biendes  ressources 


us  ROSIATf  AltGIAIS.  48T 

loi  manqtienty  malgré  l^assistance  d^tm  complice  adroit  et  dévoué, 
Gabfriel  Yâmey,  qu'elle  retrouve,  et  sur  lequel,  femme  toujours  supé-^ 
rieure,  elle  reprend  bientôt  son  ancien  ascendant. 

Maintenant  que,  sans  en  briser  le  fil,  nous  avons  suivi  une  natration 
qui  embrasse  près  de  trente  années,  iliest  temps  de  lever  le  rideau  sur 
te  seconde  partie,  le  second  acte,  si  vous  Toulez,  de  cette  longue  tra- 
gédie bourgeoise. 

Le  propriétaire  de  LaugfatonMPriory^,  le  cousin  Yemon,  est  mort  sans 
avoir  voulu  revoir  Lucretia.  H  n'a  laissé  qu'un  fils,  le  jeune  Perceval 
Saint-John,  confié  à  une  mère  accomplie,  et  qui  a  déjà  plus  de  vingt 
ans  à  liépeque  où  nous  transportons  nos  lecteurs.  De  leur  côté,  Suzan 
Hivers  et  Maiowaring ,  morts  tous  les  deux,  n'ont  aussi  laissé  qu'un 
enfent^  miss  Hèien  Mainwaring.  Lucretia,  sa  plus  proche  parente,  a  su, 
par  k  régularité  de  sa  vie,  et  en  faisant  «appel  à  la  compassion  de  ses 
proches,  attirer  auprès  d'elle  cette  jeune  fille.  Ange  de  douceur  et  de 
beauté,  miss  Mainwaring  croit  remi^iir  un  devoir  pieux  en  assistant  sa 
tante,  réduite,  par  ses  infirmités^  à  ne  pas  bouger  dû  fauteuil  où  elle  est 
confinée.  Uuels  sent  les  projets  de  Lucretia?  Nul  ne  les  saurait  deviner. 
HleHnFidme  peutr-étre  n'a  pas  encore  mesuré  toutes  les  chances  de 
l'avenir,  et  tout  au  plus  est-il  entré  dans  sa  pensée  qu'à  un  jour  donné 
son  autorité  sur  Helen,  la  déférence  de  cette  noble  enfant,  et  la  per- 
versité de  Gabriel  Yarney  lui  offriraient  un  moyen  de  raffiner  encore 
sur  la  vengeance  qu'elle  a  déjà  tirée  de  Mainwaring  et  de  Suzan.  Ceci, 
toutefois,  n'est  qu'une  hypothèse.  Lucretia,  nous  le  répétons,  n'a  rien 
décidé,  rien  prévu.  Les  événemens doivent  régler  sa  conduite,  et  par 
^[emple,  si  Perceval  venait  à  mourir,  si  par  sa  mort  Helen  Mivers  de- 
venait l'héritière  de  Laughton,  Lucretia  ne  serait-elle  pas  heureuse 
d'y  rentrer  avec  sa  nièce,  cette  nièce  qu'elle  aurait  protégée  dans  le 
malheur,  et  dont  elle  aurait  le  droit  de  partager  la  prospérité  inat- 
tendue? 

Les  choses  tournent  autrement.  Des  circonstances  purement  fortuites, 
le  tumulte  d'une  fête  publique,  les  grossières  attaques  de  deux  pas- 
sans  avinés ,  amènent  entre  Helen  et  Perceval  une  de  ces  rencontres 
invraisemblables  dont  un  romancier  véritablement  habile  ne  prend 
pas  volontiers  la  responsabilite.  Le  jeune  homme  s'éprend  de  la  jeune 
fille  qu'il  a  secourue;  il  la  suit,  apprend  son  nom,  et,  charmé  de  lui 
tenir  déjà  par  les  Hens  du  sang,  il  se  présente  directement  chez  Lu- 
cretia pour  y  retrouver  Helen. 

Ainsi  la  redoutable  empoisonneuse  les  tteat  tous  les  deux  sous  sa  main. 
Inutile  de  dibe  qu'elle  favorise  tours  entrevues ,  qu'eUe  fomente  leur 
aÉnour  naissant.  Son  but  ne  lui  est' pourtant  pas  eneore  trèsdiûrement 
défini.  Tout  d'abord  même,  en  la  voyantréehauflbr  sa  vieillesse  auprès  de 
ces  jeunes  ardeurs,  qu'elle  semble  contempler  avec  un  attendrissement 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mélancolique,  en  la  voyant  résister  aux  excitations  de  Yamey,  qui  ne 
comprend  pas,  scélérat  vulgaire,  pourquoi  elle  tarde  à  frapper,  on  peut 
espérer  que  cette  vengeance  implacable  est  à  la  un  désarmée.  D'ail- 
leurs quel  motif  armerait  Lucretia?  Si  Helen  épouse  son  cousin,  leur 
tante  exilée  ne  rentrera-t-elle  pas  avec  eux  sous  le  toit  héréditaire? 
N'est-elle  pas  certaine  d'y  unir  ses  jours  entourée  d'aflèction  et  de  soins? 
Est-ce  bien  la  peine,  pour  acquérir  sur  ce  magnifique  domaine  des 
droits  qu'elle  ne  peut  léguer  à  personne,  de  s'exposer  encore  une  fois 
à  l'infamie  et  à  une  mort  ignominieuse? 

Cet  intérêt  qui  semble  manquer  à  Lucretia ,  les  événemens  vont  le 
lui  donner.  Des  indices,  qui  présentent  à  l'esprit  bne  sérieuse  proba- 
bilité ,  lui  font  croire  qu'elle  a  retrouvé  son  fils  dans  la  personne  d'un 
jeune  homme  plein  d'énergie  et  de  talent,  que  ses  débuts  comme  avocat 
et  comme  écrivain  semblent  promettre  aux  plus  belles  destinées.  John 
Ardworth  porte  justement  le  nom  de  l'ami  auquel  Braddell  avait  confié 
le  soin  de  faire  disparaître  son  fils.  11  est  sans  parens,  sans  protecteurs 
connus^  seul  au  monde.  Il  a  été  élevé  par  ce  même  ministre  qui  na- 
guère avait  été  chargé  de  Suzan  Mivers.  L'époque  à  laquelle  il  lui  fut 
confié  répond  assez  à  celle  où  mistress  Braddell  s'est  vu  enlever  son 
enfant.  Bref,  cette  dernière  a  tout  lieu  de  penser  que  John  Ardworth 
est  bien  l'unique  fruit  de  ses  entrailles,  et  c'est  avec  toute  la  solUcitude, 
tout  l'orgueil  d'une  mère  qu'elle  apprécie  à  quel  point,  si  cette  suppo- 
sition venait  à  se  vérifier,  il  serait  fiatteur  pour  elle  de  le  reconnaître 
pour  son  héritier.  Hais  alors,  à  ce  fils  déjà  illustre,  à  cet  orateur  élo- 
quent, à  cet  homme  de  fer  et  de  feu,  athlète  tout  formé  pour  les  luttes 
parlementaires,  ne  faudra-t-il  pas  ouvrir  la  route  de  Topulence  et  des 
honneurs?  Lucretia  soufirira-t-elle  qu'il  use  ses  plus  belles  années  à 
jeter  les  fondemens  obscurs  d'une  fortune  qu'elle  pourrait  lui  donner 
dès  demain,  si  Helen  et  Perceval  avaient  cessé  d'exister?  Nous  vous  par- 
lions de  Lucrezia  Borgia  :  que  pensez-vous  qu'elle  eût  fait  à  la  place  de 
Lucretia  ûavering? 

Celle-ci  pourtant  hésite  encore.  L'identité  de  John  Ardworth  avec 
Vincent  Braddell  (  l'enfant  perdu)  n'est  point  assez  évidente  à  ses  yeux 
pour  justifier  le  double  meurtre  destiné  à  le  faire  riche  et  puissant.  Un 
reste  de  pitié,  que  tant  de  forfaits  ont  laissé  au  fond  de  ce  cœur  endurci, 
l'émeut  encore  quand  elle  arrête  ses  yeux  sur  les  deux  victimes  qull 
faut  immoler,  toutes  deux  jeunes,  souriantes,  marchant  au  bonheur  la 
main  dans  la  main,  enivrées  d'amoureuses  espérances.  Toutefois,  on  le 
sent,  la  moindre  complication  dans  cette  situation  déjà  violente,  une 
révélation  jusque-là  retardée,  un  mauvais  conseil  de  Yamey)  qui  lui- 
même  est  aux  abois  sous  le  coup  de  poursuites  déshonorantes,  peut  tout 
à  coup  faire  pencher  la  balance  de  mort,  indécise  encore  entre  les  ' 
mains  de  Lucretia. 


LE  ROMAN  ANGLAIS.  489 

La  crise  se  déclare  quand  la  mère  de  Perceval  apprend,  en  Italie,  que 
son  fils,  peu  au  courant  des  chroniques  de  famille,  a  noué  des  rela- 
tions assez  intimes  avec  la  yeuYe  de  Dalibard  et  de  Braddell.  Effrayée 
pour  lui  de  ce  rapprochement  inattendu,  effrayée  surtout  de  le  voir 
épris  d'une  jeune  fÛle  élevée  par  une  tante  comme  Lucretia,  la  pru- 
dente veuve  de  sir  Charles  Vernon  envoie  à  Londres  le  subrogé-tu- 
teur de  Perceval,  un  brave  militaire,  homme  d'expérience  et  de  réso- 
lution, pour  éclairer  son  jeune  pupille  sur  les  menaçantes  intrigues 
dont  il  est  entouré.  Ni  Lucretia,  ni  Varney  ne  s'y  trompent.  Une  seule 
explication,  révélant  à  Perceval  leur  existence  passée,  peut  et  doit  le 
soustraire  pour  jamais  à  leur  influence.  D'ailleurs,  les  preuves  cher- 
chées avec  tant  d'ardeur  par  Lucretia,  ces  preuves  qui  doivent  l'aider 
à  étabUr  la  véritable  filiation  de  John  Ardworth,  se  multiplient  et  se 
corrolK)rent  chaque  jour.  Varney  est  donc  bien  fort  quand  il  insiste  pour 
que  sa  complice  ne  s'expose  plus  à  perdre,  par  de  nouveaux  délais^  le 
fruit  de  tant  de  machinations  et  de  tant  d'habiles  menées.  Âigourd'hui, 
admis  à  Laughion-Priory,  ils  ont  à  leur  merci  tous  les  moyens  d'en  finir 
sans  que  leurs  crimes  soient  connus^  sans  que  leur  culpabilité  du  moins 
puisse  être  prouvée.  Dans  quelques  jours,  chassés  de  cette  maison  où 
ils  ne  sont  rentrés  que  par  surprise,  ils  seront  contraints  de  tout  ha- 
sarder pour  en  venir  à  l'exécution  de  leurs  horribles  projets. 
/  Lucretia,  vaincue,  se  décide  enfin.  Chaque  nuit,  dans  l'ombre  où 
ses  vêtemens  noirs  lui  permettent  de  glisser  invisible,  cette  fausse  pa- 
ralytique ,  dont  personne  ne  songe  à  surveiller  le  sommeil ,  s'en  va , 
d'un  pas  agile  et  furtif^  jusqu'au  chevet  d'Helen  endormie.  Quelques 
gouttes  d'une  liqueur  subtile,  qui  n'altère  ni  la  faible  saveur,  ni  la  lim- 
pidité du  breuvage  le  plus  innocent,  sont  mêlées  par  elle  à  la  potion 
qu'Helen  doit  prendre  chaque  matin.  Aussi  la  jeune  fiancée,  d'abord 
faiblement  indisposée,  sent-elle  aggraver  ce  mal  dont  les  symptômes, 
connus  des  médecins,  ne  donnent  aucun  soupçon.  Une  toux  de  plus  en 
plus  sèche,  une  angoisse  spasmodique  qui  semble  annoncer  un  ané- 
vrisme,  préparent  les  esprits  à  quelque  subite  catastrophe.  Helen,  mieux 
que  toute  autre,  sent  les  rapides  progrès  des  souffrances  qui  la  détruisent; 
mais  ce  qu'elle  en  peut  dire  n'est  pas  de  nature  à  éclairer  ceux  qui  la 
soignent,  et  son  amant  désespéré  la  voit  s'éteindre  rapidement  sous  ses 
yeux,  sans  rien  pouvoir  opposer  à  ces  nocturnes  visitations  du  meurtre^ 
qui  poursuit  froidement  son  travail  infernal. 

,  Ce  que  Perceval  ignore,  un  homme  cependant  pourrait  le  lui  dire, 
car  cet  homme  a  surpris,  par  hasard,  l'empoisonneuse  errant  dans  les 
longues  galeries  du  château,  sans  bruit,  sans  lumière,  noire  de  la  tête 
aux  pieds;  mais  quand  bien  même  Becky  Carruthers,  —  ce  pauvre  ba- 
layeur des  rues,  dont  Perceval ,  par  pure  charité,  a  fait  un  groom  d'é- 
curie,  —  quand  bien  même  il  oserait  soupçonner  Lucretia,  aurait-il 


MO  REVUE  DES  0BUX  MONDES. 

cfaanee  d^être  écouté?  Être  atbject,  infirme,  dégradé  sil'enfttt,  mattre 
Beck  ne  hasarde  pas  même  une  oonjectnre,  et  l'œuvre  de  mort  se  con- 
tinue sans  obstacle. 

Quant  à  Percevais  condamné  comme  ilelen,  il  ne  ^oit  périr  xfu'aprèB 
eUe.  C'est  dans  les  paroxismes  de  sa  première  douleur,  c'est  au  sein  de 
son  désespoir  cônvulsif  que  les  deut  complices^  passés  maîtres  dans 
leur  art  terrible,  comptent  leibudtoyer  par  un  de  leurs  plus  violens 
poisons.  Cèlui-d  pousse  le  sang  vers  le  cerveau,  détermine  le  délire, 
les  ébraiïlemens  nerveux,  la  mort  enfin,  sans  que  le  médecin  rérvoque 
en  doute ,  un  seul  moment ,  la  connexion  apparente  de  ces  phéno- 
mènes avec  ceux  d'un  chagrin  devenu  tout  à  coup  intolérable,  et^de  là 
folie  que  ce  chagrin  peut  déterminer  en  quelques  heures. 

A  ce  plan  si  bien  combiné,  à  ces  projets  sinistres  pour  lesquels  l'al- 
chimie de  DaHbard  fouriiit  des  moyens  infaillibles,  il  semble  que  les 
deux  amans  ne  peuvent  échapper.  L'action  calculée  du  poison  a  déjà 
relâché  les  fibres  musculaires  et  dénaturé  la  couleur  des  tissus  autour 
du  cœur  d'Helèn.  Le  scalpel  du  chirurgien  y  fouillerait  maintenant 
sans  démentir  les  probabilités  d^nne  mort  causée  par  Yanginapeetùri», 
ce  mai  si  difficQe  à  combattre  chez  les  sujets  nerveux  que  de  vives 
émotions  ont  coup  sur  coup  agités.  Nous  avons  vu  comment  Percevd 
doit  périr  :  qui  donc  pourrait  sauver  Tun  ou  l'autre?  A  Becky  Carro- 
thers ,  —  personnage  plus  important  qu'on  n'a  pu  le  supposer  d'a- 
bord, —  cette  mission  est  réservée.  Déjà  inquiet,  depuis  sa  découverte 
nocturne,  il  surveille  les  menées  de  Vamey  et  de  Lucretia,  et  lorsqu'au 
milieu  du  désordre  que  causent  les  souffrances  de  la  mourante  Helen, 
ils  croient  pouvoir  se  ménager  une  «ecrète  conférence  où  les  dernières 
mesures  à  prendre  seront  concertées  entre  eux,  cette  entrevue  a  pour 
témoin  le  pauvre  Beck ,  caché,  comme  Polonius,  derrière  une  tapts^ 
série  de  haute  lisse.  11  entend  les  deux  complices  projeter  le  crime  qtit 
va  les  débarrasser  de  Percevai,  son  maître  adoré.  11  les  voit  jeter  au  feu, 
— une  fois  qu'ils  ont  mis  à  part  le  poison  préparé  pour  ce  dernier  forfait, 
—  tous  les  mortels  trésors  que  Dalibard  avait  entassés.  Lucretia  seu- 
lement passe  à  son  doigt  une  bague  tombée  en  dehors  de  la  cassette 
mystérieuse.  Cette  bague  est  faite  sur  lé  modèle  de  celles  qui^rvaient 
aux  empoisonneurs  italiens  du  xyi""  siècle;  elle  ressemble  à  cette  petite 
clé  d'or  que  César  Borgia  confiait  à  celui  de  ses  courtisans  dont  il 
voulait  se  défaire  sans  scandale.  Une  pointe  cachée  et  qui  laisse  à  peine 
trace  de  la  blessure  qu'elle  a  ouverte,  un  puissant  venin  chassé  sans  le 
moindre  effort  dans  l'imperceptible  déchirure  de  Fépiderme,  compo-^ 
sent  cette  arme  redoutable. 

Or,  tout  à  coup,  lorsque  Vamey  l'a  quittée,  Lucretia,  tournée  vers 
une  glace,  y  voit  l'honnête  espion  se  glisser  à  petit  bruit  vers  fa  porte. 
Sur  ses  traita  décomposés,  elle  lit  l'assurance  qu'il  a  surpris  l'entretien 


1/B  lOlMft  AMLAI8.  MH 


qu'^e  Tient  d'avoir  aTec  soni  beau-ftls.  D'un  sml  bood,  la  prétoMtao' 
malade  est  dewmt  cet  bomme,  qui  balbutie  dliBOohiéreiiies' réponses  à 
ses  questions  pressantes  et  rapides.  Dennant  qu'il  esb  décidé  à  fuir»  et 
l^bablement  à  déneoeer  «e^qu'il  a  pu  appr^iÂre,  elle  n'hésite  pas  À  le 
cetenir  i«oleniment.  Book  repousse  cette  Yipère  qui  ^e  rouie  autour  da^ 
lui;  et,  quand  elktsent  qu'il  échappe  à^ses  étreintes^  die  presse  contre, 
son  poignet  découvert  k)  bègue  veniawuse.  Certaine  alors  qu'il  n'a  pea 
long-temps  à  vivre,  elle  le  voit*  partir  awc  hkhbs  de  crainte.  Vam^ 
oepradant,  arerti  par  elle^^'élanceà  toute  bnde  sur  les  tnaeesdu  groom 
fiigiltf,  qui,  œonléaurile  meiUeur  cheTal  de  l'éame,  court  auHfevant 
de  Perceyal  pour  lo  mettre  en  garde  ^contre  les  deux  assassins. 

Maintenant  l'heure  du  cbâtimmi.ajOB»é;  oar  ce  pauvre  valet mé^ 
prisé,  ce  mendiant  que  Perceval  a  recueilli  dans  la  boue  de  Londres, 
Beeky  Carruthe rs,  que  Luoretia  vient  de  tuer  à  L'heuFemème/  est  pré- 
cisément ce  fils  tant  cherché  pour  qui  elle  entassait  ainsi  crime  sur 
erime,  et  John  Ardworth  est  bien  le  fils  de  WaUer  Ardworth,  l'ami  d» 
Braddell.  Le  mystère  qui  entourait  son  existence,  l'abandon  où  il  a 
été  laissé,  tiennent  seulement làioe  que  Walter  Ardworth,  uni  à  une* 
femme  indigne  de  lui,  était  passé  aux  Indes  pour  y  oontiocter  un  autre 
Baariage,  efifàfant,  autantqu'il  le  poumit,  tout. vestige  du  premier. 

Nous  laisserons  volontiers  au  lecteur  le  soin  de  composer  lui^^méme 
la  scène  finale  de  cet  horriUe  drane.  n  devinera  sans  peine  comment 
le  romancier,  gmiant  pour  cette  ^eure  supràne  toutes  les  révélations 
qui  doivent  écraser  sa  délestdrie  hérome,  la  fait  passer  par  mille  an- 
goissea  graduées,  depuis  le  moment  où  elle  apprend  qu'elle  doit  re- 
noBCOT  à  être  jamais  la  mère  de  John  Ardworthjusqu'à  edui  où  Becky 
lui  est  ramené^  livide,  rongé  par  le  poison  qa'elle-môme  a  fait  couler 
dans  ses  veines,  la  maudit,  la  dénonce,  et  vomit  sur  sa  robe,  avec 
une  dernière  ûnprécation,  un  fiot  de  sang  dcmt.il  semble  que  Lucretîa 
doit  rester  à  jamaÎB  souillée,  comme  sont  encore  empremts  du  sang  de 
Itizzio  les  parquets  séculaires^ d'Holy-Riood.  Helen  meurt  aussi,  maïs 
Perceval  est  sauvé.  Vamey,  arrêté  pour  crime  de  faux,  est  déporté  à 
la  Nouvelle«<jâlles.  Lucretia  finit  ses  jours>dans  une  maison  d'aliénés^ 
échappant  par  ce  destin,  plus  ixieto  queila  mort  même,  aux  justes  re^ 
présailles  de  la  loi. 

A  cette  manière  violente,  exagérée,  tumnltaeuse  etfroidement  syu 
métrique  de  disposa  ce  qu'on  pourrait  appeler  son  tableau  final,  vous 
avea^reoonnu  le  rwaaanoier  vulgaire,  Vémule  attentif  des  narrateurs  de 
second  ordre.  Néanmoins  ilne  faudiait  paas'en  tenir,  même  pour  le  ro- 
man dont  nous  venons  de  terminer  l'analyse,  àcetta  apj^dation  son»* 
maireettr^dédaigneuse..Unécrivaind'étite,  in  hommeérudit  comme 
l'est  sir  Edward  Bulwer,  se  retrouve,  enoone^méme  lorscpt'il  fait  tout  son 
FQfittblapour  effiBM^er  saaufwrioritégénante.et.aemettreiau  niveau  des 


49S  REVUE  DES  DEVX  HONDES. 

intelligences  les  plus  communes.  Vainement  écarle-t-il  avec  un  soin  ex- 
trême les  qualités  qu*il  suppose  antipathiques  à  ses  lecteurs  dégénérés  : 
malgré  lui,  à  son  insu,  ses  anciennes  habitudes  l'emportent  encore  par 
momens,  et  le  ramènent  au  temps  où,  stimulé  par  une  ambition  plus 
noble,  au  lieu  de  rivaliser  avec  la  plèbe  des  conteurs  nouveaux,  il  as- 
pirait à  eflacer  les  gloires  passées,  à  remplacer  Maturin,  Walter  Scott,  à 
éclipser  Hook  et  Plumer  Ward  dans  leurs  tableaux  fashionables,  à  dé- 
fier la  critique  sévère  des  Locl^art  et  des  Macaulay. 

Ainsi ,  dans  toute  la  première  partie  de  Lucretia,  vous  rencontrerez 
des  tableaux  d'intérieur,  des  physionomies,  des  caractères,  qui  rappel- 
lent la  meilleure  manière  et  les  meilleurs  jours  de  l'écrivain.  L'inté- 
rieur de  Laughton-Priory,  les  manies,  les  préjugés  du  vieux  sir  Miles, 
son  orgueil  héréditaire  constanmient  aux  prises  avec  la  générosité  de 
son  cœur,  tout,  jusqu'à  la  date  exacte  de  son  élégance,  jusqu*aux  par- 
ticularités de  son  costume,  en  fait  un  portrait  excellent.  Vous  diriez  les 
touches  exactes  et  fines  de  notre  Meissonnier,  et  la  vigueur  de  ses  da- 
guerréotypes au  pinceau.  Sir  Miles  est  un  gentleman  de  la  vieille  école, 
encore  poudré  en  1800,  un  digne  contemporain  de  lord  Chesterfleld, 
un  digne  convive  des  petits  soupers  de  mistress  Clive;  son  jabot  de  den- 
telle est  saupoudré  du  meilleur  martinique;  sa  canne  à  poignée  trans- 
versale, son  petit  chapeau  à  bras,  sa  tabatière  d'émail  encadrant  un 
portrait  de  femme,  ses  trois  ou  quatre  pipes  en  terre  cuite,  —  car  les 
houkahs,  les  mirschaums  n'étaient  pas  encore  à  la  mode,  -^  indiquent 
nettement  la  destinée  et  les  transformations  de  cet  ex-beau  devenu  gen- 
tilhomme campagnard,  autrefois  célèbre  dans  les  chroniques  de  bou- 
doir, depuis  héros  populaire  des  county-meetings  et  des  festivals  agricoles. 

Vernon  appartient  à  une  autre  génération ,  et  mille  détails  caracté- 
ristiques le  distinguent  de  son  oncle.  Ce  dernier  était  un  beau;  Yemon 
est  un  buck.Les  bucks,  que  les  dandies  ont  remplacé,  faisaient  état  de 
mépriser  la. tendance  madrigalesque  et  l'esprit  gourmé  de  leurs  prédé- 
cesseurs. Us  mettaient  leur  gloire  à  se  montrer  plus  virils,  plus  énergi- 
ques, plus  robustes  que  ces  copistes  efféminés  des  belles  manières  fran- 
çaises. Pour  briller  parmi  eux,  il  fallait  boire  sec,  jouer  gros  jeu,  être 
bon  écuyer,  bon  cocher,  ferme  joueur  de  paume,  ne  reculer  devant 
aucune  débauche,  si  dangereuse  et  si  fatigante  qu'elle  fût,  enfin  mener 
la  vie  comme  une  course  à  fond  de  train,  et  dépenser  largement  les 
trésors  de  force  ou  de  santé  qu'on"  avait  reçus  du  ciel.  Un  buck  qui  sur- 
vivait à  son  orageuse  jeunesse  était  un  homme  pour  long-temps  éprouvé; 
mais  bon  nombre  des  jockeys  engagés  dans  ce  redoutable  tournoi  mou- 
raient avant  d'avoir  franchi  la  moitié  de  l'hippodrome.  Soit  dit  en  pas- 
sant, nous  avons  eu  en  France,  et  vers  la  même  époque,  une  espèce 
d'élégans  analogue  à  celle-ci  et  copiée  d'après  elle.  Ils  florissaient  vers 
le  début  de  la  révolution;  quelques-uns  se  retrouvent  parmi  les  muscor 


us  ROMAN  ANGLAIS.  493 

dins  du  directoire.  Nous  les  voyons  se  colleter  bel  et  bien  avec  les  mus- 
culeux  ouvriers  du  faubourg  Saint-Antoine  quand  ceux-ci  se  moquaient 
de  leurs  ridicules  cadenettes,  disputer  aux  jockeys  anglais  les  prix  des 
courses,  conduire  au  Champ-de-Blars,  en  véritables  four-in-hand ,  des 
chars  romains  attelés  de  quatre  chevaux ,  déjeuner  en  nageant  sur  la 
Seine,  courre  le  cerf  avec  Ouvrard  dans  les  bois  du  Ramcy,  et  figu- 
rer, athlètes  infatigables,  dans  les  orgies  du  Luxembourg,  où  Barras 
aimait  à  les  mettre  aux  prises  avec  les  faciles  beautés  dont  il  s'entou- 
rait. Napoléon ,  qui  n'aimait  pas  les  vices  exubérans  et  scandaleux ,  les 
richesses  indisciplinées  et  les  scandales  inutiles,  dispersa  dans  ses  ar- 
mées ou  dans  ses  préfectures  l'élite  de  sa  jeunesse  dorée.  Les  der- 
niers débris  de  cette  génération  s'en  vont  aujourd'hui  l'un  après  l'autre, 
jetant  un  regard  de  mépris  sur  nos  prudentes  folies,  nos  désordres 
énervés,  nos  merveilleux  à  corsets,  nos  estomacs  blasés  ei  paresseux, 
nos  amours  languissans,  nos  facultés  bornées  en  tout  genre. 

Il  y  a  aussi  un  véritable  talent  dans  la  manière  dont  le  personnage  de 
Lucretia  Clavering  se  présente  tout  d'abord  aii  lecteur.  Rien  ne  fait 
présager  en  elle  cette  héroïne  de  mélodrame  hérissée  et  pantelante, 
cette  mère  insensée  et  furibonde,  qui  nous  gâte  le  dénoûment  du  livre. 
Elle  est  jeune,  belle,  un  peu  froide,  un  peu  hautaine ,  mais  le  génie 
du  mal  ne  lui  est  encore  apparu  que  dans  le  désordre  des  rêves.  Elle 
ose  à  peine  s'avouer  à  elle-même  ce  vague  désir,  cette  ambition  cruelle 
qui  lui  font  étudier  avec  une  impatiente  curiosité  les  dispositions  apo- 
plectiques de  son  vieil  oncle.  Encore  a-t-elle,  à  ses  propres  yeux ,  une 
sorte  de  justification,  car  c'est  l'amour,  et  non  pas  une  passion  plus  vile, 
qui  lui  inspire  cette  pensée  mauvaise.  Elle  ne  voit  point  dans  sir  Miles 
le  riche  célibataire  dont  elle  doit  hériter,  mais  le  protecteur  impérieux 
qui  l'a  séparée  de  Mainwaring  et  ne  consentira  jamais  à  leur  mariage. 
Elle  est  encore  bien  loin,  la  femme  qui,  plus  tard,  se  débarrassera  coup 
sur  coup  de  deux  maris,  et  cependant  on  entrevoit,  nuage  menaçant 
au  sein  d'un  ciel  encore  azuré,  les  instincts  funestes  que  le  temps  et  le 
malheur  développeront.  Non,  ce  n'est  pas  en  vain  que  Dalibard  a  voulu 
étendre  au-delà  des  justes  bornes  la  science  de  cette  enfant  précoce, 
ce  n'est  pas  en  vain  que,  pour  l'enchaîner  à  lui,  dupe  de  l'admiration 
qu'il  lui  avait  d'abord  inspirée,  il  lui  a  livré  les  trésors  de  son  expérience 
consommée,  lui  apprenant  en  même  temps  à  dissimuler  cette  péril- 
leuse richesse.  Maintenant,  forte  contre  lui  de  ses  propres  leçons,  forte 
de  ces  aveux  qu'elle  a  provoqués  en  quelque  sorte  pour  le  mettre  à 
sa  merci,  eUe  abuse  des  avantages  qu'il  lui  a  laissé  prendre;  elle  tyran- 
^  nise  sans  remords  ni  pitié  ce  précepteur  amoureux,  et,  dans  la  lutte 
qui  s'engage  entre  eux,  —  lutte  d'où  elle  sortira  vaincue,  —  sans  man- 
quer aux  convenances  de  son  âge,  de  son  sexe  ou  de  son  rang,  elle  se 
TOME  xvn.  33 


494  REV»  MB  DBGX  MONBES. 

révèle  hasardeuse,  insolente,  ircmique,  implacable,  à  ce  point  qne  Yg» 
peut  tout  attendre,  dans  Tavenir,  d'une  nature  déjà  si  corrompue. 

Quand  nous  la  retrouvons  à  Paris,  après  la  ruine  de  tontes  ses  espé- 
rances, la  maladie  morale  dont  eUe  est  atteinte,  la  hideme  lèpre  du 
crime,  n'a  fait  que  des  progrès  cachés;  Luoretia  Dalibard,  comme  Lu- 
eretia  Clavering,  est  encore  innocente  aux  yeux  des  hemmes,  et  c'est 
nn  trait  où  se  retrouve  le  romancier  d'éhte,  que  de  n'sfoir  point  préci- 
pité d'un  seul  coup  dans  l'abUne  crtte  ame  dése^érée.  Caractère  vi- 
cieux, mais  énergique,  Lucretia  ne  doit  point  succomber  au  premier 
choc.  Elle  tomberait  sans  cela  dans  la  catégmie  des  scélérat»  vulgaires, 
et  cesserait  de  nous  intéresser,  tandis  qu'en  la  voyant  aflUssée  sous  le 
poids  des  regrets,  engourdie  par  te  firoiâ  despotisme  de  son  man,*ne 
prenant  plus  souci  d'elle-même  ni  de  sai  destinée,  on  éprouve  une  sorte 
de  sympathie  pour  cette  malheuorense  victime  de  l'égoïste  et  sangui- 
naire Dalibard. 

En  créant  le  personnage  de  Vamey,  sir  Edward  Bulwer  semble 
s'être  proposé  de  faire  le  procès  à  notre  époque  tout  entière.  Gabriel- 
Honoré,  fils  d'une  danseuse  et  d'un  savant,  artiste  incomplet,  épicurien 
frivole,  indolent,  présomptueux,  prenant  pour  les  dons  incompris  du 
génie  certaine  facilité  superficielle  dont  il  abuse,  et  pour  un  signe  de 
distinction  aristocratique  le  goût  des  plaisirs,  des  prodigalités  insolentes, 
des  fanfaronnades  audacieuses ,  Gabriel-Honoré ,  disons-nous,  résume 
assez  la  corruption  de  la  jeunesse  contemporaine.  Ajoutez  à  cette  cor- 
ruption de  l'esprit  et  des  sens  un  égo'isme  glacé,  un  mépris  souverain 
pour  les  vertus  qui  ne  sont  pas  à  sa  portée  :  vous  avez  un  type  déplo- 
rablement  vrai,  une  dissection  déplorablement  exacte  de  toute  une 
classe  d'êtres  qui  appartiennent  excluâvement  à  notre  civilisation  raf- 
finée, à  nos  mœurs  amollies,  vicieux  efféminés,  autour  desquels  une 
menteuse  élégance  dissimule  les  plus  vils  pencbans,  les  plus  honteuses 
ftûblesses. 

Parmi  les  jugemens  sévères  que  la  presse  anglaise  a  portés  contre 
l'auteur  de  Lucretia,  il  en  est  un  qui  a  dû  attirer  porticulièremenl  nohre 
attention.  Il  a  été  dit  que  sir  Edward  Lytton  Bulwer  imitait,  de  propo» 
délibéré,  les  romanciers  français,  que  l'influence  littéraire  de  MM.  de 
Balzac,  Sue,  etc.,  se  faisait  sentir  d'un  bout  à  l'autre  dans  cette  œuvre 
nouvelle;  or,  c'est  là  aujourd'hui  l'inculpation  la  phis  grave  qui  puisse 
atteindre  un  écrivain  anglais,  et  nous  croyons  qu'on  amraît  pu  F épar» 
gner  à  Bulwer.  Cependant,  comme  il  faut  tenir  compte  des  moiodree 
indices,  nous  avouerons  que  les  doctrines  sodales  et  philanthropiques 
dont  M.  Eugène  Sue,  dans  ses  derniers  ouvrages,  s'est  conslitué  le  pro- 
pagateur^ ont  bien  pu  inspirer  à  l'auteur  de  LucreUm  le  rèie  de  Btcky 
GarrutherSy  le  balayeur  dès  rues,  et  celui  de  Grabman,  le  jurisconsolte 


de  bas  ékige.  0»  supposcfrait  mémo^  9aw  iirop^  4'îiHrraweEid>laii€e,  que 
Bulwer  a  touIu  deooer  ua  bîdeux  jpeodAOl  à  e^rtaiaa  portraits,  comim 
cew  du  ChouffHieuF,  du  Mattra  d'École,  du  Squelette»  quand  il  a  glissé 
daas^  soa  voaiw  la  figure  épouvaiitabl»  du  B^r^nai/^hw,  ^  le  \oleur 
de  cadavres,  —  qu'il  finit  par  accoupler  à  Varney  rempoisonneur  sur 
ks  bancs- du  narire  qui  mnpofte  ces  àevix  nûséraûss.  A  vrai  dire  néan- 
moij2s,ceii'est.làqu'u»emitalion  fortineoàsplàte,  portant  sur  quelq^^ 
détails  accessoires^  et  d'aiUeurs,  aiosi  que  npus  le  disions  en  comment 
çaat,  BuLwer  a  pu  choisir  ses  modèles  en  ce  genre  parmi  ses  compa^ 
triotes.  Dickens  dans  Olioer  Tmisê,  Ibniion  Ainsworth  dans  Jack 
Shqppard,  et  les  copistes  da  l'un  et  de  Vautre,  dans  des  centaines  de  fq^ 
mans  anonymes,  ont  analysé  des  existences  non  moins  souillées,  non 
moins  infimes  que  celles  c|ui  tiennent  tant  do  place  dans  le  dernier  réçi^ 
de  Bulwer,  NousJMMnmes  donc  en  droit  de  repousser,  comme  une  acou« 
sation  légèrement  portée^  cette  solidarité  que  Ton  veut  établir  entre  les 
horreurs  tant  reprochées  à  Luoreiia  et  celles  que  Ton  signale  à  boa 
droit  dans  quelque^uns  de  nos  re«nan»^feuiUetons,  Ce  qui  nous  por-^ 
terait  surtout  à  douter  de  cette  imitation  directe,  c'est  précisément  ce 
qui  a  yalu  à  sir  Edward  Bulwer  tant  d'acrimonieux  réquisitoires  ;  *-^ 
une  petite  note^  imprudemment  loyale,  par  laquelle  Bulwer  reconnaît 
avoir  libremem  plagié  [frtêlf  ploffiarUed),  dans  un  roman  de  M.  de 
Balzac,  une  description  qui  l'avait  frappé  (i).  L'aveu  spontané  d'un  pla^ 
giat  partiel  n'impiâque^t-il  pas  en  effet  que  l'autour  de  Lucretia  se 
sentait^  pour  le  reste  de  son  livre,  à  l'abri  de  cette  espèce  de  reproche? 
S'il  l'eût  redouté,  ne  se  swait-U  pas  bien  gardé  de  se  dénoncer  ainsi  lui^ 
même,  et  de  donner  l'éveil  à  la  critique? 

Ce  que  nous  disons  des  origines  littéraires,  nous  le  disons  aussi  des 
sources  historiques.  Au  premier  abord,  on  pourrait  croire  que  Lucretia 
Clavering  est  l'effigie  tant  soit  peu  dénaturée  d'une  femme  à  qui  la 
presse  française  fit  naguère  une  célébrité  déplorable.  On  est  d'autant 
mieux  confirmé  dans  cette  opinion,  que  l'on  sait  davantage  à  quel 
point  le  procès  du  Glandier  préoccupa  nos  voisins,  et  quelles  terribles 
conclusions  leurs  écrivains  en  tirèrent  contre  la  société  française,  contre 
la  littérature  moderne,  contre  réducatioa  que  les  femmes  reçoivent 
chez  nous.  Ce  fut,  on  s'en  souvient,  un  ioUe  universel  de  l'honnéta  et 
religieuse  Angleterre  contre  la  France  athée  et  perverse,  anathème 
iiy  uste  comme  la  plupart  des  anathèmes,  et  que  ne  justifiait  nullement 
la  moralité  comparée  des  deux  pays*  Toutefois,  nonobstant  la  vraisem- 
blance des  coQi^tures  que  l'on  pourrait  former  à  cet  égard,  elles  sont 
démenties  par  l'écrivain,  qui  nous  dit  expressément  de  quels  faits  réels 
il  s'est  insiM'é.  Persuadé  que  le  grand  mal  de  notre  époque  est  une  am- 

(1)  Lucretia,  tome  H,  p.  79  et  SO. 


496  REYUB  DES  DEUX  MONDES, 

biUon  impatiente  de  tout  délai,  antipathique  à  tout  travail,  il  voulait 
exposer  à  sa  manière,  sous  forme  de  drame  ou  de  roman,  les  vérités 
morales  qui  pourraient  le  mieux  combattre  ces  dispositions  funestes, 
lorsqu'un  favorable  hasard  lui  fournit  un  cadre  éminemment  appro- 
prié à  ses  vues. 

«  Ce  hasard  m'a  fait  connaître,  poursuit-il,  la  double  histoire  de  deux 
criminels  qui  ont  vécu  de  notre  temps,  —  histoire  aussi  remarquable 
par  la  noirceur  et  le  nombre  des  forfaits  commis  que  par  le  caractère 
des  deux  scélérats  qui  en  étaient  les  auteurs  :  Fun,  doué  des  plus  bril- 
lantes facultés,  de  l'esprit  le  plus  vif,  de  Fhumeur  la  plus  gaie;  l'autre, 
non  moins  distingué  par  son  savoir  et  par  ses  aptitudes  intellectuelles; 
si  bien  que  l'examen  et  l'analyse  de  ces  perversités  exceptionnelles  de- 
vinrent pour  moi  une  étude  remplie  d'intérêt  et  de  sombre  curiosité  (l].» 

On  a  complété  cette  demi-confidence,  on  a  nommé  l'un  des  per- 
sonnages ainsi  désignés  par  l'auteur  de  Lucretia.  a  Dans  le  fait,  di- 
sait à  ce  sujet  un  critique  anglais,  les  rangs  moyens  de  la  société  à 
Londres  ont  vomi  un  scélérat  de  tout  point  pareil  à  Varney,  et  il  y  a 
de  ceci  assez  peu  d'années  pour  que  l'on  n'en  ait  pas  encore  perdu  tout 
souvenir.  Le  procès  de  Wainewright  et  la  manière  dont  il  fut  soustrait 
à  une  mort  ignominieuse  se  rattachent  à  un  ensemble  d'infamies  et 
de  meurtres  bien  autrement  effrayant  que  le  récit  de  sir  Edward  Lyt- 
ton.  Nous  ignorons,  ajoutait  le  retoiever,  d'après  qui  fut  tracé  le  portrait 
de  Lucretia...  »  Sur  ce  point,  en  effet,  les  opinions  diffèrent,  et  les  ver- 
sions mystérieuses  qu'on  a  fait  circuler  ne  sont  pas  en  rapport  les  unes 
avec  les  autres;  mais  il  est  resté  avéré  que  nos  chroniques  judiciaires 
n'avaient  rien  à  revendiquer  dans  cette  odieuse  création,  ou  pour  mieux 
dire  dans  cette  affreuse  image.- Nous  constatons  avec  plaisir  ce  simple 
fait,  qui  nous  parait  une  réfutation  indirecte  de  toutes  les  malédictions 
lancées  contre  nous,  il  y  a  cinq  ans,  par  les  écrivains  anonymes  de  la 
presse  anglaise.  La  société  qui  donne  naissance  à  une  Lucretia  Clave- 
ring  ne  saurait  foudroyer  de  très  haut  celle  qui  a  repoussé  de  son  sein 
la  misérable  condamnée  de  Brives. 

Le  dernier  roman  de  sir  Edward  Lytton,  qui,  selon  toute  apparence, 
clôt  la  carrière  du  laborieux  conteur,  déjà  décidé,  il  y  a  quatre  ans,  à 
ne  plus  s'aventurer  dans  le  domaine  de  la  fiction,  était  fort  impatiem- 
ment attendu;  il  a  été  lu  avec  avidité,  critiqué  avec  amertume,  et, 
selon  nous,  il  ne  méritait  ni  tant  d'intérêt  ni  tant  de  haine.  Ce  n'est  pas 
à  dire  qu'il  soit  indigne  de  toute  attention,  et,  en  songeant  à  cette  longue 
série  de  récits  qui  forment  le  bagage  littéraire  de  Bulwer,  nous  ne 
regrettons  pas  que  celui-ci  nous  ait  fourni  l'occasion  d'apprécier  un 
talent  incomplet  sans  nul  doute ,  gâté  par  des  manies,  des  affectations 

(t)  Lucretia,  préface,  p.  viii. 


LE  ROMAN  ANGLAIS.  407 

regrettables,  plus  éleyé  pourtant,  plus  littéraire,  plus  consciencieux 
que  ses  détracteurs  ne  veulent  bien  en  convenir.  Au  lieu  de  se  mon- 
trer si  sévères  pour  Fauteur  de  Lucretia,  ceux-ci  eussent  mieux  fait  de 
rechercher  la  cause  des  défauts  qu'ils  relevaient  si  amèrement.  On 
pouvait  agiter  à  ce  propos  une  question  intéressante.  11  y  avait  à  se  de- 
mander jusqu'à  quel  point  les  défauts  de  Bulwer  dérivent  de  l'activité, 
de  la  curiosité  excessives  qui  l'ont  tour  à  tour  entraîné  sur  tant  de  voies 
différentes.  Remarquons-le,  ce  besoin  de  tout  apprendre,  de  tout  essayer, 
apanage  sublime  des  esprits  supérieurs,  est  une  tendance  maladive  chez 
les  intelligences  de  second  ordre,  qui  s'assimilent  incomplètement  le 
butin  de  leurs  avides  recherches,  et  portent  avec  fatigue  ce  fardeau 
imprudemment  soulevé.  La  science  acquise  nous  profite  justement  dans 
la  proportion  des  facultés  qui  nous  étaient  données  pour  l'acquérir. 
Quand  elle  dépasse  cette  mesure,  elle  risque  de  détruire  en  nous  l'équi- 
libre nécessaire,  de  chasser  le  naturel ,  d'effacer  la  spontanéité,  de  con- 
trarier, de  gêner  les  allures  de  l'esprit  et  du  style.  Les  idées,  se  raffi- 
nant, deviennent  subtiles  et  bizarres;  le  trait  vif  et  franc  se  change  en 
acutesse;  on  était  correct,  on  incline  au  purisme  :  l'érudition  s'exagère, 
et  la  pédanterie  n'est  pas  loin;  bref,  les  prétentions  grandissent,  et  le 
mérite  diminue  d'autant.  Serait-ce  là,  par  hasard,  l'histoire  secrète 
de  la  décadence  notée  par  nous  dans  les  œuvres  successives  de  Bulwer? 
Ou  n'est-il,  tout  simplement,  qu'un  écrivain  comme  tant  d'autres,  dé- 
routé dans  ses  calculs  par  l'inconstance  capricieuse  de  ses  lecteurs?  Le 
succès  a  tourné  la  tête  à  bien  des  gens  :  pourquoi  donc  une  défaveur 
imméritée  n'agirait-elle  pas  de  même  sur  l'esprit  de  celui  qui  en  est 
victime?  Peut-être  n'est-ce  pas  trop  du  concours  de  ces  deux  causes 
pour  expliquer  la  distance  qui  sépare  les  débuts  de  Bulwer  de  ses  der- 
nières productions.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'auteur  d'Eugène  Aram  n'en 
reste  pas  moins  une  des  figures  les  plus  remarquables  que  puisre  nous 
offrir,  dans  son  état  actuel,  la  littérature  des  trois  royaumes.  Nous 
avons  dû  tenter  de  placer  cette  figure  à  son  rang  et  sous  son  vrai  jour, 
avant  qu'elle  se  perdît  dans  ces  limbes  attristés  par  les  ténèbres,  où  les 
beaux  esprits  que  le  baptême  glorieux  n'a  point  classés  parmi  les  élus 
de  l'avenir  se  tiennent,  comme  le  dit  Dante,  avec  les  petits  innocens 
mordus  par  les  dents  de  la  Mort  (!]. 

E.-D.  FORGUES. 
(1)  Il  Purgatorio,  canto  vu,  st.  10. 


DE  LA 


COLONISATION  DE  L'ALGÉRIE 


LES  ESSAIS  ET  LES  SYSTÈMES. 


I. 

Un  homme  dont  la  parole  fait  autorité  en  matière  d'exploitation  agri- 
cple,  Mathieu  de  Dombasle,  a  dit  :  a  Pour  fondet*  des  colonies,  il  est 
une  qualité  précieuse:  c'est  cette  disposition  à  juger  d'avance,  froide- 
ment et  avec  sagacité,  d'une  part,  les  avantages  réels  que  Ton  peut 
tirer  de  tel  étabhssement  colonial  en  particuUer,  et  d'autre  part  les  dé- 
penses qui  seront  nécessaires  pour  s'en  assurer  la  possession,  d  D  est 
rare  cependant  que  les  grandes  colonies  doivent  leur  origine  à  une  spé- 
culation régulière  :  elles  sont  presque  toutes,  comme  notre  Algérie, 
filles  du  hasard.  Séduites  par  l'orgueil  de  la  conquête,  par  cette  fausse 
idée  qu'une  extension  de  territoire  est  le  gage  d'un  accroissement  de 
puissance,  les  nations  jettent  avec  un  enthousiasme  aveugle  les  bases 
d'un  empire  colonial.  Une  fois  engagées,  elles  persévèrent,  et,  si  le  pré- 
sent est  onéreux,  elles  se  consolent  et  se  persuadent  qu'elles  travaillent 
pour  l'avenir.  Il  est  sans  doute  nécessaire  qu'une  métropole  soutienne 
sa  colonie  au  début;  mais  les  dépenses  qu'elle  s'impose  ne  doivent  être 
de  sa  part  qu'un  placement.  Il  faut  qu'elle  voie  bien  clairement  que 


COLONISATION  DE  L' ALGÉRIE.  499 

l'entreprise  a  chance^  non-seulement  de  se  suffire  bientôt  à  elle-même, 
mais  encore  d'amortir  les  frais  de  son  établissement.  Si  Taffaire  ne  ré- 
pondait pas  à  cette  condition,  c'est  qu'elle  serait  mauvaise  commercia- 
lement, et  alors  il  y  aurait  pour  la  métropole,  comme  pour  les  colons 
eux-mêmes,  profit  à  s'abstenir.  Il  importe  donc  que  les  hommes  d'état 
appelés  à  prononcer  sur  l'avenir  de  l'Algérie  règlent  leur  jugement 
d'après  ce  principe  :  un  système  de  colonisation,  quel  qu'il  soit,  ne  peut 
réussir  qu'à  la  condition  de  payer  ses  frais,  c'est-à-dire  de  garantir  tous 
les  capitaux,  de  rémunérer  tous  les  services  au  moyen  des  ressources 
créées  par  la  colonie  elle-même. 

Si  les  gouvememens  procédaient  d'une  manière  rationnelle,  ou  même 
avec  le  simple  bon  sens  du  marchand  qui  fonde  une  maison  de  com- 
merce à  l'étranger,  le  premier  soin  serait  d'évaluer  les  sacrifices  né- 
cessaires à  la  consolidation  d'un  établissement  extérieur.  L'entreprise 
de  peupler  et  de  feriiliser  un  pays  est  plus  ou  moins  difficile,  plus  ou 
moins  dispendieuse.  Qu'on  imagine  un  territoire  isolé  dont  l'état  sani- 
taire ne  fût  pas  suspect,  dont  la  possession  ne  fût  pas  disputée  par  les 
armes,  le  peuplement  d'une  telle  contrée  pourrait  être  efltectué  facile- 
ment et  à  peu  de  frais.  Telle  ne  s'est  pas  présentée  à  nous  l'Algérie.  In- 
quiétée par  un  ennemi  opiniâtre,  cette  colonie  doit  acheter  la  sécurité, 
soit  que  les  habitans  enrégimentés  en  milices  paient  de  leur  temps  et 
de  leurs  personnes,  soit  qu'un  impôt  spécial  vienne  en  déduction  du 
budget  de  la  guerre.  L'assainissement  des  lieux,  résultant  des  desséche- 
mens,  des  endiguemens,  des  plantations,  enfouira  beaucoup  d'argent. 
Un  capital  relativement  plus  considérable  qu'ailleurs  (nous  le  démon- 
trerons plus  tard)  sera  nécessaire  à  la  bonne  exploitation  du  pays,  et  on 
ne  l'obtiendra  qu'en  offrant  aux  capitalistes  l'appât  des  gros  bénéfices. 
La  terre  africaine  ne  pourra  être  fécondée  qu'avec  le  concours  des 
hommes  de  science,  qu'il  faudra  rémunérer  dignement.  Enfin,  condi- 
tion suprême  et  sans  laquelle  il  n'y  a  plus  pour  nous  en  Afrique  que 
ruine  et  périls,  on  n'obtiendra  en  assez  grand  nombre  les  hommes  qui 
doivent  faire  le  fonds  de  la  population  franco-africaine,  les  ouvriers 
honnêtes,  laborieux  et  énergiques,  qu'en  leur  offrant ^des  avantages 
solides  et  positifs  :  c'est  encore  de  l'argent  à  fournir,  et  beaucoup  d'ar- 
gent. Il  n'y  a  donc  pas  à  se  faire  illusion  :  la  colonisation  de  l'Algérie 
coûtera  très  cher,  aussi  cher  qu'aucune  autre  entreprise  de  ce  genre 
puisse  jamais  coûter. 

Ces  conditions  d'existence,  sécurité,  salubrité,  primes  offertes  aux 
capitaux,  à  l'intelligence,  au  rude  labeur,  ne  peuvent  être  réalisées^ 
nous  le  répétons,  qu'au  moyen  des  ressources  créées  au  sein  de  la  co- 
lonie. La  France  voulût-elle  faire  vivre  artificiellement  son  nouvel  em- 
pire à  force  de  subventions,  qu'elle  n'y  réussirait  pas  :  le  sacrifice  dé- 
passerait ses  forces.  La  dépense  des  dix  premières  années  d'occupation. 


.500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déduction  faite  des  recouvremens,  s'est  élevée  à  323,626,342  francs. 
La  tactique  suivie  depuis  1840  a  porté  le  chiffre  annuel  à  plus  de 
100  millions  :  en  joignant  au  budget  et  aux  crédits  spéciaux  les  frais 
accessoires  pour  les  inouvemens  de  troupes  et  les  transports  maritimes 
occasionnés  par  la  guerre  d* Afrique,  M.  Desjobert  a  porté  le  chiffre  de 
Tannée  dernière  à  125,762.993  francs  :  c'est  donc,  en  nombre  rond, 
un  milliard  au  moins  que  l'Afrique  a  englouti  jusqu'à  ce  jour.  Eh  bien! 
cette  somme  énorme  n'a  servi,  pour  ainsi  dire,  qu'aux  préliminaires 
de  l'installation  :  on  a  assuré  la  conquête  et  entrepris  le  déblaiement 
du  sol;  mais  l'œuvre  sérieuse  et  reproductive,  la  colonisation  propre- 
ment dite,  est  à  peine  commencée;  on  n'en  est  encore  qu'au  ballottage  des 
systèmes,  et  personne,  à  l'heure  qu'il  est,  n'entrevoit  clairement  quelle 
sera  l'étendue  des  avances  à  faire  et  quels  dédommagemens  on  en  doit 
espérer.  La  France,  encore  une  fois,  ne  peut  pas  éterniser  le  sacrifice 
sous  lequel  elle  succombe.  Des  subventions  additionnelles  vont  être 
demandées  pour  déterminer  le  peuplement  et  la  culture  du  sol.  Si  on 
les  accorde,  ce  ne  peut  être  qu'à  titre  de  prêt.  L'Algérie  doit  exister  par 
elle-même;  toute  organisation  qui  laisserait  les  dépenses  coloniales  au 
compte  de  la  métropole  aboutirait  fatalement  à  un  échec. 

Les  besoins  de  la  colonie  étant  constatés,  on  se  demande  quelles  sont 
les  chances  de  développer  les  ressources  en  proportion  des  charges.  Un 
impôt  prélevé  sur  les  indigènes,  à  la  manière  des  Anglais  dans  l'Inde, 
ne  dépassera  jamais  4  à  5  millions.  Un  système  basé  sur  les  profits  du 
commerce  aurait  peu  de  chances  en  présence  d'une  population  clair- 
semée ,  sans  industrie  et  sans  movens  d'échange.  La  colonisation  doit 
donc  être  agricole,  et  le  programme  à  remplir  pourrait  être  formulé 
ainsi  :  peupler  l'Afrique  française  au  moyen  des  bénéfices  obtenus  par 
la  culture  et  rexploitation  des  richesses  intérieures  de  la  terre. 

On  nous  dira  que,  le  produit  de  la  terre  étant  la  seule  fortune  de  l'Al- 
gérie ,  il  n'est  pas  possible  que  les  bénéfices  de  l'agriculture  paient  ces 
frais  de  colonisation  que  l'on  déclare  devoir  être  considérables;  que  les 
tentatives  agricoles  faites  jusqu'à  ce  jour  ne  donnent  pas  lieu  d'espérer 
un  semblable  résultat.  En  réponse  à  ces  objections,  nous  rappellerons 
un  axiome  simple  comme  toutes  les  lois  agronomiques,  axiome  sur  le- 
quel on  nous  permettra  d'insister  en  raison  de  son  importance. 

Une  culture  maigre  et  insuffisante  ï\p  donne  que  de  maigres  produits, 
qui  souvent  ne  paient  pas  leurs  frais,  si  minimes  que  soient  ces  frais. 
Une  exploitation  riche  et  bien  dirigée  paie  non-seulement  les  frais,  si 
considérables  qu'ils  soient,  mais  donne  des  bénéfices  nets;  il  y  a  plus, 
le  bénéfice  semble  augmenter  en  proportion  de  la  somme  des  efforts 
producteurs  (capital  et  travail),  non  pas  dans  une  proportion  relative 
aux  avances,  mais  dans  une  relation  progressive.  Il  est  utile  d'expliquer 
ce  phénomène  par  un  exemple.  Deux  propriétaires,  l'un  riche  et  l'autre 


COLONISATION  DE  L'aLGÉRIE.  501 

malaisé,  achètent  deux  domaines  d'égale  étendue  et  d'égale  qualité  au 
prix  de  80,000  francs;  le  pauvre  ajoute  au  prix  d'achat  un  capital  d'ex- 
ploitation de  20,000  francs;  total  de  ses  ayances,  100,000  francs.  Le  riche 
élèye  son  capital  d'exploitation  à  1^,000  francs;  total,  5M)0,000  francs. 
On  les  suppose  d'ailleurs  tous  deux  également  économes ,  également 
habiles.  Eh  bien!  si  le  premier  obtient  en  produit  net  5,000  francs,  soit 
5  pour  iOO  de  son  capital  engagé,  le  riche  obtiendra  20,000  francs,  soit. 
10  pour  iOO  de  son  capital  :  de  sorte  que,  si  la  possession  de  ces  deux 
domaines  était  grevée  accidentellement  d'une  charge  annuelle  de 
6,000  francs,  le  cultivateur  pauvre  se  trouverait  incapable  de  con- 
tinuer son  exploitation ,  tandis  que  son  voisin  resterait  en  possession 
d'un  revenu  de  14,000  francs,  par  le  seul  fait  de  l'exubérance  de  son 
capital.  ' 

On  pressent  la  portée  de  ce  phénomène  dans  son  application  à  l'Al- 
gérie. Il  n'y  a  pas  de  mesure  absolue  pour  la  fécondité  de  la  terre;  on 
peut  en  élever  graduellement  le  produit  à  l'aide  d'un  capital  bien  em- 
ployé :  la  seule  limite  de  cette  progression  est  le  point  où  les  débouchés 
avantageux  viennent  à  manquer.  Au  sein  même  de  la  France,  il  y  a  des 
terres  qui  ne  valent  pas  100  francs  Thectare,  quoique  supérieures  dans 
leur  essence  à  d'autres  terres  qui  se  vendent  2,000  et  3,000  francs  :  la, 
plus-value  de  ces  dernières,  toujours  proportionnée  aux  produits,  n'est 
que  la  représentation  des  sommes  employées  pour  améliorer  le  fonds 
ou  assurer  des  débouchés.  Trop  confians  dans  la  vertu  naturelle  du  sol 
africain,  les  premiers  colons  n'ont  pas  attendu,  pour  solliciter  la  terre,, 
qu'ils  eussent  des  moyens  sufflsans.  On  a  même  érigé,  en  quelque  sorte, 
cetta  faute  en  système.  Une  circulaire  administrative  répandue  parmi 
les  colons  leur  recommandait  de  ne  pas  faire  de  bonne  agriculture,  sous 
prétexte  que  les  circonstances  économiques  ne  se  prêtaient  pas  à  une 
exploitation  perfectionnée.  Autant  aurait  valu  recommander  à  nos  sol- 
dats de  désapprendre  l'art  militaire  pour  combattre  les  Arabes.  Si  la 
victoire  reste  toujours  en  définitive  à  nos  drapeaux,  c'est  qu'à  des* 
bandes  sans  frein  et  sans  ressources  certaines  nous  opposons  la  bravoure 
disciplinée,  la  tactique,  un  matériel  spécial,  des  approvisionnemens 
garantis  par  le  trésor  d'un  grand  empire.  Le  moyen  de  vaincre  dans^ 
l'ordre  industriel ,  c'est  de  procéder  comme  dans  l'ordre  militaire.  Si 
l'on  veut  asservir  une  nature  sauvage  et  en  arracher  de  riches  tributs, 
qu'on  l'attaque  avec  une  forte  discipline  agricole,  avec  la  tactique  la 
plus  subtile  de  la  science. 

Il  importe  avant  tout  de  se  pénétrer  de  la  différence  essentielle,  ca- 
ractéristique, qui  doit  se  manifester  entre  l'industrie  de  la  France  afri- 
caine et  celle  de  la  métropole.  Dans  les  anciennes  sociétés,  la  spécula- 
tion industrielle  repose  sur  l'existence  du  prolétariat,  triste  continuation 
de  l'antique  servitude.  En  Europe,  où  il  y  a,  sauf  de  très  rares  excep- 


502  REVUE  DES  DEUX  1I0BIDE8.  . 

tions,  surabondance  de  bras  relativement  au  travail  offert,  tout  bonune 
qui  possède  une  mince  pièce  d'argent  est  certain  de  rencontrer  un  de 
ses  semblables  qui  lui  vendra  le  travail  de  sa  journée,  même  lorsque 
l'offre  serait  inférieure  au  prix  réel  du  labeur.  Qu'on  ne  s'y  trompe 
pas  cependant  :  cet  état  de  choses  n'est  pas  normal;  c'est  la  plus  dange- 
reuse des  maladies  qui  affligent  nos  vieilles  sociétés.  L'Afrique  frao- 
çaise,  société  naissante,  n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  contracter  cette 
lèpre  du  paupérisme.  On  ne  passe  pas  la  mer,  on  n'affronte  pas  un  cli- 
mat suspect^  on  ne  s'expose  pas  aux  sabres  et  aux  balles  pour  travailler 
à  vil  prix,  n  est  évident  qu'elle  n'obtiendra  des  colons  efCectife,  dis- 
posés à  faire  de  l'Algérie  leur  seconde  patrie,  que  par  des  offres  sédui- 
santés,  par  l'appât  d'une  rémunération  qui  garantisse  ravemr^  soit  que 
cette  rémunération  consiste  eu  titres  de  propriété,  en  participation  aux 
bénéfices,  ou  en  salaires  très  élevés. 

L'impossibilité  d'obtenir  la  main-d'œuvre  à  bas  prix  a  été  jusqu'ici  le 
principal  sujet  de  découragement.  Peutrêtre  que  cet  obstacle  deviendra 
au  contraire  le  salut  et  la  gloire  de  l'Algérie.  Après  s'être  débattu  vai- 
nement dans  l'ornière,  on  éprouvera  l'impatience  d'en  sortir,  et,  sous 
l'inspiration  de  l'intérêt  bien  entendu ,  on  substituera  aux  routines  de 
la  ferme  et  de  l'atelier  un  régime  industriel  plus  loyal  et  plus  fécond. 
L'égoïsme  aura  beau  se  débattre,  il  en  faudra  venir  là  ou  perdre  l'Al- 
gérie. Au  surplus,  en  supposant  le  travail  agricole  loyalement  orga- 
nisé, la  forte  part  faite  à  des  ouvriers  d'élite  serait  moins  onéreuse  en 
réalité  qu'en  apparence.  On  se  procure  aisément,  en  Algérie,  des  men- 
dians  ou  des  vauriens,  rebuts  de  leur  pays,  au  prix  de  2  fr«  par  jour, 
mais  ils  ne  travaillent  pas  et  volent  leurs  maîtres.  Les  manœuvre^  in- 
digènes se  contentent  de  i  fr.  à  1  fr.  50  cent,  par  jour,  plus  une  porUon> 
de  pain  évaluée  à  30  cent;  mais  ces  hommes,  qui  ne  consomment  avec 
leur  pain  que  de  l'eau  et  des  figues  sèches,  sont  si  indolens  de  corps  et 
d'esprit,  qu'en  réalité  ils  coûtent  plus  cher  que  les  bons  ouvriers  euro- 
péens. Ceux-ci,  absorbant  quatre  ou  cinq  fois  plus  d'élémens  nutritifs, 
déploient  une  vitalité  en  rapport  avec  leur  sdimentation  (i]^  La  forte 
nourriture  procurée  aux  ouvriers  est  un  genre  d'économie  que  les 
chefs  d'industrie  commencent  à  comprendre.  La  facilité  que  les  plan- 
teurs des  États-Unis  ont  de  nourrir  leurs  nègres  de  viandes  fraîches  est 
la  principale  cause  de  leur  supériorité  sur  ceux  des  Antilles  dans  les 
•cultures  qui  dépendent  principalement  de  la  main-d'œuvre,  conune 
celle  du  cotonnier.  En  Algérie,  un  bon  mécanisme  d'association,  utiU- 
sant  toutes  les  forces  d'un  ménage,  prévoyant  les  besoins  du  présent, 
garantissant  l'avenir,  doit  fournir  le  moyen  d'assurer  aux  classes  ou- 

(l>  En  t83t,  dit  M.  Oentf  de  Btasy,  U  coMimiiiMtliMi  de  It  visKde  à  Algsr  a  éféét»^ 
lo/ée  à  ÎH  kilogramoMS  pour  on  Estopéen»  4a  et  demi  pMur  un  Maure,  M  tn»  quarts 
pour  un  Juif. 


GeLONlfiATION  DE  L'aLGÉRIE.  503 

vrières  une  aisance  €t  une  sécurité  égales  à  ce  qu'elles  pourraient  at- 
tendre des  plus  forts  salaires. 

Cette  situation  particulière  de  Tagriculture  algérienne  est  une  des 
causes  qui  l'obligent  à  rechercher  de  gros  bénéfices.  Quel  mode  d'ex- 
ploitation choisira-t^n?  L'économie  rurale  en  distingue  deux  aujoiu*- 
dliui  :  le  premier,  qui  consiste  à  cultiver  dans  la  perfection  une  surface 
restreinte,  afin  d'en  obtenir  la  plus  forte  quantité  de  produits  bruts  que 
sa  nature  puisse  donner,  constitue  le  système  intensif;  le  second,  appelé 
par  opposition  le  s^tème  extensif,  applique  des  soins  superficiels  à  un 
espace  aussi  considérable  que  possible,  laisse  agir  la  nature  et  établit  sa 
spéculation  surTéconomié  de  la  main-d'œuvre.  Comme  exemples  de 
ces  deux  systèmes,  M.  Moll  met  en  contraste  un  domaine  de  i,400  hec- 
tares, situé  dans  le  Berri,  qui  n'occupe  pas  plus  de  65  travailleurs 
adultes  et  26  chevaux ,  avec  les  jardins  maraîchers  contenus  dans  la 
nouvelle  enceinte  de  Paris,  qui,  sur  une  surface  de  1,378  hectares,  em- 
ploient environ  46,060  travailleurs  et  i, 600  chevaux.  Après  avoir  dé- 
claré que  les  deux  systèmes  sont  également  légitimes,  que  le  choix  dé- 
pend des  ressources  du  propriétaire,  de  la  valeur  du  terrain,  du  prix 
de  la  main-d'œuvre,  du  débouché,  M.  Moll  ajoute  :  «Dans  les  circon- 
stances actuelles  et  pendant  bien  long«>temps  encore,  le  système  exten- 
sif est  le  seul  dont  on  puisse  attendre  du  succès  en  Algérie,  d  S'il  en 
^tait  ainsi,  il  s'écotflerait  un  iemps  incalculable  avant  que  l'agriculture 
algérienne  pût  si^ffire  aux  frais  de  la  colonisation.  Nous  voudrions,  au 
contraire,  que  de  grandes  sociétés  agricoles,  après  avoir  choisi  les  em- 
I^lacemens  les  plus  beureux,  y  déployassent  les  efforts  les  plus  intenses. 
L'éclaid'un  grand  succès  industriel,  c'est  la  seule  chance  de  lancer  la 
spéculation  africaine.  Nous  le  répétons  avec  une  conviction  profonde 
qui  n'est  pas  sans  quelque  mélange  d'inquiétude,  si  l'industrie  colo- 
niale végète  terre  à  terre,  si  le  travail  n'acquieri  pas  assez  de  vitalité 
pour  fournir  des  dividendes  aux  capitalistes  métropolitains,  un  sori  at- 
irayant  aux  ouvriers,  tm  tribut  au  gouvernement  en  déduction  des 
charges  qu'il  subit,  ht  colonie  périra  de  cette  langueur  dont  elle  soufit'e 
aujourd'hui. 

Hais,  dhra-t-on,  en  supposant  que  certaines  sociétés  puissamment 
organisées  donnassent  l'exemple  d'un  succès  exceptionnel,  ces  entre- 
prises n''mtroduiront  en  Afrique  qu'un  petit  nombre  d'individus,  et  la 
ffrande  difficulté,  celle  du  peuplement,  restera  sans  solution.  Cette  dif- 
"ftcultétious  ramène  au  point  essentiel  de  la  controverse.  Une  erreur 
i|ue  <nous  retrouvons  au  tond  de  tous  les  systèmes  consiste  à  croire 
qu'on  peut  improviser  une  population.  Qiaque  auteur  commence  par 
mipfniter  le  nomfbre  d^habitsùis  qu'il  croit  indispensable  pour  la  défense 
Mi  ta  fécondation  de  la  terre.  On  se  préoccupe  surtout  de  masser  les 
(babîtam  dans  xm  but  stratégique.  M.  le  maréchal  Bugeaud  demande 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

100,000  familles,  soit  500,000  âmes  environ.  M.  le  général  de  Lamori- 
'  cière  veut  75,000  âmes  dans  son  triangle  d'Oran.  M.  le  docteur  Bodi- 
chon,  médecin  à  Alger,  en  demande  30,000  seulement  pour  le  Sahel. 
M.  Tabbé  Landmann  a  rabattu  ses  prétentions  à  50,000  personnes.  Le 
trop  plein  de  la  France,  dit  M.  Lingay,  est  de  4  millions  d'hommes; 
il  faut  le  déverser  en  Afrique.  Le  chiffre  des  colons  étant  déterminé^ 
on  cherche  par  quels  moyens  on  les  empêchera  de  mourir  de  faim. 
On  ne  fabrique  pas  ainsi  un  peuple.  Créez  d* abord  des  intérêts,  as- 
surez des  situations,  et  la  population  se  développera  d'elle-même. 
Donnez  tous  vos  soins  à  un  petit  nombre  d'entreprises,  en  vous  préoc- 
cupant beaucoup  moins  de  la  quantité  que  de  la  qualité  des  hommes 
qu'elles  emploient,  constituez  ces  entreprises  vigoureusement  et  loyale- 
ment, assurez-leur  même,  par  des  sacriûces,  le  prestige  du  succès  in- 
dustriel. Quand  on  se  dira  en  France  que  chefs  et  ouvriers  ont  trouvé 
leur  compte  à  ce  succès,  cent  autres  entreprises  se  formeront,  et  ces 
dernières  en  enfanteront  mille.  Tous  les  peuples  ont  commencé  par 
Texploitaiion  des  terres  de  choix  :  c'est  sur  ce  fait  que  Ricardo  a  basé  sa 
célèbre  théorie  de  la  rente  foncière.  Entre  les  groupes  industriels  qui 
réussiront,  une  foule  flottante  se  glissera  à  la  longue.  C'est  ainsi  que 
naît  un  peuple,  et  non  pas  d'après  des  combinaisons  stratégiques.  Au 
lieu  d'être  abolies  tout  d'un  coup,  les  charges  du  gouvernement,  les 
dépenses  de  l'armée,  ne  pourront  être  réduites  qu'en  proportion  du 
succès  de  ces  centres  d'exploitation  :  il  est  vrai,  mais  ce  procédé,  bien 
qu'il  contrarie  l'impatience  des  esprits  systématiques,  est  en  réalité 
le  plus  court  et  le  plus  sûr.  Il  y  a  une  mesure  naturelle  et  infranchis- 
sable pour  le  développement  d'une  population  qui  doit  vivre  par  l'in- 
dustrie agricole  :  c'est  l'état  des  débouchés.  En  agriculture  comme  en 
toute  autre  fabrication,  la  difficulté  n'est  pas  de  produire,  c'est  de  vendre 
sûrement  et  à  des  prix  avantageux.  Une  exploitation  bien  entendue  est 
celle  qui  distribue  ses  travaux  suivant  l'importance  et  la  sécurité  des 
débouchés.  Supposez  qu'il  fût  possible  de  jeter  en  Afrique  des  masses 
imposantes  de  population:  elles  seraient  violemment  comprimées,  si  la 
somme  de  leurs  produits  était  hors  de  proportion  avec  les  issues  com- 
merciales. Que  100,000  familles  se  ihettent  à  produire  du  blé,  vivront- 
elles  dans  l'abondance?  Non,  elles  dépériront  de  privations  et  de  mi- 
sère, s'il  arrive  une  série  de  récoltes  assez  généralement  riches  pour 
avilir  le  prix  des  grains.  Quoi  qu'on  fasse,  une  population  coloniale  ne 
se  développe  et  ne  s  affermit  jamais  que  suivant  la  mesure  de  sa  pros- 
périté industrielle;  il  n'y  a  donc  aucun  inconvénient  à  ne  commencer 
l'œuvre  du  peuplement  que  par  un  petit  nombre  d'entreprises. 

Rapprochons  les  idées  qui  viennent  d'être  développées.  La  colonisa- 
lion  de  l'Afrique  doit  coûter  très  cher  par  la  nécessité  de  se  défendre 
contre  les  Arabes,  d'offrir  un  appât  aux  capitalistes  dont  on  a  besoin. 


COLONISATION  DE  l'aLGÉRIE.  805 

d'être  libérale  envers  les  travailleurs.  La  France  succoinberait  sous 
cette  triple  charge.  Il  faut  donc  organiser  la  spéculation  coloniale  d'une 
façon  assez  lucrative  pour  qu'elle  suffise  à  tout.  Qu'on  ne  s'inquiète  pas 
à  priori  du  chiffre  de  la  population.  L'Algérie  trouvera  prompteraent 
des  habitans,  si  on  parvient  à  y  établir  un  bon  mouvement  d'affaires; 
elle  restera  dépeuplée,  malgré  tons  les  efforts  du  gouvernement ,  si  la 
spéculation  y  languit.  Nous  ne  pensons  pas  que  ces  principes  soient 
contestés.  Il  nous  a  paru  utile  de  les  établir  avant  d'entrer  dans  l'ana- 
lyse des  théories  proposées  et  des  expériences  faites  jusqu'ici.  Lorsque 
la  nation  française  connaîtra  mieux  les  difficultés  d'une  grande  coloni- 
sation, au  lieu  de  s'abandonner  à  cet  instinct  du  dénigrement  trop 
commun  aujourd'hui,  il  ne  lui  restera  plus  que  des  sentimensde  recon- 
naissance pour  tous  ceux  qui  ont  mis  la  main  à  l'œuvre,  même  lorsque 
leurs  efforts  auront  été  impuissans. 

n. 

Les  essais  antérieurs  à  1842  ne  doivent  pas  compter  dans  l'histoire  de 
la  colonisation.  Si  Ton  rappelle  qu'en  1832  les  deux  premiers  villages 
franco-algériens,  Kouba  etDely-lbrahim,  furent  fondes  par  414  Alsa- 
ciens, que  pendant  les  dix  années  qui  suivirent  d'autres  groupes  es- 
sayèrent à  leurs  risques  et  périls  de  se  former  dans  le  Sahel  et  la  Mi- 
tidja,  c'est  pour  honorer  par  un  souvenir  de  regrettables  victimes. 
Les  colons  de  cette  première  p.  riode,  ceux  du  moins  qui  se  livrèrent 
aux  travaux  des  champs,  engagèrent  la  lutte  contre  une  nature  in- 
connue et  rebelle,  san$  expérience,  sans  autre  arme  que  leur  éner- 
gie aveugle.  Le  moins  qui  leur  arriva  fut  de  se  ruiner.  Après  ce  triste 
exemple  de  la  colonisation  libre  et  spontanée,  la  paix  paraissant  établie, 
l'état  manifesta  enfin  la  volonté  d'intervenir.  Tout  le  monde  croyait 
alors  que  le  succès  dépendait  uniquement  du  nombre  des  bras,  et  que^ 
pour  obtenir  une  nombreuse  population,  il  suffisait  de  faire  appel  aux 
pauvres  en  leur  offrant  des  moyens  faciles  d'existence.  En  1842,  M.  le 
comte  Guyot,  chef  de  la  direction  civile  d'Alger,  avec  l'assistance  de 
M.  le  colonel  Marengo,  choisit  l'emplacement  de  plusieurs  villages,  les 
protégea  par  un  fossé  et  une  enceinte,  y  conduisit  les  eaux  nécessaires, 
fit  élever  les  Mtimens  publics.  Chacune  des  familles  élues  par  l'admi- 
nistration reçut  un  lot  de  terre  dans  l'enceinte  du  village  avec  des  ma- 
tériaux de  construction  pour  600  francs  et  à  l'extérieur  un  champ  cul- 
tivable de  5  à  10  hectares.  Dans  certaines  localités,  on  livra  aux  ôolons 
munis  d'un  petit  capital  une  maison  bâtie  et  des  terres  défrichées 
moyennant  1,500  francs.  A  ces  premières  libéralités,  on  ajouta  succes- 
sivement et  par  forme  de  secours  des  bestiaux,  des  semences,  des  ou- 
tils^ de  l'argent,  £n  additionnant  toutes  ces  dépeuses,  on  a  trouvé  que 


tSOè  MVUÉ  DfeS  DBtX  «ONDI». 

chaque  famille  avait  coûté  à  Télat  de  4,000  à  S,800  trafics;  ce  dernier 
chiffre  est  celui  qui  résulte  des  impitoyables  calculs  de  B.  Desfobert. 
Malgré  tout,  les  villages  de  la  dhrectioïi  civile  ont  échoué.  H  n'y  a  qu'un 
avis  sur  ce  point.  «  Je  suis  entré  chez  un  grand  nomfbre  de  ces  colons^ 
dît  M.  rabbé  Landmann ,  je  me  suis  informé  nnnutieusement  de  leur 
position  actuelle,  et  de  leur  espoir  pour  l'avenir;  je  n'ai  trouvé  partout 
que  découragement  et  ime  misère  profonde.  »  Dans  sa  dernière  bro^ 
chure,  M.  le  maréchal  Bugeaud  parle  dans  *e  même  sens,  et  A  Douera, 
dit-îl,  le  colonel  du  36%  ému  de  pitié  pour  les  tettnilles  rurales  qui 
Tnouraient  de  faim,  leur  a  créé  une  soupe  économique  avec  les  restes 
du  pain  des  ordinaires,  et  les  légumes  des  jardins  du  régiment,  d 

L'opposition  algérienne  (quel  pays  n'a  pas  ^on  opposition?)  i^ette 
le  tort  sur  la  direction  civile  :  les  emplacemens  ont  été  mal  choisis,  les 
maisons  mal  appropriées  aux  pratiques  rurales,  les  lote  de  terre  mal 
répartis,  et  vingt  autres  griefs  faciles  à  énumérer  après  l'événement. 
La  vraie  raison  est  celle  qu'on  oublie  de  dire  :  c'est  que  tout  système 
reposant  sur  le  travail  individuel ,  sur  la  petite  culture  isolée,  chétîve, 
nécessiteuse  et  ignorante,  doit  échouer  en  Algérie.  Son  ïtioindre  tort 
serait  d'être  fort  dispendieux ,  car,  ayant  pour  principe  de  distribuer 
sur  le  sol  colonial  des  gens  sans  ressources,  il  faudrait  toujours  que 
ces  gens  fussent  installés  et  soutenus  long-temps  aux  frais  du  trésor. 
Les  partisans  de  la  petîte  culture  affirment  que  ce  réghne  a  pour  effet 
d^asseoîr  une  population  nombreuse  et  iiltéressée  par  la  propriété  à  la 
défense  dti  sol.  Ceux  qui  raisonnent  aitisi  sous  îlllusion  de  ce  qui  se 
passe  en  France  ne  considèrertt  pas  que  les  conditions  du  travail  ne  sont 
pas  les  mêmes  en  Afrique  qu'en  Europe.  La  division  des  propriétés  dé- 
veloppe la  population  française,  parce  qu'un  lambeau  de  terre  très  bien 
cultivé  peut  suffire  aux  besoins  d'une  famille,  grâce  à  l'avantage  des 
débouchés  et  à  un  courant  d'échanges  établi  depuis  des  siècles.  Le  bé- 
néfice de  la  petite  culture  en  Trauce  découle  de  la  variété  de  ses  pro- 
duits. Achetant  les  denrées  qm  foitt  la  hase  ûe  son  aKmeritation  à  plus 
bas  prix  qu'elle  ne  pourrait  les  obtenir  elte-même,  elle  se  réserve  pour 
les  menus  travaux  qui,  n'admettant  pas  tes  machines,  offrent  une  ré- 
munération suffisante  à  la  main-d*ttnrvre.  Dans  la  situation  où  on  la 
place  en  Afrique,  la  petite  propriété  rurale  est  x)bligée  tJe  se  consacrer 
presque  exclusivement  à  la  production  des  grains,  dortt  les  avantages 
sont  très  douteux.  Or,  une  industrie  condamnée  à  végéter  est  plutôt 
un  obstacle  qu'un  encouragement  à  la  poptitetton.  L'expérience  en  a 
été  faite  plus  d'une  fois.  Le  Canada  xjff fait  à  la  France  un  champ  de  co- 
lonisation plus  favorable  peUt-étre  qutî  l'Algérie  :  simitituAede  climat, 
surface  immense  et  à  peine  disputée,  «ol  riche  et  moins  tiépouUlé  que 
les  solitudes  africaines;  que  d' avantages  réurts!  En  1628,  tme  compa^ 
gnîe  favorisée  par  Richetieu  prît  l^ngay HWHt  ^  transporter  au  Ca- 


GoitorasâTioN  DB  l'aloéub.  MT 

Aada  16,000  ouvriers  en  cpdtize  ans.  Promesse  était  faite  à  ces  eolone 
de  les  loger,  de  les  nourrir  ti  entretenir  de  toutes  choses  pendant  trois 
ans,  de  leur  assigner  ensuite  des  terres  défrichées  autant  qu'il  serait 
nécessaire  pour  leur  subsistance»  avec  des  grains  pour  les  ensemencer» 
Ces  conditions  avantageuses  furent  maintenues  pendant  les  deuic  siècles 
de  la  domniatioa  française  :  un  courant  d'émigration  assez  ccmsidé- 
rable  eut  lieu  eotre  la  France «t  le  nerd  de  T Amérique,  et  pourtant^  à 
laces»on  du  Canada,  en  1763,  on  ne  livra  à  TAnglet^re  que  27^000 
âmes.  L'Angleterre  fit  entrer  le  Canada  dans  le  mouvement  de  ses  af-* 
faires  commerciales,  ^  cette  belle  colonie  compte  plus  d'un  milliaa 
d'ames  aiyourd'hui. 

La  petite  culture  conserve  encore  des  théoriciens.  Le  docteur  Bodi- 
cbon  l'a  préconisée  dans  une  pubUcatioia  récente  à  laquelle  nous  avons 
emprunté  quelques  détails.  U  voudrait  que  le  gouvernement  entreprit 
la  construction  des  villages»  le  défrichement,  la  mise  en  valeur  des 
terres,  pour  y  établir  des  colons-fermiers,  en  leur  imposant  une  rede- 
vance perpéfaielle,  rachetable  à  leur  volonté  »  au  moyen  de  leurs  éco* 
nomies.  Dans  son  utile  ouvrage  sur  l'agriculture  algérienne,  H.  MoU  a 
consacré  une  part  beaucoup  trop  large  à  un  projet  de  même  naturel» 
Ces  propositions  n'auront  pas  d'échos« 

La  mise  en  valeur  du  sol  africain  euge  évideaunent  la  grande  cul^ 
ture,  ou,  pour  mieux  dire,  les  travaux  d'ensemble.  Pourquoi  donc  la 
grande  propriété  n'a-t-elle  pas  pu  encore  organiser  ses  travaux?  Mous 
l'avons  dit,  les  bras  lui  manquent,  et  il  n'est  pas  possible  qu'on  lui  ao* 
corde,  comme  en  Europe,  pleine  liberté  pour  les  recruter.  Si  on  lais^ 
sait  faire  les  spéculateurs,  Û^  {tairaient  bien  par  obtenir  le  travsûl  à  vil 
prix  en  attirant  les  mendiaus  de  tous  les  pays  de  l'Europe.  A  l'époque 
où  H«  Baude  visitait  l'Algài^ie  (1840),  les  Frajaçais  formaient  la  moitié  de 
la  population  européens^  à  Alger,  le  tier&  de  celle  de  Bône,  où  les  Maltais 
dominaient,  et  le  c^viartde  c^Ue  d'Oran,  où  les  E^>agnols  étaient  presque 
60  nombre  double,  iies  dernières  années  n'ont  pas  amélioré  cet  état  de 
éd^oses.  Tandis  que  les  documens  officiels  constatent  le  découragement 
^tes  ouvriers  flrançais^  une  misère  crcrissant^  dans  la  Péninsule,  et  sur- 
tout dans  les  Baléares,  pr^ecî^le  Témigration  espagnole  v6r»  l'Algérie^ 
6nr  environ  105,000  (iolcAis^^  européens,  la  France  n'en  ^  ^paslP^^i  i^iifi 
ée  47,000,  de  sorte  qu'on  peut  encore  dir^  w^  jtf  "Raudû  ^  «  ï^  cdQ-- 
nisation  n'est  française  qu'en  èe  sens  o»*'^  '  ^  '  *--*-mi*Mc 

chaijges.  »  la  France  n'aotait^^   ':'".°"^f?«"PP«'''o°«  touieo..o 

Plailtep  cette  servitude  fléjn.»-  j,         '^^^^^  *  ^"*I"^  1"«  POur  Y  im- 
mmisiration  centrale  prouvent  qu'elle  a  compris  ses  devoirs  à  te  ...iJÎ 


«••^ 


'SOS  /RBYUB  DES  DBDX  M0NDB8. 

soient  françaises,  et  que  des  avantages  leur  soient  garantis.  D  est  à 
craindre  que  la  plupart  des  concessionnaires  ne  puissent  remplir  ces 
conditions  :  ils  ne  peuvent  recruter  les  bras  parce  qu'ils  n'ont  pas  assez 
d'argent,  et  on  ne  leur  confie  pas  d'argent  parce  qu'on  sait  qu'ils  n'ont 
•pas  de  bras. 

Plusieurs  théoriciens  ont  cherché  dans  l'association  des  intérêts  la 
force  nécessaire  pour  briser  ce  cercle  vicieux.  Quelques  livres  écrits 
sous  cette  inspiration  ont  été  remarqués  :  ce  sont  ceux  de  M.  Enfantin^ 
de  M.  Lingay,  de  l'abbé  Landmann.  M.  Enfantin  s'est  maintenu  dans 
les  généralités  sociales  sans  descendre  aux  détails  économiques.  Il  veut 
que  le  gouvernement  trace  le  plan  de  l'entreprise,  mais  qu'il  en  confie 
l'exécution  aux  intérêts  privés,  a  La  mission  d'un  gouvernement,  dit-il 
avec  raison,  n'est  pas  de  faire,  mais  de  faire  faire.  »  Après  avoir  établi 
en  principe  que  la  propriété  doit  être  collective,  et  que  chaque  arron- 
dissement colonial  doit  former  un  groupe  associé  pour  le  travail  comme 
pour  les  bénéfices^  il  distingue  deux  zones  d'établissemens  :  des  colo- 
nies militaires  instituées  aux  frais  de  l'état,  avant-garde  de  la  civilisa- 
tion contre  les  barbares,  et  des  colonies  civiles  créées  par  des  appels  de 
fonds  aux  capitalistes.  Quoique  M.  Enfantin  ait  saisi  un  prétexte  pour 
formuler  une  théorie  générale  d'association  plutôt  qu'un  projet  im- 
médiatement applicable  à  l'Algérie,  il  y  a  beaucoup  à  prendre  dans  son 
livre,  ton  me  dans  toutes  les  manifestations  de  cet  esprit  puissant  et 
sympathique. 

Un  livre  dont  le  titre  fait  image,  la  France  en  Afrique;  a  excité  dans 
le  public  un  mouvement  marqué  d'attention.  On  disait  que  l'auteur, 
mal  caché  par  l'anonyme,  ^vai  prêté  sa  plume  leste  et  intelligente  à 
la  pensée  d'un  homme  politique  placé  au  premier  rang.  L'ouvrage 
n'avait  pas  ce  caractère  semi-ofUciel.  T  Mitetois,  en  sa  double  qualité  de 
secrétaire  de  la  présidence  du  conseil  et  de  la  commission  spéciale  in- 
stituée pour  les  affaires  de  l'Algérie,  l'auteur  a  pu  parler  souvent  en 
pleine  connaissance  de  cause,  avec  un  accent  de  confiance  et  d'enthou- 
siasme auquel  le  lecteur  est  heureux  de  s'abandonner.  Le  livre  de 
M.  Lingay  est  un  tableau  destiné  à  refléter  aux  yeux  de  la  France  Ten- 
:isemble  des  eiïoris  dont  la  régénération  de  l'Afrique  est  aujourd'hui  le 
htil*  Loin  de  se  prononcer  pour  un  système  absolu,  l'auteur  s'applique 
à  représenter  r^.îjrérie  comiT*^  ^^  ^^^  laboratoire  où  toutes  les  expé- 
i^îences  loyalesêt  raisonnables  u^pi^ent  être  permises  :  néanmoins  on 
discerne  une  préférence  pour  un  mC^e  de  colonisation  admettant  les 
grandes  compagnies.  La  commission  doni  3».  Lingay  est  le  secrétaire 
avait  posé  en  principe,  dès  l'année  1842,  que,  J.a  colonie  devant  être 
mise  en  état  de  se  suffire  à  elle-même,  le  but  à  atteindre  est  le  peuple- 
ment pour  la  défense  du  sol  et  la  fertilisation  du  sol  pour  les  besoins 
du  peuple  nouveau.  L'auteur  de  la  France  en  kfriq^  a  entrevu  que 


GO&OHlSAnON  mt  L' AL6ÉR1B.  509 

réclosion  d'un  peuple  est  un  de  ces  phénomènes  que  la  grande  indus- 
trie peut  seule  produire,  mais  que  chez  nous  les  capitaux  sont  timides, 
qu'ils  ne  se  lancent  jamais  dans  l'inconnu  comme  les  capitaux  anglais, 
et  que  le  seul  moyen  de  les  attirer  est  de  les  prémunir  contre  la  peur 
en  leur  assurant  un  minimum  de  revenu,  ainsi  qu'il  a  été  fait  à  l'origine 
des  chemins  de  fer.  Ce  double  point,  garantie  d'un  minimum  d'intérêt, 
à  charge  pour  les  compagnies  de  concourir  actiTement  à  la  défense  du 
paySy  dans  la  mesure  du  cautionnement  offert  par  l'état,  est,  nous  en 
sommes  certain,  la  combinaison  la  plus  économique  et  la  moins  chan- 
ceuse :  c'est  le  mode  par  lequel  il  eût  été  heureux  de  commencer,  c'est 
celui  auquel  on  se  ralliera,  quand  viendra  l'heure  des  mécomptes  et  du 
découragement.  Tout  en  félicitant  M.  Lingay  d'avoir  entrevu  le  prin- 
cipe, nous  regrettons  qu'il  n'ait  pas  cherché  les  moyens  de  le  rendre 
praticable.  Ses  énonciations  vagues,  disséminées  dans  l'ouvrage,  sem- 
blent contradictoires  lorsqu'on  les  rapproche  avec  la  malice  qu'y  a  mise, 
par  exemple,  M.  Desjobert,  et  les  adversaires  de  la  colonie  semblent 
autorisés  à  dire  que  les  esprits  les  plus  judicieux  battent  follement  les 
campagnes  de  l'Afrique  quand  ils  poursuivent  l'œuvre  impossible.  Après 
avoir  demandé  «  la  garantie  du  minimum  d'intérêt,  pour  toutes  les  en- 
treprises formées  dans  le  but  de  développer  largement  la  colonisation 
(page  177),  »  l'auteur  estime  (page  248)  que  chaque  famille  de  colons 
civils  à  installer  coûterait  «^,000  francs;  mais  aussitôt,  remarquant  qu'un 
million  de  familles  absorberait  5  milliards,  il  recule  d'épouvante  de- 
vant l'énormité  de  ce  chiffre,  et  déclare  qu'il  y  aurait  folie  à  pousser  le 
gouvernement  vers  un  abîme  dé  sacrifices.  Il  aurait  fallu  du  moins  dire 
dans  quelles  limites  et  à  quelles  conditions  on  pourrait  obtenir  l'appui 
du  crédit  public.  La  mesure  à  observer  n'est  pas  moins  importante  pour 
le  capitaliste  que  pour  l'état  lui-même.  En  effet,  si  la  caution  du  trésor 
n'était  pas  habilement  ménagée,  l'affluence  du  capital  en  Afrique  pro- 
voquerait un  mouvement  industriel  désordonné  et  conduirait  à  un  dé- 
sastre aussi  bien  que  le  manque  d'argent.  La  question  vitale,  celle  du 
travail,  n'est  pas  même  soulevée  directement.  M.  Lingay  dit  négligem- 
ment que  les  ouvriers  des  champs  devraient  être  intéressés  au  succès 
•de  la,  colonie  en  qualité  de  fermiers  ou  de  métayers,  mais  il  ne  parait 
pas  entrevoir  les  difficultés  que  présenteraient  ces  deux  modes  d'exploi- 
tation dans  un  pays  désert  et  inculte.  Si  M.  Lingay  s'est  proposé  seule- 
ment de  réchauffer  les  sympathies  de  la  France  pour  l'Algérie,  il  y  a 
réussi;  le  retentissement  qu'a  eu  son  livre  le  prouve.  Quant  aux  idées 
qu'il  a  semées  au  hasard  dans  le  domaine  de  la  discussion ,  elles  ne 
porteront  leurs  fruits  que  lorsque  l'étude  les  aura  fécondées. 

H.  l'abbé  Landmann  poursuit  avec  un  zèle  apostolique  un  plan  d'as- 
sociation chrétienne  pour  l'affermissement  de  la  puissance  française 

TOME  XVII.  34 


810  uxvm  Bss  mn  uoimm^ 

en  Afrique  combiné  avec  la  régénération  morale  des  kidigèiieB.  Lo 
but  est  noble  et  digne  de  toutes  les  sympathies.  H.  Landmaon ,  qui  ne 
cherche  que  le  bien ,  peut  déjà  se  féliciter  d'en  avoir  fait  beaucoup  en 
propageant,  avec  l'autorité  que  lui  donne  un  lopg  séjour  en  Algérie^ 
les  idées  et  les  seotimens  favorables  au  principe  de  l'association  i  en 
proposant  des  combinaisons  fort  ingénieuses  pour  constituer  une  force 
militaire  au  sein  d'une  communauté  civile  (i).  Nous  doutons  cependant 
qu'il  parvienne  à  la  pleine  réalisation  de  sa  pensée.  U  a  ruiné  son  prqjet 
par  la  peine  qu'il  a  prise  pour  lui  enlever  jusqu'à  l'apparence  d'une 
spéculation.  Dans  sa  sainte  horreur  contre  l'agiotage,  il  a  rétréci  les 
bases  commerciales  de  l'entreprise,  à  tel  point  qu'il  devient  douteux 
qu'elle  puisse  se  soutenir.  M.  l'abbé  Landmann  fut  d'abord  l'un  des 
auxiliaires  du  prince  de  Hir,  qui  avait  obtenu  du  gouvernement  fran- 
çais la  concession  de  la  Ressauta,  riche  domaine  à  proximité  d'Alger. 
Le  prince  polonais,  qui  s  attribuait  la  mission  providentielle  de  civiliser 
les  Arabes^  laissait  planer  sa  pensée  au-dessus  des  menus  détails  d'une 
exploitation  agricole  :  le  spectacle  de  sa  ruine  fut  un  malheur  pour  la 
colonie.  Une  conviction  profonde  soutint  le  courage  de  M.  l'abbé  Land- 
mann :  avant  de  refondre  le  plan  primitif,  il  voulut  étudier  le  pays  et 
prendre  conseil  des  faits.  Ses  vues,  pubUées  dans  trois  mémoires  suc- 
cessifs (2),  composent,  pour  ainsi  dire,  un  triple  appel  à  la  nation^  au 
roi,  aux  chambres.  Dans  sa  première  conception,  l'auteur  demandait 
qu'on  établit  sur  le  revers  septentrional  du  petit  Atlas  de  grandes 
fermes  fortifiées,  distribuées  de  manière  à  réunir  cent  familles,  c'est- 
à-dire  quatre  à  cuiq  cents  têtes  au  début  Chaque  famille  aurait  accepté 
le  lien  d'une  discipline  commune  et  fourni  un  homme  d'armes  soumis 
à  des  exercices  et  à  un  service  défensif.  Le  terrain,  d'une  contenance 
de  2,500  hectares,  les  bâtimens,  les  bestiaux,  le  matériel,  déclarés 
propriétés  de  la  ferme,  seraient  devenus  biens  de  main-morte,  comme 
ceux  des  communautés  religieuses.  On  eût  travaillé  en  commun.  Cha- 
que année,  après  avoir  prélevé  sur  le  produit  les  sommes  nécessaires 
aux  besoins  des  travailleurs  et  à  l'entretien  de  l'exploitation,  après  dé^ 
duction  faite  sur  le  surplus  de  10  pour  100  pour  la  part  de  l'état^  on 
eût  déclaré  l'excédant  bénéfice  net  de  la  ferme  :  à  ce  titre,  on  en  eût  fait 
deux  parts  égales,  l'une  pour  être  distribuée  aux  ouvriers  en  pro'por- 
tion  de  leur  travail  annuel,  l'autre  affectée  à  l'intérêt  et  à  l'amortis- 
sement du  capital  de  fondation.  Les  colons  devaient  s'engager  pour 
trois  ans  :  une  existence  laborieuse,  mais  à  l'abri  de  tous  les  besoins,, 

(1)  Cette  partie  du  travail  est  attribuée  à  M.  Bucheï. 

(2)  Les  Femme  du  peiU  AHoi,  ou  colouisKtioii  agricole,  religieuse  et  militaire  <fn 
nord  de  rAfriqtte,  1S«1.  ~  Mémoire  au  Rai  sur  la  cotonîMtba  de  l'Algérie,  lSi5«  — 
Exposé  sur  la  colonisation,  adressé  à  MM.  les  pairs  de  Franoe^  etc.,  1846. 


GOLOmSATION  DE  L' ALGÉRIE.  511 

^es  bénéfices  assurés,  une  retraite  ponr  les  irienx  J<nirs,  la  sécurité 
pour  l'avenir  des  familles,  étaient  prorais  aux  associés.  Pour  opérer  ces 
prodipres,  on  ne  demandait  que  la  concession  gratuite  des  terrains  «t  un 
isipitafl  de  400,000  francs  par  ferme.  Les  ft^is  de  construction,  d'ameu- 
Mement,  d'outillage,  de  déft-ichement,  de  plantations,  le  déficit  des 
premières  années,  reposaient  sur  ce  modeste  chfffre,  aussi  bien  que  le 
calculées  bénéfices  probables.  Appel  était  fait  an  geu«remement  et  au 
patriotisme  du  peuple  français  pour  constituer  ce  capital  de  manière  à 
-ce  que  l'opération  ne  fAt  pas  souiflée  par  les  impuretés  de  l'agiotage. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  la  discussion  de  ce  projet  :  M.  Landmann 
en  a  fait  justice  en  le  modifiant,  sinon  dans  son  esprit  évangélique,  au 
moins  dans  se^  dispositions  matériénes.  Dans  ses  récens  mémoires 
adressés  au  roi  et  aux  chambres,  l'auteur  se  borne  à  proposer  «  de  con- 
struire des  fermes  d'acclimatation ,  où  les  colons,  au  nonAre  de  ringt 
à  vingt-cinq  familles,  travailleront,  pendant  trois  ans,  sous  une  direc- 
tion commune.  »  A  chaque  ferme ,  tm  adjoindrait  une  cinquantaine 
d'orphelins  indigènes  ou  d'enfans  trouvés  venus  de  France.  Tout  colon 
pourrait  quitter  la  ferme  en  prévenant  six  semcônes  à  l'avance;  mais 
<^ux  qui  y  auraient  travaillé  pendant  irois  ans  auraient  droit  à  une 
part  proportionnelle  dans  les  bénéfices  et  à  une  concession  en  toute 
propriété  de  10  hectares  de  terre,  dont  3  en  culture.  S'ils  consentaient 
à  rester  dix  ans  dans  la  communauté,  ils  recevraient,  à  leur  sortie^  les 
10  hectares  cultivés.  Cet  avantage  ne  serait  lait  qu'aux  vingt-cinq 
colons  fondateurs  de  chaque  ferme;  les  associés  admis  postérieurement 
n'auraient  plus  droit  qu'au  salaire  et  au  bénéfice  proportionnel.  L'au- 
teur évalue  à  250,000  francs  les  frais  pour  la  fondation  et  la  mise  en 
^culture  de  chaque  ferme  d'une  contenance  del,000  hectares,  et  comme, 
selon  lui,  deux  cents  fermes  bien  échelonnées  suffiraient  à  la  consolî- 
dation  de  notre  puissance  en  Algérie /il  résulte  que  la  dépense  totale 
serait  portée  à  50  millions.  Ce  second  projet  soulève  moinsde  difficultés 
que  le  premier;  toutefois  il  est  encore  assez  éloigné  de  la  pratique  pour 
que  nous  doutions  qu'il  obtienne  les  honneurs  de  la  discussion  parle- 
mentaire. Trop  confiant  dans  les  inspirations  de  son  ïèle  apostolique, 
•le  digne  abbé  n'est  pas  descendu  jusqu'au  détail  de  l'existence  maté- 
rielle des  colonies.  Le  mmns  que  chaque  fcrme  puisse  vendre  en  grains 
chaque  année,  dit-il,  c'est  4,600  hectolitres  à  46  ft:.;  total  73,600  fr.; 
qu'à  oette  vente  s'ajoute  le  produit  des  bestiaux  et  ées  cultures  riches, 
et  l'avenir  de  l'établissement  eàt  assuré.  Par  mallieur,  ceux  qui  eoa- 
naissent  assee  les  lois  de  l'agricultare  et  du  comniepee  pour  pénétrer 
'jusqu'au  cœur  d'une  âfilûre  prieront  H.  l'4riiiié  Landmann  «félablir 
d'une  manière  plus  précise  le  décompte  des  journées  de  travail,  des 
aalaires,  des  charrois,  des  fraîsde  toutes  sortes  en  regard  des  produits 
de  vente:  ils  lui  demanderont,  par  exemple,  ofgoMHt,  «¥ec  7ë0  heo- 


512  KEVLE  DES  DEUX  MONDES. 

tares  (i),  il  pourra  ensemencer  environ  500  hectares  et  établir  les  as- 
solemens  convenables ,  et  s'il  accorde  une  place  au  jardinage  et  aux 
légumes,  s'il  cultive  le  tabac,  le  pavot  et  autres  plantes  commerciales, 
comment  il  nourrira  ses  bestiaux  sans  fourrages  et  comment  il  aura  de 
Tengrais  pour  ses  blés  sans  bestiaux.  En  supposant  même  que  les 
moissons  n'eussent  pas  à  souin*ir  de  l'épuisement  de  la  terre,  croit-on 
que  l'excédant  des  deux  cents  fermes,  1  million  d'hectolitres  jetés  sur 
les  marchés  de  l'Algérie,  n'y  écraserait  pas  les  prix,  et  que,  dans  les 
années  d'abondance,  les  colons  pourraient  compter  sur  le  revenu  qu'on 
leur  promet?  Nous  ne  multiplierons  pas  les  objections  de  ce  genre; 
nous  en  avons  dit  assez  pour  convaincre  M.  Landmann  lui-même  que 
son  projet  aurait  besoin  d'une  troisième  refonte  pour  être  pris  en  con- 
sidération sérieuse. 

Si  nous  ne  poursuivons  pas  l'analyse  des  divers  modes  d'association 
qui  ont  été  proposés,  c'est  que  nous  aurions  à  répéter  chaque  fois  la 
même  critique.  Nous  trouverions  des  théories  nuageuses  et  pas  de  faits 
appréciables.  On  a  méconnu  cette  vérité,  qu'une  colonisation  n'est ,  ne 
doit,  ne  peut  être  qu'un  placement  pour  celui  qui  l'entreprend,  et 
qu'avant  d'engager  un  capital  acquis,  le  devoir  des  hommes  d'état, 
comme  celui  des  chefs  de  famille,  est  de  vérifier,  par  tous  les  moyens 
d'information ,  si  l'entreprise  repose  sur  des  bases  solides. 

N'y  a-t-il  donc  eu  jusqu'ici  en  Algérie  que  des  illusions  en  théorie  et 
des  échecs  dans  la  pratique?  La  réponse  à  cette  question  décisive  dé- 
pend du  point  de  vue  auquel  on  se  place.  Si  Ton  considère  avant  tout 
l'intérêt  national ,  si  l'on  pose  en  principe  que  la  colonisation  a  pour 
but  d'installer  en  Afrique  une  population  forte  et  respectable  représen* 
tant  dignement  la  France,  capable  de  se  défendre  elle-même  sans  qu'il 
soit  nécessaire  d'éterniser  les  sacrifices  de  la  métropole,  nous  répon- 
drons hardiment  :  Non ,  rien  de  solide,  rien  de  satisfaisant  n'a  été  fait; 
aucune  des  combinaisons  mises  à  l'essai  n'est  de  nature  à  dédommager 
la  métropole;  jusqu'ici,  l'Algérie  n'a  élé  pour  la  France  qu'une  mau- 
vaise affaire.  En  se  mettant  au  contraire  au  point  de  vue  des  intérêts 
particuliers,  on  reconnaît  que  beaucoup  d'individus  ont  fait  des  affaires 
excellentes.  Nous  ne  faisons  pas  allusion  à  l'agiotage  sur  les  terrains, 
qui  a  eu  le  résultat  ordinaire  des  jeux  de  bourse,  la  ruine  et  la  dé- 
solation des  uns,  la  rapide  et  scandaleuse  exaltation  des  autres.  Nous 
voulons  parler  d'un  petit  nombre  d'exploitations  agricoles  qui,  com- 
mencées avec  des  ressources  sufQsantes,  dirigées  avec  intelligence  et 
énergie,  donnent  à  leurs  possesseurs  de  belles  et  légitimes  espérances. 

'^  Eu  tête  des  établissemens  prospères,  il  faut  citer  le  monastère  de 

« 

\\)  Les  1,000  hectares  de  la  ferme  seraient  réduits  à  750  après  dix  ans,  par  la  sépa- 
ratiou  des  colons-fondateurs. 


COLONISATION  DE  L'ALGÉEIE.  5Î3 

Staoueli.  Le  47  février  1843,  TÎngt-cinq  trappistes  [i)  obtinrent  une 
concession  de  i  ,020  hectares,  dont  moitié  en  terres  réputées  mauvaises, 
dans  la  plaine  de  Staoueli ,  près  du  petit  promontoire  de  Sidi-Ferruch, 
où  l'armée  française  opéra  son  débarquement  en  4830.  L'administra- 
tion accorda  en  outre  à  ces  religieux  une  subvention  en  argent  de 
62,000  fr.,  des  bestiaux ,  des  semences,  et  le  concours  de  cent  cinquante 
condamnés  militaires  pour  les  constructions  :  ces  avances  furent  proba- 
blement grossies  par  les  ressources  personnelles  de  quelques  religieux 
ou  par  des  aumônes  pieuses.  Les  deux  premières  années  furent  rudes  : 
une  influence  épidémique  ajouta  un  danger  réel  à  la  fatigue  des  défri- 
cbemens.  Sur  trente-huit  trappistes,  huit  moururent  à  la  peine,  et  les 
autres  furent  plus  ou  moins  atteints  dans  leur  santé.  Les  condamnés 
militaires,  ne  voulant  pas  que  des. moines  l'emportassent  sur  eux  en 
énergie,  travaillèrent  avec  une  ardeur  qui  coûta  la  vie  à  trente-sept 
d'entre  eux;  mais  aussi,  dès  la  troisième  année  (mars  1846)  un  inspec- 
teur de  colonisation,  en  tournée  à  Staoueli,  constatait  des  résultats 
merveilleux.  Un  groupe  de  bâtimens,  contruits  en  l)ons  moellons  ci- 
mentés à  chaux  et  à  sable,  avec  les  ouvertures  et  les  angles  en  pierre 
de  taille,  comprenait  le  monastère  proprement  dit,  une  vaste  ferme, 
un  moulin  à  farine,  des  ateliers  pour  les  industries  accessoires,  une 
hôtellerie  constamment  ouverte  aux  voyageurs.  Déjà  3,000  mûriers, 
i  ,000  arbres  fruitiers  et  4  hectare  de  vignes  avaient  été  plantés;  300  hec- 
tares étaient  nettoyés,  défrichés  ou  ensemencés,  et,  sur  ce  nombre, 
45  hectares  en  céréales  et  4  hectares  en  potagers  étaient  en  plein  rap- 
port. Il  restait  à  défricher  200  hectares  de  bonnes  terres  :  on  était  in- 
certain sur  le  parii  à  tirer  des  520  hectares  de  terres  réputées  mau- 
vaises. Le  compte  des  animaux  donnait  1,097  têtes,  dont  60  bêtes 
bovines  et  un  troupeau  de  600  moutons.  En  un  mot,  les  travaux  exé- 
cutés procuraient  déjà  à  un  sol  ingrat  une  plus-value  de  400,000  francs. 
Le  revenu  brut,  évalué  à  25,000  francs,  suffisait  et  au-delà  à  la  con- 
sommation de  400  personnes,  savoir  :  60  religieux,  30  ouvriers  auxi- 
liaires à  l'année  ou  à  la  tâche,  plus  les  visiteurs,  évalués  en  moyenne 
à  10  par  jour,  et  qui,  riches  ou  pauvres,  chrétiens  ou  musulmans, 
sont  assurés  de  trouver  à  StaoueU  une  hospitalité  cordiale  et  gratuite. 
Indépendamment  de  leur  portée  morale,  ces  résultats  seraient  de 
nature  à  réjouir  le  cœur  du  spéculateur  le  plus  exigeant;  mais  le  succès 
des  trappistes  est  obtenu  dans  des  conditions  exceptionnelles,  -qui  ne 
prouvent  pas  beaucoup  pour  l'avenir  de  la  colonie.  Une  soixantaine  de 
célibataires,  instrumens  d'une  quahté  supérieure,  intelligens  et  sou- 
mis, sobres  et  laborieux ,  opérant  avec  cette  ponctualité  que  commande 

m  Le  nombre  s'est  augmenté  successivement.  Aujourd'hui  il  est  de  plus  de  soixante, 
malgré  les  extinctions. 


544  KffWB  DIS  nHJX  aoraw. 

*  la  discipline  monacale,  peuvent  idéaliser  «des  prodiges  qu'on  aurai!  tort 
d'attendre  avec  une  brigade  de  salariés  recrutés  au  hasard ,  mal  payés 
et  malcontens.  Sous  le  régime  actud  de  l'industrie,  quand  une  grande 
opération  réussit,  il  ea  fout  attriboer  l'honneur  an  mérite  personnel  de 
celui  qui  la  dirige.  L'Algérie  offre  plusieurs^exemides  de  œ  que  peuvent 
l'intelligence  et  l'énergie  ipassioanée  d'un  seul  homme.  Il  y  a  deux  ans, 
la  plaine  de  Souk-Mi,  près  de  Bouflàrik,  était  couverte,  comme  pres- 
que toute  la  Hitidja,  d'eaa  marécageuse  en  hiver,  de  joncs  et  de  ro- 
seaux putréfiés  en  été.  Le  20  juillet  1844,  H.  Borelly-Lassapie  dbtint  la 
concession  de  404  hectares  dans  ce  lieu  mal  famé,  à  la  condition  d'y 
fonder  une  vaste  exploitation  agricole  et  un  hameau  de  Tingt  femilles. 
Avant  la  fin  de  la  seconde  année,  l'administration  constata  que  H.  Bo- 
relly-'Lassapie  a  déjà  fait  élever  un  corps  de  bâtiment  pour  les  maîtres 
et  les  domestiques,  la  "ferme  avec  les  grebiers  et  les  étables,  six  mai- 
sonnettes sur  l'emplacement  destiné  au  hameau.  Un  fossé  d'écoulement 
et  d'arrosage,  exécuté  sur  un  développement  de  5,000  mètres,  a  com- 
mencé l'assainissement  des  lieux.  ^  charrues  Dombasle  sillonnent  la 
plaine,  20  hectares  sont  transformés  en  prairies,  900  hectares  sont  en- 
semencés en  céréales;  wae  étendue  considérable  est  préparée  pour  le 
grand  jardinage,  les  plantes  commerciales,  les  cultures  arborescentes. 
Près  de  10,000  pieds  d'arbres  d'essences  variées  ont  été  plantés  en  pé- 
pinières ou  en  lignes  espacées,  pour  protéger  les  cultures  de  leur  om- 
brage. Le  bétail,  au  nombre  de  63S  têtes,  promet  une  abondante 
fumure.  Bref,  le  marais  de  Souk-Ali,  qui  n'envoyait  àBoUfforik  que 
des  miasmes  pestilentiels,  lui  fournit  du  blé,  de  l'orge,  de  la  viande, 
en  attendant  qu'il  envoie  au  marché  d'Alger  de  l'huile,  du  tabac  ou  de 
la  soie.  On  cite  encore  comme  modèles  d'exploitation  activent  intelli- 
gente la  ferme  de  M.  Vialar  à  Kouba,  ceHe  de  MH.  de  Franclîeu  dans 
le  canton  d'El-Biar,  les  propriétés  de  MM.  de  Saiui^uilbem ,  de  Pina, 
Fortin  d'Ivri,  etc.,  etc.  On  pourrait  peutrêtre  fournir  une  Msle  de  vingt 
noms  heureux  (I). 

La  foule  qui  se  lance  dans  une  cavrîère  ne  tient  jamais  compte  des 
dangers  et  des  revers;  elle  n'a  des  yeux  que  pour  voir  le  succès  :  chacun 
se  range  naïvement  dans  la  classe  de  ceux  cfui  sont  prédestinés  à  réussir. 
En  Algérie,  personne  n'a  voulu  remarquer  <]ue  les  résultais  favorables, 
résultats  cpii  sont  même  des  espérances  plutdt  que  des  bénéfices  acquis, 
ont  été  obtenus  dans  des  conditions  exceptionnelles.  On  ne  s'est  pas  dit 
que  les  trappistes,  conmiunauté  de  saints  ouvriei»  exempts  des  embarras 

(1)  M.  le  maréchal  Bugeaud  est  moins  optiniste;  il  réduit  à  une  seule  la  liste  des 
entreprises  florissantes  :  «  Jusqu*ici,  dit-il,  les  essais  ne  présentent  pas  de  grandes  espé- 
rances, si  ce  n'est  sur  une  seule  propriété,  où  il  y  a  un  homme  remarquable  par  son  lèlc, 
son  activilé  et  son  intelligeiioe.  j»  —  (Réi^iMic  à  Jii.  4e  LuMricièie,  «n  dste  dmSI^ffiai 
18i5.) 


COLONISATION  DE  l'aLGÉRIB.  MfB 


et  des  charges  de  la  (amiUe ,  agissent  en  dehors  du  cadre  M^naire  de 
la  spéculation;  que  si  quelc^es  grands  propriétaires  ont  pu  se  soutenir^ 
c'est  grâce  à  leur  fortune  déjà  faite  et  à  Tardeur,  pour  ainsi  dire  apos^ 
tolique^  avec  laquelle  ils  ont  abordé  Tœuvre  algérienne.  Il  n'est  pas  de 
coureur  d'aventures  qui  ne  s'égale  en  zèle  et  en  mérite  aux  homme» 
honorables  qui  ont  réussi.  Le  premier  venu,  tête  creuse  et  poche  vide, 
croit  qu'avec  une  concession  obtenue  ou  un  titre  plus  ou  moins  suspect 
acheté  à  un  brocanteur  arabe  ^  il  lui  suffira  de  tourmenter  un  peu  la 
terre  pour  faire  fortune.  La  spéculation  désordonnée  se  hâte  de  se 
mettre  en  règle.  En  1845,  les  demandes  de  titres  définitifs  ont  été  nom* 
breuses  :  133  familles,  dont  les  propriétés  représentent  en  total  une 
somme  de  1,127,340  francs,  ont  obtenu  ces  titres,  en  se  conformant 
tant  bien  que  mal  aux  obligations  de  bâtisses  et  de  cultures  prescrites 
par  l'administration.  Les  conoessions  nouvelles  ont  été  sollicitées  avec 
un  redoublement  d'ardeur.  Les, bureaux  d'Alger  ont  reçu  1,882  de- 
mandes, dont  183  par  des  étrangers.  A  Paris,  404  familles  (1),  réunis- 
sant un  capital  de  15,091,359  francs,  se  sont  présentées  au  ministère 
de  la  guerre.  Les  demandes  de  ce  genre  sont  accueillies  lorsque  les 
solliciteurs  paraissent  offrir  des  garanties  suffisantes.  C'est  ainsi  que 
M.  Ferdinand  Barrot  a  obtenu  une  concession  de  600  hectares,  près  de 
Philippeville,  à  charge  d'y  ét£d)lir  20  familles.  Les  relevés  de  1846  n'ont 
pas  encore  été  publiés;  nous  avons  lieu  de  croire  que  les  chiffres  de 
demandes  et  d'acquisitions  définitives  suivent  leur  phase  de  progrès^ 
sion.  Les  personnes  qui  connaissent  l'Algérie  augurent  bien  d'une  so-^ 
ciété  dite  ï Union  agricole,  qui  a  été  admise  à  fonder  un  village  d'an 
moins  300  familles  européennes,  au  centre  d'un  domaine  de  3,069  bec* 
tares ,  dans  la  riche  vallée  du  Sig.  L'autorité  a  exigé  que  ks  denx  tiers 
de  ces  familles  fussent  françaises,  qu'on  leur  assurât  une  habitation 
convenable,  un  matériel  suffisant  en  bestiaux  et  antres  moyens  de  trah 
vail,  que  la  société  fit  des  plantations,  un  haras,  des  bergeries,  un 
mouUn  à  farine,  un  ateUer  pour  la  fabrication  des  outils  d'agriculture. 
La  part  de  l'état  dans  cette  fondation  est  un  secours  de  150,000  francs 
pour  les  travaux  d'utilité  publique.  La  petite  colonie ,  dirigée  et  sou^ 
tenue  cordialement  par  quelques  officiers,  possède  déjà  une  soixantatne 
de  maisons. 

La  réussite  apparente  de  quelques  grands  {propriétaires  ayaot  firappé 
l'opinion  publique ,  il  y  a  tendance  presque  générale  aujourd'hui  vers 
une  sorte  de  féodalité  coloniale,  qui  consisterait  à  livrer  de  grands  do- 
maines à  tout  spéculateur  prenant  l'engagement  d'y  implanter  une 
population  ouvrière.  Une  phifne  fine  et  ineisittef  sans  âcreté  a  formulé 

{i)  Ces  familles  étaient  composées  ainsi  :  liMuns»,  598;  femmes,  108;  éaleuis,  1,884, 
dont  631  garçons  et  403  fiUes;  domestiques,  9è,  Totat,  1868  penomieiB.  Ofl  mnarquera 
que  le  sexe  masculin  fournit  le  double  de  l'autre. 


5Jd  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  ce  système  (1)  :  a  Au  lieu  de  diviser  la  terre  en  cent  parties  et 
de  la  donner  à  ceux  qui  n'ont  rien ,  vous  la  donnerez  à  un  seul  qui 
ait  quelque  chose ,  à  la  seule  charge  d'y  loger,  d'y  nourrir  et  salarier 
les  quatre-vingt-dix-neuf  autres.  Tout  le  monde  y  trouvera  son  compte, 
et  la  patrie  la  première.  »  Le  programme  est  acceptable  sans  doute; 
mais  pourquoi  ne  s'est-il  pas  exécuté  de  lui-même  chez  les  propriétaires 
qui  sont  en  possession  des  grands  domaines?  Pourquoi  les  artisans  et 
les  revendeurs  à  la  suite  de  l'armée  sont-ils  les  seuls  qui  aient  afQué 
en  Algérie?  Pourquoi  les  laboureurs  français  n'ont-ils  pas  été  se  grouper 
sous  l'autorité  tutélaire  des  seigneurs  algériens  (S)?  Pourquoi  voit-on 
partout,  selon  H.  Bugeaud,  <x  les  familles  installées  par  les  soins  du 
propriétaire  très  misérables  et  très  dégoûtées  de  leur  sort?  »  Démen- 
tira-t-on  cette  phrase,  écrite  dans  la  dernière  brochure  du  maréchal, 
qui  n'a  pas  un  mois  de  date  :  «  Jusqu'ici ,  ces  faibles  essais  n'ont  produit 
que  des  déceptions;  ou  les  familles  que  l'on  s'était  obligé  d'implanter 
ne  sont  pas  venues,  ou  celles  qui  sont  venues  sont  tombées  dans  la 
misère  et  se  sont  en  allées,  parce  que  les  entrepreneurs  n'ont  pas  exercé 
envers  elles  cette  sollicitude  paternelle  que  les  autres  colons  ont  trou- 
vée dans  Tadministration?  » 

De  leur  Q&té,  les  colons  ne  se  font  pas  scrupule  de  rejeter  sur  l'auto- 
rité locale  le  tort  de  leur  impuissance.  A  les  entendre,  ils  sont  paraly- 
sés par  le  despotisme  militaire,  par  l'absence  des  institutions  civiles. 
Qu'on  découpe  l'Algérie  en  départemens,  qu'on  envoie  un  assortiment 
de  fonctionnaires  civils,  depuis  le  préfet  jusqu'au  garde  champêtre,  et 
tout  à  coup  le  sol  se  couvrira  de  moissons  dorées.  Nous  ne  connaissons 
pas  les  faits  locaux  avec  assez  d'exactitude  pour  prendre  parti  dans  ce 
débat.  Nous  inclinons  à  croire  néanmoins  que  les  colons  s'abusent  sur 
la  nature  des  obstacles  qu'ils  ont  à  vaincre.  Supposer  que  les  capitalistes 
et  les  ouvriers  vont  affluer,  que  le  travail  colonial  va  s'organiser  de  lui- 
même  aussitôt  que  les  foncUonnaires  algériens  ne  porteront  plus  l'é- 
paulette,  c'est  se  faire  une  étrange  illusion.  Sans  nous  prononcer  sur 
les  influences  qui  ont  présidé  jusqu'ici  aux  destinées  de  l'Algérie,  nous 
restons  persuadé  qu'on  ne  peut  sans  injustice  imputer  au  gouverne- 
ment la  stagnation  des  travaux.  Bien  loin  de  là  :  les  nombreux  règle- 
mens  qui  ont  eu  pour  but  de  forcer  les  propriétaires  à  la  culture,  de  les 
contraindre  à  s'entourer  d'une  population  agricole,  ont  toujours  été  les 
principaux  grieb  des  colons  contre  l'autorité.  Récemment  encore,  l'or- 

(1)  Tris  humbU  Lettre  sur  les  Affaires  de  V Algérie  à  M,  le  due  d'AumaU,  par 
un  colon  (lSi6).  —  Cette  brochure,  remarquablement  spirituelle,  est  attribuée  à  11.  le 
vicomte  de  Pina. 

(9)  On  dit  que  le  nombre  total  des  ouvriers  ruraux  dépasse  à  peine  9,000,  non  compris  les 
jardiniers  et  les  marûchers.  Au  contraire,  avec  les  cabaretiers,  cafetiers,  brocanteurs,  on-- 
vriers  d'ateliers,  on  ferait  une  armée. 


COLONISATION  DE  l' ALGÉRIE.  517 

donnance  du  21  juillet,  qui  imposait  comme  sanction  définitive  de  la 
propriété  l'obligation  d'installer  une  famille  par  SO  hectares,  n'a-t-elle 
pas  été  frappée  de  nullité,  pour  ainsi  dire,  par  la  résistance  des  colons 
qui  l'ont  déclarée  inexécutable?  Demander  au  domaine  de  vastes  éten- 
dues de  terres  sous  la  promesse  d'y  attirer  des  babitans,  et  puis,  la  con- 
cession acquise,  exagérer  les  difficultés  de  la  mise  en  culture  pour 
écbapper  aux  charges  du  contrat,  telle  a  été  jusqu'ici  la  tactique  des 
agioteurs,  qui,  malheureusement,  sont  en  majorité  parmi  les  détenteurs 
du  sol  colonial.  Il  y  a  donc  des  motifs  de  suspicion  contre  ce  prétendu 
patronage  des  grands  propriétaires  :  il  a  donné  lieu  à  plusieurs  super- 
cheries. Rien  n'est  plus  facile  que  de  faire  élever  au  milieu  d'un  champ 
un  amas  de  bicoques  et  d'y  réunir  des  familles  au  rabais  le  jour  où 
l'inspecteur  de  colonisation  doit  passer.  Lorsqu'on  s'est  ainsi  mis  en 
règle  et  que  les  titres  définitifs  sont  obtenus,  on  laisse  végéter  et  périr 
de  faim  les  pauvres  diables  qui  ont  paradé  le  jour  de  la  visite,  et  dont 
il  serait  d'ailleurs  impossible  d'obtenir  de  bons  services.  Ce  tour,  à  ce 
qu'on  assure,  n'est  pas  le  pljus  ingénieux  de  ceux  qui  ont  été  faits.  11  est 
hors  de  doute  que  les  trois  quarts  des  personnes  qui  sollicitent  des  con- 
cessions à  charge  d'y  établir  des  familles  européennes  prennent  un  en- 
gagement au-dessus  de  leurs  moyens.  Nous  lisons  dans  le  livre  qui 
renferme  le  plus  de  détails  pratiques  sur  la  colonisation,  celui  de 
UM.  Rameau  et  Binel,  ces  conseils  caractéristiques  donnés  aux  entre- 
preneurs :  «  11  ne  faut  pas  s'embarrasser  de  familles  amenées  d'Europe 
à  grands  frais,  et  qui ,  après  vous  avoir  grugé  de  mille  façons,  vous 
quittent  au  moment  où  vous  en  avez  besoin.  Le  pays  et  l'émigration 
naturelle  fournissent  assez  de  monde  pour  nous  dispenser  d'une  pa- 
reille charge,  d 

Nous  avons  achevé  la  revue  des  faits  et  des  idées.  Dans  ce  chaos  d'é- 
vénemens,  d'expériences,  de  systèmes,  de  rêveries,  il  y  avait  un  choix 
à  faire  :  le  bon  sens  public  s'en  est  chargé.  Deux  principes  ont  sur- 
nagé :  l'un,  admettant  qu'il  y  a  urgence  de  libérer  la  métropole,  veut 
que,  pour  hâter  ce  résultat,  l'état  dirige  l'entreprise  et  en  assume  les 
charges;  ce  système  est  celui  de  la  colonisation  militaire  dont  M.  le  ma- 
réchal Bugeaud  est  le  promoteur.  Le  principe  opposé  découle  de  la 
doctrine  du  laisser-faire  :  il  confie  l'organisation  de  l'Algérie  aux  seules 
inspirations  de  l'intérêt  individuel.  Le  procédé  qu'il  adopte  est  celui 
qui  a  eu  jusqu'ici  le  meilleur  résultat;  c'est  l'introduction  des  familles 
ouvrières  par  les  grands  spéculateurs.  Reste  à  savoir,  dans  cette  com- 
binaison, comment  les  ouvriers  seront  choisis,  quelles  conditions  de- 
vront leur  être  faites,  quelles  garanties  ils  trouveront  au  besoin  contre 
leurs  patrons,  quel  intérêt  ils  pourront  prendre  au  succès  de  l'œuvre 
algérienne,  quelle  sera  enfin  l'action  du  gouvernement  dans  l'en- 
semble des  faits.  M.  le  général  de  Lamoricière  a  essayé  de  résoudre  ces 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

difficultés,  et  son  projet  est  celui  auquel  se  rattachent  aujourd'hui  les 
partisans  de  la  eolonisation  civile.  Les  deux  systèmes  vont  être  mis  en 
présence  devant  les  chambres  et  devant  le  pays.  Le  moment  est  venu 
de  les  soumettre  à  une  analyse  approfondie. 

lU. 

La  théorie  de  M.  le  maréchal  Bugeaud  découle  d'une  idée  juste,  d'un 
sentiment  équitable  et  vraiment  national ,  et  il  n'est  pas  douteux  pour 
nous  que  la  colonisation  militaire  eût  prévalu,  si  les  moyens  d'applica- 
tion eussent  été  acceptables.  Homme  de  guerre ,  M.  Bugeaud  s'est  plus 
préoccupé  de  la  défense  que  de  l'exploitation  du  sol.  Il  est  bien  évident 
qu'en  subordonnant  le  peuplement  de  l'Afrique  aux  spéculations  des 
grands  propriétaires,  il  faudrait  des  siècles  pour  constituer  une'  po- 
pulation capable  de  pourvoir  à  sa  propre  défense.  Le  vice  de  la  grande 
culture  étant  la  tendance  assez  légitime  à  économiser  sur  la  main- 
d'œuvre,  le  nombre  des  hommes  établis  par  les  capitalistes  sera  toujours 
réduit  au  strict  nécessaire  pour  l'exécution  des  travaux,  et,  de  plus,  ces 
manœuvres,  recrutés  au  rabais,  ne  seront  que  des  hommes  de  peu  de 
valeur.  Aperçoit-on  là  les  élémens  d'une  force  militaire?  De  quel  droit 
demanderait-on  à  de  malheureux  journaliers,  qui  déjà,  s'ils  sont  Fran- 
çais, ont  satisfait  à  la  conscription,  de  s'astreindre  à  la  discipline  et  aux 
exercices,  de  quitter  la  pioche  pour  le  fusil,  quand  viennent  les  Arabe^ 
Si  ces  ouvriers  n'ont  ni  le  désir,  ni  l'énergie,  ni  le  devoir  de  défendre 
la  colonie,  il  faudra  donc  que  la  métropole  emploie  indéfiniment  le  tiers 
de  son  armée  active  pour  défendre  une  œuvre  dont  les  avantages  sont 
problématiques?  Que  l'entretien  de  100,000  hommes  soit  encore  néces- 
saire pendant  vingt  ans,  et  c'est  le  moins,  à  raison  de  iOO  millions  par 
an ,  déduction  faîte  des  recettes ,  la  France  sera  condamnée  à  un  dé- 
boursé de  2  milliards!  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  en  finir  par  un  seul 
sacrifice,  faire  les  avances  nécessaires  pour  implanter  en  peu  d'années^ 
sur  le  sol  africain,  une  population  accoutumée  aux  armes  et  qui  aurait 
déjà  fait  ses  preuves  de  dévouement  à  la  France?  Cette  opération,  si 
dispendieuse  qu'elle  paraisse ,  ne  serait-elle  pas  une  économie?  N'est-il 
pas  prudent  de  rendre  à  la  France  la  liberté  de  ses  mouvemens  politi- 
ques ,  en  hâtant  le  terme  d'une  occupation  qui  paralyse  le  tiers  de  ses 
forces? 

Ces  considérations  sont,  pour  ainsi  dire,  l'exposé  des  motifs  de  la  co- 
lonisation militaire.  On  voit  qu'avant  de  combattre  ce  système  nous 
aimons  à  rendre  justice  aux  principes  qui  l'ont  inspiré.  Le  maréchal 
n'est  d'ailleurs  pas  le  seul  qui  ait  senti  l'urgence  de  constituer  en  Algérie 
une  force  locale.  H.  Enfiratm  place  à  l'avant-garde  de  sa  colonisation 
dviie  une  zone  d'établissemens  militaires  dans  lesquels  il  y  aurait  corn- 


mmiaiité  d^efitort»  et  d'arantages.  L'assocîatton  agric<de  proposée  par 
Tabbé  Laadmann  est  militaire  autant  cpie  religieuse;  die  astiêint  le  k^ 
boureur  à  des  exercice»  et  à  un  sorviee  fréquena.  Égalem^t  sympa- 
thîqiies  par  FkiieiiUaBiy  ces  dWers  prc|els  prarroquent  la  même  critique  : 
on  n'y  kouye  pas  la  garantiedu  succès  iaduskiel;  on  n'a  pas  de  foi  dana 
les  i00,080  défesBeurs  qu'on  prétend  draner  à  TAfrique,  parce  qu'en 
décomposant  ces  pffo|eta  d'installation,  l'économiste  n'entrevoit  pas  com- 
ment ces  é00;060  fiuBîlles  militaires  pourraient  vÎTie  et  preapérer. 
Nous  allons  développer  l'objection  en  ei^posant  les  idées  dû  gouver- 
neur-généraL 

Le  système  du  maréchal  Bugeand  n'a  paaétépioduit  toi^  d'une  pièce. 
Sa  théorie  s'est  formulée  et  modifiée  à  la  longue,  un  peu  au  hasard, 
suivant  le  cours  des  événemens  et  le  choc  de  la  contradiction.  Un  pre- 
mier mémoire,  daté  de  1837  et  pubUé  l'année  suivante  (i),  pendant  que 
le  maréchal,  commandait  la  province  d'Orao,  a  été  écrit  sous  l'impres- 
sion des  mouyemens  hostiles  dont  cette  province  a  toiyours  été  le  prin- 
cipal théâtre.  Après  avoir  déclaré  que  des  ouvriers  civils ,  disséminés 
sans  ordre  au  miiieur  des  Arabes,  ne  tarderaient  pas  à  être  anéantis, 
l'auteur  propose,  comme  unique  chance  de  salut,  Fintroduction  d'une 
population  guerrière,  habituée  aux  travaux  des  champs ,  «  organisée  à 
peu  près  comme  le  sont  les  tribus  arabes,  »  résignée  à  a  commencer 
son  établissement  avec  la  tente  en  poil  de  chameau,  o  Suivant  lui,  la 
qualité  de  propriétaire  dans  une  contrée  où  la  terre  inculte  est  à  peu 
près  sans  valeur,  la  solde  et  la  ration  de  campagne  pendant  trois  ans  et 
la  solde  simple  pendant  les  deux  années  suivantes,  trois  pantalons  de 
drap  garance ,  deux  blouses  de  toile ,  un  burnous  et  une  casquette ,  dea 
matériaux  de  construction  pour  les  viUages  qui  doivent  remplacer  plus 
tard  la  tente  bédouine,  un  certain  nombre  d'instrumens  aratoires  et  de 
bestiaux  par  escouade,  devaient  être  des  appâts  sufûsans  pour  des  sol- 
dats destinés  à  rester  sans  état  et  sans  ressources  à  l'expiration  de  leur 
service.  Le  personnel  de  chaque  compagnie  devait  être  composé  d'un 
bataillon  de  600  à  1^000  hommes,  distribués  suivant  la  hiérarchie  régi- 
mentaire.  Le  chef  de  bataillon  aurait  eu  droit  à  quatre  lots  de  bon  ter- 
rain, le  capitaine  à  trois^  et  les  officiers  inférieurs  à  des  portions  moin- 
dres^ suivant  leurs  grades.  M.  Bugeaud  admettait  que  chaque  groupe 
de  600  soldats  mariés  donnerait,  en  quinze  ans,  3,600  têtes,  et,  quinze 
ans  plus  tard,  fournirait  1,000  guerriers.  La  dépense  totale  pour  l'en- 
tretien et  l'installi^n  de  la  colonie,  pendant  les  cinq  premières  années, 
était  évaluée  à  l,Stiâ,HOO  francs,  c'est-à-dire  à  400  francs  par  tête,  en 
comptant  une  moyenne  de  cinq  personnes  par  fanûlle.  Restait  la  difO- 

(1)  MémêlrB  ntr  notre  étabUêiemêtU  de  Im  proHnêe^  éTOran  (jaiifet  18S7).  — 
Paris,  1S3S. 


5S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

culte  qui  s'est  présentée  à  Torigine  de  Rome,  celle  de  donner  des 
femmes  aux  soldats  colons.  Il  suffisait,  dans  la  pensée  de  Fauteur,  d  ac- 
corder à  ces  soldats  un  congé  de  trois  mois  pour  qu'Us  revinssent  avec 
une  jeune  épouse,  trop  heureuse  de  partager  la  ration  de  campagne  et 
les  douceurs  de  la  tente  bédouine  perfectionnée,  a  Au  surplus,  ajoutait 
Tauteur  en  brave  militaire  qui  ne  connaît  pas  les  obstacles,  îl  me  semble 
que  les  maisons  de  repentir  pourraient  fournir  des  femmes  à  ceux  qui 
nen  trouveraient  pas  dans  leur  pays.  Dans  les  maisons  de  repentir,  il  y 
a  des  femmes  qui  ne  sont  pas  dégradées.  Souvent  une  seule  erreur  les 
y  a  conduites.  Celles-ci  pourraient  encore  être  de  très  bonnes  mères 
de  famille.  Les  Enfans-Trouvés  pourraient  aussi  leur  en  fournir.  Ainsi, 
les  colonies  militaires  réussissant ,  on  trouvera  là  l'écoulement  d'une 
partie  des  femmes  et  des  enfans  qui  sont  à  charge  à  la  société.  » 

Ce  projet  n'avait  pas  la  consistance  nécessaire  pour  être  pris  en  con- 
sidération sérieuse.  On  y  sentait  une  idée  à  peine  mûrie  et  jetée  au 
hasard  dans  le  domaine  de  la  discussion.  Quant  à  l'auteur,  sa  convic- 
tion était  si  complète,  qu'à  peine  élevé  au  gouvernement  général  de  la 
colonie,  il  se  hâta  de  traduire  sa  théorie  en  fait.  Un  village  d'essai  fut 
fondé  sur  le  territoire  d'Aïn-Fouka,  près  de  Koléah.  75  soldats  dont  le 
service  venait  d'expirer  se  soumirent  volontairement  à  l'expérience  : 
S3  d'entre  eux  consentirent  même  à  se  marier.  La  communauté  végéta 
deux  ans  et  finit  par  se  dissoudre.  Le  maréchal  essaya  de  pallier  cet 
échec  en  déclarant  que  des  soldats  affranchis  par  leur  libération  du 
joug  de  la  discipline  n  offraient  plus  assez  de  prise,  qu'au  premier  mé- 
compte ils  se  laissaient  aller  au  découragement  et  demandaient  à  ren- 
trer dans  leurs  foyers,  que  d'ailleurs  les^libérés  ne  seraient  jamais  assez 
nombreux  pour  établir  la  colonisation  armée  sur  des  bases  assez  larges. 
Suivant  ces  vues  nouvelles,  on  se  hâta  de  procéder  à  l'installation  de 
deux  nouveaux  centres  mihtaires.  le  village  de  Beni-Mered,  entre  Bouf- 
farik  et  Blidah ,  et  le  campement  de  Haëlma.  Ces  lieux  reçurent  des 
compagnies  d'hommes  qui  étaient  encore  attachés  au  drapeau,  et  qui 
promettaient  de  s'établir  en  Algérie  après  leur  libération  définitive.  La 
seconde  expérience  n'eut  pas  de  résultats  décisifs,  et  on  fit  rentrer  les 
villages  militaires  sous  la  direction  civile.  Rien  n'avait  été  épargné  ce- 
pendant pour  intéresser  les  légionnaires  à  leur  nouvelle  situation.  A 
des  hommes  voués  pour  la  plupart  aux  misères  du  prolétariat,  on  avait 
offert  le  logement,  l'habillement  et  les  vivres,  les  instrumens  du  tra- 
vail, le^  prestations  nécessaires  pour  leurs  menus  besoins,  une  prime 
sous  forme  de  dot  à  ceux  qui  consentiraient  à  prendre  femme,  et,  en 
perspective,  l'espoir  de  devenir  des  propriétaires  indépendans. 

Il  est  dans  la  nature  des  esprits  dominés  par  une  idée  fixe  de  s'aveu- 
gler sur  la  signiQcatioQ  des  faits  comme  sur  la  portée  des  objections. 
Souvent  même  la  manière  dont  ils  s'expliquent  à  eux-mêmes  l'insuccès 


COLONISATION  DE  L' ALGÉRIE.  531 

d'une  expérience  ne  sert  qu'à  les  confirmer  dans  leurs  principes.  Ce 
fut  précisément  après  son  double  échec  que  le  maréchal  en  vint  à  se 
persuader  que  son  procédé  colonial  offrait  la  seule  chance  de  salut,  et 
qu'il  ne  lui  manquait  pour  réussir  que  d'être  appliqué  sur  une  vaste 
échelle.  Sous  l'empire  de  cette  conviction ,  le  cadre  des  colonies  mili- 
taires n'a  cessé  de  s'élargir  dans  une  proportion  dont  on  ne  voit  pas 
encore  les  dernières  limites.  Le  premier  projet,  soumis  en  iSA^  au 
gouvernement,  évaluait  la  dépense  totale  à  30  millions  pour  l'établis- 
sement de  20,000  soldais.  En  1845,  un  second  projet,  publié  dans  les 
journaux  algériens  comme  pour  sonder  l'opinion,  élevait  la  population 
militaire  à  100,000  familles,  pour  lesquelles  on  pouvait  prévoir  une 
avance  de  350  millions,  somme  probablement  insufBsante  et  qu'il  ne 
faut  considérer  que  comme  un  premier  mot  (1).  A  l'appui  de  cette  de- 
mande, un  système  formulé  en  SI  articles,  sous  trois  titres  différens, 
a  pris  la  forme  d'un  projet  de  loi.  En  voici  la  substance.  Les  colons 
militaires,  pris  dans  Tarmée  active,  doivent  être  au  moins  depuis  deux 
ans  sous  les  drapeaux  et  avoir  encore  au  moins  trois  ans  de  service  à 
faire.  Ds  obtiendront  un  congé  de  six  mois  pour  aller  se  marier  :  une 
indemnité  leur  sera  allouée,  ainsi  qu'à  la  femme  qu'ils  ramèneront, 
pour  les  frais  de  route  et  le  transport  de  leurs  bagages.  Pendant  leur 
absence,  la  construction  des  villages,  les  défrichemens,  les  routes,  en 
un  mot  les  préliminaires  d'une  installation  ccsioniale,  seront  accomplis 
par  les  soldats  restés  sous  les  drapeaux.  Le  colon,  de  retour  avec  sa 
femme,  n'aura  à  fournir  que  son  travail.  L'état  offre  au  simple  soldat 
la  propriété  incommutable  de  dix  hectares  de  terres  cultivables,  en  un 
ou  plusieurs  lots.  I^  part  des  chefs  sera  proportionnée  aux  grades,  de 
telle  sorte  que  les  colonels  et  lieutenans-colonels  obtiennent  5  parts  ou 
50  hectares,  les  chefs  de  bataillon  4  parts,  et  ainsi  des  autres.  Il  sera 
alloué  à  chaque  famille  militaire  une  paire  de  bœufs  de  labour,  une 
paire  de  vaches,  dix  brebis,  une  truie,  une  charrette,  deux  charrues  et 
les  menus  outils  aratoires,  les  arbres  à  planter,  les  semences  de  toute 
nature.  Pendant  trois  ans,  les  soldats  recevront,  avec  les  vivres  de 
campagne  pour  eux  et  leur  ménage,  la  solde,  l'habillement,  l'équipe- 
ment, et  toutes  les  prestations  de  l'infanterie.  Il  pourra  leur  être  fait 
l'avance,  remboursable  en  trois  ans,  d'une  valeur  de  400  francs  en 
mobilier  indispensable.  Trois  ans  doivent  sufQre  aux  colons  pour  fon- 
der leur  existence  future.  Au  bout  de  ce  terme,  ils  perdront  leurs  droits 
aux  vivres  et  à  la  solde  :  l'équipement  et  l'armement  leur  resteront  en 
toute  propriété,  à  charge  de  les  entretenir.  Pendant  la  durée  de  leur 
service,  les  colons  seront  soumis  à  la  discipline  militaire;  dès  qu'ils 

(1)  Nous  Terrons  plus  loin  gu*en  réfutant  le  projet  du  général  de  Lamoricière,  le  mar 
récfaal  évalue  la  dépense  à  6,130  fr.  au  maximum  par  famille,  somme  qui,  multipliée 
par  100,000,  donnerait  613  millions. 


52i  BIVUB  BEg  WaOL  HO»»^ 

seront  libérés^  ils  ventreroot  soas  la  lui  ciyile  :  après  deux  aw  passés 
sous  ce  nouYeau  ré^^oie,  ils  seront  maîtres  de  vendre  ou  d'aliéner  leuss 
prophètes.  Même  après  leur  libération»  ils  seront  tenus  de  fournir  dans 
l'année  un  certain  nombre  de  journées  pour  les  travaitt  d'utilité  pu- 
blique, et  de  se  faire  incorporer  dans  une  milice  locale  dont  une  or- 
donnance royale  réglera  le  service.  Cinq  ans  après  être  rentrés  sous  la 
loi  civile,  les  colons  seront  soumis  à  l'impôt  ou  à  la  patente,  selon  les 
prévisions  du  droit  commun. 

La  première  ot^ection  suscitée  par  ce  système^  celle  qui  a  le  plus 
frappé  les  esprits,  est  l'énormité  de  la  dépense.  Nous  déclarons  qu'à  nos 
yeux  la  difliculté  n'est  pas  là.  11  y  a  plus  :  si,  connue  il  est  probable, 
l'installation  des  soldats-colons  devait  correspondre  à  une  diminution 
dans  l'effectif  de  l'armée,  et  en  supposant  que  cet  abaissement  de  l'ef- 
fectif s'arrêtât  à  une  garnison  de  20,000  hommes,  il  y  aurait  encore 
économie  pour  le  pays.  Mous  sommes  surpris  que  l'auteur  du  projet 
n'ait  pas  essayé  de  le  démontrer  (1).  Toutefois,  à  part  la  question  finan- 
cière, les  difficultés  de  l'exécution  sont  si  nombreuses,  les  lacunes  et 
l'inconsistance  du  projet  sont  si  évidentes,  que  ce  système  n'aurait  cer- 
tainement pas  obtenu  les  honneurs  de  la  discussion,  sans  le  nom  glo- 
rieux et  retentissant  de  l'auteur. 

(1)  Les  100,060  hommes  qae  nous  entretenons  en  Afrique  nous  coûtent  annueUemeot 
100  millions:  noas •cceptons cette  éTaâuatioa devenue  proverbiale,  quoique  M.  De^obert 
élève  dans  son  dernier  factum  la  dépense  réelle  à  plus  de  125  millions.  C'est,  en  nombre 
rond,  une  dépense  de  1,000  francs  par  homme.  Au  hout  de  dix  ans,  le  statu  quo  occa^ 
sionuerait  à  La  France  uu  déboursé  de  1  milliard.  Or,  dans  Thypothèse  de  M.  le  maréchal 
Bugeaud,  en  obtenant  chaque  année  sur  les  dépenses  de  Tarmée  une  réduction  de  10  mil- 
lions par  k  suppression  de  ftO.OOO  hommes,  ou  ne  dépenserait  en  dix  ans  que  OiO  mil- 
lions. A  partir  de  la  huitième  année,  le  budget  militaire  serait  réduit  à  55  millions;  mais» 
trois  aiis  plus  tard,  les  100,000  colons  militaires  étant  ^nstail^  définitivement,  il  n'y  aurait 
plus  que  20  millions  à  payer  pour  les  20,000  hommes  de  Tarmée  active.  Preuve  : 

COLONlSÀTlOIf  MILITAIRE.    TOTAL  DE  CHAQUE  AHNSS, 

Dépense  fixe  peudaet  lunit»^  \ 

dix  ans.  iMulions.) 

35  135 

35  125 

35  115 

35  105 

35  95 

35  85 

35  75 

35  65 

35  55 

35  55 

560  350  910 

Bénéfice  sur  les  dix  ans,  90  millions;  —  dépense  tUMelle  apiès  las  éa  «as,  M  miW 
lions  seulement.  —  Au  prix  de  600  miUioos,  la  dépense  éqnÎTaodrait  à  doiae  années  <hi 

régime  actuel. 


Dépense  réductible 
chaque  année. 

ire  année. 

100 

2«      — 

90 

3«      — 

80 

A«      — 

70 

^      — 

60 

••      — 

50 

7«      — 

AO 

8«      — 

30 

9e      — 

20 

10«      — 

90 

COLONISATION  DB  L'ALGéRIB.  523 

Le  premier  tort  de  la  colonisation  militaire  de  tf.  le  maréchal  Bu- 
geand  est  de  ne  pas  répondre  à  son  titre  :  elle  n'institue  pas  des  colo- 
iries  militaires.  Ce  qui  doit  caractériser  une  telle  institution,  c'est  la 
continuité  de  l'oeuTre,  la  perpétuité  de  la  discipline  et  du  service.  Celte 
conception  suppose  que  le  revenu  d'un  lot  de  terrain  remplace  la  solde 
militaire,  et  que  quiconque  vivra  au  moyen  de  ce  revenu  devra  en  re- 
tour être  prêt  à  répondre  à  Fappel  du  chef.  Le  titulaire  de  ce  bénéfice 
ne  peut  être  remplacé  que  par  un  homme  acceptant  la  même  obliga- 
tion. Les  colonies  militaires  que  les  Romains  opposèrent  aux  barbares, 
le  régime  féodal  qui  ne  fut  qu'une  admirable  généralisation  du  prin- 
cipe romain,  et,  dans  les  temps  modernes,  Yindelia  ou  armée  rurale  de 
la  Suède,  les  régimens-frontières  de  l'Autriche,  quelques  campemens 
en  Russie,  sont  des  formes  diverses  de  cette  organisation;  mais  ce  ré- 
gime n'est  praticable  qu'avec  des  hommes  en  état  de  servitude  légale, 
ou  du  moins  ftiisant  le  sacrifice  volontaire  de  leur  liberté  (i).  Un  tel 
contrat  serait  tellement  opposé  aux  principes  et  aux  instincts  de  notre 
société,  qu'il  ne  se  trouverait  pas  de  législateurs  pour  le  sanctionner, 
H.  Bugeaud  l'a  senti;  aussi,  dans  son  plan,  l'organisation  régimentaire 
n'est-elle  imposée  aux  colons  que  pour  les  années  de  service  qu'ils 
doivent  encore  à  l'état.  C'est  un  moyen  de  transition  pour  conserver, 
pendant  les  premières  épreuves,  le  sentiment  de  la  discipline  et  de 
Fabnégatîon  personnelle.  Lorsque,  après  trois  ans  de  noviciat,  les  co- 
lons militaires  auront  recouvré  le  bénéfice  de  la  loi  civile;  lorsque, 
deux  ans  plus  tard,  ils  seront  libres  de  vendre  ou  d'aliéner  leurs  petits 
domaines,  que  deviendront  les  cadres?  et,  s'il  n'y  a  plus  de  cadres,  à 
quoi  servira-t-il  d'avoir  des  chefs  militaires?  Si  Ton  exige  que  l'acqué- 
rem*  se  substitue  aux  obligations  personnelles  du  vendeur,  qu'il  prenne 
rang  dans  la  milice  coloniale  et  qu'il  consacre  un  certain  nombre  de 
jours  dans  l'année  à  la  confection  des  travaux  publics,  on  reconstitue 
en  Algérie  la  distinction  qui  existait  jadis  en  Europe  entre  les  terres 
féodales  soumises  à  certaines  servitudes  et  les  terres  de  franc-alleu  : 
les  premières  ne  pourront  plus  être  transmises  aux  femmes  ni  aux  in- 
firmes, ni  même  au  voisin,  déjà  soumis  pour  son  propre  compte  à  un 
service  personnel.  Si  au  contraire  le  soldat-colon  peut  vendre  au  pre- 
mier venu,  sans  lui  transmettre  aucune  des  charges  du  contrat  pri- 
mitif (c'est  là,  à  n'en  pas  douter,  la  pensée  du  maréchal),  il  n'y  a  plus 
de  cûlonies  militaires,  et  ce  formidable  appareil  de  défense  qui  doit 
comprimer  le  peuple  arabe  commencerait  à  tomber  pièce  à  pièce  dès 
la  cinquième  année. 

Aux  termes  du  projet,  10,000  jeunes  soldats  quitteraient  chaque 

(1)  Dtnt  le  droit  fféodtl,  par  exemple,  rhoinrae  d'armes  poavait  se  soustraire  au  ser- 
vice par  le  renonemmm  à  la  lolde,  c'est-à-dire  an  fief  qui  passait  immédiatement  à  son 
remplaçant  militaire. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

année  leur  garnison  avec  un  congé  de  six  mois  pour  aller  se  marier 
dans  leur  pays.  En  supposant  qu'un  tel  nombre  de  volontaires  se  pré- 
sentât, ce  qui  est  encore  incertain  (1),  comment  les  remplacerait-on 
dans  Tarmée?  Proposerait-on  un  recrutement  supplémentaire?  Il  est 
douteux  que  les  chambres  consentent  à  aggraver  les  rigueurs  de  nos 
institutions  militaires,  à  sacrifier  les  citoyens  auxquels  la  loi  actuelle 
offre  des  chances  d'exemption.  Laissera-ion  des  lacunes  dans  les  ca- 
dres en  répartissant  le  service  sur  les  soldats  restés  sous  les  drapeaux? 
Mais  déjà  on  leur  impose,  d'une  manière  peu  légale  peut-être,  un  sur- 
croit de  travail  :  on  les  transforme  en  maçons  et  en  pionniers  pour 
commencer  les  constructions  et  les  défrichemens  au  profit  de  leurs  ca- 
marades. On  entrevoit  dans  ces  innovations  beaucoup  de  difficultés. 

Le  moyen  imaginé  pour  fonder  des  familles  ne  nous  parait  pas  offrir 
de  sérieuses  garanties.  Le  mariage  n'est  une  base  solide  pour  la  société 
qu'autant  qu'il  reste  une  chose  grave  et  respectée.  11  ne  suffit  pas  de 
crier  à  des  soldats  :  Prenez  femme!  ainsi  qu'on  leur  commanderait  la 
charge  en  douze  temps.  Dans  ces  contrats  d'urgence,  les  sympathies  et 
la  prudence  seraient  sans  doute  peu  consultées.  Après  la  comédie  an- 
nuelle du  retour  des  10,000  rentrant  triomphalement  en  Algérie 
avec  leurs  épouses  de  la  veille,  il  serait  bien  à  craindre  qu'on  ne  vit  le 
plus  grand  nombre  de  ces  ménages  se  disloquer  et  donner  l'exemple 
du  désordre.  Le  maréchal  a  dit,  en  réfutant  un  projet  en  opposition 
avec  le  sien  :  «  Le  dominateur  doit  être  plus  fort,  plus  moral,  plus 
actif,  plus  habile  que  le  peuple  à  dominer.  »  Nous  nous  étonnons  qu'il 
trouve  des  gages  de  moralité  et  d'énergie  austères  dans  les  100,000  fa- 
milles improvisées. 

Nous  arrivons  à  l'objection  capitale,  a  Trois  années  sont  données  aux 
colons  militaires  pour  fonder  leur  existence  future.  »  Telle  est  l'expres- 
sion du  maréchal.  Ce  terme  doit-il  suffire  dans  les  conditions  où  on 
prétend  placer  ces  soldats  transformés  en  cultivateurs?  Nous  sommes 
persuadé  du  contraire,  et  notre  opinion  a  pour  base  ce  que  nous  avons 
dit  précédemment  du  désavantage  de  la  petite  culture  en  Algérie.  Les 
350  millions  fournis  par  l'état  seront  absorbés  par  les  frais  de  voyage 
ou  de  transport  des  soldats  en  congé,  par  la  haute  paie  des  soldats  oc- 
cupés aux  défrichemens  (i),  l'achat  des  matériaux  de  construction,  des 

(1)  Après  un  appel  fait ,  comine  essai ,  par  M.  le  maréchal  Bu^eaud ,  S5  officiers  de 
<livcr8  grades  et  3,985  sous-officîers  et  soldats  de  la  division  d*Alger  se  sont  fiût  inscrire 
volontairement.  En  admettant  un  nombre  à  peu  près  égal  pour  les  deux  autres  diTisioos 
de  TAlgérie,  on  réunirait  le  contingent  de  la  première  année;  mais  ne  doit-on  pas  Caire 
un  peu  la  part  de  lu  flatterie  dans  ces  signatures  données  sous  les  yeux  du  puissant  auteur 
du  projet,  et  d'ailleurs  le  premier  élan  se  soutiendrait-il  pendant  dix  ans? 

(2)  Le  scnrice  du  génie  et  celui  des  ponts-et-chaussées  allouent  aux  soldats  employés 
aux  travaux  d'utilité  publique  en  Algérie  de  35  à  45  centimes  pour  la  journée  de  travaU 
de  huit  à  dix  heures. 


COLONISATION  DB  L'ALGBRIE.  5^ 

semences,  des  instrumeos  aratoires,  et  enfin  pour  Ventretien  de  la  fa- 
mille pendant  trois  ans.  On  ne  donnera  aucune  subvention  en  numé- 
raire, afin  de  soustraire  le  soldat  aux  tentations  qu'excite  Targent  en 
poche.  Ceux  qui  n'auront  aucune  avance  resteront  sans  capital  de  rou- 
lement. Dès-lors,  impossibilité  pour  eux  de  choisir  des  cultures  appro* 
priées  à  la  qualité  de  leurs  terres,  de  prendre  au  besoin  des  aides  sahriés. 
Qu'une  maladie  paralyse,  à  l'époque  des  semailles  ou  des  moissons,  les 
deux  seuls  bras  qui  fertilisent  le  petit  champ,  Tannée  est  perdue  :  il 
n'en  faut  pas  plus  pour  ruiner  la  famille.  La  faculté  laissée  aux  colons 
de  s'associer  pour  le  travail  avec  un  camarade  de  leur  choix  n'aura 
d'autre  effet  que  de  marier  deux  misères.  Les  cultures  lucratives  exi- 
gent une  mise  de  fonds  et  une  aptitude  spéciale;  les  plantations  n'en- 
trent en  rapport  que  vers  la  huitième  année.  La  plupart  des  soldats- 
colons,  sans  autre  éducation  agronomique  que  la  routine  de  leurs 
villages,  se  borneront  à  l'entretien  de  leur  petit  troupeau,  à  la  culture 
des  grains  et  des  légumes  pour  leur  propre  consommation.  Un  tel  ré- 
gime ne  promet  qu'une  population  contrainte  et  nécessiteuse.  L'auteur 
du  projet  semble  l'avouer  :  a  Quoi  qu'on  fasse,  a-t-il  dit,  cette  existence 
sera  rude  au  début;  mais,  au  bout  de  quatre  ou  cinq  ans,  elle  deviendra 
fort  tolérable.  »  Pour  accepter  ce  rude  noviciat  sur  la  vague  espérance 
d'un  sort  laborieux  et  mécUoere  au  bout  de  cinq  années,  il  faudrait  un 
sentiment  '^e  prévoyance,  un  esprit  de  conduite  fort  rares  dans  le  pro- 
létariat, et  surtout  parmi  des  hommes  accoutumés  au  laisser-aller  des 
mœurs  soldatesques.  U  y  aura  bien  des  mécomptes  avec  les  paresseux, 
les  ivrognes,  les  débauchés,  les  capricieux,  les  maladroits,  les  infirmes. 
Quelle  sera  la  conduite  du  gouvernement  à  l'égard  de  ceux  qui  ne 
répondront  pas  à  ses  vues?  Les  soutiendra-t-il  s'ils  tombent  dans  la  mi- 
sère, ou  les  remplacera-t-il  par  de  plus  dignes?  Reconnaîtra-t-il  quel- 
ques droits  aux  femmes  délaissées,  aux  veuves,  aux  enfans?  En  sondant 
cet  abime  de  difficultés,  on  éprouve  une  sorte  de  vertige* 

M.  le  maréchal  Bugeaud  n'a  eu  jusqu'ici  d'autre  appui  que  lui-même. 
Les  échos  de  la  publicité  ne  lui  sont  pas  favorables.  Le  gouvernement 
ne  parait  le  seconder  que  par  déférence  pour  sa  haute  position  et  ses 
grands  services.  Devant  les  chambres,  le  système  militaire  a  été  con- 
damné avec  une  vivacité  de  langage  un  peu  sévère  peut-être  pour  un 
collègue  présent.  Dans  la  dernière  discussion  sur  les  crédits  supplé- 
mentaires consacrés  à  l'Algérie,  le  rapporteur  s'est  exprimé  en  ces 
termes  :  a  Cette  conception,  plus  théorique  que  pratique,  n'a  jamais  été 
admise  par  l'administration  de  la  guerre.  Plusieurs  de  vos  commissions 
l'ont  examinée  et  l'ont  condamnée.  Notre  opinion  est  absolument  la 
même.  La  msyorité  de  votre  commission  est  convaincue  qu'après  d'é- 
normes dépenses  pour  mettre  ce  système  en  pratique,  on  s'apercevrait 
qu'il  repose  sur  des  illusions.  »  On  assure  que,  malgré  cette  sentence, 

TOME  xvii.  35 


KM»  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  proposition  annoncée  officiellement  aux  chambres  a  pour  but  prin- 
cipal de  solliciter  les  fonds  nécessaires  à  une  nouvelle  expérience.  Un 
échec  n'est  pas  douteux,  à  moins  que  le  projet  ne  reparaisse  avec  des 
modifications  essentielles,  ou  qu'on  se  contente  d*un  essai  sur  une  échelle 
très  réduite. 

Répétons  pour  conclure  :  Fintention  du  maréchal  est  louable;  le 
plan  d'exécution  est  défectueux.  Le  maréchal  a  dit  :  a  La  question  de 
force  a  plus  d'importance  à  nos  yeux  que  cdle  de  la  production.  »  Son 
erreur  est  dans  ce  mot.  H  s'est  si  peu  occupé  de  la  production,  que  sa 
colonie  doit  rester  improductive^  et  c^est  précisément  pour  cela  qu'eUe 
sera  faible  numériquement  et  moralement.  Des  légionnaires,  isolée  dans 
leurs  petites  maisons,  sur  leurs  petits  carrés  de  terre,  vivraient  de  la 
vie  végétative  de  nos  plus  pauvres  paysans,  et  finiraient  par  se  démo- 
raliser, te  meilleur.  Tunique  moyen  de  développer  une  population  co- 
loniale, c'est  d'assurer  son  bien-être.  Les  nations  fortes  ne  sont  pas  les 
plus  populeuses;  ce  sont  les  plus  riches.  Qu'on  nous  cite  donc  une  so- 
ciété pauvre  et  improductive  qui  ait  fait  une  grande  figure  militaire^ 
si  ce  n'est  passagèrement  et  dans  un  état  de  surexcitation  sauvage.Au 
contraire,  Venise,  la  Hollande,  TAngleterre,  n'ont-elles  pas  montré 
Tîntelligence  et  la  virilité  politiques  suivant  la  prépondérance  com- 
merciale? Qu'au  lieu  de  chercher  la  défense  territoriale  en  dehors  de 
Tindustrie,  on  la  fasse  sortir  d'une  bonne  et  large  organisation  indus- 
trielle, et  le  problème  sera  résolu. 

IV. 

De  même  que  le  système  de  M.  le  maréchal  Bugeaud,  le  système  de 
M.  le  général  de  Lamoricière  a  subi  plusieurs  phases.  L'idée  primitive, 
exposée  assez  vaguement  dans  une  note  publiée  au  commencement  de 
IWtS,  était  résumée  dans  ces  mots  :  «  Assurer  une  prime,  un  intérêt, 
pendant  les  premières  années,  au  capital  dont  l'emploi  sera  constaté 
sur  le  sol  en  travaux  destinés  à  préparer  la  venue  de  la  population 
qu'on  veut  attirer.  »  Le  général  supposait  qu'il  suffirait  de  renouveler 
en  Algérie  ce  qui  a  été  pratiqué  en  France  pour  peupler  les  landes  de 
la  Bretagne.  Pour  fonder  un  lieu,  suivant  l'expression  bretonne,  le  pro- 
priétaire d'une  terre  en  friche  faisait  jadis  élever  les  bâtimens  d'ha- 
bitation, creuser  les  puits,  enclore  les  champs,  tracer  grossièrement  les 
Toies  de  communication.  On  mstallait  ensuite,  en  qualité  de  fermiers 
ou  de  métayers,  des  colons  auxquels  on  donnait  en  cheptel  le  grain 
pour  les  semences,  avec  les  animaux  et  les  outils  indispensables  pour 
le  travail.  Rien  de  plus  simple  qu'une  telle  opération  dans  une  pro- 
vince où  existaient  de  riches  propriétaires,  au  milieu  d'une  population 
•ffllMnée.  Dans  un  cas  pareU,  quelque  faible  que  soit  le  revenu,  il  vaut 


COLONISATION  DE  L*ALGÉRIE.  527 

mieux  pour  le  propriétaire  qu'un  sol  en  friche;  quelque  faible  que  soit 
le  salaire,  il  vaut  mieux  pour  le  paysan  que  la  mort  par  la  faim;  mais, 
dans  nos  provinces  algériennes,  il  n*y  a  ni  habitans,  ni  capitaux,  et  la 
difBculté  est  d'y  attirer  les  uns  et  les  autres.  L'argent  est  beaucoup  plus 
prudent  que  les  hommes,  et  ne  s'aventure  pas  au-delà  des  mers  sans 
de  bonnes  garanties.  En  conséquence,  le  général  demandait  qu'on  offrit 
une  prime  aux  capitaux  employés  en  travaux  d'installation,  prétendant 
qu'il  suffisait  de  déblayer  le  sol  pour  que  des  laboureurs  s'y  précipi- 
tassent. 11  proposait  d'sdlouer  une  gratification  égale  au  quart  des  dè« 
penses  faites  en  construction  de  bâtimens,  forages  de  puits,  norias  ou 
machines  d'irrigation,  défrichemens,  plantations,  a  Tel  est,  disait-il,  le 
moyen  de  faire  dépenser  par  les  bailleurs  de  fonds  une  somme  qua*« 
druple  de  celle  que  l'état  aura  employée  pour  les  subventionner.  » 

Il  ne  faut  prendre  ce  premier  mot  du  général  de  Lamoricière  que 
comme  une  conception  vague,  livrée  un  peu  légèrement  et  pour  coa- 
sulteF  l'opinion  publique.  La  réponse  du  gouverneur-général  ne  se  fit 
pas  attendre.  aVotresystème  est  ingénieux,  dit-il,  il  séduira  les  hommes 
d'état  qui  n'ont  pas  profondément  étudié  la  matière.  »  Ce  compliment 
un  peu  ironique  sert  de  préface  aux  objections.  Elles  sont  nombreuses, 
et  le  maréchal  ne  les  a  pas  signalées  toutes.  Il  en  est  une  qui  nous  pa^ 
raît  essentielle.  En  offrant  une  prime  à  tout  capital  employé,  sait-on  à 
quoi  l'on  s'engage?  Ne  ferait-on  pas  un  sacrifice  en  pure  perte,  dans 
tous  les  cas  où  le  capital  aurait  été  mal  employé?  Supposons,  par 
exemple,  un  domaine  exigeant  pour  une  bonne  exploitation  une  mise 
de  300,000  francs.  Un  propriétaire  maladroit  ou  nécessiteux  n'y  con«« 
sacre  que  100,000  francs.  Il  reçoit  en  déduction  un  quart  de  cette 
somme;  mais  Fentreprise  mal  combinée  ne  réussit  pas.  La  terre  re- 
tombe peu  à  peu  dans  l'inculture,  la  population  dépérit,  et  les  25,000  fr, 
déboursés  par  l'état  sont  littéralement  perdus. 

Dans  une  entreprise  si  nouvelle,  si  épineuse,  que  les  hommes  les  plus 
éclairés  sont  seuls  capables  d'en  entrevoir  les  difficultés,  le  premier 
mérite  est  d'écouter  la  controverse,  de  remanier  continuellement  la 
théorie  qu'on  s'est  faito,  afin  de  la  rapprocher  de  la  pratique.  M.  de  La?- 
moricière  nous  parait  être  dans  cette  disposition.  U  a  senti  que  les  dé- 
bats ne  peuvent  pas  s'engager  sérieusement  sur  un  système  tant  qu'il 
reste  à  Fétat  de  vague  aperçu,  comme  son  premier  projet.  11  a  dooc 
donné  une  base  positive  à  ses  études,  en  appliquant  son  principe  à  la 
colonisation  d'un  territoire  situé  dans  la  province  qu'il  commande.  U 
ne  s'agit  plus  maintenant  d'une  théorie  abstraite  et  Qottant  dans  les 
nuages.  L'auteur  présente  un  plan  et  un  devis  pour  le  peuplement  suc* 
cessif  et  la  mise  en  culture  d'environ  100,000  hectares.  Le  système  tra-^ 
duit  en  faits  et  en  chiffres  acquiert  ainsi  l'importance  et  la  précisioa 
d'une  affaire  industrielle.  Cette  manière  de  discuter  les  intérêts  et  l'a*- 


S28  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Tenir  de  FAlgérie  est,  nous  l'ayons  souvent  dit,  la  seule  qui  puisse 
aboutir  à  une  conclusion. 

Le  second  travail  de  M.  de  Lamoricière  n'a  reçu  jusqu'ici  qu'une  pu- 
blicité incomplète.  Résumé  dans  le  journal  F  Algérie,  il  a  été  imprimé 
provisoirement  en  très  petit  nombre,  pour  être  distribué  à  quelques 
hommes  d'état  et  à  quelques  personnes  qui  réunissent  à  un  zèle  pas- 
:âonné  une  connaissance  spéciale  des  besoins  de  l'Afrique  française.  Le 
mémoire  est  accompagné  de  l'inévitable  correctif,  la  réfutation  assez. 
Tive  de  M.  le  maréchal  Bugeaud  (1),  dont  on  admirera  la  dextérité  à  re- 
produire sous  toutes  les  formes  son  plaidoyer  pour  la  colonisation  miU- 
litaire.  Nous  ne  croyons  pas  être  indiscret  en  exposant  à  une  vive  lu- 
mière les  idées  que  l'honorable  général  a  cru  modestement  devoir  laisser 
dans  un  demi-jour.  De  semblables  études,  même  lorsqu'elles  donnent 
prise  à  la  critique,  sont  profltables  au  pays  et  augmentent  l'éclat  des 
services  militaires. 

Après  avoir  limité  le  champ  de  la  colonisation  dans  la  provincg  de 
l'ouest,  en  traçant  un  grand  triangle  qui  a  sa  base  sur  le  bord  de  la 
mer  d'Oran  à  Mostaganem,  et  son  sommet  à  Mascara,  M.  de  Lamori- 
cière a  posé  en  ces  termes  le  problème  dont  il  cherche  la  solution  pra- 
tique :  «  Déterminer  le  chiffre  de  la  population  européenne  agricole 
qui  suffirait  seule  à  nourrir  les  25,000  habitans,  2,000  chevaux  ou 
mulets  qui  peuplent  les  villes  de  la  province  d'Oran ,  et  en  outre 
25,000  hommes  de  troupes  et  6,000  chevaux  ou  mulets,  effectif  néces- 
saire à  la  défense  du  pays  dans  les  circonstances  ordinaires.  »  Une  ex- 
ploration du  territoire,  en  ce  qui  concerne  du  moins  la  mise  en  culture 
des  terres  et  l'établissement  des  colons  européens,  a  été  confiée  à  une 
commission  choisie  dans  l'état-major  de  la  division.  M.  le  lieutenant- 
colonel  de  Martimprey  a  débattu  avec  les  indigènes  les  nombreuses 
questions  qui  se  rattachent  à  la  propriété  des  lieux.  Au  point  de  vue 
spécial  de  l'agriculture,  la  nature  du  sol  et  des  eaux  a  été  étudiée  par 
M.  d'Illiers,  chef  d'escadron.  M.  le  capitaine  d'artillerie  Azema  de  Mont- 
gravier  a  donné  une  utilité  pratique  à  dés  recherches  d'archéologie. 
Le  relevé  topographique  a  été  fait  par  M.  le  capitaine  Gelez,  avec  le 
secours  de  M.  Brahemscha,  interprète  principal,  et  de  plusieurs  indi- 
gènes, anciens  fonctionnaires  du  gouvernement  turc.  Ces  travaux  pré- 
liminaires, auxquels  six  semaines  ont  été  consacrées,  ont  répondu  au 
désir  de  M.  de  Lamoricière  et  obtenu  la  sincère  approbation  du  ma- 
réchal. Du  mémoire  très  remarquable  de  M.  d'Uliers,  il  résulte  que 
le  triangle  ouvert  à  la  colonisation  offre  une  superficie  d'environ 
102,000  hectares,  qu'il  admettrait  au  moins  83  centres  de  population 

(1)  Le  maréchal  Tient  de  faire  imprimer  à  Alger  le  plan  de  M.  de  Lamoricière,  précédé 
de  ses  Observations  critiques  :  cette  brochure  ii*a  pat  encore  été  répandue  à  Paris. 


COLONISATION  DB  L'ALGÉRIS. 


529 


groupés  en  i5  commnnes ,  et  que  le  nombre  des  familles  à  établir 
pourrait  dépasser  sans  inconvénient  le  nombre  de  5,000.  Cependant  le 
général,  posant  en  principe  qu'il  serait  injuste  autant  qu'impolitique  de 
déloger  les  indigènes  sans  les  indemniser,  propose  de  circonscrire  la 
colonisation  dans  les  limites  où  il  sera  possible  d*obtenir  les  terres  sans 
argent,  ou  du  moins  à  très  peu  de  frais.  En  conséquence,  il  restreint 
provisoirement  l'occupation  du  sol  à  51,875  hectares  divisibles  en 
%3Ji  familles.  Cette  population,  répartie  entre  iO  centres  d'habitation , 
formerait  14  communes.  Ces  chiffres  ressortent  du  tableau  suivant, 
que  nous  avons  dressé  d'après  les  documens  fournis  par  la  conunission  : 


ZOMB  D*0lAll. 


ZORB  BB  IIOSTl- 
GjUIBH. 

2oilB    tMTkilBUKB 

00  Sic. 

ZOHB     IirrÉRIECKB 

OB  Mascara. 

ViLLAGB  BOUTIER. 


COMMUNES.     ^2g^V«)? 

Sidî-Ali 170 

Hassian-Toaal.  .  900 

Taxout 70 

Goudyel 140 

Guessiba 7S 

Arxew 900 

Betteoua 100 

I  Les  Jardins. ...  950 

)  Assi-Mamaëte.  .  130 

j  Saintr-Denis j  ^^ 

]  Union  agricole.  .  ( 

I  Mascara  (banlieue)  950 

{Sidi-Daho.   ...  100 

I  Tlelate 50 


Soperfieie  SuRerfcle    ^„j^ 
98 


4,800 
8,500 
9,500 
6,000 
4,500 
3,600 
9,495 

4,000 
3,000 

8,400 


17 
85 
49 
60 
18 
95 

16 
93 

14 


5 
5 

4 
9 
i 
3 
8 

9 
9 


5,500 
9,500 

1,150 


95 
93 


14  CoQununes.  9,339   51,875 


(Moyenne) 
97 


8 
1 

9 
40 


Population 

par  lieue 

carrée 

(individos). 

983 
458 
918 
175 
190 
4U 
390 

500 
348 

560 

363 
390 

348 

(Moyenne) 
343 


Le  cadre  est  trouvé  :  il  reste  à  le  remplir.  Suivant  M.  de  Lamori  - 
cière,  deux  causes  jusqu'ici  ont  porté  obstacle  à  la  colonisation  sur  une 
grande  échelle  :  d'abord  les  formalités  imposées  aux  capitalistes  grands 
ou  petits  qui  sollicitent  des  concessions  de  terre,  les  lenteurs  adminis- 
tratives qui  dévorent  leurs  ressources;  en  second  lieu,  l'exagération 
des  crédits  que  l'on  propose  de  demander  aux  chambres  pour  les  frais 
à  la  charge  de  l'état.  Le  général  est  donc  persuadé  que,  si  le  devis  des 
dépenses  préparatoires  était  réduit  au  point  de  ne  plus  offusquer  la 
parcimonie  de  nos  représentans ,  et  qu'en  même  temps  tout  individu 
offrant  des  garanties  trouvât  aussitôt  sa  place  au  soleil  d'Afrique,  la 
population  exubérante  en  Europe  prendrait  d'elle-même  son  élan  vers 
l'Algérie.  Sur  cette  conviction  repose  le  système  auquel  l'opinion  pu- 
blique a  attribué  le  nom  de  colonisation  civile. 

Le  projet  que  nous  étudions  s'est  divisé  naturellement  en  deux  titres  : 
demande  de  crédits  pour  les  travaux  de  premier  établissement,  et  obli- 


530  REVUS  DES  DEUX  MOEDEg. 

gâtions  réciproques  des  colons  envers  l'état ,  comme  de  Tétat  envers 
les  colons.  Voulant  faire  ce  que  H.  le  maréchal  Bugeaud  appelle  de  la 
colonisation  à  bon  marché,  l'auteur  s'est  appliqué  surtout  à  réduire  le 
chiffre  des  dépenses.  Ce  chiffre  devient  en  effet  imperceptible,  in- 
croyable :  200,000  francs  pour  Timplautalion  de  2,33i  familles  euro- 
péennes. Pour  ii,6lK)  personnes,  à  raison  de  cinq  par  famille,  c'est 
environ  17  francs  par  tête  (i).  Il  est  vrai  qu'ayant  pour  principe  de  dé- 
placer le  moins  possible  les  Arabes  et  de  procéder,  lorsqu'ils  y  con- 
sentent, par  des  échanges  de  terrain  plutôt  que  par  des  iudemnités 
en  argent,  la  somme  à  débourser  la  première  année  est  réduite  à 
20,000  francs  (2).  Les  dépenses  d'installation  sont  ordonnées  avec  la 
même  parcimonie.  Jusqu'ici,  pour  fonder  un  village  algérien,  on  a 
commencé  par  créer  à  grands  frais  les  établissemens  publics  qui  con- 
stituent une  ville  européenne.  Après  avoir  construit  une  église ,  un 
presbytère,  une  école,  une  mairie,  une  caserne,  après  avoir  aligné  les 
rues,  nivelé  les  routes,  jeté  les  ponts,  cadastré  les  champs,  on  tâchait 
de  recruter  les  habitans,  qui  ne  venaient  pas  toujours.  M.  de  Lamori- 
cière  blâme  comme  un  luxe  inutile  a  cette  perfection  encore  inconnue 
dans  la  plupart  des  villages  de  France^  »  il  pen$e  qu'il  suffit  de  balayer 
les  lieux  pour  que  la  population  y  fleurisse.  A  cliaque  centre  d'habitar 
tion,  une  enceinte  tracée  par  un  fossé  et  un  parapet  en  terre,  le  service 
des  eaux,  c'est-à-dire  des  puits,  des  fontaines,  des  pompes,  des  lavoirs, 
des  abreuvoirs,  des  barrages,  et,  s'il  se  peut,  des  irrigations;  au  lieu  de 
la  route  communale,  de  simples  sentiers  à  la  manière  arabe,  «  gros- 
sièrement rectifiés,  débarrassés  des  broussailles  et  des  palmiers  nains 
pour  que  les  charrettes  y  puissent  circuler,  »  voilà  tout  ce  qui  est  exi- 
gible au  début.  Des  piquets  détermineront  provisoirement  l'alignement 
des  rues  et  la  place  des  bâtimens  publics;  les  champs  seront  bornés, 
sauf  vérification  ultérieure,  avec  des  pierres  :  les  routes  de  première 
et  de  seconde  classe  seront  tracées  sur  le  papier.  Ce  n'est  pas  que  l'au- 
teur conteste  l'utilité  des  travaux  commandés  par  nos  habitudes  so- 
ciales; mais  il  croit  qu'au  lieu  de  les  improviser  à  gran^  frais,  il  faut 
les  laisser  faire,  comme  en  France ,  peu  à  peu  et  avec  le  temps.  C'est 
amsi  qu'en  abaissant  à  20  centimes  par  mètre  en  moyenne  les  dépenses 
pour  la  confection  des  chemins  indispensables,  en  appliquant  la  même 

(1)  En  considérant  que  l'auteur  n*attribne  aucune  dépense  aux  deux  communes  du  Sig, 
quMI  déclare  être  en  voie  d'exécution,  on  pourrait  étoTer  la  moyenne  à  93  tt.  par  léte. 

(fl)  D*aprè9  ie$  marchés  passés  proYisoiremank,  et  sauf  ratiÉcaiion,  avac  kes  Arabes,  eetta 
somme  de  20,000  francs  n'est  en  général  que  le  tiers  du  prix  total  convenu  pour  ral>aa- 
don  d'environ  34,000  hectares  de  terre.  A  ce  compte,  Thectare  reviendrait  à  moins  de  2  fr. 
En  vérité,  ce  n'était  pas  la  peine  d'établir  de  si  longues  discussions  pour  savoir  a  qui  ap- 
partient la  terre  algérienne,  aux  Français  par  droit  de  conquête,  ou  aux  indigènes  par 
droit  d'ancienne  possession.  N'est-il  pas  plus  loyal  et  plu»  économise  de  payer  «ne  légers 
indemnité,  suivant  l'exemple  de  M.  de  Lamoricière,  et  de  oe  pas  i'ax|^oser  à  daa  calliti—ay 


COLONISATION  DE  L'ALGÉRIE.  531 

rusticité  aux  travaux  de  terrassement  et  à  VaménageTnent  des  eaux ,  le 
général  a  pu  ramener  les  frais  de  la  première  année  à  un  chiffre  dont 
la  modicité  est  un  sujet  d'étonnement. 

Le  moyen  de  recruter  la  population  coloniale  n'est  pas  moins  simple. 
La  fondation  d*un  certain  nombre  de  villages  ayant  été  résolue  par  le 
gouvernement,  on  ferait  appel  en  Algérie  et  en  France  aux  personnes 
disposées  à  s'établir  dans  les  limites  indiquées.  La  description  des  lieux 
avec  un  plan  à  Tappui  et  un  cahier  des  charges  serait  déposée  à  Paris, 
au  ministère  de  la  guerre,  à  Alger,  à  Oran,  et  enfin  dans  toutes  les  pré- 
fectures françaises.  Ainâ  tout  citoyen,  sans  être  rebuté  par  les  lenteurs 
et  les  caprices  des  bureaux,  pourrait  voir  par  lui-même  et  d'un  coup 
d'œil  si  les  chances  offertes  lui  conviennent.  Les  communes  seraient 
concédées  par  grands  domaines  ou  par  petits  lots.  En  vertu  du  cahier 
des  charges,  le  concessionnaire  devrait  s'engager:  i"  à  installer  dans  le 
délai  de  trois,  quatre  ou  cinq  ans,  un  nombre  de  familles  ouvrières 
proportionné  à  retendue  et  à  llmportance  du  domaine  obtenu  :  le  tiers 
au  moins  de  ces  colons  devrait  être  installé  dans  le  courant  de  la  se- 
conde année;  2*  à  introduire  dans  les  contrats  avec  les  ouvriers  colons 
une  clause  en  vertu  de  laquelle  ceux-ci  deviendraient  propriétaires 
d'an  moins  quatre  hectares  de  terres  propres  au  labour  ou  au  jardinage, 
après  l'accomplissement  des  obligations  contractées  envers  leurs  maî- 
tres; 3*  à  procéder  au  peuplement  d'une  commune  d'après  les  règles 
prescrites  par  la  prudence  et  l'hygiène,  c'est-à-dire  de  grouper  les 
maisons  dans  l'intérieur  des  enceintes,  en  respectant  les  lots  destinés 
aux  ouvriers  établis  ou  à  établir,  A*  à  réserver  un  cinquième  de  la  sur- 
face tA>tenue,  qui  deviendrait  propriété  communale  dès  que  le  village 
serait  constitué.  Le  concessionnaire  resterait  libre  de  débattre  avec  ces 
familles  qu'il  aurait  appelées  les  conditions  de  travail  auxquelles  il 
leur  procurerait  le  logement  dans  l'enceinte  du  village,  et,  sans  doute 
aussi,  la  nourriture  et  Tentretien.  Quant  aux  simples  ouvriers  qui,  dès 
leur  arrivée,  seraient  en  mesure  de  se  construire  à  eux-mêmes  leurs 
habitations,  l'autorité  locale  leur  concéderait  directement  et  gratuite- 
ment des  lots  pris  dans  lés  terrains  réservés  à  cet  eflet. 

L'état,  de  son  côté,  contracterait  diverses  obligations  au  profit  des 
nouveaux  habitansde  la  colonie.  Il  s'engagerait:  1*  à  renouveler  pen- 
dant deux  ans  les  crédits  spécifiés  plus  haut  pour  compléter  les  pre- 
miers travaux  d'installation,  c'est-à-dire  l'ébauche  des  communications 
et  le  service  indispensable  des  eaux;  ces  travaux  pourraient  être  faits 
directement  par  l'état  ou  confiés  aux  concessionnaires  qui  voudraient 
occuper  leurs  ouvriers  pendant  la  morte-saison;  2°  à  exécuter  plus  tard 
les  constructions  ordinaires  d'utUité  générale,  telles  que  mairies,  églises, 
écoles,  etc.,  et  même  à  se  charger  des  travaux  exceptionnels  qui  inté- 
resseraient vivanent  une  localité^  3*  à  payer  une  prime,  dont  la  quo- 


532  E£YUE  DES  DEUX  MONDES. 

tité  n*est  pas  déterminée,  aux  colons  qui  rencontreraient  des  obstacles 
extraordinaires  et  imprévus^  par  exemple,  cherté  des  matériaux  de 
construction,  difficulté  des  défrichemens,  chemins  impraticables,  in- 
tempéries, etc.  :  cette  subvention  ne  serait  d'ailleurs  soldée  que  propor- 
tionnellement au  nombre  des  familles  déjà  établies  par  le  propriétaire; 
l""  enfin,  promesse  serait  faite  par  l'état  a  d'acquérir  pendant  dix  ans, 
aux  prix  moyens  des  marchés  passés  outre  mer,  les  céréales  (blés  et 
orge)  produites  par  les  colons,  chacun  d'eux  pouvant  livrer  un  maxi- 
mum calculé  d'après  la  surface  ensemencée  dans  l'année,  c'est-à-dire 
cinq  quintaux  disponibles  par  hectare.  »  Le  gouvernement  aurait  à 
choisir,  pour  la  délivrance  des  terres,  entre  le  système  de  l'acyudication 
et  celui  de  la  concession  directe.  Dans  ce  second  cas,  les  conditions  se- 
raient débattues  de  gré  à  gré  entre  l'administration  et  le  concession- 
naire. Dans  le  système  de  ra(]|judicalion,  le  concurrent  préféré  serait 
celui  qui  proposerait  les  conditions  les  plus  généreuses.  La  surveillance 
des  établissemens  et  l'exécution  du  cahier  des  charges  seraient  parta- 
gées entre  l'agent  du  domaine  et  l'inspecteur  de  colonisation. 

Le  projet  de  M.  de  Lamoricière  se  présente  avec  une  simplicité  de 
mécanisme  et  un  caractère  de  loyauté  qui  provoqueront  la  sympathie. 
Les  hommes  capables  de  le  soumettre  à  une  analyse  sévère  ne  croiront 
pas  à  la  pleine  réussite  de  ce  projet,  et  cependant  ils  feront  des  vœux 
sincères  pour  qu'il  soit  mis  à  l'essai  avec  quelcpies  variantes  et  quelques 
précautions.  De  quoi  s'agit-il  en  effet?  D'employer  200,000  francs  en 
améliorations  appliquées  au  sol.  C'est  un  placement  plutôt  qu'une  dé- 
pense. La  somme  est  si  modique,  que  ce  placement  ne  peut,  en  aucun 
cas,  prendre  aux  yeux  de  la  France  les  proportions  d'une  mauvaise 
affaire.  Tout  le.  monde  sait  que  la  valeur  du  sol  n'est  que  la  représen- 
tation des  travaux  qui  ont  été  nécessaires  pour  le  rendre  propre  à  la 
culture.  L'argent  employé  pour  déblayer  le  terrain  et  corriger  les  eaux 
de  la  province  d'Oran  sera  une  valeur  acquise  à  la  colonisation,  quelle 
qu'en  soit  la  forme  définitive.  Ces  travaux,  ne  dussent-ils  porter  profit 
qu'aux  indigènes,  la  France  aurait  encore  à  se  féUciter  de  les  voir  ac- 
complis. H.  le  maréchal  Bugeaud  admet  lui-même  qu'on  doit  essayer 
le  système  de  M.  de  Lamoricière,  mais  seulement  sur  une  échelle  res- 
treinte, o  Nous  consentons,  dit-il,  à  un  essai  sur  trois  ou  quatre  com- 
munes, en  choisissant  celles  qui  n'exigent  pas  le  déplacement  des 
Arabes.  »  Il  serait  à  craindre  que  cette  réduction  du  plan  ne  faussât 
beaucoup  les  prévisions  de  l'auteur.  Pour  écarter  tout  danger,  il  suffit 
de  quelques  amendemens  au  cahier  des  charges.  Que  le  gouvernement 
se  tienne  en  garde  contre  l'abus  qu'on  pourrait  faire  de  la  promesse 
d'une  prime  éventuelle,  et  de  l'engagement  d'acheter  les  blés  des  co- 
lons au  prix  des  marchés  de  France;  qu'il  établisse  bien  nettement  le 
droit  d'évincer  le  propriétaire  en  cas  de  noa-exécuUon  du  contrat,  et 


GOLÔNISATIOlf  DE  L'AtGÊRIE.  533 

l'on  pourra  donner  au  digne  général  la  satisfactton  d'une  expérience. 
Quoi  qu'il  advienne ,  la  France  lui  saura  gré  d'avoir  simplifié  les  res- 
sorts de  l'opération,  à  tel  point  que  l'immobilité  n'est  plus  possible. 

De  ce  que  l'on  ne  voit  pas  d'inconvénient  à  l'expérience  proposée  par 
M.  de  Lamoricière,  est-ce  à  dire  que  le  problème  de  la  colonisation  soit 
résolu?  Non,  malheureusement.  Si  la  prétendue  colonisation  civile  a 
le  mérite  de  ne  pas  compromettre  le  présent,  elle  n'offre  aucune  sécu- 
rité pour  l'avenir.  Il  est  sans  doute  d'une  bonne  tactique  de  lancer  * 
l'œuvre  africaine  y  en  réduisant  le  prix  des  dépenses  à  une  somme  tel- 
lement faible,  qu'il  est  impossible  de  la  refuser.  Néanmoins  les  hommes 
qui  ont  le  sens  politique  applaudiront  à  M.  Bugeaud,  qui  ose  dire  au  pays 
que,  dans  une  affaire  d'un  intérêt  vital,  la  dépense  ou  plutôt  l'avance 
en  argent  ne  doit  être  qu'une  considération  secondaire,  que  le  système 
qui  permettra  de  réduire  le  budget  spécial  de  l'Afrique  et  de  rendre  à 
la  France  la  libre  disposition  de  ses  forc^  mUitaires  sera  le  plus  écono- 
mique. Loin  d'atteindre  ce  dernier  but,  le  projet  de  M.  de  Lamoricière 
ne  le  signale  même  pas ,  puisqu'il  a  pour  base  une  garnison  de  25,000 
hommes  avec  6,000  chevaux  pour  la  seule  province  d'Oran.  Cette  colo- 
nisation à  bon  marché  n'est  pas  d'ailleurs  aussi  modeste  qu'elle  en  a 
l'ahr.  Le  crédit  de  200,000  fr.  n'est  applicable  qu'à  la  première  année, 
et  doit  être  renouvelé  plusieurs  fois.  La  dépense  des  travaux  publics 
est  igoumée,  mais  non  économisée.  Soit  qu'avec  M.  Bugeaud  on  bâtisse 
un  village  pour  tâcher  d'avoir  des  habitûis,  soit  que,  selon  H.  de  La* 
moricière ,  on  cherche  des  habitans  pour  tâcher  d'avoir  un  village ,  il 
faudra ,  tôt  ou  tard ,  acheter  des  matériaux  et  payer  des  maçons  pour 
construire  des  églises,  des  écoles,  des  mairies,  des  corps-de-garde,  et 
de  vrais  ponts,  et  dé  vraies  routes.  Dans  son  plan  primitif,  M.  de  La- 
moricière accordait  à  chaque  entrepreneur  une  allocation  de  25  pour 
cent  sur  les  frais  de  premier  établissement.  Aujourd'hui  le  général 
parle  d'une  prime  facultative,  payée  par  l'administration  aux  proprié- 
taires qu'elle  jugerait  dignes  d'un  encouragement  ou  d'une  indemnité. 
Sans  parler  des  abus  d'un  pouvoir  discrétionnaire  exercé  par  des  agens 
subalternes ,  sait-on  à  quels  sacrifices  l'état  se  trouverait  entraîné  par 
cette  clause  du  contrat  colonial?  Enfin  l'obligation  d'acheter,  pendant 
dix  ans,  les  céréales  au  cours  des  marchés  de  la  métropole  n'est  qu'une 
subvention  déguisée.  Si  l'armée  refusait  les  200,000  hectolitres  de 
grains  que  les  indigènes  apportent  sur  les  marchés  de  l'Algérie  pour 
payer  les  blés  des  colons  à  raison  de  5  francs  de  plus  par  mesure,  il  y 
aurait,  au  bout  des  dix  ans,  un  sacrifice  réel  de  iO  millions.  Il  est  vrai 
que  cette  perspective  n'effraie  pas  le  maréchal.  Il  ne  veut  pas,  dit-il, 
chicaner  sur  le  monopole  qu'on  prétend  imposer  à  l'état,  tant  il  est 
persuadé  que  les  colons  de  M.  de  Lamoricière ,  bien  loin  d'avoir  des 
denrées  à  revendre,  ne  produfront  pas  même  pour  leur  subsistance. 


534  RSYUS  PES,  WUX  mWW^     . 

Ce  dernier  argument,  ce  oous  semble^  pourrait  élreretûiumé  «vec  hiea 
plus  de  force  contre  celui  qui  Fem^oie.  Si  te  cdonisatu»  Gâvik-  furati*- 
quée  par  de  grands  pro^nétaires  est  impuissajiie  à  produire»  que 
peut-on  attendre  des  soldats-colons  «  pauvre»  et  inexpérimentés  pour  la 
plupart,  isolés  et  sans  direction  sur  leur  carré  de.  terre? 

Une  autre  objection  de  M.  Bugeaud  donne  lieu  à  une  remarque  im<" 
portante.  Pour  démAntrer  que  le&  2^000^  colons  (1)  du  triangle  d- Oran 
ne  pourront  jamais  nourrir  avec  leur  excédant  lès  90,00(X  liabitans  c^ 
vils  ou  militaires  de  la  province,  le  marédial  dte  l'exemple  dete  France,, 
où  ^  mUiiûiis  de  cultivateurs  sont,. dit-41,,  nécesBaires  pour  abmenter 
10  millions  d'arlisans»  Nous  constaterons,  d'abord,  que  le  nombre  des 
cultivateurs  diminue  chaque  jour  chex  nous,  comme  il  est  arrivé  ea 
Angleterre»  à  mesure  que  l'agviculture  est  devenue  plus  productive,^ 
parce  que  l'industrie  rurale,  en  se  perfeetionnant,  tend  à  remplacer  le 
travail  des.  bras  par  celui  des  machines  :  déjà  le  nonabre  des  ouvriecs 
attachés  à  la  terre  est  abaissé  cbe;»  neu&à  te  proportion  de  5Q  pour  lOQ. 
Si  maiottenant  on  observe  te  classe  agricole,  on  voit  qu'il  teut  te  dé- 
composer en  deux  groupes  ;  d'un  côté,,  une  (butede  j/ournaliers,.  de  pe- 
tits méteyers„  ou  mên^e  de  paysanfi  possesseurs  de  quelques  lambeaux 
de  terre,  tous  égalemeni  misérables,  produisant  à  peine  ce  qu'ils  eon- 
sonuBoent;  d'un  autre  câté,  l'élite  de  noa  populations  rurales,,  des  pro- 
priétaires dans  l'aisanœ,.  des  fermiers  intelligens  ou  de  bonsr  ouvriers 
attachés  à  desexploitetions  florissantes.  Ce  dernier  groupe,  quoique  le 
moins  nombreux,  est  celui  qui  nourrit  avec  l'excès  de  ses  produits  les 
industriels  et  les  citadins.  Si ,  comme  le  pense  AL  Bugeaud ,  a  te  petite 
culture  par  temiUes  ou  par  méteiries,  qui  est  o^Ue  des  deux  tiers  de 
te  France,  est  celle  qu'il  nous  teut  en  Afriqjue  pour  avoir  de  te  popute- 
tion»  »  il  est  clair  que  les  2&,000  mille  colons  du  triangle  d'Oran  ne 
nourriront  pas  50,000  âmes,  plus  8^000  hétes  de  somme.  Si,,  au  con- 
traire, te  personnel  de  te  colonisation  civitet  bien  choisi»  bien  dirigé,, 
entouré  de  garanties  suffisantes,  attaquait  le  sol  africain  avec  tes  res- 
sources combinées  de  la  science  et  du  capital,  il  n'est  plus  douteux  que 
les  5,000  temiltes  agricoles  pussent  pcm-seulement  approvisionner  les 
militaires  et  les  citedins  de  la  province^  mais  même  obtenir  des  pro* 
duits  d'exportetion.  Si  l'on  ne  pouvait  pas  se  promettre  un  tel  résultat 
avec  80,000  hecteres„  à  ne  compter  que  les  bonnes  terres,  soit  une 
moyenne  de  16  hecteres  par  famille  agricole,  il  faudrait  désespérer  de 
l'Afrique,  et  la  France  s'exposerait  à  la  risée  de  l'Europe^  si  elle  con- 
tinuait à  s'épuiser  pour  une  telle  colonie. 
Le  succès  industriel ,  c'estrà-dire  une  terge  rémunération  du  capital 


(I)  Ce  moBkt^  tmfifost  ht^OO  tàtnSXiâHf^  M.  4e  Umcmoière  Mfèreréanii  60 


COLONISATION  VE  L' ALGERIE.  535 

et  du  tramil ,  e9t  la  principale  chance  d'avenir  pour  l'Algérie,  la  seule 
espérance  d'un  peuplement  rapide.  C'est  le  point  de  Yue  qu'il  faut 
choisir  pour  apprécier  à  sa  Juste  Vftlew  le  système  de  M.  de  Lamori- 
cière.  Les  oAres  fottes  aux  spéculateurs  et  aux  ouTriers  sont-elles  de 
nature  à  tertittser  le  province  d'Oran?  Appliquons  la  théorie  du  général 
à  l'exploitation  d'une  commune,  par  exemple  celle  des  jardins  dans  la 
wme  de  Moslaghanem,  d'une  étendue  de  4,000  hectares  en  terres  de 
choix.  Pour  obtenir  la  concession  de  ces  4,000  hectares,  le  propriétaire 
s'engage  :  4''  à  établir  %50  familles,  soit  une  famille  par  16  hectares; 
^  à  rétrooéder  nn  cinquième  de  son  domaine  comme  terrah)  com- 
munal, soit  800  hectares;  9"  à  donner  postérieurement  4  hectares  par 
famille  agricole,  soit  1,000  hectares.  YoîNi  donc  la  concession  réduite 
par  ces  deux  dernières  clauses  à  2,900  hectares  seulement.  Or,  la  pro- 
priété de  celte  superficie  doit  Mre  achetée  par  l'mstallation  de  250  fa- 
milles. L'ordonnance  du  24  Jutllet  4846  prescrirait  pour  chaque  famille 
la  construction  d'une  maison  d'au  moins  5,000  francs  t  M.  Bugeaud 
porte  la  (ié\ïeme  totale  è  plus  de  6,000  francs.  Pour  n'être  pas  suspect 
d'exagération,  nous  réduirons  ce  dernier  chifflre  de  nmitié,  et  nous 
<x>mp^ons  3,000  francs  seulement  par  ftimille  pour  les  frais  de  voyage, 
la  construction  de  rhahîtation,  rachat  du  mobilier  et  l'entretien  indis- 
pensable pendant  les  premiers  temps.  Eh  bien!  pour  ce  premier  article, 
le  concessionnaire  est  obligé  de  débourser  750,000  firancs,  de  sorte  qu'il 
paie  à  raison  de  340  francs  rhedare  cette  même  terre  dont  les  indi- 
gènes viennent  de  faire  abandon  à  l'autorité  française  à  raison  de 
3  francs.  A  ce  prix,  le  spéculateur  n'aurait  qu'une  terre  en  friche  dans 
un  canton  dont  les  communications  ne  sont  pas  encore  établies,  dont 
les  ressources  commeroialessont  incertaines.  Qu'on  double  cette  somme 
de  340  francs  par  hectare  pour  les  frais  de  défrichement,  pour  la  con- 
struction des  bàtimens ,  pour  l'achat  des  bestiaux  et  du  matériel  d'ex- 
ploitation, pour  le  roulement  des  salaires  et  le  déficit  des  premières 
années,  et  qu'on  Juge  si  T^péralion  se  présente  de  manière  à  séduire  les 
capitalistes  prudent. 

Plaçons-nous  maintenant  au  point  de  vue' du  fravailleur  prolétaire, 
et  demandons-nous  si  la  Combinaison  proposée  est  de  nature  à  faire  af- 
*ier  cette  classe  qui  fiait  te  fonds  et  la  force  de  toute  population.  A  quel 
titre  les  propriétaires  appelleront -ils  les  ouvriers  ruraux?  Sera-ce 
^omme  métayers  ou  comme  «alariés?  Le  premier  mode  est  împrati- 
iuAile,  du  moins  dans  l'état  présent  de  la  colonie  :  pour  que  de  bons 
laboureurs  consentent  à  être  métayers,  c'est-à-dire  à  se  contenter,  pour 
prix  de  leur  trav'ail ,  du  partage  des  fruits,  il  faut  qu'ils  soient  assurés 
qu'il  y  aura  des  fruits.  Le  métayage,  genre  de  rémunération  dont  tous 
les  agronomes  ont  signalé  les  effets  funestes,  est  heureusement  inap- 
plicable à  des  travaux  de  défrichement,  n  est  donc  probable  que  les 


536  *        REVUE  DBS  DEUX  MOINES. 

entrepreneurs  en  reviendront  à  la  forme  consacrée,  au  salariat  pur  et 
simple  :  mais  alors  les  colons  d'Oran  succomberont  sous  raltematiye 
qui  paralyse  aujourd'hui  TAlgérie  entière.  S'ils  offrent,  en  argent  ou 
en  objets  de  consommation,  un  salaire  suffisant  pour  un  bon  ouvrier 
chef  de  famille,  ils  seront  écrasés  sous  les  frais  de  la  main-d'œuvre.  Si 
le  prix  offert  au  travail  n'est  pas  assez  attrayant  pour  qu'une  famille 
consente  à  s'expatrier,  il  y  aura,  comme  aujourd'hui,  pénurie  de  bras, 
et  la  terre  restera  dans  l'inculture.  M.  de  Lamoricière  croit  peut-être 
faire  beaucoup  pour  l'ouvrier  en  lui  assurant  la  propriété  de  quatre 
hectares  de  terres  labourables  après  l'accomplissement  de  toutes  les 
obligations  contractées  envers  son  maître.  Nous  doutons  fori  qu'une 
promesse  aussi  vague  soit  une  amorce  bien  puissante.  Â  quelles  condi- 
tions, après  quels  services  l'ouvrier  entrera-t-il  en  possession  de  son 
domaine?  Voilà  ce  qu'il  importerait  de  savoir,  et  c'est  précisément  ce 
qu'on  ne  dit  pas.  Si  on  doit  livrer  au  laboureur  un  coin  de  terre  in- 
culte sans  lui  avoir  procuré  d'une  manière  quelconque  les  moyens  de 
le  féconder,  l'avantage  qu'on  lui  propose  est  dérisoire.  Il  y  a  plus,  l'in- 
térêt de  l'entrepreneur  est  qu'en  aucun  cas  l'ouvrier  ne  puisse  vivre 
indépendant  par  l'exploitation  de  son  petit  champ,  car  aussitôt  ce  der- 
nier abandonnerait  son  ancien  patron  ou  lui  ferait  la  loi ,  et  le  travail 
de  la  grande  propriété  resterait  désorganisé.  Nous  touchons  là  le  vice 
radical  du  projet,  qui  est  de  ne  pas  pouvoir  être  accepté  plus  loyalement 
par  les  capitalistes  que  par  les  prolétaires,  de  n'oflirir  aucun  appât  réel, 
aucune  garantie  sérieuse  à  la  classe  qu'il  importe  d'attirer  en  Afrique, 
et,  suivant  la  rude  expression  du  maréchal  Bugeaud,  de  livrer  les  pau- 
vres pieds  et  poings  liés  à  la  cupidité  des  spéculateurs.  L'honnête  labou- 
reur, l'homme  robuste  et  laborieux  à  qui  l'occupation  ne  manque  pas 
en  France,  ne  passera  pas  les  mers  sur  les  vagues  promesses  d'un  con- 
trat suspect.  On  nous  dira  que  nos  prévisions  sont  chimériques,  que  les 
demandeurs  de  concessions  assiègent  les  bureaux,  et  qu'ils  seraient 
moins  empressés  s'ils  craignaient  d'être  paralysés  par  l'insuffisance  des 
bras;  mais  cet  empressement  prouve  peu  de  chose  pour  l'avenir  de 
l'Algérie.  L'amour  de  la  propriété  est  un  des  instincts  profonds  de  notre 
société  :  il  en  coûte  peu  pour  demander  une  terre;  il  est  toujours 
agréable  de  l'obtenir.  Seulement,  lorsque  les  concessions  ouïes  adju- 
dications seront  légalisées,  on  renouvellera  ce  qui  vient  de  se  passer  à 
l'occasion  de  l'ordonnance  du  21  juillet,  on  recommencera  les  do- 
léances sur  l'impossibilité  de  réunir  le  nombre  voulu  de  familles  ou- 
vrières. 

Cependant,  comme  les  trois  pouvoirs  de  l'état  veulent  de  la  façon  la 
plus  sérieuse  que  l'Afrique  cesse  d'être  un  désert,  comme  une  solution, 
fût-elle  négative,  est  le  plus  grand  intérêt  du  pays,^  on  ne  manquerait 
pas  de  stimuler  Vinorf  io  rlps  entrepreneurs  en  les  menaçant  de  l'expro- 


COLONISATION  DE  L* ALGÉRIE.  537 

priaUon.  Qu'arriverait-il  alors?  Les  plus  faibles  renonceraient  au  bé- 
néfice de  leur  concession.  Quelques  capitalistes  rentreraient  tant  biea 
que  mal  dans  les  termes  du  contrat,  en  employant  sur  leurs  domaines 
le  nombre  de  bras  exigé.  Forcés  alors,  comme  tous  les  entrepreneurs 
de  grande  industrie,  d'économiser  sur  la  main-d'œuvre,  ils  recrute- 
raient, non  pas  d'honnêtes  familles  françaises,  mais  des  misérables  et 
des  vagabonds  sortis  de  tous  les  pays  :  l'Algérie  deviendrait  le  dépôt 
de  mendicité  de  l'Europe.  Avec  un  tel  fonds  de  population ,  U  faudrait 
perdre  l'espoir  d'opposer  aux  Arabes  une  force  locale.  Bref,  un  petit 
nombre  de  riches  propriétaires,  entourés  de  leurs  esclaves  blancs^ 
comme  les  planteurs  des  Antilles  de  leurs  nègres,  feraient  peut-être  de 
grandes  fortunes;  mais,  pour  défendre  ces  grands  propriétaires,  il  fau- 
drait que  la  France  restât  en  Afrique  l'arme  au  bras,  et  que  l'on  per- 
pétuât le  sacrifice  annuel  dont  la  formule  est  devenue  proverbiale  : 
cent  mille  hommes  et  cent  millions. 

Un  dernier  rapprochement  entre  le  système  militaire  et  le  système 
civil  mettra  en  saillie  le  but  de  cette  étude.  La  France  dépense  en 
Algérie,  d'une  manière  improductive,  la  dixième  partie  de  son  revenu  : 
cette  situation  ne  pourrait  se  prolonger  sans  péril.  M.  le  maréchal  Bu- 
geaud  propose  de  constituer,  au  moyen  d'un  dernier  sacrifice  de  350 
à  500  millions,  une  population  habituée  aux  armes  et  assez  forte  pour 
se  faire  respecter  sans  le  secours  de  l'armée  active.  Politiquement,  l'in- 
tention est  louable;  mais  le  succès  matériel  de  l'entreprise  laisse  des 
doutes.  M.  le  général  de  Lamoricière  ne  demande  qu'une  faible  somme  : 
seulement,  comme  il  ne  touche  pas  même  la  question  politique,  comme 
il  ne  laisse  entrevoir  aucune  réduction  de  l'effectif,  le  résultat  financier 
<est  à  peu  près  le  même  pour  la  métropole.  Dans  la  nécessité  de  rejeter 
la  dépense  du  peuplement  sur  les  spéculateurs,  il  leur  impose  des  con- 
ditions que  ceux-ci  pourront  difficilement  remplir,  de  sorte  que  son 
projet  n'offre  pas  plus  que  l'autre  la  perspective  du  succès  commercial.. 
A  nos  yeux,  la  fondation  d'une  colonie  n'est  qu'une  spéculation  gigan- 
tesque entreprise  par  une  nation  :  quand  l'affaire  ne  paie  pas  naturel- 
lement ses  frais,  c'est  qu'elle  est  mauvaise ,  et  il  faut  l'abandonner» 
Les  trais  de  l'Algérie  sont  l'entretien  d'une  armée,  la  nécessité  d'une 
forte  prime  aux  capitalistes  pour  avoir  de  l'argent,  la  nécessité  d'une 
forte  rémunération  au  travail  pour  avoir  des  travailleurs.  Le  problème 
doit  donc  être  ramené  à  ces  termes  :  Est-il  possible  que  l'industrie  agri- 
cole devienne  assez  lucrative  pour  solder  toutes  les  dépenses  néces- 
saires à  l'existence  de  la  colonie?  Nous  répondrons  bientôt,  d'une  mar- 
nière  affirmative,  en  exposant  un  type  et  un  budget  d'organisation  avec 
des  détails  de  nature  à  éclairer  la  situation  de  TAlgérie, 

À.  r/^CHCT, 


m: 


L'ÉTAT  DE  LA  POÉSIE 


£N  ÂLLEALLGIŒ. 


LA  BEBUIlÈaE  «Al#«ii   P^^TI^^VB. 


I.  —  Keleh  und  Schwert  (la  Ompe  et  VÊpée),  par  H.  Hauaicb  Hartmahm .  -<  Leipiig,  ig4S. 

II.  —  Geibel'i  GediehU,  poésies  de  H.  Giibbl.  —  Berlio,  1846. 

BI.  -^  Gediehte  von  L,  ScMieking,  poésies  de  H.  t.  Schuckirg.  —  Stuttgart,  1846. 

W»— Her  WeUprietUr  [lé  Prêtre  téeuHer\  par  H.  Iiéopold  Scbifer.  —  Nuremberg,  1846. 

T.  -*  Liadar  vom  arman  Matm  [Chtmttme  (f  «m  Bêmme  jHiiiora),  par  H.  Gftft&LBfl  Beck. 

—  Leipzig,  IB46. 

YI.  —  BamdM,  lecoeil  de  chants. tralMS,  traduit. par  EÎîcftERT.  —  Stuttgavt»  iSéBw 


Voilà  deux  années  déjà  que  M.  Henri  Heme  a  publié  sa  yive  et  moqueuse  fatn- 
tatsie,  V Allemagne,  et  que  M.  Freiligrath  a  jeté  au  milieu  des  partis  frémissans 
fia  généreuse  Profession  de  foi.  C'étaient  là,  à  des  titres  divers,  deux  charmans 
acaiidales  et  tout-à-fait  inattendus.  C'était  mieux  encore,  et  Fou  ]>ouvait  entre- 
voir dans  ces  audacieux  ouvrages  une  ycritable  promesse  pour  Tavenir.  Un  ré- 
veil si  subit,  si  inespéré,  de  deux  écrivains  qui  paraissaient  avoir  donné  toute 
leur  mesure,  devait,  ce  semble,  être  un  exemple  fécond,  un  aiguillon  puissant 
pour  tant  de  poètes  endormis  ou  découragés.  M.  Anastasius  Grûn  a-t-il  dit  son 
dernier  mot?  M.  Herwegh ,  trompé  par  des  acclamations  enthousiastes,  se  croit-il 


LA  POÉSIE  EN  ALLEMAGNE.  539 

en  possession  d*une  renMniiée  durable?  N'est-ce  pas  lui  surtout  qui  devrait  jus- 
tifier réclatante  faveur  d'un  succès  pcémataré  et  renouveler  par  des  travaux  plut 
complets  sa  vigoureuse,  mais  étroite  in^^iration?  On  a  le  droit  de  demander  4 
Fauteur  des  Poésies  dun  vivant  les  plus  généreux. efforts,. car  ni  le  public  nlhl 
critique  ne  lui  ont  manqué  :  une  bienveillance  trop  sympathique  Fa  placé  du 
premier  coup  à  Fendroit  le  plus  lumineux  y  et  toute  FAUemagne  a  les  yeui  st^r 
lui.  Jamais  chanteur  n'a  çencontré  d'auditoiie  plus  nombreux  et  plus  iiUenti^ 
J'insiste,  parce  que  le  découragementy^hélasL  n'est  qjue  trop  possible  en  £aca  dea 
obligations  qu'impose  un  si  rapide,  un  si  merveilleux  succès.  Toutefois  prenons 
garde  :  le  silence  de  M.  Ilerwegb  est  dû.  peutrètre  à  la  réflexion  solttaironaux 
préparations  laborieuses^  et,  dans  ce  cas^  ce  n'est  pas  moi  certainement  qui  vou- 
drais troubler  par  une  invitation  trop  vivola  retraite  du  jeune  écrivain.  11  faut 
bien  cependant  savoir  ce  qju'est  devenue  la  poésie  chez  nos  voisins,,  et  comment  il 
a  été  répondu  aux  railleries  de  M.  Ileine^aux  émouvantes  provocations  de  M.  Frei* 
ligrath.  Puisque  nous  ne  trouvons  dans  Farène  aucun  des  combattans  éprouvés, 
puisque  nous  n'avons  affaire  ni  à  IL  Ânastasius  Grûn ,  ni  à  M.  Herwegh  ^  ni  à 
M.  Nicolas  Lenau,  ce  seront  sans  doute  les  poet»  minores  qui  vont  appeler 
notre  attention.  Qu'importe?  S'il  y  a  parmi  eux.  un  seul  nouveau  venu  dqj4 
protégé  par  la  Muse,,  nous  n'aurons  pas  perdu  notre  peine. 

Ce  qu'il  faut  remarquer  tout  d'abord  dans  la  moisson  poétiq/ue  de  cette  demièio 
saison ,  c'est  la  diversité  assez  aimable  des  œuvres  q^n'elle  a  produites.  Je  vaux 
signaler  cet  heureux  symptôme;  depuis  leur  prise  d'armes»  en  1840,  les  chaa- 
teurs  avaient  brisé  les  plus  riches  cordes  de  la  lyre,  et,  pour  quelques  strophes- 
vraiment  belles,  on  sait  combien  cette  inspiration  systématique  avait  appauvri 
la  littérature.  La  politique  était  partout  :  elle  avait  troublé  même  ces  bruyans  et 
inoffensifs  Trinklitder  si  chers  de  tout  temps  à  nos  voisins.  Les  ballades  d'Uh« 
land ,  les  mystiques  fantaisies  dé  Justinus  Rerner  étaient  dédaigneusement  pro- 
scrites par  toute  une  phalange  hautaine,^  armée  de  pied  en  cap.  11  fallait  voir  les 
plus  humbles  écoliers  grossissant  leur  voix  et  tâchant  d'accompagner  eu  chœur 
M.  Herwegh  et  M.  Prutz.  Le  roi  de  Prusse  ne  recevait  pas  uue  pétition  q.ui  ne 
fût  rimée,*  pas  une  adresse  qjui  ne  fût  ornée  d'apostrophes  retentissantes  et  de 
prosopopées  magnifiques.  Tous  ces  grands  suyets  qui  sont  F  unique  et  éternel 
élément  des  inspirations  durables,  le  cœur  de  Fhomme  et  les  splendeurs  de  la 
nature,  les  mystères  de  la  pensée  et  les  joies  de  Famé,  tout  cela  semblait  con- 
damné sans  retour.  La  vraie  poésie,  la  seule  qui  puisse  convenir  au  geuie  de 
FAUemagne,  était  devenue  veuve.  Aujourd'hui,  grâce  à  Dieu,  les  sources  tacies 
recommencent  à  murmurer  dans  les  forêts,  et  une  légère  brise  printaniere  par- 
court les  campagnes  désolées.  Si  légère  qu'elle  soit,  je  ne  négligerai  pas  de  la 
suivre.  Laissons  les  publicistes  acpompllr  leur  tâche;  les  pétitious  valent  mieux, 
écrites  nettement  en  bonne  prose.  Personne  ne  conteste  au  génie  le  droit  de 
consacrer  en  des  œuvres  sublimés  la  pensée  émue  de  tout  un  peuple  et  d'im- 
primer le  seean  divin  dé  là  poésie  à  ses  plaintes^  à  ses  reelamations;  mais  com- 
bien est-il  d'écrivains  qui  soient  vraiment  préparés  à  un  si  glorieur  ministemF 
Chacun  chez  soi.  Le  parti  constitoCionnel,  qui  a  encore  tant  besoin  d'uniié  et  de 
sérieuse  discipline,  n'a  riea  à  gagner  aux  incartades  des  poètes;  une  fenne  dis^ 
cussion ,  appuyée  sur  le  bon  sens  et  le  bon  droit,  sera  touyours  plus  efXteace  que 
les  strophes  les  plus  brillantes.  J'ai  redouté  bien  souvent  ces  auxiliaires  incom- 


5iO  RBVUB  MB  DBUX  IfOlll». 

modes;  leurs  fi&ntasqoes  évolutions  m^iuquiétaient;  j^avais  peur  qu*ils  ne  jetas- 
sent quelque  ridicule  sur  cette  sainte  cause  de  la  liberté  allemande;  or,  cette 
fois,  je  TaYoue,  en  voyant  une  jeune  phalange  revenir  à  Tantique  et  immortelle 
poésie,  j*éprouve  une  double  joie.  La  politique,  sans  doute,  n*a  pas  tout-à-fait 
disparu,  nous  allons  la  retrouver  encore;  seulement  elle  n^étouffe  plus  les  fleurs 
de  Tame  et  de  Fimagination;  la  gerbe  que  j*apporte  est  plus  variée  et  plus  vive. 

Entendons-nous  bien  toutefois  et  n*exagérons  rien.  Si  je  cède  très  volontiers 
à  un  sentiment  dMndulgence,  je  n'abandonnerai  pas  les  droits  de  la  critique.  Ce 
ne  sont  pas  des  chefs-d'œuvre  que  f  ai  à  présenter  au  lecteur;  je  prétends  surtout 
signaler  les  symptômes  d'une  réaction,  d'un  retour  salutaire  vers  les  sereines 
régions  de  l'art.  Les  uns  s'en  approchent  déjà  avec  beaucoup  de  fermeté  et  de 
grâce,  les  autres  ont  plus  de  bonne  volonté  que  de  vigueur;  ceux-ci ,  qui  s'attar- 
dent encore  dans  les  fausses  routes  d'un  mauvais  système,  indiqueront  par  le 
contraste  tout  ce  qu'il  y  a  à  gagner  dans  une  voie  plus  féconde.  C'est  moins  un 
groupe  d'artistes  à  étudier  qu'une  situation  nouvelle  à  mettre  en  lumière;  mais 
là  où  les  poetm  minores  nous  auront  introduits,  les  jeunes  maîtres,  les  chefe, 
avertis  par  l'exemple,  peuvent  arriver  demain  et  renouveler  leur  talent.  Je  dois 
parier  aujourd'hui  de  M.  Maurice  Hartmann,  de  M.  Geibel,  de  M.  Léopold  Schefer; 
je  puis  retrouver  bientôt  dans  les  mêmes  sentiers  en  fleurs  M.  Lenau  et  M.  Her- 
vegh ,  M.  Anastasius  Grûn  et  M.  Henri  Heine;  je  n'ai  pas  voulu  dire  autre  chose. 

Le  ^lus  original,  le  plus  distingué,  à  coup  sûr,  des  poètes  que  j'annonce  ici» 
M.  Maurice  Hartmann,  pourrait  bien,  avant  quelques  années,  grossir  la  courte 
liste  des  noms  placés  au  premier  rang  par  l'Allemagne  contemporaine.  Son 
litre,  la  Coupe  et  VÉpée,  a  été  accueilli  avec  une  sympathie  très  vive  par  les 
juges  les  plus  accrédités.  11  a  déjà  reçu  les  honneurs  d'une  seconde  édition,  et 
les  qualité  charmantes  et  fortes  qui  s'y  rencontrent  ne  justifient  pas  mal  ce 
succès  rapide.  M.  Hartman  est  un  enfant  de  la  Bohème;  en  présence  d'une  ma- 
gnifique nature,  fils  d'un  pays  cruellement  éprouvé,  descendant  des  hussites  et 
Toisin  des  Slaves,  il  n'a  eu  qu'à  ouvrir  son  ame  aux  riches  impressions  des  plus 
émouvans  spectacles.  En  même  temps  que  les  belles  montagnes  de  la  Bohême 
lui  révélaient  de  fortes  et  sombres  couleurs,  les  souvenirs  de  sa  patrie  vaincue» 
non  loin  de  là  les  cris  de  la  Pologne,  le  mouvement  inquiet  de  la  famille  slave, 
-et  de  la  Croatie  jusqu'au  Dnieper  tant  de  voix  désolées  s'appelant  par-dessus  les 
cimes,  tout  cela  irritait  encore  son  ardente  inspiration.  CTest  \h  du  moins  l'effet 
que  produit  le  livre  de  M.  Hartmann.  Ce  n'est  point  le  parti  pris  d'un  rimeur 
qui  veut  composer  un  recueil  d'hymnes  politiques:  point  de  programme,  point 
de  déclamations  apprises;  mais  ses  ballades,  ses  élégies,  ses  petits  tableaux  les 
plus  charmans,  se  colorent  malgré  lui  de  reflets  édatans  et  lugubres.  Deux 
choses  recommandent  surtout  M.  Hartmann,  la  sincérité  des  sentimens  et  l'é- 
nergie de  la  forme,  une  sympathie  rapide  et  une  décision  toute  virile,  le  cœur  et 
le  bras,  ou,  comme  il  le  dit,  la  coupe  et  Cépée. 

«  Moi  qui  viens  du  pays  des  hussites ,  je  crois  que  j'ai  communié  du  sang  de 
Dieu.  L'amour  bouillonne  au  fond  de  mon  cœur;  l'amour,  n'estrce  pas  le  sang 
divin?  Mon  cœur  en  est  rempli  comme  une  coupe, 

«  Moi  qui  viens  du  pays  des  hussites,  je  crois  aux  paroles  devenues  chair,  je 
crois  que  les  pensées  deviennent  légion  ^  je  crois  que  toute  poésie  est  une  sainte 
<pée.  9 


LA  poisn  m  alueuagne.  Mi 

fl  n'a  pas  besoin,  en  effet,  de  se  tracer  un  programme,  épitre  au  roi  de 
Prusse,  épitre  à  M.  Herwegh ,  etc.;  non,  il  est  trop  sûr  de  lui-^mème.  Quel  que 
soit  le  sujet  où  se  prendra  son  cceur,  les  généreuses  pensées  y  naîtront  sans 
effort.  Le  commencement  du  recueil,  f^oix  intérieure  (intiere  Stimmen)^  con- 
tient de  gracieux  détails,  mais  Toriginalité  de  Fauteur  ne  s'est  pas  encore  des- 
sinée. Cest  là  d'ailleurs  un  thème  tellement  épuisé,  en  Allemagne  surtout,  qu'il 
faut  pour  le  renouyeler  ou  le  mysticisme  éth^  de  Kerner,  ou  la  grâce  acoom* 
plie  dUenri  Heine.  Bien  qu'il  chante  avec  émotion  le  toit  paternel,  j'aime  mieux 
l'entendre  quand  il  quitte  le  seuil  et  qu'il  embrasse  peu  à  peu  tout  l'horizon  de 
la  Bohème.  Il  y  a  deux  Bohèmes,  on  le  sait  :  la  forte  Bohème  du  x^  siècle,  la 
fille  aînée  de  l'esprit  moderne,  la  mère  de  Jean  Huss  et  de  Jean  Ziska,  et  celle 
d'aujourd'hui,  qui  se  cherche  péniblement  elle-même,  privée  de  sa  langue  et 
séparée  de  tous  ses  souTenirs.  Voilà  les.deux  pays  que  M.  Hartmann  rapproche 
et  confronte ,  pour  ainsi  dire ,  dans  ses  douloureuses  élégies.  Ce  qui  l'indigne 
surtout,  c'est  que  la  Bohème  ait  perdu  jusqu'au  sentiment  de  ses  misères.  On 
pleure  les  récentes  infortunes  de  la  Pologne;  «  mais  toi,  s'écrie-t-il ,  ô  mon 
pays!  tu  es  pareil  au  cerf  que  l'épieu  du  chasseur  a  frappé  au  fond  de  la  forêt 
obscure;  il  a  expiré  solitaire,  inconnu  ;  son  noble  sang  a  séché  depuis  des  siècles 
sur  les  bruyères  mortes,  et  nul  n'y  songe  plus  désormais.  »  Le  cœur  ouTcrt  à 
ces  tragiques  souTcnirs,  il  mêlera  volontiers  dans  ses  plaintes  toutes  les  dou- 
leurs qui  ressemblent  à  la  sienne.  Il  n'est  pas  jaloux  de  la  Pologne  au  point  de 
lui  refuser  des  hymnes  funèbres;  bien  au  contraire,  s'il  peint  en  traits  éioquens 
les  victimes  des  pays  voisins,  il  croira  chanter  encore  la  douleur  qui  remplit  son 
ame.  De  là  ces  nobles  ballades  où  frémit  une  inspiration  vraiment  sincère;  j'en 
citerai  une  qui  me  semble  empreinte  d'une  beauté  originale  et  forte  : 

«  En  Hongrie,  trois  hommes  égarés  pendant  la  nuit  et  l'orage  se  sont  attablés 
au  fond  d'une  auberge;  en  Hongrie,  là  où  le  vent  du  hasard  rassemble  les  en- 
fans  des  contrées  étrangères. 

«  Leurs  regards,  —  ce  n'est  point  l'éclat  de  la  même  flamme.  Leurs  cheveux, 
—  ce  ne  sont  point  les  flots  du  même  torrent;  mais  leurs  cœurs ,  leurs  cœurs 
blessés ,  ce  sont  des  urnes  que  les  mêmes  douleurs  ont  remplies  des  mêmes 
larmes. 

«  L'un  d'eux  :  Compagnons,  crie-t-il,  pourquoi  sommes-nous  muets?  est-ce 
qu'il  n'y  aura  point  de  toast  pour  animer  joyeusement  les  buveurs?  Eh  bien! 
c'est  moi  qui  le  porterai  :  A  la  patrie!  qu'elle  vive  Ulnre  et  grande!  trinquons. 

«  —  A  la  patrie!  moi,  je  suis  celui  qui  ne  connaît  pas  la  sienne;  je  suis  un 
«  Bohémien;  mon  pays  n'existe  plus  que  dans  le  monde  des  légendes,  daa3  la 
«  mélodie  du  violon  ;  le  désespoir  l'enveloppe  comme  un  orage  étemel. 

«  Je  m'en  vais  rêvant  à  travers  les  bois  et  les  montagnes,  et  je  pense  sans 
«  cesse  à  la  perte  douloureuse  de  mon  pays.  Voilà  bien  long-temps  que  j'ai  dés- 
<  appris  la  douceur  du  ciel  natal  ;  je  songe  à  l'Egypte  quand  la  cymbale  ré- 
c  sonne.  » 

«  Alors  le  second  :  «  Si  tu  bois  à  la  patrie,  je  ne  bois  pas  avec  toi.  Je  boirais 
«  à  ma  honte,  car  la  race  de  Jacob  est  une  feuille  volante  qui  ne  jette  pas  de  ra- 
«  eines  dans  la  poussière  de  l'esclavage. 

«  Fais  d'abord  tomber  les  chaînes  de  mes  bras  fatigués,  puis  viens,  et  je  boi- 

Ton  xvn.  36 


542  RS?us  ras  ranx  Hoims» 

«  rai  gaiement,  et  f  oablierai  les  marques  brûlamies  cfe  la  servita<JBe.  Insque-tt, 
«  je  reste  muet  auprès  de  mon  verre.  » 

<t  Le  troisième,  prêt  à  boire,  sent  sa  Iènv9fr  glaeer;  Il  se  demande  tout  bas  ; 
Puis-je  boire  à  ma  patrie?  la  Pologne  yit-^eBe  encofef  «sMle  morte?  suisse 
comme  eux  un  fils  sans  mère? 

«  Et  de  nouveau  les  voilà  sileocieusemenl  assis^,  ks  tevcm^  au  front  murae; 
Devant  eux  sont  les  verrez  qu'ils  n*ont  pas  touebés.  Toos  troi»,  saens  dire  nfur 
parole,  ils  forment  un  mdme  accwd  taigtibre.  » 


M.  Maurice  Hartmann  réussit  très  bien  dans  ces  vils  tableaux.  Son  livre 
tient  toute  une  série  de  petits  poèmes  nettement  composés,,  sobreoieni  écrits^  et 
éclairés  d'une  riche  lumière.  Cette  sobriété  si  rare,  qui  était  déjà  un  trait  dis- 
tinctif  de  Louis  Uhiand  et  d'Henri  Heine,  il  la  possède  à  un  degré  assez  remar- 
quable. Parfois  ce  sont  de  rapides  croquis  d'une  invention  fantastique,  mais  dont 
les  lignes  sont  bien  arrêtées,  les  contours  nets  et  saillans;  on  dirait  une  vive 
ébauche  de  Delacroix  gravée  vigoureusement  à  l'eau-forte,  quelque  chose  de 
noir  et  de  mordant.  Voyez  cette  poétique  vignette  : 

a  Deux  chevaliers  étrang;ers  sont  assis  dans  la  barque;  ils  descendent  le  cou- 
rant du  fleuve  rapide. 

a  Le  Rhin  est  muet,  le  Rhin  est  profond;  mainte  fée  ensorcelée  dort  au  fond 
des  grottes. 

((  L'un  des  chevaliers,  à  la  barbe  blonde  comme  l'or  :  «  Par  le  ciel!  dit-il ,, ce 
«  voyage  est  doux. 

«  Je  vais  à  Cologne,  aux  bords  du  Rhin;  je  vais  épouser  la  nièce  de  l'évèq^e, 
sa  nièce  aux  yeux  bleus.  )> 

«  Mais  l'autre,  à  la  barbe  noire,  s'écrie  :  a  Cest  ton  dernier  voyage»  je  le 
«jure!  » 

a  Ils  tirent  leurs  épées,  le  fer  briUe;  le  chevalier  blond  tombe  dans  les  flots. 

«  Le  chevalier  noir  est  assis,  seul,  appuyé  sur  son  épée;  son  œil  morne  jette 
des  éclairs  lugubres. 

a  Et  tandis  qu'il  descend  vers  Cologne  aux  bords  du  Rhin ,  le  cadavre  lente- 
ment nage  derrière  lui.  » 

Je  reccmnnande  encore  tëê  Dieus;  P^atÊteênx,  la  Rose  âà  IHiUiy  les  Ètégie9 
bohémiennes.  Qu'on  lise  anasi'  la  terrible  histoire  du  facile  blanc  ^  eBe  révèle 
bien  l'enthousiasme  stoïqne  de  Tanteur.  Un  jeune  Hongrois,  ufi  jeune  comte, 
est  condamné  à  mort;  il  a  armé  la  réveUe  au  nom  des  idées  libérales,  il  a  été 
vaincu,  sa  tète  va  tomber  sur  l'échafeiud.  Ifier,  hélas!  il  était  prêt  à  tout,  il  af- 
frontait volontiers  le  trépas  pour  une  cause  sacrée;  mais  mourir  ainsi!  Ah!  eomme 
son  jeune  cœur  se  brise!  comme  là  vie  lui  semble  belle!  L'enfant  s'était  ero  phn 
fort ,  et  voilà  qu'il  a  peur  du  bourreau,  a  Ne  tremble  pas,  lui  dit  sa  mère;  je  vais 
supplier  l'empereur;  s'il  m'accorde  ta  grâce,  demain ,  quand  l'hemre  du  supplice 
sonnera,  ta  me  verres  à  mon  balco»,  couverte  d'un  voile  blanc.  Si  mon  voile  est 
noir,  fais  ta  prière.  »  Le  jour  est  venu,  l'heure  a  sonné;  le  condamné  s^avance  à 
travers  la  foule ,  il  marche  souriant  et  Joyeux,  car  il  a  vu  le  voile  blanc  de  sa 


LA  POÉSIE  BN  AIXBMAGlfE.  543 

mèie;  il  monte  sur  Téchafaud^  souriant  toujours,  et  bien  sûr  que  sa  grâce  va  lui 
être  lue  à  haute  voix  sur  le  lieu  du  supplice;  il  souriait  encore,  quand  sa  tète 
roulait  sous  la  hache.  Vous  devinez  tout:  la  courageuse  mère  avait  trompé  son 
fils,  voulant  qu'il  mourût  comme  un  homme. 

On  ne  saurait  nier  le  talent  qui  brille  dans  ces  composttions,  et  il  n'est  pas 
impossible  qu'il  y  ait  là  une  vraie  nature  de  poète.  Si  M.  Maurice  Hartmann 
était  «venu  quelques  années  plus  tôt,  il  aurait  obtenu  peut-être  le  succès  qui  a 
couronné  M.  Herwegh.  Pour  ma  part,  je  préfère  sans  hésiter  de  telles  inspira- 
tions, énergiques  et  franches,  à  la  vigueur  un  peu  ùtctiee  des  Poésies  (Tun  vt- 
vani.  Les  sentimens  virils  qui  donnent  souvent  à  la  muse  de  M.  Herwegh  une 
incontestable  puissance  frémissent  visiblement  dans  les  vers  de  M.  Hartmann; 
mais  ces  émotions,  M.  Hartmann  ne  les  exploite  pas,  il  n'en  £ait  pas  un  thème  ba- 
nal, un  programme  officiel;  elles  possèdent  son  cœur  et  se  répandent  librement 
dans  toutes  les  œuvres  de  son  esprit.  De  là,  en  des  siyets  bien  différens,  ces  cris 
de  Famé  inconnus  à  M.  Herwegh,  et  cette  même  énergie  tragique  attestant  tou- 
jours la  présence  des  douleurs  réelles  au  milieu  des  rêves  de  laiantaisie.  Ainsi, 
jdans  la  pièce.des  Trois  Fils  : 

a  Sois  tranquille,  femme;  quand  une  flèche  me  blesserait  mortellement  dans 
la  bataille,  on  m'a  appris  une  formule  magique  qui  me  guérira  promptement. 
Qu'un  de  mes  fils  prononce  les  paroles  miraculeuses,  eussé-je  le  cœur  brisé,  je 
ne  mourrais  point,  n 

ail  va  au  combat  et  revient  le  cœur  brisé.  Déjà  son  regard  s'éteint,  mais  la  dou- 
leur ne  reffraie  pas  :  «  Mon  fils,  mon  fils,  prononce  vite  la  formule;  vite,  le 
temps  s'écoule,  n 

«Je  serais  bien  fou,  vraiment!  dire  un  mot  qui  m'empêchera  d'hériter!  La 
flèche  t'a  percé  le  cœur;  je  ne  commets  pas  de  meurtre  en  te  laissant  mourir.  )» 
Ainsi  parle  l'ainé,  puis  il  se  tait  :  il  savait  la  formule  qui  eût  chassé  la  mort. 

«  Alors  le  père  :  «  Le  temps  me  manque  pour  te  maudire...  Toi,  mon  second 
fils,  viens,  prononce  les  paroles  sacrées  sur  ma  blessure.  J'ai  toigours  été  pour 
toi  le  ,père  le  plus  dévoué;  hât^toi,  mon  fidèle  enfant,  je  souffre  bien  I  » 

«  L'enfant  prononce  la  formule  en  toute  hâte,  il  la  dit  de  nouveau;  mais  le  sang 
jaillit  à  flots,  toujours  plus  fort,  toujours  plus  bouillant.  «  0  ma  femme  I  ô  mon 
fils!  mes  forces  m'abandonnent.  Ah!  le  tâdisman  m'a  cruellement  trompé!  p 

4c  n  ne  t'a  pas  trompé,  dit  la  mère.  Voici  mon  secret,  puisqu'il  le  faut  :  cet  en- 
fant n'est  pas  ton  fils;  fais  parler  le  plus  jeune.  »  —  «  Non,  qu'il  se  taise,  femme 
maudite!  et  vous,  partez  pour  la  tombe,  mon  ame  et  mon  corps!  » 

Ajoutez  à  ces  dramatiques  ballades  des  mélodies  toutes  charmantes,  la  gra- 
cieuse et  intrépide  chanson  Si  fêtais  roiy  les  belles  strophes  à  Nicolas  Lenau, 
vous  ne  me  reprocherez  pas  une  empathie  trop  indulgente  pour  un  écrivain 
vraiment  inspiié,  qui,  sentant  aussi  bien  que  ses  rivaux  toutes  les  questions  de 
l'heure  présente,  ne  leur  a  sacrifié  ni  les  vifo  élans  de  l'imagination,  ni  l'élé- 
gante liberté  de  la  lyre! 

II  ne  faut  pas  demander  à  M.  Emmanuel  Geibel  la  forte  et  vivace  inspiration 
de  M.  Hartmann  :  M.  Geibel  est  un  poète  aimable,  d'une  humeur  facile,  d'une 
verve  brillante  et  légère.  Né  dans  l'Allemagne  du  nord,  aux  bords  de  la  mer,  il 
a  écouté  de  bonne  heure  les  invitations  des  ilôts  voyi^geiu»  qui  l'ont  porté  vers 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  régions  plus  douces;  c^eât  en  Grèce  et  en  Espagne  que  s'est  épanouie  sa  muse. 
Quand  il  vivait  à  Lubeck,  il  chantait  bien  çà  et  là,  comme  il  convient  à  tout  poète 
allemand,  le  Rhin  et  ses  légendes  :  mais  ce  qui  le  frappait  surtout,  c'étaient  les 
tableaux  dès  contrées  méridionales;  le  bohémien  aux  cheveux  noirs,  le  petit 
joueur  de  castagnettes,  tous  les  frères  errans  de  Mignon  qu'il  rencontrait  sur  sa 
route,  lui  faisaient  voir  en  rêve  les  pays  du  soleil.  11  avait  d'ailleurs  tous  les  in- 
stincts d'une  autre  patrie;  nul  n'était  plus  insouciant;  paresseux  avec  délices, 
ainsi  que  Figaro,  il  célébrait  la  fainéantise  d'une  façon  assez  avenante,  avec 
toute  sorte  de  bonnes  raisons  et  de  gracieux  argumens,  à  peu  près  comme  l'a 
fait  M.  Théophile  Gautier  dans  sa  jolie  pièce  à  un  jeune  Tribun.  Aussi,  quand  il 
aura  vu  l'Espagne,  quand  il  se  sera  couché  sous  les  lauriers-roses  de  l'ilyssus, 
il  se  sentira  plus  à  l'aise,  et  de  charmans  motifs  abonderont  sous  sa  plume.  Jus- 
que-là, de  Lubeck  à  Berlin,  et  en  attendant  mieux,  il  jettera  par  centaines  des 
chansons  amoureuses,  sans  trop  se  soucier  de  la  fidélité  promise  et  des  plus 
simples  vertus  du  foyer.  L'éternelle  fiancée,  que  chantent  depuis  cinquante  ans 
,  toutes  les  lyres  germaniques,  n'importunera  guère  ici  ceux  qui  trouvaient  cet 
épithalame  un  peu  trop  long;  la  fiancée  classique  a  disparu;  M.  Geibel  en  a  mille, 
mUle  e  tre,  comme  don  Juan.  Je  n'affirmerai  pas  que  cette  légèreté  soit  toujours  de 
très  bon  goût,  ni  surtout  qu'elle  ait  l'excuse  de  Fentrainement  naïf  et  de  la  verve 
sincère.  Je  crois  entrevoir  bien  des  imitations,  médiocrement  dissimulées,  dans 
les  meilleures  fantaisies  de  M.  Geibel.  Je  citais  tout  à  l'heure  M.  gautier;  Tau- 
/  teur  de  la  Comédie  de  la  Mort  n'est  pas  le  seul  à  qui  l'écrivain  aliemaud  ait 
;  emprunté  ses  capricieuses  folies.  M.  Geibel  a  lu  tous^oos.  poètes,  il  les  connaît 
très  bien  et  les  aime,  si  je  ne  me  trompe,  un  peu  plus  qu'il  ne  conviendrait.  Il 
a  écrit  un  récit  fort  gai,  assez  spirituel,  qui  n'existerait  pas  si  M.  Alfred  de  Mus- 
1         set  n'avait  raconté  les  aventures  de  Mardoche  : 

(c  Aux  bords  de  la  Sprée,  en  Prusse,  s'élève  la  ville  de  Berlin,  célébrée  dans 
tous  les  journaux,  fameuse  par  son  grand  Frédéric,  par  sa  poussière  de  sable  et 
par  ses  milliers  de  poètes,  dont  personne  ne  sait  le  nom.  Cest  là  que  vivait  ré- 
cemment, fort  inconnu,  mais  bien  digne  que  vous  fassiez  connaissance  avec  lui, 
un  jeune  étudiant;  et,  puisque  je  n'ai  pas  d'autre  héros  sous  la  main,  je  vais  vous 
conter  l'histoire  de  mon  ami  Clotaire. 

«  Singulier  personnage!  à  moitié  homme,  à  moitié  enfant.  Je  croirais  volon- 
tiers qu'il  était  le  fils  aîné  du  mois  d'avril.  Tantôt  hardi  comme  un  héros,  plein 
d'entrain,  prompt  à  agir;  tantôt  rêvant  à  l'aventure  et  perdu  dans  le  monde  des 
songes;  aujourd'hui,  mélancolique,  inquiet;  demain,  inaccessible  aux  moindres 
soucis;  parfois  languissant  et  sentimental,  une  heure  après  ferme  et  résolu;  ja- 
mais le  même;  enfin,  d'un  seul  mot,  un  fragment  de  poète,  n 

L'auteur  continue  ainsi  avec  beaucoup  de  gaieté,  sa  plume  court  légèrement, 
finement;  mais  il  est  trop  visible  que  Mardoche  a  passé  par  là.  Une  autre  fois,  il 
dérobera  sans  façon  M.  Victor  Hugo;  cette  belle  captive,  ravie  par  le  spectacle 
des  contrées  splendides  où  elle  est  emprisonnée,  et  qui  n'ose  admirer  pourtant, 
car  elle  voit  dans  l'ombre  le  sabre  des  spahis,  la  captive  des  Orientâtes  e^t  de- 
venue chez  M.  Geibel  ce  jeune  esclave  qui  rêve  en  de  très  beaux  vers  et  se  croit 
le  maître  du  palais  des  rois  maures.  Je  signale  au  hasard  quelques  emprunts  de 
M.  Geibel;  j'en  pourrais  citer  beaucoup  d'autres,  Pardonnons-lui  :  jus4U'au  Jour 


LA  POiSIE  EN  ALLEMAGNE.  545 

OÙ  il  ira  s'inspirer  au  soleil ,  il  a  voulu  connaître  au  moins  par  ses  confères  ces 
plages  étincelantes,  et  il  a  pri3  le  souvenir  de  ses  lectures  pour  Fimpression  des 
lieux  qu'il  invoquait  en  songe. 

Rien  n'est  plus  charmant  que  l'impression  du  Midi  sur  les  hommes  du  Nord, 
mais  il  la  faut  sincère  et  née  spontanément  sous  l'influence  de  ces  contrées  heu- 
reuses. L'^pagne,  la  Grèce  surtout,  dès  qu'il  les  eut  visitées,  inspirèrent  à 
M.  Geibel  des  compositions  plus  franches  que  tous  ses  vers  datés  d'Allemagne. 
C'est  une  bonne  fortune  pour  le  jeune  poète  de  Lubeck  d'avoir  habité  Athènes 
pendant  une  année  entière.  Cette  mer  divine  dont  parle  Flliade,  les  rossignols 
de  VOEdipe  à  Colonne,  les  dieux  de  Phidias,  le  chœur  des  Grâces  entrevu  au 
penchant  des  collines  sacrées,  et  particulièrement  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  léger, 
de  plus  indulgent,  de  plus  abandonné  dans  les  mœurs  antiques,  tout  cela  se 
joue  avec  un  charme  vrai  dans  les  poésies  de  M.  Geibel.  Ce  n'est  pas  sans  doute 
la  grâce  suprême  d'André  Chénier,  la  pure  inspiration  grecque  miraculeusement 
retrouvée;  l'auteur,  qui  ne  pouvait  lutter  avec  le  poète  de  P aveugle,  a  cherché 
plutôt  un  mélange  très  habile  de  la  simplicité  athénienne  et  de  toutes  les  coquet- 
teries, de  toutes  les  subtilités  modernes.  De  là  un  composé  qui  ne  manque  pas 
d'une  certaine  saveur.  On  pouvait  craindre,  je  l'avoue,  que  le  jeune  écrivain, 
une  fois  descendu  sur  ces  terres  païennes,  ne  s'abandonnât  trop  aisément  aux 
déesses  effrénées,  mais  il  s'est  placé  dès  le  premier  pas  sous  la  protection  de 
Minerve. 

«  Toi  qui  habites  les  hauteurs  de  ces  monts,  Pallas  aux  yeux  bleus,  jette  un 
regard  ami  sur  le  poète.  Eros  m'a  bien  accueilli  sans  doute,  et  le  rouge  Bacchus 
me  sourit  gaiement;  mais  toi,  ô  déesse!  donne  au  plaisir  la  mesure,  la  sagesse; 
rends  mon  humeur  paisible,  et  règle  la  jouissance.  Quand  la  jeunesse  se  livre  à 
ses  transports  de  feu,  elle  paie  cher,  hélas!  ses  fugitives  voluptés.  Au  contraire, 
si  tu  apaises  le  tumulte  de  ton  regard  à  la  fois  sévère  et  souriant,  comme  Or- 
phée, avec  la  lyre  bénie,  domptait  les  lions  farouches,  jamais  alors,  jamais  la 
coupe  renversée  ne  déshonore  le  festin,  jamais  la  jeune  fille,  rouge  de  honte,  ne 
détourne  les  yeux;  Vénus,  parée  de  fleurs,  se  promène  au  milieu  de  rassem- 
blée, et  la  danse  des  Grâces  se  déroule  autour  de  la  fête  charmante.  » 

Cest  aussi  Minerve,  je  pense,  qui  a  révélé  à  M.  Geibel  la  grâce  de  ces  poètes 
anciens  qu'il  célèbre  avec  des  impressions  toutes  neuves,  et  sans  rien  emprunter 
à  Tenthousiasme  convenu  des  commentateurs.  J'aime  que  dans  l'un  de  ses  plus 
vifs  sonnets  il  interpelle  brusquement  tous  les  philologues,  tous  les  faiseurs  de 
notes,  tous  les  lexicographes  de  son  pays,  et  les  invite  à  venir  fouler  le  sol  de  la 
Grèce  moderne.  Une  matinée  aux  bords  de  la  mer,  une  soirée  sur  la  place  pu- 
blique, leur  expliqueront  mieux  Sophocle  et  Aristophane  que  tout  l'indigeste  fa- 
tras des  érudits  allemands.  M.  Geibel  aurait  pu  même  consacrer  plus  de  quatorze 
vers  à  ce  sujet;  je  m'assure  qu'il  y  a  là  matière  pour  une  belle  et  bonne  satire. 
Cette  répétition  éternelle  de  choses  cent  fois  redites,  cette  accumulation  de  notes 
inutiles,  ces  surcharges  épaisses  qui  déshonorent  les  plus  beaux  livres,  c'est  bien 
certainement  une  des  plus  grandes  plaies  de  l'Allemagne  lettrée;  et,  pour  un 
Heyne,  pour  un  Ottfried  Muller,  pour  un  Welcker,  on  sait  quelle  estja  formi- 
dable armée  de  ces  travailleurs  acharnés  à  défigurer  les  maîtres.  M.  Geibel  pou- 
vait écrire  cette  satire  de  ce  ton  vif  et  ingénieux  qui  lui  sied,  et  il  s'y  serait  joué 


S^6  UVCIB  IVBS  DEUX  MONDBB 

avec  esprit.  Il  comprend  avec  un  rare  bonheur  tout  le  mérite  de  la  forme,  et  il 
est  yraiment  homme  du  sud  par  bien  des  côtés;  il  craint  les  nuages,  il  a  horreur 
des  inventions  pénibles;  la  clarté  élégante  de  Fart  grec  Je  jette  dans  des  ravisse- 
mens  sans  fin.  Quand  son  ame  est  plus  tournée  aux  choses  mystiques,  ce  n'est 
pas  en  Allemagne,  ce  n'est  pas  chez  Goethe,  ohez  Jeaa-*Paul,  qu'il  va  chercher 
ses  plaisirs;  il  s'adcesse,  comme  Schlegel,  aux  drames  sacrés  de  Gidderon. 

«  Les  alouettes  babillent  dès  le  matin,  et  le  ciel  étend  sa  belle  clarté  bleue  sur 
les  cimes  de  la  riche  vallée.  Oh!  que  l'aimable  limpidité  d'Homère  me  réjouit 
alors  !  comme  la  majesté  de  Sophocle  touche  mon  cœur  !  Mais  si ,  dans  la  nuit, 
bien  tard,  la  lune  parait  au  milieu  des  nuages  et  que  la  flamme  de  mon  imagi- 
nation s'agite,  alors,  oh  !  je  salue  Arioste,  le  poète  des  contes  aux  couleurs  bril- 
lantes, et  Galderon  me  berce  de  ses  rêves  fantastiques.  » 

Tool  ceU  esl  dit  avtc  une  finesse  et  une  grâce  assez  rares  en  Allemagne,  et 
qui  font  de  ce  recueil  ime  leetufe  piquante.  Par  malheur,  le  livre  ne  finit  pas 
Û,  M.  Geibel  revient  à  Berlin,  el  la  Prusse  lui  sera  aussi  funeste  qne  la  Grèce 
hii  a  été  lavorabk.  Qh  eonçoH,  «n  effet,  qoe  ce  poète  aimable,  que  cet  insou- 
ciant dilettai^,  sera  fort  dépaysé  quand  il  reviendra  -sur  la  terre  natale.  Il 
trouvera  une  transformation  déjà  bien  sérieuse,  des  émotions  nonvelles  et  pro- 
fondes, de  grades  problèmes  bruyamment  agités;  or,  paresseux  comme  il  Test, 
je  crains  bien  qu'il  ne  sache  guère  prendre  sa  place  au  milieu  de  cette  foule  tu- 
multueuse. Je  conçois  le  rôle  d'un  poète  qui  maintiendrait  fermement  Thidépen- 
dance  de  l'art,  et  qui  tâcherait  de  s'élever  au-dessus  des  questions  du  jour  par 
le  culte  passionné  de  l'idéal  ou  les  ravissemens  gracieux  de  laiàntaisie.  Ce  que 
je  ne  puis  admettre,  c'est  l'indécision,  l'embarras,  la  gaucherie  provinciale  de 
M.  Geibel,  quand  il  revient  en  Allemagne.  Il  ne  sait  que  faire,  il  n'ose  se  décider. 
Rien  ne  l'obligeait  sans  doute  à  prendre  parti  dans  le  grand  débat  politique  de 
son  pays;  son  rôle,  au  contraire,  était  tracé  d'avance;  il  devait  continuer  à  pro- 
diguer sans  souci  ses  élégantes  chansons  et  tout  au  plus  à  railler  doucement  les 
tribuns,  comme  l'a  fait  M.  Gautier  dans  maintes  pièces  épicuriennes  et  sceptiques. 
Mais  non,  M.  Geibel  se  laisse  entraîner  partout  où  soufile  le  vent  :  tantôt  il  enfle 
sa  voix,  il  s'efforce  d'être  bien  noir,  bien  lugubre,  et,  voulant  donner  un  vigou- 
reux symbole  du  temps  où  nous  sommes,  il  chante  les  trois  forgerons  qui  forgent, 
à  l'endroit  le  plus  sombre  de  la  forêt,  la  formidable  épée  du  peuple.  Vous  croyez 
que  M.  Geibel  s'est  rallié  à  la  phalange  de  M.  Herwegh  ?  Tournez  la  page ,  vous 
trouverez  M.  Geibel  dans  des  dispositions  toutes  différentes.  Le  voilà  qui  fait  re- 
paraître, pour  la  centième  fois,  Tinévitable  héros  de  la  poésie  allemande,  Fré- 
déric Barberonsse  en  personne!  et  pourquoi,  je  vous  prie?  Jusqu'ici,  lorsque  le 
grand  empereur  souabe,  interpellé  par  les  poètes,  se  réveillait  dans  les  cavernes 
du  mont  Kyffhaeuser,  c'était  pour  encourager  l'Allemagne,  pour  exciter  les  vieux 
sentimens  teutoniques,  pour  exalter  la  loyauté  et  l'héroïsme;  M.  Geibel  lui  a 
donné  un  rôle  nouveau.  Il  le  force  à  débiter  une  déclamation,  un  sermon  mé- 
thodiste qui  pourrait  trouver  place  dans  le  moniteur  officiel  de  Berlin  on  dans  la 
Gazette  évangéHque,  Décidément,  les  poètes  allemands  feraient  bien  de  s'inter- 
dire pendant  long-teraps  cette  solennelle  figure  de  Barberousse;  Hs  n'en  ont  que 
trop  abusé.  Quand  M.  Henri  Heine,  il  y  a  deux  ans,  renvoyait  si  plaisamment  le 
vieil  empereur  barba  au  fond  da  sa-caverae,  la  satire  ne  s'sNitessait'pas  su  puis- 


LA  POÉS»  Kl  iXLBMAGNB.  547 

sant  héros  de  la  maison  de  Souabe;  elle  frappait  les  rimears  ou  les  tribuns 
dont  la  lourde  emphase  évoquait  ridiculement  ces  gothiques  souvenirs.  Je  re- 
grette que  M.  Geihel  ne  se  soit  pas  rappelé  cette  vive  et  spirituelle  leçon;  il  au- 
rait pu  s'épargner  des  vers  médiocres  et  de  fâcheuses  palinodies.  £a  vérité,  on 
ne  comprend  pas  que  le  jeune  poète  se  soit  laissé  entraîner  à  de  pareilles  fautes  ! 
Comment  expliquer  ces  doublée  déekmatioils,  cette  doufale  emphase  en  sens  con- 
traire, chez  un  écrivain  qui  ùàt  profession  de  aeepticisne  et  qui  doit  au  fmr 
niente  de  la  fantaisie  ses  ceuvreS)  les  plue  aimables^  Voilà  un  gracieux  kvie  gàlé 
comme  à  plaisir  et  de  propos  délibéré.  M.  Geibel  est  digne  toutefois  de  prendre 
une  belle  revanche,  et  ^e^père  qu'il  ne  tarder»  pas;  il  abandonnera  à  de  plus 
forts  que  lui  les  dangereusesarènes,  il  relira  Tbéoerite  et  Galderon,  et,  dans  le 
cadre  qu'il  s'est  choisi,  viendront  se  ranger  sana  prétention  les  ébauches  légères, 
les  dessins  vivement  enlevés,  les  fines  et  brilinnteft  aquarelles. 

Un  écrivain  connu  par  d'heureux  esaais  de  ewJqne  el  des  romans  agréables, 
M.  Levin  Schiicldng,  fait  aujourd'hui  son  début  en  peésîe.  le  crains 
king  n'ait  tort  :  la  Muse  demande  un  annur  exdusil  et  jaloux.  L'auteur  d'ihè 
Château  au  bord  de  ia  mer  et  des  Chewêlier^  a  éerit  een  éeux  romans  pour 
prouver  sai^  doute  les  ressnuvces  diverses  de  son  esyrit;  il  devrait  songer  main- 
tenant à  une  œuvre  plussécieusa  et  déterminai  neHenent  sa  vocation.  La  faci- 
lité intelligente  qu'on  ne  saurait  lui  contestev  doit  être  un  don  précieux,  s^il 
s'applique  à  pénétrer  le  sens  des  œuvres  littémirea,  à  les  apprécier,  h  les  juger. 
Qu'il  fortifie  sa  pensée,  qu'il  se  familiarise  avec  les  œuvres  des  maîtres,  qu'il 
assure  ses  principes,  et  il  pourra  donner  à  FAlleniagne  ee:  dont  elle  a  tant  be« 
soin,  un  vrai  critique.  C'est  de  ce  côté  qun  ja  le  crais  appelé.  La  poésie  senût- 
elle  la  vocation  véritable  de  M.  Schâdûng?M.  Schùeking  pourra  sans  doute  écrire 
agréablement  de  jolis  vers;  son  livre  contint  des  parties  estimables;  il  y  a  de 
l'éclat,  de  l'élégance,  d'aimables  qualités.  L'bahile  critique  sait  bien  cependnal 
que  cela  ne  suffît  pas.  Si  M.  Schûcking  a  voulu  seuleoaeot  exereer  son  aptitude 
à  des  choses  diverses,  il  a  réussi  dans  un  certain  degré;  mais  pent-^tre  yalait^l 
mieux  ne  pas  initier  le  public  à  ces  secrets  d'intérieur  qui  ne  l'intéressent  guère. 
J'ai  remarqué  dans  le  livre  de  M.  Schûcking,  de  fraiches  descriptions  de  ia  Wesib- 
phalie,  quelques  tableaux  de  genre  dont  la  giace  mérite  des  élogies,  des  ballades 
habilement  conduites.  La  meilleure  page  de  ce  livre  est  certainement  celle^iue 
le  poète  adresse  à  son  enfant  qui  vient  de  naUre.  £n  présence  de  cette  ane 
vierge  qui  entre  dans  le  monde,  la  main  étendne  sur  ce  jeune  front,  il  aban- 
donne sa  pensée  aux  chimères  permises  de  l'espésance.  Ce  qu'il  n'a  pu  £aji«,  ee 
qu'il  n'a  essayé  qu'à  demi,  pourquoi  cet  enfant  ne  saurait-ii  l' accomplir  un  jour? 
Et  le  voilà  qui  salue  de  loin,  dans  Favenir,,  son  œuvre  enfin  réalisée;  ses  plans, 
ses  projets,  ses  travaux  interrompus,  ses  poèmes  qui  n'ont  pu  venir  à  bien,  ses 
romans  qui  dormiront  toujours  au  fond  de  son  cœur,  toutes  ces  rêveries  aux<- 
quelles  il  n'a  pas  su  donner  une  forme  durable,  il  les  voit,  il  les  admire  dans 
leur  splendide  parure.  Comme  elles  sont  belles,  cette  fois,  les  pauwes  filles  de 
son  imagination  indécisel  comme  elles  marchent  avec  grâce  dans  leurs  vète- 
mens  immortels! 


a  L'héritage  que  je  te  laisse,  ce  sont  des  plans  inachevés^  des  plainles  inter- 
irompues,  des  fragmens  de  mélodies;  ce^sont.de^^œuvires  vnortes  dans  leur  pie-» 


548  RBVDE  m»  DEUX  HÔNBES. 

mière  fleur,  ou  qui  me  fuyaient  quand  je  croyais  les  saisir.  Oh!  que  ton  sort  soit 
plus  heureux!  Cette  malédiction  de  la  médiocrité,  puisses-tu  ne  jamais  la  con- 
naître! Que  ta  vie  soit  un  chant  complet  et  large,  un  plein  et  vigoureux  accord 
d^une  harmonie  profonde!  i» 

Vœux  charmans  et  confession  sincère!  Cest  une  belle  idée  qui  a  inspiré  au  poète 
cette  touchante  abnégation.  11  est  bien  doux  en  effet  pour  le  lutteur  fatigué  de 
confier  à  une  part  de  soi-même  la  poursuite  du  but  quMl  a  désespéré  d'at- 
teindre. Au  moment  où  le  rameau  sacré  semble  fuir  à  jamais,  c'est  une  conso- 
lation élevée  de  le  conquérir  par  une  espérance  si  légitime  et  de  tromper  le 
destin  jaloux.  M.  Schûcking  cependant  serait  bien  coupable  de  se  résigner  ainsi; 
il  est  jeune,  il  est  ardent;  Theure  du  découragement  n'a  pas  sonné  pour  lui.  Je 
lui  sais  gré  d'avoir  senti  avec  une  répugnance  si  vive  le  goût  amer  de  la  médio- 
crité. Cette  malédiction  qui  condamne  l'artiste  à  des  ébauches  sans  fin,  à  d'éter- 
nels à  peu  près,  il  en  a  ressenti  et  exprimé  Thorreur  en  des  strophes  brûlantes; 
qu'il  s'arrache  donc  résolument  à  une  voie  qui  n^est  pas  la  sienne.  S'il  s'obstine 
dans  des  études  pou v lesquelles  son  talent  n'est  point  fait,  il  s'inflige  la  dure  né- 
cessité de  répéter  souvent  la  plainte  trop  sincère  qu'on  vient  de  lire.  Il  y  a  chez 
M.  Schûcking  l'étoffe  d'un  critique  original,  d'un  juge  sérieux,  intelligent,  amou- 
reux de  l'art  et  de  la  poésie.  En  suivant  cette  direction,  il  peut  se  faire  une  belle 
place,  et  cette  place,  je  le  répète,  est  encore  à  prendre  dans  la  confusion  des  let- 
tres contemporaines. 

J'ai  ouvert  avec  empressement  le  nouveau  poème  de  M.  Léopold  Schefer. 
M.  Schefer  est  un  esprit  d'un  ordre  élevé,  une  ame  riche,  un  penseur  plein 
d'onction  et  d'enthousiasme.  Quels  que  soient  les  défauts  de  ses  œuvres,  et  ces 
défauts  sont  bien  graves,  on  est  sûr  de  ne  pas  perdre  son  temps  à  une  lecture 
banale;  il  y  a  dans  les  plus  grandes  bizarreries  de  sa  pensée  un  sentiment  si 
profond,  une  si  grande  ouverture  de  cœur,  qu'on  entre  aussitôt  en  communica- 
tion avec  cette  aimante  et  sympathique  nature.  Et  puis  une  vive  curiosité  me 
pressait.  Dans  les  deux  poèmes  qu'il  a  déjà  donnés,  le  Bréviaire  des  laïques 
et  les  f^igiles,  M.  Schefer  a  été  comme  accablé  par  la  ferveur  et  l'exaltation  de 
son  ame.  Les  religieuses  émotions  de  sa  pensée  philosophique  n'ont  jamais  pu 
revêtir  une  forme  belle  et  transparente.  Que  de  fois,  avec  tous  les  amis  de 
M.  Schdèr,  j'ai  souffert  de  ce  perpétuel  contraste  entre  la  richesse  de  la  pensée 
et  les  embarras  de  l'expression!  Certes,  rien  de  plus  douloureux  qu'une  telle 
lutte.  Séduit  pourtant,  malgré  la  barbarie  du  style,  par  le  zèle,  par  la  piété  fer- 
vente de  l'apôtre,  je  faisais  des  vœux  sincères  pour  que  Técrivain,  plus  familia- 
risé avec  les  ressources  de  l'art,  sût  confier  un  jour  les  trésors  de  son  ame  à  une 
langue  digne  de  lui.  Voilà  pourquoi  j'ouvre  chacun  de  ses  livres  avec  une  espé- 
rance inquiète. 

Hélas!  l'attente  est  toujours  trompée.  On  dirait  que  M.  Léopold  Schefer  s'est 
retnré  volontairement  des  rangs  des  artistes.  Enivré  de  son  mysticisme  philoso- 
phique, il  renonce  chaque  jour  davantage  à  la  gloire  littéraire.  Un  habile  cri- 
tique, M.  Gustave  Kuhne,  a  signalé  en  des  termes  bien  sentis  la  parenté  qui  unit 
M.  Schefer  à  Jean-Paul.  Cest  le  même  dédain  de  la  forme,  c'est  le  même  laisser- 
aller  de  la  pensée,  qui  s'épanouit  en  tous  sens,  selon  les  hasards  de  l'inspiration, 
a^D  les  dispositions  d'un  cœur  qui  déborde.  Je  crains  cependant  que  M.  Kuhne 


LA  POÉSIE  EN  ALLEMAGNE.  !(49 

lirait  donné  à  M.  Schefer  une  excuse  dont  celui-ci  a  profité  trop  aisément.  Le 
mysticisme  sentimental  de  Jean-Paul  laisse  encore  une  large  place  à  Ténergie 
créatrice  de  Fartiste;  les  magnifiques  éclairs  qui  illuminent  son  chaos  ne  sont 
pas  toujours  le  produit  du  hasard  :  on  y  sent  le  réveil  soudain  de  la  volonté. 
Eh  bien!  c'est  la  volonté  qui  manque  à  M.  Léopold  Schefer.  Phénomène  bizarre! 
Voilà  un  poète  que  les  doctrines  de  Hegel  ont  rempli  d'enthousiasme;  il  les 
prêche  avec  une  conviction  passionnée,  avec  un  zèle  apostolique.  Or,  ce  rationa- 
lisme qui  se  traduit  chez  ses  co-religionnaires  en  des  doctrines  politiques  si  nettes 
et  donne  naissance  au  radicalisme  le  plus  décidé,  ce  système  hautain  devient 
chez  M.  Schefer  un  mysticisme  inattendu!  Tandis  que  ses  amis  ne  demandent  à 
la  philosophie  de  Hegel  que  des  excitations  révolutionnaires,  il  lui  emprunte  une 
douceur  si  fervente,  une  sérénité  si  calme,  si  résignée,  si  avide  de  paix,  qu'il  est 
conduit  bientôt  à  Tinertie  du  quiétisme.  11  lui  arrive  souvent,  je  le  sais,  de  prê- 
cher, comme  Técole  hégélienne,  le  culte  de  Tesprit,  la  fierté,  Tindépendance  de 
la  raison.  Qu'importe?  Même  en  exaltant  ces  dogmes  sublimes,  sa  parole  lan- 
guissante engourdirait  les  âmes;  quand  le  mysticisme  n'est  plus  dans  le  fond  des 
choses,  il  reste  encore  dans  le  langage  et  enchaîne  le  har^i  penseur.  Tous  les 
jeunes  chefs  de  Fécole  hégélienne  se  sont  transformés  en  tribuns;  ils  ont  quitté 
les  cimes  de  la  spéculation  pour  les  luttes  de  la  place  publique.  C'est  à  ce  mo- 
ment même  que  M.  Léopold  Schefer,  enfermé  dans  sa  solitude,  est  retourné  avi- 
dement vers  les  sources  dangereuses  où  TAllemagne  a  bu  si  long-temps  l'oubli 
de  la  terre  et  le  dédain  de  la  vie  active.  Certes,  ce  n'est  pas  moi  qui  conseillerai 
jamais  à  M.  Léopold  Schefer  d'imiter  les  démocrates  de  la  jeune  école  hégélienne; 
je  crois  qu'il  a  pris  la  meilleure  part  dans  l'héritage  du  maître,  puisqu'il  en  a 
gardé  le  spiritualisme,  le  cuite  de  la  pensée,  tous  les  sublimes  soucis  de  Tame 
répudiés  si  violemment  par  MM.  Feuerbach  et  Stirner.  Toutefois  il  y  a  bien  des 
degrés  entre  l'activité  turbulente  de  la  jeune  école  et  le  quiétisme  contemplatif 
de  M.  Schefer.  Si  l'auteur  du  Bréviaire  des  laïques  pouvait  réveiller  sa  volonté 
endormie,  s'il  pouvait  soumettre  sa  pensée  à  un  travail  opiniâtre  et  mettre  en 
œuvre,  comme  un  laborieux  artiste,  les  confuses  richesses  que  renferme  son 
ame,  le  philosophe  y  gagnerait  autant  que  l'artiste.  Chez  lui ,  en  effet,  la  phi- 
losophie et  la  poésie,  bien  loin  de  s'entr'aider,  se  corrompent  mutuellement; 
c'est  la  philosophie  mystique  de  M.  Schefer  qui  enlève  au  poète  l'amour  et  le 
sentiment  de  la  forme,  et,  si  par  hasard  la  pensée  se  redresse,  la  langue  indo- 
lente adoptée  par  le  poète  énerve  à  son  tour  les  doctrines  qu'il  veut  chanter. 

Cette  obstination  du  mysticisme  allemand,  dans  une  époque  comme  la  nôtre 
et  chez  un  poète  qui  appartient  à  l'école  de  Hegel,  est  vraiment  un  phénomène 
singulier,  une  curiosité  bizarre.  En  vain  M.  Schefer  s'est-il  mêlé  à  la  vie  véri- 
table, en  vain  a-t-il  vu  des  contrées  diverses,  l'Italie,  l'Orient,  les  capitales  tu- 
multueuses: il  semble  qu'il  ait  passé  son  existence  au  fond  d'un  cloître.  S'il  eût 
vécu  il  y  a  plusieurs  siècles,  dit  un  écrivain  allemand,  Léopold  Schefer  eût  fondé 
une  religion.  Je  ne  sais,  mais  il  est  certain  que  la  philosophie  hégélienne  est  de- 
venue pour  lui  toute  une  église,  et  que,  du  fond  des  chapelles  obscures,  sa  voix 
nous  arrive  comme  la  psalmodie  sans  fin  d'un  moine  agenouillé. 

Le  premier  poème  de  M.  Schefer,  le  Bréviaire  des  laïques,  avait  charmé  Bien 
des  esprits,  malgré  l'inexpérience  littéraire  qu'il  accuse  si  hautement.  Ce  bré- 
viaire est  un  recueil  de  chants  religieux  et  philosophiques,  appropriés  à  chaque 


KO  MTIJE  DBS  DEUX  MONDES. 

saison,  à  chaque  mois,  à  chaque  jour  de  Tannée;  le  texte  de  la  prédication  quo- 
tidienne, ce  sont  les  moindres  événemens  de  la  nature,  une  fleur  qui  s^ouvre, 
un  oiseau  qui  chante,  Tarrivée  des  cigognes,  le  départ  des  hirondelles;  la  leçon 
morale  s'associe  gracieusement  aux  scènes  du  bois  et  de  la  prairie,  et  Ton  res- 
pire, pendant  tout  le  sermon,  je  ne  sais  quelle  franche  odeur  de  foin,  de  Tougëre 
et  de  serpolet.  H  y  a  bien  dans  tout  cela  des  bizarreries  inexplicables  :  tantôt  une 
négligence  inouie,  tantôt  une  raideur  technique  qu'on  excuserait  à  peine  dans 
un  traité  spécial;  mais  la  pieuse  émotion  du  poète  est  si  vraie,  qu'elle  édate  sous 
la  dureté  du  langage.  Son  sermon  terminé,  M.  Schefer  est  rentré  dans  sa  cellule 
de  moine;  il  a  donné  alors  le*  P^igileM,  c'est-à-dire  ses  méditations  solitaires,  ses 
dévotions  philosophiques  sous  la  lampe  nocturne.  Or,  cette  froide  cellule  Ta 
moins  bien  inspiré  que  la  nature  printanière;  comme  il  n'était  plus  soutenu  par 
le  spectacle  de  la  vie,  il  est  retombé  dans  les  ténèbres  de  l'abstraction,  et  j'ai 
dit  ici  même  (i)  tout  ce  qu'il  y  a  de  subtilités  et  de  galimatias  dans  les  rêveries 
de  ses  veilles.  Le  poète  toutefois  y  continuait  le  développement  d^une  même 
pensée;  c'était  toujours  la  philosophie  devenue  religion,  l'école  transformée  en 
église.  Eh  bien  !  M.  Schefer  poursuit  encore  aujourd'hui  la  tâche  qu'il  a  com- 
mencée; après  le  Bréniaire  des  laïques,  écrit  en  présence  de  la  nature,  après 
les  élévations  de  ses  nuits  pieuses,  le  voilà  maintenant  qui  se  mêle  à  la  foule, 
il  parcourt  le  monde,  il  frappe  à  chaque  seuil,  il  va  consoler  les  cœurs  soufirans, 
relever  les  malheureux  qui  doutent;  il  s'impose  enfin  les  plus  actives  fonctions 
du  sacerdoce,  et,  pour  qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  il  intitule  son  livre  le  Prêtre 
séculier. 

Ce  titre  m'a  séduit,  je  Havoue.  Il  me  semblait  que  l'auteur  des  Vigiles^  averti 
par  la  chute  de  son  dernier  ouvrage,  ambitionnait  enfin  le  succès  poétique. 
Quelle  meilleure  occasion,  en  effet,  pour  renoncer  à  ses  monotones  divagations? 
Prêtre  séculier,  il  allait  converser  avec  ses  semblables  et  porter  à  tous  le  pain  de 
la  doctrine  nouvelle;  il  ne  serait  certainement  pas,  me  disais-je,  subtil  et  inin- 
telligible comme  dans /ex  Vigiles;  mêlé  au  mouvement  de  la  vie  humaine,  il 
rencontrerait  sans  doute  des  tableaux,  des  scènes  animées,  des  émotions  pro- 
fondes qui  lui  étaient  interdites  dans  le  Bréviaire  des  lafques.  Une  fois  ce 
genre  admis,  où  trouver  une  matière  plus  fertile,  un  plus  riche  programme? 
Cétait  du  moins  un  sujet  favorable  pour  justifier  complètement,  si  cela  est  pos- 
sible, les  essais  de  poésie  hégélienne.  Imaginez  un  locelyn  nourri  de  la  pensée 
puissante  de  Hegel,  et  qui  va  prêchant  avec  une  foi  enthousiaste  les  conséquences 
morales  de  la  doctrine  du  maître,  le  respect  de  la  raison,  l'adoration  de  Fesprit 
suprême,  le  sentiment  de  la  vie  universelle  :  le  panthéisme  du  philosophe  de 
Berlin  nous  choquera  peut-être  moins,  enseigné  avec  une  sérénité  si  pure,  et  les 
tableaux  que  découvrira  l'artiste,  les  scènes  diverses  qu'il  va  illuminer  de  sa 
pensée,  nous  rappelleront  le  magnifique  épisode  des  Laboureurs.  N'estr-ce  pas 
là  aussi  qu'aspirait  ce  jeune  maître  si  pieux  dans  ses  audaces,  si  fervent  dans 
ses  témérités,  ce  noble  poète  trop  tôt  enlevé  à  la  philosophie,  M.  Frédéric  de 
Sallet?  Je  me  plaçais,  comme  on  voit,  sur  le  terrain  même  de  M.  Schefer,  quoi- 
que je  me  défie  singulièrement  de  cette  poésie  métaphysique;  j'acceptais  le  pro- 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  août  18U,  De  la  Poésie  philosophique  en  J/l«- 
mûgnt. 


LA  W9tsm  ne  ALLniA6!<l!.  5Si 

gramme  aaiwngéy  ^  p«r  M.  Sehefer,  et  par  M.  de  Sallet;  je  Tacoeplus  avec 
toute  sorte  de  réseBves»  on  le  pense  bien,  et  en  attendant  le  chef-d'œuvre  qui 
devait  en  sortir.  Le  ckef-d'ioBttwe  n'est  pas  tenu,  et  ne  viendra  pas.  Au  lieu 
de  ces  inspirations  que  je  cherchais,  a«  Iko  de  ces  scènes  vivantes  qui  au- 
raient mis  en  relief  Ift  pensée  du  pfaitosephc,  je  n'aâî  trouvé  que  de  longues  dis- 
sertations, de  longs  traités  en  vers  iambiques.  Il  semble  même  que  M.  Sehefer 
ait  exagéré  dans  ca  livre  tous  ses  défauts  accoutumés,  comme  il  a  accusé  plu» 
nettement  aasal  le  caractère  religienz  de  sa  pbileaaphle.  Jamais  le  prêtre  hégé- 
lien n'a  été  plus  convaincu  des  vérités  qu'il  annonce;  jamais  il  n'a  montré  une 
plus  ardente  ferveur.  Le  panthéisme  de  Begel ,  avac  tous  ses  dogmes,  est  prê- 
ché ici  par  le  plus  afiectueux  des  lévites^  et  on  ea  voit  sortir,  grâce  à  l'onction 
du  prédicateur,  des  conséquences  inattendues,  des  préceptes  de  charité,  d'amour, 
de  dévouement,  qui  semblaient  bien  étrangers  à  cet  effrayant  système.  Le  dieu 
de  Hegel,  si  grand,  mais  si  impitoyad)le,  devient  tout  à  coup  sympathique  et 
miséricordieux;  il  a  des  tendresses  presque  chrétiennes.  Voilà  la  part  vraiment 
originale  de  cette  étrange  production.  Cependant,  plus  le  poète  s'exalte  et  aban- 
donne la  terre,  plus  aussi  il  est  entraîné  dans  les  abstractions  stériles  et  le  fatras 
des  formules.  Nous  espérions  que  cet  enthousiasme  si  sincère  allait  produire  un 
poète;  nullement,  il  easort  un  docteur  chargé  de  son  lourd  bagage.  On  ne  trou- 
vera pas  plus  de  thèses  et  d'antithèses,  de  géométrie  et  d'algèbre  métaphysique 
dans  la  Phénoménologie  de  Hegel,  qu'il  n'y  en  a  dans  le  Prêtre  séculier. 
M.  Sehefer  a  beau  écrire  en  vers  sur  les  grands  siiyets  qui  remplissent  son  aoie» 
c'en  est  fait,  il  n'y  a  plus  ici  ni  poète,  ni  poésie;  tout  cet  appareil  pédaniesque 
a  étouffé  l'imagination.  Vous  qui  aimiez  l'auteur  du  Bréviaire  pour  ses  pieuses 
ferveurs  et  qui  espériez  en  lui,  renoncez  désormais  à  ce  Novaiis  plus  ardent  que 
vous  vous  promettiez  :  il  Caut  vous  résigner  pour  toujours  à  une  scolastique  bar- 
bare. 

Véritable  scolastique,  en  effet!  Les  livres  de  M.  Sehefer  nous  reportent  sans 
cesse  au  moyen-âge.  On  croit  étudier  un  de  ces  artistes  cathoUques  profondé- 
ment pénétrés  d'un  idéal  merveilleux,  impuissans  à  le  réaliser.  Les  vieux  peintres 
byzantins  n'ont  pas  été  plus  gauches,  plus>  ignorans  de  leur  art,  quand  ils  ont 
voulu  imprimer  à  leurs  œuvres  le  sentiment  subhme  qui  les  possédait.  Ce  mé- 
lange d'élévation  et  de  gaucherie  nous  touche  dans  les  productions  du  xn'  siècle; 
il  nous  blesse  et  nous  attriste  chez  un  poète  de  nos  jours,  chez  le  disciple  pas- 
sionné d'une  grande  école  philosophique.  Le  cloître,  car  je  ne  saurais  trouver 
une  image  plus  juste,  le  cloître  obscur  où  s'enferme  Timagination  de  M.  Sehefer 
n'a  pas,  on  le  pense  bien,  l'austère  prestige  de  ces  galeries  sombres,  de  ces  cha- 
pelles consacrées  où  peignait  le  dominicain  de  Fiesole.  Bien  que  M.  Sehefer  res- 
semble souvent  à  un  frère  prêcheur  en  extase,  cette  extase  métaphysique,  loin 
de  donner  naissance  aux  visions  grandioses,  va  se  perdre  dans  la  laborieuse 
subtilité  des  formules.  Ce  peut  être  d'abord  une  étude  curieuse  d'interroger  ce 
personnage  bizarre,  ce  solitaire  des  thébaïdes  philosophiques,  ce  pieux  moine 
hégélien;  cependant  la  empathie  que  commande  la  conviction  du  poète  fait 
bientôt  place  à  un  ennui  insupportable,  et,  fuyant  ces  vides  domaines  de  l'ab- 
straction, l'esprit  redemande  avidement  la  lumière  et  U  vie. 

Je  ne  sais  si  la  poésie  de  M.  Charles  Beek  doit  nous  donner  cette  vivifiante 
lumière;  mais,  à  c^up  sûr,  elle  nous  ramènera  au  miUeu  du  monde,  en  face  de 


6SS  RSVCB  DES  DEUX  MONDES. 

la  réalité  la  plus  pressante.  Il  n'y  a  rien  de  moins  inonacal  que  ce  nouveau  vo- 
lume de  Fauteur  des  Nvits  et  du  Poète  voyageur;  ce  sont  des  pamphlets  où  les 
plus  vives  questions  sociales  sont  chantées  avec  une  irritation  amëre.  L'auteur 
les  intitule  Chansons  cTvn  homme  pauvre,  et  il  a  bien  soin  de  nous  avertir,  dans 
le  titre  même,  qu'il  les  dédie  à  la  maison  Rothschild.  Voilà,  certes,  un  défi 
bruyant,  voilà  une  provocation  annoncée  avec  fracas!  Les  amis  de  M.  Charles 
Beck,  les  lecteurs  qui  s'intéressent  à  l'avenir  de  son  talent,  pensent  que  le  jeune 
poète  pouvait  se  passer  aisément  de  ce  faux  éclat,  et  qu'il  se  serait  fait  écouter 
sans  crier  si  haut  :  Me  voici. 

11  y  a  chez  M.  Beck  un  vrai  cœur  de  poète.  Les  NuiU^  le  Poète  voyageur,  la 
Késurrection,  les  Méfoflips  hongroises,  ont  signalé  avec  bonheur  les  débuts  de 
Fécrivain;  mais  les  qualités  incontestables  de  son  talent  avaient  besoin  d'une  di- 
rection sévère.  Le  poétique  enthousiasme  qu'on  ne  saurait  lui  refuser  se  prend 
trop  souvent  à  des  apparences,  à  des  chimères,  à  des  nuages  trompeurs.  Son 
cœur  s'exalte,  sa  voix  est  pleine  d'indignation  et  de  larmes,  il  sait  nous  commua 
niquer  une  émotion  rapide;  puis,  quand  il  est  temps  de  répandre  dans  les  âmes, 
ainsi  préparées,  les  enseignemens  sublimes  qui  semblent  remplir  sa  pensée,  le 
poète  reste  muet  ou  balbutie  une  thèse  vulgaire.  Soit  qu'il  fit  écrire  à  Louis 
Boeme  la  bible  de  l'avenir,  soit  que,  dans  son  poème  de /a  Résurrection,  il  ap- 
pelât sur  les  montagne^  ce  bel  archange  qui  vient  évangéliser  le  monde  nouveau, 
c'étaient  toujours  les  mêmes  promesses  imprudentes,  la  même  exaltation  stérile. 
Aujourd'hui  le  poète  prétend  consoler  tous  les  malheureux  et  dénoncer  les  ini- 
quités d'une  société  mauvaise.  Tâche  difficile,  à  coup  sûr!  difficile  surtout  pour 
un  écrivain  chez  qui  le  cœur  précède  toujours  la  réflexion  et  se  passe  si  facile- 
ment des  idées.  Il  déclamera  beaucoup,  je  le  crains,  il  accumulera  les  métaphores 
pour  dissimuler  le  vide  de  son  œuvre,  ou  bien,  ce  qui  est  la  même  chose,  s'il 
rencontre  une  pensée  qui  puisse  se  prêter  aux  développemens  de  la  poésie,  il 
sera  impuissant  à  la  féconder.  Je  souffre  quand  je  vois  un  de  ces  ardens  poètes, 
avant  l'heure  de  la  maturité  et  de  la  force  véritable,  s'attaquer  à  un  sillet  re- 
doutable, se  préparer  à  une  lutte  où  il  sera  vaincu  sans  gloire.  Il  n'est  pas  donné 
à  tous  de  prendre  la  parole  au  nom  de  l'homme  pauvre,  au  nom  des  classes  souf- 
frantes. L'auteur  des  Feuilles  d'automne  a  dit  en  de  beaux  vers  : 

Au  banquet  du  bonheur  bien  peu  sont  conviés. 
Tous  n'y  sont  pas  assis  également  à  l'aise; 
Une  loi,  qui  d'en  bas  semble  injuste  et  mauvaise. 
Dit  aux  uns  :  Jouissez!  aux  autres  :  Enviez  ! 

Loi  terrible!  pour  en  scruter  les  mystères,  pour  la  réviser,  pour  l'amender,  si  cela 
est  possible,  il  faut  autre  chose  que  de  vagues  déclamations  et  de  prétentieuses 
images.  C'est  une  fonction  grave  et  précise.  Quelle  philosophie  sérieuse  elle 
exige  1  quelle  science  des  choses!  quelle  impartialité  supérieure!  Si  M.  Charles 
Beck  eût  écrit  ce  livre  dans  vingt  ans,  avec  une  ame  aussi  émue  et  enrichie  par 
la  méditation,  nul  doute  qu'il  se  fût  épargné  bien  des  erreurs,  bien  des  pages 
ridicules,  bien  des  inventions  très  peu  dignes  de  son  talent.  Ce  n'est  vraiment 
pas  la  peine  de  chanter  avec  un  accent  si  indigné  pour  développer  en  strophes 
retentissantes  des  opinions  aussi  audacieuses  que  celles-ci  :  Le  pauvre  est  mal- 
heureux, le  pauvre  souffre,  le  pauvre  est  privé  des  biens  terrestres,  etc....  Une 


LA  POÉSIE  EN  ALLEMAGNE.  553 

indignation  si  hautaine,  jointe  à  une  si  grande  stérilité  d'idées,  donne  à  tout  ee 
réquisitoire  je  ne  sais  quel  caractère  bouffon.  On  voudrait  ne  pas  sourire  en  un 
sujet  si  douloureux,  et,  si  cela  arrive  par  la  faute  du  prédicateur  maladroit,  n'est* 
on  pas  autorisé  à  lui  garder  une  légitime  rancune?  11  y  a  dans  le  don  Juan  de 
Molière  une  scène  que  le  livre  de  M.  Beck  m'a  rappelée  malgré  moi«  c'est  le  fa- 
meux sermon  de  SganareUe  à  don  Juan.  Don  Juan,  pour  M.  Beck,  c'est  la  so- 
ciété, c'est  ce  monde  riche  et  insolent,  débauché  et  cruel,  qu'il  a  résolu  de  châ- 
tier dans  ses  poèmes.  A  ce  don  Juan  pervers,  l'honnête  SganareUe  entreprend  de 
Hure  une  réprimande  décisive,  et,  comme  il  est  poussé  à  bout,  comme  il  a  le 
cœur  gros  et  la  vue  trouble.  Dieu  sait  le  galimatias  qui  va  sortir  de  là  !  Vous 
vous  rappelez  ce  beau  discours  :  «  Les  richesses  font  les  riches;  les  riches  ne 
sont  pas  pauvres;  les  pauvres  ont  de  la  nécessité;  la  nécessité  n'a  point  de  loi; 
qui  n'a  pas  de  loi  vit  en  bête  brute,  et,  par  conséquent,  vous  serez  damné  à  tous 
les  diables.  »  Telles  sont  aussi  les  conclusions  de  M.  Beck,  et  ses  argumens,  par 
malheur,  ne  différeraient  pas  de  beaucoup  de  ceux  qu'on  vient  de  lire,  si  l'au- 
teur n'avait  à  son  service  toutes  les  ressources  d'une  langue  éclatante.  D'où  vient 
cela?  Cest  que  M.  Beck  est  dupe  de  ses  oisifs  entrainemens,  c'est  qu'il  prend 
pour  une  inspiration  vigoureuse  la  première  émotion  de  son  cœur,  et  que,  sans 
armes  et  sans  cuirasse,  il  attaque  follement  l'ennemi  redoutable  qui  se  raille  de 
ses  coups.  Jeunes  poètes  qui  voulez  châtier  les  duretés  du  monde,  souvenez- 
vous  qu'il  faut,  pour  dompter  l'insolence  de  don  Juan,  la  main  de  pierre  du 
commandeur.  Si  votre  pensée  n'est  pas  sûre  d'elle-même,  si  vous  prenez  la  pa- 
role sans  droit  et  sans  mission,  je  crains  pour  vous,  malgré  l'éclat  de  vos  rimes, 
les  incohérences  de  SganareUe. 

Si  les  vers  de  M.  Beck  sont  pleins  d'une  faiblesse  ampoulée  quand  il  dénonce 
l'iniquité  du  siècle,  son  inspiration,  au  contraire,  est  amère  et  violente,  lors- 
qu'elle s'adresse  aux  cœurs  souffrans.  M.  Beck  s'est  trompé  deux  fois.  l\  fallait 
punir  l'égoîsme  avec  cette  calque  vigueur  que  donne  la  supériorité  de  l'ame, 
et  il  importait  de  trouver  pour  les  humbles  ces  douces  paroles  qui  ferment  les 
plaies  saignantes  et  relèvent  les  natures  flétries.  Le  poète  n'a  fait  ni  l'un  ni 
Fautre.  Le  sujet  qu'il  a  choisi  exigeait  deux  quaUtés  indispensables,  la  vigueur 
et  la  sérénité;  il  les  a  négligées  toutes  deux  pour  des  divagations  sans  but.  Ainsi, 
nous  sommes  bien  forcé  de  le  dire,  la  pauvreté,  qui  pour  une  ame  forte  peut 
devenir  une  muse  austère  et  féconde,  n'a  donné  à  M.  Beck  que  les  plus  mauvais 
conseils;  malesuada  famés . 

D  serait  impossUi)le  pourtant  qu'un  poète  tel  que  l'auteur  des  Nuits  et  de  la 
Résurrection  ne  prît  pas  çà  et  là  de  belles  revanches.  On  trouve  dans  son  livre 
de  petits  drames  pleins  d'intérêt  et  de  vie,  qui  seraient  plus  remarqués  encore, 
s'ils  n'étaient  enfouis  au  mUieu  de  la  rhétorioue  socialiste.  L'uniformité  du  re- 
cueil nuit  singulièrement  à  ces  pièces  plus  hÀireuses  :  mettez-les  à  leur  place, 
dans  le  lïbre  mouvement  d'un  tableau  varié,  elles  reprendront  toute  leur  grâce. 
Ici,  au  contraire,  la  monotonie  du  livre  semble  peser  sur  elles,  et  on  dirait 
qu'elles  empruntent  à  leur  fâcheux  entourage  je  ne  sais  quoi  de  faux  et  de  dé^ 
clamatoire.  Anna  Maria,  la  Fleille  fille^  sont  de  douloureuses  et  délicates 
peintures,  qui  rappellent  une  des  meilleures  pièces  de  M.  Hugo,  celle  qu'il  inti- 
tule Regard  Jeté  dans  vne  mansarde.  Dans  la  dernière  surtout,  le  poète  alle- 
mand pourrait  lutter  avec  l'auteur  des  f^oix  intérieures;  il  a  mis  dans  cette 


V:>.i 


554  REVUE  DBS  DEUX  HailDES. 

composition  l^4PCaii^  charmante,  4a  tendresse  inquiète,  qui  font  de  cette  man- 
/  sarde  attristée  un  si  touchant  tableau ,  et  cependant  son  œuvre  nous  laisse  froids, 
ou  du  moins  Témotion  qu'elle  nous  donne  est  conihattae  par  un  sentiment  con- 
traire; nous  nous  délions  de  Fimpression  produite  surnotre  esprit,  nons  n^osons 
pas  nous  y  abandonner,  pourquoi  cela?  Parce  que  Tautenr,  airant  de  rencontrer 
cette  bonne  fortune,  s'est  Tulgairement  Uffré  aux  déclamations  banales,  et  qne 
nous  craignons  de  retrouver  sous  la  vive  peinture  qui  nous  fkvppe  son  étemel 
parti  pris,  sa  fausse  et  froide  indignation.  M.  Charles Beck  doitregretter,  f  en  suis 
sûr.  Terreur  où  il  s'est  laissé  entraîner;  s'il  eût  moins  cédé  aux  préoociipatioBJr 
socialistes,  s'il  n'eût  pas  écouté  des  doctrines  de  haine,  son  livre,  composé  ph» 
librement,  eût  laissé  un  fkcile  essor  aux  qualités  de  son  imagination.  Qu'il  s'ap«- 
rache  donc  à  la  tyrannie  des  systèmes,  qu'il  rende  à  son  talent  le  grand  air  et  les 
inspirations  franches;  je  l'en  conjure  au  nom  des  œuvres  meilleures  qu'il  pett 
produire  et  qui  mourraient  dans  une  atmosphère  malsaine,  au  nom  d'Anntr 
Maria ,  au  nom  de  cette  vieille  et  sainte  fille  qu'il  a  si  bien  chantée. 

Je  désirerais  bien  avoir  à  signaler  ici ,  dans  le  Heineke  Fuchê  que  vient  de 
nous  donner  un  poète  de  Berlin ,  le  r^eunissement  d'un  des  plus  curieux  mo- 
numeus  du  moyen-age;  je  désirerais  que  dans  ce  sujet  antique  l'auteur  eût 
introduit  une  vie  nouvelle,^  et  qu'il  eût  transformé  pour  l'histoire  qui  se  £Bût 
sous  nos  yeux  la  vieille  fable  où  nos  aïeux  attaquaient  si  gaiement  la  société 
féodale  ou  monacale.  Quel  cadre  plus  charmant  que  celui-là!  Gomme  on  smr 
vrait  volontiers  à  Berlin  ou  dans  la  Prusse  rhénane  les  aventures  de  mattre  Re- 
nard, du  seigneur  Isengrin,  de  dame  Hersant  et  de  dame  Hermelinel  Les  épir- 
sodes  ne  manqueraient  pas  pour  donner  au  vieux  texte  un  intérêt  présent,  et,  dans 
la  longue  destinée  de  ce  poème  sans  cesse  refait  et  corrigé  depuis  le  xu«  siècle, 
cette  branche  nouvelle  ne  serait  pas  la  moins  originale.  N'y  verrait-on  pa»  tout 
d'abord  un  événement  inattendu,  la  grande  réconciliation  des  deux  ennemis. 
Renard  et  Isengrin?  car,  on  n'en  saurait  plus  douter,  un  même  intérêt  réunit 
aujourd'hui  Tastuce  du  clerc  et  la  force  du  baron;  Renard  et  isengrin  sont  d'ac- 
cord; en  d'autres  termes,  le  piétisme  règne,  appuyé  par  ce  gouvernement  qui 
ajourne  depuis  plus  de  trente  années  la  constitution  promise.  Le  sujet  estseduir 
sant  et  périlleux.  Pour  se  jouer  avec  grâce  au  milieu  de  ces  allusions  dintf:tes, 
pour  confronter  gaiement  dans  une  fable  poétique  le  froc  et  l'epee,  l'église  eft 
l'état,  M.  Hengstenberg  et  M.  Ëichhorn,  il  faut  une  finesse,  une  élégance  et  det 
ruses  d'artiste  qui  ne  sont  pas  communes  dans  les  pamphlets  de  nos  voisins.  Les. 
rudes  invectives  de  Luther  ou  de  Hutten  auront  toiyours  plus  d'iafliieace  suc  k 
poésie  politique  des  Allemands  que  la  grâce  des  fabhaux.  Je  ne  sais  guère  que 
M.  Heuri  Heine  à  qui  ce  sujfst  pourrait  convenir;  il  a  mieux  aimé  créer  aoa  peD^ 
sonnage  à  sa  fantaisie  que  de  l'emprunter  aux  chroniques,  et,  au  lieu  de  Tours 
des  fabliaux,  au  lieu  du  seigneur ^run,  nous  avons  ea  ^Ua-frolL  Quant  k 
M.  Giassbrenner,  dont  le  àyiauoeau  Remake  t'uehe  a  été  si  sévèremeol  inteixiity 
excommunié  et  mis  au  ban  de  la  Prusse,  je  erois  que  c'est  beaucoup  trop  d'hoa- 
neur  qui  lui  a  été  fait,  et  que. sue  héros  n'est  pas  un  assex  puissant  baron  pour 
mériter  de  telles  colères.  M.  Glassbrenner  est  sans  doute  un  homme  d'esprit,  os 
conteur  facile;  ce  n'est  pas  un  poète,,  ce  n'est  pas  im  artiste,  et  Ton  ehercberail 
vainement  une  sérieuse  quahté  littéraire  dans  les  cinq  ou  six  mille  vers  de  son 
épopée.  Voilà  la  seule  sentence  que  méritait  le  l^ouoeau  netneMe  Fuche. 


LA  POÉSIE  8N  ALLBMAGlfB.  555 

Je  ne  yeux  pas  cependant  terminer  ce  tableau  rapide  par  le  Unie  de  M.  Glass- 
brooner;  après  les  beaux  vers  de  M.  Maurice  Hartmann,  après  les  élégantes  fan- 
taisies de  M.  Ceibel,  et  même  apràs  les  intéressais  efforts  de  Léopold  Schefer  et 
réclat  désordonné  de  Charles  Beck,  ce  serait  demeurer  sur  une  oeuvre  trop  étran- 
jHère  à  la  poésie*  ie  suis  heureux  que  Rûckert  nous  ramène  vers  les  hautes  et  lu- 
iDÎneiiaes  légioas*  L'ittustre  poète  vient  d'ajouter  un  livre  nouveau  à  ses  splen- 
dides  étttdes  sur  la  poésie  oiieotaJe,  et  oe  n'est  pas  le  moins  précieux  de  tous 
flenx  qw'il  a  donnés  d^à.  Il  ne  s*agit  pas  d*flafiz,  d'Hariri,  ou  de  Dschelaleddin; 
rhidiile  éerivain  nous  tran^[N>rle  cette  fois  dans  les  temps  les  plus  recalés  de 
rArabie  <el  nous  en  déroule  les  origines  poétiques,  la  littérature  primitive,  lé- 
.gendes,  chansons,  fimgmeas  d'épopées,  tout  un  trésor  plein  de  nouveauté  et 
«l'éclat,  fi  7  avait  en  Egypte,  au  commencement  du  nc«  siècle,  un  poète  en  re- 
nom ,  Aba  Temmâm,  qui  vivait  à  la  cour  des  kaHfes  Abassides.  Abu  Tenimâm 
ttVitait  pas  seulement  un  chanteur  très  fèté^  c'était  un  audit,  et  il  recueillit 
«vec  beaucoup  de  soin  toates  les  chansons  des  aïeux ,  les  idKuidantes  richesses 
de  la  tradition  populanre.  Cest  te  recueil,  célèbre  dans  la  Mttérature  orien- 
tale sons  le  nom  de  ifamàse,  que  Tauteur  des  Gazelles  et  du  Jardin  des 
Jlfoses  vient  de  traduire  dans  sa  forme  étincelante.  On  peut  se  fier  aux  traduc- 
tiens  du  brillant  poète;  jamais  écrivain  n'a  manié  sa  langue  avec  une  plus  mer- 
vcHlleuse  souplesse;  sous  la  plune  de  ce  riche  et  industrieux  artiste,  les  roots 
'É*flluminentde  reiets  inattendus,  les  strophes  se  déroulent  comme  des  tissus  pré- 
cieux. Ce  nouvel  ouvrage  de  RûdDert  confirmera  sa  réputation  d'écrivain.  Il  nous 
«vaît  fiait  cornialtre  les  magnifiques  profondeurs  de  Dschelaleddin ,  les  folles 
ainours  du  joyeux  Hafiz;  aujourd'hui  nous  voyons  sortir  des  tentes,  dans  son 
■élégance  sauvage,  tonte  la  chevalerie  arabe.  Des  cavaliers  rapides,  le  cimeterre 
<an  poing,  traversent  les  vastes  solitudes,  les  nobles  chevaux  hennissent,  les  défis 
sanglans  sont  jetés  aux  édios,  et  les  épées  se  renvoient  des  éclairs.  L'horreur  de 
tout  oe  qui  est  bas,  le  mépris  de  la  lâcheté,  je  ne  sais  quelle  exaltation  témé- 
Taire,  en  un  mot  le  véritat)le  esprit  chevaleresque,  voilà  ce  qui  éclate  dans 
ces  fragmens  épiques.  Cest  un  présent  très  utile  que  Rûckert  vient  de  faire  aux 
lettres  sérieuses;  outre  le  mérite  d'une  traduction  supérieure,  outre  ce  rare  at- 
trait d^me  forme  accomplie,  je  dois  signaler  dans  ce  curieux  livre  les  vives  lu- 
mières qu'il  peut  répandre  sur  la  poésie  européenne  du  moyen-âge.  On  a  sou- 
vent parlé  de  l'influence  exercée  par  les  Arabes.  M.  Villeroaio,  avec  sa  vivacité 
fSoonde,  avait  indiqué  le  problème  aux  investigateurs  patiens;  depuis,  M.  Fau- 
viel,  étudiant  la  littérature  provençale,  a  consacré  à  ce  sujet  une  de  ses  savantes 
leçons;  j'ai  entendu  M.  Ampère  tr&iter  ce  point  difficile  avec  sa  sûreté  de  vues  et 
son  érudition  habituelles,  et  tout  réoenraient  M.  Delécluze,  dans  son  intéressant 
tvavatt  sur  RoUmd^  comparait  à  nos  poèmes  chevaleresques  la  célèbre  épopée 
arabe,  le  roman-poème  à^Âniar;  le  nouveau  recueil  de  M.  Rûckert  fournira  de 
nouvdles  ressources  pour  ce  débrouilleraent  de  nos  origines  poétiques.  Chose 
remarquable!  Abu  Temmâm  composait  le  Hamâsa  à  l'époque  même  où  Char- 
lemagne  faisait  réunir  tous  les  vieux  chants  germaniques.  Ainsi  se  rassemblaient 
à  la  fois,  d'un  côté  les  traditions  du  nord,  bientôt  disparues,  il  est  vrai,  mais  qui 
ont  laissé  chez  nous  quelques-uns  des  élémens  dont  se  formera  la  chevalerie, 
de  l'autre  ces  brillantes  inspirations  arabes  qui  pénétreront  en  France  par  l'Es- 
pagne et  contribueront  bien  puissamment  aussi  à  l'élégante  audace,  à  la  bra- 


S56  ■—  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

▼oure  éclatante  des  chevaliers  de  la  Table-Ronde.  Il  est  facile  de  saisir  dans  le 
livre  publié  par  M.  Rûckert  des  rapprochemens  lumineux  entre  cette  cheva- 
lerie arabe  du  ix''  siècle  et  celle  qui  va  se  former,  deux  siècles  plus  tard,  au  sein 
de  la  société  chrétienne. 

On  est  heureux  de  retrouver  dans  la  poésie  allemande  contemporaine  c^  belles 
études  qui  faisaient  jadis  sa  gloire.  Cest  une  bonne  fortune  de  voir  renaître  ce 
noble  souci  de  Fart,  ce  grave  enthousiasme  cosmopolite  dont  Goethe  a  été  le 
prêtre  majestueux,  et  que  les  mesquines  prétentions  de  nos  jours  ont  fait  re- 
pousser avec  dédain.  Est-il  permis  de  croire  à  ces  promesses?  nous  Tespérons. 
La  tyrannie  des  poètes  politiques  de  1840  est  déjà  ruinée;  la  lyre  reprendra  ses 
sept  cordes.  Tandis  que  Rûckert  continue  ses  études  orientales,  Uhland  recueille 
les  chants  des  Minnesinger;  avec  quel  soin  pieux,  avec  quel  sentiment  filial,  on 
doit  le  comprendre!  Ainsi,  avant  de  reparaître  sous  une  forme  plus  directe,  la 
poésie  des  maîtres  s'annonce  dans  les  travaux  sérieux,  dans  les  traductions  et  les 
recherches  lumineuses.  La  poésie  !  qui  pourrait,  en  effet,  y  renoncer  si  long- 
temps? N'est-elle  pas  le  besoin  le  plus  impérieux  des  âmes  élevées,  des  intelli- 
gences délicates?  Les  émotions  violentes  qu'une  littérature  suspecte  emprunte 
aux  passions  du  moment  ou  aux  vulgaires  appétits  ne  détourneront  pas  les  esprits 
de  la  pure  beauté,  de  Tidéal,  qui  ne  s'éteint  ni  ne  pâlit  jamais.  Si  l'hnagination 
se  tait,  si  l'art  sérieux,  l'art  divin,  se  cache  trop  long-temps,  on  va  chercher  ses 
traces  chez  les  plus  humbles  de  ses  disciples.  C'est  pour  cela  que  nous  avons 
interrogé  aujourd'hui  quelques  talens  aimables.  Certes,  on  l'a  vu,  tous  ne  sont 
pas  également  dignes  d'estime.  Je  désirerais  bien  que  M.  Geibel,  M.  Beck» 
M.  Schefer,  pussent  donner  les  mêmes  espérances  que  M.  Maurice  Hartmann;  je 
désirerais  trouver  dans  le  Prêtre  séculier,  dans  tes  Chansons  d'un  homme 
pauvre,  cette  maturité  vigoureuse,  cette  belle  alliance  de  la  pensée  et  de  la 
forme,  en  un  mot  cette  science  littéraire  qui  place  déjà  très  haut  l'auteur  de  la 
Coupe  et  rÉpée,  Ce  que  j'ai  voulu  surtout,  je  l'ai  dit  en  commençant,  c'était 
indiquer  une  situation  nouvelle,  un  retour  à  la  pure  poésie,  à  l'art  vrai  et  dés- 
intéressé, et,  bien  que  les  sentiers  meilleurs  n'aient  pas  été  ouverts  par  des  poètes 
du  premier  ordre,  nous  ne  devions  pas  négliger  d'y  suivre  la  Muse  immortelle. 
Son  ombre  même  est  douce,  a  dit  un  de  ceux  qui  l'ont  le  mieux  aimée.  11  faut 
espérer  pourtant  que  les  maîtres  reprendront  bientôt  la  parole;  il3  se  taisent 
au-delà  du  Rhin,  comme  en  France  Lamartine,  Alfred  de  Vigny,  Hugo,  de  Musset, 
et  ce  silence  est  fatal  aux  lettres  sérieuses.  Qu'ils  revhennent  à  leurs  projets 
inachevés;  que  M.  Henri  Heine,  que  M.  Anastasius  Grûn,  provoqués  par  tant 
d'appels,  que  M.  Freiligrath  et  M.  Herwegh,  effrayés  peut-être  d'une  victoire 
trop  éclatante,  tous  enfin,  qu'ils  reviennent  aux  belles  contrées  de  l'imagination! 
Ils  ont  encore  plus  d'un  effort  à  tenter  pour  la  durée  de  leur  nom,  ils  doivent 
aussi  plus  d'un  conseil  à  leurs  jeunes  successeurs. 

SAmT-RENÉ  Taillandiee. 


LE 


DON  JUAN  DE  MOLIÈRE 


AU 


THÉÂTRE-FRANÇAIS. 


Le  15  janvier  i84A,  Tédilité  parisienne,  assistée  de  Tlnstitut  et  suiTie  de 
tons  les  amis  de  la  poésie  et  du  théâtre,  inaugurait,  au  milieu  d'accla- 
mations respectueuses,  le  monument  réparateur  et  tardif  élevé  par  une 
souscription  nationale  au  prince  de  la  comédie  moderne.  Cette  année, 
à  pareil  jour,  les  sociétaires  du  Théâtre-Français  ont  eu  Theureuse  idée 
de  célébrer  le  225*  anniversaire  de  la  naissance  de  Molière  par  une  autre 
ovation  non  moins  éclatante,  quoique  toute  littéraire,  par  la  reprise  (on 
pourrait  dire  par  la  résurrection)  d'un  de  ses  chefs-d'œuvVe,  le  Festin 
de  Pierre.  Il  était  bien  temps,  en  effet,  de  restituer  à  Tauteurdu  Misan- 
thrope ce  précieux  joyau  de  sa  couronne  dramatique,  vendu  par  sa 
veuve  et  soustrait,  depuis  cent  soixante-dix  ans,  aux  applaudissemens 
de  la  foule.  L'ombre  du  grand  homme,  qu'un  poète  jeune  et  de  bonne 
espérance  a  évoquée  ingénieusement  ce  soir-là ,  aurait  pu  se  montrer 
flère  et  reconnaissante  de  ce  nouvel  hommage,  préférable  peut-être 
même  au  premier;  car,  si  les  statues  publiques  sont  la  digne  et  seule 
récompense  à  offrir  à  la  mémoire  des  grands  généraux  et  des  grands 
citoyens,  nous  n'imaginons  pour  les  poètes  et  pour  les  artistes  aucun 
hommage  plus  désirable  et  plus  flatteur  que  le  culte  intelligent  de  leurs 
ouvrages. 

TOMK  xsiu  37 


858  REYUB  DIS  JffilIX  MONDES. 

Grâce  donc  à  cette  heureuse  pensée,  conçue  et  menée  à  bonne  fin 
parla  Comédie^Française,  nous  avons  pu  yoir,  enfin,  représenter  avec 
tout  l'éclat,  tout  le  talent,  toute  la  pompe  même  de  décorations  et  de 
costumes  qu'un  spectacle  aussi  singulier  exige,  le  pur  et  vrai  Don  Juan 
de  Molière,  ce  drame  en  prose  et  pourtant  si  poétique,  où  la  réalité 
\  s'unit  au  merveilleux,  la  fantaisie  vî  l'observation,  Tironie  sceptique 
à  la  crédulité  légendaire;  drame  sans  modèle  en  France  et  resté  sans 
postérité  comme  le  Cid,  et  dont  les  beautés  irrégulières  font  clairement 
prévoir  ce  qu'aurait.produit  en.ce  genre  la  jnuse:française,.Suil  avait  pu 
lui  convenir  de  puisertplus  fréquemment  aux  «ources  romantiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quatre  ans  après  la  mort  de  Molière,  par  suite  d'un 
arrangement  pris  par  Armande  Béjart  avec  la  troupe  de  la^rue  Maza- 
rine  (i),  on  vit  tout  à  coup  la  prose  si  énergique  et  si  ner^-euse  de  Don 
Juan  s'aligner  en  assez  bons  alexandrins  sous  la  plume  honnête  de 
Thomas  Corneille,  et  ce  qu'on  a  peine  à  concevoir,  cette  médiocre 
copie  s'est  maintenue,  jusqu'à  nos  jours,  en  possession  du  théâtre,  à 
l'exclusion  de  l'original.  Quelle  a  doncpuêtre  larcause  ou  le  prétexte 
de  cet  arrêt  d'expropriation  Tendu  contre  un  grand  génie  au  profit 
d'un  talent  de  second  ou  de  troisième  ordre?  On  a  souvent  répété,  d'a- 
près La  Serre  (â),  que  le  Don  Juan  de  Molière  n'avait  obtenu  à  sa 
naissance  qu'un  assez  faible  succès,  àeause  surtout  du  préjugé  qui  ré- 
gnait alors  contre  les  comédies  en  prose.  Dans  la  chaire  du  Lycée, 
M.  de  La  Harpe,  avec  l'intrépidité  d'étourderie  qui  le  distinguait,  et  qui 
a  fait  école,  a  été  bien  plus  loin  encore.  U  affirme  que,  de  tous  les 
Ihn  J«a»<du  XVII*  siècle,  celui  de  .Molière  fiit  Je  seul  qui  ne  réussit 
pas.  aGe  n'est  pas,  sûoute-ri-il,  qu'iline  «valût  beauaoup  mieux  que  tous 
les  autres;  mais  il  était  en  prose,  et  c'était  alors  une  wmoeauU  sam 
exempfe.D  Leicritique.oublieletbéfttre  entier  deLa^Rive;,  kJ^idantjauè 
de  Cyrano,  U»  Pridewes,  et,  tant  .d'autres  exen^ples.  ^'in^porte;  il  coo- 
tioue:  aOan'imagtniiit^pasqu  unecoroédie  pût.n'dtre  paseovers,  et»te 
piice  tomba.  »  Le  registre ^manuscritdeiLa.Graage,(eonse7vé  dans  Je&a»* 
diiyefrdu  TliéâtrenFnmçais^.etcoDsuUési  tmiatueusement  parde  devatar 
biogrf4)he  de  MoUère,<danne  un  démenti  fonoelÀcette  as8ertion.vOnf 
Toit  que,  bien  loin  d'avoir  éprouvé  uneohiite,  ie/Wlnr^fe  iftfmfitom- 
posaîe^pectacle  à  lui.seul  pendant.qoinie  jours.eonséeutits,  et  fit  fiaiie 
à  la  comédie  un  égal  nombre.de  recettes  [très  productives  :  celle,  eobre 
autres,  de  la  cinquième  représentation  «'éleva  à  2,390 livres,  somme 
très  .considérable  pour  le  tenips.iCe  qui  .troubla  tout  d'abord  et  inteiw^ 
rompit  ^bientôt  le  succès  de  i/êiLa/uoti,  ce  furent  les  tempêtes  ^ouleviée^. 
par  le  cinquième  actei,  où  Je. libectio,àvbout.de  vices,:se  dr^pe^daïKiJo 

;(1)  fOo  pMtfoir  mie  qolUnccfde^lii^jMstlère^iioiioéeàlatroopede  la  tiie^Ma^^ 
Piurditobut^d»  iF^tMiffd  iPéértê,  ûtm  fU««lff<fv<Jhf  7MdifiHRraffi«iaif ,it.^lU ,  p^ «!• 
(S)  Mémoire  iur  laffUeiUê  ouvragu  de  MoUére. 


LK  DON  JCAN  D<  «OLIÈRS.  SSd 

manteati  coort  dé  Tartufe.  On  ne  peut  se  fiiiré  une  idée  dé  îa  fureur  du 
parti  dévot,  qqfand  il  vit  s'élever  contré  \xA  sur  la  scène  un  nouvel  ad- 
versaire, non  moins  habile  et  non  moins  redoutable  que  n'avait  éiii 
Pascal.  Un  avocat  an  parlement  de  Paris,  un  sieur  de  Rocbemont,^  s'ott<^ 
blia  jusqu'à  remontrer  au  roi,  dans  un  odieut  libelle,,  a  que  l'empereur 
Théodose  condamna  aux  hêtes  des  farceui^  qui  tournoient  en  dérision 
nos  cérémonies,  dans  des  pièces  qui  n'approchoient  point  de  l'émpoir- 
tement  qui  parolt  an  Festin  de  Pierre  (i).  »  On  aimerait  à  rencontrer, 
dans  les  écrits  contemporains,  des  renseignemens  exacts  sur  cette  lutte 
du  génie  contre  les  mauvaises  passions,  lutte  qui  commença  par  le 
Fesiin  de  Pierre,  et  dans  laquelle  jamais  Molière  ne  faiblit,,  ni,  ce  qjui 
est  plus  admirable  encore,  ne  dépassa  les  justes  bornes.  Malheureuse*- 
ment  on  ne  trouve  presque  rien  sur  Don  Juan  dans  les  recueils  elles 
correspondances  qui  tenaient  alors  la  place  de  nos  journaux.  Le  hfercure 
galant  ne  commence  qu'un  peu  plus  tard.  Loret,  l'auteur  de  laAfuee 
historique,  était  au  moment  de  clore  sa  Gazette  en  vers,  si  l'on  peut 
appeler  vers  un  bavardage  rimé  tel  que  le  sien.  Déjà  malade,  il  ne 
put,  dans  la  lettre  qui  parut  le  14  février,  la  veille  même  de  la  pre- 
mière représentation  de  Bon  Juan,  que  faire  l'annonce  de  cette  pièce^ 
un  peu  en  style  de  paillasse  : 

L*6fllroyablè  f^tm  é^  PHerre, 

9û  ftunewb  pai»  tiDutie  la^tettd^ 

El^liii  réufisisiaitisi  biem 

Sup  le  Tkéàêre-UaiUns, 

V«  oonuBencer  (2) .. .  « 

Nous  ne  possédons  malheureusement,,  pour  l'année  1465,  qu'ai» 
seule  lettre  de  H**  de  Se  vigne,  qai^  a'était  pas  encore  le  noble  et  déli- 
cieux feuilletoniste  de  l'aristocratie  du  grand  siècle,. et,,  dans  cette  letitoe 
unique,  elle  ne  s'occupe  que  de  Texil  de  Fou(|uet..Ouant  à  Guy  Patin  i^ 
dont  ou  était  en  droit  d'attendre  sur  oe  siyet  quelques  boutades,  en  sa 
double  qualité  de  médecin  (3)  et  de  libre  penseur,  il  n^en  dit  pas  le 
moindre  mot,. et  n'enregistre  même  pas  les  épigranunes  de  Sganarello 
contre  lé  vin  émétique,  et  pourtant^  six  mois  plus  tard ,  il  saluait  de  8& 
verve  railleuse  l'apparition  de  t  Amour  médKin,  qu'il  nomme,  par  une 
singulière  distraction,  l'Amour  malade. 

(1)  Loais  XtV  aurait  bieo  dû  sommer  ce  sâvant  homme  dh  prod^re  quelques  extrait» 
de  oe»  pièeet  du*  y*  siècle.  Leur  production  eûf  été  uu  m^rf^ittiBui  senrice  rendu  aut 
kttra». 

(S)  Cet  artioW  niest  pa»  le  deaÙÊ»ésla»Mmekl9imipte^OÊmm9^}B  ditetttHerfMrail 
Parfait.  La  damiàre  lettre  de  Uret  perte  ia4ale  du  iS*iMiS.  BMaei  eOBliniia  daii»lA 
même  style  cette  bizarre  gatette.. 

(8)  G'dt  dans  Itou  Juan  que  Molièra  commença  lés  hostilités oontrela  médecine. 


S60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Heureusement  Tbcmias  Corneille  nous  apprend  lui-même  ingénu- 
ment dans  un  avis  de  quelques  lignes,  placé  en  tète  de  Don  Juan,  ce 
qui  Ta  plus  particulièrement  engagé  à  mettre  en  vers  la  comédie  de 
U.  Molière.  Il  s'agissait  surtout  a  d'adoucir  certains  passages  qui  avoient 
blessé  les  scrupuleux.  »  A  vrai  dire,  en  effet,  le  remaniement  qu'il  en- 
treprit, et  qu'il  fit  porter  autant  sur  le  fond  que  sur  la  forme,  était  une 
sorte  de  traité  de  paix,  un  compromis,  un  armistice  entre  Don  Juan 
et  la  faction  dévote.  Cette  transaction,  hélas!  était  alors  nécessaire  pour 
rouvrir  la  scène  à  un  aussi  charmant  ouvrage;  mais  on  conviendra  que 
l'œuvre  diplomatique  et  toute  de  circonstance  accomplie  par  Thomas 
Corneille  s'est  maintenue  fort  au-delà  du  besoin.  De  1 677  à  1 847 ,  comptez 
les  années!  c'est  plus  que  n'ont  duré  les  traités  les  plus  vivaces,  celui 
d'Utrecht  y  compris. 

Il  faut  (on  nous  pardonnera  cette  remarque)  que  la  critique  du 
xvin*  siècle  ait  été  bien  indifférente  aux  gloires  du  xvu',  pour  n'avoir 
pas,  dans  ses  longues  années  de  toute-puissance,  réintégré  triomphale- 
ment sur  la  scène  le  texte  complet  du  Festin  de  Pierre;  mais  elle  ne 
paraît  pas  y  avoir  seulement  songé.  Tout  au  plus  s'est-elle  permis 
quelques  innocentes  chuchoteries  sur  la  suppression  de  la  scène  du 
pauvre,  dont  on  parlait  encore  avec  mystère  dans  ma  jeunesse,  comme 
d'un  morceau  de  très  haut  goût  et  de  grande  hardiesse  philosophique. 
Enfin,  le  progrès  des  idées  et  le  respect  dû  aux  chefs-d'œuvre  aidant, 
elle  vient  de  reparaître  sur  le  théâtre,  cette  courte  et  belle  scène  que 
n'aurait  pas  désavouée  Shakespeare;  nous  l'avons  vue  enfin  et  entendue 
tout  entière,  telle  qu'elle  a  jailli  de  l'ame  et  du  cerveau  de  son  auteur, 
telle  que  bien  peu  même  des  contemporains  de  Molière  ont  pu  l'en- 
tendre et  l'admirer;  et,  pour  comble  de  bonheur,  elle  a  été  interprétée 
d'une  manière  sublime  par  Ligier,  qui,  avec  quatre  ou  cinq  paroles 
sorties  du  cœur,  sans  cris,  sans  gestes,  a  ému  profondément  toute  la 
salle.  Eh  bien  !  pour  ma  part,  l'impression  que  j'ai  reçue  de  ce  curieux 
spectacle  a  été  tout-à-fait  différente  de  celle  que  j'attendais. 

On  a,  comme  on  sait,  disserté  à  perte  de  vue  sur  cette  fameuse 
scène;  on  a  répété  à  satiété  que  le  parti  des  scrupuleux,  comme  disait 
tout  à  l'heure  Thomas  Corneille  par  euphémisme,  n'osant  s'en  prendre 
tMivertement  au  cinquième  acte,  où  on  l'attaquait  de  front,  se  rabattit 
sur  la  scène  du  pauvre  et  la  fit  supprimer  dès  la  seconde  représenta- 
tion. Aujourd'hui ,  en  présence  de  cet  épisode  replacé  dans  son  cadre, 
on  ne  peut  plus  guère,  il  faut  le  dire,  syouter  foi  à  cette  vieille  histoire. 
D'abord  est-il  prouvé  le  moins  du  monde  que  l'autorité  soit  inter- 
v^iue  dans  les  changemens  faits  à  Don  Juan  du  vivant  de  Molière?  La 
Serre,  qui  est  en  ceci  la  grande  et,  je  crois,  la  seule  autorité,  dit  sim- 
plement, dans  son  Mémoire  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Molière,  «  qu'on 
fut  blessé  de  quelques  traits  hasardés,  que  l'auteur  supprima  à  la  se- 


UB  DON  JUAN  DE  MOUERS.  561 

oonde  représentation.  »  De  plus^  la  scène  dont  il  s'agit  a-t-elle  été  re- 
tranchée tout  entière,  ou  seulement  raccourcie?  Enfin  comment  faut-il 
entendre  ces  mots  un  peu  obscurs:  «On  fut  blessé?»  Qui?  le  parti 
dévot?  Assurément,  puisqu'il  répandit  contre  Tauteur  d'odieux  et  san- 
glans  libelles.  Aussi  quelques-uns  des  traits  qui  tombaient  le  plus  di- 
rectement sur  cette  faction  (le  mot  aujourtfhui,  par  exemple,  dans  la 
fameuse  tirade  sur  l'hypocrisie  :  «Aujourd'hui,  la  profession  d'hypo- 
crite a  de  merveilleux  avantages,  etc.  »  )  ont  été  évidemment  sacrifiés 
pour  donner  satisfaction  à  cette  cabale;  mais  se  plaignit-elle  seule? 
Pour  moi,  je  crois  que  des  plaintes,  et  des  plaintes  très  vives,  purent 
s'élever  encore  d'un  autre  côté.  Que  voyons-nous,  en  efTet,  dans  cette 
scène?  Au  premier  plan,  un  riche  et  insolent  libertin  qui  veut  se 
donner,  pour  son  argent,  le  passe-temps  d'entendre  un  pauvre  homme 
blasphémer;  d'une  autre  part,  un  valet  intéressé  qui  engage  l'homme 
en  guenilles  à  gagner,  à  si  bon  marché,  un  beau  louis  d'or  :  <x  Va,  va, 
jure  un  peu  ;»  puis  un  honnête  mendiant  qui,  ayant  au  cœur  la  crainte 
de  Dieu  et  le  sentiment  de  sa  dignité  qu'on  insulte,  répond,  sans  décla- 
mation, sans  hésitation,  simplement,  fermement:  «Non,  monsieur, 
j'aime  mieux  mourir  de  faim.  »  Que  fait  alors  le  libertin?  Pour  n'avoir 
pas  trop  à  rougir  devant  le  pauvre  honnête  homme,  il  lui  jette  la  pièce 
d'or,  en  ajoutant  avec  un  peu  d'emphase  :  «  Je  te  la  donne  pour  l'amour 
de  l'humanité,  a  A  qui,  je  le  demande,  appartient  ici  le  beau  rôle? 
Je  me  trompe  peut-être,  mais  il  me  semble  que  ces  derniers  mots,  pour 
l'amour  de  rhumanUéj  qui  n'étaient  entrés  que  très  récemment  dans  le 
vocabulaire  des  philosophes,  purent,  avec  une  apparence  de  raison, 
blesser  le  petit  cercle  de  libres  penseurs  amis  et  familiers  de  Molière, 
les  Bemier,  les  Hénaut,  les  Chapelle,  affiigés  de  trouver  une  locution, 
qui  n'était  encore  qu'à  leur  usage  particulier,  placée  dans  la  bouche 
d'un  aussi  indigne  et  aussi  abominable  scélérat  (1).  Je  crois  d'autant 
plus  volontiers  que  l'auteur  du  Festin  de  Pierre  sacrifia  aux  suscepti- 
bilités philosophiques  de  ses  amis  le  Irait  qui  termine  ce  bel  épisode, 
mais  ce  trait  seul,  que  nous  retrouvons,  dix-sept  ans  plus  tard,  la 
scène  entière,  moins  les  derniers  mots,  dans  les  exemplaires  non  car- 
tonnés  des  Œuvres  de  Molière  publiées  par  La  Grange  et  Ymot,  sur  les^ 
propres  manuscrits  de  l'auteur  (2),  d'où  l'on  peut  inférer  que  la  scène 
n'a  disparu  entièrement  que  sous  les  ciseaux,  ouverts  à  contre-sens, 
du  lieutenant  de  police  de  La  Reynie.  Cest  là,  je  l'avoue,  une  opinion 
assez  peu  prévue,  mais  qui  ressort  pour  moi  avec  évidence  de  l'effet 
produit  par  les  représentations  qui  viennent  d'avoir  lieu.  Chose  étrange  ! 
pendant  que  le  texte  original  d'un  des  chefs-d'œuvre  du  xvn«  siècle  pé- 

(i)  Dtns  la  pensée  de  Molière,  don  Juan  se  montre  ici  hypocrite  de  philosophie,  comme 
il  sera  hientôt  hypocrite  de  religioD. 
(i)  Voyei  tome  VD,  p.  177-179  de  redit  de  168S. 


riasBiti  emFràner  soufi  les  erigenœsr  de  ¥waM&  et'  liB9>fig«ienr9  d%iie' 
oeii8iire  joepte;  tons  «es  prédeunif  débtw  neur^taieBlI  censepréb  étow  fev 
li&lnie»efc  méprisables  repiK>dactioD6  9r 

jhllu  Fexistenee'  des^  éditione  frauduliNises'  d'Amstefdtnn,  4980,  ei^  dé^ 
Braxdl«9^  idMy  poror  qu*aa  xnr  rièclB,  le^denriersrMféun^dèSolière- 
aient  pn  nnus  rendce^nfinv  à  deus  cents  ans  d^kitervifi^,  te  testto«flî  pé^ 
Bfblemeo t  complété  >du  Festin^  de:  Piêrne  (i). 

Si  cattevésuiW^n  solèimeliedkrymZ)^ Jt««^ 
de Hofièse,  elle  a  beaucoup  moins*  heureosement  servi  la  renominés) 
de  Tbomas  Gemeille.  Il  n*y  a  eu<qu'une*yoir  dans  la  pre9se!ei^Ams'les> 
aftions'peur.  rendre  hommage  à  l'iia  et  rabaisser  Vautire.  Le*  bmve*fMfie 
de  Hevre  <ilomeiHe>  dont  les  vers,  pendant  tant  d'ànnébs^  avarant  pnn- 
tégé  eifaiiioubber  la  prose  de^Mblière;  celte  prose  eiquise;  quoiic^feûent 
diiàrlIencontreFénelon  etLa  Bhiyère  (2)>  est  devenu^  à  soti^tovr,  vk^ 
tûned'tiH deœs renremens  de  l'opinion  publique  qm poussenf^Ie^troK 
jusqu'à  Kinjustice.  Aussi  ai-je  rencontré  plus  d^tifi^ esprit  sérieux?  et  im"- 
partial  qui,,  tout  en>s'iaelinantdevant  Tétédentesupérierité  dte^l^arigitiai^ 
étaitloso  ée  condanmerabsolument,  et  sur  tous  Wpoîiitb,  l#traraftdll> 
traducteur.  Quelques-unes  de  ces  personnes  prétendaient  même  qu'ëni 
un  petit  nombre  de  cas  la  touche  un  peu  rude^woopiëtè  produisait  phiS! 
tfeffiBiaui  théâtre  que  les  traits  plus  déliée  du*  modèle.  Bne»ci4lu^ 
entre  antros,  la  seène^de  M.  Dimanche)  qui  teur  parsôssait,  te^jMrs^an* 
point  xlè  vue  de  l'optique^théâllMile,  a<¥oir  gayoéquelquexboseî^  la^oeo»^ 
péralkm  de  Thèmes  Gorneillei  Pourmoi',  jereeonoai^bmrvototitlers^lQ^ 
laettiléTeaiarquable,  et  même  le  t&lent  trèfle  réel,  qu'ai  d^ojéritaiitttt 
Teraiftealear  dans  racoomplissement  de  cette  tâche*  ingrate^'  maiâ»  jene* 
puis  lui  pardonner  d'avoir  déningé  l'économie  de  cette  compositioD) 
dleni  anoir  méconnu  les.  proportions  et  affaibli  la  portée  philosophiqM* 
et  movalft  Je  conçois  que,  ponr  arriver  à  la  concffiatîon  qu*il'  avait  en 
vuev ii'.aâi dft faire  le  sacrifice- de' plusiefurs scènes^  dont  tedëSMUf élàitt 
trop>mantfeste  et  Itdd^sM  écrite  trop  cibirement,  eelte^  par*  eiem<pfe> 
où  rinoDRDigible  dueUiste,  devenu  bmt  à  covp  Asuim^'AMef»,  meteo 
aotion  la  septième  lettre  dès  Pnnmmalbs,  et  pratique^  avee  un'aptomb* 
eÉ^uW'  aisance  consommés,  les  maximes^  de  restrictfbu  menlaie  et'  dé 
direction  cEiotentio»  reoQmmandéés>,  en^  pareille  eireonstance,  par  F^ 
tmift  Hmrtado.  A  l'appel  du  firèro  de  dtae^  BlVîre,  il  répcmd  :  ««fous 
aÊÊfen  que  je  ne  manque  point  dé  ccnnr  et  qu&  je  sass'm^-sepnrdii'aioa 


(1)  En  lSi3,  Bt  Simonin) publia  poorlvpreimàmri^is^  tfivrtarédiiira'da^ 
scènes  que  Ton  croyait  penluesi»  Voj.  MolUrs.eammÊniéiS^vQL  ■n^Sit 

(2)  Jetons  un  voile  sur  ces  tristes  aberrations  de  goût,  et  tâchons  d'oublier  que  Féneton 
a.  déclaré  VAvan  «  uumds  nud^  écrit  que  lei.  pièwi  de  liaulenrqgb  tMiteeotfar%.  m  fet  qne 
La  Bruyère  impute  au  style  de  Molière,  vers  et  pros^  d*tea  «BtMlik«r( 
barbarisme.  » 


UB  DON  JUAN  DE  MOLIÂRK.  K63 

épéé  qmnd  it  lefant.  Je  iii' en  Tais  passer  tout  à  l'heure  dans  cette  pe- 
tite irae  écartée  qui  mène  au  grand  ^couvent;  mais,  pour  moi,  je  vous 
déclare  que  ce  n'est  pas  moi  qui  me  veux  battre:  le  ciel  m'en  défend  la 
feDéée,et/si«vms'm*altaquez,  nous  Terrons  ce<qui  en  arrivera.  »  — ^Je 
«onçdiBqtl'on  ait  étèoUi^  de  faire,  en  4677,  des  retranctaemens  aussi 
ttehe»^  oiBK'oe  quime  fiaralt  te' tort  grave  et  personnel  du  traducteur, 
C'^M'd'avoir  i^mpli  ces  vides  si 'regrettables  par  des  inventions  corn- 
nittBeB<etprO(ifes  eeiflemeut  à  faire  perdre  de  vuéle  dessein  et  la* haute 
liensée  de  Vauteinr.  &  effets  en  empruntant  à  Tirso  de  Molina  sa  ter- 
ffittte  Mgenée  et^en^expesaiit,  dans  ce  cadre  fontastique,  les  Joyeuses  et 
Imtltd^fiSiomfaNftl^distraâtions  d'une  vie  toute  delibertinage  et  de^cri- 
mes,  que^s^eàt propose  Molière?ll  a  voulu  rendre  sensiUe  àtons  la  toi 
de  pn)gR»sion,  en  quelque  sorte  ^fàAale ,  qui ,  de  'vice  en  vice ,  con« 
duit  on  «Jenne  ^no8?atter'  èe  distinction  au  comble  ide  la  perversité.  *I1 
BDWtnfOBtre/dfâ^rd  don  luan  abusant  xle  tous  'les  dons  de  la  lèrtune 
ai  de  la  > jeunesse,  pais  dherehant  un  odieux  passe-temps  dans'lapra- 
fâque^asridnefde  la«éduetion,  d*eù  sortent  inévitablement  les  duels,  les 
ifq}to,4eB  paqures;  iiie^t  arrivent  l'impiété,  les  sacrilèges,  à  leur 
•iritB  r4mpMbité'insotente«et  le  mépris  de  Tautorité  pëtemelle ;  enfin, 
pour laohever,  survient  ie^seul  vice^qui^lui  manquât,  ^hypocrisie,  qui 
féunUfen^teseiileliNiSKles autres  viees,'et'après  laquelle 41  n^  a  phrn 
que  la  damnation.  Aussi, 'esfr^e  lorsque  don  Juan  a  gravi  4XUe  der- 
nià8eaiima<de^la  pervenité'que  la-colàre  du  ciel  éclate,  que  le  martyre 
tetombeam^s^ébrBiileret  qîl'mie  «tittue (le prodige  paraît  leroyaUlef)) 
dncend'de  son:niBU6otée  et  vient  brûler  de  sa  main- de '^œ  le  cœmr 
âu'réproiivé.<On  eonçoit  ce'qull  ya  de  grandeur  dans  ta  pehiture  de 
oÉttetécheUe-afleendûite  des  vices,  de^ees  degrés  qu^on morite  fotàle- 
nMttletau  bouidesqualsBStrabtme.  Cest  la  Fidée  terrible  et  pro- 
fonde que  (le^grandeomique  jUiilosophe  a^u'couvrir,  sans  la  cacher, 
daitoates^es^fleurB^ito'  sa  trieuse  'gaii^.  Thomas  ^Corneille  '  t^t'il  eon^- 
serve  cette  gradation  si  importante?  Nullement  (1).  En  échange  des 
S4iènaa(capîtaieBi  qu'il la^retianohées,  il  mous  dcmnelesFfttss^amez  jolis 
de  Léonor  et  de  sautante  Pascale,  c^t-à*^ire  qu41  ^oiite  un  nom  de 
jttus  à  la  Me  des  conquêtes  et  des  victimes  de  don  Juan.m,  comme  si 
é'étàit  de.sa.part  un  parti  pris  d'amoindrir  la  portée  de  la  catastrophei 
il  fait  intervanir  Ja  statoe  'vengeRssse  à  point  <nommé  ^pour  «empèdier 
la  eoneluikmid'tusie  des  miUe  et  une^mmoureties'du^héros,  vroiepeccii^ 
dilleBSBnpémeiit  dans  une  vie  aussi  ilbominable.  En  résumé,  respec- 
tons l'œuvre  de  Thomas  Corneille  entreprise  dans  une  intention  louable 
et  'exécutée  avec  xme  dextérité  de  versification  souvent  heureuse;  4naia 

<(l)'noriinim,'Bmiu  n'trigi^comédie  intitulée  le  'Festin  de  Pierre  ou  V Athée  fou^ 
IhTDytf »'Jmiée  àXyoti  en  WK  et  on  peu  plus  tard  à  Paris,  n*a  pas  non  plus  très  bien  ob- 
«erré  la  gniMIon  ides  crimes. 'Bïait  délmter  son  héros  par  le  parricide. 


1 


5(>4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

replaçons-la  pour  toujours  dans  nos  bibliothèques,  et  étudions,  au  grand 
jour  de  la  représentation,  la  vraie,  la  poétique,  la  profonde  création  du 
maître. 

Je  dis  création,  sans  prétendre  en  aucune  manière  nier  les  drcHts  de 
l'Espagne  à  l'invention  de  la  légende,  non  plus  que  ceux  de.TirsQ  de 
Molina  à  Tbonneur  de  lavoir  le  premier  réalisée  dans  un  drame.  U  est 
fort  douteux  que  Molière  ait  jamais  lu  Tirsp  de  Molina.  Ëh  I  qu'im- 
porte? U  a  connu,  à  n'en  pas  douter,  la  traduction  du  drame  espagnol 
jouée  sur  la  scène  italienne  de  Paris  (1),  où,  grâce  à  la  figure  de  éUm 
Pierre  et  à  celle  de  son  cbeval,  elle  fit  courir  toute  la  ville  (2).  Mais 
jusqu'où  Molière  a-t-il  porté  ses  emprunts?  que  doit-il  en  fin  de  compte 
au  drame  espagnol?  La  légende  funèbre,  —  dont,  cert^ ,  je  n'es- 
saierai pas  d'amoindrir  la  poétique  originalité; — voilà  tout.  Sauf  la  sta* 
tue,  tout  dans  le  Dan  Juan  français  appartient  à  Molière.  Et  encore  en 
a-t-il  usé  fort  librement  avec  la  statue  du  commandeur.  U  a  retranché 
la  moitié  de  son  rôle,  et  il  a  bien  fait.  Dans  Tirso  et  dans  le  traducteur 
italien,  le  mort  soupe  deux  fois  avec  son  meurtrier,  la  première  fois 
comme  invité,  d'où  vient  le  second  titre  de  la  pièce  espagnole  el  corn- 
bidado  de  piedra  (3);  la  seconde  fois  chez  lui,  c'estrà-dire  dans  l'église 
des  Franciscains  de  Séville,  sous  les  voûtes  de  sa  chapelle  sépulcrale. 
La  légende  que  chacun  savait  par  cœur  en  Castille  l'exigeait  ainsi.  Ce 
second  repas  s'accomplit,  dans  la  comédie  de  Tirso,  sur  unedaUe  hu- 
mide enlevée  d'une  tombe.  Le  poèto  déploie  dans  ce  banquet  le  plus 
grand  luxe  d'inventions  lugubres.  Le  service  se  fait  en  noir;  le  menu 
consiste  en  scorpions  et  en  vipères;  le  vin  est  du  fiel;  pour  toute  mu- 
sique ,  des  voix  étranges  et  formidables  sortent  des  quatre  piliers  qui 
soutiennent  le  mausolée  et  chantent  ^n  lent  De  profundis  (4).  Quaiid 
les  chants  ont  cessé,  la  foudre  éclate,  la  terre  s'entr'ouvre  et  engloutit 
à  la  fois  don  Juan,  la  statue  et  la  chapelle.  Molière,  comime  on  sait, 
et  après  lui  Mozart,  n'ont  pas  admis  dans  leurs  drames  ce  second  repas, 

(1)  Je  crois,  flans  pouvoir  rafQrmer,  que  le  Don  Juan  italien  qui  fut  joué  i  Paris  fers 
1657  était  II  Convitato  di  pietra  del  Giacioto  Andréa  Gicoguini. 

(2)  C'est  ce  que  nous  apprend  de  Viliiers,  un  des  acteurs  de  Thôtel  de  Bourgogne,  qui 
fit  jouer  en  1659  la  première  imitation  de  la  pièce  italienne.  On  a  eu  tort  d'inférer  du 
titre  de  Festin  dé  Pierre,  conservé  par  Molière,  qu'il  avait  mal  compris  le  titre  espagnol 
El  Burlador  dé  Sevilla  y  combidetdo  de  piedra.  Molière  n*a  fait  qu'adopter  le  titre 
mis  à  la  mode  par  de  Villiers  et  Dorimon,  lesquels  s'étaient  conformés  eux-mêmes  au 
pr^ugé  populaire  des  Parisiens,  qui  croyaient  que  l'original  de  la  statue  se  najmmait  don 
Pierre, 

(3)  Cette  paKîe  du  titre  ne  se  trouve  pas  dans  toutes  les  éditions;  je  le  donne  d'après  une 
fort  ancienne  que  j'ai  sous  les  yeux.  On  a  eu  tort  d'accuser  Voltaire  de  ravoir  inventée. 

(i)  Ce  dernier  détail  n'appartient  pas  à  Tirso  de  Molina;  il  est  de  llaveution  de  Za- 
mora,  qui  a  refait  la  pièce  originale  au  commencement  du  dernier  siècle.  C'es|  au-;- 
jourd'hui  cette  pièce  arrangée  que  l'on  représente  ordinairement  en  E^pagoe. 


LB  DON  JUAN  DE  MOLIÈRB»  565 

sans  doute  parce  qu'ils  ont  pensé  que  remploi  redoublé  d'un  ressort 
surnaturel  ne  peut  avoir  qu'un  effet  languissant  sur  l'imagination. 

n  est  de  tradition  et  consigné  dans  tous  les  historiens  dramatiques 
que  Molière  n'a  entrepris  le  Festin  de  Pierre  qu'à  contre-cœur  et  en- 
ta*ainé  par  les  instances  de  sa  troupe.  Je  n'ai  qu'assez  peu  de  foi  dans 
cette  anecdote  y  qui  me  paraît,  comme  beaucoup  d'au  très,  être  le  ré- 
miltat  d'un  quiproquo  (i).  A  la  manière  indépendante  et  hardie  dont 
notre  grand  comique  a  pris  possession  de  cette  fable,  à  voir  comme 
il  domine  et  manie  en  maître  ce  nouveau  genre  de  drame,  on  n'aper- 
çoit pas  la  moindre  trace,  soit  de  dégoût,  soit  de  contrainte.  Au  con- 
traire, la  critique  attentive  demeure  émerveillée  en  voyant  avec  quelle 
sûreté  de  coup  d'œil  et  quelle  souplesse  de  génie  Molière  comprit  et 
pratiqua  tout  d'abord  les  conditions  d'un  genre  auquel  il  s'appliquait 
pour  la  première  fois.  En  effet,  il  change  sans  hésiter  toutes  ses  habi- 
tudes de  composition ,  il  prodigue  les  scènes  épisodiques ,  et  multiplié 
les  personnages  qui  entrent,  sortent  et  ne  reviennent  plus,  mais  lais- 
sent sur  le  tissu  du  drame  l'empreinte  de  leur  passage.  N'est-il  pas,  par 
exemple,  bien  remarquable  que  la  plus  belle  scène  de  Don  Juan,  celle 
qui  vient  d'être  saluée  d'applaudissemens  unanimes,  soit  précisément 
cette  scène  du  pauvre ,  conçue  et  exécutée  par  Molière  dans  le  senti- 
ment le  plus  juste  et  le  plus  vrai  du  drame  romantique  (â)? 

La  flgure  même  de  don  Juan ,  et  c'est  là  le  point  capital ,  sort  d'un 
tout  autre  mode  de  création  que  celles  des  héros  ordiqaires  de  nos  co- 
médies classiques.  Don  Juan  n'est  pas  un  type,  ce  que  nous  appelons 
un  caractère;  ce  n'est  pas  le  Libertin,  c'est  un  libertin;  ce  n'est  pas 
V Athée,  mais  un  athée;  c'est  un  homme  livré  à  tous  les  soutQes  de  la. 

(1)  De  Villien,  Taateiir  du  Ftêtin  de  Pierre  ou  le  Fils  criminel,  joué  en  1659,  et, 
dont  nous  avons  déjà  dit  on  mot,  assure,  dans  la  préface  de  sa  pièce,  qu*il  ne  Tentreprit 
qu'à  la  sollicitation  de  ses  camarades  de  Thôtel  de  Bourgogne,  infatués  de  ce  beau  titre 
de  Fesîin  de  Pierre  et  du  succès  qu'obtenait  sur  la  scène  italienne  la  figure  de  don 
Pierre  et  de  son  cheval.  Ce  siget  conserva  si  long-temps  la  vogue,  que  Rosimont  (qu*it 
ne  faut  pas  confondre  avec  Dorimon)  le  traita  encore  en  1669.  Sa]  pièce,  intitulée  le 
Nouveau  Festin  de  Pierre  ou  l'Athée  foudroyé,  fut  jouée  par  la  troupe  du  Marais,  de 
laquelle  Tautenr  faisait  partie.  Pour  éviter  les  clameurs  qu'avait  suscitées  la  comédie  de 
Molière,  cal  honune  de  ressource  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  supposer  païens  tous 
ses  personnages.  J*^outerai  que  Goldoni  a  fait  jouer  à  Venise,  pendant  le  carnaval  de 
1736,  Don  Giovani  Tenorio,  o  sia  il  dissoluto.  On  voit  dans  cette  comédie  la  statut 
du  commandeur  placée  sur  le  mausolée,  mais  elle  ne  parle  ni  ne  marche,  deux  actions 
extravagantes  et  invraisemblables,  comme  Goldoni  rétablit  victorieusement  dans  sa  préface. 

(t)  M.  de  Scblegel ,  à  qui  il  appartenait  de  faire  cette  remarque,  n'a  pas  même  men- 
tionné le  Festin  de  Pierre  dans  le  chapitre  qu'il  a  consacré  i  Molière.  Il  n'a  dit  inci- 
demment un  mot  de  cette  pièce  qu'à  Toccasion  de  nos  imitations  du  théâtre  de  la  Péninsule, 
et  remarque  seulement  qu'à  la  Cfiçon  dont  Molière  a  traduit  le  titre  de  1 1  pièce  de  Tirso, 
on  peut  juger  qu'il  n'entendait  guère  Tespagnol.  Nous  avons  apprécié  i>ius  haut  la  jus* 
tesse  de  cette  critique. 


566  BEyUB  DE&  DEII£  nomBk, 

mobilité  humaine;  ce  n'est  pas  un  rdfe  conséquent  et  Jogîqiie;^l4uiHHi 
rétudie  de  près,  et  moins  on  peut  concilier  tantydecûDtrastas^.AuMî 
combien  de  jugemens,  de  portraits,. d'esquisses ,, ont :|MvéteQdu^saisir 
les  traits  de  ce  protéel  combien.de  dissertations^.<le  préfaces!! qpa) de 
prose,  que  de  yers  pour  TanaljFser,  rinterprétar^  Je  %  compléter.!  :0a  a 
écrit  et  disputé  sur  don  Juan  oomme  sur  un.  personnage  réel  ,.comiiia 
sur  Richelieu,  sur  Pascal,  sur  Voltaire,  ajoutons  oomme  sur.  Hamletiei 
presque  toutes  les  autres  figures  de  Shakespeare,,  sœurs  de  don  Imuk 
par  leur  mode  de  création.  Et  qu'on  ne  dise  pas  q^ie y  iattrifauee  indues* 
ment  à .  Molière  tout  le  bruit  qui  s'est  fait  autour  de  don  Juan,,  lois^ 
que,,  pour  être  juste,  je  devrais  en  reporter  L'homieur  à.Tirso  de.Ilo-t 
linal  Qui  donc,  il  y  a  quarante  ans,  connaissait,  seulement  de  noor^, 
Fray  Gabriel  Tellez?  Combien  pçu  même  aujourd'hui  le  connaissentSt 
Don  Juan  Tenorio  n'est  qu'un  type  local.  Le.i>on.J'tiait:d6.1k)liène  ai 
seul  fasciné  l'Europe.  D'autres  sans  doute  y  ont  i  ajouté  des  traits  e»pisi 
et  nouveaux  ;  mais  c'est  Molière  qui  île  premier  a  faitde  ce  liberlin^  juârr^ 
que-là  vulgaire,  quelqge  chose  de  formidaUe,  desédiûsantetiderare^ 
en  mêlant  quelques  gouttes  de  philosophie.àlieQucoup  de  vices,  à'beaur^ 
coup  d'esprit  et  à  beaucoup  d'élégance. 

La  Comédie-Française  n'a  rien  négligé  pour  procurerau  poUicla» 
jouissance  complète  de  ce  chef-d'œuvre,  et  nous  rendre,- dans  sa  fralr- 
cheur ,  p;*emière ,  ce  drame  sur  lequel  ont  pesé  près  dedeux^ièdesde 
silence.  L'élite  de  la  Comédie  s'est  partagé  les  rôles^.  Remarquons,  eut 
passant,  que,  par  suite  de  l'ancienne  habitude  déjouer  la.  pièce  en  vei^,, 
les  acteurs  ont  eu  à  surmonter,  en  cette  circonstance,  une  difficulté  quii 
se  présente  bien  rarement;  ils  n'ont  pas  eu  seuleriieiiti. comme  tou^oHns;! 
des  rôles  à  composer  et  à  apprendre  :  ils  ont  eu,  ce  qui  est  peut-être  plus 
difficile,  des  habitudes  à  perdre  et  des  rôles  à  oublier.  GefTroy,  qui  jpuait 
pour  la  première  fois  le  rôle  de  aon  Juan,  l'a  composé  avec  beaucoup, 
d'art,  et, n'y  laisse  à  désirer  qu'un  peu  plus  d'abandon  et  de  gaîeté.  J'ai* 
dit '.plus  haut  quel  grand  et  légitime  sueoès  Ligier  a  (ri)tenudafis  le  petit 
rôle  de  Francisque,  le  mendiant  sublime.  Quelques  personnes  ont  re- 
gretté qu'il  ne  se  soit  pas  montré  de  préférence  dans  le  rôle  demi-tra- 
gique de  don  Louis^  ce  Chrêmes  iratm,  si  proche  parent  du  père  du< 
Menteur.  11  nous  semble  qu'entre  ces  deux,  choix  r^artiste,  bien  avisé , 
afait  le.  meilleur  et  le  plus  habile.  Pour  mot,  j'aurais  encore  mieux 
aimé  qu'il  eût  entrepris  les  deux  tâches.  Elles  seraient  possibles  et  d'un 
grand  eflfet.  En  se  montrant  aussi  éloquent  interprète  de  l'honneur  du 
gentilhomme  que  de  la  conscience  blessée  du  pauvre,  il  serait  bien 
certain  de  doubler  nos  plaisirs  et  son  triomfdie.  W^  Yolnys,  chargée 
dapersonnage  sacrifié  d'Elvire,  qui  ne  parait  que  deux  fois  pour  faire 
d'mners  reproches  ou  donner  d'austères  conseQs  à  son  amant,  mérite 
dès  éloges  tout  particuliers  pour  le  parti  que  soû  talent  a  su  tirer  de 


cette  tâche,  n  est  impossible  d'avoir  plus  de  naturel,  plus  de  grâce,  et 
d*introduire  plus  de  nuances  délicates  et  Tariées  dans  une  situation  qui, 
pour  toute  autre,  aurait  été  monotone.  Charmante  sous  le  costume  vil- 
lageois, 1F*'>  Brohan  a  fait  assaut,  avec  Régnier,  d*entrain,  de  gaieté  et 
de  franche  passion.  On  ne  saurait  mieux  rendre  qu'ils  ne  Font  fait  l'un 
et  l'autre  cette  naïve  pastorale  du  second  acte,  comparable  aux  plus 
charmantes  égfiqgiies  d^  !l'ant|quité. 

Que  dirai-je  de  la  mise  en  scène,  si  ce  n'est  qu'elle  égale  le  soin  ap- 
porté à  tout  l'ouvrage?  Je  regretterais  pourtant  la  beauté  des  décorations 
de  Ciceri ,  qui  allongent  un  peu  les  entr'actes ,  si  l'on  n'avait  eu  la 
bonne  idée  de  les  remplir  par  quelques  morceaux  de  Mozart.  On  a, 
d'ailleurs,  poussé  le  respect  pour  les  moindres  indications  venues  de 
Molière,  jusqu'à  faire  apparaître  au  cinquième  acte  le  fantôme  d'une 
femme  voilée  qui  se  transforme  tout  à  coup  en  une  figure  du  Temps, 
avec  sa  faux  à  la  main.  J'avoue  que  je  ne  comprends  ni  le  but  ni  la  con-> 
venance  de  cette  apparition  mythologique  dans  une  pièce  fondée  sur 
le  merveilleux  chrétien. 'Cette  vision  ne  me  paraît  se  lier  à  rien  dans  la 
pièce,  à  moins  qu'elle  ne  soit  l'annonce  emblématiqife  de  la  mort  d'El- 
vire;  mais  alors ^poui^uoi  le  Temps  avec  sa  faux?  Quoi  qu'il  en  soil^  il 
lêtàit.de'bon.goût  de  se  conformer  à  la  volonté  certaine  de Holiàre.  Je 
ne  puis  couvrir  de  Ja  jnème  excuse  la  fantasmagorie  finale  qui  lOMam 
noootcq,  jdecrièceJa^azed'unAEanqparent,  don  Juan  llvfé  tau  lau^ 
fjenfiar.Daiis  J«  CbwM  dstpéerre,  qfxejBS  ccMuédiess  italiens  jonaient  A 
Sêm,  len  16^  ik  «denûàiBAoèDe  (de>  la  jiièoe  montrait  aux'speetaleurg 
don<âio«aai«u4Qndjdeil^eirfer>qin  ^primait  m  vers  (quoique  tout  te 
«este  4e  4a  ^ee<  Mi 'en  pnose)  ses  souffrances  et  son  reperitir.  Volière 
n'a  pas  jugé  à  propos  de  oonc^lure  aussi  tristement  la  sienne.  Après 
rémdtionTapide  cansée  par'la'tragique  catastrophe,  il  se  hâte  de  ren- 
trer dans  le  ton  de  la  comédie,  et  accumule  les  burlesques  exclama- 
tions dans  la  bouche  de  ISganarelle.  U  est  évident  que  Molière  a  voulu 
que  sa.piècese Jterininât'par,le «rire. 

Ghar&is  llAfiraN. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  janTier  1847. 


La  pratique  du  gouvernement  représentatif,  tout  en 'étant  favorable  à  la  paix, 
porte  inévitablement  une  certaine  agitation  dans  les  relations  diplomatiques. 
Entre  des  peuples  qui  ont  une  tribune,  toute  guerre  qui  n'aurait  pour  elle  ni  la 
nécessité  ni  la  justice  est  impossible.  Quand  le  bon  sens  public  et  l'intérêt  gé- 
néral ont  la  parole  et  disposent  du  budget,  il  est  interdit  à  qui  que  ce  soit 
d'entraîner  un  pays  sans  son  aveu  dans  de  périlleux  hasards.  (Test  là  un  des 
principaux  bienfaits  du  régime  constitutionnel ,  et  en  même  temps,  néanmoins, 
la  publicité  des  débats  politiques  tient  de  peuple  à  peuple  les  esprits  en  éveil, 
et  leur  inspire  une  susceptibilité  qui  va  parfois  jusqu'à  l'irritation.  Si  on  inter- 
roge au  fond  les  dispositions  de  la  France  et  de  l'Angleterre  à  l'égard  l'une  de 
l'autre,  on  les  trouve  plus  pacifiques  que  jamais.  Assurément,  des  deux  côtés, 
on  tient  plus  à  la  paix  qu'il  y  a  seize  ans.  On  en  a  constaté  tous  les  avantages, 
et  tous  les  intérêts  en  ont  fait  entrer  la  durée  dans  leurs  calculs;  mais  ce  n'est 
pas  tout  que  de  conserver  la  paix:  on  entend  aussi  l'exploiter  à  son  profit,  et  sur- 
tout n'y  pas  trouver  de  mécomptes.  Lorsque  la  France  apprit  la  convention  du 
i5  juillet  1840,  lorsqu'un  an  après  elle  eut  connaissance  du  traité  relatif  au 
^roit  de  visite,  elle  protesta  vivement,  et  non  sans  raison.  Cependant,  en  4843, 
en  1844,  les  deux  gouvernemens  échangèrent  d'éclatantes  démonstrations  de 
bienveillance  et  d'amitié.  Aujourd'hui ,  est-ce  vraiment  le  tour  de  l'Angleterre 
-de  se  plaindre  de  nous?  Sans  la  séparer  de  son  gouvernement ,  tout  en  recon- 
naissant que  le  ministère  whig  est  en  ce  moment  le  représentant  légitime  de  la 
'Grande-Bretagne ,  il  est  permis  d'affirmer  que  les  récriminations  consignées 
dans  les  dépèches  de  lord  Palmerston  ne  sont  pas  l'expression  d'un  ressentiment 
national.  S'il  en  était  autrement,  n'eussions-nous  pas  trouvé  dans  le  discours 
prononcé  par  la  reine  d'Angleterre,  à  l'ouverture  des  chambres,  un  indice, 
un  écho  des  senti  mens  du  peuple  anglais?  Si  la  nation  n'eût  pas  été  si  indiffé- 
rente,  le  cabinet  whig  eût  été  moins  réservé. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.         —  S89 

Dans  TafTaire  des  mariages  espagnols,  il  n'y  a  aucun  intérêt  légitime  de  I'Aik 
gleterre  qui  soit  menacé,  rien  ici  n'est  enjeu  que  Tamour-propre  de  sa  diplo- 
matie, ce  qui  revient  à  la  question  de  procédés,  que  nous  posions  il  y  a  quelques 
semaines.  Nous  n'éprouvons  aucun  embarras  à  la  traiter  à  fond  et  avec  franchise» 
en  présence  des  documens  français  et  anglais  distribués  aux  parlemens  des  deux 
pays,  documens  qui  embrassent  line  période  de  cinq  ans,  depuis  le  16  mars  4842 
Jusqu'au  25  janvier  1847.  Cette  dernière  date  est  celle  d'une  note  toute  récente 
de  M.  Guizot  en  réponse  à  lord  Palmerston,  note  qui  est  en  ce  moment  même 
communiquée  aux  deux  chambres.  Nous  allons  bientôt  y  venir. 

Le  gouvernement  français  a-t-il  manqué  de  procédés  envers  l'Angleterre?  A-t-fl 
été  avare  de  ces  ménagemens,  de  ces  concessions  qui  témoignent  d'un  sincère 
désir  d'entretenir  avec  un  allié  des  relations  vraiment  amicales?  Dès  l'origine 
des  négociations,  le  chef  de  la  dynastie  de  1830  renonce  de  son  propre  mouve- 
ment à  la  main  de  la  reine  d'Espagne  pour  un  de  ses  fils.  Puisqu'il  est  question 
de  procédés,  en  voilà  un,  ce  nous  semble,  dont  il  est  difficile  de  nier  la  valeur. 
Beaucoup  d'Espagnols  souhaitaient  que  M.  le  duc  d'Aumale  épousât  la  reine  Isa- 
belle; à  ce  sujet,  le  gouvernement  français  fut  sollicité  vivement  :  il  résista  à  ces 
instances  et  à  la  tentation  de  couronner  presque  un  autre  Philippe  V.  Pouvait-il 
donner  à  l'Angleterre  un  gage  plus  certain  de  la  politique  conciliante  et  modérée 
qu'il  se  proposait  de  suivre?  Voici  un  autre  fait  qui  n'est  pas  moins  considérable 
pour  juger  la  question  des  procédés.  A  toutes  les  époques,  dans  toutes  les  phases 
des  négociations,  nous  voyons  la  France  proposer  à  l'Angleterre  l'action  com- 
mune; notre  gouvernement  avait  cette  pensée,  et  cela  ressort  de  tous  les  docu- 
mens diplomatiques,  que  la  France  et  l'Angleterre  ayant  ensemble  conclu  le 
traité  de  la  quadruple  alliance,  ayant  ensemble  garanti  le  trône  de  la  reine  Isa- 
belle, devaient  ensemble  l'afTermir,  en  agissant  de  concert  dans  l'importante 
affaire  du  double  mariage  de  la  reine  et  de  sa  sœur.  Lord  Aberdeen,  dans  sa 
loyauté,  reconnaissait  que  cet  accord  était  le  moyen  le  plus  sûr  de  prêter  à  l'Es- 
pagne un  concours  vraiment  efficace,  et  d'éviter  les  difficultés  qui  pourraient 
surgir  de  l'action  isolée  des  deux  cabinets.  Seulement  lord  Aberdeen  réservait 
toujours  l'indépendance  de  l'Espagne,  et,  sur  ce  point,  il  n'était  pas  contredit  par 
le  gouvernement  français,  qui  la  reconnaissait  hautement.  L'été  dernier,  le  duc 
de  Sotomayor  s'avisa  de  demander  à  lord  Aberdeen,  quelques  jours  avant  que 
ce  dernier  quittât  les  affaires,  ce  que  ferait  l'Angleterre  dans  le  cas  où  l'Espagne 
choisirait  pour  époux  de  la  reine  un  autre  prince  qu'un  Bourbon,  et  où  la  France» 
blessée  de  ce  procédé,  chercherait  à  contraindre  la  libre  action  du  gouvernement 
espagnol.  La  question  était  singulière;  la  réponse  de  lord  Aberdeen  fut  pleine  de 
sens.  Il  déclara  la  cour  des  Tuileries  trop  éclairée  et  trop  juste  pour  concevoir 
ridée  d'une  intervention  comme  celle  que  l'on  supposait,  il  repoussait  la  suppo- 
sition comme  impossible;  toutefois,  si,  contre  toute  probabilité,  cette  hypothèse 
se  réalisait,  il  affirmait  que  l'Espagne  aurait  pour  elle  les  plus  vives  sympathies, 
non-seulement  de  la  Grande-Bretagne,  mais  de  toute  l'Europe.  A  coup  sûr,  avec 
nn  pareil  langage,  lord  Aberdeen  ne  se  compromettait  guère,  et  ne  risquait  pas  de 
blesser  le  gouvernement  français,  qu'il  ne  pouvait  soupçonner  de  nourrir  contre 
l'Espagne  des  projets  violens  comme  ceux  de  Nafbléon. 

Tant  que  lord  Aberdeen  a  été  aux  affaires,  il  y  a  eu  entre  les  deux  cabinets 
de  Londres  et  de  Paris  échange  de  bons  procédés.  Nous  en  trouvons  les  priu-- 


570  BBVIJB  PES  DBOX  MONIIEB. 

cîpales.preaTes  dans  les  conversations  du  château  d*Eu,  dans  le  memoirandMm 
du  27  février  t846,  par  lequel  le  mifiistre  français  instruisait  le  gouvernement 
britannique  de  la  marche  nouvelle  qu'il  allait  suivra,  si  telle  éventualité  se  réali- 
sait; enfin  dans  la  loyale  conduite  de  lord  Aberdeen,  lorsque  ce  dernier  avertit 
M.  Cuizpt  des  ouvertures  de  Marie-Christine  au  duc  de  Cobouiç  pour  marier  le 
prinjce  Léopold  à  la  reine  Isabelle.  Votlà  bien  Tattitude  d'alliés  sincères  qui  ne 
songent  pas  |i  se  causer  l'un  ii  l'autre  |e  désagrément  d'une  surprise  oya  ramer- 
tume  d'.un  déplaisir. 

Nous  croyons-  avoir  suffisamment  établi  que  lord  Palmeraton,  dès  son  retour 
9M  ppuvoir,  se  montra  animé  d'un  autre  esprit.  Veut-on  une  preuve  nouvelle 
de  la  différence  de  sa  politique .dlavc^  celle  de  sou  prédécesseur?  Qu'on  lise  lea 
documeos  anglais.  Le  |3  juillet,  lord  sCawley,  ,qui  était  encore  le  représentant 
officiel  de  la  Grande-Bretagne  i  Paris,  adressait  ^  lord  Palmeipston  une  dépièche 
qui^  parmi  toutes  les  pièces  de  fie  procès  politique,  mérite  au  |)lus  baut  dogié 
ratten.tioQ  des  hommes  in^partiaux.  On  .voit  que  lord  Cowley  s'est  attaché  à  y 
résumejr  toute  l'affaire  d'Espagne  pour  Tinstruction  du  ministre  whig,  qui  n'était 
pas  au(  aOaires  pepdant  leicours  ^e  cette  négociation  si  longue,  et  en  même 
temps  il  lui  fait  connaître  le  demierétatde.laqiiestioo.  A  cepropos,  il  s'exyvinQie 
ainsi  :  «  Ui  nouvelle  qu'une  proposition. ait  été  laite|K)ur  une  alliance  aveciim 
prince tde  Jla  maison  de  Cobourg  a. occasionné  ici  la  plus  grande  conaternation. 
M.  Guizot  m'a  dit  que,  si  on  persistait  dai)s  ee(prQi^«  il  recommanderait  au  roi 
de  mettre  m  avant  le  iduc  de  MouApenai^  comme  candidat  à  la  main  de  la 
reine,  n  Voilà  »qui  est  «ans  équi;rnqHfi.  jUa  nouvelle  «que  la  cour  d'Espagne  pou» 
vait.SQUger.jifUne  alliance .axec Ma  ^piirv»  de  la.  mai^n  vde  Cbbourg  ^onsiemaiê 
le  gouxei:pe(neot  IraBçais,  qui  ne  oachait  paisè  l'ambassadeur  britaotnique  les 
desseins  au^quete  jpiouxrait  le  4étaiimin<^  c^  iocidept.  JLord  Palmerston  était 
donc  averU;  il  rcgut  cette  dépêche  le  15^  ot  le  19,  en  ei^voyant  des  instructioiis 
à  y.  Qulwer,,  il  mettait  le  prince  de  Ck>boii^  m  furomier  rang  des  candidats!  Ea 
agis^diPt  ainsi,  que  faisait-il  autre  chose  <que  .de  i>Qu^rir  volontairement  la  porte 
^  tûttti^  les.difUcultés  qu'avait  préveni^ss  jusqu'alors  la  boame  ioleUigence  dw 
d§ui((eat)infits  de  Londres  et  de  Pacis? 

Ce  raf^vrofibemenl  si, frappant  dasdeui^  dépjiches  de  lond  Co(w% (et  de  lord 
Palm^rston  ne  pouvais  éiPba|>per  .à  qptve  ^ipl^HSiatie»  et  mm  te  voirons  indiqué 
dai»3  Ha  dernière  note  de  K.  G#i9Pt  ^9  J^  du  2$  janvier.  Noua^a^fois  la  oon«- 
fiaopp^efc^tt^  note  ^j^ra.défiiûtîvemMt  AiUidébat^q^i  «n'a  4^à  qwa  lnop4uPé. 
Bn  rçjiandftitf,  1^  ii  novembre  d«ftaier.,.^  lord  Palmewton,  M.  le  ministre  des 
affaireis  ^raiigères  e^i^pri^Nait  l'c^l^  ^e  sa  dép^e  clorait  la^iseiissioa.  Lordt 
Palwerston  ayant  gardé  le  silence  ipeQdaot  tou^  le  m^is  de^éiBembiç»  qb  >pauvait 
croii:e  les  d^u^  gauvomemens  d'accord  si^r  Jia  .conii€gaapçe.Ae  terminer  mi»  cqb- 
trov^^i:^  .(jiui  entame  toujours  un  peu  la  4^oiisidé^ion  de  ^mi  qui  r«abiaenteBt. 
Ma.U;^tf;:c^Vsewnt,  k  8  janvier,  lord  Palm^ratop  i»prit  la  plume  au  for^ign^f- 
Jice,  etqualqj4es  joui^ai^rès  lord  I^ormanby  commuiy^ivait.à  M.  .Qnix^ «cette  ié^ 
pi^n^  Sii  ta.i:(UYc-  M.  k  ministre  dei^  ,aJQM^<^<étraqgèp^  nmafrque  (que  le  miniatne 

ai;\glai3  'P'a  |ias  ms.  moins  de  ^.uaraitf^i^imi  joivr»  ^  liM  faira  par«mif  sa  replia 

que.  M.  Guizot  a  été  plus  e>pé((j|,i(,  car  1^ $;»  jani^ier  j)  aidiessait  itJK.  le  e^wte  de 
SaintprAJulairc  wjc  w>te  où  U ^T^vm^^mo, »ettolé ^tm^wure  la  ^alawr de cer- 
taÎMi^^  4$^erU<ÂQs  qu'M  était  imj^qs|&b]^  (^  4M)  pf|9  ni^Wr  l^  fédaeUmrd^  la  Wt0 


dû  25  janvier  ti^niite  pas  lord  Palooferston;  il  ne  reprend  pas  tons  les  détails  dé 
la  question,  il  s'attache  aur  points  saillans.  Lord  Palmerston  ne  cesse  de  pré^ 
tendre  qu'il  a  suivi  la  même  politique  qne  lérd  Aberdeen.  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères  montre  ce  dernier  blâmant,  le  28  mai,  M.  Bulwer  d'avoirap* 
prouvé  la  démardie  du  gonvernement  espagnol  au  sujet  de  Talliance  avec  ua 
prlnee  de  Gobonrg,  et  denx  mois  après  lord  Palmerston  mettait  cette  candida- 
ture au  premier  rang.  Pôurce  qui  concerne  rinfkntdon  Bnriqne,  lord  Aberdeen, 
k  22  jttin^  hasardait  son  nom'tinridement;:  le  22  août,  lord  Palmerston  appuyait 
«Btte  candidature  de  la  manière  la  plus  positive.  A  entendre  ce  dernier,  M.  Gui<^ 
zot  aurait  implicitement  reconnu  que  les  enfkns  de  M.  le  duc  de  Moutpensier 
devaient  être  exclus  du  trône  d^pagne.  C^ést  précisément  le  contraire  qu*a  sou<^ 
twni'le  ministre  h^nçais,  et  il  fait  remarquer  à  cette  occasion  qu'on  ne  peut  re^ 
noncer  pour  ses  deseendans  à  des  droits  qu'on  ne  possède  pas  soi-même.  Enfin 
lord  Palmerston  ne  se  justifie  pas  des  insinuations  inconvenantes  dirigées  contre 
le  roi  des  FTançaisr,  en  citant  quelques  passages  où  Ml  Guizot  a  parié  lui-même 
du  chef  de  la  dynastie  de  i  830. 11  a  oublié  que  la  personne  royale  ne  doit  jamais 
être  nommée  pour  être  attaquée;  il  est  singulier  qire  ce  soit  un  ministre  anglais 
^oi  ait  méconnu  le  principe  qne  iè  roi  ne  peut  mai  faire. 

(Test  que  lord  Palmerston  a  pris,  dans  ses  communications  diplomatiques,  Ul 
i&cheuse  habitude  de  porter  sur  là  poHtique,  sur  les  actes  des  gouterûemenâ 
étrangers,  des  jugemens  dont*  ils  ont  vraiment  raison  dé  se  trouver  blessésl  11  y 
atquelques  semaines,  le  gouvernement  grec,  chambres  et  ministère,  protestait 
odntie  Tapprécialion' injurieuse  qu'il  avait  fahe  de  lasituation  des  affaires' ctons 
le  royaume  d'OUion.  Dàms  la  dépêche  du  19  juillet;  où  il  mettait  en  première 
ligne  la  candidature  du  prince  d^  Coboilrg;  le  ministre  whig  ne  dressait-il 'pas 
contre  le  gonvernement  espagnol  une  serte  d^àete  d'accusation?  En  effet;  il  lui 
attribuait  un  système  de  violence  et  d'arbitraire  qui,  selon  lui,  pouvait  exea^ 
serjusqu^à  un  certain  point  les  «osés  dès 'partis.  «Lorsque  les  ministres  de  la 
eôurofline,-^  nous  cttons  lesparoles  textuèlkis  de  lord  Palmerston  j —  foulent  aut 
pieds  les  lois  qui  gaffanrtiseent  la  sûreté  du  peuple,  on  ne  saurait  s'étonner  que  le 
peuple  cesse  enfin:  de  respecter  les  lois  qui  garantissent  la  sûreté  de  la  cou-* 
jonne.  9  TeUes  sontsur  l'Espagne  les  opinions  du  gouvernement  britannique,  et 
lord  Palmerston  invite  Mi  Bulwer  à  les  faire  connaître.  Cependant  il  altirme 
qu'il  est< entièrement  éléigné  de  tont  ce  qui  pourrait  ressembler  à  une  interven«> 
tion*  Qni  espère^t^il  persuader  par  ce  langage?  Pait<41  autre  chose,  quand  il  est 
an  pouvoir,  que  de  mettre  là  main,  d'intervenir  partout  où  éclatent  dès  trou-^ 
blés,  des  synipt6«ies  d'anardiie?  Ces  troubles,  ces  symptômes,  il  les  croit  favo-^ 
rafales  à  l'extension  de  l'itiftuence  de  l'Angleterre,  à  ses  invasions  commerciales; 
il  pense  qu'en  se  mêlant  de  tout,  on  finit  toujours  par  gagner  quelque  chose. 
Telle  est  la  politique  de  lôrd  Pdmerstén;  qu'il  ne  cherche  pas  à  s'en  défendroi 
et  qu'il  accepte  au  moins  la  responsabilité  de  ses  opinions  et  de  ses  actes. 

Enfkoe  de  lord  Palmerston,  le  gouvernement  français  n'a  pas  suivi  la  même 

politique  qu'en  face  de  lord  Aberdeen;  M.  Guizot  n'a  pas  eu  avec  lord  Nôrmanby 

le  même  abandon  qu'avec  lord  Cowlèy.  Ce  n'était  pas  là  un  manque  de  pro- 

n?  s.  ^^^*'  ™*^  l'accomplissement  du  plus  strict  devoir.  Au  mois  de  juillet,  le  gou- 

^^wnement  français  voyait  tout  conspirer  pour  la  réussite  de  la  combinaison  qui 


^2  RBVIIB  DES  DBDJ  1ION9B8. 

devait  donner  la  main  de  la  r^ine  Isabelle  au  prince  de  Ck)boui^.  (Tétaient,  d'une 
part^  rimpatience  et  les  démarches  de  Btarie-Christine,  qui  voulait  arriver  à  un 
dénoûment,  et  procurer  au  trône  de  sa  fille  Tappui  de  T Angleterre  ou  de  la 
France;  c'était,  de  l'autre,  la  connivence  du  gouvernement  anglais.  Mais,  dit-on» 
il  y  a  eu  un  moment  où  lord  Palmerston  paraissait  plus  favorable  aux  préten- 
tions de  don  Enrique  qu'à  celles  d'un  Gobourg;  c'est  vrai  :  inquiet  des  difficultés 
que  devait  rencontrer  cette  dernière  candidature,  il  se  tourna  vers  le  second  fils 
de  don  François.  Si  cette  combinaison  eût  réussi,  il  eût  été  le  maître  de  la  situa- 
tion, et  nous  aurions  pu  le  voir,  six  semaines  après,  marier  Léopold  de  Goboui^ 
à  l'infante  doua  Luisa.  Ici  la  finesse  de  lord  Palmersten  fut  déjouée  par  la  viva- 
cité de  la  reine  Christine.  Cette  princesse  ne  pouvait  accepter  don  Enrique,  chef 
avoué  des  progressistes;  elle  lui  substitua  son  frère,  et  offrit  à  l'ambassadeur 
de  France  la  main  de  l'infante  pour  M.  le  duc  de  Montpensier,  en  y  mettant  pour 
condition  que  les  deux  mariages  se  feraient  en  même  temps.  M.  Guizot  nous  a 
appris  à  la  tribune  de  la  chambre  des  pairs  que  M.  le  comte  Bresson,  dans  l'en- 
gagement qu'il  avait  signé  le  28  août  avec  M.  Isturitz,  n'avait  consenti  à  cette 
condition  de  simultanéité  que  sous  la  réserve  de  ces  mots  :  «  Autant  que  faire 
se  pourra,  i»  L'habile  diplomate  maintenait  autant  qu'il  était  en  lui  la  liberté  de 
son  gouvernement.  Le  C  septembre,  M.  Guizot  annonçait  à  lord  Normanby  la 
conclusion,  entre  les  gouvernemens  de  France  et  d'Espagne,  des  deux  mariages 
de  la  reine  et  de  l'infante,  et  à  la  question  s'ils  seraient  célébrés  en  même  temps, 
il  répondit  d'une  manière  négative.  Pourquoi?  Parce  que  sur  la  simultanéité  le 
gouvernement  français  n'avait  pas  encore  pris  un  parti  définitif.  Cependant  le 
2  et  le  3  arrivèrent  des  courriers  expédiés  par  M.  le  comte  Bresson,  qui  repré- 
sentait la  situation  pleine  de  périb  en  cas  d'hésitation  et  de  nouveaux  délais. 
Des  insurrections  pouvaient  éclater.  Au  lieu  d'une  pacification  générale,  l'Es- 
pagne allait  peutnètre  retomber  en  pleine  guerre  civile;  si  on  manquait  cette 
occasion  de  tout  terminer,  on  ne  la  retrouverait  plus.  Cest  alors  que  le  4  une 
dépèche  télégraphique  autorisa  M.  le  comte  Bresson  à  accorder  la  simultanéité 
des  deux  mariages.  Y  a-t-il  là,  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  manque  de  pro- 
cédés envers  le  gouvernement  anglais?  Pour  le  fond,  nous  ne  faisions  qu'user 
de  la  liberté  que  par  sa  conduite  nous  avait  rendue  lord  Palmerston;  et  quant 
à  la  forme,  le  gouvernement  français  ne  pouvait  instruire  lord  Normanby  le 
l«r  septembre  d'une  résolution  qu'il  n'a  prise  que  le  4.  Quand,  le  25  septembre, 
lord  Normanby  se.  retrouva  en  présence  de  M.  Guizot,  il  lui  apportait  une  pro- 
testation en  forme  de  lord  Palmerston ,  et  dès-lors  la  situation  respective  des 
deux  gouvernemens  était  bien  changée.  Lord  Palmerston  blâmait  hautement  les 
engagemens  contractés  le  28  août  entre  l'Espagne  et  la  France,  et  il  entrepre- 
nait de  nous  y  faire  renoncer.  Dans  cette  situation,  eût-on  voulu  que  notre 
gouvernement  mit  l'ambassadeur  britannique  dans  la  confidence  de  ses  inten- 
tions, de  ses  projets?  S'il  eût  eu  cette  imprudence,  s'il  ne  se  fût  pas  tenu  sur  ses 
gardes,  s'il  eût  continué  de  jouer  cartes  sur  table  avec  lord  Palmerston  comme 
avec  lord  Aberdeen,  que  de  reproches  ne  mériterait-il  pas?  Enfin  la  meilleure 
réponse  à  l'accusation  de  manque  de  procédés  envers  l'Angleterre  n'est-elleq[)as 
dans  ce  fait,  qui  reste  évident  en  dépit  de  l'opiniâtreté  de  lord  Palmerston  à  le 
méconnaître  :  c'est  que  la  simultanéité  des  deux  mariages,  loin  d'être  solUcitéo 


IBYUB.  —  CBlbNIQCE.  573 

par  la  France  avec  une  précipitation  qui  eût  pu  choquer  le  gouvernement  an- 
glaîs,  n'a  été  accordée  par  die  que  sur  les  instances  vives,  réitérées,  et  dans 
rintérét  formel  de  TEspagne? 

(Test  donc  la  volonté  de  TEspagne  qui  a  prévalu,  comme  cela  était  naturel, 
dans  la  question  des  mariages  espagnols,  et  en  même  temps  la  combinaison  dé- 
sirée par  la  France,  et  qui  était  la  plus  conforme  à  ses  intérêts,  a  triomphé.  Pour 
la  première  fois  depuis  i830,  la  France  a  seule,  et  par  sa  propre  influence,  ré- 
solu au  dehors  une  grande  question.  Ce  résultat  est  assez  considérable  pour  mé- 
riter Fapprobation  de  tous  ceux  qui  ont  à  cœur  raffermissement  de  notre  au- 
torité morale  en  Europe.  Tel  est  le  sentiment  qu*a  hautement  manifesté  la 
chambre  des  pairs,  soit  dans  le  sein  de  la  commission  de  Fadresse,  soit  dans  les 
débats  de  la  tribune.  Les  hommes  politiques  les  plus  éminens,  appartenant  aux 
nuances  diverses  de  rassemblée,  se  sont  réunis  dans  la  commune  pensée  d'ap- 
porter en  nne  semblable  occasion  leur  concours  au  gouvernement.  Cest  ce  qu'a 
fait  avec  autant  de  noblesse  que  de  franchise  M.  le  comte  Mole,  qui  présidait 
la  tommissipn  :  deux  autres  ministres  du  45  avril,  M.  Barlhe,  qui  était  rappor- 
teur, et  M.  le  comte  de  Montalivet,  ont  donné  la  même  adhésion  à  la  politique 
suivie  dans  les  affaires  d'Espagne.  Aussi  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a 
pu  se  féliciter  justement  d'avoir  l'appui  non-seulement  de  ses  amis,  mais  d'hommes 
qu'il  s'honorerait  d'appeler  ses  amis,  et  qu'il  était  heureux  de  ne  pas  rencontrer 
comme  adversaires  en  cette  circonstance.  M.  le  duc  de  Noailles,  qui  «vait  sa, 
part  dans  cette  courtoise  allusion,  s'est  montré  plein  de  sens  et  de  loyauté  en  ap- 
prouvant une  politique  où  il  retrouvait  les  traditions  et  la  pensée  constante  de 
la  maison  de  Bourbon.  Il  n'a  pas  caché  ses  préférences  pour  le  fils  de  don  Car- 
los; il  eût  mieux  aimé  que  la  reine  Isabelle  eût  donné  sa  main  au  comte  de  Mon- 
temolin.  Toutefois,  en  présence  d'un  résultat  qui  maintient  la  couronne  d'Es- 
pagne dans  la  lignée  de  Philippe  V,  il  n'a  pas  hésité  à  louer  une  solution  conforme 
aux  principes  séculaires  de  la  politique  française.  Exemple  utile  et  rare  à  op- 
poser aux  injustices  de  l'esprit  de  parti. 

On  a  beaucoup  parlé,  trop  parlé  du  traité  d'Utrecht  depuis  cinq  mois,  et  per- 
sonne, il  faut  l'espérer,  ne  sera  tenté  d'y  revenir  après  le  discours  de  M.  le  duc 
de  Broglie,  qui  a  épuisé  la  démonstration.  Le  véritable  esprit  du  traité,  le  but 
qu'il  a  atteint,  le  sens  légitime  des  renonciations  qui  l'accompagnent,  les  con- 
séquences raisonnables  de  ces  renonciations,  celles  qu'il  serait  absurde  d'en  vou- 
loir tirer,  tout  cela  a  été  établi  par  M.  de  Broglie  avec  cette  supériorité  qu'il  porte 
d'ordinaire  dans  les  grandes  questions  internationales.  Eh  lui  succédant  à  la  tri- 
bune, M.  le  miniàtre  des  affaires  étrangères  a  considéré  cette  question  comme 
toutpà-fait  vidée,  et  il  a  porté  sur  d'autres  points  la  puissance  de  sa  parole. 
Comme  il  l'a  dit,  il  n'avait  à  combattre  personne;  il  avait  à  exposer  au  pays, 
à  FEurope,  à  l'Angleterre,  cette  grande  question  qui  remonte  à  4842.  Cette 
vaste  exposition  a  prouvé  que,  depuis  cinq  ans,  le  gouvernement  français  avait 
persévéré  dans  la  même  idée,  dans  les  mêmes  principes,  et  que  la  conclusion  do 
l'affaire  d'Espagne  était  conforme  aux  prémisses  posées  :  en  un  mot,  nous  avons 
fait  ce  que  nous  avons  annoncé,  mais  nous  n'avons  fait  que  ce  que  nous  avons 
dit.  N'est'H^  rien  que  de  pouvoir,  dans  Une  négociation  épineuse,  s'honorer  de 
cette  persévérance  et  d'une  semblable  modération?  Aussi,  quand  le  dénoûment 
a  été  connu,  les  trois  puissances  qui  étaient  restées  étrangères  aux  afTaires  d'Es^ 
Tomc  xvn.  38 


874  RBVm  HfrDBOX  Mom». 

pagne  ont  lùealémoigiiÀ,  (Mir^k  réseirede.tottrBtt^ 

cua  grief  à  éleyer  contse  la  France, ,  oàn  elles  eMinaiasaieDi  d<ayanee^  par  noi 

commuoicaUoos  spontanées,  le  but  que  s'était  assignénolvefpeiiliqiies 

Il  est  une  obligation  à.la^pleUea^iolUPd'htti. en.  Bui^peaueua^gonf^^ 
ne  saurait  échapper,  c'est  de  justifier,  lalégitimité  de  ae&'eatrepriseSfet  la  mo^ 
ralité  de  ses  actes.  Si  puissant*  que. Ton  soit,  on  se  tcouYe  oitéav  triJuiiial-de 
ropinion^et  Ton  reconnaltsi  bieasa  compétenoe^qu'ontsadéfeod  appte  s'ètue 
permis  Tarbitratre  et  la  violence.  JL  est  vrai  qu'on. sa défiend>maL.Xsute£ois.  ces 
plaidoiries  faibles  et  sophistiques  sont  un  noavel  honunage  rendu-  à-la  nukr 
jesté  de  la  conscience  publique.  La  France  a- eu  sonyentrhenAeund'ètxe^roiv* 
gane  de  cette  conscience  générale,  de  TËurope,  et  elle  ne^  parait  pas  dispesée 
aigpurd'hui  à  renoncer  à  ce  rôle..  Non»  trouvons  dans  le  proiet  d'adresse  ok 
roi,  présenté  p^  la  commission  de  la  chambre  des  députés,  l'expression  ferme 
et  sévère  d'un  biàme  mérité  sur  l'incorporation  de  la  république  de  .Cracevie 
à.  l'empire  d'Autriche.  On  ne  pouvait  concevoir  de  doute  sur.  Tappinobation  que 
la  majorité  donnerait  au  mariage  de  M.  le  duc  de  Montpensier,  nuy&on  ig|io-« 
rait  le  degré  d'énergie  qu'elle  voudrait  donner  aux  sentimens  que  la  spoUatioa 
de  Cracovie  lui  inspirerait.  La  miyorité  a  consigné  sa  pensée  dans  le.  prqjet 
d'adresse  sans  hésitation,  sans  déguisement.  ËlLe  est  restée  en-rdeçà  de  l'exagé- 
ration et  de  la  forfanterie,  mais  elle  est  allée  jusqu'aux  dernières  limites /d'<une 
Ihinchise  grave  et  digne.  Les  traités  ont  été  violés,>la  majorité  le  oonàtateet 
proteste  contre  cette  violation,  dans  laquelle  elle  voit  une  nouvelle  atteinte  à 
l'antique  nationalité  polonaise.  La  majorité  déclare  vouloir  deux  choses,  le.  re»* 
pect  de  l'indépendance  des  états  et  le  maintien  des  engagemeus.  Ces  deux  point» 
sont  fondamentaux  pour  le  repos  et  l'équilibre  de  l'Europe.  LaFrance  fait  preuve 
de  modération,  et  donne  un  nouveau  gage  de  son  amour  de  la  paix,  quand  eUe^ 
réclame  le  maintien  des  engagemens,  car  elle  aurait  le  droit  de  considérer «comma 
onéreuses  pour  elle  plusieurs  des  transactions  politiques  conclues  depuis  trente 
ans;  mais,  en  même  temps,  elle  élève  la  voix  pour  reclamer  Tindépendance  des 
états.  Sur  ce  dernier  point,  elle  estûdele  h,  la. politique  qu'elle  a  proclamée  dès  les 
premiers  momens  de  1830.  Point  d'empiétement  sur  la  liberté  des  états,  point 
d'mtervention  arbitraire  dans  leurs  affaires  ;  tels  sont  les  principes  que  soutenait 
avec  fermeté  le  gouvernement  de  1830  au  moment  où  il  repoussait  les  fausses 
doctrines  de  la  propagande  révolutionnaire. 

Rappeler  ces  principes  était,  pour  nous  servir  d'une  expression  de  l'adresse,  un 
impérieux  devoir  dont  la  chambre  a  voulu  pleinement  partager  l'accomplisse^ 
ment  avec  la  couronne,  et  la  France  se  trouve  ainsi  opposer  avec  franchise  ses. 
doctrines  à  celles  des  puissances  absolutistes.  Jamais  ce  contraste  n'aura  paru> 
plus  vif,  plus  saillant,  et  il  est  l'inévitable  résultat  de  la  force  des  choses,  il  faut 
bien  se  pénétrer  de  ce  que  la  situation  a  de  sérieux ,  et,  jusqu'à  un  certain  point» 
de  nouveau.  A  la  solennité  du  coup  d'état  qui  en  pleine  paix  a  frappé  Cracovie,, 
la  France  oppose  un  blâme  non  moins  solennel  :  la  réprobation  n'est  pas  moins> 
éclatante  que  l'attentat.  Les  trois  puissances  ont  pu  accabler  une  petite  repu-* 
blique  sans  défense,  mais  elles  n  étouileront  pas  les  réclamations  retentissantes^ 
qui  partiront  de  la  tribune  irançaise  en  faveur  du  droit  opprimé.  Ces  réckm»r 
tions  seront  comme  le  résumé  de  toutes  les  plaintes,  de  t^us,les  i^ieCâ,de  toutes, 
les  appréhensions,  q^ijie  nou^  avons  signalés  sur  tous  les  points  d*i  ilu\jSi)j^  4ju. 


BBVUB.  —  JCHBOIHQinL  ffK 

Iti^lie,  dans  les  proTînces  daniibiesiios,  et^doftt  qoqs  TetarwioM  no  newhâ  écho 
daos  la  protestation  tnattendbiedla  m'de<fiiiàde.«C'e8iiqu*.en  molBnl«iir  un  point 
les  droiteittoquis^  ob  alaram,  lon^éimnle  Ions  les  ^antns.  CTasteette  wHbïe  'cmne 
des  droits  acquis,  ce  respectable  patronage  que  la  majorité  aevlMe  votHofran- 
jwfd'bni  tprendie  «n  imains.  ^on  propre  nMéièt  M  cotnaéiUe  >eelfte  fénéreshé. 
Autant  lia  Ftante  adii,>en*f8t0^  décliner  trat^HHitMt,  lovle  soUënrHé  «recles 
mauy  MMBipaasiong  dela^déroagogiepaiteirt  eà  dle^édatafent^antamt  elle  doitau- 
jattBd%nîvmtin«enir,défendro)e8g«ranties0tle  drapeau  de  la^instiee,  du  droit  et 
d6SiprMicîpea«onslitulionnels.:en  agfîsaantaîMt,  ellene  iBra<pas  de^ropa^nde; 
eHe  «leiceia  ^une^  flMgistratore.  ^Le  parti  ooMewateor  oomprend,  et  nousTen 
lUlieiiMM,  q«Vn  taison^nième  de  ses  antécédens  41  'pent  et  doit 'protester  sans 
équmiqae -tonlve  rabsôlotisme  européen.  Quand 'on  aeembatlu  ranarchie,  on 
arquante  ^ponr  eondamner  farbitraire.  11  appartient  donc  à  4a  «ajorité  conser- 
Tatriee,'a«  n«Hiea  de  la  f^vHé  desctrconstenees,  de  «^affirmer  elle-tnénie  aTec 
décîsîai^^fliesoR.  La  commission  de Tadresse^t  son  halyile  rapporteur,  M.'Vitet» 
ont  caractértsé  Ja  politique  qui  convient  auxintéMs moraux ^ tnatériéls  de  la 
Ppanee-dans'des  fermes  auxquels  il  serait  difficile  de  ne  pas^acHiérer. H  ^agit 
maintenant  d^y  conformer  la  pratique  des  affaires  tant  au  dehors  qifaii  dedans. 
'9a^He  sera  PattHude  de  l'oppositionf  11  n'a-jamais  été  dans  nos  habitudes  de 
lecueHVirsct  de  commenter  tous  les  •bruits  qui ,  à  Tourerture  de  chaque  session, 
se  répandent  sur  l'attitude  que  prendra  tel  homme,  td  parti ,  qui  certes  ont  bien 
le  droit  dem'ètre  juf^s  que  sur  des  actes  accomplis,  ffoos  dirons  seulement  que 
tente  mantfestatfon  qui  aurait  pour  résultat  d'affaifWîr Tautorité  -morale  de  l'op- 
posflîon  serait  à  nos  yeux  chose  fâcheuse.  Si  dans  les  conditions  -théoriques  du 
Htécamsme  constitutionnel  l'opposition  est  un  élément  nécessaire,  en  fait  et  dans 
les  •circonstances  où  nous  sommes,  son  action  est  indispensable.  Kous  avons  vu 
avec  regret  qu'elle  ne  fftt  pas  représentée  dans  la  commission  deTadresse.  Quand 
le  ymvemement  n'a  pas  en  face  de  hii  une  opposition  active  et  pouvant  influen- 
cer l'opinion,  il  est  disposé  à  moins  veiller  sur  lui-même.  L'union  de  ses  mem- 
bres et  f e  choix  des  questions  sur  lesquelles  elle  doit  diriger  sa  critique,  telles 
8ont,*pouf  Topposition,  les  deux  conditions  principales  sinon  de  son  triomphe, 
dnia<$îns  de  son  crédit.  Nous  désirerions  que  «ur  ces  deux  points  il  ne  se  fit 
rien  d'inhabile  au«ein  dcTopposition.  IPour  ne  parier  que  des  choses,  des  ques- 
tions, nous  signalerons  un  écueil  contre  lequel  nous  ne  voudrions  pas  voir  se 
heurter  desliommes  éminens  :  c'est  la  tentation  de  trouver  partout  des  fautes  à 
sesadversatires.  11  y  a  sans  doute  pour  le  talent,  quand  il  est  extrême,  des  res- 
sources infinies.  Nous  concevons  qifon  puisse  faire  du  coup  d'état  de  Cracovie 
an  pohit  d'attaque  contre  le  cabinet,  et  lui  reprocher  d'avoir  compromis  l'al- 
Kance  anglaise  au  moment  où  cHe  allait  lui  devenir  nécessaire  contre  les  trois 
puissances  <iu  continent.  Si  l'accusation  est  portée,  nous  pèserons  les  réponses 
qui  <ai  seronttfaHes;  mais  déjà  il  en  est  une  dont  on  ne  peut  nier  la  gravité,  c'est 
Passentiinent  général  du  «pays  à  ht  conclusion  des  affaires  d'Espagne,  ta  France 
a  vu  avec  safisfieicfion  que  cette  fois  son  geuvernement,  dans  les  relations  et  les 
déiMKts  diplomatiques  arec  TAngleterre,  n'avait  pas  eu  le  dessous.  Il  y  a  là  un 
setfftHnent' national  dont  il  faut  tenir  compte.  L'oppostHion  laissera-t-èfle  à  la 
majorilé  V^hoBiieur  d'exprimer  sur  ce  point  la  pensée  du  pays?  A  notre  sens,  si 
dlle  était fcîen  inspivée,  elle  «^MaMieraît,  tant  au^-sujet^gmariagcs  espagnols 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  propos  de  GracoTie,  à  reproduire  cette  unanimité  dont,  pour  la  question 
du  droit  de  visite,  la  chambre,  il  y  a  quelques  années,  donna  le  patriotique  spec- 
tacle :  acoM'd  imposant  par  lequel  tout  le  monde  grandissait,  opposition,  gou- 
vernement, majorité. 

En  dehors  de  la  sphère  parlementaire,  la  situation  intérieure  est  pour  tous  le 
sujet  des  préoccupations  les  plus  grades.  Ces  préoccupations  ne  sont  pas  poli- 
tiques^  Elles  n'ont  pour  objet  ni  la  réforme  parlementaire  ni  la  réforme  élec- 
torale. Le  publiciste  éminent  qui  vient  de  traiter  ces  questions,  M.  Duvergier  de 
Hauranne,  reconnaît  que,  pour  publier  son  travail,  il  eût  pu  attendre  des  cir^ 
constances  plus  opportunes.  En  effet,  les  esprits  sont  occupés  ailleurs.  Au  reste» 
lorsque  ces  questions  reviendront  à  Tordre  du  jour,  le  livre  remarquable  de 
M.  Duvergier  sera  nécessairement  une  des  pièces  de  Finstruction,  et  nous  y  avons 
retrouvé  les  qualités  connues  de  l'écrivain ,  son  argumentation  claire,  spirituelle, 
incisive.  Toutefois  ces  qualités  ne  peuvent  dissimuler  un  défaut  de  proportion 
sensible  entre  les  affirmations  contenues  dans  ce  travail  et  les  conclusions.  La 
peinture  que  fait  M.  Duvergier  de  la  corruption  politique  est  effrayante»  il  semble 
que  le  corps  social  soit  près  de  tomber  en  dissolution.  Or,  à  ces  maux,  quels  re- 
mèdes indique-t-il?  M.  Duvergier  a  trop  de  sens  et  de  raison  pour  être  le  par- 
tisan du  suffrage  universel;  il  ne  ;veut4)as  non  plus,  et  sur  ce  point  nous  sommes 
aussi  de  son  avis,  il  ne  veut  pas,  pour  l'avenir,  de  l'élection  à  deux  degrés.  11  se 
borne  à  demander  qu'on  augmente  le  nombre  des  députés,  en  attribuant  cette 
augmentation  aux  collèges  nombreux,  qu'on  élève  au  chiffre  de  quatre  cents 
électeurs  le  minimum  nécessaire  pour  former  un  collège,  et  qu'on  admette  quel- 
ques capacités.  Ces  changemens  à  la  législation  électorale  peuvent  être  utiles»  et 
nous  louerons  M.  Duvergier  d'avoir  voulu  respecter  les  habitudes  établies,  les 
idées  dominantes,  les  positions  faites^  Seulement,  quand  on  arrive  à  une  con- 
clusion si  modeste,  on  se  demande  comment  la  société  sera  guérie  par  de  pareils 
moyens,  si  elle  est  si  profondément  corrompue.  Entre  le  mal  et  le  remède,  n'y 
a-t-il  pas  désharmonie?  . 

Mais  nous  ne  saurions  songer  aujourd'hui  à  suivre  l'honorable  député  dans 
ces  questions  de  droit  politique  qu'il  éclaire  toujours  par  de  piquantes  compa- 
raisons tirées  de  l'histoire  d'Angleterre.  Nous  sommes  ramenés  à  d'autres  pen- 
sées par  le  souvenir  de  ces  populations  nombreuses  qu'ont  égarées  des  craintes 
sur  leur  propre  existence.  San^  doute  ces  craintes  étaient  le  résultat  de  l'igno- 
rance, mais  aussi  elles  étaient  sincères  et  jusqu'à  un  certain  poiot  respectables. 
C'est  sur  les  endroits  du  territoire  dont  la  fécondité  assurait  le  plus  de  grains 
au  marché  que  les  désordres  ont  éclaté;  la  circulation  et  l'exportation  des  grains 
étaient  regardées  comme  de  véritables  attentats.  Dans  les  parties  du  royaume, 
comme  les  départemens  de  l'est,  où  la  production  est  à  peu  près  en  rapport 
avec  la  consommation,  l'ordre  n'a  pas  été  troublé.  Il  faut  joindre  encore  à 
l'ignorance  des  populations  les  passions  mauvaises,  les  penchans  pervers  qu'on 
trouve  toujours  dans  les  bas  fonds  de  la  société,  et  qui  ne  manquent  jamais 
de  remonter  à  la  surface,  pour  peu  que  l'orage  se  déclare.  Enfin  on  doit  aussi 
faire  la  part  des  fausses  théories,  des  enseignemens  coupables,  qui,  on  le  sait, 
])rennent  toutes  Icc»  formes  pour  pénétrer  dans  les  esprits.  La  situation  est  donc 
sérieuse,  difficile  et  complexe.  On  n'a  vu  se  produire  sur  aucun  pomt  une  de 
cx's  grandes  émeutes  dont  les  instigateurs  arborent  hautement  le  drapeau  de 


UTUB.  —  CHRONIQUE.  577 

Tânarchie,  et  qui  appeUent  une  répression  éclatante.  Les  désordres  ont  été  par- 
tiels,  inégaux,  amenés  par  des  causes  diverses.  Un  pareil  état  de  choses  fait  une 
loi  au  gouvernement  d'une  vigilance  continue,  pleine  de  fermeté  et  de  tact.  L'i« 
gnorance  de  bonne  foi  doit  être  éclairée;  Tesprit  anarchique  qui  passe  du  pillage 
à  l'assassinat,  chAlié  sévèrement  Le  gouvernement  a  demandé  à  la  chambre  un 
crédit  extraordinaire  pour  accroître  Feffeetif  de  Tannée  dans  les  divisions  terri- 
toriales de  r  intérieur.  Cet  accroissement  doit  mettre  en  activité  dix  mille  hommes 
de  plus.  Est-ce  assez?  Nous  en  doutons,  si  nous  songeons  à  toutes  les  éventua- 
lités  qui  peuvent  se  produire  au  dehors  et  au  dedans.  A  Tintérieur,  la  répres- 
sion, faute  de  troupes,  n*a  pas  été  aussi  rapide,  aussi  décisive  qu'elle  devait 
l'être.  Qui  peut  répondre  que,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné,  la  France 
ne  devra  pas  faire  quelque  manifestation,  quelque  déploiement  de  forces?  Les 
gouvememens  n'ont  pas  de  meilleure  défense,  de  meilleure  garantie  de  la  paix 
<iue  la  prévision  qui  prépare  pour  les  momens  de  crise  d'imposantes  ressources. 

En  ne  proposant  qu'une  si  faible  augmentation  dans  l'effectif,  il  est  probable 
que  le  ministère  s'est  préoccupé  des  intentions  d'économie  manifestées  par  la 
chambre.  La  commission  de  l'adresse  a  exprimé  la  ferme  résolution  de  nç  lais- 
ser introduire  aucune  dépense  nouvelle  que  ne  justifierait  pas  une  évidente  né- 
cessité. Elle  se  propose  donc  aujourd'hui  de  porter  dans  les  détails  du  budget  un 
examen  sévère,  et  de  demander  un  compte  exact  des  résultats  obtenus  par  les 
crédits  considérables  qu'elle  a  alloués.  Pour  répondre  aux  justes  exigences  du 
parlement,  M.  le  ministre  de  la  marine  a  fait  distribuer  à  la  chambre  une  note 
préliminaire  qui  donne  une  idée  des  efforts  de  la  marine  pour  s'organiser 
et  se  préparer  à  employer  avec  fruit  les  ressources  que  le  pays  met  à  sa  dispo- 
sition. Sur  un  point  aussi  essentiel,  l'impatience  de  la  France  est  naturelle;  tou- 
tefois il  faut  songer  qu'on  ne  fait  pas  des  marins  comme  des  soldats,  et  des 
équipages  de  vaisseaux  comme  des  régimens.  11  faut  considérer  aussi  que  ces 
préparatifs  doivent  se  faire  en  même  temps  qu'on  pourvoit  à  un  service  courant 
de  plus  en  plus  actif  et  compliqué.  En  effet,  au  moment  de  commencer  de  nom- 
breuses constructions  nouvelles  et  de  fournir  les  magasins  d'approvisionnemens 
considérables,  il  importait  d'organiser  fortement  dans  les  ports  une  comptabilité 
de  matières  dont  l'imperfection  et  l'obscurité  excitaient  depuis  long-temps  de 
justes  réclamations;  il  fallait  aussi  distribuer,  dans  l'administration  centrale,  la 
direction  des  services  de  manière  à  ce  que  cette  comptabilité  des  matières  pût 
être  l'objet  d'une  surveillance  plus  attentive.  De  pareils  préparatifs  frappent  peu 
les  yeux,  et  ne  se  révèlent  que  par  les  résultats  qu'on  obtient  plus  tard.  C'est  ce 
qu'explique  la  note  préliminaire.  On  y  voit  qu'après  ces  premières  bases  jetées, 
l'administration  de  la  marine  va  poursuivre  avec  ardeur  l'achèvement  de  l'œuvre 
que  lui  impose  le  vœu  du  pays,  c'est-à-dire  le  développement  de  la  force  active 
de  la  flotte,  a  Le  but  final  de  l'organisation  des  arsenaux,  dit  la  note,  c'est  la 
flotte  active  de  la  France.  »  Le  but  est  clairement  défini;  nous  espérons  que  l'ad- 
ministration de  la  marine  y  marchera  avec  décision ,  avec  persévérance.  Elle 
doit  se  sentir  aiguillonnée  par  la  générosité  des  chambres  et  par  l'espoir  que  le 
pays  met  dans  ses  travaux^ 

Il  y  a  quinze  jours,  nous  signalions  l'élévation  du  taux  de  l'escompte  comme 
la  seule  mesure  que  dut  prendre  la  Banque  de  France,  si  ses  craintes  la  forçaient 

à  changer  quelque  chose  dans  ses  opérations.  Cette  mesure  a  été  prise  en  effet  » 


el  a  déjà  fuiNhiit  me  fèrte  avgmuilatimi  dans  la  «terve  de  la  iBaaque.  0e 
60  millions,  cette  lésenre  est tflnunilée  àtOOmyiioiis,  «Ues  •esoduptes^ia  di  ian- 
nier  ont  éié  irnoins  ferUique  laisomne  des  billets  à  encaîawr.  XAipeaiiDD  |)lus 
satisfaisante  de  aetétabliweoHntidait  césgir  d^une  ia9on<teasttile  sur  le  eom- 
meroe  de  Paris.  I^ious. ne  tCiDytBa^snftaiit  ^is  c|u?ava«t  4|ueli|ues  mois  la  aitaa- 
tien  .générale  des  aiînras  «oit  beancflup  plue  (TMsnmnte.  JLa  4:oafianoe  ne  re* 
oaHra^ntièremenl  ique  «devant  l'afipanBnae  «d'une  Jionne  récotte  et  deiani  ks 
mesures  que  ^pReadrontiee  «hamiwssijpoMr  nanir  en  .aide  aux  fosi/èwa  d^aetion» 
des  ekemins Âe  fer  votés  4ans  la  Bcasion^deniièie. 

En  attendant,  lesvégenside  JaBanqne  idisoateat  toujours,  mais  n^adoptentrpas 
eaeore  la  coéation  de  «bilkls  de  ;280  inuocs  et  fmème  >de  HÙO  francs.  Getserait  là 
fiourtaDt  >une  grande  facilité  tncoidée  à  to  ^ciicalation  et  Tun  des  plus  «ffieaoes 
remèdes  à  la  raieté  du  sDuménûre.  tU  samMe  màne  que  'la  Banque  detrait  étie 
conduiteà.adopter<pioinptementoefiavti,ipar  suite  d'une faut8^a«e<qu'el^  au- 
rait commise.  En  effet,  on  jiwait  repris  quelque  eonfianœ  «dans  tsesressawea,  à 
Kannonee  d'un  «emprunt  de  30  miltions,  en  lingots,  cootiaoté  par -elle  anec  la 
banqiie  d'Anglelenre,  et  rembevnable  /àKpurtre-^iQgt-^diK^'Oe&tioaTs,  en  aea 
aooeptations.  fist-il  Tmi  K|ue  ieut  f  espoir  qu'on  aivatt  •dana  oette  mesnae- serait 
venu  échouer  devant  uneimpomttrilité  matérielle?  Est^il  ivai«que  la  Monnaie  de 
Paris  neeonTertit  en  espèces  que  5  à^OOO^OOO  francs  f>ar  jour,  tandis  qu'en  ^disr 
posant  des ressonteesque  lui 'OflRre  laM)neation'de  la  monnaie  d^rettdesrpièacs- 
divisionnaires,  il  Un  eerait  aisé  de  «porter  k  -plus  d'Ara  million  letctuttreide  aa 
fabrication  quotidienne?  A  ^500,000  <ipancB  par  jour,  il  fanera  «deux»  maie  ipeur 
avoir  rendu  liquides  les  80  mettons  de  Teraprunt;  si  on  y  ajoute  les  d^is  du 
transport,  les  jours4lernen  travail,  on  arrive  facilement  au  terme4e>qual«e^nngt- 
dix  jours,  dont  il  ejM  joste  de  éprendre  la  moyenne,  soit  'quaMmteHÂnqi  jeois. 
Cette  conversion  de  livgots  en  numéraire  ne  pourrait  'donc  pas  'aogmetfler  de 
beaucoup  la  circulation.  En  réalité,  l'emprunt  aurait  aroenédu  nrnnéraipesur  la 
place  pendant  six  semaines^seulement,  et  la'monnaicn'en  'aarait-peurainsi  dira 
été  battue  que  pour  flaire  latprevision  «du  pmment  de  4a  (Banque^  Gela  asra  été^ 
d^une  part,  un  palliatif  au  lieu  d^un  remède  efficace;  ^e  Pautre,  une  mauvaise 
opération  pour  la  Banque,'qui  aura  à  supporte?  des  >fMs  de  transport  et^deconn 
mission.  iLes  bruits  qui  ont  circulé  àce  sujet, ceux  qu'on ^a fait  oonrir  sur  une 
décision  des  banques  d'Angleterre,  qui  seraient  résolues  à  élever  le  taux  delonr 
escompte  pgur  arrêter  l'exportation  de  leur  argent  -snr  le  continent,  ont  (amené 
les  plus  brusques  variations  à  la  ^Bourse  :  les  spéculateurs  à  la  ^baiRse  prècbent 
plus  que  jamais  la  nécessité  d'un  emprunt.  Cependant  nous  >tte  sachions  pas 
qu^nn  empruntât  urgent,  et'nens'crayonsqn'ttne'Simple'émisiion^ebons  du 
tréaor  à  4in  taux  pkis  élevé  feraM  affluer  beaucoup  d'argent,  car,  e^ily^i  encore 
desipreneav»à12  etilemi  pour'les^sponsàsix  mois*età  d^pour^fOOpour  ceuxàun 
an,  il  est  borsde  doute  que^e'noDibFeusBB^mandes'aufaient  lieutponrksbons 
à  3ietdemi  pour  tOO,  et  mèaM44  pour  400. 

De  graves  préoccupations  ^pèsent  sur  l'Angleterre  comme  sur  la  Flranee«  Telle 
est  la  situation  de  l'Irlande,  que  les  mesures  proposées  ^Mir  le  gDavemement 
pour  remédier  à  des  maux  si  affreux  ont  ià>peine  «été  idiscwtées  et  n'ont  pas 
même  été  eombattues.  Bt  cependoit,  4e  quoi  s^agîssait^t?  ^mpesar  oui  ipeuple 
anglais  des  chaiges  dont  on  netp«ut«eiieore'4H6n  mesiirer  toute  l'étendue,  don* 


ner  de  noHYeauxdéyeloppemeBs  à  ces  loi»  des  pauyrea  cpii,  séît^^à  firoporda 
TAngleterrev  soit  à  propos  de  Tlrlande,  oot  toujours  provoqué  d'idtenntBables 
débats,  supprimer  sous  forme  pronsMre  les  derniers  restes  de  IVuMÎeiiiie  légial*^ 
tion  des  céréales,  suspendre  ce  fameux  acte  de  oaTÎgatioB.quia  fondé :1a  graiH 
deur  maritime  de  la  nation,  ébranler  enfin,  par  une  atteinte  toute  nonveUe,  les 
droits  jusqu*alors  absolus  et  inyiolaUes  de  la  propriélé  aristeeniliqae,  ce  sontlà^ 
certainement,  de  hardies  entreprises,  et  peut-être  auraienWelles^coàté  cher  aa 
cabinet  qui  les  eût  risquées  en  d'autrescirconstances,  ËAiesont  aujouid^htti  passé 
sans  ob^ade,  et  c'est  Tun  des  grands  momens  qu'il  fiuidra  compter  dans  rhij»« 
toire  de  cette  lente  révolution  qui  change  peu.  à  peu  l'ordre  soeial  ûxé  par  la 
vieille  constitution  britannique.  L'état  est  investi  d'un  véritable  dioitd'expro^ 
priation  sur  les  terres  sutetituées;  c'est  un .  point  qu'il  eût  faklU'  remarquer 
plus  qu'on  ne  l'aiait,  parce  que  c'est  ua  nouveaU' progrès  de  cette  autorité  ^é* 
nérale  et  centrale  de  l'état  qui  s'élève:  insensiblemest,  de  l'autre  e^  du  détroit^ 
au-dessus  de  toutes  les  réststances  de  privilège  et  de  localités.  La  destinée  de 
Irlande  semble  ètie.  justement  de- ppusser  l'Angleterre^  par  une  invincible  né- 
cessité, dans  ces  voies  dugouvernemeat  et  de  la^société  modernes  pour  lesquellea 
son  organisation  primitive  lui  inspirait  plus  det  répugnance  que  d'attrait.^  L'é«* 
mancipation  des  catholiques  n'a^t^e  pas  été  à^une  dea  causes  qui  ont  4e  plus 
aidé  à  l'accomplissement  de  la  réforme  parlementaire^  et  le  système  d'éducatioB 
nationale  qui  fonctionne  depuis  quinie  ans  en  Irlande  n'a^UU  pas  contriboé 
beaucoup  à  répandre  chez  les  Anglais  la  notion  ivraiment  démocratique  d'un  état 
enseignante  le  dégoûtxhaque  jour  plus  marqué  pour  l'impuiisanee  des  associa^» 
tions  particulières  {oolunlary  sysfem)  en  face  d'une  tâche  :  si  vaste?  Qui  sait  si 
un  Jour  il  n'en  sera  pas  de  même  des  abusde  la.piopriétév  des  vices  du  régime 
ecclésiastique?  Qui  sait  par  exemple  si,  quandon  aura  payé  les  prêtres  ca^Uu>- 
liques  d!lrlande,  comme  le  veulent  tous  les  hommes  sensés  des  deux  (pays,  on 
n'arrivera  pas  naturellement  à  tenir  la  même  conduite  vis-4ihvis  de  ces  dissidens 
dont  le  nombre  ne  cesse  de  croître  en  Angleterre?  Ëtidors,  que.  deviendrait  l'an* 
tiqu&  édifice,  church  and  sUitefLa,  grande  propriété  n'est  pas  sans  doute  en  An- 
gleterre ce  qu'elle  est  en  Irlande,  elle  a  pour  se  maintenir  sa  vraie  sagjssse  et  sa 
popularité;  elle  a,  par-dessus  tout,  l'indispensable  contrepoids:  de  la  grande  in-^ 
dustrie,  mais  qui  sait  enfin  si,  dans  des  coi^nctures  moins  heureuses,  les  griefii 
encore  considérables  qu'elle  provoque  nes'autonseraientpas,  pour  réclamer,  des 
procédés  auxquels  on  est  obligé  de  recourir  contre  les  iandiordif  irlandais? 

11  s'en  faut  que  la  pitié  de  l'Angleterre  pour  le  AM^<i(»i»*^ifltor  soit  absolument^ 
bénévole;  il  n'y  a  pas  là  question  de  sentiment;  jamais  charité  n'a  été  faite  avec 
moins  d'illusion,  parce  que  jamais  indigence  n'a  été  ni  moins-reconnaissante  ni. 
jusqu'ici  plus  incorrigible.  Nous  n'entendons  point  paiier  ainsi  de  ces  masses 
déshéritées  auxquelles  ^n  ne  saurait  guère  imputer  la  responsabililé  de  leur  mi- 
sère, parce  qu'elles  ont  été  trop  cruellement  sacrifiées  pour  se  relever  à  elles  * 
seules;  nous  parlons  de  ceux  à  qui  la  responsabilité  remonte,  des^propriétaires' 
de  tous  les  rangs  qui,  sauf  d'honorables  exceptions^  n'ont  januiis  voulu  s'appli- 
quer sérieusement  à  mettre  en  valeur  les  merveilleuses  ressources  de  leur  pays. 
Ils  ont  toujours  plus  ou  moins  pensé  que  l'Angleterre  était  obligée  de  nourrir 
Hriciudc,  ui,  pai'  uu  singuiler  pau'iotisme,  ils  •  envisageaient  cette  oMigation 
comme  une  expiation  légitime  et  permanente  de  tous  les  maux  que  Tlriande 


580  ,^         REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

avait  soufferts  dans  des  temps  qui  ne  sont  plus.  L'Angleterre  donnant  à  manger 
au  paysan,  le  paysan  payait  régulièrement  sa  rente,  et  la  fortune  du  landlord 
se  trouvait  ainsi  mieux  servie  et  plus  sûre  dan§  les  mauvaise^  années  que  dans 
les  bonnes.  La  détresse  de  tout  un  peuple  devenait  donc  un  bénéfice  pour  son 
aristocratie.  Aussi ,  qu'ont  demandé  les  chefs  des  partis  irlandais,  M.  S.  O'Brien 
comme  M.  CGonneÛ?  Toujours  la  même  chose  :  que  l'Angleterre  achetât  des 
denrées  à  son  compte  au  prix  actuel  des  marchés  du  monde,  et  vint  elle-même 
les  revendre  à  bas  prix  dans  tous  les  villages  d'Irlande.  Cependant  le  gouverne- 
ment ne  pouvait,  comme  Ta  fort  bien  dit  lord  John  Russeli,  substituer  son  action 
absorbante  aux  transactions  de  l'industrie  privée;  c'eût  été  hausser  tous  les  prix, 
généraliser  et  perpétuer  la  disette,  sous  prétexte  d'y  parer  en  un  lieu  et  dans  un 
temps  donné.  Le  gouvernement  s'est  donc  vu  réduit  à  chercher  des  travaux  dont 
le  salaire,  quel  qu'il  fût,  fit  du  moins  vivre  cette  foule  à  laquelle  il  ne  pouvait 
ni  ne  devait  lui-même  ouvrir  directement  des  greniers.  Il  a  obtenu  du  pariement 
des  sommes  considérables  pour  être  employées  en  grandes  constructions,  routes, 
canaux,  etc.  C'était  un  débouché  nouveau  qu'il  préparait  à  tous  ceux  auxquels 
les  exploitations  particulières  ne  pourraient  fournir  des  moyens  d'existence,  à 
tous  ces  misérables  qui ,  n'étant  point  occupés  au  service  des  propriétaires  ou 
des  fermiers  les  plus  riches,  vivaient,  dans  les  années  ordinaires,  des  fruits,  cette 
fois  anéantis,  du  coin  de  terre  qu'ils  sous- louaient.  Qu'est-il  arrivé?  Les  proprié- 
taires, au  lieu  de  multiplier  les  travaux  dans  leurs  domaines,  se  sont  croisé  les 
bras,  comme  si  le  gouvernement  avait  pris  la  charge  de  leurs  ouvriers,  et  la 
population  s'est  jetée  sur  les  travaux  du  gouvernement  avec  une  affluence  qui 
a  rendu  tout  aussitôt  le  système  insuffisant. 

Le  lord  lieutenant  voulut  détourner  cette  masse  d'affamés  qui  encombrait  les 
ateliers  publics.  Il  en  appela  au  plus  clair  intérêt  des  iandiords;  il  convertit  les 
avances  du  trésor  en  encouragemens  pour  l'amélioration  des  domaines  particu- 
liers, au  lieu  de  les  réserver  uniquement  pour  les  ouvrages  d'utilité  générale  dont 
le  rapport  n'était  ni  aussi  immédiat,  ni  aussi  fécond.  Les  landlords  ont  enfin  re- 
connu tout  le  parti  qu'ils  pouvaient  tirer  de  ces  prêts  que  le  gouvernement  an- 
glais leur  avait  toujours  offerts,  soit  pour  défricher,  soit  pour  dessécher  les  vastes 
terrains  que  leur  incapacité  laissait  improductifs.  Us  ont  montré  dans  ces  der- 
niers temps  beaucoup  d'empressement  à  demander  les  secours  qui  doivent  leur 
permettre  de  relever  la  culture  en  Irlande,  et  de  procurer  ainsi  une  base  plus 
large  à  l'alimentation  publique.  Les  personnages  les  plus  éminens  du  pays,  des 
hommes  de  toutes  les  opinions  et  de  toutes  les  croyances,  ont  formé  un  parti 
irlandais  qui  semble  abandonner  les  chimères  politiques  pour  satisfaire  aux  né- 
cessités plus  urgentes  et  peut-être  là  plus  morales  de  l'ordre  matériel.  Cepen- 
dant les  paysans  continuent  leurs  achats  d'armes,  et  la  jeune  Irlande  se  montre 
plus  violente  que  jamais  dans  ses  assemblées.  «  Ce  matin,  disait  dernièrement 
un  orateur  de  parti  dans  un  meeting  monstre  tenu  à  Dublin,  ce  matin  il  y  a 
eu  réception  au  château;  des  courtisans  sont  allés  adresser  leurs  hommages  au 
représentant  du  royalisme  (hyeUty).  Nous  sommes  ici  ce  soir  pour  prêter  ser^ 
ment  à  la  liberté.  Que  les  Anglais  votent  les  millions  qu'ils  voudront  pour  faire 
face  à  la  détresse  dont  la  charge  doit  peser  sur  eux,  nous  persisterons  toujours 
à  réclamer  le  rappel  :  on  ne  peut  accepter  d'eux  \c%  places  qu'ils  offrent  et  rester 
repealer. .  •  S'il  vous  vient  sur  les  hvêtings  un  pai .  i  ^n  de  lord  John  Russeli,  aUes 


RBVUB.  —  CHRONIQUE.  581 

à  sa  rencontre  en  prenant  pour  drapeau  le  linceul  (f  un  paysan  mort  de  faim.  » 
Cest  animé  du  même  esprit  qu^un  jury  d'enquête,  récemment  assemblé  pour 
constater  la  cause  du  décès  d'une  de  ces  malheureuses  Ticttmes,  accusait  solen* 
nellement  d'homicide  le  chef  du  cabinet  anglais. 

Telles  sont  les  circonstances  au  milieu  desquelles  lord  John  Russell  a  exposé 
les  mesures  qu'il  croyait  les  plus  propres  à  réparer  tant  de  maux,  mesures  tran* 
sitoires,  mesures  permanentes.  Quant  aux  premières,  la  suspension  des  droits 
sur  les  céréales  aura  certainement  un  effet  immédiat,  quoique  lord  John  Russell 
n'ait  pas  semblé  lui-même  en  attendre  beaucoup.  Dans  un  moment  de  disette 
presque  générale,  une  différence  dans  le  prix  offert,  si  minime  soit-elle,  suffît  pour 
détourner  d'un  point  sur  l'autre  des  denrées  demandées  partout  avec  la  même  in- 
sistance. L'acte  de  navigation  était  un  obstacle  plus  évident  encore  à  l'approvi- 
sionnement en  grand  des  marchés  anglais  :  on  sait  que  cet  acte  interdit  aux 
étrangers  d'importer  en  Angleterre  toute  marchandise  qui  n'est  pas  un  produit 
direct  de  leur  sol  ou  de  leur  industrie;  c'est  le  fondement  sur  lequel  CromweU 
établit  la  puissance  britannique.  Or,  sous  l'empire  de  cette  prohibition,  le  fret 
était  monté  de  60  ou  70  pour  100  dans  les  ports  de  la  mer  Noire;  il  avait  doublé 
dans  les  ports  d'Amérique.  Comment  en  eut-il  été  autrement,  quand,  de  ces 
deux  régions  devenues  les  greniers  presque  exclusifs  de  l'Europe,  il  ne  pouvait 
rien  arriver  en  Angleterre,  si  ce  n'est  sous  le  pavijilon  même  des  deux  nations  qui 
les  occupent?  La  libre  pratique  étant  maintenant  accordée  à  tous  les  pavillons» 
les  profits  de  la  commission  multiplieront  à  coup  sûr  le  nombre  des  charge- 
mens,  et  appelleront  une  concurrence  qui  fera  baisser  le  fret. 

Les  mesures  permanentes  adoptées  par  lord  John  Russell  présentent  tout  d*a* 
bord  un  double  caractère;  elles  offrent  un  large  appui  aux  propriétaires  désireux 
d'améliorer  leur  fortune  en  améliorant  à  la  fois  la  fortune  publique,  et  elles  ré^ 
servent  cependant  une  action  efficace  au  gouvernement  contre  ceux  qui,  ne 
remplissant  par  leurs  promesses,  se  déroberaient  aux  devoirs  nouveaux  de  la 
propriété.  La  première  chose  à  faire,  c'était  de  leur  laisser  les  instrumens  de  tra- 
vail, l'argent  et  les  bras.  En  vue  de  ce  résultat,,  le  gouvernement  les  décharge 
d'une  moitié  des  sommes  qu'il  avait  avancées  pour  l'exécution  des  ouvrages  d'u- 
tilité publique,  et  il  s'engage  à  délivrer  aux  paysans  des  ressources  en  nature 
sans  les  astreindre  à  ces  ouvrages  qui  les  écarteraient  de  la  culture  des  champs. 
11  introduit  même  dans  la  loi  des  pauvres  la  faculté  du  secours  à  domicile,  jus- 
qu'alors interdit  en  Irlande,  et  il  permet  ainsi  dans  certains  cas  à  l'indigent  de 
rester  encore  utile  en  vivant  hors  du  tvorkhouse.  D'autre  part ,  le  gouverne- 
ment facilite  des  emprunts  réguliers  aux  propriétaires,  à  la  seule  condition  qu'ils 
en  emploieront  l'argent  soit  à  acheter  des  semailles,  soit  à  mettre  leurs  biens, en 
valeur.  Voilà  les  services  rendus  à  l'aristocratie  irlandaise,  voici  maintenant  les 
garanties  que  l'on  se  ménage  contre  elle.  Les  propriétaires  qui  ne  pourront 
rembourser  ces  avances  ainsi  faites  seront  autorisés  à  vendre  tout  ce  qu'il  fau- 
dra de  leurs  domaines  pour  liquider  leurs  dettes.  S'ils  laissent  passer  sans  s'ac- 
quitter deux  termes  de  suite,  le  gouvernement,  lui-même  pourra  vendre  en  leur 
nom  et  malgré  eux.  Enfin,  si  des  terrains  vagues  restent  uç  certain  xiombred'^o^ 
nées  sans  produire  plus  de  2  shillings  G^df^i^ier^p^r  ac^„legouyçrqe|aieii9t,aura 
droiVde  ç'ei^  emparer  mpyennant  im^Çj^,  ^t  dé(ric|if|^r^,  des^éç^era  Ij^i-fi^êffie, 
ou  louera  par  pe^^  Ipts.  Lftrd^ohA.  ïl^ss^^  .aei,^,(^e,pas.4e,y,^u;9Jr,^^^^^ 
en  Irlande  cette  classe  de  petits  propriétaires  qui  disparaît  peu  à  peu  du  sol  an- 


MB  RSTCB  BBS  mnjx  «eiiB». 

glais;  lapetfte^ropwété liii^seiitMe*là'lefleill rensfède anmaorqu'aproduits'hi 
gnmde. 

Ceii?6Ét>p»  ici  leiBotrp'â^il  isolé  d^n  homme  id'^état,  c'est  le  Tœugéiiéntt^ 
ropinion  anglaise.  S'ilyadifisideneedanslapresae,  cen'est  ni  surrà-propos,!!! 
siir  la  jiistieede'ces'kiûd*ex|iropriation/c>st  sur  rimntnensité  d^  débonrsÎÉs  que 
la  misère  de  Flrlande  ebâteau  tréMr  ries  iiii8,'et'noii8  partageons  leur-aris,  son* 
tiennent  tfue  ces  débmirsés-dorrentrapporter  on  intérêt  suffisant  à  l^àn^eterre  en 
eréanterffin  des  eapttatrr  sérieux  et  une  direction  ititeBigente  dans  uv  pays  dont 
la  rfchessenepentmanqner  d'être  uneTicfaesseanj^hûse;  les  aijrtres,7i^ 
à  partager  les  rancunes^ifmpiiknres,  plus  irrités  contre  la  longue  inertie-despro* 
priéfàires  irlandais,  souhaitent 'Men  sans  doute  que i*état  se  mette  àleur  f^laœ, 
mais  ils  Tondraient  peut-être  la  dépossession  encore  plus  complète,  ils  la^ou- 
draierft  surtout  moins  onéreuse;  rien  n^estplus  piquant  que  certaine  sortie  du 
Tfmfsfh  cet  endroit-là  :  «Xlriande^va  maintenant  anroir  son  cfaapitreau  budget, 
comme  1*  armée,  comme  la  mariné!  'Les  Celtes  seront  cette  nation  de  genUemen 
qu^îls  veulent  être,  et  les  Saxons  toniberont  au  rang  qui  leurcomrient,  artisans, 
bout iauiers  et  manœuvres.  Est-ce  qu'un  Anglais  est  néponr  autre  chose  que  pour 
travaniei*?  et  un  Irlandais  eâMl  au  monde  pour  autres  que  pour  rester  assis 
à  la  porte  de  sa  cabane,  lire  les  discours  tl'O'Connell  et  injurier  les  "Anglais 
L'Anglais  fiera  tout  ce  qii'on  votfdra^pourvu  qu'au  bout  il  aperfoive  un  but-Toilà 
comment  les  propositions  de  'lord  Ji^hn  Russéll  otit  été  accueillies  avec  de  si 
unanimes  transports.  Sir  "Robert  IngHs,  la  chère  ame,  imaginatt  bientpiekp» 
chose  comme  un  but  secret,  quand  il  s'agissait  de  donner lant  d'argent.  Il  refait 
une  Iriande  conveiiie  en  un  vaste  cctllége  de  pensionnairesiiuiv  nourris  par  les 
aunf Anes  britanniques,  maugefaieift,  boiraient,  dormiraient, -prieraient  et  se 
laveraient  en  bons  chrétiens.  Tïufùis  ffutonfa/ « 'Ce  U'est  pas  là  seulement  de 
Tktnnoffr,  de  Tesprit  en  Tàir,  c'est  tout  un  cdté  de  la  vérité  dans  la  situation  ac- 
tuelle deTAnglèterre  par  rapport  à  llriande;  c'est  le  vieil  esprit  anglais  criti^ 
quaut  ou  approuvait  à  sa  manière  ce  qu'eisaie  avec  tant  de  forée  et  démodé^ 
ration  l'esprit  nouveau  qui^gouveme. 


H  y  a  trbis  mois,  Taimolice  d'une  nouvelle  substance  exfllosive,  appelée  corn- 
munémeUt  cùton-pnuthe,  venait  l  peine  d'éveiller  l'attention  des  chimistes. 
L'appi^ciafion  équitable  et  sérieuse  de  cette  découverte,  d'abord  envelo|^  de 
mystère,'  puis  aecuéfllie  par  d'amères  critiques,  est  aujourd'hui  devenue  pos- 
sible, et,en  essayant  cette  appréciittion ,  uous  avons  à  nous  téliéiter  de  n'avoir 
pas  voulu  nous  associer  dès  l'dligtine  aux  oppositions  peu  motivées  parfois  qu'a 
soulevées  une  invention  i|ui,  certes,  ne  manque  pas  d'importance  ni  d'utilité. 

*La  tranSfonnation  du  coton  ordinaire  ^n  une  matière  e^^kisive  atait  à  peine 
été  annoncée  par  *tf.'SdiQeiibéLn,  que  ikuis  presque  tous  les  laboratoires  on  a 
dierché  le  nrade  denprépaiiaion  que  le  ^chimiste  aUeraand  là'cst  toujou^  plu  à 
■our laisKT  ignoier.  GitceàiBSitMBenBeS)  la  décoofVBrte  est  devoniie  tançaise, 
OrlL^eMikëm  a  dédaié^peffon  praééifé  ni^ttl  ipas  câai 


▼oir  lepiBBii6reii?FmiM  j^réseolé  leîOotoPHpmidBg  amn  soflMto»  amiaoteg.  Hliît 
j«iiiBaBiil8niMitiipfè»latpi«mièi»«wiMiaMle^^  l^ifty 

iLdéposaitÀtCÀoidéiBieides  atienoosr  hq  naqiwlkeaaheté  nnfefiBaaàle  mode  d» 
{NnpaittiQfi  éofit  iàamià  fiât .  uaiggi.  GaywdMrti<if>> wettes  siurlapeéparation 
diicnloatiimiërer^aiaBfc  puJitiées  en^  AUfliagne  pwylBfc  0tte,,d6:ftniiiBmck, 
pur  le:  doctaur  KnaMIv  prépanÉaur  mk  labaratMerda  ynnjwofwté.  derLeipsig;,  et 
par ledocteoff  Iky^^^Bambo^g^  allas» fiB«Bi^lw»ées»àiia»aaaBaiflMiice  des  6hi«> 
iiii0lBafipaiiçaia«la^2â'OCtobi<B  pac  l^igpBa  >datM4B«BMK,;a^dafl»]a  mémeaéaiioe^ 
MMk  Palonaa;, Pioberti ai lÊmrka  doaaaiani Jaa% rénUiata; da/lemrarealieiaGheSfi le 
psmiaDea  w^^petomlla  papiea  inflammahAa/ipi^iè  amt^ préparé:  huit aos  aupa» 
ravaoty  leaaaaandaan»eamK>aaBtiea  eMaia4aoléa»paa  etii^  Bnlgféle  yagae  dsaraa** 
aaigoeBaenaoblamiajpgqa'aioia.Pèalea>pwBiièieacftin^ 
bain.  M»  geiamganail^  àia  mérité,  appaliàUattasUaB  aur  daa  réauUata  anterieuca 
qjai  pa»itocMfi4  aa  napprociieir  de  oaus  (|i^awi  obtcmia  le  chimiste  allemande 
GTesft  ea  raieoBBant  dans  Chypothèseipa  la^  peadre^oirtan.  n'était  aatre.  chosa 
qu'une :Sub8UmceidécQiHreflta  en  i^a^paclL  BBaaonnot^xiaJiancy,  que  ie^savant 
aeadéaiioieB  ».cbefQhé  1&  peéparalien^  du  caloarpoudfa..Ea  conséquence^  il  a 
imprégné  d'aaiitet  mitrique  (qu'on  appeUet^uigairameBt  eau-^érie)  diveiseasul»^ 
lances  vcgétatosc  la papi^^ le ooioa et. lechamoe*  Dès-iors, IskxytioUiine (c'est 
la  nom  donné  à  l&subiAanca  duofaimiote^de  fkaeyy  fut  regardée  comme  Laaulà^ 
atance  eitplesifa  pu?  eacelleace^  en*  raison,  surtout  de  l'iaoeaaive  combustibilité 
dont  elle  est  doaéei.  ML  Pefcauœ  anait  dtjà  constaté  qua  las^substaaces  végétales» 
aprèaavoiv  été^saumiaes^à  l'aetion  de  i'aoide  niinquef.  prenaient  feu  à  une  tem«- 
pérature  qui  nlèst  pas^trèa  éleTée  (à<  la^  température  de  iâû  degrés),,  brûlaient 
presque  San» résidui  et.  avsc:une  grande  énergie;  .maia»U n'avait  point  songéi 
aorame  M.  Ssboesahânv  à  les  substituer  dans^  les*  aunas-  à  la  ^.audœ  à  canon. 
Biemtèt  une  noiiveUec  anafyse.lecoaduiflit  ài  popsor guérie  coton-poudre  a'était 
paBvideaiiqaeairec:la.xyloïdiBe.de  Aie  Braaonaot.  L'étade  attentive  et  comparée 
de  ces  sut^tances  a  prouvé  en  effet  qu'elles  ont  des  propriétés  differenteSé  Aum 
les  chimistes  m'ontHlspas^tardérà  désigpaa  par  un  nouL  nouveau  (celui  de  /ly- 
fau:^<fie  )  le  nauveau  composé  explosi£<dont.  nous*  parlons. 

Le  mode  de  préparation  du  ooton-^andra  est  toèa  simple;,  on.  peut  se  le  pro«* 
curer  de  difiérentes  manières.  Siûvaat  M»  Otto,,iliSuffitude  laisser  baigner  pen*- 
dant quelque» mioufteauneâubstanca végétale danalleaurforteconcentree.  Après 
l'avoir  retirée,  on  la  Uupeimmédiatemantwà.gniide  eauiet.  l'on  fiait  dessécher,  le 
produite  U  vaâifemiauK  cependant  employer  ui^mélanggjdedeuxagidas:  (pitriqpia 
et  aut&mque)iquta9Bt.trè»comQUiaai^,et  dooàen^iutua  oontinueL  usage  dans 
dhrersarta^  La  prodnit.estd'autasttniatllaue,.qi)elfia>deuK  liquides  amplo^^ssoet 
pluB^  purs;  ausais  n'estai  pasi  indifienant.qii'tils  eoient;  préatablement  dépouillée 
é'iii^OQrps<qpiiafiaiblit iftt  puiosaBoedela  nouiretta pouéve ^iesichimiatea ledé- 
aignenti  squs^le  nomi<toaieteA|rpo«affitfffii^^eti  gin  sa>trûu»e.seu¥aftt.melèau« 
deux  premiers.  Pour  préparer  le  papier^poudre,  on  emploie  de  préféranca)  m 
papier  aaM&  gpnnd)  etLUBt;patt>épaiB^<pigen>  nppailatyg|rfprf  iitftiérti^i  On  doit 
plongarieft fauâlaamtie) àtunecli  tm  <— ■aainrui^  pminqtrfeilasaa  ■sn^ffayantyoiui 
enaarable;  lJn>  è»mda.quaiquea>miaMlBataufl^l..baSi:lKiia^opéfttHana  piineipaiea 
qu^iifiHtteSBotiieriiauramrone  taonnaiaofastaaiBeiBfpiasiveamitg  IHHMnartwwi 
daiiaa/'apdB».ieî  laarage  at^ia/ireaiirtsatinn.  SuppapBSjfjuadraniBil^deaiiaf^pâteili 


581  REVUB'DBS  DEUX  MONIWS. 

commodes  et  conTemblemecit  disposés,  et  Ton  concevra  quelle  prodigieuse  quan- 
tité de  papier-poudre  une  personne,  même  peu  expérimentée,  pourrait  fabri- 
quer en  peu  de  temps.  Si  Ton  opère  sur  le  coton,  il  faut  prendre  le  coton  tra- 
vaillé de  préférence  au  coton  brut;  car,  dans  Tétat  naturel  du  coton,  chaque 
brin,  chaque  poil  est  revêtu  d'une  sorte  d'épiderme  qui  offre  un  certain  ob- 
stacle à  l'action  de  Tacide.  n  faut  aussi  que  la  substance  qu'on  veut  rendre 
explosive  soit  entièrement  plongée  dans  cet  acide.  Le  lavage,  qui  a  pour  objet 
d^enlever  Tacide  qui  resterait  adhérent  à  la  substance  végétale,  doit  être  renouvelé 
à  plusieurs  reprises  avec  de  Teau  pure  et  ne  demande  pas  de  soins  particuliers. 

La  dessiccation,  qui  doit  être  complète  et  qui  ne  s'obtient  qu'à  l'aide  de  cou- 
rans  d'air  chaud,  est  entourée  de  dangers.  De  grandes  précautions  sont  imposées  à 
Fopérateur,  car  cette  chaleur  même  qui  sert  à  sécher  la  substance  explosive  peut, 
dans  certaines  circonstances,  déterminer  l'exploâion  et  produire  des  accidens 
graves.  Cest  ce  qui  est  déjà  arrivé  plusieurs  fois,  même  à  une  température  peu 
élevée  et  dans  des  circonstances  qui  ne  semblaient  admettre  aucun  accident.  Noos 
ne  citerons  qu'un  seul  fait  à  Tappui  de  notre  assertion.  MM.  Combes  et  Flandin 
avaient  placé  une  demi-livre  de  coton-poudre  sur  une  claie  au-dessus  de  detfx 
bouches  de  chaleur  d'un  poêle;  le  thermomètre  suspendu  au  milieu  de  Pair 
chauffé  ne  marquait  que  60  à  65'degrés  centigrades.  Tout  à  coup  une  forte  explo- 
sion se  fait  entendre  :  la  fenêtre;  les  portes  de  la  chambre  sont  brisées;  Tune  de 
ces  portes,  qui  était  d'un  bois  très  solide,  est  arrachée  de  ses  gonds;  les  meubles, 
particulièrement  trois  corps  de  bibliothèque  adossés  à  la  cloison  séparative  de  la 
pièce  voisine  et  opposés  au  poêle,  sont  renversés;  la  cloison  même  est  repoussée 
d'une  manière  notable;  enfin  trois  persormes,  qui  surveillaient  l'opération,  ont 
été  blessées.  Pour  obvier  à  de  pareils  accidens  et  prévenir  de  plus  grands  mal- 
heurs, on  devrait  disposer  les  appareils  à  dessiccation  de  t^Ue  façon  que  la  cha- 
leur fût  unifonhe  et  au-dessous  de  la  température  de  l'eau  bouillante.  Le  moyen 
le  plus  favorable  pour  atteindre  ce  but  serait  d'établir  des  courans  de  vapeur  libre 
ou  d'eau  chaude  dans  des  tubes  placés  à  quelque  distance  de  la  nouvelle 
poudre. 

Le  coton  ainsi  transformé  diffère  peu  du  coton  ordinaire  qui  n'a  pas  subi 
l'action  chimique  de  l'eau-forte;  il  est  peut-être  plus  rude  au  toudier.  Inaltérable 
dans  l'eau,  il  pourrait  subir  sans  avaries  de  longs  voyages  sur  mer.  Quand  on 
l'enflamme,  il  détonne  sans  laisser  de  résidu  et  sans  noircir  le  papier  ordinaire 
sur  lequel  il  est  placé;  le  feu  ne  se  communique  pas  même  à  la  poudre  à  canon 
placée  sous  lui.  La  grande  légèreté  en  rend  le  transport  facile.  La  fabrication  de 
cette  substance  est  peu  dispendieuse  1 240  livres  (170  kilogrammes)  coûteraient, 
à  part  la  main-d'oîuvre^^i?  fhincs.  La  nouvelle  poudre,  préparée  avec  le  papier 
et  surtout  avec  la  pâte  de  papier,  serait  beaucoup  moins  coûteuse  encore;  car 
200  Hvres  ne  s'élèveraient  guère  qu'eau  prix  de  97  francs.  D'ailleurs,  le  coton 
explosif  étant  généralement  reconnu  ciomme  produisant  trois  fois  plus  d'action 
que  la  poudre  k  canon,  on  conçoit  quelle  économie  résulterait  de  l'emploi  de 
cette  substance. 

A  tous  ces  titres^  le  coton-poudre  devaH  être  accueilli  avec  fiiveur.  n  pourrait 
être  utilisé  dans*  les  art8,<8iiju8qti'à' {présent  diôs  inoonténiens  manifestes  n'en 
contrè-balançaient  en"  partiie  les  avantages.  L'etispibi' de  la  iftouveNe  poudre  n'est 
peutMèti«e  pas  méiâe<déuiiédeic6rtaitis4aBfgers  :'dc^  mortiers  d^preU  de  fonte 
et  de  fer  ont  été  brisés  par  des  charges  assez  faibles  et  ont  bl^sé  grièvement 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  585 

les  personnes  qui  assistaient  à  rexpérience.  Gela  vient  de*oe  que^  dans  certaines 
circonstances  du  moins,  le  coton-poudre  devient  fulminant.  Gela  tient  aussr 
et  surtout  à  la  trop  rapide  combustion  de  cette  substance.  La  poudre  ordi-< 
naire,  on  le  sait,  peut  produire  des  effets  analogues,  lorsqu'elle  a  été  trop  com- 
primée. Pour  la  nouvelle  poudre,  il  faudrait  surtout  plus  de  lenteur  dans  la 
combustion.  Si  la  chimie  atteint  ce  perfectionnement,  elle  aura  rendu  un  grand 
service,  et  Ton  pourra,  sans  avoir  autant  à  redouter  le  bris  des  armes,  substi- 
tuer le  coton  explosif  à  la  poudre  ordinaire.  Du  reste,  M.  Piobert  ayant  démon- 
tré qu'en  donnant  à  une  masse  de  poudre  la  forme  d'une  sphère,  on  ralentit 
l'inflammation,  suivant  une  certaine  loi  dépendant  du  diamètre  de  la  sphère, 
M.  Séguier  est  parti  de  là  pour  étudier  l'influence  du  rapprochement  des  fibres 
du  coton  sur  la  durée  de  la  combustion  dans  les  armes.  Il  a  été  constaté  que  le 
coton  en  tissu  brûle  moins  vite  que  le  coton  cardé,  et  qu'il  est,  par  conséquent, 
préférable.  D'ailleurs,  l'usage  en  est  plus  expéditif.  Comme  le  filage  mécanique 
assigne  des  poids  sensiblement  égaux  à  des  longueurs  déterminées  de  fils,  on 
peut  couper  des  étoffes  de  coton  par  portions  telles,  qu'une  certaine  quantité  de 
«es  tissus  fasse  précisément  le  poids  de  la  charge  jugée  nécessaire  pour  le  tir. 
En  préparant  à  l'avance  autant  de  petits  paquets  de  coton  qu'on  devrait  tirer  de 
coups,  on  serait  dispensé  de  peser  à  chaque  instant  la  matière  explosive. 
:  Ge'qui  fait  le  danger  de  l'emploi  du  coton-poudre  dans  les  armes  à  feu  est  un 
avantage  pour  l'exploitation  des  mines.  Il  faut  ici  une  très  grande  puissance  et 
une  instantanéité  très  vive  dans  l'inflammation  du  corps  qui  doit,  au  lieu  de 
produire  un  effet  réglé,  briser  des  rochers.  Des  essais  ont  été  faits  dans  une  car- 
rière de  calcaire  grossier,  sur  le  territoire  d'Issy.  Le  nombre  en  est  encore  trop 
restreint  pour  qu'on  puisse  émettre  à  cet  égard  des  conclusions  certaines;  mais 
les  résultats  obtenus  sont  satisfaisans,  et  des  blocs  énormes  ont  été  fendus  dans 
toute  leur  épaisseur. . 

1  II  est  d'autres  effets  avantageux  qu'on  pourrait  tirer  de  l'emploi  du  coton- 
poudre.  De  toutes  les  fabrications,  la  plus  dangereuse,  sans  aucune  espèce  de 
comparaison ,  et  Tune  aussi  des  plus  insalubres,  est  celle  des  amorces  employées 
aujourd'hui  pour  les  armes  à  feu.  On  sait  qu'il  entre  une  substance  mercurielle 
(qu'en  chimie  on  appelle  le  fulminate  de  mercure)  dans  les  préparations  dont 
on  se  sert.  11  serait  bien  utile  de  la  remplacer  par  une  autre  sans  dangers  pour 
les  ouvriers.  Peutrètre  la  nouvelle  poudre  estp-elle  destinée  à  la  solution  de  ce 
problème.  Les  tentatives  qui  ont  été  faites  reposent  sur  la  propriété  qu'a  le 
coton  explosif  de  détonner  sous  l'influence  d'un  choc.  Gependant  toute  la  ma- 
tière ne  brûle  pas,  quand  elle  est  placée  dan»  une  capsule  de  cuivre  et  percutée 
dans  une  arme  à  piston;  la  portion  qui  n'est  pas  entrée  en  ignition  obstrue  la 
cheminée,  et  l'inflammation  ne  se  communique  point  à  la  charge.  Le  soufre,  le 
charbon ,  la  poudre  à  canon ,  comprimés  avec  le  coton  fulminant  dans  des  cap- 
sules ordinaires,  obvient  à  cet  inconvénient  en  favorisant  la  combustion  de  toute 
la  poudre.  Des  amorces  formées  avec  un  mélange  de  coton  explosif  et  une 
bàble  quantité  d'un  sel  appelé  XecMoraie  de  potasse,  sont  tout  aussi  vives,  tout 
^ussi  bonnes  que  celles  dont  nous  nous  servons  depuis  long-temps.  D'autres  sels 
métalliques  ont,  au  contraire,  la  propriété  de.ralentir  la  combustion  du  coton- 
poudre  et  de  donner  à  la.  flamme  des  colorations  favorables  aux  effets  des  feux 
de  couleur.  Nul  douté  que  cette  particularité  ne  soit  un  jour  mise  à  profit  pour 
les  feux  d'artifice.         - 


M8  RBViB^  nw  DBinc  Heimn. 

Le»piodkMtB  de  àamminulioii  de  la^iMmilre-Kxytofi'onV  été  an&l3f^.  Qtid);ueSÀ. 
uaft  d'ealtie  ces  prodait»  (  prioetpHtèmeaCi  la  iwpeer  d'eau  oiSlinaire  «piî  se  dé- 
gage ea«graiiide  quanllté  au  mènent  det  FesipiiNtoD)  paraisseiit  devoir  apporter 
qiteiques^ebalaisles  à  Tempio»  généMd  eteonelMit  de  la^ouTelle  pendre  dans  lën 
armes  à  feik,  Espéfons  que>les^efibiili>des  ehimisles  parfiendront  à  neittrattser 
ee&  fàcheuK  DésiiltatSb  La  déeouveite'  de^  lai  neavelte  poudre  diaté  à  peine  de  trois 
mois,  et  Y  si  i-oft  songe  au»  piogrèsv  qn?eUe  a  ftiits  dans  a  v  laps  de  temps' ai 
court,  on^peut  lui  prédire  de^  gioiieusea^  destinées»  Un  siôele  aprè9  <{ne  ta  prépa- 
ration de  la  poudee  à  canon  fut  connue  en  Bnrope,  elle  n'était^  pas  arrivée  au 
degré  de  perlîselioacpie'le  eoton^KHidrB  a  atteint  en  queiques-jours^  D'à  grandi 
si  vite  qiie  plusieurs  gouvenwmensvcai'Ottt  pns  ombrage.  Bii  BlÉvière^  en  Prusse^ 
en  Russie,. la fabnioatà>n>  en  a  été  soumise  aui  lois  qui  régtaent  celle  de  Ik 
poudre  onUnaivel' Les  gouvememenBi  ont  sentit  le  danger  de  la^  préparation  si 
rapide,  si  fiseile  d^une  s«distaBoe  qui'  pourmit  devenir  dangereuse  entre  les 
mains  d?un  cnoMneh  Si  è?on«se  rappelle,  d-'auti^  part,  combien,  dans  les  grandes 
guerres  de  la  réveâutîMii,.  iè  était  diffîeite  d'avoir  du  salpêtre;  si' Ton  se  sfoovieni 
que  cette  dil^fioulté  a^fiaiiii  oempromettre  alors  le  succès  de  nos  armes,  on  ienê 
que  le  coton^poudre  est  use  garantie  de- plus  donnée  aux  peuples  qui  auraient 
à  résister  à  une  soudaine  agression,  et  1^  comprendra  que  c'est  là  sans  osn^ 
tredit  une  des>  pkis  importantes^  ëéseiftveftes  dont  nons^  soyons  redevables  êf  la 
chimie  modemoi- 

Un  mot  encore  avant  de  quittett  ee  s^pà.  Le  ooton^ndre  dë'M.  Schoenbeifl 
présente-iHi  ies^  même»  avantages  et  les  mêmes  inconvéniens  que  eehii  de»chi«» 
mistes français?  Si  rinventttur  allemaud,  an  lieu  de  faire  un  seeiet  de  sa  dé^ 
couverte,  nous  airait'  eemmuni^ue  le  modOi  de  prépassition  qofil  emploie,  on 
ne  serait  point  inoertain  »  anyomdlbui^  sur  une  qneslion  dont  Ift  solution  aui«il 
peut-être  déjà  protité  aux  intérêts  de  la  science  et  des  arts. 

Nous  ne  pouvons  passer  soua-siience  ulM»  autre  découverte  qui  prédcoupei  en 
^  moment  prestmo'  tous>  les«  dùmirgieBS  des^  hôpitaux  de  PaiîB^  et  qui  a  étt 
Tobjet  de  nombiëuses.  eummuniealiou»  au  asin  des  acadèmes^  des  Staences»  et 
de  Médecine.  On»  sait  à  q^ieyea^Ssmirea  sont  oondamne».  les  nwdbènrewn  qpûi 
fiappés.  d'une  maladie^ioeurable,  doivent  subir  des  opérations' efainirgicaliis;.  H 
s'agit  de- les>  pljongeiidianj^un'somfneili qui,  sans^oompromeOre  ta  vie  des  mat» 
lades,  émouBSc  la.  sensibiHt^^  générale,,  et  leur  épargne  ainsii  li^  donieup;^  Sv  là 
science  moderoe^atfttiatce  but^^l'huoMmite  lui  devra  sanstaucun^douteon  grand 
Lieni'jôt^Ce  n'est»  paa>qiie  l'idée  d'engoufdirl»  sensibilité  dea  maladès«SHtientlèM 
rement. œuve*^.  Au*  xiv^  aiedu,,  le»  dûnugienS' eurent  recours  àil-opiàmy  matf 
remploi,  de.  ce^  mediesment*  psésentaittiop  ée  dangers^,  et  ilf  falhitiy renonceK» 
Atyourd'huii  laitsubBtaaoe  employée;  nia.  peint  encore  amené  dlàccid6ni&  (Test 
Tetbier  eu^ vapeur  ^nm  i'on^  inlJodMit.dans»les  poumons  avec  Taipiqui'  les-pénèttie 
Pfindaot  ia^ffsttfiiationi 

Laciion.de^ee>medicamantiettf  réeonpmie  estdepuHyi(my4ettips  connue;  Ri 
TraU4i^têtt  ^laiSÉffeiefii» du saeantdoyai de Ift  Faculté'  de^medeeine' de  Pariàev 
foiti4>L.g^fia4taus8fr<q^'UipioiHiquereÉes^lioi^^  tantôt  une  grande  hilarité^ 
taniôt  un  proâbad^sonuneiL  €rqtti  consUtue  la  deoouverte'dbntnuus^parluns^ 
c'est  d^c  i»<nou«eUeiappiieation  etlenioded^tntrodbotioii  du  médicament  dans 
Aps^u^HMies^  MottaeU^  soimkies  redevables  à  M.  iacfcson  de  Bostbn.  A  peine  ce 
fhfil^te  AvaitTil  lait  co^maiape  les  propriétés  des  Vapeùii  d'^éther  qu^ùn  dentiste 


de  laiDème  ViHe,  M.  Jforton,  les  employa  avec  8iieeèa«iiriM' malades tTonfiés 
à  ses  soins.  Dès  le  mois  de  Bovembre  dernier,  une  lettre  sous  pli  tacheté,  dé« 
po0ée  par  M.  Ëlie  de  Beaumont  dans  les  fettreaux  de  PAeadémie  des'^Scienees, 
garantissait  *à'M.  Jackson  la  prionté  de  cette  découTerte  que  Ton  a  connue  plus 
lard  en  franee  par  les  |oumaox  américains.  La  nouvelle  en  a  été  accueillie 
d^abord  parai  nous  arec  une  sorte  dMnerédnUté.  Les-premtères  tentatires  des 
chirur^ens  français  avaient  été  malheureuses,  apparemment  à  cause  de  fim- 
peyfeclion  des  Tn8trunMBs;'mais  le  tèleet  Phabiletéde  nos  fabncans  ont'bientdt 

aplani  les  difficultés. 

l/appareil  se  compose  d'un  flacon  large  ▼ers  tle  fond  et  ^estirié  à  Tecermr 
Péthcr.'Dela  partie  supérieure  partent  deux  tubes,  Fun  qui^hnsse  pénétrer  rahr 
dans  le  flacon,  Pautreqùi  seiermkieparunepaftieévaséeettwndtÉit  la  Tapeur 
d^éther.  Or,  deux  voieasont  ouvertes  àrentrée d^  l^air  «ans les  canaux Tcspira- 
toires,  la  bouche  et  le  nei.  11  suffit  de  fermerles  narines  pour  que  l*air  passe 
par  la  bouche,  et  par  conséquent  aussi  les  vapeurs  éthérées,  si' la^partie  évasée 
du  tube  de  Finstrument  a  été  appliquée  sur  les 'lèvres. 'Un  ilenlier  t^bstacle  se 
présentait  :  il  fallait  imaginerun  mécanisme  au  mojen  duquel  latvapeur  d'éther 
pût  arriver  dans» la  bouche  pendant  Pinspir«tion,-saBsque'rair  eitéricury  pé- 
nétrât; il' fledlait  aussi  quece  mfécanisme,  en  empêchant  lergaz  Chassés  de  la  poi* 
trincpendant'respirationd'aHer  dansPintériaurdulfanon,  leurofinrit  une  issue 
au  dehors.  Cest  ee-qtl'on  a  obtenu-an  moyen  de  deux  petites  soupapes  qui  s'é- 
lèvent et  s^'abaissent  alternativement  pendant  les  mouvemens  d'inspiration  et 
d- expiration. 

^Dès-que  iles  chirurgiens  des  hôpitaux  de^Paris  ont^eu  à'ieur  disposition  ces 
appareils,  auxquels  cependant  de  grands  iierfectionnemens  doivent  encore  être 
apportés,;réffiMurité  des  inspirations  d^anr  éthéré  a  élé  reconnue  de  tous.  Au- 
jourd'hui les'saccèasont  très  nombreux;  nous  ne  tfterons  que* les  plus  remar- 
quables, n^aquelques' jours,  M.  le  docteur'Laugier'pratiquaîtà  Phôpital  Beau- 
jonnae  amputation  de  la  cuisse. 'La  jeune  fille  condamnée  à  cette  mutilation 
«fait  été  préalablement  assoupie  par  l^ther,  eUemesentHniIllement  le  tran- 
chant du<eout«au,  et,i^rociitfe^Ffni'te 'Aornnie»,  élle-^'écria  avecétonnement  : 
a^Bsi^ee^queaa'Cuissea  été  coupée!  v%tt  quelques  tnstansTopération  avait  été 
terminée,  en  mèmclempaqueceKàit  rextâsede  la  jeunefllle  qui  $e  croyait  au 
ëktl.préide'lHêu^êtdestmgeê.  ^  A  Thôpital  de  hi  Charité,  un  malade  portait 
une  tumeur  demalure  cancéreuse;  M.  le  prôfiesBeur  Velpeau  a  pu  Tettirper  et 
fiûre  k'pansement^MFantque  lUvrcsse 'fût dissipée.  Btau'boutileqtmtre  minutes  : 
c'Vousavez  pris  la  meilleure  méthode,  »  dit  le  malheureux  revenu  à1ui.  11  ^éUiit 
juge  compélent,  car  il  afait  déjà  subi  denx'fois'la  mèmeopération. 

La.décmiveflB  de  M.  Jackaon  tfest 'pas  soiitement 'prééleuse ^urla pratique 
médicale;  ellorast aussi  pour  leB'phyiîologislei»clJest>hllusoplms.lf.  le  profes- 
seanGerdy,  leprcoiier^a^iudiéiles'phénomènes  que  détermine'sup  Pliommesahi 
Ciataodttclion.de  la  vapeur  d^then'^^t^'li^'mème  qn^ilatpriBpoursiljet  deses 
expénsfunSt  l»entdifféfent  <en  eela/d^ua  -élève  de'maole^vétérinaire  if  Aifort-qùi 
n*a  pas  craint  de  blesser  avec  un  instrument  tnmdhant'un^ves  camarades  as^ 
soupi  par  les  vapeurs  d'éther.  Pour  recevoir  dans  la  poitrine  Pair  éthéré,  on  doit 
respirer  largement.  A  peine  le  médicamaat  »»li>ilHpénétfé  dans  les  voies  aériennes, 
qu'il  produit  dans  Parrière-gorge  un  picotement  et  bientôt  une  tOux  eonvulsivè 
très  fatigaole.îll  faut  une  certaine  éneigie  pour  yiûiicre.la  gène  que  causent  lés 


588 


REVLE  DES  DEUX  MONDES. 


premières  inhalatioDS.  Quelques  personnes  s'agitent  et  repoussent  avec  force  la 
main  qui  tient  appliqué  sur  leur  bouche  le  pavillon  du  tube;  mais  bientôt  Tengour- 
dissement  commence,  et  les  inspirations  qui  suivent  se  font  avec  calme  et  régu- 
larité. L'éther  absorbé  circule  avec  le  sang,  versant  à  la  fois  dans  les  membres 
une  douce  chaleur  et  un  sommeil  agréable.  Les  pieds  et  la  tète  d'abord,  puis 
les  jambes  et  les  bras,  sont  le  siège  d'un  engourdissement  très  prononcé,  qui  se 
propage  du  côté  du  cœur;  le  corps  entier  frémit  sous  l'influence  d'un  fourmille- 
ment, d'un  tremblement  analogue  à  celui  que  communiqué  au  doigt  une  cloche 
qui  résonne.  Au  bout  de  quelques  instans,  la  sensibilité  générale  est  éteinte,  et 
c'est  alors  que  le  fer  du  chirurgien  peut  diviser  les  tissus  sans  causer  de  douleurs. 
Au  milieu  de  cet  anéantissement  général,  les  sens  veillent  encore.  La  vue  n^est 
pas  sensiblement  altérée;  les  paupières  sont  pesantes  comme  au  moment  où  se 
fait  sentir  le  besoin  du  sommeil.  L'ouie  est  quelquefois  le  siège  de  bourdonne- 
mens,  mais  les  sens  du  goût  et  du  toucher  conservent  leur  intégrité.  Chez  quel- 
ques-uns, la  pensée  est  nette,  l'intelligence  libre;  d'autres  perdent  complètement 
la  conscience  d'eux-mêmes,  et  tombent  dans  une  sorte  d'extase.  Beaucoup  nir 
content  avoir  éprouvé  un  sentiment  de  bien-être  auquel  ils  se  seraient  volontiers 
abandonnés  pour  toiyours;  un  petit  nombre  accusent  une  fatigue  dont  ils  sont 
heureux  d'être  délivrés  à  leur  réveil;  mais  tous  ceux  qui  ont  inspiré  l'éther  con- 
servent un  malaise,  un  embarras  général,  une  migraine  qui  dure  un  temps  pins 
ou  moins  long.  M.  le  professeur  Roux  a  observé  du  délire  et  des  hallucinations 
immédiatement  après  l'introduction  de  l'éther  dans  l'économie;  un  malade  au- 
quel M.  Yelpeau  enlevait  une  tumeur  rêvait  du  jeu  de  billard;  un  troisième  était 
sous  le  poids  d'un  chagrin  profond  auquel  il  avait  été  récemment  en  proie.  Chez 
d'autres  personnes  enûn,  l'ivresse  s'est  manifestée  sous  la  forme  d*une  gaieté 
folle,  accompagnée  de  longs  éclats  de  rire.  Quel  que  soit  l'état  dans  lequel  on  se 
trouve  après  l'enivrement  par  l'éther,  les  phénomènes  physiologiques  qui  l'ac- 
compagnent présentent  un  caractère  bien  remarquable.  D'abord  les  sons  parais- 
sent moins  éciatans,  puis  ils  deviennent  lointains.  Les  objets  extérieurs  semblent 
aussi  s'éloigner  peu  à  peu.  Quand  l'ivresse  commence  à  se  dissiper^  les  sons,  les 
corps  se  rapprochent;  ils  devieni^ent  plus  nets,  plus  distincts;  l'horizon  se  des- 
sine, et  les  rapporta  naturels  avec  le  monde  extérieur  sont  rétablis.  Ce  retour  à 
la  vie  se  fait  doucement,  sans  secousses,  et  non  sans  un  certain  charme. 

La  perte  de  la  sensibilité  générale  causée  par  r  inspiration  d'un  air  éthéré  est 
maintenant  un  fait  acquis,  incontestable.  11  est  également  vrai  que  l'ivresse  qui 
en  résulte  ne  présente  pas  toiyours  les  mêmes  caractères.  Gaie  ou  triste,  paisible 
ou  agitée,  elle  est  probablement  en  rapport  avec  le  genre  de  vie,  le  caractère 
des  individus.  Nous  sommes  portés  à  croire  qu'une  volonté  ferme  peut  neutra-, 
User  l'action  du  médicament.  La  durée  de  Tassoupissement,  les  limites  jusqu'où 
l'on  peut  le  pousser  sans  danger,  sont  encore  indéterminées.  Le  nouvel  emploi 
de  l'éther  n'a  pu  être  encore  assez  étudié  pour  qu'on  puisse  aiyourd'hui  le  pré- 
senter comme  un  moyen  jqui  doit  passer  dans  la  pratique  générale.  Attendons 
beaucoup  du  temps  et  de  l'expérience,  car  la  découverte  <le  M.  Jackson  doos  pa- 
raît devoir  être  féconde  en  heureux  résultats. 


vr   C: 


I 


♦^. 


V.  DE  Mais. 


CATALINA  DE  ERAUSO 


I. 

En  1592,  un  honnête  hidalgo  de  Saint-Sébastien,  nommé  Miguel  de 
Erauso,  vieux  militaire  qui  avait  beaucoup  d'ènfans  et  peu  de  reve- 
nus, ^  trouva  fort  désappointé,  un  beau  matin,  quand  on  lui  vint  ap- 
prendre que  le  ciel  lui  avait  envoyé,  pendant  la  nuit,  une  quatrième 
fille.  Ayant  calculé,  tout  compte  fait,  qu'il  n'aurait  jamais  de  dot  à  lui 
donner,  il  se  décida  à  confier  à  Dieu  la  petite  Catalina.  En  conséquence, 
il  appela  la  nourrice,  enveloppa  Tenfant  dans  un  coin  de  son  manteau 
et  la  porta  au  couvent  dont  sa  belle-sœur,  doiia  Ursula,  était  abbesse. 
Pour  faire  une  bonne  dominicaine,  c'était  certes  s'y  prendre  à  temps,  et 
la  vocation  ne  pouvait  manquer  à  cette  enfant  bercée  en  quelque  sorte 
dans  le  sanctuaire.  La  vocation  fit  défaut  cependant,  et  jamais  l'édu- 
cation du  cloître  ne  forma  pareille  nonne. 

Après  avoir  été  la  plus  insupportable  enfant,  Catalina  devint  la  plus 
insoumise  des  novices.  A  quinze  ans ,  à  cet  âge  où ,  sur  le  front  des 
jeunes  filles,  la  candeur  de  l'enfance  se  confond  avec  la  grâce  divine 
de  la  femme,  elle  n'avait,  pour  ainsi  dire,  rien  de  féminin  dans  le 
caractère  ni  dans  le  visage.  Cette  rougeur  modeste,  cet  embarras  char- 
mant de  la  jeune  fille  à  qui  se  révèlent  le  sentiment  de  sa  beauté  et 
l'instinct  secret  de  sa  puissance ,  lui  manquaient  complètement.  Elle 
était  altière  et  violente;  tout  devait  lui  céder,  et  tant  de  résolution 
étincelait  dans  son  œil  noir,  que  l'on  ne  savait  guère  que  penser  au 
couvent  de  cette  étrange  novice.  On  eût  dit  d'un  faucon  élevé  par  mé- 

TOME  XVII.  —  i5  FÉVRIER  4847.  39 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

garde  dans  un  nid  de  tourterelles.  Toutes  les  saintes  recluses  ne  pre- 
naient pas  également  leur  parti  du  caractère  de  Catalina.  Les  religieuses 
de  son  âge ,  habituées  dès  Fenfance  à  sa  domination ,  se  soumettaient 
en  toute  occasion  et  en  tremblant  à  leur  compagne,  chez  laquelle  elles 
sentaient  une  volonté  supérieure  et  comme  virile;  mais  toutes  les 
nonnes  n'étaient  point  des  novices.  Il  y  avait  au  couvent  de  Saint- 
Sébastien  el  Antiguo  plus  d'une  de  ces  vieilles  recluses  âpres  et  revê- 
chos,  aigries  par  le  célibat,  dont  le  visage  momifié  semble  une  figure 
c|^  géométrie  i^couverte  de  parchemin,  et  dont  le  type,  conservé  ^'^bge 
en  âge,  se  retrouve  encore  dans  tous  les  couvens,  et  même  ailleurs. 
Dona  Incarnacion  de  Âliri  était  la  plus  raide  de  ces  vieilles  filles,  qui  ont 
ordinairement  en  horreur  la  jeunesse  et  la  beauté;  elle  détestait  Catalina 
et  avait  juré  depuis  long-temps  d'en  finir  une  bonne  fois  avec  l'imper- 
tinente novice.  Un  soir  que  Ton  se  rendait  au  réfectoire,  Catalina,  en 
dépit  de  toute  hiérarchie,  passa  impudemment  devant  dona  Incarnacion 
en  la  coudoyant;  celle-ci  la  repoussa  avec  aigreur,  et  Catalina,  ayant 
insisté  de  nouveau,  reçut  un  soufflet  retentissant  de  la  plus  sèche  main 
de  la  Péninsule.  Son  visage  se  décomposa  subitement  et  prit  une  expres- 
sion si  terrible,  que  toutes  les  religieuses  épouvantées  se  serrèrent 
autour  d'elle,  redoutant  quelque  malheur.  Dona  Incarnacion  se  sauva; 
elle  affirma  depuis  que,  dans  cet  instant,  le  regard  de  la  jeune  fille, 
JiriUant  comme  un  glaive,  chargé  de  haine  et  de  férocité  comme  cdui 
d'une  béte  sauvage,  lui  avait  révélé  en  un  éclair  la  destinée  sanglant^ 
de  Catalina. 

Cet  événement  changea  tout  à  coupla  vie4e  la  nonne.  Quelques  heures 
plus  tard,  le  18  mars  i607,  veille  de  Saint-JosQpb,  comme  tout  le  cou* 
vfiot  se  levait  pour  aller  chanter  matines,  Catalina  entra  av6c  le&autDeis 
religieuses  dans  la  chapelle  et  s'agenouilla  auprès  de  sa  tante.  Doôa  Vw^ 
sula,  presque  aussitôt,  lui  donna  la  clé  de  sa  cellule  et  lui  commanda 
d'aller  chercher  son  bréviaire.  La  novice  sortit;  arrivée  dans  la  ceilute 
de  Tabbesse,  elle  ouvrit  une  armoire  et  y  vit,  suspendu  à  un  clou,  le 
trousseau  de  toutes  les  clés  du  couvent.  Une  idée  traversa  son  esprit  :  eUo 
laissa  la  cellule  ouverte  et  revint  porter  à  sa  tante  la  clé  et  le  bréviaina) 
mais  bientôt,  se  sentant,  disait-elle,  indisposée,  elledecnanda  la  permis- 
sî(Sn  de  se  retirer;  dona  Ursula,  qui  avait  toujours  eu  pour  sa  mào^ 
beaucoup  dlndulgence,  lui  dit,  en  la  baisant  au  front^  d'aller  se  couh 
cher.  Catalina  ne  se  lit  pas  prier;  elle  quitta  la  chapelle,  courut  à is 
fieUttle  de  sa  tante,  prit  ujae  lumière  et  ouvrit  l'armoire  une  seeowi? 
Ipis.  Elle  s'empara  d'une  paire  de  ciseaux,  d'une  aiguille,  d'xiapeMw 
4e  fil  et  de  deux  réaux,  sur  huit  qui  se  trouvaient  dans  la  bourse  ^de 
i'abbesse.  C'était  de  la  discrétion,  et  depuis  elle  fut  bien  ranemeni 
f^qssi  scrupuleuse.  Ces  dispositions  faites,  elle  emporta  les  clés  du  oeuK 
T^t  et  sortit,  fermant  toutes  les  portes  à  double  tour,  Jusqu'à  iadciv 


CATAUNA  US  mACSO.  ^MK 

lière.  Une  fois  dans  la  roe,  qu'elle  ne  connaissait  pas,  etletfènrréta  us< 
ÎRttant  indéeise.  La  nuit  était  calme  et  senelne,  un  profbnd  silence  ré<« 
ffEmi  dans  laTÎlle;  Caialina  n'entendit  que  léchant  Ibintaîn ei affiaibii' 
de  9es  compagne».  Où  ifait*elle?  que  devenir?  de  quel  côté  se  dirigeF? 
Son  hésitation,  toutefois,  ne  hit  paa  longue.  Elle  jeta  au  loin  M  lampe, 
les  clés,  respira  en  frémûMant  de  joie  Fàir  d&  la  liberté,  et  partit  an- 
galop,  en  bondissant  comme  \m  poulain  échappé. 

A  peu  de  distance  de  la  ville,  une  é{^sse  châtaigneraie  s'offKt  à  elle. 
Après  un  instant  de  réflexion,  elle  se  glissa  dans  le  fourré  et  se  cacha 
de  son  mieux  dans  les  broussailles.  Quand  le  joui"  parut,  elle  se  désha^ 
bîBa  et  se  mit  à  découdre,  à  couper,  à  métamorphoser  ses  vètemens; 
Son  jupon  de  drap  bleu  fut  converti  en  une  paire  de  hfaut-de-cliausses, 
eUe  fit  d'un  cotillon  vert  un  pourpoint  et  des  guêtres.  Quant  à  son 
voile,  elle  le  laissa  dans  le  bois  avec  son  scapulaire.  Piris^  ayant  coupé 
ses  cheveux  convenablement,  elle  se  figura  qu'elle  pourrait  passer  par- 
tout pour  un  joli  garçon,  sortit  de  sa  cachette  an  milieu  de  la  nuit,  et 
commença  de  marcher  tout  droit  devant  elle.  Le  troisième  jour,  elle 
arriva  de  la  sorte,  toujours  à  pied,  à  Vittoria,  qui  est  à  vingt  lieues  de 
Saint-Sébastien.  La  malheureuse  enfant  tombait  de  lassitude;  elle  n'a- 
vait, depuis  sa  sortie  du  couvent,  mangé  rien  autre  chose  que  des  herbes 
ou  des  baieà  sauvages  qu'elle  arrachait  sur  sa  route  et  mâchait  en 
marchant. 

CataKna  ne  connaissait  personne  à  Vittoria,  les  deux  réaux  qui  com-^ 
posaient  toute  sa  fortufie  ne  pouvaient  la  mener  loin.  N'osant  guèro 
entrer  dans  une  auberge,  elle  acheta  un  petit  pain  à  un  marchand  qui 
passait,  s'assit  sur  une  borne  et  se  prit  à  réfléchir  tout  en  déjeunant. 
La  nécessité,  dit-on,  est  mère  de  l'indostrie,  et  la  faim  donne  de  la  mé- 
nioine.  A  force  de  songer,  Catalina  vint  à  se  rappeler  qu'il  devait  exister 
à' Vittoria  un  vieux  brave  homme  nommé  don  Francisco  de  Cerralta, 
professeur  de  son  état  et  parent  éloigné  de  sa^mère.  Elle  interpella  un 
écolier  qui  gambadait,  ses  livres  sous  le  bras,  et  apprit  de  lui  que  don 
Francisco  habitait  en  effet  Vittoria,  que  sa  porte  était  précisément  celle 
an  coin  de  laquelle  elle  venait  de  s'asseoir.  Sans  être  superstitieuse,  Cata** 
lina  vit  dans  ce  hasard  le  doigt  du  destin,  et  frappa  vigoureusement  à 
la  porte  du  professeur. 

Don  Francisco,  naïf  et  candide  comme  un  savant  qu'il  était,  accueillit 
a^ec  bonté  cet  écolier  à  Fair  mutin,  à  l'œil  intelligent,  qui  lui  fit  une 
belle  hisbire  sur  le  désir  qu'il  avait  de  s'instruire  et  qui  lui  marmotta 
avec  assez  d'à-propos  deux  ou  trois  mots  latins  appris  au  couvent.  Eût^il 
vu  centfois  sa  nièce  la  religieuse,  le  vieux  professeur  ne  se  serait  jamais 
avisé  de  la  reconnaître  dans  ce  vagabond  à  l'accoutrement  bizarre,  et 
il  entreprit  de  s'assurer  si  l'étoffe  d'un  grand  homme  ne  se  trouvait  pa» 
dans  cet  enfant  courageux  et  abandonné.  Catalina  manifestait  dU  goût 


B99t  REYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

pour  le  latin,  on  lui  mit  un  rudiment  entre  les  mains;  la  voilà  déclinant 
les  substantifs  et  conjuguant  les  yerbes.  Elle  n'en  était  pas  aux  irrégt^ 
liers  que  Fennui  la  prit;  était-ce  donc  pour  tendre  la  main  à  la  férule 
d'un  magister  qu'elle  avait  quitté  le  couvent?  A  la  vérité,  la  table  était 
bonne  chez  don  Francisco,  mais  ces  bouffées  d'air  tiède  qui  venaient 
soulever  les  papiers  sur  sa  table  de  travail  étaient  imprégnées  de  je  ne 
sais  quel  parfum  de  liberté  qui  faisait  délirer  sa  jeune  tête.  Elle  songeait 
aux  grandes  routes,  aux  beaux  arbres  qui  se  balançaient  sur  la  croupe 
des  montagnes;  elle  y  songea  si  bien  qu'un  matin  ;  don  Francisco  étant 
sorti,  elle  prit  sur  sa  cheminée  une  poignée  de  réaux,  se  disant  que  cet 
argent  après  tout  ne  sortait  pas  de  la  famille,  et  quitta  lestement  la 
maison.  Aux  portes  de  la  ville,  elle  trouva  un  arriero  (muletier)  qui, 
moyennant  un  douro,  la  chargea  sur  une  de  ses  mules.  Cet  homme  fai» 
sait  route  pour  Yalladolid;  notre  écolière  y  arriva  bientôt  avec  lui. 

Le  roi  était  alors  à  Yalladolid  avec  toute  la  cour.  Une  foule  de  sol- 
dats, de  chevaux,  de  carrosses,  encombraient  les  rues;  à  la  vue  de  ce 
spectacle  si  nouveau  pour  elle,  Catalina  perdit  la  tète;  elle  se  mit  à  errer 
dans  la  ville.  Une  troupe  de  musiciens  exécutait  sur  la  grande  place 
une  marche  guerrière;  la  novice  déguisée,  saisie  d'admiration,  se  mêla, 
pour  mieux  entendre,  à  une  bande  de  ces  enfans  désœuvrés  dont  la 
plus  chère  occupation,  en  tout  pays,  est  d'escorter  les  tambours  et  les 
clairons.  Quiconque  a  voyagé  en  Espagne  sait  que  les  gamins  pénin- 
sulaires ont  souvent  d'étranges  toilettes;  mais  le  costume  de  Catalina, 
notamment  ce  pourpoint  vert  taillé  dans  un  cotillon  et  cousu  au  milieu 
des  bois,  dépassait  toute  mesure  en  fait  d'originalité,  et  la  troupe  joyeuse 
abandonna  bientôt  les  musiciens  pour  huer  ce  compagnon  inconnu. 
Aux  cris  les  injures  succédèrent,  et  la  boue  suivit  les  quolibets.  Cata- 
lina commença  de  jouer  des  pieds  et  des  poings  avec  autant  de  pres- 
tesse que  de  vigueur;  puis,  se  voyant  serrée  de  trop  près,  elle  ramassa 
des  pierres  et  entama  une  lutte  plus  périlleuse.  Un  des  enfans,  plus 
bardique  les  autres,  voulut  la  désarmer;  il  s'en  trouva  mal,  car,  frappé 
à  la  tête  par  un  caillou  tranchant,  il  tomba  l'œil  crevé,  la  figure  en 
sang.  Ses  compagnons  prirent  la  fuite,  les  passans  accoururent,  et  avec 
eux  deux  alguazils  qui  apprirent  à  la  délinquante  le  chemin  de  la  prison. 

Les  aventures  de  la  novice  allaient  se  terminer  très  prosaïquement, 
si  le  sort  ne  fût  venu  à  son  aide.  Un  seigneur  de  la  cour  logeait  sur  la 
place,  et  de  sa  fenêtre  il  avait  été  témoin  du  combat.  Frappé  du  cou- 
rage de  Catalina,  de  sa  bonne  mine,  de  son  habit  singulier,  il  des- 
cendit en  toute  hâte,  courut  après  les  alguazils,  leur  expliqua  l'affaire 
en  deux  mot§,  et  sur  son  ordre,  la  prisonnière  fut  relâchée.  Catalina 
suivit  son  libérateur;  tout  en  examinant  son  chapeau  à  plumes,  son  pour- 
point brodé,  sa  longue  rapière,  elle  réfléchit  que  ce  pouvait  bien  être 
le  roi  lui-même.  C'était  seulement  don  Carlos  de  Arellano,  de  l'ordre 


CATALINA   DE  ERAUSO.  593 

de  Saint-Jacques,  riche  et  galant  gentilhomme  qui,  dès  le  jour  même, 
prit  à  son  service  Catalina  en  quahté  de  page.  Le  lendemain,  se  voyant 
équipée  de  la  tête  aux  pieds,  vêtue  de  velours  comme  un  prince,  un 
poignard  doré  à  la  ceinture,  la  nièce  de  dona  Ursula  sentit  en  eUe 
une  puissance  invincible;  elle  se  crut  appelée  à  de  grandes  aventures 
et  entrevit  son  destin. 

Un  mois  s'était  à  peine  écoulé  qu'un  événement  bizarre  vint  donner 
raison  à  ces  pressentimens.  Catalina  était  un  soir  de  service  dans  l'an- 
tichambre de  son  nouveau  maître  avec  un  autre  page,  et  par  bonheur 
le  jour  baissait  déjà,  quand  un  vieux  militaire  se  présenta,  demandant 
à  voir  don  Carlos.  Aux  premières  paroles  que  proféra  cet  étranger,  Ca- 
talina sentit  un  frisson  parcourir  tous  ses  membres  :  le  visiteur,  dont 
elle  avait  reconnu  la  voix,  c'était  son  père,  Miguel  de  Erauso.  Le  pre- 
mier mouvement  de  Catalina  fut  de  fuir;  puis,  se  ravisant,  elle  comprit 
qu'il  fallait  payer  d'audace.  En  conséquence,  elle  répondit  avec  assu- 
cance  que  don  Carlos  était  chez  lui,  et  qu'elle  allait  demander  si  son 
bon  plaisir  était  de  le  recevoir.  Quand  elle  revint  avec  une  réponse  af- 
firmative, Higuel  de  Erauso  regarda  fixement  sa  fille  déguisée;  ce  coup 
d'œil  ne  confirma  pas  sans  doute  ses  soupçons,  car  il  monta  chez  don 
Carlos,  suivi  du  page,  qui  se  sentait  défaillir  malgré  son  impudence. 
Le  senor  de  Areliano  parut  au  haut  de  l'escalier,  et,  embrassant  cor- 
dialement le  vieux  Miguel,  il  lui  demanda  à  quoi  il  devait  le  plaisir  de 
le  voir.  Le  vétéran  raconta,  les  larmes  aux  yeux,  l'évasion  scandaleuse 
de  sa  fille,  et  Catalina  comprit  que  don  Carlos  était  le  plus  puissant  pro- 
tecteur du  couvent  de  Saint-Sébastien,  qui  avait  été  fondé  par  sa  fa- 
mille. Jugeant  inutile  d'en  entendre  davantage,  sentant  son  cœur 
tourner  au  souvenir  du  regard  paternel,  elle  monta  dans  sa  chambre 
quatre  à  quatre,  fit  en  deux  tours  de  main  un  paquet  de  ses  bardes,  de 
sa  bourse,  qui  renfermait  huit  doublons,  et,  sans  attendre  la  fin  de  la 
conversation  de  son  maître,  elle  se  sauva  dans  l'écurie  d'une  auberge, 
où  elle  se  blottit  dans  la  paille.  Deux  muletiers  couchés  comme  elle 
dans  la  litière  causaient  ensemble  à  voix  basse.  Catalina  prêta  Toreille 
et  apprit  que  ses  deux  compagnons  partaient  le  lendemain  pour  San- 
Lucar,  en  Andalousie,  d'où  l'escadre  de  Fernandez  de  Cordova  devait 
mettre  à  la  voile,  le  mois  suivant,  pour  l'Amérique.  A  l'aube,  elle  se 
glissa  hors  de  l'écurie  et  alla  attendre  sur  la  route  la  caravane  des 
arrieros.  Là  elle  fit  prix  avec  eux  et  partit  gaiement  pour  San-Lucar^ 
Elle  y  arriva  quinze  jours  après.  L'escadre  étiit  en  partance;  on  cher- 
chait de  tous  côtés  des  jeunes  gens  pour  compléter  les  équipages.  Cata- 
lina, que  l'image  de  son  père  poursuivait  encore,  avait  résolu  de  mettre 
l'Atlantique  entre  elle  et  sa  famille;  elle  se  présenta  donc  devant  Estevan 
Eguino,  commandant  de  l'un  des  navires,  et  prit  du  service  à  son  bord 


IfM  RE^'IE  DES  DEUX  MONDES. 

ea  qualité  die  mousse.  Dans  la  nuit,  une  fraîche  brise  s' étant  levée^  ott 
lan^uar  les  voiles^  et  le  lendemain  au  point  du  joM,  Teseadre  avaié  dis*' 
paru^  elle  emportait  notre  héroïne  et  sa  fortune. 


II. 

Avant  d'aller  plus  loin ,  il  est  bon  d'avertir  le  lecteur  que  ceci  n'est 
point  un  conte.  Catilina  a  existé  telle  que  je  la  représente;  bien  plus, 
elle  a  pris  soin  d'écrire  elle-même  ses  mémoires,  et  je  refais  son  his- 
toire sur  ses  propres  notes,  rédigées  en  vieux  castillan  (i).  On  connaîtra 
plus  tard  les  pièces  sur  lesquelles  s'appuie  celle  bizarre  narration. 

Voifâ  donc  celte  aventurière  de  seize  ans,  à  l'œil  hardi,  à  la  taille, 
svelte,  Espagnole  par-dessus  le  marché,  métamorphosée  en  marin  et 
vivant  au  milieu  de  deux  cents  matelots.  La  situation  était  délicate,  on>, 
en  conviendra,  et  l'on  a  vu  de  plus  sages  novices  succomber  dans  de 
moindres  périls.  Catalina  ne  songea  même  pas  aux  dangers  sans  nombre 
qui  l'environnaient.  En  adoptant  l'habit  de  Thomme,  elle  avait  pour 
ainsi  dire  dépouillé  son  sexe.  Rien  de  féminin  n'apparaît  dans  la  vie 
de  cette  femme  extraordinaire;  son  rôle  s'était  incarné  en  elle;  le  sou- 
venir de  sa  condition  réelle  ne  se  présente  en  aucune  occasion  à  son 
esprit.  Écolier  insoumis  chez  le  vieux  professeur,  page  effronté  chez 
don  Carlos,  elle  devint  à  bord  le  mousse  le  plus  intrépide  de  l'équi- 
page, et  pas  un  matelot  n'eut  le  bonheur  de  deviner  Catalina  sous  le 
costume  goudronné  de  Francisco  (c'était  pour  le  moment  son  nom  de 
guerre).  Après  une  longue  et  périlleuse  navigation,  on  arriva  près  des 
côtes  du  Pérou.  Le  navire  d'Estevan  Eguino  fut  expédié  au  petit  port  de 
Païta,  situé  par  le  5®  degré  sud  à  deux  cents  lieues  de  Lima.  Une  catas- 
trophe terrible  allait  soumettre  à  de  nouvelles  épreuves  le  courage  de 
Catalina.  Dans  une  nuit  sombre  et  orageuse,  le  navire  donna  sur  un  ro- 
cher, s'entr'ouvrit,  et,  une  large  voie  d'eau  s'étant  déclarée,  il  disparut 
à  demi  sous  les  lames.  L'équipage  arma  la  grande  chaloupe  malgré  les 
supplications  du  capitaine,  et  abandonna  tout  à  la  fois  le  navire  dont  il 
jugeait  la  situation  désespérée  et  le  vieux  commandant  qui  refusait  de 
le  quitter.  Catalina,  dans  un  moment  d'héroïsme  ou  de  bonne  inspira- 
tion, resta  seule  fidèle  à  son  devoir  et  à  son  maître.  Bien  lui  eu  prit,  car 
un  quart  d'heure  plus  tard  elle  put  voir,  à  la  lueur  des  éclairs,  la  cha- 
loupe, entraînée  sur  des  récifs,  se  briser  et  périr  avec  tous  les  déser- 
teurs. 


(1)   nistoria  do  la  Monja  ol ferez ^doha  CataUan  de  /iratso,  eitorita  Jjor  Hte' 

misma. 


CATALINA   DE  ERACSO.  S9S^ 

An  pornt'^îu  jour,  les  vents  tombèrent,  et  la  mer  se  calma.  Le  navire 
édiooé  restait  encore  suspendu  comme  par  miracle  entre  deux  écueïïs, 
fThorribles  eraquemens  se  faisaient  entendre,  îl  menaçait  à  tout  in- 
stant de  s'engloirfir.  €atalrna  comprit  qu'il  n'y  avait  pas  un  moment  à 
perdre;  aidée  du  vîerrx  capitaine,  elle  rassembla  quelques  débris  épars, 
•les  fia  fortement  arec  di^s  amarres,  eft  en  ferma  une  sorte  de  faisceau. 
Son  sang-froid  ne  î*a\'nit  [)as  afbandonnée,  die  se  souvint  en  ce  mo- 
^nerrt  suprême  que  sans  argent  on  ne  va  pas  loin  sur  les  grandes 
rôtîtes  de  ce  monde.  Elle  s'arma  d'une  hache,  pénétra  dans  la  chambre 
ik  demi  inoTïdéc,  enfonça  un  coffre  qu'elle  connaisçait  a  merveille,  y  prît 
cent  écns  d'or  et  les  roula  dans  un  lambeau  de  toile  cfu'erte  vint  amar- 
rer à  tout  hasard  aux  pièces  de  bois  qu'elle  avait  préparées,  ^uis  efle 
jela  le  tout  dans  la  mer  et  s'y  jeta  elle-même,  invitant  don  Eslevan  à 
la  suivre.  Le  vieux  capitaine,  \-oulnnt  fimiter,  se  brisa  la  tôte  contre  le 
bordage;  Catalina,  plus  heureuse,  empoigna  son  radeau  fragile,  s*y 
cramporma  de  toute  sa  force  et  se  laissa  dériver  à  la  grâce  de  Dieu.  La 
ierre  était  voisine,  et  le  vent  la  jeta  inanimée  sur  une  plage  saWon- 
ncuse. 

Combien  de  temfïs  resta-t-cîîe  sans  mouvement  et  sans  vie,  elle  rfen 
•sut  rien.  Cne  douce  sensation  de  chaleur  qui  l'enveloppait  comme  un 
Tnanteau  soyeux  et  faisait  courir  le  sang  dans  ses  membres  engourdis 
vint  la  ranimer.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  regarda  autour  d'elle.  La  plage 
semWatt  déserte,  un  soleil  splendide  versait  des  flots  de  lumière  sur  un 
paysage  silencieux.  La  mer  était  calme,  quelques  débris  épars  sur  la 
■côte  rappelaient  seuls  ses  récentes  colères.  Catalina  regarda  dtins  la  di- 
rection des  rochers  où  avait  péri  le  ffabanero;  rien  ne  restait  de  ce  beau 
navire.  Amsi  les  liens  qui  pouvaient  la  rattacher  à  l'Europe,  les  soup- 
çons qui  avaient  pu  la  suivre,  tout  s'était  englouti  dans  le  naufrage.  Sa 
trace  était  à  tout  jamais  perdue,  et,  dans  ce  nouveau  monde  qu'elle 
aflait  adopter  pour  patrie,  elle  pouvait  mener  désormais,  sans  souvenir 
du  passé,  sans  souci  de  personne,  l'existence  qui  lui  conviendrait.  Mais 
où  était-elle?  qu'allait-elle  devenir?  C'était  la  question.  Catalina  n'était 
pas  femme  h  |)erdre  son  temps  en  rêves  ou  en  mélancoliques  réflexions, 
^n  premier  soin  fut  de  rajuster  ses  vêtemens  de  matelot  que  le  soléîl 
avait  déjà  séchés;  elle  lissa  sur  son  front  ses  cheveux  noirs;  puis  elle 
détacha  de  f^on  petit  radeau ,  que  la  vague  avait  poussé  avec  elle,  le 
précieux  rouleau  de  toile,  et  remplit  ses  poches  de  quadruples  d'or.  Ces 
préparatifs  terminés,  Catalina  s'aperçut  qu'elle  mourait  de  faim. 

Apres  avoir  attentivement  examiné  le  pays  qui  s'offrait  à  sa  vtie, 
n'apercevant  rien  qui  révélât  sur  ce  rivage  la  présence  de  Thomme, 
elle  songea  qu'en  s'enffonçant  dans  les  terres,  elle  courait  grand  risque 
de  périr  d'inanition;  en  suivant  la  côte,  au  contraire,  elle  devait  arriver 
iôt  ou  tard  à  farta,  puisque  Païta  était  un  port  de  mer.  Restait  à  savoir 


596  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il  fallait  marcher  au  nord  ou  au  sud.  Elle  opta  pour  le  nord.  Ces  rai- 
sonnemens,  si  spécieux  qu'ils  fussent,  ne  la  rassasiaient  guère,  et  Païta 
pouvait  être  fort  loin;  mais  le  ciel  n'avait  pas  sauvé  Catalina  du  naufrage 
pour  la  laisser  mourir  de  misère  sur  la  grève.  Elle  n'avait  pas  fait  un 
mille  qu'elle  aperçut  un  tonneau ,  reste  du  ffabanero,  à  demi  défoncé 
sur  la  plage.  Elle  le  trouva  rempli  de  biscuit  un  peu  avarié,  à  vrai  dire. 
Tel  qu'il  était,  ce  fut  un  grand  régal,  et,  sa  faim  assouvie^  elle  n'oublia 
pas  de  faire  pour  l'avenir  une  petite  provision.  S'étant  remise  en  route, 
elle  arriva  dans  la  journée  sur  les  bords  d'un  ruisseau  qui  fournit  le 
complément  de  ce  repas  de  naufragé.  Le  lendemain,  elle  marcha  vail- 
lamment tout  le  jour,  et,  vers  le  soir,  comme  elle  perdait  courage,  elle 
crut  apercevoir  des  maisons  dans  le  lointain.  Son  instinct  l'avait  bien 
servie,  c'était  Païta. 

Avant  d'entrer  dans  la  ville,  Catalina  avait  eu  le  temps  de  réfléchir 
qu'ayant  en  poche  des  valeurs  considérables,  elle  n'avait  que  faire  de 
la  commisération  publique,  et  qu'il  était  inutile  ou  même  peu  prudent 
de  raconter  ses  infortunes.  Pourquoi  chanter  misère  quand  elle  était 
riche  et  pouvait  jouer  sans  nul  doute,  dans  ce  petit  coin  du  monde,  un 
rôle  honorable?  En  conséquence,  elle  se  fit  indiquer  la  meilleure  au- 
berge de  Païta,  entra  délibérément  dans  cette  locanda,  commanda  un 
excellent  souper  dont  elle  avait  grand  besoin  et  s'endormit  tranquil- 
lement. Le  lendemain ,  elle  fit  venir  le  plus  habile  tailleur  de  la  ville, 
acheta  un  costume  élégant,  tel  qu'il  convenait  au  fils  d'un  riche  arma- 
teur dont  elle  prit  le  nom  et  les  allures,  et  se  mit  à  parcourir  les  rues, 
galamment  habillée,  la  tète  haute,  le  chapeau  de  côté.  Le  tailleur  qui 
avait  opéré  cette  métamorphose  se  nommait  Urquiza.  Négociant  plutôt 
que  tailleur,  il  faisait  un  commerce  lucratif  à  Païta  et  à  Trujillo,  où  il 
avait  un  second  comptoir.  Catalina  plut  à  Urquiza.  Le  négociant  dé- 
couvrit que  notre  aventurière  avait  une  belle  écriture,  assez  d'arithmé- 
tique pour  tenir  ses  livres,  une  intelligence  vive  par-dessus  le  marché, 
c'est-à-dire  toutes  les  qualités  d'un  excellent  commis,  et  les  commis 
étaient  rares  à  Païta.  Comme  il  devait  partir  peu  de  temps  après  pour 
sa  maison  de  Trujillo,  il  proposa  à  Domingo  (c'était  le  nouveau  nom 
de  Catahna)  de  s'associer  à  lui  et  de  diriger  en  son  absence  ses  affaires 
de  Païta.  Domingo  accepta.  Il  reçut  de  son  associé  deux  esclaves  pour 
le  servir,  une  négresse  pour  cuisinière,  trois  écus  par  jour  pour  sa 
dépense,  et  s'installa  dans  le  magasin  après  le  départ  d'Urquiza.  Le 
nouveau  commis  s'était  fait  donner  des  instructions  détaillées  sur  la 
conduite  à  tenir,  des  renseignemens  précis  sur  les  acquéreurs  ordi- 
naires; il  connaissait  à  merveille  les  pratiques  sûres  et  celles  dont  il 
fallait  se  méfier.  Urquiza  avait  notamment  désigné  la  senora  Beatrix  de 
Cardenas  comme  une  personne  distinguée,  qu'il  aimait  fort,  en  qui  il 
avait  toute  confiance,  et  un  certain  Reyes,  cousin  de  cette  dame,  comme 


CATALITS'A   DE  ERAUSO.  597 

un  assez  mauvais  drôle  qu'il  fallait  tenir  à  distance.  Dona  Béatrix  ne 
manqua  pas  de  venir  faire  à  crédit  dans  le  magasin  des  emplettes  con- 
sidérables :  velours  de  France,  toiles  de  Hollande,  éventails  de  Chine, 
dentelles  de  Castille,  tout  y  passa,  si  bien  que  Domingo  crut  devoir  pré- 
venir son  maître;  mais  celui-ci  répondit  sur-le-champ  que,  la  senora 
voudrait-elle  emporter  la  boutique,  il  faudrait  la  laisser  faire.  Tout 
était  donc  pour  le  mieux,  et  Dbmingo  put  regarder  son  plan  de  con- 
duite comme  tracé. 

Une  troupe  de  ces  acteurs  forains  qui  exploitent  en  tous  pays,  à  cer- 
taines époques  de  l'année,  la  curiosité  des  villes  de  province,  vint  s'é- 
tablir peu  de  temps  après  à  Païta.  Domingo,  qui  passait  pour  un  des 
élégans  de  la  ville,  n'eut  garde  de  manquer  pareille  fête.  Un  soir  qu'il 
était,  comme  de  coutume,  assis  tranquillement  dans  un  coin  de  la  salle, 
ce  Reyes,  dont  il  se  méfiait,  vint  se  placer  devant  lui  de  façon  à  lui  ca- 
cher la  scène.  Domingo  le  pria  poliment  de  se  ranger  un  peuj  mais  le 
garnement,  pour  toute  réponse,  l'envoya  au  diable,  et  répliqua  bruta- 
lement qu'il  eût  à  le  laisser  tranquille,  ou  qu'il  lui  couperait  la  gorge. 
C'en  était  trop,  et  le  faux  commis,  pâle  de  colère,  se  levant  tout  à 
coup,  dégaina  sa  dague.  Par  bonheur,  des  amis  qui  se  trouvaient  là  se 
jetèrent  sur  lui,  l'entourèrent,  l'entraînèrent  hors  du  théâtre,  lui  ap- 
prirent que  Reyes  avait  long-tempsxonvoité  la  place  de  commis  qu'il 
occupait,  et  lui  dirent  de  pardonner  quelque  chose  à  l'amour-propre 
blessé.  Domingo  fit  semblant  de  les  écouter,  mais  ce  cœur  indomptable 
ne  pouvait  pardonner  une  pareille  offense;  il  était  rempli  de  fiel,  et  il 
attendait  impatiemment,  presque  avec  délices,  l'heure  de  savourer  sa 
vengeance.  Cette  heure  sonna  bientôt.  Le  lendemain,  Reyes  vint  à  pas- 
ser devant  le  magasin,  et,  apercevant  Domingo  au  comptoir,  il  cracha 
insolemment  contre  les  vitres  de  la  devanture.  Aussitôt  Catalina  s'em- 
para d'une  épée  de  son  maître  et  la  ceignit  :  c'était  la  première  qu'elle 
eût  portée,  mais  depuis  elle  ne  marcha  guère  sans  une  bonne  lame  à 
son  côté;  elle  essaya  sur  son  doigt  la  pointe  de  sa  dague  et  courut  sur 
les  traces  de  l'insolent.  L'ayant  rejoint  sur  la  place,  où  il  se  promenait 
avec  un  ami,  elle  l'aborda  brusquement  :  — Eh!  senor  Reyes!  cria- 
t-elle  d'une  voix  stridente.  — Que  voulez-vous?  reprit  l'autre,  étonné 
de  Ist  pâleur  du  jeune  commis.  —  Je  veux  t'apprendre,  dit-elle,  com- 
ment on  coupe  la  gorge  aux  gens.  —  Et,  tirant  son  couteau,  elle  le  lui 
plongea  dans  la  poitrine  jusqu'au  manche.  Le  malheureux  tomba,  et 
le  vainqueur  avait  à  peine  eu  le  temps  de  se  reconnaître,  que  deux 
alguazils  survinrent  qui  le  saisirent  au  collet  et  l'entraînèrent  vers  la 
prison  de  la  ville. 

On  a  déjà  pu  s'assurer  que  le  désespoir  n'avait  guère  de  prise  sur  le 
cœur  de  Catalina.  Cependant,  quand  la  colère  eut  fait  place  à  la  ré- 


598  REVUS  DBS  hbux  mondes. 

flexion,,  qyand  elle  eut.examiaé  les  iiHur&  sombresi  de  sqi;l  cachot».  1^ 
verrous  de  la  porte,  Fétroit  soupjraiU  elle  se  prit  à  songer  (^  laj|usr 
tice  était  expéditive  au  Pérou^  et  que  la  «ituatioiin'était  pas  précisément 
rassurante.  Que  faire?  On  ne  sortait  pas  de  là  coaiaie  dacw¥^nid& 
Saint-Sébastien,  et  le  bout  de  corde  qjui  pouvait  fortbiearattendre  étaii 
autre  chose  que  la  diète  q/ji  punissait  autrefois  les  espîèglenes  de  la 
nonne.  Dans  un  moment  d'exaspération^elle  croisa  avec  fureur  sesbira^^ 
sur  sa  poitrine.  Or,  il  arriva  que,  dans  ce  mouvemeut,, sa  maladroite» 
rencontra  quelque  chose  de  dur  sous  son  pourpoint^  c  était  ua  porte- 
feuille qu'elte  portait  ordinairement  sur  elle.  Une  idée  illumina  spa  e3- 
prit  comme  un  éclair.  Ce  portefeuille  renfermait  un  a  ayon  et  du  p^h 
pier;  elle  pouvait  écrire...  mais  à  qui?  Urq^za  était  à  TruJiUo  ;  canuxieni 
lui  faire  parvenir  une  lettre?  Elle  songea  à  la  senora  Béatrix,  laqjnells 
devait  sûrement  tenir  plus  à  son  maître,  dont  elle  était,  à  ee  qu'eUe 
soupçonnait,  la  querida,  qu'à  son  gamemeut  de  cousin,  qui  valait  à  peine 
un  coup  d'épée;  d^ailleurs  elle  u'avait  pas  le  choix.  EUe  écrivit  dooc. 
à  dbna  Béatrix  de  Cardenas  et  luii  conta  sa  mésaventure.  Quand  le 
geôlier  vint  apporter  un  maigre  repas,,  elle  lui  douna  la  lettre,  Rassu- 
rant que  trois  pièces  d'or  lui  seraient  comptées,  si  ce  chiffon<  parvenait 
à  son  adresse.  Cela  fait,  elle  attendit^  elle  attendit  huit  jours  qui  luipc^ 
rurent  une  éternité.  Au  bout  de  ce  temps,  le  geôlier  lui  dit  brusque.- 
ment  que  Urquiza  était  revenu  de  trujjllo,  et  que  le  seûor  Domingo 
aurait  bientôt  de  ses  nouvelles.  En  efTet,  le  soir,  la  louj?de  porte  s'ouvrit 
de  nouveau,  et  une  femme  voilée  entra  mystérieusement  daas  le  ca- 
chot. C'était  doua  Béatrix.  Catalina  vit  eu  elle  un  ange  libérateur,  elle 
se  jeta  avec  ardeur  aux  genoux  de  la  senora.  Celle-ci  releva  avec  bonté 
le  jeune  Domingo  et  le  fit  asseoir  à  côté  d'elle  sur  son  grabat.  Elle  lui 
apprit  alors  qu'Crquiza,  mandé  par  elle,  avait  obtenu  du  corrégidor, 
qui  était  de  ses  amis,  l'autorisation  d'arriver  jusqu'à  lui;  mais  la  situa- 
tion était  grave,  car  Reyes  était  mort,,  et  sa  famille  avait  juré  de  le  veiv- 
ger.  II  fallait  donc  s'évader  à  tout  prix  et  bien  vite,  elle  lui  eu  apportait 
les  moyens,  car,  ajouta-t-eUe  en  souriant,  elle  ne  voulait  p^  laisser 
mourir  sur  la  potence  un  aussi  jpli  g^irgon.  A  ces  naolfi,  Domingo  re- 
garda son  interlocutrice  et  s'aperçut  qu'elle  avait  des  dents  charmantes^ 
des  yeux  eu  amande,  de  beaux  cheveux  noirs,  une  taille  d'Andalouse  et 
vingt-cinq  ans  à  peine.  Les  moyens  dévasioa  qju'apportait  dona  Béatrix 
étaient  déjà  vieux  à  celte  époque,  déjà  sans  doute  usés  au  théâtre;  pour- 
tant ils  réussissaient  encore,  comme  ils  réussissent  aujourd'hui,  comme 
ils  réussiront  toujours  tant  qu'il  y  aura  de  l'or  monnayé  et  des  geôliers 
avides.  Béatrix  apportait  à  Domingo  une  robe  et  une  mantille.  Le  pri- 
sonnier, métainorphost'  en  femme,  devait  sorlu  de  la  prison,  jouant  le 
rôle  de  la  visiteuse,  qui  rcslerait  au  cachot.  Ému  de  cette  nroposiiion 


GATiMLINA  »E  BRAGSO.  89^ 

tiiAllenâue,  se  sachant  trop  que  répandre,  Domingo  serra  dans  ses  pe- 
Mea  mains  iee  mains  de  te  jolie  senwa  «t  les  porta  lentement  à  ses  lè- 
fves.  Loin  de  faire  la  moindre  résistance,  les  blanches  mains  se  pressè- 
rent d'eMes^mëm^^nr  «ne  bouche  timide,  et  Tune  d'elles,  s'égaratft, 
entoura  le  cou  du  capftf,  cfui,  enivré  tf««  voluptueux  parfum,  sentit  son 
front  s'empourprer  sous  un  long  baiser.  Catalina,  éperdue,  se  releva 
brusquement,  ses  yeux  effarés  rencontrèrent  le  regard  êtincelant  et 
surpris  de  do8a  Béatrix.  -Heureusement  pour  le  prisoniiier.,  l'inexpé- 
rience a  parfois  son  charme,  et  la  seSora  connaissait  les  privilèges  de 
l'extrême  jewnesse;  beureusement  aussi  le  geôlier  vint  frapper  à  la 
porte.  Il  fallait  se  hâter:  Donringo,  ayant  bien  vite  revêtu  son  déguise- 
ment, sortit  fort  troublé  du  cachot  et  ise  rendit  chez  Urquiza,  se  de- 
mandant comment 'dirait  cette  «feriture. 

Le  négocianft  embrassa  son  commis  avec  effusion  :  c'était  un  grand 
iMMibeur  pour  lui,  assura-t-il,  de  le  revoir  sain  et  sauf;  mais  l'affaire, 
quoique  assoupie,  était  loin  d'être  terminée.  Avant  tout,  il  fallait  quit- 
ter sa  liraison  et  chercher  une  retraite  plus  sûre.  Il  avait  tout  préparé, 
les  bardes  du  jetnae  homme  étaient  déposées  dans  un  lieu  caché  où  il 
allait  le  conduire  lui-même.  Sans  plus  attendre,  il  prît  Domingo  par 
le  bras  et  Teurtralna  par  des  rues  détournées  vers  une  petite  maison 
isolée  située  àTentrée  de  la  tQle.  Une  camériste  accorte  et  fort  jolie, 
qui  semblait  attendre  les  visiteurs  nocturnes,  ouvrit  au  premier  coup 
frappé.  Jetant  sur  ©omingo  un  regard  curieux ,  elle  précéda  les  deux 
arrivons  dans  un  élégant  s^Jon ,  vivement  éclairé ,  où  se  voyaient  les 
apprêts  d'un  souper,  ©omingo  observa  qu'on  avait  mis  trois  couverts. 
Il  regarda  la  camériste  à  son  tour,  et  celle-ci  lui  adressa  un  sourire 
d^ntelllgence  qu'il  ne  put  s'expliquer.  Quand  ils  furent  seuls,  Ur- 
quiza apprit  à  son  ami  ce  qui  s'était  passé.  Le  corrégidor,  excité  par 
les  parens  implacables  de  Reyes,  avait  refusé  long-temps,  lui  cKt-il, 
d'eirtendre  raison.  Pour  en  venir  à  bout,  €rquiza  avait  dû  faire  im 
officieux  n^ensonge.  11  Hveàk  assuré  que  Domingo  e(  dofia  Beatrix  étaient 
mariés^seerètement.  Cette  assertion  aplanissait  toutes  les  dlfflcitltés,  car, 
BéaftKx  étant  cousine  de  Reyes,  la  mort  de  celui-ci,  au  Heu  d'^re  un 
meurtre  qui  demandait  vengeance,  devenait  un  petit  drame  de  femille 
que 'l'on  ttvait  tout  intérêt  à  étouffer.  Le  corrégidor,  sur  cette  affirma- 
tion, avait  conseilti  à  un  élargissement  qui  avait  toutes  les  apparences 
d'-une  évasfion.  H  ne  restait  plus  qu'une  formalité  à  accomplir,  c'était 
ë'époHser  en  eJtet  dcfia  Béatrix,  qui  n'avait  pas  craint  de  se  compro- 
mettre si  ouvertement  pour  le  sauver.  —  Au  reste,  ajouta  Urquifla,  ^He 
a  du  goût  pour  vous  fdusque  je  ne  puis  vous  le  dire.  Voyez  la  bonne 
fortune;  on  votts  donne  avec  la  Mberté  la  plus  jolie  femme  ^l^ta! 

'Benftingo  regarda^e  négociant  avec  stupeur.  Sous  cette  complication 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inattendue^  il  devina  facilement  un  complot.  Béatrix  était,  à  n'en  pou  - 
voir  douter,  la  maîtresse  d'Urqniza;  sa  réputation  était  fort  équivoque. 
En  la  faisant  épouser  à  Domingo,  le  rusé  négociant  rendait  à  la  belle 
une  position  honorable  sans  qu'il  lui  en  coûtât  rien,  et  la  gardait  pour 
son  plaisir  en  conservant  le  commis  pour  ses  affaires.  La  spéculation 
n'était  pas  maladroite.  Domingo,  tout  en  devinant  cette  intrigue,  com- 
prit qu'il  fallait  gagner  du  temps  et  hasarda  quelques  observations.  Il 
était,  dit-il,  un  méchant  parti  pour  une  aussi  belle  dame;  c'était  mal 
récompenser  sa  générosité  que  de  lui  faire  don  de  sa  misère.  Cette  for- 
malité du  mariage  était-elle  d'ailleurs  indispensable?  Ne  pouvait-on 
pas  se  borner  à  afflrmer  que  le  mariage  avait  eu  lieu,  se  retrancher 
derrière  cet  innocent  mensonge?  Urquiza  trouva  ces  scrupules  très 
louables. — Mais,  répliqua-tril,  comment  faire  croire  à  la  famille  irritée 
une  pareille  histoire  sans  lui  montrer  les  actes  officiels?  et  l'amour  de 
dona  Béatrix,  fallait-il  le  compter  pour  rien?  Sa  démarche  si  généreuse 
ne  la  perdrait-elle  pas  à  tout  jamais,  si  elle  n'était  justifiée  par  un 
amour  permis?  Enfin,  la  maison  qui  servait  d'asile  à  Domingo  était 
celle  de  cette  belle  personne;  que  dirait  le  monde,  que  dirait  le  corré- 
gidor  lui-même,  en  apprenant  le  séjour  forcé  ifu' allait  y  faire  le  meur- 
trier de  Reyes?  A  ces  raisons  judicieuses  il  n'y  avait  rien  à  répondre, 
et  Domingo,  en  apparence  convaincu,  mais  en  réalité  ne  sachant  que 
faire,  remercia  son  ami  du  bonheur  qu'il  allait  lui  devoir. 

.  En  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit,  et  Béatrix  entra.  Une  vive  émotion 
brillait  dans  ses  yeux  et  colorait  son  visage;  elle  était  charmante  ainsi. 
Son  regard  caressa  tendrement  Domingo,  lorsqu'il  vint  lui  baiser  la 
main.  On  causa  de  l'évasion ,  on  soupa;  devant  la  jeune  veuve  (car 
dopa  Béatrix  était  veuve),  il  ne  fut  plus  question  de  mariage,  comme  on 
pense.  Domingo  cependant  regardait  avec  anxiété  autour  de  lui.  11  exa- 
minait à  la  dérobée  la  porte,  les  fenêtres,  car  les  choses  allaient  vite, 
et  c'était  le  moment  ou  jamais  d'invoquer  son  génie.  On  attribua,  en 
plaisantant,  sa  préoccupation  à  la  peur  des  alguazils,  et,  comme  il  devait 
avoir  besoin  de  repos,  on  lui  proposa  de  se  retirer  dans  une  chambre 
secrète  cachée  sous  l'escalier,  où  nul  ne  pourrait  le  découvrir.  Domingo 
accepta,  et  descendit  précédé  du  négociant,  qui  portait  une  lumière,  et 
de  la  senora,  qui  lui  montrait  le  chemin.  Sa  première  pensée  fut  de 
fuir;  mais  Urquiza  était  alerte,  vigoureux;  le  laisserait-il  courir?  Un 
cri  d'ailleurs  pouvait  attirer  du  monde,  et,  s'il  manquait  son  coup,  c'était 
fait  de  lui.  On  arriva  à  l'entrée  de  la  chambre  mystérieuse.  Catalina 
tremblait  d'émotion  et  d'incertitude.  Le  négociant  passa  le  premier;  la 
lampe  qu'il  portait  éclaira  une  petite  chambre  sans  fenêtre,  sans  autre 
ouverture  que  la  lourde  porte.  Catalina  se  dit  qu'elle  était  perdue  si  elle 
entrait,  et  son  instinct  lui  ins))ira  une  de  ces  résolutions  soudaines  qui 


CATALINA  DE  ERAU80.  6(M 

rayaient  tirée  d'affaire  plus  d'une  fois.  Au  moment  où  dona  Béatrix 
lui  offhdt  la  main  pour  Taider  à  descendre  deux  marches  difficiles,  le 
faux  commis  saisit  vigoureusement  par  la  taille  la  senora  surprise  et 
la  poussa  violemment  sur  le  senor  Urquiza.  Tirant  alors  la  porte,  il  fit 
tourner  deux  fois  la  clé  dans  la  serrure,  Farracba  à  la  bâte,  s'élança 
dans  la  rue  et  courut  vers  le  port.  Arrivé  là,  il  détacha  une  barque,  la 
poussa  au  large,  et  se  mit  à  ramer  avec  toute  l'adresse  d'un  matelot 
qui  a  doublé  le  cap  Hom.  Quand  elle  eut  fait  un  mille,  Catalina  reprit 
baleine  et  regarda  la  baute  mer.  Les  flots  étaient  calmes,  les  étoiles 
brillaient  au  ciel,  une  folle  brise  de  terre  poussait  son  canot  au  large. 
Elle  le  laissa  dériver  et  s'abandonna,  comme  une  plume,  au  souffle  de 
la  destinée. 

m. 

Après  avoir,  au  clair  des  étoiles,  sondé  du  regard  la  route  qu'elle 
venait  de  suivre,  après  avoir  écouté  avec  angoisse  si  aucun  bruit  de 
rames  ne  se  mêlait  au  murmure  du  vent  et  des  flots,  Catalina,  brisée 
de  fatigue,  se  coucba  dans  son  canot  et  s'endormit.  Quand  elle  rouvrit 
les  yeux,  le  soleil  était  levé  depuis  plusieurs  beures.  Poussée  par  la 
brise,  entraînée  sans  doute  par  quelque  courant,  la  barque  avait  fait 
du  cbemin  pendant  la  nuit.  On  n'apercevait  plus  la  terre,  et  la  fugitive 
se  trouva  perdue,  sans  vivres,  sans  boussole,  au  milieu  de  l'Océan.  Ra- 
mer sans  savoir  où  aller,  c'était  prendre  une  peine  inutile;  elle  ré^ 
solut  donc  d'attendre  la  fortune  et  se  croisa  les  bras.  Vers  le  soir,  Ca* 
talina,  dont  les  regards  interrogeaient  en  vain  depuis  long-temps  tous 
les  points  de  l'borizon ,  crut  apercevoir  une  voile.  Elle  reprit  alors  ses 
avirons  et  courut  de  toutes  ses  forces  vers  cette  espérance  lointaine, 
que  l'ombre  menaçante  de  la  nuit  pouvait  lui  ravir.  Par  bonheur,  le 
navire  entrevu  cinglait  dans  sa  direction;  elle  put  s'en  rapprocher  assez 
rapidement.  Quand  elle  fut  à  bout  d'haleine,  elle  attacha  son  mouchoir 
à  son  aviron  et  se  mit  à  faire  des  signaux  de  détresse.  Après  quelques 
.minutes  d'anxiété,  elle  eut  l'inexprimable  joie  de  voir  le  navire  ser- 
rer au  plus  près  et  venir  droit  sur  elle.  On  l'avait  aperçue  1  Alors  la 
prudence  s'éveilla  dans  l'esprit  de  cette  étrange  fille,  et  ne  sachant  à 
qui  elle  allait  avoir  affaire,  ni  d'où  venait  ce  bâtiment,  elle  songea  à 
préparer  son  entrée.  Son  plan  fut  bientôt  arrêté.  L'obscurité  croissante 
de  la  nuit  pouvant  déjà  dérober  sa  manœuvre  à  la  vue  des  survenans, 
elle  appuya  vigoureusement  le  pied  sur  le  bord  de  son  canot,  et  lui 
imprima  en  trois  secousses  un  si  rude  balancement,  qu'il  chavira. 
Après  avoir  plongé,  elle  revint  sur  l'eau,  s'accrocha  à  l'embarcation, 
se  hissa,  et  parvint  à  se  placer  à  califourchon  sur  la  quille,  puis  elle 
attendit.  Catalina  avait  adopté  à  tout  hasard  le  rôle  de  naufragé,  elle 


lKI2  RB¥VB  mes  »euk  mondes. 

/lut  recueillie,  en  celte  qualité,  sur  le  bâiimsiitav.ûe  louieJacQtnmisé- 
if  aiion  îinagiMble. 

Ce  noYÎre  élait  un  galion  est^t^ool.  il  omvdtdeiPanama  et  faisait 
voile  fKHir  la  Concefition,  où  il  [portait  iim  renCoi^  ée  tem|ies>eonaid^ 
nble  destiné  à  une  e^tpédition  contre  les  Indiens  du  ObilL  Calalinain'a- 
ivait. pas  à  choisir;  ce  quIeUe  fit,  on  ledei^ine.  Trahie  par  la  CQrtune,>€Ue 
ipritile  mousquet  et  fut  incorporée  coB»ne<voloBtatre>dansila  oompsgnia 
i  de  Gonzalo  Aodrigiiez,  «ous  le  mom  *  de  M^to  iBiae  de  Saittt^^SébaBtieB . 
Pourquoi  Cotalina,  contre  son  habitude,  désifma^t-^lle  cette  fois  aaaa 
Bdeslir  te  lieu  de  sa  naissance?  Gelame -s'explique  guère.  fitaiUeeieha- 
sard  qui  lui  soufflait  oesInepiraiiQJN  6inguMàres?«Le  hasard,  a'dit  qu^ 
qu'un,  c'est  peut-être  le  pseudonyme  de  Dieu,  quand  il  ne  veut  pae 
signer. 

On  attendait  avec  une  grande  impatience  à  la  Conception  le  galion 
espagnol  et  les  troupes  qu'il  apportait.  A  peine  fut-il  signalé,  qu'un 
élégant  canot  sortit  du  port  et  vint  Taocostor  eo  rade.  fidMiutâ  i'ar- 
vière  de  l'embarcation,  un  offîcier,  richement  vêtu  et  portant  âèrement 
ma  feutre  ombragé  d'une  plume  bfamche,  donnait  des  ordres  d'une 
voix  brèwe  et  impérieuse.  Le  nom  et  la  dignité  de  cet  officier,  bien 
iconnus  de  l'équipage  du  galion ,  irolèrent  bienièt  de  ibouehe  exï  /bou- 
che; c'était  .le  seîior  Miguel  «de£rauso,  secrétaire  du  gouvevneur'^^é- 
néral.  Miguel  de  £rauso!  quand  ce  nom  arriéra  à  l'oreille  de  Cstatina, 
elle  bondit  comme  si  elle  eut  été  poussée  par  un  ressort  et^Iélançadans 
les  bastingages  pour  voir  à  son  aise  l'officierqui  montait  à  boid.  Mi* 
guel  de  Erauso  était  son  frère.  Elle  ne  le  connaissait  pas  et  œ  l'aiiatt 
jamais  vu,  car  il  avait  passé  en  Amérique  quand  elle  comptait  deux  ans 
à  peine;  mais  elle  savait  qu'il  existait,  tout  en  ignorant  tson  grade  et  9a 
résidence.  Le  secrétaire  du  gouverneur  fit  meUre  les  troupes  sous  les 
armes,  et,  une  liste  à  la  main ,  commença  l'appel ,  examinant  ohaip«s 
homme  tour  à  tour.  Quand  il  arriva  au  nom  de  Pietro  Dtac  de  fiBia^ 
Sébastien,  il  s'approchaavec  intérêt  du  jeune  soldat,  lui  dit  en  langue 
basque  qu'ils  étaient  compatriotes,  lui  demanda  s'il  connaissait  sa  fa^*- 
mille,  et,  sur  sa  réponse  affirmative,  le  questionna  longuement  sur  son. 
père,  sa  mère,  «u*  sa  petite  sœur  Calalina.  A  toutes  ces  questions  ai  em^ 
barrassantes,  Pietro  répiMiidlt  sans  «e  troubler,  et  il  charma  le  capitaine 
Miguel  par  la  vivacité  de  sùn  esprit.  Enchanté  de  son  jeune  compara 
triode,  le  senor  de  Erauso  demanda  et  obtmt  du  gouverneur,  quand 
les  troupes  furent  débarquées,  la  permission  de  gardor  Diaz  auprès  de 
lui. 

He  fut  sous  les  ordres  de  son  frère  qm  Gati^a  apprit,  avec  une  tt* 
{rayante  dissimulation  et  sans  jamais  se  trahir,  le  ru4e  ^métier  des 
armes.  Pendant  près  d'une  année,  elle  vécut  sous  le  même  toit,  man- 
geant avec  lui,  ne  le  quittant  guère  et  prenant  part,  couune  toute  la 


CATALfNA  DE  EftAU^.  êOtSi 

gdrnison,  k  mr  grand  nombre  d'^pédttioiis  <:»ntretes  fhdièDs.  ktthiÊM 
de  ce  temps,  le  gouyerneur  adopta  mi  nonveau  partr.  Vounbfil  ett^filtt 
arec  lies  ennemis,  il  rassembla  ses  troopes  éparseset  dffigea  scmarméd^ 
ftrte  ât  cinq  nriile  hommes,  Ters  les  plMne^  de  ^Idl^ia.  ÂptèÈ^  boni»^ 
coup  de  marches  et  de  contjre-marches  dan$  un  pays^dKvafsté,  ak  tes^cfr 
dM^  manquaient  de  tbut,  on  atteignit  enfin  les  tadtens  et  ow  Krmr  Wùé 
saiRg^nté  bataille.  La  hrtte  était  vtre  et  encore  kicertaitiev  qamA  lÉM 
Morde  d'ënnenris,  embusquée  dans  un  ratin^  se  pi*èripita  afwr  ftnwoff 
âur  le  bataillon  de  Gatalina;  tes  sôMIàt»  se  débandèrent,  RMMolifciefs  I»* 
rent  massacrés  en  partie,  et  le  drapeau  fut  efderé.  Ravis^  de»  ce  succès^ 
les  Indiens,  à  la  manière  des  Scythes,  baflSirent  en  retrafte^  enqpoirlnil 
Isur  trophée.  A  cette  Yue,  Catalina,  qni  s'était  réunie  èun?  groupe  de 
9oMats  résolus,  ne  put  contenir  sa  fureur.  Dans  un>  moment  As  ttné^ 
Fité sublime,  digne  des  plus  Taillaaies  héroïne»,  elle  enfiMiç»  tes  épe*^ 
tons  dans  le  Tentre  de  son  cheval,  en  criant  (fune  voix  édetanèè  ? 
«  QuT  aime  PEspagne  me  suive!  »  Deux  offiisier»»  à  son  eKmptev  cou** 
mrent  sus  aux  Indiens,  qaSt  firent  vette-lkce  peur  recevoir  le»  tfoit 
imprudens  agresseurs.  Sans  s'efffayer,  Maz'  et  ses  deux  camavadéÉ 
s-^ncèrent  au  milieu  des  sauvages,  frappant  à  droite  et  à  gaiMiie^ 
diestoc  et  de  taille,  recevant  des  nuées  de  ftèches  sur  leurs  cuîraseest  re^ 
tentissantes,  blessant  et  blessés  toursÉ  tour.  Bientôt  Vendes  kois  fat  taé^i 
tes  deui  autres  chargèrent  avec  une  vag^e  nouv^te.  An  anment  db  re*^ 
conquérir  le  drapeau,  le  second  oMsier  tomba  mort.  Mto,  resté  saelv 
fend  la  tête  au  cacitfue  qui  emportait  le  trophée,  saisit  renseigne  patrhr 
blEunpe,  ta  brandH  comme  une  hnee,  fait  bondir  sod  ofaeval  dans  la 
mêlée,  tue  et  blesse  des  deux  mains  dans  cëtfte  fônie  denrn-eiie,  s^oawe 
un  chemin,  et,  sans  souci  des  flèches  qui  latterignent,  d'une  pique  quî 
traverse  son  épaule,  il  revient  bride  abattue  vers  les  ^ens,  qoi  cou^ 
raient  à  son  secours.  Diaz  ftit  le  héros  de  cette  joemée^  et  Del  ne  se 
plaignit  quand,  le  lendemain,  Miguel  de  Erauso  denmttida  pour  son 
compatriote  l'enseigne  qu'il  avait  si  vaîHamvnent  reooncpiise.  Catelna' 
ftrt  nommée  axerez  (i)  de  la  compagnie  de  Alenso  Moreno. 

Ce  fut  en  ceHe  cfualité  qu'elle  combattit  avec  eue  grande  distincfion 
dans  plusieurs  aflkires,  notamment  à  la  fameuse  bataille  de  Puren,  où; 
blessée  de  nouveau,  eMe  lutta  corps  à  corps  avec  un  chef  indten  cé- 
lèbre, Qmspigancha,  qu'elle  eut  le  bonheur  de  faire  prisonnâer.  Ces^ 
hauts  faits  lui  valurent  bientôt  dans  l'armée  espagnole  un  certain  re- 
nom. Catalina,  fière  de  sa  gloire,  donna  carrière  à  son  ambition  et  à 
son  arrogance.  Vivant  au  milieu  de  ces  soldats  avides  et  cruels,  véri- 
tables flibustiers  (font  l'histoire  a  consigné  les  effroyables  excès,  notre 

(1)  Le  grade  d'alferex,  dans  Tarmée  espagnole,  correspond  aujourd'hui  à  celui  de 
sous-lieutenant  en  France;  mais  a  cette  époque  Y  al  fer  eg  était,  à  ce  qu'il  semble,  en- 
seigne ou  cornette. 


604  REYUK  DES  DEUX  MONDES. 

religieuse  ne  pouvait  manquer,  avec  le  caractère  qu'on  lui  connaît,  de 
perdre  bientôt  en  pareille  compagnie  toute  pensée  morale,  si  toute- 
fois illui  était  resté,  de  son  séjour  au  couvent,  quelque  pensée  de 
ce  genre.  Le  goût  du  jeu  surtout  s'empara  bientôt  avec  violence  de 
cette  nature  sauvage  qui  ne  comiaissait  que  des  passions  sans  frein, 
n  n'y  eut  pas  dans  le  pays  un  tripot  dont  Pietro  Diaz  ne  fût  l'hôte  obligé 
et  Je  héros  redoutable.  Enivré  de  ses  premiers  succès,  jaloux  de  toute 
prééminence,  il  voulait,  autour  d'vme  table  de  jeu,  se  distinguer  autant 
par  son  sang-froid  ou  par  ses  enjeux  extravagans  que  par  sa  bravoure 
les  jours  de  bataille.  Ce  genre  de  vie  est  fécond  en  catastrophes,  et  l'a/- 
ferez  Tapprit  bientôt.  Un  soir  que  Pietro  venait,  comme  de  coutume, 
risquer  sur  un  coup  de  dé  tout  ce  qu'il  avait,  et  plus  qu'il  n'avait,  il 
vit  établi  au  bout  de  la  table  un  étranger  qui  pariait  follement,  jouait 
avec  impudence  et  gagnait  toujours.  C'était  un  homme  de  haute  taille, 
à  la  mine  insolente,  à  la  moustache  retroussée,  un  fier-à-bras  qui  fai- 
sait sonner  sans  cesse  son  épée  et  ses  éperons.  Ce  personnage  qui  arri- 
vait de  Lima,  lui  dit-on,  où  il  était  surnommé  le  nouveau  Cid,  déplut 
à  Diaz  au  premier  coup  d'œil.  Aucun  des  assistans  ne  voulant  lutter  da- 
vantage contre  une  veine  inépuisable,  le  matamore  se  levait  lorsque 
Valferez  entra.  Il  se  rassit  sur  un  signe  de  celui-ci,  la  partie  recom- 
mença, et  la  fortune  changea  de  côté  tout  à  coup.  Le  monceau  de  qua- 
druples qu'avait  complaisamment  érigé  devant  lui  le  joueur  jusqu'alors 
invincible  se  fondit  peu  à  peu  et  disparut  enfin  pour  se  réédifier  de- 
vant Pietro  Diaz.  Pâle  de  colère,  le  nouveau  Cid  jeta  un  regard  terrible 
sur  Valferez,  qui  se  mit  à  rire  et  lui  dit: — Qu'a  donc  perdu  votre  grâce 
pour  me  regarder  ainsi?  —  L'étranger,  sans  répondre,  jeta  sur  la  table 
un  diamant  de  grand  prix  ;  il  le  perdit  encore.  —  Me  protège  l'incar- 
nation du  diable  !  s*écria-t-il  en  frappant  du  poing  sur  la  table.  —  Qu'a 
donc  perdu  votre  grâce,  répéta  Valferez,  pour  blasphémer  ainsi?  — 
L'étranger  se  leva,  et  regardant  fixement  son  adversaire  :  —  J'ai  perdu, 
répliqua-t-il  avec  fureur,  j'ai  perdu  lescomes  de  mon  père,  et  je  parie  !.. 

—  Que  pariez-vous?  —  Je  parie  !  —  Quoi  donc,  encore  une  fois?  —  Je 
parie  un  coup  de  dague  !  —  Je  le  tiens  !  s'écria  impétueusement  Pietro 
Diaz,  et  les  deux  joueurs  se  rassirent.  Les  assistans  se  pressèrent  autour 
de  la  table  et  attendirent  avec  intérêt  la  fin  de  cette  partie  bizarre.  — 
Huit  1  cria  le  nouveau  Cid  en  jetant  les  dés. — Onze  !  fit  Catalina. — Sept  I 

—  Douze!  reprit  Valferez,  Seiior,  j'ai  gagné,  et,  vive  Dieul  vous  allez 
me  payer!  En  même  temps  elle  dégaina  sa  dague  et  son  épée.  Le  Cid 
l'avaU  prévenue ,  déjà  il  s'était  élancé  sur  son  adversaire  le  poignard 
à  la  main.  Son  pied  heureusement  heurta  une  chaise,  le  coup  mal  as- 
suré glissa  sur  le  pourpoint,  et,  entraîné  par  son  élan,  il  tomba  désarmé 
ft'ix  pieds  (le  Valferez.  Loin  de  profiler  de  son  avantage,  Catalina  recula 
d'un  pas.  et  souffletant  son  adversaire  du  plat  de  son  épée  :  —  Arrière! 


CATALINA  DE  ERAUSO.  6Ô5 

traître,  s'écria-t-elle,  défeods-toi!  Le  fler-à-bras  se  releva  confus  au 
milieu  des  huées  des  assistans ,  et  se  défendit  mal ,  car,  à  la  seconde 
passe,  répée  de  Catalina  lui  traversa  la  gorge,  et  il  tomba  en  vomissant 
des  flots  de  sang.  Valferez,  sur  le  conseil  de  ses  amis,  prit  la  fuite  aus- 
sitôt et  se  cacha  pendant  quelques  jours;  mais,  comme  en  défmitive  il 
avait  été  provoqué  et  qu'il  s'était  battu  loyalement,  on  ne  donna  point 
suite  à  Taffaire. 

Au  lieu  de  modérer  la  fougue  de  Catalina,  ce  duel  Tenivra  plus  en- 
core, et  rien  ne  semblait  pouvoir  l'arrêter  en  sibeauVbemin,  quand  un 
épouvantable  malheur  vint  mettre  pour  quelque  temps  un  terme  à  ses 
extravagances.  Après  la  mort  du  nouveau  Cid,  Y  al  ferez  Diaz  avait  jugé 
prudent  de  garder  la  chambre  pendant  quelques  jours,  et  il  s'ennuyait 
passablement  au  logis,  lorsqu'un  soir  un  de  ses  amis,  Juan  de  Silva, 
alferez  comme  lui,  vint.Ie  trouver  et  demanda  à  lui  parler  en  secret.  Il 
était  fort  pâle  et  semblait  dans  une  grande  agitation.  Une  heure  au- 
paravant, raconta-t-il,  il  avait  eu  avec  Francisco  de  Rojas  une  discus- 
sion violente  qui  avait  abouti  à  une  provocation.  Us  étaient  convenus 
de  se  rencontrer  cette  nuit  même,  à  onze  heures,  derrière  le  couvent  de 
Saint-François,  et  chacun  d'eux  devait  amener  un  témoin.  Le  choix  d'un 
ami,  dans  une  circonstance  pareille,  pour  vous  assister  pendant  un 
combat  nocturne  qui  passerait  peut-être  pour  un  assassinat,  était  chose 
délicate,  et  don  Juan  de  Silva,  pour  son  compte,  ne  connaissait  pas  un 
homme  au  monde,  autre  que  Pietro  Diaz,  qu'il  voulût  avoir  à  ses  côtés. 
n  venait  donc  demander  ce  service  à  son  ami.  Pietro  refusa;  après  l'af- 
faire qu'il  venait  d'avoir,  ce  n'était  guère  le  moment  de  braver  si  ouver- 
tement la  justice;  quantité  d'officiers  étaient  là  d'ailleurs  qui  pouvaient 
l'assister  aussi  bien,  sinon  mieux  que  lui.  Don  Juan  insista,  et,  comme 
Pietro  tenait  bon,  il  s'éloigna  tristement,  disant  qu'il  irait  seul  au  ren- 
dez-vous, et  que,  s'il  était  tué,  Diaz  aurait  peut-être  à  se  reprocher  sa 
mort.  U alferez  avait  bon  cœur;  le  cliquetis  des  épées  n'était  pas  sans 
charme  à  son  oreille.  Tout  bien  réfléchi,  il  rappela  son  ami  et  accepta. 
La  fatalité  le  voulait  ainsi. 

Après  avoir  dîné  ensemble,  les  deux  enseignes  prirent  leurs  épées, 
leurs  manteaux,  et,  au  coup  de  dix  heures,  se  dirigèrent  vers  l'endroit 
désigné.  C'était  une  de  ces  soirées  sombres,  étouflhntes,  qui  précèdent 
ordinairement,  dans  les  pays  voisins  des  tropiques,  des  ouragans  ter- 
ribles. L'air  pesant,  à  peine  respirable,  était  chargé  de  cette  électricité 
qui  a  une  si  grande  influence  sur  les  personnes  nerveuses,  et  l'obscu- 
rité si  profonde  que,  marchant  côte  à  côte,  les  deux  amis  s'entrevoyaient 
à  peine.  Quoique  peu  sensible  en  général,  comme  on  peut  le  croire,  aux 
circonstances  atmosphériques,  Dfez,  soit  regret,  soit  pressentiment,  se 
sentait  mal  à  l'aise.  A  plusieurs  reprises  il  essaya  de  faire  entendre  rai- 

TOME  XVII.  40 


soB  àrflDB^  eamaraiie,  litr  dérnoottrast  (feitm  combat  étrit  imposable  |Mli^ 
use  Quii  pareiUtt.  Tout  fut  inufile,  et  i'o»  arriva  sem  los  murs  d«  eon»' 
wnt.  Au  bruit  de  leurs  pas,  «ne  i^m  aipp^a  tout  à  coup  dans  les  U^ 
nàbres  don  Juooi  de  Silya»..Hetroreoo]inm4i  la  Toi^  do  FraâKisea'di^no^ 
j|i6^  Les^  adversmreft  étaienl  à  leuv  pmte;  a  Cesl  moi!  »  répondit  dbn* 
Juaa.  Pouif  se  reeoiMmltre  pendanii  le  combat  éb  é^rilev  toute  méprise; 
les  deux  amis  roulèrent  à  leur  bras  un  mouchoir  blam;,  après*  qnef, 
saas  plus  de  prélimioaires,  les  eom^battan»  croisère»!  le  fer;  les  té- 
moittSv  l'épée  à  la  maidi,  cherchant  de»  yeux  k  percer  fies  ténèbres, 
sfb  rappiMiebèreni  de  leurs  aamis  sans  rien  dire.  A  une  parère  heure, 
les^  adTersaife»  n'asfaient  guère  à  s'inquiéter  des  lois*  de  1- eserkne,  et 
le  duel  ne  pouvait  durer  long-temp».  U  fut  en  eflbttrès  court;  un  ooQpi 
fûiugré  ftoperbe  le  termmaf  commet  les^déux  comèatliaii»  chano^îéi#,i 
IcB  deitt  témoina,  dans  uni  mouvemeni  simultané  de  colère,  s'élttn^ 
cèrent  Tua  sur  l'autre.  CaMilMi  aivait  à  peilie  tendu  le  bras  ^'eHé' 
seutii  son  fer  engagé,  et  soa  adversait o  tomba  en  criant  avec  dooH 
leur:  aAhl  traître,  tu  m'as  tué  I  »  Elle  crut  voir  renfers'entr^ouvrtr. 
Cette  voi]b!...  qiieUe  était  eetle  voix?...  aOàl  Bfeguel,  est-ce  tov?  v  Eîn 
ce  moment,  mn  effroyable  eoupdb  tonniorve  retentit  dansf  espace ,  et 
un  éckûr  traiirersa  le  ciel  en  l!'enri)ra8ant.  Â  cette  hisnr  sinîslre,  Galaliiiw 
enirevit  toois^eada^res  et  reconnut  le  visage  bvide  de  liiginel  de  Erawew 
Elle  tomba  eomcae  étoiardie  sur  le  corps  de  son  frète.  Ë»  revenante 
eUe^  elle  se  prit  à  pouaser  des  ens  lameiotaMes;  des  refigieud  dm  eou^ 
vent,  ailiiïés  pat  cette  vais  déchirante  qoi  se  faisait  entendre  à  ttseerat 
les  premières  rafales  (te  l'ouraganv  aceonrarent  avec  des  torches  versi 
1er  lieu  dtt  combat.  On  transpotta  le»  toois  bllssaés^  an  monastère,  et  CsH' 
Uiway  soulenue^  par  deux,  bères^  sniivitei»  pleurant  ce  (ùnèbne  conma. 
Miguel  deiEransd  était  mor^,:les*den(ir)autf  es  vivaient  encore;  ils  patent^ 
se  coG^ésser  et  reoevoit  Uabsoluiîon.  Quant  à  Càtalina,  elle  s'ablmo  danB> 
une  muette  stupeut..  A  la  voir  sam»  panoiei  et  sana  larmes,  on  eût  dit. 
une  pâle  st^tueu  ïondié»  de  oette^doulnur,.  dont  iË  ne  savaimt  pas  tonte 
rétendue,  les  moines  prirent  en  pitié  le  pauivre  meuttrier  et  le  cbK' 
chèrent  daaa  techapeltei  A  efvttorépoqM,  dîna  un  paja^esp^iiDlv  détait 
ua  asUe  iaviûlabi^  pear  laîustiee  ellermâmet 

Si  malbeureuxque  l'ensoity  onne^penteependant pas,  èiiioin8>d*mu^ 
grâce  spéciale,  rester  debemi  pendent  quarante  ana,  comme  sonU^Sii*' 
mon,  sur  un  fût  de  colonne,»  ni  vivre  étemelliMieai}  dans mei  égiied; 
c'est  ce  que  le&moines,  après  quelques  jours,  firent  eominoendre  à  Haù*  > 
ferez.  Celui-ci  ne  demandait  pas  ;]âleiàx^ae  oe  quitter  ceo&smaténDÎflS) 
de  son  crime.  6race  à  un kèce  fifH  aUade  sai part  b^onversactèlMiMit' 
un  de  ses  amifi»  Diaz  put  se  procurer  un  cheval  et  quelque  argent.  Les 
moiaes  lui  donnèrent  une  vieille  arquebuse  qui  composait  [tout  Far- 


"fleinl  du  «ouveol;  ainsi  équI^Nêy  il  êe  mtt  une  nutt  en  redte,  deddé  à 
isiëloigmr  poiurttouJDurg  de  oe  fatal  'pofys.  Aller  à  "âpoîte  €u  à  gatiche^ 
^aanoiri  •«  «k  sadvoéla'ne  kri  emportait  g«ràre;  80q  remorés  devait  le 
«mve  panrtx^  (wniine  Bon  >«n^^  Valf\9rez  mardba  donc  au  hasard^  h 
•œqu^tmiit;  mais  l^sliiMtt  ^ 'la^cotiservation  l'éloignatt  des  seiitiers 
-défléirts^M  le  ^  oussiM  Terd  «ks  4)orâ6  4e  TOcéan . 

ÇaAàikni  am^itties  cMasfmadant  trete  jwïts;  au  bout  de  ce  temps,  son 
•iihoval  havane  refosaift  d'avanieer,^Ue  résolut  de  gagner  un  bouquet 
d'airbwsiqu^ëlle  apercevait  à  peu  de  dii^tance  et  oii  elle  espérait  trouver 
.pqiir  elleimaferi^  pour  Mfnonturetin  peu  d*herbe.  Elle  avait  marché 
dece  oMé  et  elie^e  disposait  à  mettre  pied  à  terre,  lorsque  du  fond  des 
iafllis  'UHC  TOÎK  peteniissante  cria  :  «  ^ui  vive!  —  Espagne!  répondit 
nmehiBalement  fCâtatina.  —  Que  gewêel  ajouta  In  voix.  —  De  paz,  n 
sépUipjehWille.  Aussitôt  deux  hommes  déguenillés  et  barbus,  maigres 
<et  hâves,  :8ortiFent  du  fourré  et  «'avancèrent  vers  la  voyageuse.  A  It 
ioie  de  ces  steripans,  Catalina  avait  prudemment  décroché  son  ar-- 
^fuébusO;  elle  la  vernit  en  'place  en  ks  voyant  «ans  armes,  et  atten- 
dit. C'étaient  4eu]t  déserteurs,  oemrae  elle  l'apprit  bientôt.  S'ils  sor- 
taient des  camps  ou  des  galères,  c'ert  ce  que  Catalina  ne  sut  jamais 
tràsdairement,  et  il  y  avait  à  parier  que  d'Iionnêtes  gens  n'auraient 
fMS  clioifift  par  geât  UB6  retraite  papeillc;  mais  au  désert  on  n'est  pas 
difûoile>sur  ieohoÎK  de^sa  socté^^eefle^là  d-ailleurs  était  obligatoire,  et 
i^afveaturiàre  s^'enoontenéa.  Moyi^nnani  -son  dernier  morceau  de  pain, 
qu'elle  pavtogiea  généveuseinent ,  'elle  se>fK  des  amis  de  ces  deux  misé- 
rables qui  mouraient  de  feim.  foiit^eifi  mangeant,  la  connaissance  se 
fit  Les  d0Hx.a^a//9nM,  s'ils n'cKfliquaieilt  point  SH&lsamment  les  causes 
de  leur  dépavt,  ne  cachaient  pas  du  moins  le  but  de  leur  voyage.  Hs 
allaient  à  Tucmnan,  de  ilà  fis  'comptaiflïit  gagner  ces  contrées  voi- 
sines du  fleuve  ikmado,  où,  selon  'l^opinion  générale  des  soldcrts  es- 
pagnols de  cette  époque,  ies  ruisseaux  (Charriaient  du  sable  d'or  et 
des  caiUouX'de  diamaos.  i/enireprise  n'était  pas  petite  :  il  fallait  d'à-* 
bord  ^traverser  les  eordiUères  des  Andes  et  ]^us  tard  un  vaste  pays; 
mcds  d^autnes  aivaient  fàiiee^rajet  avant  eux ,  pourquoi  ne  le  feraieiït- 
ils  pas?  S'ils  jréiHsiieaient,  lils^eraieiiitlaFgeineiit  payés  de  leurs  peioes, 
et,  s'ik^ae  réussissaient  ipas,  fl«>en  seraieBt  quittes  pour  périr  de  froid 
dans  les  «onlagiies  au  Ueade  mourif'de  faim  dans  la  plaine.  Ce  rai- 
soDDenoeHt  sembla  fort  judicieax  à  Catalina;  eUe  ne  tenait  ^ uère  à  la 
vie  d^aiUems,  let  me  savait -trop  où  «lier;  ,t(mt>bieiiréflé<^hi,  elle  s'as- 
socia auxideuK  a3ireiitiirievs.>6e>dtrig€iini  V6PS  l'eât,  >i)s^omnfiencèFeAt^le 
lendemain  à  gravir  las  montagnes.  ^A^ant  de  partir,  ils  avaient  eu  sein 
d'amasser  dans  le  ixMS  une  provision  de  racines  et  de  baies  saunages 
dont  ils  avaient  ofaargé  le  cheval  de  l'aZ/'er^js.  Ces  ressources  ne  les  me- 
nèrent pas  loin;  lorsqu'après  quelques  jours  de  fatigues  de  tout  genre^ 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  arrivèrent  aux  régions  où  commencent  les  neiges  éternelles,  ils  se 
trouvèrent  tout  à  coup  sans  vivres  et  sans  forces.  Le  cheval  ne  pouvait 
plus  se  traîner,  il  glissait  à  chaque  pas  et  s'abattait  sur  les  pentes  gla- 
cées. Catalina,  qui  seule  gardait  son  courage,  proposa  à  ses  compagnons 
de  le  tuer,  de  le  dépecer  et  d'en  emporter  chacun  son  quartier.  La 
proposition  fut  acceptée,  et  le  cheval  fut  mis  à  mort.  Avec  des  herbes 
sèches  et  quelques  genêts  épineux  qu'on  découvrit  sous  un  rocher,  on 
alluma  du  feu  ce  soir-là;  on  grilla  sur  la  braise  une  tranche  du  qua- 
drupède, on  but  un  peu  de  neige  fondue,  et  l'on  repartit  le  lendemain. 
Le  froid  augmentait  toujours.  Les  deux  malheureux  soldats,  presque 
nus,  pouvaient  à  peine  se  soutenir;  un  invincible  sommeil  s'emparait 
d'eux,  et  ils  n'avaient  plus  assez  de  cœur  pour  lutter  contre  cette  tor- 
peur funeste  qu'il  faut  vaincre  sous  peine  de  mort.  Catalina,  plus  chau- 
dement habillée  et  plus  courageuse,  les  anima  quelque  temps  par  ses 
paroles  et  par  son  exemple;  mais  le  jour  vint  où,  tombant  épuisés  l'un 
et  l'autre,  ils  déclarèrent  qu'ils  n'iraient  pas  plus  loin  et  qu'ils  préfé- 
raient la  mort  à  leur  misère.  Prières,  menaces,  instances,  tout  fut  inu- 
tile, et  Catalina  comprit  que  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire,  c'était  de  pro- 
longer et  d'adoucir  leurs  derniers  momens. 

Les  voyageurs  étaient  arrivés  à  un  endroit  où  s'élèvent  comme  des 
vagues  sombres,  au  milieu  des  neiges,  d'énormes  blocs  de  rochers.  L'hé- 
roïne chercha  vainement,  à  l'abri  de  ces  pierres,  quelques-uns  de  ces 
buissons  qui  leur  avaient  permis  parfois  d'allumer  un  petit  foyer;  toute 
végétation  avait  disparu;  à  ces  hauteurs,  l'homme  seul  a  droit  de  vivre. 
Alors,  ne  sachant  que  faire  ni  quel  parti  prendre,  elle  imagina,  pour 
mieux  s'orienter,  de  grimper  sur  un  des  blocs  de  pierre  d'où  son  regard 
embrasserait  uu  horizon  plus  étendu.  Elle  se  hissa  péniblement,  atteignit 
le  sommet  le  plus  élevé  de  ces  monticules  et  jeta  lés  yeux  autour  d'elle. 
Toutà  coup^elle  poussa  un  cri  et  courut  de  nouveau  vers  ses  compagnons. 
Assis  et  appuyé  contre  un  rocher  voisin,  un  homme  lui  était  apparu!  Quel 
pouvait  être  ce  voyageur?  C'était  un  libérateur  peut-être,  et  sans  doute 
il  n'était  pas  seul!  L'annonce  de  ce  secours  inattendu  rendit  du  courage 
aux  deux  moribonds;  ils  se  levèrent  et  suivirent  Catalina.  Arrivés  à 
vingt  pas  de  l'endroit  désigné,  ils  aperçurent  l'étranger,  qui  n'avait  pas 
bougé  de  place.  11  était  assis,  à  demi  caché  derrière  une  pointe  de  ro- 
cher, dans  la  position  d'un  tirailleur  qui  guette  ou  d'un  chassenr  à  l'af- 
fût. —  Qui  vive  !  cria  Catalina  en  soulevant  son  arquebuse  avec  eflfort. 
L'étranger  ne  répondit  pas,  ne.  bougea  pas  et  ne  parut  pas  avoir  en- 
tendu. —  Qui  vive!  répéta  CataUna.  Cette  seconde  sommation  fut  aussi 
vaine  que  la  première.  Les  trois  voyageurs  s'avancèrent  lentement, 
avec  précaution,  en  longeant  le  rocher,  et  arrivèrent  enfin  à  deux  pas 
du  guetteur  silencieux  qui  leur  tournait  le  dos.  —  Eh!  l'ami,  dit  Cata- 
lina en  lui  frappant  sur  l'épaule,  dormez-vous?— Maisàpeine  avait-elle 


CATALINA  DE  ERAUSO.  609 

prononcé  ces  mots,  qu'elle  recula  de  trois  pas  en  pâlissant  d'épouvante. 
Au  toucher  de  Catalina,  Thomme  assis  avait  roulé  sur  la  neige  conune 
une  masse  inerte.  C'était  un  cadavre  gelé,  raide  comme  une  statue;  son 
visage  était  bleu  et  sa  bouche  entr'ouverte  par  un  affreux  sourire. 
L'aventurière  et  ses  compagnons  mourans  étaient  en  face  d'un  de  ces 
phénomènes  dont  les  voyageurs  ont  plus  d'upe  fois  rendu  compte  et  qui 
se  pouvaient  constater  souvent  à  l'époque  où  les  trafiquans  d'esclaves 
faisaient  passer  les  nègres  de  Buenos-Âyres  au  Pérou  par  les  Cordi- 
llères; des  cadavres  ont  pu,  assure-t-on,  se  conserver  ainsi  pendant  une 
année  entière.  Ce  terrible  spectacle  produisit  sur  les  trois  déserteurs 
un  effet  bien  différent  :  l'un  des  soldats,  le  plus  malade,  dont  la  vie 
s'était,  pour  ainsi  dire,  rallumée  à  l'espoir  d'un  prochain  secours, 
s'affaissa  bientôt,  tomba,  se  raidit  sur  la  neige  et  mourut.  Catalina, 
tout  au  contraire,  et  son  dernier  compagnon  puisèrent  dans  la  ter- 
reur des  forces  nouvelles  et  se  remirent  en  marche,  après  avoir  dé- 
pouillé le  mort  des  lambeaux  qui  pouvaient  leur  servir  de  vêtement. 
D'après  leur  estime,  ils  devaient  avoir  dépassé  le  sommet  des  montagnes, 
et  désormais  ils  allaient  descendre,  avec  une  facilité  de  plus  en  plus 
grande,  vers  un  plus  doux  climat.  Ils  marchèrent  donc,  mais  le  soldat 
perdit  bientôt  courage;  ses  forces  étaient  épuisées,  le  froid  figeait  le 
sang  dans  ses  veines.  Malgré  les  instances  de  Catalina,  il  voulut  s'asseoir 
pour  reprendre  haleine.  Presque  aussitôt  sa  tête  tomba  sur  sa  poitrine, 
ses  yeux  se  fermèrent,  et  ses  membres  se  raidirent  :  il  était  mort. 

Restée  seule,  l'aventurière  se  mit  à  genoux,  se  prit  à  pleurer  et  pria 
Dieu  avec  ferveur,  sans  doute  pour  la  première  fois  de  sa  vie.  Elle  se 
leva  un  peu  ranimée.  Son  premier  soin  fut  de  retourner  les  poches  de 
son  compagnon;  elle  y  trouva  un  briquet  dont  elle  s'empara  et  huit 
doublons  qu'elle  prit  également.  Le  pauvre  diable  n'en  avait  plus  be- 
soin. Cela  fait,  elle  attacha  sur  son  dos  le  dernier  quartier  de  cheval,  et, 
se  recommandant  à  saint  Joseph,  elle  continua  d'avancer.  Vers  le  soir, 
elle  crut  apercevoir  un  arbre  dans  le  lointain,  elle  revenait  donc  vers  le 
pays  des  vivans  !  Elle  rassembla  tout  ce  qui  restait  en  elle  de  force  et 
d'énergie,  et  marcha  si  bien,  qu'elle  atteignit  enfin  cet  arbre  de  salut; 
mais  là  son  courage  la  trahit,  ses  jambes  treifiblantes  fléchirent,  elle 
s'étendit  sur  la  terre  et  tomba  dans  un  état  qui  participait  à  la  fois  de 
l'évanouissement  et  du  sommeil.  Cet  engourdissement  dura  toute  la 
nuit;  quand  elle  revint  à  elle,  le  jour  naissait,  la  température  était  re- 
lativement très  douce,  et  l'air  tiède  l'étouffait;  elle  se  sentit  mourante 
de  soif,  de  faim  et  de  lassitude.  Son  cœur  défaillait;  elle  tenta  vainement 
de  remuer  ses  membres  endoloris,  de  se  traîner  sur  ses  pieds  déchirés; 
alors  le  désespoir  s'empara  d'elle,  et,  appelant  la  mort,  qui  seule  pou- 
vait mettre  un  terine  à  ses  souffrances,  eUe  se  coucha  sur  le  sol,  comme 
avaient  fait  ses  compagnons.  Cependant  son  bon  génie  veillait  sur  elle, 


WO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

CaWRna  ne  flevalt  pas  mourir  ainsi.  Sa  tête  avait  à  peine  toudhé  ffi 
terre,  que  la  moribonde  se  réleva  brusquement  :  elle  avait  entendu  Tes 
pas  d'un  cheval.  Presque  aussitôt  deux  cavaliers  parurent. 

Les  deux  inconnus  ne  furent  pas  peu  surpris  en  apercevant  à  Tinj- 
proviste,  flans  ce  d'ései't,  un. jeune  homme  déguenillé  et  mourant  qui, 
ne  pouvant  parier,  tendait  les  mains  vers  eux  pour  implorer  leur  piliê. 
Ils  s'arrêtèrent  aussitôt;  Fun  souleva  Catalina  dans  ses  bras,  et  l'autre 
^baigna  ses  tempes  avec  une  liqueur  spiritueuse  dont  il  lui  fll  avaler 
quelques  gouttes;  elle  se  remit  par  degrés,  et,  quand  elle  eut  repris 
ses  sens,  ils  la  placèrent  sur  un  des  chevaux  et  poursuivirent  lente- 
ment leur  route.  Ces  deux  cavahers  étaient,  comme  Catalina  l'apprit 
plus  tard,  les  domestiques  d'une  riche  seBora  qui  faisait  exploiter  dans 
les  environs  une  propriété  considérable.  On  arriva^  après  une  heure  de 
marche,  àThabitation  de  cette  dame.  La  moribonde  renaissait  à  la  vie, 
l'espoir  l'avait  ranimée.  Elle  put  faire  quelques  pas  en  descendant  de 
theval  et  remercier  la  libératrice  que  la  Providence  lui  envoyait.  On 
prépara  pour  le  voyageur  perdu  un  excellent  lit,  et  on  lui  porta,  quand 
il  fut  réchauffé,  un  souper  succulent  dont  il  avait  grand  besoin.  Sa 
constîtiition  de  fer  triompha  de  cette  terrible  épreuve.  Catalina  s'en- 
dormit et  se. réveilla,  sinon  complètement  reposée,  du  moins  bien 
portante.  Un  domestique  qui  guettait  son  réveil  vint  lui  préseirter, 
de  la  part  de  sa  maltresse,  un  bol  de  vin  dhaud,  et  déposa  près  du 
lit  un  habillement  complet  de  drap  bleu  presque  neuf,  que  Ton  avait 
emprunté  à  l'un  des  gens  de  la  maison,  du  linge,  un  chapeau  et  des 
chaussures.  Tîn  instant  après,  sur  un  désir  que  manifesta  Catalina,  on 
apporta  dans  sa  chambre  un  vaste  cuvier  rempli  d'eau  'tiède  :  c'était 
la  baignoire  de  la  maison.  Notre  aventurière  se  leva.  Quand  elle  se'fut 
baignée  avec  délices,  quand  elle  eut  peigné  ses  beaux  cheveux  noirs, 
dont  elle  paraissait  en  toute  occasion  fort  satisfaite,  quand  elle  eut  en- 
dossé l'habit  bleu  qui  se  trouva  juste  à  sa  laffle,  elle  se  sentît  pleine 
d'une  vigueur  nouvelle  etfière  dé  sa  i)onne  mine.  De  leur  côté,  les  ha- 
bitans  de  la  maison,  lorsqu'ils  la  virent  paraître,  eurent  grand*  peine  à 
reconnaître,  sous  les  traits  de  ce  beau  jeune  homme,  le  malheureux 
qu'on  avait  recueilli  la  veille. 


La  seôora  était  une  tnétisse,  QHe  d^rni  Espagnol  et  d'une  Indienne. 
Elle  était  veuve,  si  touteffoîs  elle  avait  jamais  été'bîe»CfflcieHement ma- 
riée, et  pouvait  a:voir  une  cinqurnstaifie  d'années.  C'étâtt  ime  fenmie 
excellente,  simple,  cfcfaritable,  saffeamment  riche,  dont  tes  troupeaux 
bien  gouvemésj^augmeniaient  thaque  jour  de  valeur.  Elle  interrogea 


CA,%XLISK  Pfi  SBAlSa.  Mi 

ra(veDturiàre  a^ec  bûoié»  liû  dexmxiàa  sod  nom  et  so»  histoire.  Oeilla^ 
ré()oadit  qg'elle  s'appelait  Pietro  Di^y  al  ferez,  au  senvice  d'Espag^iiey  4^ 
quant  à  son  biâtoire,  elle  débita,  avec  son  ina-pudence  ordinaire^  un  4e 
ces  contes  c^  elJe  tenait  prêts  poujr  la  drconetanccv  On  trou¥a  YalfnfeX' 
charmant;  il  a^ait  lair  martiaL  quoique  si  j^eum  et  sans  Imrbe  ^mzom* 
On  reng^ea  à  rester  dans  ThabUation  tout  le  temps  qu'il  voudrait,  toiik^ 
jours  s'illui  plaisait  II poavaity^  si  bon  lui  sen^ait^»'occuper  delexplotr* 
tation;  on  vivait  heureux  dans  eette  campagne  iscrfée  qu'oa  ne  quittait 
guërey  sauf  pour  aUer  taire  quelques  emplettes  à  Tucuman.  Pietit)^ 
qui  avait  uxl  goût  médiocre  pour  l'existence  bucolique^  écoula  cep(»ii- 
dant  avec  respect  et  ea  apparence  avec  plaisir  les  proposition^  de*  \^ 
bonne  dame.  Û  laissa  même  percer  im  dégoût  secret  de  Tétai  milHaij;% 
car,  avant  de  chercher  fortune  ailleurs,  il  fallait  se  reconcaîtie»  Cette 
situation  nouvelle,  si  transitoire  qu'elle  dût  être,  avait  bien  son  nobérito 
dans  les  ciirconstaiices  présentes,  et  il  était  sage,  en  attendant  miew^ 
d'an  prendre  possession  le  plus  agréablement  possible.  La  causerie^, 
qui  s'était  ainsi  engagée  sur  un  ton  fort  amical  entre  Yàtferez  et  sou 
hôtesse,  durait  depuis  une  heure,  quaad  la  porte  s'ouvrit^  et  une  chai^ 
mante  jeune  fille  entra  :  c'était  Juana,  la  fille  de  la  seiu>ra..  Juaoa  pou-r 
vait  avoir  seize  ans.  Née  d'un  père  espagnol  et  d'une  mère  américaioey 
elle  joignait  à  la  physionomie  piquante  des  Andalouses  cette  taille 
souple;  cet  œil  velouté,  cette  langueur  voluptueuse  qui  sont  le  partage 
des  Péruviennes.  Un  collier  de  corail  se  détachait  sur  soin  teiiû  d'une 
pâleur  mate,  même  un  peu  bistrée,  et  ses  longues  boucles  d'oreilles 
donnaient  à  sa  physionomie  un  air  particulier  d'étrangeté  et  |^esq|;ie 
de  sauvageuie. 

Elle  salua  ï  al  ferez  sans  embarras,  avec  cette  simplicité  n^Uui  elle  et 
gracieuse  qu'on  ne  trouve  guère,  hélas!  dans  les  pays  civilisés,  oii  1^ 
maîtres  de  danse  donnent  cependant  des  leçons  de  distinction  et  de 
courtoisie.  Dans  le  désert  où  elle  avait  passé  sa  vie,  Juana  n'avait  guère 
vu  d'autres  hommes  que  les  domestiques  de  sa  mère;,  on.  comprend  la 
curiosité  naïve  avec  laquelle  elle  regarda  ce  jieune  étranger,  dont  l'ap- 
parition  avait  ce  caractère  mystérieux  et  romaeesque  qui  a  séduit,,  de 
tout  temps  et  en  tout  pays>  les  imaginations  £éfl»inines.  Cet  examen , 
il  faut  le  dire,  ne  fut  pas  défavorable  à  ïalferez,  et  Pietwo,  de  son  côté, 
éprouva  à  la  vue  de  la  jeune  fille  un  vif  sentiment  de  sympathie  et 
d'admiration.  Il  causa  longuement  avec  elle  et  fut  ravi  de  la  candeur 
et  de  la  grâce  de  cette  belle  enfant,  que  ses  récits  enthousiasmûieni. 
Au  bout  d'une  semaine,  Y  al  ferez ,  établi  dans  la  maison  conune  un 
ancien  ami,  retenu  par  un  charnae  secret  dont  il  ne  se  rendait  pas 
compte,  ne  songeait  plus  à  partir.  Ce  charme,  quel  était-il?  Cela  est 
délicat  à  cxpli^ucr^  c'cLait.  disons-le  sans  détour,  l'amour  naissant  qu'il 
inspirait  àrJuaiia,  et  qu'il  excitait  avec  une  curiosité  coupaUe,  mais 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naturelle  à  cet  être  incomplet  et  bizarre,  amoureux  de  l'intrigue  et  de 
rinconnu.  Durant  de  longues  soirées,  ses  yeux  suivaient  avec  intérêt 
tous  les  mouvemens,  toutes  les  pensées,  si  on  peut  le  dire,  de  la  gra- 
cieuse Indienne,  et  cette  enfant  de  la  nature  se  troublait  de  plus  en  plus 
sous  ce  regard  qui  n'était  que  curieux,  mais  qu'elle  devait  croire  amou- 
reux. Les  jours  s'écoulaient  de  la  sorte.  Inquiète  et  ne  sachant  que 
faire,  la  mère,  qui  devinait  tout,  se  demandait  comment  elle  pourrait 
mettre  un  terme  à  cette  situation  qu'elle  jugeait  embarrassante  et  qui 
Tétait  bien  plus  qu'elle  ne  le  pensait.  L'occasion  se  présenta  bientôt. 

La  prudence  d'une  mère,  si  instinctive  qu'elle  soit,  ne  saurait  guère 
empêcher  deux  jeunes  gens,  vivant  sous  le  même  toit,  de  se  rencontrer 
sans  témoins  de  temps  à  autre.  Dans  ces  tête-à-tête  que  leur  ménageait 
le  hasard,  aidé  peut-être  par  le  cœur  de  la  jeune  ûlle,  la  conversation 
devenait  plus  familière.  UcUferez  allait  parfois  jusqu'à  prendre  dans  ses 
maÛ3s  la  main  de  Juana,  avec  une  liberté  qui  pouvait  sembler  frater- 
nelle. Un  jour  même,  obéissant,  il  faut  le  croire,  à  un  mouvement  de 
coquetterie  féminine  et  oubliant  son  déguisement,  il  se  mita  lisser  d'une 
main  caressante  les  bandeaux  noirs  de  la  jeune  Indienne,  qui  rougit, 
se  troubla  et  n'eut  pas  le  courage  de  le  repousser.  Émue,  frémis- 
sante, la  pourpre  au  front,  le  feu  au  cœur,  Juana  était  belle  comme 
Tamour.  Catalina  ne  put  résister  au  désir  de  baiser  le  beau  visage  de 
sa  compagne;  elle  passa  un  bras  autour  d'elle.  La  taille  souple  de  la 
créole  se  cambra  sous  cette  étreinte  et  s'abandonna  dans  toute  la  beauté 
de  son  ravissant  contour.  Aussitôt  Catalina  tressaillit,  fit  un  pas  en 
arrière  et  s'assit;  en  ce  moment,  la  senora  parut;  devant  sa  fille,  elle 
feignit  le  plus  grand  calme  et  ne  dit  rien;  mais,  Juana  étant  sortie,  — 
Senor  alferez,  dit-elle  tout  à  coup,  vous  me  trompez  I  Et  comme  Pietro 
voulait  répliquer,  elle  l'arrêta  d'un  geste  :  —  Vous  me  trompez  indi- 
gnement, vous  dis-je;  vous  étiez  malheureux,  perdu,  mourant,  je  vous 
ai  accueilli  sans  savoir  qui  vous  étiez;  nos  soins  vous  ont  rendu  la  vie; 
je  vous  ai  offert  dans  cette  maison  tranquille  la  place  d'un  fils,  et  vous 
me  répondez  en  cherchant  à  séduire  une  enfant  sans  défense  avec  l'im- 
pudeur d'un  soldat!  —  Ualferez,  un  instant  confus,  s'excusa  en  balbu- 
tiant; il  allégua  une  affection  toute  fraternelle;  ses  caresses  étaient  fort 
innocentes;  il  était  incapable  de  porter  le  déshonneur  dans  la  mai- 
son de  la  senora  (et  celle-ci  ne  savait  pas  combien  il  disait  vrai!).  La 
bonne  dame  secoua  la  tête.  —  A  quoi  serviront  mes  plaintes?  ajoutâ- 
t-elle. Ma  fille  vous  aime,  et  le  ciel  veut  peut-être  punir  mon  aveugle 
confiance.  Le  mal  est  fait,  et  seul  vous  pouvez  le  réparer.  Si,  comme 
vous  le  dites,  vous  aimez  notre  vie  tranquille,  si  vous  aimez  ma  fille, 
restez  avec  nous.  Je  ne  vous  demande  pas  l'histoire  de  vos  aïeux;  je  ne 
veux  point  savoir  si  vous  êtes  riche  ou  pauvre.  Au  désert,  la  bonté  du 
cœur  vaut  mieux  que  la  noblesse^  et  le  travail  tient  lieu  de  richesse. 


CATALINA   DE  ERAUSO.  613 

Voulez-vous  être  mon  fils,  soyez-le.  — Et  comme  Catalina,  fort  embar- 
rassée, ne  répondait  rien,  la  senora  reprit  d'une  voix  sévère  :  Si,  au 
contraire,  comme  votre  silence  me  le  fait  craindre,  vous  n'êtes  qu'un 
lâche  séducteur,  partez,  senor,  partez  ce  soir;  on  vous  conduira  à  Tu- 
cuman,  et  que  Dieu  vous  protège! 

La  digne  femme  était  une  excellente  mère  assurément.  Elle  adorait 
SdL  fille,  mais  il  ne  faut  pas  exagérer  son  désintéressement.  Dans  ses 
idées,  Pietro  Diaz,  bien  qu'elle  ne  le  connût  guère,  était  un  fort  bon 
parti  pour  Juana.  Riche  ou  pauvre,  al  ferez  ou  non,  c'était  un  Espagnol. 
Or,  à  ses  yeux,  un  Espagnol  était  ce  qu'est  encore  en  Amérique 
un  blanc  pour  une  fille  de  couleur.  Les  Espagnols,  à  cette  époque, 
étaient  rares  au  pied  des  Cordilières;  celui-là  parti,  qui  le  remplacerait? 
Et  je  n'affirmerais  pas  que  l'excellente  senora  n'eût  mûrement  pesé 
toutes  ces  considérations  bien  avant  l'heure  décisive.  Toujours  est-il 
que  l'alternative  était  fort  embarrassante  pour  Catalina.  Béatrix  de 
Cardenas  et  son  ancien  maître  Urquiza  lui  revinrent  en  mémoire;  il 
fallait,  comme  alors,  gagner  du  temps,  et  c'était  le  moment  déjouer 
la  seconde  représentation  d'une  scène  presque  pareille  :  elle  le  fit  avec 
toute  la  grâce  d'un  jeune  premier  de  l'Opéra-Comique.  —  Juana  était 
un  ange  de  beauté,  dit-elle,  et  la  senora  la  meilleure  des  mères!  De- 
venir son  fils,  quel  sort  plus  heureux  pourrait  rêver  un  pauvre  soldat 
perdu  loin  de  son  pays! — Et  mille  protestations  encore.  On  s'attendrit, 
comme  il  était  naturel,  on  s'embrassa,  et  le  mariage  fut  arrêté.  Il  eût 
été  plus  simple  assurément  de  profiter  de  la  seconde  proposition  de  la 
senora  et  de  partir  pour  Tuôuman  avec  le  mépris  peu  embarrassant  de 
la  bonne  mère;  mais  la  simplicité,  comme  on  a  pu  le  voir,  n'était  pas 
le  fait  de  Catalina.  Les  imbroglios  ne  lui  déplaisaient  point,  et  il  lui 
répugnait  en  ce  moment  déjouer  le  rôle  d'un  ingrat  :  elle  accepta  donc 
la  plus  difficile  alternative. 

Sur  une  proposition  faite  par  Yalferez,  on  décida,  peu  de  jours  après, 
que  le  mariage  serait  célébré  à  Tucuman.  La  nécessité  de  faire  quelques 
achats  indispensables,  la  difficulté  de  mander  à  Thabitation  un  prêtre 
et  des  témoins,  d'autres  raisons  encore,  motivaient  suffisamment  la 
demande  de  Pietro,  qui,  malgré  son  génie,  ne  découvrait  pas,  pour  se 
tirer  d'affaire,  d'expédient  meilleur  que  ce  voyage  et  cet  ajournement. 
Fuir  seul,  à  travers  un  désert  inconnu  et  sans  laisser  de  traces,  n'était 
pas,  cette  fois,  chose  facile;  il  n'avait  pas,  ainsi  qu'à  Païta,  la  ressource 
de  l'Océan,  qui  l'avait  absorbé  comme  un  point  dans  son  immensité.  A 
Tucuman,  au  contraire,  les  bruits  de  la  ville,  les  hasards  sans  nombre 
d'une  vie  nouvelle  pouvaient  faciliter  sa  désertion  et  couvrir  sa  retraite. 
On  partit  donc  pour  Tucuman,  et  l'on  y  arriva  sans  encombre.  Une  se- 
maine ne  s'était  pas  écoulée,  que  Y  al  ferez  avait  fait  dans  la  ville  d'excel- 
lentes connaissances  et  repris  sans  vergogne  ses  anciennes  habitudes 


'0i4  REVCE  DES  DEUX  HONDES. 

ile  la  Coiiceplkm.  Vêtu  comme  un  riche  cc^allero,  grâce  à  la  sefiora,  îl 
passait  sa  vie  dans  les  tripots,  jouant  comme  un  forcené,  en  compagnie 
d\me  douzaine  de  Portugais,  tfui  étaient  les  grecs  de  Tucuman.  Les  huit 
doublons  ravis  au  soldat  gelé  dans  la  cordillère  y  passèrent  bientôt, 
et  furent  suivis  de  beaucoup  d*autres,  (fue  Ton  emprunta,  sous  diflë- 
Tem  prétextes,  à  la  future  belle-mère.  Diax,  ordinairement  heureux 
au  jeu ,  s'étonna  de  la  persistance  de  cette  veine  mauvaise ,  et  il  se  prft 
  floupçcMmer  la  probité  de  ses  nouveaux  amis.  Il  étudia  leurs  physio- 
noraiies,  surveiRa  leurs  gestes,  leurs  regards,  leurs  doigts  surtout; 
-oovrnne  H  était  expert,  je  le  dis  à  regret,  en  prestidigitation,  il  s'aperçut 
Juieniftt  qu'il  était  ii^.  «  Otez  d'un  Espagnol  tout  ce  qu*il  a  de  bon ,  dit 
un  méchant  proverbe ,  il  vous  restera  un  Portugais.  ».  C'était  l'avis  de 
l'alferes;  maïs,  malgré  son  mépris  pour  ses  partenaires,  il  songea  ^ue, 
«eut  contre  douze,  il  risquait  gros  à  se  fâcher,  et  que  <;es  industriels  ne 
reculeraient  pas  Aevant  un  coi»pde  poignard  pour  échapper  aux  suites 
4'un  scandale.  Il  potieiïta  donc  et  perdit  avec  beaucoup  de  sang-froid 
Jusqu'à  son  dernier  réal.  Le  persomiage  qui  jouait  contre  lui  et  qui  avait 
parr  conséquent  empoché  ses  onces  et  ses  douros ,  Fernando  <]e  Acosta, 
pour  l'appeler  par  son  nom,  se  leva,  la  partie  #nte,  prit  son  chapeau  et 
sortit.  Ualferez  en  fit  autant  presque  aussitôt,  en  apparence  avec  lephis 
grand  calme;  mais ,  «dos  «qu'il  txA  dans  la  rue ,  il  se  mit  à  courir  sur  les 
traces  de  son  antagonisite.  Quand  il  eut  entrevu,  au  clair  de  la  lune,  sa 
«Ihouette  proilMe  sur  les  murailles,  il  régla  sa  marche  sur  la  sienne, 
«^  se  contenta  de  le  suivre  à  quinze  pas.  Après  un  quart  d'iieune  de 
chasse,  il  vit  Fernando  de  Acosta ,  qui  marchait  légèrement  en  sifflant 
une  romance,  s'arrêter  tout  à  coup  devant  une  petite  porte,  prendre 
"nne  clé  et  l'introduire  dans  la  serrure.  En  un  moment.  Val  ferez  eut 
rejoint  Fernando,  et,  lui  frappant  brusquement  sur  l'épaule  :  —  Seiior 
portugxAés,  lui  dit-il,  vous  êtes  un  voleur!  —  L'autre  se  retourna,  et, 
reconnaissant  Pietro  Diaz  :  —  C'est  possible,  sefior,  répliqua-t-il;  mais 
je  n'mme  pas  qu'on  me  le  dise  !  —  Et  il  mit  l'épée  à  la  main.  Lalfèr€% 
n'avait  pas  voulu  l'assassiner;  il  lui  avait  donné  le  temps  de  se  recon- 
naître, mais  c'est  tout  œ  que  son  exaspération  lui  permettait  de  faire, 
et  le  Portugais  était  à  peine  en  garde,  que  Pietro,  partant  d'un  coup 
droit,  lui  passa  son  épée  au  travers  du  corps  jusqu'à  la  coquille.  Fer- 
■nndo  tomba  mort  sans  pousser  un  cri  ni  un  soupir. 

Le  premier  mouvenïent  de  Valferez  fut  de  reprendre  sa  bourse,  le 
second  de  regarder  alAentivement  dans  la  rue,  d'écouter  avec  angoisse^ 
ée  s'assurer  enfin  que  nul  n'avait  pu  le  voir  ni  l'entendre.  La  v^le  était 
silencieuse,  partout  les  lumières  s'étaient  depuis  long-temps  éteintes. 
Diaz,  rasawré,  essuya  soigneusement  son  épée  et  la  remit  dans  le  46ur- 
ireau.  Après  un  instant  de  réflexion,  voici  le  parti  auquel  il  «'arrêta  : 
la  dé  du  Portegais  était  éansia  serrure,  il  ouvrit  la  peitite  perte  afrec 


CATALINA  DE  ERAUSO.  6lft« 

précaution  et  traîna  le  cadavre  jusqu'à  la  première  marche  de  Tescalier; 
puis,  ayaut  ôté  la  clé  de  la  serrure,  il  la  remit  dans  la  poche  de  Fer-- 
nando;  cela  fait,  il  sortit  en  tirant,  avec  le  moios  de  bruit  possible,  la 
porte  derrière  lui.  Dans  la  rue,  il  prêta  de  nouveau  l'oreille;  le  calme 
était  toujours  profond.  Alors,  bien  convaincu  que  la  nuit  garderait  son 
secret,  il  rentra  dans  la  maison  de  la  senora,  où  il  logeait,  et  se  coucha, 
sans  trop  de  remords,  se  disant  qu'après  tout  il  s'était  conduit  en  cabcU- 
leî'o.  Diaz  s'endormit  tard  cependant;  le  lendemain,  quand  il  se  réveilla, 
en  sursaut,  il  vit  devant  lui  le  corrégidor  et  quatre  alguazils. 

Celte  fois,  il  n'y  avait  ni  fuite  ni  résistance  possibles.  L'ai  ferez,  la 
mort  dans  le  cœur,  regarda  les  estaflers  avec  un  étonnement  simulé  ^ 
et  demanda  d'un  ton  qu'il  essaya  de  rendre  assuré  ce  qu'on  lui  vou- 
lait. La  réponse  était  prévue.  —  Et  de  quoi  m'accuse-t-on,  mon  Dieu? 
continua-t-il.  —  D'assassinat,  répliqua  froidement  le  corrégidor.  Pie- 
tro,  voulant  jouer  jusqu'au  bout  la  surprise,  tenta  de  sourire,  mais 
il  n'y  réussit  pas.  Il  fallut  se  lever  en  toute  hâte;  on  ne  lui  permit  pas 
même  de  parler  à  la  senora.  Seulement,  comme  il  descendait  l'escalieTy 
une  porte  s'entr'ouvrit  sur  son  passage,  et  il  crut  apercevoir  le  visage- 
pâle  et  baigné  de  larmes  de  la  pauvre  Juana.  Une  derai^heure  plus  tard,. 
Yal ferez  était  sous  les  verrous.  Dans  ce  temps-là,  on  ne  laissait  pas  lan^- 
guir  les  prisonniers  sous  le  coup  d'une  prévention  quelconque;  on  ar- 
rivait au  fait  sur-le-champ,  la  justice  était  fort  expéditive.  En  un  jpur^ 
Tinstruction  de  l'affaire  fut  terminée,  l'acte  d'accusation  dressé.  On  vint 
interroger  le  captif  à  deux  reprises  différentes  :  il  nia  tout  effrontément, 
avec  une  telle  fermeté,  qu'il  en  imposa.  Il  déclara,  ce  qui  était  vrd, 
qu'il  n'était  jamais  entré  dans  l'appartement  de  Fernando  de  Acosta, 
qu'il  le  coimaissait  à  peine,  qu'il  ne  pouvait  donc  s'être  querellé  dans 
sa  maison  avec  lui,  et  que  les  gens  de  son  espèce  attaquaient  leurs  en- 
nemis face  à  face,  en  plein  air,  et  non  pas  dans  les  couloirs  comme 
des  assassins.  Par  malheur,  à  la  grande  stupéfaction  de  Piétro,  un  ter- 
moin  comparut.  C'était  un  homme  de  mauvaise  mine  qu'il  n'avait  ja- 
mais vu  de  sa  vie.  Celui-ci  déclara  cependant  qu'il  connaissait  parfai- 
tement Yalferez;  que  ce  n'était  point  un  mystère  dans  le  quartier  qu'il 
courtisait  la  femme  de  Fernando  de  Acosla;  que,  selon  toute  pr(Âa- 
biUté,  l'amant  surpris  s'était  débarrassé  dans  l'escalier  du  mari  trop 
confiant,  et  que,  le  coup  fait,  il  avait  sauté  par  la  fenêtre,  voulant  sans 
doute  détourner  les  soupçons  ou  les  laisser  tomber  sur  les  habitansde 
la  maison.  11  ajoutait  qu'un  de  ses  amis  avait  vu,  vers  minuit,  l'accusé 
sauter  d'un  balcon  dans  la  rue.  Cet  ami ,  qui  était  un  autre  mécréant 
dé  la  même  espèce,  déposa  en  effet  qu'il  avait  parfaitement  reoomui 
Yalferez,  lorsqu'il  était  descendu  du  balcon,  mais  que,  pensant  qia'il 
s'agissait  d'une  intrigue  d'amour,  il  avait  négligé  d'en  iastruire  l'au- 
torité. Que  répondre  aux  accablantes  allégations  de  ces  imposteur  soa- 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doyés  sans  nul  doute  par  la  bande  portugaise?  Valferez,  atterré,  ne  ré- 
pliqua rien,  sinon  qu'il  était  innocent,  et  que  les  témoins  étaient  des 
menteurs  infâmes.  Cette  affirmation,  que  n'appuyait  aucune  preuve, 
était  insignifiante,  et  Yalferez  fut  condamné,  séance  tenante,  à  être  pendu 
jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît,  sur  la  grande  place  de  la  ville,  le  hui- 
tième jour,  au  coucher  du  soleil. 

Cette  sentence  inattendue,  et  qui  prêtait  si  peu  à  l'équivoque,  donna 
fort  à  réfléchir  à  Catalina.  Être  condamnée  comme  amant  de  la  senora 
de  Acosta,  c'était  jouer  de  malheur.  L'idée  lui  vint  sur-le-champ  de 
confondre  les  imposteurs  en  avouant  ce  qu'elle  était;  mais,  comme 
elle  se  décidait  à  cette  déclaration ,  une  pensée  la  retint.  A  quoi  ser- 
virait cet  aveu?  prouverait-il  qu'elle  était  innocente  du  meurtre  de 
don  Fernando?  Le  bruit  que  ne  manquerait  pas  de  faire  une  pareille 
révélation  ne  se  ferait-il  pas  entendre  par-delà  les  Cordilières,  jusqu'en 
Espagne  peut-être?  Et  si  elle  se  disculpait  par  cet  aveu  (ce  qui  était 
fort  douteux)  du  meurtre  de  don  Fernando,  ne  s'exposait-elle  pas  à 
voir  rechercher  dans  sa  vie  passée  quelques  peccadilles  au  moins  équi- 
valentes? L'inquisition  ne  viendrait-elle  pas  d'ailleurs  à  s'occuper  d'elle? 
et  que  penserait  l'inquisition  de  son  travestissement,  de  son  existence 
aventiireuse?  N'y  avait-il  pas  là  un  cas  de  sorcellerie  qui  pouvait  la 
mener  au  bûcher?  Mourir  pour  mourir,  mieux  valait  encore  la  corde 
que  la  torture  et  le  gibet  qu'un  auto-da-fé.  L'amour  de  la  vie  luttait 
secrètement  en  elle  cependant,  et  Catalina  s'attachait  à  l'aveu  de  son 
sexe  comme  à  une  espérance  dernière.  Durant  ces  hésitations,  sept 
jours  s'étaient  écoulés,  et  la  prisonnière  sentit  son  cœur  faiblir,  lors- 
qu'elle vit,  à  travers  les  barreaux  de  son  soupirail,  disparaître  der- 
rière les  montagnes  les  derniers  rayons  de  son  dernier  soleil.  En  ce 
moment,  quatre  religieux  entrèrent  dans  la  prison  ;  ils  venaient  pré- 
parer le  condamné  à  la  mort.  Le  premier  qui  parut  était  un  homme 
d'une  physionomie  énergique  et  fine.  Catalina  crut  remarquer  qu'il 
lui  faisait  des  signes  d'intelligence,  et  un  frisson  la  prit  quand  elle  aper- 
çut entre  ses  doigts  un  chiffon  de  papier  qu'il  lui  montrait  à  la  dérobée. 
Elle  vint  d'un  air  de  componction  se  jeter  à  ses  genoux  et  appuyer  son 
front  sur  ses  deux  mains;  dans  ce  mouvement,  elle  put  saisir  le  mys- 
térieux billet,  et  en  se  relevant,  elle  le  fit  glisser  dans  sa  poche.  —  Je 
suis  heureux,  mon  fils,  lui  dit  le  moine,  de  vous  trouver  dans  ces 
pieuses  dispositions.  Recueillez-vous  un  instant  et  préparez-vous  à  une 
bonne  confession.  —  Valferez  songeait  au  billet  et  n'écoutait  guère  ce 
que  disait  le  moine.  Il  comprit  cependant  qu'en  faisant  mine  de  se 
recueillir,  il  pouvait  se  dérober  un  instant  à  la  surveillance  des  quatre 
religieux,  et  il  alla  s'agenouiller  devant  son  grabat.  Là,  il  ouvrit  le 
papier  mystérieux  et  y  lut  furtivement  ces  seuls  mots  :  Ne  vom  con- 
fessez pas.  J.  —  Après  une  seconde  de  réflexion  :  —  Carambal  mes  bons 


GATALINA  DE  ERAUSO.  617 

frères,  s'écria  Catalina  en  se  relevant  tout  à  coup,  que  venez-vous  faire 
Ici?  Et  comme  les  religieux  reculaient  avec  effroi  :  —  Vous  voulez  me 
confesser,  dites-vous?  Et  qui  vous  dit  que  je  veuille  me  confesser, 
moi!  Allez,  je  n'ai  que  faire  de  vous  et  laissez-moi  en  paix.  Les  moi- 
nes, très  surpris,  cherchèrent  à  calmer  cette  colère  subite  :  ils  parlè- 
rent au  condamné  de  la  mort  qui  l'attendait  et  du  monde  inconnu  qui 
s'ouvrait  au-delà;  mais  Yalferez  répondit  qu'il  ne  craignait  pas  la  mort 
et  qu'il  ne  croyait  pas  à  l'autre  vie.  S'il  était  chrétien  ou  païen,  c'est  ce 
qu'il  ignorait,  ne  s'étant  jamais  occupé  de  pareilles  choses.  Né  dans 
les  camps,  il  avait  combattu  sur  terre  et  sur  mer  depuis  son  enfance 
en  loyal  soldat;  il  était  innocent  du  crime  dont  on  l'accusait  :  que  fal- 
lait-il de  plus?  Après  avoir  épuisé  inutilement  toutes  leurs  formules 
d'exhortation,  les  religieux  sortirent  du  cachot,  déplorant  l'impiété 
du  condamné  :  sur  la  proposition  de  l'un  d'entre  eux,  ils  allèrent  chez 
le  corrégidor  pour  le  supplier  d'ajourner  l'exécution  et  de  laisser  à 
cette  arae  égarée  le  temps  d'entrer  dans  une  voie  meilleure.  L'avertis- 
sement mystérieux,  c'était  à  Juana  que  la  prisonnière  le  devait,  et  on 
comprend  maintenant  quelle  pensée  l'avait  dicté. 

Cette  pensée,  Catalina  d'abord  n'avait  pas  su  la  deviner.  Quant  au  cor- 
régidor,  un  instant  inflexible,  il  finit  cependant  par  s'adoucir,  et  accorda 
aux  religieux  douze  heures  de  délai,  après  lesqyelles,  ajouta-t-il,  le 
condamné  pouvait  aller  au  diable  si  bon  lui  semblait.  La  journée  du 
lendemain  se  passa  en  prières,  en  exhortations  inutiles.  Catalina,  appre- 
nant la  cause  de  l'ajournement,  n'eut  garde  de  se  laisser  toucher  si  vite 
par  la  grâce;  elle  espérait.  Vers  le  soir,  cependant,  son  courage  dimi- 
nua; elle  pâlit  lorsqu'à  l'heure  dite  elle  entendit  les  yerrous  se  tirer 
et  les  portes  s'ouvrir  :  c'étaient  les  exécuteurs.  Bientôt  après  Catalina, 
revêtue  par-dessus  ses  habits  d'une  robe  de  laine  blanche,  sortit  de  la 
prison  pieds  nus,  un  cierge  à  la  main,  et  escortée  d'un  détachement  d'in- 
fanterie. Une  longue  ûle  de  religieux,  la  croix  en  tête,  le  rosaire  à  la 
main,  attendait  le  condamné;  une  foule  immense  se  pressait  sur  la  place, 
qu'inondaient  les  lueurs  rouges  du  couchant.  Quand  parut  Yalferez,  un 
sourd  murmure  s'éleva  de  toutes  parts;  il  était  fort  pâle,  mais  sa  dé- 
marche était  ferme  et  son  œil  étincelait.  Qtiejovenl  que  bonitoî  quejua- 
pito!  (qu'il  est  jeunel  qu'il  est  joli!),  disaient  les  fenmîes.  Au  moment  où 
le  cortège  allait  se  mettre  en  marche,  Catalina  reconnut  dans  la  foule 
le  religieuse  de  la  veille;  il  lui  sembla  que  ses  regards  se  portaient  de 
tous  côtés  avec  anxiété  :  il  y  avait  donc  quelque  espérance  dans  l'air? 
On  arriva  bientôt  sur  la  grande  place,  et  le  condamné  put  voir  de  loin 
l'instrument  du  supplice.  Le  gibet  avait  la  forme  d'un  F;  un  enfant,  à 
cheval  sur  le  bras  supérieur,  attachait  en  ce  moment  la  corde,  des 
alguazils  refoulaient  la  multitude.  Catalina  n'en  vit  pas  davantage,  car 
ses  yeux  se  troublèrent  et  ses  oreilles  conunencèrent  à  bourdonner.  Elle 


011»  REV.W  DBS  D«US  KQRDBS. 

«M^ançait  pourtant  comme  poussée  par  une  force  indépendante  d'iâkK 
méfne,  et  elle  arrUa  sous  1&  poteso».  Le  corrégidor,  nifnrté  sur  une 
mule  blanche,  remit  la  sentence  au  chef  de^algns^Is,  qui  laluiàëaulv 
TOix.  Pendant  ce  temps,  une  sorte  d«,siirex<»ttttioni  s'emparait  diafCal»^ 
lina,  et  un  étrange  sentiment  d'Miieur-propreJtiirenditioiit «on  aang^ 
boid.  Le  bourreau  nouait  iar  oovdis  savoiinée.  «  Irrognel  Idi  dib^le,  tet 
m  sais  pas  faire  ton  métier!  »  Ei^  luiarrachaiit  la  corde  ddsmains^  oUe* 
fit  elle-même  un  de  ce&  nceuda  savansdont  les  raateMsontleseonatL 
La  foule  ne  put  alors  contenir  son  admiration,  des  voix  craneiit  r 
Grâce!  grâce!  Le  corrégidor,  craignant  uoe  émeute,  fltsîgileau^boui^- 
reau  de  se  hâter;  mais  en  .ce  moment  un  cri  perçant  retentit^  otun  ca»* 
¥alier  couvert  de  poussière,  débouchant  au  graind  galOp  sur  la»  plaoe^ 
¥int  remettre  une  dépêche  auicorrégidor.  Un  silence  profond  succédât 
aux  murmures  qu'avaient  excités  les  apprêts  du  suppliée,  un.  vif  sentîf- 
ment  de  cimosité,  qui  gagna  le  bourreau  lui-même,  se  peigoît  sur  tous 
les  visages.  Dès  que  le  oorrégidor  eut  jeté  les  yeux  sur  la  dépêche,  il 
donna  l'ordre  de  suspendre  l'exécution  et  de  ramener  le  coodamné^ 
dans  la  prison.  Une  immense  acclamation^  l^ng-^temps  contenue,  éclate 
de  tous  côtés  à  la  fois;  la  foule  s'ébranla,  les  alguazils  s'empress^eût, 
et  tandis  que  les  groupes  se  formaient^  que  les  moines  eux-mêmes  se 
questionnaient  avec  étonnement,  que  la  popuhition  tout  entière  se  per- 
dait en  conjectures,  Pietro,  escorté  des  exécuteurs,  avait  regagné  la* 
prison. 

On  connut  bientôt  la  cause  de  cet  incident  inattendu.  La  dépêehe 
qui  avait  sauvé  la  vie  au  condamné  venait  de  la  Plata;  elle  était  expédiée 
par  le  président  don  Martin  de  Hendiola.  Quelques  jours  auparai^anl^ 
les  deux  témoins  qui  avaient  déposé  contre  Oatalina  étaient  tombé» 
entre  les  mains  de  la  justice.  C  étaient  deux  misérable»  spadassins  aui' 
gages  du  premier  venu;  condamnés  à  mort  pour  leurs  méfaits  et  soiL^ 
mis  préalablement  à  la  question,  ils  avaient  avoué,  entre  autres  crimes^ 
qu'ils  ne  connaissaient  pas  Pietro  Diaz,  et  qu'ils  avaient  été  payés  pour 
le  dénoncer.  Le  président  avait  écrit  sur-le^shamp  aux  autorités  de  Tu*- 
cuman  pour  les  prévenir  qu'elles  eussent  à  suspendre  ce  procès,  qui  de*" 
vait  être  porté  devant  la  juridiction  supérieure  de  la  Plata.  On  devine 
qpe  la  senora  n'avait  pas  été  étrangère  à  cet  événement.  Après  avoir 
inutilement  invoqué  la  pitié  du  corrégidor  de  Tucumen  et  vainement 
tenté  sa  cupidité,  elle  était  partie  pour  la^  Plata  en  toute  hâte,  laissuit 
Jaana  sous  la  garde  dlune  femnae  de  confiance  et  d'un  francisedn  tout 
dévoué.  A  la  Plata,  ses  dénuirches  avaient  été  phis  heureuses.  Accueillie 
avec  distinction  par  don  Martin,  ancien  ami  de  son  mari,  elle  avait  fort 
activé  la  justice  et  contribué  sans  nul  doute  aU'  départ  précipité  dn  ooiH^ 
rier  extraordinaire  qui  devait  sauver  son  futur  gendre.  Gatalioalui  dut 
avec  la  vie  l'indulgence  de  ses  nouveaux  juges,  car,  traneportée  deus 


jpiis  |)lw  ftarâ  À  la  Plaia,  sen  precèsy  ML  remé,  et mmuni» 'aiicime 
iAMoige  scmuee  ne  s'ékirait  plusieontue  eUe,  eHe  fat  acquittée  et  «riM 

£e1te  aSbiFe,  oomme  en  ftense,  a^ait  fait  grand  -bmit  dans  la  fym* 
fWoa.  L'4$ifisrex.  Ketro^étoitrolvet  d'aine  «vrioeilé  géoérale,  et  fion  «Mi- 
telFe  i^enîet  iatariaBaUe  de  toutes  des  eaBTersatieK.  Gette  eHualîoii/fll 
éi|PÎiieqtte'4ii'«Ue4iiit,>car  la  juëttoe  dta  ihoMion  a  leitrMe  firMlégi» 
tfitn»primiir  le  fttas  fstmwevi  une  marque  iftdKuse  sur  le  frewt  iBéme 
K)a  cew  J^u'eUe  aiMOHt,  tne  déplaisait  pas  à  cette  nature  plus  orgueil- 
la^ae  ique  déKcate.  La^emni,  déBotée^ée  rkiut  ce  t>mit,  «'aspirait  qu^à 
lUfa^MT  sa  ipabihle  reteaite;  laaisdiQB  MarKn  lui  4t  comprendre  ^e 
iemwneutélait mal  cfadîei  fourvnnfluriage  :  f iuflérét  de  luana,  assu- 
ftîfriUy  eiigaaîtqiie  Von  donnât  auséfténenens  le  temps  de  s'assenpir^ 
îl  soutint  aaec  forée  rsen  «npumn  et  ^nepousaa  les  oki^otions  4e  ta  seBora 
jfgï  faoniinetqui  entsait  plWqu'il  ii'»en  Teutidire.  Quel  que  fût  le  tond  de 
ia  pensée ,  il  «ervit  menrailleusemenA  Y  axerez,  poar  qui  ce  mariage 
étaii  presque  aussi  redoutable  que  la  potence.  La  senora  consentit  erf8n 
à  itfie  séparation  qu'on  lui  anuna  defoûr  élre  4e  courte  durée;  -die 
4QiiBa4e  l'argent  à  ïmlferm^  qui  feignit,  en  la  quittant,  «m 'grand  dê^ 
as^poîr,  et  jura  d'être  avant  dreîs  «ois  aux  pieds  4e  la  nie$Hecn*e  des 
mères  et  de  la  (dus  lieDe  <les  fiancées,  iàuesitftt  après  le  départ  «de 
i'^eioelkAte  famine,  don  Martin  iftt  appeler^Pietiio.  «  Seikir  al/'eres,  toi 
lébt^len  le  regardant  fixement,  n'aroz-irons  jamais  habité  la  €oneep* 
lîcas^  «t  n'imae^^<eous  pas  coimu  le  capitaine  Miguel  4e  £rauso?  Cétait 
mon  aflai.  «  Cotalina  pâlit  affirensement.  a  Si  tous  «l'en  croyez,  «ouli- 
wa-^tHU,  y(Ms  partirez  ce  scar,  vous  irez  droit  devwnt  ix>ns  tent  que 
wns  Irou verez  de  la  terre,  ^ous  changerez  de  nom,  et  vous  ne  mettrez 
plus  les  pieds  dans  ce  pays.  A  bon  entendenr,  «abitlD  Ualferez  ne  se 
fit  pas  répéter  deux  fois  ce  conseil,  et  il  alla  sur-le-ehamp  faire  em- 
fifelte  d'un  cheval;  une  heure  après  il  sortait  de  la  ville. 


V. 

JLa  €ité  la  plus  furocbaine  était  la  Paz;  ce  tut  vers  la  Paz  qu'il  se  4i-* 
lîgea,  et  il  y  arriva  assez  rapidement  grâce  a  la  vigueur  et  à  f  ogiHié 
(je  sa  monture.  I#e  cheval  qu'il  venait  d'aclieter  à  lort  bon  eempte  étaH 
un  animal  (Siuperbe,  noir,  aattsAache,  luisant  comme  l'aile  d'un  cer*^ 
bea^;  avec  aa  crimèr^  nattée  «uèvant  la  mode  aojdalouse,  sa  seHe  de 
cmr  Jaune  bradée  4e  laine  rouge  et  piquée  de  fil  blanc,  c^était  bien  ta 
montune  d'ui^i  élégant  eabmUero.  Cheval  et  voyageur  furent  remarqués 
W  arrivant  sor  la  ;place  de  la  ville;  les  curieux  s'attroupèrent  et  6e4e^ 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandèrent  quel  pouvait  être  cet  étranger.  Catalina,  peu  intimidée,  sa- 
tisfaite au  contraire  de  la  bonne  impression  qu'elle  produisait ,  s'ap- 
procha de  l'un  des  groupes  et  se  fit  indiquer  la  meilleure  fonda.  Parmi 
ceux  qu'elle  interrogeait,  l'aventurière  remarqua  deux  soldats  d'assez 
mauvaise  apparence,  qui  semblaient  observer  avec  un  intérêt  particulier 
tous  ses  gestes  et  qui  surtout  examinaient  son  cheval  avec  une  curiosité 
suspecte.  Elle  avait  à  peine  tourné  bride  pour  gagner  l'auberge,  que  ces 
deux  hommes,  après  s'être  consultés  à  voix  basse,  abordèrent  respec- 
tueusement un  personnage  vêtu  de  noir  qui  passait  auprès  d'eux,  et, 
lui  montrant  Val  ferez,  ils  parurent  lui  donner  quelques  vives  explica- 
tions. Catalina,  sans  se  retourner,  avait  tout  vu  avec,  cette  perspicacité 
singulière  que  donne  l'inquiétude.  Son  premier  mouvement  avait  été 
de  faire  bondir  son  vigoureux  cheval  noir,  et  de  fuir,  sans  trop  savoir 
pourquoi,  de  toute  sa  vitesse;  le  second,  au  contraire,  fut  de  ralentir  sa 
marche  avec  un  calme  imposant  et  d'attendre.  Elle  n'attendit  pas  long- 
temps; un  alguazil  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  en  la  saluant  que  l'alcade 
désirait  parler  à  sa  seigneurie.  U  al  ferez  rendit  avec  courtoisie  son  salut  à 
Talguazil  et  le  suivit  en  se  composant  pour  la  circonstance  une  physiono- 
mie tout-à-fait  souriante.  L'alcade  s'entretenait  encore  avec  les  deux  sol- 
dats, et  les  promeneurs,  qui  pressentaient  une  scène  intéressante,  s'é- 
taient groupés  derrière  lui.  Quand  ïalfetez  se  fut  approché  :  «  C'est  bien 
lui,  monseigneur,  c'est  bien  lui!  murmurèrent  les  soldats,  o  Catalina  se 
sentit  pâlir.  «  Que  me  veut  votre  excellence?  »  demanda-t-elle  à  l'alcade 
en  le  saluant  avec  respect.  Le  fonctionnaire  fixa  sur  l'étranger  un  regard 
scrutateur  qui  ne  contribua  pas  à  le  rassurer,  a  Senor  caballero,  lui  dit-il, 
je  ne  vous  connais  pas,  et  ces  deux  soldats  affirment  que  le  cheval  que 
vous  montez  leur  appartient;  ils  déclarent  qu'il  leur  a  été  volé,  et  ils  s'of- 
frent à  le  prouver;  qu'avez-vous  à  répondre?  »  Catalina,  préparée  à  tout 
autre  événement,  s'attendait  si  peu  à  cette  accusation,  que  la  voix  lui 
manqua,  elle  demeura  un  instant  confuse  et  rougissante.  Le  regard  sé- 
vère de  l'alcade  et  un  sentiment  de  satisfaction  qui  se  peignit  sur  la  figure 
des  accusateurs  lui  rendirent  son  sang-froid.  Détachant  sans  mot  dire  la 
capa  qui  couvrait  l'arçon  de  sa  selle,  elle  la  jeta  sur  la  tête  de  son  cheval 
de  façon  à  l'envelopper  complètement  depuis  les  oreilles  jusqu'aux  na- 
seaux. — Monseigneur,  dit-elle  ensuite  à  l'alcade,  je  supplie  votre  excel- 
lence de  demander  à  ces  caballeros  quel  est  l'œil  qui  manque  à  ce  cheval; 
c'est  le  droit  ou  le  gauche ,  non  pohit  un  autre ,  et  ils  ne  peuvent  se 
tromper.  —  Bien,  dit  l'alcade.  Vous  entendez,  ajouta-t-il  en  s' adressant 
aux  soldats,  de  quel  œil  ce  cheval  est-il  borgne  ? — Les  soldats  embarras- 
sés se  turent.  —  Répondez  sur-le-champ  !  continua  l'alcade.  —  De  l'œil 
gauche,  dit  un  des  soldats.  —  Non,  de  l'œil  droit,  affirma  l'autre.  — 
Vous  ne  vous  entendez  guère,  observa  l'alcade.  —  C'est  de  l'œil  gauche. 


CATALINA  DE  ERAUSO.  63( 

s'écrièrent  alors  à  la  foîs  les  deux  accusateurs.  Ce  cheval  a  Tœil  gauche 
crevé;  nous  avons  pu  hésiter  une  minute ,  mais  nous  sommes  sûrs 
maintenant  de  ce  que  nous  avançons.  Lalferez  enleva  son  manteau  et 
découvrit  les  oreilles  de  ^  monture.  —  Que  votre  excellence,  dit-il  à 
Talcade,  veuille  bien  examiner  la  tête  de  mon  cheval;  elle  verra  qu'il 
D*est  pas  borgne  le  moins  du  monde  et  que  ses  deux  yeux  sont  excel- 
lens.  Après  avoir  regardé  :  —r  Qu'on  arrête  ces  deux  dénonciateurs!  s'é- 
cria Falcade;  ce  caballero  est  dans  son  droit,  et  ce  sont  deux  coquins. 
Aussitôt  la  foule  s'empressa  autour  de  ïalferez,  qui  reprit  en  riant  avec 
les  curieux  le  chemin  de  la  locanda. 

Catalina  n'y  était  pas  établie  depuis  une  heure  et  elle  avait  à  peine  eu  le 
temps  de  réparer  le  désordre  de  sa  toilette  de  voyage,  lorsqu'on  vint  la 
prévenir  que  le  senor  don  Antonio  Calderon  demandait  à  lui  parler  de  la 
part  de  l'alcade.  Quel  pouvait  être  ce  nouveau  message?  Qu'annonçait 
cette  visite?  Était-ce  une  seconde  aventure?  Quoi  qu'il  en  pût  être,  l'a/- 
ferez  ne  pouvait  refuser  de  recevoir  l'envoyé  de  l'alcade;  il  le  fit  prier 
de  monter  chez  lui.  Dès  que  don  Antonio  parut,  sa  politesse  et  sa  phy- 
sionomie joviale  dissipèrent  à  l'instant  les  craintes  du  voyageur.  Il  était, 
lui  dit-il,  le  neveu  de  l'évêque  de  Cuzco  et  le  cousin  de  l'alcade  de  la 
Paz,  et  il  venait,  de  la  part  de  ce  dernier,  lui  exprimer  tout  le  regret 
qu'il  éprouvait  de  la  ridicule  scène  du  cheval.  On  punirait  les  deux  sol- 
dats comme  ils  le  méritaient,  mais  son  cousin  l'alcade  serait  heureux 
de  pouvoir  lui  en  donner  lui-même  l'assurance,  et  il  l'envoyait  (quoi- 
que à  son  regret  il  ne  connût  ni  le  nom,  ni  le  pays,  ni  la  qualité  du 
voyageur)  pour  lui  demander  s'il  voudrait  lui  faire  l'honneur  de  venir 
dîner  chez  lui.  Catalina  respira  fortement;  puis,  se  rappelant  le  conseil 
du  président  de  Tucuman  :  —  Je  me  nomme  don  José  de  Salta,  répon- 
dit-elle; Je  suis  alferez  au  service  de  sa  majesté  catholique;  mon  pays 
est  la  Biscaye,  et  je  me  rends  à  Cuzco  pour  mes  affaires.  —  Quelle 
bonne  fortune!  s'écria  don  Antonio;  mon  cousin  est  Basque  comme 
vous,  et  comme  vous  il  part  demain  pour  Cuzco.  Si  cela  vous  convient, 
senor  alferez,  nous  ferons  route  ensemble. 

Voyager  sous  la  protection  des  lois,  avec  la  justice  elle-même,  rien 
assurément  ne  pouvait  mieux  convenir  à  notre  héroïne,  que  com- 
mençaient à  lasser  des  aventures  infiniment  trop  multipliées.  Elle  ac- 
cepta donc  l'invitation  avec  empressement  et  suivit  don  Antonio  chez 
l'alcade.  Don  Pedro  de  Chavarria  (ainsi  se  nommait  l'éminent  fonction- 
naire) attendait  son  invité;  il  le  reçut  à  merveille,  lui  témoigna  ses  re- 
grets de  la  sotte  aventure,  et  le  présenta  à  dona  Maria,  sa  femme,  belle 
Andalouse  qu'il  avait  épousée  un  an  auparavant.  Dona  Maria  était  le 
type  parfait  des  Sévillanes,  du  genre  de  beauté  desquelles  on  se  fait  en 
général  une  très  fausse  opinion.  Elle  n'était  pas  petite  et  vive,  brune  et 

TOME  X\1I.  41 


os  REVUS  IHK  DEUX  JfOMINBS. 

piquante  comme  les  beautés  de  Cadix,  ni  blanche  et  ¥olu|>tueuse  comme 
les  femmes  de  Valence;  c'était  une  grande  personne  blonde  à  la  taiUe 
lidmirablement  svelte,  a^ec  des  yeux  noirs  frangés  de  longs  cils  bruns. 
$(m  regard  éclatant  et  tout-à-fait  méridional  contrastait  étrangement 
a^ec  la  blancheur  de  son  teint  et  la  couleur  de  ses  cheyeux;  c  était  un 
siqgulier  mélange  de  douceur  germanique  et  d'énergie  arabe  Jene  pacte 
point  de  ses  pieds,  elle  n'en  avait  presque  pas.  Bref,  Valferez  la  trouva 
fort  à  son  gré.  Merveilleusement  accueilli  dans  la  maison  de  Falcad^ 
il  déploya  pour  plaire  toutes  les  grâces  de  son  esprit.  Il  raconta  avee 
à-propos,  et  sansfatiguerson  auditoire,  quelques  épisodesde  ses  voyagea, 
n  pada.'cle  choses jqu'il  savait,  de  beaucoup  d'autres  qu'il  ne  savait. pas, 
détournant  adroitement  la  conversation  et  la  variant  avec  art..Il  plut,  ea 
un  moti  diuis  le  salon  de  cette  .petite  ville,  où  sans  doute  les  b^ux  dî- 
aeursétaient  rares.  Ce  devait  être  un  [ffécieux  compagnon  de  route,  peu* 
saient  ses  hôtes,  et  l'alcade  «e  réyouissait  autan t  de  l'heureuse  rencoatne 
que  don  José  lui-mâme.  La  clairvoyance  n'était:pas  la  vertu  principale 
de  don  Pedro  de  Chavarria,  et  Valferez  savait  à  quoi  s'en  tenir  à  cet 
égard.  iDès  la  première  heure,  il  avait  remarqué  que  les  beaux  yeux  ds 
la  senera  rencontraient  bien  souvent  les  regards  du  cousin  Calderon,  et 
Ms  semblaient  avoir  en  ce  moment  mille  secrets  à  leur  dire.  Avant  da 
fin  de  la  soirée,  don  José  nedoutait  plus  du  malheur  de  l'alcade.  Conun^ 
au  demeurant,  ce  n'était  pas  son  affaire,  il  s'en  préoccupa  peu  et  prit 
congé  de  ses  hôtes  pour  aller  faire  ses  préparatifs  de  dépaitt. 

Depttis  long-ten^  Catalina  n'avait  éprouvé  une  aussi  grande  tran- 
quillité d'esprit;  tous  les  obstacles  s'apknissaienidevant  elle.  Qui  eûtpa 
lui  diare,  en  effet,  que  cette  soirée  qui  faisait  sa  sécurité,  que  cet  amour 
qu'elle  venait  de  deviner,  renfermaient. en  germe  une  san^anie  tra«- 
gédie^qui  devait  bientôt  mettre  un  terme  à  sa  folle  et  vagabonde  exis*- 
tencel 

Le  lendemain,  lorsque  don  José  se  rendit  à  l'heure  convenue  devant 
la  porte  de  l'alcade,  il  y  trouva  une  caravane  entière  prête  à  partir.  On 
avait  préparé  pour  dona  Maria  une  de  ces  litières  ou  portantines,  sovia 
de  chaises  à  porteurs  soutenues  par  deux  mulets,  moyen  de  transport 
fort  en  usage  à  cette  époque  dans  les  pajs  espagnols,  et  dont  on  «re- 
trouve communément  eiMîore  le  modèle  en  Sicile.  Quatre  domestiques 
bottés  jusqu'aux  hanches,  armésjusquiaux  dents,  montés  sur  des  mulaB 
Twou^^^^^s,  se  disposaient  à  escorter  leur  maîtresse.  Un  heau;geii8t, 
tenu  en  main,  attendait  don  Pedro  de  Gbavairria,  el  le  senor  Calderan 
arriva  bientôt  caracolant  avec  grâce  sur  un  de  ces  chevaux  .rosesnlont 
l'étrange  nuance  se  rencontre  assez  souvent  dans  les  races  espagnoles. 
C'était  un  long  et  pénible  voyage  que  celui  de  la  PwÀ  Çuboo,  et  les 
dames  de  notre  époque,  .babiûiées  au  meeUeifi^  balBaaement  deleus 


dormwn»)  o'^ataepmiMhaientpatsaQftdasigfflrdepiiiBite^ 
k  Itavers  <fcss  pays  sauvages'  et  déserts,  dans  unelitière  nxt  rude  tenfgftgei 
BDuaMaria  parut  ^veloppée  dû  haut  du  peigne  aaii)  bout  dbspi<ids  dans 
sa  maotilte  de  satin,  umoeâllei  rouge  è  chaque  tempe  ei  son  éveoiail  à 
la  main;  elle  saiua  r«^èro0  d'un  geste  giraoieuft>  6aldeiroR  dHui  doul 
isgard,  et  monta  dans  laiportautina  Les  candkos  aafouidièrent  leurs 
ehevauXy  et  la  oaiaTanef se* mit  enrouée. 

En  marchant  qnatro  heures  le  maiin  et  i|uatre  heures  dansi  Faprès^ 
midi»  par  des  cheaûiifl  détestables^  oa  ne  pouvait  faire  par  jeur  plus  et 
dix  à  douae  lieues.  Le  soir,  on  arrivait  à  cpielque  hotte  misérâble,  à 
quelque  veniu  désemparée»  c'est-à^lire  à  une  écurie  au  houtlde  laquelle 
on  avait  réservé  un  recoin  qui  semait  à  la  foisde  cuisine,  de  selierie^ 
de  salon  et  de  chambre  à  coucher.  On  y  dînaii  comme  on  pouvait^  les 
domestiques  de  Talcade  disposaient  avec  des  toiles  et  des  maaUas  une 
SDrte  de  chambre  et  une  manière  de  lit  pour  dôna  Maria;  les  hommes 
s'arrangeaientde  leur  mieux  dans  làipaiile.  La  belle  Andalouse  ne  seni^ 
Uait  pas  s'apercevoir  de  la  longueur  et  des  fatigues  de  ce  voyage.  Sui^^- 
vautdu  regard  tout  lejôur  l' heu  reuK€alderon,  qui  posait  sous  ses  beaux 
yeux  avec  la  jactance'  espagnole  et!  faisait  eaiécuter  à  son  cheval  ros« 
des  faniasia»  continuelles,  elle  semblait  vraiment  penser  à  bien  autre 
chose.  Le  mari,  qui  ne  posait  pas,  chevauchait  plus  paisiMement  der^ 
rière  la  litière.  Don  Pedro  était  un  de  ces  Espagnols  courts  et  trapus  dont 
le  regard  n'a  rien  de  débonnaire,  et  dbnt  le  teint  rappelle  fe  visage 
d'Othellb.Aprèsquelques  jours  de  voyage^  Vaifcm  crut  remarquer tfue 
k  physionomie  naturellement  sombre  de  Fak»de  se  rembruniissaii  de 
plus  en  plus.  Il  vit  le  soupçon  naiire  et  grandir  dans  ce  coBur  passionné; 
Bientdt  il-  pressentit  un  drame.  Que  faire?  Ivresde  jeunesse  el>dfamour> 
les  deux  amans  se  laissaient  aller  au  conrs  de  la  vie,  sans  songer  au 
danger,  comme  ces  beama  cygnes  qu'entraîne  paisiblement le  courant 
d'un  fleuve  et  qu'attend  plus  loin  la  balle  du  chasseur.  Uatferex,  pen- 
dant le  voyage,  s'était  lié  avec  Calderon;  mais  celui-ci  ne  hii  avait  guère 
parlé  que  de  sa  maison,  de  sa  fortune,  de  ses  chevaux  et  de  son  oncle, 
surtout  de  son  oncle,  Tévéque  de  Cuzco.  De  son  amour,  il  n'avait  pas 
dit  un  seul  mot  à  YcUferex,  et  celui-ci,  tout  en  se  proposant  de  donner 
à  Calderon  un  avertissement  charitable,  ne  pouvait  se  cacher  que  cette 
réserve  rendait  plus  difficile  encore  et  plus  délicate  l'exécution  de  son 
projet. 

Cependant  on  marchait  toujours  et  l'on  gagna  la  dernière  étape. 
C'était  une  petite  ville,  de  construction  récente,  à  dix  lieues  en  avaut 
de  Cuzco.  Depuis  peu  de  temps,  une  sorte  d'administration  civile  était 
établie  dans  cette  bourgade,  et  il  se  trouva  que  lé  corrégidor  était  fort 
connu  de  Pedro  de  Chavarria.  II  fut  aisé,  grâce  à  lui,  de  procurer  à  la 
belle  voyageuse  un  logement  plus  convenable  que  les  gîtes  des  jours 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précédens.  On  prépara  pour  elle  un  petit  pavillon  de  plaisance  atte- 
nant à  la  maison  du  corrégidor.  Ce  pavillon,  construit  en  bois  et  établi 
dans  un  jardin,  renfermait  une  seule  chambre  au  rez-de-chaussée,  et 
au-dessus  un  petit  grenier.  Cette  chambre  avait  deux  fenêtres  élevées 
de  six  à  huit  pieds  au-dessus  du  sol  et  une  porte  précédée  d'un  perron 
tapissé  de  plantes  grimpantes.  Ce  fut  là  que  Ton  prépara  le  logement 
de  dona  Maria;  elle  ne  craignit  pas  de  passer  la  nuit  seule  à  une  si  pe- 
tite distance  de  la  maison  du  corrégidor,  et  préféra  le  kiosque  qu'ha- 
bitait provisoirement  le  fonctionnaire  à  une  chambre  humide  encore, 
ouverte  à  tous  les  vents,  dont  elle  laissa  la  jouissance  à  son  hôte  et  à 
son  mari.  Valferez  et  Calderon  s'établirent  comme  ils  purent  dans  la 
meilleure  locanda  de  la  ville.  On  dina  gaiement  ensemble  et  Ton  passa 
la  soirée  dans  le  pavillon  du  jardin.  C'était  une  belle  nuit  d'été;  une 
tiède  brise  balançait  les  arbres  fleuris;  l'air  était  chargé  de  senteurs 
énervantes;  en  un  mot  c'était  un  de  ces  soirs  «  où  toute  femme  doit 
désirer  qu'on  l'aime.  »  Assise  auprès  d'une  des  croisées  ouvertes,  dona 
Varia,  pâle  et  distraite,  soutenant  d'une  main  son  front,  broyant  de 
l'autre  une  fleur  de  jasmin,  les  yeux  fermés  à  demi,  semblait  som- 
meiller, mais  elle  ne  sommeillait  pas.  Calderon  avait  découvert  une 
guitare.  On  n'est  pas  Andalou  sans  savoir  chanter  un  jalero  ou  un 
fandango,  et  le  beau  jeune  homme  avait  une  de  ces  voix  chaudes  et 
vibrantes  qui  appartiennent  exclusivement  à  l'Italie  et  à  l'Espagne, 
voix  de  pêcheurs  qu'aucune  étude  n'a  brisées  et  dont  les  notes  fortes 
et  pures  font  rêver,  où  qu'on  les  entende,  aux  gondoles,  aux  lagunes, 
aux  nuits  ctoilées.  11  chantait  en  frappant  des  doigts  sur  sa  mandoline 
une  série  de  ces  quatrains  espagnols  qui  se  succèdent,  on  ne  sait  pour- 
quoi ,  sans  avoir  ensemble  aucun  rapport,  et  dont  les  paroles,  souvent 
mélancoliques,  parfois  étranges  ou  mystiques,  contrastent  d'une  façon 
bizarre  avec  l'air  animé  qui  les  accompagne  : 

Aquel  pajarillo,  madré 
Que  canta  en  la  verde  oliva 
Digale,  por  Dios,  que  callc 
Que  su  canto  me  lastima. 

Ya  no  soy  yo  la  que  era 
Ni  la  que  solia  ser 
Soy  un  cuadro  de  tristeza 
Arrimado  a  una  pared. 

Yo  me  cnamore  del  aire 
Del  aire  de  una  mujer, 
Gomo  la  mujer  es  aire, 
En  el  aire  me  quede. 


CATALINA  DE  ERAUSO.  625 

«Ce  petit  oiseau,  ma  mère,  qui  chante  dans  le  vert  olivier,  dites-lui ,  pour 
Dieu,  de  se  taire;  son  chant  me  navre. 

<t  Je  ne  suis  plus  déjà  celle  que  j'étais,  celle  que  je  fus  toujours;  je  suis  un 
tableau  de  la  tristesse  accroché  à  un  mur. 

«  Je  suis  amoureux  de  Tair,  de  Pair  d'une  femme;  et,  comme  la  femme  est  de 
Pair,  je  vis  dans  Tair.  » 

Le  corrégidor  écoutait  avec  émotion;  il  songeait  sans  doute  à  la  pa- 
trie absente.  L'alcade  regardait  et  pensait.  L'ai  ferez  était  fatigué ,  il 
étouffait  de  temps  à  autre  un  bâillement.  Vers  onze  heures,  dona  Maria 
congédia  les  visiteurs.  Le  corrégidor  sortit  le  premier  avec  Falcade, 
tandis  que  ïalferez  cherchait  son  chapeau  et  que  Calderon  s'attardait 
aussi,  comme  s'il  lui  manquait  quelque  chose.  Au  moment  où  don  José 
(pour  donner  à  Y  al  ferez  son  nouveau  nom)  allait  s'éloigner,  il  vit  doâa. 
Maria  debout  promener  de  Calderon  à  la  porte  ouverte  un  regard 
furtif  et  souffler  presque  en  même  temps  une  des  lumières,  panto- 
mime qu'en  tout  temps  et  en  tout  pays  les  amans  ont  traduite  ainsi  : 
Vous  entrerez  par  là  dès  qu'il  fera  sombre  ici.  Calderon  fit  un  signe 
affirmatif  imperceptible  et  sortit  avec  don  José.  Ils  descendaient  les 
marches  du  perron ,  lorsque  dona  Maria  parut  à  son  tour  déclarant 
qu'elle  voulait  respirer  un  instant  dans  le  jardin.  Elle  les  accompagna 
jusqu'à  la  porte,  qu'elle  se  chargea  de  fermer  elle-même.  En  passant 
près  d'un  massif  qui  bordait  le  mur,  ïalferez  crut  voir  briller  dans 
Tombre  deux  yeux  étincelans;  il  entendit  dans  le  feuillage  un  frôle- 
ment et  comme  le  bruit  d'un  pas  rapide. — Qu'est-ce  que  cela?  dit  dona 
Maria.  —  C'est  un  oiseau  qui  s'envole,  répondit  Calderon. 

Cinq  minutes  plus  tard,  ïalferez  et  son  compagnon  arrivaient  à  leur 
auberge  et  gagnaient  leurs  chambres.  Un  quart  d'heure  ne  s'était  pas 
écoulé  que  la  porte  de  Calderon  se  rouvrit  sans  bruit,  et  l'heureux  ga- 
lant, enveloppé  d'un  manteau  sombre,  se  glissa  hors  de  la  maison.  Sur 
le  seuil,  il  se  trouva  nez  à  nez  avec  ïalferez,  qui  l'avait  précédé.  «  Ex-- 
cusez  l'indiscret,  murmura  celui-ci;  mais  je  tiens  à  vous  dire  que  l'air 
de  la  nuit  est  malsain  pour  vous  aujourd'hui.  »  Don  Antonio,  mécon- 
tent, pria  l'interlocuteur  malencontreux  de  se  mêler  de  ses  affaires.  Don 
José,  sans  se  laisser  intimider,  fit  part  à  Calderon  de  ses  craintes,  de  ses 
soupçons,  d'un  pressentiment  secret  qu'il  ne  pouvait  chasser,  disait-il; 
tout  fut  inutile.  Après  l'avoir  un  instant  écouté,  le  neveu  de  l'évêque 
releva  sa  moustache,  remercia  du  geste  et  s'éloigna  sans  répondre.  Dcm 
José  le  suivit  à  distance;  il  pénétra  après  lui  dans  le  jardin,  et  de  loin 
vit  luire  à  la  croisée  du  kiosque  la  lumière  de  dona  Maria  qui  brillait 
comme  un  faoal.  Calderon,  embossé  dans  son  manteau,  s'appuya  contre 
le  tronc  d'un  arbre  et  attendit;  ïalferez  ût  de  même.  Au  bout  d'un  in- 
stant, la  lumière  s'éteignit.  Antonio,  après  avoir  regardé  attentivement 


096  RBVim  DBS  DBUX  KOIIBES. 

autour  de  lui  et  prêté  l'oreille,  se  diri^^  à  pas  de  loup  ters  Tescarlier 
du  pavillon.  Son  compagnon  mystériei>x  se  Irouvwt  à  if^ngt  pîed$  en 
arrière;,  il  put  Ycâr,  à  la  sombre  clarté  qui  tombait  des^  étoiles^  le  jeune 
homme  monter  les  marches  et  pousser  doucement  la  porte.  Auiméime 
Oioment^.une  sorte  de  rugissement,  suivi  d'un  cri  de  femme,  partit 
de  rintérieur  du  pavillon.  Antonio  recula  d*un  pas  sur  l'escalier;,  une 
ombre  noire  sortit  et  se  précipita  sur  lui;  un  râlement  se  fit  enten- 
dre, et  les  deux  corps  roulèrent  sur  le  perroo.  Presque  aussitôt  une 
des  fenêtres,  s'ouvrant  tout  à  coup  avec  fracas,  donna*  patsagit  aune 
fiMrme  blanche  qui  sauta  dans  le  jardin,  glissa  dans  les  ténèbres  et^ul  se 
heurter  en  poussant  un  cri  contre  Catalina  éperdue;  C'était  la  malheu- 
VBuse  doua  Maria;  elle  était  échevelée,  folle  d'épouvante,  à  demi  morte. 
Smr  le  perrcRi,  une^des  ombres  se  relevait*  L'oi/^ez  eoTeloppa  dans 
son  manteau  la  pauvre  Espagnole,  et,  la  tenant  dans  ses  bras^  il  coomit 
à  trarere  les  arbres  yers  la  porte  du  jardin  qu'il  franchit.  Làv  se  ran- 
sani,  il  s'arrêta,  et,  au  lieu  de  poursuivre  sa  course,  il  se  ooll»  immo- 
bile a^ec  son  fardeau  contre  le  mur  tapissé  de  verdure.  Bien  luien 
prit^  car  presque  aussitôt  Chavarria,  un  couteau  à  la.  main,  parut  sur  le 
seuil  et  regarda  vers  la  ville;  N'apercevant  rien  derant  lui^  iliermala 
porte  aivee  (ùrie  et  rentra  dans  le  jardin.  Le  danger  avait  leodu  des 
foroesià^dona  Maria.  Soutenue  par  son  compagnon^  elle  :  put  eourn\  et 
ifearrivèrent haletans  à réouriede  lalocanda; 

Cacher  la  malheureuse  dans  cette  petite  ville  était  diose  impossifate ; 
mieux*  valait,  pensa  Valfer^x,  fuir  sans  perdre  de  temps  et  se  fier  ^r la 
vitesse^  de  son  cheval.  Il  le  sella  sur-le-champ  >  prit  en  oroupe  dona 
Maria,  l'attacha  contre  lui  avec  son  ceinturon  et  partit  au  galop  sans 
trop  savoir  où  il  allait.  Comme  il  sortait  de  la>  ville,  ifcvitiun  homme 
passer  rapidement  auprès  de  lui,  et  crut  reconnaître  uv  dès  domesti- 
ques de  Chavarria.  Il  piqua  des  deux  avec  une  nouveUef  airdenr.  Les 
fuyards  se  trouvèrent  bientôt  en  rase  campagne.  Depni»  une  demi- 
heure,  ils  allaient  ainsi  bride  abattue,  lorsqu'ils' furent. arrêtés  par  un 
torrent  large  et  débordé.  Valferex  hésitait  -—  En  aimntl  cria:  dooa 
Marnai.. ^^'BOfav^ant!  répéta  Catalina.  Le  cheval,  excité  par  elle,  sairia 
dans^la  rt«vière;  iLn'avait  pas  fait  six  pas,  qu'il  perdit  piedet  fut  entraîné 
pan  le- courant  Cramponnées  aux  crins  avec  Hénei^ie  du  désespoir, 
ayantde  l'eaujusqu'aux  épaules,  les  deux  compagnes  laissèrent  le  che- 
val dériver  et^se  débattre.  Le  généreux  animal,  redoublantde  vigueur, 
arriva  ti^emblant  sur  l'autre  rive;  mais  ses  forces  étaient  à  bout.  Eor 
bonheur^  Valftrtz^  regardant  de  U)us  côiést,  afrerçut  une  lumière.  Les 
voyageuses  i>oussèneDt  leur  monture  dan»  cette  <tioeotionetjgagDèoent 
ainsi  la  batte  d'un  batelier.  Cet  homme  ne.  fut  pas  peasurprisde  voir 
entrercbeslutàpareille  heure,  deux  visiteurs  en  si»  étrange  équipage; 
une  pièce  xUor  le  rendit' complaisant  et  poli.  11  jeta  quelques  morceaux 


CATAUNA  BS  ERAU80.  627 

de  bois  sar  les  charboBS  du  dtasero,  fit  chauffer  un  peu  de'vin  qu'il 
avait ,  et  (vendit  à  Y  déferez  un  vieux  manteau  dont  la  seâora  se  couvrtt 
de  «on  mieuK.  Quand  les  iiabits  furent  séchés  à  peu  près  et  que  le  cbeval 
eut  repriS'haleiDe,l*«i|/Srms,'8entant  qu'il  n'y  avait  pas  de  temps  i  perdre, 
proposa  à  doua  Bfam<de  contiiitter  la  route.  Au  dire  du  batriier,  ils  se 
trouvaient  sur  le  chemin  de  Cuzco,  à  six  lieues  environ  de  la  ville.  La 
sraocaiut  ravie  de  rapprendre;  une  de  ses  tantes  était  la  supérieure  du 
couiiieiiiJe&Hiit-Augudtin,  le  plus  considérable  de  Cuaco,  et^e  trou* 
venât  aii[HW<d'«Ue  un  asile  assuré  et  inviolable  :  on  repartit  donc,  et, 
aux  premières  lueurs  du  matin,  les  fugitifs  virent  briller  dans  le  lointain 
les  tails^eties  clochers  de  la  ville.  Aoette  vue,  ïaJtforez  venaltde  pousser 
un  cri  de  joie,  quand  tout  à  coup  ^a  compagne,  se  serrant  avec  %t!lt(A 
contre  M  :— Abl  8eâiir,nMinmira4^die>d'un&v4>ix  éteinte,  jeeuis  pen- 
due! — ^Le  galop^'ira  cheval  se  faisait  entendre,  etdon  José/s'iétant  re^ 
tourné,  recomiùt  Gbavarria  dans  le  cavaher  qui  courait  sur  eux  à^loule 
bride.  Résolu  à  sauver  sa  cmiqmgne,  il  serra  le  ceinturon  qui  YMat^ 
cfauit  àilui<et  lança  son  cheval  à  sa  phis  grande  allure.  La  vie  n'était  plus 
pour^anXiqn'nD&question.de  vitesse.  Dès  le  pren^er  coup  d'cerl,  Y^aifgrea 
await  nenaïqué  qne  rGlmvarria  montait  un  cbevsl  dont  la  vigueur  lue 
était  connne,  «elui^de  Cakteron.  Le  pauvre  animal  était  fumant,  ha- 
rassé,<eou^E6rt  d'écume;  mais  le  sien  aussi  faiblissait,  il  portait  un  double 
poid8,jetdoB  José  «savait  qu'en  plaine,  sur  une  route  facile,  il  ne  pourrait 
lutter  knig-tetnps  :  «on  seul  moyen  de  salut  était  4te  se  jeter  «dans  un 
terrain  jnégal,! semé  d'olwtaoles,  oii  son  cheval  suppléerait  à  la  vitesse 
par  (l'adaesse  et  le  coucage.  Cependant  il  fuyait  toujours  :  c'était  une 
étrange»«rse  que  ceUe  de  ces  deux  cavaliers,  dont  l'un  soutenait  une 
femme  pflBe,  mourante,  échevelée,  tandis  que  l'autce,  penohé  suria 
crinière ,  animant  son  obewal  du  geste  et  de  la  voix  et  gagnant  "du  ^ter^ 
raio,  lOroqialtienAH  toucher  à  l'heute  de  la  vengeance.  Cu£co  éiaiià  une 
denaUhenre'ennore.  Le  théâtre  Ae  »cette  ohasse  était  le  penchant  d'une 
colline  onuverte  d'un  épais  maquis.  Le  obeiiiin  où  couraient  les  deux 
cavaliers  était, 4'.un  côté,  -bordé  d'une  large  tranchée,  asi-Klessoiis  de 
laquelle  detenrain,  jonclié  de  ronces  et  de  cailloux ,  descendait  tvors  la 
viUe  par  nne^pente  rapide.  8i  son  cheval  eât  été  plus  frais onmoins 
chargé,  l'o^/liNnu  n'eût  pas  hésité  à  lui  faire  franchir  lalrancfaée,  si  large 
qu'eHe  fût;  mais  les  forces  du  pauvre  animal  pouvaient  le<trahtr,  et  une 
chute  les  perdait.  Cependant  Chavarria  se  rapprochait  de  plus  en  plus; 
il  fallut  prendre  mn  parti  :  faisant  brusquement  tourner  son  cheval  et 
l'enlevant  avec  cette  résolution  qu'un  cavalier  décidé  oonunmniqae 
presque  ileujours  à  sa  monture,  laiferez  franoliit  le  fessé.  Le  «b&vnl 
s'abattit  sur  le  revers; «mais,  soutenu  par  une  main  ferme,  il  seiro- 
leva  en  Jtrébnchant,. et  reprit  sa  course  effrénée  à dr»vcDS  les  pierres 
etksiranees/sur^œe  penteid'une  effrayante  déclivité.  Quand. don  José 


628  tlEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  retourna,  il  vit  que  Chavarria  cbangedt  aussi  de  tactique.  Arrêté  sur 
le  bord  de  la  tranchée,  l'alcade  détachait  Tespingole  pendue  à  Farçon 
de  sa  selle,  et,  ajustant  les  deux  fugitifs,  il  ût  feu.  Dix  balles  vinrent 
siffler  aux  oreilles  de  dona  Maria  sans  la  blesser;  Tune  des  balles  seule- 
ment effleura  la  croupe  du  cheval,  qui  bondit  de  douleur  et  repartit  plus 
rapidement  encore.  Furieux  de  voir  sa  proie  lui  échapper,  Chavarria 
s'élança  à  son  tour  vers  la  tranchée  périlleuse;  mais,  moins  heureux  que 
son  adversaire,  il  glissa  ^  s'abattit  complètement,  et,  de  loin,  don  José 
eut  l'inexprimable  satisfaction  de  le  voir  tomber  et  rouler  dans  la 
poussière. 

Ualferez  et  dona  Maria  touchaient  déjcà  aux  portes  de  la  ville;  les  rues 
de  Cuzco  étaient  désertes  à  cette  heure  matinale ,  et  il  purent  arriver 
sans  fâcheuse  rencontre  au  couvent  de  Saint-Augustin,  situé  sur  la 
grande  place.  Catalina  mit  alors  pied  à  terre,  laissa  dans  la  rue  son  che- 
val fumant,  aida  dona  Maria  à  monter  Tescalier,  la  conduisit  jusqu'à  sa 
tante,  et,  songeant  qu  elle  n'avait  pas  une  minute  à  perdre,  elle  redescen- 
dit les  marches  quatre  à  quatre.  Comme  elle  franchissait  le  seuil,  elle 
se  heurta  rudement  contre  un  homme  qui  entrait;  c'était  Chavarria.  Les 
mains  et  le  visage  en  sang,  les  habits  déchirés,  le  malheureux  semblait 
ivre  de  fureur.  Ualferez,  tirant  son  épée,  le  força  de  reculer  et  déclara 
qu'il  n'entrerait  qu'en  passant  sur  son  cadavre.  Sans  répondre,  l'alcade 
se  mit  en  garde.  Les  deux  adversaires,  épuisés  de  fatigue  l'un  et  l'autre, 
pouvant  à  peine  se  soutenir,  croisèrent  le  fer  et  commencèrent  le  combat. 
Le  galop  des  chevaux  avait  éveillé  l'attention  des  voisins,  le  cliquetis  des 
épées  les  attira  aux  fenêtres;  des  curieux  arrivèrent;  on  allait  sans  doute 
séparer  les  combattans,  lorsque  trois  nouveaux  cavaliers  débouchèrent 
sur  la  place.  C'était  le  valet  de  Calderon  avec  deux  domestiques  de 
Chavarria  qui  de  loin  avaient  suivi  leur  maitre.  Au  même  moment, 
Valferez  venait  d'être  blessé.  Excité  par  la  douleur,  il  pressait  vivement 
son  adversaire.  Les  deux  domestiques  vinrent  au  secours  de  l'alcade, 
le  valet  de  Calderon  se  rangea  du  côté  de  don  José.  La  mêlée  devint 
générale.  Pâle,  l'œil  en  feu,  les  cheveux  en  désordre,  Catalina  avait  ou- 
blié sa  fatigue  et  retrouvé  son  énergie  des  grands  jours.  Après  être 
restée  long-temps  sur  la  défensive,  elle  attaquait  avec  furie,  et  l'alcade, 
atteint  au  cœur,  tomba.  Le  domestique  de  Calderon  s'enfuit  aussitôt, 
laissant  le  libérateur  de  dona  Maria  seul  contre  les  deux  autres.  Appuyé 
contre  le  mur  du  couvent,  Valferez  faisait  face  à  toutes  les  attaques. 
En  vain  on  essaya  de  séparer  les  combattans.  Les  alguazils  survinrent 
enfin,  et  Catalina,  qui  refusait  de  se  rendre,  se  débattant  comme  un 
tigre  blessé  au  milieu  des  assaillans,  allait  succomber  sans  nul  doute, 
lorsqu'un  incident  inespéré  termina  cette  lutte  inégale. 

La  porte  du  palais  épiscopal  venait  de  s'ouvrir.  L'évêque,  accompa- 
gné de  son  secrétaire  et  suivi  du  domestique  de  Calderon,  avait  paru 


GATALINA  DE  ERAUSO.  629 

sur  le  seuil.  La  foule  s'ouvrit  devant  lui,  et  le  combat  cessa.  S*étant  ap- 
proché de  Catalina,  Tévêque  lui  ordonna  de  rendre  son  épée.  —  Mon- 
seigneur, répliqua  Valferez,  j'ai  trop  d'ennemis.  —  Rendez  vos  armes, 
continua  le  prélat,  et  sur  mon  honneur  je  réponds  de  vous.  Val  ferez 
aussitôt  jeta  son  épée,  et  les  alguazils  se  préparèrent  à  le  garrotter.  Us 
s'arrêtèrent  sur  un  signe  de  l'évêque,  qui,  prenant  le  bras  de  don  José, 
le  conduisit  à  son  palais.  L'évêque  de  Cuzco,  oncle  de  Calderon,  si  l'on 
s'en  souvient,  avait  été  mis  en  trois  mots  au  fait  de  cette  triste  aventure 
par  le  domestique  de  son  neveu,  qui  avait  quitté  le  lieu  du  combat  pour- 
chercher  ce  puissant  auxiliaire.  Lorsque  le  prélat  se  trouva  seul  avec 
ïalferez,  il  le  pria  de  lui  conter  les  choses  plus  en  détail,  de  lui  dire  qui 
il  était,  d'où  il  venait,  ce  qu'il  faisait.  La  situation  était  grave,  ajouta- 
t-il,  Chavarria  étant  mort  et  Chavarria  étant  un  alcade  fort  considéré. 
L'assassinat  de  Calderon,  l'enlèvement  de  doFia  Maria,  compliquaient 
singulièrement  la  situation.  Cette  affaire  n'était  pas  de  celles  que  l'on 
pouvait  étouffer;  toute  la  ville  la  connaissait  déjà.  Il  avait  bien  pu  sus- 
pendre un  instant  l'action  de  la  justice,  mais  non  pas  arrêter  son  cours. 
Son  cœur  saignait  à  penser  que  don  José  allait  se  trouver  si  gravement 
compromis  par  dévouement  pour  le  malheureux  Calderon,  et  cepen- 
dant il  ne  voyait  d'autre  moyen  de  sortir  de  ce  mauvais  pas  que  de  pro- 
duire les  bons  antécédens  de  Val  ferez,  s'ils  étaient  bons,  d'alléguer  ses 
services,  s'il  avait  rendu  des  services,  et  de  chercher  à  faire  oublier  le 
crime  par  la  générosité  de  l'intention. 

Dès  le  début  du  combat,  Catalina,  on  le  sait,  avait  été  blessée.  C'éUiit  à 
la  poitrine  que  le  coup  avait  porté,  et  cette  blessure  la  faisait  horrible- 
ment souffrir.  Elle  sentait,  tîmdis  que  Tévèque  liii  parlait,  que  le  secours 
d'un  chirurgien  lui  serait  indispensable.  Mise  en  demeure  de  s'expliquer 
sur  ses  antécédens,  et  redoutant  les  nouvelles  qui  pouvaient  arriver  de 
Tucuman,  songeant  que  les  soins  nécessités  par  sa  blessure  pouvaient 
trahir  un  nouveau  mensonge,  affaiblie  d'ailleurs,  lasse  peut-être  de  sa 
vie  errante,  n'ayant  plus  le  courage  de  son  rôle,  Catiilina  résolut  d'a- 
vouer à  l'évêque  toute  la  vérité.  Se  soulevant  avec  effort,  elle  se  mit  à 
genoux,  et,  joignant  les  mains  : 

—  Monseigneur,  lui  dit-elle,  je  ne  suis  pas  ce  que  vous  croyez  :  je 
suis  une  femme! 

La  voix  de  Catalina  s'était  adoucie,  son  regard  baissé  avait  changé 
tout  à  coup  d'expression ,  une  vive  rougeur  couvrait  ses  joues  pâlies. 
Presque  aussitôt  ses  forces  l'abandonnèrent,  et  elle  tomba  sans  con- 

9 

naissance  sur  le  plancher.  On  devine  quelle  fut  la  stupéfaction  du 
pauvre  évè(|ue.  H  appela  au  secours;  ses  chapelains  accoururent.  Trans- 
portée sur  un  lit,  Catalina  fut  pansée  par  le  plus  habile  barbier  du  voi- 
sinage. L'évêque,  qui,  sans  être  convaincu,  ne  savait  trop  que  penser, 
avait  donné  ses  instructions  au  barbier  et  avait  exigé  qu'on  le  laissât 


630  RRYCE  BBS  DEUX  MOITDES. 

seul  danala  chambre  du  malade.  Son  opérttieB  finies,  celui*«l  piritgB^ 
rantir  comme  exact  au  prélat  Tétarange  aveu  de  Taireiilurière.  ttueUlc* 
pcMivait  être  cette  femme?  que  signifiait  cette  mascarade?  Le  saint 
homme  en  perdait  la  tâte.  La  blessure  de  Cataliaa  était  légène,  e' ^aît 
de  repos  surtout  qu'elle  avait  besoin,  et  dès  le  Isndeinaîn  dUe  put 
se  lever.  L'évéque  la  fit  appeler  et  l'interrogea  anee  bonté.  Gatelina 
raconta  toute  son  histoire,  voilant,  j'imagine,  qiielques  détails.  EUe 
dit  son  nom,  sa  famille,  son  eniriée  au  couvrent,  son  évasmi,  S6$ 
courses  en  Espagne,  son  embarquement,  son  naufrage,  ses  duels,  ses 
voyages.  Ce  récit  ne  dura  pas  moins  de  trois  heures.  Le  bon  é¥éi|iie 
récoula  sans  Finterrompre  et  presque  sans  respirer.  Les  coudes  snr  1& 
table,  la  tête  dans  ses  deux  mains,  las  yeux  fixes,  il  semblaît  pétrifié 
par  la  surprise.  Quand  fut  finie  cette  bizarre  confession,  il  leva  les  yeux 
au  ciel  avec  une  sorte  d'épouvante  comme  pour  implorer  la  misérii- 
corde  divine,  et  deux  larmes  coulèrent  sur  ses  joues  vénérables.  Émue 
elle-même,  Catalina  résumait  ainsi  sa  vie  :  «  J'ai  couru  le  pays,  j'ai 
tué,  j'ai  blessé,  j'ai  trompé,  j'ai  volé,  j'ai  menti.  »  Elle  ajouta,  en  bais^ 
sant  les  yeux,  qu'elle  n'avait  pas  eu  cependant  tous  les  vices,  et  qu'au 
milieu  de  ses  désordres  elle  était  restée  vierge  comme  au  jour  de  sa 
naissance.  Catalina  insista  sur  ce  point,  a  Virgen  intacta,  dit^elle,  eom» 
el  dia  en  que  naci.  »  L'évéque  la  regarda  avec  une  nouvelle  stupéfaction 
que  l'on  comprend  sans  peine. 

La  révélation  inattendue  de  Catalina  avait  complètement  changé  la 
situation.  Si  la  justice  civile  pouvait  encore  poursuivre  le  meurtrier  de 
Chavarria,  l'église  à  son  tour  avait  le  droit  de  réclamer  la  religieuse. 
Ce  fut  le  snjet  d'une  longue  conversation  entre  le  corrégidor,  qui  se 
laissa  convaincre ,  et  l'évéque ,  qui  apprit  aux  autorités  l'histoire  de 
cette  nonne,  qu'il  jugeait  l'être  le  plus  extraordinaire  de  son  époque. 
Pendant  ce  temps,  Catalina  avait  pris  possession  d'un  appartement  très 
convenable  préparé  pour  elle  par  ordre  de  l'évéque.  On  lui  avait  servi 
une  excellente  collation,  et  elle  déjeûnait,  après  son  long  discours,  du 
meilleur  appétit.  Durant  les  jours  qui  suivirent,  elle  parut  écouter 
pieusement  les  exhortations  du  bon  évêque,  elle  fit  sa  paix  avec  le 
ciel ,  reprit  le  costume  de  son  sexe ,  et  à  peu  de  temps  de  là  elle  entrait 
au  couvent  de  Sainte-Claire. 

Quand  vint  l'heure  de  cette  prise  d'habit,  quand  la  nonne  métamor- 
phosée sortit  avec  l'évéque  du  palais  épiscopal,  il  ne  resta  pas  un  seul 
liabitant  dans  les  maisons  de  Cuzco.  L'affluence  était  si  grande,  que  le 
cortège  avançait  fort  lentement  au  milieu  de  la  foule  ébahie;  on  arriva 
cependant  à  la  porte  du  couvent,  car  pour  l'église  il  n'y  fallut  pas 
sonp:er,  elle  était  pleine  de  curieux.  Les  religieuses,  des  cierges  à  la 
îiî.îlii,  étaient  rangées  sur  deux  lignes.  S'agenouillant  devant  l'abbesse, 
la  novice  baisa  respectueusement  sa  main,  puis  elle  embrassa  toutes 


CAVALINA  «£  UAUflO.  6M 


se&  nonpagtm»  el  toiiles  ses  eompagnes  Tembraseèiaii  JLa;|^ioeessioa 
seiiassendda 4aiis  lechcMir,  en  y  cbasta tes  prières  aoeeuteméea, et 
la  àmrde  j^orle  4I11  couvani  se  ferma  sur  lanamyaiolferju,.  La  iHoièveDe 
âerosUe  eoarv»rsion  se  répandu  rapèdement»  ei  pendaoiiUBe  acmaiDe 
oOiiieiparla  pasi d*autre ehase  d'an  bcnit  àTautre  éa  Pérou. 

4kiininaikliS'Brraiigea  Catalftiia  de  eMd  réciasion  nouvelte  âl  queUe 
vie  fui  kifÉBiuia  dans  J  i»4érieur  deoe  couvent  >patsibtet  cela  n'est  pas 
très  (fieifeÀ  dire.  Si Xaa  en  eroit  seanat^s  rrapides  et  iaoomplcttes,  elle 
siÉt  se  laire  aifoer  des  retigieuseset  n^érita,  par  une  cooduHere&ein- 
pAaiDe^ila^lHiSDveillanee  de  la  supérieiMre.  Pour^noAii  eomptet,  J'^  peine 
k me, ûgÊonriWÂremf ferez,  pudicpiement  voUé,  «in  s^i^uiaire  au  uou, 
vltiftdiuiie  nibede  JaiBeblaoebe^et  égrenani  avec  dévotion  son»  rcwûro; 
jHmaeine  ^plufait  iqne,  char»ée  (pendant  quelques  jour»  au  bruit  qae 
faisait  ^son  amstare,  ravie  au  léfid  du  ceaur  d'^nréte  important  qid 
OQmKeMiâàreoB^amourspropre  iusatiable,  Catalina  commença  de  mourir 
d'ennui  dès  qu'on  ne  parla  plus  d'elle.  Ce  qui  prouverait  que  je  n^«i 
paaioot'de  ^oasramsi,  dest  que,  cinq  mois  apvès,  le  bon  évêque  étant 
moot,  eUe parvint  à^se  iaftreeiMK)yer  àLima  dans  un  couvent  du  mèim 
ordre^  et^  à  lima^  elle  ob4i«it  la  permission  de  retourner  en  Espagne. 

Le  i"  novmidNre  i6^,!la  mof^ja  ai/er^js  arrivait  à  Cadèi.  SUe  avait 
vapris^  pour  vae^ager/  des  babit»  d'hoaune»  et  cette  précaution  était  fort 
Béseasaive,  car  sa  renommée  avait  traversé  l'Atlantique avecelte,»et  son 
dégoiaMMot  ne  la^déiobait  pas  toujours  à  la  curiosité  publique.  A^tfèa 
qnaiques  jours  de .  napoa,  eUe  gagna  Séville  et  Madrid.  Là  elle  m  pré* 
anta  ctMs  leicomted'ûkvareiy  pour  qui  elle  avait  une  lettre»  «Son  in- 
tantion  n'était  ;paA  de  retoaruer  au  couvent;  le  clottreine  convenait  dé- 
cidément pas  )à  ses  aUiures;  «elle  voulait  au  contraire  solliciter  une 
réoeoifenae,  demander  le  prix  de  ses  services  militaires  et  s'assurer 
«ne^exiflikMios  indépendante.  Au  demeurant,  la  mon/a  ne  s'était  pas  en- 
ii0)iie<dans()e  iNouveau^lfende.  Le  roi  fut  Gurieu&  de  la  voir;  il  se  la  fit 
aiMSBer  ipar  Je  conaie  d'Olivarez,  et  paya  royaleuient  aa  curiosité.  Sur 
son  ordre,  il  iut. accordé  à  Catalina  de  £rau»o  une  pen^n  viagère  de 
hnit  etf^éoiis,  «t  Fordonnance,  signée  eu  août  iOà^,  se  trouve  encore 
dans  les  archives  de  Séville,  ainsi  que  (dusieurs  brevets  et  attestations 
dâlivréstpartksotfieiers  soue Jesquels  la  noane  avaiit  servi. 

tbes  altoestten^por^es  réglées  à  son  entière  satisfaction,  Catalina 
sangea^^surrle  aansailidesesiprotedeurs,  à  mettre  en  paix^acooscience, 
qui^^le  m'ioMÂnoàile^efoire^tne  la  tourmentait.guère.  C'était  l'auBée  du 
grand  jubilé,  an  •l'>eiigagea.à  faire  te^pèterioage  de  Rome  pourda*^ 
mander  au  saint^pève  la  plus  igcaade  somme  d'induigenues.  possible. 
Elle  partit  de  Barcelone,  toucha  Gènes  et  gagna  les  états  pontificaux. 
A.BûoiQ,  elle  eut  l'honneur  d'être  admise  en  la  présence  de  sa  sainteté 
Urbain  VUl,  (]ui  voulut  entendre  de  la  bouche  même  de  Catalina  le  récit 


632  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

de  ses  aventures.  Le  souverain  pontife  lui  accorda  la  permission  de  finir 
ses  jours  en  habits  d'homme;  il  Texhorta  à  mener  désormais  une  vie  re- 
tirée et  honnête,  à  pratiquer  Toubli  des  injures  et  à  se  rappeler  le  com- 
mandement non  occides.  Cet  événement  fit  du  bruit  à  Rome  comme 
en  Amérique.  Des  princes,  des  cardinaux,  des  évêques,  d'autres  grands 
personnages  encore,  voulurent  voir  la  monja  alfereXy  et  Catalina  nous 
l'apprend  avec  complaisance.  Toutes  les  portes  s'ouvraient  devant  elle, 
et  il  ne  se  passait  point  de  jour  où  elle  ne  fût  conviée  à  la  table  de  quel- 
que grand  seigneur.  Catalina  partit  pour  Naples,  après  six  semaines  de 
séjour  à  Rome.  Un  jour  qu'elle  se  promenait  sur  le  môle,  elle  s'aperçut 
qu'elle  était  la  risée  de  deux  demoiselles  d'équivoque  tournure,  qui 
•causaient  avec  deux  matelots.  L'une  d'elles,  la  regardant  effirontément^ 
lui  dit  :  «  Seiiora  Catalina,  où  allez-vous  ainsi I  —  La  monja,  comme 
on  voit,  était  connue  à  Naples.  —  Mesdames  les  ribaudes,  répliqua 
Catalina ,  je  vais  vous  donner  les  étrivières,  et  c'est  tout  ce  que  vous 
Talez  (1).  » 

Cette  allocution  singulière  termine  brusquement  et  d'une  façon  peu 
édifiante  les  mémoires  de  Catalina.  Nous  en  sommes  réduit  désormais  à 
des  indications  peu  précises  et  à  de  plus  vagues  conjectures.  Malgré  de 
minutieuses  recherches,  il  nous  a  été  impossible  de  retrouver,  pendant 
les  dix  années  qui  suivent,  la  moindre  trace  de  l'aventurière.  Sans 
doute  elle  revint  en  Espagne,  à  Saint-Sébastien  peutrétre,  où  sa  renom- 
mée devait  être  plus  grande  qu'ailleurs,  dépenser  les  huit  cents  écus 
annuels  qu'elle  devait  à  la  libéralité  de  son  souverain.  En  i635,  nous 
la  retrouvons  à  la  Corona.  L'ennui  l'avait  prise,  et  elle  retournait  au 
théâtre  de  sa  gloire.  Elle  repassa  en  Amérique.  Un  religieux  capucin, 
nommé  Nicolas  de  la  Renteria,  qui  se  rendait  au  Mexique,  fit  la  tra- 
versée avec  elle,  et  donna  quelques  détails  sur  ce  voyage  dans  une  lettre 
qu'on  a  précieusement  recueillie.  Catalina  était  vêtue  en  homme  et 
portait  le  nom  de  Antonio  de  Erauso.  On  mouilla  devant  la  Vera-Cniz 
par  une  soirée  sombre  et  orageuse.  Malgré  l'état  de  la  mer,  le  com- 
mandant du  navire  voulut  se  rendre  à  terre  le  soir  même,  et  il  s'em- 
barqua dans  son  canot  avec  plusieurs  officiers  et  la  monja  al  ferez.  On 
arriva  sans  accident  au  débarcadère  et  l'on  gagna  le  meilleur  hôtel  de 
la  ville.  Là  on  s'aperçut  que  Catalina  manquait  à  l'appel.  On  l'attendit, 
elle  ne  vint  pas;  on  l'appela  vainement,  on  la  chercha  partout  sans 
succès,  jamais  on  n'entendit  parler  d'elle.  U  va  sans  dire  que  cette  dis- 
parition mystérieuse  provoqua  les  suppositions  les  plus  contradictoires. 
Catalina,  éprise  de  la  vie  errante,  s'était-elle  enfuie  de  nouveau  vers 
le  désert?  et  comment  alors  n'aurait-on  pas  découvert  ses  traces?  ou 

(1)  Le  texte  est  plus  énergique  :  «  Se9iora$  p a  darles  a  vstedes  eien  piteotadaSf 

y  cien  cuchillada$  a  quûn  las  quisiere  defender. 


CATALINA  DE  ERACSO.  633 

bien,  dans  robscurité,  par  cette  nuit  orageuse,  s'était-ellê  noyée  en  dfr. 
barquant  sans  qu'on  s'en  aperçût?  Cette  opinion  semble  la  plus  rai-* 
sonnable,  et  cependant  on  ne  retrouva  pas  son  cadavre  dans  le  port^ 
Un  requin  sans  doute  avait  dévoré  Catalina;  beaucoup  de  gens  qui  va^ 
laient  mieux  qu'elle  n'ont  pas  eu  d'autre  sépulture.  Au  reste,  la  r^ 
nommée  de  Taventurière  ne  fit  que  gagner  à  une  fin  si  étrange.  On  ne 
manqua  pas  d'y  voir  le  doigt  du  démon,  et  il  se  trouva  parmi  les  habi- 
tans  de  Vera-Gruz  quelques  bonnes  âmes  qui  affirmèrent  avoir  positi- 
vement senti,  ce  soir-là,  à  cette  même  heure,  une  forte  odeur  de  soufre, 
Catalina,  dont  on  connaissait  à  merveille  la  condition  réelle,  n'était  plus 
jeune;  le  temps  était  passé  des  querelles,  des  rodomontades,  des  scènes 
de  cape  et  d'épée.  Elle  allait  devenir,  sans  nul  doute,  au  pays  même  de 
ses  exploits,  une  vieille  ridée  et  fort  ridicule;  grâce  à  cet  heureux  acci- 
dent, elle  finit  par  une  apothéose.  Sortir  à  propos  de  la  vie,  dit  un  grand 
historien,  est  une  des  conditions  de  la  gloire. 


VI. 

# 

Maintenant  qu'on  a  suivi  Catalina  du  berceau  à  la  tombe,  il  me  reste, 
pour  compléter  ce  récit,  un  dernier  chapitre  à  écrire;  il  s'agit,  en  un 
mot,  de  faire,  si  cela  se  peut  dire,  l'histoire  de  cette  histoire.  Non- 
seulement,  je  le  répète,  Catalina  a  vécu,  non-seulement  Catalina  a  écrit 
ses  mémoires,  mais  elle  a  trouvé,  chose  rare,  un  consciencieux  éditeur* 
L'écrivain  espagnol  dont  le  zèle  louable  a  fait  connaître  cette  curieuse 
relation,  M.  de  Ferrer,  éloigné  de  son  pays  par  les  événemens  politi- 
ques, habitait  la  France  voici  tantôt  dix-sept  ans.  11  avait  jadis  entendu 
dire  à  un  de  ses  amis,  M.  Bauza,  ancien  conservateur  des  archives  de  la 
marine  à  Madrid,  qu'il  existait  dans  ses  cartons  un  curieux  manuscrit, 
intitulé  :  Vida  y  sticesos  de  tu  Monja  alferez  doua  Catalina  de  Auaujo, 
dtmcetta  naturat  de  San-Sebastian,  escrita  par  etta  misma.  Ce  maoiiscrit 
avait  été  copié  sur  l'original,  qui  est  déposé  dans  la  bibliothèque  royale 
de  Séville.  M.  de  Ferrer  n'avait  d'abord  vu  qu'un  conte  dans  le  récit 
bizarre  de  cette  femme,  qui  était  de  sa  province;  aussi  ne  fut-il  pas  peu 
surpris  lorsque,  parcourant  un  jour  de  vénérables  chroniques  du  temps 
de  Philippe  111,  il  trouva  un  loàig  chapitre  consacré  aux  hauts  faits  de 
l'héroïne  de  Saint-Sébastien.  M.  Bauza  n'était  plus  aux  archives  de  U 
marine,  les  troubles  poUtiques  l'avaient  forcé  aussi  de  quitter  l'Espagne, 
il  vivait  à  Londres.  H.  de  Ferrer  lui  écrivit,  et,  sur  les  indications  de 
l'ancien  archiviste,  il  put  se  procurer  une  copie  du  manuscrit, 

A  la  première  lecture,  une  particularité  du  récit  frappa  désagréable- 
ment M.  de  Ferrer  :  c'était  le  nom  même  de  l'héroïne,  Araujo  ou 
Arauso,  qui  était  parfaitement  inconnu  dans  sa  province.  11  imagina 


tôt  REViDB  MS  KGX  MONDES. 

4{u'il)poilTQit  y  avoir  là  une  erreur  de  copiste,  et  que  Ton  arvait  pu  écrire 
Àntufo^ou  Aramo  pour  Fraus^,  nom  qui  appartient  eneoce  à  Tune  d06 
fBtHiill€6  tes  plus  difitioguées  d'Urnieta.  C^tte  ooiQectiHrese  troiivalNeii^ 
ièt'coufirinée.  M.  de  Ferrer  écrivit  à  Saint-Sébasliea,  et  Von  tpamîni  à 
découvrir^  dans  les  registres  de  la  paroisse  de  ^aint-Vinceat,  J'eoilmit 
de  beplàflne  de  Catailinade  Erauso,  et,  dans  ceisa  du  ^oouveni  de  fiainjh- 
Sébastkn  d  Ai^i^m^  des^cemptes  qui  établissent,  à  li'en  pourvoir  èùttkeftk 
^p]e«Cataliiia  a  kid>ité  le  HKHoastère  jusqu'en  11601^  on  pot  e'aasuitor  des 
senuDesque-safamille  payait  chaque  année  pour  scm  eatretîen;  cm  v»- 
éniava  égalemofit  les  noms  des  religieuses  que  mentiefine  Catalina  est 
cn.partieulier  oeus  de-tes  4rois  sœurs.  Eoûn,  dans  leslivrespostérîeuis 
à  éWfLj  époque  où  l'aveoturiàre  s'éebappa  du  couvent,  on  ne  tFotwii 
plu»  traeedeson  existeace  |i). 

Ces  indices  exQÎtàrenI  la  curiosité  de  M.  de  Ferrer,  i^  il  voulut  pou»*^ 
ser  plus  loin  ses  investigations.  11  fit  faire  de  .minutieuses  recherches 
dans  les  archives  d'Amérique,  conservées  à  Séville.  On  y  découvrit 
les  certificats  ou  attestations  des  officiers  sous  les  ordres  desquels  Ca- 
talina  avait  servi,  la  pétition  qu'elle  adressa  au  roi,  la  réponse  cpii 
lui  fut  faite,  l'ordonnance  par  laquelle  une  pension  annuelle  lui  fut 
aeeofdée,  letheauGOup  de  letÉres  que  je  crois  liniilBle de vapporter  après 
II.  de  Fëvrer.  iUne  déoouvente  plus  singuliàre  eneore  vint  JMeuÉèt  disaîr 
fiMT^ous  ileB  «doutes 'dttipeimlant  éditeur  «et  réeompeMa  ^le  Aiifa^lftiile 
•de  Je»  învertigatioaetingéiMettses.  En  compulsant  les  dossiers  irelidife>i 
Oatatnoa,  M.  de  Fevrer  await  iappris  que  \e  «portrait  de  dia  «môtyii  aurait  «lé 
ftôt  ^r  >PraBeiBeo<Sre0oeiiai,  à  Rome,  où,  «ekm  (toute  pndiabillté,  it^ie^ 
^ratit  «ister  •eneore.  -Ontcheroha  ce  pwtrait  dans  itoutes  èes  .galerioa^t^ai* 
«MÂnes,  ce  tut  en  vaia;  mats»  au  oommencement  de  A6ÎQ^  M.  «de^er- 
ffer,  étant  aUé  «visiter  à  AJx-^la-Gbafielle  le  musée  de  M.  Sbeyeler,  ae 
im)uva  tout  à  coup  »ea  Jace^d^tui  takdeau  fvefmseailant  tune  (femme  'Ctt 
habit  de  guerre,  et,  au  haut  de  la  4oUe,  il  lut  oelte  ioacriptioniéente 
«B  'lettres  d'or,  d'an  demi-epouce  de  bauteur  :  JEl  alfMre%  dom  Catm*^ 
imade 'Erauêa^nalmtalde SannSebastian.  Anmo f 630. LeqMirtrait, sigaé 
S^acheea(d)  etnoB  ipas  Crescenzi,  awt  été  acheté  à  Madrid.  Aès*->loM 
il.  de>Ferrer  n'àésitaplos::  il  juihlia  pour  lui  et  ipottr  ses  amis  te  tm»* 
QMiacfit  deCatobna.  On  élaîtialors.à  la  veiUe  dak  révoliitioBtde jnitlety 
<e'était  mal'Qhoisir  son  temps.  Ia  tourmente  >politiquetemporta  te  mal^ 
fteureuX'livre,  <qui  disparut  aussi  jmystérieuaMBenit^iieThéreiiie  dont 

(1)  Lee  iB4iii4oire&  4e  Gutalina,  qui 'la  font  .naUve  ea  VMI5  tt  sortir  du  doltre  eolM^* 
font  en  désaccord  avec  les  registres  de  sa  paroisse  et  de  son  coûtent,  dont  nous  aviNV 
auiTÎ  les  indications,  et  d'après  lesquels,  née  en  1592,*elle  serait  sortie  du  cloître  en  iWI. 

(9)  Deux  p«intre8  4a  nom  de  Padieco  ont  iltaatré  presque  à  la  s^êfne  époque  Fécole 
<  «ipagBoie,  Fr.^iMheoOvie  célàbre  maître  ée  VelMquei»  et  Cbrklophe  Padheco,  qmk  i^êêt 
«aiUaii  à  Madrid  pour  le  duc  d*Albe.  M.  de  Ferrtr  ne  àé$\i^  ,pas  JL'aateur  du  poftraM. 


CATALIITA  DE  KKAI790.  638 

H  contait  l'histoire.  (Test  à  peine  s'il  fut  entrevn  ptr  qoefifue»  raMS 
amateurs,  et  il  est  passé  maintenant  à  l'état  de  curiosité  bibUegrar* 

pbîque. 

Les  mémoires  orignaux  de  Catalina  sont;  je  dois  le  dire,  maladM^ 
toment  écritis.  C'est  moins  un  récit  que  la  matière  d^un  récit;  c'estun 
SBC  et  court  sommaire  sans  animattion  et  sans  vie.  Qn  sent  que  la  maia 
4fA  a  tenu  là  plume  s'était  durcie  sur  le  pommeau  d'une  épée,  et  je 
fenmve  dans  Tinexpérience  mèine  du  narrateur  la  meilleure  gacantitf 
de  sa  véracité.  Turentés,  ces  mémoires  eussent  été  tout  différens^  lu 
écrivain  eût  fait  mieux  ou  autrement.  Le  style  de  Gatalina>  est  rudb; 
grossier,  souvent  obscur,  et  parfois  d'une  franchise  iotraduisôMiry  qui 
frise  le  cynisme.  A  tout  prendre,  ce  récit,  quoique  espagnol,  est  feia 
d'être  orthodoxe.  Uq  lecteur  scrupuleux  le  trouverait-il  mdme  con*^ 
damaable  au  point  de  vue  de  la  morale,  je  n'en  serais  aoUement  sur-^ 
pris;  quantité  de  dr6les  ont  été  pendus  qui  valaient  infiniment  mienirp 
j'en  conviens,  que  la  monja  alferez.  Ses  fautes ,  cependant ,  si  graves 
qu'elles  puissent  être,  n'inspirent  pas  le  dégoût.  C'est  une  natnpe  sau^ 
vage,  livrée  à  ellennéme,  qui  n'a  conscience  ni  du  bien,  ni  du  mitf. 
tierée  jusqu'à  quinze  ans  par  des  religieuses  ignorantes,  alMÉndonnés 
depuis  cette  époque  à  tous  les  hasarde  de  la  vie  errante,  à  tous  les  in^ 
stincts  d'une  nature  vulgaire,  Catalina  n'a  pu  apprendre  d'autare  morade 
que  celle  des  grands  chemins,  des  cmips  et  des  matelote.  Elle  ne  sisdt 
évidemment  pas  ce  qu*elle  fait;  elle  raconte  elle-même^  sans  malice, 
sans  forfanterie,  sans  janmis  songer  à  s'excuser,  des  hauts  faits  psÉ^ 
sibles,  au  temps  où  nous  sommes,  de  la  cour  d'assises.  Elle  vble  tfved 
candeur,  la  digne  femme,  et  elle  tue  avec  naïveté.  Pour  elle,  la  mort 
d'un  homme,  c'est  la  moindre  des  choses.  «  Elle  arrive  dans  telle  ville, 
écrit-elle  souvent  (parlant  d'elle-même  à  la  troisième  personne,  comme 
César),  et  elle  en  tue  un,  mata  a  uno,  ï>  C'est  un  homme  qu'elle  veut 
dire,  il  s'agirait  d'un  lièvre  qu'elle  ne  parlerait  pas  autrement;  mais,  en 
définitive,  pourquoi  serions-nous  plus  sévères  pour  Catalina  que  le  roi 
qui  l'a  récompensée  et  que  le  pape  qui  lui  a  donné  l'absolution? 

11  va  sans  dire  que  M.  de  Ferrer  ne  publie  pas  le  précieux  manuscrit 
sans  y  joindre  une  longue,  une  très  longue  moralité.  Il  interpelle  tour 
à  tour,  dans  sa  préface,  à  propos  de  l'éducation  de  Catalina,  de  sa  force 
musculaire  et  de  son  intelligence,  les  législateurs,  les  naturalistes  et 
les  philosophes.  Aristote,  Newton,  Lope  de  Vega,  Voltaire  lui-même, 
sont  mandés  au  conseil,  a  Dofia  Catalina,  s'écrie-t-il  en  se  résumant, 
est  loin  d'être  un  modèle  à  suivre!  »  Je  le  crois  bien.  «11  est  mal- 
heureux, ajoute-t-il,  qu'elle  n'ait  pas  autrement  utilisé  les  fortes  qua- 
lités dont  la  nature  lavait  dotée.  Qui  peut  dire  si,  mieux  dirigée  au 
couvent,  elle  ne  serait  pas  devenue  une  autre  sainte  Thérèse?  si,  tour- 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

née  vers  la  politique  ou  l'éloquence,  on  n'aurait  pas  vu  revivre  en  elle 
iine  autre  Aspasie?  si  Tenthousiasme  patriotique  n'aurait  fias  fait  d'elle 
une  autre  Portia?  si  l'amour  des  lettres  ne  l'aurait  pas  rendue  l'égale 
de  M""'  de  Staël  ?»  —  0  Corinne  ! 

Que  M.  de  Ferrer  nous  le  pardonne;  mais,  si  indulgent  que  nous 
soyons  pour  l'emphase  espagnole,  il  nous  est  impossible  de  partager 
ici  son  enthousiasme.  Nous  croyons  que  cette  pauvre  Catalina  a  fait 
tout  ce  qu'elle  pouvait  faire  pour  mériter  qu'on  s'occupât  d'elle,  et  son 
biographe  nous  paraît  bien  exigeant.  Femme  de  lettres,  à  coup  sûr, 
elle  eût  écrit  de  fort  mauvais  romans;  femme  politique,  elle  eût  aidé 
les  harengères  de  la  halle  à  pendre  les  vaincus  à  la  lanterne.  Si  elle 
était  resiée  chez  elle  à  filer  de  la  laine  comme  Lucrèce,  ou  à  pré- 
parer le  puchero  comme  une  honnête  Espagnole,  elle  aurait  été  désa- 
gréable épouse,  mère  méchante  et  détestable  cuisinière.  Enfin  le  rôle 
d'Âspasie  allait  mal  à  la  figure  de  Catalina,  bien  qu'elle  ne  fût  pas 
laide,  s'il  faut  en  croire  le  portrait  que  fait  d'elle  un  historien  espa- 
gnol, son  contemporain,  a  Elle  est  grande,  dit-il,  pour  une  femme, 
sans  avoir  cependant  la  taille  d'un  bel  homme.  Elle  n'a  pas  de  gorge. 
De  figure,  elle  n'est  ni  bien,  ni  mal.  Ses  yeux  sont  noirs,  brillans  et 
bien  ouverts,  ses  traits  altérés  par  les  fatigues  plus  que  par  les  années. 
Elle  a  les  cheveux  noirs,  courts  comme  ceux  d'un  homme  et  pom- 
madés selon  la  mode.  Elle  est  vêtue  à  l'espagnole.  Sa  démarche  est 
élégante,  légère,  et  elle  porte  bien  l'épée.  Elle  a  l'air  martial.  Ses  mains 
seules  ont  quelque  chose  de  féminin  dans  leurs  poses  plus  que  dans 
leurs  contours.  Enfin  sa  lèvre  supérieure  est  couverte  d'un  léger  duvet 
brun  qui,  sans  constituer  précisément  une  moustache,  n'en  donne  pas 
moins  un  aspect  viril  à  sa  physionomie,  d  Vous  figurez-vous  Aspasie 
avec  cette  moustache-là  I 

Si  l'on  voulait  trouver  absolument  un  sujet  de  comparaison,  il  serait,, 
ce  me  semble,  plus  naturel  de  citer  tout  simplement  le  chevalier  d'Éon; 
encore  le  rapprochement  entre  ces  deux  existences  amphibies,  et  l'on 
dirait  volontiers  monstrueuses,  ne  peut-il  pas  se  poursuivre  bien  loin. 
Le  chevalier  d'Éon  ne  ressemble  guère  à  l'aventurière  espagnole,  et  la 
première  difl(}rence,  c'est  qu'homme,  s'il  faut  en  croire  ses  biographes 
(bien  que  cela  ne  me  paraisse  pas  indubitablement  démontré),  il  fut 
condamné,  par  ordre  supérieur,  à  être  femme  pendant  la  dernière 
moitié  de  sa  vie,  tandis  que  Catalina,  femme,  devint  homme  avec  l'au- 
torisation du  pape.  Capitaine  de  dragons  et  chevalier  de  Saint-Louis^ 
diplomate  par  occasion,  intrigant  par  goût  et  par  nature,  coureur  de 
boudoirs  par  forfanterie,  le  chevalier  d'Éon,  homme  de  cour  quand  il 
le  fallait  et  femme  séduisante  quand  il  était  nécessaire,  écrivain  mor- 
dant et  i^jiirituel  à  ses  heures,  ne  rap[)cHe;  sous  aucune  de  ses  meta- 


GATALINA  DE  ERAUSO.  69? 

morphoses,  notre  ignorante  religieuse^  qui  se  contenta  de  rêver  et  de 
conquérir  le  renom  d'un  flibustier.  Le  parallèle  peut  cependant  s'établir 
sur  un  point  délicat  et  singulier.  N'avez-vous  pas  souri  quand  cette 
nonne  bizarre,  après  avoir  tué,  volé,  et,  Je  le  crains,  triché,  après  avoir 
toute  sa  vie  couru  les  grands  chemins,  est  venu  parler  aux  évêques  et 
au  pape  de  ses  vertus  pudibondes?  Le  chevalier  d'Éon,  après  avoir  fait 
grand  bruit  de  ses  bonnes  fortunes,  dont  il  tirait,  à  ce  qu'on  peut  pré- 
sumer, un  fort  mince  parti,  contraint  à  quarante  ans  déjouer  le  rôle 
d'une  femme,  prit  son  masque  au  sérieux  et  endossa  avec  l'habit  toute 
la  modestie  du  beau  sexe.  La  pudeur  vint  rougir  pour  la  première  fois 
le  front  pâli  de  l'ex-capitaine  de  dragons,  et  il  existe  quelque  part  une 
lettre  de  la  nouvelle  chevalière  à  la  supérieure  de  la  maison  de  Saint- 
Denis,  où  elle  expose,  «à  la  manière  de  CataUna,  ses  chastes  prétentions» 
C'est  assez  de  rapprochemens.  L'histoire  de  ces  êtres  exceptionnels 
heureusement  fort  rares  peut  nous  amuser  un  instant;  mais  il  convient 
de  laisser  en  paix  à  leur  sujet  les  législateurs,  les  naturalistes,  les  philo- 
sophes. M.  de  Ferrer  n'aurait-il  point  pris  la  peine  de  démontrer  avec 
tant  de  patience,  preuves  historiques  en  main,  l'existence  de  la  monja 
cU ferez,  je  ne  m'en  inquiéterais  guère.  A  mon  avis,  si  les  mémoires  de 
Catalina  sont  intéressans,  fussent-ils  apocryphes,  j'ai  eu  raison  de  les  tirer 
de  l'oubli;  si,  au  contraire,  ils  sont  ennuyeux,  quoique  authentiques^ 
j'ai  eu  tort,  et,  avec  la  bonhomie  des  vieux  auteurs  espagnols  que  je 
me  suis  proposés  aujourd'hui  pour  modèles,  j'en  demande  bien  pardon 
au  lecteur. 

ÂLBXis  DE  Valoir. 


TOME  XVII.  42 


sacaeaBasaïKatteaBCBKBi 


POLITIQUE  COLONIALE 


BE  UANGLETERRE- 


L'AUSTRALIE. 


dwpm§lhê  f)9f»§e  ofHé  U*  S.  Beti§le,  bf  J.  Lort  Stokes.  2  toI.  ia-0o,  LoDdotfi  tSML 

IL  -^PhyMe^  DewrijtHon  of  Ifè^Souih  WaUt  md  Vam-Diemen^t  Umd, 
by  P*  £•  de  Slrzeiecki.  l  roi.  iii-8o,  Londoo,  1845,  Loogmon. 


Depuis  trente  ans,  la  politique  coloniale  de  l'Angleterre  est  entrée 
dans  une  des  phases  les  plus  dignes  d'attention  qu'elle  ait  parcourues, 
n  était  réservé  aux  négociateurs  des  traités  de  1815  d'étendre  et  d'af- 
fermir l'action  de  cette  politique,  si  bien  servie  déjà,  pendant  le 
*xvui«  siècle,  par  l'insouciance  du  gouvernement  français.  Non-seu- 
lement les  Anglais  furent  alors  admis  à  choisir  tous  les  points  du 
globe  qui  leur  convenaient  :  ils  surent  encore  ne  laisser  d'importans 
débris  qu'à  des  peuples  maritimes  dont  ils  n'avaient  plus  à  redouter 
la  concurrence.  L'Espagne  fléchissait  sous  le  poids  de  ses  possessions 
d'outre-mer,  agitées  par  l'esprit  d'indépendance;  la  Hollande,  dépouillée 
du  Cap,  refoulée  dans  les  îles  de  l'archipel  indien,  cernée  de  tous  côtés 
par  les  colonies  britanniques,  devait  renoncer  à  une  rivalité  désormais 
impossible.  Quant  à  la  France^  on  l'effaçait  pour  ainsi  dire  de  la  liste 


des  ^.puiasancfis  .oolonialos.  Senla»  la  GsaDda^ra^gnejKmiMàtjMienclM 
à  aoatgréuaeiècMde  ioitiaiiveç  8ellk>^eUe  awtassesi  de  leseouroe^i 
âUe(étaitass«i.sûce>de  s«8ihi«titutioiiSrpour.soi^ger  à  slagtandir.  Aussi, 
4|iiai)d  les  .iiiaw^&  eurapéess^siBiEmicàseQ  à  se  .fèrmar  devant  sas 
jMnsduite>^qiiaiidao]«pn|pre4éf ak>f^|MB^  vinila/oonlraîadre 

àrabavcbir  ds.DOi}¥£aux  débouchés  ouserar  de^piéteatoià  ses  envahis^ 
aeooaB^  U  dui  fut  .aisé  de  4ir^  parti  des  avantages  de  cette  -silttaticMi 
iin(iq|ktioiiMUe.rPo«ijniiii:a^  Kaecon^^liaBeineBtd&sesdessetiDaanrsooette 
suîte/days.  ks  idées,  cette.  persé^éraDae  daBs^les  jréflohdion^  4111  aoDtiIes 
meilleurs  (guraasidu «ufioss^  ou  la  yit  suoGfissiiwiaaiiLdoubler  J'éfteudus 
de  SQQ  domaine  iadien,  &*ouwjr*la  CUoe  et  déboider.)nsqa'aux  eiIré- 
<n^de.liûcàsuDfi&.  ^ 

Cenlestfpas  seulement  aufpoinide  Yuedesiintérôis  cearnieneiaux  qutil 
fàutise  placer  pour  ji|geF  sainement  la ;polrftiqiie>eokmiale  de  l'Ange 
leRre»  Sanstdout^,  l.'objeiquevediercheniBostvoisinsdanBJatYasteiarèflls 
où  ite.^e  sont  .lancés^est  île  même  >partoiit;  i  tels  .ils  étaient  ^ur  les.  bopds 
du  llississipi,  tels^nousles  «lierons awx.niws^dii  Gange  ou iduMiuira;. 
Satisfaire  auxioxigcmcâs  de Jeur  industrie  et  deileur  «eommeffce/décou- 
nnv  de  nouvelles  sources  de  licbessesi,  vaità  leur  but  principal.  Tou* 
lefois  leur  action,  envisagée  seus  >df autres  aspeets,  ipitnd  à  leur  insu 
miàmruniplusnobkcflEreotàre^iEnrHiâme  temps  e»> 

«ahissant  des  contrées  inconnues,  étend  ses  relûtiens  commerciales^ 
idie  accFoît  aussi  la  sphère  idée,  idées  euiropéenDCS  et<duigéaie  chrétien» 
Si  d'ailleurs  les  Anglais  n'obéissent  qu'à  un  «eul  insbîk}»  ries  moyens 
^ilS'em{4oient varient  selon les^Ueux  ettesicireonsluces. ill  ly  a  un^vif 
intévéi^  il  y  a  aussi  gueiqueipKoftt  pour  nous  à  suivre  ces  tmisferma- 
iioo^^  à  étudier  ces  .procédés  <di¥evs.. Dans  l'Inde,  l'àDgleterre  a  eu  ro^ 
jcours  à  la  ruse  et  à 'la  .force ,  xlMsant  ^d'abord  les  princes  *indigène<i^ 
les  attaquant  eusuîte.un  à  un,J^anl  avec  eux  desaLUaiiees  auesîtM 
isolées.,  pour  aboutir  en  définitive  à  une  .i»ploitation  aussi  sa/vante 
411'insatiahle,  à  un  de^potisaieimJlitaîre.^D  Otaéne,  elle  s!est  ptrésentée 
a  la  suite  de  marchands^cmades,  voulant  «plocar  à  tout  prix  un  produit 
auspect.  La  voilà  qui  ^nt  de  seglisser  à  Itoniéo  dernère  un  aventit-* 
làer  dont  les  projets  and^itieuîi  .s'étaient  eaehés.  d'abord  sous  des  dé<- 
xnon8trations,pttrementcammevciales.il)ansiks  autres  affcbipels  de  la 
JPolynésie  conuasie  aux  Jles  4e  <la  Société^  c'est  l'étendard  des  missio»"- 
nairea  méthodistes  qui  «e^dclpkNerdaTant  das  aawiss rbritanaîques. 

Parmi  ces  applications  ai  «vwffîéflBid'une  p^ticfue  qui'SermeAtie.iiai^ 
fout  également  b^Ue/.la  HM^^■s^8^»ffll^à^e,  la>nKÛusiwynsante  n'edi 
pas.la  colonie  iondée  sur  les  mages^ded' AustMdie.  >Li'ess9drd'Un  régûne 
pénit^tiaire  a  été  l'.Sfmbi^yoA  de  cofueufel  nmpm.  !A^|oufd'bui  cet 
immense  domaine,  fui  «'est  ajouté  à  tantt  d'autres,  altife^de  phis^  en 
plus  l'attention  du, gouvernement  anglais. «Dans  la  légieti  du  sud-est 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

oiï  retrouve  la  vie  et  le  mouvement  de  l'Europe.  Cette  terre  se  trans- 
forme, ces  déserts  s'animent  sous  la  baguette  magique  de  l'industrie 
moderne;  des  cités  commerçantes  s'y  sont  élevées  comme  par  enchan* 
fement.  Autour  de  plusieurs  points  des  côtes,  des  bateaux  à  vapeur 
versent  déjà  leur  fumée  sur  l'Océan  vaincu.  Ainsi ,  dans  VAustral%€h' 
Félix,  dans  la  baie  du  Port-Philippe,  deux  villes  nées  d'hier,  Melbourne 
et  Geelong,  ayant  des  quais,  des  docks,  des  phares,  sont  rattachées 
l'une  à  l'autre  par  un  service  de  steamers  quotidiens,  comme  Londres 
et  Edimbourg.  Dans  la  terre  de  Van-Diemen  ou  Tasmanie,  on  rencontre, 
sur  une  excellente  route  traversant  Ttle  entière  de  Hobarton  à  Laun- 
ceston,  des  relais  de  poste  et  des  auberges  comme  en  Europe.  On 
parle  de  construire  un  chemin  de  fer  entre  les  deux  villes,  afin  d'ouvrir 
aux  marchandises  une  voie  qui  éviterait  les  dangers  d'une  mer  ora- 
geuse et  semée  d'écueils.  En  vingt  endroits  de  l'Australie,  et  surtout 
dans  la  Nouvelle-Galles  du  sud,  où  le  charbon  de  terre  est  à  si  bas 
prix,  on  s'occupe  également  de  la  construction  de  chemins  de  fer;  on 
discute  les  tracés,  on  s'échauffe  comme  à  la  Bourse  de  Paris  ou  de  Lon- 
dres. Voyez-vous  un  indigène  nu  et  abruti  regarder,  du  haut  d'un  roc, 
une  locomotive  volant  sur  la  surface  des  plaines,  les  dernières  con- 
quêtes de  la  civilisation  transportées  au  milieu  d'une  nature  encore 
sauvage,  les  plus  étonnantes  merveilles  de  l'industrie  sur  un  théâtre 
tout-à-fait  primitif!  Voici  d'un  côté  l'homme  au  dernier  degré  de  l'é- 
chelle intellectuelle,  et  de  l'autre  une  des  plus  magnifiques  expressions 
de  la  puissance  de  l'esprit  humain!    ' 

Comment  se  fait-il  qu'en  France  nous  jetions  si  rarement  les  yeux 
vers  ce  monde  en  travail  qui  sollicite  notre  curiosité  par  d'aussi'frap- 
pans  contrastes?  Ne  devrions-nous  pas  suivre  avec  plus  d'attention  les 
mouvemens  de  cette  société  naissante,  si  singulière,  si  active,  si  auda- 
cieuse, et  à  laquelle  les  immenses  progrès  accomplis  en  un  demi-siècle 
semblent  promettre  un  rôle  important?  A  peine  possédons-nous  quel- 
ques vagues  et  incomplètes  notions  sur  les  curieux  élémens  dont  elle  se 
compose  et  sur  son  caractère  moral  et  politique.  Les  relations  publiées 
^ns  notre  pays  ne  sont  plus  au  niveau  de  la  situation  actuelle ,  et  ne 
suffisent  pas,  d'ailleurs,  pour  nous  donner  une  juste  idée  de  l'œuvre 
entreprise  par  l'Angleterre  et  des  résultats  de  cette  œuvre,  soit  pour  le 
peuple  anglais,  soit  pour  le  monde.  U  semble  cependant  qu'au  double 
point  de  vue  de  la  civilisation  et  de  la  force  relative  des  états,  la  France 
et  l'Europe  auraient  de  graves  motifs  pour  se  préoccuper  des  efforts  de 
la  Grande-Bretagne  dans  cet  hémisphère  méridional  où  elle  a  im^ 
planté  la  race  européenne.  N'aurions-nous  pas  aussi  quelque  intérêt  à 
savoir  comment  elle  s'est  conduite  envers  les  tribus  indigènes,  et  si  elle 
a  donné  l'exemple  de  cette  modération,  de  cette  philanthropie  dont  elle 
se  fait  volontiers  l'apôtre  auprès  des  autres  peuples? 


l'australib.  641  ; 

Des  écrits  récemment  publiés  en  Angleterre ,  soit  par  des  colons ,  soit 
par  des  otflciers  de  la  marine  royale,  soit  par  des  voyageurs ,  ont  ré- 
pandu un  nouveau  jour  sur  le  système  de  colonisation  que  les  Anglais 
pratiquent  dans  la  Nouvelle-Hollande.  Aucun  de  ces  ouvrages  ne  nous 
a  paru  renfermer  un  tableau  plus  complet  de  l'état  actuel  du  monde 
austral  que  la  relation  d'une  longue  et  heureuse  mission  hydrogra- 
phique accomplie  par  le  capitaine  Stokes,  commandant  le  navire  le 
Beagle.  A  côté  des  nombreux  détails  techniques,  ce  journal  présente 
des  observations  qui  nous  permettent  d'apprécier  les  progrès  de  nos 
voisins,  et  de  voir  en  quelque  sorte  à  l'œuvre  leur  âpre  activité.  Bien 
que  naturellement  enclin  à  jeter  un  voile  sur  les  fautes  de  ses  com- 
patriotes, l'auteur  sait  ne  point  ériger  à  leur  égard  TindulgencQ  en 
système;  il  se  contente,  en  général,  de  ne  pas  flétrir  trop  haut  les 
abus  qu'il  s^e  croit  obligé  de  reconnaître.  Cette  bonne  foi  évidente 
n'est  pas  le  seul  titre  du  capitaine  Stokes  à  notre  confiance  :  il  est 
demeuré  plus  de  six  ans  sur  les  côtes  de  l'Australie,  de  i8d7  à  i84d, 
et  n'a  pas  vu  en  touriste  impatient  les  contrées  dont  il  parle.  Le  Beagle 
a  fait  plusieurs  fois  le  tour  de  ce  continent;  il  a  visité  toutes  les  posi- 
tions importantes  et  touché  souvent  à  des  rivages  inconnus,  auxquels 
il  semblait  porter  la  promesse  de  la  civilisation.  Pendant  ces  longues  et 
laborieuses  excursions,  le  capitaine  Stokes  ne  négligeait  rien  de  ce  qui 
pouvait  éclairer  son  pays  sur  les  ressources  et  les  besoins  de  la  colonie 
australienne.  Le  récit  d'une  simple  expédition  hydrographique  est  de- 
venu ainsi  un  document  poUtique  d'un  intérêt  général. 

U  est  cependant  un  aspect  du  pays  que  le  capitaine  Stokes  a  été  con- 
traint de  laisser  dans  l'ombre.  A  son  importance  politique ,  la  Nou- 
velle-Hollande unit  des  richesses  naturelles  qui  attendent  aussi  les 
recherches  des  explorateurs.  Un  autre  voyageur  a  décrit  cette  face  cu- 
rieuse du  monde  austral.  M.  de  Strzelecki,  dans  une  relation  publiée 
quelques  mois  avant  l'ouvrage  du  capitaine  Stokes,  nous  donne  le  ré- 
sumé de  ses  études  sur  la  terre  de  Van-Diemen  et  la  Nouvelle-Galles 
du  sud.  La  géologie,  la  minéralogie,  la  zoologie,  la  météorologie  et 
la  botanique  lui  doivent  d'intéressantes  observations.  Quelques  pages 
sont  consacrées  à  la  race  indigène  et  aux  colons  européens;  mais  l'au- 
teur nous  paraît  sur  ce  point  beaucoup  moins  impartial  que  le  com- 
mandant du  Beagle,  beaucoup  plus  porté  à  excuser  les  fautes  des 
Anglais.  Ce  qui  donne  du  prix  à  son  livre,  ce  sont  donc  moins  les  im-. 
pressions  du  voyageur  que  les  remarques  du  savant.  C'est  par  sa  partie 
politique,  au  contraire,  que  le  livre  du  capitaine  Stokes  se  recommande 
surtout  à  notre  attention.  Les  deux  ouvrages  qui  nous  serviront  de  guides 
sur  le  continent  austral  se  complètent  ainsi  l'un  l'autre,  et  nous  n'au- 
rons pas  de  peine  à  y  puiser  les  élémens  d'une  utile  appréciation. 
Toutefois,  avant  de  dire  comment  l'Angleterre  a  procédé  dans  une  de 


REVUE  DIS  tMÊVX  IIONDES. 


»s  pIfiBdineiles'MtrepriicSyîiliettiYieiilde  pnendremeidéeikiiaÉte 
p»jfsoàs'tst'dé|iloyé8i'éBergif(iie^^  ^énie  0dklmWlBar.^Co1»- 
Illerl$oIls  donc  paarif»re,àla  suite  du  Biêafk^  leiloarfde  rÀmtcntier: 
e'estile  phss'S&r  meyen  de  ipous  intéraseer  aux  ettnrtBicbotiCBtte  éeane 
a'été>le 


1. 

Le  coiitfoeitt  appelé  Australie  oulf ouTiMe-Hfdtande  6Bt<sîtMé^ 
on  «ail,  auiMod-HMi  de  rAfîe,  sou8  la  mêmelatitude  a^peuipiès  qoeile 
cap  de'fionne^SBpéraiieeelle  Brésil,  dans  la  vaste  mer  qui  ts^'éteiid  des 
oMe9  orientales  de  l'Afrique  aux  Tirages  occidentaux  deJ'AinérîqQetên 
Sud JÉgal  en  superficie  aux'qus(l^e<^inquiè^les  deVËurape,  il  sedéidoîe 
depuis  le  it*  juaiu^au:da*  de  latilude,  et  du  iil*  au  tW  de  longitude. 
9tt  oèié  de  rcoest  et  du  sud,  ai  on  eneepte  la  Taamaiiie  od  iesre  de 
VaD^Diemen,  qsii  s'y  irdttaébe  pour  ainsi  dire,  TAustrabe  esticœnpléte- 
Bfient  isolée.  Aid  nord,  au  contraire ,  eHe  toucke  presque  aux  Use  de  la 
Iblaisieei  àila^Nourelle^Gukiée.  Jbu  cMé^le  r<est,  mais  à  une  distaaee 
beaucoup  j^DSigmode,  elle  a  devant  elle,  — outreila  Nouvelle-ZélaBde, 
la  NouveMe^CalàdDnîe  «tiplusieuis  ttes  >qitt  appartiennent  à  la  (même 
diviskmooéanicpse,  -<—  tes  mille  arckipds^e  la  PolyBéste.  >QMe'kKwt, 
dent>rintérieur>est  aieere un  livre  fermé,  8e'<Mvi8e  enqtntre  régioBS:: 
F  Australie  septentrionale,  l'iAustialie  oocideotak ,  T  Austratie  niiéridia^ 
nale,  et  la  NouveUe-CaUeadu'Sud,  qui  emiïrasse  une  partie  duiroidiiet 
remonte  àyestijusqu'auoL  Umîtesde  la  contrée  septenlriiiiiaie.'Sar  une 
aussi  vaste  étendue  de  terrain ,  le  eËmai  est  natureUemâit  varié;  il  mt 
presque  parlMst 'tués  sain  et  trèslorvorable  axix  Européens^^mais  prinon 
paiement  dans  tes  contrées,  du'sud.  La  température  y  descend  .piashas 
fue  dans  les  teiitudas  correspondantes  de  rhéasisphère  >bQréaL 

Le  «YC^ageur  qui  eemmenoe  f  eaplevation  de  l' Austeolie  pu*  tes  câtaa 
eccidofilàles  «voit^se  pafsaous  son  ptas  triste  aspect  Sur  ces  côtes,  ira«- 
remevt  visitées  ijusqu'àoe  jour,  le  regard  n'embrasse  d^ucauitdes  œ»- 
taines  de  ikiilomètres^que  des  Tirages  ptate,  nus  et  «sablonneux.  il^Une 
figure' te  déseiwbantenaeottd'un  nouveau  colon  qui  •s'estembaiTpiéiaiff 
la  foi  des  agioÉeurs  «u  ctee^ageufrd'énûgrateon.  :Au  lieu  das*sites^inp»^ 
sans  qui  devaîeRtifraipperse8'yeux,!il  n'aperçeiticlqu'^mie  plttneaaoi^ 
tone  bordée  au  Mn  ?pnr  (une  obalbK  de  >ooteaux  arides;  en  ^lus  dirai 
endroit,  41  recoonalttlaTlDacedes  ra^rages  cmnmis  partes  rares^trilMnrin» 
digènes  qui  tiabikeÉbaetteipartied»  eontinent.  Soit  par  négligence,  soit 
à  dessein,  tes  natmeteimettanit  le  feu  i  desi monceaux  d'besbe&sèdK^fte 
feu  couve I inaperçu  jttsqn*àfee  qu'un  soirfie  d'air  itetpowoe  au  buésatm 
voisin;  te  flamme,  promenée  par  1& vent,  traverse  tbientât  te  .pvaine, 
gagne  te  moiitogwe,  siétenee  par-4Iessus  le  lit  du  torrent  dessédiéy  en- 


L'AUsnuiàiB.  MB 


¥6lap(ie  et  déy^neles  broasflàiUfifl  et  ks  grands  arbres  de*  la  forât^  lais- 
wnisevlement  çà  et  là  des  troncs^  noircis  et  dépenlllés  comme  pour 
maix|uer  son  passage.  L'ineendie  finit  par  s'éleindre  faute  dfalimens 
ouan  retour  des  pluies  de  l^aulcmme;  nmis  les  yallées  qu'il  aparceumes 
restent  privées  peur  long-temps  de  leur  parure  yégétale;  Si  Ton  oeoH 
tinue  à  remonter  vers  le  nord^  on  longe  des  masses  éncNrmes  de  rochers^ 
dlun  caractère  primitif,  entassés  irrégulièrement  les  uns  au-dessus  des 
autceSf.  (piques  collines  verdoyantes  ornées  d'une  végétotion  toute 
bBésilienBe,  quelques  prairies  fertUes,  sendilest  avoir  été  jrtées  là  de 
loin  en  loin  cenuna  peor  mieux  fûre  ressortir  la  désolation  générale. 

La  partie  de  ces  côtes  comprise  entre  la  rivière  Greenough  et  la  baie 
Gautbeaume  est  bordée  par  une  cbaine  montagneuse  appelée  cbatne 
Vjotoria  et  dominée  par  deux  pics  élevés,  le  pic  Wizard  d^envwon 
9S0  mètres  de  baut,  et  le  pic  Fairfarde  près  deSOO  mètres.  Lesécueîls 
d!Abrolbos>  composés  d'un  groupe  de  corail  et  voisins  de  ces  rives,  sont 
fameux  par  le  naufrage  de  deux  vaisseaux  bollandais.  La  mémoire  de 
ces  désastres,  dont  l'un  date  pourtant  de  deux  cents  ans  et  l'autre  de 
cent  brente,  est  demeurée  vivante  dans  ces  parages.  Le  marin  abordant 
sur  les  lies  du  groupe  Pelsart,  à  la  vue  des  débris  rongés  par  le  temps 
qui  rappellent  encore  les  souffrances  des  naufragés,  ne  se  souvient  pas 
sans  émotion  des  premiers  argonautes  dont  l'audace  et  le  malbeur  ont 
frayé  cette  route  périlleuse. 

Plusieurs  rivières  ont  été  découvertes  par  le  Beagle  vers  l'ouest  et  le 
nord  de  la  Nouvelle-Hollande.  L'une  de  ces  rivières,  nommée  Adélaïde, 
permet  de  pénéker  assez  avant  dans  les  terres.  Deux  autres  Qeuves, 
qui  ont  reçu  les  royales  dénominations  de  Victoria  et  d'Albert,  facilite- 
ront aussi  la  reconnaissance  de  certaines  parties  du  pays.  Ces  décou^ 
vertes  sont  d'autant  plus  précieuses  que  les  cours  d'eau  sont  rares  dans 
l'Australie;  le  Hurray,  qui  arrose  la  Nouvelle-Galles  du  sud,  {laraît  jus- 
qu'ici le  plus  considérable  des  fleuves  de  cette  !le  immense. 

La  côte  orientale  ne  fatigue  pas,  comme  celle  de  l'ouest,  l'œil  du 
voyageur  par  la  monotonie  des  aspects.  A  chaque  instant  se  déroulent 
de  nouveaux  paysages,  animés  par  la  présence  d'une  population  indi- 
gène plus  nombreuse  et  plus  agglomérée;  ce  n'est  guère  qu'à  la  pointe 
septentrionale  et  aux  environs  du  cap  d'York,  que  la  nature  reprend 
le  caractère  aride  et  désolé  qu'elle  présente  sur  la  côte  occidentale.  Là 
le  sol  s'élève  à  peine  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Un  seul  pic,  en 
face  des  îles  de  la  Possession,  coupe  la  triste  uniformité  de  la  plage.  Le 
territoire  parait  stérile,  rien  n'invite  à  y  descendre  et  encore  moins  à 
s'y  arrêter;  mais  le  navire  a  bientôt  perdu  de  vue  cette  lugubre  per- 
spective, et,  s'il  file  vers  le  sud,  il  entre  dans  une  espèce  do  canal 
bordé  d'un  côté  par  le  rivage  pittoresque  de* l'Australie,  et  de  l'autre 
par  cette  ligne  de  rochers  de  corail  qu'on  appelle  la  grande  barrière. 


644  REVDE  DJSS  DEUX  MONDES. 

et  qui  compte  plus  de  4,000  kilomètres  de  long.  Merveilleux  caprice 
de  la  nature,  cette  chaîne  d'écueils,  dont  le  nom  n'est  jamais  entendu 
avec  indifférence  par  le  marin  qui  traverse  les  passes  du  nord ,  forme 
une  sorte  de  rempart  contre  les  vagues  courroucées  de  TOcéan.  Quel- 
quefois la  grande  barrière  disparait  entièrement  sous  les  flots,  quel- 
quefois une  ligne  épaisse  d'écume  blanchâtre  en  dessine  les  capricieux 
contours;  ailleurs  la  crête  orgueilleuse  des  écueils  se  dresse  au-dessus 
des  eaux  et  semble  défier  le  marin  de  regagner  la  pleine  mer.  11  serait 
téméraire,  en  effet,  de  s'aventurer  dans  les  rares  et  sinueux  passages 
qui  coupent  cette  ligne  de  brisans.  On  sait  qu'après  avoir  parcouru 
plusieurs  centaines  de  kilomètres,  Cook,  ennuyé  de  se  voir  ainsi  em- 
prisonné par  une  muraille  sans  fin,  essaya  de  prendre  le  large  à  la 
hauteur  d'Endeavour-Reef,  et  que  cette  tentative  fut  fatale  à  son  na- 
vire. Les  écueils  de  corail  partent  du  détroit  découvert,  il  y  a  deux  cents 
ans,  par  l'Espagnol  Torrès,  entre  la  côte  septentrionale  de  la  Nouvelle- 
Hollande  et  la  Papouasie,  et  se  prolongent  presque  jusqu'à  Moreton- 
£ay,  au  nord  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud  (1). 

En  sortant  de  ce  canal  gigantesque,  nous  entrons  dans  le  domaine 
proprement  dit  de  l'Angleterre;  nous  avons  devant  les  yeux  les  mille 
caprices  d'une  côte  accidentée  où  s'étalent  les  soudaines  manifestations 
du  génie  européen;  puis  nous  longeons  pendant  quelque  temps  un  ri- 
vage hérissé  de  rochers  de  60  à  80  mètres  d'élévation.  Tout  à  coup  une 
brèche  inaperçue  s'ouvre  dans  cette  muraille  de  granit.  Le  regard  n'a 
pas  le  temps  de  s'arrêter  sur  cette  ruine  apparente,  que  déjà  le  navire 
glisse  entre  les  parois  déchirées  dans  la  baie  magnifique  du  Port-Jackson . 
On  est  en  présence  d'un  tableau  féerique.  Des  coteaux  couverts  de  bois 
et  de  maisons  de  campagne  encadrent  des  eaux  tranquilles,  semées  d'î- 
lots, dont  la  vague  caresse  doucement  les  bords  inclinés.  A  ces  rians 
aspects,  à  cette  situation  heureuse,  on  reconnaît  Sydney,  la  ville  la  plus 
importante  de  l'Australie,  la  capitale  de  la  NouVelle-Galles  du  sud. 

Plus  loin,  à  l'extrémité  méridionale  de  la  Nouvelle-Hollande,  près 
du  détroit  de  Bass,  la  grève  n'est  plus  unie  comme  aux  environs  du 
cap  d'York.  Le  promontoire  Wilson,  qui  termine  l'île  de  ce  côté,  est 
composé  d'un  bloc  de  montagnes  qui  dressent  vers  un  ciel  brumeux 
des  pics  de  1 ,000  mètres  de  haut.  Ces  sommets  chauves  et  désolés,  cou- 
verts presque  toute  l'année  d'épais  brouillards,  sont  très  rarement 
éclairés  par  les  rayons  du  soleil.  Au  pied  de  ces  masses  énormes,  cent 
îlots  jaillissent  de  la  mer.  On  dirait  des  sommets  de  montagnes  dont  la 
base  serait  profondément  enfoncée  dans  les  abîmes.  Battus  par  des  vents 


(1)  Grâce  à  la  politique  mcliculcusc  de  la  cour  d'Espagne,  le  dclroil  de  Torrès  n'a  vtc 
connu  du  commerce  que  vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  après  la  prise  de  Manille,  cù 
les  Anglais  trouYèrent  une  iopie  oubliée  des  rapports  originaux  du  navigateur  espagnol. 


L'AUSTRALIE.  645 

éternels  et  environnés  de  brisans,  ces  ilôts  sont  inabordables.  De  loin 
en  loin,  cependant,  il  arrive  qu'un  calme  subit  se  fait  autour  de  leurs 
rivages  déserts;  mais  à  peine  le  calme  dure-t-il  quelques  heures  :  les 
flots  reprennent  bientôt  leur  mugissement  accoutumé  et  ceignent  ces 
lieux  maudits  d'une  infranchissable  barrière. 

Jusque  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  on  avait  ignoré  si  la  terre  de 
Van-Diemen  ne  se  rattachait  point  par  un  isthme  au  continent  austral. 
A  l'époque  du  second  voyage  de  Cook,  le  capitaine  Furneaux,  dans  son 
rapport  sur  les  côtes  orientales  et  méridionales  de  la  Tasmanie ,  disait 
positivement  :  «  11  n'y  a  qu'une  baie  entre  la  terre  de  Van-Diemen  et 
la  Nouvelle-Hollande.  »  La  découverte  du  détroit  dont  l'intrépide  Bass, 
qui  servait  comme  chirurgien  à  bord  du  navire  anglais  Jtelitmce,  af- 
fronta le  premier  les  périls  inconnus,  acheva  de  fixer  les  esprits  sur  la 
configuration  générale  de  l'Australie. 

Une  multitude  d'Ilots  un  peu  moins  tristes  et  un  peu  plus  grands 
que  ceux  du  promontoire  Wilson  parsèment  le  détroit  de  Bass  vers 
ses  deux  entrées  de  l'orient  et  de  l'occident.  Tous  ces  groupes  ont  à 
peu  près  la  même  apparence.  Des  coUines  granitiques,  en  forme  de  cône, 
revêtues  çà  et  là  jusqu'à  leur  sommet  de  buissons  impénétrables,  s'élè- 
vent sur  des  plaines  stériles.  A  part  de  rares  eucalyptus,  on  n'y  voit  que 
des  arbrisseaux  dont  les  coups  de  vent  empêchent  le  développement. 
Une  fois  le  détroit  de  Bass  traversé,  on  touche  à  ces  rivages  du  midi  où 
la  Providence  a  répandu  ses  faveurs  avec  une  prodigalité  incroyable. 
Les  yeux  séduits  retrouvent  des  sites  dont  la  magniOcence  égale  celle 
de  Sydney.  Peu  à  peu,  en  avançant  vers  l'ouest,  les  plaines  reparaissent 
et  nous  préparent  à  revoir  les  vastes  solitudes  d'où  nous  sommes  partis, 
et  où  nous  revenons  après  avoir  fait  le  tour  de  ce  continent  austral  si 
riche  en  magiques  contrastes. 

On  comprend  sans  peine  maintenant  la  passion  qui  a  poussé  vers 
cette  terre  tant  de  voyageurs  aventureux.  En  présence  d'une  nature 
singulière  et  féconde,  l'imagination  aime  à  se  donner  carrière,  elle 
devance  volontiers  la  marche  du  temps  et  voit  déjà  la  civilisation  por- 
ter sa  grandeur  et  ses  richesses  jusqu'au  fond  de  ces  vallées  où  se  ré- 
fugient aujourd'hui  quelques  peuplades  errantes.  Ce  rêve  commence  à 
se  réaliser,  et  on  peut  s'abandonner  avec  confiance  à  de  séduisantes 
prévisions,  quand  on  songe  aux  transformations  qu'un  demirsiècle  a 
vues  se  produire.  Ce  sont  les  progrès  accomplis  qui  répondent  ici  des 
progrès  futurs. 

II. 

Pendant  près  de  deux  cents  ans,  l'Australie,  négligée  pour  l'Amérique, 
resta  presque  oubliée  de  l'Europe.  Jetée  au  milieu  du  Grand-Océan, 


616  REVUE  DBS  DfiUX  MONDES. 

loin  de  toutes  les  routes  alors  &équcniées  par  le  corninemie,  elle  fut 
étrangère,  depuis  le  commencemeDt  du  Xfvr  siècle  jusqu'à  la  fin  'do 
xviii''y  au  mouvement  oolonial  des  états  européens.  Si  Ton  admeltut 
les  prétentions  des  nanôgalenrs  portugais  et  espagnols,  la  décour^te 
de  ce  continent  aurait  suivi  de  quelques  années  les  ei^éditions  de 
Christophe  (Colomb  et  de  Vasco  de  Gama.  Toutefois  les  (risites  des  Hol- 
landais, en  I0II5,  «ont  lespienûèras  sur  lesquelles  nous  possédions  des 
témoignages  tewtains.  Les  marins  de  la  Hollande  se  montrent  a  peu 
près  seuls  sur  la  terre  australe  pendant  le  cours  du  xvn'^'Sièole.  A  Diok 
Hartigbs,  qui  découvrit  en  IdtO  les  côtes  occidentales,  succède,  en  1 6t?, 
Pieter  Nuyîs,  qui  eiploreles  rivages  du  sud.  Puis,  Abel  Tasman,  en- 
voyé 4)ar  la  compagnie  des  Indes-Orientales,  visite  le  nord  de  111e  et 
reconnaît  au  sud  la  terre  qu'il  appela  Van-Diemen,  en  T  honneur  du 
gouverneur  de  Batavia.  Ce  n'est  guère  qu'un  siècle  et  demi  plus  tard 
qu'apparaissent  les  navigateurs  anglais  et  français  :  Dampieirre,  Bou- 
gainville,  Cook,  Purneaux,  La  Peyronse,  Vancouver,  d'Entrecasteam^ 
Baudin,  Flinders,iKing,  Freycinet,  Dumontd'Urville.  La  patrie  de'lNck 
Hartighs  et  d'Abel  Tasman  avait  bien  mérité  de  donner  son  oom-a  li 
nouvelle  terre,  et  pourtant  le  nom  d'Australie,  qui  s^aipplique  aussi  à 
toute  la  partie  centrale  de  TOcéanie,  parait  destiné  à  prévaloir  sur  celui 
de  NouveUe^HoIlande. 

C'est  en  4788  qu'un  navire  anglais,  chargé  de  sept  cent  soixante  cou» 
pwts,  après  s'être  arrâté  un  instant  à  Botany-Bay,  dont  la  situation  ne 
parut  pas  convenable,  vint  débarquer  à  Port-Jackson,  un  peu  plus  veis 
le  nord,  et  jeta  les  fendemens  de  Sydney.  De  cette  époque  date  rentrée 
de  l'Australie  dans  le  mouvement  commercial  du  monde.  Les  fioUan» 
dais,  les  Espagnols, les  Français,  n'avaient  fait  que  passer  près  des  cotes 
et  les  saluer  de  leur  pavillon;  pour  la  première  fois  desEaropéens 7 
descendaient  avec  la  .pensée  de  s'y  établir. 

La>France  a  songé  depuis,  à  diverses  reprises,  à  suivre  l'exemple  dt 
r Angleterre  et  àstinstaller  aussi  dans  la  Nouvelle-Hollande.  Durant  les 
premières  années  de  la  restauration,  elle  mit  même  le  pied  i  Atbaaiy^ 
tout-à-fait  an  sud-ouest,<où  l'atUraieiit  un  climat  délicieux  et  le  meillenr 
port  de  la  région -méridionale.  Soit  mauvais  calcul,  soit  faiblesse,  la^i^ 
sMion  fut  presque  aussitôt  abandonnée.  Notre  expédition  avait  eu  ipour 
unique  résultat  de  vévélef  awx  Anglais  l'importance  maritime  d'iM«- 
bany.  Dans  )8eii>  dernier  voyage  aotour  du  monde,  ^Dmnont  d'UrviUe 
avait  été  chargé  de  choisir,  sur  les  côtes  du  nord,  le  lieu ile plus Ja«- 
vorable  pour  un  établissement  français  :  il  avait  jeté  les  yeux  sur  le 
Port-Essington;  mais  à  son  arrivée  la  place  était  déjà  prise,  les  An- 
glais venaient  d'y  débarquer.  Notre  gouvernement  n'a  manifesté  de- 
puis lors  aucune  velléité  d'occupation.  Qudques  coms  ft«]»^s,  ^qui 
rappellent  les  décoivfevtes  de  nosinavigateurs,  sont  la  saule  Jbraae  qna 


làJ'tance  aitibitsée  de  99a  passage  (i.^.  A  l'est»  près,  de  BetaD|i-Bay,  une 
oafottne  a  été' élevée»  en  1825^  à  la  méiqoire  deLaPeyrouse.  G!est  de 
laïque;  oereélèbrenawigaieurtraiisiiiii  de  ses  nouifeUea  poap  la  dernièce 
lois,  ea  iîldèj  aTantd'aller  trouver  à  Tile  de  HanaicolO'  1er  oaufeage  et 
k  mort.  Au  pied  de  cette  colonne,,  une  pierre  modeste  maïque  le  tom- 
beau d'un  prêtre  catholique  français»  nommé  Le  RecoYeur»  qui  accom- 
fagnait  La  Peyrouse  en.qualité  de  naluraliete»  et  qui  mounut  loin  de  sa 
gatrie  avanide  gagner  la  renommée  qu'il^aurait  pu  de^ir  àlà  seienoe. 

L'Angleterre  n'a  pointi de  titres  sérieux  à  alléguer  pour  empocher  un 
autre  peuple  de  s'établir  dan»  les  immenses  solitudes  qui  séparent  ses 
étabiissemens  de  l'Australie.  Elle  n'hé»te  pas»  cependant»  à  regarder 
tout  le  continent  comme  sa  propriété.  La  mèflae  nation  qu'efllarouchent 
le  protectorat  ùiançais  à  Taïti  et  les  efibrtssi  légitimes  de  la  Hollande 
dans  l'archipel  indien,  s'attribue  undrcxt  de  souveraineté  exclusive  sur 
une  contrée  presque  aussi  étendue  que  l'Europe.  On  verrast  elle  peut 
appeler  du  moins  au  service  de  ses  prétentions  l'intérêt  de  la  oiviûsa- 
tion  européenne.  On  voira  si»  au  lieu  de  propager  cette  civilisation,  elle 
n'en  a  pas  fait  trop  souvent  un  o^et: d'épouvante  pour  les  populations 
barbares  quii,  ici  comme  dant  le  cestede  L'Océanie,  tremblent  devaat 
aa  puissance. 

Fendant  les  premières  années  qui  suivirent  l'occupation  de  F  Austra- 
lie» les  progrès  de  l'Angleterre  avaient  été  lents  et  circonscrils.  Sans 
parler  du  détestable  régime  intérieur  de  la  colonie  qui  aurait  suffi  pour 
puradyser  son  easor  (2)»  les  guerres  de  la  révolution  et  de  l'empire  ap- 
pelaient aiUeurs  les  forées  britanniques.  Ge  n'est  qu'après  la  pais  géné- 
mle  que  les  Anglais  s'étendent  d'aboid  dan»  toute  la  Nouvelle*-Galles 
du  sudv  depuis  lioreton«-Bay  jusqu'au  cap  Howe»  sur  une  c6ts  dfeii^- 
vîron  i,iOQ  kilométras  de  long»  pour  envahir  ensuite  des  rivaiges  plus 
âoigttéfi  de  leur  établissement  primitif.  On  voit  peu  à  peu>de80olons 
libres  venir  exploiter  le  travail  des  cotioicrs/ sortis  des  prisons  de  Lon- 
dresi  11  y  avaitrlà  en  effet  un  appât  certain  pour  la  race  anglaise»  si 
prompte  à  émtgrerde  son>ite  brumeuse  et  à  iS'en  aller  cheraher  for- 
tune dans  des  régions  lointaines. 

En  18^»  le  m^jor  Lockyer  arrive  de  Sydney  au  port  d'Albanyv  qui 
venaitul'ètre  abandonné  par  les  FrançaiSi  Oa  a  construit  swr  w  point 
ittimôle  et. des»  docks  qui  améliorent  encore  cette  excellente  position 
maritime^  Cinq  ans  plus  tard,  L'Angleterre  fonde^  un  peu  plusà  l'ouest 
qu'Albany  et  au  nord  du  cap  Leuwin,  l'établissement  de  la  rivière  des 

(0  Gâs  nomssereftronfent  prioeipalement  à  Touest  de  Tik^  à  partir  du,  cap  Gabier,  ,d« 
rile  Delambrc  et  de  la  baie  Camot,  jusqu'aux  caps  Voltaire  et  Bou^ainvillc. 

(2)  Les  effets  de  ce  régime  ont  été  indiques  daus  un  remarquable  travail  de  M.  Léon 
SalKhen  ftor  («•  ColoniêSi  pénaie»  de  l'Angtetwre;  Toyei/là  Mevuêiàés  DmmJiondes 
du  l«r  février  ISiS. 


648  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Cygnes,  qui  est  devenu  le  chef-lieu  de  ses  possessions  dans  l'Australie 
occidentale.  Le  siège  du  gouvernement  est  à  Perth ,  à  treize  milles 
environ  de  Tembouchure  du  fleuve.  Après  Perth  et  le  port  de  Free- 
mantle ,  Guilford  et  York  sont  les  places  les  plus  importantes  de  la 
province.  Revenant  sur  leurs  pas  durant  les  années  suivantes,  vers  les 
côtes  plus  fertiles  du  sud ,  les  Anglais  s'installent  à  Adélaïde ,  sur  la 
côte  orientale  du  golfe  Saint-Vincent,  et  au  Port-Philippe,  au  nord  du 
détroit  de  Bass.  Dans  la  prévision  de  la  grandeur  future  de  la  ville 
d'Adélaïde,  le  premier  gouverneur,  le  colonel  Gawler,  traça  le  plan  des 
édifices  publics  sur  des  proportions  gigantesques  qui  suffiront  long- 
temps aux  besoins  des  différens  services.  Éloignée  de  la  mer  de  cinq 
milles  environ ,  Adélaïde  s'y  rattache  par  une  excellente  route  ma- 
cadamisée comme  les  meilleures  routes  d'Angleterre.  Une  chaussée 
solidement  construite  à  travers  un  marais  est  un  monument  durable 
de  la  hardiesse  des  premiers  colons.  Le  Port-Philippe  (i),  situé  dans 
la  province  appelée  Australiar Félix,  forme  une  vaste  baie  de  25  kilo- 
mètres de  profondeur  sur  18  de  largeur,  et  dont  l'entrée  rétrécie,  dé- 
fendue par  des  courans  que  toutes  les  voiles  d'un  navire  ont  quelque- 
fois de  la  peine  à  surmonter,  n'a  guère  plus  d'un  kilomètre.  Depuis 
1835,  plusieurs  cités  se  sont  élevées  autour  du  Port-Philippe  et  n'ont 
pas  cessé  de  s'accroître.  Melbourne,  capitale  du  district,  est  située  au 
fond  de  la  baie,  sur  les  bords  de  la  rivière  Yarra  et  à  cinq  milles  de 
son  embouchure.  De  vastes  constructions  couvrent  les  quais  élevés 
le  long  du  fleuve;  des  tanneries,  des  savonneries,  se  sont  installées  au 
milieu  d'épais  buissons  d'arbres  à  thé.  A  une  solitude  pittoresque  ont 
succédé  les  bruyantes  réalités  du  commerce  et  de  l'industrie.  Au-dessus 
de  Melbourne,  l'Yarra  n'est  pas  navigable  à  cause  des  chutes  d'eau  qui 
en  coupent  le  cours.  11  n'y  a  même  que  les  navires  d'un  léger  tonnage 
qui  puissent  remonter  jusqu'à  cette  ville;  les  autres  s'arrêtent  à  l'em- 
bouchure, à  William-Town ,  ou  bien  ils  se  dirigent  vers  Geelong,  sur 
la  rive  occidentale  du  Port-Phihppe,  plus  favorablement  située  que 
Melbourne  et  qui  menace  de  dépasser  bientôt  l'importance  de  la  ca- 
pitale. 

Dans  toutes  ces  régions  du  midi  de  la  Nouvelle-Hollande,  les  établis- 
semens  britanniques  se  multiplient  rapidement.  La  baie  Portland,  qu'on 
rencontre  vers  l'ouest  à  environ  300  kilomètres  du  Port-Phihppe,  était 
naguère  une  simple  station  de  baleiniers;  grâce  aux  soins  d'un  pion- 
nier entreprenant,  elle  est  devenue  une  colonie  prospère.  Jusqu'à  ces 
derniers  temps,  les  Anglais  n'étaient  point  sortis  de  la  partie  méridio- 
nale de  l'île.  La  rivière  des  Cygnes  à  l'ouest  et  Moreton-Bay  à  l'est  mar- 

(1)  Ce  nom  désigne  indifféremment  la  baie  et  le  district.  La  même  observation  s'ap- 
plique au  Port-Essington  et  à  d'autres  baies  de  la  Nouvellc-HoUande. 


L*AI}STRAUB.  649 

quaient  les  limites  extrêmes  de  leur  domaine.  On  pouvait  encore  co-- 
loyer  les  trois  quarts  de  T  Australie ,  en  remontant  par  le  détroit  de 
Torrès,  sans  rencontrer  leur  pavillon.  La  colonie  du  Port-Essington, 
créée  au  nord  en  4838  sur  la  péninsule  Cobourg,  coupe  cet  espace  en 
deux  parties  à  peu  près  égales,  et  forme  un  centre  d'où  la  Grande-* 
Bretagne  s'étendra  commodément  sur  les  côtes  intermédiaires.  Assez 
vaste  pour  abriter  toutes  les  flottes  du  monde,  la  baie  d'Essington  était 
digne  de  voir  s'élever  sur  ses  bords  la  capitale  de  l'Australie  septen-* 
trionale.  La  nouvelle  ville  de  Victoria  se  trouve,  comme  Helboume, 
trop  éloignée  de  l'entrée  de  la  baie;  il  faut  traverser  une  nappe  d'eau 
de  seize  milles  d'étendue  avant  d'aborder  sous  les  canons  de  la  batterio 
qui  protège  la  maison  du  gouverneur.  Aussi,  quand  on  aura  mieux 
étudié  la  côte,  une  autre  ville  pourra  jouer  ici  un  rôle  plus  brillant  et 
attirer  à  elle  le  commerce  de  la  colonie.  En  attendant^  Victoria  possède 
déjà  des  constructions  importantes  :  une  église,  un  hôpital,  un  môK 
Un  terrible  ouragan  avait,  en  i839,  désolé  la  cité  naissante,  abattu  les 
maisons  à  peine  terminées,  ruiné  les  travaux  des  colons.  Les  traces  de 
ce  grand  désastre  ont  rapidement  disparu;  les  tombes  de  douze  mate* 
lots  du  navire  le  Pelonis,  qui  périrent  dans  cette  circonstance,  en  rap- 
pellent seules  aujourd'hui  le  triste  souvenir. 

Autour  de  la  plupart  de  leurs  établissemens ,  les  Anglais  ont  poussé 
des  reconnaissances  plus  ou  moins  lointaines  vers  l'intérieur  du  cogk 
tinent  austral.  A  Adélaïde,  par  exemple,  les  colons,  désireux  de  con- 
naître l'étendue  du  fertile  territoire  dont  ils  étaient  les  possesseurs,  ont 
constaté,  dès  le  principe,  par  une  série  de  courses  en  sens  divers,  que 
les  bonnes  terres  se  trouvaient  réunies  en  un  bloc  au  lieu  d'être  dissé- 
minées comme  sur  d'autres  points  de  la  Nouvelle-Hollande.  De  hardis 
marchands  désignés  sous  le  nom  d'overlander s,  parce  qu'ils  font  le  corn* 
merce  par  terre  entre  Adélaïde  et  la  Nouvelle-Galles  d  u  sud,  se  hasardent 
tous  les  jours  dans  des  solitudes  immenses.  Ces  expéditions  aventu- 
reuses présentent  mille  dangers.  Tantôt  l'eau  manque  et  les  hommes 
sont  réduits  à  boire  le  sang  de  leurs  chevaux,  tantôt  la  caravane  s'égare 
dans  les  jungles  et  ne  retrouve  sa  route  qu'après  des  détours  qui  dou- 
blent la  longueur  du  chemin.  On  doit  à  ces  pionniers  infatigables  d'avoir 
déterminé  les  limites  de  l'Australie  méridionale  du  côté  des  déserts  qui 
la  bordent  vers  le  nord. 

Toutes  ces  excursions  se  sont  à  peu  près  renfermées  dans  une  même 
province,  sans  atteindre  l'arène  ignorée  des  régions  centrales.  Déjà 
pourtant,  ce  champ  vaste  et  mystérieux,  qui  appellera  long-temps 
l'esprit  de  recherche  et  d'aventure,  a  séduit  des  voyageurs  jaloux 
d'attacher  leur  nom  à  une  grande  découverte.  En  4840,  M.  Eyre,  par- 
tant  dû  fond  dû^olfe  Spencer,  un  peu  à  l'ouest  d'Adélaïde,  remonta 
vers  le* nord  jusqu'à  4  ou  500  kilomètres.  En  1845,  M.  Sturt  pénétra 


no  REVDB  M»  BBOX  SONDES. 

pkfô  loin  eneore  dans  fti  mdme  4ireotioB>  en  s'éloignaot  cks^bordb'dtl 
Mtirray,  et  atteignit  des  pl&tneB  sablonneuses  "aussi  unies  que  l'oeéam 
Une  explorattoQ  beaucoup  phis  longue,  beaucoup  plus  périUëuse,  ^ienlt 
d'être  accomplie  par  le  doeleup  aUemand  Leichardt,  sui^i'  de  sept  oa 
huit  compagnons.  Partis  de  Horeton^ay,  au  nord  de  Sydney,  06&  ba^dii 
Tayageursse  sont  rendus  par  terre,  appès  seize  mois^de  mnx^e,  àla  noia^ 
wlle  colonie  du  Port^Essington.  La  relation  publiée  tout  réeeaimeiii(f) 
par  le  docteurLeicfaardicentien t  des  renseignemens  précieux  sur  la  eoa^ 
figuration  du  territoire.  B  estdésormais  constant  que  le  rayo» des  terres 
fertiles  n!est  pa&  seulement  eonfiné  sur  le  rivage  de  la  mer.  T^niteibîB 
oette  course  audacieuse  liaisse  subsister  les  incertitudes  premières  sur 
îk  nature  du  centre  même  de  TAustralie.  Les  Toyageurs  n'ont  pas  ptt 
pénétrer  assez  a^ant  dans  les  terres;  ils  ne  se  sont  guère  éloignés  dé 
plus  de  400  kilomètres  de  FOcéan ,  feute  de  moyens  pour  frayer  leur 
route  à  travers  un  district  mont&igneux.  Il'  ap^)aKiendrait  au  gouvei^ 
■ement  anglais  de  préparer  une  expédition  sur  une  échelle  phis  large 
et  en  profltant  <le  Texpérience  acquise  par  de  courageux  essaie.  Gommé 
la  Nouvelle-Hollande  est  beaucoup  plus  étendue  de  l'est  à  l'ouest  que 
du  nord,  au  midi ,  il  paraîtrait  sage  de  s'avancer  dans  ce  dernier  sens^ 
afin  de  parvenir  au  milieu  de  Ttle  par  la  route  la  plus  courte.  Le  goUI 
de  Carpentarie,  profonde  écbancrure  de  500  kilomètres  que  la  nature  a 
pratiquée  dans  les  rivo^es  du  nord,  conviendrait  pour  point  de  dépari) 
maïs  on  ne  devrait  pas  se  diriger  vers  le  sud  en  ligne  drdte,  car  le  but 
serait  manqué.  Trop  rapprochée  de  Test,  l'expédition  ne  passerait  pas 
«IX  centre  du  psys.  Il  fondrait  suivre  la  direction  du  sud-ouest ,  de  ma* 
mère  à  ^enîr  toucher  à  la  côte  méridionale,  entre  Adéloîde  et  Albanyv 
Alorsseraientdéânîtripement  éclatrcies  les  hypothèses  gratuités  qui  ont 
en  cours  sur  h  nature*  du  sol  mtérieur  de  la  Nouvelle-Holknde ,  sur 
Vénstenee  d'une  mer  centrale  et*  sur  certaines  variétés  de  la  race  indi«> 
gène.  Un  pareil  voyage  ouTi%«it  de  nouveaux  horisons  à  l^thnogr»» 
phie,  à  la  géographie  et  à  toutes  les  sciences  physiques.  D  serait,  en 
outre,  assee  utile  à  l'osuvreque  poursuit  l'Angleterre  pour  mériter  une 
altocation  sur  le  budget  de* la  métropole. 

Trois  variétés  de  la  race  humaine,  ayant  chacune  un  cachet  très  dis* 
tinct,  se  rencontrent  aujourdhqi  dans  l'Australie  connue  :  les  abor 
ligènes,  les  Européens^  et  les  métis,  qui  peuplent  surtout  les  Iles  du 
détroit  de  Bass. 

Tous  les  naturels  delatOtouvaUe-^Hollande  appartiennent  à  la  famille 
des  nègres*  océaniens,  dont  la  premièi^  origine^  est  absolument  iof» 

(t)  Voyex  la  Coitmiai  Gantfe  du  motfcnnÀt  dernier. 


L'AIJSn)l£IB.  •  6M 

OKiBiie.  fli»  que  descendant  d'une  ïnéme  «ouobe/ik  «mit  dlriBëseii 
«Be  multitude  de  peuplaclâs  sans  relationB^eittreelteB,  ayant  rdesusag^ 
Aveis  et  n'entendant  point  réciproquement  ieur  langage.  Lors  tie  ses 
IMremiàres  exi3ur8i€D6  k  long  des  c6les«oecideotale&,  le  BeaifU  avait  à 
bord  un  indigène  de  la  rivière  des^Oygnes  nommé  liago.  DanB>«eK  re»^ 
wntres  »«ec  des  indigènes  qui  liatiîiaieBliamirtant'Uiieipaiiie^iUili 
aBseziroisine  du  territoire  de  ta  propre  iritiu,  Hiago  ne  ^pôtiraduiare  un 
seul  jnot  de  leurs  eonrersations.  /Les  «études  fentes  juscpi'Â  oe  lour^sur 
le  Tttcabulaire  de  ces  peuplades  sont  encore  irep  mcompiètes,  trop  peu 
préôise&y  pour  permettre  deisaisir^le  igénie  de  leur  lângae.  «Il  serait 
néanmoins  iras  intécessant  de  savoir  si  ksdrvers  idiomes  ne  sont  pas 
âe  «impies  dialeotesdérivantid'une  même  «origine. 

L'état ^uvage  ne  change  pas  de  pays  à  pay» comme  la  sooiabiiité  dei 
fouplesoivilnés.  Monolnae  de  sa^Batufe^eetélàtreprodtiit  partout  une 
mémeîdégradatiQn»qui.8e  manifeste  dans  destusages  à  peu  près  pareils. 
La  TO  des  nègres  de  la  J^ouYeUe-Hcdlande  ^ressemble ,  sous  beaucoup 
de  rapporte,  à  la  brutale  eaistenee  des  tribus  de  Bornéo.  Quelques  traite 
particuliers  :méritedt  seuls  d'être  signalés.  Lesiindigènesde  FAuskralie 
ne  sont  pas  dans  Tbabitude  de  «e  tatouer,  maisîls  S'ecdèvent  deslanw 
beaux  de  chair  qui  laissait  sur  leur  corps  ides  etoatriees  îneHaçables. 
Ges^oicatrices  sont  regardées  parmi  eux  cnmne  Ai  iniailHble  moyM 
ée  plaii»  aux  lemmes.  On  découvre  aisément  (Fidée  qui  se  cad^e  ^ùOê 
cette  barbare  coutume  :  jouer  atec  la  deuteur,  paraître  «endurci  au 
mal^n'esitce'pifê  donner  au  .«exe  le  plus  faftde  des  ^gages  de  l-audace  et 
de  la  fermeté  qu'il  veut  trouver  chez  ses  protecteurs?  C'est  ainsi  qu'A 
faut^expliquer  encore  Tusag»  ado(ité  par  plusieurs  peuplades  d'fitrra- 
cher  les  dente  de  devant  aux  jeunes  garçens,  quand  arrive  l'âge  de  9/é 
marierai). 

La  eoailoir  des  nègres  ^icéaniens  e^ 'moins  (ftoncée  quC'ceUe  des  noirs 
d'Afrique;  mais  l'hypothèse  d'une  vace  presque  Manche,  trop  légère» 
menl  admise  «ur  des  indices  insufSsans,  est  aujourd'hui  cemplétemeM 
discréditée.  Les  naturels  du  continent  austral  «Hit  le  plus  habituelle^ 
ment  tout-*à-*làU  nus;  quelques-uns  unt  pour  towt  «vêtement  «ne  ceîn-* 
iure  de  peau  ou  des  feuilles  d'arbre.  Leur  coirps  est  assez  bien  prth 
portiomié.  Leurs  cheveux,  d'im  noir  4'<ébàne,  ptus  souvent  droite 
(pie  frisés,  rarement  laineux,  «ont  parfois  rélevés  sur  le'devafelt'de  la 

^  Les  indigèMs  se  foDt  sauter  les  dents  à  coups  tfemaiHët.  Au  'Porl-EssIngtoli/rôl^ 
âeicr  de  saBté  de  rétabUseeMent  est  pa-tcnu  À.penuailer  ana  natorek  ^œ  «a  iiniiiilère 
4*eK(iiper  les  dents  était  préférable  à  cette  barbare  méthada.  Aussitôt,  le  aubrcuaifi 
d*un  nar ire  anglais  8*est  mis  à  acheter  ces  dents  remaïquables  par  l'éclat  de  leur  émai|^ 
dans  rintention  dé  les  revendre  aux  dentistes  de  Londres.  C'est  un  commerce  qui  -a.  dû 
réussir, -car  les  sauvages  sont  capables  de  tons  les  sacrifices  pour  nn<moncfaDir  roug^  ou 


<3S  •      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête  de  manière  à  former  une  sorte  de  houppe.  Les  hommes  n'ont  ni  fa- 
isons ni  moustaches;  ils  laissent  seulement  croître  la  barbe  de  leur 
menton.  Leur  front,  déprimé  dans  la  partie  supérieure,  est  très  protu- 
bérant par  le  bas.  Ils  sont  presque  tous  d'une  laideur  repoussante;  leur 
nez  large  et  aplati ,  leur  bouche  démesurément  fendue,  leurs  lèvres 
épaisses,  font  naître  au  premier  aspect  une  impression  défavorable,  et 
si  Ton  s'en  rapportait  aux  inductions  de  la  phrénologie,  qui  cette  fois, 
il  faut  le  dire,  se  trouvent  d'accord  avec  les  faits,  cette  race  malheu- 
reuse manquerait  du  sens  moral  d'où  procède  la  supériorité  de 
l'homme.  Le  mensonge  est  en  effet  un  vice  général  chez  les  indigènes 
australiens.  Mentir  et  tromper,  c'est  pour  eux  faire  un  très  légitime 
usage  de  la  parole.  Le  sentiment  du  droit  de  propriété  rappelle  seul 
chez  ces  tribus  le  système  social  des  nations  civilisées.  Dans  le  sein 
d'une  même  peuplade,  le  bien  de  chaque  individu  est  respecté;  les  as- 
sassinats sont  extrêmement  rares,  et,  malgré  l'insouciance  oublieuse  du 
sauvage,  le  meurtrier  n'échappe  pas  aux  tortures  les  plus  violentes  du 
remords,  comme  on  en  jugera  par  cet  exemple  :  un  naturel  de  la  ri- 
vière des  Cygnes,  du  nom  de  Tonquin,  avait  obtenu  d'un  colon  du 
même  district  la  permission  de  passer  la  nuit  dans  sa  cuisine,  en  com- 
pagnie d'un  autre  nègre  attaché  au  service  de  la  maison.  Poussé  par 
quelque  ressentiment  implacable,  Tonquin,  durant  la  nuit,  poignarda 
son  malheureux  compatriote.  Le  lendemain  matin,  il  protesta  de  son 
innocence  avec  effronterie,  et  il  s'enfuit  dans  les  bois.  Quand  il  reparut 
i  la  rivière  des  Cygnes,  après  quinze  jours  passés  dans  la  solitude,  il 
était  fou. 

Les  Australiens  reconnaissent  un  Dieu  inoffensif  et  des  esprits  malfai- 
sans. Le  plus  redoutable  de  ces  esprits  passe  pour  hanter  les  cavernes 
obscures,  les  puits  profonds,  sous  la  forme  d'un  immense  serpent;  on 
redoute  ses  visites  nocturnes.  Quelquefois,  quand  les  vents  mugissent  à 
travers  la  forêt  et  que  ce  bruit  solennel  dispose  l'ame  à  la  frayeur,  les 
sauvages  s'éveillent  saisis  d'épouvante;  ils  allument  un  grand  feu  pour 
éloigner  le  monstre  surnaturel  qu'ils  craignent  de  voir  apparaître;  ils 
récitent  des  paroles  magiques,  et  poussent  des  cris  rauques  et  entrecou- 
pés jusqu'au  retour  delà  lumière.  Dans  tous  les  rapports  de  la  vie,  ils 
se  montrent  superstitieux,  ajoutant  foi  aux  pronostics  les  plus  puérils. 
Ils  croient  à  l'immortalité  de  l'ame;  mais  les  uns  espèrent  après  la  mort 
une  éternelle  béatitude;  les  autres  semblent  s'attendre,  au  moins  pour 
un  temps,  à  des  transformations  successives  et  à  un  retour  sur  la  terre. 

On  doit  regarder  comme  une  cérémonie  religieuse  la  pratique  de  la 
circoncision  récemment  découverte  chez  deux  tribus,  aux  extrémités 
opposées  de  la  Nouvelle-Hollande ,  au  nord  et  au  sud.  Le  voyageur 
-anglais  Eyre,  qui  s'est  le  premier  aperçu  de  cette  pratique  sur  des 
points  si  éloignés  l'un  de  l'autre,  en  a  voulu  conclure  que  les  peuplades 


L'AUSTRALIE*  653 

dû  nord  et  du  midi  avaient  eu  entre  elles,  à  une  époque  indéterminée, 
des  rapports  à  travers  l'intérieur  de  File;  il  tirait  de  là  une  induction 
contraire  à  la  fameuse  hypothèse  d'une  mer  centrale.  On  cherche  en 
vain  une  liaison  entre  les  deux  termes  de  ce  raisonnement:  en  sup- 
posant l'existence  aujourd'hui  si  improbable  du  vaste  lac  qu'avait  in- 
venté l'imagination  des  voyageurs,  les  indigènes  n'auraient-ils  donc 
pu,  pour  communiquer  entre  eux,  suivre  les  rivages  de  cette  pré- 
tendue mer  méditerranée?  Mieux  vaut  dire,  à  notre  avis,  que  les  tribus 
du  nord  et  du  sud  ont  les  unes  et  lés  autres,  grâce  à  des  relations  acci- 
dentelles dont  la  trace  est  perdue,  reçu  directement  l'usage  de  la  cir- 
concision des  sectaires  de  Mahomet  dans  la  Malaisie.  Si  des  prahm  de 
l'archipel  indien  fréquentent  de  temps  en  temps  les  côtes  septentrio- 
nales du  nord  de  l'Australie,  n'est-il  pas  possible,  malgré  la  distance, 
que  des  barques  plus  aventureuses  aient  visité  les  régions  du  midi,  ou 
s'y  soient  trouvées  jetées  par  les  vents? 

Les  indigènes  australiens  affrontent  volontiers  la  mort,  et  pourtant  ils 
ont  une  peur  extrême  des  tombeaux;  ils  ne  s'en  approchent  jamais.  Des 
tombes  creusées  devant  le  seuil  d'une  maison  sont  devenues  parfois  une 
barrière  salutaire  que  les  naturels  n'auraient  jamais  osé  franchir.  Quel- 
ques tribus  placent  les  morts  au  milieu  des  branches  d'un  arbre.  Le 
corps  est  enveloppé  d'écorce  de  papyrus  et  recouvert  de  morceaux  de 
bois  flexibles,  entrelacés  en  forme  de  filet.  Suivant  une  pratique  dont 
l'antiquité  barbare  offre  des  exemples,  on  songe  auxT)esoins  de  ceux 
qui  n'ont  plus  rien  à  démêler  avec  les  choses  de  la  terre,  et  on  place 
dans  le  tombeau  des  armes  et  de  la  nourriture.  Des  faucons  noirs  et 
blancs  perchent  sans  cesse  sur  les  arbres  voisins;  immobiles,  silen- 
cieux, les  ailes  tombantes,  ils  semblent  veiller  sur  le  mort  comme  des 
muets  à  gages.  Ils  attendent  avec  une  patience  infatigable  qu'un  coup 
de  vent  ouvre  à  leur  bec  acéré  le  frêle  édifice  tumulaire.  On  a  vu  des 
preuves  touchantes  d'attachement  données  par  les  mères  à  la  mémoire 
de  leurs  enfans.  Une  femme,  ayant  perdu  son  jeune  fils,  avait  conservé 
ses  ossemens,  et  elle  les  portait  toujours  avec  elle.  Dans  ses  heures  de 
tristesse,  quand  le  regret  gonflait  son  coeur,  guidée  par  son  instinct, 
elle  remettait  les  os  dans  leur  position  régulière.  Peut-être,  lorsqu'elle 
avait  rétabli  les  lignes  de  cette  forme  chérie,  s'imaginait-elle  voir  se  ra- 
nimer à  son  souffle  l'esprit  éteint  pour  jamais,  et  retrouver  encore  une 
fois  le  sourire  évanoui  de  son  enfant.  Parmi  ces  croyances  supersti- 
tieuses qui  en  Australie  entourent  l'idée  de  la  mort,  la  plus  singulière 
est  celle  de  quelques  peuplades,  qui  croient  retrouver  dans  les  blancs 
leurs  propres  compatriotes,  revenus  dans  le  monde  sous  une  forme 
plus  noble,  après  avoir  passé  par  l'épreuve  du  trépas.  A  Perth,  un  des 
colons,  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  un  membre  défunt  d'une  tribu 
de  la  rivière  Murray,  recevait  deux  fois  par  an  la  visite  de  ses  pré- 

TOME  XVII.  43 


6Mr  REVUE  DBS  VmiL  MONDES. 

tendufi^ comas». bie&  qu'ils  eussmt.  à  tcamrsor  soixante  miUes^  d'uno^ 
conicée  emnomiei 

Des  tra^iow  serapuleusement  req)eetées  règlent  les  céréoDoiiier 
des  binéraïUes,  de  lanaissaoce  et  du.  mariage.  Si  ces  coutumes  ne  sont» 
placées  sous  le  cootrôle  dfaueuoe  autorité  ^  eUes  n'en  fidrment  pach 
moifls  une  sorts  d^éticHoette  dont  personne  ne  voudrait  se  dispensai*. 
Lbs^  vieiflards  sont  les.  dépositaires  des  croyances  religieuses;  ite  conir- 
posent  aus«  le  gouvememeat  de  chaque  tribu.  Le  système  politique^ 
a'ii  est  permis  d-appUq^r  ce  mot  à  des  usages  mal  définis  et  variaÛesy 
repose  smr  la  divîeioa  des  mombres-de  la  peuplade  en  Umhs  classes  :  ki 
premièce  comprend  les  jaunes  gens;  la  seconde,  les  hommes  faits  ^  et  1» 
troisième^  dans  la(pAelleoB»ne  passe  qju'aprèsune  sévère  initiation,  renr 
ferme  ks  vieiUaixis%  La.  hiérarchie  la  plus  simple,  la  plus  naturelle, 
celle  de  y  âge,  est  la  seule  hiérarchie  admise  parmi  ces  peuples  primitif» 

Jusqu'à  ces  derniers  temps ,  on  les  croyait  étrangers  à  la  pratique  du> 
caniiibalisme;^  mais^ont  en  atrouyé  récemment,^  en  quelques  endroits, 
des  preuves  incontestables.  Rien  ne  démontre  toutefois  que  cette  féroce 
habitude  soit  générale.  Si  elle  avait  été  universellement  répandue,  oa 
en  aurait  sans  doute  découvert  les  traces  depuis  longues  années.  D'apràe* 
le  récit  du  capitaine  Stokes,.  les  indigènes  ne  paraissent  pas  animés  d'iA- 
tentions  hostiles  envers^les  Européens.  Une  ou  deux  fois  seulement,  la^ 
démonstrations  des  naturels  qiie  le  Bsagle  rencontra  prirent  un  carae- 
tare  agressif.  Le  plus  souvent,  les  nègress' enfuyaient  épouvantés.  Quand^ 
ils  se  décidaient  à  s'avancer  vers  les  étrangers^  ils  venaient  sansaFn]e& 
pour  prouver  leurs  desseins- pacifiqines.  Quelquefois  une  circonstance  ea 
appwence  insignifiante  rompait  inopinément  les  relations  commencées, 
et  les  sauvages  disparaissai^ii.  dans  les  bois  en  laissant  échapper  de»' 
Gris  aigus.  Il  s'en  ti^ouva  néanmoins  d'un  peu  plus  coi^ans.  Sur  les  bords- 
de  la  rivière  Adélaïde,  ime  flENBiiUe;.com  posée  de  sept  ou  huit  personnes^, 
après  avoir  échangé  des.  politesses  avec  les  Anglais,  s'approcha  de  la 
Imleiniàre  du  Beofle,  qui  était  atiacbée  au  rivage  :  le  chef  de  la  fanulle 
annonça  Finlention  de  visiter  le  3eagfe,  mouiUé  à  une  certaine  dis^ 
tance,  U  nût  même  te  pied* dans  la  baleinière;  mais,  saisi  d'efiroi  àla 
vue  des  rames,  des^  bane»  et  do  la  profondeur  du  canot ,^  il  se  retira  em 
frissonnant,  comme  s'il  avait  plongé  la  j^mbe  dans  de  l'eau  glacée.  Sor 
femme  et  ses  enfans  le  con|^èrent  de  ne  pas*  s'aventurer  avec  autant 
de  témérité,  et  n'eurent  pas^ beaucoup  de  peine  à  le  retenir.  Une  autro 
fois,  un  indigène  se  présenta  de  lui-mén2e  aux  Anglais  sans  qu'on»  F eûli 
alléché,  comme  d'habitude,,  en  agitant  un  mouchoir  de  couleur  oià 
quelqjue  hochet  éclatant,  et  sans  témoigner  la  moindre  crainte.  Il  indi^ 
q/ua  d'un  geste  aux.  étrangers  le  sentier  le  plus  commode  pour  redes^ 
cendre  sur  le  rivage  ^  et  se  conduisit  avec  eux  comme  une  vieille  con- 
naissance. Quand  la  baleinière  partit  ^  il  remonta  la  falaise ,.  marchani 


L'AUSfRàUB.  8W 

négligemment  sans  jeter  un  seul  regard  es  arrière ,  ne  paraittiKit  pas 
se  Boncier  de  œ  qu'il  venait  de  voir.  Ce  défau4  de  curiaBité,  à  peu  pfës 
général  parmi  l&s  noirs  de  T  Auetralie  ^  donne  ime  triste  idée  de  leur 
intelligence. 

Sur  la  oôte  occidentale ,  les  indigènes  ne  connaisfient  pas  l^sage  du 
canot;  à  peine  si  quelques  tribus  se  servent  de  radeaux  grossiers.  Les 
habitations  sont  aussi  d'une  simplicité  rare,  même  parmi  des  sauvages  ; 
quatre  pieux  plantés  en  terre  et  supportant  «deiix  pevches  couiiertes  de 
branches  d^arbres,  voilà  le  palais  du  roi  dégénéré  de  la  nature.  Le 
maître  de  cette  misérable  cabane  se  couche  ou  s'assied  «ur  le  «ol ,  sans 
prendre  le  soin  d'y  jeter  une  natte  ou  des  feuittes  d'arbres.  Les  naturels 
passent  souvent  les  nuits  «en  [dein  air;  quand  vient  ia  mauvaise  saison , 
ils  se  recouvrent  de  sable  jusqu'au  cou,  et,  le  matin,  on  dkait  qu'ils 
sortent  de  dessous  terre. 

Ces  populations  dégradées  ont  cependant  des  poètes.  Les  «rapsodes 
australiens  ne  célèbrent  guère  l'amour;  les  mystères  reli^ens,  la  va- 
leur dans  les  combats,  les  jouissances  sensuelles,  tels  sont  leurs  Uièmes 
favoris.  Jamais  les  vers  ne  se  récitent,  on  les  chante;  quand  un  chant 
nouveau  est  composé,  il  circule  bientôt  de  bouche  en  boudhe  parmi 
toutes  les  tribus  qui  parient  la  même  langue.  Quelques  peuplades  con- 
naissent aussi  une  espèce  d'instrument  de  musique,  formé  d'un  mor- 
ceau de  bambou  aminci  sur  les  côtés  et  percé  de  plusieurs  trous.  Le 
son  ressemble  à  celui  du  bourdon.  Cet  instrument  sert  à  accompagna 
des  danses  guerrières,  presque  toujours  mêlées  de  gestes  indécens.  On 
a  remarqué  aussi  de  grossières  ébauches  tracées  sur  la  surface  des  ro-^ 
cbers;  les  sujets  sont  variés  :  ce  sont  des  figures  humaines,  des  animaux^ 
des  armes,  des  ustensiles  domestiques  du  des  «cènes  de  la  vie  quoti-^ 
dienne.  Ces  ébauches  sont-elles  le  début  d'un  art  naissant?  Ne  «ont-elles 
pas,  au  contraire,  le  dernier  témoignage  d'un  art  immobile  et  engourdi 
entre  des  mains  impuissantes?  Depuis  des  siècles,  le  sauvage  ignorant 
donne  une  même  forme  à  sa  pensée  sans  avoir  jamais  su  s'élever  à  de 
plus  g^randes  conceptions. 

Que  gagnera  cette  race  malheureuse  au  contact  de  l'Europe?  Va-trclle 
se  transformer  sous  le  soufQe  de  la  civilisation,  ou  bien,  comme  les  peaux 
rouges  de  l'Amérique  du  Nord,  est-elle  condamnée  à  disparaître  peu  à 
peu  devant  les  développemens  de  l'activité  européenne?  Pour  percw 
les  voiles  de  l'avenir,  nous  n'en  sommes  pas  réduits  à  de  pures  hypo- 
thèses; nous  avons  sous  les  yeux  des  faits  accomplis.  Que  sont  devenus, 
aux  environs  de  Sydney,  les  aborigènes  dont  les  ancêtres  promenaient 
sur  ces  rivages  une  indépendance  incontestée?  Cherchez-les  dans  les 
belles  vallées  qui  avoisinent  Botany-Bay,  dans  les  fertiles  plaines  d'IUa* 
vrara,  ce  délicieux  jardin  de  la  Nouvelle^aUes  du  sud,  sous  les  fou- 
ies iounenses  qui  omibragent  les  coUines  :  iis  «ont  partis,  ou  plutôt 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  se  sont  éteints.  S'il  en  reste  encore  quelques-uns  autour  de  Port- 
Jackson  ,  les  Anglais  ont  réussi  à  les  abaisser  au-dessous  de  leur  état 
antérieur.  Les  rares  rejetons  de  cette  race  avilie  ont  pour  les  liqueurs 
spiritueuses  un  goût  effréné^  ils  restent  plongés  dans  une  ivresse  con- 
tinuelle. Avec  un  morceau  de  canne  à  sucre  et  quelques  verres  d'eau , 
ils  fabriquent  une  quantité  de  rhum  grossier  assez  grande  pour  enivrer 
sept  ou  huit  personnes.  Us  sont,  comme  le  dit  le  capitaine  Stokes,  un 
triste  échantillon  des  bienfaits  produits  par  le  mélange  des  peuples 
civilisés  et  des  tribus  barbares.  Autour  de  Melbourne,  sur  les  rives  de 
l'Yarra,  on  ne  voit  plus  un  seul  indigène.  Voilà  l'œuvre  qui  s'accomplit 
et  qui  se  poursuivra  jusqu'à  ce  que  les  anciens  maîtres  du  sol  aient 
disparu  pour  jamais.  Poursuivis  d'étape  en  étape  par  le  flux  de  la  civi- 
lisation ,  les  naturels  australiens  arriveront  enfin  aux  vastes  plaines  de 
sable  où  les  attend  le  sort  des  peaux  rouges,  rejetés  dans  les  montagnes 
Rocheuses.  Quelque  soit  son  abaissement,  on  ne  saurait  refuser  un  peu 
de  compassion  à  cette  race  destinée  à  périr.  Sans  histoire,  sans  rôle 
dans  le  monde,  elle  s'effacera,  laissant  à  peine  un  souvenir  de  son 
inutile  passage. 

Serait-elle  suèceptible  d'une  certaine  éducation?  Il  est  impossible  de 
le  décider,  car  aucune  tentative  assez  sincère  et  assez  patiente  n'a  été 
faite  pour  l'élever  au-dessus  de  son  état  primitif.  On  lui  a  bien  envoyé 
des  missionnaires,  on  a  paru  s'apitoyer  sur  elle,  le  gouvernement  an- 
glais a  même  prescrit  des  dispoâtions  empreintes  d'une  apparente  bien- 
veillance; mais  toutes  les  mesures  prises  ont  été  exécutées  dans  un 
esprit  diamétralement  contraire  au  principe  qui  les  avait  dictées.  L'aveu 
en  est  échappé  à  un  ami  très  partial  des  colons  dont  la  parole  n'est  pas 
suspecte,  à  M.  de  Strzelecki.  On  voudrait  pouvoir  concilier  la  modéra- 
tion envers  les  naturels  avec  les  exigences  du  développement  colonial; 
on  pratiquerait  volontiers  la  philanthropie,  pourvu  qu'il  n'en  coûtât 
rien  à  l'intérêt.  Là  comme  en  Irlande,  comme  partout,  les  Anglais  ne 
sont  compatissans  et  humains  que  si  la  politique  l'ordonne  ou  le  per- 
met; aussi  qu' est-il  arrivé?  Les  essais  d'amélioration  tentés  en  faveur 
des  indigènes  ont  été  pour  ces  derniers  une  source  de  nouvelles  dou- 
leurs. On  aurait  voulu  les  civiliser  pour  le  seul  profit  des  colons;  on  n'a 
pas  même  réussi  à  rendre  un  peu  moins  dure  l'agonie  de  ces  peuples 
expirans. 

Veut-on  un  exemple  des  charitables  procédés  britanniques?  A  la  ri- 
vière des  Cygnes,  le  gouvernement  a  fondé  une  colonie  pénitentiaire 
pour  les  sauvages.  Ce  bizarre  établissement  est  installé  sur  l'île  Rolte- 
nest,  à  quelques  milles  de  la  côte,  près  de  l'embouchure  du  fleuve;  on 
y  déporte  les  condamnés,  les  uns  pour  un  temps,  les  autres  à  perpé- 
tuité, et  le  plus  souvent  pour  des  crimes  auxquels  les  ont  poussés,  suivant 
les  propres  expressions  du  capitaine  Stokes,  les  mauvais  traitemens  de  ces 


l'austrame.  657 

mêmes  étrangers  qui  les  jugent.  Les  détenus  sont  assujettis  à  un  travail 
régulier;  on  les  emploie  à  ramasser  le  sel,  à  couper  du  bois,  à  cultiver 
le  blé.  La  colonie  était  au  commencement  une  charge  pour  l'Angle- 
terre; elle  est  devenue  une  source  de  profits.  D'après  les  derniers 
comptes  que  nous  avons  sous  les  yeux,  les  recettes  annuelles  montaient 
à  1,500  livres  sterling,  et  les  dépenses  seulement  à  200  livres.  Les  con- 
damnés se  montrent  assez  dociles  sous  la  menace  des  châtimens  qui  ne 
leur  sont  point  épargnés;  tous  néanmoins  ne  se  désignent  pas  égale- 
ment à  leur  nouveau  genre  de  vie.  Si  quelques-uns  semblent  plongés 
dans  une  brutale  indifférence,  d'autres  languissent  de  chagrin  et  suc- 
combent. Chaque  fois  qu'un  nouveau  prisonnier  débarque,  ces  mallieu- 
reux  l'entourent,  l'interrogent  avidement  sur  leurs  amis,  sur  leur  fa- 
mille, sur  cette  terre  paternelle  qu'ils  aperçoivent  de  loin  et  qu'ils  ne 
fouleront  peut-être  plus.  Ils  se  souviennent  alors  avec  plus  d'amer- 
tume de  la  liberté  de  la  vie  sauvage,  de  leurs  toits  grossiers,  sous  les- 
quels ils  ne  subissaient  pas  une  volonté  étrangère.  Parfois,  d'un  œil  in- 
quiet, ils  suivent  la  fumée  qui  sort  de  leurs  forêts  et  que  lèvent  pousse 
vers  leur  prison  comme  un  message  ami;  la  tristesse  renfermée  en  leur 
ame  éclate  en  sanglots,  et  ces  hommes,  résolus  à  échapper  à  leur  mal- 
heur, se  laisseraient  mourir  de  faim  si  leurs  geôliers  ne  les  contrai- 
gnaient pas  à  prendre  de  la  nourriture. 

Que  faut-il  penser  de  l'institution  de  ce  régime  pénitentiaire,  que 
les  Anglais  ont  cru  devoir  transporter  au  milieu  de  tribus  primitives? 
N'est-ce  pas  un  esclavage  déguisé?  Cîomment  se  glorifler  d'avoir  donné 
au  monde  le  grand  exemple  de  l'abolition  de  la  servitude  coloniale,  si, 
autour  des  nouveaux  établissemens,  on  rend  le  sort  des  indigènes  cent 
fois  pire  que  l'esclavage  le  plus  dur?  Est-ce  donc  là  cette  philanthropie 
qu'on  voudrait  présenter  à  l'Europe  comme  un  exemple?  Je  ne  connais 
rien  de  plus  contraire  aux  idées  de  la  justice  suprême  que  celte  poli- 
tique d'un  peuple  qui,  ne  reculant  devant  aucun  abus  de  la  force, 
brave  le  premier  les  lois  morales  imposées  par  la  terreur  aux  popu- 
lations vaincues.  Autant  vaudrait  prononcer  une  proscription  en  masse. 
Si  les  représentans  de  la  civilisation  ont  des  droits  sur  les  peuplades 
tombées  dans  l'état  sauvage,  c'est  à  la  condition  de  réunir  à  une  in- 
telligence plus  cultivée  des  sentimens  plus  élevés ,  un  plus  grand  res- 
pect de  la  dignité  humaine  et  de  l'équité  naturelle.  L'institution  de 
l'île  Rottenest  suffit  pour  donner  une  idée  de  l'esprit  qui  a  dicté  aux* 
Anglais  leurs  prétendues  mesures  de  bienveillance.  Voilà  ce  que  l'on 
considère  comme  un  progrès!  Quelle  trace  sanglante  nous  aurions  à 
suivre,  s'il  nous  fallait  raconter  maintenant  les  excès  avoués,  les  vio- 
lences commises  au  grand  jour!  On  jugera  jusqu'à  quel  point  le  mal  a 
été  poussé,  puisque  le  capitaine  Stokes  dit  à  ce  propos  :  «  Sans  vouloir 
accuser  avec  trop  de  dureté  aucune  classe  de  mes  compatriotes,  je 


658  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

regrette  que  la  page  qui  rappelle  notre  colenisation  de  l'Australie  arrive 
sous  les  yeux  de  la  postérité.  » 

Nous  aussi  ^  nous  passerons  vite  sur  ce  lugubre  drame  sans  faire  au^ 
cuQ  raH)rochemejit;  il  serait  par  trop  facile  de  rele^^r  ici  les  accusah- 
tions  des  Anglais  contre  nous  à  propos  de  certains  ôpisfodes  de  ootc^ 
guerre  d'Afrique,  épisodes  aCQigeans  sans  aucun  doute,  luais^xcef^lioo^ 
nels  et  qui  se  sont  passés  au  milieu  d'une  guerre  déclarée  à  un  peuple 
cruel,  fanatique  et  belliqueux.  Nous  ne  dirions  même  pas -un  seul  mot 
de  lextermination  complète  de  la  race  aborigène  dans  la  Tasmanie,  si  de 
cet  événement,  Tun  des  plus  monstrueux  qui  se  soient  accom[dis  de^ 
puis  la  conquête  du  Mexique  ou  du  Pérou,  il  ne  devait  pas  jpésulter  des 
enseignemens  utiles  à  la  cause  de  la  modération  et  de  l'humanité.  Nulle 
part  on  n'avait  foulé  aux  pieds  plus  froidement  et  plus  systématique- 
ment un  peuple  faible  et  asservi.  Pour  se  débarrasser  de  toute  idée  de 
devoir,  les  colons  anglais  commencèrent  par  déclarer  que  les  naturels 
n'étaient  pas  des  hommes  et  devaient  être  trailés  comme  des  bêtes. 
Quels  actes  de  cruauté  furent  la  conséquence  de  cette  doctrine  inflexible, 
on  se  le  figure  aisément.  Les  crimes  dont  Li  guerre  d'extermination  a 
été  remplie  ne  sont  pas  tous  parvenus  à  la  connaissance  de  l'Europe;  on 
en  sait  assez  cependant  pour  assigner  à  la  lutte  son  caractère  général. 
Quaud  les  colons,  fatigués  de  longues  chasses  où  des  hommes  étaient 
pris  pour  du  gibier,  cessèrent  de  poursuivre  les  indigènes,  le  sombre 
de  ces  derniers,  dans  toute  la  Tasmanio,  était  descendu  au-dessous  de 
deux  cent  cinquante  individus  refoulés  dans  des  forêts  impénétrables. 
Conrunent  «e  débarrasser  de  ces  derniers  ennemis  qui  troublaient  la 
sécurité  coloniale?  Les  Anglais  songèrent  alors  à  dé|)orter  les  restes  de 
la  population  noire  dans  une  des  iles  du  détroit  de  Bass.  Sous  l'influence 
des  conseils  .passionnés  des  colons,  on  imagina  une  vaste  battue  qui  de-> 
vait  cerner  les  nègres  et  les  prendre  comme  dans  un  filet.  Le  gouver- 
nement de  la  métropole  prêta  son  assistance  à  Texécutien  de  ce  plan.  Au 
jour  fixé,  toute  la  colonie  fut  debout;  des  cordons  se  déployèrent  en 
tous  sens;  on  commença  une  série  de  marches,  de  contre-marches  et 
de  manœuvres  fort  habiles  peut-être,  mais  que  la  disposition  du  payB 
rendit  inutiles.  Cette  grande  et  coûteuse  expédition  finit  d'une  manière 
ridicule  par  la  capture  d'un  seul  indigène. 

•On  nenonça  désormais  à  la  force  pour  recourir  à  la  ruse.  Un  colon 
adroit,  après  avoir  obtenu  l'approbation  du  gouvernement,  se  rendit 
seul  au  milieu  des  naturels;  il  se  présenta  comme  leur  ami  dévoué,  et, 
avec  sa  parole  persuasive  et  ses  stratagèmes,  avec  des  promesses  sé- 
duisantes et  trompeuses,  il  amena  les  diverses  famiUcs  à  consentir  à 
leur  propre  déportation.  Si  ces  malheureux,  qui  avaient  tant  de  maux  à 
veqger,  avaient  été  aussi  féroces  que  le  prétendaient  les  colons,  au  lieu 
de  prêlir  Toreille  aux  suggestions  du  messager  des  blaucs,  ils  l'auraient 


i.'austiialib.  669* 

immolé  dimsiteuKS  retraites  seKtiûves^aax  mân^s  dé  leurs  frères  mas^ 
sacrés.  Il»  se  laissèreni  conduire  aux  bordig  de  la  mer  eormim  un  trou^ 
peau  doeîle',  on- les  vît  seidenient,  une  (bis  embarqués,  jeter  un*  dernier 
regard  mêlé  de  larme»  à  la  patrie  dont  ite  s'éloignaient  pour  tdnjours; 
Après  avoir  hésité  sur  Ttle  qui  serait  choisie  pour  leur  demevife,  o» 
ûaib  par  les  déposer  sur  le  revers  occidentloil  de  File  Fliivdërs.  Les  dé- 
porté» eroyaieoaiaU' moin»  7  jouir  d'une  liberté  complète  qui  leur  avait 
été  promise^ti  qui  teur  était  due.  Rien  ne  pouvait  autoriserie»  Anglms, 
aprè»  leur  aimr  ravr  leur  territoire  -  à  les  traiter  comme  dës^  prisonnier» 
et  à  les  assQjettin  à«  un  régime  disciplinaire,  sous  prétexte  de  les  civi^ 
liser;  c'était  bien  le  moins  de  respecter  les  conditions  stipulées' pair  les 
tribu»  pour  le  grand  soeriflce  qu'elles  accomplissaient  «  Quimporteque 
le  gouvemement  britannicpie  ait  ordonné  de  pourvoir  à  leuKhbesoind^ 
si  on  les  pla^  dans  une  atmosphère  où  elles  ne  peuvent  vivrez  S'ima-^ 
gine4Kin,  en  faisant  chanter  aux  indigènes  des  hymnes  qu'ils  ne  com- 
prennent pas,  en  les  assujettissant  à>  des  exercices  qui  leur  répugfuent; 
remplacer  pour  ce»  enfans  de»  forêts  la  liberté  perdue?  Le  goât  de  1» 
vie  saurai  reste  au  fond  de  leur  cœur.  Souvent  plusieurs- homme» 
s'enfuient,  ensemble  dans- le»  bois,  jetant  de  côté  les  habits  incommode» 
dans  lesquels  OR'  emfM*isonne  leurs  membres  vigoureux.  Nus  et^  loin  de 
leurs  surv^Oâns  importuns,  les  voilà  heureux  pour  un  jouri  Ge»  habi^ 
tude»de  maironnage  se  perpétuent  en  dépit  de  toute»  le»  défenses  etder 
tous  le^chatlmensi 

duekpie»  années  ont  suffi  pour  démontrer  que  la  population  tasma»^ 
niame  mrpmirvaiintîse'reproduire  ni  même  s'acclimater  danssa^prison^ 
Forcée  de  changer  brusquement  ses  habitudes  héréditaires,  regrettant 
sans-cesse*  s^  Jeux^  se»ohasses,  les  montagnes,  les  ruisseaux^,  le»  vallées 
de  la  terre  natale^  elle  estcondamnée  à  s-éteindre  avec  une  rapidilë  qui 
va  bientôt  débarrasser  le  gouvernement  aurais  d'une  tutelle  impro^ 
dactive*  Sur  deuxn  cent  dix  bannis,  cent  cinquante-six  étaient  mort» 
dan»un^e9paeede  sept  an»,  de  tB35ài84^  Pouf  combler  ce  vide,  il 
n^était  né  que^quatorze  enfans»  On>  avait  encore  amené  à  l'île  Elinder» 
une  flâfroiHëF  composée  de*  sept  personnes,  saisie  sur  la  côte  occidentale^ 
de  Van^Diemen,  près  de  la  rivière  d* Arthur;  Kne  prime  de*  50j  livres; 
Sterling  avait  été  offerte  pour  la  capture  de  ces  derniers  représentans^det 
lai  race  indigène.  On  avait  dit  à  ces  malheureux,  en  les  arrêtant,  qu'ils 
iraient  dans  une  contrée  où  le  gibier  serait  plus  nombreux  et  le  sol  plus; 
fertile;  quand  ils  fbrent  montés  sur  le  canot  des  blancs,  quand  le  mal 
de  mer  les  eut  abattus,  on  le»  garrotta,  et  on  fit  voile  pour  le  peste  de  la^ 
Compagnie  agricole,  situé  àla  pointe  Wooinorth,  où  ils  furent  provis«îre<^ 
ment  déposés.  Derrière  cette  famille,  assure-t-on,  il  est  encore  nesté  uni 
jeune  homme  oublié  sur  la>  terre  paternelle.  Seul  da  sa  vacB,  de  sa  cour 
feue  et  de  sa  langue,  il  sera*  réduit  à  se  cacher  dans  les  fonèt»  reçu-» 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lées,  dans  les  cavernes  ténébreuses  :  il  ne  jouira  plus  de  la  société  des 
hommes;  pour  lui,  ni  amour  ni  famille.  Il  consumera  sa  vie  en  efforts 
pour  la  prolonger;  il  s'épuisera  à  lutter  contre  la  mort,  qui  sera  pour- 
tant son  seul  refuge.  Cruelle  destinée  d'un  homme  résumant  en  lifi  tous 
les  malheurs  de  sa  nation  ! 

Un  sort  pareil  à  celui  des  tribus  de  Van-Diemen  attend  les  noirs  delà 
ONouvelle-HoUande.  Dieu  veuille  que  la  lutte  ne  soit  plus  mêlée  d'excès 
aussi  hoDteux!  Dieu  veuille  que  les  conquêtes  de  la  civilisation  coûtent 
moius  à  l'humanité  !  Malheureusement,  laissée  à  elle-même,  la  popu- 
lation européenne  de  TAustralie  est  insensible  aux  maux  des  naturels; 
elle  n'admet  même  pas  qu'on  les  plaigne.  N'est-ce  pas  déjà  beaucoup 
trop  que  de  laisser  vivre  cette  race  abrutie?  Les  divisions  intestines  sont 
oubliées  quand  il  s'agit  de  l'ennemi  commun.  C'est  à  peu  près  le  seul 
sentiment  sur  lequel  on  trouve  les  colons  unanimes.  Pour  toutes  les 
relations  sociales,  les  classes  d'une  origine  libre  et  les  classes  du  gouver- 
nement,  comme  on  appelle  les  convicts  émancipés  et  leurs  descendans, 
jsont  séparées  par  des  préjugés  invincibles.  Quoicpi'elles  jouissent  des 
mêmes  droits  civils  et  politiques,  tous  les  efforts  pour  ménager  des  al- 
liances entre  elles  sont  demeurés  sans  résultat.  Ces  mariages,  con- 
tractés au  mépris  de  l'opinion,  mettraient  les  époux  au  ban  de  leur 
classe  respective  et  les  isoleraient  de  toute  société.  De  part  et  d'autre, 
^  on  est  moins  opposé  à  s'unir  avec  les  femmes  indigènes.  Cette  impla- 
cable séparation  qui  nuance  fortement  la  physionomie  de  Sydney  est 
quelquefois  une  gêne  pour  l'autorité;  mais,  si  elle  se  conserve  aussi 
vivace,  elle  pourra  devenfr  un  moyen  de  domination  dans  des  crises 
ultérieures. 

Les  convicts,  chose  singulière,  étalant  l'orgueil  de  leur  flétrissure 
,5>rimitive,  se  font  un  point  d'honneur  de  ne  pas  frayer  avec  les  autres 
tx)lons.  Ils  ne  voudraient  pas  assister  à  leurs  réunions  ni  les  admettre 
aux  leurs.  A  un  banquet  public  donné  par  des  hommes  de  cette  classe 
dans  je  ne  sais  plus  quelle  circonstance,  on  avait  invité  un  médecin  qui 
avait  parmi  eux  une  nombreuse  chentelle.  Après  un  repas  très  gai  et 
très  animé,  quand  arriva  le  moment  des  tocuts,  comme  le  médecin  se 
disposait  à  son  tour  à  porter  la  santé  de  ses  hôtes,  un  des  convives  se 
lève,  un  homme  dont  il  n'était  pas  possible  de  suspecter  la  filiation  et 
qui  descendait  en  droite  ligne  d'un  voleur  très  connu  :  «  Jusqu'à  ce  mo- 
ment, dit-il,  j'ai  bien  voulu  me  taire;  mais  l'honneur  de  la  commu- 
nauté ne  peut  pas  permettre  qu'une  personne  issue  d'une  souche  irré- 
prochable [a  white  sheep,  une  brebis  sans  tache)  soit  admise  à  prendre 
ici  la  parole.  »  Tous  les  regards  se  fixèrent  aussitôt  sur  le  docteur  in- 
terdit. Figurez-vous  en  Europe,  dans  une  pareille  occasion,  un  bonmne 
qu'on  traiterait  de  forçat  libéré,  et  vous  aurez  l'idée  de  la  confusion  du 
malheureux  médecin.  Il  finit  pourtant  par  se  remettre,  il  se  plaignit 


L  AUSTRALIE.  661 

d'être  calomnié,  et,  avec  Féloquence  de  Findignation,  il  démontra  par 
des  détails  généalogiques  très  précis  que  des  liens  étroits  de  parenté 
l'unissaient  à  plusieurs  bandits  déportés.  On  lui  permit  alors  de  re- 
prendre son  toast  interrompu.  Dans  tout  cela,  rien  d'aflfecté;  c'est  l'expres- 
sion d'un  sentiment  très  réel.  Ne  faut-il  pas  en  conclure  que,  si  le  cow- 
vict-system  a  eu  des  avantages  matériels,  s'il  a  procuré  de  notables 
économies  à  la  trésorerie  britannique  et  puissamment  secondé  le  dé- 
veloppement des  colonies  australes,  ses  effets  ont  rejailli  d'une  manière 
désastreuse  sur  le  sens  moral  d'une  grande  partie  de  la  société?  L'hon- 
neur et  la  probité  ne  se  définissent  point  là  comme  en  Europe.  On  con- 
serve d'autres  traditions  qui  viennent  en  ligne  directe  des  geôles  an- 
glaises. Les  colons  émancipés  ont  pu  acquérir  la  crainte  des  lois,  mais 
ils  n'ont  pas  encore  le  sentiment  délicat  et  pur  de  la  justice  et  du  bien. 

Tous  les  convicts,  on  le  sait,  ne  restent  pas  au  lieu  de  leur  déportation 
pour  y  attendre  leur  grâce  ou  l'expiration  de  leur  peine.  Ceux  qui  se 
sont  fait  du  crime  un  invincible  besoin  s'enfuient  dans  les  bois  et  y  re- 
prennent la  vie  de  brigandage  à  laquelle  on  voulait  les  arracher.  Ces 
hommes,  connus  sous  le  nom  de  hushrangers,  échappent  sans  peine  aux 
recherches  de  la  police  coloniale  dans  des  solitudes  sans  bornes.  Us  sont 
la  terreur  des  colons.  Ennemis  de  la  société  qui  les  a  réprouvés,  ils 
cherchent  à  se  venger  d'elle,  et,  quand  ils  se  rapprochent  des  lieux 
habités,  le  meurtre  et  le  vol  marquent  leur  passage.  Le  nom  de  quelques 
bandits  qui  avaient  conquis  au  milieu  de  leurs  camarades  une  mons- 
trueuse supériorité  par  l'énergie  d'un  caractère  dépravé  et  l'audace  de 
leurs  attentats  est  environné  d'une  célébrité  sinistre.  Une  compagnie  de 
ces  brigands  fatigués  de  crimes  s'empara,  sur  les  côtes  de  Van-Diemen, 
d'un  navire  de  commerce,  et,  traversant  l'Océan,  parvint  à  gagner  Val- 
divie  sur  le  revers  occidental  de  l'Amérique  du  Sfud.  A  l'entrée  du  port, 
les  convicts  défoncèrent  le  vaisseau,  et  dirent,  en  se  présentant  sur  la 
chaloupe,  qu'ils  avaient  eu  le  malheur  de  sombrer.  On  les  plaignît  beau- 
coup; on  les  aida  d'une  souscription.  Comme  ils  étaient  habiles  ouvriers 
sur  une  place  où  les  bons  ouvriers  étaient  rares,  on  leur  épargna  des 
questions  embarrassantes.  Le  gouverneur  vit  en  eux  un  utile  accrois- 
sement à  la  population  laborieuse.  Ils  se  marièrent  bientôt,  et,  malgré 
le  mystère  dans  lequel  ils  s'enveloppaient,  ils  avaient  obtenu  la  con- 
fiance générale,  quand  un  vaisseau  de  guerre,  expédié  sur  le  rapport 
du  gouverneur  de  la  Tasmanie,  se  présenta  pour  les  saisir.  Tous,  à 
l'exception  d'un  seul,  s'échappèrent  sur  une  barque  qu'ils  venaient  de 
construire  pour  l'administration  coloniale,  et  on  perdit  entièrement 
leur  trace.  Le  coupable  arrêté  fut  pendu  à  Hobarton  après  un  effrayant 
récit  des  forfaits  de  la  bande.  ♦ 

D'autres  conviens  moins  dépravés,  chez  qui  le  goût  du  travail  ne  s'était 
pas  éteint  avec  tout  sentiment  du  devoir,  après  avoir  brisé  leur  ban, 


.6S2  RETUE  »U  BBUX  iMONDES. 

jscmt  àUéspeufderlesileele  jnoinsdésa^aBtogeuaeingnt  slitiiéeB<éii  dâhrait 
de  Bass,  et  ilSvOnt  doimé  naissaooe  à  une  xaoe  jnélwe  qui  préaerike^dos 
germes.de  vigueur  et  d'avenir.  Placée  entre  la  cmUsatioa  et  rétat>sai>- 
vage;,  f  lesque  entièrement  séparée  du  monde  ^par  xto  taoupAh^iqui 
renv^Ioppent,  la  ^population  du  détroit  mène  une  ^exisleDee  lort  ied»- 
pendante.el  fort  exlraordina'u*e.  Pour  dissimuler  scHionîgiueié^inoqWy 
eUe  raconte  que,  de  IBOO  à  1805,  les  Ues  du  détroit  de  Bass  ^«eeltos^i 
font  faceirAusÉralie  jusqu'aux  golfes  Saint-YinoeBtet.SpeoG6r  étaient 
habituellement  fréquentées  par  des  navires  anglais  cbercbant  deS'ttCica- 
sions  de  négoce.  Ces  lieux  rudes  et  abandonnés  auraient  séduit  iun  lOCiP- 
tain  nombre  de  matelots  qui  obtinrent  Ja  permisaien  *de  %*g  établir  «at 
reçureot  de  leur  capitaine,  en  paiement  de  leur  solde  JurriéDée,  im<G»- 
not  et  quelques  provisions.  Peut-être  cette  histoire  ^asNdle  irate;  mail, 
dans  tous  les  cas,  elle  n'explique  l'origine  que  d'une  tpatita  partie f4e  la 
population  des  îles.  A  côté  de  ces  settlers.,  qui  ne  gardent  le^ouvîeaîr 
d'aucune  flétrissure,  on  compte  un^and  nombre  de  «tfom^tcsls  ea  aup- 
ture  de  ban  et  d'enfons  de  canvicts. 

Libres  ou  repris  de  justice,  comment  ces  hoaunes^  jetés  «euls  sir 
des  terres  inhabitées^  sont-ils  parvenus  à  s'y  créer  uneiainiUefOntnite^ 
comme  les  Romains,  ravi  les  filles  d'un  autre  peuple?  J^on;  ils  ont 
acheté  leurs  femmes  des  indigènes  de  la  côte  de  Vaa-DieBiaB  pour 
quelques  os  de  veaux  marins.  Maltraitées  généralement  .paroles  natuncds 
de  la  Tasmanie ,  les  femmes  vendues  ne  furent  pas  ^mécontentes  4u 
marché.  Leurs  nouveaux  époux,  qui  ne  les  avaient  pas  prises  d'idierd 
avec  la  pensée  de  s'y  attacher  long-temps,  les  déposèrent  dans  une  Ue 
et  partirent  pour  une  nouvelle  expédition.  Trouvant  à  leur  retour  leurs 
cabanes  proprement  tenues,  ils  apprécièrent  davantage  le  serrée  de 
ces  femmes,  qui  les  aidaient  volontiers  dans  la  manoeuvre  des  bateaux, 
chassaient  le  kangourou  avec  adresse.,  et  possédaient  un  tact  merveil- 
leux pour  découvrir  le  nid  des  pétrels  ou  oiseaux  des  tempêtes,  que 
les  seUlers  appellent  aussi  oiseaux-moutons  [mtUUm^birds),  à  cause  du 
goût  particulier  de  leur  chair.  Les  siraitmen  firent  voile  dès-lors  pour 
les  rivées  de  l'Australie  avec  le  dessein  de  se  procurer  d'autres  femmes, 
soit  par  la  ruse,  soit  par  la  force.  La  polygamie  est  ainsi  devenue  parmi 
eux  un  usage  général.  Plus  un  homme  a  de  femmes  et  plus  il  este&^ 
timé,  car  on  le  répute  plus  riche  et  plus  actif.  Le  straitman  vit  comaie 
un  sultan  dans  son  harem;  il  n'est  ni  moins  libre  ni  moins  fier.  On  dmt 
le  dire  à  l'honneur  des  premiers  settlers  des  iles,  ils  n'ont  pas  négligé 
l'instruction  de  leurs  enfans;  ils  ont  eu  à  cœur  de  leur  apprendre  tout 
ce  qu  ils  savaient  eux-mêmes.  La  plupart  des  jeunes  et  vigoureux  mu- 
lâtres peuvent  lire  la  Bible,  quelques-uns  même  savent  écrire.  Quant 
à  la  reUgion ,  elle  se  réduit  pour  eux  à  quelques  idées  confuses  où  Ton 
retrouve,  avec  les  souvenirs  obscurcis  de  leurs  pères,  la  croyance  à  la 


l'alstralie.  663 

trsisniignrtién  des  âmes,  encore  vivace  chez  leurs  mères.  Sans  être 
jolies,  les  jeunes  mulâtresses  plaisent  par  un  air  de  florissante  santé,  qui 
Faeliète  Fexpression  un  peu  dure  de  leur  physionomie. 

Ë'espaee  ne  manque  point  autour  des  straitmen;  une  ou  deux  familles 
au-  plu»  résident  sar  une  même  ile.  Les  habitations ,  bâties  en  mortier, 
ont  une  appsrencé  chétive  et  désagréable;  mais  elles  sont  propres  et 
coffinMée»  à  FintJërieur.  Sur  une  de  ces  îles,  un  vieux  settler,  appelé 
Jhmes'Merare,  s'es^  acquis  une  certaine  célébrité;  on  l'avait  surnommé 
fe  rei  des  sêraHmen  de  Fest.  Un  serviteur  et  trois  ou  quatre  femmes 
àidigènes^  habitaient  la  hutte  grossière  qui  lui  servait  de  palais;  Quel- 
ques cfakns,  dés  chèvres  et  des  poules  formaient  toute  sa  fortune. 
Monro  cependant  vivait  là  dépuis  près  de  vingt-H^inq  années,  et  il  s'y 
trouvait  heureux. 

Ites  hommes  stppartenant  à  des  classes  distinguées  dé  la  société  eu- 
ropéenne viennent  parfois  cacher  dans  les  îles  d'irréparables  revers 
et  ottbfier  ce  qu'Hir  appellent  les  injustices  du  monde ,  c'est-à-dire , 
te  plus  souvent,  leurs  propres  erreurs  et  leurs  propres  fautes.  Us  se 
sentent  libres  au  moins  en  face  d'une  nature  dont  le  caractère  primitif 
n-est  pas  dépourvu  de  grandeur.  Nul  écho  du  monde  qu'ils  ont  fui  ne 
réveiïle  leur  doiriteur  endormie,  ne  trouble  le  silence  de  leur  retraite; 
on  en»  voit  qui  ne  consentiraient  à  aucun  prix  à  changer  cette  vie  rude 
et  laborieuse  contre  la  vie  sociale  dont  ils  ont  repoussé  les  entraves. 
C'était  une  jouissance  pareille  que  cherchait  1^  nièce  de  Pitt  dans  les 
montagnes  de  la  Syrie.  Pourquoi  n'était-elle  pas  allée  plus  loin?  Le  bruit 
du  monde  lui  arrivait  encore  de  temps  en  temps,  et  de  poétiques  voya- 
geurs montaient  parfois  jusqu'à  son  aire  troublée.  Des  courans  pénl- 
leux,  des  brisans  couverts  d'une  écume  éternelle,  des  ouragans  quoti- 
diens, protègent  plus  sûrement  les  iles  solitaires  du  détroit  de  Bass. 

La  plupart  des  réfugiés  prennent  vite  les  miBurs  des  straitmen;  ceux 
qui  ont  amené  avec  eux  leur  famille  conservent  seuls  les  anciennes 
habitudes  et  font  exception  parmi  les  ermites  de  cette  thébaïde.  On 
voyait  encore,  il  y  a  quelques  années,  à  l'île  de  King ,  un  capitaine  de 
Farmée  anglaise,  nommé  Smith,  que  la  fortune  avait  maltraité.  11  avait 
avec  lui  sa  femme,  une  fille  et  trois  ou  quatre  jeunes  garçons.  Sous 
leur  toit  de  chaume,  ces  émigrés  volontaires  ne  se  plaignaient  point  de 
leur  dénûment.  La  cabane  renfermait  utie  bibhothèque  et  des  instru- 
mens  de  musique;  efle  était  entourée  d'un  jardin  où  réussissaient  assez 
bien  des  légumes  importés  d'Europe.  Les  kangourous  et  les  poules 
sauvages  servaient  aussi  à  la  nourriture  de  la  famille.  Le  capitaine 
Smith  avait  parcouru  Ffle  enttère,  afin  de  choisir  le  lieu  le  [rfus  con- 
irtnaMe  pour  r  fixer  sa  dfemeure ,  et  il  s'était  établi  au  bord  de  la  mer, 
près  d'un  excellent  mouillage. 

Gcfte  existence  paisible  et  retirée  n'est  pas  commune  à  tous  les  ha- 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bilans  du  détroit;  le  plus  grand  nombre  s'adonnent  à  un  commerce 
dont  la  plume  des  pétrels  est  le  principal  élément.  Ces  oiseaux  visitent 
les  îles  chaque  année,  au  mois  de  novembre,  pour  déposer  leurs 
œufs.  La  ponte  des  femelles  est  seulement  de  deux  œufs,  assez  sem- 
blables à  ceux  d'une  oie  pour  la  grosseur  et  \e  goût.  Le  mâle  couve  le 
jour  et  la  femelle  la  nuit,  chacun  allant  à  son  tour  chercher  sa  nour- 
riture aux  bords  de  la  mer.  Les  nids  sont  enfouis  dans  le  sol  à  deux  ou 
trois  pieds  de  profondeur;  ils  sont  si  rapprochés  les  uns  des  autres, 
qu'on  ne  peut  faire  un  pas  sans  mettre  le  pied  dans  une  de  ces  excava- 
tions. La  recherche  de  ces  nids  est  plus  dangereuse  que  fatigante  :  des 
serpens  se  glissent  souvent  au  fond  des  trous  où  ils  sont  déposés.  Les 
colons  ont  d'autres  moyens  d'attraper  les  pétrels.  On  choisit  l'heure  ma- 
tinale où  tout  lessaim  court  au  bord  de  la  mer  :  on  bâtit  une  sorte  de 
mur,  au-dessus  duquel  les  jeunes  oiseaux  ne  peuvent  s'élever;  après 
4'inutiles  efforts,  ils  finissent  par  s'abattre  dans  des  fossés  creusés  le  long 
de  la  muraille.  La  plume  du  pétrel  est  d'une  qualité  inférieure  à  celle 
de  l'oie.  Si  on  ne  la  prépare  avec' un  soin  très  minutieux,  elle  conserve 
toujours  un  peu  d'odeur.  Elle  valait  autrefois  1  franc  environ  le  demi- 
kilogramme;  elle  est  tombée  à  50  centimes.  11  faut  la  dépouille  de  qua- 
rante oiseaux  pour  former  un  kilog.  Ainsi  quatre  chaloupes  chargées 
de  trente  sacs,  pesant  chacun  15  kilogrammes,  contiennent  la  plume 
d'environ  dix  mille  oiseaux.  Quel  carnage  pour  un  gain  de  quelques 
centaines  de  francs!  La  chair  des  pétrels  est  presque  entièrement  per- 
due; les  settlers  en  conservent  seulement  une  petite  quantité  pour 
leur  nourriture.  Deux  fois  par  an,  des  barques  portent  à  Launceston^ 
dans  la  Tasmanie,  les  produits  des  îles  du  détroit. 

Sur  quelques  parcelles  du  sol,  on  cultive  du  blé  et  des  pommes  de 
terre.  Le  blé  n'y  réussit  pas  trop  mal,  et  les  pommes  de  terre  y  viennent 
admirablement.  En  somme,  les  straitmen  ont,  comme  on  voit,  peu  de 
ressources;  ils  sont  riches  pourtant,  parce  qu'ils  ont  encore  moins  de 
J)esoins.  Dans  leurs  voyages  à  Launceston,  ils  ne  rapportent  jamais  de 
boissons  alcooliques.  Une  fois  rentrés  sur  leurs  plages  solitaires,  ils  ob- 
servent une  rigoureuse  tempérance. 

Quel  rôle  est  destinée  à  remplir  cette  race  étrange,  issue  de  mères 
arrachées  à  la  vie  sauvage  et  de  pères  que  la  civilisation  avait  flétris? 
La  jeune  population  du  détroit  rend  déjà  et  elle  rendra  de  plus  en  plus 
de  grands  services  à  la  marine  marchande.  Nés  au  sein  des  tempêtes, 
les  fils  des  condamnés  sont  devenus  d'intrépides  marins;  plus  d'une 
fois  ils  ont  sauvé  des  navires  d'un  naufrage  inévitable  :  on  les  voit, 
sans  pâlir  devant  cette  mer  orageuse  qu'ils  ont  l'habitude  d'entendre 
gronder,  monter  par  tous  les  temps  sur  leurs  barques  légères,  en  dépit 
des  écueils  et  des  ouragans.  Ils  sont  fort  estimés  sur  les  baleiniers  à 
caiisiî  «te  la  vue  subtile  du  sauvage  qu'ils  unissent  à  une  rare  dextérité 


LAUSTRALIE.  665 

dans  le  maniement  du  harpon.  Ainsi,  ces  lies  du  détroit,  qui  semblaient 
vouées  à  une  stérilité  éternelle,  deviendront  un  jour  une  pépinière  de 
matelots  pour  tous  les  établissemens  anglais  dans  l'est  et  le  midi  de  la 
Nouvelle-Hollande . 

IV. 

Depuis  six  ans,  une  nouvelle  ère  s'est  ouverte  devant  les  colonies  aus- 
trales. Pendant  long-temps  ces  colonies  avaient  été  exclusivement  ha- 
bitées par  des  convicts;  puis,  durant  une  seconde  période,  des  émigra- 
tions de  colons  libres  étaient  venues  y  déposer  un  germe  plus  fécond. 
Une  mesure  législative  a  décidé  qu*à  partir  de  48401* Australie  ne  serait 
plus  une  colonie  pénale,  et  que,  dès  l'année  suivante,  les  condamnés 
cesseraient  d'être  employés  dans  les  travaux  particuliers.  Ainsi ,  la  co- 
lonisation, d'abord  exclusivement  pénitentiaire,  puis  mixte,  perd  les 
dernières  traces  de  son  caractère  primitif  pour  devenir  politique  et 
commerciale.  Les  deux  premières  phases  de  l'occupation  britannique 
appartiennent  à  l'histoire;  elles  ont  eu  pour  résultat  général  l'installa- 
tion définitive  de  la  race  européenne  dans  ces  parages  après  l'exter- 
mination ou  le  refoulement  de  la  race  indigène  par  des  moyens  qui 
méritent  une  flétrissure  éternelle.  Si  le  nouveau  régime,  à  peine  sorti 
d'une  ère  de  transition,  n'a  pas  encore  produit  tous  ses  fruits,  nous 
pouvons  déjà  en  juger  les  premiers  effets  et  interroger  l'avenir  sur  les 
transformations  probables  qu'il  peut  amener. 

C'était  une  mesure  grave  de  la  part  de  l'Angleterre  que  de  venir  su- 
bitement troubler  les  habitudes  prises  et  bouleverser  l'ordre  écono- 
mique; mais,  dans  leurs  colonies  comme  chez  eux,  autant  nos  voisins 
répugnent  aux  réformes  prématurées,  autant  ils  montrent  de  décision 
dans  l'accomplissement  de  celles  qu'ils  croient  opportunes  et  néces- 
saires. Ils  ne  renouvelleraient  pas  aujourd'hui,  j'imagine,  leur  résis- 
tance insensée  aux  justes  prétentions  de  l'Amérique;  ils  sauraient  s'ar- 
rêter à  temps  et  retarder  au  moins  de  quelques  années  par  une  politique 
plus  conciliante  une  inévitable  émancipation.  Leur  conduite  actuelle 
envers  l'Irlande ,  leurs  réformes  religieuses,  politiques,  économiques, 
coloniales,  témoignent  de  cet  esprit  clairvoyant  qui  comprend  à  mer- 
veille les  exigences  variables  de  l'intérêt.  On  se  serait  moins  émerveillé 
des  grandes  et  audacieuses  expériences  tentées  depuis  i829,  si,  au  mo- 
ment où  elles  s'opéraient,  on  avait  eu  présens  à  la  mémoire  tous  les 
efforts,  toutes  les  motions,  toute  la  polémique,  toutes  les  mesures  qui 
les  avaient  long-temps  préparées.  Ce  qui  doit  nous  étonner  davantage, 
c'est  le  mélange  de  patience  et  d'activité  que  ces  difficiles  évolutions  ont 
exigé,  et  qui  caractérise  si  éminemment  le  génie  anglais.  Ainsi,  dans  la 
Nouvelle-Hollande,  l'Angleterre  se  résigna  aux  funestes  effets  du  con- 
mct'syst^m  tant  qu'elle  le  crut  utile  à  ses  vues;  elle  savçiit  que  ces  éta- 


f 


-■-* 


REVLE.  Blg  mait,  MONDES. 

blisBetneofis  a^aisnt  kHignr,  immofiites  et  corrompus,  avant  que  Félé- 
^j^yneni  lîère  y  eût  poirté'  son*  industrie  et  ses  capitaux;  ellie  yoyait  bien 
e  la  dépcrtatien  y  entretenait  un  germe  corrupteur  et  ne  leur  per- 
mettrait jamais  de  dépasser  un  certain  niveau.  Cependant  elle  voulut 
attendre  que  la  colonie  eût  épuisé  tout  le  secours  que  le  travail  des 
condamnés  pouvait  prêter  à  son  développement,  avant  de  porter  la 
matn*  à  Védifiee  efl  de  Tasdeoir  sur  de  plus  larges  bases.  Quand  l'occupa- 
tion \m  patvà  femiemeiit  assurée,  cpiand  TAustralie  fut  le  siège  d'me 
grande  activité  eomnierciede,  quand  on  eut  apprécié  les  avantages  êe 
son  climat  et  les  ressources  de  son  territoire,  alors  le  gouvernement  an- 
glais songea  à  délivrer  le  pays  d'un  contact  délétère  et  à  Vélever  dans 
réehelle  sociale.  Le»  intérêts  matériels  permettaient  alors  de  penser  aux 
intérêts  de  Tordre  moral.  L'Australie  était  assez  forte,  comme  les  évé- 
nemens  l'ont  éémontré,  pour  supporter  un  changement  aussi  complet. 
Pen^être  cette  transformation  se  serait-elle  accomplie  sans  la  moiiklre 
secousse,  si  elle  n'avatt  pas  coïncidé  avec  des  circonstances  fâcheuses 
qui  amenèrent  me  isseai  longue  crise,  et  qui  ont  entravé  dès  le  débst 
Taipplicaëon  dut  Mmvean  système* 

L'esprit  aréent^  aventureux,  des  colons  avait  été  la  principale  cau^e 
des  progrès  de  la  eotcmsation;  mais  la  fureur  des  entreprises  basar- 
deusesy  urne  eenAaiice  aveugle,  amenèrent  là,  comme  aux  États-Unis 
d' Amérique,  de  cmeHes  et  nombreuses  déceptions.  L'expérience  est  à 
ce  prix.  On  avait  voulu  aller  trop  vite  et  mener  trop  d'affaires  à  ta  fois. 
Des  difOcnltés  financières  ftirent  la  suite  de  ces  entralnemens  irréfléchis. 
La  crise  se  compliqua  par  la  faillite  de  la  banque ,  dont  le  contre*<;oup 
ébranla  toutes  les  situations.  Les  guerres  de  l'Inde  et  de  la  Chine  vii»- 
rent  en  outre,  an  même  moment,  occasionner  une  diminution  sensièle 
dans  la  valeur  des  produiils  coloniaux.  De  son  côté,  le  gouvernement 
de  la  métropole  haussait  le  prix  des  terres  inoccupées;  les  ventes,  qui 
avaient  donné  plus  de  4  millions  de  francs  en  iB40,-ne  montèrent  pas 
à  200,000' ft^ancs  en  1843.  S' ajoutant  à  une  révolution  dans  le  régime 
du  travail,  tous  ces  événement  firent  tomber  de  moitié  le  chiffre  des 
importations  et  affectèrent  une  prospérité  jusque-là  constante.  U  est  si 
vrai,  pourtant,  que  l' Australie  était  mure  pour  la  réforme  économique 
opérée  dans  9(m  sein,  cpie  ces  embarras  accumulés  ne  laisseront  pas 
de  traces  durables.  Si  la  crise  a  ralenti  les  transactions  de  teHe  ou  telle 
place,  elle  n'a  point  empêché  la  formation  d'établissemens  nouveant, 
ni  obscurci  l'avenir  de  ce  monde  naissant.  Le  gouvernement  britanni- 
que est  intervenu  pour  remédier  au  mal;  mais,  on  doit  le  dire,  il  est 
intervenu  en  tâtonnant  :  les  mesures  pi^escrites  portaient  le  sceau  d'une 
hésitation  qui  devait  en  compromettre  le  succès,  et  qui  parvint  à  mécon- 
tenter tout  le  monde.  Comme  la  société  coloniale  marchait  plus  vite 
que  lui ,  le  gouvernement  était  obligé  de  conrir  après  elle.  SinguSère 


attitude  qui  explique  bien  des  fautes  de  radministnrtioii;  cuifeux  spec- 
tacle qui  présage  pour  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné  une  hltte  d 
rissue  ne  trouvera  pas  l'Europe  indifférente. 

En  face  de  ces  populations  remuantes ,  la  politique  anglaise  a  besoi 
de  contenir  et  de  modérer  d'une  main  des  élans  trop  impétueux,  et  de 
céder  de  l'autre  à  des  exigences  légitimes.  Le  développement  de  T  Aus- 
tralie, en  créant  des  difficultés  nouvelles  et  des  devoirs  plus  complexes, 
rédame  l'attention  la  plus  soutenue  et  des  ménagemens  étudiés.  Le  bill. 
sur  les  terres  vagues  discuté  à  la  chambre  des  communes  au  mois  d'août 
dernier  est  un  pas  dans  la  voie  des  sages  concessions.  Sans  répondre 
^entièrement  aux  vœux  des  colons ,  cet  acte  aura  du  moins  l'avantage 
de  fixer  un  état  de  choses  jusqu'ici  incertain  et  mobile  et  d'arracher  la 
propriété  au  régime  de  l'arbitraire. 

Une  mesure  infiniment  plus  grave ,  qui  date  de  quelques  années,  a 
eu  pour  objet  d'instituer,  dans  la  NouveHe-Galles  du  sud,  une  législa- 
ture coloniale.  Le  première  session  a  été  ouverte  le  3  août  1843  par  le 
gouverneqr  sir  George  Gipps.  Le  principe  de  la  représentation  n'est 
pas  encore  complètement  appliqué  pour  la  nomination  des  membres 
de  l'assemblée.  Une  partie  seulement  procède  de  l'élection ,  une  autre 
du  choix  du  gouvernement.  Aussi,  dans  tous  les  votes  importans,  l'a^ 
semblée  se  partage  en  deux  fractions  :  d'un  côté  se  rangent  les  membres 
électifs,  et  de  l'autre  les  membres  désignés  par  l'autorité.  Cette  combi- 
naison ,  qui  porte  en  elle  un  germe  de  discorde ,  ne  tiendra  pas  long- 
temps contre  les  justes  réclamations  dont  elle  est  l'objet.  La  franchise 
électorale  aura  également  besoin  d'être  remaniée.  Un  élément  très  no- 
table ,  très  riche ,  les  squatters,  ne  concourt  point  à  la  nomination  des 
députés.  On  donne  le  nom  de  squatters  aux  colons  qui  conduisent  leurs 
troupeaux  par-delà  les  limites  des  terres  appropriées  et  que  le  gouver- 
nement a  récemment  soumis  à  une  redevance  légère.  Moins  affectés 
€[ue  les  conunerçans  par  les  crises  des  dernières  années,  ils  n'ont  pres- 
que pas  cessé  de  prospérer  et  de  s'enrichir.  Ils  viennent  de  fonder  une 
association  pastorale  pour  peser  sur  la  législature  et  défendre  leurs  in- 
térêts. Ces  vigoureux  pionniers  frappent  à  la  porte  de  l'enceinte  légis- 
lative des  coups  si  violens,  qu'il  faudra  bien  finir  par  les  admettre. 

La  Nouvelle-Galles  du  sud  est,  comme  on  iait,  le  siège  principal  de 
la  puissance  britannique  dans  l'Australie.  La  richesse  du  pays  tient  sur- 
tout à  ses  pâturages.  Des  brebis  transportées  des  bergeries  de  Windsor 
y  ont  si  merveilleusement  réussi,  que  l'Espagne  même  a  été  dépassée 
dans  la  quantité  de  laines  fournie  à  l'industrie  anglaise.  On  estime  le 
nombre  des  brebis  à  plus  de  5  millions;  la  colonie  possède  en  outre 
62,000  chevaux  et  plus  d'un  million  de  bêtes  à  cornes.  D  y  a  vingt- 
cinq  ans,  on  n'y  comptait  encore  que  350,000  moutons^  5,000  chevaux 
et  120,000  bétes  à  cornes.  D'année  en  année,  l'exportation  des  laines 


«•IV     668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  V   a  suivi  une  marche  ascendante.  Évaluées  à  213,000  livres  sterling- 
*'*    en  1834,  les  quantités  exportées  montaient  en  1838  à  405,000  livres 
^  :  slerling  et  à  685,000  en  1843.  Ce  commerce  forme  le  lien  entre  TAn- 
.?*  gleterre  et  ses  établissemens  du  sud-est  de  l'Australie.  Les  Anglais  y 
-,  .  ^^     portent  des  produits  manufacturés  en  échange  de  la  matière  première 
qu'ils  en  tirent.  La  Nouvelle-Galles,  si  l'on  en  juge  par  de  premiers  et 
heureux  essais,  pourra  devenir  elle-même  manufacturière.  Des  tissus 
de  laine  coloniale,  teints  avec  des  couleurs  du  pays,  y  sont  déjà  fabri- 
qués sur  une  assez  grande  échelle.  Des  ateliers  pour  le  tissage  des 
draps  existent  sur  les  bords  de  la  rivière  Hunter.  D'autres  industries 
naissent  à  côté  des  manufactures  proprement  dites.  Un  industriel, 
jQommé  Scot,  possède,  outre  de  larges  salines  en  plein  rapport,  et  qui 
ne  sont  pas  les  seules  de  la  contrée,  une  importante  fonderie  de  fer  où 
peuvent  être  façonnés  tous  les  articles  de  ce  métal,  depuis  les  plus 
grandes  chaudières  jusqu'aux  pièces  les  plus  délicates  des  machines  à 
vapeur. 

L'industrie  manufacturière  n'occupe  toutefois  qu'une  part  très  petite 
de  l'activité  coloniale.  Ce  n'est  pas  là  qu'est  le  mouvement.  Conduire 
les  troupeaux  dans  les  bois,  dans  les  montagnes,  dans  les  solitudes  de 
l'intérieur,  voilà  la  grande  et  principale  occupation.  Les  travailleurs 
dont  ces  établissemens  ont  besoin,  ce  sont  des  hommes  qui  acceptent 
l'existence  errante  et  isolée  des  pâtres.  Quand  la  colonie ,  privée  du 
travail  des  convicts,  se  plaignait  naguère  de  manquer  de  bras,  l'An- 
gleterre abusée  lui  expédia  des  bijoutiers,  des  taillandiers,  de;s  orfèvres 
et  d'autres  ouvriers  qui  lui  étaient  inutiles.  Ces  nouveaux  venus,  aux- 
quels répugnait  le  métier  de  berger,  traînant  dans  les  rues  de  Sydney 
leur  oisiveté  et  leur  misère,  ont  été  pour  le  gouverneur  une  cause 
d'inquiétude  et  d'embarras. 

La  population  de  la  Nouvelle-Galles  atteint  presque  le  chiffre  de 
200,000  âmes.  La  disproportion  entre  les  deux  sexes,  dont  il  a  été  tant 
parlé  en  Europe,  est  toujours  très  considérable;  elle  diminue  cepen- 
dant chaque  jour,  et,  comme  elle  provenait  surtout  de  la  différence  du 
nombre  des  femmes  déportées  relativement  à  celui  des  hommes,  on  peut 
prévoir  un  nivellement  prochain.  En  1836,  il  n'y  avait  que  39  femmes 
contre  100  hommes;  en  1843,  il  y  en  avait  déjà  60.  Sydney,  qui  compte 
30,000  habitans,  semble  destinée  à  devenir  la  métropole  intellectuelle 
aussi  bien  que  la  métropole  commerciale  et  politique  de  l'Océanie  cen- 
trale. Elle  n'est  pas  encore,  à  vrai  dire,  le  centre  d'un  mouvement  lit- 
téraire qui  lui  soit  propre.  Toutefois,  par  ses  recueils,  par  ses  journaux, 
calqués  sur  les  publications  périodiques  anglaises,  mais  contraints  de 
s'inspirer  de  l'esprit  et  des  préjugés  du  pays,  elle  s'habituera  peu  à  peu 
à  penser  par  elle-même,  et  un  jour  l' AustraUe  aura  sa  Uttérature. 
11  est  question  déjà,  depuis  quelque  temps,  d'établir  un  service  de 


L'AUSTRALIE.  66ft        .  ^'^''  * 

t 

bateaux  à  vapeur  entre  Sydney  et  les  Indes.  L'exécution  de  ce  projet^  '  • 
en  accélérant  les  rapports  de  la  Grande-Bretagne  et  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  sud,  porterait  dans  ces  contrées  un  nouvel  élément  d'activité . 
et  de  civilisation.  Plusieurs  itinéraires  ont  été  proposés.  On  choisira*, 
probablement  entre  deux  lignes  partant  toutes  les  deux  de  Singaporeu      ' 
L'une,  traversant  le  détroit  de  la  Sonde,  suivrait  les  côtes  occidentales 
et  toucherait  à  la  rivière  des  Cygnes  et  aux  colonies  du  sud;  l'autre  se 
dirigerait,  au  contraire,  vers  l'est,  et  les  paquebots,  après  avoir  renou- 
velé leur  provision  de  charbon  à  Victoria,  passeraient  par  le  détroit  de 
Torrès  et  descendraient  vers  le  sud  en  longeant  les  rives  du  continent 
austral.  Rien  n'empêcherait  ensuite  de  rattacher  cette  ligne  aux  autres 
établissemens  anglais  par  un  service  spécial  partant  de  Port-Jackson  (1)^ 

Après  Sydney  et  ses  dépendances  immédiates,  les  établissemens  du 
Port-Philippe  sont  les  points  les  plus  animés  et  les  plus  importans  des 
colonies  du  sud-est.  Dans  tout  ce  district,  le  mieux  partagé  de  l'Aus-- 
tralie  sous  le  rapport  de  la  fertilité  du  sol,  la  spéculation  a  été  poussée 
pendant  un  certain  temps  jusqu'aux  dernières  limites  de  la  frénésie.  La 
renommée  grossissait  encore  les  trésors  de  ce  territoire  béni  du  ciel;  on 
s'embarquait  dans  les  ports  de  la  Grande-Bretagne  pour  venir  à  Mel- 
bourne s'en  arracher  les  lambeaux.  11  n'y  a  peut-être  pas  un  village  ea 
Angleterre  d'où  quelques  habitans,  vendant  leur  mobilier  afin  de  réî^ 
liser  un  petit  capital ,  ne  soient  partis  pour  cette  région  lointaine  avec 
l'espoir  d'une  rapide  fortune  et  d'un  retour  prochain. 

Dans  la  belle  colonie  d'Adélaïde,  les  richesses  minérales  le  disputent 
à  des  richesses  agricoles  presque  aussi  étonnantes  que  celles  des  envi*^ 
rons  de  Melbourne.  Là  aussi  la  fièvre  des  spéculations  sur  les  terres 
avait  donné  naissance  à  des  embarras  passagers  qui  n'ont  pu  tarir  les 
sources  fécondes  de  la  prospérité  de  la  province.  On  commence  à  ex- 
ploiter les  mines  de  plomb  situées  dans  les  montagnes.  Avec  ce  nouvel 
élément  de  travail,  les  importations  et  les  exportations,  dont  la  somme 
annuelle  n'a  pouit  cessé  de  s'accroître,  prendront  encore  un  dévelop- 
pement plus  considérable.  Le  gouvernement  anglais,  enviant  aux  co- 
lons leur  riche  proie,  s'est  déclaré,  par  une  décision  récente,  proprié- 
taire de  toutes  les  mines  du  district.  Désormais  les  exploitations  ne  seront 
plus  concédées  que  sous  certaines  réserves  et  moyennant  une  redevance 
payée  au  trésor. 

(1)  Tous  les  calculs  sont  prêts.  Sydney  serait  alors  à  TÎngt-huit  jours  de  Sîngapore  et 
à  soixante  de  Londres.  Il  faudrait  quatorze  jours  pour  aller  de  Singapore  à  Victoria,  et 
quatorze  de  ce  dernier  port  à  Sydney.  Le  service  exigerait  trois  navires  de  600  tonneaux  ci 
d'une  force  de  200  chevaux.  200  tonneaux  de  charbon,  à  raison  de  li  tonneaux  par  joui% 
suffiraient  amplement  aux  besoins  de  la  traversée  entre  les  deux  points  de  départ  et  le 
point  (le  rcl?\che.  Les  paquebots  coAteraicnt  500,000  fr.  s'ils  étaient  en  bois,  et  400,00<^ 
s'ils  étaient  en  fer.  On  évalue  la  dépense  annuelle  à  75  ou  100,000  francs. 

T. ME  XVII.  44 


mO  RBYUB  MB  DEUX  VONDES* 

Les  cdomes  tNSciâeiitales  â'Albany  el  de  la  rmëre  des  Cygnes  n'ont 
jamais  joui  tie  rexubérantte  prospérité  des  étatflissemens  méridionaui. 
Comme  le  canviet-si^tem  n'y  a  pas  été  appliqué  (1),  les  colons  n'ont  pas 
«eu  la  ressource  du  travail  des  condamnés.  Il  est  surprenant  toutefois 
icpl'AIbany,  avec  son  beau  port,  avec  son  climat  si  égad  et  si  doux,  avec 
tes  terres  excellentes  qui  l'environnent,  ne  soit  pas  plus  fréquentée.  Si 
tes  riches  Anglais  des  Indes-Orientales  connaissaient  ce  pays  ssdilbre, 
fls  viendraient  en  grand  nombre  lui  demander  la  gnérison  des  mata- 
•aies  contractées  aux  bords  de  f  Indus  ou  du  €ange.  Négligé  par  la  më- 
*tropole,  rétablissement  de  la  rivière  des  Cygnes  a  langui  durant  pin- 
ceurs amiées.  Des  communications  rares  et  irrégulières  le  rattachaient 
é,  peine  à  la  mère-pa(trie.  Quelquefois ,  faute  d'arrivages ,  des  articles 
«d'une  consommation  journalière,  dont  la  valeur  n'est  appréciée  que  par 
ceux  qui  en wnt  privés,  ou  manquaient  entièrement,  ou  se  vendaient  à 
des  prix  excessifs.  Le  savon  commun,  par  exemple,  y  a  valu  jusqu'à 
K  francs  le  demi-kflogramrae.  Les  rapports  sont  devenus  un  peu  plus 
'fréquens  soit  avec  l'Angleterre,  soit  avec  les  Indes.  L'état  général  s'est 
amélioré;  on  commence  à  croire  que  cet  établissement  tiendra  plus 
qn'H  n'avait  promis.  Il  est  très  souvent  visité  par  les  baleiniers  améri- 
cains. 11  n'est  pas  extraordinaire  de  voir  douze  ou  quinze  navires  por- 
tant le  pavillon  des  États-Unis  à  l'ancre  au  bas  de  la  rivière.  Les  colons 
ne  prennent  aucun  intérêt  dans  la  pêche  de  la  baleine ,  qui  pourrait 
cependant  leur  offrir  une  source  de  profits.  Ils  préfèrent  se  consacrer 
%,  l'exploitation  exclusive  de  la  partie  du  continent  sur  laquelle  ils  ont 
transplanté  leur  foriune,  et  dont  la  terre  est  assez  riche,  en  certains 
cantons,  pour  avoir  donné  treize  moissons  consécutives  toujours  aussi 
d>ondantes,  sans  avoir  été  renouvelée  par  le  mélange  d'aucun  dément 
étranger.  Sur  les  bords  de  la  rivière  des  Cygnes,  les  inondations,  quel- 
quefois nuisibles  par  leur  impétuosité,  couvrent  les  plaines  d'un  limon 
gras  et  productif. 

En  dernière  analyse,  la  colonisa(tion  anglaise,  dans  l'Australie  de 
Test,  du  midi  et  de  l'ouest,  repose  sur  la  base  la  plus  solide,  la  plus  du- 
rable :  un  sol  fécond  en  ressources,  soit  agricdles,  soit  minérales.  Dans 
le  nord  de  Ttle,  la  nature  n'a  pas  doté  le  territoire  du  Port-Essington 
avec  la  même  prodigalité,  bien  que  le  bananier,  le  pin,  les  arbres  frui- 
tiers des  tropiques,  Yarraw-rout,  la  canne  à  sucre,  y  viennent  à  peu  près 
sans  culture,  et  que  les  pommes  de  terre  y  aient  une  saveur  très 
agréable.  On  ne  connaît  encore,  il  est  vrai,  que  la  péninsule  Cobourg;; 
peut-être  une  fertilité  ignorée  attend-elle  plus  loin  les  efforts  du  pion- 
nier. Sans  être  insalubre,  le  climat  de  ce  district  ne  convient  pas  aussi 

(1)  Àlbany  avait  été  un  moment  ane  colonie  pénale;  mais  on  en  a  retiré  les  convietM 
aussitôt  qu'elle  a  été  comprise  dans  le  gouvernement  des  possessions  occidentales,  après 
la  création  de  la  colonie  de  la  rivière  des  Cygnes. 


hMwauÊÊM*  m 

lÀenÊ  M9t  fiïfipéei»  ffm  tûak  dm  Mira»  éfMMitttflmi»  as^ato.  feus 
fièyres  y  régnent  communémeâè  paiMi  Ii9i€olia0(  «»  iè^fltB^  m  tmot 
^  mortelles,  iiMn9  eUe»  aflMMû^fft  1»  papsaMhm  et  Hi  jpttkliqiaBetit  à 

Cie9  SrRI^hKNIS*  pfM9  ^FSl^ei^ 

Cesl  prkicrpalMieiil  qm^  peMée  fwfitif«&  ^  »  cMMinît  I»  6tMâë^ 
BretiAgite  au  Pert-Eftgfaiytanc  Hkm  aanbilicw  iPoiein»—»  nwl»  iâre  acfe 
de  présene^dMv  fe  nord  de  fo  ftewveHé-HellÉttite,  d  sSaMurev^  e^  eâs 
ée  gnerre^  merifhne,  un  exeelteaC  peele^  Ba««d  mi  sud'  dt^FarciMpel  iih- 
flicn  6ii  s  pOMoc'  œS'  p0o9RBSfievis  BoiHMCranBeok  CîS'  loaa  •efinfNiy  C0  peili 
g«ffe  serst,  d'aiUetn*»,  utp  port  de  refcige  Ms  itile  a«t  aa*rires  dè^  ce«ft- 
merce.  La  colraisa^lîen  de  eel  éMbhssemeni  a  été  exekMsrremeail}  miK. 
feirej  le  (rotmrr-^^eii»  n'y  a  pa9  élè  impeiié.  Quaod  e»  apfvit à  Syditey 
lie  projet  dugotrferaefyieiyl,  ieaueDup  de  TotonlaîreB^  aucateûft  désÉté^ 
jof]3dr&  à  FeupédKien^,  ai«e  la  pensée  d^aller  tMti|iier  dMa  la  MfthiM. 
Craignant  de  fementer  encore  la  maarie  des  spécalMÉiiie  a^cMlmeiiBes 
qui  agflait  alvrs  hi  NèaveHeM^alles  iw  mé,  FantdrHè  lefeta  toute»  fes 
demandiefs  et  mamlhtt  à  Fentmprise  son^  cataeteve  praniiif.  LftmwfeHe 
eefonie  pourr»  eependanC  devenir  peo  à  pe«  mecatouie  coauncrciate. 
Un  cercle  semMe  même  iraeé  auteur  dTeik  paor  ses  relaliaBS  fo^uircB. 
L'areliîpei  erkntel,  voHà  iet  cbamp  euireri  à^  son  actvntew  La  yflte?  de 
Tietoria  seraéi  meripeii*eusenien4l  ptoeéc  poanr  ètreim  asaudiéoà  s'éeban- 
paient  1^  predMt^cte  F  Australie  «entre  eeuft  de  l'archipel  iudten.  On 
se  basarderait  sans  dbutebeaocoBp  trop,  sr  en  regardait  déjà  ks  visitas 
annuelles  d'emeiingtâine^e/yi'éMas  i»daîBe9cbargée»d)s  thé^  de  tmeté, 
de  poisson  salé  ott  âe^  riir,  emnme  le  préiade  aesuvé  d'an  nMWfement 
d'affaires  eonsvdéraMe  et  prêchai».  H  eel  hors  de  douée  néanmoiiis 
que,  si  le  Pert4&singten'  demnt  n»  petet  de  relâcfte  pour  tea  pa^pie^- 
Kols  à  vapeur  entre  Sn^apereel  Sydney,  son  importanees'aognienlera 
i^apidement.  Quelle»  q^ie*  soient  le»  desiMes  eammerciAlies  de  Vietena, 
les  Anglais  auront  altein>t  teur  bwletempéciié  Finslafialion  d^un  pe»ple 
rrvat  dans  tes  parag^  septentrionaux  de  la  Mo«pveUe4ioila^pde.  Ils  au- 
ront aussi  avaneé  FexpteratioDp  minuitease  de  toutes^  les  eète»  de  Yië 
cfu'ils  ponrsuiTent  avee  «ne*  û  aetWe  persévérance* 

L'accomplissemenè  dé  ee  grand  k'avail  hydrograpyqme^  l'étabKsse- 
ment  d^un  serrieede  bateonx  à^vapenr  enCite  Kbideel  la  Nouvelle-Galles 
du  sod,  la  eansiruetioft  des^ chemins  de  fer,  l'exptoraion  de  Finlérieur 
dm  pays^  tels  sont,  en  résumé,  les  projets  qui  se  lient  au^déveteppement 
des  intérêts  britemiiques^  Chacfiie  Jour  poussa  F  Angleterre  ver»  1»  réa- 
Msationde  ces  idées- d'avenir.  Les  germea  semés- dans  ce»  contrées  ont 
désormais  trop  d'énergie  et  de  vitalité  pour  rester  engaordis  et  imniMi^ 
biles.  Des  progrès  plus  larges,  des  résultats  plus  féconds,  marqueront 
la  période  où  FAustralie  vient  d'entrer  en  cessant  d'être  un  réceptacle 
pour  les  bandits  de  la  métropole.  On  verra  que  le  travail  libre  vaut 


\ 


4(7â  BEYUB  DBS  VEVX  MONDES. 

mieux  que  le  trayail  des  condamués,  de  ces  yicieux  esclaves  blancs,  et 
ne  met  pas  ses  services  au  même  prix. 

On  est  naturellement  conduit  à  se  demander  si  cette  phase  sera  la 
dernière  transformation  politique  de  FOcéanie  centrale.  L'Angleterre 
n'est  pas  ici,  comme  dans  les  Indes,  en  présence  d'une  nation  asservie, 
durement  exploitée,  et  de  marchands  qui  viennent  faire  leur  fortune 
pour  aller  en  jouir  ailleurs.  C'est  une  race  issue  du  sang  européen  qui 
grandit  sur  ces  rivages.  Cet  essaim  vigoureux  que  le  temps  doit  encore 
fortifier  se  remuera-t-il  éternellement  dans  la  sphère  de  la  Grande-Bre- 
tagne? Ne  voudra-t-il  pas  un  jour  vivre  aussi  de  sa  propre  vie?  Bien 
qu'une  autre  idée  ait  présidé  à  leur  création,  les  colonies  de  la  Nouvelle- 
Hollande  ont  une  singulière  analogie  avec  les  anciens  établissemens  de 
l'Amérique  du  Nord.  Nous  avons  vu  sur  le  continent  américain  un 
peuple  puissant  et  singulier  sortir  des  émigrations  anglaises  :  nous 
contemplons  aujourd'hui  sur  des  plages  perdues  au  milieu  du  Grand- 
Océan  le  berceau  de  nations  qui  pourront  un  jour  se  distinguer  aussi 
complètement  de  la  souche  primitive  que  les  États-Unis  d'Amérique. 
On  verra  surgir  alors  des  dissidences  plus  graves  et  plus  retentissantes 
que  celles  dont  le  conseil  colonial  est  maintenant  le  théâtre.  Si  l'on  ana- 
lysait les  tendances  politiques  de  ces  éleveurs  de  troupeaux  et  de  ces 
marchands,  on  y  découvrirait  déjà  des  instincts  républicains  très  vivaces 
et  impatiens  du  joug.  La  force  et  la  prudence  de  la  métropole  contien- 
dront plus  ou  moins  long-temps  l'esprit  de  rébellion;  mais  peu  à  peu 
les  liens  se  relâcheront,  et  l'indépendance,  proclamée  d'abord  dans  un 
club  obscur  ou  dans  un  congres  illégal,  finira  par  être  écrite  dans  un 
traité  solennel.  Voilà  l'avenir  probable  des  grands  établissemens  bri- 
tanniques de  FAustralie,  et  surtout  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud. 

Quels  seront  lé  caractère  et  le  rôle  de  ce  peuple  affranchi?  Débar- 
rassée d'un  principe  corrupteur,  la  société  coloniale  se  sera  élevée,  nous 
l'espérons,  à  une  moralité  plus  rigide;  elle  s'inspirera  de  sentimens 
plus  chrétiens.  C'est  la  condition  de  sa  future  importance.  Le  génie 
mercantile  et  le  goût  d'une  existence  libre,  exempte  de  ces  entraves  dont 
on  se  plait  à  charger  notre  vieille  civilisation,  paraissent  devoir  former 
4ses  traits  les  plus  saillans.  Sous  beaucoup  de  rapports,  sa  physionomie 
reproduira  celle  des  Américains  du  nord  avec  moins  de  puritanisme 
extérieur,  moins  d'orgueil  et  plus  d'aménité.  La  position  géographique 
de  l'Australie  fera  de  cette  population  un  intermédiaire  naturel  entre 
les  idées  européennes  et  le  monde  océanique.  Si  cette  mission  est  digne- 
ment remplie,  elle  peut  valoir  à  un  peuple  une  belle  place  dans  l'his- 
toire de  l'humanité. 

A.   AUDIGANNE. 


DE  U  SITUATION  ACTUELLE 


DANS  SES  HAPPOHTS  AVEC 


LES  SUBSISTANCES 


ET 


LA  BANQUE  DE  FRANCE. 


8BG01IBB  PABTIE.  —  LA  BAIfQIJE  DE  FRAIIGB. 


a  On  peut  regarder  le  prix  de  Fintérêt  comme  une  espèce  de  niveau 
au-dessous  duquel  tout  travail,  toute  culture,  tout  conunerce  cesse. 
C'est  comme  une  mer  répandue  sur  une  vaste  contrée  :  les  sommets 
des  montagnes  s'élèvent  au-dessus  des  eaux  et  forment  des  îles  fertiles 
et  cultivées.  Si  cette  mer  vient  à  s'écouler,  à  mesure  qu'elle  descend, 
les  terrains  en  pente,  puis  les  plaines  et  les  vallons,  paraissent  et  se  cou- 
vrent de  productions  de  toute  espèce.  Il  suffit  que  l'eau  monte  ou  s'a- 
baisse d'un  pied  pour  inonder  ou  pour  rendre  à  la  culture  des  plages 
immenses.  » 

Cette  pensée  de  Turgot,  contre  laquelle  personne  n'a  jamais  été  tenté 
de  s'inscrire,  car  elle  est  aussi  vraie  qu'admirablement  exprimée,  m'est 
revenue  naturellement  à  la  nouvelle  que  la  Banque  de  France  augmen- 


Wè  RETOB  DBS  DEUX  HOIIDBS. 

tait  d'un  quart  le  taux  de  Fintérét  dans  toutes  les  transactions  où  elle 
est  partie.  Du  moment  que  la  Banque  de  France  a  eu  fait  connaître 
cette  détermination  qui  impliquait  l'intention  de  réduire  la  quantité  de 
ses  avances  au  commerce,  en  même  temps  qu'elle  en  rendait  les  con- 
ditions plus  onéreuses,  tous  les  escempleurs^  de  Paris  ont  été  autori- 
sés à  accroître  leurs  prétentions  au  moins  d'autant,  et  dans  beaucoup 
de  cas  du  double  et  du  triple.  Je  ne  dis  pas  assez,  ils  y  ont  été  forcés, 
parce  qu'ils  viennent  demander  à  la  Banque  d'escompter  les  effets  du 
public  manufacturier  ou  commerçant  après  qu'ils  les  ont  revêtus  de 
leur  propre  signature.  11  y  a  donc  eu  une  hausse  générale  du  taux  de 
rintérêt  à  Paris,  et,  par  une  liaison  obligée ,  la  hausse  s'est  fait  sentir 
dans  le»  départemens^  Tous  tes  banquiers  et  toute»  le»  banques  du 
royaume  ont  àà  imiter  lia  Banque  de  France,  ne  fût-ce  que  parce  qu'ils 
sont  les  uns  et  les  autres  en  relations  d'affaires  avec  elle  ou  avec  ses 
comptoirs  des  départemens.  Le  taux  de  l'intérêt  s'etant  élevé  en  France 
dans  toutes  les  affaires  commerciales,  le  contre-coup  s'en  est  fait  sentir 
sur  tous  les  grands  marchés  d'Europe.  La  banque  d'Angleterre  a  porté 
son  taux  d'escompte  de  3  à  3  et  demi.  L'événement  a  eu  des  consé- 
quences européemoesy  «oiverseUes;  en  «n  mot,  ta  Banque  de  France 
peut  être  considérée  comme  ayant  causé  h  hausse  du  taux  de  l'intérêt 
dans  le  monde  entier. 

Il  est  utile  d'examiner  si  cette  mesure  de  la  Banque  de  France  est  un 
bien  ou  un  mal  dans  les  circonstances  actuelles  :  le  mal  étant  démontré, 
en  supposant  qu'il  le  soit,  il  importe  de  savoir  s'il  était  nécessaire,  iné- 
vitable, si  la  Banque  de  France  a  fait  ce  qu'elle  avait  de  mieux  à  faire 
dans  l'intérêt  public  et  pour  sortir  elle-même  de  l'espèce  d'embarras 
où  elle  se  trouvait  engagée. 

Pour  répondre  à  cette  question,  il  faut  avant  tout  savoir  quelle  est  la 
nature  de  la  difficulté  qu'éprouve  la  France,  quel  est  le  genre  d'em- 
barras dont  la  Banque  est  affectée.  Sur  ce  point,  tout  le  monde  est  d'ac- 
cord :  l'industrie  française  est  demeurée,  autant  qu'il  pouvait  dépendre 
d^efle,  dans  U1K  situaHon  normale.  H  n'y  a  point  eu  de  facrte  faile,  au- 
cune exagération  dans  wotre  production  manufacturière,  anctine  spéc«h 
Mfon  telle  de  la  part  àc  notre  comnficrce  ^exportation.  On  ne  signale 
nulle  part  un  eneoHibremefil  de  prodviHs;  en  n^a  pas  ta  nrnmPre  non- 
Telle  d^expéditiorfô'déYnesnFées  vers  les  marchés  éhrignés,  qtii  aient  en 
pour  efltet  d*y  B^fi^  les  pfix,  de  renverser  les  espérances  et  de  compwN 
mettre  la  fortune  de  nos  négocians.  Rien  die  ces  écarts  an  génie  com- 
mercial si  eemmnns  en^  Angleterre,  ef  que  nos  voisins  désignent  par  le 
mot  d'ùver trading;  point  de  ces  débauches  d'impoi*tation  de  mille  pm^ 
amis  de  luxe  pareiHe*  à  ceUe  qui  a  précédé  8fcix  Éldft»-Umi9  ta  grande 
crise  de  1837  r  no^e  tsrif  de  dbnanes,  avec  tas  pmWbitibns  dont  il  en*- 
toure  notre  territoire  e»  gœse  de  chausse-trapes,  suffirait  à  y  mettre  bon 


LES  suBsiaiyuiiâw  n  oa  AANf^ra  îbe  frange.  AK 

.fHrdfei  si  Feeprit  de  prodenoe  doiit  ^notre  (oommevee  66t  animé  ne  nous 
.garantissait  d^.  De  la  part  des  capitalistes,  men  de^emblitbleauaL  apô- 
^fiuJations  désordonnées 'des  Ancrais  en  1835  sur  les  inines  du  Mexique 
lat  du  Pérou,  ou  en  .1835  sur  ies  emprunts  des  étals  etdes* compagnies 
de  l'Amérique  du  Nord,  ou  encore  à  celle  qui,  il  y  a  vingt  ans,  fiicon- 
;a(ruiffe  .tant  de  maisons  et  crouler  tant  de  fortunes  a  Paris.  Ainsi  les 
effets  de  commeree  dont  se  compose  le  portefeuîUe  de  le  Banque,  ^et 
iqu'ellea  choiais  dIaiUeurs  avec  un  rare  disoememen^  sont  bons;  oeus 
4|U'0n  lui  apporte  «ciiaque  jour,  représentantdes  transactions  non  moins 
.«émeusea,  «on  moins  raisonnables,  ne.œssent  pas^de  Tâtre.  Du  o6té  des 
<6ommercans,  des  manufacturiers ,  des  capitalistes ,  la  Banque  n'a  donc 
aittcun«KQet  d'inquiétude.  Y  auraitril  quelque  catastrophe  à  craindre  du 
•itôté  des  chemins  de  fer?  Mon.  11  n'y  a  pas  de  crise  des  obemins  de  for 
(dans  ce  qui  se  passe ,  je  crois  TaToir  démontvé  (i),  et  ce^i  le  frouro 
Jûen«  c'est  que  les  actions  sont  très  peu  offertes  à  la  iBouise.^i  eNe&oût 
«baissé,  ce  n'est  pas  qu'elles  soient  avHies,  c'est  à  peu  près  uniquement 
iparce  qu'auparavant  elles  étaient  cotées  trop  haut;  l'agiotage  les  avait 
4X)rtées  au-delà  de  leur  nii^au  naturel.  Il  y  a  rareté  de  ^titres  4Mir  le 
^marché ,  la  Banque  le  sait  fort  bien ,  et  xette  rareté  subsiste  non^seule- 
onent  pour  les  actions  de  chemins  de  fer^  mais  ^pour  nos  fonds  publics, 
puisque  les  spéculateurs,  ne  pouvant  livrer  ce  qu'ils  en  ont  vendu, 
«sont  contraints  de  payer  pour  qu'on  leur  en  prête.  De  là  ces  taux  de 
jreport  qui  sont  presque  sans  exemple,  mais  qui  attestent  que  le  cafntal 
fie  manque  pas.  De  perturbation  dans  les  finances  de  l'état,  il  n'y  an 
a  pas  davantage.  On  ne  parle  point  d'un  nouvel  emprunt;  la  dette  bot- 
tante, au  lieu  de  s'accroître,  diminue,  et,  à  peu  près  au  nooment  où  la 
Banque  a  pris  le  parti  d'élever  le  taux  de  l'escoflapte ,  le  ministre  des 
finances,  à  qui  on  demandait  des  bons  du  trésor  à  six  mois  sur  le  pied 
4e  3  pour  100  l'an,  n'en  voulait  donner  qu'à  S  et  demi  qu'on  acceptait: 
ce  n'est  point  d'un  gouvernement  gêné  ni  d'un  pays  travaillé  par  une 
crise.  Ce  qui  caractérisait  notre  situation  à  cet  instant,  ce  c(ui  la  dis- 
tingue aiyourd'bui  conune  alors,  c'est  dans  le  pays,  à  la  suite  d'une 
mauvaise  récolte,  une  cherté  momentanée  de  la  vie  qui  rend  pénible  ki 
condition  des  masses  laborieuses,  et,  à  l'égiuxl  de  la  Banque,  mie  raré^ 
faction  du  signe  représentatif  métallique  due  à  ce  qu'une  certaine  quan- 
tité d'écus  a  été  prise  dans  les  caves  de  la  Banque  pour  aller  au  dehors 
payer  une  partie  de  l'importation  extraordinaire  des  grains  qui  nou&est 
nécessaire,  ou  pour  se  répandre  dans  le  pays  afin  d'activer  les  travaux 
que  le  gouvernement  a  cru  avec  raison  devoir  organiser  sur  une  plus 
grande  échelle,  afin  d'offrû*  un  gagne-paôn  aux  populations  nécessi- 
teuses. 

(1)  Voyez  la  livriuon  du  !•*  février. 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  fait  principal  qui,  dans  la  situation,  domine  tout  le  reste  d'une  im- 
mense hauteur  est  donc  un  enchérissement  des  subsistances.  C'est  as- 
surément beaucoup  pour  les  pauvres  gens,  pour  ceux  qui  ont  à  gagner 
chaque  jour  leur  pain  et  celui  de  leur  famille  à  la  sueur  de  leur  front, 
mais  en  soi  ce  n'est  pas  du  tout  une  crise  commerciale  ni  financière,  et, 
à  proprement  parler^  c'est  toute  la  difficulté.  La  rareté  métallique 
éprouvée  par  la  Banque  n'en  est  qu'un  accident.  Je  ne  conteste  pas, 
et  je  m'en  expliquerai  plus  en  détail  tout  à  l'heure,  que  cet  accident  ne 
mérite  d'être  pris  en  grande  considération;  mais  on  doit  poser  en  prin- 
cipe que  tous  les  actes  de  la  Banque,  de  même  que  ceux  de  l'adminis- 
tration pubUque,  devaient  se  subordonner  à  la  nécessité  de  parer  avant 
tout  à  la  pénurie  que  les  élémens  conjurés  infligeaient  aux  masses  po^ 
pulaires.  Certainement  la  Banque  devait  faire  de  prompts  efforts  pour 
se  tirer  elle-même  de  peine,  en  admettant  qu'elle  y  fût;  mais  il  lui  était 
interdit  d'adopter  aucune  mesure  qui  pût  retarder  le  soulagement  des 
populations.  Si,  sous  prétexte  de  ce  qu'un  redoublement  d'activité  dans 
les  entreprises  de  travaux  publics  d'un  bout  à  l'autre  du  royaume  tend 
à  faire  sortir  des  caves  de  la  Banque  les  écus  dont  celle-ci  a  besoin  d'a- 
voir une  forte  réserve,  ce  qui  est  vrai,  le  gouvernement  eût  ralenti  les 
travaux.au  lieu  d'ordonner,  ainsi  qu'il  l'a  fait,  qu'on  leur  imprimât  un 
redoublement  d'activité,  il  n'y  aurait  eu  qu'une  voix  à  Paris  et  partout 
pour  dénoncer  au  monde  tant  de  démence.  Les  régens  de  la  Banque  se 
fussent  unis,  pour  protester,  à  leurs  concitoyens  indignés.  Et  cependant, 
qu'on  me  permette  de  le  dire,  la  mesure  qu'a  prise  la  Banque  de  France 
u'a-t-elle  pas  une  tendance  semblable  à  l'acte  que  je  viens  de  supposer, 
par  une  hypothèse  bien  fictive,  de  la  part  de  l'autorité  publique? 

Le  mal  était  une  cherté  momentanée  de  la  vie  parmi  les  populations 
qui  vivent  de  leur  travail  journalier,  le  remède  est  indiqué  :  il  n'en  est 
qu'un,  c'est  d'assurer  le  travail,  ressource  unique  du  plus  grand  nom- 
bre. Je  comprends  dès-lors  très  bien  ce  qu'a  cherché  à  faire  le  gou- 
vernement, le  développement  des  travaux  publics  sur  tous  les  points 
du  territoire;  en  présence  d'une  cause  extraordinaire  de  misère,  le  tra- 
vail extraordinaire;  mais  on  ne  conçoit  plus  la  conduite  de  la  Banque. 
Pour  reprendre  les  expressions  de  Turgot  que  je  citais  tout  à  l'heure, 
il  fallait  au  moins  maintenir  cette  espèce  de  niveau  athdessotis  duquel 
tout  travail,  toute  culture,  tout  commerce  cesse,  et  la  Banque  n'a  vu 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  l'élever  dans  une  forte  proportion. 

La  Banque  dit  qu'en  cela  elle  a  pris  modèle  sur  la  banque  d'Angle- 
terre qui,  dans  des  circonstances  semblables,  à  ce  qu'on  assure,  a  élevé 
ie  taux  de  l'intérêt.  La  banque  d'Angleterre,  d'abord,  n'est  point  infail- 
lible, elle  s'est  plus  d'une  fois  trompée,  et  les  plus  habiles  financiers  de 
l'Angleterre  lui  ont  quelquefois  reproché  hautement  d'aggraver  les 
crises  qu'elle  avait  mission  de  soulager.  11  ne  faut  imiter  la  banque 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  677 

d'Angleterre  qiie  dans  ceux  de  ses  actes  où  elle  a  eu  raison.  La  banque 
d'Angleterre  a  plus  d'une  fois  éleyé  le  taux  de  l'escompte,  et  elle  a  sa- 
gement fait  en  présence  de  certaines  crises.  Cest  un  procédé  excel- 
lent pour  contenir  un  écart  auquel  le  commerce  britannique  se  laisse 
aller  yolontiers,  celui  de  l'excès  d'entreprise.  Dans  ce  cas,  on  conçoit 
tout  de  suite  qu'en  diminuant  les  facilités  de  crédit  accordées  à  l'indus- 
trie en  temps  régulier,  la  banque  prévienne  des  malheurs.  Cest  pour 
ce  cas-là  qu'a  été  fort  à  propos  imaginé  l'expédient  de  la  hausse  du 
taux  de  l'intérêt.  En  1836  et  dès  i835,  lorsque  FÂmérique,  prenant 
pour  de  la  richesse  acquise  les  projets  mis  en  ayant  par  des  spécula- 
teurs téméraires,  assaillait  les  manufacturiers  anglais  de  commandes 
infinies,  si  la  banque  d'Angleterre  avait  augmenté  son  taux  d'escompte 
afin  de  modérer  l'activité  irréfléchie  des  fabriques  britanniques,  ou  si  la 
banque  des  États-Unis,  par  le  même  moyen ,  restreignant  les  crédits 
qu'elle  accordait,  avait  retenu  tout  un  peuple  qu'emportait  son  imagi- 
nation, c'eût  été  parfaitement  opportun,  et  une  épouvantable  secousse 
eût  été  épargnée  au  monde  commercial.  Mais  qu'y  a4-il  de  commun 
entre  notre  situation  actuelle  et  le  déploiement  abusif  du  commerce  et 
des  manufactures,  Vovertrading  pour  lequel  la  hausse  de  l'escompte  est 
un  spécifique?  En  ce  moment,  chez  nous  faut-il  ralentir  ou  accélérer 
le  travail?  A  cette  question  nous  avons  répondu,  et  tout  le  monde  ré- 
pondra avec  nous  :  Développons  le  travail  afin  que  par  la  richesse  ainsi 
créée  les  individus  aient  le  moyen  de  supporter  le  surcroît  de  dépense 
qu'occasionne  la  mauvaise  récolte,  afin  que  la  société  supplée  par  son 
labeur  productif  à  ce  que  les  intempéries  des  saisons  lui  ont  fait  perdre. 
Lorsqu'on  élève  le  taux  de  l'escompte,  lorsqu'on  provoque  une  hausse 
générale  du  taux  de  l'intérêt  dans  toutes  les  transactions,  on  restreint  le 
travail,  on  produit  le  résultat  qu'il  fallait  à  tout  prix  conjurer. 

La  banque  d'Angleterre  n'est  pas  une  autorité  à  citer  sur  ce  point 
par  la  Banque  de  France,  parce  que  ces  deux  grandes  institutions  font 
profession  publique  de  procéder  fort  différemment  pour  leur  taux  d'es- 
compte. La  banque  d'Angleterre  paraît  considérer  le  capital  comme 
une  marchandise  dont  l'usage,  c'est-à-dire  l'intérêt,  éprouve  d'un  mo- 
ment à  l'autre  des  variations.  Certainement,  à  mesure  que  les  années 
marchent,  le  taux  de  l'intérêt  tend  à  baisser,  et  il  faut  s'en  féliciter,  car 
c'est  ainsi  que  se  féconde  de  plus  en  plus  l'industrie  humaine  et  que  la 
condition  du  travailleur  s'améliore;  mais  cette  dépression  progressive 
ne  se  fait  pas  sans  oscillations.  A  certains  momens,  la  demande  du  ca- 
pital excède  l'offre  plus  qu'à  d'autres  instans.  Le  capital  ou,  comme  on 
dit  ordinairement,  Yargent,  qui  était  abondant  hier,  peut  être  acciden- 
tellement plus  rare  aujourd'hui.  Alors  on  en  cote  provisoirement  l'usage 
plus  cher.  La  banque  d'Angleterre,  depuis  un  certain  nombre  d'an- 
nées, s'est  mise  à  tenir  compte  de  ces  variations  dans  l'abondance  du 


OtW  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES; 

capitalaur  le  Btiapcbé^.et,  en  conséquence j  elle  feilTarier  fréquemment 
son  escompte,  beaucoup  plus  qu'on  ne  pourrait:  le  croire;  depms  dii 
ans,  noufif  Pavons  vu  monter  et  descendre  entre  les  deux  extrêmes  de ^ 
et  demi  etdeGi  El  pourtant^  lorsque  la  banque  d'Angleterre  agitdnsî^ 
c'est  bien  moins  p^ur  se  conformer  à  Fadage'que  le  loyer  d^un  capitaiT 
est  une  marebandise  dont  le  prix,  de  même  que  celui  de  toute  autre,  set 
règle  par  le  rapport  de  Foffk^e  à  la  demande,  que  pour  exercer  surlë* 
signe  représentatif  des  valeurs  une  action  régulatrice  qui  est  infiniment 
plus  dans  les  attributions  de* la  banque  d'Angleterre  que  dans  cdles'dir* 
la  Banque  de  France^telle  qu'elle  a  été  constituée  jusqu'à  ce  jour,  ainsi 
que  nous  aurons  lieu  de  le  fhire  voir  plus  tard.  La  Banque  de  France, 
^arrêtent  à  une  notion  diflérente,  a  posé  en  principe  que  le  taux  d'es^- 
compte  devait  être  fixe,  qu'une  fois  arrêté,  il  devait  demeurer  indéfini^ 
ment  immobile  comme  un  roc.  Ouvrez  ses  rapports  annuels,  vous  y 
verrez  cette  opinion  sans  ceKie  exprimée.  En  1844,  par  exemple;  Tes  ca^*- 
pitaus  affluaient  sur  la  place  de  Paris,  et  beaucoup  de  personnes  soutint 
rent  que  la  Banque  devait,  une  fois  pour  toutes,  réduire  dé  4  à'3ie  taur 
dé  se»  avances.  Dans  le  sein  même  de  la  Banque,  cette  idée  avait  trouvé* 
â&  l'écho.  La  Banque  refusa^  et  les  censeurs,  dans  leur  rapport  annuel^ 
s?«xprinièrenten  cestermes: 

cr  Quelques  actionnaires  nous  ont  fait  observer  que  la  Banque,  en  di^ 
minuant  le  taux  de  son  escompte,  ferait  venir  une  assez  grande  quan*-* 
tîté  de  papier,  non^seuiement  pour  ne  pas  rendre  cette  différence  oné^ 
reuse  à  ses  intérêts,,  mais  qu'elle  serait  de  nature  à  augmenter  ses' 
bénéfices.  Nous  ne  partageons  pas  cette  opinion,  et  ne  pouvons  que* 
vous  répéter  ce  que  nous  vous  avons  dit  précédemment  sur  ia  conve^* 
nance  de  la  fixité  de  ce  cours  de  4  pour  iOO  :  qu'une  expérience  de  phis 
de  vingt  ans  en<  a  ftiit  sentir  la  sagesse  et  Timportance;  qu'il  assure  ad? 
commerce  la  possibilité  de  satisfaire  constamment  à  tous  ses  besoins 
d'argent  dans"  le»  momens  de  pénurie  et  même  d'embarras;  que  les 
temps  de  ta  grande  abondance  d'argeht  ne  sont  pas  d'assez  longue: 
durée  pour  risquer;  après  avoir  baissé  le  coUrs,  de  devoir  le  relever 
promptement,  et  que,  dans  ce  moment  surtout,  des  opérations  qui  sor^ 
tent  du  cours  ordinaire  des  afbires  sont  plus  à  redouter  qu'une  conti^ 
miité  de  langueur  (1;).  n 

(1)  Compte-^endu  de  la  Banque  de  France,  janvier  1845,  p.  38.  —  Ainsi  que  le  dit 
M.  Odier  dans  ce  rapport,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  cette  opinion  sur  la  fixité  du 
'tmx  de  rintérêt'a>  été  publiquement  soutenue  par  la  Banque.  Voici  une  autre  citation  r 
wSi  une  expérience  de  vingt*  années  n*aTait>  pas  prouvé  d'une  manièfe  déciaive  lès  aMii** 
tages  de  la  fixité  du  taux^  de  l'escompte  par  la  Banque,  on  aurait  pu  croire  a  la  oonve^ 
nance  de  rétablir  au-dessous  de  i  pour  100;  mais,  outre  que  oc  cours  n'est  pas  trop  élevée 
comparé  à  celui  que  rendent  les  valeurs  du  gouvernement,  à  celui  des  placemens  sur 
hypothèque»,  au  cour»  de  l'intérêt  de  Torgent  sur  les  antres  grandes  places  dfe  ITEùrope,' 
la»certttiid6  pow  lei  oontuneroede  ttouier  oontttainaltdc  rangent  wiptte  boimervalMm^ 


LES  SUBSISTANCES  CT  LA  BdMIQUE  AK  FRANGE.  SM 

^ânsi,  quand  ofi  presse  la  Baoi|tte  d'abaisser  le 'taus  4e  «on  escompte, 
Ge'^iil''eKjpos6rtti  à  Be  recevoir  que  3  là  où  elle  pvenait  4,  quoiqu'elle 
dût  avoir  aussi  l'iespéraBce  (ondée  de  voir  la  jfeo^iede  9  «e  muti^liw 
(dus  qiie«pelle  de  4,  elle  refuse  eu  disant  que ,  fibi»  tard ,  <on  pourrait 
avoir  à  le  relever  et  que  ces  oscillations  seraient  nuauvaisas.  tGofUifDeiKt 
se  lait^il  que  le  danger  s'évanouisse,  quand  il  s'agit  fKiur  la  Banque  de 
toucher  non  plus  3,  mais  bien  5  au  lieu  de  4?  On  oiginteBait  le  lauK 
d/R  4  dans  les<temps  d'abondance  ,pour  le  conserver  asssi,  disaii^n,  dan^ 
les  momens  depémurie  et  même  d'embarras.  La  voilà  cette  ipénurie  et  même 
cet  embarras;  qu'est  devenue  la  promesse  laite  au  public?  Ces  contra- 
dictions ont  été  vivement  relevées,  *et,  si  la  Banque  n'avait  pas  une  ré- 
putation de  loyauté  aussi  bien  établie,  elles  lui  auraient  d^à  porté  un 
grand  {tréjudice. 

Pour  que  la  Banque  eût  été  en  droit  de  se  ;porter  à  oelte  eitrémité 
malgré  le  mécontentement  et  la  ^êne  qu'elle  allait  répandre,  malgré 
les  engagemens  répétés  de  laisser  à  4  le  taux  de  l'escompte ,  dans  les 
temps  de  pénurie  et  d* embarras,  par  la  même  raison  qu'-elle  perrâtait  à 
l'y  maintenir  au  milieu  de  l'abondance ,  il  faudrait  qu'elle  eût  pu  allé^ 
Çuer  l'excuse  d'une  nécessité  impérieuse,  inexorable,  qu'elle  «n'eût 
U*ouvé  aucune  autre  porte  ouverte  pour  échapper  à  quelque  calamita, 
G'^st  ce  qu'ilconvient  de  voir;  mais  d'abord  il ^t  nécessaire  de  rappe- 
ler id  sommairement  les  notions  les  plus  aooréditées  sur  la  missicMi  4eB 
banques,  sur  leur  manière  de  procéder,  et  sur  les  règles  qu'elles  ont  à 
observer. 

JL£s.t)anques  sont  devenues  avec  le  temps  bien  autre  chose  que  'Oe 
«qu'elles  étaient  à  leur  début.  De  même  que  le  banqmer  fait  aujour- 
d'hui une  autre  figure  que  le  Juif  ou  le  Lombard  qui  se  tenait  jadis  à 
la  .porte  des  temples,  et  sur  son  petit  banc  de  l>ois  changeait  contre  la 
monnaie  courante  les  pièces  étrangères  ou  d'un  ancien  aloi.,  de  même 
les  banques,  de  leur  niveau  primitif  de  simples  dépôts  où  les  particu- 
liers mettaient  en  sûreté  leurs  espèces  et  où  l'on  trouvait  à  emprunter 
sur  des  gages  matériels,  se  sont  élevées  au  rang  d'institutions  diapen- 
salrices  du  crédit,  arbitres  du  commerce  et  de  l'industrie  des.pluft 
grandes  nations.  Au  surplus,  une  métamorphose  pareille  s'^est  )pro^ 
duite  dans  tout  ce  qui  tient  à  l'industrie.  Quelle  distance  n'y  a-t-'il  pas, 
par  exemple,  de  ce  pauvre  forgeur  de  fer  qui  allait  par  monts  et  par 
vaux,  cherchant  des  gites  de  minerais  qu'il  grattait  à  la  surface,  et  por- 

à  UD  taux  L^gal  et  modéré,  est  un  point  si  important  pour  la  «ûraté  des  •opéntions  et  le 
maiutien  du  orédit,  qu'il  doit  (aire  passer  sur  la  possibilité  d'avoir  momentanément  Tea- 
compte  au-dessous  de  i  pour  100,  surtout  quand  il  y  a  certitude  qu'il  faudrait  l'élever 
dans  les  momens  de  gêne  ou  d'embarras  qui  ne  reviennent  que  trop  souvent.  Aucun  des 
membres  du  conseil  général  de  la  Banque  n'a  pensé  qu'une  pareille  proposition  puisse 
être  «remise  en  délibération  dans  l'intérêt  fort  éventuel  d'une  «ugmaotation  de  produits,  ji 
— dit^port  lies  .c^iKsours  sur  l'exercice  l&i  1 ,  page  S8. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  sur  ses  épaules  le  soufflet  avec  lequel  il  excitait  le  feu ,  à  ce  puis- 
sant maître  de  forges  qui,  dans  ses  seuls  ateliers ,  fait  deux  ou  trois 
fois  autant  de  fer  qu'en  pouvait  consommer  Fempire  romain,  et  que, 
dans  ces  derniers  temps,  nous  avons  vu,  en  Belgique,  peser  sur  le  gou- 
vernement jusqu'à  lui  faire  demander  l'union  douanière  avec  la  France, 
et  chez  nous  signifier  impérieusement  qu'il  ne  voulait  pas  de  cette 
union!  La  plupart  des  anciennes  banques,  et  d'abord  celle  de  Ve- 
nise, la  première  de  toutes  (elle  date  de  1157),  et  celle  de  Gènes,  qui 
est  de  1407,  naquirent  des  embarras  des  gouvememens.  Pour  obtenir 
de  l'argent  dans  des  temps  de  guerre  où  le  trésor  public  était  épuisé, 
l'état  concédait  à  des  capitalistes  devenus  ses  créanciers,  à  titre  de  gra- 
tification ,  un  privilège,  tel  que  celui  de  servir  de  caisse  générale  où 
les  commerçans  déposaient  leurs  espèces,  et  de  faire  au  commerce  des 
prêts  sur  dépôts.  A  Venise  et  à  Gènes,  il  n'y  avait  pas  de  billets  de 
banque.  Les  crédits  que  la  banque  accordait  aux  négocians  en  échange 
des  valeurs  qu'ils  déposaient  chez  elle  n'étaient  représentés  que  par 
des  chiffres  inscrits  sur  les  registres  de  la  banque  et  rendus  authen- 
tiques. La  banque  de  Stockholm,  qui  est  de  1 557,  parait  être  la  première 
où  l'on  ait  eu ,  même  à  demi ,  la  notion  du  billet  de  banque  actuel. 
Les  récépissés  délivrés  par  cette  institution  aux  négocians  qui  avaient 
des  fonds  chez  elle  circulaient  à  peu  près  comme  argent  comptant 
dans  toute  la  Suède  et  étaient  reçus  en  paiement  des  marchandises. 
Mais  le  billet  de  banque  régulier,  le  billet  de  banque  en  coupures 
rondes  et  uniformes,  le  billet  de  banque  assimilé  au  numéraire,  n'ap- 
paratt  qu'avec  la  banque  d'Angleterre  fondée  en  1694,  presque  aussitôt 
après  la  révolution  qui  renversa  les  Stuarts.  La  banque  d'Angleterre, 
de  même  que  celles  de  Venise  et  de  Gênes,  dut  son  origine  aux  diffi- 
cultés financières  qu'éprouvait  le  gouvernement.  Une  des  conditions  de 
son  existence  fut  que  le  capital  tout  entier  (il  était  de  1,200,000  liv. 
sterl. ,  environ  30,000,000  fr.  )  serait  prêté  à  l'état.  La  banque  d'An- 
gleterre fut  dès  l'origine  ce  qu'elle  a  continué  d'être,  un  engin  de 
gouvernement  se  chargeant  pour  le  compte  de  l'état  de  diftérens  ser- 
vices financiers,  tels  que  celui  du  paiement  des  intérêts  de  la  dette  pu- 
blique. Un  de  ses  principaux  objets  fut  alors  comme  aujourd'hui  de 
faire  des  avances  à  l'état  dans  les  momens  critiques  et  même  en  temps 
ordinaire,  au  moyen  des  billets  de  banque  qu'elle  fait  circuler.  C'est 
elle  qui  négocie  les  bills  de  l'Échiquier  analogues  à  nos  bons  du  tré- 
sor, sortes  d'effets  à  trois  ou  six  ou  douze  mois  de  date  que  l'état  émet 
et  qui  font  partie  de  la  dette  flottante,  La  banque  d'Angleterre  eut  parmi 
ses  attributions  l'escompte  des  effets  de  commerce,  c'est-à-dire  l'é- 
change de  ces  effets  avant  leur  échéance  contre  des  billets,  en  retenant 
une  prime  prop(H*tionnée  au  temps  qui  reste  à  courir  :  innovation  fé- 
conde, ignorée  jusque-là  de  toutes  les  banques,  de  celles  d'Amster- 
dam,  de  Hambourg,  de  Nuremberg,  comme  de  celles  de  Venise  et  de 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  68f 

Gênes.  Sous  beaucoup  de  rapports,  la  banque  d'Angleterre  offrit  un 
immense  progrès  dans  Forganisation  du  crédit,  ce  qui  n'empêcha  pas 
l'auteur  du  projet,  Patterson,  d'aller  mourir  de  misère  dans  l'isthme  de 
Darien ,  où  il  était  allé  fonder  une  colonie. 

Primitivement  donc,  la  création  d'une  banque  était  le  plus  souvent 
une  manière  d'acquitter  une  dette  contractée  par  l'état  envers  des  ca- 
pitalistes, un  expédient  de  trésorerie.  On  créait  une  machine  au  moyen 
de  laquelle  on  se  procurait  quelque  argent  pour  le  présent  et  on  se 
réservait  la  vague  espérance  d'en  obtenir  à  l'avenir.  Le  génie  de  l'in- 
dustrie, pour  qui  se  préparaient,  sans  qu'elle  en  eût  conscience  elle- 
même,  les  plus  grandes  destinées,  se  prêtait  avec  souplesse  à  ces  exi- 
gences des  gouvernemens;  il  corrigeait  lentement,  dans  ses  nouveaux 
essais,  les  imperfections  qui  venaient  à  être  reoHmues  dans  les  pre- 
mières tentatives;  il  tâchait  de  dégager  les  institutions  de  crédit  des  élé- 
mens  parasites  ou  étrangers  qui  y  avaient  été  associés  par  l'avarice  et  la 
détresse  des  gouvernemens,  ou  par  l'imagination  mal  réglée  des  fai- 
seurs de  projets.  Peu  à  peu  l'on  a  appliqué  les  règles  du  raisonnement 
et  la  méthode  d'une  sévère  analyse  à  ce  qui  n'était  d'abord  qu'une  pra- 
tique incertaine  et  confuse.  On  est  ainsi  parvenu  à  fixer  un  petit  nom- 
bre d'idées  claires,  que  le  simple  bon  sens  aurait  suggérées,  si  le  bon 
sens  n'était  la  dernière  autorité  que  les  hommes  consultent  dans  leurs 
plus  grandes  affaires. 

Les  banques  sont  avant  tout  des  institutions  de  crédit  commerciale 
L'accessoire  est  ainsi  devenu  le  principal.  Le  crédit  est  l'acte  par  lequel 
les  capitaux  sont  transmis  des  mains  de  celui  qui  ne  sait  pas,  ne  veut 
pas  ou  ne  peut  pas  les  faire  valoir,  dans  celles  du  producteur  qui  est 
apte  à  s'en  servir  pour  la  création  d'une  richesse  nouvelle.  Par  le  crédit^ 
les  ressources  qu'a  amassées  le  travail  antérieur  servent  à  féconder  le 
travail  présent.  Le  crédit  peut  exister  sans  les  banques  :  entre  le  pro- 
priétaire du  capital  et  le  producteur,  il  y  a  eu  et  il  y  a  encore  un  inter* 
médiaire  fréquemment  employé,  le  banquier;  mais  les  banques  pu- 
bliques, les  grandes  banques  de  l'ordre  de  la  Banque  de  France,  sont 
appelées  à  remplir  ce  rôle  sur  une  échelle  beaucoup  plus  étendue,  sous 
certaines  règles  générales  sévèrement  observées.  Un  banquier  accorde 
des  crédits  individuels,  ce  qu'on  nomme  des  crédits  à  découvert,  en  se 
fondant  sur  la  conflance  que  méritent^le  caractère  et  la  capacité  de 
la  personne.  Un  banquier  fait  des  avances  sur  consignation  de  mar- 
chandises, quelle  que  soit  la  nature  de  celles-ci.  Les  banques  se  bornent 
à  peu  près  à  faire  des  avances  sur  des  lettres  de  change,  engagement 
individuels  à  échéance  prochaine,  qui  représentent  une  transaction  ac- 
compUe  entre  deux  personnes,  et  elles  n'admettent  ces  effets  à  ^c5-^ 
compte,  c'est  le  nom  que  prend  alors  l'opération  de  crédit,  qu'autant 
qu'ils  sont  revêtus  de  plusieurs  signatures;  la  Banque  de  France  exigea 


6tl  WBvim  M»  DBUX  umtBm. 

qu'il  y  ea  ftit  trais.  Les  b«iM|tteB  ne  font  pas  ou  foi^  itrès  ranenen^  des 
wftDoes  sw  imardiaBdises;  la  Bai^pie  de  France^  jmnais.  Seules  entpe 
toutes  les  marchandises,  les  matières  d'or  et  ^'argent  sont  admises  par 
les  banques  comme  des  gages  snffisans  pour  jusiilier  une  avance  a 
\m  panticuiier;  on  fût  la  même  faveur  à  certains  titres  de  i6iMls|MiUies, 
et  surtout  am.  renlessur  l'état  (i).  €es  précautions  multipliées  sont  com- 
maudées  aux  basques  par  ie  besoin  qu'elles  ont  d'inspirer  ime  très 
grande  confiance,  afin  que  les  biUots  qu'elles  lancent  dans  la  circula- 
tioa  soient  aduiis  sans  difficulté  à  l'égal  des  espèces  nsiétalliques.  Aissi 
un  banquier  peut  et  4eit  être  plus  facile  qu'une  banque  quaÂd  il  s'agit 
d'accorder  du  crédit  à  nu  ididividu;  mais  un  des  pkus  grands  services 
que  rend  une  banque  comme  la  Banque  de  France ,  le  pkis  signalé  de 
tous,  est  de  régler^  ipar  la  grandeur  «de  ses  opérations,  le  taux  de  l'ia- 
ténàt  chee  toute  «ne  Bation,  et  41e  le  tenir  à  un  niveau  de  plus  en  plus 
bas,  ce  qui,  pour  revenir  aux  b^es  paroles  de  Turgot,  a  pour  effet  in- 
cessant de  rendre  à  la  cmliwre  4es  plages  immenses,  dans  les  régions 
indéfinies  qu'offre  l'industrie  aux  facultés  humaines. 

C'est  cette  baisse  du  taux  de  l'intérêt  qui  fait  l'excellence  des  ban* 
ques.  €'est  là  que  réside  leur  grande  vertu  politique  et  sociale,  la  puis- 
sance d'afTranohissement  qu'elles  exercent  envers  les  hommes  voués  au 
travail.  Dans  les  sociétés  antiques,  l'industrie  est  esclave.  Tous  les  pro* 
duits  qu'elle  crée  sont  pour  le  patricien  qui  la  tiafit  dans  sa  geôle.  La 
producteur  n'a  pour  lui  que  totft  juste  la  misérsdsle  pitancequî  doit  l'em- 
pêcher de  mourir  de  faim.  De  nos  jours,  à  la  laveur  du  crédit,  le  pro- 
dttoteiu*  dispose  du  capital  d'autrui  comme  s'ilétait  sien,  et  il  en  ro- 
cueille  les  fruits,  sous  la  seule  réserve  de  servir  un  intérêt  qui  est  de 
plus  en  plus  modique,  à  mesure  que  les  capitaux  se  multiplient  dans  la 
société  et  que  les  banques  remplissent  leur  destination  suprême,  la  ré* 
duction  du  taux  de  l'intérêt. 

,  «Gomment  les  banques  parviennent-elles  à  remplir  leur  rêle  d'ki» 
stitutions  de  crédit?  comment  s'en  procurent-elles  les  moyens?  Ces 
moyens  une  fois  obtenus,  comment  en  tirent-elles  le  plus  grand  effet? 

Ûae  banque  d'abord  a  un  capital  à  elle,  versé  par  les  aetionnaûres. 
Cependant  ce  capital  ne  sert  pas  aux  opérations  de  la  banque,  du  moins 
obezles  grandes  institutions  européennes.  Le  capital  de  la  banque  d'An- 
gleterre, qui  est  actuellement  de  280  millions,  a  été  tout  entier  remis 
à  l'état.  Le  capital  de  la  Banque  de  France  a  été  successivement  placé 
en  rentes,  et  il  est  resté  sous  cette  forme.  Il  est  ainsi,  pour  le  oom- 

(i)  Indépendamment  des  rentes  5,  i  et  demi,  k  et  8  jx>ur  100,  la  fianque  4e  France 
fait  des  avances  sur  les  actions  des  canaux  ^  mais  ces  titres  représentent  un  emprunt 
de  rétat;  sur  les  obligations  de  la  Tille  de  Paris;  sur  les  traites  de  coupes  de  bois  de  Tétat 
qui  sont  considérées  comme  un  titre  commercial  excellent;  sur  les  bons  de  la  Monnaie, 
qui  équÎTalent  à  des  matières  d'or  et  d*argent. 


LES  8UBSISTAIIGB8  ET  Là,  BAlfQUK  liK  FRANGE. 

merce,  comme  s'il  n'existait  pas.  Pourquoi  laFaj'qae  a*fr<elle  un  Ga«^ 
pilai*,  si  ce  n'esl  pas  pour  s'enr  servir?  De  la  part  de  labaiume  d'Aiir« 
gleteire»  cette  distraction  du  capital  s'explique;;  l'institutioB  ne  fufe 
autorisée  à  l'origine  et  confirmée  dans  la  suite  que  parce  qu'elle  offirail. 
à  l'étai  l'occasion  de  se  procurer  une  forte  somme.  Elle  n'était  paei 
libre  de  ne  pas  s'y  prêter.  La  Banque  de  France,  au  contraire,  a  acheté^ 
des  rentes  parce  qu'dle  l'a  voulu,  et  ne  les  conserva  que  parce  cgu'il 
lui  plait  SI,  par  aventure ,  la  Banque  peut  momentanémfflit  se  pastei: 
d'une  partie  de  son  capitâd  et  qu'elle  en  achète  des  rentes^  c'est  tou4> 
simple^  mais  de-làà  avoir  et  à  garder  en  rentes  une  somoEie  supérieunoR 
même  à  son.  capital,  il  y  a  fort  loin  (4)..  On  comprend  que  la  Bonquer 
tienne  à  avoir  en  dehors  de  ses  opérations^  un.  c^Eiwi  capital  qui  seit. 
aux  yeux  du  public  une  sorte  de  cautionnfflneni,  et  par-delà  encore  u» 
fonds  de  réserve  pour  parer  à  des  éventualités,  afin  de  ne  pas  avoir  k 
entamer  le  capital  a  la  suite  de  dépenses  imprévues.  Ce  n'est  cependant, 
pas  une  raison  pour  détourner  de  la  mission  assignée  à  la  Banque  la  to- 
talité ou  la  majeure  partie  de  son  capital.  11  faut  surtout  qu'au,  premieii- 
signal  d'embarras  pu  bUc  la  Banque  soit  prête  à  réaliser  ses  rentes  aflm 
d'en  employer  le  montant  à  soutenir  le  commerce; 

Privées  ainsi^  dans  leurs  opérations,  dn  secours-  de  leur  capital  |Nur 
la  volonté  impérative  du  gouvernement  ou*  par  leur  propre  choii^  les) 
hanqpes>  telles  que  celle  de  France  et  celle  df  Angleterre,  se  procurent 
le  moyen  de  faire  des  avance»  par  «ne  doubla  voie  :  en  monnayant  leat 
engagemens  qu'elles  escomptent^  et  en  attirant  à  elles,  |»ar  la  conflancei 
qpi'elles  inspirent^  la  plus  grande  partie  posuMe  du  capitalr  qui  neste> 
^gnant  à  l'état  de  numéraire  dans  les  eoffres-forts  des  particîitiiin»  et 
dans  le  trésor  public. 

On  a  justement  qualifié  l'escompte  en  disant  qpete'étaitim  monnayi^gei 
des  engagemens  qui  ont  été  contractés  par  yinduetrie  à  la  suite  de 
transactions  réelles.  A  ces  effets  de  commerce,  la  Banqpe  substitue  um 
titre  qui,,  dans  l'opinion  commune,  est  du  numéraire,,  et  qu'on  pevfc 
en  effet  venir  immédiatement  convertir  en  espèces^dan»se&buIleauft,« 
mais  que  cependant  on  garde  tel  quel,  parce  qu'on  a  foi  dana  la  tar^* 
que,  jusqu'au  moment  où,  pour  s'acc|uitter  de  sommes  moindres  qna) 
celles  qui  répondent  aux  billets  de  banque,  on  est  forcé  de  les  changer 
contre  des  écus.  Une  banque,  du  moment  qu'elle  est  investie  de  te.  fia^' 
culte  d'émettre  des  billets  au  porteur  et  à  vue,  fait  donc  l'office  d'hôtel 
des  monnaies.  Il  n'est  peut-être  pas  superflu  ici  de  faire  remarquer 
combien  la  monnaie  de  papier  qii'émet  la  banque  diffère  du  papieo^* 
monnaie  dont  se  sont  servis  des  gouvememens  réduits  aux  demières' 

(i)  Le  capital  est  de  67,900,000  fr.  La  Banque  possède  a,95i,5S5  fr.  de  rentes  5  pour  100^ 
y,  compris  500,000  fr.  de  rentes  composant  le  fonds  dit  de  réserve.  Au.  cour»  de  190^  \^ 
capital  correspondant  est  de  71  millions. 


t^vtJ^ 


D^S 


AVètes 


»c  ou  e^p* -dettes.  *®Li  go»^  às»  ^  .  pTes(\«®    .«rAe 
'^««^  C««^*clatè^1^.ftt  c^^^lU  ^^  ces 

el  \>^<;AttS  ncbe  a;  J^^^^e  (^«'^«^^^en  csi  V»*^*S^^ 
e  V>euV>\«^^^^^se«^aUo^  * «^^^^^  tve  s^«    ,^  c^^  ^^,e 

i%a<^^  ^T»,\or9C\«*'  .1  ^ttWres, ces  ^^^^^^^6^  va ^^   ^^ 


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que  le  pap 
ehez  ellei 
pourrait  aj 
trat  Pour  < 
qa*à  abaiâ^ 
ccHxun^fcm 
des  mailla 

motif  po^ 
niveau  po^ 

d  eUes-  l>» 


Y^e^^ 


^'^^V^Cao-^om^^^^       ^llUv^t  fui  ^^5^  fi  Ve 


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'\7rev  êv  d«  ^TSaV>^i«-  ^^  les^^^'^"'  \e  >"''\  «at^<=^^^ 
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^*  ^!cs  \e  lègte'f  ^^evceui  \euv  ^     g,,«dc  ec^  «voudejj^^.  C'est 

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LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCS.  68S 

donc  un  devoir  pour  une  banque  centrale  d'adopter  des  règles  telles 
que  le  papier  des  premières  maisons  vienne  à  elle,  se  fasse  escompter 
chez  elle  régulièrement;  autrement  la  banque  est  infidèle  à  ce  qu'oa 
pourrait  appeler  Tun  des  principaux  articles  politiques  de  son  con- 
trat. Pour  cela,  il  est  un  inoyen  aussi  simple  qu*efficace;  la  banque  n'a 
qu'à  abaisser  son  taux  d'escompte  assez  pour  que  le  meilleur  papier 
commercial  recherche  d'être  escompté  par  elle.  Si  les  effets  porteurs 
des  meilleures  signatures  trouvent  couramment  à  s'escompter  à  3  pour 
100,  il  faut  que  la  banque  se  contente  de  3.  Voilà  donc  un  nouveau 
motif  po^r  qu'une  banque  tienne  le  taux  de  son  escompte  au  plus  bas 
niveau  possible.  Répétons-le,  telle  est  leur  mission  la  plus  importante^ 
la  plus  immédiate,  la  plus  sacrée;  c'est  par  cette  baisse  qu'elles  agissent 
le  plus  sur  la  société  et  lui  font  le  plus  grand  bien  qu'on  puisse  attendre 
d'elles.  La  définition  la  plus  pratique  et  la  plus  philosophique  des  ban- 
ques consiste  à  dire  que  ce  sont  des  institutions  destinées  à  réduire  le 
taux  de  l'intérêt  dans  l'ensemble  des  transactions. 

Sans  nous  étendre  davantage  pour  le  moment  sur  la  faculté  de  mon- 
nayage qu'exerce  une  banque,  passons  à  la  seconde  attribution,  corré- 
lative de  celle-ci,  celle  d'attirer  à  soi  autant  qu'elle  le  peut  la  portion 
de  la  richesse  sociale  qui  est  stagnante  à  l'état  de  numéraire.  Les  espèces 
dont  on  n'a  pas  le  placement  immédiat  ou  qu'on  garde  en  caisse  pour 
les  besoins  courans  peuvent  se  rendre  à  la  banque  pour  plusieurs 
motifs  :  elles  y  sont  en  sûreté  plus  que  chez  des  particuliers,  et,  pour 
•les  règlemens  de  compte  de  maison  à  maison,  il  est  plus  commode  et 
plus  expéditif  que  les  fonds  de  caisse  soient  à  la  banque.  Ce  n'est  plus 
dès-lors  qu'une  affaire  d'écritures  fort  rapides;  la  banque  n'a  qu'à  trans-* 
férer  diU  compte  de  celui-ci  une  partie  de  ce  qui  figurait  à  l'actif  de  celui- 
là.  Ces  dépôts,  nommés  comptes-courans,  sont  d'une  grande  utilité  pour 
la  banque.  C'est  ainsi,  en  effet,  qu'il  lui  vient  naturellement  des  espèces 
en  quantité  suffisante  pour  garantir  le  remboursement  à  vue  de  la  partie 
de  ses  billets  en  circulation  qui  peut  se  présenter  pour  être  changée, 
et  même  au-delà.  Du  même  coup  la  société  fait  un  profit.  Les  capitaux 
qui  resteraient  stériles  dans  les  caisses  des  maisons  de  banque  ou  de 
commerce,  dans  les  coffres-forts  des  particuliers,  reçoivent  une  desti- 
nation utile,  ils  circulent  ou  donnent  de  l'impulsion  à  la  circulation.  En 
cela,  notre  patrie  est,  on  doit  le  reconnaître,  bien  en  arrière  de  quelques 
autres  nations.  A  Londres,  à  Birmingham,  à  Manchester,  les  particu- 
liers, ceux-là  même  qui  ne  sont  point  dans  les  affaires,  ne  savent  plus  ce 
que  c'est  que  d'avoir  chacun  sa  petite  caisse  dans  un  des  tiroirs  de  son 
secrétaire.  On  a  son  capital,  petit  ou  gros,  chez  un  banquier,  et  celui-ci 
de  son  côté  déUvre  son  numéraire  à  la  banque  d'Angleterre,  lorsque 
c'est  à  Londres,  à  l'une  des  banques  locales,  lorsque  c'est  en  province. 
Dans  tout  paiement  domestique,  on  s'acquitte  avec  un  bon  [check)  sur 

TOME  XVII.  45 


êëé  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  banquier.  Aux  États-Unis,  c'est  de  même;  les  citoy ehs  n^ont  <!l*argént 
chez  eux  que  comme  monnaie  de  poche;  encore,  à  cause  des  coupureà 
excessivement  faibles  des  billets  de  banque  (je  me  souvierts  d'en  avour 
vu  à  Charieston  de  douîJe  cents  et  demi  ou  66  centimes),  le  mot  d'argent 
^oit-iï  ici  ne  pas  être  pris  à  la  lettre.  Ainsi,  dans  tes  pays  qu'occupe  la  race 
anglo-saxonne  sur  l'uil  et  l'autre  continent,  le  numéraire  qui  n'est  pa& 
actuelleihent  employé  à  efifecluer  un  paiement  est  presque  en  entier 
remis  aux  institutions  de  crédit  qui  le  font  valoir  pour  le  bien  général. 

De  ce  côté  donc,  nous  avons  sur  les  peuples  d'origine  anglo-saxonne 
un  désavantagé  trop  incontestable.  Une  valeui*  de  plus  d'un  milliard 
probablement  est  retenue  chez  nous,  sans  nécessité,  à  l'état  improductif, 
et  notre  numéraire  pourrait  être  diminué  d'autant  si  nous  contractiotis 
di'aukes  habitudes,  ^ans  que  la  production  de  la  richesse  eu  éprouvât 
la  moindre  atteinte.  Il  ^  a  aînsi  un  capital  de  plus  d'un  milliard  qui  est 
frappé  de  stérilité  et  que  nous  pourrions  ajoute^  aux  forces  vives  dil 
pays.  Ce  n'est  pas  seulement  à  cause  de  l'usage  où  nous  sommes  d'avoir 
chacun  une  caisse  à  domicile,  c'est  aussi  bien  par  l'effet  d'un  malheu- 
reux penchant  à  thésauriser  l'or  et  l'atgent  qui  nous  a  été  légué  par 
des  temps  où  là  défiance  extrême  n'était  que  de  la  prudence.  Combien 
n'y  a-t-il  pas  encore  de  personnes  en  France,  même  à  Paris,  qui  ne 
croient  de  richesse  sûre  qxie  les  écus  qu'elles  ont  sous  leurs  mains,  ce- 
lui-ci dans  une  cachette,  comme  le  mystérieux  don  Bernard  de  Castiï- 
Blazo,  dont  Gilblas  fut  un  moment  le  valet  de  chambre,  celui-là  enfouis 
sous  terre  dans  sa  cave,  d'autres  dans  leurs  paillasses!  Les  caisses  d'é- 
pargne, à  Paris  au  moins,  ont  commencé  de  faire  reparaître  au  jour 
beaucoup  de  ces  petits  trésors  accumulés  par  de  pauvres  gens,  mais  la 
caisse  d'épargne  n'est  pas  à  l'usage  de  tout  le  monde.  Lorsque  l'édu- 
cation publique  sur  ce  point  sera  un  peu  mieux  faite,  on  verra  se  di- 
riger vers  la  Banque  des  valeurs  considérables. 

Aujourd'hui,  quel  motif  a-t-on  pour  livrer  ses  écus  à  la  Banque, 
autre  que  la  crainte  d'être  volé,  lorsqu'on  n'est  pas  un  commerçant  en 
compte  ouvert  avec  beaucoup  de  monde?  Aucun  assurément,  puisque 
la  Banque  ne  sert  aucun  intérêt  des  dépôts  qu'on  lui  confie.  On  préféré 
acheter  des  bons  du  trésor,  qui  rapportent  2  et  demi  à  3  |)Our  100,  lors- 
qu'on en  rencontre  d'une  échéance  convenable.  Quelques  personnes 
prennent  des  billets  de  la  caisse  Gouin  ou  de  la  caisse  Ganneron  qui 
produisent  un  intérêt.  C'est  lorsqu'on  ne  trouve  rien  de  mieux  qu'on 
s'adresse  à  la  Banque  de  France,  coinme  à  un  pis-aller. 

On  acquiert  l'idée  du  peu  de  temps  pour  lequel  chacun  met  de  l'ar- 
gent à  la  Banque,  sous  le  régime  actuel,  en  évaluant  l'espace  moyen 
qui  sépare,  pour  chaque  franc  déposé,  un  transfert  du  suivant.  Pour 
cela,  il  suffit  de  comparer  la  somme  qui  représente  le  mouvement  gé- 
néral des  viremens  opérés  du  compte  de  l'un  fin  compte  de  Vautre,  à  la 


LES  SUBSISTANCES  ET  U  BAjNQDl^  W  FRANCE.  ^^ 

SjQlH^ie  n^eime  sur  I^aquelle  ces  Yiremens  sont  effectués.  IJiiilBtô,  Icf 
iptal  de  la.  somme  a  été  d^  9  milliards  143  ipillipq^,  et  le  total  de  ce  qui  a 
été  remis  à  la  Banque  en  compte-ncourapt  par  le^  particuliers,  c^culé 
diaprés  le  milieu  entre  le  maximum  et  le  miniinum,  a  été  mof  eimement 
de  82t  millions*  Par  conséquent,  chaque  franc  est  pa^é  d'un  compte  à 
i^D  autre  cinqpante-sixfois  dans  Tanoée,  c^  qui  suppose  un  tr^n$fert  tous 
les  sept  jours.  En  1844,  Tintervalle  avait,  été  mpipdr^  encore,  pas  tout-? 
à-fait  de  six  jours.  Ain^i,  en  moyenne,  c'est  pour  une  seipaine  tout  au 
plus  qu'aujourd'hui  on  livre  à  la  Banque  des  capitaux  en  compte-cou-r 
^ant.  Cette  circonstance  ne  contribue  pas  peu  à  limiter  les  reçspurceç 
et  par  conséquent  les  opérations  possibles  de  la  Banque.  Noq^  sonunes 
^insi  conduits  à  cette  règle  :  une  banque  centrale  comme  la  Banque  de 
France  doit  faire  des  effbrts  et,  se  mettre  en  frais  pour  attirer  à  elle  un^ 
plus  forte  part  du  capital  eu  numéraire  qui  est  à  l'état  de  repo^,  ou  qui 
cherche,  sans  l'avoir  encore  trouvé,  un  emploi  définitif. 
,  On  voit  ainsi  comment  le  mécanisme  d'une  banque  roule  tout  entier 
sur  ce  double  pivot  :  le  monnayage  qui  lui  est  attribué  et  l'usage 
§i^opté  par  les  chefs  de  maison  de.  lui  verser  en  compte-courant  leujT 
argent  disponible  qui  a  une  destination  très  prochaine;  mais,  pour 
mieux  éclairer  la  discussion  de  ce  qu'a  fait  la  Banque  de  France  et 
de  ce  qu'elle  aurait  pu  faire ,  quelques  développemens  de  plus  ne  se- 
ront pas  superflus.  Étendous-nous  donc  davantage  sur  celle  des  attri- 
butions des  banques  qui  consiste  à  émettre  des  billets  assimilés  à  la  mon- 
naie, protégés  à  ce  titre  par  la  loi  d'une  manière  toute  particulière. 
Pour  parler  nettement,  c'est  le  droit  de  battre  monnaie  avec  du  papier 
qui  leur  est  ainsi  délégué,  et  c'est  à  la  lettre  que  j'ai  dans  ce  qui  précède 
employé  le  terme  de  monnayage.  Ce  n'est  donc  rien  moins  qu'un  des 
plus  précieux  attributs  de  la  souveraineté  publique  dont  elles  sont  in- 
vesties, et  elles  y  trouvent  la  source  principale  de  leurs  profits.  Suppo- 
sons qu'une  banque  avec  un  capital  de  i  million  ait  en  circulation  4  mil- 
lions en  billets;  les  choses  se  passent  comme  si,  au  Ueu  de  1  million  de 
capital  effectif,  elle  enpossédaiU,  ses  profits  sont  quadruplé  s.  La  banque 
de  Lyon  qui,  avec  un  capital  de  2  raillions,  a  une  circulation  de  12  ou 
15  millions,  fait  ainsi  de  magnifiques  bénéfices. 

La  circulation  des  billets  ne  profite  pas  moins  au'publiç.  Une  banque 
qui  voit  ses  profits  se  proportionner  à  un  capital  triple  ou  quadru|!)le  de 
celui  qu'ont  fourni  ses  actionnaires,  peut  sans  effort  se  contenter  d'un 
taux  d'escompte  modeste.  Si,  pour  une  mise  de  fonds  d'un  million,  le 
privilège  de  circulation  dont  vous  a  investi  l'autorité  vous  met  à  même 
de  toucher  l'intérêt  qui  répond  à  quatre,  à  votre  tour  vous  pouvez,  voujs 
devez  être  très  facile  sur  le  taux  de  l'intérêt.  Au  taux  légal,  votre  mil- 
lion tout  seul  vous  aurait  rendu  5.  A  3  pour  100,  4  millions,  car  les 
choses  se  passent  exactement  comme  si  vous  les  aviez,  vous  rapporte- 
ront 12.  Retranchez  2  pour  les  frais  d'administration,  il  reste  un  bénéi- 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ûce  net  de  iO.  La  posiUon  reste  donc  excellente  pour  vous,  et  vous  pou- 
vez être  généreux  à  bon  marché.  C'est  ainsi  que  la  circulation  des 
billets  doit  contribuer  à  la  baisse  du  taux  de  l'intérêt,  et  il  n'y  a  pas 
de  plus  fort  argument  pour  la  légitimer. 

C'est,  en  effet,  un  des  traits  les  plus  saillans  de  l'histoire  des  banques 
modernes  que  leur  création  a  toujours  été  suivie  d'une  réduction  du 
taux  de  l'intérêt.  On  a  toujours  attendu  d'elles  ce  service,  et  constam- 
ment elles  l'ont  rendu  aussitôt,  comme  si  elles  avaient  eu  un  talisman. 
On  en  peut  voir  la  preuve  remarquable  dans  les  récits  de  tous  les  écri- 
vains financiers  au  sujet  de  la  création  de  la  Banque  de  France  au  com- 
mencement du  siècle,  de  l'ancienne  caisse  d'escompte  sous  Louis  XVI, 
de  la  première  banque  de  Law  sous  la  régence  ou  de  la  banque  des 
États-Unis  en  1791.  De  même  pour  la  banque  d'Angleterre. 

La  circulation  des  billets  a  une  autre  utilité.  Comme  instrument 
des  échanges,  elle  remplace  partiellement,  et  dans  une  mesure  qu'il 
est  possible  de  régler  de  manière  à  écarter  tout  danger,  les  métaux  pré- 
cieux qui  coûtent  cher  par  du  papier  qui  ne  coûte  rien.  «<  L'or  et  l'ar- 
gent qui  circulent  dans  un  pays,  dit  Adam  Smith ,  peuvent  se  compa- 
rer précisément  à  un  grand  chemin  qui ,  tout  en  servant  à  transporter 
au  marché  tous  les  grains  et  les  fourrages  du  pays,  ne  produit  pourtant 
par  lui-même  ni  un  seul  grain  de  blé  ni  un  brin  d'herbe.  Les  opéra- 
tions d'une  banque  sage,  en  ouvrant  en  quelque  manière  une  espèce  de 
{grand  chemin  dans  les  airs,  donnent  au  pays  la  facilité  de  convertir 
une  partie  de  ses  grandes  routes  en  bons  pâturages  et  en  bonnes  terres 
à  blé,  et  d'augmenter  par  là  son  produit  territorial  et  le  revenu  de  son 
travail.  » 

Par  d'autres  détails  de  leur  mécanisme,  par  les  habitudes  qu'elles 
inspirent,  par  les  méthodes  qu'elles  introduisent  pour  les  règlemens 
de  compte,  les  banques  augmentent  cette  action  d'amoindrissement 
qu'exerce  la  circulation  des  billets  sur  le  numéraire  métallique.  C'est 
une  erreur  populaire  fortement  enracinée,  qu'il  existe  une  relation 
assez  étroite  enîre  le  degré  de  la  richesse  d'un  pays  et  la  quantité  de 
numéraire  métallique  qu'on  y  rencontre.  Les  métaux  monnayés,  après 
que  leur  apparition  en  grande  quantité  a  été  chez  un  peuple  jusque-là 
peu  industrieux  un  signe  de  l'augmentation  du  travail  et  des  transac- 
tions que  le  travail  engendre,  et  à  ce  titre  un  signe  de  prospérité,  s'éloi- 
gnent ensuite  parce  que  la  monnaie  de  crédit  en  papier,  ou,  plus  sim- 
plement encore,  un  système  de  comptes-courans  dans  les  bureaux  d'une 
mjison  de  banque  ou  dans  ceux  d'une  institution  se  substitue  aux  es- 
pèces d'or  et  d'argent,  au  grand  avantage  du  pays.  Les  peuples  les  plus 
riches  finissent  par  être  ceux  qui ,  toute  proportion  gardée ,  emploient 
le  moins  de  métaux  précieux  à  l'état  de  monnaie.  La  diminution  s'opère 
d'une  double  manière.  Ce  sont  d'abord  les  réserves  métalliques  des  par- 
ticuUers  dont  l'usage  des  banques  restreint  chaque  jour  la  masse,  c'est 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  689 

ensuite  la  réserve  même  des  banques  qui  ne  doit  plus  servir  qu'au  roule- 
ment des  appoints  monétaires  réduits,  en  vertu  de  l'extension  de  la  mon- 
naie de  papier,  à  une  faible  quotité.  L'Angleterre,  qui  est  deux  ou  trois 
fois  plus  riche  que  nous,  a  trois  fois  moins  de  métaux  monnayés. 

Mais  aussi  cette  même  circulation  est  le  côté  vulnérable  des  ban- 
ques,  et  c'est  par  là  que  le  plus  souvent  elles  ont  été  forcées,  frappées 
à  mort.  Les  billets  de  banque  ne  passent  comme  de  Ja  monnaie  que 
parce  que  le  public  peut  à  volonté  les  échanger  dans  les  bureaux  de  la 
banque  contre  des  espèces  sonnantes.  Lorsqu'une  banque  a  commis 
l'imprudence  d'en  émettre  une  trop  forte  quantité,  ils  lui  reviennent 
inévitablement  pour  subir  l'échange.  L'encaisse  métallique  dont  une 
banque  doit  toujours  être  bien  pourvue  pour  faire  face  à  ces  demandes 
de  remboursement  s'épuise ,  et  la  banque  ainsi  peut  se  voir  exposée 
même  à  suspendre  ce  remboursement.  Réduite  à  cette  extrén)ité,  il  faut 
qu'elle  cesse  ses  opérations,  et  la  communauté  commerciale  tout  en- 
tière en  est  ébranlée.  Des  événemens  de  force  majeure  peuvent  avoir 
les  mêmes  résultats  qu'une  trop  forte  émission  de  billets,  en  venant  tout 
d'un  coup  troubler  profondément  le  rapport  accoutumé  des  billets  en 
circulation  à  l'actif  métallique. 

Lorsqu'une  banque  importante  est  ainsi  forcée  de  suspendre  les  pai&- 
mens  en  espèces,  c'est  presque  toujours  pour  elle  un  malheur  dont  elle- 
ne  se  relève  pas,  et  pour  la  communauté  tout  entière  uo  dérangement 
bien  fâcheux,  quelquefois  un  désastre.  Les  États-Unis  en  ont  fait  la* 
triste  expérience  de  i8i  2  à  1819  et  de  1837  jusqu'à  1840  au  moins.  A 
cette  époque,  la  plupart  des  banques  américaines  ont  été  contraintes  à 
suspendre  leurs  paiemens  en  espèces,  et  un  bouleversement  des  for- 
tunes s'en  est  suivi.  Il  faut  dire  que  cette  suspension  des  paiemens  de 
la  part  d'une  banque  dominante  ou  d'un  système  entier  de  banques 
indépendantes  n'a  jamais  eu  lieu  qu'à  la  suite  de  fautes  graves  dont  le 
pays  était  plus  ou  moins  complice,  dont  il  avait  été  ordinairement  le 
provocateur.  La  suspension  dans  ce  cas  est  un  symptôme  du  désordre 
et  non  pas  la  cause  déterminante.  Le  symptôme  cependant  occasionne 
communément  de  tels  ravages  dans  l'économie  sociale,  qu'on  doit  le  re- 
garder comme  étant  en  soi  un  mal  très  pernicieux.  La  perturbation  af- 
fecte alors  le  signe  représentatif  des  valeurs,  d'autant  plus  que  les  billets 
de  banque  circulaient  en  plus  grande  quantité.  Le  signe  représentatif 
étant  vicié,  les  transactions  s'opèrent  sur  des  bases  incertaines,  le  com- 
merce porte  à  faux,  c'est  un  jeu  et  non  un  cours  régulier  d  échanges. 
U  n'en  faut  pas  davantage  pour  que  tout  le  monde  soit  ruiné  l'un  après 
l'autre  (1). 

(1)  Quand  une  banque  est  hors  d'état  d'échanger  les  billets  contre  des  espèces,  ello 
doit  cesser  ses  opérations,  puisqu'elle  n'est  autorisée  que  sons  la  condition  de  faire  cet 
échange  à  la  volonté  des  porteurs  de  billets,  et  le  public  même  ne  voudrait  plus  prendre 
de  billets  qu'il  n'aurait  pas  la  faculté  de  se  faire  rembourser  ainsi.  Cependant,  lorsque  la 


690  BJSYCB  DBS  DBUX  MOWBS. 

On  s*est  appliqué  soigneusement  à  rechercher  quelque  reipèdesik 
contre  de  pareils  malheurs.  Les  grands  états  se  sont  mis,  ea  qiiéte  char 
cun  d*une  organisation  des  banques  qui  pût  les  prévenir.  Les^Étatsrynîa 
avaient  leur  solution^  qui  n'était  que  médioore,  ôeUe  d'une.baqqM  ceiv* 
traie  créée  par  les  pouvoirs  fédéraux,  au  milieu  de  plusieurs  ceiUanes 
de  banques  instituées  par  les  états,  en  vertu  de?  leur  sou^raineté  locale. 
Deux  fois  cependant  ils  ont  brisé,  non  sans  avoir  à  s'en  repentir,  cette 
banque  supérieure  qui  contrôlait  passablement? les  autres;  actueUemeat 
ils  restent  avec  près  d'un  miliier  de  banques  indépendante  les  unes 
des  autres,  sans^esse  à  deux  doigts  de  ^'anarchie  financière^  La  Grande» 
Bretagne,  depuis  1844,  a  reçu  de  sir  Robert  Peel  les  germes  d'une  or^ 
ganisaiion  forte  qui,  un  jour,  ne  laissera  plus  circuler  que  le&tMllets 
de  la  banque  d'Angleterre.  Dans  le  sein  même  de  celle-ci ,  l'attribution 
de  l'émission  des  bUlets  a  été  complètement  séparée  de  celle  des  avances 
au  commerce,  et  confiée  à  une  administration  à  laquelle  la  loi  a  tracé 
des  instructions  rigoureuses.  En  France,  la  circulation  des  billets  est  si 
restreinte  encore,  qu'elle  n'a  pu  appeler  de  la  part  de  l'autorité  UAea* 
semble  de  mesures  spéciales,  l'adoption  d'un  régime  bien  arrêté. 

La  valeur  minimum  admise  pour  les  biltets  de  banque  est  un  des 
ptus  intéressans^ sujets  qu'on  puisse  traiter  à,  l'occasioades  institutions 
de  crédit  commercial.  Elle  détermiae  le  montant  de  la  somme  en  billets 
qne  la  cirgolation  comporte,  et  par  conséquent  elle  règle  l'étendue 
des  affaires  que  la  banque  peut  embrasser^  le  point  jusqu'où  ette  peut 
abaisser  le  taux  de  l'intérêt.  Un  billet  de  baiM]ue  remplace- conun^»dé- 
ment  pour  le  public  un  sac  de  même  valeur  en  écus,  et  circule,  comme 
ferait  le  sac,  de  main  en  main  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  une  personne 
qui  ait  besoin  de  diviser  la  somme.  Alors  il  va  s'échanger  contre  des 
espèces  dans  les  bmreaux  de  la  Banque  ou  chez  le  cttangeur,  qui  s.' en  est 
fait  le  substitut  On  voit  par  là  que,  lorsque  les  billets,  ont  une  grosse 

banque  n'a  que  de  bons  effets  dans  son  portefeuille»  la  Uquidation,  qui  suit  naturellement 
la  su^ipension  des  paiemcns  en  espèces,  doit  se  faire  sans  aucune  perte,  non-seulement 
pour  les  porteurs  de  billets,  mais  même  pour  les  actionnaires  de  la  banque;  car  ït  ga^ 
qui  répond  des  billets  émis  par  la  banque,  et  qui  représente  le  capital  de  Timlitiilîon,  w 
trouve  bon.  Malheureusement,  dans  la  plupart  des  cas,  lorsqu'une  banque  en  ntni  à  la 
suspension  des^  paicmens  eU)  espèces,  c'est  qu!elle  a.  déjà  fait  de  mauvaises  affairos,  et 
qu'elle  a  son  portefeuille  rempli<de  valeurs  plus  que  douteuses.  Alors  la  liquidation  peut 
ne  fournir  même  pas  assez  pour  rembourser  intégralement  les  porteurs  de  billets,  en 
sacrifiant  complètement  les  actionnaires.  On  en  a  vu  de  nombreux  exemples-  en  Amérique. 
La  suspension  des  paiemsns en  espèces  delà  banque <l*Anglelerre,  en  1799,  quof<|ii*eUe 
ait  duré  jusqu'en, i|828,  est  un  exemple  éclatant  d'une  susponston  qui  n'a  rien  fait  perdre 
à  personne.  C'est  que  la  banque  d'Angleterre  n'avait  dans  son  portefeuille  que  d'excellons 
effets  de  commerce  ou  des  engagcmens  de  l'étal  qui  étaient  parfaitement  valables.  La 
solidité  de  l'esprit  public  des  Anglais  empêcha  qu'à  cet  instant  critique  le  nioiadrc  sen- 
timent de  crainte  se  répandît.  Autrement  la  panique  aurait  pu  occasionner  le  reoYarse- 
nicnti  de  beaucoup  de  maisons,  et  par  suite  la  dépréciation*  des  valeurs  contenues  ô^m  le 
portefeuille  et  le  discrédit  de  l(^. banque. 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  601 

vàïeirr,  fls  reâtenl  peu  dans  la  circulation,  et  ils  rencontrent  presque 
auss^ltôt  le  point  ôfi  ils  doivent  être  convertis  en  espèces.  Si  la  valeur  en 
est  très  faible,  au  contraire,  il  n'y  a  pas  de  raison,  dans  l'état  ordinaire 
des  choses ,  pour  qu'ils  se  présentent  au  remboursement.  Cependant, 
chez  lés  peuples  dont  l'imagination  s'emporte  facilement,  les  petiles 
coupures  ont  un  grand  danger.  Les  billets  de  banque  alors  tombent 
entre  les  mains  des  dernières  classes  de  la  société,  et  le  plus  léger  pré- 
texte peut  stifflre  pour  alarmer  cette  partie  peu  éclairée  du  public  et  la 
déterminer  à  se  porter  en  masse  sur  la  banque,  afin  d'obtenir  le  troc 
des  billets  contre  des  espèces  métalliques.  Nous  avons  vu,  il  y  a  peu 
d'années,  à  l'occasion  d'un  changement  inotTensif  dans  la  comptabilité 
des  caisses  d'épargne,  combien  chez  nous  le  populaire  était  crédule  et 
facile  à  égarer  au  sujet  des  titres  qui  représentent  son  avoir.  Si  une 
banque  s'avisait  de  ne  pas^ouloir  émettt^ede  billets  de  moins  de  10,000  f  r .  „ 
personne  à  peu  près  ne  voudrait  de  ses  billets  ou  ne  les  acceptelrait  que 
pour  aller  aussitôt  les  changer,  et  les  transactions  de  la  banque  seraient 
réduites  au  même  point  que  si  le  privilège  d'émettre  des  billets  ne  lui 
avait  pas  été  concédé.  D'un  autre  c6té,  si  une  banque  énfiettait,  autant 
que  le  service  des  échanges  commerciaux  le  permettrait  à  un  moment 
donné,  des  bîlliets  de  5  francs,  en  supposant  que  la  population  les  ac- 
ceptât, totrtie  nmnéraire  métallique  quitterait  le  pays,  parce  qu*il  peut 
s'exporter,  pendant  que  les  billets  sorit  forcés  de  r^ter,  n'ayant  pas 
cours  au  dehors.  Puis,  si  quelque  panique,  provoquée  par  des  inquié- 
tudes plus  ou  moins  fondées  sur  la  solvabihté  de  la  banque,  poussait 
les  citoyens  à  vouloir  des  écus  au  lieu  des  billets,  ou  si  tout  à  coup  le 
pays  était  mis  dans  la  nécessité  d'exporter  extraordînairement  des  écus 
pour  solder  une  acquisition  imprévue  comme  celle  des  grains  que  la 
mauvaise  récolte  nous  a  contraints  cette  année  d'aller  chercher  an  de- 
hors, les  banques  ne  pourraient  subvenir  à  la  demande  d'espèces  et  se- 
raient forcées  de  suspendre  leurs  paiemens.Il  y  a  donc  un  milieu  enire 
la  valeur  de  tO,000  francs  qui  exclut  les  billets  de  la  circulation  et  celle 
de  5  francs  qui  leur  ferait  y  prendre  une  trop  grande  place.  La  Ban(|ii<3 
s'est  arrêtée  chez  nous  au  terme  moyen  de  500  francs.  Est-ce  trop,  ou 
n'est-ce  pas  assez? 

Il  y  a  un  moyen  aisé  de  répondre  à  cette  question  :  c'est  de  compa- 
rer la  masse  des  billets  qui  circule  avec  celle  des  écus  qui  reste  dans 
les  caves  de  la  Banque.  Si  la  Banque  n'émettait  que  des  billets  de 
10,000  francs,  elle  n'en  placerait  probablement  pas  pour  2  ou  3  mil- 
lions dans  Paris,  et  par  conséquent  les  200  millions  de  numéraire  qu'elle 
recèle  habituellement  dans  ses  caves,  comparés  aux  billets  qu^ils  ser- 
viraient à  garantir,  présenteraient  une  réserve  métallique  exagérée 
jusqu'à  l'absurde. 

Avec  les  billets  actuels  de  500  francs,  il  circule  dans  Paris  âôO  mil- 
lions environ  en  billets,  contre  lesquels  la  Banque,  en  temps  ordîmiire, 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a,  disons-nous,  plus  de  200  millions  d'espèces.  C'est  trop  peu  de  billets 
pour  tant  d'écus,  ou  trop  d'écus  pour  si  peu  de  billets.  Une  proportion 
pareille  atteste  que  la  Banque  ne  fait  pas  autant  d'affaires  que  ses  res- 
sources en  numéraire  le  lui  permettraient,  qu'elle  ne  rend  pas  au  pays 
tous  les  services  qu'on  est  en  droit  d'en  espérer.  Qu'elle  en  rende 
beaucoup,  je  ne  le  conteste  pas;  mais  qui  peut  nier  aussi  qu'une  banque 
qui  habituellement  a  presque  autant  d'écus  que  de  billets,  au  lieu 
d'utiliser  d^ns  la  limite  indiquée,  et  par  son  intérêt  bien  entendu  et 
par  son  devoir,  le  privilège  de  circulation  qui  lui  a  été  octroyé,  ne  le 
laisse  presque  stérile?  Il  y  a  donc  lieu  d'abaisser  le  minimum  des  bil- 
lets. On  sait  que  le  minimum  de  500  francs  fut  adopté  à  une  époque  où 
la  France  sortait  du  régime  des  assignats,  et  où  chacun  était  en  déflance 
contre  l'assimilation  du  papier  à  la  monnaie. 

Il  ne  faudrait  admettre  chez  nous  ni  les  billets  de  5  dollars  (26  fr. 
66  cent.],  qui  formaient  la  masse  de  la  circulation  de  la  banque  natio- 
nale des  États-Unis,  ni  ceux  d'une  livre  sterling  qui  circulent  en 
Ecosse.  Il  conviendrait  de  se  rapprocher  du  minimum  actuel  de  la 
banque  d'Angleterre,  qui  est  de  5  livres  sterling.  Il  est  choquant  que 
•chez  nous  les  billets  de  250  fr.  soient  autorisés  dans  les  départemens  et 
interdits  à  Paris.  On  a  cent  fois  demandé  qu'il  y  eût  en  France  des  bil- 
lets de  400  fr.  Cette  coupure  serait  très  commode  et. on  l'emploierait 
beaucoup,  parce  qu'en  France  l'or  n'existe  plus  à  l'état  de  monnaie  et 
s'achète  comme  une  marchandise.  La  proposition  d'émettre  des  billets 
de  100  fr.  a  été  appuyée  par  M.  Gautier,  sous-gouverneur  de  la  Banque, 
dans  un  écrit  historique  et  analytique,  frappé  au  coin  des  meilleures 
doctrines,  sur  les  banques  en  général  (i).  Nous  voyons  que  l'an  passé  la 
Banque  de  France  s'est  occupée  de  fabriquer  des  billets  de  cinq  mille 
francs.  C'est  bien  de  cela  qu'il  s'agissait.  Qu'importent  les  billets  de 
5,000  fr.  à  l'immense  majorité  du  pubUc?  Avec  les  billets  de  100  fr.,  la 
Banque  se  serait  fait  applaudir  de  tout  le  monde. 

La  forme  actuelle  des  billets,  tous  remboursables  à  vue,  a  un  autre 
inconvénient.  La  Banque  est  constamment  sous  le  coup  d'engagemens 
pressans;  des  billets  de  500  et  de  1 ,000  francs  sont  sans  cesse  à  s'échaur 
ger  contre  des  espèces.  On  peut  estimer  que  chaque  billet  revient  à  la 
Banque  dix  fois  par  an  et  en  sort  le  même  nombre  de  fois  (2).  La  Ban- 
que, pour  sa  sûreté,  règle  la  durée  des  crédits  qu'elle  fait  d'après  le 
.  délai  pendant  lequel  ses  billets  restent  moyennement  dans  la  circula- 
tion. En  considération  de  la  rapidité  avec  laquelle  s'opère  le  retour  des 
billets,  elle  n'escompte  les  effets  qu'autant  que  l'échéance  en  est  assez 
prochaine.  L'échéance  moyenne  des  effets  escomptés  varie,  depuis 
quelques  années,  de  quarante-cinq  à  quarante-huit  jours;  par  ses  sta- 

(1)  Des  Banques  et  dê$  InstittUions  de  crédii  en  Amérique  et  en  Etwope,  Extrait 
de  VEneyelopédie  du  droit. 
(i)  Cest  la  moyenne  pour  1845,  d'après  le  compte-rendu  de  la  Banque. 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  693 

tuts,  elle  ne  peut  aller  au-delà  de  quatre-viDgt-dix.  Il  se  peut  que  sur 
ce  point  elle  outrepasse  le  but;  car,  si  chaque  billet  de  banque  en 
particulier  revient  à  la  Banque  peu  après  avoir  été  émis,  à  la  place  de 
celui  qui  rentre  un  autre  sort,  et  la  quantité  qui  circule  reste  à  peu  près 
Aie.  Cependant  on  conviendra  que,  contre  une  pareille  masse  d'en- 
gagemens  exigibles  à  vue,  il  n'est  pas  mal  de  se  tenir  en  garde.  D'un 
autre  côté,  il  serait  fort  avantageux  à  l'industrie  d'obtenir  de  plus  longs 
délais.  Si  donc  il  était  possible  de  modifier  la  teneur  d'une  partie  des  bil- 
lets de  manière  à  les  faire  séjourner  davantage  dans  la  circulation. 
Ton  obligerait  beaucoup  et  la  Banque  et  le  public. 

Certainement  une  beaucoup  plus  grande  quantité  du  capital  moné- 
taire viendrait  à  la  Banque,  si  celle-ci  servait  un  intérêt  des  fonds  qui 
lui  seraient  délivrés  dans  certaines  conditions,  en  d'autres  termes,  si , 
à  côté  des  billets  actuels  payables  à  vue,  il  en  existait  d'autres  qui  ren- 
dissent un  intérêt;  mais  ces  billets  portant  intérêt  ne  devraient  plus  être 
payables  en  espèces  qu'après  un  certain  délai.  Ils  seraient  recherchés 
par  les  capitalistes  autant  que  les  bons  du  trésor,  avec  lesquels  ils  au- 
raient beaucoup  de  ressemblance.  Us  serviraient  de  complément  à  ces 
titres  qui  très  souvent  n'existent  pas  sur  la  place  en  aussi  grande  quan- 
tité qu'on  le  désirerait.  Ils  pourraient  être  en  coupures  rondes,  et  ce 
serait  un  motif  suffisant,  selon  toute  apparence,  pour  qu'ils  entrassent 
bientôt  dans  la  circulation,  où  les  bons  du  trésor  n'ont  pas  pénétré,  em- 
pêchés qu'ils  sont  par  leur  forme ,  mais  où  de  l'autre  côté  du  détroit 
les  bills  de  TÉchiquier  ont  pris  place  jusqu'à  un  certain  point. 

L'idée  d'une  nouvelle  espèce  de  billets  de  banque  portant  intérêt 
n'est  pas  nouvelle.  Elle  fut  émise  et  fort  bien  motivée  en  i830,  dans 
l'exposé  d'un  plan  d'institution  destinée  à  prévenir  la  crise  commer- 
ciale (1)  qui  éclata  bientôt  après.  Elle  est  au  moins  en  germe  dans 
l'usage,  suivi  depuis  long-temps  par  les  banques  d'Ecosse,  de  servir 
l'intérêt  des  fonds  qu'on  leur  apporte.  Elle  a  pour  elle  le  bon  sens  et  la 
raison.  Que  dis-je?  à  Paris  même,  elle  a  été,  depuis  quelques  années, 
mise  en  pratique  avec  beaucoup  de  succès.  C'est  à  elle  que  de  grands 
établissemens  financiers,  la  caisse  Gouin,  la  caisse  Ganneron,  doivent 
en  grande  partie  leurs  ressources  et  leur  réussite,  La  caisse  Gouin  a 
sur  la  place  35  à  ^  millions  de  billets  à  ordre  portant  intérêt,  que  les 
capitalistes  prennent  en  portefeuille  comme  un  placement  provisoire. 
Ils  sont  à  échéance  depuis  trois  jours  de  vue  jusqu'à  six  mois  et  un  an 
de  date.  L'intérêt  varie  de  2  et  demi  à  4  pour  iOO.  La  caisse  Ganneron 


(1)  Cet  écrit  était  de  MM.  Péreire.  Il  parut  le  6  septembre;  il  a^ait  pour  titre  :  Projet 
d'une  compagnie  d'assurances  mutuelles  pour  l'escompte  des  effets  à  toute 
échéance,  etc.  Une  réunion  de  uotabiiités  financières  se  forma  pour  Tcxamincr.  Divers 
motifs,  doht  aucun  n'étnit  tiré  du  fond  du  sujet,  empêchèrent  d*y  donner  suite. 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suit  le  même  système  (\),  Très  probablement,  si  la  Banque  de-Franoe 
servait  un  intérêt  de  2  à  S  et  demi,  ses  billets  à  trois  et  à  six  mois  se- 
raient adoptés  par  les  capitalistes  à  cause  de  la  conûaoce  sans  bornes 
qu'elle  inspire.  11  lui  resterait  de  la  marge  pour  avoir  du  profit,  en 
admettant  même  qu'elle  fit  ce  qu'il  est  impossible  qu'elle  ajourée  long- 
temps, qu'elle  abaissât  à  3  le  taux  de  son  escompte,  alki  d'être  au  joi- 
veau  des  banquiers  de  Londres;  car  tout  tend  à  se  niveler  entce  les 
deux  pays,  et,  dans  quelques  mois,  les  communications  seront  deveaues 
si  faciles  entre  les  deux  capitales,  l'une  et  l'autre  centres  de  la  richesse 
nationale,  que  les  conditions  du  crédit  commercial  devront  s'y  égaliser. 

Ou  peut  même  dire  que  la  banque  d'Angleterre ,  par  la  vente  des 
bons  de  l'Échiquier,  fait  une  opération  analogue  à  ceUe  dont  il  s'agit 
ici.  Qu'ils  soient  ou  non  émanés  d'elle ,  ce  n'en  est  pas  moins  use 
émission  de  titres  de  crédit  portant  intérêt,  dont  elle  use  pour  attirer  à 
elle  une  partie  du  capital  flottant. 

Par  l'adoption  de  ces  billets  concurremment  avec  les  billets  à  vue, 
la  Banque  se  mettrait  à  la  hauteur  de  son  mandat;  elle  deviendrait  luen 
autrement  qu'aujourd'hui  ce  qu'elle  doit  être,  un  grand  centre  pour  le 
capital.  Le  numéraire  métallique  qui  existe  dans  le  pays  peut  être 
partagé  en  deux,  d'un  côté  ce  qui  circule  pour  le  règlement  des  traiifi- 
actions,  de  l'autre  des  fonds  cherchant  à  se  placer  et  s  acconunodaut 
d'un  placement  temporaire.  Ces  deux  divisions  de  la  richesse  monnayée 
se  mêlent,  se  confondent  et  se  séparent  sans  cesse.  On  peut  dire  qu'elles 
présentent  les  capitaux  monnayés,  l'une  à  l'état  de  signe,  l'autre  à  l'état 
de  marchandise.  Actuellement,  par  l'émission  de  ses  billets  à  vue  et  par 
l'ouverture  des  comptcs-courans ,  la  Banque  fait  venir  chez^  elle  une 
fraction  de  cette  seule  division  qui  répond  au  signe;  ce  sont  fcs  sacs  de 
1,000  et  de  500  francs,  qui,  si  la  Banque  n'était  là,  circuleraient  pé- 
niblement de  maison  en  maison  pour  le  service  des  paiemens  et  des 
recettes.  L'autre  division,  celle  des  capitaux  monnayés  à  l'état  de  mar- 
chandise, lui  échappe  presque  en  entier,  on  l'a  déjà  vu.  Désormais  on 
verrait  à  la  Banque  tout  le  capital  disponible  qui  recherche  des  pla- 
cemens  temporaires  soumis  aux  moindres  chances.  Pourquoi  donc  la 
Banque  croirait-elle  que,  pour  alimenter  le  courant  du  crédit,  il  lui 

(1)  Voici  comment  les  billets  de  la  caisse  Gouin  se  partageaient  au  94  décembre  lSi5, 
époque  à  laquelle  il  n'y  en  avait  que  pour  29,772,000  francs  : 

A    3  jours  de  vue,  9,739,000  fr.  au  taux  de  2  et  demi  pour  100. 

15            —  3,960,000            —            3  pour  100. 

30           —  15,669,000           —           3  et  demi  pour  100. 

6  mois  de  date,  205,000           —           3  et  demi  pour  100. 

1  ao,  191,000           —           i  pour  100. 

A  la  même  époque,  la  caisse  Ganneron  en  avait  pour  10,210,000  francs  autrement  d\»- 
liilmés,  Les  billets  à  un  an  de  date  et  à  i  d'intérêt  s'élevaient  à  2,3il,000  francs. 


LES  SUBSlSTAflCBS  ET  LA  BANQLE  DE  FRANCE.  695 

e0t  4otefdît  de  puiser  aux  sources  du  crédit  eiles-métnes?  Dans  celte 
matière  comme  dans  presque  toutes  les  autres,  pour  être  en  mesure  de 
tieaucoup  «donner,  il  faut  soi-^môme  beaucoup  recevoir. 

Aujourd'hui  la  Banque,  |)0ur  se  procura  des  moyens  d-action,  fait 
fouer  des  ^ressorts  fisses  peu  énergiques  :  c'est  la  commodité  <iue  pré* 
sentent  les  Mllete  en  comparaison  d'une  monnaie  lourde,  malaisée  à 
warrier  et4ongoe  à  compter;  c'estîle«eompte*courmit,  qui  simfdlifie  les 
Fèglemens;  c'e^t  la  cminte  an  vol ,  qui  de  moins  en  moins  derra  être 
pmeen  eonsidémlion.  Bile  y  <^ter<ût  désormais  un  puissant  mobile, 
le  besoin  qu'épvott^e  une  masse  de  capitaux,  toujours  croissante  dans 
'un  centre  commercial  tel  que  Paris,  d'a^oiriun  placement  provisoire 
parffiitemetit'solMe. 

ie  me  suis  arrêté  «m  peu  longuement  «ar  la  circulation,  parce  que 
e'esft  ta  qu'il  feutcbereber  le  fort  et  le  faible  des  banques;  mais  en 
«omme  les  avantages  de  ce  pouvoir  donné  aux  banques  sont  grands,  sont 
immenses.  Les  ineon venions  quil  peut  offlrir,  et  que  je  ne  conteste  pas, 
•ne  sont  pas  tellementdans  l'essence  des  choses,  qu'il  ne  soit  possible  de 
les  éviter.  La  controverse  s'est  vivement  exercée  sur  ce  sujet.  On  a  été 
jusqu'à  prétendre,  en  Amérique  partteulièrement,  qu'en  soi  l'émission 
des  billets  de  banque  était  un  mal.  Ce  n'est  pas  seulement  la  multitude 

qui,  dans>ses processions  autravers  des  grandes  villes,  mêlait  ses  hourras 
pour  Jackson  au  cri  de  :  Norag-maney  (à  bas  la  monnaie  de  chiffon)! 
î^uelques  années  plus  tard,  un  des  hommes  les  plus  éminens  dont  s'ho- 
"nore-la  civilisation  du  Nouveau-Monde,  M.  Gallatin,  enétiûl  venu  à  den- 
ier de  laconvenance  de  la  circulation  des  billets  de  banque.  Il  est  vrai 
que  l'Amériqne  du  "Nord  est  le  pays  où  Fou  en  a  abusé  le  plus;  l'abus  a 
étécjusqu'au  scandale  et  a  eu  des  conséquences  déplorables.  A  l'époque 
où  M.  Galtatin  exprimait  son  doute,  ce  citoyen  illustre  était  ébranlé  dans 
Bes  convictions  économiques  par  le  spectacle  de  ruine  dont  il  était  en- 
touré et  par  la  clameur  dont  retentissait  la  confédération.  La  crise  de 
i'Sdr?  venait  de  sévir  sur  la  surface  entière  des  États-Unis  pareille  à  un 
«oumgan,  et* on  en  rendait  les  banques  responsables.  L'origine  de  la 
erise  n'était  cependant  pas  dans  l'émission  des  billets  de  banque.  Le 
pays  tout  entier  s'était  mis  à  spécuter  avec  emportement,  avec  rage.  Le 
jeu,  qui  est  essentiellmnent  stérile,  avait  pris  la  place  du  travail,  qui 
seul  a  la  puissance  de  créer  la  richesse.  On  s'était  rué  sur  les  terrains 
de  ville,  comme  s'il  eût  dû  y  avoir  dans  le  pays,  le  lendemain,  trois  ou 
quatre  Londres,  autant  de  Paris,  et  une  vingtaine  de  Liverpool  et  de 
IMancbester,  de  Marseille  et  de  Lyon;  sur  les  chemins  de  fer,  commeFSiy 
d^une  grande  ville  À'Fautre,  «me^seule  ligne  devait  être  îmnfBamte 
-  pour  les'flots  de'voyagenrs'ettles  nvnlancties  de marohandises,  «t  qn\û 
^ttrtalWt  trois  ou  quatce;  sur  les  projets  de  banques,  comme  si  le  pays, 
an  lieti'U*en  avoir  déjè  dix  fois  trop,  en  eût  réclamé  le  double;  sur  les 


G96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

récoltes  de  coton ,  avec  les  mêmes  transports  que  si  FEurope,  qua- 
druplant tout  à  coup  sa  demande,  allait  faire  monter  les  prix  à  Tinfini. 
C'est  ainsi  que  s'étaient  formées  de  grandes  fortunes  fantasticfues  et  que 
s'étaient  introduits  dans  celles  qui  existaient  déjà  des  élémens  imagi- 
naires. Les  Américains,  en  1837,  récoltaient  donc  selon  qu'ils  avaient 
semé  en  1835  et  1836.  Les  banques,  en  exagérant  leur  circulation,  en 
accordant  fort  légèrement  des  avances,  avaient  donné  à  l'agiotage  un 
stimulant,  pendant  que  leur  devoir  eût  été  de  le  réprimer,  car  c'eût  été 
le  cas  alors  d'élever  le  taux  de  l'escompte  pour  contenir  cet  agiotage 
effréné;  mais,  si  les  banques  suivirent  le  torrent,  du  moins  elles  ne  lui 
avaient  pas  ouvert  l'issue  :  c'est  le  public  lui-même  qui  avait  rompu 
toutes  les  digues.  On  aurait  joué  et  on  se  serait  ruiné  sans  elles.  Les 
Américains  accusaient  les  banques  pour  n'être  pas  accusés  eux-mêmes, 
à  peu  près  avec  autant 'de  justesse  que  si,  chez  nous,  on  s'en  prenait 
aux  murailles  de  la  Bourse ,  lorsque  l'agiotage  a  fait  des  victimes.  Si 
d'excessives  émissions  de  billets  de  banque  ont  signalé  les  désastres 
commerciaux  de  l'Amérique  et  les  ont  rendus  plus  rudes,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  l'Amérique  est  encore  de  tous  les  pays  du  monde 
celui  qui  témoigne  le  plus  hautement  en  faveur  de  la  faculté  de  circu- 
lation qu'on  donne  aux  banques,  et  c'est  elle  que  les  partisans  des  ban- 
ques, considérées  comme  agens  de  circulation,  peuvent  citer  presque 
du  ton  victorieux  de  Scipion  montant  au  Capitole,  alors  qu'on  l'accu- 
sait; car  la  civilisation  américaine  est  née  du  crédit  se  manifestant  sous 
la  forme  de  banques  de  circulation.  Sans  le  crédit  et  sans  les  billets  de 
banque,  ces  villes  industrieuses,  qui  naissent  de  tous  côtés  par  enchan- 
tement, ces  riches  états  à  la  vaste  culture,  que  l'on  rencontre  loin  de 
l'Atlantique,  sur  l'autre  versant  des  monts  Alleghanys,  le  long  de' 
rOhio,  du  Mississipi ,  du  Missouri,  ne  seraient  encore  que  des  endroits 
déserts,  des  forêts  sauvages  ou  des  marais,  asile  de  l'Indien,  de  l'alli- 
gator et  de  la  panthère.  Ce  qu'on  peut  réprouver  en  Amérique,  à  pro- 
pos des  billets  de  banque,  c'est  l'organisation  actuelle  de  la  circula- 
tion, qui  reste  à  la  merci  d'un  millier  d'institutions  indépendantes  les 
unes  des  autres,  qu'on  ne  peut  surveiller.  Il  est  évident  que  la  critique 
de  M.  Gallatin  s'adresse  à  ce  régime,  et  qu'il  n'a  pas  entendu  l'appliquer 
aux  institutions  de  crédit  mieux  ordonnées  de  l'Europe. 

Quoique  les  banques  soient  principalement  des  établissemens  com- 
merciaux, ce  sont  aussi  des  institutions  publiques  dont  les  gouverne- 
mens  attendent  des  services;  même  à  titre  d'établissemens  commer- 
ciaux, elles  ont  des  rapports  nécessaires  avec  l'état.  On  le  conçoit  sans 
peine,  rien  que  par  les  attributions  de  circulation  dont  les  banques 
sont  investies.  En  cela,  elles  partagent,  on  ne  saurait  trop  le  répéter, 
un  des  premiers  attributs  de  la  puissance  publique.  L'autorité  doit  donc 
être  en  rapport  intime  avec  la  Banque,  afin  de  s'entendre  avec  elle 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  697 

pour  rexercice  de  ce  pouvoir,  et,  je  le  dis  hautement,  de  la  soutenir, 
si  son  concours  devenait  nécessaire,  pour  que  le  signe  représentatif 
offrit  une  parfaite  sécurité.  C'est,  en  efiet,  la  chose  publique,  plus  en- 
core que  la  Banque  elle-même,  qui  est  intéressée  à  ce  que  le  signe  re- 
présentatif n'éprouve  aucune  perturbation.  Un  désordre  dans  le  signe 
représentatif  prend  presque  aussitôt  le  caractère  et  les  proportions  d'un 
désordre  social.  On  explique  et  on  justifie  ainsi  sans  réserve  la  sollici- 
tude empressée  que  témoigne  le  gouvernement  britannique  pour  la 
banque  d'Angleterre  à  l'endroit  de  la  circulation,  parce  que  la  banque 
d'Angleterre  joue,  dans  l'agencement  du  signe  représentatif  des  va- 
leurs, un  très  grand  rôle,  beaucoup  plus  grand  que  celui  qu'a  chez 
nous  la  Banque  de  France,  mais  non  qu'il  appartiendrait  à  celle-ci. 
Dans  le  royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  contre  750 
millions  d'espèces  environ,  il  y  a  près  d'un  milliard  de  billets,  dont  450 
à  500  millions  de  la  banque  d'Angleterre.  Chez  nous,  contre  2  mil- 
liards et  demi  à  3  milliards  déçus,  il  n'y  a  que  355  millions  de  billets 
de  banque,  dont  268  de  la  Banque  de  France  ou  de  ses  comptoirs^  et 
86  des  banques  départementales  indépendantes.  En  d'autres  termes, 
pour  1,000  fr.  de  numéraire  métallique,  il  y  a  dans  le  royaume-uni  en- 
viron i  ,300  fr.  en  billets  de  banque,  dont  600  de  la  banque  d'Angleterre, 
et  chez  nous  140  fr.  seulement,  dont  105  de  la  Banque  de  France.  Le 
système  avoué  aujourd'hui  du  gouvernement  anglais  est  de  faire  dis- 
paraître tous  les  billets  des  banques  locales,  en  y  substituant  ceux  de 
la  banque  d'Angleterre.  Celle-ci  est  une  banque  de  circulation  d'abord, 
une  banque  d'escompte  secondairement^  car,  avec  toute  sa  puissance,  la 
banque  d'Angleterre  n'escompte  quelquefois  que  la  moitié  ou  le  tiers  (1) 
de  la  Banque  de  France.  C'est  en  avances  au  gouvernement,  surtout 
en  retour  des  bills  de  l'Échiquier,  qu'elle  émet  ses  billets.  En  sa  qua- 
lité essentielle  de  banque  de  circulation,  elle  a  des  obligations  particu- 
lières, et  c'est  ainsi  qu'il  faut  expliquer  les  variations  qu'elle  a  pu  sou- 
vent faire  subir  au  taux  de  son  escompte,  en  tant  que  ces  variations 
ont  été  judicieuses.  Son  premier  objet  étant  de  maintenir  dans  la  cir- 
culation du  pays  un  certain  équilibre  entre  les  écus  et  les  billets,  lors- 
qu'elle juge  que  ses  billets  sont  dans  une  trop  forte  proportion  relati- 
vement à  l'or,  qui  est,  comme  on  sait,  le  seul  métal  considéré  comme 
monnaie  légale  en  Angleterre,  elle  élève  le  taux  de  son  escompte  aliu 

(I)  La  masse  annuelle  des  escomptes  de  la  banque  d'Angleterre  présente  de  grandes 
inégalités.  On  Ta  vue  monter  à  1,&00  millions  de  francs  en  181 5,  par  exemple,  et  des- 
cendre à  145,  comme  en  1828.  Plus  habituellement,  c'était  de  300  à  350,  pendant  que  les 
escomptes  de  la  Banque  de  France  étalent  de  400  à  650  millions.  En  1846,  les  escomptes 
<le  la  Banque  de  Franoe  et  de  ses  comptoirs,  sans  les  autres  avances  au  commerce,  ont  été 
.au-delà  de  1,4S5  millions  de  francs.  Jusque-là  ils  n'étaient  jamais  montés  aussi  haut,  ^s 
jse  sont  beaucoup  développés  depuis  dix  ans. 


"«de 


'MeVÛE  dès  IIEÙX  mO'À'ÉfÉS. 


'que  le  commerce  aille  s'adresser  à  d'autres  pour  faire  escortiptef  ises 
effets,  attendu  qu'en  escomptant  elle-même,  elle  serait  forcée  d'éméltipfe 
ttn  nouveau  surcroît  de  billets;  trtême  en  général,  pour  tie  pas  Avait 
trop  de  demandes  d'escompte,  elle  adopte  un  taux  plus  élevé  que  celui 
ÛtSB  batiquiers  de  Londres.  Nous  demandons  si  une  banque  telle  que  fa 
Banque  de  France,  qui  est  avant  tout  un  établissement  d'escompte,  peut 
procéder  de  même.  La  Banque  de  France,  lorsqu'elle  a  quelque 'te- 
quiétudes  sur  sa  circulalion,  lorsqu'elle  se  trouve,  comme  aujoufd'hui, 
dans  une  pénurie  de  métaux  précieux ,  doit  dhercher  ses  Inspiratkms 
sdlleurs  que  dans  l'exemple  de  la  banque  d' Angleterre.  'H  lie  lui  eM 
permis  de  toucher  à  l'escompte  qu'à  la  derriière  extrémité,  après  tpie 
tous  les  autres  moyens  auront  été  épuiséis. 

L'appui  qu'une  grande  banque,  comme  celle  de  Paris  ou  de  Londres, 
doit  trouver  auprès  de  l'étïit  dans  ses  momens  de  peine,  peut  d'ailleuts 
être  conçu  de  manière  à  n'être  presque  jamais  onéreux  au  trésor.  Il  peot 
résulter,  en  effet,  des  facilités  mêmes  que  la  Banque  offre  à  l'état  pour 
quelques  services  publicsët,  par  Cfxemple,  pour  la  négociation  dies  enga- 
gemeus  temporait^,  conntîs  de  l'autre  cftté  du  détroit  sous  le  u<mide 
bitls  de  r Échiquier,  que j'iudiquafe' tout  àTheure,  et  appelés  chez'umis 
bons  du  trésor,  au  moyeU  desquels  les  gouvernemens  en  bon  renom  au- 
près des  capitalistos  se  procurent  sans  ce^e  des  fonds  à  des  iconfliticfiis 
très  favorables.  En  Angleterre,  c'est  par  l'intermédiaire  de  la  bftWjtte 
que  celte  négociation  s'opère  régulièrement.  La  banque  y  trouve  Uh 
moyen  d'exercer  une  influence  décisive  dans  la  plupart  des  cas  sur  la 
circulation.  Quand  elle  juge  que  la  proportion  des  billets  émis  eM  exces- 
sive relativemettt  aux  espèces  qu'elle  a  eu  caisse,  elle  rené  une  noutelfe 
quantité  de  bills  de  ITÈchiquier  qu'elle  a  acquis  elle-même  flu'minîsht 
à  titre  onéreux.  Les  capitalistes  qui,  pour  leurs  fonds  disponibles,  sortt 
avides  de  ce  placement,  apportent  en  retour  à  la  banque  des  espèces 
ou  des  billets  de  banque,  ce  qui  rétablit  dans  la  circulation  l'équilibre 
auquel  la  banque  a  mission  de  veiller.  Il  est  fâcheux  qu'en  France  celte 
bonne  entente  n'existe  pas  entre  la  Banque  et  le  minisire  des  flnancesj 
tout  le  monde  ne  pourrait  qu'y  gagner.  Dans  la  situation  présente,  ahiri 
que  nous  aurons  occasion  de  le  redire  tout  à  l'heure,  c'eût  été  pour  la 
Banque  du  plus  grand  secours. 

Les  gouvernemens  font  des  grandes  banques  leurs  caissières.  Dsy 
trouvent  l'avantage  d'avoir  des  agens  qui  peuvent  répondre  parfaite- 
ment de  toute  somme  qu'on  leur  confie.  Par-là  ils  peuvent  étiter  les 
mésaventures  pareilles  aux  déficits  Mateo  et  Kessner,  qu'a  subis  le  trésor 
français,  et  aux  innombrables  defalcatiom  qu'on  a  signalées  dans  This^ 
toire  financièredes  État&-Unis»  Pour  les  banques,  cette  confiance dœgou- 
tememeus  est  très  fruetueuse,  car  c-est  un  capital  quelquefois  àionae 
qui  est  mis  ainsi  à  leur  disposition,  et  dont  il  ne  tient  qu'à  elles  de  se 


LES  SUBSISJi^Ç^  |T  J^A  ^à^Sf^m  M  FRANCE.  J^ 

servir  pour  Texteiision  de  leurs  affaires  et  de  leurs  bénéf\ces^  tout  copcune 
des  fonds  livrés  en  compte-courant  par  les  particuliers.  La  b^c^e  d'Aa- 
gletçrre  et  Q^Ue  des  Ét^ts-Unis^  quand  elle  existait^  n'ont  jamais  manqi^ 
d'en  profiter.  On  se  souvient  que  lorsque  le  général  Jackson  déclara  ^ 
fatale  guerre  à  la  banque  des  États-Unis,  et  qu'il  voulut  la  frapper 
d'un  coup  de  tonnerre,  il  lui  enleva  les  fonds  de  la  trésorerie.  En  con- 
sidération de  cet  avantage,  nop  n^oins  que  du  privilège  de  circulatioD 
qui  leur  est  conféré,  les  grandes  banques  ont  été  quelquefois  astreintes 
à  se  charger  de  quelques  services  onéreux  ou  même  à  compter  à  l'état 
une  somme.  La  Banque  de  France  est  de  toutes  les  institutions  de  créait 
f^élle  qui  a  r^u  çn  ce  genre  les  plus  grandes  faveurs.  Le  compte-cou- 
rant du  trésor  a  varié,  en  1844,  de  86  millions  à,  140,  en  1845,  de  90  mil- 
lions à  150.  Cet  énorme  capital  est  remis  à  la  Banque  gratis,  et  elle  l'uti- 
li^  CQrt  peu.  De  là  cette  anomalie  fâcheuse^  répréhensible,  qu'en  1844, 
par  e^mple,  à  côté  d'une  réserve  métallicjueqHi  a  été  jusqu'à  279  miî- 
îipns,  la  circulation  n  a  pas  excédé  27i  (Ij. 

Les  gouvernemens  cependant  ne  sont  pas  toujours  en  avaqce  envers 
les  banques.  Us  ont,  eux  aussi,  leurs  momens  difficiles,  leurs  embarras 
extrêmes,  et  alors  c'est  pour  eux  quq  les  banques  emploient  la  faculté 
de  battre  monnaie  avec  du  papier.  Aux  époques  de  guerre  ou  de  com- 
motion politique,  les  états  usent  et  abusent  à  leur  tour  de  l'assâstance 
des  banques,  et  c'est  ainsi  qu'entraînées  dans  l'abime,  la  plupart  des 
banques  ont  succombé.  L^  caisse  d'escompte  fondée  à  Paris  en  1776,  et 
liquidée  en  1793,  prêtait  sans  cesse  à  l'état  au-delà  du  raisonnable.  En 
1787,  le  trésor  public  étant  vide,  la  banque  fut  contrainte  d'y  verser 
70  millions  de  livres.  Son  capital  fut  alors  porté  flctiveqnent  à  iOO  mil- 
lions. En  1788  et  1789,  le  prêt  fut  encore  grossi,  presque  doublé.  Le 
gouvernement  de  Napoléon  eut  des  procédés  à  peu  près  pareils  en- 
vers la  Banque  de  France.  En  l'an  xn,  elle  prêta  à  l'état  176  millions. 
Lors  de  la  campagne  d'Auslerlilz,  le  20  novembre  1805,  elle  avait  dans 
son  portefeuille  86  millions  d'obligations  de  l'état,  et  son  capital  n'é- 
tait que  de  45.  En  1806,  ce  capital  fut  porté  par  la  volonté  de  l'empe- 
reur à  90  millions;  mais  presque  aussitôt  on  se  mit  à  le  ramener  par  dé- 
croissement  successif  à  67,900,000  fr.  C'est  le  cbilfre  actuel.  Eu  1812, 
le  10  avril,  les  avances  de  la  Banque  étaient  de  94  millions;  dans  le  cou- 
rant de  1813,  les  secours  qu'elle  fournit  successivement  au  gouver- 
nement s'élevèrent  en  totalité  à  343  millions;  en  1814,  à  268.  Après  les 
événemens  de  1830,  la  Banque  se  remit  de  nouveau  à  faire  d'énormes 
avances  à  l'état.  Pendant  les  quarantes  années  du  premier  privilège 
qui  lui  avait  été  accordé  (de  1803  à  1843),  les  avances  successives  de 

(i)  En  ISia,  fe  maximnm  de  la  circulation  avait  été  de  ftiS  millions,  la  moyenne  de  t30, 
«t  il  y  avait  eu  jusqu'à  247  millions  en  espèces.  En  1S31B,  la  circulation  n*a  jamais  excédé 
millions,  et  il  y  a  eu  pendant  quelque  temps  298  millions  en  espèces. 


700  RETUE  DBS  DEUX  MONDES. 

la  Banque  au  trésor  sont  montées  à  près  de  5  milliards  (exactement 
4,910,957,000  fr.)  (i).  La  banque  d'Angleterre  a  rendu  des  services  ana- 
logues, et  plus  exagérés  encore,  eu  égard  à  ses  ressources,  qui  cepen- 
dant sont  plus  vastes.  La  crise  de  1797,  à  la  suite  de  laquelle  le  paiement 
des  billets  en  espèces  fut  suspendu  jusqu'en  1823,  fat  amenée  par  dif- 
férentes causes,  au  nombre  desquelles  il  faut  citer,  au  premier  rang, 
Texcès  des  prêts  que  la  banque  avait  consentis  en  faveur  de  TÉchiquier 
épuisé.  A  la  fin  des  guerres  de  Fempire,  en  4814,  les  avances  de  la 
banque  au  gouvernement  montèrent  à  plus  de  30  millions  sterling 
(750  millions  de  francs).  En  4820,  elles  furent  encore  de  22  millions 
sterling  (550  millions  de  notre  monnaie);  il  est  vrai  que  de  là  il  faudrait 
déduire  les  fonds  de  Tétat  que  la  banque  avait  en  compte-courant. 

Sans  ruiner  les  banques,  sans  les  détourner  de  leur  mission  com- 
merciale, comme  ont  pu  le  faire  des  gouvememens  en  proie  aux  fu- 
reurs d'une  guerre  acharnée  et  ne  sachant  plus  où  trouver  des  res- 
sources, l'état,  dans  les  pays  libres,  peut  faire  mouvoir  à  son  profit  les 
rouages  des  banques  et  demander  plus  ou  moins  régulièrement  à  ces 
institutions  un  concours  financier.  Dans  les  pays  libres  soumis  à  une 
légalité  stricte  qui  offre  aux  citoyens  et  aux  associations  un  refuge 
contre  les  excès  de  pouvoir,  cette  pratique  n'a  rien  que  de  légitime. 

L'idée  d'une  séparation  absolue  entre  l'état  et  la  banque,  quand  il  s'a- 
git d'institutions  posées  comme  la  Banque  de  France  ou  celle  d'Angle- 
terre, devient  une  idée  fausse  etdangereuse,*toutes  les  fois  surtout  qu'on 
prétend  l'appliquer  aux  faits  qui  touchent  à  la  circulation,  et  aux  mô- 
mens  où  la  circulation  éprouve  quelque  dérangement.  Autant  à  peu 
près  vaudrait  dire  que  les  tribunaux  et  le  ministère  de  la  justice  sont 
des  institutions  indépendantes  l'une  de  l'autre  ou  que  le  ministre  des 
travaux  publics  doit  laisser  les  ingénieurs  des  ponts-et-cbaussées  aux 
inspirations  de  leur  liberté. 

On  a  éte  généralement  étonné  du  langage  de  M.  le  ministre  des 
finances  à  l'occasion  de  la  Banque  dans  l'exposé  des  motifs  du  budget, 
et  ce  qui  fait  qu'on  se  l'explique  moins,  c'est  qu'on  apprécie  générale- 
ment la  bienveillance  de  H.  Uicave-Laplagne.  Ses  doctrines  ont  paru 
médiocrement  exactes,  et,  fussent-elles  justes,  on  a  trouvé  que  le  mo- 
ment était  mal  choisi  pour  les  proclamer  :  non  que  la  conjoncture  soit 
telle  qu'un  ministre  des  finances,  parlant  au  nom  du  gouvernement, 
doive  se  croire  fondé  à  l'appeler  une  situation  difficile  de  la  Banque, 
mais  la  Banque  avait  momentanément  besoin  d'appui,  au  nom  de  l'in- 
térêt public,  et  des  témoignages  de  sympathie  eussent  éte  beaucoup  mieux 
à  leur  place,  dans  la  bouche  d'un  ministre  du  roi,  que  le  rappel  commi- 
natoire du  droit  rigoureux  de  l'état  Assurément  le  trésor  a  le  droit  ab- 

(1)  Rapport  de  janvier  18ii,  page  3r. 


LES  SUBSilSTANGES  BT  LA  BANQUE  DE  FRANCE.  701 

soin  de  reprendre  à  la  Banque  les  fonds  qu'il  lui  a  remis  en  compte-cou- 
rant quand  il  lui  plaît,  et  même  de  choisir  l'instant  où  ce  retrait  met- 
trait la  Banque  dans  le  plus  grand  embarras;  mais  le  gouvememenf, 
qui  administre  le  trésor  soi^s  sa  responsabilité,  a  le  devoir  d*empêcher 
toute  mesure  administrative  qui  entraînerait  une  perturbation  géné- 
rale, et  par  conséquent  d'interdire  au  trésor  de  se  livrer  à  ses  excen- 
tricités, s'il  lui  prenait  envie  d'en  faire.  De  par  la  force  des  choses,  il  y 
a  entre  le  trésor  et  la  Banque,  pour  certaines  branches  du  service  pu- 
blic, et  particulièrement  pour  tout  ce  qui  concerne  le  mécanisme  de 
la  représentation  des  valeurs,  une  solidarité  qui  ne  peut  se  traduire  en 
articles  précis  de  règlement,  et  à  laquelle  cependant  il  n'est  pas  possible 
de  se  soustraire.  C'est  le  sentiment  sincère  de  l'intérêt  public  qui  doit 
avertir  l'un  et  l'autre  de  ce  qu'ils  ont  à  faire,  de  la  limite  où  ils  doivent 
s'arrêter.  Et  sur  ce  point  M.  le  ministre  des  finances  peut  tenir  pour 
certain  qu'en  Angleterre  aucun  chancelier  de  l'Échiquier  ne  se  vante- 
terait  au  parlement  d'avoir  fortement  diminué  les  bons  du  trésor  au 
moment  où  la  diminution  de  la  réserve  métallique  de  la  banque  d'An- 
gleterre aurait  donné  quelque  inquiétude. 

Qu'aurait  pensé  le  gouvernement  si  la  Banque,  alors  qu'il  avait  be- 
soin d'elle,  eût  pris  le  pubUc  à  témoin  qu'elle  n'avait  pas  pour  mission 
de  livrer  à  l'état  toutes  ses  ressources;  si,  en  1805,  en  1812-13-14,  elle 
se  fût  prévalue  de  son  droit  absolu,  ou  si,  après  la  révolution  de 
juillet,  au  lieu  de  faire  à  l'état  des  avances  successives  montant  jusqu'à 
372  millions  en  un  an,  elle  eût  fait  étalage  de  son  indépendance? 

Enfin  ce  n'est  point  lorsque  la  Banque  éprouvait,  sans  qu'il  y  eût  de 
sa  faute,  par  le  seul  eflfet  du  jeu  des  saisons,  le  besoin  d'être  assistée, 
qu'il  convenait  de  parler  des  fonds  qu'on  pouvait  lui  retirer;  il  eût  été 
mieux  d'entretenir  le  public  et  la  Banque  de  ce  qu'on  pouvait  faire 
extraordinairement  pour  elle.  Les  critiques,  pour  être  opportunes,  au- 
raient dû  être  réservées  pour  des  temps  plus  réguliers,  ou  se  produire 
à  l'une  des  époques  de  prospérité  que  nous  avons  traversées  :  on  aurait 
pu,  par  exemple,  à  l'un  des  momens  où  elle  regorgeait  d'espèces,  lui 
reprocher  de  ne  tirer  aucun  parti,  pour  l'intérêt  public,  ^e  tant  de  res- 
sources. C'est  alors  qu'il  eût  été  possible  de  lui  rappeler  utilement  le 
droit  qu'on  avait  de  lui  retirer  les  fonds  du  trésor. 

Pour  ne  négliger  aucun  des  principaux  aspects  de  la  question,  il  faut 
envisager  la  Banque  en  elle-même.  Une  banque  est,  d'un  certain  point 
de  vue,  une  entreprise  privée,  une  association  composée  d'actionnaires 
qui  attendent  un  dividende  pour  leur  mise  de  fonds.  Rien  de  plus  juste 
assurément.  A  cet  égard,  la  Banque  de  France  a  lieu  d'être  satisfaite. 
Ses  actionnaires  reçoivent  l'intérêt  d'une  somme  égale  à  trois  fois  et 
demi  leur  versement.  Tant  mieux;  ce  sont  des  profits  honnêtement  ac- 
quis. 11  est  bon  cependant  que  la  Banque  ait  toujours  présent  à  l'esprit 

TOME  XYII.  46 


moni^&sml  à.3,,gOO  (i).  Ce  i^'est  paîntitoAS  œ  but jq^'on  li|i  a  acoQidfè 
4q3  pÂvUége^  cQ^sidéjcables^  q/^'m  bMddéléguià  ime  pai*i  die  la  ^sonp^e^ 
raiqeté,  q^'oa  la  protège  pax^  de&  clauses  pénales  d'une  rigni/wr  ^^(^ 
tÂonQeU^^  qvi'Qli  remplit  gratis  sea  co£bres  av^  1^  fwcjis  du  trésor.  (^ 
Baoqjue  a  uue  haute  misçioR  d'iotérêt  pujbbç  fiur  l^ii^M^Ue  sias  iQpq^y^ 
dirigeans  dokeut  sans  cesse  avoir  les  ri^ards  Jg^jés,  car  c'est  poMirVis^- 
çoinpU$3emeot  de  cette  mission  qu'on  l'a  i^iTes^ie  de  tant  4e  ()réroga^ 
tivesy  entourée  de  tant  de  protection. 

Dans  le  mx®  siècle,  et  c'est  fimc  cela  que  c'e^  un  sièd^  de  prpgrèf , 
]e  digne  iils  du  siècle  des  lunnères,  toutes  les  fois  qu'on  octroie  un  pi^ 
vilége^  c'efit  pour  la  satisfaction^' un  intérêt  public  et  non  pas  pour  q^e 
ceu^  auxquels  on  le  remet  y  trouvent  Toccasion  de  projets  e^tréo^. 
Que  si  le  privilège  devient  friM^tueMX  pour  les  mandataires,  il  tant  y 
applaudir  dès  que  le  mandat  est  fidèlement  et  loyalement  renipjlix  iQais 
aussi,  toutes  les  fois  que  les  mandataires  sont  placés  entre  réexécution 
parfaite  du  mandat  et  leur  intérêt  privé,  rhésitation  ne  leur  est  pas 
permise.  L'intérêt  privé  doit  s'effacer;  il  n'y  a  plus  de  privilège  qvi'à 
cette  condition.  Que  ceux  qui  en  voudraient  jouir  autrement  sortent  de 
la  lice.  Je  suis  loin  de  peuser  et  de  dire  que  des  notions  différentes  pré- 
valent dans  les  conseils  et  dans  le  gouvernement  de  la  Banque.  Ce  govi- 
vernement  est  institué  expressément  pour  être  gardien  de  l'intérêt  pu- 
blic, voilà  pourquoi  il  est  à  la  nomination  du  roi,  et  je  ne  doute  pas,q^e 
les  régens,  les  censeurs,  tous  les  hauts  dignitaires  élus  par  les  princi- 
paux actionnaires,  ne  soient  de  même  animés  de  senlimens  patrioti- 
ques. J'ai  pourtant  cru  devoir  rappeler  ici  le  vrai  sens,  la  portée,  la 
destination  véritable  des  faveurs  et  des  privilèges  décernés  à  la  Banque, 
par  un  motif  qui  n'a  rien  de  personnel  pour  les  chefs  de  cette  institution. 

Il  y  a  dans  l'air  actuellement  je  ne  sais  quelle  vapeur  qui  occasionne 
la  plus  étrange  confusion  d'idées.  On  fait  subir  aux  principes  un  retour- 
nement monstrueux.  Autrefois  il  était  reconnu  que  les  intérêts  privés 
devaient  se  subordonner  à  l'intérêt  général,  et  l'individu,  en  présence 
de  la  société,  se  soumetlait.  C'était  un  axiome  politique  qui  répondait 
exactement  à  cet  axiome  de  géométrie,  que  la  partie  est  plus  petite 
que  le  tout.  En  ce  moment,  l'intérêt  privé,  par  une  escalade  sacrilège, 
se  superpose  de  toutes  parts  à  l'intérêt  général,  et  l'individu  s'écrie  dans 
sa  révolte  audacieuse  :  L'état,  la  patrie,  le  monde,  c'est  moi.  Nous  en 
avons  chaque  jour  des  témoignages  nouveaux  par  l'explosion  que  font 
sur  les  différons  points  du  territoire  les  probibitionnistes,  et  par  leurs 
argumentations  à  l'effet  d'établir  que  la  houille,  le  fer,  l'acier,  le  bîé, 
lajviande,  sont  faits  pour  être  payés  cher  dans  l'intérêt  particuUer  du 

(IJ  EUes  ont  atteint,  en  1840,  3,800  francs. 


LES  SCBSlMIMM  »HÈLmÊtHm  ^  FRAlfCB.  40^ 

yfôthitteffir>  M  MM'tPéfehe  àtiiE»ittifs,  Mil  que  te  eomoflmn«itefiir,<qtii^ 
1Mtt  4è  mmflrët  ^i  frérsmtiffie  t^intét^et  «^étiéml,  ^tt  à  bon  marché  ht 
^6'M  4éS  mARl*6»t)rënA«»es«ii«^tt^iiL  Je  m^ttisfiM»  dmque  ma^*  à 
%tni^r<flMs  te'jmiMI^hr  mutëlte  (|tie  rAfcMëntiie  aies  Sciences  a  m^ 

'tômme  le'jm!it*fttiela  partte'elA  (Htis^atiAefqtift  te  totit.  bot^squé  fè§m 
'tMis  iit^Méttite,^bttmii  "p^  eti^SIresmeitit;  s^  >  ti'élt  «en  ^ur  ^es^gordes, 

'pro^fité  ptftâkitre.  fin  cbDSidémti^Mi  des  ck«mi«taticë$ ,  la  Banque 
«m 'partîôflnfelra  *la  ^fbèrtéqne  je  'prends  de  Ini  nappeter  <$e  qae  lîer^ 
ifltneinétit'^te'ti'onblte'poMt,  «fne  rinlëMt  de  ^^s  acm^naî^es  n'^ 
')M'SiBi  pretttfèreQdi;  qn  iltî^t^Môft,  qu^te^'moitd,  qoe  les  a«ik)nnafi«s 
"affetiljCdmttiê  (Cette  année,  fWfrtCnes  de  IttTjâende  pour  iiWOifrancs 
qu^fls  ûtit  v^i*^,  mais  qn'fl'est'mteM  etvcore'et  pitis  tnomi  q«re  Iêl  tm- 
ëhtne  dtt^eréditfonétinnne  avee  tm^nou^ean  deg^é  d^lïvflé'et  de  vi- 
'gnent,  qoantf  tes'poptMftms^iifftent.  CTest  la  grande  mnwSe,  «elte-là; 
'h[«rtfe  m(rt^e,icëlle'qtti1tftfoni«eleis  inlér«8 pi^lvés,  w^tera,  malgré 
la  vtogne  qtf  elte  paMît  aveîr,  iétemeltenïent  mesqnlne  et  misérable. 
Xa  grande,  rnnfque'nn)faten^pptt)!yve  paèsla  faan^ieqye  la  Banque  a 
tett  éprouver  à  Tescompte.  Eninpposant  que,  pour  le  maintenir  à  4,>te 
'IBanque  eût  ^ft'faiwdes^acrfficefe,  Il  n'y  airait  pas  à  reculer.  Admettens 
^e  te  prititege  tôiV^fé  à  te  B^mque  ne  lui  'proewre  pas  tons  les  ans 
'bien  régnliërement  ter&tem'de'tr^sreisetdemi'aon  eap^l,  et^qu^une 
année  sur  dhc  11  ftifReise  i^batlre  &  rni 'profit  plus  modeste,  la  part  qui 
Ttiî  restera  sera  stesez'bëfle  encore. 

Jtisqulci'nous  h'avbn^  parlé  que  de  la  hausiBe  dn  laMd' escompte, 
sans  mentionner  une  autre  mesure  adoptée  par  la  Banque  paraltele^ 
«ment,  l'achat  de  matièfres  d^at^gent  en  Angleterre  podr  feire  monnayer 
à  ftfrts  ^5'tofflî(Wft.  <7est'qtie  cteHe-ci  a  ^beaucoup  moins  d'importence. 
^  paraît  que  tes  25  mîHfotts^n  étns  re^tendront  fort  etier,  quoique  la 
"banque  d' Angleterre,  qni  a*wimiles  irngots  par  l'intermédiaire  «de 
quelques  maisons  de  londreis,  Vy  «oU  prétee  avec  beaucoup  de  cour- 
toisie; mais  cela  ne'regarde  que  to  Banque;  ee  sont  ses  affaires  de  mé- 
nage. Que  la  "Banque  ait  dépensé  en  eëtte  cireonstance  quelques  cen- 
taines de  miltefraties'deHrop,  élte  n^enreéte  pas  moins  nne  <n«tituti«Aa 
très  puissante,  ^trèstt(!he,'t:Ottdtïtte  prudemment,  dignede  laeonfianee 
du'pays.  Son  dtscememetit  ordinaire  lui  aum  felt  défaut  en  Muette* opé^ 
ration;  é'est  compte  le  ^mmëil  fPHomère.  Au  mtlteude  la  nation  qui 
passe  pour  la  mieux  pourme  en  numiéraire  qu'il  y  ait  dans  rnntvers, 
et  dont  on  ^'accorde  à  éralner  la  monnaie  d'argent  à  ^  milliards  ^i 
demi  ou  3  milliards,  le  procédé  qti'a  choisi  la'Banque  pour^se  profcnrer 
25  millions  est  trop  primitif.  Cest  renfance  de  Fart.  Quoi  I  la  Banque 
defi^nice,  ^ette  institution  si  opulente,  si  respectée,  placée  au  cœcÉr 


704  UYUB  DBS  DEUX  IfORIlM. 

d'an  pays  qui  a  pcès  de  3  miUiiMrds  en  pièeesde  5  firaiu»,  n'a  pu  y  trouTer 
S5  millions!  Elle  qai  distribue  le  crédit  à  tout  le  monde,  <pii  a  pu  prê- 
ter à  l'état  successivement  5  milliards,  n'a  pas  su,  par  une  opération  de 
crédit  à  son  profit,  faire  arriver  dans  ses  caisses  ce  qui  n'est  qu'une 
parcelle  du  numéraire  qui  circule  autour  d'elle  I  Elle  a  été  obligée 
d'aller  au  dehors  mettre  ses  rentes  en  gage  au-dessous  du  cours!  C'est 
pénible  pour  la  dignité  d'une  aussi  grande  institution.  Elle  si  économe, 
de  tous  les  moyens  elle  a  pris  celui  qui  était  le  plus  dispendieux,  le 
moins  efficace,  car,  après  trois  mois  révolus,  il  faudra  rendre  les  25  mil- 
lions. La  méprise  est  surprenante;  mais,  encore  une  fois,  ce  n'est  qu'une 
affaire  d'intérieur.  La  Banque  n'est  aucunement  ébranlée;  sa  puissance 
envers  l'industrie  française  reste  la  même,  et  c'est  ce  qui  nous  importe. 

Comparons  maintenant  en  termes  plus  précis  les  mesures  adoptées 
par  la  Banque  à  ce  qu'elle  pouvait  faire,  à  ce  qu'on  lui  avait  conseillé. 

La  Banque  de  France  avait  à  se  prémunir  contre  un  manque  d'es- 
pèces métalliques;  c'était  sa  seule  préoccupation ,  puisque  la  situation 
commerciale  était  tout-à-fait  rassurante.  Le  danger  était  que  le  rapport 
entre  les  écus  que  la  Banque  avait  dans  ses  caisses  et  les  billets  en  cir- 
culation fût  bouleversé  au  point  que  les  écus  ne  parussent  plus  ré- 
pondre suffisamment  au  besoin  journalier  du  remboursement  des  bil- 
lets. Pour  empêcher  le  mal,  il  y  avait  soit  à  augmenter  la  masse 
d'espèces  que  recelait  la  Banque,  soit  à  diminuer  celle  des  billets.  La 
Banque,  pour  plus  de  sûreté,  a  jugé  convenable  de  poursuivre  l'un  et 
l'autre  objet  distinctement  Pour  avoir  des  espèces,  elle  a  acheté  à 
Londres  des  lingots  et  des  piastres  qu'on  monnaie  à  Paris;  pour  dimi- 
nuer la  quantité  des  billets  en  circulation,  elle  a  élevé  le  taux  de  l'es- 
compte. 

Sur  le  premier  de  ces  deux  actes,  en  le  prenant  en  lui-même,  il  n'y 
a  donc  rien  à  dire,  si  ce  n'est  que  c'est  un  moyen  coûteux  de  se  procu- 
rer des  espèces.  La  Banque  l'a  préféré  à  tout  autre;  il  n'y  a  lieu  de  l'en 
féliciter  ni  sous  le  rapport  de  l'économie  ^  ni  pour  ce  qui  est  de  sa  con- 
sidération. Puis,  au  train  dont  allait  l'exportation  des  espèces,  25  mil- 
lions ne  font  qu'une  maigre  ressource;  quand  on  a  vu  s'écouler  172  mil- 
lions en  six  mois,  on  peut  n'être  qu'à  demi  rassuré  par  un  supplément  de 
25.  Avec  une  émission  de  bons  du  trésor  faite  de  concert  avec  le  ministre 
des  finances,  aux  frais  de  la  Banque,  on  aurait  atteint  le  même  résultat 
à  meilleur  marché.  On  objecte  que  la  négociation  des  bons  du  trésor 
ne  fait  rentrer  ordinairement  que  des  billets  de  banque  et  non  pas  des 
espèces.  Le  ministre  des  finances,  qui  a  formulé  cette  objection  à  la 
tribune,  sait  pourtant  mieux  que  personne  qu'il  ne  faut  pas  conclure 
de  ce  qui  arrive,  quand  on  met  en  vente  une  petite  quantité  de  bons  du 
trésor,  à  ce  qui  aurait  lieu,  si  l'on  en  émettait  dans  un  bref  délai  40  ou 
50  millions.  Ensuite,  avec  une  circulation  aussi  restreinte  que  l'est  celle 


LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE  DE  FEANCX.  70S 

de  la  Banque  de  France/  le  retour  de  40  ou  ô(^  millions  aurait  oflért  à 
peu  près  les  avantages  d'une  acquisition  égale  d'espèces.  Enfin  le  service 
des  règlemens  de  compte,  sur  une  place  de  commerce  telle  que  Paris, 
exige  une  quantité  déterminée  et  presque  fixe  de  billets  de  banque, 
si  bien  que,  si  Ton  en  eût  retiré  40  à  50  millions,  le  lendemain  le  pu- 
blic aurait  apporté  des  écus  à  la  Banque  pour  avoir  des  billets.  Toute 
personne  qui  sera  familière  avec  le  mécanisme  des  banques  et  de  la 
circulation  le  reconnaîtra  avec  nous. 

Par  la  vente  d'une  partie  de  ses  rentes,  la  Banque  aurait  obtenu  le 
même  effet  que  par  une  émission  des  bons  du  trésor.  C'était  une  corde 
de  plus  à  son  arc.  La  Banque  n'a  pas  le  droit  de  considérer  ces  rentes 
comme  une  dotation  immobilière.  C'est  son  capital;  elle  est,  en  con- 
science, tenue  de  s'en  servir  même  dans  les  temps  ordinaires,  sauf  une 
portion  qui  serait  aux  yeux  du  public  une  manière  de  cautionnement. 
A  plus  forte  raison,  dans  les  circonstances  extraordinaires,  n'est-elle  pas 
libre  d'hésiter. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut,  une  émission  de  billets  à 
échéance  portant  intérêt,  qu'on  pourrait  appeler  bons  de  la  Banque  par 
analogie  avec  les  bons  du  trésor,  si  la  Banque  y  eût  été  autorisée,  au- 
rait été  un  autre  moyen  de  remplir  l'objet  qu'on  s'est  proposé  par  la 
négociation  de  Londres. 

Une  autre  idée  a  été  émise,  c'est  que  la  Banque  remit  en  vente  les 
actions  qui  ont  été  rachetées  depuis  1807;  elles  sont  au  nombre  de 
S^yiOO,  et,  en  supposant  qu'on  les  eût  vendues  toutes,  on  en  eût  pu 
retirer  la  somme  de  65  à  70  millions.  L'opération  eût  été  légitime,  et 
le  capital  effectif  de  la  Banque,  ainsi  porté  au  double  à  peu  près  de  ce 
qu'il  est  maintenant,  n'aurait  eu  rien  d'exagéré.  La  Banque,  depuis 
quelques  années,  a  eu  l'heureuse  inspiration  de  multiplier  ses  comp- 
toirs dans  les  départemens;  on  ne  peut  que  l'exciter  à  persévérer  dans 
cette  voie  :  c'est  ainsi  qu'elle  tend  à  justifier  son  titre  de  Banque  de 
France  en  généralisant  un  taux  modique  de  l'intérêt.  Pour  une  banque 
de  France  parfaitement  digne  de  ce  nom,  ce  ne  serait  pas  trop  d'un 
capital  de  140  millions. 

On  a  parlé  encore  de  la  ressource  qu'aurait  la  Banque,  mais  que 
peut-être  ses  statuts  actuels  n'autorisent  pas,  de  négocier  à  quelques 
grands  capitalistes,  avec  sa  garantie,  une  partie  des  effets  de  commerce 
qu'elle  a  eu  portefeuille.  Cette  négociation  n'eût  pu  manquer  de  s'ef- 
fectuer à  de  très  bonnes  conditions;  mais  il  serait  plus  simple  et  plus 
digne  tout  à  la  fois,  plus  conforme  surtout  à  l'intérêt  public,  que  la 
Banque  usât  de  son  crédit,  en  émettant  des  bons  ou  billets  portant 
intérêt  à  trois  ou  à  six  mois,  en  coupures  rondes.  Cest  une  idée  d'avenir 
pour  laquelle  le  présent  est  mûr.  L'occasion  serait  bonne  pour  en  faire 
Fessai.  Quant  à  la  hausse  du  taux  de  l'escompte,  il  faut  la  blâmer  sans 


Té8erWB.Wtms^tvottis  rnaùtté  qtie  è*étWt  une  intthitîwi  iWwiff^^ 
txwflbmiiretïsefftitife  «pétition  ftwniHèfe  àîa  bamjttie  d'Angïetenre.  la 
Bawque^deVrafnceniB'ddît  jatnafe  perdre  de  ^vue  qu'elle  est  et  sera  long- 
temps emcore  tm^étoblisscmerit  d'escompie  plutôt  que  -de  circtiWtîOTi. 
L'08CX)ntpteinë*îte*t0ttte*sa^Hic»ode,  ré<îteme  ses  plus  grands  eflbrts. 
Elle  a  dberdiéà  aîtermir'sa  cnrcuMion  qu'elle  accrue  ébrariléc-ensacri- 
ItsùcH  l^escotnpie,  ëHe  aeu  tott.HParlà  elle  a  causé  déjà  du  dimimage,  dt 
elle  en  occasionnerait  beaucoup  plus  si  elle  ne s'empressaH  de*changer 
^  tnanœttWB.  'Oie  «mpire  les  conditions  de  la  production  pendant 
qu'éflc  devaft^appBqner  à  lès  ameHorer.  Elle  tourne'le  dos  au  î)Ut  qu'il 
îdfeîtïmeradre. 

A  la  mérité,  tm  dédare  que  la  Banque  n'a  pas  dinrinué  l'ensemble  de 
^ses  ayanees  au  commence  :  iSle  a  en  portefeuille  autant  «t  plus  d'effets 
qu'nuparaYattt;  mais  alors  qu'on  nousdise,  de  grâce,  dans  quel  buttm 
a'élevé  le  taux  deees  avances.  Lorsqu'une  banque  rend  l'escompte  pllus 
cher,  c'est  qu'elle  veut  avoir  moins  d'effets  à  escompter  et  moins  de 
Mletsencirculalfen.  Le  taux  de  l'escompte  étant  plus  élevé,  les  con- 
dHioms  de  la  production  deviennent  moins  profitables,  les  particuliers 
Ibnt  moins  d'sHfetires,  etd'aeul^mêmes  réduisent  leurs  demandes  d'es- 
compte à  la  Banque,  ce  fqm*dispensecélle''Cl  d'exprimer  des  refus  qui 
seraient  pénibles  pour  tout  le  monde.  Les  escomptes  étant  moindres, 
Témisâfion  des  blHete  de  banque  ^dittiimie' d'autant,  puisque  l'escompte 
«t4e  troc* d'un  ^flfet  de  commrerce  contre^des  billets  de  banque.  Tontes 
les  fois  qu'une 'banque 'fait  inotiter  le  taux  de  l'escompte,  c'est  qu'elle 
a  pourl!rtitdirect,ou*deTefk*dîrl'indu*riequ'ellemippose  trop  excitée, 
^t  cette  ft)is  tien  de  pareil ,  ou  de  modérer  sa  propre  émission  qu'elle 
jt^  excessive ,  en  se  résignailt  à  déprimer  l'industrie.  Dans  l'nn  et 
TttUtrecas,  deux  conséquences  se  produisent  conjointement,  le  travail 
se  resserre,  la  circulation  se- contracte.  On  a  voulu  l'un  ou  l'autre,  on 
produit 4'un  erl'autre.  C'est  forcé,  on  ne  peut  avoir  l'un  sans^l'autre. 
Si  donc  la  'Banque  n'u  pas  diminué  ses  avances  au  commerce,  elle  n'a 
'pas  non  ^ue  diminué  sa  circulation;  mais,  si  elle  consent  à  avoir  la 
même  circulation  que  devant,  pourquoi  donc  a4-el}e  haussé  son  es- 
compte? Si  fat  ^^rcuîation  d'une  quantité  donnée  de  billets  offre  toute 
sécat4lé  au|9urd^ui ,  pourquoi  a-t'-^m  agi  4iier  connute  si  aujourd'hui 
elle  devait  éire  ^péftneuse,^et  pourquoi  persi^e-ton  dans  une  mesure 
prise  à  l'effiet  de  la'reifréinâ!>e?  • 

Pœr  rapport  à  Itnânstrie,  la  présence  de  la  même  masse  d'effets  es- 
comptés dans  le  porlefeufile  de  ia*Baiique  prouverait  seulement  qu'il  y 
afvait  des  transactions  commencées  qu'on  n'a  pu  interrompre,  et  pom* 
lesquelles  on  a  accepté  l'escompte  à-tout  prix^^si'présenKemettt  QsemMe 
qu'il  n'y  «H  rien  de  changé,  sauf  que  la  Banque  reçoit  5  au  lieu  de  *, 
il  n'm  est  p^  mevig^vraique'ia  production  a  dû  éprouver  une  atteinte 


LES  SUBSISlAliiW  Ef  U  9«MSi^yM  FRANCE.  997 

profioode*  LaJbiaui9«9  du,  taux  d«  ïm^èk,  da^AMe»  Jira  taWfiaolîoiifl^ 
d'un  bout  dutoyamo^và  raujLre>  v^sifigulièreBMMitdBtmfev.te  traroil. 
Beaucoup  d'eatreprîse&iM>tt.¥£lk8  auront  éta  sûeutoéâB.  fiiiâa,  Moniil- 
lègue  q^e  la  Banque  a  dans  aoa  portefeuilla  autant  d'afirets/qu^tiif>aiiiH 
vaut,  on  reconnaît  aussi  qu'elle  a'adinetp)tf6^)ie4eii0Srt»  à  i«è»)00urte 
échéance.  Le  rapport  de  la  Banc^  puMié  ft  y  a  peu  de  joiar»  dit  quela 
moyenne  des  écliéanees^ss  effets  not^eUement  escomptée  ^Ei^ed  fhxs 
que  de  trente-trois  jours.  Cette  disposition  est  par  etterrinéwe  une  très 
grande  gêne  pour  rijidustrie.  Si  vous  réd^l^esi vl'«w  tiers  yécbée«ce 
Hïoyeiuie.  des  effets^,  une  masse  égale,  d'effsts  «soooiptés  tepi^ésente  de 
fait  une  enfance  d'un  tiers  moindre. 

Tous  les  procédés  que  j*ai  énuméDés:toiit  à  l'haine,  queUe  cp'eA  soit  la 
valeur  relative,  eussent  été  préférabksàrexpédienidêiiiiaBiaiqit^et'tfst 
avisée,.  Il  en  est  un  autre^  cependant,  (fui  eut  été  pkis 4of  ique  ene^re  et 
mieux  accueilli  du  public  :  je  veux  parier  d'une  éiiM^«en  de  billets  de 
250  et  surtout  de  100  francs.  Tout  le  asyoode  s'attend  depuis  plusjenrs 
années  à  les  voir  paraître.  Le  numéraire  métaUique  actueUement  né- 
cessaire pour  tout  appoint  de  moins  de  500  franco  «n'eûi  plue  été  ré- 
clamé que  pour  des  transactions  cinq  fois  moiias  importantes.  On  aurait 
par  conséquent  rendu  sans  usage  beaucoup  d'écus  qui  seraient  vteaus 
se  réfugier  à  la  Banque,  ou  qui  auraient  été  exportés  à  la  place  des 
espèces  qu'on  retire  de  ses  caves  pour  soJdef  les  blés  achetés  au  loin. 
L'émission  de  ces  nouveaux  billets  à  vue  aurait -pu  être  graduée  sur  le 
besoin  d'espèces  qu'aurait  éprouvé  la  Banque.  Je  tiens  à  faire  remar- 
quer qu'elle  ne  serait  aucunement  incompatiUe  avec  crile  des  billets 
à  échéance  portant  intérêt  Dans  un  moment  tel  fue  eelui  où  nous  nous 
trouvons,  les  deux  sortes  de  bill^  se  serviraient  heureusement  de 
complément  Tune  à  l'autre.  Après  que,  par  rapparition  des  billets  de 
250  et  de  iOO  fr.  une  portion  du  capital  métallique  se  trouverait  hors 
d'emploi,  les  billets  portant  intérêt  l'attireraient  à  la  Banque. 

Il  faut  donc  conclure  ainsi  :  la  Banque,  en  présence  de  l'obstacle 
qu'elle  rencontrait  sur  son  chemin  n'a  pas  adopté  le  parti  le  meilleur, 
elle  a  pris  le  pire.  Peut-être  la  foi  exclusive  en  eux-mêmes  qu'ont  l'ha- 
bitude  d'afiecter  les  praticiens  absorbés  dans  le  détail,  qui  paraissent 
être  nombreux  dans  les  conseils  de  la  Banque,  en  sera-t-elle  ébranlée. 
Us  n'en  resteront  pas  moins  des  hommes  recommandabks,  dont  cette 
grande  institution  sera  toujours  heureuse  d'utiliser  l'activité,  la  pro- 
bité ,  la  connaissance  parfaite  du  terrain.  Seulement  ils  auront  appris 
à  mieux  apprécier  les  idées  générales  qui,  dans  cette  matière,  sont  si 
claires,  si  simples  et  ont  si  bien  reçu  la  sanction  de  l'expérience;  pour 
bien  dire,  c'est  de  l'expérience  même  qu'elles  sont  nées.  Après  la  leçon 
qu'on  aura  reçue  des  événemens,  on  sera  moins  prompt  à  traiter  avec 
un  dédain  superbe  les  théories  el  les  principes,  et,  pour  répéter  un  mot 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  philosophe  moderne  cité  dans  une  récente  solennité  littéraire,  on 
finira  peut-être  par  sentir  que  se  vanter  de  n'en  pas  avoir,  c'est  tirer  va- 
nité de  ne  pas  savoir  ce  qu'on  dit  quand  on  parle,  ni  ce  qu'on  fait  quand 
on  agit  (i).  Quant  à  la  Banque  elle-même,  elle  n'a  pas  cessé  un  instant 
d'être  une  institution  inébranlable,  dont  les  ressources  sont  très  grandes. 
Si  nous  avons  vu  quelques  personnes  essayer  de  répandre  des  inquié- 
tudes sur  son  compte,  c'est  en  vérité  uniquement  parce  qu'il  est  des  gens 
qui,  par  un  singulier  goût,  ont  choisi  pour  mission  de  décrier  précisé- 
ment ce  qui  est  entouré  au  plus  juste  titre  de  la  confiance  universeUe. 
n  faut  reconnaître  que  la  Banque  est  enchaînée  par  des  statuts  très 
étroits,  et  que  la  loi  même  qui  lui  confère  son  privilège  lui  laisse  fort 
peu  de  latitude.  Cependant  il  est  hors  de  doute  que,  si  une  loi  eût  été 
présentée,  par  exemple,  pour  autoriser  la  Banque  à  émettre  des  billets 
de  S50  et  de  100  francs,  elle  eût  été  votée  d'urgence,  sans  contestation, 
à  peu  près  comme  la  loi  relative  à  l'entrée  des  céréales  en  franchise. 
Cette  simple  disposition  aurait  suffi  pour  dissiper  tous  les  nuages.  Si 
pourtant  une  loi  est  proposée,  il  faut  faire  des  vœux  pour  qu'elle  ne  se 
borne  pas  là.  Sans  songer  à  mal,  sans  même  l'avoir  voulu,  la  législa- 
tion jusqu'à  ce  jour  a  entouré  la  Banque  d'entraves.  11  lui  est  impossible 
de  faire  le  moindre  mouvement  sans  avoir  obtenu  la  permission  préa- 
lable du  législateur;  il  serait  bon  de  lui  donner  les  pouvoirs  dont  elle 
ne  saurait  se  passer.  Jl  faudrait  que,  sans  recourir  sans  cesse  à  la  loi, 
sous  la  seule  réserve  de  l'approbation  du  gouvernement,  elle  eût  la 
faculté  de  prendre  pour  ses  billets  telle  coupure  qui  lui  conviendrait 
jusqu'au  minimum  de  100  francs;  de  même  pour  l'émission  de  titres  de 
crédit  portant  intérêt,  pour  la  restauration  de  l'ancien  nombre  d'ac- 
tions, pour  la  négociation  du  portefeuille.  D'après  ce  qui  s'est  fait  en 
d'autres  temps,  il  n'est  pas  douteux  que  le  minisfare  des  finances  soit  déjà 
autorisé  assez  expUcitement  à  se  concerter  avec  la  Banque  pour  l'émis- 
sion des  bons  du  trésor,  conune  chez  nos  voisins  le  chancelier  de  l'Échi- 
quier avec  la  banque  d'Angleterre.  On  do\J  croire  même  que,  si  la 
Banque  eût  été  moins  gênée  par  ses  statuts  et  par  la  loi,  elle  eût  fait 
beaucoup  mieux.  Avec  plus  de  liberté,  elle  aurait  pris  un  autre  essor, 
et,  au  milieu  de  tous  les  expédiens  possibles,  elle  n'en  eût  point  choisi 
un  qui  porte  préjudice  au  plus  digne  de  sollicitude,  au  plus  compromis 
de  tous  les  intérêts,  celui  du  travail. 

Michel  Chevalier. 


(1)  Pensée  de  M.  Royer-GoUard  citée  par  M.  de  Rémusat  dans  son  discours  de  rcce|)- 
iion  ù  l'Académie  française. 


LA 


SANTA-BARBARA 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ORIENTALE. 


I.  —  UN  COICPAGNON. 

t 

<c  Istambolda!  Ah!  Yélir  firman!... 
«  Yélir,  Yélir,  Istambolda  !  » 

C'était  une  yoix  grave  et  douce,  —  une  voix  de  jeune  homme  blond 
ou  de  jeune  fille  brune,  — d'un  timbre  frais  et  pénétrant^  résonnant 
comme  un  chant  de  cigale  altérée  à  travers  la  brume  poudreuse  d'une 
matinée  d'Egypte.  J'avais  entr' ouvert,  pour  l'entendre  mieux,  une  des 
fenêtres  de  la  cange,  dont  le  grillage  doré  se  découpait,  hélas!  sur  une 
côte  aride;  nous  étions  loin  déjà  des  plaines  cultivées  et  des  riches  pal- 
meraies qui  entourent  Damiette.  Partis  de  cette  ville  à  l'entrée  de  la 
nuit,  nous  avions  atteint  en  peu  de  temps  le  rivage  d'Esbeh,  qui  est 
l'échelle  maritime  et  l'emplacement  primitif  de  la  ville  des  croisades. 
Je  m  éveillais  à  peine,  étonné  de  ne  plus  être  bercé  par  les  vagues,  et 
ce  chant  continuait  à  résonner  par  intervalle  comme  venant  d'une  per- 
sonne assise  sur  la  grève,  mais  cachée  par  l'élévation  des  berges.  Et  la 
voix  reprenait  encore  avec  une  douceur  mélancolique  : 

(1)  Voyez  les  autres  parties  de  cette  série  dans  les  livraisons  des  !•'  mai ,  1*^  juillet , 
15  septembre,  15  décembre  1846. 


(V  Ka ïkélir  !  Istambolda  ! . . . 
«  Yélir,  Yélir,  Istambolda  !  » 

Je  comprenais  bien  que  ce  chant  célébrait  'Stamboul  dans  un  langage 
nouveau  pour  moi,  qui  n'avait  plus  les  rauques  consonnances  de  l'arabe 
ou  du  grec^  dont  mon  oreille  était  fatiguée.  Cette  voix,  c'était  l'annonce 
lointaine  de  nouvelles  populations,  de  nouveaux  rivages;  j'entrevoyais 
déjà,  comme  en  un  mirage,  la  reine  du  Bosphore  parmi  ses  eaux  bleues 
et  sa  sombre  verdafe,  —  et,  L'avouerai-je?  ce  eentraste  avec  la  nature 
monotone  et  brûléd  de  l'Egypte  m'attirait  in^nciblemenl.  Quitte  à 
pleurer  les  bords  du  Nil  plus  tard  sous  les  verts  cyprès  de  Péra,  j'ap- 
pelais au  secours  de  mes  sens  amollis  par  Tété  l'air  vivifiant  de  l'Asie. 
Heureusement  la  présence,  sur  le  bateau,  du  janissaire  que  notre  consul 
avait  chargé  de  m'accompagner  m'assurait  d'un  départ  prochain. 

On  attendait  l'heure  favorable  pour  passer  le  boghaz,  c'estrà-dire  la 
barre  formée  par  les  eaux  de  la  mer  luttant  contre  le  cours  du  fleuve, 
et  une  djerme,  chargée  de  riz  qui  appartenait  au  consul,  devait  nous 
transporter  à  bord  de  la  SantorBarbara,  arrêtée  à  une  lieue  en  mer. 

Cependant  la  voix  reprenait  : 

«  Âh!  ah!  ah!  drommatina! 
(c  Drommatina  dieljédélim!...  m 

Qu'est-ce  que  cela  peut  signifier?  me  disais-je,  cela  doit  être  du  turc,  et 
je  demandai  au  janissaire  s'il  comprenait.  —  C'est  un  dialecte  des  pro- 
vinces, répondit-il;  je  ne  comprends  que  le  turc  de  Constantinople.  Quant 
à  la  personne  qui  chante,  ce  n'est  pas  grand'chose  de  bon;  un  pauvre 
diable  sans  asile,  un  banian  l 

J'ai  toujours  remarqué  avec  peine  le  mépris  constant  de  l'homme 
qlii  rMifiltt  des  kmctàoBs  serviles  à  l'égard  du  pauvre  qui  chei^che  for- 
tune ou  qui  vit  dans  Tindépendance.  Nous  étions  sortis  du  batemi,  et, 
du  haut  de  la  levée,  j'apercevais  un  jeune  homme  nonchalamment 
conché  au  nûlîeu  d*une  touffe  de  roseaux  secs.  —  Tourné  vers  le  so^ 
leil  naissant  qui  perçait  peu  à  peu  la  brume  étendue  sur  les  rizières,  il 
continuait  sa  ehanson ,  dont  je  recueillais  aisément  les  paroles  na»^ 
nées  par  de  nombreux  refrains  : 

a  Déyouldoumou!  Bourouldoumou! 
d  Aly  Osman  yadjénamdah!  » 

n  y  a  dans  certaines  langues  méridionales  un  charme  syllabique,  une 
grâce  d'intonation  qui  convient  aux  voix  des  femmes  et  des  jeunes  gensi 
et  qu'on  écouterait  volontiers  des  heures  entières  sans  comprendre.  — 
Et  puis  ce  chant  langoureux,  ces  modulations  chevrotantes  qui  rappe- 
laient nos  vieilles  chansons  de  campagne,  tout  cela  me  charmait  avec 
la  puissance  du  contraste  et  de  l'inattendu;  quelque  chose  de  pastoral 


U.  SAKJA-BAMIAIU..  Wl 

et  d'amoureusement  rêveur  jaillissait  pour  moi  de  ces  mots  riches  en 
Toyelles  et  cadencés  comme  des  chants  d*oiseaux.  C'est  peut-être,  me 
disais-je,  quelque  chant  d'un  pasteur  de  Trébisoodeou  de  Cyrénaïque.  II 
me  semble  entendre  des  colombes  qui  roucoulent  sur  1â  pointe  des  ifs; 
cela  doit  se  chanter  dans  des  vallons  bleuâtres  où  les  eaux  douces  éclai- 
rent de  reflets  d'argent  les  sombres  rameaux  du  mélèse,  où  les  roses 
fleurissent  sur  de  hautes  charmiUes,  où  les  chèvres  s'égarent  au  loin 
comme  dans  une  idylle  de  Théocrite. 

Cependant  je  m  étais  rapproché  du  jeune  homme,  qui  m'aperçut 
enfin,  et,  se  levant,  me  salua  en  disant  :  a  Bonjour,  monsieur.  » 

C'était  nn  beau  garçon  aux  traits  circassiens,  à  l'œil  noir,  avec  un 
teint  blanc  et  des  cheveux  blonds  coupés  de  près,  mais  non  pas  rasés 
selon  l'usage  des  Arabes.  Une  longue  robe  de  soi^  rayée  avec  un  par- 
dessus de  drap  gris  composait  sea  aîusteajent,  et  un  .simple  Cor- 
bauck  de  feuire  rouge  lui  servait  de  coiffure;  seulement  la  forme  plus 
Wiple  et  la  houppe  mieux  fournie  de  soie  bleue  que  celle  des  bonnet^ 
égyptiens  indiquaient  le  siyet  immédiat  d'Àbdul-Hedjid.  Sa  aeijoture, 
faite  d'un  aunage  de  cachemire  à  bas  prix ,  portait,  au  lieu  des  collec- 
tions lie  pistolets  etde  poignards^dont  tout  homme  libre  ou,  tout  ser- 
viteur gagé  se  hévisse  en  général  lak  poitrine,  une  écritoire  de  cu>vre 
d'un  demi-pied  de  longueur.  Le  manche  de  cet  instrument  oriental 
contient  l'encre,  et  le  fourreau  contient  les  roseaux  qui  servent  de 
plumes,  (ca/om).  De  loin,  cela  peut  passer  pour  un  poignard;  mai^  c'est 
ï'in^gne  pacifique  du  simple  lettré. 

Je  me  sentis  tout  d'un  coup  plein  de  bienveillance  pour  ce  confrère^, 
et  j'ava'fô  quelque  honte  de  Tattirail  guerrier  qui,  au  contraire,  dissi- 
mulait ma  prolessien.  — ^  Est-ce  que  vous  habiter  dans  ce  pa^s?  dis-je 
à  l'inconnu. 

—  Non,  monsieur,  je  suis  venu  avec  vous  de  Damiette. 
-«-  Comment,  avec  moi? 

—  Oui,  les  bateliers  m'ont  reçu  dans  la  cange  et  m'ont  amené  jm^ 
qu'ici.  J'aurais  voulu  me  présenter  à  vous,  mais  vous  étie?  couché. 

—  C'est  très  bien,  dis-je,  et  où  allez-vous  comme  cela? 

-^  Je  vais  vous  demander  la  permission  de  passer  aujssi  sur  la  djermie 
pour  gagner  le  vaisseau  où  vous  allez  vous  embarquer. 

-^  Je  n'y  vois  pas  d'inconvénient,  dis-je  en»  me  tournant  dm  côté  du 
janissaire;  mais  ce  dernier  ine  prit  à  part. 

—  Je  ne  vous  conseille  pas,  me  dit-il,  d'emmener  ce.  garçon.  Vous 
serez  obligé  de  payer  son  passage,  car  il  n'a  rien  q^  son  écritoire; 
c'est  un  de  ces  vagabonds  qui  écrivent  des  vers  et  autres  sottises.  Us'e^t 
présenté  au  consul ,  qui,  n'en  a  pas  pu  tirer  autre  chose, 

-^ Mon  cher,  dis-je  à  l'inconnu,  je  serais  charmé  de  voms^rendre^ser- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vice,  mais  j'ai  à  peine  ce  qu'il  me  faut  pour  arriver  à  Beyrouth  et  y 
attendre  de  l'argent. 

—  C'est  bien,  me  dit-il,  je  puis  vivre  ici  quelques  jours  chez  les 
fellahs.  J'attendrai  qu'il  passe  un  Anglais. 

Ce  mot  me  laissa  un  remords.  —  Je  m'étais  éloigné  avec  le  janissaire, 
qui  me  guidait  à  travers  les  terres  inondées  en  me  faisant  suivre  un 
chemin  tracé  çà  et  là  sur  les  dunes  de  sable  pour  gagner  les  bords  du 
lac  Henzaleh.  Le  temps  qu'il  fallait  pour  charger  la  djerme  des  sacs  de 
riz  apportés  par  diverses  barques  nous  laissait  tout  le  loisir  nécessaire 
pour  cette  expédition. 

n.    —   LE  LAC  MENZALEH. 

Nous  avions  dépassé  à  droite  le  village  d'Esbeh,  bâti  de  briques  crues, 
et  où  l'on  distingue  les  restes  d'une  antique  mosquée  et  aussi  quelques 
débris  d'arches  et  de  tours  appartenant  à  l'ancienne  Damiette,  détruite 
par  les  Arabes  à  l'époque  de  saint  Louis,  comme  trop  exposée  aux  sur- 
prises. La  mer  baignait  jadis  les  murs  de  cette  ville,  et  en  est  mainte- 
nant éloignée  d'une  lieue.  Cest  l'espace  que  gagne  à  peu  près  la  terre 
d'Egypte  tous  les  six  cents  ans.  Les  caravanes  qui  traversent  le  désert 
pour  passer  eh  Syrie  rencontrent  sur  divers  points  des  lignes  réguUères, 
où  se  voient,  de  distance  en  distance,  des  ruines  antiques  ensevelies 
dans  le  sable,  mais  dont  le  vent  du  désert  se  plaît  quelquefois  à  faire 
revivre  les  contours.  Ces  spectres  de  villes  dépouillées  pour  un  temps 
de  leur  linceul  poudreux  effraient  l'imagmation  des  Arabes ,  qui  attri- 
buent leur  construction  aux  génies.  Les  savans  de  l'Europe  retrouvent 
en  suivant  ces  traces  une  série  de  cités  bâties  au  bord  de  la  mer  sous 
telle  ou  telle  dynastie  de  rois  pasteurs  ou  de  conquérans  thébains. 
C'est  par  le  calcul  de  cette  retraite  des  eaux  de  la  mer  aussi  bien  que 
par  celui  des  diverses  couches  du  Nil  empreintes  dans  lé  Umon  et  dont 
on  peut  compter  les  marques  en  formant  des  excavations,  qu'on  est 
parvenu  à  faire  remonter  à  quarante  mille  ans  l'antiquité  du  sol  de 
l'Egypte.  Ceci  s'arrange  mal  peut-être  avec  la  Genèse;  cependant  ces 
longs  siècles  consacrés  à  l'action*  mutuelle  de  la  terre  et  des  eaux  ont 
pu  constituer  ce  que  le  livre  saint  appelle  «  matière  sans  forme,  »  l'or- 
ganisation des  êtres  étant  le  seul  principe  véritable  de  la  création  divine. 

Nous  avions  atteint  le  bord  oriental  de  la  langue  de  terre  où  est  bâtie 
Damiette;  le  sable  où  nous  marchions  luisait  par  places,  et  il  me  sem- 
blait voir  des  flaques  d'eau  congelées  dont  nos  pieds  écrasaient  la  sur- 
face vitreuse;  c'étaient  des  couches  de  sel  marin.  Un  rideau  de  joncs 
élancés,  de  ceux  peut-être  qui  fournissaient  autrefois  le  papyrus,  nous 
cachait  encore  les  bords  du  lac;  nous  arrivâmes  enfin  à  un  port  établi 


LA  SANTi-BARBABA.  713 

pour  les  barques  de  pêcheurs^  et  de  là  je  crus  voir  la  mer  elle-même 
dans  un  jour  de  calme.  Seulement  des  tles  lointaines,  teintes  de  rose  par 
le  soleil  levant,  couronnées  çà  et  là  de  dômes  et  de  minarets,  indiquaient 
un  lieu  plus  paisible,  et  des  barques  à  voiles  latines  circulaient  par 
centaines  sur  la  surface  unie  des  eaux. 

C'était  le  lac  Menzaleb,  —  l'ancien  Maréotis,  où  Tanis  ruinée  occupe 
encore  l'île  principale,  et  dont  Péluse  bornait  l'extrémité  voisine  de  la 
Syrie,  Péluse,  l'ancienne  porte  de  l'Egypte,  où  passèrent  tour  à  tour 
Cambyse,  Alexandre  et  Pompée,  —  ce  dernier,  conune  on  sait,  pour  y 
trouver  la  mort. 

Je  regrettais  de  ne  pouvoir  parcourir  le  riant  archipel  semé  dans 
les  eaux  du  lac  et  assister  à  quelqu'une  de  ces  pêcbes  magnifiques  qui 
fournissent  des  poissons  à  l'Egypte  entière.  Des  oiseaux  d'espèces  va- 
riées planent  sur  cette  mer  intérieure,  nagent  près  des  bords  ou  se  ré- 
fagient  dans  le  feuillage  des  sycomores,  des  cassiers  et  des  tamarins; 
les  ruisseaux  et  les  canaux  d'irrigation  qui  traversent  partout  les  rizières 
offirent  des  variétés  de  végétation  marécageuse,  où  les  roseaux,  les 
joncs,  le  nénuphar  et  sans  doute  aussi  le  lotus  des  anciens  émaillent 
l'eau  verdâtre  et  bruissent  du  vol  d'une  quantité  d'insectes  que  pour- 
suivent les  oiseaux.  Ainsi  s'accomplit  cet  éternel  mouvement  de  la  na- 
ture primitive  où  luttent  des  esprits  féconds  et  meurtriers. 

Quand,  après  avoir  traversé  la  plaine,  nous  remontâmes  sur  la  jetée, 
j'entendis  de  nouveau  la  voix  du  jeune  homme  qui  m'avait  parlé,  il 
continuait  à  répéter  :  <x  Yilir,  yélir,  Istamboldal  b  Je  craignais  d'avoir 
eu  tort  de  refuser  sa  demande,  et  je  voulus  rentrer  en  conversation 
avec  lui  en  l'interrogeant  sur  le  sens  de  ce  qu'il  chantait,  a  C'est,  me 
dit-il,  une  chanson  qu'on  a  faite  à  l'époque  du  massacre  des  janissaires. 
J'ai  été  bercé  avec  cette  chanson.  » 

Comment!  disais-je  en  moi-même,  ces  douces  paroles,  cet  air  lan- 
goureux, renferment  des  idées  de  mort  et  de  carnage  I  ceci  nous  éloigne 
un  peu  de  l'églogue. 

La  chanson  voulait  dire  à  peu  près  :  «  Il  vient  de  Stamboul,  le  fir- 
man  (celui  qui  annonçait  la  destruction  des  janissaires]!  —  Un  vais- 
seau l'apporte,  —  Ali-Osman  l'attend  ;  —  un  vaisseau  arrive,  —  mais 
le  firman  ne  vient  pas;  —  tout  le  peuple  est  dans  l'incertitude.  —  Un 
second  vaisseau  arrive,  voilà  enfin  celui  qu'attendait  Ali-Osman.  — 
Tous  les  musulmans  revêtent  leurs  habits  brodés— et  s'en  vont  se  di- 
vertir dans  la  campagne,  —  car  il  est  certainement  arrivé  cette  fois, 
le  firman  1  d 

A  quoi  bon  vouloir  tout  approfondir?  J'aurais  mieux  aimé  ignorer 
désormais  le  sens  de  ces  paroles.  Au  lieu  d'un  chant  de  pâtre  ou  du 
rêve  d'un  voyageur  qui  pense  à  Stamboul,  je  n'avais  plus  dans  la  mé- 
moire qu'une  sotte  chanson  politique. 


-^4&m  dQDOftiKfe  pas  ii»ieux^  diHQ  toutba&aii  j^uoo bomioef»  qg^ 
é^YQW  laissai?  entrer  daiia  la.4iprine^  mm  ^oire  6baaso|[]ii  aura  p^r 
êtr^  coatrarié  le  jeuws^re,  qMoiqu'iL  £|it  eu  raû*  de  ne  p^^  la  cin)Ph» 
jH^endre^^. 

—  Lui 9  un  janissaire?  me  dit-il.  U  ay  ea  a  plu«  dan^  toujt  Keimpîrel, 
le^^  consuls  donnent  encore  ce  nom,  par  habitude,  à  leucs  cqv($^;  mais 
liui  u'est  qu'un  AJlbanais,  oqqiioç^  moi  j^suis  un  Ai;méi^^A«  U  m'eaY^ut 
g^ce  qu'étant  à  Dauiiette,  je  me  suia  ojEert  à  condiWQ  di^  étranger^ 
pour  visiter  la  ville;  à,  pré^nl^  je  vais  à  Beyrouth. 

Je  ûs  comprendre  au  janissaire  que  son  ressentiment  deyeaajit  saw 
loptif.  -^  Demaudezrlui,  me  dit-il ^  s'il  a  dQ  qupi  paye^  sou  pa^s^e  9ur 
le  vaisseau» 

—  Le  capitaine  Nicolas  est  mon  ami,  répoudit  VAronéflieUp 

Le  janissaire  secoua  la  tète,  mais  il  ne  ^  plus  au^cune  ob^rvatloq^ 
\iG  jeune  homme  9e  1;;^  lesten^ent,  ramas^.  un  petit  paqueVqui  pa-« 
rai^sait  à  peiim^pus  soi^)rfa^^ et  nous  sui^t.  Tout  nion  bag^e  avait  étQ 
d^à  tran^pori^^r  la  djerme^  lourdement  chargée.  L'esclave  javanaise^ 
4ue  le  plaisir  de  changer  de  lieu  rendait  indifférente  au  souvenir  d§ 
l'Egypte,  frappait  ses  oiains  bruuesave^  joie  eu^  voy^ui qu&uous^ allions 
pai^tir  et  veillait  à  l'emménagement  des  cages  de  poules  et  de  pigeoq». 
La  crainte  de  manquer  de  nourriture  agit  fortement  sur  ce^  âmes  uaïveSé 
L'état  sanitaire  de  Oauiiette  ne  nous,  avait  pas  permis  de  réunir  des 
provisions  plus  variées.  Le  riz  ne  manquant  pas^  du  r^ste»  nqu^  étionf 
Youés.pour  toute  la  trav^sée  au.  régime  du  pilau. 


lll.  -T-  ï^  iQj|i«^iu>i:. 

Nous  descendîmes  le  cours  du  Nil  pendant  une  lieue  encore;  les  rives 
plates  et  sablonneuses  s'élargissaient  à  perte  de  vue,  et  le  boghaz  qui 
empêche  les  vaisseaux  d'arriver  jusqu^à  Damiette  ne  présentait  plus  à 
cette  heure-là  qu'une  barre  presque  insensible.  Deux  forts  protègent 
cette  entrée,  souvent  franchie  au  moyen-âçe,  mais  presque  toujours 
fatale  aux  vaisseaux. 

Les  voyages  sur  mer  sont  aujourd'hui,  grâce  à  la  vapeur,  tellement 
dépourvus  de  danger,  que  ce  n'est  pas  sans  quelque  inquiétude  qu'on 
se  hasarde  sur  un  bateau  à  voile.  Là  renaît  la  chance  fatale  qui  donne 
aux  poissons  leur  revanche  de  la  voracité  humaine,  ou  tout  au  moin§ 
la  perspective  d'errer  dix  ans  sur  des  côtes  inhospitalières,  comme  le^ 
héros  de  l'Odyssée  et  de  l'Enéide.  Or,  si  janvù?  vaisseau  primitif  et  sus- 
pect de  ces  fantaisies  sillonna  les  eaux  bleues  du  golfe  syrien,  c'est  la 
bombarde  baptisée  du  nom  de  Santor Barbara  qui  en  réalise  l'idéal  le 
plus  pur.  Du  plus  loin  que  j'aperçus  cette  sombre  carcasse,  pareiUo 


tX  SÂNtA-BAÈÈARÂ.  lH 

k  xm  bâteao  dé  charbon ,  élevant  sut  un  mât  unique  là  longue  vergue 
disposée  potft  'une  seule  voîlè  triangulaire,  je  compris  que  j'étais  mal 
tMhbé,  et  j'eus  l'idée  tin  instant  de  refuser  ce  moyen  de  transport.  Cè- 
j^etidant  comment  faire?  Retonmefr  dans  une  ville  en  proie  à  la  peste 
p6ur  attendre  le  lf)as§agé  dtm  brick  européen,  — car  les  bateaux  à  va- 
pëùt  ne  desservent  pas  cette  ligne,  —  ce  n'était  gtière  rfioitts  chanceux. 
Je  regardai  raeè  compagnons,  qui  n'âtalent  l'air  ni  mécontent  ni  sur- 
jfris;  le  janissaire  parai^ait  convaincu  d'avoir  arrangé  les  choses  pour 
le  mieux;  nulle  idée  raflléûse  ne  perçait  sous  le  masque  bronzé  des 
rtrttreurs  de  la  djerme;  fl  semblait  donc  que  ce  navire  n'avait  rien  de 
rtdîcrcfle  et  d'impossible  dans  les  habitudes  du  pays.  Toutefois  cet  aspect 
de  galéasse  difforme,  de  sabot  gigantesque  enfoncé  dans  l'eau  jusqu'au 
bord  par  le  poids  des  sacs  de  riz;  ne  promettàH  pas  une  traversée  ra- 
pide. Pour  peu  que  les  vents  nous  fussent  Contraires,  nous  risquions 
d'aller  faire  cotmaîssancè  avec  la  patrie  inhospitalière  des  Lestrigons 
ofu  les  rochfers  pôrphymnc  des  antique  Phéaciens.  0  Ulysse  1  Télé- 
maquel  Énéel  étais-je  destiné  à  vérifier  par  moi-même  votre  itinéraire 
fdladeujtT 

^ïépendànt  la  djerme  accoste  le  navire,  on  notis  jette  une  échelle  de 
corde  traversée  de  bâtons,  et  nous  toilà  hissés  ^r  le  bôrdagê  et  initiés 
tfûx  joies  de  Vfniér\e\iT.  —  ICaNmèra  (bonjour),  dit  le  capitaine,  vêtu 
comme  ses  mèttelols,  mais  se  faisant  reconnaître  par  ce  sâliit  grec,  —  et 
il  se  hâte  de  s'occuper  de  rembarquement  dès  marchandises,  bien  autre- 
ment important  que  le  nôtre.  Les  sacs  de  riz  formaient  une  montagne 
sur  l'arrière,  au-delà  de  laquelle  une  petite  portion  de  la  dunette  était 
réservée  au  timonier  et  au  capitaine;  il  était  donc  impossible  de  se  pro- 
mener autrement  que  sur  les  sacs,  le  milieu  du  vaisseau  étant  occupé 
par  la  chaloupe  et  les  deux  côtés  encombrés  de  cages  de  poules;  un 
seul  espace  assez  étroit  existait  devant  la  cuisine,  confiée  aux  soins  d'un 
jeune  mousse  fort  éveillé. 

Aussitôt  que  ce  dernier  vit  l'esclave,  il  s'écria  :  Kokona,  kalè,  kalè 
(une  femme!  belle,  belle)!  Ceci  s'écartait  de  la  réserve  arabe,  qui  ne 
permet  pas  que  Ton  paraisse  remarquer  soit  une  femme,  soit  un  enfant. 
Le  janissaire  était  monté  avec  nous  et  surveillait  le  chargement  des 
marchandises  qui  appartenaient  au  consul.  «  Ah  çà,  lui  dis-je,  ou  va- 
t-on  nous  loger?  vous  m'aviez  dit  qu'on  nous  donnerait  la  chambre  du 
capitaine.  —  Soyez  tranquille,  répondit-il,  on  rangera  tous  ces  sacs  et 
ensuite  vous  serez  très  bien.  »  Sur  quoi  il  nous  fit  ses  adieux  et  descendit 
dans  la  djerme,  qui  ne  tarda  pas  à  s'éloigner. 

Nous  voilà  donc, — Dieu  sait  pour  combien  de  temps!  — sur  un  de 
ces  vaisçeaiix  syriens  que  la  moindre  tempête  brise  à  la  côte  comme  dés 
coques  de  noix.  Il  fallut  attendre  le  vent  d'ouest  de  trois  heures  pour 
mettre  à  la  voile.  Dans  l'intervalle,  on  s'était  occupé  du  déjeuner.  Le 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

capitaine  Nicolas  avait  donné  ses  ordres,  et  son  pilau  cuisait  sur  Tunicpie 
fourneau  de  la  cuisine;  notre  tour  ne  devait  arriver  que  plus  tard. 

Je  cherchais  cependant  où  pouvait  être  cette  fameuse  chambre  du 
capitaine  qui  nous  avait  été  promise,  et  je  chargeai  rAnnénien  de  s'en 
informer  auprès  de  «on  ami, — lequel  ne  paraissait  nullement  l'avoir  re- 
connu jusque-là.  Le  capitaine  se  leva  froidement  et  nous  conduisit  vers 
une  espèce  de  soute  située  sous  le  tillac  de  Favant  où  Ton  ne  pouvait 
entrer  que  plié  en  deux  et  dont  les  parois  étaient  littéralement  couvertes 
de  ces  grillons  rouges  longs  comme  le  doigt,  que  l'on  appelle  caravaees, 
et  qu'avait  attirés  sans  doute  un  chargement  précédent  de  sucre  ou  de 
cassonade.  Je  reculai  avec  effroi  et  fis  mine  de  me  fâcher.  «  C'est  là  ma 
chambre,  me  fit  dire  le  capitaine;  je  ne  vous  conseille  pas  de  l'habiter,  à 
moins  qu'il  ne  vienne  à  pleuvoir;  mais  je  vais  vous  faire  voir  un  endroit 
beaucoup  plus  frais  et  beaucoup  plus  convenable.  » 

Alors  il  me  conduisit  près  de  la  grande  chaloupe  maintenue  p^r  des 
cordes  entre  le  mât  et  l'avant,  et  me  fit  regarder  dans  l'intérieur  : 
a  Voilà,  dit-il,  où  vous  serez  très  bien  couché;  vous  avez  des  matelas  de 
coton  que  vous  étendrez  d'un  bout  à  l'autre,  et  je  vais  faire  disposer  là^ 
dessus  des  toiles  qui  formeront  une  tente;  maintenant  vous  voilà  logé 
commodément  et  grandement,  n'est-ce  pas?  » 

J'aurais  eu  mauvaise  grâce  à  n'en  pas  convenir;  le  bâtiment  étant 
donné,  c'était  assurément  le  local  le  plus  agréable,  —  par  une  tempé- 
rature d'Afrique, — et  le  plus  isolé  qu'on  y  pût  choisir. 


rV.   —  AI«(DARE  SUL  MARE. 

Nous  partons,  nous  voyons  s'amincir,  descendre  et  disparaître  enfin 
sous  le  bleu  niveau  de  la  mer  cette  frange  de  sable  qui  encadre  si  tris- 
tement les  splendeurs  de  la  vieille  Egypte;  le  flamboiement  poudreux 
du  désert  reste  seul  à  l'borizon;  les  oiseaux  du  Nil  nous  accompagnent 
quelque  temps,  puis  nous  quittent  l'un  après  l'autre,  comme  pour  aller 
rejoindre  le  soleil  qui  descend  vers  Alexandrie.  Cependant  un  astre 
éclatant  gravit  peu  à  peu  l'arc  du  ciel  et  jette  sur  les  eaux  des  reflets 
enflammés.  C'est  l'étoile  du  soir,  c'est  Aslarté,  l'antique  déesse  de  Syrie; 
elle  brille  d'un  éclat  incomparable  sur  ces  mers  sacrées  qui  la  recon- 
naissent toujours.  —  Sois-nous  propice,  ô  divinitél  qui  n'as  pas  la  teinte 
blafarde  de  la  lune ,  mais  qui  scintilles  dans  ton  éloignement  et  verses 
des^rayons  dorés  sur  le  monde  comme  un  soleil  de  la  nuit! 

Après  tout,  une  fois  la  première  impression  surmontée,  l'aspect  in- 
térieur de  la  SantorBarbara  ne  manquait  pas  de  pittoresque.  Dès  le 
lendemain,  nous  nous  étions  acclimatés  parfaitement,  et  les  heures 
coulaient  pour  nous  comme  pour  l'équipage  dans  la  plus  parfaite  indif- 


LA  SANTA-BARBARA.  717 

férence  de  Favenir.  Je  crois  bien  que  le  bâtiment  marchait  à  la  manière 
de  ceux  des  anciens,  toute  la  journée  d'après  le  soleil,  et  la  nuit  d'après 
les  étoiles.  Le  capitaine  me  ût  voir  une  boussole,  mais  elle  était  toute 
^  détraquée.  Ce  brave  homme  avait  une  physionomie  à  la  fois  douce  et 
résolue,  empreinte  en  outre  d'une  naïveté  singulière  qui  me  donnait 
plus  de  confiance  en  lui-même  qu'en  son  navire.  Toutefois  il  m'avoua 
qu'il  avait  été  quelque  peu  forban,  mais  seulement  à  l'époque  de  l'indé- 
pendance hellénique.  C'était  après  m' avoir  invité  à  prendre  part  à  son 
diner^  qui  se  composait  d'un  pilau  en  pyramide  où  chacun  plongeait  à 
son  tour  une  petite  cuiller  dé  bois.  Ceci  était  déjà  un  progrès  sur  la 
façon  de  manger  des  Arabes,  qui  ne  se  servent  que  de  leurs  doigts. 

Une  bouteille  de  terre,  remplie  de  vin  de  Chypre,  de  celui  qu'on  ap- 
pelle vin  de  Commanderie,  défraya  notre  après-dînée,  et  le  capitaine^ 
devenu  plus  expansif,  voulut  bien,  toujours  par  l'intermédiaire  du 
jeune  Arménien,  me  mettre  au  courant  de  ses  affaires.  M'ayant  de- 
mandé si  je  savais  lire  le  latin,  il  tira  d'un  étui  une  grande  pancarte  de 
parchemin  qui  contenait  les  titres  les  plus  évidens  de  la  moralité  de  sa 
bombarde.  11  voulait  savoir  en  quels  termes  était  conçu  ce  document. 

Je  me  mis  à  lire,  et  j'appris  que  «  les  secrétaires  de  la  Terre-Sainte 
appelaient  la  bénédiction  de  la  Vierge  et  des  saints  sur  le  navire,  et  cer- 
tiliaient  que  le  capitaine  Alexis,  Grec  catholique,  natif  de  Tarabouious 
(Tripoli  de  Syrie),  avait  toujours  rempli  ses  devoirs  religieux.  » 

—  On  a  mis  Alexis,  me  lit  observer  le  capitaine,  mais  c'est  Nicolas 
qu'on  aurait  dû  mettre^  ils  se  sont  trompés  en  écrivant. 

Je  donnai  mon  assentiment,  songeant  en  moi-même  que,  s'il  n*avait 
pas  de  patente  plus  officielle,  il  ferait  bien  d'éviter  les  parages  euro- 
péens. Les  Turcs  se  contentent  de  peu  :  le  cachet  rouge  et  la  croix  de 
Jérusalem  apposés  à  ce  parchemin  devaient  suffire,  moyennant  bcU- 
chiz,  à  satisfaire  aux  besoins  de  la  légalité  musulmane. 

Rien  n'est  plus  gai  qu'une  après-dînée  en  mer  par  un  beau  temps; 
'la  brise  est  tiède,  le  soleil  tourne  autour  de  la  voile  dont  l'ombre  fugi- 
tive nous  oblige  à  changer  de  place  de  temps  en  temps;  cette  ombre  nous 
quitte  enfin,  et  projette  sur  la  mer  sa  fraîcheur  inutile.  Peut-être  serait-il 
bon  de  tendre  une  simple  toile  pour  protéger  la  dunette,  mais  personne 
n'y  songe;  le  soleil  dore  nos  fronts  comme  des  fruits  mûrs.  C'est  là  que 
triomphait  surtout  la  beauté  de  l'esclave  javanaise.  Je  n'avais  pas  sougé 
un  instant  à  lui  faire  garder  son  voile,  par  ce  sentiment  tout  naturel 
qu'un  Franc  possédant  une  femme  n'avait  pas  droit  de  la  cacher.  L'Ar- 
mémen  s'était  assis  près  d'elle  sur  les  sacs  de  riz,  pendant  que  je  re- 
gardais le  capitaine  jouer  aux  échecs  avec  le  pilote,  et  il  lui  dit  plu- 
sieurs fois  avec  un  fausset  enfantûi  :  «  Qued  ya  sittil  »  ce  qui,  je  pense, 
signifiait  :  «  Eh  bien  donc,  madame!  »  Elle  resta  quelque  temps  sans 
répondre,  avec  cette  fierté  qui  respirait  dans  son  maintien  habituel;  — 

TOME  XVII.  47 


7tS  BËvuB  0ES  mti:  Muras. 

ptiiè  elle  finit  par  se  foiirner  Ters  le  jetme  homme,  et  lia  conTerssrtioii 
s'en^geâ. 

fté  ce  moment,  je  compris  combien  j'avais* perdu  à  «e  pas  prononcer 
couramment  Tarabe.  Son  tfoni  s'éclaircit,  ses  lèrres  sourirent,  et  éHte 
s*abandonna  l>1entôt  à  ce  caqnetage  ineffable  qui,  dans  tous  les  pays, 
é^,  à  ce  qu'il  semble,  un  besoin  pour  Ta  plus  belle  portkm  de  rhuro»-^ 
niîê.  —  Xétaîs  îreureux,  du  reste,  de  ïui  avoir  procuré  ce  plaisir.  t'Ar- 
ménien  paraissait  très  respectueux,  et,  se  tournant  de  temps  en  tempv 
vers  mol,  ïeiî  racontait  sans  doute  comment  je  l'avais  rencontré  et  ac- 
cueilli, ff  ne  faut  pas  appliquer  nos  idées  à  ce  qui  se  passe  en  Orient,  et 
croire  qu'entre  homme  et  femme  une  conversation  devienne  tout  âe 
suite.. .  criminelle.  Il  y  a  d^ns  les  caractères  beaucoup  plus  de  simplicité 
que  chez  nous;  j'étais  persuadé  qu'il  ne  s'agissait  là  que  d*un  bavardage 
dénué  de  sens.  L'expression  dtes  physionomies  et  rinteltigence  de  qoel^ 
ques  mots  çà  et  là  m'indiquaient  suffisamment  l'innocence  de  ce  dia- 
logue; aussi  reslai-je  comme  absorbé  dans  l'observation  du  jeu  d*échecs 
(et  quels  échecs]  du  capitaine  et  de  son  pilote.  Je  me  comparais  menta- 
lement à  ces  époux  aiimables  qui,  dans  une  soirée,  s'asseient  aux  tables 
de  jeu ,  laissant  causât  ou  danser  sans  inquiétude  les  femmes  et  les 
jeunes  gens. 

Et  d^ailTeurs,  qu'est-ce  qu'un  pauvre  diable  d'Arménien  qu'on  a  ra- 
massé dans  les  roseaux  au  bord  du  Nil  auprès  d'un  Franc  qui  vient  du 
Caire  et  qui  y  a  mené  l'existence  d'un  mirli'oois  (général),  diaprés  l'es- 
time des  drogmans  et  de  tout  un  quartier?  Si,  pour  une  nonne,  un  jar- 
dinier est  un  homme,  comme  on  disait  en  France  au  siècle  dernier,  il 
ne  faut  pas  croire  que  le  premier  venu  soit  quelque  chose  pour  une  ca- 
dine  musulmane.  Il  y  a  dans  les  femmes  élevées  naturellement,  comme 
dans  les  oiseaux  magnifiques,  un  certain  orgueil  qui  les  défend  tout  d'a- 
bord contre  la  séduction  vulgaire.  11  me  semblait  du  reste  qu'en  Ta- 
bandonnant  à  sa  propre  dignité,  je  m'assurais  la  confiance  et  le  dévoue-  . 
ment  de  cette  pauvre  esclave  qu'au  fond,  ainsi  que  je  l'ai  dit  déjà,  je 
considérais  comme  libre  du  moment  qu'elle  avait  quitté  la  terre  d'Egypte 
et  mis  le  pied  sur  un  bâtiment  chrétien. 

Chrétien  1  est-ce  le  terme  juste?  La  Santa-Barbara  n'avait  pour  équi- 
page que  des  matelots  turcs;  le  capitaine  seul  et  son  mousse  représen- 
taient l'église  romaine,  l'Arménien  une  hérésie  quelconque,  et  moi- 
même...  Mais  qui  sait  ce  que  peut  représenter  en  Orient  un  Parisien 
nourri  d'idées  philosophiques,  —  un  fils  de  Voltaire,  un  impie,  selon 
l'opinion  de  ces  braves  gens!  Chaque  matin,  au  moment  où  le  soleil  sor- 
tait de  la  mfer,  —  chaqae  soir,  à  l'instant  où  son  disque,  envahi  par  la 
ligne  sombre  des  eaux,  s'éclipsait  en  une  minute,  laissant  à  rhorizon 
cette  teinte  rosée  qui  se  fond  délicieusement  dans  l'azur,  —  les  mate- 
lots se  réunissaient  sur  un  seul  irang,  tournés  vers  la  Mecque  lointaine. 


hk  giNTAHUUAlU.  1X9 

et  Tun  d'eux  entoonait  l'hymne  de  la  prière,  comme  aimût  pa  foire  le 
grave  muezzin  du  haut  des  minarets.  Je  ne  pouvais  empêcher  TesdaNQ 
de  se  joindre  à  cette  religieuse  effusion  si  touchante  et  si  solennelle; 
dès  le  premier  jour,  nous  nous  vîmes  ainsi  partagés  en^  communions 
diverses.  Le  capitaine,  de  son  côté,  faisait  des  oraisons  de  temps  en 
temps  à  une  certaine  tnciage  clouée  au  mât  qui  pouvait  bien  être  la  par 
trône  du  navire,  9anta  Barbara;  rArmémen,  en  se  levant,  se  lavait  les 
{pains  et  les  pieds  avec  du  savon,  et  mâchonnait  des  litanies  à  voix  basse; 
moi  seul,  incapable  de  feinie,  je  n'exécutais  aucune  génûtlexion  régu- 
lière, et  j'avais  pourtant  quelque  honte  à  paraître  moins  religieux  que 
ces  gens.  11  y  a  chez  les  Orientaux  une  tolérance  mutuelle  pour  les  re- 
ligions diverses,  —  chacun  se  classant  simplement  à  un  degré  supé- 
rieur dans  la  hiérarchie  spirituelle,  mais  admettant  que  les  autres  peu- 
vent bien  à  la  rigueur  être  dignes  de  leur  servir  d'escabeau;  —  le 
simple  philosophe  dérange  cette  combinaison  :  où  le  placer?  Le  Co- 
ran lui-même,  qui  maudit  les  idolâtres  et  les  adorateurs  du  feu  et  des 
étoiles,  n'a  pas  prévu  le  scepticisme  de  notre  temps. 

V.   —  IDTLLB. 

Vers  le  troisième  jour  de  notre  traversée,  nous  eussions  dû  aperce- 
voir la  côte  de  Syrie;  mais^  pendant  la  matinée,  nous  changions  à 
peine  de  place ,  et  le  vent,  qui  se  levait  à  trois  heures,  enflait  la  voile 
par  bouffées,  puis  la  laissait  peu  après  retomber  le  long  du  mât.  Cela 
paraissait  inquiéter  peu  le  capitaine,  qui  partageait  ses  loisirs  entre  son 
jeu  d'échecs  et  unç  sorte  de  guitare  avec  laquelle  il  accompagnait 
toujours  le  même  chant.  En  Orient,  chacun  a  son  air  favori,  et  le  ré- 
pète sans  se  lasser  du  matin  au  soir,  jusqu'à  ce  qu'il  en  sache  un  autre 
plus  nouveau.  L'esclave  aussi  avait  appris  au  Caire  je  ne  sais  quelle 
chanson  de  harem  dont  le  refrain  revenait  toiyours  sur  une  mélopée 
traînante  et  soporifique.  C'étaient,  je  m'en  souviens  trop,  les  deux  vers 
suivans  : 

«  Ya  kabibé!  sakel  nôh!... 

«Ya  makmouby!  ya  sidi!  » 

J'en  comprenais  bien  quelques  mots,  mais  celui  de  kabibé  manquait 
à  mon  vocabulaire.  J'en  demandai  le  sens  à  l'Arménien,  qui  me  ré- 
pondit :  Cela  veut  dire  un  petit  drôle.  Je  couchai  ce  substantif  sur  mes 
tablettes  avec  l'explication,  ainsi  qu'il  convient  quand  on  veut  s'instruire. 

Le  soir,  l'Arménien  me  dit  qu'il  était  fâcheux  que  le  vent  ne  fût  pas 
meilleur  et  que  cela  l'inquiétait  un  peu.  • 

— Pourquoi?  lui  dis-je.  Nous  risquons  de  rester  ici  deux  jours  de  plus, 
voilà  tout,  et  décidément  nous  sommes  très  bien  sur  ce  vaisseau. 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  me  dit-il,  mais  c'est  que  nous  pourrions  bien 
manquer  d'eau. 

—  Manquer  d'eau  1 

—  Sans  doute;  vous  n'avez  pas  d'idée  de  l'insouciance  de  ces  gens-là. 
Pour  avoir  de  l'eau,  il  aurait  fallu  envoyer  une  barque  jusqu'à  Da- 
miette,  car  celle  de  l'embouchure  du  Nil  est  salée,  et,  comme  la  ville 
était  en  quarantaine,  ils  ont  craint  les  formalités...  du  moins  c'est  là  ce 
qu'ils  disent,  mais,  au  fond,  ils  n'y  auront  pas  pensé.  « 

—  C'est  étonnant,  dis-je,  le  capitaine  chante  comme  si  notre  situation 
était  des  plus  simples;  —  et  j'allai  avec  l'Arménien  l'interroger  sur  ce 
sqjet. 

Il  se  leva  et  me  flt  voir  sur  le  pont  les  tonnes  à  eau  entièrement  vides, 
sauf  l'une  d'elles  qui  pouvait  encore  contenir  cinq  à  six  bouteilles  d*eau; 
puis  il  s'en  alla  se  rasseoir  sur  la  dunette,  et,  reprenant  sa  guitare,  il 
^recommença  son  éternelle  chanson  en  berçant  sa  tête  en  arrière  contre 
le  bordage. 

Le  lendemain  matin,  je  me  réveillai  de  bonne  heure,  et  je  montai  sur 
le  gaillard  d'avant  avec  la  pensée  qu'il  était  possible  d'apercevoir  les 
côtes  de  la  Palestine,  mais  j'eus  beau  nettoyer  mon  binocle,  la  ligne 
extrême  de  la  mer  était  aussi  nette  que  la  lame  courbe  d'un  damas,  n 
est  même  probable  que  nous  n'avions  guère  changé  de  place  depuis  la 
veille.  Je  redescendis,  et  me  dirigeai  vers  l'arrière.  Tout  le  monde  dor- 
mait avec  sérénité;  le  jeune  mousse  était  seul  debout  et  faisait  sa  toi- 
lette en  se  lavant  abondamment  le  visage  et  les  mains  avec  de  l'eau 
qu'il  puisait  dans  notre  dernière  tonne  de  liquide  potable. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  manifester  mon  indignation.  Je  lui  dis  ou 
je  crus  lui  faire  comprendre  que  l'eau  de  la  mer  était  assez  bonne  pour 
la  toilette  d'un  petit  drôle  de  son  espèce,  et,  voulant  formuler  celte  der- 
nière expression,  je  me  servis  du  terme  de  y  a  kàbihé,  que  j'avais  noté. 
Le  petit  garçon  me  regarda  en  souriant  et  parut  peu  touché  de  la  répri- 
mande. Je  crus  avoir  mal  prononcé  et  je  n'y  pensai  plus. 

Quelques  heures  après,  dans  ce  moment  de  l'après-dînée  où  le  capi- 
taine Nicolas  faisait  d'ordinaire  apporter  par  le  mousse  une  énorme 
cruche  de  vin  de  Chypre,  où  seuls  nous  écions  invités  à  prendre  part, 
l'Arménien  et  moi,  en  qualité  de  chrétiens,  — les  matelots,  par  respect 
sans  doute  pour  la  loi  de  Mahomet,  ne  buvaient  que  de  l'eau-de-vie, — 
le  capitaine,  dis-je,  se  mit  à  parler  bas  à  l'oreille  de  l'Arménien. 

— 11  veut,  me  dit  ce  dernier,  vous  faire  une  proposition. 

—  Qu'il  parle. 

—  Il  dit  que  c'est  délicat  et  espère  que  vous  ne  lui  en  voudrez  pas  si 
tela  vous  déplaît. 

—  Pas  du  tout. 


LA  SANTA-BARBARA.  721 

—  Eh  bienl  il  vous  demande  si  vous  voulez  faire  réchange  de  votre 
esclave  contre  le  y  a  ouled  (le  petit  garçon)  qui  lui  appartient  aussi. 

Je  fus  au  moment  de  partir  d'un  éclat  de  rire,  mais  le  sérieux  parfait 
des  deux  Levantins  me  déconcerta.  Je  crus  voir  là  au  fond  une  de  ces 
mauvaises  plaisanteries  que  les  Orientaux  ne  se  permettent  guère  que 
dans  les  situations  où  un  Franc  pourrait  difficilement  les  en  faire  re- 
pentir. Je  le  dis  à  TArménien,  qui  me  répondit  avec  quelque  étonne- 
►ment  : 

—  Mais  non,  c'est  bien  sérieusement  qu'il  parle;  le  petit  garçon  est 
très  blanc  et  la  femme  basanée,  —  et,  ajouta-t-il  avec  un  air  d'apprécia- 
tion consciencieuse,  je  vous  conseille  d'y  réfléchir,  le  petit  garçon  vaut 
bien  la  femme. 

Je  ne  suis  pas  habitué  à  m'étonner  facilement;  du  reste,  ce  serait 
peine  perdue  dans  de  tels  pays.  Je  me  bornai  à  répondre  que  ce  marché 
ne  me  convenait  pas.  Ensuite,  comme  je  montrais  quelque  humeur, 
le  capitaine  dit  à  l'Arménien  qu'il  était  fâché  de  son  indiscrétion,  mais 
qu'il  avait  cru  me  faire  plaisir.  Je  ne  savais  trop  quelle  était  son  idée, 
et  je  crus  voir  une  sorte  d'ironie  percer  dans  sa  conversation;  je  le  fis 
donc  presser  par  l'Arménien  de  s'expliquer  nettement  sur  ce  point. 

—  Eh  bienl  me  dit  ce  dernier,  il  prétend  que  vous  avez  ce  matin  fait 
des  complimens  au  ya  ouled;  c'est  du  moins  ce  que  celui-ci  a  rap- 
porté. 

—  Moi  I  m'écriai-je,  je  l'ai  appelé  petit  drôle  parce  qu'il  se  lavait  les 
mains  avec  notre  eau  à  boire;  j'étais  furieux  contre  lui  au  contraire! 

L'étonnementde  l'Arménien  me  fit  apercevoir  qu'il  y  avait  dans  cette 
affaire  un  de  ces  absurdes  quiproquos  philologiques  si  communs  entre 
les  personnes  qui  savent  médiocrement  les  langues.  Le  mot  kabibé,  si 
singulièrement  traduit  la  veille  par  l'Arménien ,  avait  au  contraire  la 
signification  la  plus  charmante  et  la  plus  amoureuse  du  monde.  Je  ne 
sais  pourquoi  le  terme  de  drôle  lui  avait  pani  rendre  parfaitement  cette 
idée  en  français. 

Nous  nous  livrâmes  à  une  traduction  nouvelle  et  corrigée  du  refrain 
chanté  par  l'esclave,  et  qui  décidément  signifiait  à  peu  près  : 

«  0  mon  petit  chéri,  mon  bien-aimé,  mon  frère,  mon  maître  !  »    • 

C'est  ainsi  que  commencent  presque  toutes  les  chansons  d'amour  arabes, 
susceptibles  des  interprétations  les  plus  diverses,  et  qui  rappellent  aux 
commençans  l'équivoque  classique  de  l'églogue  de  Corydon. 

VI.   —  JOURI^ÀL  DE  BORD. 

Uhumble  vérité  n'a  pas  les  ressources  immenses  des  combinaisons 
dramatiques  ou  romanesques.  Je  recueille  un  à  un  des  événemens  qui 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n*oiit  de  mérite  que  par  leur  simplicité  même,  et  je  sais  qu*il  serait  aisé 
pourtant,  fût-ce  dans  la  relation  d'une  traversée  aussi  vulgaire  que  celle 
du  golfe  de  Syrie,  de  faire  naître  des  péripéties  vraiment  dignes  d'atten- 
tion; mais  la  réalite  grimace  à  côté  du  mensonge,  et  il  vaut  mieux,  ce  nne 
semble,  dire  naïvement,  cômnle  le  bon  capitaine  Cook  :  a  Tel  jour,  nous 
n'avons  rien  vu  en  mer  qu'un  morceau  de  bois  qui  flottait  à  Taventure; 

—  tel  autre  jour,  qu'un  goéland  aux  ailes  grises...  »  jusqu'au  ^moment 
trop  rare  où  l'action  se  réchauffe  et  se  complique  d'un  canot  de  sau- 
vages qui  viennent  apporter  des  ignames  et  des  cochons  de  lait  rôtis. 

Cependant,  à  défaut  de  la  tempête  obligée,  un  calme  plat  tout-à-fût 
digne  de  l'Océan  Pacifique,  et  le  manque  d'eau  douce  sur  un  navire 
composé  comme  l'élail  le  nôtre,  pouvaient  amener  des  scènes  dignes 
d'une  Odyssée  moderne.  Le  destin  m'a  ôlé  cette  chance  d'intérêt  en  en- 
voyant ce  soir-là  un  léger  zéphire  d'occident  qui  nous  fit  marcher  assez 
vite. 

rétais  après  tout  très  joyeux  de  cet  incident,  et  je  me  faisais  répéter 
par  le  capitaine  l'assurance  que  le  lendemain  matin  nous  pourrions 
apercevoir  à  l'horizon  les  cimes  bleuâtres  du  Carmel.  Tout  à  coup  des 
cris  d'épouvante  partent  de  la  dunette.  «Farg/iae/  bahr!  farqha  el  bahrl» 

—  Qu'est-ce  donc? —  «Une  poule  à  la  mer!  »  La  circonstance  me 
paraissait  peu  grave;  cependant  l'un  des  matelots  turcs  auquel  appar- 
tenait la  poule  se  désolait  de  la  manière  la  plus  touchante,  et  ses  com- 
pagnons le  plaignaient  très  sérieusement.  On  le  retenait  pour  l'empê- 
cher de  se  jeter  à  feau,  et  la  poule  déjà  éloignée  faisait  des  signes  de 
détresse  dont  on  suivait  les  phases  avec  émotion.  Enfin  le  capitaine, 
après  uri  moment  de  doute,  donna  l'ordre  qu'on  arrêtât  le  vaisseau. 

Pour  le  coup,  je  trouvai  un  peu  fort  qu'après  avoir  perdu  deux  jours 
on  s'arrêtât  par  un  bon  vent  pour  une  poule  noyée.  Je  donnai  deux 
piastres  au  matelot,  pensant  que  c'était  là  tout  le  joint  de  l'affaire,  car 
un  Arabe  se  ferait  tuer  pour  beaucoup  moins.  Sa  figure  s'adoucit,  mais 
il  calcula  saus  doute  immédiatement  qu'il  aurait  un  double  avantage  à 
ravoir  la  poule,  et  en  un  clin  d'œil  il  se  débarrassa  de  ses  vêtemens  et 
se  jeta  à  la  mer. 

La  distance  jusqu'où  il  nagea  était  prodigieuse.  Il  fallut  attendre  une 
demi-heure  avec  l'inquiétude  de  sa  situation  et  de  la  nuit  qui  venait; 
notre  homme  nous  rejoignit  enfin  exténué,  elon  dut  le  retirer  de  l'eau, 
car  il  n'avait  plus  la  force  de  grimper  le  long  du  bordage. 

Une  fois  en  sûreté,  cet  homme  s'occupait  plus  de  sa  poule  que  de  lui- 
même;  il  là  réchauffait,  la  frottait,  et  ne  fut  content  qu'en  la  voyant 
respirer  à  l'aise  et  sautiller  sur  le  pont.   . 

Le  bâtiment  s'était  remis  en  route.  —  Le  diable  soit  de  la  poule  ! 
dis-je  à  l'Arménien;  nous  avons  perdu  une  heure. 

—  Eh  quoi!  vouliez-vous  donc  qu'il  la  laissât  se  noyer? 


LA  SANTA-BARBARA.  723^ 

« 

—  Mais  j'en  ai  aussi,  des  poules,  et  je  lui  en  aurais  donné  plusieurs 
pour  celle-là  ! 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  Gomment  donc  !  mais  je  sacrifierais  toutes  les  poules  de  la  terre 
pour  qu'on  ne  perdît  pas  une  heure  de  bon  vent,  dans  un  bâtiment  où 
nous  risquons  demain  de  mourir  de  soif. 

—  Voyez-vous,  dit  l'Arménien,  la  poule  s'est  envolée  à  sa  gauche,  au 
moment  où  il  s'apprêtait  à  hii  couper  le  cou. 

—  J'admettrais  volontiers,  répondis-je,  qu'il  se  fût  dévoué  comme 
musulman  pour  sauver  une  créature  vivante,  mais  je  sais  que  le  res- 
pect des  vrais  croyans  pour  les  animaux  ne  va  point  jusque-là,  puis- 
qu'ils les  tuent  fort  bien  pour  leur  nourriture. 

—  Sans  doute,  ils  les  tuent,  mais  avec  des  cérémonies,  en  prononçant 
des  prières,  et  encore  ne  peuvent-ils  leur  couper  la  gorge  qu'avec  un 
couteau  dont  le  manche  soit  percé  de  trois  clous  et  dont  la  lame  soit 
sans  brèche.  Si  tout  à  l'heure  la  poule  s'était  noyée,  le  pauvre  homme 
était  certain  de  mourir  d'ici  à  trois  jours. 

—  C'est  bien  différent,  dis-je  à  l'Arménien. 

Ainsi,  pour  les  Orientaux,  c'est  toujours  unechose  grave  que  de  iuer 
un  animal.  11  n'est  permis  de  le  faire  que  pour  sa  nourritui^  expresse^ 
ment  et  dans  des  formes  qui  rappellent  Tantique  institution  des  sacri'- 
fices.  On  sait  qu'il  y  a  quelque  chose  de  pareil  chez  les  Israélites;  le» 
bouchers  sont  obligés  d'employer  des  sacrificateurs  (schocket)  qui  ap- 
partiennent à  Tordre  religieux,  et  ne  tuent  chaque  bête  qu'es  em- 
ployant des  formules  consacrées.  —  Ce  préjugé  se  retrouve  ^c  de* 
nuances  diverses  dans  la  plupart  des  religions  du  Levaiit.  La  chasse 
même  n'est  tolérée  que  contre  les  bêtes  féroces  et  en  punition  die  dé- 
gâts causés  par  elles.  La  chasse  au  faucon  était  pourtant,  à  l'épcKiue  des 
califes,  le  divertissement  des  grands,  mais  par  une  sorte  d'inlerpré- 
tation  qui  rejetait  sur  l'oiseau  de  proie  la  responsabilité  du  sang  versé. 
—  Au  fond,  sans  adopter  les  idées  de  l'Inde,  on  peut  convenir  qu'il  y  a 
quelque  chose  de^rand  dans  cette  pensée  de  ne  tuer  aucun  animai 
sans  nécessité.  Les  formules  recommandées  pour  le  cae  où  on  leur 
ôte  la  vie,  par  le  besoin  de  s'en  faire  une  nourriture,  ont  pour  but  sans 
doute  d'empêcher  que  la  souffrance  se  prolonge  plus  d'ue  instant,  ce 
que  les  habitudes  de  la  chasse  rendent  malheureusement  impossible. 

L'Arménien  me  raconta  à  ce  sujet  que,  du  temps  de  Mahmoud,  Cou- 
stantinople  était  tellement  rempli  de  chiens,  que  les  voitures  avaieoA 
peine  à  circuler  dans  les  rues.  Ne  pouvant  les  détruire,  ni  comme  ani- 
maux féroces,  ni  comme  propres  à  la  nourriture,  on  imagina  de  les 
exporter  dans  des  ilots  déserts  de  l'entrée  du  Bosphore.  Il  fallut  les 
embarquer  par  milliers  dans  des  caïques,  et  au  moment  où,  ignorant 
de  leursort,  ils  prirent  possession  de  leurs  nouveaux  domaines,  un  tmm 


72i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  fit  un  discours,  exposant  que  l'on  avait  cédé  à  une  nécessité  ab- 
solue, et  que  leurs  âmes,  à  l'heure  de  la  mort,  ne  devaient  pas  en  vou- 
loir aux  fidèles  croyans;  —  que,  du  reste,  si  la  volonté  du  ciel  était 
qu'ils  fussent  sauvés,  cela  arriverait  assurément.  H  y  avait  beaucoup 
de  lapins  dans  ces  îles,  et  les  chiens  ne  réclamèrent  pas  tout  d'abord 
contre  ce  raisonnement  jésuitique;  mais,  quelques  jours  plus  tard,  tour- 
mentés par  la  faim,  ils  poussèrent  de  tels  gémissemens,  qu'on  les  en- 
tendait de  Constantinople.  Les  dévots,  émus  de  cette  lamentable  protes- 
tation, adressèrent  de  graves  remontrances  au  sultan,  —  déjà  trop 
suspect  de  tendances  européennes,  — de  sorte  qu'il  fallut  donner  l'ordre 
de  faire  revenir  les  chiens,  qui  furent  en  triomphe  réintégrés  dans  tous 
leurs  droits  civils. 

Vn.   —  CATASTROPHE. 

L'Arménien  m'était  de  quelque  ressource  dans  les  ennuis  d'une  telle 
traversée,  mais  je  voyais  avec  plaisir  aussi  que  sa  gaieté,  son  mtaris- 
sable  bavardage,  ses  narrations,  ses  remarques,  donnaient  à  la  pauvre 
Zeynèby  (c'est  en  français  le  même  nom  que  Zénobie)  l'occasion,  si 
chère  aux  femmes  de  ces  pays,  d'exprimer  ses  idées  avec  cette  volu- 
bilité de  consonnes  nasales  et  gutturales  où  il  m'était  si  difficile  de  saisir 
non  pas  seulement  le  sens,  mais  le  son  même  des  paroles. 

Avec  la  magnanimité  d'un  Européen,  je  souffrais  même  sans  diffi- 
culté que  l'un  ou  l'autre  des  matelots  qui  pouvait  se  trouver  assis  près 
de  noiunsur  les  sacs  de  riz,  lui  adressât  quelques  mots  de  conversa- 
tion. En  Orient,  les  gens  du  peuple  sont  généralement  familiers,  d'a- 
bord parce  que  le  sentiment  de  l'égalité  y  est  établi  plus  sincèrement 
que  parmi  nous,  et  puis  parce  qu'une  sorte  de  politesse  innée  existe 
dans  toutes  les  classes.  Quant  à  l'éducation,  elle  est  partout  la  même, 
très  sommaire,  mais  universelle.  C'est  ce  qui  fait  que  l'homme  d'un 
humble  état  devient  sans  transition  le  favori  d'un  grand  et  monte  aux 
premiers  rangs  sans  y  paraître  jamais  déplacé. 

Il  y  avait  parmi  nos  matelots  un  certain  Turc  d'Anatolie,  très  ba- 
sané, à  la  barbe  grisonnante  et  qui  causait  avec  l'esclave  plus  souvent 
et  plus  longuement  que  les  autres.  Je  l'avais  remarqué,  et  je  demandai 
à  l'Arménien  ce  qu'il  pouvait  dire;  il  fit  attention  à  quelques  paroles, 
et  me  dit  :  «Ils  parlent  ensemble  de  religion.  »  Cela  me  parut  fort  res- 
pectable, d'autant  que  c'était  cet  homme  qui  faisait  pour  les  autres,  en 
qualité  de  hadji  ou  pèlerin  revenu  de  la  Mecque ,  la  prière  du  matin 
et  du  soir.  Je  n'avais  pas  songé  un  instant  à  gêner  dans  ses  pratiques 
habituelles  cette  pauvre  femme,  dont  une  fantaisie,  hélas!  bien  peu 
coûteuse,  avait  mis  le  sort  dans  mes  mains.  Seulement,  au  Caire,  dans 
un  moment  où  elle  était  un  peu  malade,  j'avais  essayé  de  la  faire  re- 


LA  8AIHTA-BARBARA.  725 

noncer  à  l'habitude  de  tremper  dans  l'eau  froide  ses  mains  et  ses  pieds 
tous  les  matins  et  tous  les  soirs  en  faisant  ses  prières;  mais  elle  faisait 
peu  de  cas  de  mes  préceptes  d'hygiène  et  n'avait  consenti  qu'à  s'abstenir 
de  la  teinture  de  henné,  qui,  ne  durant  que  cinq  à  six  jours  environ, 
obUge  les  femmes  d'Orient  à  renouveler  souvent  une  préparation  fort 
disgracieuse  pour  qui  la  voit  de  près.  —  Je  ne  suis  pas  ennemi  de  la 
teinture  des  sourcils  et  des  paupières;  j'admets  encore  le  carmin  appli- 
qué aux  joues  et  aux  lèvres;  —  mais  à  quoi  bon  colorer  en  jaune  des 
mains  déjà  cuivrées,  qui  dès-lors  passent  au  safran?  Je  m'étais  montré 
inflexible  sur  ce  point. 

Ses  cheveux  avaient  repoussé  sur  le  front;  ils  allaient  rejoindre  des 
deux  côtés  les  longues  tresses  mêlées  de  cordonnets  de  soie  et  frémis- 
santes de  sequins  percés  (de  faux  sequins],  qui  flottent  du  col  aux  talons, 
selon  la  mode  levantine. — Le  taktikos  festonné  d'or  s'inclinait  avec  grâce 
sur  son  oreille  gauche ,  et  ses  bras  portaient  enfilés  de  lourds  anneaux 
de  cuivre  argenté,  grossièrement  émaiUés  de  rouge  et  de  bleu,  parure 
tout  égyptienne.  D'autres  encore  résonnaient  à  ses  chevilles,  malgré 
la  défense  du  Coran,  qui  ne  veut  pas  qu'une  femme  fasse  retentir  les 
b^oux  qui  ornent  ses  pieds. 

Je  l'admirais  ainsi,  gracieuse  dans  sa  robe  à  rayures  de  soie  et  drapée 
du  milayeh  bleu,  avec  ces  airs  de  statue  antique  que  les  femmes  d'Orient 
possèdent  sans  le  moins  du  monde  s'en  douter.  —  L'animation  de  son 
geste,  une  expression  inaccoutumée  de  ses  traits,  me  frappaient  par 
momens,  sans  m' inspirer  d'inquiétudes;  —  le  matelot  qui  causait  avec 
elle  aurait  pu  être  son  grand-père,  et  il  ne  semblait  pas  craindre  que 
ses  paroles  fussent  entendues. 

—  Savez-vous  ce  qu'il  y  a?  me  dit  l'Arménien,  qui,  un  peu  plus  tard, 
s'était  approché  des  matelots  causant  entre  eux;  ces  gens-là  disent  que 
la  femme  qui  est  avec  vous  ne  vous  appartient  pas. 

—  Ils  se  trompent,  lui  dis-je;  vous  pouvez  leur  apprendre  qu'elle  m'a 
été  vendue  au  Caire  par  Abd-el-Kerim,  moyennant  cinq  bourses.  J'ai 
le  reçu  dans  mon  portefeuille.  Et  d'ailleurs  cela  ne  les  regarde  pas. 

—  Us  disent  que  le  marchand  n'avait  pas  le  droit  de  vendre  une  femme 
de  religion  musulmane  à  un  chrétien. 

—  Leur  opinion  m'est  indifférente,  et  au  Caire  on  en  sait  plus  qu'eux 
là-dessus.  Tous  les  Francs  y  ont  des  esclaves,  soit  chrétiens,  soit  mu- 
sulmans. 

—  Mais  ce  ne  sont  que  des  nègres  ou  des  Abyssiniens;  ils  ne  peuvent 
avoir  d'esclaves  de  la  race  blanche. 

— Trouvez- vous  que  cette  femme  soit  blanche? 
L'Arménien  secoua  la  tête  d'un  air  de  doute. 

—  Écoutez,  lui  dis-je;  quant  à  mon  droit,  je  ne  puis  en  douter,  ayant 


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f 


3i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pris  d'avance  les  informations  iiécessaires.  Dites  maintenant  au  cs4>i- 
taine  qu'il  ne  convient  pas  que  ses  matelots  causent  avec  elle. 
>s  —  Le  capitaine,  me  dit-il,  après  avoir  parlé  à  ce  dernier,  répond  que 

vous  auriez  pu  le  lui  défendre  à  elle-même  tout  d'abord. 

—  Je  ne  voulais  pas,  répliquai-je,  la  priver  du  plaisir  de  parler  sa 
langue,  ni  l'empêcher  de  se  joindre  aux  prières;  d'ailleurs,  la  confor- 
Baation  du  bâtiment  obligeant  tout  le  monde  d'être  ensemble,  il  était 
difficile  d'empêcher  l'échange  de  quelques  parles. 

Le  capitaine  Nicolas  n'avait  pas  l'air  très  bien  disposé,  —  ce  que  j'at- 
tribuais quelque  peu  au  ressentiment  d'avoir  vu  sa  proposition  d'é- 
change repoussée.  Cependant  il  fit  venir  le  matelot  hadji  que  j'avais 
désigné  surtout  comme  malveillant,  et  lui  parla.  Quant  à  moi,  je  ne 
voulais  rien  dire  à  l'esclave,  pour  ne  pas  me  donner  le  rôle  odieux  d'un 
maître  exigeant. 

Le  matelot  parut  répondre  d'un  air  très  fier  au  capitaine,  —  qui  me 
fit  dire  par  l'Arménien  de  ne  plus  me  préoccuper  de  cela,  —  que  c'était 
un  homme  exalté  [medjnoun],  une  espèce  de  saint  que  ses  camarades 
respectaient  à  cause  de  sa  piété;  que  ce  qu'il  disait  n'avait  nulle  impor- 
tance d'ailleurs.  — Cet  homme,  en  effet,  ne  parla  plus  à  l'esclave, 
mais  il  causait  très  haut  devant  elle  avec  ses  camarades,  et  je  com- 
prenais bien  qu'il  s'agissait  de  la  muslim  [musulmane]  et  du  Jtoumi 
(Romain).  U  fallait  en  finir,  et  je  ne  voyais  aucun  moyen  d'éviter  ce 
système  d'insinuation.  Je  me  décidai  à  faire  venir  l'esclave  près  de 
nous,  et,  avec  l'aide  de  l'Arménien,  nous  eûmes  à  peu  près  la  conver- 
sation suivante  : 

—  Qu'est-ce  que  t'ont  dit  ces  hommes  tout  à  l'heure? 

—  Que  j'avais  tort,  étant  croyante,  de  rester  avec  un  infidèle. 

—  Mais  ne  savent-ils  pas  que  je  t'ai  achetée? 

—  Us  disent  qu'on  n'avait  pas  le  droit  de  me  vendre  à  toi. 

—  Et  penses-tu  que  cela  soit  vrai? 

—  Dieu  le  sait  I 

—  Ces  hommes  se  trompent,  et  tu  ne  dois  plus  leur  parler. 

—  Ce  sera  ainsi,  me  dit-elle. 

Je  priai  l'Arménien  de  la  distraire  un  peu  et  de  lui  conter  des  his- 
toires. Ce  garçon  m'était,  après  tout,  devenu  fort  utile,  il  lui  parlait  tou- 
jours de  ce  ton  flûte  et  gracieux  qu'on  emploie  pour  égayer  les  enfans, 
—  et  commençait  invariablement  par  a  Kedya  sitti?....  »  —  Eh  bieni 
donc,  madame!...  qu'est-ce  donc?  nous  ne  rions  pas?  Voulez-vous  sa- 
voir les  aventures  de  la  tête  cuite  au  four?  — 11  lui  racontait  alors  une 
vieille  légende  de  Constantinople,  où  un  tailleur,  croyant  recevoir  un 
habit  du  sultan  à  réparer,  emporte  chez  lui  la  tète  coupée  d'un  aga  qui 
lui  a  été  remise  par  erreur,  —  si  bien  que,  ne  sachant  comment  se  dé- 


LA  SANTA-BARBARA.  727 

barrasser  ensuite  de  ce  triste  dépôt,  il  renvoie  au  four,  dans  un  yase  de 
terre,  chez  un  pâtissier  grec.  Ce  dernier  en  gratifie  un  barbier  franc, 
en  la  substituant  furtivement  à  sa  tête  à  perruque;  le  Franc  la  coiffe, 
puis,  s'apercevant  de  sa  méprise,  la  porte  ailleurs,  —  enfin  il  en  résulte 
encore  une  foule  de  méprises  plus  ou  moins  comiques.  Ceci  est  de  la 
bouffonnerie  turque  du  plus  haut  goût. 

La  prière  du  soir  ramenait  les  cérémonies  habituelles.  Pour  ne  scan- 
daliser personne,  j'allai  me  promener  sur  le  tillac  de  Tavant,  épiant 
le  lever  des  étoiles  et  faisant  aussi,  moi,  ma  prière,  qui  est  celle  des 
rêveurs  et  des  poètes,  c'est-à-dire  l'admiration  de  la  nature  et  l'en- 
thousiasme des  souvenirs.  Oui,  je  les  admirais  dans  cet  air  d'Orient  si 
pur  qu'il  rapproche  les  cieux  de  l'homme,  ces  astres-dieux,  formes 
diverses  et  sacrées,  que  la  Divinité  a  rejetées  tour  à  tour  comme  les 
masques  de  l'éternelle  Isis.  —  Uranie,  Astarté,  Saturne,  Jupiter!  — 
vous  itie  représentez  encore  les  transformations  des  humbles  croyances 
*de  nos  aïeux.  Ceux  qui,  par  millions,  ont  sillonné  ces  mers  prenaient 
sans  doute  le  rayonnement  pour  la  flamme  et  le  trône  pour  le  dieu; 
mais  qui  n'adorerait  dans  les  astres  du  ciel  les  preuves  mêmes  de  Féter- 
nelle  puissance,  et  dans  leur  marche  régulière  l'action  vigilante  d'un 
esprit  caché? 

VIII.   —  LA  ME?iACE. 

En  retournant  vers  le  capitaine,  je  vis,  dans  une  encoignure  au  pîed 
de  la  chaloupe,  l'esclave  et  le  matelot  hadji  qui  causaient  avec  action. 

Pour  cette  fois  il  n'y  avait  plus  rien  à  ménager;  je  tirai  violemment 
l'esclave  par  le  bras,  et  elle  alla  tomber,  —  fort  mollement  il  est  vrai, 
—  sur  un  sac  de  riz. 

—  Giaour!  s'écria-t-elle. 

J'entendis  parfaitement  le  mot.  U  n'y  avait  pas  à  faiblir  :  a  Enté 
giaour!  o  répliquai-je  sans  trop  savoir  si  ce  dernier  mot  se  disait  au 
féminin;  mais  elle  comprit  bien  que  cela  signifiait  :  C'est  toi  qui  es  une 
infidèle;  —  et  lui,  syoutai-je  en  montrant  le  hadji,  est  un  chien  [kelh). 

Je  ne  sais  si  la  colère  qui  m'agitait  était  plutôt  de  me  voir  méprisé 
comme  chrétien  ou  de  songer  à  l'ingratitude  de  cette  femme  que  j'avais 
toujours  traitée  comme  une  égale.  Le  hadji,  s' entendant  traiter  de  chien, 
avait  fait  \m  signe  de  menace,  mais  s'était  retourné  vers  ses  compa- 
gnons avec  la  lâcheté  habituelle  des  Turcs  de  basse  classe,  qui,  après 
tout,  n'oseraient  seuls  attaquer  un  Franc.  Deux  ou  trois  d'entre  eux 
s'avancèrent  en  proférant  des  ûatjures,  et  machinalement  j'avais  saisi 
un  des  pistolets  de  ma  ceinture  sans  songer  que  ces  armes  à  la  crosse 
étincelante,  —  achetées  au  Caire  pour  compléter  mon  costume,  — 
n'étaient  fatales  d'ordinaire  qu'à  la  main  qui  veut  s'en  servir.  J'avouerai 
de  plus  qu'elles  n'étaient  point  chargées. 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Y  songez-vous?  me  dit  l'Arménien  en  m'arrêtant  le  bras.  C'est  un 
fou,  et  pour  ces  gens-là  c'est  un  saint:  laissez-les  crier,  le  capitaine  va 
leur  parler. 

L'esclave  faisait  mine  de  pleurer,  comme  si  je  lui  avais  fait  beau- 
coup de  mal,  et  ne  voulait  pas  bouger  de  la  place  où  elle  était.  Le  ca- 
pitaine arriva,  et  dit  avec  son  air  indifférent  :  <c  Que  voulez-vous?  ce 
sont  des  sauvages!  »  et  il  leur  adressa  quelques  paroles  assez  molle- 
ment. «Ajoutez,  dis-je  à  l'Arménien,  qu'arrivé  à  terre  j'irai  trouver  le 
pacha,  et  je  leur  ferai  donner  des  coups  de  bâton.  » 

Je  crois  bien  que  l'Arménien  leur  traduisit  cela  par  quelque  com- 
pliment empreint  de  modération.  Ils  ne  dirent  plus  rien,  mais  je  sen- 
tais bien  que  ce  silence  me  laissait  une  position  trop  douteuse.  Je  me 
souvins  fort  à  propos  d'une  lettre  de  recommandation  que  j'avais  dans 
mon  portefeuille  pour  le  pacha  d'Acre,  et  qui  m'avait  été  donnée  par 
un  de  mes  amis,  qui  a  été  quelque  temps  membre  du  divan  à  Constan- 
tinople.  Je  tirai  mon  portefeuille  de  ma  veste,  ce  qui  excita  une  in- 
quiétude générale.  Le  pistolet  n'aurait  servi  qu'à  me  faire  assommer, 
—  surtout  étant  de  fabrique  arabe;  —  mais  les  gens  du  peuple  en 
Orient  croient  toujours  les  Européens  quelque  peu  magiciens  et  capa- 
bles de  tirer  de  leur  poche,  à  un  moment  donné,  de  quoi  détruire  toute 
une  armée.  On  se  rassura  en  voyant  que  je  n'avais  extrait  du  portefeuille 
qu'une  lettre,  du  reste  fort  proprement  écrite  en  arabe  et  adressée  au 
terrible  Ahmed-Pacha,  qui  précédemment  avait  fait  partie  de  l'ambas- 
sade turque  à  Paris. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  heureux  dans  mon  idée  et  dans  ma  situation, 
c'est  que  nous  nous  trouvions  justement  à  la  hauteur  de  Saint-Jean- 
d'Acre,  où  il  fallait  relâcher  pour  prendre  de  l'eau.  La  ville  n'était  pas 
encore  en  vue,  mais  nous  ne  pouvions  manquer,  si  le  vent  conUnuait, 
d'y  arriver  le  lendemain.  Quant  à  Ahmed-Pacha,  par  un  autre  hasard 
digne  de  s'appeler  providence  pour  moi  et  fatalité  pour  mes  adver- 
saires, je  l'avais  rencontré  à  Paris  dans  plusieurs  soirées.  —  Il  m'avait 
donné  du  tabac  turc  et  fait  beaucoup  d'honnêtetés.  La  lettre  dont  je 
m'étais  chargé  lui  rappelait  ce  souvenir,  de  peur  que  le  temps  et  ses 
nouvelles  grandeurs  ne  m'eussent  effacé  de  sa  mémoire;  mais  il  deve- 
nait clair  néanmoins,  par  la  lettre,  que  j'étais  un  personnage  très  puis- 
samment recommandé.  ^ 

La  lecture  de  ce  document  produisit  l'effet  du  qtws  ego  de  Neptune. 
L'Arménien,  après  avoir  mis  la  lettre  sur  sa  tête  en  signe  de  respect, 
avait  ôté  Tenveloppe  qui,  comme  il  est  d'usage  pour  les  recommanda- 
tions, n'était  point  fermée,  et  montrait  le  texte  au  capitaine  à  mesure 
qu'il  le  lisait.  Dès-lors  les  coups  de  bâton  promis  n'étaient  plus  une  illu- 
sion pour  le  hadji  et  ses  camarades.  Ces  gamemens  baissèrent  la  tête, 
et  le  capitaine  m'expliqua  sa  propre  conduite  par  la  crainte  de  heurter 


LA  SANTA-BARBARA.  729 

leurs  idées  religieuses,  n'étant  lui-même  qu'un  pauvre  sujet  grec  du 
sultan  (raya),  qui  n'avait  d'autorité  qu'en  raison  du  service.  Quant  à  la 
femme,  dit-il,  si  vous  êtes  l'ami  d'Ahmed-Pacha,  elle  est  bien  à  vous  : 
qui  oserait  lutter  contre  la  faveur  des  grands? 

L'esclave  n'avait  pas  bougé,  cependant  elle  avait  fort  bien  entendu  ce 
qui  s'était  dit.  Elle  ne  pouvait  avoir  de  doute  sur  sa  position  momen- 
tanée, car,  en  pays  turc,  une  protection  vaut  mieux  qu'un  droit;  — 
désormais  je  tenais  à  constater  le  mien  aux  yeux  de  tous. 

—  N'es-tu  pas  née,  lui  lis-je  dire,  dans  un  pays  qui  n'appartient  pas 
au  sultan  des  Turcs? 

—  Cela  est  vrai,  dit-elle;  je  suis  Hindi  (Indienne). 

—  Eh  bien  I  tu  peux  être  au  service  d'un  Franc,  comme  les  Abyssi- 
niennes (Habesch),  qui  sont,  ainsi  que  toi,  couleur  de  cuivre  et  qui  te 
valent  bien. 

—  Aioua  (oui)!  dit-elle  comme  convaincue,  anamamlouk  enté: je 
suis  ton  esclave. 

—  Eh  bien  !  dis-je,  te  souviens-tu  qu'avant  de  quitter  le  Caire,  je  t'ai 
offert  d'y  rester  libre?  Tu  m'as  dit  que  tu  ne  saurais  où  aller. 

—  C'est  vrai,  il  valait  mieux  me  revendre. 

— Tu  m'as  donc  suivi  seulement  pour  changer  de  pays,  et  me  quitter 
ensuite?  Eh  bieni  puisque  tu  es  si  ingrate,  tu  demeureras  esclave  tou- 
jours, et  tu  ne  seras  pas  une  cadine,  mais  une  servante.  Dès  à  présent, 
tu  garderas  ton  voile  et  tu  resteras  dans  la  chambre  du  capitaine...  avec 
les  grillons.  Tu  ne  parleras  plus  à  personne  ici. 

Elle  prit  son  voile  sans  répondre  et  s'en  alla  s'asseoir  dans  la  petite 
chambre  de  l'avant. 

J'avais  peut-être  un  peu  cédé  au  désir  de  faire  de  l'effet  sur  ces  gens 
tour  à  tour  insolens  ou  ser viles,  toujours  à  la  merci  d'impressions  vives 
et  passagères,  et  qu'il  faut  connaître  pour  comprendre  à  quel  point  le 
despotisme  est  le  gouvernement  normal  de  l'Orient.  Lé  voyageur  le 
plus  modeste  se  voit  amené  très  vite,  si  une  manière  de  vivre  somp- 
tueuse ne  lui  concilie  pas  tout  d'abord  le  respect,  à  poser  théâtralement 
et  à  déployer,  dans  une  foule  de  cas,  des  résolutions  énergiques  qui 
dès-lors  se  manifestent  sans  danger.  L'Arabe,  c'est  le  chien  qui  mord  si 
l'on  recule,  et  qui  vient  lécher  la  main  levée  sur  lui.  En  recevant  un 
coup  de  bâton,  il  ignore  si  au  fond  vous  n'avez  pas  le  droit  de  le  lui 
donner.  Votre  position  lui  a  paru  tout  d'abord  médiocre,  mais  faites  le 
fier,  et  vous  devenez  tout  de  suite  un  grand  personnage  qui  affecte  la 
simphcité.  L'Orient  ne  doute  jamais  de  rien;  tout  y  est  possible;  le 
simple  caleuder  peut  fort  bien  être  un  fils  de  roi,  —  comme  dans  les 
Mille  et  une  Nuits.  D'ailleurs,  n'y  voit-on  pas  nos  princes  d'Europe 
voyager  en  frac  noir  et  en  chapeau  rond? 


730  REVLis  M8  vmui  MQmES. 


IX.   —  OÔTES  DE  PALESTINE. 

J'ai  salué  avec  enivrement  Tapparition  tant  souhaitée  de  la  côte  d'Asie. 
B  y  avait  si  loDg-^temps  que  je  n'avais  vu  des  montagnes!  La  fraîcheur 
iNTumeuse  du  paysage,  Téclat  si  vif  des  maiscHis  peintes  et  des  kiosques 
turcs  se  mirant  dans  Teau  bleue,  les  zones  diverses  des  plateaux  qa 
s'étagent  si  hardiment  entre  la  mer  et  le  ciel,  la  cime  du  Carmel  avec 
l'enceinte  carrée  et  la  haute  coupole  de  son  couvent  célèbre  illuminées 
au  loin  de  cette  radieuse  te&ite  cerise,  qui  rappelle  toujours  la  fraicbe 
Aurore  des  chants  d'Homère;  —  au  pied  de  ces  monts,  Kaiffa,  déjà  dé- 
passée, faisant  face  à  Saint-Jean-d'Acre,  située  à  l'autre  extrémité  de  la 
baie  et  devant  laquelle  notre  navire  s'était  arrêté  :  c'était  un  spectacle  à 
la  fois  plein  de  grandeur  et  de  grâce.  La  mer  à  peine  onduleuse  s'éta- 
lant  comme  l'huile  vers  la  grève  où  moussait  la  mince  frange  de  la 
vague,  et  luttant  de  teinte  azurée  avec  l'étber  qui  vibrait  déjà  des  feux 
eu  soleil  enoere  invisible,  voilà  ce  que  l'Egypte  n'offre  jamais  avec  ses 
côtes  basses  et  ses  horizons  aooillés  de  poussière.  Le  soleil  parut  eolin, 
il  découpa  nettement  devant  nous  la  ville  d'Acre  s'avsmçant  dans  la  mer 
sur  son  promontoire  de  sable,  avec  ses  blanches  coupoles,  ses  murs, 
ses  maisons  à  àerrasees,  et  la  tour  carrée  aux  créneaux  festonnés,  qm 
fut  naguère  la  demeure  du  terrible  Bjîezzar-Pacha,  contre  lequel  luÉla 
Napoléon. 

Nous  avions  jeté  l'ancre  à  peu  de  distance  du  rivage.  II  fallait  attendre 
la  visite  de  la  Santé  avant  que  les  barques  pussent  venir  nous  appro- 
visionner d'eau  fraîche  et  de  fruits.  Quant  à  débarquer,  cela  nous^tait 
interdit,  à  moins  de  vouloir  nous  arrêter  dans  la  ville  et  y  faire  quaran- 
taine. * 

Aussitôt  que  le  bateau  de  la  Santé  fut  venu  constater  que  nous  élioM 
malades,  comme  arrivant  de  la  côte  d'Egypte,  il  fut  permis  aux  ban- 
quettes du  port  de  nous  apporter  les  rafraichissemens  attendus,  et  4e 
recevoir  notre  argent  avec  les  précautions  usitées.  Aussi,  contre  les 
tonnes  d'eau,  les  melons,  les  pastèques  et  les  grenades  qu'on  nous  fai- 
sait passer,  il  fallait  verser  nos  ghazis,  nos  piastres  et  nos  paras  d«»s 
des  bassins  d'eau  vinaigrée  qu'on  plaçait  à  notre  portée. 

Ainsi  ravitaillés,  nous  avions  oublié  nos  querelles  intérieures.  Ne  pou- 
vant débarquer  pour  quelques  heures  et  renonçant  à  m'arrêter  dans  la 
ville,  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'envoyer  au  pacha  ma  lettre,  qui,  du 
reste,  pouvait  encore  m'être  une  recommandation  sur  tout  autre  point 
de  l'antique  côte  de  Phénicie  soumise  au  f>achalik  d'Acre.  — Cette  ville, 
que  les  anciens  appelaient  Ako,  ou  Yétraite,  que  les  Arabes  nomment 
Akka,  s'est  appelée  long-temps  Ptolémaîs.  Quant  à  la  ville  de  Kaifla, 
située  en  face,  au  pied  de  ce  pic  écrasé  et  rocailleux  d'où  le  prophète 


Élie  fut  enlevé  au  ciel  dans  un  char  de  feu,  je  opois  bien  que  ee  fut 
aussi  le  lieu  où  Persée  délivra  Andromède;  *-  mais  il  faudrait  avoir 
toute  une  bibliothèque  avec  soi  pour  vérifier  ces  détails. 

Nous  remettons  à  la  voile^  et  désormais  notre  voyage  est  une  fête; 
nous  rasons  à  un  quart  de  lieue  de  distance  les  côte&  de  la  Célé-Syrie, 
'Ot  la  mer,  toujours  claire  et  bleue»  réfléchit  comme  un  lac  la  gra- 
cieuse chaîne  de  montagnes  qui  va  du  Carmel  au  Liban.  Six  Ueues  plus 
haut  que  SaintrJean-d'Acre  apparaît  Sour,  autrefois  Tjr,  avec  la  jetée 
d'Aleaûmdre,  unissant  à  la  rive  lllot  où  fut  bâtie  la  ville  antique  qu'U 
lui  fallut  assiéger  si  long-temps. 

^x  Ueues  plus  loin,  c'est  Saïda,  Tancienne  Sidon,  qui  presse  comme 
un  troupeau  son  amas  de  blanches  maisons  au  pied  des  montagnes  oc- 
cupées par  les  Druses.  Ces  bords  célèbres  n'ont  que  peu  de  ruines  à 
montrer  comme  souvenirs  de  la  riche  Phénioie;  mais  que  peuvent  laisser 
des  villes  où  a  fleuri^  exclusivement  le  commerce?  Leur  splendeur  a 
passé  comme  Tombre  et  comme  la  pous^ftve,  eila  malédiction  des  livres 
bibliques  s'est  entièrement  réalisée,  comme  tout  ce  que  rêvent  les 
poètes,  comme  tout  ce  que  nie  la  sagesse  des  nations  I 

Cependant,  au  moment  d'atteindre  le  but,  on  se  lasse  de  tout,  làémé  de 
ces  beaux  rivages  et  de  ces  flots  azurés.  Voici  enfla  le  promontoire  du 
Aaz^Beyrouth  et  ses  rochers  grisâtres,  dominés  au  loin  par  la  cime  nei- 
geuse du  Sannin.  La  côte  est  aride;  les  moindres  détails  des  roches  ta- 
pissées de  mousses  rougeâtres  apparaissent  sons  les  rayons  d'un  solaU 
ardent.  Nous  rasons  la  côte,  nous  tournons  vers  le  golfe;  aussitôt  tout 
change.  Un  paysage  plein  de  fraîcheur,  d'ombre  et  de«iknce,  une  vue 
des  Alpes  prise  du  sein  d'un  lac  de  Suisse,  voilà  Beyrouth,  par  un  temps 
calme.  C'est  l'Europe  et  l'Asie  se  fondant  en  molles  caresses;  c'est,  pour 
tout  pèlerin  un  peu  lassé  du  soleil  et  de  la  poussière ,  une  oasis  mari- 
time où  Ton  retrouve  avec  transport,  au  front  des  montagnes,  cette 
chose  si  triste  au  nord,  si  gracieuse  et  si  désirée  au  midi,  ^-des  nuages  I 

0  nuages  bénis!  nuages  de  ma  patrie!  j'avais  oublié  vos  bienfaits!  -^ 
Et  le  soleil  d'Orient  vous  ajoute  encore  tant  de  charmes!  —  Le  matin 
vons  vous  colorez  si  doucement,  à  demi  roses,  à  demi  bleuâtres,  comme 
des  nuages  mythologiques,  du  sein  desquels  on  s'attend  toujours  à  voir 
surgir  de  riantes  divinités;  le  soir,  ce  sont  des  embrasemens  merveil- 
leux, des  voûtes  pourprées  qui  s'écroulent  et  se  dégradent  bientôt  en 
flocons  violets,  taudis  que  le  ciel  passe  des  teintes  du  saphir  à  celles  de 
rémeraude,  phénomène  si  rare  dans  les  pays  du  Nord. 

A  mesure  que  nous  avancions,  la  verdure  éclatait  de  plus  de  nuances, 
et  la  teinte  foncée  du  sol  et  des  constructions  ajoutait  encore  à  la  fraî- 
cheur du  paysage.  La  ville,  au  fond  du  golfe,  semblait  noyée  dans  les 
feuillages,  et,  au  lieu  de  cet  amas  fatigant  de  maisons  peintes  à  la  chaux 
qui  constitue  la  plupart  des  cités  turques,  je  croyais  voir  une  réunion 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  villas  charmantes  semées  sur  un  espace  de  deux  lieues.  Les  construc- 
tions s'aggloméraient,  il  est  vrai,  sur  un  point  marqué  d'où  s'élançaient 
des  tours  rondes  et  carrées;  mais  cela  ne  paraissait  être  qu'un  quartier 
du  centre  signalé  par  de  nombreux  pavillons  de  toutes  couleurs. 

Toutefois,  au  lieu  de  nous  rapprocher,  comme  je  le  pensais,  de  l'é- 
troite rade  où  paraissaient  quelques  mâts  de  navire,  nous  coupâmes  en 
biais  le  golfe  et  nous  allâmes  débarquer  sur  un  ilôt  entouré  de  rochers, 
où  quelques  bâtisses  légères  et  un  drapeau  jaune  représentaient  le  sé- 
jour de  la  quarantaine,  qui,  pour  le  moment,  nous  était  seul  permis. 


X.   —  LA  QUARANTAINE.  ê 

Le  capitaine  Nicolas  et  son  équipage  étaient  devenus  très  aimables  et 
pleins  de  procédés  à  mon  égard.  Ils  faisaient  legr  quarantaine  à  bord; 
mais  une  barque,  envoyée  paii^la  Santé,  nous  transporta  dans  l'îlot,  qui, 
à  le  voir  de  près,  était  plutôt  une  presqu'île.  La  mer  ne  l'isolait  de  terre 
que  dans  les  mauvais  temps.  Une  anse  étroite  parmi  les  rochers,  om- 
bragée d'arbres  séculaires,  aboutissait  à  l'escalier  d'une  sorte  de  clottre 
dont  les  voûtes  en  ogive  reposaient  sur  des  piliers  de  pierre  et  suppor- 
taient un  toit  de  cèdre,  comme  dans  les  couvens  romains.  La  mer  se 
brisait  tout  à  l'entour  sur  les  grés  tapissés  de  fucus,  et  il  ne  manquait 
là  qu'un  chœur  de  moines  et  la  tempête  pour  rappeler  le  premier  acte 
du  Bertram  de  Maturin. 

Il  fallut  attendre  là  quelque  temps  la  visite  du  nazir  ou  directeur  turc, 
qui  voulut  bien  nous  admettre  enfin  aux  jouissances  de  son  don\aine. 
Des  bâtimens  de  forme  claustrale  succédaient  encore  au  premier, 
qui,  seul  ouvert  de  tous  côtés,  servait  à  l'assainissement  des  marchan- 
dises suspectes.  Au  bout  du  promontoire,  un  pavillon  isolé,  dominant 
la  mer,  nous  fut  indiqué  pour  demeure,  —  c'était  le  local  aiTecté  d'or- 
dinaire aux  Européens.  Les  galeries  que  nous  avions  laissées  à  notre 
droite  contenaient  les  familles  arabes  campées  pour  ainsi  dire  dans  de 
vastes  salles  qui  servaient  indifieremment  d'étables  et  de  logemens.  Là 
frémissaient  les  chevaux  captifs,  les  dromadaires  passant  entre  les  bar- 
reaux leur  cou  tors  et  leur  tête  velue;  plus  loin,  des  tribus,  accroupies 
autour  du  feu  de  leur  cuisine,  se  retournaient  d'un  air  sauvage  en  nous 
voyant  passer  près  des  portes.  Du  reste,  nous  avions  le  droit  de  nous 
promener  sur  environ  deux  arpens  de  terrain  semé  d'orge  et  planté 
de  mûriers,  et  de  nous  baigner  même  dans  la  mer  sous  la  surveillance 
d'un  gardien. 

Une  fois  familiarisé  avec  ce  lieu  sauvage  et  maritime,  j'en  trouvai  le 
séjour  cliarmant.  Il  y  avait  là  du  repos,  de  l'ombre  et  une  variété  d'as- 
pects à  défrayer  la  plus  sublime  rêverie.  D'un  côté,  les  montagnes 


LA  SANTA-BARBARA.  733 

sombres  du  Liban,  avec  leut^  croupes  de  teintes  diverses,  émaillées  çà 
et  là  de  blanc  par  les  nombreux  villages  maronites  et  druses  et  les  cou- 
vens  étages  sur  un  horizon  de  huit  lieues;  de  l'autre,  en  retour  de  cette 
chaîne  au  front  neigeux  qui  se  termine  au  cap  Boutroun,  —  tout  l'am- 
phithéâtre de  Beyrouth,  couronné  d'un  bois  de  sapins  planté  par  l'émir 
Fakardin  pour  arrêter  l'invasion  des  sables  du  désert.  Des  tours  cré- 
nelées, des  châteaux,  des  manoirs  percés  d'ogives,  construits  en  pierre 
rougeâtre,  donnent  à  ce  pays  un  aspect  féodal  et  en  même  temps  eu- 
ropéen qui  rappelle  les  miniatures  des  manuscrits  chevaleresques  du 
moyen-âge.  Les  vaisseaux  francs  à  l'ancre  dans  la  rade  et  que  ne  peut 
contenir  le  port  étroit  de  Beyrouth  animent  encore  le  tableau. 

Cette  quarantaine  de  Beyrouth  était  donc  fort  supportable,  et  nos  jours 
se  passaient  soit  à  rêver  sous  les  épais  ombrages  des  sycomores  et  des 
figuiers,  soit  à  grimper  sur  un  rocher  fort  pittoresque  qui  entourait  un 
bassin  naturel  où  la  mer  venait  briser  ses  flots  adoucis.  Ce  lieu  me  fai- 
sait penser  aux  grottes  rocailleuses  des  filles  de  Nérée.  Nous  y  restions 
tout  le  milieu  du  jour,  isolés  des  autres  habitans  de  la  quarantaine, 
couchés  sur  les  algues  vertes  ou  luttant  mollement  contre  la  vague 
écumeuse.  La  nuit,  on  nous  enfermait  dans  le  pavillon,  où  les  mous- 
tiques et  autres  insectes  nous  faisaient  des  loisirs  moins  doux.  Les  tuni- 
ques fermées  à  masque  de  gaze  dont  j'ai  parlé  déjà  étaient  alors  d'un 
grand  secours.  —  Quant  à  la  cuisine,  elle  consistait  simplement  en 
pain  et  fromage  salé,  fournis  par  la  cantine;  il  y  faut  ajouter  des  œufs 
et  des  poules  apportés  par  les  paysans  de  la  montagne;  en  outre,  tous 
les  matins,  on  venait  tuer  devant  la  porte  des  moutons  dont  la  viande 
nous  étdit  vendue  à  une  piastre  (25  centimes)  la  livre.  De  plus,  le  vin 
de  Chypre,  à  une  demie-piastre  environ  la  bouteille,  nous  faisait  un 
régal  digne  des  grandes  tables  européennes;  j'avouerai  pourtant  qu'on 
se  lasse  de  ce  vin  liquoreux  à  le  boire  comme  ordinaire,  et  je  préférais 
le  vin  d'or  du  Liban  dont  le  prix  est  plus  élevé,  et  qui  a  quelque  rap- 
port avec  le  Madère  par  son  goût  sec  et  par  sa  force. 

Un  jour,  le  capitaine  Nicolas  vint  nous  rendre  visite  avec  deux  de  ses 
matelots  et  son  mousse.  Nous  étions  redevenus  très  bons  amis,  et  il  avait 
amené  le  hadji,  qui  me  serra  la  main  avec  une  grande  effusion,  crai- 
gnant peut-être  que  je  ne  me  plaignisse  de  lui,  une  fois  libre  et  rendu 
à  Beyrouth.  Je  fus,  de  mon  côté,  plein  de  cordialité.  Nous  dînâmes  en- 
semble, et  le  capitaine  m'invita  à  venir  demeurer  chez  lui,  si  j'allais  à 
Taraboulous.  Après  le  dîner,  nous  nous  promenâmess  sur  le  rivage;  il 
me  prit  à  part  et  me  fil  tourner  les  yeux  vers  l'esclave  et  l'Arménien,  qui 
causaient  ensemble  assis  plus  bas  que  nous  au  bord  de  la  mer.  Quelques 
mots  mêlés  de  franc  et  de  grec  me  firent  comprendre  son  idée,  —  et  je 
la  repoussai  avec  une  incrédulité  marquée.  11  secoua  la  tête  et  peu  de 

TOME  XVII.  48 


134  RBYI»  X»  DaW  HQHDBS. 

tempi  après  remonta  dans  sa  chaloupe,  pveBaataffoctu^isemaolieQiigé 
de  moi.  —  Le  capitaine  Nicolas^  me  disais-tîe,  a  toiQoarsâur  le  e^ewr 
jnoQ  refus  d'échaager  l'esclaye  contre  son  moussel  —  Cependaoi  Je 
soupçon  me  resta  dans  l'esprit,  attaquant  tout  au  moins  ma  vanité. 

On  comprend  bien  qu'il  était  résulté  de  la  scène  violente  qui  s'était 
passée  sur  le  bâtiment  ime  sorte  de  froideur  entre  l'eedave  et  mai,  il 
s'était  dit  entre  nous  un  de  ces  mots  irrépamUes  dont  a  parlé  l'auteur 
d'Adolphe; — l'épithète  de  giaour  m'avait  blessé  profondément.  — -  Ainsi, 
me  disais-je,  on  n'a  pas  eu  de  peine  à  iui  persuader  que  je  n'avais  pas 
de  droit  sur  elle;  de  plus,  soit  conseil,  soit  réfle&ioa,  elle  se  sent  humi- 
liée d'appartenir  à  un  homme  d'une  race  inférieure  selon  les  idées 
des  musulmans.  Là  situation  dégradée  des  populations  chrétiennea  en 
Orient  rejaillit  au  fond  sur  l'Européen  lui-même;  on  le  redoute  aur  les 
côtes  à  cause  de  cet  appareil  de  .puissance  que  constate  le  passage  des 
vaisseaux;  mais,  dans  lesfpay&ducentre  où  cette  femme  a  vécu,  toiyours 
le  préjugé  vit  tout  entier. 

Pourtant  j'avais  peine  à  admettre  la  dissimulation  dans  cette  ame 
naïve;  le  sentiment  religieux  si  prononcé  en  elle  la  devait  même  dé- 
fendre de  cette  bassesse.  Je  ne  pouvais,  d'un  autre  côté,  me  dissimuler 
les  avantages  de  l'Arménien.  Tout  jeune  encore,  et  beau  de  cette  beauté 
asiatique,  aux  traits  fermes  et  purs,  des  races  nées  au  berceau  du  monde, 

—  il  donnait  l'idée  d'une  ûlle  charmante  qui  aurait  eu  la  fantaisie  d'un 
déguisement  d'homme;  son  costume  même,  à  Texception  de  la  coiffure, 
n'ôtait  qu'à  demi  cette  illusion. 

Me  voilà  comme  Arnolphe,  épiant  de  vaines  apparences  avec  la  con- 
science d'être  doublement  ridicule,  car  je  suis  de  plus  un  maUre.  J'ai  la 
chance  d'être  à  la  fois  trompé  et  volé,  et  je  me  répète,  comme  un  ja- 
loux de  comédie  :  Que  la  garde  d'une  femme  est  un  pesant  fardeau!  ùa 
reste,  me  disais-je  presque  aussitôt,  cela  n'a  rien  d'étonnant;  il  la  dis- 
trait et  l'amuse  par  ses  contes,  il  lui  dit  mille  gentillesses,  tandis  que 
moi,  lorsque  je  parle  dans  sa  langue,  je  dois  produire  un  effet  risible, 

—  comine  un  Anglais,  un  honmie  du  Nord,  froid  et  lourd,  relativement 
à  une  femme  de  mon  pays.  —  Il  y  a  chez  les  Levantins  une  expansion 
chaleureuse  qui  doit  être  séduisante  en  effet  I  -^  L'avouerai-je?  il  me 
sembla  remarquer  des  serremens  de  mains,  des  paroles  tendres,  que  ne 
gênait  même  pas  ma  présence.  J'y  réfléchis  quelque  temps,  puis  je  oms 
devoir  prendre  une  forte  résolution. 

—  Mon  cher,  dis-je  à  l'Arménien,  qu'est-ce  que  vous  faisiez  en 
Egypte? 

— J'étais  secrétaire  de  Toussoun-bey;  je  traduisais  pour  lui  dea  jour- 
naux et  des  livres  français,  j'écrivais  ses  lettres  aux  fonctionnaires  turcs. 
Il  est  mort  tout  d'un  coup,  et  l'on  m'a  congédié,  voilà  ma  position. 


MOL  «Alffâ«fB«tAU.  lÊSb 

•«X-  GtinaiDtaïaiit,  qm  complez-TMi  CnreT 

-^  l^sfèm  entser  ao  «enriœ  du  pacha  4e  Beyrautli.  Je  camMôs  «on 
Éréscriery  qui  est  4e 'ma  Bafioo. 

-*- Et  ne  scHiig«z<^o«s  fM»  à  mmamarier? 

-«-  Je  a'u  pas  d'argent  à  donner  en  donaîpe,  et  auemie  famille  ne 
m'aceerdera  de  femme  aatnement 

AJkms/diB-jeen'inoi-^inéine  après  an  silence,  montrons-^ons  ma- 
|^Daoime,^flBris<insdeiiK  beureux. 

Je  me  sentais  grandi  par  <»tle  pensée.  Ainsi,  j'aurais  délivré  une  en- 
clave et  créé  un  mariage  bonnéle.  J'étais  donc  a  la  fms  Uenfaileur  et 
père!  Je  pris  les  mains  de  l' Arménien  et  je  4ui  dis  :  —  Elle  tous  plaft, 
.épousez-la,  eHe  est  à  tovsI 

J'a»rais  vouhi  avoir  ious  mes  amis  pour  témoins  de  cette  scène 
émovfante,  de  oe  «tableau  patriarcal:  l'Arménien  étenné,  confus  de 
cette  magnanimité;  reiciafve  assise  près  de  nous,  encore  ignorante  du 
sujet  de  notre  entretien,  mais,  à  ce  qu'il  me  semblait,  déjà  inquiète  et 
'Te<pense« 

L'Arménien  levales  lM*a6  au  ciel,  conune  étourdi  de  ma  proposition. 
-— Conunent!  luidis-je,  malbeureux,  tu  hésites!...  Ainsi  tu  séduis  une 
femme  qui  est  à  un  auii*e,  tu  la  détournes  de  ^es  devoirs,  et  ensuite  tu 
■e  veus  pas  t'en  dNNrger quand  on  te  la  doiane!... 

Mais  l'Arménien  negomfureiiaît  rien  à  ces  reproches.  Son  étonneraeirt 
s'exprima  par  une  série  de>proteslations  énergiques.  Jamais  il  n'avait 
eu  la  moindre  idée  ^des  choses  qne  je  pensais.  N  était  si  malheureux 
même  d'une  telle  supposition,  qu'il  se  h&ta  d'en  instruire  l'esclave  et  de 
loi  faire  donner  téRMignage  de  aa  «inoérité.  Apprenant  en  même  temps 
ce  que  j'avait  dit,  elle  en  pamit  Messée  et  surtout  de  la  supposition 
qu'elle  eût  pu  JEaice  attention  à  un  simple  rtnfa,  serviteur  soit  des  Turcs, 
soit  des  Francs,  et  presque  l'égal  d'un  ytumdi. 

Ainsi  le  capitaine  NLccdas  m'av^  induit  en  toute  sorte  de  supposi- 
tions ridicules.  On  reconnaît  bien  là  l'esprit  astucieux  des  Grecs! 

Il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper.  —  En  pénétrant  au  fond  de  ma  con- 
science, je  songeai  avec  amertume  que  mon  beau  sacrifice  n'avait  peut- 
être  eu  d'autre  but  que  d'abdiquer  la  responsabilité  gênante  du  sort 
d'une  fenune  que  je  n'étais  plus  en  position  de  garder. 

XI.   —  LE  PÉRE  BLàlUaœT. 

Quand  nous  sortîmes  de  la  quarantaine,  je  louai  pour  un  mois  un 
logement  dans  une  maison  de  chrétien  maronite,  à  une  demi-lieut'  de  la 
viUe.  La  plupart  de  ces  demeures,  —  situées  au  milieu  des  jardins, 
étagées  sur  toute  la  côte  le  long  des  terrasses  plantées  de  mûriers,  — 


736  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

ont  l'air  de  petits  manoirs  féodaux  bâtis  solidement  en  pierre  brane 
avec  des  ogives  et  des  arceaux.  Des  escaliers  extérieurs  conduisent  aux 
différens  étages  dont  chacun  a  sa  terrasse  jusqu'à  celle  qui  domine  tout 
l'édifice,  et  où  les  familles  se  réunissent  le  soir  pour  jouir  de  la  vue  du 
golfe.  Nos  yeux  rencontraient  partout  une  verdure  épaisse  et  lustrée, 
où  les  baies  régulières  des  nopals  marquent  seules  les  divisions.  Je  m'a- 
bandonnai les  premiers  jours  aux  délices  de  cette  fraîcheur  et  de  cette 
ombre.  Partout  la  vie  et  l'aisance  autour  de  nous^  les  fenunes  bien  vê- 
tues, belles  et  sans  voiles,  allant  et  venant,  presque  toujours  ayec  de 
lourdes  cruches  qu'elles  vont  remplir  aux  citernes  et  portent  gracieuse- 
ment sur  l'épaule.  Notre  hôtesse,  coiffée  d'une  sorte  de  Cône  drapé  en  ca- 
chemire, qui,  avec  les  tresses  garnies  de  sequins  de  ses  longs  cheveux, 
lui  donnait  l'air  d'une  reine  d'Assyrie,  était  tout  simplement  la  femme 
d'un  tailleur  qui  avait  sa  boutique  au  bazar  de  Beyrouth.  Ses  deux  filles 
et  les  petits  enfans  se  tenaient  au  premier  étage^  nous  occupions  le  se- 
cond. 

L'esclave  s'était  vite  familiarisée  avec  cette  famille,  et,  nonchalam- 
ment assise  sur  les  nattes,  elle  se  regardait  comme  entourée  d'inférieurs 
et  se  faisait  servir,  quoi  que  je  pusse  faire  pour  en  empêcher  ces  pauvres 
gens.  Toutefois  je  trouvais  commode  de  pouvoir  la  laisser  en  sûreté 
dans  cette  maison  lorsque  j'allais  à  la  ville.  J'attendais  des  lettres  qui 
n'arrivaient  pas,  —  le  service  de  la  poste  française  se  faisant  si  mal  dans 
ces  parages,  que  les  journaux  et  les  paquets  sont  toujours  eu  arrière 
de  deux  mois.  Ces  circonstances  m'attristaient  beaucoup  et  me  faisaient 
faire  des  rêves  sombres.  Un  matin ,  je  m'éveillais  assez  tard ,  encore  à 
moitié  plongé  dans  les  illusions  du  songe.  Je  vis  à  mon  chevet  un  prêtre 
assis,  qui  me  regardait  avec  une  sorte  de  compassion.    • 

—  Comment  vous  sentez-vous,  monsieur?  me  dit-il  d'un  ton  mélan- 
colique. 

—  Mais,  assez  bien;  pardon,  je  m'éveille,  et... 

—  Ne  bougez  pasi  soyez  calme.  Recueillez-vous.  Songez  que  le  mo- 
ment est  proche. 

—  Quel  moment? 

—  Cette  heure  suprême,  si  terrible  pour  qui  n'est  pas  en  paix  avec 
Dieu! 

—  Ohl  ohl  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc? 

—  Vous  me  voyez  prêt  à  recueillir  vos  volontés  dernières. 

—  Ahl  pour  le  coup,  m'écriai-je,  cela  est  trop  fort!  Et  qui  êtes-vous? 
— ^  Je  m'appelle  le  père  Planchet. 

—  Le  père  Planchet  ! 

—  De  la  compagnie  de  Jésus. 

—  Je  ne  connais  pas  ces  gens-là  ! 

—  On  est  venu  me  dire  au  couvent  des  lazaristes  qu'im  jeune  Amé- 


LA  SANTA-BARBARA.  737 

ricain,  en  péril  de  mort,  m'attendail  pour  faire  quelques  legs  à  la 
communauté. 

—  Hais  je  ne  suis  pas  Américain  I  il  y  a  erreur!  Et  de  plus  je  ne  suis 
pas  au  lit  de  mort;  tous  le  voyez  bien  ! 

Et  je  me  levai  brusquement...  un  peu  avec  le  besoin  de  me  con- 
vaincre moi-même  de  ma  parfaite  santé.  —  Le  père  Planchet  comprit 
enfin  qu*on  l'avait  mal  renseigné.  11  s'informa  dans  la  maison  et  apprit 
que  r  Américain  demeurait  un  peu  plus  loin.  11  me  salua  en  riant  de  sa 
méprise,  et  me  promit  de  venir  me  voir  en  repassant,  enchanté  qu'il 
était  d'avoir  fait  ma  connaissance,  grâce  à  ce  hasard  singulier. 

Quand  il  revint,  l'esclave  était  dans  la  chambre,  et  je  lui  appris  son 
histoire.  —  Comment,  me  dit-il,  vous  êtes-vous  mis  ce  poids  sur  la  con- 
science!... Vous  avez  dérangé  la  vie  de  cette  femme,  et  désormais  vous 
êtes  responsable  de  tout  ce  qui  peut  lui  arriver.  Puisque  vous  ne  pouvez 
l'emmener  en  France  et  que  vous  ne  voulez  pas  sans  doute  l'épouser, 
que  deviendra-t-elle? 

—  Je  lui  donnerai  la  liberté;  c'est  le  bien  le  plus  grand  que  puisse 
réclamer  une  créature  raisonnable. 

—  11  valait  mieux  la  laisser  où  elle  était;  elle  aurait  trouvé  peut-être 
un  bon  maître,  un  mari...  Maintenant  savez-vous  dans  quel  abîme 
d'inconduite  elle  peut  tomber,  une  fois  laissée  à  elle-même?  Elle  ne 
sait  rien  faire,  elle  ne  veut  pas  servir...  Pensez  donc  à  tout  cela. 

Je  n'y  avais  jamais  en  effet  songé  sérieusement.  Je  demandai  con- 
seil au  père  Planchet,  qui  me  dit  : 

— 11  n'est  pas  impossible  que  je  lui  trouve  une  condition  et  un  ave- 
nir. 11  y  a,  ajouta-l-il,  des  dames  très  pieuses  dans  la  ville  qui  se  char- 
geraient de  souL^-sort. 

Je  le  prévins  de  l'extrême  dévotion  qu'elle  avait  pour  la  foi  musul- 
mane. 11  secoua  la  tète  et  se  mit  à  lui  parler  très  long- temps. 

Au  fond ,  cette  femme  avait  le  sentiment  religieux  développé  plutôt 
par  nature  et  d'une  manière  générale  que  dans  le  sens  d'une  croyance 
spéciale.  De  plus,  l'aspect  des  populations  maronites  parmi  lesquelles 
nous  vivions,  et  des  couvens  dont  on  entendait  sonner  les  cloches  dans 
la  montagne,  le  passage  fréquent  des  émirs  chrétiens  et  druses,  qui 
venaient  à  Beyrouth,  magnifiquement  montés  et  pourvus  d'armes  bril- 
lantes, avec  des  suites  nombreuses  de  cavaUers  et  des  noirs  portant 
derrière  eux  leurs  étendards  roulés  autour  des  lances  :  tout  cet  appa- 
reil féodal ,  qui  m'étonnait  moi-même  comme  im  tableau  des  croi- 
sades, apprenait  à  la  pauvre  esclave  qu'il  y  avait,  même  en  pays  turc, 
"*  de  la  pompe  et  de  la  puissance  en  dehors  du  principe  musulman. 

L'eflet  extérieur  séduit  partout  les  femmes,  —  surtout  les  femmes 
ignorantes  et  simples, — et  devient  souvent  la  principale  raison  de  leurs 
sympathies  ou  de  leurs  convictions.  Lorsque  nous  nous  rendions  à  Bey- 


7%  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toi:^th  «t  qH^elle  traversait  la  ftmie  composée  de  femmes  sans  Toiles,  qui 
portaient  sur  la  tête  le  cors  ou  corne  d'argent  ciselée  et  dorée  qui  ba- 
lance un  voile  de  gaze  derrière  leur  tête,  —  autre  mode  conservée  du 
moyen-âge,  —  d'hommes  fiers  et  richement  armés,  dont  pourtant  le 
turban  rouge  ou  bariolé  indiquait  des  croyances  en  dehors  de  Tisla- 
misme,  elle  s'écriait  :  —  Que  de  giaoursl  —  et  cela  adoucissait  un  peu 
mon  ressentiment  d'avoir  été  injurié  avec  ce  mot. 

n  s'agissait  pourtant  de  prendre  un  parti.  Les  Maronites,  nos  hôtes, 
qui  aimaient  peu  ses  manières  et  qui  la  jugeaient  du  reste  au  point  de 
vue  de  l'intolérance  catholique,  me  disaient  :  —  Vendez-la  1  —  Ils  me 
proposaient  même  d'amener  un  Turc  qui  ferait  l'affaire.  On  comprend 
quel  cas  je  faisais  de  ce  conseil  peu  évangélique. 

J'allai  voir  le  père  Planchet  au  couvent  des  lazaristes,  situé  presque 
aux  portes  de  Beyrouth.  11  y  avait  là  des  classes  d'enfans  chrétiens,  dont 
il  dirigeait  l'éducation.  — La  plupart  de  ces  communautés  sont  soumises 
en  effet  à  l'inspection  des  jésuites.  —  Nous  causâmes  long-temps  de 
M.  de  Lamartine,  qu'il  avait  connu  et  dont  il  admirait  beaucoup  les  poé- 
sies. 11  se  plaignit  de  la  peine  qu'il  avait  à  obtenir  du  gouvernement 
l'autorisation  d'agrandir  le  couvent.  Cependant  les  constructions  inter- 
rompues révélaient  un  plan  grandiose,  et  un  escalier  magniflque  en 
marbre  de  Chypre  conduisait  à  des  étages  encore  inachevés.  Les  cou- 
vens  catholiques  sont  très  libres  dans  la  montagne,  mais  aux  portes  de 
Beyrouth  on  ne  leur  permet  pas  de  constructions  trop  importantes,  — 
et  il  était  même  défendu  aux  lazaristes  d'avoir  une  cloche.  Ils  y  avaient 
suppléé  par  un  énorme  grelot, —  qui,  modifié  de  temps  en  temps, 
prenait  des  airs  de  cloche  peu  à  peu.  Les  bâtimens  aussi  s'agrandissaient 
presque  insensiblement  sous  l'œil  peu  vigilant  des  Tutès. 

—  H  faut  un  peu  louvoyer!  me  disait  le  père  Planchet;  avec  de  la 
patience,  nous  arriverons. 

Il  me  reparla  de  l'esclave  avec  une  sincère  bienveillance.  —  Toute- 
fois je  luttais  avec  mes  propres  incertitudes.  Les  lettres  que  j'attendais 
pouvaient  arriver  d'un  jour  à  l'autre  et  changer  mes  résolutions.  Je 
craignais  que  le  père  Planchet,  se  faisant  illusion  par  piété,  n'eût  en 
vue  principalement  l'honneur  \)out  son  couvent  d'une  conversion  mu- 
sulmane ,  et  qu'après  tout  le  sort  de  la  pauvre  fille  ne  devînt  fort  triste 
plus  tard. 

Un  matin ,  elle  entra  dans  ma  chambre  en  frappant  des  mains  et 
s' écriant  towt  «ffrayée  :  —  Durzil  Durzi!  handouguillah  (les  Druses! 
les  Druses  !  des  coups  de  fusil)  ! 

En  effet,  la  fusillade  retentissait  au  loin;  mais  c'était  seulement  une 
/an^(»ta  d'Albanais  qui  allaient  partir  pour  ki  montagne.  Je  m'informai 
et  j'appris  qije  les  Druses  avaient  brûlé  un  village  appelé  Bethméric, 
situéâà  quahre  lieues  environ.  On  envoyait  des  troupes  turques  non  pas 


14  /SAirrA-BAipARA.  739 

contre  eux ,  mais  pour  surveiller  les  mouvemens  des  deux  partis  lut- 
tant encore  sur  ce  point. 

J  étais  allé  à  Beyrouth,  où  j'avais  appris  ces  nouvelles.  Je  revins  très 
tard,  et  Ton  me  dit  qu'un  émir  ou  prince  chrétien  d'un  district  du 
Liban  était  venu  loger  dans  la  maison.  Apprenant  qu'il  y  avait  aussi  un 
Franc  d'Europe,  il  avait  désiré  me  voir  et  m'avait  attendu  long-temps 
dans  ma  chambre,  où  il  avait  laissé  ses  armes  comme  signe  de  con- 
fiance et  de  fraternité.  Le  lendemain,  le  bruit  que  faisait  sa  suite  m'é- 
veilla de  bonne  heure:  il  y  avait  avec  lui  six  hommes  bien  armés  et  de 
magnifiques  chevaux*  Nous  ne  tardâmes  pas  à  faire  connaissaace,  et 
le  prince  me  proposa  d'aller  habiter  quelques  jours  chez  lui  dans  la 
montagne.  J'acceptai  bien  vite  une  occasion  si  belle  d'étudier  les  scènes 
qui  s'y  passaient  et  les  mœurs  de  ces  populations,  parmi  lesquelles  vit 
encore  le  souvenir  du  savant  Volney. 

Il  fallait,  pendant  ce  temps,  placer  convenablement  l'esclave,  que  je 
ne  pouvais  songer  à  emmener.  On  m'indiqua  dans  Beyrouth  une  école 
déjeunes  filles,  dirigée  par  une  dame  de  Marseille,  nommée  M*"*  Cariés. 
C'était  la  seule  où  l'on  enseignât  le  français.  H'"''  Cariés  était  une  très 
bonne  femme,  qui  ne  me  demanda  que  trois  piastres  par  jour  pour 
l'entretien ,  la  nourriture  et.  l'instruction  de  la  pauvre  Zeynèby.  Je  ne 
partis  que  trois  jours  après  l'avoir  placée  dans  cette  maison;  déjà  elle 
s'y  était  fort  bien  habituée  et  était  charmée  de  causer  avec  les  petites 
filles,  que  ses  idées  et  ses  récits  amusaient  beaucoup. 

jfae  Cariés  me  prit  à  part  et  me  dit  qu'elle  ne  désespérait  pas  d'amener 
sa  conversion.  —  Voyez-vous,  me  dit-elle  avec  son  accent  provençal, 
voilà,  moi,  comment  je  m'y  prends.  Je  lui  dis  :  Vois-tu,  ma  fille  »  tous 
les  bons  dieux  de  chaque  pays,  c'est  toHJours  le  bon  Dieul  Mahomet, 
c'est  un  homme  qui  avait  bien  du  mérite....  mais  Jésus-Christ,  il  est 
bien  bon  aussi  I 

Cette  façon  tolérante  et  douce  d'opérer  une  conversion  me  parut  iort 
acceptable.  —  Il  ne  faut  la  forcer  en  rien,  lui  dis-je. 

—  Soyez  tranquille,  ajouta  M**"  Cariés ,  elle  m'a  déjà  promis  d'ella- 
méme  de  venir  à  la  messe  avec  moi  dimanche  prochain. 
^On  comprend  que  je  ne  pouvais  la  laisser  en  de  meilleures  mains 
pour  apprendre  les  principes  de  la  religion  chrétienne  et  le  français»,, 
de  Marseille. 

• 

Gâhaed  db  NiavAL. 


LA 


FRANCE  ET  L'EUROPE 


APRÈS  LE  DÉBAT  DE  L'ADRESSE. 


Deux  questions  grandes  par  elles-mêmes,  plus  grandes  encore  par 
leurs  conséquences  éventuelles,  étaient  soumises  cette  année  aux  déli- 
bérations des  chambres;  deux  parlemens  paraissaient  devoir  se  répondre, 
et,  si  la  tribune  française  avait  déjà  touché  à  d'aussi  redoutables  intérêts, 
elle  n'avait  jamais  rencontré  devant  elle  des  susceptibilités  aussi  vives 
et  des  situations  aussi  délicates.  Je  voudrais  constater  le  résultat  poli- 
tique de  ce  débat;  je  voudrais  faire  comprendre,  sans  les  exagérer  et 
sans  les  amoindrir,  les  conséquences  de  la  protestation  anglaise  contre 
les  mariages  espagnols  et  de  la  protestation  émanée  de  la  France  contre 
la  violation  des  traités  de  Vienne.  Après  avoir  apprécié  chacun  de  ces 
deux  faits  en  eux-mêmes,  j'essaierai  de  caractériser,  comme  je  la  com- 
prends, la  position  qu'ils  ont  donnée  à  la  France  devant  l'Europe. 

S'il  est  un  axiome  dans  la  politique  européenne,  c'est  la  nécessité 
pour  la  France  d'avoir  en  Espagne  un  gouvernement  ami,  et  d'écarter 
à  tout  prix  de  la  cour  de  Madrid  une  influence  étrangèrç  qui  serait  un 
embarras  en  temps  de  paix ,  un  péril  en  temps  de  guerre.  Ce  principe 
fut  universellement  accepté  dans  le  dernier  siècle,  et  l'on  comprit  que 
la  France  ne  pouvait  trouver  quelque  sécurité  du  côté  de  l'Allemagne 
qu'en  étant  pleinement  rassurée  du  côté  de  la  Péninsule.  Mais  à  ce  motif 
aussi  permanent  que  la  situationfgéographique  elle-même  sont  venues 


LA  FRANCE  ET  L'EUROPE  APRÈS  l' ADRESSE.  741 

se  joindre,  depuis  vingt  ans,  des  raisons  plus  in)périeuses  encore.  La 
France  ne  peut  abdiquer  toute  pensée  d'extension  territoriale  que  sous 
la  réserve  de  devenir  puissance  colonisatrice  et  maritime,  et  l'Algérie 
est  désorrpais  pour  TEurope  la  plus  sérieuse  garantie  des  traités  qui 
nous  ont  fait  rentrer  dans  nos  anciennes  limites.  Or,  l'amitié  de  l'Es- 
pagne est  la  condition  même  du  développement  de  la  France  dans  ses 
possessions  d'Afrique.  Si  cette  amitié  est  utile  en  temps  de  paix  pour 
notre  établissement  agricole,  qui  tire  ses  meilleurs  travailleurs  des  Ba- 
léares et  de  l'Andalousie,  elle  devient  indispensable  en  cas  de  guerre 
maritime,  car  l'Espagne  peut  seule  assurer  le  ravitaillement  de  l'Al- 
gérie, et  son  intervention  rendrait  impossible  le  blocus  de  ses  côtes. 
L'alliance  espagnole  n'exi§tât-elle  pas  à  titre  de  principe,  il  faudrait 
donc  l'inventer  :  lorsque  la  France,  pour  s'asseoir  solidement  à  Alger, 
est  contrainte  de  s'appuyer  sur  Tunis  et  de  peser  sur  le  Maroc,  lorsque 
son  vieux  patronage  au  Liban  et  le  devoir  de  maintenir  la  liberté  com- 
merciale du  monde  l'appellent  à  intervenir  si  souvent  dans  les  affaires 
d'Egypte  et  de  Syrie,  il  faut  qu'en  respectant  l'indépendance  intérieure 
de  l'Espagne ,  elle  puisse  en  toute  occasion  compter  sur  elle.  Elle  ne 
saurait  fonder  sa  politique  dans  la  Méditerranée  sans  le  concours  de  la 
puissance  qui  possède  Cadix ,  Algésiras,  Ceuta ,  Barcelone  et  Mabon  : 
mieux  vaudrait  mille  fois  renoncer  à  des  espérances  qui  suffisent  pour 
nous  consoler  de  tant  d'autres  désormais  perdues,  que  d'en  poursuivre 
l'accomplissement  sans  une  condition  manifestement  nécessaire  à  notre 
sécurité  et  à  notre  succès.  L'instinct  public  a  compris  la  connexité  de 
ces  grands  intérêts;  aussi  aurait-il  considéré  l'établissement  à  Madrid 
d'un  gouvernement  soumis  à  une  influence  rivale  comme  une  trahison 
envers  la  France. 

Rarement  politique  a  rencontré  au  sein  des  pouvoirs  publics  et  de 
la  nation  une  plus  vive  adhésion  que  la  politique  suivie  par  le  cabinet 
dans  l'affaire  de  la  succession  espagnole.  Le  principe  posé  dès  1842  par 
,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  notifié  par  lui  aux  grandes 
cours  était  à  la  fois  tellement  français  et  tellement  européen,  si  con- 
forme à  nos  intérêts  et  à  l'équilibre  général  du  monde,  qu'il  ne  pouvait 
soulever  au-delà  des  frontières  aucune  objection  sérieuse.  Aussi  l'An- 
gleterre ne  se  refusa-t-elle  pas  à  l'admettre,  quoiqu'elle  réservât  par 
l'organe  de  lord  Aberdeen  le  droit  et  la  pleine  liberté  de  la  reine  d'Es- 
pagne. Le  mariage  de  cette  princesse  avec  un  descendant  de  Philippe  V 
était  devenu,  grâce  à  la  bonne  attitude  prise  par  la  France,  une  idée 
acceptée  de  tous,  parce  que  tous  comprenaient  qu'aucune  transaction 
n'était  possible  sur  un  point  où  l'intérêt  de  ce  pays  et  l'honneur  de  sa 
maison  régnante  étaient  si  étroitement  engagés.  Pendant  quatre  années, 
l'accomplissement  de  ce  projet  a  été  poursuivi  de  concert  par  le  cabinet 
français  et  par  le  cabinet  tory  :  à  l'avènement  du  ministère  whig,  au 


749  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mois  de  juillet  dernier,  la  France  a  demandé  avec  insistance  à  continuer 
la  même  politique,  et  ce  n'est  qu'après  un  silence  de  quarante  jours, 
et  sur  la  divulgation  d'une  action  isolée  exercée  à  Madrid,  qu'elle  s'est 
crue  libre  d'agir  seule  et  d'aviser. 

La  conduite  du  ministère  dans  cette  occasion  décisive  a  reçu  Tappro- 
bation  de  Topposition  presque  tout  entière,  comme  elle  avait  obtemi 
celle  de  Fopinion  publique.  Le  principe  du  mariage  d'Isabelle  n  avec 
un  descendant  de  Philippe  V  a  été  universellement  admis,  et  le  ma- 
riage de  l'infante  avec  un  prince  français  a  seul  été  attaqué  par  Thono- 
rable  président  du  ministère  du  1*^  mars,  comme  ne  compensant  par 
aucun  avantage  constaté  les  périls  qu'il  pourrait  susciter  un  jour.  On 
voit  donc  que,  dès  l'ouverture  de  la  discussion,  le  terrain  en  a  été  singu- 
lièrement rétréci.  Encore  faut-il  rappeler  que  ni  M.  de  Montalembert,  ni 
H.  le  duc  de  Noailles  à  la  chambre  des  pairs,  ni  M.  Billault,  ni  H.  Ber- 
ryer  à  la  chambre  des  députés,  n'ont  établi  de  distinction  entre  les  deux 
parties  de  la  négociation;  aussi  nettement  que  H.  le  duc  de  Broglie  lui- 
même,  ils  ont  couvert  les  deux  mariages  de  la  même  approbation,  do- 
minés par  cette  pensée  que,  la  succession  d'Espagne  pouvant  sortir  par 
deux  portes  de  la  maison  de  Bourbon,  il  importait  que  la  France  fût 
maîtresse  de  l'une  comme  de  l'autre. 

On  a  quelque  peine  à  s'expliquer  comment  un  esprit  aussi  élevé  que 
celui  de  M.  Thiers  n'a  pas  admis  l'association  intime  des  deux  ques- 
tions, et  comment,  après  avoir  reconnu  la  nécessité  politique  d'unir  la 
reine  à  un  descendant  de  Philippe  V,  le  chef  du  centre  gauche  eût  voulu 
voir  adopter  une  conduite  qui  livrait  la  main  de  l'héritière  du  trône  aux 
poursuites  de  prétendans  étrangers.  Pour  échapper  à  cette  difficulté, 
M.  Thiers  a  insinué  qu'il  y  aurait  eu  avantage  à  provoquer  le  mariage  des 
deux  royales  sœurs  avec  leurs  deux  cousins,  combinaison  qui  assurait  à 
FAngleterre  une  demi-satisfaction ,  puisque  dans  cette  hypothèse  don 
Henri,  son  candidat,  en  admettant  que  le  prince  de  Cobourg  ne  méritât 
pas  mieux  ce  titre,  aurait  eu  la  certitude  de  partager  le  trône  ou  de  s'as- 
seoir sur  le  premier  degré.  J'ai  éprouvé,  je  le  confesse,  quelque  étonne- 
ment  en  voyant  Fillustre  orateur  faire  si  complètement  abstraction  des 
sentimens  trop  connus  de  la  reine-mère,  dont  il  avait  cru  pouvoir,  dans 
fa  session  précédente,  révéler  au  public  les  antipathies  et  les  haines.  Je 
n'ai  pu  comprendre  qu'un  esprit  aussi  pratique  ne  tînt  pas  compte, 
d'une  part,  des  répugnances  fort  légitimes  qu'éprouvaient  les  deux 
reines  pour  un  jeune  prince  qui  s'était  fait  chef  de  parti,  et,  de  Fautre, 
du  besoin  que  ressentait  le  gouvernement  espagnol  de  consolider  l'étal 
de  choses  établi  dans  la  Péninsule  par  tappui  d'un  mariage  étranger. 
L'union  de  la  reine  avec  l'un  des  fils  de  don  François  de  Paule  enlevait 
toute  espérance  aux  nombreux  partisans  de  la  branche  exclue  du  trône; 
pour  qu'une  telle  combinaison  ne  devint  pas  périlleuse,  il  fallait  donc 


LA  FRANCS  ET  l'BCAOPE  APRÈS  l' ADRESSE.  TÂâ 

qu'elle  fût  contrebalancée  par  le  concours  instantané  et  par  le  patro* 
nage  public  d'une  grande  puissance.  L'Espagne  avait  un  intérêt  capital 
à  vouloir  que  la  France  ou  l'Angleterre  donnât  un  prince  à  sa  maison 
royale  :  ceci  a  décidé  en  même  temps  et  l'association  des  deux  ma- 
riages et  leur  simultanéité.  Aussi  l'appréciation  de  cette  négociation, 
indivisible  dans  toutes  ses  parties  quant  au  fond  des  choses  aussi  biea 
que  quant  au  terme  de  leur  accomplissement,  se  réduit-elle  à  ceci  :  le 
double  mariage,  avec  ses  difficultés  éventuelles  dans  l'avenir,  vau4ril 
mieux  pour  la  France  que  le  mariage  du  prince  de  Saxe-Cobourg  avec 
ses  périls  certains  dans  le  présent?  La  question  ainsi  posée  est  résolue, 
car  qu'aurait  dit  l'opposition,  si,  au  lieu  d'annoncer  à  la  France  à  l'ou- 
verture de  la  session  la  double  union  rovale  consacrée  à  Madrid,  la 
couronne  s'était  trouvée  dans  la  nécessité  de  lui  apprendre  le  mariage 
des  .deux  filles  de  Ferdinand  VU  avec  le  chef  du  parti  anglais  et  avec 
le  cousin  du  prince  Albert? 

Peu  de  questions  ont  trouvé  l'opinion  nationale  plus  décidée  et  se  ré- 
fléchissant au  sein  des  chambres  avec  plus  de  chaleur.  Si  M.  Guizot  n'a- 
vait eu  à  parler  que  pour  ses  compatriotes,  il  n'y  avait  guère  de  débat 
à  engager,  car  le  seul  souvenir  du  15  juillet  1840  l'aurait  dispensé  de 
traiter  à  fond  la  question  des  procédés;  mais,  indépendamment  de  l'im- 
portance politique  de  la  négociaticNi  qu'il  fallait  constater  devant  la 
France,  il  avait  la  loyauté  de  sa  propr^  conduite  à  défendre  devant 
l'Europe.  On  sait  comment  cette  double  tâche  a  été  accomplie.  A  l'écla- 
tante lumière  qui  s'est  faite,  les  actes  de  chacun  seront  jugés,  et  l'An- 
gleterre ne  verra  qu'un  échec  grave  sans  doute,  mais  amené  par  une 
politique  différente  de  celle  qui  avait  prévalu  jusqu'alors,  dans  une  af- 
faire où  un  ministre,  compromis  par  sa  propre  faute,  voudrait  associer 
son  pays  à  ses  déceptions  personnelles  et  à  ses  colères.  Déjà  séparés 
dans  les  affaires  de  la  Péninsule  par  le  concours  que  nos  voisins  prê- 
tent aux  progressistes  et  que  nous  accordons  aux  modérés,  nous  le  se- 
rons en  outre  par  un  point  de  droit  constitutionnel  que  la  France 
entend  comme  l'Espagne,  et  qu'il  appartient  à  celle-ci  de  résoudre 
souverainement.  C'est  un  embarras  de  plus  entre  deux  gXMivernemens 
qui  eu  ont  déjà  d'autres,  mais  ce  n'est  point  une  cause  de  guerre-  Cette 
extrémité  suprême  dût-elle  sortir  un  jour  de  la  question,  il  faudrait 
l'accepter  sans  hésiter;  car  il  s'agirait,  ce  jour-là,  de  défendre  l'indé- 
pendance de  la  Péninsule,  l'inviolabihté  de  la  loi  de  succession  émanée 
dé  ses  cortès,  et  de  ne  pas  subir  la  ridicule  interprétation  d'un  traité 
à  laquelle  a  résisté  le  bon  sens  de  toutes  les  chancelleries;  malgré  leurs 
(Bspositions  peu  bienveillantes. 

En  résumé,  si  la  question  ne  disparait  pas  par  la  nais6ance  d'héritiers 
directs  de  la  reine  Isabelle ,  elle  restera  sans  doute  un  grand  embarras 
entre  la  France  et  TAugleterre;  mais  elle  vaut  pour  neuS  toutes  les 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

difficultés  qu'elle  pourra  nous  susciter;  enfin  l'on  peut  compter  qu'elle 
ne  deviendra  pas  une  cause  de  rupture,  du  moment  où  l'on  nous  saura 
irrévocablement  décidés  à  en  aborder  toutes  les  chances,  car  l'Angle- 
terre ne  déviera  pas  en  Europe  de  la  politique  qui  lui  a  fait  accepter 
au-delà  des  mers  l'annexion  du  Texas,  et  lui  donnera  la  résignation 
nécessaire  pour  subir  un  jour  celle  de  la  Californie.  Quant  aux  compli- 
cations récentes  que  les  situations  personnelles  ont  ajoutées  aux  diffi- 
cultés, la  presse  française  me  paraît  s'en  exagérer  singulièrement  la 
portée.  L'Angleterre  ne  fera  pas  pour  une  question  d'hommes  ce  qu'elle 
n'entend  pas  faire  pour  une  question  de  choses.  Il  n'est  personne  d'assez 
solidement  établi  à  Londres  dans  les  conseils  de  la  couronne  et  de  la  na- 
tion pour  faire  dévier,  au  gré  de  ses  susceptibilités,  la  politique  de  son 
pays  du  cours  nécessaire  qui  lui  est  en  ce  moment  tracé  par  l'attitude 
des  États-Unis  et  par  la  situation  de  l'Irlande.  La  Grande-Bretagne  ne 
fait  pas  plus  une  politique  de  colère  qu'une  politique  d'enthousiasme, 
et  si,  comme  il  faut  s'y  attendre,  elle  cherche  quelque  part  une  re- 
vanche, ce  sera  beaucoup  plus  pour  son  profit  politique  que  pour  la  sa- 
tisfaction personnelle  d'un  ministre. 

Dans  l'affaire  de  Cracovie,  les  devoirs  de  la  France  n'étaient  pas  moins 
impérieusement  tracés,  et  elle  les  a  remplis  dans  la  mesure  imposée 
par  la  prudence.  L'une  des  dispositions  les  plus  formelles  de  l'acte  de 
Vienne  a  été  insolemment  enfreinte,  et  cette  insigne  violation  du  traité 
qui  régit  l'élat  territorial  de  l'Europe  a  été  aggravée  par  un  commen- 
taire qui,  s'il  était  accepté,  ne  laisserait  pas  debout  un  seul  article  des 
conventions  de  1815.  Le  gouvernement  français  a  signalé  la  violation 
de  la  foi  jurée;  il  a  pris  des  réserves  à  valoir  pour  l'avenir;  la  chambre, 
répétant  les  paroles  même  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  a 
déclaré  qu'aucune  puissance  ne  pouvait  enfreindre  les  traités  a  sans  en 
affranchir  en  même  temps  les  autres.  » 

Un  débat  des  plus  regrettables  s'est  engagé  sur  ce  paragraphe,  qu'une 
rédaction  différente  aurait  utilement  remplacé.  M.  Barrot  s'est  attaché 
à  prouver  que  toutes  les  dispositions  d'une  convention  diplomatique 
sont  indivisibles,  et,  s'il  n'avait  dit  que  cela,  il  aurait  proclamé  un 
principe  incontestable.  Lorsqu'une  partie  s'est  affranchie  d'une  clause 
écrite,  quelque  minime  qu'en  soit  d'ailleurs  l'importance,  l'autre  par- 
tie rentre  ipso  facto  dans  son  entière  indépendance,  sauf  à  n'en  faire 
usage  qu'avec  opportunité  et  selon  la  mesure  de  son  propre  intérêt. 
Ceci  est  rigoureusement  vrai  en  droit  abstrait,  parce  que  les  nations, 
n'ayant  pas  de  supérieur  commun  pour  arbitrer  leurs  différends^ 
n'ont  d'autre  moyen  de  contraindre  à  réparer  la  violation  d'un  pacte 
que  de  rentrer  l'une  envers  l'autre,  afin  d'obtenir  cette  réparation, 
dans  l'état  de  nature,  c'est-à-dire  de  déclarer  la  guerre;  mais  obliger 
un  cabinet  à  dire  une  telle  chose  en  face  du  monde,  lorsque  d'un  con- 


LA  FRANŒ  ET  l'eUROPE  APRÈS  L' ADRESSE.  745 

sentement  unanime  on  est  résolu  à  ne  pas  tirer  lepée,  se  complaire 
à  argumenter  contre  un  ministre  ou  contre  un  rapporteur,  comme  s'il 
s'agissait  de  faire  passer  une  thèse  à  un  licencié  en  droit,  et  d'éprouver 
leur  sagacité  sur  des  questions  délicates,  c'est  là  un  procédé  tout  au 
moins  irréfléchi.  En  Angleterre,  le  parlement  aurait  décliné  un  tel 
débat. 

D'ailleurs,  le  droit  strict,  reconnu  par  les  publicistes,  ne  dégagerait 
la  France  qu'envers  les  trois  gouvernemens  qui  ont  abrogé  l'article  6  de 
Tacte  principal  de  Vienne;  or,  cet  acte  a  été  signé  par  huit  puissances, 
dont  une  proteste  aussi  vivement  que  nous-mêmes.  Peut-6n  prétendre 
dès-lors  que  les  traités  de  1815  sont  infirmés  dans  ce  qui  se  rapporte  à 
la  fixation  des  limites  territoriales,  et  ne  voit-on  pas  qu'en  soutenant  une 
pareille  doctrine  on  soulèverait  contre  soi  tous  les  états  dont  les  titres  y 
sont  consignés,  depuis  les  monarchies  du  premier  ordre  jusqu'au  du- 
ché de  Lucques  et  à  la  principauté  de  Waldeck?  Professer  d'un  côté  le 
respect  de  toutes  les  nationalités  et  maintenir  de  l'autre  que  les  traités 
de  Vienne  n'existent  plus,  ce  serait  faire,  qu'on  y  prenne  garde,  deux 
choses  contradictoires.  C'est  par  l'effet  de  ces  traités  que  la  Belgique,  la 
Weslphalie,  l'Allemagne  rhénane,  le  royaume  d'Italie,  et  généralement 
tous  les  pays  réunis  par  Napoléon,  ont  échappé  à  la  France.  Nous.tenir 
pour  affranchis  des  conventions  de  Vienne  serait  donc  remettre  en 
question  des  faits  irrévocablement  accomplis  et  rendre  à  la  calomnie 
les  armes  qu'il  nous  importe  tant  de  lui  ôter.  Ces  traités  ont  consacré 
sans  doute  de  vieilles  usurpations  et  en  ont  consommé  de  nouvelles  :  il 
suffit  de  rappeler  la  Pologne,  la  Saxe,  la  Norwége,  Gênes,  Venise;  mais, 
en  ce  qui  concerne  la  France,  leur  effet  a  été  de  la  faire  rentrer  dans 
ses  anciennes  Umites,  et  c'est  le  sens  principal  que  leur  attribue  l'Eu- 
rope du  moins  par  rapport  à  nous.  Prenons*  donc  garde  d'alarmer  les 
peuples  en  voulant  nous  venger  des  cabinets,  et  sachons,  tout  en  pro- 
testant dans  des  termes  dont  les  événemens  fixeront  la  mesure,  conser- 
ver un  milieu  également  éloigné  de  la  faiblesse  et  de  la  témérité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  incorporation  secrètement  préparée  semble 
un  épisode  de  la  politique  du  dernier  siècle  furtivement  transporté 
dans  le  nôtre  :  il  s'est  accompli  au  mépris  d'assurances  réitérées  et  con- 
trairement à  l'intérêt  de  deux  des  cours,  qu'il  a  Contraint  à  la  fois  au 
mensonge  et  à  la  violence.  Comment,  pour  échapper  à  l'embarras  de 
Cracovie,  moins  sérieux  pour  eux  que  ne  l'a  été  pour  la  France  l'agi- 
tation du  département  de  l'Indre,  que  ne  l'est  pour  l'Angleterre  la 
moindre  insurrection  de  l'Irlande,  ces  trois  gouvernemens  ont-ils  pu 
blesser  aussi  profondément  la  conscience  publique  et  réveiller  l'odieux 
souvenir  des  partages  de  la  Pologne,  en  allant  remuer  les  reliques 
d'un  grand  peuple  jusque  dans  la  tombe  où  la  piété  de  l'Europe  les 
avait  enfermées?  Comment  l'Autriche  n'a-t-elle  pas  eu  présent  à  la  mé- 


11R  nrUB  PBS  DEUX  V01IBB9. 

mem  le  mot  récent  de  lord  PalmerstoB  que,  si  les  traités  sont  déiraita 


sur  la  Vistule,  ils  n'existent  plus  sur  le  P6?  Pourquoi  la  Pruase,, 
qpant  une  fois  de  plus  devant  la  Russie,  lui  a-t-elle  fourni  le  meilleop 
des  argumens  pour  préparer  l'incorporation  des  principautés  danu- 
biennes, et  a-t-elle  infirmé  la  valeur  du  seul  titre  en  vertu  duquel  eUfi- 
même  possède  la  moitié  de  la  Saxe  et  les  provinces  rhénanes?  Com?- 
ment  enfin  tout  cela  s*est-il  consommé  au  moment  où  l'état  intérieur 
de  la  Suisse  semblait  commander  de  ménager  le  bon  vouloir  de  la 
France,  et  d'où  vient  qu'on  a  fait  une  pareille  réponse  aux  efforts  tentés 
depuis  si  long-temps  par  celle-ci  pour  faire  prévaloir  dans  toutes  les 
grandes  affaires  la  doctrine  de  l'entente  et  du  concert  européen? 

Pour  répondre  à  ces  questions,  il  faut  se  rendre  un  compte  exact  da. 
la  situation  de  la  France  vis-à-vis  des  grandes  cours  continentales  et  du 
besoin  q^'éprouvent  celles-ci  de  maintenir  entre  elles,  en  toute  cir- 
constance et  à  tout  prix ,  la  plus  étroite  solidarité. 

Il  est  pénible  sans  doute  d'être  amené  à  constater  Tisolement  de  la. 
France,  après  d'aussi  longs  efforts  pour  se  rapprocher  des  puissances 
continentales,  et  d'avoir  à  envisager  les  conséquences  d'une  collision 
possible  avec  l'Angleterre,  lorsqu'on  a  si  long-temps  posé  en  principe 
que  des  rapports  d'intimité  avec  le  cabinet  britaimique  pouvaient  seuls 
assurer  la  paix  du  monde;  mais  des  assurances  plus  ou  moins  fondées, 
des  formules  plus  ou  moins  exactes,  n'empêchaient  pas  la  France  d'être 
en  réalité  à  peu  près  aussi  isolée  dans  son  action  par  le  passé  cfu'eUe 
pourra  Tétre  dans  l'avenir,  et  les  deux  faits  qui  viennent  de  se  produire 
ont  dissipé  des  illusions  plutôt  qu'ils  n'ont  créé  des  périls  nouveaux  : 
ils  ont  révélé  la  situation  plutôt  qu'ils  ne  l'ont  changée. 

La  conférence  de  Londres,  au  sein  de  laquelle  siégeait  un  représeoh 
tant  de  la  France,  &était  efforcée,  il  est  vrai,  d'amortir  par  une  action 
commune  le  contre-coup  et  la  portée  du  mouvement  de  juillet;  mais 
de  ce  qu'on  mit,  après  1830,  de  l'empressement  à  enlacer  la  révo- 
lution dans  un  réseau  diplomatique,  il  n'en  faudrait  pas  conclure  que. 
l'Europe  fût  disposée  à  se  rapprocher  de  nous  et  à  confondre  ses  ef- 
forts avec  les  nôtres.  Ce  qui  est  vrai  du  continent  ne  l'est  guère  moins 
de  l'Angleterre.  L'aUiance  anglaise,  toute  sincère  qu'elle  fût  entre  less 
deux  maisons  royaleset  même  entre  les  deux  peuples,  n'empêcha  jamais 
les  deux  gouvernemens  de  différer  profondément  sur  les<4)rincipales 
questions  de  la  politique  coniempocaine.  Le  ministre  éminent  qui  conr 
sidère  comme  un  titre  d'honneur  sa  persévérance  de  seize  années  dans 
la  pensée  de  l'alliance,  M.  Guiioi,  a  toi^ours  reconnu  que  les  intérêts 
des  deux  pays  n'étaient  pas  moinâ  opposés  en  Grèce,  en  Syrie,  au  M»- 
roc,  en  Espagne,  que  dans  les  lointaines  contrées,  où  notre  influenee 
religieuse  et  comiaerciale  est  allée  heurter  l'influence  de  la  Grande- 
Bretagne.  Dans  toutes  ces  <|uestioos  qui  sont  les  plus  grandes,,  pour  ne 


LA  FRANCS  tT  t'WMPB  APRiS  I^iDRESSE.  717 

{NUS  dire  les  seules  dn  temps,  nous  étions  donc  déjà  contraints  de  mar- 
dier  seuls,  soas  peine  d'abdiquer  les  intérêts  nationaux ,  et  l'alliance 
ne  eoDsistait  guère  qu'à  masquer  par  de  bons  procédés  ce  désaccord  pro^ 
fi>nd.  Suppléer  par  des  mot»  calculés  à  la  réalité  des  choses,  tel  Ait  ce 
labeur  utile  sans  doute  devant  l'Europe,  à  laquelle  il  imposait  des  mé- 
nagemens,  mais  qui  n'était  pas  sans  inconvénient  devant  la  France,  dont 
le  sens  droit  et  rbreille  juste  étaient  froissés  par  un  défaut  de  diapason 
entre  la  politique  et  le  langage. 

En  Syrie,  nous  aspirons  à  maintenir  dans  sa  nationalité  et  dans  ses 
croyances  une  population  que  les  agens  de  l'Angleterre  ont  traitée  ctt 
ennemie;  en  Grèce,  nous  entendons  compléter  l'œuvre  à  laquelle,  de- 
puis la  guerre  de  l'indépendance,  le  cabinet  anglais  ne  s'est  jamais  as- 
socié qu'à  contre-cœur;  aujourd'hui  aussi  bien  qu'il  y  a  vingt  ans,  noiMT 
aqppelons  un  jour  de  délivrance  la  journée  de  Navarin,  déplorée  par  le 
premier  ministre  de  ki  Grande-Bretagne,  et  nous  saluons  avec  une  joie 
plus  naturelle  à  Toulon  qu'on  ne  le  fait  à  Plymouth  le  nouveau  pavillon 
qui  se  montre  sur  les  mers;  en  Espagne,  nous  venons  en  aide  à  la  liberté 
qui  féconde,  et  non  pas  à  l'anarchie  qui  stérilise,  et  nous  souhaitons  que 
la  patrie  du  Cid  et  de  Cortez  n*abdique  ni  son  génie  maritime  ni  son  ac- 
tivité commerciale  aux  mains  d'un  nouveau  Héthuen;  partout  enfin  en 
Europe  aussi  bien  qu'en  Océanîe,  nous  rencontrons  cet  antagonisme  de 
Tues  et  d'intérêts  reconnu  par  le  cabinet  français,  lors  même  qu'il  pro- 
fiessait  pour  Falliance  un  dévouement  justifié  par  les  loyales  intentions 
dès  collègues  de  sir  Robert  Peel. 

Si  tel  est  l'état  des  choses  depuis  seize  années,  et  si  la  langue  politique 
est  plus  modifiée  dans  la  phraséologie  que  la  situation  n'est  changée 
dans  sa  réaiîté  même,  il  devient  plus  facile  d'envisager  de  sang-froid 
ce  qui  se  passe  et  de  ne  pas  s'exagérer  la  portée  des  foits  nouveaux. 

La  France  a  marché  seule  dans  le  monde  depuis  longues  années, 
et  ce  n'est  ni  lord  Palmerston  par  ses  protestations,  ni  M.  le  prince  de 
Hetternich  par  l'incorporation  de  Cracovie,  qui  ont  amené  cette  posi- 
tion, qu'on  proclamait  hautement  devant  ht  France,  lorsqu'on  arra- 
chait aux  chambres  les  fortifications  de  Paris.  Ce  n'est  pas  aux  derniers 
mois  de  1846,  ce  n'est  pas  même  à  la  révolution  de  1830  qu'il  faut  re- 
monter pour  la  comprendre  dans  ses  causes  primordiales  :  elle  date  de 
t8ii  et  surtout  de  1815^;  elle  nous  a  été  préparée  lorsque  l'Europe  s'est 
coalisée  à  Chaumont  et  qu'elle  nous  a  vaincus  à  Waterloo. 

Les  actes  dij^matiques  qui  suivirent  nos  désastres  ont  scellé  peut-être 
pour  un  demi-siècle  cette  attitude  de  méfiance  et  d'inquiète  observa- 
tion. Le  ^ns  moral  de  la  France  s'est  soulevé  contre  les  traités  de  Vienne 
beaucoup  moins  à  raison  des  conquêtes  dont  ils  nous  imposaient  i'a- 
bandon,  que  par  suite  du  systématique  mépris  professé  dans  ces  traités 
pour  la  volonté  des  peuples.  Partager  les  nations  comme  une  va^e 


748  RETCE  DES  DEUX  MONMSS. 


« 


ferme  à  cheptel,  à  raison  du  nombre  des  âmes  et  de  l'étendue  des  ter- 
ritoires, ce  fut  là  un  grand  attentat  dont  le  peuple,  noble  gardien  du 
droit,  devait  se  montrer  profondément  blessé.  A  ces  susceptibilités  gé- 
nérales et  désintéressées,  les  malheurs  des  cent  jours  vinrent  bientôt 
en  associer  de  plus  directes  et.de  plus  vives  encore.  Le  traité  de  paix 
du  20  novembre  i8i5  entama  la  France  dans  son  vieux  territoire,  il 
ût  tomber  les  remparts  d'Huningue  et  ouvrit  systématiquement  notre 
frontière  pour  laisser  passer  l'Europe  lorsqu'il  lui  conviendrait  de  re- 
venir faire  la  police  à  Paris.  Celle-ci,  dans  sa  colère,  nous  imposa  ce 
traité  moins  comme  une  garantie  que  comme  une  vengeance. 

Ck)mment  s'étonner  dès-lors  si  elle  est  inquiète  sur  la  durée  de  son 
propre  ouvrage  et  si  elle  éprouve  les  besoins  de  s'unir  étroitement  pour 
le  défendre?  Cette  pensée  a  été  un  lien  entre  tous  les  cabinets  étrangers 
depuis  trente  ans^  elle  a  dominé  dans  tous  les  congrès,  dans  toutes  les 
conférences,  depuis  la  réunion  d'Aix-la-Chapelle  jusqu'à  celle  de  Mun- 
chen-Graetz;  en  elle  seule  se  résume  toute  la  politique  européenne,  et 
la  restauration  la  rencontrait  devant  elle  aussi  bien  que  la  monarchie 
de  juillet. 

Sur  ce  point,  on  se  fait  souvent  des  illusions  qu'il  est  utile  de  dis- 
siper. On  dit  et  l'on  croit  que  la  jalouse  méfiance  de  l'Europe  conti- 
nentale contre  la  France  a  sa  cause  principale,  sinon  unique,  dans  le 
désaccord  des  principes,  et  que  les  formes  représentatives,  mises  en 
regard  de  celles  des  gou vernemens  absolus,  constituent  un  antagonisme 
aggravé  par  le  fait  de  i830  et  par  l'expulsion  de  la  branche  aînée  des 
Bourbons.  Je  ne  méconnais  pas  le  malaise  qu'un  tel  désaccord  dans  les 
doctrines  politiques  peut  entretenir  dans  le  monde,  mais  je  crois  qu'on 
s'en  exagère  singulièrement  la  portée,  et  que  les  cabinets  du  Nord 
n'ont  pour  le  dogme  de  la  légitimité  qu'un  culte  des  plus  platoniques 
et  des  moins  compromettans.  Les  preuves  abonderaient  au  besoin.  La 
France  n'est  pas  la  seule  contrée  qui,  de  nos  jours,  ait  changé  sa  dy- 
nastie; la  Suède  l'avait  précédée  dans  cotte  voie,  sans  que  le  patronage 
de  l'Europe  ait  manqué  au  soldat  heureux  devenu  roi  à  Stockholm. 
Pourquoi  les  cours  du  Nord  se  montreraient-elles  si  inflexibles  pour  la 
substitution  d'une  branche  à  une  autre  au  sein  de  la  même  maison 
royale,  lorsqu'on  les  voit  unir  leur  sang  à  celui  de  l'étranger  qui  a 
remplacé  les  Vasa?  Veut-on  attribuer  cette  antipathie  permanente  de 
l'Europe  continentale  contre  la  France  actuelle  au  désaccord  des  insti- 
tutio.iS?  Mais  comment  expliquer  alors  l'intimité  si  longue  des  cours 
de  Vienne  et  de  Londres,  et  les  efforts  de  la  Russie  pour  attirer  l'An- 
gleterre? comment  comprendre  que  l'Europe  accepte  au-delà  de  la 
Maâche  ce  qui  lui  répugne  si  vivement  de  ce  côté-ci?  Le  gouvernement 
représentatif  n'est-il  pas  aussi  bruyant,  aussi  hardi  dans  ses  manifesta- 
tions à  Westminster  qu'au  Palais-Bourbon?  L'empereur  Nicolas  n'a-t-U 


LA  FRAIfOf  ET  L'EUAOPB  APRÈS  L'ADRBSSB.  749 

pas  été  marqué  en  plein  parlement,  par  la  main  d'0*Connell,  de  styg« 
mates  qu'aucun  orateur  français  ne  se  serait  permis  de  lui  infliger,  san^ 
8'exposer  à  un  énergique  rappel  à  Tordre?  Pourquoi  donc  tant  de  8tUH 
cepÛbilité  à  Paris,  lorsqu'on  montre  tant  de  tolérance  à  Londres? 

Veut-on  une  autre  preuve  de  la  facilité  avec  laquelle  l'Europe  accepte 
les  faits  accomplis  et  les  institutions  les  plus  contraires  aux  siennes,  lors* 
qu'elle  y  est  déterminée  par  le  soin  de  ses  propres  intérêts?  Qu'on  songe 
àla  Belgique,  qui  a  répondu  au  mouTement  de  juillet  par  le  mouvement 
de  septembre,  et  qui,  après  avoir  renversé  l'œuvre  chérie  des  négocia- 
teurs de  Vienne  et  la  plus  européenne  des  dynasties,  s'est  donné  les 
institutions  les  plus  libérales  de  l'ancien  monde.  Tout  cela  n'a  pas  em« 
péché  la  Belgique  et  sa  jeune  royauté  d'être  promptement  acceptées^ 
tout  cela  n'arrête  pas  les  cours  allemandes  dans  leurs  efforts  pour  at*- 
tirer  autant  qu'elles  le  peuvent  vers  la  sphère  de  leur  action  le  gou- 
vernement de  Bruxelles,  et,  n'était  la  clause  de  neutralité  perpétuelle 
stipulée  par  l'acte  qui  le  constitue,  celui-ci  n'aurait  en  fait  d'alliances 
que  l'embarras  du  choix.  Ceci  ne  constate-t-il  pas  qu'il  y  a  autre  chose 
dans  la  question  élevée  entre  nous  et  le  reste  du  continent  que  ce  que 
les  partis  prétendent  y  trouver,  et  ne  faut-il  pas  reconnaître  que  nous 
sommes  moins  séparés  de  l'Europe  par  des  doctrines  que  par  des  in- 
térêts? 

Ce  qui  creuse  cet  abtme,  c'est  la  conscience  des  blessures  qu'on  n(m8 
a  faites  et  la  croyance  générale  que  nous  n'attendons  qu'une  occasion 
favorable  pour  reconquérir  tout  le  terrain  perdu.  D'aussi  pénibles  sa^ 
orifices  que  ceux  du  dernier  traité  de  Paris,  tout  justifiés  qu'ils  pussent 
paraître  aux  yeux  des  gouvernemens  étrangers  par  les  souvenirs  de 
l'oppression  impériale,  ne  sont  jamais  imposés  à  la  plus  guerrière  des 
nations  sans  qu'il  soit  naturel  d'appréhender  une  réaction  dans  l'avenir; 
et  lorsque  cette  nation,  un  moment  écrasée  sous  les  efforts  du  monde, 
a  doublé  sa  population  et  décuplé  ses  richesses,  lorsqu'elle  est  en  me« 
sure  d'ajouter  à  sa  puissance  matérielle  une  puissance  morale  noi\ 
moins  formidable,  il  est  fort  simple  qu'on  redoute  de  lui  voir  reprendre 
la  liberté  de  ses  mouvemens,  et  qu'on  se  serre  étroitement  pour  lui  ré^ 
sister.  Voilà  tout  le  secret  de  l'union  des  cours  signataires  des  traités 
de  Paris. 

Nous  répétons,  pour  la  justification  de  la  royauté  de  iSdO  comme 
pour  l'honneur  de  la  restauration  elle-même,  que  celle-ci  rencontrait 
devant  elle  des  obstacles  analogues  à  ceux  qui  sont  aujourd'hui  semés 
sous  DOS  pas.  Aux  premiers  jours  de  son  avènement,  le  gouvernement 
des  Bourbons  ne  pouvait  pas,  sans  doute,  avoir  une  politique  à  lui,  car, 
pendant  que  cent  cinquante  mille  étrangers  occupaient  nos  places  de 
guerre,  une  conférence  européenne  traitait  chez  nous  de  nous  et  sans 
nous;  mais,  sitôt  que  le  territoire  ftat  libre  et  que  la  France  put  vivre  de 

TOUS  XVII.  49 


sa  propra  yief  elle  eut  à  lutter  contre  l'alliance  fiormée  en  baùie  de  ssi^ 
rq)s\irr^<Uqn  tant  redoutée*  Aprè^  lui  aToir  imposé  la  guerre  d'Espagne 
en  1993;  l'Europe  3'efforça  de  lui  arracher  tous  le$  profits  de  cette  expédi* 
tion,  car  ç^x-ci  étaient  grands  au  point  de  vue  nûlitaire  et  politique. 
Plus  tard,  dans  les  affairas  da  Gràce^  la  France  rencontra,  de  la  pact  d» 
granits  cours,  des  difflcultés  égalewentinspirées  par  une  apprébansie^ 
con^niune^  en  ce  qui  se  rapporte  à  l'Angleterre  en  particulier,  peiw 
so^ne  n'ignore  que,  dominé  dè$  cette  époque  par  la  pensée  qu'il  poursuit 
aujourd'hui  au-^elà  des  Pyrénées  oop^xm  en  Ab*ique,  le  cabinet  de 
Londres  prU  de  menaçantes  réserves,  lorsque  la  France  entra  en  £1^ 
pagne  aus^  bien  q^e  lor^u'elle  descendit  sur  le  rivage  d'Alger.  Il  u'j 
a  donc  rien  de  nouveau  dans  le  mouvement  général  de  la  poUtique  eu^ 
ropéejme,  et  ce  ne  spiA  pas  les  révolntiqns  qui  l'ont  suscité. 

I^  restauration  avait»  il  est  vrai,  une  chance  perdue  pour  le  gouver** 
nçment  qui  l'a  remplacée^  elle  pouvait  espérer  de  s'unir  à  la  Russie,  e^^ 
quoique  celte  alliance  n'ait  jan^is  existé  qu'en  prqjet,  elle  était  de  i^ 
û|re  à  se  réaliser  un  jour  et  à  influer  d'une  manière  considérable  sur 
les  destinées  du  monde.  Cette  association  d'intérêts  était  en  effet  très  n^ 
turelle»  car  de  toutes  les  grandes  puissances  la  Russie  est  celle  qui  attend 
le  plus  de  l'avenir,  et  dont  les  espérances  dépassent  le  plus  constant 
ment  les  stipulations  actuelles  des  traités.. Il  était  donc  naturel  qu'ac^r 
pirwt  à  s'étendre  sur  le  gospboret  elle  laissât  entrevoir  à  la  France  li 
perspective  d'un  agrandissement  sur  le  Rbin,  et  il  n'y  avait  pas  à  s'étwr 
ner  si  les  développemens  possibles  de  celle-ci  inspiraient  à  Pétersbourf 
dqs  appréhensions  beaucoup  moins  vives  qv'à  Vienne  et  à  Berlin. 

C'était  par  ces  motifs  qu'une  alliance  Â^anco-russe  paraissait  alai« 
chose  naturelle;  mais,  depuis  cette  époque,  il  s'e^t  passé  un  fait  qui  a 
dérangé  toutes  ces  combinaisons,  et  qui  a  dû  peser  près  du  cabinet  im** 
périal  d'un  poids  beaucoup  plus  lourd  que  ne  peut  l'être  à  ses  yeux  la 
substitution  d'une  branche  régnante  à  une  autre.  En  i83i,  la  Pologne 
a  soulevé  la  pierre  de  son  sépulcre,  et  ses  spoliateurs  ont  entendu  re*- 
tentir  à  leurs  oreilles  la  parole  dite  à  la  jeune  tille  ressuscitée  :  Nom 
nwrtua  est,  sed  dormit.  Vainement  a-t-elle  été  refoulée  une  fois  de  plus 
dans  sa  tombe  :  la  certitude  que  la  Pologne  n'est  point  morte  est  entrée 
dans  tous  les  esprits;  cette  conviction  générale  a  modifié  pour  de  lo9^ 
gués  années  la  poUtique  européenne  et  rendu  toute  intimité  impossible 
entre  la  Russie  et  la  France.  Si,  durant  la  restauration,  on  songeait 
sérieusemeut,  à  Péiersbourg,  à  réaliser  les  projets  de  Catherine  II,  il 
a  fallu,  depuis  la  formidable  guerre  de  Pologne,  abandonner  ce  point 
pour  poursuivre  un  objet  plus  important  encore.  On  a  dû  s^ourner  Con- 
stantinople  pour  s'occuper  de  Varsovie ,  car  ce  n'est  pas  quand  on  se 
sent  si  gravement  meuftSiè  §»  Europe  qu'on  peu^  pçn^pr  à  se  porter 
yefs  l'Asie. 


LA  FRANGB  ET  L'eUROK  APEÈ8  L' ADRESSE.  i^i 

Bans  la  situation  nouyelle  que  fkit  an  cabinet  impérial  sa  constante 
appréhension  pour  la  Pologne,  il  n'a  plus  qu'un  rôle  de  longue  expec- 
tatiye  à  jouer  dans  l'empire  ottoman.  Il  suffit  aux  intérêts  de  sa  poli- 
tique qu'il  y  fasse  de  temps  en  temps  acte  d'héritier  présomptif,  comme 
à  Unkiar-Skelesay,  et  nul  n'est  plus  intéressé  que  lui  à  retarder  F  ou- 
verture de  la  succession.  D^aiHeurs,  depim  vingt  ans,  la  catastrophe 
qui  menace  Tempire  ottoman  est  dey^ïue  moins  imminente,  et  il  est 
naturel  que,  sans  abdiquer  son  avenir  en  Orient,  la  Russie  Tait  ajourné 
pour  se  préoccuper  spécialement  de  l'Europe.  La  France  a  donc  perdu 
le  point  qui  pouvait  la  rapprocher  de  la  Russie,  elle  n'est  plus  en  con- 
tact avec  elle  que  par  celui  qui  l'en  éloigne,  et  tout  rapprochement 
entre  les  deux  cabinets  demeurera  impossible  tant  qu'à  Pctersboui^  on 
sera  contraint  de  s'occuper  des  événemens  iniminens  sur  la  Yistule 
plutôt  que  des  éventualités  qui  peuvent  naître  sur  le  Bosphore.  Lors- 
que l'on  disserte  à  perte  de  vue- sur  l'alliance  russe,  on  entretient  donc 
le  pays  d'une  chimère  véritable,  car  cette  idée  ne  peut  avoir  quelque 
consistance  que  dans  un  passé  qui  n'est  plus  ou  dans  un  avenir  que  rien 
ne  peut  aujourd'hui  faire  pressentir.  Un  grand  peuple  immolé  élève  la 
plus  infranchissable  des  barrières  entre  ses  oppresseurs  qui  épient  son 
dernier  souffle  et  la  France  qui  attend  sa  renaissance.  L'obstacle  est  là 
beaucoup  plus  que  dans  la  révolution  de  1830.  La  maison  impériale  de 
Russie  ne  saurait  avoir,  relativement  au  droit  de  succes^bilité  au  trône, 
aucun  de  ces  scrupules  qu'on  lui  prête  avec  tant  de  complaisance,  car 
il  n'est  guère  de  règne  dans  son  histoire  dont  l'origine  ne  cache  des 
faits  plus  irréguliers  que  celui  contre  lequel  on  lui  suppose  une  invin- 
cible antipathie. 

Ainsi  l'isolement  de  la  France  parmi  les  grandes  puissances  conti- 
nentales est  un  fait  qui  persistera  tant  que  la  situation  du  monde  n'aura 
pas  été  violemment  changée.  L'Autriche  et  la  Prusse  redoutent  tout  ce 
^i  serait  de  nature  à  modifier  les  stipulations  sur  lesquelles  repose 
l'état  territorial  de  l'Europe,  et  la  Russie  ajourne  des  desseins  qu'en 
face  de  la  Pologne  encore  vivante  la  France  ne  saurait  seconder  sans 
abdiquer  rbonneur.  Elle  est  donc  seule  dans  le  monde  avec  le  senti- 
ment de  sa  force  et  le  souvenir  des  traitemens  sévères  qui  lui  ont  été 
infligés.  Entre  elle  et  le  continent,  l'antagonisme  est  inévitable. 

Comment  la  paix  générale  a-t-elle  résisté  si  long-temps  à  cette  vio- 
lente épreuve?  Il  faut  sans  doute  attribuer  une  grande  part  dans  ce  ré- 
sultat aux  appréhensions  des  uns ,  à  la  prudence  des  autres  et  à  la  con- 
stante pression  exercée  sur  les  cabinets  par  les  intérêts  financiers  qui  les 
dominent;  mais  il  est  juste  de  l'attribuer  surtout  à  la  situation  prise  par 
l'Angleterre  entre  la  France  et  les  trois  grandes  cours  continentales,  et 
k  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler,  depuis  seize  ans,  l'alliance  anglaise. 

La  Grande-Bretagne  est  placée  dans  une  position  singulièrement 


I  * 


7S2  lŒYUB  DES  DEUX  MONDES. 

propre  au  rôle  d'intermédiaire  que  les  événemens  lui  ont  départi  entre 
la  France  de  4830  et  l'Europe  coalisée  de  1815.  Par  l'analogie  des  insti- 
tutions et  le  principe  d'une  royauté  consentie,  elle  tient  à  la  France  et 
sympathise  avec  elle;  par  la  puissance  de  ses  intérêts  et  celle  de  ses 
souvenirs,  elle  verse  vers  les  cours  continentales,  dont  ses  subsides  ont, 
durant  un  quart  de  siècle,  soudoyé  les  armées.  S'il  y  a  deux  tribunes 
sur  les  bords  de  la  Tamise  comme  sur  ceux  de  la  Seine,  les  triomphes 
de  la  coalition  contre  la  France  sont  célébrés  à  Londres  avec  non  moins 
d'enthousiasme  qu'à  Berlin,  et  le  culte  théorique  qu'on  professe  à  West- 
minster pour  les  droits  et  les  libertés  des  peuples  n'empêche  pas  d' y  rap- 
peler avec  orgueil  et  à  tout  propos  le  souvenir  des  actes  de  Vienne^ 
négociés  sous  l'influence  prédominante  de  l'Angleterre,  et  par  suite 
desquels  cette  puissance  a  complété  sa  prise  de  possession  du  monde 
maritime. 

Ainsi,  s'appuyant  tour  à  tour  sur  le  continent  et  sur  la  France,  oOlrant 
pour  gage  à  l'une  ses  inclinations  libérales,  tandis  qu'il  se  trouvait  as- 
socié avec  l'autre  par  la  solidarité  des  avantages  conquis  et  des  périls 
courus  en  commun,  le  cabinet  britannique  a  joué,  depuis  seize  ans» 
le  premier  rôle  dans  les  affaires  européennes  et  a  été  maître  de  la 
paix  du  monde.  11  a  proclamé  l'alliance  avec  la  France,  vers  laquelle 
ï'entratna  le  cours  de  l'opinion  publique  après  le  mouvement  de  juillet» 
et  il  a  été  sincèrement  dévoué  à  cette  combinaison  toutes  les  fois  que  les 
intérêts  de  son  pays  ne  se  sont  pas  trouvés  en  désaccord  avec  ses  sym- 
pathies politiques  :  lorsque  ce  désaccord  s'est  produit,  celles-ci  ont  été 
sacrifiées  sans  hésiter,  selon  l'esprit  invariable  d'un  peuple  qui  croit  à 
la  patrie  avant  de  croire  à  l'humanité. 

Tant  qu'il  s'est  agi  de  patroner  en  Europe  la  dynastie  sortie,  comme 
la  maison  de  Hanovre,  de  la  volonté  populaire,  le  loyal  concours  de  la 
Grande-Bretagne  n'a  pas  manqué.  Il  n'a  pasfait  défaut  lorsque  la  France» 
demeurée  maîtresse  d'elle-même  au  milieu  de  l'effervescence  révolution- 
naire, acceptait  les  traités  de  1815,  refusait  la  Belgique  et  contemplait 
avec  une  douloureuse  résignation  l'agonie  de  la  Pologne  et  les  agitan 
tiens  de  l'Italie.  On  a  pu  s'entendre  également  en  1834  pour  régler  en 
commun  les  affaires  de  la  Péninsule,  parce  que  là  où  la  France  ne 
poursuivait  que  le  triomphe  des  idées  libérales,  la  Grande-Bretagne  pro- 
fitait de  la  chance  redoutable  ouverte  par  l'abolition  de  la  succession  mas- 
culine; mais,  lorsque  la  France  s'est  proposé,  soit  d'appuyer  en  Grèce 
un  gouvernement  libre,  soit  de  concilier  en  Espagne  le  traité  de  la  qua- 
druple alliance  avec  le  maintien  de  l'œuvre  de  Louis  XIV,  soit  de  peo- 
téger  en  Syrie  les  malheureuses  victimes  que  l'imprévoyance  de  l'Eu- 
rope a  livrées  à  leurs  bourreaux;  lorsqu'elle  a  eu  l'innocente  fantaisie 
d'aller  promener  son  drapeau  dans  les  solitaires  profondeurs  de  l'Océan 
Pacifique,  l'appui  de  l'Angleterre  s'est  aussitôt  retiré,  et  laf  rançe  a  vu 


LA   FRANCE  ET  L'eLROPE  APRÈS  l' ADRESSE.  753 

son  alliée  de  la  veille  accepter  une  autre  alliance  toujours  otTerte  avec 
bonheur  par  le  continent,  attentif  à  épier  le  désaccord  des  deux  grandes 
nations  constitutionnelles. 

C'est  ici  que  se  révèle  l'inArmité  de  la  combinaison  sur  laquelle  a 
pivoté  depuis  la  révolution  de  1830  toute  notre  politique  extérieure. 
Dans  l'alliance  anglo-française, ies  deux  situations  ne  sont  malheureu- 
sement point  égales;  car,  tandis  que  la  France  ne  peut  se  séparer  de  son 
alliée  sans  se  rejeter  dans  l'isolement,  celle-H^i ,  en  se  séparant  d'elle, 
trouve  l'Europe  toujours  prête  à  l'accueillir,  toujours  empressée  à  pro- 
voquer une  rupture.  L'Angleterre  a  contre  nous  une  alliance  de  re- 
change, tandis  que  nous  n'en  avons  point  contre  elle.  Un  désaccord 
s'élève-t-il  entre  la  Grande-Bretagne  et  la  France  de  1830,  la  première 
peut  avec  confiance  en  appeler  à  l'Europe  de  1815,  certaine  de  trouver 
les  cours  du  Nord  toujours  disposées  à  renouer  la  vieille  alliance. 

Les  preuves  abondent,  et  je  ne  sais  guère  d'année  qui  n'en  ap- 
porte de  nouvelles.  Lorsqu'en  1840  lord  Palmerston  et  M.  de  Brunow 
négocièrent  le  traité  du  15  juillet,  l'Autriche  et  la  Prusse  n'hésitèrent 
pas  à  Faccepter  :  quoique  la  première  de  ces  puissances  eût  donné  son 
adhésion  publique  aux  vues  de  la  France  dans  les  affaires  de  Syrie,  elle 
entra  avec  empressement  dans  un  accord  dont  elle  avait  prévu  les  dé- 
plorables conséquences  relativement  à  la  question  spéciale  à  propos  de 
laquelle  il  s'était  formé.  Quand,  en  1845,  sir  Robert  t^eel,  sortant  un 
jour  de  son  caractère  et  de  sa  modération  habituelle,  fit  entendre  de 
menaçantes  paroles  et  songea  à  renvoyer  à  son  poste,  sur  un  vaisseau 
de  guerre,  un  agent  brouillon  et  compromis,  il  avait  présente  à  la 
pensée,  croyons-le  bien ,  cette  situation  de  l'Angleterre  qui  lui  assure 
des  alliés  dans  toutes  ses  entreprises  et  jusque  dans  toutes  ses  colères, 
et  son  excellent  esprit  fléchit  un  moment  sous  cette  tentation  perpé- 
tuelle. Si  aujourd'hui  la  ligue  européenne  ne  s'est  pas  reformée  à  la 
voix  de  lord  Palmerston  à  l'occasion  des  mariages  espagnols,  cette  ré- 
serve peu  habituelle  s'explique  par  trois  motifs  :  l'attitude  ferme  et 
prudente  du  cabinet  français,  l'antipathie  personnelle  qu'inspire  le 
noble  lord  à  l'Europe  et  dont  M.  Thiers  est  venu  témoigner,  enfln  la 
perpétration  de  l'attentat  de  Cracovie,  qui  a  été  pour  les  trois  cours  le 
pttxluit  net  de  la  rupture  survenue  entre  les  deux  gouvernemens  con- 
stitutionnels. M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a  déclaré  d'ailleurs 
avec  une  habile  franchise  qu'il  était  loin  de  croire  lord  Palmerston  dé- 
couragé par  l'attitude  des  cours  du  Nord  dans  la  question  espagnole  et 
par  la  fin  de  non*recevoir  qui  lui  a  d'abord  été  opposée.  A  chaque  phase 
de  cette  question,  des  tentatives  seront  infailliblement  reprises,  et  nous 
voudrions  pouvoir  espérer  avec  lui  qu'il  suffira  de  tenir  une  conduite 
prudente  pour  les  faire  avorter.  Déjà  même,  si  l'on  en  croit  des  bruits 
qui  paraissent  fondés,  un  cabinet  aurait  cédé  aux  efforts,  pour  ne  pas 


754  REYDE  DES  DEUX  HONDES. 

dire  aux  obsessions  du  Foreign-Office,  Il  est  nahirel  que  le  prince  cpii 
n'entend  pas  démordre  de  l'école  liistorique  et  du  teutonîsme,  même 
lorsqu'il  subit  Finfluence  des  idées  modernes,  ait  voulu  se  séparer  de  la 
France  au  lendemain  du  jour  où  il  proclamait  ce  que  FEurope  persiste 
à  nommer  une  constitution.  Quoique  la  Russie  et  F  Autriche  n'aient  pas 
de  telles  velléités  de  libéralisme  à  expier,  on  peut  craindre  qu'elles  ne 
suivent  un  tel  exemple.  Sans  anticiper  sur  Favenir,  il  est  permis  de  dire 
que  le  passé  justifie  toutes  les  inquiétudes  à  cet  égard,  et  nous  ajou- 
terons que  Falliance  de  l'Angleterre  est  d'un  si  haut  intérêt  pour  les 
trois  cours,  qu'elles  n'estimeront  jamais  la  payer  un  trop  grand  prix. 
Aussi  espérons-nous  davantage  du  sens'  droit  de  FAngleterre  que  des 
résistances  de  l'Europe,  et  comptons-nous  plus  sur  le  discrédit  qui 
peut  atteindre  au  sein  de  son  propre  pays  un  ministre  toqiriet  et  re- 
muant que  sur  les  refus  persévérans  des  trois  cours  de  se  joindre  à 
ta  Grande-Bretagne.  Séparer  en  toute  occasion  l'Angleterre  de  la 
France  est  Faxiome  de  la  politique  du  Nord;  c'est  pour  cela  que, 
dans  Falliance  anglo-française,  Fun  des  cabinets  a  cet  immense  avan- 
tage, de  pouvoir  rompre  impunément  les  bons  rapports,  tandis  que 
l'autre  ne  saurait  le  faire  sans  péril.  Cest  là  ce  qui  donne  au  cabinet 
anglais  des  allures  si  confiantes  et  parfois  si  hautaines.  Il  sait  trop 
qu'il  aura  ûti  point  d'appui  contre  la  France  toutes  les  fois  que  les  in- 
té^êts  politiques  du  royaume-uni  viendront  à  différer  d'avec  les  siens. 
Or,  si  ce  désaccord  est  constaté  de  nos  jours  relativement  aux  affaires 
d'Espagne,  d'Afrique,  de  Grèce  et  de  Syrie,  qiti  sont  les  plus  grandes 
questions  du  moment,  il  est  assurément  fort  à  craindre  qu'il  ne  se  main- 
tienne également  dans  l'avenir,  à  raison  des  tendances  parallèles  affec- 
tées par  les  deux  pays  dans  leurs  développemens  respectifs. 

La  France  aspire,  comme  sa  grande  rivale,  à  devenir  puissance  ma- 
ritime; le  vœu  des  pouvoirs  législatifs  a  fini  par  prévaloir  sur  ce  point, 
et  c'est  avec  une  joie  qui  ne  sera  certes  pas  partagée  à  Londres  que  la 
nation  tout  entière  a  accueilli  la  solennelle  déclaration  émanée  de 
M.  Guizot  relativement  à  Féquîlibre  des  forces  navales  dans  la  mer 
redevenue  la  grande  route  du  monde.  La  Providence  nous  a  envoyé 
en  Afrique  un  vaste  empire  à  fonder,  et  le  flot  de  la  Méditerranée  bai- 
gne des  deux  côtés  des  rives  à  jamais  françaises.  De  plus,  durant  cette 
longue  période  de  paix,  la  nation  a  dû  appliquer  à  l'industrie  le  génie 
et  Fardeur  qu'elle  avait  si  long-temps  consacrés  à  la  guerre.  Elle  a 
donc  entrepris  deux  choses  auxquelles  elle  tient  avec  obstination ,  et 
qu'aucun  gouvernement  ne  saurait  Fempêcher  de  réaliser  sans  y  jouer 
son  existence  :  la  première  de  s'assurer  le  bénéfice  die  son  marché  na- 
tional, la  deuxième  de  faire,  pour  certains  produits  du  travail  français, 
concurrence  a  l'industrie  britannique  sur  les  marchés  étrangers  :  or, 
c(îtte  double  tentative,  quelque  légitime  qu'elle  soit,  est  une  double 


LA  FRANCE  ET  l' EUROPE  APRÈS  L* ADRESSE.  755 

énermité  aux  yeux  d'uu  geuvernemeui  qui  ne  peut  contenir  les  tem- 
pêtes sur  son  propre  sol  qu'en  monopolisant  le  conunerce  du  monde. 
Les  doctrines  de  protection  auxquelles  adhère  en  France  la  graade  ma- 
jorité des  intérêts  sent  un  obstacle  plus  sérieux  peut-être  que  les  diffî- 
cultes  politiques  à  toute  intimité  avec  FAngleterre. 

Le  reste  de  l'Europe  est,  il  est  vrai,  placé,  sous  ce  rapport^  vis-à-vis 
de  la<kaode-Bretagne,  dans  une^tuation  peu  différente  de  lanètre.  Les 
prédications  du  libre  échange  n'ontguère  plusde  succèsdansl'Alleraagne 
que  dans  la  Friuice  industrielle.  Cependant  l'Angleterre  est,  après  tout, 
plusennMSured'obtenir desconcessionscommercialesde certaines  cours 
absolutistes  qiiie  d'un  gouvernement  constitutionnel,  où  tous  les  inléréis 
représentés  parlent  si  haut  et  se  plaignent  si  vite;  et  si  un  conflit  éclatait 
jamais  dans  le  monde,  le  cabinet  britannique,  dont  l'intervention  pour- 
rait y  devenir  décisive,  ne  manquerait  pas  assurément,  pour  prix  de  son 
concours  et  de  ses  subsides,  de  stipuler  la  consécration  de  ses  nouveaux 
principes  d'économie  politique.  Le  libre  échange  deviendra  désormais 
pour  la  Grande-Bretagne  ce  qu'était  pour  elle  l'abolition  de  la  traite  des 
noirs  en  i815,  l'annexe  obligée  de  toutes  les  stipulations  diplomatiques 
consenties  par  ses  ministres.  Dans  la  situation  nouvelle  de  l'Europe, 
l'A^leterre  considère  avec  raison  l'admission  à  droits  réduits  de  ses 
cotons  ou  de  ses  fers  comme  une  conquête  plus  importante  que  celle 
d'une  province.  Or,  de  bons  traités  de  commerce  s'obtiendront  plus  fa- 
cilement, au  jour  des  grands  périls,  delà  Russie,  de  l'Autriche,  et  même 
du  Zolh/Qereinque  de  la  France,  fort  résolue  à  se  défendre  aussi  intré- 
pidement cointre  les  cotonnades  que  contre  les  flottes  de  ses  voisins.  Il 
est  donc  évident  que  rien  n'autorise  à  prévoir  pour  l'avenir  un  rappro- 
chement d'intérêts  qui  n'existe  pas  dans  le  présent,  et  que  la  ferme  vo- 
lonté d'éviter  la  guerre,  volonté  qui  existe  heureusement  et  au  même 
degré  chez  les  deux  peuples,  ne  suffit  pas  pour  constituer  une  étroite 
alliance  et  créer  des  rapports  d'intimité.  La  paix  trouvera,  on  peut  l'es- 
pérer, des  garanties  nouvelles  dans  cette  situation  bien  comprise  :  on 
se  ménagera  d'autant  plus  que  l'on  connaîtra  davantage  les  causes  na- 
turelles de  désaccord  et  de  collision;  la  langue  ofûcielle  se  mettra  en 
harmonie  avec  les  faits,  et  les  mots  cesseront  de  contraster  avec  les 
choses. 

Que  la  France  comprenne  donc  sa  position  véritable  et  qu'elle  sache 
Tacoepter  avec  résolution  et  de  sang-froid.  Elle  est  séparée  des  trois 
cours  du  Nord  par  de  vives  appréhensions  et  par  le  souvenir  d'une 
commune  résistance.  Quant  à  l'alliance  anglaise,  en  l'acceptant  avec 
empressement  toutes  les  fois  qu'elle  est  possible,  la  France  doit  la  pra- 
tiquer toujours  dans  la  pensée  que  cette  alliance  peut  souduinement  lui 
échapper,  puisqu'une  combinaison  différente  est  constamment  offerte 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  cabinet  britannique,  et  que  celui-ci  a  dès-lors,  dans  ses  rapports  avec 
nous,  une  liberté  qui  nous  manque  dans  nos  rapports  avec  lui. 

Ces  difficultés  ont  leurs  racines  dans  un  passé  beaucoup  plus  vivant 
en  Europe  qu'il  n*est  en  France,  et  dont  tous  nos  efforts  devront  con- 
sister à  effacer  le  déplorable  souvenir.  Elles  sont  grandes  sans  doute, 
mais  elles  sont  loin  d'être  insurmontables.  Les  connaître  et  les  confes- 
ser hautement,  c'est  le  plus  sûr  moyen  d'en  triompher.  En  comprenant 
bien  la  nature  des  obstacles  qui  la  séparent  de  l'Europe,  la  France  ac- 
ceptera sans  appréhension  un  isolement  qui  n'est  pas  le  résultat  d'une 
théorie,  mais  l'expression  d'un  fait  trop  manifeste;  elle  s'efforcera  de 
le  faire  cesser  en  temps  utile  sans  s'alarmer  outre  mesure  d'une  situa- 
tion dont  elle  ne  porte  point  la  responsabilité  aux  yeux  du  monde:  elle 
n'adressera  pas  aux  trois  grandes  cours  continentales  des  avances  qui  de- 
meureraient vaines,  et,  tout  en  s' efforçant  de  rétablir  de  bons  rapports 
avec  l'Angleterre,  elle  n'aspirera  point  à  une  intimité  sujette  à  d'aussi 
brusques  reviremens.  La  situation  des  deux  peuples  en  deviendra  plus 
vraie,  et  la  paix  du  monde  n'en  sera  pas  peut-être  plus  compromise. 

Mais  faudra-t-il  donc  que,  dans  l'isolement  temporaire  qui  lui  est  fait 
par  un  fatal  concours  de  circonstances,  la  France  renonce  à  toute  ac- 
tion en  dehors  de  ses  frontières,  et,  faute  de  pouvoir  afficher  l'alliance 
anglaise  ou  l'alliance  russe,  sera-t-elle  condamnée  à  abdiquer  toute  in- 
fluence dans  les  affaires  du  monde?  Ce  serait  peu  comprendre  l'état 
vrai  des  esprits  et  le  besoin  que  ressentent  les  peuples  de  rompre  le 
cercle  tracé  autour  d'eux  depuis  4815  par  les  grandes  cours  qui,  en 
exploitant  les  méfiances  contre  la  révolution  et  surtout  contre  la  France, 
ont  fini  par  confisquer  toutes  les  libertés  de  l'Europe. 

Cinq  puissances,  dont  quatre  réunies  par  une  pensée  commune,  ont 
assumé,  depuis  le  congrès  d'Aix-la-Chapelle,  la  dictature  politique  du 
monde.  En  i832,  la  conférence  de  Londres  a  modifié  les  traités  de 
Vienne  dans  plusieurs  de  leurs  principales  dispositions,  sans  qu'une  seule 
observation  s'élevât  de  la  part  des  huit  signataires  de  ces  traités,  et  la 
France  a  consenti,  dans  un  esprit  de  modération  et  de  paix,  à  prêter 
son  concours  à  un  système  qui  n'a  pour  base  que  la  haine  qu'elle  in- 
spire. Les  souverainetés  secondaires  ont  cessé  de  compter  en  Europe 
par  la  faiblesse  des  uns  et  l'imprévoyance  des  autres  :  on  a  vu  dispa- 
raître en  quelque  sorte  de  la  carte  politique  la  Suède  et  le  Danemark 
dans  le  Nord,  l'Espagne  et  le  Portugal  au  Midi;  l'Autriche  a  régné  aussi 
souverainement  en  Italie  que  si  la  Sardaigne  et  les  Deux-Siciles  avaient 
appartenu  à  des  archiducs,  comme  Modène  et  Parme;  et,  au  sein  de 
cette  vieille  Allemagne,  si  agitée  depuis  la  réforme,  naguère  si  jalouse 
de  son  indépendance,  on  a  vu  les  plus  nobles  peuples  de  la  souche  ger- 
manique, les  Saxons  et  les  Bavarois,  abdiquer  sans  résistance  devant 


LA  FRANGE  ET  L'eCROPE  APRÈS  L* ADRESSE.  757 

rAutriche,  qui  est  à  peine  allemande,  et  devant  la  Prusse,  celte  dernière 
venue  dans  le  monde.  On  a  si  habilement  entretenu,  au  sein  des  petits 
gouvernemens  d'au-delà  du  Rhin,  les  jalousies  contre  la  France,  qu'ils 
ont  tacitement  consenti  à  déléguer,  pour  ainsi  dire,  tous  leurs  droits  de 
souveraineté  extérieure  pour  ne  conserver  qu'une  sorte  de  souveraineté 
municipale.  Le  grand  corps  germanique  a  disparu  sous  la  pression  des. 
cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin  sans  essayer  même  de  se  défendre.  Pen- 
dant que  les  électeurs  de  l'empire  échangeaient  leur  titre  contre  le  titre 
royal,  ils  descendaient  à  une  dépendance  que  le  dernier  margrave  de 
l'antique  Allemagne  aurait  repoussée  avec  indignation,  et,  en  évoquant 
le  fantôme  de  la  France,  M.  le  prince  de  Hettemich  a  gouverné  aussi 
souverainement  les  pays  de  Souabe  que  les  états  héréditaires  d'Au- 
triche. 

Cette  abdication  s'est  opérée  dans  les  circonstances  même  qui  sem- 
blaient devoir  en  écarter  jusqu'à  la  pensée;  c'est  lorsqu'un  antagonisme* 
aussi  profond  que  celui  qui  avait  divisé  l'Allemagne  au  xvi^*  siècle  pa- 
raissait devoir  séparer  les  états  constitutionnels  des  gouvernemens 
absolus  qu'on  a  vu  lés  premiers  s'effacer  obscurément  devant  les  se- 
conds, et,  pour  la  première  fois  peut-être  dans  le  monde,  la  lit)ertéy 
au  lieu  d'élargir  et  de  fixer  son  lit,  est  allée  se  perdre  dans  les  sables 
sans  porter  avec  elle  la  vie  et  la  fécondité.  N'est-il  pas  déplorable  de 
voir  des  gouvernemens  qui  ont  eu  l'honneur,  après  la  crise  de  1815, 
de  tenir  leurs  engagemens  envers  leurs  peuples,  effacés  et  comme 
anéantis  par  ceux  qui  les  ont  méconnus?  Comment  s'expliquer  que  la 
pratique  des  institutions  constitutionnelles,  tout  incomplète  qu'elle  ait 
pu  être,  n'ait  pas  rendu  aux  états  allemands  du  second  ordre  le  senti- 
ment de  leur  indépendance  extérieure,  si  compromise,  et  de  leur  sou- 
veraineté, si  ouvertement  outragée  en  tant  de  circonstances? 

Si  la  France  s'était  moins  inquiétée  des  grands  gouvernemens  et 
qu'elle  se  fût  plus  sérieusement  occupée  des  petits;  si  elle  avait  consa- 
cré à  agir  sur  les  chambres  législatives,  sur  les  universités,  sur  la 
presse  et  sur  les  peuples  allemands  une  partie  de  l'activité  stérilement 
dépensée  pour  se  concilier  les  cours  de  Vienne  et  de  Berlin,  elle  re- 
cueillerait déjà  peut-être  le  fruit  de  ses  efforts,  au  lieu  d'aboutir  à  l'at- 
tentat de  Cracovie,  comme  dernière  expression  du  concert  européen. 

Ce  qu'elle  n'a  pas  fait,  il  faut  qu'elle  le  fasse;  il  faut  qu'elle  devienne 
au  XIX*  siècle,  en  Allemagne,  l'appui  de  la  liberté  constitutionnelle, 
comme  elle  a  été  au  xvn*  l'appui  de  la  liberté  rehgieuse.  Qu'au  lieu 
de  resserrer  les  liens  de  la  pentarchie  européenne,  elle  ne  s'oppose  donc 
pas  au  cours  naturel  des  idées  qui  tend  à  les  relâcher;  que^sa  propa- 
gande d'indépendance  s'adresse  moins  aux  peuples  qu'aux  petits  gouver- 
nemens eux-mêmes,  qu'elle  parle  moins  aux  passions  qu'aux  intérêts, 
mais  qu'en  même  temps  ses  agéns  ne  concentrent  pas  toute  leur  action 


^tlZ^^L^' 


758  RIYTB  9ES  DEUX  MONDES. 

et  toutes  leurs  pensées  dans  la  sphère  officielle  où  ils  sont  appelés  à 

TÎvre;  que,  flère  de  la  grande  idée  qu'elle  représente,  elle  ait  la  con- 

,  science  de  sa  dignité  et  de  sa  force  morale  en  présence  de  rAutriche  se 

'^'^^'^.^^f  débattant  sous  les  souvenirs  de  la  Gallicie,  de  la  Prusse  à  laquelle  les 

longues  oscillations  de  son  gouvernement  ont  enlevé  une  partie  de  son 
importance  et  de  son  crédit;  qu'elle  fasse  enfin  comprendre  à  l'ABe- 
magne  que  la  Russie  et  la  France  sont  les  deux  pôles  du  monde  pofili- 
que,  et  qu'il  n'existe  aucune  situation  intermédiaire,  aucune  influence 
sérieuse  et  durable  entre  les  deux  idées  qu'elles  expriment. 

Personne  n'ignore  qu'un  seul  motif  s'oppose  à  l'action  de  la  France 
au-delà  du  Rhin,  qu'une  seule  cause  paralyse  sa  politique  naturelle  de 
patronage  auprès  des  petits  gouvememens  constitutionnels.  On  croit 
chez  les  peuples,  on  affecte  de  croire  dans  les  cabinets,  que  nous  aspi- 
rons à  recommencer  les  courses  héroïques  de  l'empire,  et  que  la  con- 
quête de  la  rive  gauche  du  Rhin  et  des  provinces  belgiques  est  une  sorte 
d'idée  fixe  pour  la  France.  Ni  le  cours  pacifique  imprimé  à  nos  idées, 
ni  la  transformation  de  nos  mœurs ,  ni  le  mol,  égoïsme  qui  nous  do- 
mine, ne  suffisent  pour  rassurer  les  scribes  condamnés  au  dur  métief 
d'injurier  la  France  et  de  louer  l'Autriche,  de  calomnier  la  libeflé 
constitutionnelle  et  d'exalter  la  gloire  du  despotisme  paternel.  Pourtant, 
après  la  discussion  solennelle  à  laquelle  vient  d'assister  la  France,  ce 
métier  va  devenir  impossible  à  continuer  au-delà  du  Rhin.  Tous  les 
orateurs  qui  y  ont  pris  part  au  sein  de  nos  deux  chahfibres  se  sont  ac- 
cordés sur  ce  point,  qu'il  fallait  avant  tout  rassurer  l'Europe  et  abdiquer 
toute  pensée  attentatoire  à  l'indépendance  des  peuples.  Le  principe  des 
nationalités  a  été  posé  d'un  commun  accord  et  avec  un  assentiment 
unanime  comme  la  base  même  d'une  politique  de  réparation  et  de  jus- 
tice. M.  de  Montalembert,  organe  de  cette  grande  opinion  au  sein  de  la 
chambre  des  pairs,  voyait  la  pairie  tout  entière  applaudir  à  sa  parole, 
et  son  discours,  accepté  comme  le  commentaire  même  de  l'adresse,  de- 
venait un  grand  acte.  M.  Odilon  Barrot  se  faisait,  au  nom  de  la  gauche, 
l'éloquent  interprète  de  la  même  pensée,  jl  répudiait  à  jamais  toute 
solidarité  avec  les  espérances  conquérantes  de  183!  et  les  imprudentes 
manifestations  de  1840.  M.  Billault  proclamait  la  nécessité  de  rassurer 
les  peuples  et  de  venir  en  aide  aux  états  secondaires,  si  justement  alar- 
més par  l'incorporation  de  Cracovie;  M,  Berryer  enveloppait  la  même 
pensée  des  larges  plis  de  sa  parole  magnifique;  enfin  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères  acceptait  hautement  pour  la  France  le  fécond  pa- 
tronage que  l'accord  de  tous  les  partis  lui  défère. 

Il  ap  pgrtenait  à  l'opinion  conservatrice,  au  début  d'une  législature 
nouvelle  destinée  à  s'empreindre  de  son  esprit,  il  appartenait  au  cabinet 
devenu  l'expression  jiécessaire  de  ce  grand  parti,  d'inaugurer  cette  po- 
litique du  droit  et  de  répéter  après  plus  d'un  demi-siècle  d'usurpations 


LA  FRANCE  £T  L  EUROPE  APRES  L  ADRESSE. 


759 


et  de  violences  la  déclaration  de  la  première  de  nos  assemblées  délibé- 
rantes, que  a  la  France,  plus  jalouse  d'influer  sur  les  peuples  par  ses 
idées  que  par  ses  armes,  ferait  la  guerre  pour  défendre  son  indépen- 
dance etjamais.pour  attaquer  celle  des  autres.  »  Lorsque  cette  pensée 
proclamée  à  la  tribune  et  répandue  par  la  presse  sera  devenue  un  lieu 
commun^  lorsqu'elle  sera  acceptée  en  France  par  toutes  les  consciences, 
en  Europe  par  toutes  les  convictions,  alors  l'isolement  de  la  France 
aura  cessé, .et  l'heure  des  grands  changemens  sera  près  de  sonner  pour 
lejuoade. 

Cette  politique  de  patronage  au  proût  des  états  du  second  ordre  peut 
donner  lieu  dès  à  présent  à  des  applications  nombreuses.  Si  en  Alle- 
magne il  est  nécessaire  d'y  préparer  l'opinion,  et  si  le  travail  de  la 
France  doit  y. conserver  encore  un  caractère  plus  théorique  que  prati- 
que, il  n'en  est  point  ainsi  en  Italie,  où  l'impulsion  nationale ^st  déjs^ 
vL^ementio^piiméey  et  où  notre  concours  peut  devenir  nécessaire  d'un 
jour  à  l'autre.  Le  gouvernement  sarde,  qui,  plus  que  tous  les  autres 
gouverneraens  secondaires,  a  conservé  le  sentiment  de  sa  dignité  et  de 
son  indépendance,  est  chaque  jour  froissé,  malgré  sa  prudente  réserve, 
par  le  mauvais  vouloir  d'un  grand  cabinet.  Ce  mauvais  vouloir  devient 
delà  haine  contre  l'auguste  chef  de  la  chrétienté,  qui,  placé  entre  le 
double  péril  d'unerévolution  imminente  et  d'un  protectorat  plus  redou- 
table encore,  poursuit  avec  persévérance  son  œuvre  de  redressement 
et  de  salut.  Un  spectacle  qu'elle  n'avait  pas  vu  depuis  bien  des  siècles 
est.donné  à  l'Italie  :  un  pape  guelfe  est  assis  dans  la  chaire  d'Inno- 
cenl  III9  '^^  toutes  les  populations  italiques  portent  ses  couleurs  et  ré- 
pèlent son  nom.  II  est  diCflcile  qu'un  aussi  grand  ébranlement  donné 
à, un  peuple  n'amène  pas  des  conséquences  imprévues,  et  l'attitude  de 
la  France  «doit  se  dessiner  dès  aujourd'hui  d'une  manière  nette  et  dé- 
cidée en  face  de  ces  éventualités.  L'état  alarmant  de  la  Suisse  lui  impose 
plus  impérieusement  encore  une  politique  arrêtée,  et  l'on  doit  s'éton- 
ner que«  dans  le  cours  de  la  longue  discussion  à  laquelle  la  France  vient 
d'assister,  l'opposition  n'ait  pas  provoqué  de  la  part  de  M.  le  ministre 
des  afiEsiires  étrangères,  pour  protéger  le  territoire  de  la  confédération  , 
une  déclaration  analogue  à  celle  de  H.  le  comte  Holé,  qui,  après  1830, 
fit  respecter  par  la  Prusse  en  armes  le  sol  de  la  Belgique.  11  faut  qu'on 
sache  bien  que  toute  intervention  militaire  en  Suisse  provoquerait  au 
mêine  instant  l'intervention  de  la  France. 

Lorsqu'un  rôle  si  efficace  lui  est  préparé,  quel  si  grand  intérêt  aurait 
donc  la  France  à  reprendre  le  système  d'agrandissement  territorial  qui, 
après  l'avoir  conduite  à  Rome  et  à  Hambourg,  a  eu  pour  dernier  résul- 
tat de  faire  caraf^er  les  Coaaques  dans  la  cour  du  Louvre?  Quel  motif  si 
puij»aiU  pourrait  l'amener  à  cette  monstrueuse  contradiction  de  con- 
fisquer la  nationalité  belge  et  d'attenter,  dans  les  provinces  rhénanes, 


760  REVUE  DES  DEUX  UONDES. 

à  la  nationalité  allemande,  lorsqu'elle  proclame  le  droit  imprescriptible 
*4Jes  peuples  de  disposer  de  leurs  destinées?  La  théorie  des  frontières 
naturelles  est  quelque  chose  de  si  peu  sérieux  topographiquement  et 
g)olitiquement,  qu'il  n'y  a  pas  même  à  la  discuter;  ce  n'est  pas  quand  la 
Providence  nous  envoie  en  Afrique  une  immense  mission  colonisatrice 
et  militaire,  ce  n'est  pas  quand  elle  prépare  l'acyonclion  à  nôtre-terri- 
toire  d'un  littoral  de  deux  cents  lieues,  que  la  France  peut  éprouver  le 
besoin  d'étendre  ses  frontières  pour  conserver  son  rang  entre  les  na- 
tions. Biieux  vaut  notre  drapeau  aux  cimes  de  l'Atlas  qu'aux  bords  du 
Rhin,  car  l'Algérie  nous  assure  la  Méditerranée,  et  la  rive  gauche  recon- 
quise élèverait  entre  la  France  et  l'Allemagne  une  barrière  insurmon- 
table. La  France,  vouée  à  la  liberté  et  au  travail,  est  dans  des  con- 
ditions industrielles  et  politiques  qui  la  séparent  des  traditions  de  Na- 
poléon comme  de  celles  de  Louis  XIV,  et  je  ne  sais  guère  que  M.  l'abbé 
Genoude  qui  veuille  aujourd'hui  conquérir  la  Belgique,  par  dévouement 
sans  doute  pour  l'ancienne  constitution  de  la  monarchie. 

Félicitons-nous  d'avoir  vu  l'esprit  de  violence  et  de  conquête  solen- 
nellement répudié  par  tous  les  orateurs  qui  ont  abordé  la  tribune  du- 
rant le  grand  débat  qui  vient  de  finir.  Cette  unanimité  est,  sans  con- 
tredit, le  plus  grand  résultat  ])olitique  de  la  discussion  de  l'adresse. 
Elle  change  complètement  notre  situation  dans  le  monde;  en  modifiant 
le  caractère  de  l'isolement  qui  nous  est  fait,  elle  le  rend  sans  péril  pour 
nous,  parce  qu'il  cesse  d'être  une  menace  pour  l'Europe.  Nous  conqué- 
rons ainsi  dans  la  confiance  des  peuples  le  terrain  qu'on  nous  refuse  en- 
core dans  les  chancelleries;  lorsque  les  gouvememens  auront  compris 
que  l'arme  de  la  calomnie. est  devenue  impuissante,  ils  inclineront  da- 
vantage vers  des  sentimens  d'équité  et  de  bienveillance.  La  France  parle 
si  haut  à  toutes  les  sympathies  des  peuples,  elle  est,  par  ses  institutions  et 
par  ses  mœurs,  l'expression  si  éclatante  de  leurs  vœux  les  plus  chers 
et  de  leurs  plus  vagues  espérances,  que  du  jour  où  les  susceptibilités  na- 
tionales seront  pleinement  rassurées,  les  nations  viendront  à  elle  en  en- 
traînant leurs  gouvememens.  La  Fiaance,  en  effet,  ne  représente  pas 
seulement  le  droit  abstrait  dans  le  monde,  elle  le  représente  réalisé  à  tous 
les  degrés  de  la  vie  sociale.  Chez  nous;  l'égalité  règne  dans  la  famille 
par  le  droit  civil,  dans  les  mœurs  par  la  souveraineté  du  talent;  la  li- 
berté règne  dans  la  sphère  politique  par  les  lois,  dans  celle  de  la  con- 
science et  de  la  foi  f^ar  les  garanties  les  plus  solennelles;  l'existence  sociale 
est  douce,  parce  que  toutes  les  conditions  s'y  confondent,  que  tous  vivent 
d'une  vie  commune,  et  que  la  France  ne  doit  à  personne  ces  grandes 
réparations  séculaires  si  difQciles  à  octroyer,  si  redoutables  à  refuser.  Ni 
l'Italie  irritée,  ni  la  Pologne  sanglante,  ni  l'Irlande  affamée,  ne  s'at- 
tachent à  ses  pas  comme  un  péril  et  comme  un  remords;  elle  est  libre 
dans  ses  allures,  libre  dans  la  spontanéité  de  ses  pensées,  et  c'est  pour 


LA  FRANCE  ET  L'eCROPE  ^PR^  L' ADRESSE.  761 

cela  qu'elle  est  invésiîë  dé  cëUelniliatîve  moraTeqtfonlùî  envie  sahsTa 
lui  contester. 

Les  dangers  de  l'Europe  font  sa  propre  sécurité,  et  un  jour  pourra 
Tenir  où  cette  nation  tenue  à  Técart  avec  tant  d'obstination,  où  ce  gou- 
vernement tant  insulté  à  raison  de  son  origine,  deviendront  la  garantie 
de  la  stabilité  des  états  et  les  intermédiaires  d'une  grande  et  nécessaire 
transaction.  Ce  n'est  pas  appeler  les  tempêtes  que  de  voir  les  nuages 
qui  chargent  l'horizon;  ce  n'est  pas  ébranler  Vordre  européen  que  de 
constater  que  l'Autriche  n^est  pas  parvenue  à  s'assimiler  l'Italie,  que  la 
Pologne  n'a  pas  expiré  sous  ses  chaînes,  que  l'empire  ottoman  s'affaisse 
sous  l'ascendant  croissant  des  races  chrétiennes,  et  que  dans  Test  de 
l'Europe  les  populations  s'agitent  sous  l'impulsion  qui  les  pousse  vers 
des  destinées  inconnues;  ce  n'est  pas  insulter  les  gouvernemens  que  dç 
montrer  la  Russie  contrainte  de  peupler  ses  solitudes  de  martyrs,  la 
Prusse  en  suspicion  à  un  tiers  de  ses  sujets  catholiques  et  conduite,  par 
l'irrésistible  entraînement  de  l'opinion  non  moins  que  par  les  néces- 
sités financières,  à  des  concessions  qui  en  préparent  tant  d'autres;  ce 
n'est  pas  provoquer  les  révolutions  que  de  contempler  la  tache  indé- 
lébile appliquée  au  front  de  l'Autriche  et  d'observer  le  relâchement 
progressif  de  toutes  les  parties  de  cet  empire,  où  quatre  nationalités 
s'agitent  dans  un  froissement  continu.  Puisque  l'Europe  refuse  de  nous 
admettre  dans  sa  communion  politique,  et  qu'aux  efforts  loyalement 
tentés  par  un  gouvernement  pacifique  pour  sie  rapprocher  des  trois 
puissances,  celles-<i  ont  répondu  par  l'acte  de  Cracovie,  il  faut  bien 
que  la  France  s'enquière  de  la  situation  véritable  des  autres  gouverne- 
mens et  qu'elle  l'expose  au  grand  jour,  ne  fût-ce  que  pour  demeurer 
calme  et  maîtresse  d'elle-même  dans  l'isolement  qu'on  lui  impose. 
Qu'elle  ne  s'alarme  en  effet  ni  pour  sa  propre  sûreté,  ni  pour  la  paix 
du  monde  :  les  périls  de  tous  sont  sa  plus  sûre  garantie,  et,  si  la  France 
ne  peut  pas  compter  sur  la  sympathie  des  cabinets,  «elle  peut  compter 
sur  leur  sagesse,  leur  intelligence  et  leur  intérêt  bien  entendu.  »  Cette 
parole  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  est  le  mot  suprême  de 
la  situation. 

S'il  fallait  donc  résumer  les  impressions  produites  par  le  grand  débat 
qui  vient  de  se  terminer,  on  pourrait  dire  qu'aucune  des  difficultés  di- 
*  plomatiques  en  ce  moment  pendantes  entre  les  cabinets  européens  ne 
semble  de  nature  à  amener  une  guerre,  bien  que  toutefois,  pour  les  es- 
prits doués  de  quelque  prévoyance,  le  repos  du  monde  soit  moins  as- 
suré qu'il  ne  l'a  été  jusqu'ici.  Les  gouvernemens  resteront  maîtres^ 
on  peut  le  croire,  des  questions  qui  les  divisent;  mais  triompheront-ils 
également  des  agitations  intérieures  qui  semblent  annoncer  une  crise 
prochaine?  On  peut  assurément  en  douter.  Il  est  impossible  de  mécon- 
Bailre  le  vaste  travail  qui  s  opère  sous  le  sqleil  pu  dans  Toiubre^  çt  (jui^ 


7^  a£vu£  ras  i>fivx  mondes. 

en  plaçant  les  peuples  dans  une  condition  différente  de  oélle  que  lear  a 
faite,  pendant  trente  ans,  le  souvenir  de  la  domination  française,  tend  à 
leur  rendre  l'entière  conscience  de  leurs  destinées  et  de  leurs  droits. 
Pendant  que  la  France^  du  haut  de  ses  deux  tribunes,  répudie  solennei- 
lement  les  traditions  de  l'empire  et  qu'elle  aspire  à  reprendre  dans  le 
monde  la  mission  désintéressée  à  laqudle  Ta  préparée  sa  noUe  histoire, 
l'Italie  palpite  sous  une  pacifique  parole,  et  pour  la  première  fois  le 
volcan  jette  autre  chose  que  des  cendres  et  des  flanunes.  Les  grandes 
municipalités  de  l'Helvétie  terminent  dans  l'anarchie  le  cours  de  leur 
vie  historique  pour  ea  recommencer  une  autre,  dont  les  conditions 
échappent  encore  à  toutes  les  prévisions  humâmes.  Remuée  jusque 
dans  les  dernières  couches  sociales  par  les  doctrines  politiques  les  plus 
diverses,  agitée  par  une  réaction  religieuse  en  même  temps  que  par 
le  hideux  fanatisme  de  la  matière  et  du  néant,  l'Allemagne  s'éveilte  à 
l'action  par  la  pensée,  échappant  de  plus  en  plus  aux  faibles  gouver^ 
nemens  qui  la  régissent  sans  la  dominer.  La  Prusse  est  entraînée  par 
l'irrésistible  puissance  de  Topinioa  dans  des  voies  où  son  gouvernement 
entre  avec  trop  de  timidité  pour  demeurer  long-temps  le  maître  du 
mouvement  qui  l'emporte.  De  Stuttgart  à  Berlin^  entre  les  constitutions 
de  4819  et  celle  de  4847,  va  s'engager  une  rivalité  d'efforts  qui  élai^gira 
bientôt  pour  tous  les  états  allemands  la  base  sur  laquelle  s'élève  m^ 
delà  du  Rhin  l'édifice  de  la  liberté  politique. 

Ainsi  se  brise,  au  souffle  de  l'esprit  nouveau,  le  faisceau  de  la  grande 
aUiance  sellée  aux  champs  de  Leipsig,  et  le  génie  allemand  reinreùd 
ses  capricieuses  allures,  si  long-temps  contenues  par  la  haine  de  l'é*- 
tranger  et  par  les  susceptibilités  d'une  nationdité  pédanteâque.  Pen- 
dant que  la  Germanie  a  le  clair  pressentiment  de  ses  destinées  nou- 
velles, les  races  slaves  s'agitent  du  fond  de  la  Bohême  au  détroit  des 
Dardanelles,  sous  l'impulsion  de  leurs  propres  instincts  et*  sous  celle 
des  idées  françaises;  enfin,  à  tous  ces  craquemens  d'un  mondequi  chan^ 
cdle,  l'empire  ottoman  menace  de  joindre  le  bruit  de  sa  ruine  im- 
mense. 

L'œuvre  qui  s'élabore  ne  s'accomplira  pas  sans  une  crise  pour  la- 
quelle le  premier  devoir  de  la  France  est  de  se  préparer.  S'imaginer 
que  la  foce  des  sociétés  sera  renouvelée  sans  que  notre  pays  sorte  de  son 
repos,  croire  que  les  diplomates  et  les  banquiers  resteront  les  maîtres 
des  événemens,  parce  qu'ils  les  ont  dominés  long-temps,  c'est  faire  la 
part  des  hommes  trop  grande  et  celle  de  Dieu  trop  petite.  Un  rôle  actif 
nous  est  réservé  dans  les  péripéties  diverses  de  ce  grand  drame;  gardons- 
nous  de  le  répudier  par  avance  !  Continuer,  en  présence  des  signes  qui 
s'annoncent,  à  fonder  toute  la  politique  de  la  France  sur  l'utopie  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  serait  a  la  fois  une  folie  et  un  crime.  Sachons 
prolonger  la  paix  par  notre  modération,  sans  nous  y  river  par  notre  ira^ 


LA  FRANCE  ET  l'eUROPB  APRÈS  L' ADRESSE.  763 

prévoyance;  que,  par  une  bonne  gestion  financière,  le  pays  acquière 
la  prompte  disponibilité  de  ses  forces  et  de  ses  ressources;  qu'on  ter- 
mine, fallût-il  les  restreindre,  les  travaux  en  cours  d'exécution  sur  tant 
de  points  du  territoire;  qu'on  résiste  surtout  avec  obstination  aux  en- 
tralnemens  et  aux  infiuences  auxquels  les  chambres  comme  le  gou- 
yemement  ont  trop  long-temps  cédé  :  ce  sont  là  les  premiers  devoirs 
d'une  administration  conservatrice  et  les  vobux  désormais  unammes  des 
représentans  du  pays.  Qu'aucune  inquiétude  démesurée,  qu'aucune 
agitation  fébrile  ne  nous  saisisse;  ne  provoquons  ni  par  des  concessions 
qui  seraient  vaines,  ni  par  des  avances  qui  seraient  honteuses,  le  chan- 
gement d'une  situation  à  laquelle  le  cours  des  événemens  et  des  idées 
prépare  un  terme  naturel  et  prochain.  Ckmsacrons  le  présent  à  assurer 
l'avenir,  et  comprenons  bien  que  les  destinées  de  la  France  sont  étroir 
tement  engagées  dans  celles  du  monde.  Elle  peut  répudier  les  conquêtes 
territoriales,  mais  elle  ne  saurait  renoncer  à  une  action  extérieure  effi- 
cace et  continue,  car  ce  pays  a  une  autre  mission  que  de  vivre  pour 
lui-même.  Que  la  monarchie  de  1830  comprenne  tout  ce  qu'il  y  a  de 
puissance  dans  le  double  principe  d'ordre  et  de  révolution  dont  elle  est 
l'expression  combinée;  qu'elle  sache  faire  appel  à  toutes  les  forces  mo- 
rales, aujourd'hui  qu'elle  a  groupé  autour  d'elle  la  presque  totalité  des 
intérêts;  qu'après  avoir  enfin  largement  assis  sa  base,  elle  ose  s'élever 
dans  toute  sa  hauteur  pour  embrasser  l'avenir  :  alors  ses  destinées  se- 
ront assurées,  et,  dans  toutes  ses  fortunes,  elle  pourra  compter  sur  la 
France. 

L.  K  GARIfi. 


TT. 


■».j  II     'tgfg^ 


Bft 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAEŒ. 


U  février  iai7. 


Les  débats  parlementaires  compliquent  en  ce  moment  les  difficultés  diploma- 
tiques. Dans  les  premiers  jours  de  la  discussion  de  l'adresse  à  la  chambre  des 
députés,  on  avait  pu  croire  que  le  silence  serait  gardé  sur  les  mariages  espa- 
gnols par  les  deux  chefs  du  ministère  et  de  l'opposition;  mais  si,  comme  Fa  dit 
M.  Thiers,  le  silence  est  un  acte,  il  faut  couTenir  que  dans  notre  pays  cet  acte* 
est  de  tous  le  plus  difficile  à  accomplir.  Il  est  vrai  que  des  deux  côtés  la  tentatioft 
de  parler  était  forte.  L'opposition  croyait  avoir  contre  le  ministère  des  accusa-^ 
tions  triomphantes,  et  le  cabinet  était  persuadé  que,  s'il  répondait,  sa  justifica- 
tion serait  complète.  A  cette  confiance  le  ministère  joignait  Fespoir  de  fortifier 
sa  cause  et  ses  amis,  tant  au  sein  de  la  chambre  qu'au  dehors,  par  la  fermeté 
de  son  attitude;  aussi,  sans  demander  de  trêve  à  l'opposition,  il  a  réglé  sa  marche 
sur  la  sienne,  et  le  combat  s'est  engagé.  <  ' 

La  discussion  a  eu  un  premier  résultat  qu'il  importe  d'abord  de  mettre  en  lu- 
mière, elle  a  constaté  dans  la  chambre  une  approbation  unanime  sur  le  fond 
même  de  la  politique  suivie  pour  les  mariages  espagnols.  Cette  approbation  a 
eu  ses  nuances,  ses  réserves,  selon  le  point  de  vue  où  se  sont  placés  les  orateurs, 
selon  le  parti  auquel  ils  appartenaient  :  elle  s'est  retrouvée  dans  tous  les  discours 
qui  ont  été  prononcés  sur  cette  grande  affaire.  Loin  de  critiquer  le  mariage  de 
la  reine  Isabelle  avec  l'infant  don  François,  M.  Thiers  y  a  donné  son  expresse 
adhésion.  Seulement  il  eût  voulu  que,  satisfait  de  ce  résultat,  le  gouvernement 
français  ne  se  fût  pas  hâté  de  marier  l'infante  dona  Luisa  Fernanda  avec  M.  le 
duc  de  Montpensier.  Ce  qu'il  blâme,  ce  n'est  pas  l'idée  même  de  ce  second  ma- 
riage, c'est  le  moment  choisi  pour  le  conclure  et  le  célébrer.  M.  Biilault  avait 
occupe  la  tribune  avant  l'honorable  M.  Thiers;  nous  apprécierons  plus  loin  ses 
efforts  pour  prendre  une  situation  nouvelle,  en  ce  moment  nous  ne  voulons  que 


mentionner  son  langage  sur  la  solution  qu^a  reçue  la  question  espagnole.  Da 
déclaré  que  cette  solution  était  telle  qa*i\  Tayait  voulue  depuis  plusieurs  années. 
Enfin  M.  Berryer  a  reconnu  que,  par  les  mariages  conclus  le  28  août  dernier  à 
Madrid,  le  gouyernement  français  ayait  fait  une  chose  nécessaire,  indispensable 
à  notre  sécurité  et  à  nos  intérêts.  L^exemple  de  M.  le  duc  de  Noailles  n'a  pas  été 
perdu  pour  Forateur  légitimiste  du  Palais-Bourbon.  Cette  conformité  de  senti- 
mens  sur  le  fond  des  choses  fait  pressentir  ce  qu*eût  pensé  le  pays,  ce  qu'eussent 
dit  ses  représentans,  si  la  question  espagnole  eût  abouti  à  un  autre  dénoûment.  La 
situation  actuelle  est  sérieuse  et  difficile,  mais  elle  serait  bien  autrement  graye, 
si  la  politique  française  eût  essuyé  à  Madrid  un  échec  qui  eût  ébranlé  Tautorité 
morale  du  gouyernement  de  i  8^. 

On  n'a  pu  éyiter  cet  échec  qu'en  compromettant  l'alliance  anglaise.  C'est  sur 
cet  inconyénient  regrettable  et  fâcheux  que  M.  Thiers  a  porté  tout  l'effort  de  sa 
démonstration.  Dans  un  immense  discours,  Fhonorable  chef  du  centre  gauche  a 
constamment  captiyé  la  chambre  non-seulement  par  ses  aperçus  ingénieux, 
par  la  lucidité  de  ses  déyeloppemens,  mais  par  la  modération  de  son  langage. 
Cette  modération  ne  nous  a  point  surpris,  car  elle  est  une  des  qualités  insépa- 
rables d'un  talent  supérieur.  Quand  on  a  yécu  dans  la  pratique  des  plus  grandes 
affaires,  quand  on  a  pris  Phabitude  de  se  reposer  des  luttes  politiques  par  les 
trayaux  de  l'histoire,  comment  ne  serait-on  pas  modéré?  Cest  d'ailleurs  un 
moyen  de  donner  plus  de  relief  à  la  franchise  dés  opinions,  à  la  fermeté  des 
vues.  Voici  la  pensée  fondamentale  de  M.  Thiers.  L'alliance  anglaise  est  la  vraie 
politique  de  notre  temps,  parce  qu'elle  a  un  grand  but  :  la  liberté  des  peuples. 
et  l'indépendance  de  tous  les  états  de  l'Europe.  La  France  ne  doit  plus  se  propo- 
ser la  propagande  et  la  conquête,  mais  la  protection  éclairée  de  la  liberté  eu- 
ropéenne, et  c'est  seulement  avec  l'Angleterre  qu'elle  peut  marcher  à  ce  résul- 
tat. Sur  le  fond  même  de  ces  idées  élevées  et  généreuses,  il  ne  saurait  guère  y 
avoir  de  contestation;  mais  dans  la  pratique  les  difficultés  abondent.  Il  s'agit  de 
savoir  si,  notamment  dans  là  dernière  araire  importante  où  FAngleterre  et  la 
France  devaient  agir  de  concert,  celle-ci  n'a  pas  été  au  moment  de  voir  ses  plus 
légitimes  prétentions  méconnues  et  sa  juste  influence  annulée.  C'est  sur  ce  point 
de  fait  que  M.  Guizot  a  insisté  dans  sa  réponse. 

Si  la  politique  a  ses-  misères,  elle  reprend  toute  sa  grandeur  dans  ces  luttes 
solennelles  où,  deux  talens  de  premier  or^re,  tout  ensemble  égaux  et  divers, 
épuisent  l'un  contre  l'autre  toutes  leurs  ressources.  M.  Thiers  avait  déployé  un 
immense  front  de  bataille;  sa  puissance  était  d^ns  l'étendue.  M.  Guizot  s'e^t 
bien  gardé  de  chercher  à  embrasser  toutes  les  questions  touchées  par  son  anta- 
goniste; il  a  trouvé  sa  force  dans  la  concentration.  Les  conséquences  des  événe- 
mens  qui  se  sont  accomplis  en  Espagne  depuis  le  mois  d'août  dernier  sont  assez . 
graves  pour  que  la  France  ait  besoin  d'être  bien  convaincue  que  tout  ce  qui 
s'est  fait  était  nécessaire,  inévitable.  Ausf;i  M.  le  mhiistre  des  affaires  étrangères 
s'est  surtout  attaché  à  démontrera  la  chambre,  et  il  y  a  réussi,  qu'aussitôt  lord 
Palmerston  revenu  àu  pouvoir,  d'autres  intentions,  d'autres  vues,  avaient  dirigé 
la  politique  anglaise  dans  les  afiaires  d'Espagne.  Nous  n'ignorons  pas  qu'on 
persiste  à  soutenir  à  Londres  que  lord  Palmerston  n'avait  véritablement  pas  cette 
fois  le  dessein  de  jouer  la  France;  il  faut  avouer  alors  qu'il  a  été  singulièrement 
malhabile,  car  il  s'est  donné  toutes  les  apparences  d'un  pareil  projet  sans  en 

TOME  XVII.  50 


iP^cuMHfr  te»  fruits.  Bèi  le  21  jiiillèft,  M.  le  comte  de  larnac  disait  à  lor((  M- 
m^rstcm,  en  lisant  atec  lui  l'instruction  que  ce  dernier  avait  envoyée  le  !9  à 
M.  Bulwer  :  «  Tout  ceci  est  essenticllement  différent  de  ce  que  nous  avons  ré^é 
«vec  lord  Aberdeen.  »  Le  gouvernement  français  devaît-il  rester  sans  inquié- 
tude, sans  prévoyance,  devant  de  pareîb  symptômes?  Pendant  un  mois,  M.  de 
Jamac,  à  plusieurs  reprises,  proposa  à  lord  Palmer^ton  de  renouer  Faction  coib- 
mune  à  laquelle  avait  été  fidèle  lord  Aberdeen  :  il  ne  reçut  que  des  réponses 
dilatoires  du  ministre  wbig,  qui  disait  ne  pouvoir  rien  faire  sans  consulter  le 
conseil,  et  qui,  le  13  août,  ne  Tayait  pas  encore  Consulté. 

Pendant  que  du  côté  de  TAngleterre  le  gouvernement  françiiis  apercevait  le 
danger  d'être  finalement  dupe,  VEspagne  perdait  patience  et  voulait  enfin  ar- 
river à  une  solution.  Le  9  août,  à  Madrid,  on  proposa  à  notre  ambassadeur  de 
marier  la  reine  à  M.  le  doc  de  Cadix,  pourvu  que  le  mariage  de  M.  le  duc  de 
Montpensier  avec  Tinfonte  fût  associé  à  celui  de  la  reine.  Cette  simultanéité 
avait  toujours  été  dans  les  projets  de  la  cour  d'Espagne,  f^éjà,  comme  Fa  rap- 
pelé nn  jeune  député,  M.  Léonce  de  Larergne,  qui  a  abordé  la  tribune  atec  beati- 
coup  de  décision;  déjà,  en  4845,  quand  il  s'agissait  de  marier  la  reine  Isabelle 
avec  le  eomle  de  Trapani,  le  gouvernement  espagnol  y  mettait  pour  condition 
Funion  simultanée  de  M.  le  duc  de  Montpensier  avec  Finfante  dona  Luisa.  Au  mois 
d'août  1^6,  le  cabinet  de  Madrid  considérail  plus  que  jamais  cette  simultanéité 
comme  radispensable  à  la  sécurité  et  au  salut  de  la  monarchie  :  si  on  la  lui  eût 
refusée,  il  se  fût  rejeté  dans  une  combinaison  hostile  à  nos  intérêts,  car  il  vou- 
lait d'une  manière  positive  ou  Fappui  de  la  France,  ou  Fappui  de  FAngleterre. 
Tels  sont  donc  les  élén^ns  de  la  nécessité  à  laquelle  a  cédé  la  politique  fran- 
çaise :  d'une  part,  les  dangers  que  nous  courions  du  côté  de  lord  Palmersfon; 
de  l'autre,  l'obligation  où  nous  étions  de  prendre  en  grande  considération  Tes 
convenances  et  les  intérêts  du  gouvernement  espagnol. 

Dans  toute  cetle>  affaire,  on  s'est  réciproquement  accusé,  à  Londres  et  à  Paris, 
d'aproir  manqué  de  couHoisie  et  de  procédés,  et  ces  reproches  ont  plus  cpie  tonte 
antre  chose  envenimé  la  question.  Nous  vivons  dans  une  époque  de  pnblicité  sans 
bonres,^  curk)sité  toujours  avide,  parfois  malveillante,  où  les  gouvememens 
ne  sauraient  trop  avoir  les  uns  envers  les  autres  de  circonspection  et  de  dignité. 
La  diplomatie  ne  doit  jamais  oublier  que  maintenant  elle  est  presque  toujours 
exposée  au  grand  jour  de  la  trîbune:  les  dépèches  ne  vont  plus  s'enseveHr  darts 
ks  moelles  archive»  desgonvcfrnenyens  absolus.  Nous  n'aurions  voulu  parler  ici 
du  désaccord  qni  s'e^  élevé  entns  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  loiid 
Normanby  au  s«fet  de  la  dépèche  du  25  septembre  que  pour  dire  qu^îl  a  été 
exprimé  avec  une  nvesure  spirituelle,  avec  une  sorte  d'enjouement  qui,  à  n^ 
yeux,  en  atténuait  beaucoup  Fimportance;  mais  les  paroles  prononcées  à  Fa  tri- 
bune par  M.  le  mini$tre  des  affaires  étrangères  ont  excité  la  susceptibiRté  de 
M.  le  manquis  de  Normàiiby,  et  sur-le-champ  il  s'en  est  motftré  fbrt  blessé.  Si 
ces  paroles  lui  paraissafient  de  nature  à  mériter  quelques  expKcatîôns,  pourqimi 
ne  lesa-t-il  pas  demandées?  Elles  lui  eussent  été  d'autant  moins  rdftisées,  que 
M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  n'a  fait  aucune  difficulté  âë  répondre  à 
ceux  qui  l'interrogeaient  après  son  discours  sur  ce  qu'il  avait  véritablement 
voulu  dire,  qu'il  n'avait  jamais  eu  la  pensée  de  porter  la  moindre  atteinte  à 
la  considération  de  M.  rambassadew  d'Angleterre.  Cette  déclaration  a  été  re- 


Bl¥l».  -—  (€BBMflQ0B*  IM 


cuoittieiLk  ohanlirefparii»graiul  Bombredodép«l«.  AjptèB]A^}pMïdtéqÊt^m&à 
reçue  la  dépèche  du  lfêsept6ni»e,JLGiiizot  s'est  cm  en  droit  de  dire  à  la  td- 
booe  <pie  M.  rambassadair  d^Angkétnre  avait  mal  eoteoda  ei  aal  rendu  sa 
peasée.  Qu'a  lait  iord  Nonnaobgf!}  H  aéont  àsen  geMTeraefiaeatqu'il  matateiiait 
Texactitude  de  sa  védaclioa^'etiord  PalncnreloB  lui  arépeadaqu'il  ataàt  ta  plas 
eatière  coefiaitoe  dans  la  véracité  de  «s  rappocte.  U  nous  semMe  qa'iiii  p^nen- 
nage  aussi  justemant  considéré  qw  IL  rambassadeiiF  d'ikogfetene  psttvait  ae 
passer  de  cette  espèce  de  certiôoai.  Nous  déplopons  profondcnent  ces  raésiotal-- 
ligences  entreies  deux  eonis  de  Saiot-ianies  ei  des  Tailenes.  Par  ^aette  fatatelc 
AL  le  umnpMsde  T<k)nnanèy,  qui  paraissaitd'abord  animé  desaeatimeiisdes  pèus 
çenoilians,  ari*il  dvinné  improdemmeiit  des  armes  au  mauvais  voulw  de  loid 
Palmerslon?  Sans  doute  un  ambasndeur  doit  la  vérité  à  sa  cour;  mais  encore 
une  fois^  à  une  époquede  publicité  indiscrète  ooone  la  nèlre,  il  ne  saurait  avoir 
tvop  de  pradencc  et  de  mesure,  surlaat  quand  il  adresse  ses  coainittnieations 
à  un  ministre  passtouné.  LordJIarmanby  semMe  Favoir  senti  kû-oièoie,  s'il>est 
vrai, eomme  on  ra89aie,<q«''il  ûtécritàisrd Palnerston ^^our  le fsier  de «epas 
livrer  à  la  .pttblicilé  sa  «kpèche  du  1^  septembre.  On  voit  qu'avec  pins  de  vé-^ 
flsaion,  avec  pkis  dVespévtense  diplamatiqiie,  tons  ««es  inoonvéntens  eussent  ptt 
êtne  évités.  Néanmaitts,  si  r^greltabks  que  soient  t«mtes  ces  dîMoukéa,  il  neleûst 
pas  se  les  exagérer.  11  n'est  plus  donné  à  des qnsstioiis  de  forme  et  d'étâqnette  de 
devenir  des  causes  de  rupture  et  de  giiem.  Nous  crojnons  qu'en  dehors  du  ^o« 
reiçfn-O/Jice  on  est  peu  préoccupé  à  Londres  de  toutes  ces  susceptibilités  de 
diplomate,  et  la  violence  avec  laquelle  qnelques  organes  de  la  presse  anglaise 
ont  accueilli  le  dernier  discours  de  M.  Guizat  ne  nous  fait  pas  changer  d'avis. 
Ces  colores  n'agitent  pas  les  masses.  Bans  les  régions  élevées  des  partis  poli* 
tiqaes,  la  eondnite  de  iond  Palmerstoa,  sans  èlre  approuvée  an  lood,  ne  peut 
ètee  publiquement  Tok^et  d'aocune  critiqua,  ou  le  comprend.  Sur  ce  point,  l'An- 
gftsterre  nous  donne  un  eieeUent  exempte.  Touteibis  la  4>o]itifue,  l'attitude  de 
lord  Palmerslon,  sont  appréciées  peu  favocablcHieat  par  les  honmes  les  fdi» 
considérables.  Qu'on  se  rap|)eile  avec  qneUe  hauteur  lord  Aberdeen  demandait 
ces  derniers  jours,  au  sein  du  parlement,  quand  finiraient  les  élucubralions 
diplomatiques  du  mîAistre  "wlng  sur  la  question  d'Espagne.  Les  tories  ont  pins 
que  jama»  le  droit  de  juger  sévèrement  la  manière  dont  lord  Palmerston  con-^ 
duit  les  affaires  extérienr es  de  la  )(«raade-Bretagiie% 

11  ne  siifâsait  pas  au  cabinet,  s'ex[nimant  par  l'organe  de  M.  6uiiot,  de  r^ 
pondre  aux  critiques  de  l'opposition  :  il  avait  une  autre  tàebe  à  remplir;  il  devait 
apprendre  à  la  chambre  ccMument  hH-mème  appréciait  la  situation.  M.  le  neii-* 
nistre  des  afifoires  étrangèius  n'a  pas  voulu  en  dissimuieria  gravité.  ilÉUJaurd'hui 
le  dissentiment  entre  la  France  et  l'Angleterse  est  réel,  et  il  faut  s^attendue  à 
¥oir  le  gouvernement  anghâs  continuer  ses  effonts  pour  ga^Mr  les  ipuissaaees 
continentales  à  sa  politique  sur  la  suceessiou  d'Espagne.  Oaunl  à  nos  rapporta 
avec  ces  puissances,  «  si  nous  ne  pouvons  compter  sur  leur  sympathie,  nous  pou* 
vous  compter  sur  leur  sagesse,  leur  intelhgence  et  leur  intérêt  bien  entendu*  oi 
M.  Guizot  a  aj^rédé  dans  le  même  esprit  que  M.  Thiers*i'importanee  des  états 
secondaires  pour  l'équitibre  de  l'Europe.  Ck>mnie  la  France  n'aaaonce  aujour- 
d'hui ni  ardeur  de  propagande,  ni  ambition  «le  couquètes,  les  étals  secondaires 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  pour  elle  de  la  bienTeillance ,  et  ils  voient  non-seulement  sans  ombniget 
mais  avec  satisfaction,  ce  qui  lui  donne  de  la  force.  La  politique  de  la  France 
dans  les  affaires  d'Espagne  a  eu  leur  adhésion,  et  sous  ce  rapport  cette  politique 
nous  a  grandis  en  Europe.  Dans  cette  manière  de  juger  et  de  peindre  la  situa- 
tion, y  a-tril  plus  de  sujets  dUnquiétude  que  de  motifs  de  sécurité? 

C'est  ce  que  se  demandait  là  chambre  pendant  que  M.  Guizot  occupait  la  tri*; 
bune.  Dans  d'autres  circonstances,  la  majorité  pouvait  pressentir  d'avance  ce 
qu'allait  dire  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères;  cette  fois  elle  Técoutait 
d'autant  plus  avidement  qu'elle  cherchait  dans  ses  paroles  l'indication  précise 
de  la  ligne  que  le  gouvernement  entendait  tenir  au  milieu  de  conjonctures  dont 
il  avouait  la  gravité.  11  y  a  eu  des  impressions  différentes,  il  y  a  eu  de  l'étonné- 
ment.  Pendant  que  les  uns  accueillaient  avec  satisfaction  les  développemens  de 
l'orateur,  d'autres  se  demandaient  si  cette  allure  si  résolue  n'avait  pas  ses  pé- 
rils :  les  paroles  prudentes,  les  sages  réserves  qui  servaient  fie  contre-poids  à 
certaines  hardiesses,  ne  les  rassuraient  pas  entièrement.  Avant  l'ouverture  de 
la  session ,  nous  énumérions,  parmi  les  difficultés  qui  attendaient  le  cabinet, 
l'obligation  où  il  se  trouverait  de  faire  accepter  à  la  majorité  la  situation,  la  po- 
litique nouvelle  dont  de  graves  événemens  extérieurs  faisaient  aujourd'hui  une 
nécessité.  On  ne  saurait  reprocher  à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  d'a- 
voir abordé  cette  tâche  d'une  manière  indécise  et  craintive.  U  a  porté  dans  ses 
explications  une  fermeté  réfléchie,  i)  s'est  fié  à  sa  supériorité  comme  orateur, 
comme  tacticien  parlementaire,  pour  ne  pas  dépasser  les  limites  qui  séparent  la 
franchise  de  la  témérité.  D'autres  pçutrrétre  auraient  mis  leur  sagesse  à  éviter  la 
lutte  :  il  a  pensié  qu'il  était  habile  de  l'accepter. 

Unanime  pour  approuver  le  fond  de  Mi  politique  sujvie  çn  Espagne,  la  chambre 
ne  l'a  pas  moins  été  pour  condamner  le  coup.  4'^^^  4iui  a  (rappé  Cracovie.  Là 
il  y  avait  dans  toutes  ^s  âmes  un  sen^inent  çpnupuun,  et,  comme  l'a  dit  avec 
beaucoup  de  justesse  un  honorable  député,  M«.  le  çoipte  lipger  du  Nord,  là  le 
débat  n'est  plus  entre. les  diverses  opinion^  qui,  se  partaient  la  chambre  et  le 
pays,  mais  entre  nouSf«tle^  étrangers.  La  çhapi^,  à,  voté  s^ns  amendement  le 
paragraphe  du  projet  d'adfvesse,  où  elle  prîotestç,  cp^tre  la,  violation  des  traités. 
C'est  ce  que  nous  vivions  désirée  )No^,p^igenç€^ii'4|laieç^tpjasiusqu^  demander 
que  la  chambre  votât  le  paragraphe  sa^cpimnentaires,  :  ,npus  p&;^ommes  donc 
pas  étonnés  que  M.  Odilon  Banîçi^  A*a^  pas  tenu  ex^tement  le  même  langage 
que  les  organes  clu  gouvern^n^iit^et  de  la  minorité;  .chacun  est  resté  dans 
son  rôle,  dans,  sa  8itua,tion,  maisjl  y  ja  eu  accord  dans  le  blâme  énergique  dont 
la^  chambre  a  frappé  la  spoliation  de  Cracovie,  C'était  l'essen^el.  Maintenant, 
quelle  pensée  devait  .exprimior  la  cbamhrç  su^  Ja  4uré!Ç,  de  la  paix  générale? 
Devaitrelle  prendre  l'initiatiye  de  la  dél^apçe  dans  l'ayenif  jpaçifique  de  l'Europe? 
M.  le  ministre  de&  affaires  étrapgèires  a  rappelé  avec  rfUson  qjaê  la  confiance  dans 
la  paix  avait  été.  hautement  ;e|;primée  en  Angleterre  par  la  couronne  et  le  parle- 
ment. «  Partout,  en  Europe,  à  ^uté  M.  Guizpt,  cette  confiance  existe  :  vous 
seriez  les  premiers  à  venir  la  mettre  en  doute  1  est-ce  le  rôle  que  vous  voulez 
jouer?  Tenez  pour  certain  que  cette  conviction  générale  est  le  gage  le  plus  sur 
de  la  paix.  Gardez-vous  de  l'ébranler!  Vous  seriez  en  opposition  avec  l'opinion 
de  1  Europe,  en  opposition  avec  votre  propre  pepsée.  »  Voilà  le  vrai.  Pereonne 


REYUB.  —  CHRONIQUE.  769 

en  Earope  ne  veut  la  guerre  :  les  peuples  ont  des  désirs  de  liberté  et  d^amélio- 
rations  intérieures,  les  gouvernemens  ont  de  graves  difficultés  qui  les  attachent 
nécessairement  à  la  paix. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  remarquer  que,  lorsque  la  France  est  pacifique,  tout 
le  monde  Test  autour  d'elle.  Cest  la  France  qui  a  le  redoutable  privilège  d'agiter 
TEurope.  Aujourd'hui  elle  est  tranquille,  elle  déclare,  par  l'organe  des  chefs  de 
l'opposition  et  du  gouyernement,  qu'elle  n'entend  inquiéter  personne,  ni  par  la 
propagande,  ni  par  la  conquête.  Seulement  elle  affirme  ses  principes,  et  elle 
porte  haut  le  drapeau  des  institutions  constitutionnelles.  Ce  mélange  de  fran- 
chise et  de  modération  peut  déplaire  à  certains  gouyememens,  nous  n'en  dis- 
convenons pas.  Ces  gouvernemens  accepteront  l'attitude  et  le  langage  de  la 
France,  comme  on  se  résigne  aux  choses  nécessaires.  11  ne  s'est  pas  formé  de  coa- 
lition de  Pilnitz  pour  étouffer  la  révolution  de  juillet,  a  dit  Fhonorable  M.  Thiers; 
on  peut  ajouter  qu'il  ne  s'en  formera  pas.  Il  y  aura  peut-être,  de  la  part  de 
certains  cabinets,  de^  symptômes  de  malveillance,  comme  la  réponse  que  le  ca- 
binet de  Berlin  vient  de  faire  à  de  nouvelles  instances  de  lord  Patmerston;  mais 
entre  la  mauvaise  humeur  et  l'ardeur  belliqueuse  il  y  a  un  abime.  C'est  au 
sujet  des  affaires  d'Espagne  que  le  gouvernement  prussien  a  cru  trouver  une 
occasion  favorable  de  se  mettre  dans  les  bonnes  grâces  du  ministère  vhig. 
Quand  lord  Palmerston  eut  protesté  contre  les  mariages  espagnols,  il  voulait 
associer  à  sa  protestation  les  trois  cat)inets  devienne,  de  Saint-Pétersbourg  et  de 
Berlin.  A  cette  époque,  nous  avons  indiqué  les  nuances  que  les  trois  puissances 
mirent  dans  leur  réponse,  qui  était  un  refus.  M.  de  Metternich  déclina  nettement 
la  proposition  de  lord  Palmerston ,  et  il  s'étonna  même  de  la  légèreté  avec 
laquelle  ce  dernier  compromettait  l'autorité  de  son  propre  gouvernement  par 
une  protest|tion  qui  devait  rester  stérile.  Sans  fi^ire  les  mêmes  observations, 
M.  de  Nesselrode  refusa  positivement  de  s'associer  à  lord  Palmerston.  Le  cabinet 
de  Berlin  eut  un  langage  moins  clair  :  tout  en  déclarant  qu'il  ne  pouvait  pro- 
tester avec  le  ministre  anglais,  il  émit  certaines  théories  sur  la  manière  d'en- 
tendre le  traité  d'Utrecht;  il  laissa  entrevoir  qu'il  ne  serait  pas  éloigné  de  l'in- 
terpréter comme  lord  Palmerston.  Cependant  ce  dernier  ne  se  découragea  pas; 
s'il  faut  en  croire  des  bruits  fort  accrédités  dans  le  monde  diplomatique,  il  aurait 
proposé  aux  trois  puissances  un  protocole  en  commun  sur  la  question  d'Espagne 
et  sur  les  éventualités  qu'elle  pouvait  offrir.  Dans  son  ardeur  à  susciter  des  diffi- 
cultés k  la  France,  lord  Palmerston  ne  faisait  pas  attention  qu'il  demandait  aux 
trois  puissances  de  démentir  tous  leurs  précédens.  Comment  les  puissances  qui 
n'avaient  pas  reconnu  l'état  de  choses  établi  en  Espagne  depuis  la  mort  de 
Ferdinand  Vil  pouvaient-elles  signer  un  protocole  sur  les,  questions  que  présen- 
terait l'ordre  de  succession  au  troue  constitutionnel  de  la  reine  Isabelle?  Lord 
palmerston  essuya  donc  un  autre  refus,  une  nouvelle  déconvenue.  C'est  alors 
qu'il  a  imaginé  un  troisième  expédient,  que  la  diplomatie  a  trouvé  singulière- 
ment modeste.  11  a  demandé  aux  troiS  puissances  si  elles  n'avaient  j^as  un  avis 
sur  le  traité  d'Utrecht  et  sur  la  façon  de  l'interpréter.  Cette  fois  il  ne  leur  pro- 
posait ni  protestation,  ni  protocole;  il  sollicitait  une  espèce  de  consultation.  A 
cette  troisième  demande  la  cour  de  Vienne  a  opposé  les  mêmes  refus,  elle  con- 
tinue de  s'abstenir,  on  ne  connaît  pas  encore  la  réponse  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg,  et,  seul ,  le  gouvernement  prussien  s'est  empressé  d'adhérer  à  la 


77<^  '  REVUE  DES  DEUX  MOfi&SS. 

noufelle  ^lu^erlvre  de  kni  Palmerstaa.  U  lui  a  r^ndu  par  use  oote  géoérale 
sw  le  tcaitécd'Uti^chl,  qu'il  déclara  entendre  comme  le  ministre  anglais;  il  lai 
a  envoyé  la  consultation  sollicitée.  Nous  avons  le  droit  de  trouver  étrange  Tem- 
pnessemént  f  u'a  mis  la  Prusse  à  se  mêler  d'une  question  qui  la  touche  si  peu, 
et  qui  p<Mir  la  France  est  capitale.  Eu  face  de  nous  sur  les  bords  du  Rhin,  vbu- 
draitHelie  concourir  à  nous  inquiéter  du  côté  des  Pyrénées?  Si  le  gouvernement 
prussien  puisait  ses  inspirations  à  notre  égard  dans  une  malveillanee  sourde,  il 
ne  répondrait  pas  à  la  véritable  pensée  de  sa  nation,  qui  n'a  point  d'antipathie 
pour  la  France,  quand  celle-ci,  par  sa  conduite,  ne  lui  inspire  pas  d'inquiétude. 
Assusément  la  Prusse,  actuellement,  est  plus  préoccupée  de  l'avenir  qu'ouvre 
devant  elJe  l'institution  d'une  diète  générale  à  Berlin  que  du  désir  de  contrarier 
la  France  à  IHadridL  Au  reste,  ce^u'a  obtenu  lord  Palmerston  du  gouvernemeat 
prussien  n'enchaîne  en  aucune  façon  la  liberté  de  ce  gouvernement  pour  les 
éventualités  futures;  il  est  toujour&le  maître  de  ne  s'occuper  de  la  question  que 
dans  la  mesuie  de  ses  convenances  et  de  ses  véritables  intérêts. 

Plus  encore  que  les  débats  relatiis  aux  affaires  étrangères,  les  discussions  sur 
les  questions  intérieures  ont  montré  quelle  était  la  force  du  gouvernement  au 
sein  de  la  chambre.  La  même  majorité  -qui,  dès  les  premiers  momens  de  la  pe- 
tite session  de  l'été  dernier,  s'était  déclarée,  a  re^paru  aussi  compacte,  aussi  ré^ 
salue.  Toutefois,  dans  cette  majorité,  et  en  raison  même  de  sa  puissance,  il  y  a 
des  nuances,  des  oontrajstes,  des.symptàmes  d'esprit  critique,  des  velléités  d'in- 
dépendance. BL  le  marquis  de  Castellane,  qui  a  l'ambition  de  représenter  la  frac- 
tion la  plus  jeune  du  parti  conservateur,^a  été  plus  sévère  que  la  commission  de 
l'adresse  sur  l'administration  ûnancière  :  U  s'est  plaint  que  le  budget  ordinaire 
fût  toujours  en  réalité  dépassé  de  25  à  30  millions.  11  faut  doue  rétablir  l'équi- 
libre. M. -de  Castellane  avait  rédigé  un  ajnendement  pour  exprimer  oevoni.  Afin 
d'éviter  toute  division  ait  sein  de  la  majorité,  la  commission  de  l'adresse  a  adopté 
l'amendement.  Dans  les  questions  politiques,  surtout  quand  elles  sont  posées 
avec  clarté,  comme  l'ont  fait  M.  Duvergier  de  Hauranne  et  M.  Léon  Faucher,  la 
ms^rité  vote  aujourd'hui^  avec  un  ensemble  que  ne  présentait  pas  la  chambre 
de  1842.  Les  débats  sur  l'intérieur  onijété  clos'par  une  remarquable  séance  Obù, 
du  coté  de  l'opposition,  MM.  de  Maleville'et  Dufaure,  MM.  Duchàtel  et  Dumon  du 
côté  du  ministère,  ont  tour  à  tour  occupé  la  tribune.  L'attaque  et  la  riposte  ont 
été  brillantes.  On  a  combattu  de  part  et  d'autre  avec  d'autant  plus  de  courtoisie, 
qu'on  avait  moins  d'incertitude  sur  Tissue  de  la  Lutte. 

£n  efiet,  comme  l'a  remarqué,  dèsle  premier  jour  de  la  discussion  de  l'adresse, 
M.  Billault,  en  présence  d'une  m^ûotrité  incontestable,  on  ne  peut  plus  prêter  à 
aucun  membre  de  l'opposition  desjprojets  de  concurrence  ministérielle.  C'est  la 
netteté  de  cette  situation  qui  paraît  en  partie  avoir  déterminé  M.  Billault  à  s'iso- 
ler avec  quelques  amis  du  reste  de  l'opposition,  pour  parler  et  agir  avec  plus  de 
liberté.  D'un  autre  cùtd,  la  politique  suivie  dans  les  affaires  d'Espagne  avait  eu 
l'approbation  de  M.  Billault,  et  il  voulait  pouvoir  l'exprimer  avec  une  complète 
indépendance.  Pourquoi,  sur  ce  point,  n'a-t-il  pas  été  jusqu'au  bout  de  sa  pen- 
sée? Les  motifs  qui  ont  fait  agir  M.j^Billault  sont,  nous  en  sommes  convaincue, 
des  plus  sérieux.  Il  y  a  chez  lui  des  instincts  de  gouvernement  que  parfoisTS 
pétulances  de  l'opposition  ont  froissés,  a  Quand  nous  nous  rencontwwMis  aveTC 
majorité,  nous  en  serons  enchantés,  art-U  dit  à  la  tribune;  mais  rien  ne  poun» 


REVtK.  —  CHRONrQtnS.  V7l 

nous  empêcher  de  Inî  soumettre  ce  que  nous  croyons  être  la  vérité,  avec  une 
conscience  persévérante  et  sans  préoccupation  personnelle.  »  Ce  rôle  de  justice 
et  dira  partialité  honore  celui  qui  le  prend;  mais  il  est  difficile  à  tenir,  et,  dès  le 
débnt,  M.  Biïlault,  malgré  son  talent,  en  a  para  embarrassé.  La  majorité  Técou- 
lait  froidement,  car  elle  continuait  à  le  considérer  comme  un  adversaire,  et  Top- 
position  n\  pas  vu  sans  déplaisir  ses  «ouvemens  d'indépendance  :  c'est  ce  que 
les  partis  pardonnent  le  moins.  Au  surplus,  il  serait  prématuré  de  vouloir  juger 
aujourd'hui  les  conséquences  de  la  nouvelle  attitude  prise  par  M.  Biïlault  :  c'est 
une  situation  qui  commence. 

Nous  n'avons  jamais  cru  qu'en  ce  moment  les  difficultés  extérieures  pussent 
amener  une  crise  ministérielle  qui  ébranlerait  la  situation  au  Jieu  de  raffermir. 
Cest  ce  qu'ont  reconnu  les  deux  chambres;  nous  en  avons  pour  preuve  l'una- 
nimité de  leurs  suffrages  sur  les  questions  d'Espagne  et  de  Cracovie.  La  royauté 
ne  saurait  avoir  d'autres  sentimens,  et  elle  prête  au  cabinet  un  appui  sincère. 
Plus  que  jamais  la  France  doit  donner  à  TEurope  le  spectacle  de  l'accord  des 
grands  pouvoirs  de  l'état.  Maintenant,  en  dehors  de  la  question  ministérielle 
proprement  dite,  il  y  a  pour  le  cabinet  quelques  préoccupations  intérieures.  Nous 
ne  voulons  pas  parler  de  l'intention  qu'on  a  attribuée  à  M.  le  maréchal  Soult 
de  renoncer  enfin  à  la  présidence  :  M.  le  duc  de  Dalmatie  veut  au  contraire  la 
garder,  et  ce  désir  ne  rencontre  aucune  objection  parmi  ses  collègues;  mais  il  y 
a  quelques  ministères  en  souffrance  :  M.  Martin  du  Nord  et  M.  Cunin-Gridaine 
sont  forcément  éloignés  des  affaires;  on  prête  à  M.  Lacave-l^aplagne  le  projet 
formel  de  se  retirer.  Ces  jours  derniers,  à  la  chambre,  M.  Laplagne  semblait  en 
effet  rejeter  sur  ses  collègues  le  fardeau  de  la  responsabilité  ministérielle;  il  se 
représentait  comme  ayant  été  obligé  d'accepter  des  mesures  qu'il  n'approuvait 
pas,  et,  en  parlant  du  pouvoir,  il  disait  y  tenir  assez  peu.  Ce  dédain  est  tardif: 
est-il  sincère?  Si,  politiquement,  les  dispositions  de  la  majorité  n'inspirent  aucune 
inquiétude  au  cabinet,  il  ne  doit  pas  oublier  qu'elle  peut  se  montrer  exigeante 
pour  la  bonne  administration  des  affaires  :  c'est  son  intérêt  de  ne  pas  trop  dif- 
férer à  se  fortifier  et  à  se  compléter. 

De  l'autre  côté  du  détroit,  la  manière  dont  vient  de  se  poser  la  question  de 
cabinet  n'est  pas  très  alarmante  pour  le  ministère  whig.  Lord  John  Russell  n'a 
en  face  de  lui  que  lord  George  Bentinck,  que  la  phalange  du  vieux  parti  tory  a 
choisi  pour  son  chef.  Ce  dernier  a  imaginé  de  proposer  à  la  chambre  des  com- 
munes de  consacrer  une  somme  de  16  millions  sterling,  qui  forment  400  mil- 
lions de  notre  monnaie,  à  l'établissement  d'un  vaste  système  de  chemins  de  fer 
en  Irlande.  Voilà  une  rare  munificence.  Lord  John  Russell  a  fait  connaître  qu'il 
repousserait  celte  motion,  et  qu'il  se  retirerait,  si  elle  était  adoptée.  Si  les  dé- 
putés irlandais  veulent  la  durée  du  ministère  whig,  ils  repousseront  eux-mêmes 
le  présent  que  leur  offre  lord  George  Bentinck;  ils  auront  ainsi  l'occasion  de 
se  montrer  plus  économes  des  ressources  de  F  Angleterre  que  certains  tories. 
L'issue  de  cette  épreuve  n'est  guère  douteuse.  Sir  Robert  Pcel  et  ses  amis  ne  se 
joindront  pas  à  lord  George  Bentinck;  ils  n'ont  aucun  intérêt  à  amener  une 
crise  dont  ils  ne  pourraient  aujourd'hui  profiter.  En  dépit  de  tout  ce  qu'on  a  pu 
dire,  il  n'y  a  pas  plus  en  ce  moment  de  question  ministérielle  à  Londres  qu'à 
Paris. 


772  REVC7E  DES  DEUX  MONDES. 

La  position  de  la  Suisse  doit  aujourd'hui  plus  que  jamais  préoccuper  la  pensée 
des  hommes  publics;  au  milieu  des  embarras  où  l'Europe  se  trouve  si  soudai- 
nement jetée,  la  Suisse  devient  Tun  des  points  les  plus  importans  que  la  stratégie 
politique  ait  à  surveiller  :  les  puissances  en  conflit  semblent  appelées  à  se  ren- 
contrer tôt  ou  tard  sur  le  champ  très  étroit  des  questions  helvétiques.  Le  vorort, 
qui  siège  à  Berne  depuis  le  l**"  janvier,^ a  déjà  passé  par  deux  diflGcultés,  Tune 
intérieure,  l'autre  diplomatique,  et  nous  ne  craignons  pas  de  dire  qu'il  les  a  ré- 
solues toutes  deux  avec  autant  de  sagesse  que  de  fermeté.  Les  singuliers  conser- 
vateurs de  Lucerne  avaient  dénoncé  d'avance  le  futur  canton-directeur  comme 
un  agent  de  troubles,  comme  un  instrument  de  violences;  ils  avaient  essayé  de 
neutraliser  son  pouvoir  en  le  menaçant  d'une  intervention  étrangère  :  le  canton 
de  Berne  a  prouvé  déjà  qu'il  était  en  mesure  de  maintenir  l'ordre  au  dedans  et 
de  faire  respecter  au  dehors  la  dignité  du  corps  helvétique. 

L'émeute  de  Fribourg  a  été  une  occasion  de  juger  la  conduite  du  vorort  dans 
ses  relations  fédérales.  Certes,  le  gouvernement  de  Fribourg  avait  outrepassé 
son  droit  en  défendant  les  assemblées  populaires  aux  protestans  du  canton,  qui 
réclamaient  contre  l'obligation  d'adhérer  au  Sonderbund  et  ne  voulaient  point 
marcher  sous  les  ordres  de  M.  Siegwart-Mûller.  Les  assemblées  populaires  sont, 
pour  ainsi  dire,  de  droit  naturel  dans  toutes  les  constitutions  suisses.  Les  pro- 
testans  de  Morat,  de  la  Gruyère  et  d^Estavayer  ont  donc  essayé,  comme  on  a 
vu,  de  résister  au  gouvernement  fribourgeois;  celui-ci  a  aussitôt  appelé  à  son 
secours  la  population  allemande  :  les  insurgés,  mal  commandés  et  mal  unis,  se 
sont  retirés  sans  même  avoir  rencontré  l'ennemi;  c'a  été  une  échauffource  dont 
tout  le  profit  reste  aux  maîtres  actuels  de  Fribourg.  Comment  s'est  comporté  le 
canton  de  Berne,  ce  même  canton  qui  devait  employer  son  autorité  directoriale  à 
organiser  les  corps  francs?  Il  a  toiit  aussitôt  annoncé  à  Fribourg  qu'il  échelonnait 
des  troupes  sur  ses  frontières  pour  empêcher  la  population  de  Berne  de  s'immiscer 
illégalement  dans  les  affaires  de  ses  voisins;  il  a  manifesté  le  regret  avec  lequel  il 
voyait  la  paix  troublée;  il  a  engagé  les  vainqueurs  à  ta  modération.  Le  canton  de 
Genève,  plus  libre  que  le  canton-directeur  dans  l'expression  de  ses  sentimens  par- 
ticuliers, a  écrit  au  gouvernement  de  Fribourg  pour  soutenir,  d'un  ton  d'ailleurs 
fort  pacifique,  la  légalité  des  assemblées  populaires  de  Morat;  il  a  fort  sagement 
montré  que  les  catholiques  fribourgeois  devaient  user  de  tolérance  avec  leurs 
sujets  protestans,  s'ils  ne  voulaient  pas  aggraver  la  tache  du  gouvernement  de 
.Genève,  sans  cesse  appliqué,  depuis  le  mois  d'octobre,  à  calmer  chez  lui  l'anta- 
gonisme religieux;  enfin  il*  à  déclaré  que  les  peuples  suisses  qui  appartenaient  à 
la  cause  libérale  c<  savaient  retenir  leurs  sympathies,  afin  de  ne  pas  faire  naître 
de  nouveaux  prétextes  de  désunion  dans  la  confédération.  » 

Nous  prenons  acte  de  ces  tendances,*  que  nous  croyons  bonnes;  nous  voyous 
avec  plaisir  se  former  ainsi  une  politique  qui  pourra  peut-être  un  jour  tenir  la 
balance  entre  les  excès  du  radicalisme  vaudois  et  la  tyrannie  oppressive  de 
Lucerne;  nous  nous  réjouissons  surtout  du  calme  qui  règne  à  Genève  comme  à 
Bàle,  après  un  changement  si  subit  soit  dans  la  direction  des  affaires,  soit  dans 
la  composition  du  gouvernement.  Le  grand  conseil  de  Genève  est  encore  occupe 
à  discuter  la  constitution  qui  doit  remplacer  celle  de  1842.  Deux  points  ressor- 
tent  jusqu'à  présent  du  rapport  et  des  débats  :  d'abord  le  gouvernement  provi- 


REVUE.  —  CHBOMIQUE.  773 

soire  veut  évidemment  écarter  de  la  nationalité  genevoise  ce  qu'elle  avait  d'ex- 
clusif et  d'hostile  aux  étrangers,  ce  qui  tendait  à  l'isoler  toujours  davantage  au 
milieu  de  la  fédération;  c'est  là,  selon  nous,  comprendre  la  situation  nouvelle 
et  satisfaire  aux  exigences  de  la  bonne  harmonie  helvétique  sans  tomber  dans 
les  impossibilités  d'une  Suisse  unitaire.  L'autre  intention  qui  semble  avoir  in- 
spiré les  réformes  aujourd'hui  débattues,  c'est  la  pensée  de  supprimer  tout  inter- 
médiaire efficace  entre  la  masse  du  peuple  et  le  conseil  d'état,  pouvoir  exécutif; 
de  donner  non  pas  seulement  en  principe,  mais  en  pratique  continuelle,  une 
prépondérance  absolue  au  peuple  entier,  formant  un  conseil  général,  sur  ses 
représentans,  formant,  comme  jadis,  le  grand  conseil  :  les  représentans  se  trou- 
veraient ainsi  presque  annulés  'entre  l'administration  d'une  oligarchie  et  les 
votes  sans  cesse  menaçans  d'une  multitude.  Nous  croyons  qu'il  y  a  là  un  danger 
que  les  auteurs  du  projet  n'ont  pas  assez  pesé.  Si  assurés  qu'ils  soient  aujoui^ 
d'hui  des  suffrages  de  leurs  concitoyens,  ils  ne  devraient  pas  oublier  qu'il  est 
toujours  imprudent  d'anéantir  les  minorités;  n'est-ce  pas  de  pareilles  élections 
populaires,  sans  tempérament  et  sans  contre-poids,  que  sont  sorties  les  aristo- 
craties de  la  vieille  Suisse?  Le  rôle  actuel  de  Genève,  et  il  est  assez  beau,  et  jus- 
qu'ici elle-même  né  l'a  pas  démenti,  c'est  de  tenir  le  milieu,  par  ses  institutions 
comme  par  ses  actes,  entre  Timmobilité  inintelligente  du  gouvernement  des 
momiers  et  les  folies  des  utopistes.  Nous  aimons  à  voir  que  M.  Fazy  termine  son 
rapport  en  déclarant  à  la  face  des  chers  confédérés  de  Vaud  que  «  le  plus  haut 
degré  de  liberté  pratique  est  aujourd'hui  le  meilleur  moyen  de  résoudre  les 
questions  sociales  embarrassantes.  »  Il  nous  a  même  semblé  assez  piquant  de 
découvrir  que  nos  socialistes  parisiens  aient  inutilement  cherché  à  faire  entrer 
leurs  idées  sériaires  dans  la  constitution  genevoise;  malgré  les  prédications  et 
la  propagande,  Genève  n'a  pas  voulu  du  vote  par  groupe  d'opinions. 

Bàle  restera  certainement  aussi  dans  ces  voies  de  bon  sens  et  de  froide  raison. 
Qu^nd  elle  a  révisé  sa  constitution ,  c'était  simplement  pour  changer  le  per- 
sonnel de  son  gouvernement;  les  hommes  qui  dirigeaient  les  affaires  s'étaient 
mis  à  la  suite  de  cette  fausse  politique  de  l'ancienne  administration  genevoise, 
et,  en  haine  du  radicalisme,  ils  avaient  tendu  la  main  aux  jésuites.  Quand 
éclata  la  révolution  de  Genève,  ils  perdirent  courage  et  se  livrèrent  en  quelque 
sorte  à  leurs  successeurs  plutôt  qu'on  ne  les. leur  imposa;  depuis,  tout  est  resté 
tranquille.  La  richesse  proverbiale  de  Bàle,  l'influence  de  son  université,  son 
/établissement  central  des  missions  évangéliques  allemandes,  tels  sont  les  contre- 
poids qui  balanceront  toujours,  dans  cette  antique  cité,  les  emportemens  de 
l'esprit  radical  et  l'empêcheront  d'y  prévaloir  sans  empêcha  la  cause  libérale 
d'avoir  gagné  une  voix  de  plus. 

Si  de  la  situation  intérieure  nous  passons  maintenant  aux  relations  de  la 
Suisse  avec  l'étranger,  il  nous  parait  vrai  de  dire  qu'elles  sont  entrées  dans  une 
phase  nouvelle.  Les  trois  puissances  du  Nord ,  apr^s  avoir  violé  les  traités  de 
Vienne  à  Cracovie,  ont  prétendu  le9  interpréter  à  leur  guise  en  Puisse,  et  fixer 
les  conditions  auxquelles,  pour  ainsi  dire,  elles  consentaient  à  respecter  la  na- 
tionalité d'un  peuple  libre  placé  aux  portes  de  la  Francç.  a  La  bienveillance  de 
la  {lussie  n  à  l'égard  du  corps  helvétique  ne  subsistera  qu'autant  que  le  corps 
helvétique  praticjuera  chez  lui  le^^rai^  de  Viejine  selpq  l'esprit  dans  l^uel  il 


774  REVUS  DES  DEUX  1I0NDB& 

aura  plu  de  les  entendre  à  Saint-Pétersbourg.  En  même  temps  que  Ton  signi- 
fiait cette  déclaration,  les  troupes  autrichiennes  se  formaient  en  cordon  sur  la 
frontière,  et  Luceme  poussait  avec  vigueur  des  armemensqui  sont  une  menace. 
Le  vorort,  dignement  inspiré,  n'en  a  pas  moins  répondu  qu'il  n'avait  point  de 
responsabilité  vis-à-vis  des  puissances  étrangères,  mais  visnà-vis  de  ses  confédérés^ 
dont  il  devait  avant  tout  sauvegarder  l'indépendance  nationale.  Que  disent  les 
trois  cabinets  alliés?  11  n'y  a  pas  de  Suisse  s'il  n'y  a  pas  de  cantons  souverains 
libres  de  la  déchirer;  la  Suisse  n'a  point  le  droit  de  modifier  son  pacte  inté- 
rieur, et  les  gouvernemens  absolus  sont  les  juges  naturels  de  toutes  les  questions 
particulières  soulevées  dans  le  sein  des  nations.  C'est  là  le  principe  russe  avec 
lequel  on  intervient  partout  sous  air  de  moraliser  le  monde;  c'est  toiyours  la 
même  prétention  avec  laquelle  les  gouvernemens  absolus  s'instituent  à  la  face 
de  l'Europe  les  préservateurs  de  la  paix  publique,  les  défenseurs  naturels  de 
l'ordre ,  de  la  religion  et  de  la  légitimité.  U  ^ut  qu'on  se  croie  aujourd'hui 
bien  fort  à  Pétersbourg  et  à  Vienne,  bu  que  l'on  compte  beaucoup  sur  la  brouille 
de  Paris  et  de  Londres.  On  oublie  seulement  qu'entre  deux  nations  comme 
rAngléterre  et  la  France  il  y  a  quelque  chose  de  plus  fort  pour  unir  que  ne 
soQt  forts  pour  diviser  les  griefs  passagers  de  personne  à  personne  :  nous  vou- 
lons parler  de  cet  intérêt  commun  qui  fait  des  mêmes  principes  politiques 
une  question  d'existence  et  d'autorité  matérielle  pour  les  deux  pays.  U  y  a 
là  une  alliance  qui  ne  saurait  se  briser  avec  les  ministères,  parce  qu'elle 
est  tout  le  fond  de  la  situation  européenne.  C'est  ainsi  que  l'Angletenre  et 
la  France  se  sont  trouvées  forcément  rapprochées  dans  une  action  analogue  sur 
le  terrain  suisse,  lorsque  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche  ont  pris  si  nette- 
ment position.  Ni  l'Angleterre  ni  la  France  ne  pourraient  sacrifier  la  cause 
libérale  en  Suisse  sans  abdiquer  une  portion  de  leur  influence  européenne,  et 
nous  ne  serions  pas  étonnés  qu'après  les  indécisions  de  ces  derniers  temps  la 
France  rivalisât  aujourd'hui  de  bons  procédés  avec  l'Angleterre  vis-à-vis  du  vo- 
rort. Il  y  aurait  un  grand  danger  pour  la  France,  il  faut  bien  qu'on  le  sache  :  ce 
serait  que  le' cabinet  britannique  se  substituât  à  elle  soit  en  Suisse,  soit  en  Alle- 
magne, comme  le  vrai  représentant  des  principes  constitutionnels;  ce  serait  qu'il 
nous  désignât  en  Allemagne  comme  les  futurs  alliés  de  l'Autriche  et  de  la  Russie. 
Si  la  Prusse  pouvait  croire  que  Favéneraent  de  sa  constitution  la  rapproche  en- 
core plus  de  l'Angleterre  que  de  la  France ,  si  quelque  alliance  anglo-germa^ 
nique  se  concluait  ainsi  au  nom  et  sous  les  auspices  de  la  liberté ,  la  politique 
française  aurait  désormais  à  lutter  au-delà  du  Rhin  contre  des  embarras  d'un 
ordre  tout  nouveau. 

C'est  du  moins'une  singulière  coïncidenee  que  ce  bruit  d'un  concert  plus  étroit 
entre  l'Angleterre  et  la  Prusse  répandu,  non  sans  fondement,  au  moment  même 
où  le  roi  Frédéric-Guillaume  dotait  son  peuple  de  ces  règlemens  administratifs 
qui  voudraient  ressembler  à  une  constitution.  11  est  triste  de  songer  que  la  pre- 
mière tentative  qu'on  hasarde  à  Berlin  dans  des  voies  meilleures  semble  aiusi 
tout  exprès  balancée  par  la  froideur  des  senti  mens  qu'on  témoigne  à  la  France. 
L'on  ne  peut  pas  prendre  plus  de  précautions  que  n'en  a  pris  sa  majesté  prus- 
sienne pour  nous  bien  informer  q^ic  son  œuvre  n'est  pas  une  œuvre  française» 
Les  ordonnances  sont  datées  du  3  février,  jour  anniversaire  du  grand  mouve- 


RETUB.  —  CHROniQtnS.  775 

ineTrt  qui  délivra  la  Prusse  de  rinrasion.  CeStle  faible  ou  rhabiïeté  de»  princes 
unemanth  de  réveiller  toujours  ces  souvenirs  hostiles  à  la  France  pour  provD- 
qucr  chez  leurs  sujets  des  colères  qui  n'ont  plus  de  raison ,  poisqu** elles  s'attar 
quent  à  des  passions  qui  n'existent  pluS.  Cest  un  artifice  maintenant  connu, 
mais  qu'ils  exploitent  toujours  afin  d'entretenir  entre  les  deux  pays  une  sourde 
mésintelligence  dans  laquelle  ils  trouvent  pour  leur  compte  une  garantie  de  do- 
mination, n  est  à  regretter  que  le  roi  Frédéric-GuiHaume  ait  abusé  de  cA  expé- 
dient. Lorsqu'cn  1840  il  rappelait  le  vieil  Amdt  dans  sa  chaire  de  Bbnn ,  lors- 
qu'en  1845  il  portait  à  la  reine  d'Angleterre  ce  toast  un  peu  juvénile  qui  faisait 
du  nom  de  Vrctorra  comme  qn  cri  de  défi,  son  idée  était  toujours  la  même,  et 
cette  idée-là  perce  encore  trop  par  malheur  dans  les  ordonnances  du  J  février  : 
pour  mieux  commander  à  TAllemagne,  il  s'efTorce  de  lui  montrer  des  libertés 
qui  ne  soient  point  fhmçaises,  une  France  qui  ne  soit  point  la  France  pacifique 
d'aujourdTiui. 

Si  PAllemagne  se  trompe  sur  cette  intention  très  marquée  du  roi  de  Prusse, 
c'est  qu'elle  le  voudra  bien.  L'article  explicatif  des  ordonnances  publié  parla 
Gazette  d'État  n'est  guère  qu'un  commentaire  anti -français,  et  Ton  en  devine 
facilement  l'auteur  au  zèle  tout  paternel  avec  lequel  il  approuve  le  texte  qu'il 
commente.  On  peut  lire  là  qu'il  était  absurde  d'attendre  en  Prusse  quelque 
chose  qui  ressemblât  aux  chartes  conîftitutionnelles  de  l'Europe  occidentale,  et 
nulle  part  ne  se  montre  un  dédain  plus  superbe  pour  le  mécanisme  sur  lequel 
repose  tout  leur  édifice.  Prendre  en  masse  la  population  d*un  pays  pour  ré- 
partir également  le  nombre  des  représentans  suivant  le  nombre  des  représen- 
tés, parce  qu'on  suppose  à  tous  les  citoyens  la  même  valeur  politique  et  so- 
ciale, ce  n'est  là  qu'un  système  artificiel  doué  de  la  vie  factice  des  révolutions; 
maintenir  au  contraire  les  divisions  antiques  des  provinces  et  des  ordres,  donner 
des  oi^anes  aussi  distincts  que  possible  aux  intérêts  rivaux  des  castes  et  des  lo- 
calités sans  en  laisser  de  certains  à  fintérèt  national  et  universel,  c'est  là  ce  qui 
'  s'appelle  développer  les  institutions  dans  leur  sens  naturel,  légitime  et  divin; 
c'est  le  triomphe  de  cette  école  historique  dont  nous  avons  parlé  si  souvent, 
école  prétentieuse  et  fastueuse  qui  veut  porter  l'archéologie  dans  la  politique  et 
renouveler  le  présent  en  le  modelant  sur  le  passé;  école  trompeuse  qui  crie  plus 
haut  que  personne  le  nom  sonore  de  la  liberté,  parce  qu'efie  entend  sous  ce  nom- 
là  tout  l'opposé  de  ce  que  réclame  ce  temps-ci.  "Voyez  en  effet  ce  que  c'est  qu'une 
constitution  historique!  elle  n'est  gravée  ni  sur  le  bronze  ni  sur  les  parchemins, 
on  nous  l'a  dit  assez;  elle  est  tout  entière  dans  le  cœur  de  celui  qui  la  jure,  dans 
le  cœur  de  ceux  qui  la  reçoivent;  elle  est  dans  la  responsabilité  du  monarque 
devant  Dieu,  dans  la'  fidélité  sainte  des  âmes  allemandes.  Sortons  de  ia  poésie 
et  touchons  le  réel  :  cela  signifie  qu'au  lieu  d'un  peuple  déllbcraut  et  votant  sur 
ses  propres  affaires,  il  n'y  aura  qu'un  peuple  muet  et  consulté  par  grâce,  suivant 
le  bon  plaisir  d'un  prince  absolu;  qu'au  lieu  d'atteindre  cette  virilité  qui  fait 
l'honneur  des  grandes  nations,  la  nation  prussienne  demeurera  sous  la  tutelle 
dont  ses  lumières  et  sa  sagesse  n'ont  encore  pu  l'affranchir. 

Les  ordonnances  du  3  février  complètent  le  système  beaucoup  plus  qu'elles  ne 
le  réforment;  les  diètes  provinciales,  telles  qu'elles  ont  été  organisées  en  1^23  et 
en  1842,  restent  la  base  de  cette  sorte  de  gouvernement  représentatif  qui  va 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fonctionner  en  Prusse.  Les  restrictions  apportées  au  droit  électoral  et  aux  attri- 
butions politiques  subsistent  toujours;  les  huit  diètes  de  la  monarchie  ne  sont 
encore,  à  proprement  parler,  que  des  conseils  administratifs.  La  nouveauté  con- 
siste en  deux  points  :  1**  lorsque  le  roi  le  voudra,  ces  huit  diètes  se  réuniront 
et  formeront  une  assemblée  générale,  mais  encore  consultative,  sauf  le  cas  prévu 
par  la  loi  de  finances  de  1820,  le  cas  où  il  s'agirait  d'un  nouvel  emprunt  ou 
d'un  nouvel  impôt;  2°  les  comités  peroianens  accordés  en  1842  à  ces  huit  diètes 
et  autorisés  à  siéger  dans  l'intervalle  des  sessions  seront  de  droit  réunis  tous 
les  quatre  ans,  privilège  qu'ils  n'avaient  pas  reçu  lors  de  leur  installation,  mais 
dont  on  a  bien  compensé  l'efficacité  en  leur  ôtant  toute  initiative  décisive.  — 
Qu'il  y  ait  dans  ces  deux  points  beaucoup  d'avenir  pour  le  libre  développement 
des  institutions,  personne  à  coup  sûr  n'en  doutera.  Il  est  impossible  que  des  dé- 
putés venus  de  toutes  les  parties  de  la  monarchie  se  rencontrent  long-temps 
sans  revêtir  aussitôt  une  mission  politique,  et,  comme  ils  seront  spécialement 
chargés  d'étudier  les  questions  générales,  la  tribune  d'où  tombera  leur  parole, 
même  réduite  à  donner  de  simples  avis,  sera  toujours  une  tribune  retentissante. 
Il  faut  donc  féliciter  la  Prusse  de  ce  résultat,  qui  est  un  progrès  par  le  fait, 
sinon  par  le  droit;  il  faut  même  en  remercier  le  prince  et  croire  que,  voulant 
donner  quelque  chose  à  ses  sujets,  malgré  les  obsessions  étrangères  ou  domes- 
tiques, il  a  du  moins  réussi  à  donner  cela. 

Nous  ne  pensons  pas  cependant  que  l'Allemagne  soit  assez  satisfaite  pour 
croire  tout  gagné,  et  pour  tout  prendre  de  confiance  sans  rien  examiner.  11  y  a 
plus  d'un  endroit  en  efi'et  où  les  concessions  octroyées  d'une  main  semblent  re- 
tirées de  l'autre.  Ainsi  les  questions  générales  dont  la  discussion  ferait  Fim- 
portance  de  la  grande  diète  pourront  être  au  besoin  renvoyées  encore,  comme 
jadis,  devant  les  diètes  particulières,  et  le  bruit  en  disparaîtra.  Ainsi  les  péti- 
tions ne  pourront  être  présentées  au  roi ,  sans  de  nouveaux  motifs,  après  un 
premier  refus,  et,  comme  on  ne  distingue  pas  entre  l'avenir  et  le  passé,  on 
ne  sait  si  l'on  n'exclurait  point  par  là  dès  aujourd'hui  cette  immanquable 
pétition  en  faveur  de  la  liberté  de  la  presse,  tant  de  fois  déjà  présentée,  tant  de 
fois  repoussée.  Ce  n'est  rien  encore  auprès  d'une  double  réserve  qui  pourrait, 
d'un  moment  à  l'autre,  annuler  tout  cet  ordre  nouveau.  La  Prusse  est  un  état 
militaire  et  prohibitif;  ce  sont  là  ses  caractères  politiques,  ce  sont  les  grands 
traits  qui  lui  ont  marqué  sa  place;  la  guerre  et  la  prohibition,  tels  ont  été  jus- 
qu'ici ses  deux  moyens  de  fortune  et  de  gouvernement.  Le  roi  les  garde  tout  en- 
tiers entre  ses  mains.  En  cas  de  guerre  imminente  ou  commencée,  il  n'aura  pas 
besoin  du  consentement  des  états-généraux  pour  augmenter  les  impôts  ou  les 
emprunts.  En  aucun  cas  et  en  aucun  temps,  ce  consentement  ne  sera  néces- 
saire pour  la  fixation  des  tarifs  de  douane,  des  droits  de  sortie  et  d^entrée.  Ce 
point-ci  est  curieux,  surtout  p^r  les  motifs  qui  l'expliquent  dans  la  Gazette 
(TÊtat  :  ces  impôts  indirectà  ne  sont  pas,  y  dit-on,  de  véritables  impôts;  ils  ne 
tirent  pas  l'argent  de  la  poche  du  coifitribus^le,  bien  au  contraire;  où  peut  même 
assurer  en  cette  matière  et^ns  paradoxe  que  deux  et  deux  font  un;  aggravez 
en  effet  les  droits  à  l'entrée  d^un  produit  étranger,  vous  percevrez'  moins,  parce 
que  vous  taxerez  plus;  on  paiera  moins,  parce  qu'on  n'achètelra  point.  — Ainsi 
la  diète  prussienne  n'aura  pas  dans  sa  compétence  cette  immense  aflfaire  du 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  777 

Zottverein;  il  y  a  là  question  interaationale,  question  politique  :  elle  n'en  con-> 
naîtra  point,  sous  ce  beau  prétexte  que  les  tarifs  protecteurs  ne  touchent  pas 
directement  aux  écus  des  particuliers. 

La  nouvelle  constitution  prussienne  n'est  donc  pas  Tidéal  définitif  de  TAlle- 
magne  libérale,  il  s'en  faut  même  qu'elle  soit  parfaite  au  point  de  vue  du  savant 
rigorisme  de  l'école  historique  :  elle  admet  une  chambre  des  pairs,  elle  n'admet 
pas  un  ordre  du  clergé.  L'ordre  des  princes,  comtes  et  seigneurs  siège  à  part, 
une  fois  les  lois  de  finances  votées,  et  joue  dans  ce  congru,  calqué  d'aussi  près 
que  possible  sur  les  diètes  du  moyen-Âge,  le  rôle  très  moderne  d'une  chambre 
haute,  d'un  pouvoir  modérateur.  Les  ministres  des  cultes  n'arriveront  à  l'as- 
semblée que  si  le  vote  de  leurs  concitc^ens  les  y  porte,  ef  il  n'y  aura  pas  de 
banc  des  évéques,  si  ce  n'est  que  les  représentans  des  fondations  ecclésiastiques 
seront  naturellement  appelés,  comme  seigneurs  terriens,  à  prendre  place  au 
milieu  de  Tordre  équestre.  Ces  infractions  à  la  fidélité  pittoresque  de  la  couleur 
locale  nous  blessent,  à  vrai  dire,  médiocrement;  nous  prévoyons  que  la  néces- 
sité qui  les  a  introduites  dans  une  œuvre  si  correcte  en  introduira  bien  d'autres. 
On  ne  fbit  pasJa  loi  du  présent,  et  elle  vous  poursuit  toujours.  Nous  craignons 
qu'il  n'arrive  assez  tôt  de  cette  constitution  nouvelle  ce  qu'il  arrive  presque  tour 
jours  des  chartes  octroyées  :  d'un  côté  un  bienfaiteur  qui  se  croit  méconnu,  de 
l'autre  des  ingrats  sans  le  savoir.  On  peut,  du  reste,  de  très  bonne  foi  s'accuser 
ainsi  des  deux  parts  et  n'avoir  tort  d'aucun  côté  :  le  roi  Frédéric-Guillaume  prise 
naturellement  son  invention  plus  que  personne,  et  ses  sujets  auraient  peut-être 
mieux  aimé  la  charte  de  Bade  ou  celle  de  Wurtemberg  que  les  ordonnances  du 
3  février.  Nous  comprenons  cette  préférence,  et,  même  en  face  de  ce  progrès  plus 
ou  moins  décidé  de  la  Prusse,  bous  n'oublions  pas  que  nos  vrais  alliés  en  Alle- 
magne sont  ces  états  secondaires,  habitués  depuis  vingt-cinq  ansà  vivre  de  notre 
vie  politique.  Fût-elle  interprétée  par  |e  cénacle  de  Francfort,  nous  aimons  mieux 
une  charte  constitutionnelle  qu'une  charte  kistorique. 
»j  La  puissance  anglaise  vient  de  faire  dans  l'Inde  un  nouveau  pas,  un  pas  im- 
mense, et  la  carrière  de  sir  Henry  (  aujourd'hui  lord  )  Hardinge  parait  destinée  à 
ûn\T  aussi  glorieusement  qu'elle  avait  commencé.  Ce  sage  administrateur  a 
prouvé  une  fois  de  plus  que  la  civilisation  n'a  besoin,. pour  l'emporter  sur  la 
barbarie,  ni  de  la  violence  ni  de  la  fraude.  EUe  n'a  qu'à  attendre,  le  temps 
combat  pour  die.  Le  riche  et  beau  pays  que  lord  Henry  Hardinge  n'aurait  pu 
conquérir,  il  y  a  un  an,  sans  répandre  des  flots  de  sang,  sans  demander  à  ^ 
patrie  d'immenses  sacrifices,  vient  de  tomber  à  ses  pieds,  comme  le  fruit  mûr 
tombe  de  l'arbre.  Les  populations  du  Penjaub,  fatiguées,  affamées  d'ordre,  de 
bien-être  et  de  paix,  se  sont  données  àlurde  leur  piiopre<  mouvement.  Quekiues 
jours  ont  suffi  pour  consolider  l'œuvre  des  Clive  et  des  Wellesley,  pour  replacer 
sur  une  base  plus  large  et  plus  durable  l'édifice  de  la  puissance  anglaise,  un  mo- 
ment ébranlé  par  les  erreurs  de  lord  Auckland  et  les  folies  de  lord  EUenborough. 
La  cause  qui  a  déterminé  un  r.hAngpqjfjjt,  si  complet  dans  la  situation  du  Pen- 
jaub a  été  une  nouvelle  intrigue  de  la  cour  de  Lahore.  a  Sheik-lroam-Oud-Din, 
dit  lord  Hardinge  dans  une  proclamation  datée  du  22  décembre  1846,  l'officier 
chargéidé^l'admittistration  du  Cachemire  pour  le  compte  du  gouvernement  de 
Lahore,  s'était  opposé  avec  une  armée  à  l'occupation  de  cette  province  par  le 


'■  778  nwwwE  »B9  deux  mondes. 

n^  Go«M»-SHig\  repfésentant  le  gtHUFenieineiit  anglftis^  Le  gowefnementtle 
Lahere  fat  somnéife  filtre  reconmître' et  eiéeuter  par  ses  sujets  les  sttpulaflîeas 
du  traité  du  9  mars  4846.  Un  détachement  anglais  f^t  mis  en  csmipagne  poor 
appuyer  et  aider  au  besoin  les  armées  combinées  des  maharajas  Dhalîp  et 
&HilaA>-Sing,  envoyées^  sur  les  Hem  pour  la  régularisation  de  cette  alfkîre. 
Sbeik-lmam-Oud-Din  fit  alors  savoir  au  gouvernement  anglais  qu'il  n'agissait 
que  d- après  les  ordres  mèmes^  de  la  régence  de  Lahere,  et  qu'il  Devait  l«vé 
I^étendard  de  Tinsurreetion  que  sur  le  mandat  impérailîf  et  en  conformité  des 
îmiructions  écrites  qu'il  avait  reçues  du  vizir  Lal-Sing.  Bien  plus,  Sbeik-hoam- 
Oiid-Din  offirait  de  se  rendre  immédiatement  au  chargé  d'affaires  britamiique 
sur  la  simple  garantie  que,  s'il  parvenait  à  prouver  l'exactitude  de  ses  révéla- 
lions,  il  serait  protégé  dans  sa  personne  et  ses  propriétés  contre  le  ressentiment 
de  la  régence  de  Lahore.  L'agent  anglais  n'hésita  pas  à  promettre,  au  nom 
de  soo'  gouvernement,  une  enquête  approfbndie  et  impartiale.  y>  Confbrmément 
à  cette  promesse,  aussitôt  après  la  pacification  du  Cachemire,  une  enquête  fut 
«rdonnée,  et  un  comité  d'instruction  se  réunit  sous  la  présidence  de  M.  Currie, 
seerétaire  du  gouvemeur-généraL  Les  membres  qui  le  composaient,  savoir  le 
général  Littler  et  les  colonels  Lawrence  et  Goldie,  ftirent  convoqués^  le  3  dé- 
cembre, dans  lai  tente  de  M.  Currie,  en  séance  publique;  tous  les  ministres  et 
les  principaux  chefs  sikhs  étaient  présens.  L'accusateur  Sheik-lmam-Oud'-ûin  et 
Taccusé  Lal«^ing  comparurent  devant  la  cour.  Le  premier  produisit  trois  lettres, 
toutes  trois  du  vizir,  et  l'une  d'elles  reconnue  par  celui-ci,  l'engageant  à  tenir 
bon  eon^  Goulab-Sing,  afin  d'empêcher  aussi  Idng-temps  que  possible  l'an- 
nexion du  Cachemire  à  l'état  de  Jamon.  La  culpabilité  du  vizir  était  manifeste; 
pas  une  voix  ne  s'éleva  en  foveur  de  Lal-Sing,  et  sa  ^ntence  fiit  rendue  à 
l'unanimité.  Les  autres  memt)res  du  derbar  furent  acquittés  de  Urate  partici- 
pation ao  erime  du  vizir,  mais  on  leur  signifia  que  le  gouvernement  anglais  ne 
pouvait  plus  reconnaître  Lal-Sing  comme  ministre,  ni  conserver  la  moindre  rela- 
tion avec  l'admiffistratien  dont  il  avait  été  le  ehef.  Du  reste,  les  Sikhs  étaient  parfai- 
tement libres  de  se  donner  tout  autre  gouvernement  qu'ils  jugeraient  convenable. 
'  Après  quelques  hésitations,  une  combinaison  provisoire  Ait  résolue  et  acceptée 
séance  tenante.  On  y  fit  entrer  les  trois  principaux  chefs  de  l'ancienne  cour  de 
Rendjit:  savoir  Tij-^ing,  Dina-^Nath  et  Sbeik-Nour-Oud-Din.  Par  u<i  heureux 
hasard,  ce  choix ,  le  seul  possible  eu  égard  à  la  sagesse  et  à  l'habileté  éprouvées 
des  trois  chefs,  était  aussi  celui  qui  servait  le  mieux  les  intérêts  de  l'Angleterre. 
Ges»  fonctionnaires,  qui  avaient  vieilli  au  milieu  des  tempêtes  politiques,  devaient 
porter  dans  la  pratique  du  pouvoir  ce  découragement ,  cette  timidité,  qui  mar- 
quent trop  souvent  le  déclin  d^ne  longue  carrière.  Leur  premier  acte  fiit  de 
déposer  le  vizîr  et  de  le  livrer  à  l'agent  britannique  pour  être  déporté  dans  les 
provinces  anglaises. 

Lal-Sing  avait  pourtant  un  parti  assez  iWtobreux  dans  la  vHle  et  à  la  cour, 
cinq  à  six  mille  soWatà  régtitlèrs,  et  la  protectioti  de  la  régente.  Il  semblerait 
qu'on  eût  dû  s'attendre  à  quelque  résistance,  peut-être  même  à  on  conflit,  quand 
il  s'agirait  de  prendre  i^ossession  de  sa  personne;  mais  telle  est  en  Asie  la  pros- 
tration d'un  parti  vaincu ,  que  le  chargé  d'affaires  anglais  ne  craignit  pas  d'as- 
signer à  Lal-Sing  pour  prison  le  propre  palais  du  vizir,  et  que  le  lieutenant  Bd- 


^^dfir  premier  secjcétaire  de  la  iégatkm ,  ne  trouvjHii  f»  \Mméê»$UiBMA  soui 
sa  maûi  la  garde  de  cipayes  de  lacoupagme  désigaée  iK>ur  «teorler  ie  priiea^ 
nior^  chargea  de  ce  service  les  mercenaires  qui  avaient  été  jnsqu^à  ce  memelit  à 
la  solde  du  ministre  déposé.  Ceiu^ci  Sraequittërent  de  cette  aassidn  avec  k» 
iQôiQe  empressement  qjue  s'il  leur  eut  iparu  tout  nalurd  de  conduire  leur  aociea 
maître  en  prison. 

Toutefois  on  était  loin  d'attendre  le  même  sang4roid4e  la  nmie Clbaiida,  qui, 
pour  son  amant  Lai-Sing,  anait  cent  fois  risqué  aa  vie  et  celle  de  son  fils,  versé 
tai^de  sang  et  vu  massacrer  presque  sans  regrets  son  frère  et  ses  phis  fidèles 
servileurs.  Aussi  se  garda-t-ou  de  lui  amaoncer  le  jour  même  la  double  nou^ 
v^le  de  la  déchéance  et  de  réloignement  de  son  favori .  On  commença  par  49hattger 
la  garde  du  palais,  composée  de  deux  mille  boaunes-qui  lui  étaient  «dévoués;  <ob 
la,  remplaça  par  des  troupes  sûres,  choisies  dans  le  parti  opposé,  fikm  ^xmteot 
de  cette  précaution ,  on  licencia  toutes  les  milices  qui  formaient  la  garde  de  la 
reine  et  de  Lal^Sing^  on  leur  paya  leu^  arriéré  de  solde,  et  job  les  ât  sortir  de  la 
ville.  Puis,  le  4  au  soir,  Ai.  Currie,  le  colonel  Lawrence  et  les  membses  du  nou- 
veau ministère  sikh  se  rendirent  auprès  de  la  reine  et  lui  firent  part  des  événi»> 
mens  de  la  journée  précédente.  La  scène  CiU  des  plus  dramatiqu^^  Bondissaot 
sur  la  couche  où  elle  était  assise  et  agitant  un  poignard,  Ranie  ^uda  appela 
d'abord  sa  garde  pour  courir  sus  aux  Mglais  et  aux  tiaitres,  comme  elle  dési* 
gnait  dans  son  langage  énergique  les  nouveaux  minislvesi  puis,  ne  iseÉrouvant 
plus  autour  d'elle  les  visages  de  ses  condottieri,  elle  fendit  >en  larmaset  s'épanoha 
en  plaintes  amères,  qui  rappelaient  les  4m^écations  d'Atbalie  sueprase  dans  le 
teipple. 

Un  nouveau  ^gouvernement  était  ainsi  installé  II  Labotns  sans  effusion  de  sang; 
mais  il  n'avait  pas  encore  eu  le  t9mps  de  se  recoooaUre,  lorsque  le  cliargé  d'af** 
faires  britannique  lui  communiqua,  de  la  part  de  lord  Hardinge,  la  nécessité  où 
se  trouvait  le  gouvernement  ^anglais  de  retirer  dans  le  courant  du  même  mois 
(le  moi^  de  décembre)  ses  troupes  du  Penjaub,  conformément  aux  stipul»* 
tiens  du  traité  du  9  mars  1846.  Cette  déclaration,  bien  qu'elle  ne  fût  pas  inat^ 
tendue,  fut  reçue  comme  un  coup  de  foudre  par  les  cbels  sikhs,  qui  ne  voyaient 
aucun  espoir  de  se  maintenir  ou  même  d'échapper  à  une  anarchie  sanglsmte  et 
peut-être  à  un  massacre  général,  du  moment  où  l'armée  anglaise  cesserait  de 
contenir  par  sa  présence  les  mauvaises  passions  de  la  soldatesque  et  de  la  popu-» 
lace.  Le  13,  ils  firent  une  première  ofTre  au  chargé  d'affaires  britannique,  lui 
demandant  de  prolonger,  de  fixer  même  son  séjour  à  Lahore,  sous  la  proteetion 
d'un  petit  corps  de  troupes  anglaises  que  le  gouvernement  sikh  s'engagerait  à 
solder.  Cette  offre  fut  immédiatement  et  péremptoirement  rejetée  par  lord  Har- 
dinge, comme  tendant  à  amener  l'état  de  choses  qui  s'était  déjà  produit  dans  les 
royaumes  d'Oude  et  d'Hyderabad ,  où  les  gouvernemens  indigènes,  assurés  de 
l'impunité,  tyrannisaient  impitoyablement  leurs  sujets. 

Le  14,  un  régiment  anglais  se  mit  en  route  pour  Firozepour,  et  les  autres 
corps  reçurent  l'ordre  de  se  tenir  prêts  à  marcher  dans  la  même  direction. 
Ces  démonstrations  ne  laissaient  aucun  doute  sur  l'intention  du  gouverneur- 
général.  Le  ministère  sikh  convoqua  dès-lors  une  assemblée  de  tous  les  chefs 
qui  avaient  ^Dcoire  quelque  chose  à  perdre  dans  de  nouvelles  commotions  civiles. 


780  REVUK  DES  DBUX  MONDES. 

MM.  Currie,  Lawrence  et  Edwards  furent  priés  d'y  assister  au  nom  du  gouTcr- 
nement  anglais.  L'aristocratie  civile  et  militaire  des  Sikhs  y  était  représentée 
par  plus  de  soixante-dix  chefs,  généraux,  fonctionnaires  ou  gouverneurs  de  pro- 
vinces. Il  y  fut  décidé  à  Tunanimité  qu'on  supplierait  le  gouverneur-général  de 
vouloir  bien  laisser  à  Lahore  un  corps  d'armée  de  dix  mille  hommes  pendant 
toute  la  durée  de  la  minorité  du  maharaja ,  sous  les  conditions  suivantes  : 
i*"  il  n'y  aurait  plus  pendant  le  cours  de  cette  minorité  d'autre  vizir  et  d'autre 
régent  que  le  chargé  d'affaires  anglais  ;  2"*  les  frais  de  ce  corps  d'armée,  évalués 
à  250,000  liv.  sterling  par  an,  seraient  à  la  charge  de  l'état  de  Lahore;  3**  toute 
fadministration  civile  du  royaume  serait  abandonnée  aux  Anglais,  les  employa 
supérieurs  sikhs  devant  être  maintenus  dans  chaque  département,  mais  sous  la 
surveillance  et  sous  l'autorité  directe  du  colonel  Lawrence. 

Ces  conditions  ayant  été  définitivement  acceptées,  le  traité  établissant  les 
nouvelles  relations  entre  les  deux  gouvernemens  fut  signé  à  Amritsir  le  22  dé- 
cembre, anniversaire  de  la  bataille  de  Ferozesha ,  par  le  gouverneur-général 
et  le  maharaja  en  personne,  en  présence  du  commandant  en  chef.  Lord  Har- 
dinge  reconduira  son  jeune  protégé  jusqu'à  Lahore.  Dhalip-Sing  est  aujour- 
'  d'hui  un  enfant  de  sept  ans;  l'époque  de  sa  majorité  est  fixée  à  sa  dix-septième 
année.  C'est  donc  pour  une  période  d'au  moins  dix  ans  que  le  Penjaub  propre- 
ment dit,  c'estrà-dire  le  pays  des  cinq  rivières,  est  absorbé  dans  les  possessions 
de  l'Inde  anglaise.  Mais  un  peuple  qui  a  vécu  sous  un  gouvernement  civilisé, 
quelque  oppresseur  qu'il  soit,  ne  peut  plus  se  faire  aux  caprices  d'un  despote 
barbare.  Il  ne  faut  donc  pas  se  le  dissimuler,  le  royaume  de  Lahore  a  bien  réelle- 
ment disparu  du  monde  politique.  Désormais,  et  pour  toujours,  il  a  fait  place  à 
une  nouvelle  province  anglaise.  Réjouissons- nous-en  pour  le  bonheur  de  l'hu-- 
raanité,  et  sachons  voir  sans  envie  un  grand  succès  obtenu  cette  fois  par  une  sage 
politique. 

Le  premier  acte  du  ministère  sikh,  agissant  sous  l'influence  du  chargé  d'af- 
faires britannique,  a  été  l'abolition  dans  tout  le  Penjaub  de  deux  coutumes 
barbares,  restes  de  la  vieille  civilisation  indienne,  l'infanticide  et  le  sutti,  ou  le 
sacrifice  des  veuves  sur. le  tombeau  de  leurs  maris.  Quant  à  Ranie-Chanda,  dont 
les  lecteurs  de  cette  Revue  n'ont  pas  oublié  la  bizarre  et  dramatique  histoire  (i], 
l'article  iO  du  traité  lui  assure,  comme  mère  du  maharaja,  une  pension  annuelle 
de  15,000  livres  sterling.  Il  est  probable»  et  c'est,  dit-on,  le  désir  du  gouverne- 
ment anglais,,  qu'elle  abandonnera  Lahore  pour  rejoindre  son  amant-exilé,  Lal- 
Sing,  et  qu'elle  finira  ses  jours  avec  lui  aux  environs  de  Cakutta  ou  de  Benarès. 

{i)  Voyez  la  livraison.  4 u  1"  mai  1846. 


I 

I. 

.     ..I  y«.  DIRHAM.. 


LES 


COTES  tm  PROVENCE 


0ÎT6)  ^1  XuTPpoTtpov  ^là  TQv  r^ax^TinTO. ,  àoTf  m— 
woiôOTtç  tJ  OaXotrrf  {aôXXcv  yj  tjj  -^ç  ,  to  irpoç 
vàurtXiaç  ro  çuic  iîXovto  p,âXXov. 

Lepr  territoire  est  planté  d'oliviers  et  riche  en 
vignobles,  mais  pauvre  en  blé,  à  cause  de  son 
ftpreté  :  aussi ,  plus  eonflans  en  la  mer  qu'en  la 
terre,  ont-ils  appliqué  de  préférence  leurs  facultés 
à  la  navigation. 

(Stbabon,  1.  IT.) 


On  voit,  dans  Tétat  que  Vauban  rédigea  lui-même  en  1703  de  ses 
services  (1),  qu'il  avait  «ix  fois  visité  les  côtes  de  Provence,  en  1669, 
en  1679,  en  1682,  en  1687,  en  1692,  et  la  dernière  en  1700.  Ce  fut  dans 
ces  divers  "voyages  qu*il  fit  construire  la  nouvelle  darse  de  Toulon,  les 
fortifications  de  cette  place,  celles  de  Marseille,  d' Antibes,  et  réparer  les 
j[>ostes  nombreux  que  le  cardinal  de  Richelieu  avait  établis  pour  la  dé- 
fense de  la  côte,  depuis  le  Var  jusqu'au  port  de  Bouc. 

Si,  dans  un  temps  où  cette  contrée  était  loin  d'avoir  son  importance 
actuelle,  Vauban  revenait  cinq  fois  la  parcourir  et  Fétudier,  combien  ne 
doit-elle  pas  fixer  notre  attention,  aujourd'hui  qu'elle  est  le  siège  prin- 
cipal de  notre  puissance  maritime,  et  que  les  plus  hautes  questions  mi- 
litaires et  commerciales  qui  agitent  le  monde  semblent  devoir  se  ré- 
soudre sur  les  eaux  de  la  Méditerranée  !  C'est  vers  cette  mer  que  cavité 

(1)  Abrégé  des  êenHcêê  du  maréchal  dé  Vauban,  faU  par  M  en  1708,  pablié  ptr 
M.  Augojat,  colonel  da  génio. 

TOME  XVn.  —  !•'  MABS  1847.  51 


depuis  trente  ans  la  pditique  des  grandes  puissances  de  l'Europe;  c'est 
là  que  se  préparent  et  se  dénoueront  les  principaux  événemens  de 
*   notre  époque;  c'est  là,  par  conséquent ,  qu'il  importe  aux  grandes  na* 
tions  d'être  fortes.  Aucune  d'entre  elles  n'occupe  sur  la  Méditerranée 
une  position  supérieure  à  la  nôtre*  Nous  avons  beaucoup  fait  pour  y 
consolider  les  avantages  de  notre  payni<Hi;  il  reste  à  faire  beaucoup  en- 
core, et  la  partie  de  ces  côtes  qui  réclame  nos  soins  les  plus  assidus  est 
évidemment  celle  sur  laquelle  sont  assises  les  villes  de  Marseille  et  de 
Toulon.  Là  est^  en  effèt^  le  cœur  de  notre  établissement  sur  la  Médi- 
terranéens lee  Biva§es  ^gl  s'étÉadeat  du  Miime  auB^Pjrénées ,  ^cets  de 
la  Corse  et  de  T^j^érie  n'en  sont,  à  certains  égardk,  que  les  accessoires 
et  le  complément;  ils  tirent  leur  principale  valeur  de  leurs  relations 
avec  les  deux  métropoles  de  notre  commerce  et  de  nos  armes,  et  se 
fortifient  de  tout  ce  qui  lyoute  à  la  puissance  de  celles-ci. 

Remplissant,  il  y  a  quelques  mois,  une  mission  relative  à  l'un  des 
objets  les  plus  vulgaires  du  service  de  la  marine,  j'ai  parcouru  la  côte 
de  Provence,  et  j'ai  cherché  à  reconnaître  ce  que  l'industrie  humaine 
y  peut  lyouter  aux  bienfaits  de  la  nature  :  j'essaie  aujourd'hui  de  l'indi- 
quer, heureux  si  ces  ct)servalions  imparfaites  inspirent  à  de  plus  ha- 
biles l'envie  de  considérer  de  près  un  sijet  si  plein  d'intérêt  pour  notre 
paysl 

La  marine  militaire  et  la  marine  marchande,  qui,  dans  leur  étroite 
alliance,  protégoit  ou  développent  les  intérêts  auxquels  elles  sont  en 
appemnee  le  ptus-élMBigèms^  raekraentien  retour  le  concours  de  tous 
les  art^  et  de  toutes  I^  industries;  elles  tiennent  à  tout  par  les  besoins 
qu'elles  ressentent  aussi  biea que  par  les  bienfaits  qu'elles  dispensent. 
Parmi  les  élémens  les  plus  essentiels  de  leur  puissance,  il  faut  assurément 
ranger  le  bon  marché  des  provisions  de  bord  et  l'abondance  des  objets 
d'exportation  et  d'échange;  l'un  et  l'autre  se  rencontrent  dans  le  con- 
tact d'une  agriculture  florissante.  Nous  sommes,  sous  ce  l'apport,  moins 
£ien  traités  que  nos  voisins.  Tandis  que  les  ports  concurrens  de  Gênes^ 
de  Livoume,  de  Naples,  sont  appuyés  sur  les  territoires  féconds  du.  Pié- 
mont, de  la  Toscane,  de  la  Campanie,  ceux  de  Marseille  et  de  Toulon^ 
n'ont  derrière  eux  qu'une  région  montueuse  et  stérile.  Le  développe- 
ment de  la  production  agricole  en  Provence  est  donc  un  objet  de  FintérK 
Ife  plus  direct  pour  notre  marine  dé  la  Méditerranée.  Si  nos  ressources 
sont,  à  cet  égard,  fori  aurdessousde  nos  besoins,  ce  n'est  pas  que  la 
culture  provençale  soit  mauvaise  :  elle  est,  au  contraire,  en  général 
bien  appropriée  à  la  nature  du*  pays;  mais  Tespace  lui*  manque ,  elle 
est  à  l'étroit  entre  lés  rochers  des  montagnes  et  les  torrens  des  val- 
lëes.  %ureusemeni  le  sol  arable  dé  la  Provence  est  susceptible  de 
iQoevoir  une  très  grande «xteDfiîen  par  le  dessédieiaent  dea  masaiaet 
l'organisation  méthodique  d'un  va^  système  4\8lÉMRHMaMM)^dh0i 


Uiire  côté^  rirrigatioiiy  qui,  «ous  le  soleil  du  laîdî,  déeupld^Mi¥«at  IcB 
produUs.du  ierraia,  e^  bien  loin  d'a;voir  épuké  666  trésors,  et  resijdoî 
judicieux  des  eaux  perdues  qui  descendent  des  Basses-Âlpes  et  de  leurs 
contreforts  équivaudrait  à  la  conquête  4'une  province.  Ce  n^eet  pasici 
le  lieu  de  doener  à.ees  grandes  enlcapiisei  agricoles  toute  rattëptiog 
qu'elles  méritent;  mais  les  laisser  passer  in^ierçuea  quand  leurs  élé^ 
mens  se  trouvent  réunis  sous  les  pas  du  .voyageur^.ce  serait  oubliée 
que,  pour  élefi^er  Tinduskie commerciale  et  maritime  de  lafrovence, 
Û  iai^  en  élargir  la  base. 

Les  bateaux  à  vapefu:  descendent  aiûourd'bui,  quand  Jes  eaux  sont 
bonnes  y  de  Lyon  à  Beaucaire  en  quinze  lieures.  On  connaît  la  mâle  et 
sévère  beauté  de  cette  pactie  de  la  vaUée  du  Rhôna  -*-  Le  paysage 
change  d'aspect  à  packir  de  Beaucaire;  les  montagnes  s'écartent;  les 
grandes  anfraduosites  disparaissent;  les  soulèvemens  calcaires  ou  vok 
caniques  ne  se  détachent  plus  sur  la  sombre  vecdure  dés  vaUons  :  la 
contrée  s'aplanit,  et  les  terrains  d'alluvion,  que  les  eourans  descendus 
des  Alpes  ont  foimiés  en  refoulant  la  mer^ne  s'élèvent  guère  au^lessus 
de  son  niveau;  le  Rhône  lui-même  a*perdu  sa  rmàdite.  Le  numvement 
et  l'activité  de  la  population  semblent  s'arrêta:  avec  la  variéte  d'aspect 
du  sol^  les  habitations  s'éteignent  du  fleuve  et  se  tiquait  en  dehors 
de  la  large  zone  sur  laquelle  il  déborde  périodiquement;  le  mistral  seul 
a  le  pouvoir  de  troubler  te  calme  mi\^eatueuK  qui  règne  a  l'horizon. 
Cependant  le  bateau  à  vapeur  chemine,  et  bientôt  de  vieilles  et  noires 
murailles,  surmontées  de  tours  et  de»  clocberSy  4se  dessinant  sur  l'azur 
éclatent  du  ctel,  rappeUent  la  présence  de  Themme;  un  reph  du  cou- 
rant vous  porte  à  teur  pied;  des  mâts  nombreux  se  montrent  en  arrière 
d'un  pont  de  .bateaux;  vous  êtes  à  Arles» 

Cette  antique  résidenee  de  Constantin^  ceite  Rome  des  Gaules  (1)  où 
la  puissanoe  des  empereurs  se  maintint  si  long-^temps  en  face  des  barba** 
res,  cette  capitate  déchue  d'un  royaume  auquel  elle  donnait  son  nom^ 
était,  il  y  a  soixante  ans,  profondément  séparée,  par  les  privilèges  elles 
immunités  dont  elle  jouissait,  du  royaume  de.Fraace  proprement  diL 
Arles  pouvait  être  alors  une  ville  française  aux  yeux  de  l'étranger  :  k 
ceux  de  ses  habitans  et  de  ses  voisins,  die  était  te  vilte  libre  par  excel^ 
lence.  La  révolution  a  fait  passer  sur  eUe  le  niveau  del'égalité  :  te  che» 
min  de  fer,  dont  le  tracé  bouleverse  à  ses  portes  les  tombes  romaines 
que  vingt  siècles  avaient  respectées,  menace  d'un  bten  autre  péril  ce 
qui  lui  reste  d'originalite.  Encore  un  peu  datemps^  étoile  sera  comme 
tant  d'autres  vttles.  Chaque  année  qui  approche  avancera  l'œuvre  de 
nivdlementjdus  qae4ae;te  faisait  auparavant  tout  un  siède«  fiâtez^vous 
éooc  de  visiter  Arles,  vossqui  voutef  respBrer  un  parfuma 


(1]  éroKtiki  Rama  Jlrefoi,  disait  Ausone  au  it«  siècle. 


784  BEVCB  DES  DEUX  MONDES. 

tion  romaine  qui  Ta  s'évanouir,  et  contempler,  dans  la  pureté  que  son 
isolement  lui  avait  conservée,  une  belle  et  noble  race  qui  va  se  dis- 
perser. 

Ce  qu'Arles  a  de  plus  remarquable,  ce  n'est  ni  son  hôtel  de  viUe,  bâti 
par  Mansard,  ni  son  portail  et  son  cloître  de  Saint-Trophime ,  chefe- 
d'œuvre  du  xm*  siècle,  ni  son  buste  de  Livie^  qui  vaut  à  lui  seul  tout  un 
musée,  ni  ses  Aliscamps  (Elysii  campt),  où  se  pressent  les  tombes  romai- 
nes (i);  ce  n'est  ni  son  théâtre  antique,  où  s'assirent  tant  de  personnages- 
consulaires,  ni  même  son  cirque,  plus  grand  et  mieux  conservé  que 
celui  de  Nîmes  (2).  On  trouve  ailleurs  d'aussi  précieux  monumens  des 
arts;  mais  ce  qu'aucune  ville,  à  commencer  par  Paris,  ne  peut  disputer 
à  Arles,  c'est  la  beauté,  c'est  la  grâce  héréditaire  de  ses  filles. 

D'où  leur  viennent  ces  tailles  droites  et  flexibles,  cet  aplomb  gra- 
cieux de  tous  les  membres,  cette  coupe  harmonieuse  du  visage,  cette 
finesse  des  cheveux  et  de  la  peau ,  en  un  mot  cette  distinction  de  race 
qui  manque  à  tant  d'illustres  familles?  Les  savans  ont  compulsé  sur  cet 
attrayant  siyet  bien  des  textes;  ils  ont  beaucoup  disserté  de  Torigine  de 
cette  population  si  distincte  de  celles  qui  l'entourent,  et,  sur  les  noms 
consignés  dans  son  histoire,  la  plupart  l'ont  jugée  romaine.  Ces  noms 
appartenaient  à  une  aristocratie  conquérante,  et,  de  ce  qu'ils  étaient 
latins,  il  ne  s'ensuit  pas  que  le  peuple  le  fût  aussi.  Quand  la  domination 
romaine  s'étendit  sur  ce  territoire,  Arles  était  une  colonie  de  Marseille, 
d'origine  grecque  par  conséquent,  et  Rome  avait  alors  plus  besoin  de 
garnir  ses  murs  et  ses  armées  de  la  population  des  provinces  conquises, 
qu'elle  n'était  en  état  de  leur  céder  de  la  sienne.  Elle  leur  envoyait,  avec 
ses  lois,  des  gouverneurs,  des  patriciens,  des  légions  mêmes  (3);  mais  la 
masse  des  gouvernés  restait  ce  qu'eUe  était,  et  rien,  dans  sa  nationalité, 
n'était  changé  que  le  nom.  Si  d'ailleurs,  depuis  deux  mille  ans,  le  peuple 
d^Arles  s'est  conservé  si  dififérent  des  populations  qui  le  touclient,  com- 
ment admettre  qu'il  se  soit  renouvelé  pendant  qu'une  domination  étran- 
gère passait  sur  lui?  Ses  caractères  physiques  fournissent  peut-être 
sur  son  origine  de  plus  sûres  indications  que  les  livres  :  les  jambes  ner- 
veuses du  coursier  arabe  témoignent  de  sa  noblesse  bien  mieux  que 
la  généalogie  qu'il  porte  suspendue  à  son  poitrail.  A  considérer  ainsi  le 
peuple  d'Arles,  on  lui  trouve  peu  d'analogie  avec  les  Italiens  aborigè- 

(1)  Siccome  ad  Arli,  ove  *i  Rodano  stagna, 

Fanno  i  sepolcri  tutto  *i  loco  varo... 

Dai«tb,  inferno,  c.  ix. 

(S)  Le  grand  axe  a  UO  nnètres,  le  pelit  103;  les  arcades  sont  au  nombre  de  60 ,  efe 
S5,000  spectateurs  peuvent  tenir  sur  les  assises;  c'est  le  double  de  la  populatiomclueile 
de  la  ville. 

(3)  La  e«  légion  était  établie  à  Arles  (C.  Plin.,  v.  i.);  mais  peut-être  était-elle  de 
«elles  qui  ne  possédaient  pas  un  seul  soldat  qui  fOt  Romain  de  naissance. 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  785 

nés  :  ceux-ci  sont  d'une  nature  plus  rude;  ils  n*ont  ni  Félégance  de  ses 
formes,  ni  cette  délicatesse  de  mœurs  qui  perce  ici  dans  les  habitudes 
des  classes  les  plus  humbles;  il  existe  entre  eux  et  lui  la  même  diffé- 
rence qu'entre  les  statues  romaines  et  les  statues  grecques  :  celles-ci 
offrent,  à  ne  s'y  pas  méprendre,  le  type  des  formes  qui  se  sont  conser- 
vées dans  ce  coin  de  la  France,  et  la  famille  de  la  Vénus  d'Arles  (1) 
semble  y  former  encore  le  fond  de  la  population. 

Cette  belle  race  ne  croit  pas  en  nombre.  Du  recensement  de  1811  .à 
celui  de  1841,  la  population  s'est  élevée  à  Nhnes  de  37,721  amesà41,180; 
à  Avignon,  de  23,739  à  32,109;  à  Marseille,  de  102,217  à  147,190:  eUe 
est  descendue  à  Arles  de  20,151  à  19,406,  dont  12,155  seulement  sont 
agglomérées  dans  l'enceinte  de  la  ville.  En  remontant  au  commence- 
ment de  la  révolution,  l'amoindrissement  est  encore  plus  sensible;  en 
1789,  la  commune  comptait  25,034  habitans. 

n  serait  plus  curieux  qu'utile  d'examiner  si  cette  décadence  d'une 
ville,  autour  de  laquelle  tout  grandit,  tient  à  la  perte  des  institutions 
locales  qui  jadis  retenaient  les  Artésiens  chez  eux.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  diminution  a  porté  sur  la  population  urbaine  et  non  sur  celle  de  la 
campagne.  La  ville  est  parsemée  d'hôtels  aujourd'hui  solitaires,  et  l'on 
ne  parle  pas  de  fermes  abandonnées.  Le  territoire  agricole  s'est  au 
contraire  accru  et  assaini,  et,  si  la  ville  doit  revenir  à  son  ancienne 
prospérité,  ce  sera  par  la  réaction  des  améliorations  auxquelles  il  se 
prête. 

Ce  territoire  ne  ressemble  à  celui  d'aucune  de  nos  villes  :  il  a  une  éten- 
due de  123,014  hectares,  et  forme  à  lui  seul  le  quari  du  département  des 
Bouches-du-Rhône;  mais  il  comprend  sur  la  rive  droite  du  Rhône 
presque  toute  la  Camargue,  et  sur  la  rive  gauche  de  vastes  marais  et  la 
célèbre  plaine  de  la  Crau.  On  y  compte  à  peine  16  habitans  par  kilo- 
mètre carré,  au  lieu  de  91 ,  comme  sur  les  trois  autres  quarts  du  dépar- 
tement. Déduction  faite  de  la  superficie  et  de  la  population  de  la  ville, 
il  ne  reste  dans  la  campagne  que  6  individus  par  kilomètre  :  ce  n'est 
pas  les  deux  cinquièmes  de  ce  qu'offrent  les  plus  mauvais  cantons  des 
Landes.  Doublement  intéressante  par  le  malheur  de  son  état  actuel  et 

(1)  La  statue  de  ce  nom  a  été  trouvée  en  1651  dans  une  fouille  fiiite  au  théâtre 
d'Arles  :  on  la  croit  copiée  d*un  bronze  de  Praxitèle.  Les  mutilations  qu'elle  a  subies, 
et  dont  la  plus  regrettable  est  celjjs  des  bras,  sont  la  suite  d'un  accès  de  ferveur  dans 
lequel  les  nouveaux  chrétiens  d'Arles  renversèrent,  au  iii«  siècle,  toutes  les  images 
païennes  qui  décoraient  leurs  murs.  La  Vénus  tenait  de  la  main  gaucbe  un  miroir,  et,  cette 
donnée  admise,  son  mouvement  est  plein  de  grâce  et  de  coquetterie.  En  la  restaurant 
avec  un  médiocre  bonheur,  on  ne  lui  a  pas  rendu  cet  accessoire,  et,  faute  d'être  expli- 
quée, l'attitude  parait  fiiusse  et  maniérée. 

La  ville  d'Arles  fit,  en  1683,  hommage  de  sa  Vénus  à  Louis  XIV;  il  la  fit  placer  à  Ver- 
sailles, d'où  elle  est  venue  au  Louvre.  La  ville  n'en  possède  qu'un  mauvais  pl&tre,  en 
attendant  le  bronze  que  lui  devrait  la  direction  des  beaux-arts. 


78&  REY^  DIS  WPX  «OlfBBSp 

par  la  transformation. que  Tindustrie  humaine  a  commencé  à  lui  faire 
^ubir,  cette  contrée  est  au  plus  haut  disgré  djgffie  de  la  sollicitude  da 
r  administration^  aucune  autre  ne  paiera  par  de  plus  grands  résultats 

les  sacrifices  dont  elle  sera  rotù^ft 

Poiur  rétudier,  il  est  népesssûre  de  sortirdes murs  d'oies, 

La  partie  de  Tarrondissement  d'Arle$  située  3ur  la  rive  gauche  du 
Rhône  consiste  en  un  terrain  d'alluvion  déposé  au  pied  de  la  foroialioa 
calcaire  et  montueuse  qui,  des  Alpes  maritimes  au  pçrt  de  ^BouÇy.oui- 
stitue  la  côte  de  France.  Les  Alpines  que  ce  terrain  enveloppe,  etcpelqu^ 
Ilots  voisins,  sont  les  seules  roches  qui  le  perccait  IlJorD^e  un.quadrila*» 
tère  dont  l'angle  supérieur  est  à  la  prise  d'eau  du  canaLdes  Alpines  daos 
ta  Durance,  et  qui  est  borné  au  nord  sur  une  longueur  de  45  kilomè- 
tres par  cette  rivière,  à  l'ouest  sur  74  kilomètres  par  le  Rhône.  Le. côté 
oriental  a,  de  la  prise  d'eau  à  la  mer,  40  kilomèbre^,  et  de  son  extrémité 
à  ^embouchure  du  grand  Rhône  on  en  compte  12.  De  ces  quatre  som- 
mets d'angles,  les  deux  derniers  sont  au  niveau  de  la  mer;  le  confluent 
de  la  Durance  et  du  Rhône  est  à  12  mètres  29,  et  la  prise  d'eau  du 
canal  des  Alpines  à  139  mètres  91  au-dessus  de  ce.  ni  veau*  Ainsi,  con- 
sidéré dans  son  ensemble,  ce  territoire  présente ,  de  la  Durance  à  la 
mer^  uu  plan  incliné  dont  toute  la  surface,  sauf  les  .Alpines,  pourrait 
être  inondée  par  cette  rivière,  eten  effet,  dans  des  temps  reculés,  celle-ci 
a  sillonné  ce  vaste  espace. 

Lorsque  les  grands  courans  descendus  des  Alpes  ont  creusé  la  vallée 
de  la  Durance,  une  immense  coulée  de  caUloux  roulés  s'est  précipitée, 
par  la  coupure  de  Lamanon  qui  sépare  la  xhaine  des  Alpines  de  la 
grande  formation  calcaire,  dans  l'angle  à  peu  près  droit,  ^ors  occupé 
par  la  mer,  qu'elles  forment  entre  elles.  Ce  dépôt  pierreux,  dont  l'é- 
paisseur paraît  être  de  60  à  80  mètres,  est  la  Crau,  le  Campta  kqrideus 
des  anciens.  Son  sommet  est  à  Lamanon;  il  s'incline  régulièrement  du 
nord-est  à  l'ouest  et  au  sud,  et  se  termine  parallèlement  au  Rhône  et  à 
la  mer  par  une  arête  élevée  de  20  à  25  mètres  au-dessus  de  leur 
niveau. 

La  Durance  a  d'abord  frayé  son  chemin  droit  au  sud  par  cette  même 
coupure  de  Lamanon;  elle  tombait  dans  une  baie  ouverte  au  nord  du 
golfe  de  JFûs,  le  long  du  gisement  des  étangs  de.  rOlivier^.  de  laValduc, 
d'fngEeoiei:,  et  trouvait  à  30  kilûioètresteaviren^la  point  de  4épart  le 
mveaia  de  la  m^r,  auquel  ses  eaux  arrifreoi  aiqoiird^hui  .par  un  détour 
quaire  fois  plus  long.  L'esprit  s'effraie  au  calcul  de  la  force  qu'elle  dé- 
ployait lorsque,  dans  ses  grandes  crues,  une  masse  de  6,000  mètres 
Qubes  d!Aau  dft^en$lâit4)ar  secoade  d'une  hauteuc*^  de  diO  ^màtres  sur 
ce  court  espace.  De  telles  cataractes  devwent  renooier  pvoEoiidéBienlifli 
terrain  de^caiUo«ix,«tteBlraiiier  les  eonehes  supériem^  et  les  jderen 
vastes  bancs  sur  le  plan  incliné  au  bas  duquel  leur  impétuosité  s'amor- 


EE8  tiSns  mr  PROvracB.  787 

teait  cbuis  les  flete  fh  la  nier.  Cn  jourest'efiifiirTeinroù  les  obstecte^ 
que  ces' eaux aeemntiiaîart -èerant^Hesles ônt^^Aûtrefiner  lè  hmg^tltt 
pied  méridional  des  Alpines.  Elles  ont  alors  creusé  leTaflon^des  marais 
des  Baux,  et,  arrètéespar^pfeiteaii  eaiicaire'smr'léqiiel  est  posée  ArleSy 
des  se  sont^écbies*aii^sii4«sty  et  sent  anîTées  à  iainer  parle  lit  des 
éltagsdéligqgTieaii'et^^Ci^  HàssantpoarHrace  de' letir  passage 
les  ^vastes  marais  ^t  sobdstetit  «ncore;  Ik^  l^étroite  tranchée  de  La- 
manon  s'est  encombrée;  et  la  DtiranceaèétéTeponssée  atrnord^dës  Ai^- 
pifltts;maisy8vaiii'de's^6taMir  dans  sm^  lit  actiiei,  elle  a  fait  infasion 
par  Chrgoii'^  lesPaiiis'ée'Hèlèg^,  pnis^  par  €3iMkau*4(emird,  Saîilt^ 
6al}riel*e(f^Byragaes,  JeignsHit  ainnie-Miène  à  peude'AslBiice'en'amoBt 
d^Arles. 

Lamardie  de4oii&tsesr  boMeversemeneest  restée  proft>ndëment'em^ 
preinte  snr  le  aol^-  on  peut  y  suivre  les  Uts^  qne^  s'est  successivement 
creusés  laIKn*ance,  et  ce*  serait  une  éhide  du  pllis  haut  intérêt  surfil 
génération  des  terrains  d'àflimon'  et  VacHmi  des^^  grands  oonrans  d^o; 
que  celle  où,  rdevant,  le  niveau  ài la  main,  les  traces  de  ces  érosicms, 
on  reprodùmiit  le  spectacle^  de  rèveiufioins  si  modernes  aux:  yeux  <iU' 
géologue. 

Le  terraîn^de  poudingue  delà* Crau" mie  fois  formé,  les  dépôts  limo^ 
Beux  d^Ubène  rontchaussé,  etont  étendir au-éessous'de  lui  un  terrain 
de  saUé  gras,  tonjour»  humide  et  sou^^ntsubmergé:  Oes^  deux  alhH- 
vionsa^acentés  ont  des  caractères  essentièHemenldiSéPens.  Dans  leur 
éttrtr  naturel,  la  plus'âevée  est  vouée  à  la'stërffité  par  la'nudité^es  caik 
loux  dtate%  ^est  formée,  et  la  rirïiesBe  dti  sol  de  la  pltis  baâse  ^ 
étooffie*  SOUS"  les  eaux  :  ce  qui  man^ie  à  Tune  est  prédsément  «e  que 
Tautre  a  de  trop. 

Le  premier  qui  conçut  les  moyens  de  tirer  parti  de  cette  disposition 
des  lieux  fut  Adam  de  Craponne,  l'un  des  plus  grands  citoyens  qu'ait 
vu  naître  la  Provence,  et  le  premier  ingénieur  de  son  temps.  Il  amena 
dans  la  tranchée  de  Lamanon  une  dérivation  de  la  Durance  prise  à 
93B^  kilomètres  en>  amont,,  et  la  dirigea  sur  kiis»  mi  travers'de  la  Grau^ 
fie  CBRal  de  Gmponne  a*  dè^  kHomètres  de  longueur  «t  437  mètnes^de 
pente;  une  de  ses  branches  va  de  Launmonà  SèÊlon;  il aiMse  f9,^W9 
faectareS)  dont  il  décuple  la  valeur,  et  fournit  des  Ibrces^  motrices  à 
trente-trois  usines:  cette  grande  entreprise,  commencée  en  fSB4,  se 
termina en>  if$59;  et,  qq^lques  années  plus  tard,  rhonsme  de  génie 
qui  Pavait  conçue  et  exéc^itéemouraât,  à^  peine  ftgé  de  quarante  an») 
dans  un  h^iW  de?foite». 

'En  1773^  une  noufeHe  dérivation ,  le^canàl^des  Alpines,  Mt  tirée  ^i^ 
ia  Durabce.fllese  Avise  eu' deux  braiiches^  dtot  i'^me  d6feie4a>  route 
flèlbmfflQi  à'Paris>  M  arrose  au  nord  de^^Mpmés  1(e»  fet^ri^ 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gon,  de  Senas,  de  Château-Renard;  l'autre  vient  passer  à  LamanoD,  et 
se  bifurque  plus  bas  pour  envoyer  ses  eaux  à  l'ouest  vers  le  Rhône^  et 
au  sud  vers  Istres. 

Lamanon,  qu'on  pourrait  appeler  le  château  d'eau  de  la  Crau,  est 
à  i07  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  au  sommet  de  l'angle 
dans  lequel  40,000  hectares  de  cailloux  roulés  s'encaissent  entre  les 
soulèvemens  calcaires.  De  son  bassin,  on  peut  dispenser  à  volonté  l'ir- 
rigation sur  toute  cette  étendue;  mais  sur  la  plus  grande  partie  on  n'ar- 
roserait que  des  pierres,  et,  pour  y  cultiver,  il  faut  commencer  par 
former  un  sol  labourable.  C'est  à  quoi  sont  merveilleusement  propres 
les  eaux  limoneuses  de  la  Durance.  A  mesure  qu'elles  s'étendent  sur  la 
Crau,  les  cailloux  disparaissent  sous  la  couche  de  terre  végétale  qu'elles 
apportent,  et  bientôt  une  riante  verdure  se  dessine  sur  le  galet  aride. 
On  n'a  jusqu'à  présent  tiré  qu'un  médiocre  parti  de  la  puissance  de  ce 
moyen  d'atterrissement.  Rien  ne  serait  plus  facile  que  d'organiser  au 
profit  de  la  culture  une  conquête  méthodique  et  rapide  de  toute  la  sur- 
face de  la  Crau.  L'irrigation  ne  se  pratique  pas  toute  l'année;  elle  est 
interrompue,  pendant  l'hiver,  et  lorsque  les  eaux  de  la  Durance  sont 
bourbeuses,  ce  qui  arrive  souvent,  on  évite  de  les  répandre  sur  les  terres 
cultivées.  C'est  précisément  alors  qu'elles  sont  le  plus  abondantes,  et 
au  moyen  d'artiQces  très  simples,  les  artères  principales  qui  servent  à 
l'irrigation  deviendraient  les  voies  de  l'atterrissement.  On  pourrait,  sans 
grande  dépense,  jeter  ainsi  sur  la  Crau,  pendant  une  centaine  de  jours 
de  Tannée,  30  mètres  cubes  d'eaux  limoneuses  par  seconde,  c'est-À- 
dire  de  3  à  4  millions  de  mètres  cubes  de  terre,  et  livrer  chaque  prin- 
temps à  la  charrue  300  hectares  et  au-delà.  Ces  terres  descendent  par 
la  Durance  d'un  niveau  très  supérieur  à  celui  de  la  plaine  : 


Hùc  summis  liquuntur  rupibus  anmes 

Felicemque  trahunt  limum . ... 

(GÉORG.,  1.  II.) 

Adam  de  Craponne  a  montré  comment  on  pouvait  les  détourner  au 
passage;  il  ne  s'agit  que  de  compléter  son  œuvre  et  d'apporter  quelque 
ensemble  dans  les  vues  et  dans  l'action. 

La  zone  inférieure,  baignée  par  la  Durance  et  par  le  Rhône,  récla- 
mait des  soins  d'une  autre  nature. 

On  comprend  qu'encaissées  dans  des  terrains  d'alluvion  essentieUe- 
ment  perméables,  et  soutenues  par  eux  au-dessus  du  niveau  des  plaines 
voisines,  les  eaux  de  la  Durance  s'épandent  incessamment  par  infiltra* 
tion  sur  ces  plaines,  et  forment,  suivant  le  relief  du  sol,  des  étangs,  des 
marais  ou  des  cours  d'eau.  Au  xni*  siècle,  les  parties  basses  du  pays 
compris  entre  la  rive  gauche  de  la  Durance  et  le  Rhône  présentaient 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  789 

une  succession  de  cuvettes  plus  ou  moins  évasées,  se  dégorgeant  les 
unes  dans  les  autres,  en  descendant  de  la  vallée  de  la  Ihirance  à  la  mer. 
Tarascon  était  enveloppé  à  Test  par  de  vastes  marécages,  Arles  par  un 
véritable. lac;  les  collines  de  Cordes  et  de  Montmajour,  qu'environnent 
aujourd'hui  des  terres  si  fécondes,  n'étaient  alors  que  des  îles.  Le  corps 
des  vidanges  d^ Arles,  dès  long-temps  organisé  pour  défendre  le  territoire 
contre  l'envahissement  des  eaux,  luttait  péniblement  contre  cet  état  de 
choses.  On  se  préoccupa  sérieusement  au  xvi*  siècle  de  le  faire  cesser  : 
c'était  en  Provence  un  temps  de  grandes  entreprises.  Des  tentatives 
infructueuses  furent  faites  en  1540,  en  1548,  en  1600;  enfin,  en  1619, 
on  mit  la  main  à  l'œuvre,  et  le  corps  des  vidanges  se  chargea,  pour  une 
somme  de  28,000  livres,  de  conduire,  au  travers  du  territoire  d'Arles, 
les  eaux  de  la  viguerie  de  Tarascon  jusqu'à  l'étang  de  Galéjon,  qui 
communique  avec  la  mer.  C'est  là  l'origine  du  canal  du  Vigiieyrat,  qui 
devait  en  même  temps  servir  d'émissaire  principal  aux  eaux  des  ma- 
rais d'Arles.  Soit  insuffisance,  soit  mauvais  emploi  des  ressources,  le 
corps  des  vidanges  n'avait  guère  réussi  qu'à  s'embarrasser  des  eaux 
dont  il  délivrait  ses  voisins.  L'air  continuait  à  être  infecté  par  les  maur 
vaises  vapeurs  qui  s'élevaient  des  eaux  croupissantes,  le  terrain  restait 
sans  aucune  sorte  de  profit  ni  rente  (1],  lorsqu'en  1642  le  Hollandais  Van 
Eus  vint,  recommandé  par  la  confiance  du  cardinal  de  Richelieu  et  par 
ses  succès  dans  d'autres  desséchemens  faits  en  France.  Il  offrit  de  des- 
sécher seul  les  marais,  d'entretenir  les  travaux  gratuitement  pendant 
douze  années  après  leur  achèvement,  et  moyennant  une  légère  rede- 
vance pendant  les  dix  années  suivantes,  à  la  condition  de  recevoir  en 
dédommagement  les  deux  tiers  de  la  surface  desséchée  à  prendre  dans 
les  parties  les  plus  basses.  Ces  conditions,  si  claires,  si  loyales  et  si  sûres, 
devraient,  encore  aujourd'hui,  servir  de  base  aux  traités  du  même 
genre.  L'entreprise  ne  fut  pas  aussi  avantageuse  pour  Van  Ens  qu'il  l'a- 
vait espéré;  il  dépensa  près  de  1,200,000  livres,  somme  énorme  pour  ce 
temps,  et  eut  pour  sa  part  environ  1,600  hectares  de  marais.  11  en  avait 
donc  conquis  2,400,  sans  compter  l'amélioration  d'iine  étendue  beau- 
coup plus  considérable  et  l'assainissement  de  la  contrée.  Il  fut  le  véri- 
table auteur  du  canal  du  Vigueyrat,  qui  assèche  encore  aujourd'hui  la 
plaine  de  Tarascon,  et  aUmente  depuis  quinze  ans,  avec  les  eaux  dont 
il  la  délivre,  le  bief  de  partage  du  canal  de  navigation  d'Arles  à  Bouc. 
Ce  nouveau  canal  a  changé  tout  le  régime  hydraulique  de  la  plaine 
d'Arles  :  il  a  d'abord  complètement  isolé  du  bassin  du  Vigueyrat  et  des 
Vidanges  10,700  tiectares  compris  entre  le  Rhctoe  et  lui;  en  ouvrant  son 
lit  aux  eaux  du  Vigueyrat,  il  a  dégorgé  cet  émissaire;  enfin,  en  vertu 

(1)  Lettres-patentes  de  16iS. 


x 


dfiiPft  c:i)nTf^nti4ffi^P"ft^V>g'^  V^^  v^'^^^^,  yJ^isit^i  «r^g^4.à  tenir 
le  plafondân  canal  àdeaxxnàtreaaiif^eflfioiis  daniTeaa.de^k 
ifûCk  réûbse  de  rÉtoumegOr  aîtoée  à^  kMoniàlreft  dn  drixage  dans 
rintéiÂiiu:  de&  tecrea; Jendébouohé  des  eauK  de  lafdaMie.fttaiit  <niyi»- 
fond^  la  suflcioii  desxeaiix  deSiiDflrais.6a¥iooimaDs.e8tde«eiiiu  hienpiiis 
énargiqaer  :  3,000  ^hectares  qu'elles  cou;!rraîeiki  oni  étémis  au  jour, 
.et^iOOO  autres,  qulue  prodidsaieai  (pie  desjoncs.et  des^roseaux,  con- 
vertis en  boDB  pâturages  ou  en  .teires  acables.  Une  valeur  tarrilonale 
desepi  à  hait  mîMiona  a  de  la^sorte^élé  conquise  sur  Jes^eaia,  la.aaki- 
kriié  du  pa^s,  a  fait  da  ncNweaux  poogrès ,  et  l'extension  du  domaine 
de  ragricultore  a  con^pensé  lesinécomptes>épEOuvés  sur:la.nangation. 
A  da  vérité^  les  charges  ont  été  pour  les  contribuables  et  les  profits  pour 
ifuelques^particulieis;  mais  la  richesse  nationale  n'en  a  pas  moins  aug- 
a&entéy  et  1»  pnenneis  n'ont  point  trop  à  se  plaindre  quand  on  neplace 
pas  pins  mal  leur  argent. 

Tds  sont. les  principaux  changemens  survosus  depuis  une  quaran- 
taine d'années  dansJ'état  physique-dex^te  région.  Il  est  peu  surprenant 
que  le  système  d^administcation  localedes  marais^  établi  dans  d'autres 
temps,  s'adapte  anal  à  un  état  de  choses  si  différent  de  celui  pour.lecpiel 
il  a  été  combiné::  aussi  n'y  a-t^ilqu'une  voix  sur  ses  inq^erfections;  mais, 
quels  que  soient  les  vices  du  régime  actuel,  ils  «ne  pouvaient  pas  em- 
pêcher le»  pmdiges  opérés  par  le  creus^uent  diuianal  de  frapper  vive- 
ment les  esprits  et  d'ouvrir  les  yeux  des  prcrpriétaires  sur  le&richesses 
que  recelaient  les  marais  v(Hsins.  De  nouvelles  associations  n'ont  pas 
tardé  à  se  former  :  dès  iâ35,  on  préparait  le  projet  du  dessèchement 
des  1 ,400  hectares  du  marais  des  Baux,  à  l'est  d'Arles^  les  travaux,  éva- 
lués à  1,200,000  fr.,  sont  aujourd'hui  en  cours  d'exécution,  et  l'impul- 
sion donnée  ne  s'arrêtera  pomt  là.. 

Ge  n'est  pas,  du  reste,  seulement  par  l'abaissement  du  niveau  des 
eaux  que  se  crée  dans  les  environs  d'Arles  un  nouveau  territoire  agri- 
cole; en  dévastant  en  1840  et  1841  sa  vallée,'en  rompant  ses  digues- en 
avalde  Tarasccm,  le  Rhône.luii^même  est  venu. contribuer  à  cette  œuvre; 
à  la  plaee  d'une  récolte  qu'il  emportait,  il  dépesait  un  champ.  Ses  eaux 
limoneuses  se  sont  naturellement  étendues  sur  les  terrains  les  plus  bas; 
elles  y  ont  perdu  leur  vitesse  et  s'y  sont  dépouillées  des  terres  qu'elles 
entraînaient;  l'épaisseur  des  dépôts  est  à  peu  près  proportionnelle  à  la 
profondeur  des  eaux  troubles  ;  sur  plusieurs  points,  elle  a  atteint  30  cen- 
timètres. Ainsi  rehaussé,  le  sol  est  devenu  d*autant  plus  facile  à  dessé- 
cher, et  si  de  grandes  colmates  étaient  préparées  d'avance  pour  recueil- 
lir les  atterrissemens  que  les  crues  du  Rhône  portent  chaque  année  à  la 
mer,  la  fertilité  des  bas-fonds  de  l'arrondissement  d'Arles  deviendrait 
bientôt  proverbiale,  comme  l'est  aujourd'hui  leur  insalubrité. 


LES  cdTES  DE  PROVENCE:  t91 

Ce  système!  d'amélioration  serait  surtout  efficace  dans  la  Camargue, 
ce  Delta  de  la  France,  si  mal  à  propos  négligé. 

L'étendue  de  la  Camargue  est,  d'après  le  cadastre,  de  74,200  Iiec- 
tares,  dont  52,430  appartiennent  à  la  commune  d'Arles,  et  22,080  à  celle 
des  Saintes  Maries,  qui  en  occupe  Fangle  sud-ouest.  Cette  étendue  com- 
prend : 

Terres  cultivées If  ,680  hecUtres. 

F&tarages  et  terres  vagues..........  81,800 

Marais 10,400 

Étangs  et  bas-fonds  salés i9,900 

n  existait  sur  la  côte  de  Toscane,  au  milieu  des  maremmes,  des  al- 
lurions  fétides  et  des  étangs  salés,  semblables  en  petit  à  ceux  de  la  Ca^ 
morgue.  A  Fembouchure  de  TOmbrone  surtout,  les  eaux  douces  de 
cette  rivière  et  de  la  Brunna,  se  mêlant  sur  leurs  dépôts  vaseux  aux  eaux 
fle  Ift  mer,  formaient  un  varte  foyer  d^infection^  Napoléon,  ayant  résolti 
d^assainir  les  maremmes,  voulut  avec  raison  commencer  l'entreprise 
pèr  le  dessèchement  des  marais  de  TOmbrone.  M.  Pabbn>ni,  que  tes 
ingénieurs  italiens  appelaient  f7  Fabbroni,  et  qu'il  avait  chargé,  comme 
maître  des  requêtes,  du  service  des  ponts-et-chaussées  dans  les  dépai^ 
temens  au--delà  des  Alpes,  M.  Fabbroni  cherchait  à  lui  démontrer  les 
avantages  de  Fatterrissement  de  tout  cet  espace  par  les  eaux  troubles 
des  deux  rivières  qui  s'y  déversent,  et  comme  il  se  récriait  sur  la 
lenteur  de  l'opération:  «L'empereur,  reprit  M.  Fabbroni,  permeftnt 
fie  remarquer  que  le  moyen  qu'il  trouve  trop  letiiest  en  réalité  le  plus 
court,  puisqu'il  n'y  en  a  point  d'autre.  »  Napoléon  s'arrêta,  regarda 
plus  attentivement  les  plans  et  les  nivellemens  qu'il  avait  sous  les  yeux  : 
rVôus  avez  raison,  d  dit-il,  et  le  projet  fut  adopté.  U  ne  lui  étidt  pas 
réservé  de  Fexécuter  :  cette  tâche,  étendue  aux  marais  de  ScarKno  et 
de  Piombino,  a  été  accomplie  en  neuf  années,  de  182S  à  1837,  par  le 
grand-duc  Léopold  n,  et  jamais  il  ne  fut  fait  de  plus  heureuse  applica- 
tion du  proverbe  hollandais  :  Qui  fait  bien  fait  vite.  Tous  tes  détails  éco- 
nomiques de  cette  grande  opération,  avec  les  plans  et  les  profils  des 
ti^vaux,  ont  été  publiés  par  le  gouvernement  grand-ducal  (i).  Le  sys- 
tème suivi  partout  avec  succès  a  été  de  fermer  d'abord,  au  moyen  de 
chaussées  et  d'écluses,  Faccès  des  marais  aux  eaux  salées,  puis  d'y  in^ 
troduire  des  eaux  troubles  et  de  les  en  faire  sortir  clarifiées  :  on  s'est 
astreint  à  élever  ces  sols  artificiels  de  1  mètre  16  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer;  dans  les  marais  de  Castiglione  et  de  FOmbrone,  Fatterrisse- 
ment a  été  de  58  centimètres  à  2  mètres  34  de  hauteur,  dans  ceux  de 

(1)  Metnorie  «ul  honificamento  deUe  maremme  Toicane;  1  vol.  in-8o,  et  on  atlas 
in-folio.  Florence,  1838. 


i 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Piombino,  de  83  centimètres;  le  remblai  entier  a  excédé  475  millions  de 
mètres  cubes,  et  le  résultat  de  Fentreprise  a  été  la  substitution  d'excel- 
lentes terres  arables  à  des  marécages  infects  sur  une  étendue  de  neuf 
lieues  carrées,  savoir  : 

hectares. 
A  CasUglione  délia  Pescaja,  de. .    9,784 
Sur  la  plage  de  Grossetto,  de. . .    2,384 

A  Albarèse,  de S86     )    14,095  hectares. 

A  Scarlino ,  de 605 

A  Piombino,  de 1,036 

Les  dépenses  directes  de  l'entreprise  se  sont  élevées  à  5,292,722  fr. 
80  cent.  (1),  c'est-à-dire  à  375  fr.  50  cent,  par  hectare.  Une  somme  de 
1,688,233  fr.  a  en  outre  été  employée  en  ouvertures  de  routes,  con- 
structions de  ponts  et  d'usines:  le  but  du  gouvernement  n'était  pas,  en 
effet,  un  simple  dessèchement  local,  mais  bien  l'amélioration  générale 
de  cent  soixante  et  dix  lieues  carrées  de  maremmes.  Il  faudra  assurément 
encore  bien  du  temps  et  des  efforts  pour  les  amener  à  l'état  prospère  de 
la  Val  di  Chiana,  naguère  tout  aussi  insalubre  (2);  mais  l'entreprise 
exécutée  par  Léopold  11  n'en  est  pas  moins  de  celles  qui  honorent  tout 
un  règne,  et  les  pays  où  seraient  nécessaires  de  semblables  tt*avaux  doi- 
vent à  ce  prince  une  profonde  reconnaissance  pour  l'exemple  qu'il  leur 
a  donné. 

La  Camargue  est  faite  comme  le  delta  de  l'Ombrone,  et  tous  les  pro- 
jets dont  elle  peut  être  l'objet  se  résument  dans  les  paroles  que  M.  Fab- 
broni  adressait  à  Napoléon.  Ses  marais  et  ses  étangs  sont  à  la  vérité  le 
quadruple  de  tous  ceux  des  maremmes  réunis;  mais  la  population  de 
la  Toscane  n'est  que  le  vingt-quatrième  de  celle  de  la  France.  Notre 
inertie  n'a  donc  pas  pour  excuse  l'insufûsance  de  nos  forces;  elle  n'en 
aurait  pas  davantage  dans  les  difflcultés  de  l'entreprise  ou  l'incertitude 
de  ses  résultats. 

(1)                 Travaux  de  Grossetlo  et  de  Castiglione  S,835,6S4  fr.  IS  cent. 

—  de  Piombino 508,333  60 

—  de  Scarlino 4i3,607  80 

Logemens,  hôpitaux,  magasins 542,018  40 

Indemnités  et  frais  judiciaires 450,3S9  88 

Administration 516,185  88 

Diverses 16,733  13 

5,393,733  fr.  80 

(3)  Quai  dolor  fora,  se  dcgli  spedali, 

Di  Valdichiana,  tra  '1  luglio  e  '1  settembre, 
E  di  Maremma,  e  di  Sardigna  i  mali  « 

Fossero  in  una  fossa  tutti  insembre.... 

Dante,  Infsrno,  c. 


LES  gAtES  de  PROVENCE.  793 

Des  niyellemens  faits  avec  le  plus  grand  soin  ont  montré  que  la  forme 
de  la  Camargue  était  celle  d'une  cuvette  dont  la  partie  la  plus  élevée 
est  le  bourrelet  d'alluvions  qui  accompagne  les  deux  bras  du  Rhône;  la 
partie  la  plus  basse  est  le  lit  des  étangs  salés,  dont  le  Valcarès  est  le  plus 
considérable.  L'étendue  de  ces  étangs  est  de  15,000  hectares;  ils  sont 
séparés  de  la  mer  par  de  petites  dunes,  et  se  tiennent  ordinairement  de 
1  mètre  à  1  mètre  25  centimètres  au-dessous  de  son  niveau;  leur  pro- 
fondeur n'atteint  pas  1  mètre.  Pour  élever  leur  niveau  de  1  mètre  au- 
dessus  de  la  mer,  la  hauteur  moyenne  de  l'atterrissement  devrait  être 
de  près  de  3  mètres;  sur  une  étendue  à  peu  près  double,  elle  devrait 
être  moyennement  de  i  mètre.  Le  colmatage  de  la  Camargue  exigerait 
donc  le  dépôt  de  750  millions  de  mètres  cubes  de  terre  à  emprunter 
aux  eaux  troubles  du  Rhône.  Le  comte  Fossombroni,  dans  les  projets 
qu'il  présentait  au  grand-duc  de  Toscane  pour  l'atterrissement  des  ma- 
rais de  rOmbrone,  évaluait  au  vingtième  du  volume  des  eaux  celui  de 
la  vase  qu'elles  transportent  dans  les  crues,  et  l'expérience  a  prouvé 
qu'il  ne  se  trompait  pas;  il  n'a  encore  été  fait  à  cet  égard,  il  faut  l'avouer, 
aucune  expérience  complète  et  satisfaisante  sur  les  eaux  du  bas  Rhône  : 
reconnaissons  néannîoins  dans  l'existence  même  de  la  Camargue,  dans 
la  rapidité  de  la  marche  des  alluvions  à  son  embouchure,  dans  les  inv- 
menses  envasemens  du  golfe  de  Lyon,  des  preuves  malheureusement 
trop  certaines  de  l'abondance  des  limons  qu'il  charrie.  Si  le  rapport 
était  le  même  qu'en  Toscane ,  une  introduction  de  60  mètres  cubes 
d'eau  par  seconde  dans  les  temps  de  crue  donnerait  par  vingt-quatre 
heures  im  dépôt  de  plus  de  250,000  mètres  cubes,  et  il  faudrait  3,000 
Jours  pour  opérer  la  totalité  de  l'atterrissement.  Si  l'expérience  démon- 
trait que  le  rapport  est  beaucoup  moindre,  on  pourrait  y  remédier  en 
multipliant  les  canaux  d'alluvion;  le  courant  du  Rhône  est  inépuisable; 
quant  aux  niveaux  respectifs  des  prises  d'eaux  et  des  émissaires,  il  n'est 
pas  douteux  que  les  différences  n'en  soient  suffisantes,  puisqu'à  l'étiage 
le  fleuve  est,  devant  Arles,  de  i  mètre  68  au-dessus  de  la  mer,  et  que 
dans  ses  crues  il  s'élève  de  plusieurs  mètres. 

Ces  grands  travaux  d'assainissement  du  territoire  d'Arles  et  d'exten- 
sion du  sol  arable  fourniront  de  nouveaux  alimens  à  la  navigation,  et 
ceci  nous  ramène  à  considérer,  sous  ce  point  de  vue,  l'état  présent  de 
la  ville  et  l'avenir  cpii  lui  semble  promis. 

Depuis  le  temps  où  César  trouvait  à  Arles  les  ressources  nécessaires 
pour  faire  construire  douze  vaisseaux  (i),  le  commerce  maritime  a 
toujours  été  l'une  des  principales  sources  de  la  prospérité  de  cette  ville. 
Son  port  est  aujourd'hui,  par  son  tonnage,  le  dixième  de  France,  et, 
à  tenir  compte  des  mouvemens  sous  pavillon  français  seulement,  il 

(1)  Naves  longas  Arelate,  numéro  duodecim  facere  iuslituit.  {De  Bello  civili,  T,  1S.) 


7M 


Mf«tm  Disd  0iiu3^  Ho^f^M. 


serait  le  septième  (1^.  Les  marines  étrangères  ne  lui  fonmissent  pas  le 
soÎKanttème  de  son  mouiremeat,  tandis  que,  dans  les  neuf  ports  qui  le 
préoëdeât/  leur  part  est  de  plus  des  demc  tiers.  Il  est  yrai  que  ses  expê- 
dittons  ne' sont  jamais  lointaines;  dllés  s'étendent  rarement  au^elà  dé 
DUS  oôtes  de  la  Méditerranée,  et  les  neuf  dixièmes  d'entre  elles  ont  pour 
tenne  IfarseUfe  0U  Toulon.  Établie  au  point  où  lesr bords  du  Rbône  ées- 
sent  dfétre  habitéS;  la  marine  d'Arles  n'a  presque  pas  d'autre  mission 
que  de  conduire  dans  ces  deux  ports  les  marehancfises  descendues  par 
te  Rhtee,  et  de  rapporter  des  ehargemens  aux  bateaux  qui  le  remon- 
tent 407  nayires  jaugeant  S,W7  tonneaux  sont  aujourd'hui  affectés  à 
eet  emploi,  et  font  un  service  cpii  n'a  d'analogues  cpi'entre  Rome  et 
Givita-Vecchia,  cpi'entre  le  Gaire  et  Alexandrie.  Le  Rhône,  en  effet,  a, 
eomme  le  Tibre  et  le  Nil,  une  barre  à  son  embouchure. 

Le  port  d'Arles  proprement  dit  est  un  des  plus  beaux  du  monde.  Dn 
fieure  de  10  à  45  mètres  de  profondeur  roule  ses  eaux  mtyestueuses  et 
paisibles  entre  des  quais  qui  peuTent  se  prolonger  indéfiniment;  mal- 
heureusement la  navigation  maritime  ne  peut  se  marier  qu'imparfai- 
tement sous  ces  quais  à  la  navigation  fluviale.  Dans  ses  grandes  crues, 
leiRiiàne,  oemme  on  l'a  vu  plus  haut,  jette  à  la  mer,  par  vingt-quatre 
heures,  5  millions  de  mètres  eid)eset  aunlelà  de  matières  terreuses. 
Les  limon» qu'il  entraîne  ont  formé  la  Camargue,  les  plaines  a4ia- 
«eniee,  et  Usallongent  tous  les  jours  ses  rivages.  La  tour  de  Saint-Louis, 
bftfie  en  4137  sur  le  bord  du  Rhône  à  ^000  mètres  de  là  mer,  en  est 
anjourd'hui  à  7,900  mètres.  Ges  changemens  extérieurs  font  juger 
ée  ceux  qui  se  cachent  sous  les  eaux.  Une  faible  partie  seulement 
des  dépôts  du  fleuve  apparaît  à  la  surface;  la  masse  s^tend  sous  la  mer, 
et  une  large  zone  de  has-^fonds  correspond  aux  terres  basses  de  la  Ca- 
margue. Lors  même  que  les  brouOlards  qui  couvrent  habituellement 
celles-ci  sont  dissipés,  le  navigateur  les  aperçoit  difBcilement ,  et  fl 
n'est  averti  du  voisinage  de  cette  plage  dangereuse  que  par  la  sonde. 
Les  sables  apportés  par  le  fleuve  s'arrêtent  naturellement  à  son  em- 


{i)  Extrait  des  docunans  pnllliés  parrftdmiiiistntloii  des  douanes  pour  Paimée  1SU  : 

foiflTAOE  TOTfNAGB 


MarseiUe %046«84S  tou. 

Lemvre • MW,10« 

Bordeaux 737,033 

Rouen 682, 494 

Nantes. a»4,e78 

Cette. 8tt,6t8 

Boulogne mk.iU 

Dunkerque 314,051 

Toulon 200,360 

Arles W8,S47 


a6i,a6s 

164^449 

125,546 

69,154 

•5,ms 

170,iU 

46,864 

25,108 

335 


mtttvemo&t  fKHwiés  par  «b  eauxiet  iMurilar  Teats  (du  iaigai  iàaidiëeB^ 
icçtittit  Girtteibarre^  à  Uqndle  lû^ooôaabdHi  Utbosal  adèvftabafae^foflr 
me  jpartiâ  dâS^fiaUeBqn'il  dépQflB.«V:k(ditadoiJDqpaafkK:9.iBaîBii^^ 
chaque  crue  du  Rhftae  répare  les  pertes.  VainoHifint  k  rpecoendb^eB, 

une.nâUTeHe  ibaore-fle  fioniNfiii  immédialiiinait  un  qpaupli»  loîn^.iat 
il.^a  seca^de  même  tant  qoa  laAbônaraiifa  dasanies^iaai  qua.s» aaoK 
se  itnmUaroHt  en  gr&ssmasà.  *GeA  «c&;qafflanrkwait  iVarioaiKdBiia'Sini 
jùttoreaqpie  langage  :  «<£e*<]iifoiMAiii«f  4m  .AMae,  gmi^  êe$qmMm  miu 

La  belle  profondeur  dappitd'AdasM  perd  Adoc  dès  qne  4e8  aaoK 
du  Rhône^cessenidâtrepreaMea entretddttK rWei^  Ia)banie qui  défend 
Uaficès  du  fleuve  a  très  rweaMSk  ipios  de  1  Biètve  Kd'centimèirea  à 
3  mètres  d'eau.  ^Pour  randBa  kaaaiiâiaa'aptM  à  la  ifraBdûr,  il  a  fallu 
âargir  leurs^flancs  aux  dépens  de  leur  piôfendaiv,  ettranoDcer  à  toor 
donner  les  qualités  les «pkisnéGesniieft  pour  tanirdathaiite  mer.  ^Oii  a 
formé  delà  sorte  ua  matériel  naval. approprié  à  des  parages  ioaeœsst- 
bld&aux  bâtimens  (»diaaîreSy  mais^se^fiOfi^ûrtart 
leurs,  et  latmarine  dÂrlesseiqplQiterfieule  JOttatterrage,  àlacondition  de 
s'interdire  «toute  autre  navigation* 

jPartout  où  Yauban  a  passé,  .il  a^étudiédeSigrandBB  entreprises  à  »é- 
cuter.pour  rai»ntage  de^notrapaya^ust  les  meJHenres  soIntîoBB  des  diC- 
flcultés quiiuiont  survécuaant.piesqiK^faMyours,  a^jo«rd'hln  méme^ 
celles  qu'il  a.  proposée^  laieoqis^qui  modifie  et  renverse  tant  d'autres 
projets,  n'a  .fait  que  mettre  «a  àfideme  la  justess&^et  l'éléTatioii  dés 
siens.  Convaincu  de  l'impuissaiioe^de  l'hooEUBe  à  écarter  de  la  route  des 
navires  les  immenses^  dépôts  qu'aeoiiniateiinqwwu^  Rhône,  il  a 

le  premier  conseillé  d'en.cdiaBdonaeri'emboacInire,  etd'aUer  cher^ 
cher  à  trois  lieues  et demia  à  l'est,  et  :par  consiéqueat  hors  de  la  portée 
des  alluvionsque  le  courantdu  littoral  de  la Méditerranéo entraîne  en 
sens  contraire,  un  débouché  facile  et  sûr.  dans  le  port  de  Bouc.  Le  port 
de  Bouc,  dans  lequel  la  .nature  et  l'art  ont  opéré  depuis  d'assez  no*- 
tables  changemens,  était  alors  un  bassin  presque  circulaire  de  i  ,200  mè- 
tres de  diamètre,  séparé  de  la  mer  par  des  roohes  assez  élevées,  entre 
lesquelles  s'ouvrait  une. passe  de  550  mètres,  et  sans  communications 
avec  l'intérieur  des.  terres.  Vauban  proposait  de  feire  dériver  du  fthône, 
en  aval  d'Arles,  un  canal  de  douze  pied»  de'profondeur  qui  serait  amené 
dans  ce  bassin  :  il  voulait  ainsi  faire  remonter  jusque  sous  les  murs 
de  la  ville:les  bâtimens  de  400  taoneaux,  et  les  mettre  en  contact  im- 


(1)  Oiéivetég  de  Jf.  de  Vauban,  ou  Bamae  de  mémoires  de  sa  façon  sur  diffé^ 
rens  sujets,  1. 1.  —  Mémoire  sur  le  eattsd  de  Langusdoe . 


796  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

médiat  avec  les  bateaux  du  Rhône  et  du  canal  de  Languedoc,  qu'il  eut- 
tendait  prolonger.  Une  des  pensées  les  plus  constantes  de  sa  vie  était  de 
féconder  Tune  par  Tautre  la  navigation  intérieure  et  la  navigation  ma- 
ritime, et,  pour  en  faire  l'application,  il  ne  pouvait  pas  choisir  de  meil- 
leure place  que  celle-ci. 

A  peine  élevé  au  consulat,  Napoléon  reprenait  ces  projets  de  Yauban. 
Par  un  traité  du  6  juin  1801,  il  assurait  Tachèvement  du  canal  de 
Beaucaire,  destiné  à  lier  au  Rhône  le  canal  du  Jlidi;  commencé  par  les 
états  de  Languedoc  en  1773,  ce  canal  avait  été  abandonné  pendant  la 
révolution.  Le  4  août  1802,  le  consul  faisait  entreprendre  le  canal  d'Arles 
à  Bouc  :  suspendus  en  1813,  les  travaux  en  ont  été  repris' en  vertu  de  la 
loi  du  14  août  1822,  et  n'ont  été  terminés  qu'en  1834.  La  dépense  totale 
a  été  de  11,476,000  fr.  au  lieu  de  9,200,000  fr.  montant  des  projets  pri- 
mitifs, et  cet  excédant  sera  trouvé  modéré,  si  l'on  tient  compte  des  diffi- 
cultés imprévues  qui  se  sont  rencontrées  dans  l'exécution.  Tout  en  ren- 
dant de  grands  services  à  l'industrie  qui  se  développe  sur  ses  bords,  ce 
canal  n'a  point  atteint  son  but  sous  le  rapport  maritime;  fréquenté  pir 
des  barques,  il  n'a  point  assez  d'eau  pour  les  navires,  et,  malgré  son  se- 
cours, la  marine  d'Arles  est  restée  ce  qu'elle  était,  n  semble,  à  l'état  ly- 
draulique  du  pays,  qu'un  remède  simple  est  sous  la  main  des  ingénieurs, 
et  l'approfondissement  du  canal  satisferait,  en  effet,  à  tous  les  besoins. 
Malheureusement  les  terres  vaseuses  au  travers  desquelles  il  est  ou- 
vert ne  font  que  recouvrir  un  banc  de  poudingue  qui  est  la  base  de 
la  formation  de  la  Crau ,  et  c'est  dans  cette  roche  d'une  extrême  du- 
reté qu'il  faudrait  creuser  à  la  poudre  la  place  de  la  tranche  d'eau  né- 
cessaire à  la  navigation  maritime.  Pour  lui  donner  un  mètre  de  pro- 
fondeiu:  de  plus,  il  en  coûterait  28,000,000.  Il  serait  beaucoup  plu« 
économique  de  creuser  un  autre  canal.  Cette  conclusion  est  celle  à  la- 
quelle de  sérieuses  études  ont  amené  M.  Poulie,  ingénieur  en  chef  de 
cette  navigation.  Il  a  proposé  en  1843  d'approfondir  d'un  mètre  sur  une 
longueur  de  12,000  mètres,  à  pariir  du  port  de  Bouc ,  le  canal  actuel, 
et  de  le  diriger  ensuite  vers  le  Rhône  en  sortant  du  banc  de  poudin- 
gue et  en  suivant  la  laune  du  Bras-Mort,  reste  de  Tancienne  Fossa  Ma- 
riana.  La  distance  de  Bouc  au  Rhône  serait,  dans  ce  système,  de 
21 ,245  mètres,  et  ceUe  de  la  prise  d'eau  à  Arles  de  28  kilomètres;  ce» 
deux  longueurs  réunies  excèdent  peu  celle  du  canal  actuel.  M.  Poulie 
évalue,  avec  la  parfaite  expérience  qu'il  a  du  terrain,  la  dépense  à 
8,000,000.  Faut-il  se  contenter,  comme  lui,  de  3  mètres  d'eau,  ou 
aller  jusqu'aux  douze  pieds  que  réclamait  Vauban  et  que  comporte  le 
régime  du  Rhône?  C'est  là  une  question  digne  de  la  plus  sérieuse  atten- 
tion, et  les  nouvelles  exigences  de  la  navigation  à  vapeur  viennent,  dans  ' 
cette  circonstance,  fortiiier  la  grande  autorité  de  l'opinion  de  Vauban. 

Une  chose  est  certaine,  c'estqu'avec  les  nouvelles  conditions  où  le  chemiii 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  797 

de  fer  d'Ayignon  à  Marseille  va  placer  Tindustrie  des  transports,  il  n'y 
a  pas  pour  le  port  d'Arles  de  milieu  entre  une  ruine  complète,  avec  le 
maintien  de  l'état  de  choses  actuel,  et  une  prospérité  sans  exemple  dans 
le  passé,  avec  l'exécution  du  canal  maritime.  Pour  quiconque  a  l'esprit 
occupé  de  l'influence  que  la  France  doit  exercer  sur  la  Méditerranée,  il 
n'y  a  pas  à  hésiter  entre  les  deux  partis  (i). 

Jusqu'à  iS  lieues  d'Arles,  le  canal  chemine,  comme  entre  des  mu- 
railles, entre  deux  digues  élevées  pour  le  mettre  à  l'abri  des  inonda- 
tions du  Rhône.  En  traversant  l'étang  de  Galéjon,  par  lequel  il  commu- 
nique avec  la  mer,  il  est  protégé  par  une  digue  percée  de  vannes  à 
clapet,  qui  s'ouvrent  pour  l'écoulement  des  eaux  des  marais  quand  la 
mer  est  basse,  et  se  ferment  d'elles-mêmes  quand  elle  monte.  Bientôt 
on  arrive  à  Foz,  qui,  bâti  sur  un  monticule  isolé  de  calcaire  coquillier, 
domine  au  loin  le  désert  aquatique  qui  s'appelle  aujourd'hui  le  Grand- 
Marais.  Après  Foz,  le  canal  traverse,  sous  la  protection  de  travaux  sem- 
blables à  ceux  du  passage  de  Galéjon,  l'étang  salé  de  \ Estomac  suivant 
les  cartes,  de  VEstùuma  suivant  les  gens  du  pays.  C'est  le  2tmia«xijavyj  (  la 
BoQche-des-Étangs)  des  anciens.  Le  peuple  a  laissé  perdre  la  gracieuse 
désinence  du  nom  grec,  mais  il  en  a  conservé  la  première  moitié,  et 
de  2T«pia  il  a  fait  YEstouma;  puis  sont  venus  les  topographes,  qui,  pre- 
nant YEstauma  pour  un  mot  français  mal  prononcé,  l'ont  corrigé  en 
conséquence.  C'était  ici  le  Fossœ  Marianœ  Portus.  Marius  avait  établi 
son  camp  sur  la  colline  de  poudingue  qui  borne  à  l'est  l'étang  de 
l'Estouma,  et,  dans  cette  position,  il  ne  pouvait  tin  r  de  grands  appro- 
visionnemens  que  de  la  vallée  du  Rhône  :  il  fit  en  conséquence  dériver 
du  fleuve  un  canal  qui  venait  déboucher,  vis-à-vis  de  son  camp  et  en 
arrière  de  Foz,  au  fond  de  l'étang  de  l'Estouma.  Cet  étang,  maintenant 
envasé  et  rétréci,  était  alors  un  golfe  où  les  navires  pénétraient  par  la 
large  passe  ouverte  entre  la  colline  de  Foz  et  celle  du  camp.  Dans  l'état 
où  se  trouvaient  ces  lieux,  il  était  impossible  de  rien  imaginer  de  plus 
complet  et  de  mieux  entendu  que  ces  dispositions  çle  Marins;  les  projets 
de  Vauban  ont  été  l'application  de  la  même  pensée  à  des  circonstances 
un  peu  différentes.  A  la  fin  du  xn*  siècle,  les  navires  abordaient  encore 
à  Foz;  l'envasement  les  en  a  repoussés.  Foz  n'est  aujourd'hui  qu^un 
village  de  cinq  à  six  cents  âmes,  désolé  par  la  fièvre,  et  il  n'y  a  plus  à 
faire  du  bassin  de  l'Estouma,  réduit  à  300  hectares,  qu'une  prairie  :  les 

(1)  La  question  que  je  ne  fais  ici  qu'indiquer  a  été  traitée  aTCC  beaucoup  de  savoir 
et  de  sagacité  par  M.  Alphonse  Peyret-Lallier  dans  deux  mémoires  intitulés,  Tun: 
Étude»  sur  U  port  d'Arles  et  sur  la  navigation  du  Rhône  entre  Lyon  et  la  mer 
(18U);  Tautro  ;  Les  Chemins  de  fer  et  les  Bateaux  à  vapeur  du  Rhône.— De  VAve^ 
nir  eommereiai  du  port  d'Arles,  du  port  de  Boue  et  de  l'étang  de  Berre  au  moyen 
des  relations  à  établir  entre  ces  ports  du  Rhône  par  les  canaux  maritimes  du 
Rhône  à  Bouc  et  des  Martigues  (1S45}.  U  est  difficile  de  réunir  plus  de  laits  instruc- 
tifs que  ne  l'a  fait  Tauteur. 

TOME  XVII.  52 


woÊi  tioiihlnflrilr  lafl>i»Mwn^  iquittdeivûii  d^à^itftla  hnadM  wbAMj»^ 
imle  du  cwaLdeB  Alpisanv'  ï  «iB^MétaraatJBfc  attowMMpqastiwwiHMHiF' 
fiéS'parJatDMc* 

AÛ-delày  leoaiial  féakbse^amÂsmdaàà  daasrlet  ^widwigmtf «rHiMiîfP4i 
n'enjort  ipik'à«OB*débwAhé<dBM  to^  poit  de£0«;  daaiiCB  piMige,  jl 
cAtoie  le  singulier  gisement  dss^4taiig&de}RAflBiiî%.daiC!îUsî  àuJikmit% 
dXngvBnifiry  ^e  la  Valduc.  QàJBOcky  iMMrnme .miitf  awcai  vu  ^deftjBSBtes 
épavs  de  l'ancÛNi  golfe  qui  s'aUoageait  aa\nâiidile  oahii  decEoz.  fiuiB 
le  catadjBBae  au  naliett' duquel  slest  linmé  Ja  teraaÉiide  Ja^(ïau^  Jt 
coulée  de  poudiagues  a  euTelcqipé  ces. nappes  d*eau>«alé&et  les-arcouk- 
plétemmitîsQlées  de  la  neo*  iM^ihûas.oe  lettF.r8iidant  pascca^quldlflt 
perdent  par  révaporationy  et  leur^nMaau ^idesoendu  au  J^oumâ 
5.niBtreS'6a.€6iitimètreSy  àJBogiaBiar  à  7  Bsètnaa  ii^xautinàfare^.àJa 

de  ces  cuvettes  est  uu  eveuset  uatuEel  auff  iccpsl  k  soIaiLet  Je  soistnl 
exeroent,  au pioflt de l^induakio de  rhommoileur  puîN^UGe  d'évapo* 
ration.  La  compagnie  du  plan  d'Âren  altanBe.la  Viddoc  ^000  fr.  par 
an*  C'est  le  BÛeuKtplacé»  le.>pluB  étenchi  des  étangs,  etta  sakure  y  eë 
sextuj^  de  ceUe^de  la  mer»  Ou  caloule  ^'il  contient  aujoard'lmi,  sur 
une  ^ndue  de  MK  hactares,  SB  millions  de  .mètres  cubes  d'eau,  et 
430  miUiûas  de  kdlotpmmmBs  de  sel^  deatràrdise  réquiYalant  de  deux 
années  de  ia.conaammati0nda^laFraBae>antiè9e.  Des  salines  et  des  ^ 
briques  de  peoduits  chimiques  eoBSJdéraMes  sa  sont  établies  daus  éss 
conditions  analogues  sur  «lea  étangs  de  Citîs,  de  Rassuin,  et  ce  lieu  de 
désolation  est  devenu  l'un  «des  points  de  <Jh9i  EraiKe.  où  .le  trafait  de 
rbommeest la^pltta éntf;gique>etie  pkis fécond» 

Parvenus  au  port  de  Bouc,  nainousacrètoDspaaaaxconsfaruotiona  qui 
commencent  à  s'élever  autour. 

A  Tersoix,  nous  avonr  des  mes, 
Mils  nous  n^afons  pas  ^és  maisoiis^ 

disait  Toltaire  d'une  des  créations  du  ministère  du  duc  de  Choiseul.  A 
cela  près  qu'à  Yersoix  les  rues  étaient  nivelées  et  qu'on  y  avait  fait 
quelques  simulacres  de  pavé,  cet  état  est  exactement  celui  de  la  future 
viHe  de  Bouc.  Tournons  plutôt  nos  regards  du  côté  opposé  à  celui 
d'Arles,  vers  cette  mer  intérieure  qu'on  appelle  fort  injustement  V Étang 
de  Berre,  et  où  M.  de  Corbière  se  permettait  à  peine,  en  1820,  de  sup- 
poser que  la  namgaii&n  pourrait  aooir  lieu  (i). 

A  6  kilomètres  du  port  de  Bouc  apparaît  la  mer  de  Ssrre/éiendue 
de  dix  lieues  carrées,  offrant,  sur  un  développement  de  70  kHômètres 
de  côtes,  des  abords  faciles,  et  sur  les  quatre  cinquièmes  de  sa  surface 

(1)  Tableau  de  la  Navigation  intérieure  de  la  France,  annexé  au  rapport  du 
ministre  de  l'intérieur  du  16  août  1830.  la-i».  I.  R.  1S20. 


imepreftifiâèiir  ée  7  à^iO^mèt^w  fi),  fie  hBritrniagnMqoe,  tnù  ma- 

liifl>les  et  rares  cmlwmaliens'  ;  tf  ert  qu'il  est  séparé  du  port  de-Àmcet 
dfe  te IKdHernoiéepaf^ t^étang^ieHSai^^  lacrgeet^voeardienal,  qui 
i^a  miHepart'âitjounl'Iiui  {iHm'd'mi'ttiètkvà'mi  mètre  ei  demi*  d^eau. 
S^fmifren'caroire'teirediècm^'te^iiiert^  fl  ya  deuxmiQe 

am ,  ftiviée*à  sm  iiëbo«dié'«etifd  par^B't^ 
Teau  était  d'au  moins  S  mètres  plus  élevé  qu'augourd^faui.  Varius/dottt 
les  pas  gant  restéygi^fcfi  tgmcutempreiiitysur  Iç  ^1  deia-Frotence,  ât 
détraire^eet  eHstaele  par  aesi  légions ^  et^ I^abansemeitk des  eaux  mité 
âécouYertfhrpiaine4oBg4emp9^ffifaréeageQ8e  de'Kurtgnane^iAfaKt  sfe^ 
imm)  et  cette  de-Benne.  Ë'aspeetMdes  lieux  n'a  rien  qui  infimie  lésera- 
ditions.  Si'  elles ^sont  fidèles,  14rruptfon  dès  eaux  dut  creuser  profond- 
dément  réftang-  de  Garonte,  par^lequeleHeser  précipitaient,  et  la 
JfterMimr£'<>fmtûr,  asèise^à'i^entrée  delrmerde^Berre,  sur  le-whpi'oc^ 
cupe^ujourd%nl  la  jOliepetiie^He  des'HIurttgues,  ptttdevbirà  la  fad* 
Hté  de  ses  commnmcatbnr  at<ec*  la*  Méditerranée  un  haut  degré  de 
prospérité;  maîa  cette  proapérité^  aVàH  dtas  tle  *  progrès  imperceptitile 
de  renyasement  du  chenal  un  ^ennemi  dont  le  tismps  assurait  le 
triomphe.  Besrèglemens  surle^surage,  quiremontentà  1988  et  pa- 
raissent aroir  été  rarement  observés^  attestent tjpie,  dès  cette  époque , 
la  marine  locale^^sentaStmeDacée.  Fimr  ne-p»  tliereher  dans  dès 
tempvtrop  veeuléset  dans^desdocumens  sanrinltlienticitéderTestiges 
des  vicissitudes  qu'elle  a  éprouvées ,  il  suffira  dcTappdèr  ce  qu'étaient 
tes  Martigues,  loraqu^en  f883'te  cardiBÉl'de  Rfcbefieu^t  constater  l^état 
maritime  descfttey  de  Prorence  ;  scmcomniissaâre  trouva  le  chenal' de 
rétangde Caronte  asseirprofond' pour  desbfttimensde  f,0Oe  k %W0 
quintaux  de  charge, c'-est^à^rede^BO àMHonneaux.'Les  Artigues en 
possédaient  douze' de  cette  dimenrion;  vingt  de  lernv  tartanes  faisaient 
habituellement  te  commerce  enbre  les  efttes  de  Languedoc  et  celles 
f  Italie;  quatre'^ringts' tartanes  dr  sept  hommes  d'équipage  faisaient  la 
pëdie,  non-seulement  dans  le  golfede  Lyon,  mais  aussi  dans  la  Rivière 
de  G^es,  sur  les  cAtes  de  Tdseane,  des  États  de  l*Église,  de  Naples, 
d'Asdalouàe,  et  jusque  dans  TOoéan.  Les  Martiganx  avaient  fait,  en 
4622,  pendant  le  siège  de^MontpelHer,  les  approvisionnemens  de  l'ar- 
mée du  roi;  ils  étaient  enfin  estimés  Us  plus  courageux  et  meilleurs  mcf- 
riniers^  de  la  mer  Méditerranée  (2). 

(1)  Une  «arte  de  la  mer  de  Berre  et  de  te»  ftlenUrars  a  été  poMiée  eniSiS  par 
MM.  de  Gabriac,  îRgéniear  des  poDts-et-chaussées,  et  Robert,  capitaine  du  bateau  à 
Tapeur  l'Entreprise.  Au  mois  d'octobre  1844,  M.  le  baron  de  Mackau  a  ordonné  le  lever 
d*UDe  carte  hydrographique  de  cette  même  mer  :  ce  beau  travail  est  terminé  et  sera 
publié  pour  Tépoque  où  le  bassin  qu*il  représente  sera  ouvert  à  la  navigation  générale. 

(2)  Procis^verbal  eonitenaiiit  Véiat  véritable  auçuel  sont  de  présent  les  affaires 


800  UYUB  DBS  DlUX  MONDES. 

En  1700,  la  commime  comptait  10,500  hàbitans,  et  sa  marine  2,300 
hommes  inscrits,  dont  150  capitaines  au  long  cours  (1).  Aujourd'hui  la 
population  n'est  plus  que  de  7,724  habitons;  TinscripUon  maritime,  que 
de  1,003  hommes,  dont  douze  capitaines.  Le  transport  des  marchandises 
s'effectue,  au  travers  de  l'étang  de  Caronte,  sur  des  barques  à  fond  plat 
de  trente  tonneaux;  encore  faut-il,  pour  le  franchir,  saisir  les  niomens 
où  les  marées  de  pleine  et  de  nouvelle  lune  y  jettent  ime  tranche  d'en- 
viron 5  décimètres  d'eau. 

Le  lent  exhaussement  de  la  vase  de  cette  lagune  affecte  jusqu'au  ré- 
gime hydrographique  de  la  mer  de  Berre.  Les  courans  s'établissent 
alternativement,  en  sens  contraire,  entre  elle  et  la  Méditerranée,  et 
l'étang  de  Caronte  seri  tantôt  à  l'émission  des  eaux  douces  qu'elle  reçoit 
de  l'intérieur,  tantôt  à  l'introduction  des  eaux  salées  du  large.  Depuis 
que  la  section  de  l'étang  s'est  sensiblement  rétrécie,  on  remarque  dans 
la  mer  de  Berre  un  affaibhssement  de  salure  très  dommageable  aux 
nombreuses  sahnes  qu'elle  alimente,  et,  si  l'on  dit  vrai,  une  aggra- 
vation de  l'insalubrité  qui  affecte  une  partie  de  ses  rivages  :  l'inunense 
quantiié  de  poisson  qui  s'y  rend  au  printemps  pour  frayer  parait  aussi 
diminuer,  au  grand  préjudice  de  la  pèche. 

Tels  sont  aujourd'hui  les  effets  physiques  et  commerciaux  du  travail 
de  la  nature.  La  négligence  des  hommes  lui  a  laissé  le  champ  libre; 
mais  leur  industrie  peut  réparer  en  deux  ou  trois  ans  le  tort  de  plu- 
sieurs siècles,  et  le  moment  est  venu  d'écarter  les  obstacles  qui  obstruent 
l'accès  de  la  mer  de  Berre. 

La  loi  du  3  juillet  1845  affecte  à  cette  destination  une  somme  de 
2,800,000  francs.  Un  canal  de  5,580  mètres  de  long,  de  75  mètres 
50  centimètres  de  large  et  de  3  mètres  de  profondeur  à  la  basse  mer 
va  se  creuser,  au  travers  de  l'étang  de  Caronte ,  du  port  de  Bouc  à  la 
mer  de  Berre;  en  traversant  les  Martigues,  il  s*  élargira  de  manière  à 
former  un  pori  de  5  hectares.  Ces  travaux,  faits  dans  l'intérêt  de  la  na- 
vigation, remédieront  aux  inconvéniens  secondaires  qui  en  accompa- 
gnaient la  langueur;  les  eaux  et  les  navires  circuleront  par  de  larges 
émissaires,  et  la  pèche,  qui  s'exerce  aiyourd'hui  par  l'interception  des 
chenaux  des  Martigues  au  profit  de  quelques  propriétaires  oisifs,  rede- 
viendra, dans  la  mer  de  Berre,  une  industrie  maritime  et  une  école  de 
matelots. 

Quelques-uns  ont  voulu,  dans  l'intérêt  de  la  marine  royale,  aller  fort 
au-delà  de  ces  projets.  On  a  proposé  de  donner  au  canal  de  jonction  6 
et  même  9  mètres  de  profondeur,  d'ouvrir  ainsi  la  mer  de  Berre  aux 

maritimes  de  la  côte  de  Provence,  par  Henri  de  Séguiran,  délégué  du  cardinal  Je 
Richelieu  en  1633.  (Manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale,  n»  1037.) 
(1)  Enquête  déposée  aux  archives  de  la  chambre  des  députés. 


LES  CÔTES  Dl  PROVENCE.  801 

▼aisseaux  de  ligne,  et  de  fonder  sur  cet  ensemble  un  établissement  mi- 
litaire^'qui  rivaliserait  avec  celui  de  Toulon  (i). 

C'est  assurément  une  grande  idée,  séduisante  surtout,  que  celle  d'é- 
quiper et  d'instruire  des  flottes  sur  une  mer  intérieure  tout-à-fait  impé- 
nétrable aux  marines  ennemies;  mais,  quel  qu'en  soit  le  prestige,  il  ne 
saurait  voiler  aux  yeux  des  hommes  attentils  les  circdnstances  natu- 
reUes  qui  imposent  des  limites  infranchissables  au  service  de  l'établis- 
s^nent  qu'il  s'agirait  de  créer  ici. 

n  n'y  a  point  de  port  militaire  sans  rades,  sans  vastes  abris  extérieurs, 
et  ce  qu'offre  en  ce  genre  Toulon  dans  les  proportions  les  plus  magni- 
fiques manque  tout-à-fait  au  port  de  Bouc.  Il  faut  le  chercher  entre  la 
côte  de  fer  qui  s'étend  à  l'est  jusqu'à  Marseille  et  les  bas-fonds  qui  se 
prolongent  à  l'ouest  en  avant  de  la  Camargue;  l'atterrage  en  est  envi- 
ronné de  dangers  pour  les  petits  bâtimens  à  voile,  à  plus  forte  raison 
pour  les  grands,  qui,  même  dans  les  plus  beaux  temps,  sont  obUgés  de 
se  tenir  à  une  distance  respectueuse  des  embouchures  du  Rhône.  Consi- 
dérée de  plus  près,  l'entrée  du  port  de  Bouc  est  à  demi  masquée  par  la 
roche  sous-marine  des  Tasques,  sur  une  partie  de  laquelle  il  n'y  a  pas 
plus  de  4  à  5  mètres  d'eau,  et  elle  est  toujours  difQcile  t)ar  les  vents  de 
l'est  et  du  sud.  Enfin  ce  bassin,  qui  semble  au  premier  aspect  capable  de 
recevoir  les  plus  grandes  flottes,  n'offre  que  30  hectares  où  la  profon- 
deui^soit  de  plus  de  trois  mètres,  que  9  où  eUe  soit  de  5  à  7.  Les  vais- 
seaux et  les  frégates  sont  donc  exclus  du  port  de  Bouc,  et  il  n'offlrira 
jamais  qu'un  abri  passager  aux  bâtimens  de  guerre  plus  légers. 

n  pourrait  en  être  autrement  de  laj  marine  à  vapeur.  CeUe-ci  porte 
en  elle-même  les  forces  nécessah'es  pour  vaincre  l'action  des  vents  et 
des  courans,  et  les  obstacles  devant  lesquels  échoue  ordinairement  tout 
l'art  de  la  navigation  à  la  voile  sont  le  plus  souvent  pour  elle  comme 
s'ils  n'existaient  pas.  Ce  mérite  de  la  marine  à  vapeur  permet  à  l'état  de 
profiler  de  tous  les  avantages  économiques  que  présente  pour  son  ex- 
ploitation le  port  de  Bouc.  Quand  les  houilles  anglaises  n'affluent  pas 
dans  la  Méditerranée,  et  particuUèrement  en  temps  de  guerre,  le  port 
de  Toulon  ne  peut  tirer  ses  approvisionnemens  en  combustible  que  des 
mines  d'Alais  et  de^  Saint-Étienne,  et  ils  lui  parviennent  par  le  Rhône, 
le  canal  d'Arles  et  le  port  de  Bouc.  Or,  le  fret  de  Bouc  à  Toulon  ne  sera 
jamais  de  moins  de  5  francs  par  tonne,  et  à  ce  prix  il  y  aurait,  sur  le 
mouvement  actuel  des  bâtimens  à  vapeur  de  l'état,  une  économie  de 
plus  de  200,000  francs  par  an  à  prendre  Bouc  pour  point  de  départ  et 
de  ravitaillement.  En  temps  de  guerre,  où  toutes  les  ressources  se  ré- 

(1)  Voir  le  rapport  du  30  avril  ISii  de  M.  d*Angeville  à  la  chambre  des  députés  sur 
le  projet  de  loi  relatif  à  rainélioratioii  des  ports,  la  discussion  qui  a  suivi,  le  rapport 
du  aa  juio  suivant  de  M.  le  baron  Charles  Dupin  à  la  chambre  des  pairs,  Tenquëte  faite 
à  Bouc  et  aux  Martigues  par  M.  Nonay,  capitaine  de  vaisseau. 


8R  ttttIfE  Dte  TSÉnt  wmtéê. 

tirédssenf,  fe  ft^fcrîàîfrpJasqtie  doiibler,  et  la  consominatioii  d^coiiF 
bustible  s'accroîtrait  àànn  la*  même  proportioiï.  H^y  aurait  ^dors  entre 
les  avantages  dès  tfeux  ports  tonte  la  différence  qui  existe,  qnand%  mer 
ifest  pas  Iftre,  eûtre  Ites  ressources  intérieures  et  cdles  qu'il  fliut  at- 
tendre du' dehors. 

Si  l'on  îqoutfe  que,  pour  les  trente  mille  soldatfe^deParmée  d'Afrique 
qui  chacpie  année^rrivent  ou  partent  par  la  vallée  dû  ffiifine,  H'y  adè 
Bouc  à  Toulon  cinq  étapes  à  épargner,  que  le  matérier  d'artillerie  et  les 
immenses  approvisionnemens  de  guerre  qui  vont  parterre  s'embar- 
quer à  Toulon  pour  FÂlgérie  descendraient  par  eau  jusqu'à  Bonc  et  se 
transborderaient  sans  frais  du  bateau  sur  le  navire,  on  calculera  fhci- 
fement  combien  la  marine  et  Tannée  gagneraient  à  établir  par  Bouc 
leurs  correspondances  avec  l'Afrique. 

Les  fers  et  le  combustible  devant  toujours  être  à  Bouc  à  meiHeur 
marché  qu'à  Toukm ,  les  économies  applicables  à  la  marche  des  ba- 
teaux à  vapeur  se  reprodmraîott  dans  une  grande  partie  des  fr^is  de 
leur  construction  et  de  leurentretten.  D  importe  peu  que  rétatne  s'ar- 
rête pas  à  cette  considération^  il  prend  atqoûrdfhui  le  sage  parti  dede- 
mander  ses  bftiimens  à  vapeur  à  Tindustaie  privée ,  et  ceUe^  saura 
bientôt  reconnattre  queb-immenses  avantages  présente  le  port  de  Boqc 
pour  cette  sorte  de  constructions,  n  esttrès  probabletju'il  ne  se  passera 
pas  un  grand  nombre  d'années  avant  que  le  bon  marché  de  la  main^ 
d'oeuvre  et  des  matières  premières  7  détermine  la  formation  du  pre- 
mier chantier  de  marine  à  vapeur  de  la  Méditerranée. 

Je  m'abuse  beaucoup  s'il  n'est  pas  permis  de  conclure  des  détails  qui 
précèdent  que,  tel  qu'il  est  prqjeté^  le  canal  du  port  de  Bouc  à  la  mer 
de  Berre  satisfait  aux  besoins  du  présent,  et  se  prête  à  toutes  les  amé- 
liorations que  peut  comporter  Tavenir.  Avec  3  mètres  d'eau  à  la  basse 
mer,  il  admettra  les  bâtimens  de  200  tonneaux.  La  largeur  du  canal, 
qui  est  dé  75^50,  permettra,  quand  on  le  jugera  convenable,  d'en  porter 
par  de  simples  draguages  la  profondeur  à  6  mètres.  C'est  tout  ce  qu» 
comporte  l'état  de  l'entrée  du  port,  et  encore,  pour  mettre  le  bassin  de 
Bouc  lui-même  en  rapport  avec  le  canal  ainsi  creusé,  faudrait-il  y  faire 
un  curage  assez  dispendieux;  mais  si,  contre  toute  probabilité,  il  parais- 
sait un  jour  utile  de  donner  au  canal  la  profondeur  nécessaire  à  la  cir- 
culation des  vaisseaux  de  haut  bord,  il  y  aurait  un  premier  soin  à 
prendre  :  ce  serait  de  leur  ouvrir  l'entrée  même  du  port  de  Bouc,  et 
pour  cela  il  ne  s'agirait  de  rien  moins  que  d'extraire  à  la  poudre,  sous 
5  à  iO  mètres  d'eau,  i  10,000  mètres  cubes  de  la  roche  des  Tasques.  Com- 
bien d'argent,  combien  de  temps  une  semblable  opération  exigerait- 
elle  ?  Aucun  ingénieur  expérimenté  ne  se  hasardera  à  le  prédire,  et  nous 
pouvons,  sans  être  accusés  de  timidité,  la  léguer  à  nos  neveux. 

II  semble  que  les  obstacles  accumulés  entre  Arles,  la  mer  de  Berre 


gt  le  .port  de  Bquc  jtfff  Tifisaluhritadde  lair»  la  larglé  de  la  cuUuve  et 
surtout  rimperfectîûa  des jmajens .  de.  tranKport^  muaient  dû  interdira 
i rindustne.raccès dexeipags.:  IcMXLdelà^JUt^fofGe d'ej^unsiim l'a enn 
porté  suv  toutes.  ceUes^goi  se  jéiiaissaient  ,[¥Hir  lacop|priiaer>  Jik^ 
damment  des  établissemens  signalés  {dus  haut,  lesanflieMes  salines  se 
sont  étendues;  de  nouwUes  salines,  des  ininoteries^  ides  iab1a4nes.de 
jproduits.chimiqueSyâeshuileries,  se^sont,  depuis ;vingtanSj  multipliées 
autour  de  la  mer  de  Berre;  ces  nombreuses  :usines  emploient  à  cette 
heure,  en^machines  à  ysypeur  ou  en  chute3  il'eau,  uneiorce  de  six  cents 
cbeyaux,  et  le  mouvement  de Janavigatioa dessixjietits  ports  q^  les 
desservent,  c'est-à-dire  des  Martigues,  du  Ranquet,  de  Saint-Chamas, 
de  Berre,  de  la  Tête-Noire  eLdu  Lion,  est  de  âCVOOÛtanueauflLàAsentcéey 
de  75,000.à  la  sortie  (1). 
La  drculatiw  sur  lecanaLdlàrles  àBouca  étéen 

ttttrde  «maUMMxpovmit    m^Êm  tmsamKOL. 

H»       16ia  —  .'ItltOSI 

isu      u&s        —  leo^fM) 

1845      1868        —  nzjn 

]jeHoimage*extérienrfcbt  povt'de  Bouc,  nisr  couiptis  vtiài  àè  ses  denK 
entaiées  inténeiinsriArleaainal'd'jàflM  dans 

ces  mêmes  années 

18iS  de 75,577  tonneaux. 

1843 lt)4,903 

1844 '. 138,949 

1845 168,88Q 

Si,  dans  des  circonstances  si  défavorables,  le  pays  a&itde  pareils  pro- 
grès, que  n'est-il  pas  permis  d'en  attendre  lorsque  les  canaux  maritimes 
d'Arles  et  des  Hartigues  terminés  feront  du  Inêsinide  Bouc  l'avant-port 
d'une  navigation  intérieure  aUmentée  par  tous  les  produits  et  tous  les 
besoins  de  la  vaUée  du.  Rhône  et  des  bords  de  la.mer  de  Berre?  Les  cen- 
tres actuels  de  population  s'étendront  et  se  fortifieront;  il  s'en  formera 
de  nouveaux  à  lenteur;  les  mille  matelots  des  Hartigues  ne  suffiront  pas 
long-temps  aux  exigences  d'une  industrie  dont  les  forces  auront  doublé; 
ils  remonteront,  pour  le  dépasser  bientôt,  au  nombre  qu'ils  présen- 
taient sous  Louis  XIV  et  sous  Louis  XŒ.  Arles  aussi  reconquerra  son 
ancienne  splendeur.  L'agriculture  y  concourra  autant  au  moins  que  la 
navigation,  et  la  nécessité  d'alimenter  les  populations  laborieuses  qui 
se  presseront  autour  d'elle  forcera  le  vaste  désert  qui  l'environne  à  se 
transformer,  sousil'action  bienfaisante  des  eaux  du  Rhôneioide  la  Du- 
rance,  en  campagnes  fécondes. 

m 

(1)  Cette  navigation  étant  intérieure  n*est  pas  mentionnée  dans  las  états  des  douanes. 
Le  relevé  en  a  été  fait  par  M.  de^Grabriac,  iosénieur  des  poats-ei-ohaassées. 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  hauteurs  qui  dominent  les  Martigues^  le  regard  se  perd  parmi 
ces  champs  de  désolation  sur  lesquels  reposent  tant  d'espérances.  Le 
naturaliste  devrait  précéder  l'ingénieur  et  l'homme  d'état  dans  l'étude 
de  la  partie  la  plus  triste  de  ce  vaste  horizon  :  l'Institut  et  l'administra- 
tion du  Jardin  des  Plantes  envoient  chaque  année  leurs  voyageurs  aux 
extrémités  du  globe;  ils  explorent  llnde  et  la  Polynésie,  le  Spitzberg  et 
les  terres  australes,  et  nous  avons  en  France  même  une  contrée  où  le 
sol,  les  eaux,  l'air  lui-même,  diffèrent  de  ce  qu'ils  sont  partout  aiUeurs, 
sans  qu'on  daigne  y  porter  ses  pas  ou  y  jeter  un  regard  !  Les  consé- 
quences utiles  à  tirer  des  observations  qui  naîtraient  en  foule  dans  une 
pareille  contrée  n'en  affaiblissent  point  l'intérêt  scientifique,  et  Ton  ne 
saurait  réclamer  trop  haut  contre  un  oubli  si  peu  mérité. 

La  mer  de  Berre  est  encadrée  au  nord,  à  l'est  et  au  sud,  entre  de 
riantes  campagnes  et  des  collines  tapissées  de  vignes,  d'oliviers  et  d'ar- 
bres fruitiers.  Ce  bassin  communique  avec  Marseille  par  de  raides  et 
longues  rampes  qui  franchissent  les  créstes  arides  de  l'Estaque.  Le  che- 
min de  fer  exemptera  bientôt  la  circulation  de  ces  retards  et  de  ces  dif- 
ficultés; il  passera  par-dessous  les  montagnes,  et  l'on  arrivera ,  sans 
monter  ni  descendre  sensiblement,  jusque  dans  les  murs  de  Marseille. 
Les  voyageurs  y  perdront  la  magnifique  vue  du  golfe  et  de  la  ville,  et 
elle  est  assez  belle  pour  être  regrettée. 

La  population  de  Marseille  a  éprouvé,  depuis  moins  d'un  siècle,  de 
nombreuses  variations.  La  ville  comptait  : 

En  1770 : 90,056  habitans. 

En  1790 106,585 

En  1801 102,219 

Eu  1811 96,271 

La  décadence  était  l'effet  de  la  guerre,  le  progrès  a  été  celui  de  la 
paix.  Du  recensement  de  1811  à  celui  de  18^1,  la  population  s  est  ac- 
crue de  50,920  habitans.  Dans  les  cinq  années  qui  se  sont  écoulées  de- 
puis, l'accroissement  a  été  bien  plus  rapide  encore,  et  le  dénombrement 
de  la  fin  de  1846  a  constaté  une  agglomération  de  183,186  âmes  (1).  Le 
Marseille  d'aujourd'hui,  encore  éloigné  du  terme  de  la  progression 
dans  laquelle  il  marche,  est  le  double  de  celui  de  l'empire.  Cet  accrois- 
sement s'opère  surtout  par  des  immigrations,  dont  quelques-unes  sont 
lointaines.  La  prospérité,  les  privilèges  mêmes  de  Marseille  sont,  à  ce 
titre,  un  patrimoine  de  toute  la  France,  j'ai  presque  dit  de  tout  le  bas- 
sin de  la  Méditerranée.  Les  mœurs,  les  idées,  le  langage  des  nouveaux 
citoyens  qui  viennent  profiler  des  avantages  de  cette  position,  modi- 
fient tous  les  jours  l'ancien  caractère  de  la  cité  :  la  vieille  couleur  locale 


j 


(1)  Population  fixe 167,872  âmes. 

Collèges,  hospices,  prisons,  inscription  maritime,  garnison....      15,314 


0 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  805 

s*absorbe  et  se  perd  dans  les  élémeos  hétérogènes  que  chaque  jour  lui 
associe.  Ces  Marseillais  pur  sang,  qui  trouyaient  naguère  que,  si  Paris 
avait  une  Canebière,  ce  serait  un  petit  Marseille,  se  sentent  aujourd'hui 
dépaysés  au  milieu  de  cette  même  Canebière;  leur  accent  classique  de- 
vient étranger  parmi  les  groupes  d'intrus  qui  s'en  disputent  le  pavé;  ils 
ont  des  fils  qui  pensent  et  parlent  comme  tout  le  monde,  des  filles  qui 
comprennent  à  peine  le  patois;  l'antique  bonhomie,  la  joviale  rondeur^ . 
la  brusquerie  nationale,  s'en  vont;  l'originalité  provençale  se  réfugie 
dans  quelques  bastides  et  quelques  cabarets  privilégiés.  Des  Dauphinois, 
des  Lyonnais,  des  Parisiens,  des  Normands,  des  Gascons,  des  Génois,  des 
Suisses,  des  Juifs,  des  Grecs,  arrivent  à  la  tète  des  affaires.  Dans  les  rangs 
inférieurs  de  la  société,  les  changemens  ne  sont  guère  moins  considé-. 
râbles.  De  nouvelles  races  d'ouvriers  ont  été  attirées  par  le  surcroit  de 
travail  qui  est  résulté  des  développemens  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie; elles  ne  se  sont  pas  constituées  à  l'état  de  colonie,  comme  les  Ca- 
talans, qui,  de  temps  immémorial,  sont  les  pécheurs  du  golfe  de  Mar- 
seille; eues  se  mélangent  en  se  fixant,  et  la  seule  qui  conserve  pour  un 
temps  encore  ses  caractères  distinctifs,  c'est  celle  qu'envoie  la  Ligurie. 
Par  leur  sobriété,  leur  patience,  leur  résistance  aux  plus  rudes  fatigues, 
les  Génois,  ces  Auvergnats  de  la  Méditerranée,  se  sont  si  complètement 
emparés  de  tous  les  travaux  pénibles  du  pays,  que,  s'ils  se  retiraient, 
la  plus  grande  pariie  des  établissemens  industriels  de  la  Provence  se- 
raient réduits  à  l'impossibilité  de  fonctionner.  Le  chemin  de  fer,  qui 
frappe  aux  portes  de  la  ville,  va  compléter  l'immixtion,  effacer  ce  qui 
reste  de  la  couleur  locale,  jadis  si  vive  et  si  tranchée,  et,  sans  l'aristo- 
cratique corporation  des  portefaix,  qui  seule  reste  encore  debout  au 
milieu  de  tant  de  nouveautés,  on  verrait  bientôt  de  tout  à  Marseille,  ex- 
cepté des  MarseiUais. 

Pour  loger  90,000  nouveaux  habitans,  il  a  fallu  construire  une  nou- 
velle ville.  On  en  a  fait  autant,  sans  le  même  degré  de  nécessité,  dans 
une  autre  pariie  du  midi,  à  Bordeaux,  et,  en  parcourant  les  deux  villes, 
on  croit  comprendre,  au  seul  aspect  des  habitations,  comment  l'une 
grandit,  tandis  que  l'autre  demeure  à  peu  près  stationnaire.  Bordeaux 
a  construit  des  hôtels,  Marseille  des  maisons;  les  uns  semblent  bâtis 
pour  des  familles  dont  la  fortune  est  faite,  les  autres  pour  des  familles 
qui  la  font;  l'ordonnance  générale  annonce  là  un  luxe  hospitalier,  ici 
une  sage  économie.  Les  mœurs  d'un  peuple  ne  se  réfléchissent  nulle 
part  si  bien  que  dans  son  architecture  :  l'élégance  des  quartiers  neu& 
de  Marseille  est  tout  entière  dans  la  symétrie  des  alignemens,  le  choix 
des  matériaux  employés  et  la  disposition  à  peu  près  uniforme  des  mai- 
sons. On  sent  d'abord  que  l'ordre  et  le  travail  les  habitent.  Au  rez-de- 
chaussée  sont  les  bureaux  et  les  comptoirs;  une  porte  intérieure  les 
sépare  de  l'escalier  et  des  pièces  réservées  à  la  famille;  il  n'y  a  de  places 


800  nlTITS  DBS  DEITX  JÊtfHVfBS* 

Alites  que  po«rle  commeroe  cTun  côté,  ponrla  Tie  intérienre  de Vantre. 
On*  reçoit ^-àilléifrs-pea'  chersoi/et  dans^ucmne TfHe  île  "France  on 
n'a  m  inen  cmnerré  Fùsageqir'avatenf  les  anciens  ^e  passer  It»  joor- 
nées  sor  hr  pfiioe  publique.  ILes  afflaires  se  traitent  snr  les^tjnais,  en 
I^in  air.  £a  teanté  du  ciel>  donne  sur  eette  cflte  de  la  Wditerranée 
nne  IBte  perpéttedieà  litterre,  et  les  lialtttndestlerliBrTie*se'9Dntfonnée9 
sous  cette  heureuse  iiifineiice. 

La  diBirenco  d'acitititfr  qui  règne  entre  Te  pori^fte Harseille  ^  cehii 
de  Bordeaux  (i^ne-ttent  pas  à  la  nature  du  sol^ le  bassin  du  Rhdne  est 
très  loin  d'êbre  aussi  fertile  quecefaii  de  la  Garonne^  neproduitrien  qui 
soutienne  la*  compannsoir  dfey "vins  de  Bordeaux  :  elle  tient  moins  en- 
core à  une  supériorité  intâlisctuelle  quelconque;  on  cfaerclieraitTaine- 
ment  en  France  une  populàtiou  plus  Iieureusement  douée  que  ce^e  Us 
la  Gironde;  Bordeaux  enfin  n'occupe  pas  sur  l'Océan  une  position  com- 
merdide  beaucoup  moinr  forte  que  celle  de  Marseille  sur  là'Séditer' 
ranée.  Les  avantages  de  llu^ille  ne  peurent s'expliquer  queparféM 
de  l'industrie  etFactivHé  dutraTait  dans  le  bassin  du  nhdne. 

Supplante  pendant  la  guerre  dans  tes  mardiés  dti  Levant,  le  cem- 
Bieroedellarseffle  s'est  tourné,  dfes  les  premiers  jbursilë  la  paix  ^Ters 
les  industries  productrices  :  il  a  amélioré  céHés  iprïl  jnssédflA  tl^à/  ff 
m  a  créé  de  nouvellles  et  lieur  a  demande  dès  objets  (f  exportation^,  fil 
rSie  est  devenue  un  grand  atelier;  le  départemenfdont^elte  estle  dief- 
Beu  a  élevé  de  nombreuses  fabriques.  Le  connnerce^  maritime  a  sar> 
tout  grandi  à  mesure  que'  te  base  territoriale  de  sest)pérationaa  élS 
mieux  fécondée  par  le  trayail  national;  ii  a  fallu  chercher  alors^  àTè- 
tranger  des"  matières  premières,  et  le  pays  a  soldé  avec  ses  produits  les 
marchandises  qutftirmanquaient.  Le  ti'a  vidl'  agricole*  et  manufacturier 
a  multiplié  les  moyens  d'échange  autour  de  soi;  YOilà  tout  le  secret 
d'une  prospérité  qui  croit  de  jouren  jour,  tandis  qu'avec  dës-a  vantages 
naturels  fort  supérieurs,  d'autres  contrées  demeurent  sllitionnaires* 
Mmes,  ATijgnon,  Alais,  ▼ienne,  la  Voulte,  OTors,  RîteMdemier,  aànst* 
Etienne,  Annonay,  Tarare,  Lyon,  sont  des  Tfiles  où  se  dépMe  une 
extrême  activité.  Auteur  d'elles,  les  mines  s^excayent,  les  iishiersa 
pressent,  les  ateliers  retentissent  du  brait  des  madnnes  :  icf  ron  fflele 
coton ,  la  laine  et  Ih  soie;  plus  loin  on  lësiéint  et  on^  tesrtisse;  là  ftmieDi 
les  hauts  féurneaux,  les  forges,  etle  verre  prend  mille  fbrmesTariéieai 
ta  Bourgogne  et  la  Franche-Comté  apportent  sur  ce  marché  nirtérienr 
tm  large  contingent.  A  Iterseille  et  aux  alentours,  les  saines,  les  ma- 
nufactures de  saTon,  de  prodhits  chimiques,  les  huilerie^,  lesminotls^ 
ries,  s'offrent  de  tous  côtés  à  laTue;  en  un  mot,  tes  travaux  qui' s'ëflbO' 

(1)  Le  mourement  daxommerae  extérieur  a  été  en  1845,  à  JlkneiOe,  de  i,S0l,7M 
—  —  —  —         VtardeHrc,  de   stéftw 


\ 


tuent  àiûvrf^  dûiUMpt  la  mesuire  du  inpuyea;QieiU*<iuiTègl^  mer. 

La  vallée  de. la  GflKTon^&n'ofïre  pas  .un.sjpectade  auasi  animé  :  sauf 
Moissac  et  Hôiitaid)an,  pour  treurer  un  contre  d'activité  de  quelque 
importance^ ,11  laut  r^nonter  jusqu'à  Toulouse,  qui,  jsous  ce  rapport, 
n'est  pas  codiparable  à  Lyon  :  dans  les  yilles  de  ce  J>eau  pays,  le  loisir 
9(gip])leêtrejàxu)iUun^  Bordeaux  même  ressemble. moins  à  lamétro* 
pôle  commerciale  d'une  grande  province  <|u'à. la  c^itale  d!u^  état  da 
fl^econd  ordre,. et  l'étranger  cherchera  plutôt  dans  les  hôtels,  qxû  la  dé- 
corent des  hommes  distingués  pari'élégancè  deieursliabitudesiiuc  da 
simples  et  laborieux  négocians. 

Cçs  difEéraices  disent  très  hâ^t.«pieie  travaijljaatîanaî  est  la{4u8^so« 
Udealimenlduconunerce  maritime;  il  lui  .procnre'des^cpnsomrnatftumi 
qui  sont  en  état  de  payer.  Toute  entreprise  agric(^  pu  manufocturièra 
qui  jréussit  dans  le  rayon  d'approvisionnemefit  de  Marseille  ÛP^'^f  ^ 
humble(pi'eIlesoity.au  cbavgemenide  qiielqpie  navire,  elle  pçtyasemhla 
avoir  prisa  tachede  prouver  queU^pr^aoièr^condiUon  de.la,prpspérité 
d'un  port,  c'est  d'être  entouré  d'une.population  .éaergiquemeatiabQ« 
rieuse. 

Les  résultats  obtenus  à  Marseille  se  recommandent  à  l'attention  des 
hommes  sincèies  qui  slattacbent  à  naturaliser  en  Frapce  les  doctrines 
des  Anglais  sur  le  libre  échange,  doctrines  que  ceux-ci  ont  soin  dâ 
ne  .mettre  en  jiratiqu&jchâz  eux  qu'autant  qu'ils  ont  à  y  g^^gner,  mais 
dont  il  leur  iimporle  beaucoup  de  pecsuader  aux  autres  l'excellenca 
universelle*  Jl.seraitx:urieux<d!étudier,.ien  présence,  des  fait&accompUSj, 
si  l'exclusion  de  la  protection  aurait,  ici  produit  beaucoup  mieux  qua 
oa  qu^on  a.  JLà  contrôle  deaiaiis  Ji!estopas  à  dédaigner  sur  ces  matières; 
le xégime'  commencial  d'une  nation  n'^  point  une  philosophie,  et  les 
théories^dontiilesilestûetfn'onijde  valeur  que  celle-des  eflets  auxquels 
eUes  conduisent» 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  régime  de  ^protection  ^de  l'industrie  nationale 
nia  «point  comprimé  à.Marseilte  l'iesseor  du. commerce  extérieur  :  il  Jie 
faut,  pour  s'en  coiivaincpe,.qiie  dc^uendredans-la  villes  etregarder  an^ 
tour.de  soi,.DesiÎ¥res,.des  mémoiœsftrès  dignes  d'éloges  peuvent  êtra 
fonsultés  «ox  ce  s^}et;  maisles  jMursonnes  «chez  qi>ii  la  confioneeidans  la 
balistique  n^eiclut  pasoin  peu tde  défiance  des  statisticiens. préféreront 
fOttitâtiEe  une  mesure  des,progi^<de  ce  commerce,  dontrexpression 
soit  brève  et  rexactilude  incontestable;,  elles  Ja  trcuiveront  dans  les 
eoDiptes  des  recettes  jdu  trésor  public  Cette /mesure  Ji'eet  .autre  que  le 
taMeau^du ^prodmt.des  douanes  tde..la  «diiactioa  de  Marseille  depuis  la 
paix  :  il  était 

Bb  ISfS,  âiiDée^  de 'guerre,  de S,fHI/SIO  «Atam. 

fla^Mttft.^eBnéedetgmnetde^aâ,  ile.*^.««..«.«..     4,eiS4SS 
JS»4SS0».aiwée^dft.jea,  de^.. «....•.... iS|QSS,Sia 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1SS5,  année  de  paix,  de 19,760,115  firancg. 

En  1830,        —       —     de., Si,183,166 

En  1S35,        —        —     de 96,809,117 

En  1840,        —        —     de 30,050,915 

£nl8i5,        —       —     de 35,977,045 

La  masse  des  affaires  s'est  encore  plus  accrue  que  les  perceptions  aux- 
quelles elle  a  donné  lieu,  car,  depuis  trente  ans,  rabaissement  des  tari& 
a  été  continu,  et  la  quantité  de  marchandises  qui,  au  commencement 
de  la  période,  correspondait  à  un  million  de  droits,  est  aiyourd'huî 
beaucoup  plus  considérable. 

C'est  sous  rinfluepce  de  routes  imparfaites ,  d'une  navigation  inté- 
rieure pénible  et  dangereuse,  que  le  commerce  de  Marseille  a  pris  de 
tels  développemens.  Le  lit  du  Rhône  s'approfondit  et  se  régularise  au- 
jourd'hui; des  chemins  de  fer  partant  des  bassins  de  Marseille  vont 
rayonner  au  loin;  les  routes  des  Alpes  et  des  Cévennes  s'aplanissent  : 
que  l'état  reboise  ces  montagnes,  qu'il  favorise  la  dérivation  des  tor- 
rens  qui  s'échappent  de  leurs  flancs,  qu'il  préside  à  la  transformatiœi 
des  graviers  de  la  Durance  et  de  la  Crâu ,  des  marais  de  la  Camargue, 
en  territoires  fertiles ,  et,  comme  un  arbre  dont  une  main  bienfaisante 
arrose  les  racines  et  cultive  le  pied,  le  commerce  de  Marseille  redou- 
blera de  sève  et  de  vigueur. 

Mais,  indépendamment  des  résultats  généraux  qu'amènera  la  bonne 
gestion  de  nos  affaires  intérieures,  il  en  est  quelques-uns  à  rechercher 
séparément  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée.  Les  plus  voisins  à  obtenir 
s'offriraient  dans  l'île  de  Sardaigne. 

Cette  île,  la  seconde  de  la  Méditerranée,  était  il  y  a  vingt  ans  moins 
connue  de  l'Europe  que  tel  îlot  du  grand  Océan.  L'administration 
éclairée  du  roi  Charles-Albert  entreprend  aiyourd'hui  de  la  régénérer, 
et,  après  la  nation  italienne,  la  nôtre  est  la  plus  intéressée  au  succès 
de  son  œuvre.  U  n'existe  cependant  encore  aucunes  communications 
régulières  entre  nos  côtes  et  celles  de  Sardaignk  Dès  i842,  le  com- 
merce suggérait  aux  cabinets  de  Paris  et  de  Turin  la  pensée  de  faire 
faire  échelle  à  Bastia  aux  paquebots  sardes  qui  font  le  service  entre 
Gènes  et  Cagliari,  et  de  remplir  par  un  voyage  à  Porto-Torres,  au  nord 
de  l'île,  le  temps  que  nos  bateaux  de  poste  perdent  dans  la  rade  d'Ajao 
cio,  à  chacun  de  leurs  voyages  hebdomadaires.  La  Sardaigne  aurait 
été  de  la  sorte  mise  en  rapport  direct  avec  Marseille,  et  ses  moyens  de 
correspondance  avec  l'Italie  se  seraient  accrus  de  tous  les  nôtres.  Une 
combinaison  si  simple  ne  laissait  pas  de  rencontrer  de  sérieuses  diffi- 
cultés. 

En  effet,  les  rivalités  étroites  de  villes  et  de  provinces,  qui  servent  en 
Italie  d'instrument  de  domination  aux  oppresseurs ,  y  sont  aussi ,  par 
une  conséquence  naturelle,  une  entrave  à  la  sagesse  des  gouvememeos 


LB8  CÔTES  DE  PROVERGE.  809 

nationaux.  La  maison  de  Savoie  a  été  contrainte^  par  les  jalousies  et  les 
préjugés  des  nouveaux  sujets  que  lui  ont  donnés  les  traités  de  1814,  de 
frapper  de  droits  de  douane,  à  l'entrée  de  ses  états  continentaux ,  les 
produits  de  File  de  Sardaigne  :  on  a  invoqué  à  l'appui  de  la  nécessité 
d'un  tarif  protecteur  la  similitude  des  denrées  fournies  par  l'île  et  de 
celles  dont  abonde  là  côte  de  Ligurie,  comme  si  cette  similitude  n'im- 
posait pas  elle-même  une  limite  à  l'importation.  La  population  sarde 
paraît  avoir  quelquefois  comparé  avec  un  sentiment  pénible  ce  traite- 
ment peu  fraternel  et  peu  motivé  à  celui  que  la  France  fait  à  la  Corse. 
D'un  autre  côté,  entre  elle  et  la  France,  il  y  a  parfaite  réciprocité  de 
ressources  et  de  besoins  :  la  Provence  est  un  marché  toujours  ouvert 
pour  les  grains,  les  huiles,  les  fruits,  les  bestiaux  de  la  Sardaigne,  et  la 
Sardaigne  y  trouve,  à  de  meilleures  conditions  qu'en  Italie,  les  objets 
manufacturés  qui  lui  manquent.  Ce  concours  des  torts  de  la  législa-- 
tion  et  de  la  pente  des  intérêts  commerciaux  autorisait  à  craindre  que 
la  multiplicité  des  relations  n'établît  entre  la  Sardaigne  et  la  France 
des  liens  un  peu  plus  étroits  qu'il  ne  convient  à  la  politique  de  la  mai- 
son de  Savoie.  Cette  appréhension  a,  dit-on,  été  écartée  à  Turin  avec 
une  généreuse  confiance,  et,  si  notre  diplomatie  avait  mis  à  profit  ces 
loyales  dispositions,  la  Sardaigne  aurait  depuis  quatre  ans,  dans  les 
avantages  de  ses  rapports  avec  la  France,  un  motif  de  plus  d'être  atta- 
chée à  son  gouvernement  et  reconnaissante  envers  lui. 

La  Sardaigne  a  l'étendue  de  trois  de  nos  départemens;  sa  population, 
qui  s'accroît  avec  une  merveilleuse  rapidité,  était,  au  recensement  de 
1841,  de  524,633  habitans;  elle  est  à  trois  jours  de  navigation  de  Mar- 
seille, et  à  peine  échangeons-nous  avec  elle  le  chargement  de  quelques 
navires  !  Cette  situation  peut  évidemment  s'améliorer.  De  la  régularité 
des  communications  à  l'extension  des  échanges,  la  distance  n'est  pas 
grande,  et  il  appartiendrait  à  la  chambre  de  commerce  de  Marseille  de 
demander  l'une  pour  arriver  à  l'autre. 

Nos  relations  avec  le  Levant  constituent  un  objet  d'une  plus  haute 
importance.  Par  l'effet  des  événemens  qui  se  sont  succédé  depuis 
soixante  ans,  notre  position  politique  et  notre  position  commerciale  n'y 
sont  pas,  à  beaucoup  près,  aussi. élevées  qu'à  d'autres  époques;  elles 
réagissent  assez  fortement  l'une  sur  l'autre  pour  que  rien  de  ce  qui 
peut  fortifier  dans  ces  contrées  le  commerce  de  Marseille  ne  soit  sans 
influence  sur  des  intérêts  d'un  ordre  plus  élevé.  C'est  sur  cette  considé- 
ration qu'a  été  fondée  la  loi  du  2  juillet  1835,  par  laquelle  a  été  établi 
le  service  des  paquebots  du  Levant.  Us  portent  des  voyageurs  et  des 
correspondances,  et,  sauf  un  petit  nombre  d'objets  de  prix,  ils  ne  re- 
çoivent point  de  marchandises;  on  croyait  favoriser  la  marine  mar- 
chande en  lui  laissant  le  fret  de  tout  ce  que  refusaient  les  paquebots 
de  l'état.  Malheureusement,  si  les  voyageurs  et  les  marchandises  rén* 


9IA  awB  -vm  bhtx  mhbk 

nîs  domMÛeut  les  bases  d!iiaft^.eiaellttiile  affaire^  sépaiés  ils  ne  poo» 
muent  isumir^qiie  .dew  aftiies^détertables.  L^xinkûtetion  au  oûmfite 
de  Xétat  lui  a  taÛ  éproiiTeiNdepiiîs-diaLans  oMfierte  d'au-mcrâB  36  mil^ 
U<His,  et  la  coHunecœ,  actoauiaot  pss.  use  rémiuiérattin  «oIBsa^ 
dans  le  trans|KU'ideaiiiarQhandiseajiar  bateena  à  vvapenryi'a.loBg-'leinps 
délaissé.  Cependant  des  batntudes  sa  sfmt&NnnéeSyJoaisr  au  profit  da 
Lk^fd  de  Trieste,  et  la  jausseié  de»4S«pbinaisons  de  A'administratÎDa 
franyaiae  a  eu  pour  résidtat  de  ren^ofer  à  la  msEine'autrichimiBe  ce 
qui  re¥eaait  natureljieaient  à  la  nôtre.  Les  ehoses  oasont^eafiorelà, 
et  les  xésultels  fiaaacieEs  de  rentsepdse  en  donoent  la^mesure  soos 
d'autres  rapports  (i).  Il^ieosps  de  faire  pour  leXeTantvoe  qiie.le  mi^ 
nistère  dala^guerre  fait  avec. un  plein  succès  p»iur  ses  jreiatioiis  aies 
lAfrique  {%  c'^est-à^reun  traité  atec  le  commerce.  Les  offtes  ne 
manqueront  pas;  les  dépMises  du  trésor  seront  réduites  d'au  moins 
cinq  siuèmes;  au  lieu  d' un  .mauvais  service,  on  en.  aura  un  bon,  et 
Qûtre  Gonmnerce  lentrera^en  possession  d'avantages  dont  il  n'aurait  ja« 
mais  dû  être  dépouillé.  Uek  probable  «que  ce  système,  dans  lequel 
les  véritables  intérêts  nationaiiB:  sauraient  se  faire  entendre,  condai- 
rait  bienl&t k idiandonner,  aioe n'est  pour  les .payietKrfs^d' Alftiandrie, 
Léehelle  delialte<pourcelle.deMe8sina:  on  obtiendrait  ainsi  une  notable 
abréviatîMideparooiiffs^eti'onjeattaoheraîtànosiignescattebeUe 
qui  en  est  exclue. 

Nous  devons  enûn.nouajfturMiir  que,  dans  lessiàdes  passés,  le  com- 
merce avecI'Âlgérie  a  été  auesi^profitableà  Ja^Erance  que  lucratif  pour 
la  {dace  deMarapille.il  .n'^  pas  aiqourd'bui  ce  double  oaraetère,  mais 
il  peut  le  reprendre  dans  J'avenir.  L'Algérie  est  pomr  le  moment  un 
pays  où  noue  soldons  cent  nulle  ^sirnsommatsurs,  où  now  espédioas 
chaque  année.iûO  jnillions.d'argant;  les  marchandises  suivent,  et  la 
part^4ufnuméraire.quU!en  varoommenceà  s'opéier,  dans  TentrepAt 
même  de  Marseille,  entre  les  étrai^gars  et  nous.  Ils'est  trouvé  è  Paà 

(i)  D'après  les  compte*  de  1^,  les  pe^oebots  da  hemot  ei  de  Gone  rénnU  (IflS 
diépenses  étant  confondues,  il  n*e8t  pas  possible  de  les  distinguer)  ont  coûté  pendant  cet 
esetclee .' 4,364,110  firancs. 

né'onCMWBdfL:  GcdKdaLaTant.... 9tt{iOS  Artttcs.)     «(Mooogr 

GettxdeGMM.^J^é «r,Wt  f     »»«»'»"»  ^^f"»- 

nnsieelte  perte  de ^\9U,Wàhman'm 

pSf'deB^rise^^dépfféeiBliaii  dteniealéfiil  ■watiiecoa«n;iipiopre  à  la  evene,  et  po«r 
EacqnisitiaB  diHi^.a.a>élé.alleMét,faBJer~ki»r<lesia!ÎittUet  ISSS  il  U  j«ialS4i,  mm 
somme  de  13,377,6Sa  francs. 

(1)  Ce  marché,  en  date  du  15  mal  1643;  est  celui  de  la  compagnie  Baain.  Pour  84,000  fr. 
par  an,  elle  fait  tonsles  dit,  jearsaB^^poyagetle'IIàrseiHe  à  Alger  et  retour;  eUe  poeid 
la-cwTBspewiinfe  et  mat^gwrtBÉtmMt^à  ktjJipesiynB ié>  miafatre  de  ^ki  gwcfre, 
SSyftao  InaaDs  da  rpleeeside  Ujpaflpanw.u  t<mi  f  ^|iiabntt>idÉ  kwqngsis 
çQupplus  riplde»4uejceax^exré«Bt. 


wcrett  Bu  nMte,  le»  ntelioii»'aiiec  oiMe  e6nb<ée^ne*1ieDiieiit  pas 
daBsteq—MewB^  MiiiMilln  iiiieagg»  gfMide^iM»^'eiite«ippeBg 
féDévfttaneiit  ^«&  iftW;  te  uwwHmiient-wiqad^  èH»  ont  donné  Hon  a 
étë,  Dayires  sur  lest  compris,  de  426,253  tonneam;  ce' n'est  pas  pins 
ântsnziàiBe  da  BHnfMMMtrtirtil  dn  poii.  Qwnd'  les^bosesfeiFiendfont 
à J'élai de  calmo^  elle»  ssnikit  depniykiHy-teHips,  w,  depnîs'seim 
ODS,  noi»  ancras  to^joim^été'  inspîvés  par  la  sagessea^ee  laqneHe  nos 
dbduet^eirt  été  ooQdtuiBS  en  Abi^,  krsqne  dti  règnede  Frangins  1*^ 
èoeluide  Lo«  ]iin^ies^>flft' été  entre  l^monis^des  HtirseHlais,  on 
^mrni  TexiMtitiQn^des  deux  eent  ciimnante^lienes  de-  cMes  qne  nous 
awonsacfuisBS  em  ùnom  de  ceBe»  de  P wwbmcb  grandir  étBSBiùée  en  an- 
née. Les  grains  de  la  Nomidie;  tiransportés'pardesbfttiBRms  françns^ 
d^sanoeront,  SOS  le  mardié  de- Marseille,  0  Noire  qu'y 

ivne  laiinaiîne' msee;  les'lains'dn  8ahani¥iendrcmt  aHmenter  nos 
manufactores,  et  les  eeequètes^de  la  paix  seront  sar  ces^  rivages  bien 
autremeniscdidBS  que  «eUeSideia  gnare; 

Leesnaneneede  Itorsefne^ne  «Nmqne  à  conp'sAr  d'anennedes  oon>* 
dîtioDB  nécessaires  an  suoeèsdto^ntrspnses  lès- (dtis  lointaines^  mais, 
dans  cette  carrière,  îi  risqnera  quelquefois  dose  dessaisir  des  arantages 
qui'  hii  sont  pPB|wwponr  attaquer  ses^rwnnattti'njfa  des  leurs.  Sans 
parler  de  New^York  et  de  PbHàdëlfdHe,  on  est  aussi*  biens  à  Londres,  h 
BjOtterdan,  à^ad»  qu'à-  MarstUte,  pour ^  It  sÉqncr  avec  les  bidès,  la 
ttmeon^VOoéan  Pacifique.  D^en  estanirementdela  IKditerranée  *.  là 
Harseillem^a  lieu  deoratodiw aaemo-coHcuiTence, efr sa  marniefera 
sagenieiit4ené'S«ÎT>roflo»dipkMnatesà  6Bntont)n  nos'mmraux  aux  Mes 
Marquises  quelorsqu'eUen'aunrrien  a  ftdre  dans  cette  mer. 

Le  déviriopperaeitk  nmritiinedu  popt^e^MMseille  a^masdié^  mémo 
pas  que  le  développement  conmereialv  mais,  osnsidiM  sous  ce  point 
ée  vue,  le  taMeau  de  cette  prospérité  n^est  pas  sans  ombres,  et,  si  Fon 
recberche  la  part  des  marines  étrangères  dans'ce  mouvement,  on  voit 
avec  tristesse»  notre  infériorité  résulter  ici  dé  circonstances  générales, 
sur  lesquelles  on  ne  saurmt  trop  appeler  l'attention  du  pays,  n  est  pour 
ks  naticms  comme  pour  les  indii^dus^desTérités  pénibles  qu^il  faut  sans 
cesse  avoir  sous  les  yeux  pour  s^exciter  à  mieux  faire. 

Le  mouvement  de  la  navigation  intematicHiale  dans  les  ports  de 
France  a  été,  en  1845,  entrées  et  sorties  comprises,  dé  36,302' navnn 
êtr 4,063)492* towieawr .  9w oes^umtilés,  le pariMonfrai^is  a'fbumi 
ii  y9S3  navîreaet  4(,01^^094  taineaux,  et  les  pavillons  étrangers^ 
21,340  navires  et  2;988^40i  tonneaux.  Ainsi,  à  prendre  pour  objet  dé 
Qomparaisen  lé  tonnage,  qui  est  la  véritable 'mesura  de  rimporlanoo 
maritime^  notre  part  dans^le^c^ranffltie enooncurrenee  de  nos pottë 
BfeA  pas  beaucoup  ptas  du  tiers  dé  eetlé  des< mariaes^étrangèi^.  fe 


812  RIITUE  DBS  DEUX  MONDES. 

prends  Tannée  1845  pour  base  d'appréciation,  parce  que  c'est  la  der- 
nière sur  laquelle  aient  été  publiés  des  documens  officiels.  Malheureu- 
sement celles  qui  Font  précédée  lui  ressemblent,  et  les  chiffres  qui  s'y 
rapportent  ne  font  que  confirmer  la  persistance  et  la  gravité  des  causes 
de  notre  infériorité. 

Ces  causes  sont  très  complexes,  et  Texamen  en  serait  ici  trop  long; 
mais,  dans  le  nombre,  on  peut  en  signaler  trois  :  d'abord,  la  capacité 
moyenne  de  nos  navires  est  de  92  tonneaux,  tandis  que  celle  des  navires 
étrangers  est  de  122,  et  les  frais  d'établissement  et  de  navigation  de 
deux  bâtimens  de  ces  dimensions  diffèrent  beaucoup  moins  que  leurs 
produits;  en  second  lieu,  le  matelot  embarqué  correspond  chez  nous  à 
un  chargement  de  11  tonneaux  33,  et  chez  qos  concurrens,  qui  la 
plupart  le  paient  moins  cher,  à  un  chargement  de  12  tonneaux  85. 
Nous  tendons,  dans  les  constructions  nouvelles,  à  augmenter  un  peu 
le  tonnage  de  nos  navires,  et  l'exagération  de  la  force  de  nos  équipages 
tient  surtout  au  maintien  de  règlemens  surannés,  qu'une  administra- 
tion intelligente  devrait  avoir  depuis  long-temps  réformés.  Ces  deux 
vices  sont  faciles  à  corriger;  il  n'en  est  malheureusement  pas  ainsi  du 
troisième.  Le  désavantage  essentiel,  incurable  peut-être,  de  notre  ma- 
rine marchande ,  parce  qu'il  tient  à  la  nature  même  des  productions  et 
des  besoins  de  notre  pays,  c'est  la  supériorité  du  tonnage  importé  sur 
le  tonnage  exporté.  Nous  recevons  annuellement  environ  2,500,000  ton- 
neaux de  marchandises  de  l'étranger,  nous  ne  lui  en  rendons  pas  plus 
de  1,500,000  :  en  d'autres  termes,  de  5  bâtimens  d'égale  capacité  qui 
abordent  en  France  avec  des  chargemens  complets,  2  en  repartent  à 
vide.  Cette  balance  du  tonnage  est  tout  autre  chose  que  celle  du  com- 
merce :  l'une  se  déduit  du  poids,  l'autre  de  la  valeur  des  objets  échan- 
gés, et  la  navigation  d'un  pays  peut  languir  dans  des  conditions  où  ses 
manufactures  prospèrent.  Ainsi,  les  100  millions  de  soieries  que  nous 
exportons  par  mer,  tout  en  employant  un  nombre  immense  d'ouvriers, 
ne  fournissent  à  la  marine  qu'un  aliment  insignifiant;  le  transport 
d'une  bien  moindre  valeur  en  fer,  en  bois,  en  bouille,  pourrait  occuper 
cent  fois  plus  de  matelots.  Nous  recevons  par  mer  surtout  des  mar- 
chandises encombrantes  et  des  matières  premières;  nous  renvoycHis 
par  la  même  voie  des  produits  manufacturés  d'une  valeur  très  supé- 
rieure sous  un  moindre  volume ,  et  l'insuffisance  des  chargemens  est 
habituelle  dans  nos  ports  de  commerce. 

11  est  à  peine  nécessaire  d'expUquer  combien,  dans  les  échanges  de 
nation  à  nation ,  la  marine  du  port  qui  fournit  le  plus  de  tonnage  a 
d'avantages  sur  celle  du  port  qui  en  fournit  le  moins.  Dans  l'un,  les 
chargemens  sont  toujours  prêts,  les  expéditions  toiyours  sûres;  il  n'y 
a  jamais  ni  pertes  de  temps,  ni  frais  de  séjour  improductif,  et  c'est  en 
pareilles  circonstances  qu'on  peut  dire,  avec  Francklin,  que  le  temps, 


LES  GÔTES  DE  PROVENCE.  813 

c'est  de  Targçnt.  Dans  Taiitre,  on  ne  réunit  qu'avec  peine  et  lenteur, 
au  miUeu  de  mille  incertitudes,  les  élémens  d'une  cargaison;  la  concur- 
rence des  navires  en  retour  entraine  l'avilissement  du  fret.  Ici,  la  forma- 
tion du  personnel  et  du  matériel  naval  reçoit  de  la  demande  des  moyens 
de  transport  un  encouragement  journalier;  là,  les  circonstances  inverses 
en  éloignent  et  les  hommes  et  les  capitaux.  Si  le  patriotisme  local  lutte 
ici  contre  les  difCcultés,  il  est  là  bien  plus  ardent  à  profiter  des  avan- 
tages, et,  indépendamment  de  cette  considération,  il  y  a  toujours,  pour 
confier  sa  marchandise  à  des  compatriotes  plutôt  qu'à  des  étrangers,  des 
raisons  comiperciales  détermhianies.  Aussi  la  supériorité  relative  des 
marines  marchandes  se  règle-t-elie  sur  le  rapport  des  tonnages  d'ex- 
portation. La  Norvège,  qui  nous  envoie  100  bâtimens  pour  1  qu'elle 
reçoit  de  nous;  l'Angleterre,  dont  le  pavillon  couvre  les  cinq  sixièmes 
des  marchandises  que  nous  échangeons  avec  elle,  doivent  principale- 
ment cet  avantage.  Tune  à  ses  bois,  l-autre  à  ses  houilles.  Il  est  allé,  en 
1845,  de  Norvège  en  France,  151,845  tonneaux;  de  France  en  Norvège, 
5,610;  d'Angleterre  en  France,  807,455  tonneaux;  de  France  en  An- 
gleterre, 429,540  seulement. 

Malgré  la  puissance  industrielle  du  territoire  desservi  parle  port  de 
Marseille,  le  tonnage  des  exportations  pour  l'étranger  y  excède  rare- 
ment les  deux  tiers  de  celui  des  importations,  et  la  part  de  notre  pa- 
villon dans  la  navigation  est  toujours  la  plus  faible.  D'après  les  re- 
levés des  vingt  dernières  années,  nos  navires  ne  transportent  que  le 
tiers  du  poids  des  marchandises  échangées.  Tout  ce  que  la  marine  mar- 
seillaise a  pu  faire,  c'est  de  se  maintenir  dans  cette  proportion  mo- 
deste, en  suivant  les  progrès  du  mouvement  général;  sans  prendre  d'ac- 
croissement relatif,  elle  en  a  pris  un  réel  très  remarquable  :  ainsi  la 
moyenne  de  son  mouvement  a  (été,  pendant  les  trois  dernières  années 
de  la  restauration,  de  128,667  tonneaux,  et  pendant  les  années  1843, 
1844  et  1845,  de  360,988  tonneaux. 

Dans  son  développement  continu,  le  port  de  Marseille  est  aujourd'hui 
arrivé  à  posséder  un  matériel  de  633  navires,  jaugeant  53,978  ton- 
neaux; il  est,  sous  ce  rapport,  inférieur  au  Havre,  à  Nantes  et  à  Bor- 
deaux (i),  où  l'on  se  livre  à  des  expéditions  plus  lointaines  et  par  con- 
séquent moins  multipliées.  Les  neuf  dixièmes  du  mouvement  dont 
Marseille  est  le  centre  ont  pour  limites  les  côtes  de  la  Méditerranée.  U 
en  résulte  que  la  masse  des  affaires  commerciales  correspond  ici  à  un 
mouvement  maritime  proportionnellement  beaucoup  moins  étendu 
que  dans  les  grands  ports  de  l'Océan. 

Quels  que  soient  les  lieux  de  provenance  et  de  destination  des  navires, 

(1)  Le  Havre  possède  346  oafires  formant 64,555  tonneaux. 

Nantes        —        555        —        —      62,205 

Bordeaux  —        364       —       -.      ...; 60,528 

TOME  xvn.  53 


itiir  rtfliMW»  est  rmuque  règle  des  dimraeioiis  des  basoiie  dans  lee-^ 
qu^  ils  moi  T^çm,  et  riosii£Qmiea  de  ronoien  port  de  Muraeilie  est 

iDè»  4Sil ,  U  dâireiiait  aécewîrede  le  débanwMr  dat  mmm  an  ipi»* 
lii^leiiie,  «t  l'w  créiut  poiif  eiix,  wtre  les  îles  ^le  Pwiègue  etde  R** 
kmneeu,  le^port  du  Frioul  dwt  il  sera  questûm  jdus  loin.  £a  i839>  te 
mottimoent  du  port  att^gnaît  i|i9U69  tonaeaniir^  roncowaerail 
W6  somme  de  8  miUiom  i  rai>pr(ifoiidls9eineot  4u  baiem,  doet  Ji 
partie  méridionale  ne  pouYait  racoYoûr  %ue  des  barv^es;  on  le  omu- 
latt  sur  une  éte»d«»e  da  38  bectares  à  une  pr<^iideiir  de  6  mètres;  «n 
partait  de  O&Qjnèfareaà  %M0  la  longueur  des  qiuos  atiordables  pour  U$ 
navires,  <et  X^w  4onDiât,  par  la  démolition  d'un  rang  de  maîwms  loo4 
entier,  mie  lai^ur  de  iO  mètees  aux  anciens  «piais  du  nord,  désonnaie 
trop  Hmito  pour  laquantîté  de  marchandisesdopt  «testaient  encombrés. 

Pendant  l'exécution  de  ces  travaux,  des  besoins  nouTeauiL  ao  maiii<* 
fastaient.  £n  1843,  itt,771  navires  opéraient  dims  ^ee  port  un  aïoiiw* 
mentde  ijiSOyQOO  tonneaux;  raocèsdes  quaisétait  impossible  à  la  moîÉîé 
d'entre  eux,  et  les  déchargemens  s'effectuairat,  avec  beaucoup  de  firafa 
^  de  perlesde  temps,  au  moyen  de  bateaux  |4ats  dont  la  circulatkm  âait 
loiyours  pénible  et  souvent  difficile.  Parfois  les  navires  4|ui  se  praseaîeiit 
irouveiîure  du  port  en  résidaient  l'mtrée  w  la  sortie  impoâsiUe.  CSti 
état  de  eboses  allait  s'empirant  de  jour  en  jour  ;  le  gouvemament  «I 
les  ebambres  y  ont  remédié  en  1844,  en  aSectant  une  somma  da 
14f4(K),000  trancs  à  la  conslruction  d'un  nouveau  port  dims  l'anae  de  la 
Joliette,  au  nord  du  port  actuel.  D^à  les  loodations  d'une  digue  da 
i^4Sû  mètres  de  longueur  sont  jelâes  parallèlement  è  la  oMe  a  400  m^ 
très  en  mei^  deux  digues  enracinées  au  rivage,  et  distantes  enhre  elles 
de  SOO  mètres,  se  dirigeront  perpendieulairwient  a  la  pramîèK,  ék 
laisseront  deux  entrées  sur  chacun  des  avaiitiH)rts  formés  par  les  pro<* 
longemens  de  la  digue  du  large  :  ces  avant-ports  serviront  de  reluga 
et  de  lieu  d'appareillage  aux  bâtîmeus  qui  veuchtmt  entrer  a  Marseille 
ou  en  sortir,  et  le  nouveau  bassin  communiquera  avec  Tancien  par  «n 
large  canal  passant  en  arrière  du  fort  SaintrJean.  Une  route,  qui  d^ 
viendra  bientôt  la  plus  belle  rue  de  liarseille,  se  dirigera  de  Teutnée  de 
la  ville  vers  le  port  en  constructicm,  et  le  réunira  aux  quais  récemment 
s^graiidis  de  Villevieille.  Rien  ne  sera  comparable  sur  les  bords  de  la 
Véditerranée  à  ce  magnifique  ensemble.  Mais,  tandis  que  le  génie  dea 
ponts^t-cbaussées  s'efTorce  d'aller  au-delà  de  ce  que  pouvait  désirâr  la 
commerce  de  Marseille,  la  navigation  grandit  encora»  et  une  lutte  d'un 
nouveau  genre  semble  établie  entre  elle  et  l'état  :  cette  circulatîoa  de 
1,660,000  tonneaux,  sur  laquelle  se  fondait  la  loi  de  i844,  est  aujour- 
d'hui bien  dépassée.  En  1845,  le  tonnage  du  port,  entrées  et  sorties  réu- 
nies, a  été  de  1,960,513  tonneaux,  en  sorte  qu'au  lieu  de  choisir  entre 


\m  Bomhreast  pr^iê  qti  ^fit  ^pifèaMès  ^paw  ragraûKfiSKnimt  et 
FétaMisêmiètft  maritime  de  Harseme,  il  ftadrÉpÉentôt  se  décider  à  les 
e3Eécuter  tous. 

Le  port  proj^mefit  (fit  ne  oDOstttae  p8»  tirai  cet  étàMis^ttHést.  Plus 
tti  atterrage  est  fitécpenté,  piosilèStnéces^re  attx  miTi^és  <fâi  Tabeir-- 
dent  ou  le  ferlent  de  tmuter  à  preiimflé  des  refeges  ^^otttre  les  imt- 
pètes  et  des  motiSIages  oilt  ils  puissent  atteudre  des  yenls  fàtorables; 
an  gfaoïd  port  de  irnsmeree  n'a  gnère  m<»ns  besoin  de  rsde  qu'un  peil 
militaire.  De  Ttte  de  Ih^  au  cap  Oduronfie,  le  golfe  de  Hsffseille  est 
kopdé  d'«e  côte  de  fer,  et  lu  nature  paretmenieuse  ne  Ta  ddé  que  à>m 
petit  nombre  d'abris  împarCifte.  Cest  une  raison  de  ne  négliger  aucune 
des  ressomt^s  de  l'art  et  de  réeiîser,  si  légères  qu'^dtes  soient,  toutes  lee 
amélioratîone  que  comperte  ht  dispMition  des  lieux.  Des  dépmses,  te* 
justiiables  pafiout  ailleure,  seront  ici,  en  raison  de  la  mutifliide  des 
nayires  appelés  à  en  profiter,  d'une  haute  utiUtév 

L'on  donne  pur  courtoùe  le  titre  de  mde  à  Tanèe  de  l'Estaqu^»  ^uée 
tm  fond  septentrional  du  golfe,  et  à  celle^sttr  UtqneHe  déboueiie  le  port  : 
l'nne  est  battue  en  fdein  par  les  ifents  de  md,  l'autre  par  les  ventt 
df ouest.  Uae  quinaaine  de  bfttimens  peuYeat,  en  raison  de  la  bonté  du 
lKid>  mouiller  en  sûrolé  sens  les  rocbes  d'Endoume;  quelques  taisseaui 
tâendnéeut  même  entre  la  plage  de  Montredon  et  Pomègue,  mais  tt 
n'y  a  dans  le  golfe  d'abris  paasaMes  que  ceux  que  pro<mrent  kîs  lies.  Le 
ptas  cmwidérable  est  celni  du  Frk>ul,  fretum  Jmiii,  situé  entre  celles  de 
Pomègue  et  de  Ratonnean.  C'est  là  que  elationnait,  pendant  le  siège 
de  Ifaurseilfe,  l'escadre  de  Gésar,  commandée'  par  Decimus  Brutus  (i)^ 
Oa  peint  a  tout-à<^feit  changé  d'aqiect  depuis  vingtKsinq  ans.  On  a  fermé 
par  une  digue  de  trois  cents  mètrss  le  canal  qui  sépare  les  deux  îles, 
et  l'onade  la  sorte  formé,  en  tac^  de  la  ville,  un  port  de  ringt  hectares. 
Cette  entreprîee  est  incontestablement  la  plus  utile  à  la  natlgatHm 
cpi'ait  eiécutée  la  restauration  (3).  Cependant  elle  a  laissé  le  Frioul  ou** 
mrtaux  Tttits  d'esty  et  les  navires  y  sont  souvent  horriblement  fatigués 
par  la  houle.  La  loi  du  5  août  1844  a  pourvu,  par  une  allocation  de 
ii8S0,000  francs,  à  l'établissement  de  deux  jetées  partant.  Tune  de  l'Ile 
de  RiUonneaii,  l'autre  de  celle  de  Pomègue.  L'effet  de  ces  travaux  sera 
de  procurer  au  port  un  calme  parlait  et  d'y  ajouter  dix  hectares  d'une 
profondeur  de  10  à  14  mètres. 

Le  Frioid  est  réservé  eux  bfttimens  en  quarantaine;  mais  aujourd'hui 
(piey  graoe  aux  conquêtes  de  l'esprit  positif  sur  l'antien  domaine  de  l'i^ 

(1)  Ad  nostras  naves  procédant,  quibus  praeerat  D.  Brutus.  Hae  ad  insulam  que 

est  contra  Massiliam  stationem  obtinebant.  (De  Bello  civili,  l,  56.) 

(I)  EUe  a  été  décidée  par  unt^  ordonnance  du  5  Juin  1821.  La  dignie  et  les  quais  ont  coûté 
1,T30,000  fr.,  lliôpital  638,000  fr.,  et  sur  ces  2,368,000  fr.  la  tille  et  la  cbïimbre  de  com- 
merce de  Marseille  ont  fourni  un  million. 


ti6  RSVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

* 

maginatiou,  deux  administrateurs  de  la  Santé  ne  peuvent  pas  se 
garder  sans  rire,  il  est  permis  d'espérer  que  Tutilité  de  ce  beau  travail 
sera  bientôt  agrandie.  U  aura  le  sort  de  toutes  les  choses  yraiment 
bonnes,  et  présentera  des  avantages  que  ses  fondateurs  eux-mêmes  n'ar- 
yaient  pas  prévus.  Affranchi  de  la  servitude  des  quarantaines,  le  Frioul 
deviendrait  ce  que  son  isolement  et  sa  proximité  des  bassins  de  Mar- 
seille lui  commandent  d'être,  Tavant-port  de  ces  bassins  et  l'entrepôt 
réel  le  plus  sûr,  le  plus  commode  et  le  mieux  situé  du  monde  com- 
merçant. Sous  régide  de  l'industrie  et  de  la  liberté,  les  dentelures  pro- 
fondes des  îles  qui  l'encadrent  se  garniraient  de  quais  et  se  convertiraient 
en  autant  d'ahris  d'une  sûreté  parfaite;  leurs  pentes  rocailleuses  s'apla- 
niraient, le  désert  se  couvrirait  de  constructions,  et  notre  premier  port 
aurait  pour  annexe  immédiate  une  place  de  libre  échange  que  la  ma- 
rine marchande  de  la  Méditerranée  prendrait,  aux  applaudissemens  des 
protection istes  les  plus  arriérés,  pour  rendez-vous  général  (\). 

Les  marchandises  placées  en  entrepôt  se  divisent  entre  ladmission 
à  la  consommation  intérieure,  le  transit,  et  l'exportation  par  mer  :  pour 
celles  qui  reçoivent  les  deux  premières  destinations,  les  vices  du  régime 
actuel  et  l'humiliante  infériorité  de  l'entrepôt  de  Marseille  vis-à-vis  de 
ceux  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande  sont  supportables;  pour  celles 
qui  sont  réexportées,  les  gênes,  les  formalités,  les  abus  qu'entraîne  après 
soi  la  mauvaise  appropriation  des  lieux,  se  traduisent  en  frais  assez  con- 
sidérables pour  comprimer  l'essor  de  cette  branche  de  commerce.  Une 
ère  nouvelle  lui  serait  ouverte  par  la  transformation  du  port  du  Frioul 
en  un  immense  dock.  Assez  voisin  de  la  ville  pour  profiter  de  son  riche 
marché,  trop  isolé  pour  que  le  sacrifice  d'aucune  liberté  commerciale 
y  fût  nécessaire  à  la  répression  de  la  contrebande,  le  Frioul  auraitpour 
la  France  tous  les* avantages  d'un  port  franc  sans  aucun  de  ses  incon- 
véniens.  L'Italie  et  lEspagne,  le  Levant  et  l'Afrique,  la  Russie  et  l'An- 
gleterre, y  viendraient  échanger  leurs  marchandises,  sans  interven- 
tions fiscales,  sans  lenteurs  administratives,  et  les  produits  de  notre 
industrie  ne  manqueraient  pas  d'entrer  dans  le  courant  de  leurs  U'an- 
sactions.  Les  avantages  de  cet  état  de  choses  ne  seraient  pas  exclusive- 
ment commerciaux:  la  paix  du  monde  acquerrait  de  nouvelles  garan- 
ties dans  cet  entrelacement  d'intérêts,  et  la  France  ne  perdrait  rien  sans 
doute  à  ce  que  les  nœuds  en  fussent  formés  entre  ses  mains. 

Quelle  serait  la  masse  des  échanges  qui  s'effectueraient  au  Frioul?  On 
peut  tout  au  plus  apprécier  l'étendue  des  opérations  actuelles.  Il  passe 
annuellement  aujourd'hui  par  l'entrepôt  de  Marseille  pour  200  à  250  mU- 

(1)  Les  îles  de  Pomèg^e  et  de  Ratonneau  ont  chacune  S,700  mètres  de  longueur  sar 
•nvirun  250  de  largeur  moyenne  :  ainsi,  leur  superficie  est  de  135  hectares.  Le  Frioul  est 
à  i,5C0  mètres  ouest  sud-ouest  du  port  de  Marseille. 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  81^ 

lions  de  marchandises  (1)  :  c'est  le  tiers  du  mouvement  de  tous  nos 
entrepôts  réunis,  et,  si  les  réexportations  tiennent  proportionnellement 
ici  la  même  place  que  dans  le  commerce  général,  elles  doivent  y  rou- 
ler sur  une  valeur  d'an  moins  80  millions.  Tel  serait  le  point  de  départ 
du  nouveau  régime;  mais,  quand  il  s'agit  de  développer  une  branche 
de  commerce,  il  importe  bien  moins  de  mesurer  les  bases  sur  lesquelles 
elle  doit  s'élever  que  de  les  élargir  et  de  les  consolider. 

L'affectation  du  port  de  Frioul  au  commerce  d'entrepôt  impliquerait 
la  translation  sur  un  autre  point  des  quarantaines  des  marchandises  et 
des  navires;  elles  peuvent  d'ailleurs  être  encore  bonnes  à  conserver 
pour  un  petit  nombre  de  cas  exceptionnels.  La  station  comprise,  au 
sud-est  de  l'Ile  de  Maire,  entre  la  côte  de  la  Gradule  et  les  îles  Plane, 
^e  Jarre  et  de  Riou,  est  très  convenablement  placée  pour  ce  service. 
Avant  la  création  de  l'établissement  actuel  du  Frioul ,  on  reléguait  à 
l'tle  de  Jarre  les  navires  fortement  suspects;  il  ne  s'agirait  ainsi  que  de 
la  rendre  à  son  ancienne  destination.  Les  trois  iles  sont  susceptibles 
d'être  réunies,  comme  celles  de  Pomcgue  et  de  Ratonneau,  pardes 
digues  dont  le  calcaire  jurassique  qui  les  constitue  fournirait  les  ma- 
tériaux. Indépendamment  des  intérêts  de  la  Santé,  ce  travail  aurait 
l'avantage  d'établir,  à  dix  milles  de  Marseille,  un  mouillage  de  cinq 
cents  hectares.  La  dépense  en  serait  bientôt  couverte  par  la  valeur  des 
navires  qu*il  sauverait.  De  cette  position  avancée,  une  escadre  couvri- 
rait, en  temps  de  guerre,  tout  l'atterrage  de  Marseille;  elle  aurait  un 
second  point  d'appui  dans  l'extension  que  reçoit  le  Frioul,  et  rien  ne 
manquerait  à  la  défense  de  la  ville  et  du  commerce  contre  les  atteintes 
de  l'ennemi. 

Quand  la  navigation  de  Marseille,  qui  a  doublé  depuis  quinze  ans, 
égalera  celle  de  Liverpool,  quand  il  faudra  mettre  la  grandeur  de  l'é- 
tablissement naval  en  harmonie  avec  l'étendue  des  débouchés  que  lui 
ouvriront  du  côté  de  la  terre  les  chemins  de  fer,  le  commerce  pourra 
justement  réclamer  une  rade  artificielle,  comme  celle  du  cap  Henlopen, 
dont  le  congrès  des  Étals-Unis  a  doté,  dès  1828,  l'embouchure  de  la  De- 
laware  (2).  Les  regards  des  ingénieurs  se  tourneront  naturellement  alors 

(1)  Les  Tàlean  en  entrepôt  à  Marseille  au  31  décembre  18U 

8*élevaient  à. 56,803,966  francs. 

D  y  en  est  entré  pendant  Tannée  1845  poar 234,699,187 

Total S91.50i,153  francs. 

n  a  été  retiré  pendant  Tannée 231 ,655,430 

Il  restait  au  81  décembre 59,846,723  francs. 

{Adminittration  de$  douanes,) 

(2)  Les  digues  de  Hentopen,  construites  sur  le  principe  de  celles  de  Cherbourg,  ont  en 
tout  1,557  mètres  de  longueur;  elles  ont  été  exécutées  de  1829  à  1835,  et  Tespace  mis  à 
couvert  est  de  120  hectares. 


318  RJEYUE  DES  DEDX  MOfWBg. 

yers  la  plage  de  Montredon,  cpie  la  courbure  de  la  côte  défend  de  toie 
les  yeots«  excepté  de  ceux  de  TouesL  X  douze  cenU  mètres  de  ierre,  la 
mer  a  dans  ces  parages  de  douze  à  quinze  mètres  de  prafoodeuTy  ei  une 
digue  de  deux  iulomètres  formerait  une  rade  parfaite  de  deux  à  troê 
cents  hectares,  aussi  voisine  du  port  de  Marseille  que  Test  le  Frioul;  elle 
servirait  de  prolongement  à  la  petite  rade  d'Endoume,  «i,  si  Ton  revenait 
alors  au  projet,  à  regret  a|Qumé,  de  Touvertiu^  d'une  passe  nouvelle 
du  port  à  l'anse  d'Endoume,  tous  les  dangers  de  l'entrée  et  de  la  sortie 
de  Marseille  seraient  écartés;  les  navires  gagneraient  la  haute  mer  oi 
accosteraient  la  terre  avec  une  égale  facilité.  Je  ne  sais  si ,  en  réunis- 
sant, par  la  plus  magnifique  avenue  qui  soit  en  Europe,  la  ville  à  la 
plage  de  Montredon,  les  auteurs  de  la  promenade  du  Prado  ont  voulu 
aller  au-devant  de  cet  avenir;  mais  les  complémens  naturels  de  l'éta- 
blissement maritime  de  Marseille  pourrcmt  donner  au  Prado  la  perspeo- 
tive  d'une  forêt  de  mâts  de  vaisseaux  et  amener  sur  cette  plage  le  prin- 
cipal faubourg  de  la  ville.  Ce  ne  sera  pas  la  première  fois  qu'eo  cbe^ 
chant  le  beau,  on  aura  trouvé  l'utile. 

Cette  ville^  fondée  cent  cinquante  ans  après  Rome,,  cent  vingt  ans 
avant  la  bataille  de  Salamîne,  ^ui,  avant  qu'Alexandrie  exisifit,  parta- 
geait avec  Cartilage  le  commerce  du  monde  connu^  cette  ville  n'est  pas, 
comme  on  devrait  s'y  attendre^  couverte  des  monumens  de  soa  opu* 
lence  et  de  son  antiquité;  elle  est,  sous  ce  rapport,  plus  pauvie  que 
beaucoup  de  nos  villes  de  troii^ème  ordre.  Les  Marseillais  d'autrefois 
n'ont  élevé  ni  temples ,  ni  palais  somptueux,  comme  leurs  rivaux  de 
Pise,  de  Gênes  et  de  Venise;  ils  n'ont  eu  ni  le  luxe  ni  le  goût  4es  arts; 
ils  semblent  avoir  dédaigné  tout  ce  qui  n'était  pas  d'une  utilité  immé- 
diate, et  n'avoir  connu  des  jouissances  de  la  richesse  que  celle  de  la 
créer  et  de  la  répandre.  La  vieille  ville  porte  l'empreinte  de  ce  caractère 
di3  son  histoire;  la  nouvelle,  dans  son  élégance  aisée,  ajN>^lû  plusieurs 
de  ces  grands  édifices  publics  dont  l'usage  est  une  nécessité,  et  la  ma- 
gnificence un  légitime  sujet  d'orgueil  et  de  satisfactiQn  pour  une  grande 
cité.  Ce  pistys  catholique  n'a  point  de  cathédrale;  cette  ville  de  près  de 
200>000  âmes  n'a  point  d'hôtel-de-ville;  cette  Hiétropole  du  ccmmerce 
de  la  Méditerranée  n'a  pas  de  bourse,  et  ses  établissemens  commer- 
ciaux, au  lieu  d'être  réunis  dans  un  pfidais,  sont  dtssémiDét  dans  d'ob- 
scurs réduits.  Si  l'on  reprochait  à  l'administration  actuelle  Tajonme- 
ment  de  ces  constructions,  elle  répondrait  par  la  priorité  due  à  des 
besoins  plus  urgens.  La  Halle,  disait  Napoléon,  est  le  Louvre  du  peuple; 
celui  de  Marseille,  il  faut  en  convenir,  n'a  pas,  sons  ce  rapport,  été 
traité  en  souverain ,  et  il  attend  que  les  flnancea  munidpsdeB  soient 
exonérées  des  charges  qoe  leur  impose  l'entreprise,  peut-être  inconsi- 
dérément abordée,  du  canal  de  la  Durance.  Le  premier  besoin  d'une 
ville  dont  la  populnlion  et  rindiistrie  prennent  un  si  rapide  accroisse- 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  W^ 

ment  était  un  large  approvisionnement  d'eau  :  la  dérivation  de  la  Du- 
rante y  pourvoira,  et,  lorsque  20  millions  y  sont  déjà  engagés,  il  n'est 
pins  temps  d'examiner  si  l'on  n'aurait  pas  pu  se  procurer,  dans  le 
bassin  de  FHuveaume,  les  mêmes  avantages  à  moins  de  ftrais.  Enfin, 
quand  Marseille  égalera  Rome  par  l'abondance  de  ses  fontaines,  eDe 
devra  chercher  à  lui  ressembler  par  ses  égouts.  Le  port  eet  aujourd'hui 
le  réceptacle  de  toutes  les  immondices  de  la  ville  :  chaque  orage  qui 
éclate  les  y  précipite  par  torrens^  l'envasement  du  bassin  et  l'infection 
de  l'air  avancent  en  même  temps,  et  les  embellissemens  ne  peuvent 
venir  qu'après  les  remèdes  réclamés  par  la  navigation  et  la  salubrité 
publique.  Heureusement  ces  bassins  que  l'on  creuse,  ces  digues  qui 
î'avancent  du  rivage  à  la  conquête  d'un  nouveau  port,  ces  quais  qui 
s'allongent  et  s'élargissent,  assurent  à  l'avenir  des  ressources^  munici- 
pales que  ne  connut  jamais  le  passé,  et  la  ville  peut  tenir  tout  ce  que 
sont  en  droit  d'attendre  d'elle  la  France  et  le  commerce  du  monde. 

Vn  chemin  de  fer  est  projeté  entre  Marseille  et  Toulon;  il  unira  notre 
premier  port  de  commerce  à  notre  premier  port  de  guerre.  Un  mouve- 
ment acquis  de  200,000  voyageurs  par  an  promettrait  à  cette  entreprise 
une  base  sufBsamment  large,  si  les  montagnes  placées  sur  la  ligne  à  par- 
courir opposaient  au  tracé  de  moins  grands  obstacles.  Mais  Findustrie  et 
l'agriculture  du  pays  sont  trop  loin  d'être  saturées  de  capitaux  pour  qu'il 
soit  désirable  de  voir  prochainement  cerux-ci  les  quitter  pour  les  chemins 
de  fer;  les  expériences  faites  dans  des  circonstances  analogues  en  France 
et  en  Angleterre  sont  de  nature  à  inspk*er  de  sérieuses  réflexions. 

Deux  tracés  étaient  praticables  pour  la  route  de  terre:  l'un,  beaucoup 
moins  accidenté  et  mieux  approprié  aux  intérêts  du  commerce,  rap- 
proché de  la  mer  et  touchant  les  ports  de  la  Ciotat,  de  Bandol  et  de 
Saint-Nazaire;  l'autre,  défendu  des  entreprises  des  marines  ennemies 
par  les  hautes  montagnes  qui  forment  la  côte,  franchissant  des  crêtes 
élevées  et  pénétrant  dans  la  plaine  de  Toulon  par  les  gorges  d'Ollioule. 
Le  tracé  le  plus  militaire  a  été  préféré  avec  raison. 

L'un  et  Faotre  se  confondent  de  Marseille  à  Aubagne.  L'art  des  irri- 
gations est  poussé  très  loin  dans  la  belle  vallée  de  l'Anveaume  qne  mit 
h  route;  on  n'y  hésite  pas  à  payer  7^  francs  par  tn  l'çau  nécessaire  i 
im  hectare,  et  cet  exemple  montre  quel  parti  l'on  threratt,  sous  ce  même 
ciel,  de  tant  d'antres  cour»  d'eau  qui  portent  à  la  mer  le  tribut  qu'ils 
devraient  à  l'agriculture.  A  Aubagne  s'embranche  une  route,  depuis  peti 
temrinée,  qui,  serpentant  sur  des  roches  nues,  s'élève  sur  le  plateau  de 
Rocbefort  et  en  redescend  vers  la  Ciotat.  Le  plateau  est  couronné  d'un 
vaste  dépôt  de  calcaire  marneux,  dans  lequel  s'exploite  près  de  ta  mute 
un  ciment  qui  paraît  valoir  celui  de  Pouilly  :  cette  formation  descend^ 
comme  pour  se  mettre  à  portée  de  nombreux  travaux  hydrauliques  à 
faire  sur  la  dMe,  jusqu'au  port  rwmn  de  Cassis. 


i. 


V 


S20  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Cassis  est  le  Carsiciportus  de  Titinéraire  d'Antonin  :  c'était  alors  une 
colonie  florissante;  on  citait  au  loin  ses  temples^  ses  aqueducs,  et  c'est 
peut-être  en  méditant  sur  son  passé  que  le  plus  illustre  de  ses  enfaos 
a  été  conduit  aux  études  qui  produisirent  le  Voyage  du  Jeune  AnacharsU. 
Renversé  au  y\^  siècle  par  les  Lombards,  au  xui*  par  les  Sarrasins,  Cas- 
sis n'a  pas  toujours  occupé  sa  place  actuelle.  Le  golfe  au  fond  duquel  il 
«st  bâti  contient  des  bancs  de  corail  qu'exploitent  ces  mêmes  pécheurs 
génois  dont  les  barques  hardies  stationnent  chaque  année  sur  nos  côtes 
d'Afrique.  Précédé  d'un  bon  ancrage,  le  port  de  Cassis  ai  hectares  d'é- 
tendue; ses  marins  font  un  cabotige  dont  les  principaux  alimens  sont 
rexcellent  vin  du  voisinage  et  les  matériaux  à  bâtir.  Le  vignoble  est 
susceptible  de  prendre  une  extension  qui  serait  suivie  de  celle  du  nombre 
des  matelots  qui  en  exportent  les  produits. 

Le  joli  golfe  auquel  la  Ciotat  a  donné  son  nom  est  séparé  de  celui  de 
Cassis  par  le  cap  de  l'Aigle,  l'un  des  plus  remarquables  points  de  re- 
connaissance de  la  côte.  La  ville  est  assise  au  pied  de  riantes  collines,  à 
l'exposition  du  levant.  Une  haute  et  triste  muraille  l'enveloppe  du  côté 
de  la  terre;  reste  de  l'époque  où  les  incursions  des  Lombards,  des  Sar- 
rasins et  des  Normands  désolaient  ces  rivages,  elle  est  aujourd'hui  ré- 
duite au  prosaïque  rôle  de  protectrice  de  l'octroi  municipal.  C'est  dans 
cette  enceinte  que,  rayonnantes  de  jeunesse,  d'espérance  et  de  beauté, 
les  sœurs  du  jeune  Bonaparte  tressaillaient  au  bruit  des  victoires  de 
l'armée  d'Italie,  et  sans  doute  le  temps  des  grandeurs  passagères  qu'elles 
pleurèrent  dans  l'exil  ne  valut  pas  ces  jours  de  gloire  et  de  pauvreté. 
La  Ciotat  est,  dit-on,  bâtie  sur  l'emplacement  de  l'antique  CythnrisUs, 
n  lui  a  toujours  manqué,  pour  prendre  rang  parmi  les  grands  ports 
de  la  Méditerranée,  un  territoire  productif  et  des  débouchés  étendus  du 
côté  de  la  terre;  mais  la  navigaÛon  des  Marseillais  ne  pouvait  pas  se 
développer  sans  recourir  fréquemment  aux  avantages  maritimes  qu'a 
conservés  cette  position  :  ils  y  fondèrent  une  colonie  i60  ans  avant 
Jésus-Christ.  Plus  tard,  les  Romains  y  tinrent  une  de  leurs  stations  na- 
vales. Plusieurs  fois  ravagée  par  les  pirates  du  moyen-âge,  la  Ciotat  se 
relevait  rapidement  aussitôt  que  l'Europe  recouvrait  quelque  sécurité, 
et  de  3,000  habitans  qu'elle  comptait  en  i429,  on  la  voit  passer  à  i  2,000 
en  1530.  L'établissement  du  régime  des  quarantaines  et  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes  la  réduisaient  à  6,500  au  commencement  du  xvui*  siè- 
cle, et  telle  était  encore  sa  population  à  l'époque  où  la  révolution  l'a  fait 
déchoir  encore.  Elle  tend  aujourd'hui  à  se  relever,  et  les  recensemens 
officiels  y  ont  constaté  la  présence  de  5,237  habitans  en  iSâO,  et  de 
5,816  en  i84l. 

Le  commerce  est  peu  de  chose  à  la  Gotat  :  l'année  s'écoule  quelque- 
fois sans  qu'il  s'y  fasse  aucun  échange  direct  avec  l'étranger,  et,  res- 
treint par  le  peu  d'étendue  des  ressources  locales ,  le  cabotage  excède 


LES  CÔTES  DE  PROVENCE.  821 

rarement  6,000  tonneaux.  En  revanche ,  la  pècBe  du  golfe  est ,  après 
celle  des  Martigues,  la  meilleure  de  la  côte,  et  le  port  compte  i20 
bateaux  pêcheurs.  I^s  chantiers  se  recommandent  par  la  perfection 
de  leurs  constructions  et  sont  en  état  de  fournir  des  bâtimens  de 
800  tonneaux;  ils  prospèrent  ou  languissent,  du  reste,  avec  la  naviga- 
tion de  Marseille.  On  admire  aujourd'hui  au  milieu  d'eux  un  établisse- 
ment auquel  on  ne  saurait  reprocher,  comme  à  tant  d'autres,  l'insuf- 
fisance de  son  capital  ou  de  son  outillage  :  c'est  celui  de  MM.  Bénet 
pour  la  construction  des  bâtimens  à  vapeur  à  coques  de  fer;  il  est  monté 
pour  fabriquer  800  chevaux  de  vapeur  par  an.  On  a  pu  craindre  un 
moment  que  l'habile  ingénieur  qui  le  dirige  n'eût  devancé  les  temps 
et  créé  de  grandes  ressources  pour  de  faibles  besoins;  mais  l'essor  que 
prend  aujourd'hui  la  marine  à  vapeur  dans  la  Méditerranée  justifie  ses 
prévisions. 

Le  port  de  la  Ciotat  s'ouvre  au  sud-est.  Garni  de  beaux  quais,  il  a 
40  hectares  de  surface.  Les  lames  qui,  par  les  vents  de  nord-est,  con- 
tournent la  côte,  y  pénétraient  autrefois  à  la  grande  fatigue  des  na- 
vires :  on  a  remédié,  en  1838,  à  cet  inconvénient  par  la  construction 
d'un  môle  de  100  mètres;  mais  les  ingénieurs  sont  quelquefois,  comme 
les  poètes,  conduits  par  la  peur  d'un  mal  dans  un  pire,  et  par  les  vents 
du  sud  le  môle  recueille  actuellement  au  passage  plus  de  lames  qu'il 
ne  lui  en  venait  autrefois  d'un  autre  côté.  A  presque  égales  distances 
de  Marseille  et  de  Toulon,  le  port  de  la  Ciotat  est  surtout  précieux  comme 
abri.  Ce  bassin,  qui  est  si  rarement  le  but  des  entreprises  du  commerce, 
fait  souvent  le  salut  des  expéditions  qui  lui  sont  étrangères,  et,  si  les  na- 
vires n'y  cherchent  jamais  qu'une  sûreté  momentanée,  ils  se  pressent 
quelquefois  par  centaines  sur  ses  eaux?  son  utilité  locale  est  médiocre; 
les  services  qu'il  rend  à  la  navigation  générale  sont  grands.  Aussi  est-ce 
dans  l'intérêt  de  celle-ci  qu'il  faut  considérer  la  rade  qui  précède  le  port 
et  étudier  des  améliorations  auxquelles  les  habitans  de  la  Ciotat  pour- 
raient rester  indifférens,  s'ils  ne  s'occupaient  que  d'eux-mêmes. 

La  baie  de  la  Ciotat  est  ouverte  directement  au  sud  et  forme  entre  le 
bec  de  l'Aigle  et  la  pointe  Fauconnière  un  segment  de  6  kilomètres  de 
corde.  Des  montagnes  élevées  l'abritent  du  nord,  de  l'est  et  de  l'ouestj^ 
sa  partie  occidentale  est  néanmoins  la  seule  où  le  mouillage  soit  bon. 
Les  navires  y  sont  en  sûreté  contre  les  vents  de  nord-est,  les  plus  fré- 
quens  et  les  plus  violens  qui  soufflent  dans  ces  parages;  mais  du  côté  du 
midi  le  mouillage  n'est  garanti  que  par  l'île  Verte,  rocher  de  15  hec- 
tares d'étendue  qui  s'élève  à  600  mètres  du  bec  de  l'Aigle  et  à  i,200  du 
port.  L'île  rompt  les  coups  de  mer  du  large,  mais  ne  les  empêche  pas 
de  se  faire  sentir,  par  l'espace  qui  la  sépare  de  la  terre,  jusqu'au-delà 
de  la  Ciotat  :  dans  les  tempêtes  qui  viennent  du  sud,  les  navires  mouillés 
hors  de  l'espace  étroit  directement  abrite  par  elle  sont  dans  la  situation 


». 


9SA  RKvui  HB»  WDX  noimk 

la  plus  critique  et  coi  tautriacme  d'être  jotés  à^  la  côte.^  la  clôture  de  fe 
{Misée  comprise  entre  l'ile  et  le  bec  de  î Aigle  donnerait  à  la  rade  fo- 
iraine  d'aujourd'hui  presque  tous  les  avantages  d'une  rade  feimée.  EUe 
serait  en  effet  alors  défendue  par  un  obstacle  de  1^00  mètres  de  Ion?* 
gueur  directement  opposé  au  sud^  et  enajrrière  de  cet  o^i^rage  de  la  sa- 
ture et  de  Vart  mouiUerûent  par  tous  les  temps  les  phis  gros  vaisseaux. 

Les  avantages  d'une  pareille  entreprise  sont  hors  de  doute;  mais  œ 
fiaudraitr41  pas  les  acheter  trop  cher?  La  profondeur  de  la  passe  de  llle 
Verte  va  jusqu'à  35  mètres,  et,  d'après  l'^périence  acquise  dansles^ 
travaux  des  digues  de  Cherbourg  et  d'Alger,  on  se  la  fermerait  pas  à 
moins  de  8  millions.  Cette  dépense  ne  saurait  se  justifier  par  des  cou* 
sidérations  purement  économiques.  Pour  des  bâtimens  de  moins  de 
3  mètres  50  centimètresde  tirant  d'eau,  et  ce  sont  de  beaucoup  les  plus 
nombreux,  l'amélioration  du  mouillage  est  d'un  intérêt  secondaire  :  ils 
peuvent  entrer  dans  le  port,  et  le  port  approfondi  recevrait  les  grands 
navires  de  commerce.  Les  intérêts  de  la  marine  marchande  sont  donc 
ici  faiblement  engagés,  et  l'abri  ea  rade  n'est  réellement  indkspmsable 
qu'aux  bâtimens  de  guerre. 

Restreinte  dans  cette  limite,  l'utilité  de  l'entreprise  mérite  encore 
d'être  prise  au  sérieux.  La  perte  d'un  bâtiment  de  conunerce  n'est  pas 
une  simple  afihire  d'assiuances,  puisqu'elle  entraine  presque  toqjours 
ime  perte  d'hommes;  celle  d'un  bâtiment  de  guerre  a  des  conséquences 
plus  graves  :  elle  peut  mettre  en  état  d'infériorité  rdative  l'escadre  à 
laquelle  il  appartient,  la  neutraliser  ainsi,  et  compromettre  le  succès 
d'importantes  opérations  militaires.  La  sûreté  d'un  lieu  de  refuge,  tel 
que  pourrait  être  la  rade  de  la  Ciotat,  a  souvent,  dans  une  circonstance 
critique,  fait  le  salut  d'une  escadre,  et  la  confiance  qu'il  inspire  a  plus 
d'une  fois  rendu  exécutables  des  entreprises  qui,  sans  cela,  n'eussent  été 
que  téméraires  :  le  sort  des  batailles  peut  dépendre  du  pU^s  ou  moins  de 
consistance  du  point  d'appui  qui  sert  de  but  ou  de  pivot  aux  mancbu* 
vres,  et  la  nécessité  de  protéger  la  navigation  toiyours  croissante  du 
port  de  Marseille  ferait,  en  temps  de  guerre,,  du  mouillage  de  la  Ciotat 
une  des  stations  de  nos  escadres. 

Ce  point  de  vue  n'est  d'ailleurs  pas  le  seul  sous  lequel  se  présente 
l'île  Verte.  Armée  de  batteries,  elle  commande  la  rade;  qui  la  possède 
est  maître  de  celle-ci,  et  nos  ennemis  ont  eux-mêmes  pris  soin  de  nous 
enseigner  le  prix  de  cette  position  négligée.  Pendant  la  guerre  conti- 
nentale, les  Anglais  avaient  jugé  le  mal  que  nous  ferait  la  perte  d'une 
station  d'où  ils  tiendraient  à  la  fois  Toulon  et  Marseille  en  échec.  Dans 
la  nuit  du  31  mai  1813,  une  escadre  britannique  de  neuf  vaisseaux 
pnrut  inopinément  au  sud  du  bec  de  l'Aigle  :  l'île  Verte  fut  attaquée  par 
cmquante-quatre  embarcations;  douze  autres  faisaient  une  diversion 
sur  la^  côté.  L'expéditionféchoua  contre  le  courage^et  l'intelligenoe 


LK  CÔTES  DE  PROVENCE.  823 

é*une  poignée  êe  nos  soldats  (1);  mais,  si  l'attaque  avait  été  conduite 
avec  la  même  énergie  que  la  défense,  Tavantage  restait  au  nombre, 
rile  tombait  aux  mains  des  Anglais,  et  ils  fondaient  sur  nos  côtes  un 

(1)  Ce  fûid?aittes'a  fBMéiiwpenwam  miUiiidel'éiM  ranpiM;  S 

a'esi  pa»  dans  les  isDdaac»  de  la  Memèê  de$^Dém»  Manéêê  d'admkwr  lea>  guarnas  d'im- 
Tasion;  mais  tout  ce  qui  tient  à  rinviolabilité  du  territoire  est  empreint  d'un  caractère: 
sacré,  et  Ton  nous  saura  gré  de  tirer  de  la  poussière  des  archives  le  rapport  officiel  fait 
ffU'  ministre'  de  la  gncrre  le  surlendemain  de  l'événement.  On  cite  avec  admiration  sur  Ta 
Mb  de  PtOTenee  oe  eambat'ddmt  la  perte  eût  entratoé  de  si  terrible»  conséquences;  moi^, 
à.  la  Gioiat  ntee,  la»  non»  de  cou  qui  Irduifèrat  Mut  onUiés  rtJMBeapntMisiinca  dut 
pays  saura  maintenant  où  les  cbârchec 

«  ManeUle»  la  a  jpin  latSL 

a  J'ai  à  rendre  ua  compte  détaillé  à  votre  awr.aUanfla  dû  VaflGûira.q«i  a  eu^Uau  à  lat 
Ciotat,  le  1^^  de  ce  mois. 

c(  A  deux  heures  du  matin,  cinquante-quatre  embarcations  ennemies  s'avancèrent  sur 
FHb  Varte  peur  y  tentter  nn  débarquement.  Qudqnes  canonniers  et  ouvriers  d*artiU)erie 
(pÀ  tfj  tfoavaiBiiÉ  Itnrtoiq^rèirtr  rémtance,  at  l'anânl  fit  tlgnai:  à)  se»  embareaUoiis  dir 
se  rallier.  AL.  BeUangar,  ebef  de  balaâUan  dui  ft^  végimant  de  ligMi  fit  paiMT  da  saite 
à  rile  Verte  un  détachement  de  soixante-dix  hommes  de  son  régiment,,  commandé  pair 
If.  le  lieutenant  Roche.  M.  de  Champeaux,  commandant  la  station  de  la  marine,  y  joi- 
gnit quarante  hommes  du  3«  régiment  d'artillerie  de  marine,  conmiandés  par  M.  le  fièu- 
tenant  Géria; 

d  Neuf  vaisseaux  s'approchèrent,  et,  par  an  feu  coninafi^  pratégèranlle  détaïqaemaat 
de  plusieurs  chaloupes  qfCoa.  a'aiait  point  eacare  s^eisçiàa^  ei  Vaaiieoii  psEvini  4  mettre 
trois  cents  hommes  a  terre,  qui  gagnèrent  les  hauteurs  pour  s'en  emparer;  mais  nos 
troupes  qui  s'avançaient  les  rencontrèrent.  Bientôt  une  Tive  fusillade  s'engagea,  et,  la* 
Mônaette  axa  reins,  1^  Angikis  furent  repoussés  et  poursuivis  jusqu'au  bout  de  Ftle, 
oAt  iiiiaB»  jatèreat  àr  la  bêle  dus  lean^  obaloupai,  tra&ïànt^  apvèa»  eaK  pllisieuM  morts  «1^ 
blessés. 

a  Dans  le  mêma  moment  que  le  débarquement  s'opérait  à  Vile  Verte»  dooie  ambaicap- 
tions  se  présentèrent  devant  le  poste  du  Sec,  à  euTiron  une  demi-lieue  de  laGiotat,  où  se 
trouvait  un  bitonac  die  qninxe  hommes,  commandé  par  le  jeune  Dérivaux,  sergent  au 
1«  Bégimeal  dè'lign.  NU  dioale  que  leprajeida  l*tan6mi  ne^fût  de  fbrcerce  poste,  tourner 
labJÉIaiia» da«iyhrfhalis> ai aafaag  à  bu Ciotat  paor  y  beùiec  at  détiairg  natue  aonfoi,]»» 
bàUmens  de  l'état  elles  chantign».  de  oonstnictioa8;,BiaU  la  boate  fiémTani  soi  si  bie» 
placer  sa  petite  troupe  et  diriger  son  feu,  que  l'ennemi  ne  put  parvenii  à  mettre  ua  seul 
Bonnne  à  terre. 

€  Les  Angtai»,  se  voyant  réponses  de  tkms  côtes,  rappelèrent  leurs  embarcations  etr&- 
yrbent  le  lugei  Baaa  cette  aAdra  g^ritan,  «laoaiiiara-ganie^-célltea,  auaiiiis,  saUat»  dir 
tannée  da  taiw,.  taua  oat  riattiiéde  lila  at  da  ccmage.  On  en-  daift  la  saotèé  i  k-  pa»* 
fiûte  harmonie  des  autorités  militaUrea,,  maritimes  et  civiles,  aux  sagas  digpositionaqii'oai 
prises  M.  le  chef  de  bataillon  Bellanger,  M.  de  Ghampeaux  et  M.  Sarrazin,  capitaine  de 
canonnier»-gardb-côtës  commandant  Tàrtillerie,  au  talent  du  lieutenant  Roche,  à  fintré- 
jfMÊÊé  «ft  an  aoocage  dv  sergent  DériVanx. 

•  L'annami  a  hontaaaaaMntahaadonaé  te8-pRiîiiÉB,.apièi}«r(Mr  reçu  ffeoaiiBaini  bauilla 
i  bond  at  deorhopabas.  B  a  aa  deux  rhalonpaa  aanléea»  Da  aotre  oôlé„  tnis^anaas  coar 
scrits  du  1*'  régiment  ont  été  blessés,,  et  le  lieutenant  Gérin,  commandant  l'artillesie  da 
marine,  a  reçu  deux  coups  de  fèu  dont  iî  est  dangereusement  blessé. 

«  Le  général  commandant  la  huitième  diyision  militaire, 

<r  fkctx  DvMOT.  a 


824  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  Gibraltar,  bien  autrement  incommode  pour  nous  que  ne  Test 
pour  l'Espagne  celui  dont  ils  s'emparèrent  en  4704 ,  car  Fulcère  eût  été 
sur  le  cœur  même  de  notre  établissement  maritime. 

L'ile  Verte  est  donc  une  de  ces  positions  où  il  faut  être  en  force,  non- 
seulement  à  cause  de  leurs  avantages  tlirects,  mais  aussi  pour  empê- 
cher que  d'autres  ne  s'en  emparent.  Par  sa  jonction  avec  la  côte,  Ttle 
lui  serait  essentiellement  subordonnée;  l'attaque  en  deviendrait  plus 
dangereuse,  la  défense  plus  facile,  et,  nous  fât-elle  enlevée,  il  serait 
impossible  à  l'ennemi  de  s'y  maintenir.  Cette  impossibilité  sufQrait  pro- 
bablement à  elle  seule  pour  faire  renoncer  à  des  entreprises  impuis- 
santes à  produire  aucun  résultat  durable.  Avertis  comme  nous  l'avons 
été,  les  Anglais  laisseraient-ils  un  poste  de  l'importance  de  l'Ile  Verte 
à  l'état  où  il  a  manqué  être  enlevé?  A  les  voir  à  Halte  et  à  Gibraltar, 
il  est  présumable  que  non. 

De  la  Ciotat  à  Saint-Nazaire,  l'agriculture  se  ressent  à  peine  des  ob- 
stacles que  met  ordinairement  à  ses  progrès  l'imperfection  des  com- 
munications :  la  campagne  a  partout  l'aspect  d'un  riche  verger;  la  vigne, 
le  figuier,  l'olivier,  se  disputent  l'espace;  les  hauteurs  sont  souvent 
couronnées  de  beaux  bois;  il  n'est  point  de  parcelle  de  terre  à  laquelle 
le  travail  n'impose  un  tribut,  et  cette  activité  agricole  alimente  le  com- 
merce des  petits  ports  voisins. 

La  baie  de  Bandol  communique  avec  les  riches  vignobles  du  Bausset 
par  une  délicieuse  vallée  et  une  bonne  route  :  on  en  exporte  les  meil- 
leurs vins  du  pays;  les  expéditions  sont  ordinairement  de  60  à  80,000 
hectolitres  pour  Marseille,  et  de  30  à  50,000  pour  les  ports  de  l'Océan; 
il  se  fait  même  un  petit  nombre  de  chargemens  pour  l'étranger,  et  le 
mouvement  total,  à  l'entrée  et  à  la  sortie^  approche  de  18,000  ton- 
neaux. Le  bourg,  peuplé  de  1,800  babitans,  est  défendu  par  une  bonne 
fortification,  assise  sur  la  pointe  qui  ferme  la  baie  à  l'ouest.  Il  u'a  en- 
core sous  ses  murs  qu'une  calanque  où  les  bàtimens  de  commerce  ne 
mouillent  qu'à  moins  de  500  mètres  de  terre;  du  reste,  l'ancrage  est 
excellent,  et  du  sud-sud-est  au  sud-ouest,  en  passant  par  le  nord,  la 
baie  est  parfaitement  abritée  par  les  montagnes  voisines.  Jusqu'à  pré- 
sent, on  roule  à  la  mer  et  Ton  conduit  à  la  remorque,  en  les  mettant 
en  chapelet,  les  barriques  destinées  à  être  embarquées  :  la  construction 
d'un  môle,  pour  lequel  la  loi  du  16  juillet  1845  accorde  1  million,  va 
mettre  un  terme  à  cetle  pratique.  Le  rayon  d'approvisionnement  du 
port  ne  pouvant  pas  être  sensiblement  accru ,  son  commerce  restera  à 
peu  près  ce  qu'il  est;  mais  il  se  fera  avec  plus  d'économie  et  de  sûreté, 
et  la  condition  des  gens  de  mer  sera  fort  améliorée.  Cest  dans  la  baie 
de  Bandol  que  Joseph  Vemet  a  placé  la  scène  de  son  tableau  de  la 
pêcbe  du  thon. 

Siint-Nazaire  est  à  trois  kilomètres  à  l'est  de  Bandol,  au  fond  d'une 


LES  c6tES  de  PROVENCE.  825 

anse  mieux  abritée  du  sud ,  moins  bien  de  l'ouest  :  la  jolie  yallée  d*01- 
lioules  y  débouche,  et  Ton  y  charge  en  petite  quantité  des  vins  et  des 
huiles  des  environs.  Des  ports  si  rapprochés,  desservant  chacun  quel- 
ques communes  rurales,  ont  peu  d'activité.  Le  mouvement  annuel  de 
celui-ci  est  d'environ  5,000  tonneaux;  la  pèche  y  a  plus  d'importance; 
elle  occupe  soixante  embarcations,  et  partage  avec  Bandol  et  les  Am- 
biez  l'exploitation  de  la  mer  poissonneuse  qui  s'étend  du  golfe  de  la 
Giotat  au  cap  Sicié.  Le  joli  port  de  Saint-Nazaire ,  formé  par  deux  je- 
tées, suffirait  aisément  à  une  navigation  décuple;  2,000  habitans  sont 
groupés  autour,  mais  la  richesse  de  ce  petit  pays  se  fonde  sur  l'excel- 
lence de  la  culture  de  ses  terres,  bien  plus  que  sur  l'avantage  de  sa 
position  sur  la  mer.  Plus  favorisé  que  Bandol,  Saint-Nazaire  commu- 
nique avec  Ollioules  et  Toulon  par  une  excellente  route. 

Après  Saint-Nazaire,  la  côte,  qui,  depuis  le  golfe  de  Marseille,  court  à 
l'est-sud-est,  tourne  brusquement  au  sud  et  se  termine  par  le  grand  sou- 
lèvement qui  forme  le  cap  Sicié.  Ce  soulèvement  se  prolonge  à  Touest,  à 
trois  milles  en  mer,  par  llle  des  Ambiez  et  une  traînée  de  rochers  sous- 
marins  entre  lesquels  s'élèvent  les  ilôts  du  grand  et  du  petit  Rouveau. 
L'atterrage  de  Saint-Nazaire  est  ainsi  défendu  du  sud,  et  derrière  l'iie  des 
Ambiez  se  trouve  l'excellente  rade  de  Brusc,  assez  profonde  pour  les 
vaisseaux  de  ligi)e,  assez  vaste  pour  une  escadre  entière.  Elle  fait  face 
à  la  rade  de  la  Ciotat,  dont  elle  est  éloignée  de  dix  milles,  et,  comme 
leurs  expositions  sont  opposées,  elles  se  complètent  réciproquement. 
Les  vents  d'ouest,  qui  empêchent  d'atK)rder  à  la  Ciotat,  poussent  natu- 
rellement les  navires  à  Brusc,  et  les  vents  d'est,  qui  leur  interdisent 
l'accès  de  Brusc,  les  conduisent  à  la  Ciotat.  il  ne  manque  à  la  rade  de 
Brusc  qu'une  communication  facile  avec  celle  de  Toulon,  dont  elle  n'est 
pourtant  séparée  que  par  un  isthme  de  moins  de  deux  lieues. 

Ainsi,  sur  un  espace  de  douze  lieues  à  partir  du  cap  qui  ferme  à  l'est 
le  golfe  de  Marseille,  se  trouvent  les  abris  de  liie  de  Jarre,  du  golfe  de 
Cassis,  de  la  Ciotat,  de  Bandol,  de  Saint-Nazaire  et  de  brusc.  Aucun 
d'entre  eux,  il  est  vrai,  n'est  sorti  des  mains  de  la  nature  tel  que  nous 
pourrions  le  désii'er;  mais  il  n'en  est  aucun  à  la  force  et  à  la  sûreté  du- 
quel l'art  ne  puisse  ajouter  beaucoup.  Pour  les  porter  au  degré  de  per- 
fection dont  ils  sont  susceptibles,  de  grandes  dépenses  sont  encore  né- 
cessaires; le  pays  se  les  imposera  volontiers,  car  il  comprend  mieux 
chaque  jour  la  haute  position  *qu'ont  à  prendre  dans  la  Méditerranée 
son  commerce  et  sa  politique;  il  sent  que  chaque  pierre  qu'on  pose  sur 
ce  rivage  ajoute  à  la  puissance  de  la  France  entière.  On  se  tromperait 
d'ailleurs,  en  mesurant  les  travaux  à  exécuter  entre  Marseille  et  Tou- 
lon, et  à  la  Ciotat  en  particulier,  sur  l'importance  maritime  de  ces  pa- 
rages à  l'époque  de  la  guerre  continentale  :  depuis  lôrs,  bien  des  choses 
y  sont  changées.  En  1792,  l'année  qui  précéda  la  guerre  avec  l'An- 


826  WPfVM  DES  DBDX  MONBBS. 

gleterre,  le  mouvemeut  du  port  de  Marseille  fut,  entrées  et  sorties 
comprises,  de  5,0^  na^r^s  et  de  684,180  tonneaux^  et  il  n'est  pas  né<- 
çessaire  de  dire  si>  de  1793.  à  1815,  il  tombait  au^^lessous  de  ce  eUflbe  : 
il  excède  ai^ourd'bui  18,000  naTÎres  et  2,  million  de  toaneaux,.  et 
doublera  pn^ablement  avaol  qu'il  soit  yiagt  ans.  La  supériorité  de  nh 
leur  des  bàtimeos  à  vapeur  ^oute  à  la  nécessité  des  précautions  à 
prendre  pour  la  conservation  du  naiériel.  D'un  antre  cMé>,  sous  l'en^ 
pire,  l'Algérie  ne  nous  donn^àt  pas  à  exploiter  et  à  défendre^  em  foct 
des  côtes  de  Provence,  une  nouvelle  étendue  de  250  Ueues  de  côtes» 
et  les  ports  que  nous  creusons  en  Afrique  doivent,  aussi  bien  que  les 
chemins  de  fer  que  nous  ouvrons  dans  notre  intérieur,  réogk*  sur  le 
développement  de  nos  ports  de  la  Méditerranée.  Enfin  le  mouvement 
naval  ne  sera  pas  toiyours  le  seul  à  protéger  le  long  de  la  côte  que  nous 
venons  de  parcourir  :  ua  jour,  q/iÀ  n'est  pas  Loin  peutdtre,  le  chemin 
de  fer  de  tûrseiUe  à  Toulon  passera  sur  las  quais  de  la  Giolp^tp  de  Ban* 
dol;  deSaini^Naz^re^  et  cette  ligne  acquerra,  en  temps  de  guerre,  mae 
importance  proportjoanée  à  celle  des  opéirations  drât  Toulon  seva  le 
foyer.  Le  passage.de  la  Giotat  doit,  être  te  pivot  de  sa  défense;  il  senit 
son  point  le  jplus  vulnéndble»  si  la  pl^eeet  la  rade  éinîent  laissées  dons 
leur  état  actoeL  TaiidÂs  <pe  les  intéràts  à  sauvegarder  prtUMit  iB 
^lles  proportions,  tes  mofena  d'attaque  grandissent^  *et  la  moAinA  a 
vapeur  introduit  dans  la  ta^tiqjUie^  navale  un  élém^  dont  la  puMsanct 
n'était  pas.  soupçonnée  il  y  a  trente  ans.  Les  moyens  de  défainr  doâ** 
vent  se  mettre  à  leur  nîveai»,. 

Par  un  concours  de  wicoostances  peu  coDMnun,  mâote  dan»  les  mifr» 
Siures  cpii  ont  la  navigation  pow  otiet^  il  n'est  aucim  destrttvanaL  à  eaé* 
cuter  sur  cette  partie  de  la.  côte;  qui  ne  desserve  à  la  fois^d0!giniidB.i»« 
térêts  coounerciauiet  degraods^întérôts^militaiires,  et,  (ptaDdleainduir 
tries  de  la  paix  pn^tent  de  toutes  le»  dépenses  faites  ponrk  guerre, 
il  est  pejmis  d'mtreprendre  avec  cMflaace^ 

Le  cap  Sicié,  avnc  ses  roeljm  abmpteSi  ses  crôtes  sourcyiewes»  taon 
veloppe  la  rade  de  Tonloa  <)emme  une  immense  ft^rtifleation.  Bmnàère) 
ce  rem^aart  (oi:midabiâ,  tout  ^langQ  d'aspect  les  pan^Uonsétinngiersa^'f 
montrent  à  peine,  et.  Iflk  naartae  mandiande  s'y  effiice;  devant  la  maiinn 
militaire*. 


J.-J.  Baudb. 


(£a  iuOe  à  unepnochabm  Ikfraiêon.  ) 


THÉODOMC  ET  BOËCE. 


Hitto^e  de  Théodorie,  roi  des  Ottrogothe, 
^  K.  le  iuri[iiii  do  ftnout.  * 


Montesquieu  voulait  écrire  Thisfoire  de  Théodorie;  il  avait  été  frappé 
de  cette  sorte  de  grandeur  philosophique  imprimée  aux  lois,  aux  insti-- 
tntionSy  à  tous  les  actes  de  ce  chef  de  barbmres.  Cette  lueur  imprévue 
de  la  raison  humaine  au  milieu  de  l'obscurité  profimde  qui  va  suivre, 
ce  conquérant  du  v*  siècle  qui  naquit  Tannée  où  mourut  Attila  et  qui 
décrète  Fégalité  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  ce  roi  arien  laissant 
l&rement  élire  un  pape  hostile  à  sa  cause;  ce  chrétien ,  nouveau  con- 
verti, rendant  des  édits  de  tolérance  en  faveur  des  Juilis;  ce  barbare 
qui,  selon  plusieurs  historiens,  ne  savait  ni  lire  ni  écrire,  protecteur 
passionné  des  lettres  et  des  sciences  :  il  y  avait  là  tout  ce  qui  pouvait 
tenter  un  écrivain  philosophe.  Montesquieu  étudiait  les  origines  de 
notre  histoire  à  l'époque  correspondante;  il  était  vivement  frappé  du 
contraste  :  Clovis  et  Théodorie,  ces  deux  personnages  contemporains, 
semblent  séparés  par  des  siècles.  Le  premier  est  bien  le  roi  de  ce 
moyen-âge  qu'il  inaugure;  ses  iQœurs  scmt  les  mœurs  de  son  temps;  sa 
morale,  sa  législation,  ses  exploits,  sont  dignes,  dans  le  bien  comme 
dans  le  mal,  du  chef  de  ces  illustres  barbares,  nos  aïeux,  qui  fondèrent 
la  monarchie  française.  On  dirait  que  Fautre  appartient  à  une  civilisa- 
tion perfectionnée  par  le  progrès  des  Ages.  Ce  chef  des  Ostrogoths, 
qui  conquiert  Fltalie  au  v«  siècle,  semble  avoûr  été  à  Fécole  des  philoso- 

(1)  Deux  Tolumes  in-S^,  chez  Techener,  Parii,  i84d. 


8S8  RBYUB  DES  BBUX  MOlfDBS. 

phes  du  XVIII*.  On  songe  bien  plus,  en  lisant  ses  édits,  aux  ordonnances 
de  Joseph  II  qu'au  code  des  Francs  ripuaires  ou  à  la  loi  Gombette.  a  Je 
ferai  voir  quelque  jour  dans  un  ouvrage  particulier,  dit  Montesquieu, 
que  le  plan  de  la  monarchie  des  Ostrogoths  était  entièrement  diflërent 
du  plan  de  toutes  celles  qui  furent  fondées  dans  ce  temps-là  par  les  au- 
tres peuples  barbares,  et  que,  bien  loin  qu'on  puisse  dire  qu'une  chose 
était  en  usage  chez  les  Francs  parce  qu'elle  Tétait  chez  les  Ostrogoths, 
on  a,  au  contraire,  un  juste  sujet  de  penser  qu'une  chose  qui  se  prati- 
quait chez  les  Ostrogoths  ne  se  pratiquait  pas  chez  les  Francs  (i).  » 

Ce  sont  ces  lignes  qui  ont  inspiré  à  M.  du  Roure  la  première  idée  de 
son  Histoire  de  Théodoric;  l'œuvre  indiquée  dans  l'Esprit  des  Uns  est 
aujourd'hui  accomplie  de  manière  à  laisser  peu  de  chance  à  de  nouveaux 
essais.  Les  travaux  historiques  conçus  et  exécutés  avec  talent  fixent  à 
jamais  l'opinion  sur  le  compte  des  grands  hommes  dont  ils  retracent 
la  vie.  Comme  ces  camées  antiques  gravés  sur  la  pierre  dure  qui  nous 
ont  transmis  à  travers  les  siècles  l'image  d'Alexandre  ou  d'Auguste,  les 
œuvres  marquées  de  ce  travail  patient  que  Buflbn  appelait  le  génie 
laissent  dans  l'esprit  une  image  définitive;  la  précision  du  burin  donne 
à  chaque  figure  une  physionomie  nette  et  originale.  C'est  là  le  grand 
art  des  historiens  de  l'antiquité,  c'est  ainsi  que  leurs  écrits  sont  néces- 
sairement supérieurs  par  la  forme  à  nos  histoires  modernes,  chaînées 
de  détails  infinis  et  de  digressions  sur  cette  foule  de  sujets  dont  s'in- 
quiète notre  curiosité.  Tout  n'est  point  profit  pour  l'historien  moderne 
dans  te  prodigieux  amas  de  documens  que  la  publicité  multiplie  et  que 
l'imprimerie  éternise.  Au  milieu  de  ces  matériaux  confusément  entassés, 
l'esprit  hésite  et  recule,  il  s'affaisse  sous  le  poids.  Celui  qui  veut  écrire 
l'histoire  ne  devra  pas  seulement  s'attacher  à  ce  qui  est  utile  et  curieux, 
il  devra  lire  aussi  l'inutile  pour  s'assurer  qu'il  ne  laisse  rien  derrière 
lui  :  le  génie  qui  devait  ordonner  l'édifice  se  consume  à  fouiller  dans  les 
carrières.  S'il  se  met  enfin  à  l'œuvre,  d'autres  difficultés  se  présentent; 
pour  satisfaire  la  curiosité  diverse  des  lecteurs,  il  ne  faudrait  rien  moins 
que  la  science  universelle  :  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  raconter; 
l'historien  doit  conclure.  On  exige  qu'il  juge  de  toute  la  hauteur  des 
principes  les  questions  les  plus  compliquées  de  la  guerre,  de  l'admi- 
nistration, des  finances,  de  l'économie  politique,  des  négociations.  Qui 
peut  suffire  à  une  pareille  tâche?  Et  pourtant,  savoir  cela  n'est  pas  tout 
encore;  il  faut  l'apprendre  aux  autres,  il  faut  faire  comprendre  claire- 
ment, sans  difficulté,  sans  étude,  à  tous,  à  chacun,  au  plus  ignorant, 
au  moins  attentif  des  lecteurs,  toutes  ces  matières  si  compliquées  dont 
une  seule  remplirait  la  vie  d'un  savant  I  Comment  maintenir  l'unité 
dans  une  œuvre  si  complexe?  Que  devient  la  pureté  des  grandes  lignes, 

(1)  Esprit  des  Lois,  livre  m,  cbap.  13, 


THÉODORIC  ET  BOBCB.  829 

interrompues  à  chaque  instant  par  des  omemens  étrangers?  L'art  adis- 
parudevant  le  métier;  on  a  un  choix  de  matériaux,  une  série  de  trai- 
tés, mais  l'œuvre  manque  et  l'intérêt  languît.  L'art  historique  et  la  tac- 
tique militaire  ont  marché  de  nos  jours  en  sens  inverse;  on  dirait  que 
l'un  s'est  alourdi  de  tout  le  bagage  que  l'autre  a  rejeté.  Nous  n'avons 
plus  la  narration  rapide  de  Salluste  ni  la  précision  de  Tacite,  tandis  que 
notre  infanterie  a  parcouru  l'Europe  en  moins  de  temps  que  lés  légions 
romaines,  pesamment  chargées  de  piques  et  de  boucliers,  n'en  met- 
taient pour  arriver  au  pied  des  Alpes.  Les  grands  écrivains  de  l'école 
historique  de  la  restauration  ont  bien  senti  la  difficulté;  les  habiles  y 
ont  apporté  le  seul  remède  qu'on  pût  tenter  :  ils  ont  choisi  dans  l'his- 
toire les  époques  où  le  monde  est  dominé  par  une  idée,  et  autour  de 
cette  idée  ils  ont  groupé  les  événemens.  C'est  par  là  qu'on  s'élèvera  de 
plus  en  plus  au-dessus  de  ces  compilations  où  le  talent  n'a  pas  plus  de 
part  que  dans  ces  produits  à  demi  façonnés,  fournis  chaque  jour  à  vil 
prix  par  nos  manufactures  aux  exigences  un  peu  économes  de  notre 
luxe. 

Je  ne  saurais  donc  regarder  comme  un  inconvénient  pour  l'ouvrage 
de  M.  du  Roure  la  rareté  des  sources  où  l'historien  a  pu  puiser.  L'au- 
teur a  pu  traiter  un  sujet  ancien  à  la  manière  antique  :  c'est  une 
bonite  fortune  dont  il  était  digne;  on  sent  très  vite,  au  respect  qu'il  té- 
moigne pour  les  grands  maîtres  de  l'histoire,  qu'il  s'est  formé  à  leurs 
leçons.  Les  gens  de  goût  n'ont  pas  oublié  un  petit  traité  intitulé  Ré- 
flexions mr  le  style  original ,  qui  parut  dans  les  dernières  années  de  la 
restauration.  L'auteur,  après  avoir  exposé  les  principes  généraux,  ter- 
minait par  quelques  pages  qui  devaient  servir  d'appui  à  sa  théorie. 
L'expression ,  le  tour  et  la  langue  de  nos  grands  écrivains  étaient  imités 
avec  un  art  singulier,  et  les  plus  habiles  auraient  pu  s'y  tromper. 
Ceux-là  ne  s'étonneront  pas  que  le  style  de  M.  du  Roure,  formé  par 
cette  étude  scrupuleuse  des  modèles,  se  soit  trouvé  tout  à  coup  à  la 
hauteur  du  sujet  historique  cpi'il  traitait.  Dans  de  rares  endroits,  cepen- 
dant, j'ai  remarqué  un  peu  d'obscurité  et  d'effort.  Cette  aptitude  parti- 
culière de  l'écrivain  à  s'approprier  la  forme  et  le  langage  des  auteurs 
qu'il  étudie  était  tout  profit  quand  il  vivait  dans  le  commerce  des  plus 
excellens;  mais,  pour  écrire  la  vie  de  Théodoric,  il  a  fallu  contracter 
de  longues  habitudes  avec  la  latinité  du  moyen-âge;  la  phrase  semble 
quelquefois  s'embarrasser  et  comme  s'entraver  dans  les  idées  acces- 
soires :  c'est  Finconvénient  de  ceux  qui  savent  trop  et  veulent  tout 
indiquer;  ce  sont  les  embarras  que  les  riches  traînent  après  eux.  Il  y 
aurait  de  la  puérilité  à  insister  siPces  imperfections  de  détail;  les  labo- 
rieuses recherches  que  l'ouvrage  a  exigées,  les  vues  élevées  qui  y  do- 
minent, l'instinct  politique  avec  lequel  sont  jugées  la  plupart  des  quesr 

TOME  XVII,  54 


ne  REvn  n»  Dm  wims. 

ttMnf  soaUitéef  par  le  récit ,  voOà  ce  ({iii  doit  appeler  notre  attention  et 
B08  éloges,  n  est  des  œuTres  qui ,  par  lear  nature  même,  ne  peu^^ent 
prétendre  i  un  succès  de  Togue,  mais  auxquelles  les  hommes  d'étude 
et  de  saroir  dans  l'Europe  forment  un  public  d'élite.  Ce  sont  en  défl^ 
BitîTe  les  arrêts  de  ce  tribunal  qui  assipient  à  chaque  écrîTain  la  pkœ 
qu'il  doit  occuper  dans  l'estime  publique;  Tauteur,  nous  le  croyons  dit 
moins,  n'aura,  pas  à  se  plaindre  de  celle  qui  lui  est  résenrée. 

I. 

La  vie  de  Théodoric  n'avait  encore  été  le  sujet  d'aucun  ouvrage  spé* 
eial,  car  on  ne  saurait  compter  l'histoire  écrite  en  latin  par  Cochlsêus 
vers  1479;  mais  tous  les  écrivams  qui  ont  eu  à  s'occuper  de  rttistoîre 
moderne  ont  rencontré  cette  noble  figure  au  début  de  leur  œuyre* 
Théodoric  était  de  cette  race  princière  des  Amakê  dans  laquelle  le» 
Ostrogoths  choisissaient  leurs  rois.  Nous  laisserons  Grotius  donner  sa 
généalogie ,  qui  remonte  jusqu'aux  demi-dieux  du  paganisme  Scandi- 
nave. A  l'époque  où  il  naquit,  en  4M,  les  Ostrogoths,  sou» la  conduite 
de  Théodomir,  son  père ,  s'étaient  établis  sur  les  flancs  de  l'empire  ro- 
main y  dans  cette  peûrtie  de  la  Hongrie  qui  touche  aux  portes  de  Vienne*. 
Us  étaient  campés  là,  sur  des  terres  conquises  ou  cédées  par  les  empe- 
reurs, tantôt  ennemis  redoutés,  poussant  leurs  incursions  jusque  dans 
le  voisinage  de  Constantinople,  tantôt  auxiliaires  chèrement  payés, 
chargés  de  défendre  la  frontière  de  l'empire  contre  les  autres  barbares. 
Leur  bravoure  et  leur  fidéUté  étaient  d'ailleurs  proverbiales.  C'étaient 
eux  qui  formaient  la  garde  personneUe  de  l'empereur;  ils  remplissaient 
anprès  de  lui  le  rôle  qui  a  été  confié  aux  Suisses  dans  plusieurs  mo- 
narchies de  l'Europe;  des  capitulations  signées  avec  eux  les  assiyétis- 
saient  à  un  service  militaire;  on  détournait  ainsi  au  profit  de  l'empire 
cette  ardeur  gua^rière  qui,  sans  dhrectioa,  eût  été  un  danger  sérieoL. 

Une  tdle  situation  devait  amener  cependant  et  amenait  des  défiances^ 
et  des  grief»  réciproques  :  après  quelques  hostiUtés,  l'empire  adietait 
de  nouveau  la  paix.  Ce  fut  à  l'occamoa  d'une  trêve  de  ce  genre  que 
des  otages  furent  demandés  au  chef  des  Gotha  Théodomir.  Son  fils 
Théodoric  fut  envoyé  à  Constantinople;  il  y  demeura  dix  années.  L'his- 
toire ne  nous  apprend  pas  sous  qnd  maître,  sous  quelle  discipline  » 
s'écoula  pour  lui  cette  première  partie  de  la  jeunesse  qui  complète  la 
nature  et  décide  du  cours  de  la  vie.  Ce  prince,  sortiid'uDf  tribu  à  demi 
sauvage,  otage  à  la  cour  des  empereurs,  ftib-il  r^enui captif  par  leur 
poUtique,  ou  le  laissa4^n se  mêler  lÉrement dans  les éeolespubliques 
avec  la  jeunesse  romaine?  Rien  encore,  dans  les  documens  écrits,  ne 
peut  nous  aider  à  résoudre  ces  questions,  et  cependant  c'est  par  lédu- 


TBÉâDQUC  ET  lOICK.  &l 

CftttoE  qu'il  re^  att  miUeu  de  la  civiUsatka,  par  ce  méllm^e  ée  vertu 
acquises  ay^  les.xartu&pffiiiiyivQ&de  san  âge  etde  sa  race,  qu'en  peut 
«eulement  eixpttqvar  ]a  earactèro  et  fatyia  entière  d&  Tkéodôrk. 

Au  ¥•  siède,  pluS)  qn'à  aucune  acntre  époqaid^  le*  monde  apparteMit  à 
la  force,  et  la  fûreeju^exiitajl  phi»qn&elwfl  les  barbares.  L'empire  riy- 
maiD  n'anseit  p4ii9  fue  l'apparence  de  la  TÎe.  Quand  une  cause  est  per>~ 
due;  quand  ma  nation  esÂ^cnadamiaéev  dts  beounest  éminens  par  te 
talent  ou  te  eotiurage  paMfent  encore  sciâmes  pour  la  défendre;  maïs 
leurs  effort»  désespérés,,  eninepirank  quel<|iie  eslînw  à  TaTcnir,  n'ar- 
rêtent point  la  cours  des  ebeses^teuBr  puissance  s'épinsa  en  pote  perte. 
Pour  être  un  grand  homme  et  réussir  dnis  ces  sièctes  de  vénoration^  ii 
faUait  nécessabretnent  être  né  parmi  les  barbareS)  ei  mardis  à  teur 
tête,  il  faUait  appartenk'àces.races.nouireHes  à  qui  la  destinée  liviratt 
te  ooondeeiqiiientfiQQèéle&socâÉtésnMKkffttes;  mais^Iabertarie,  qui 
devait  'vaincre  les»  peuples.  d!ancânne  crvttksatiott,,  ^norait  tes:  cendÎK 
tiens  de  goupenneûieBt  néecssanreaà  la  durée  des  empires.  Elte  ne  sa- 
vait eneore  établir  in  institntions,  ni  hm^  ni  société;.  Far  là  sîexpKquent 
la  suceesaon,  laeenfnsîon  des  peaptea  barbares>  accunudés  Tun  sut 
l'autre,  chassant  tesIVottiain6,cbaaié&à  leur  tour,  bc^rumen&de  ruine> 
iobabitesà  rten  fonder. 

Ces  arts  du  gouvernement  et  de  te  civifisation,  comniient  douter  qne 
Théod(Hric  les  apprit  à  Gonstantinopte?  La  société  dn  Bas-Empire,  tente 
cervomiNue  qu'eue  était,  diâûraîtanteni  de  la  barisarie  qu'un  honunc  vi^ 
cieux  de  nos  jmcs^  dÂffëie  dui  sanvagtL  Quand  on  décteme  contre  te  cmr-» 
nqp^ion^  on  ouUie  teop  jwqu'àqnnl  point  la  pire  est  préfiârabte  à  Vétat 
barbare.  Tacite  M  l'âteg^deanvmwadeafieiWins,  mais  ce  sanicdktes 
de  Rome  qu'il  vent  ofiBemar^  D  adressaîLuii&  leçon  à  ses  centempo** 
ieîns>.  et  se  préeccupetti  peut  dn  la  vérité  Ustoiiiiae.  Les  bariiares  juk 
geatent  autrement,,  et  plna  modaatwianl^  te  sâiudion  relative:  des  deua 
sociétés.  (Kiand  on  dit  qjae  tes.batfbacesWprÎGntent  rempùre  romain,  U 
isttt  s^entendre;,  ils  méprâatent.  aat  âubtesse»  mai»  ite  sentaient  instîBc* 
tivemeM  te  supériovitéde  te  civiimtiûn,  ite  en  oamprenaient  la  gran* 
deur;  c'est  ainsi  qu'ils  se  sont  hiêéa  de  s'iailMr  k  ses  secrète  et  qu'ils  se 
sont,  pour  ainsi  dne^,  précipitéadimsîriniitatinn  des  mincns  qn'ite  sen- 
taient.teursv  ma&tres. 

toaagte  cette  regiaa<iBP,fael?ctteMblb  langage  convenu 

sur  ce  suijet^  n'a  étéptaspgelfindéwwnt  aeatieqne  dans  une  page  de 
tBiêtoire déslacmiUêtiam qu'en nana sansa gié de  rappoirtar  ici  o Le 
q^tade  seul  de  te  cmUsation  mÊéaao  eneiyaît  smr  Vimogination  des 
barbares  un.  grand  empii».  Geqoiemeaiai:^^ 
ee  ({m'eUe  dierche  avec  avidité:  dans  ïbistoke^  tes  poèmes^,  tea:  veyages» 
les  romans,  c'est  le  spectacle  d'une  société  étrangère  à  la  régularité  de 
la  nôtre;  c'est  te  vie  sauvage  son  indépendance,  sa  nonveanié,  ses 


S3S  REYUB  DBS  DBUX  MONDES. 

aTentures.  Autres  étaient  les  impressions  des  barbares;  c'est  la  ciTilisa- 
tien  qui  les  frappait,  qui  leur  semblait  grande  et  merveilleuse.  Les  mo- 
numens  de  l'activité  romaine,  ces  cités,  ces  routes,  ces  aqueducs,  ces 
arènes,  toute  cette  société  si  régulière,  si  prévoyante,  si  variée  dans  sa 
fixité,  c'était  là  le  sujet  de  leur  étonnement,  de  leur  admiration.  Vain- 
queurs, ils  se  sentaient  inférieurs  aux  vaincus;  le  barbare  pouvait  mè* 
priser  individuellement  le  Romain,  mais  le  monde  romain,  dans  son 
ensemble,  lui  apparaissait  comme  quelque  cbose  de  supérieur,  et  tous 
les  grands  hommes  de  Tâge  de  la  conquête,  les  Alaric,  les  Ataulphe, 
les  Théodoric  et  tant  d'autres,  en  détruisant  et  foulant  aux  pieds  la  so- 
ciété romaine,  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  Timiter  (i).  » 

C'est  sous  de  telles  impressions  que  se  forma  et  grandit  Tbéoâoric. 
Son  ame  forte  et  neuve  reçut  profondément  l'empreinte  des  vertus  et 
de  tous  les  nobles  sentimens  que  l'éducation  développe.  Ni  les  profes- 
seurs ni  les  habiles  instituteurs  ne  manquaient  alors  au  monde  romain; 
jamais  on  n'avait  entendu  de  plus  belles  leçons  sur  la  vertu  et  le  cou- 
rage. Ce  qui  manquait,  c'étaient  des  esprits  disposés  à  recevoir  et  à 
garder  ces  leçons.  Les  théories  du  vrai  et  du  beau  ne  changent  pas.  Se- 
nèque  n'a  pas  dit  autrement  que  Caton;  la  morale  des  rhéteurs  du  Bas- 
Empire  valait  celle  des  philosophes  de  l'anciemie  Grèce  :  les  résultats  et 
non  les  doctrines  les  ont  profondément  séparés  dans  l'histoire.  Les  no- 
bles disciples  du  Portique  ont  mérité  à  leurs  maîtres  le  nom  de  9ages; 
les  générations  de  disputeurs  et  de  brouillons  qui  sériaient  des  écoles  de 
Goustantinople  ont  valu  à  leurs  maîtres  celui  de  sophistes. 

J'insiste  sur  ce  séjour  à  Conslantinople,  parce  que  la  trace  de  cette 
éducation  première  se  retrouvera  dans  tout  le  reste  de  la  vie  de  TliécK 
doric.  Nous  verrons  tout  à  l'heure,  en  parcourant  les  monumens  de  la 
législation  de  son  règne,  quelle  singulière  ressemblance  cette  éduca- 
tion lui  donne  avec  les  principes,  je  dirai  avec  le  langage  même  de  la 
philosophie  du  xvui*  siècle.  C'est  ce  même  amour  idéal  de  la  perfection, 
cette  conviction  un  peu  orgueilleuse  de  la  grandeur  de  l'homme,  qui 
étonne  dans  la  bouche  d'un  conquérant.  L'humanité  n'avait  pas  été  Iuh 
bituée  par  Attila  à  ce  respect  sympattiique. 

On  a  voulu  faire  honneur  au  ministre  de  Théodoric,  à  Cassiodore, 
de  ces  sentimens,  de  ce  langage  inconnus  jusqu'alors  aux  barbares. 
Rien  n'est  moins  fondé  que  cette  explication.  Je  ne  demanderai  point 
si  les  autres  législateurs  contemporains  s'inquiétaient  beaucoup  de  rat- 
tacher leurs  prescriptions  aux  idées  de  droit,  à  l'amour  de  l'huma- 
nité; mais  ce  ne  sont  pas  seulemeoà  ici  les  paroles,  ce  sont  les  actes 
qui  portent  l'empreinte  de  cette  préoccupation  constante  des  prin- 
cipes abstraits  de  la  justice.  Cela  apparaît  dès  les  premiers  pas  de 

(1)  Guizot,  Hiêtoire  de  la  CivilUation,  t.  I«r,  p.  SU. 


THÉODOIIG  ET  BOEGE.  833^ 

TbéodoriCy  et  suffirait  à  le  distinguer  de  tous  les  autres  conquérans  de 
cet  âge.  Au  moment  d'envahir,  après  Attila,  après  Odoacre,  cette  Italie 
qui  semble  une  proie  jetée  au  premier  occupant,  il  demande  à  Tempe- 
reur  Zenon  Tinvestiture  qui  doit  légitimer  sa  conquête.  Attila  se  faisait 
appeler  le  fléa» de  Dieu;  Ttiéodoric  se  présentait  aux  peuples  comme  le 
Ueuienant  de  t empereur.  L'opposition  des  deux  noms  dit  tout;  on  sent 
que  du  chaos  de  la  barbarie  on  entre  dans  les  régions  tempérées  du 
droit  et  des  conventions  humaines. 

La  marche  de  Théodoric  fut  un  triomphe;  il  faut  voir,  dans  l'ouvrage 
même  de  M.  du  Roure,  avec  quelle  joie  cette  brave  nation  des  Goths 
suivit  son  jeune  chef.  «  Théodoric  Amale  avait  alors  dix-huit  ans  et  pré- 
sentait dans  sa  personne  l'image  d'un  prince  accompli;  son  visage  était 
coloré,  la  sérénité  rayonnait  dans  ses  yeux;  il  y  avait  dans  toute  sa  phy» 
sionomie  une  expression  si  vive  qu'elle  annonçait  la  guerre  ou  la  paix; 
terrible  dans  la  colère  comme  la  foudre  qui  va  frapper,  ou  caressante 
dans  la  joie  comme  un  beau  jour  sans  nuage  :  In  ira  fulminem,  in  te- 
titia,  sine  nube  formosue.  n  C'est  ainsi  que  le  représente  le  saint  évêque 
Ennode,  qui  vint,  après  la  victoire  de  Vérone,  implorer  à  la  tête  de  son 
clergé  la  clémence  du  vainqueur. 

La  prise  de  Ravenne  acheva  de  soumettre  l'Italie  à  Théodoric  :  ici, 
nous  retrouvons  encore  cette  modération  habile ,  inconnue  des  bar- 
bares ,  ces  tempéramens  diplomatiques ,  si  je  puis  dire ,  qui  révèlent 
l'école  de  Gonstantinople.  Le  vainqueur  conclut  avec  Odoacre  un  traité 
qui  assura  au  roi  des  Uérules  le  partage  de  la  souveraineté.  Était-ce  une' 
division  des  provinces  attribuées  à  l'un  ou  à  l'autre?  Était>-ce  un  seul 
pouvoir  exercé  par  deux  rois,  comme  il  l'était  à  Rome  par  deux  consuls, 
ce  qui  pouvait  avoir  donné  l'idée  de  cet  arrangement?  L'histoire  est 
fort  obscure  sur  ce  point.  Quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  adopte ,  cet 
exemple  témoigne  d'un  esprit  déjà  capable  d'accepter  les  pratiques  de 
la  civilisation.  La  convention  fut  d'ailleurs  de  courte  durée;  quel  qu'ait 
été  celui  des  deux  compétiteurs  qui  l'ait  rompue,  le  meurtre  d'Odoacre 
laissa  bientôt  Théodoric  seul  possesseur  de  l'Italie. 

Je  ne  veux  point  raconter  son  règne;  c'est  l'homme  que  je  veux  re- 
garder en  détail  et  de  près  :  Théodoric  mérite  qu'on  l'étudié  avec  soin, 
{dus  on  l'observera,  mieux  on  comprendra  ce  qu'il  y  a  d'habile,  d'in- 
génieux, de  particulier,  et,  si  je  puis  dire,  de  tempéré  dans  sa  politique. 
Les  auteurs  des  histoires  générales  n'ont  pu  s'arrêter  sufûsamment  sur 
cette  époque;  ils  disent  tous  que  Théodoric  fut  un  grand  homme,  mais 
ils  n'expliquent  pas  comment  il  mérita  ce  nom,  et  il  vaut  la  peine  de  le 
savoir.  Les  grands  hommes  ne  se  ressemblent  entre  eux  que  par  la  dis- 
tance qui  les  sépare  du  vulgaire;  pour  tout  le  reste,  aucun  caractère  gé- 
néral; tout  est  variété,  parce  que  la  première  condition  du  génie  e^t 
l'originalité.  C'est  dans  l'histoire  de  Mi  du  Roure  que  chacun  désormais 


934  REWB  9ES  DBra  VOKStS. 

pAOEra  «t  ¥<NidM  «ooMilNr  TÉtéodooc.  Ce  fui  éWI  dUteite  jmcpi^ 
présent  poux  kfi*  éndik,  ioifoiable  pour  Iê»  geoi  éa  HMote,  est  d#- 
T^mL  facile  et  a§p»abUi  La  aouKel  hîsionBtt  a  néev  tong^np^-as  mi- 
Ueu.  du  siàder  qWii  fait  xeiÛTre  pior  nmiB;  Jwnoiiflèsy  Ptoo0pi»y  miÉi 
smrtottt  ks  œuwea  de  ikiice  eè  k»leibBC»d6  CasBioàore^  le»iwsdeswBto 
é¥êqu66  contomporaîiiff  de  FlteKe  et  des  Gaales^  ani  éli  Iws^  iiuiiiuj 
par  lui  a^ec.  uce  aideiir  ooiHeieaeieuse.  On  sent  à  clMqwipage>céMe 
pleine  possession  du  sujet,  sans  laquelle  il  nfy  apoM  dfart  ^  pent 
d'intér^  C'est  que  Vauteur  mi  s'est  point  pieseé  df  éenre  le  jour  ce  ^'il 
a^ait  appris  la  -veille  ^  c'est,  qu'il  coâoalL  le  fsrt  et  le  faible  de  ehacvi 
des  acteucs  qui  sent  sor  la  seàne;.  raime,  pour  mom  compti,  cette  in^ 
liimtéde  gea&^qfik  se  ecuiBMflffat  de  kmgHe  date  :  &Ly9ffÊÊà jmmfptk 
quel  point  toua  les  Meuienane^  ke  seceétaives»  chaque  sofaiM  de  Ibé»^ 
dodc^  sooidfla  peDsennages  funSierst  à  rUstairieB^  en  cempread  àum 
qsellûngceaimereeil  a  Téca  aifeesonhérosid&là^laresieniMuiee 
et  la  Tie^fua  ce  portrait  repnend  après  tantde  sièelesi 

La  cooquâte  a  deuBé  l'Hatteà  Tliésdode  y  k  iwseBim 
peceur  d'Orient  i^^eote  au  fuiàk  ssukéûhl  dn  droit.  Mats  le  jeune 
queur  se  trouve  en  présence  d'un  profaione  qfae  ont  eonquéract  de>  ee 
siècle  u'avait  encose  résoUft  :  bire  lÂToe  ensemUe  k^minpieuTs  et  les 
Taincus,  foodBe  un  petapk  jeune  et  ]nrbai»acfer  un  peuple  ^ua-  el 
usé.  C'est  en  surmontant,  cette  diffienUéparun^insfaiet  supérieur,  par 
uue  politii{ue aJU<k8SH9 de> son  tanfs,  qneThéodotic  a  nérilé  d'être 
comparé  par  Yoltair e.  k  Ghaalamagne  lainiiême  (1).  Je  ^eudaaîs  arrêter 
ici  l'attfflition  du  lectoor  :  l'^uuneni  de  aetk  qnesiîeB  iaqiGrle  non-aeu*- 
lemeni  à  rhi8toiffe>  de.  Théodoric^  nsais  m  œtta*  de:  taoles  ks  uattoaaiilta 
fui  datent  deœtk.  épequflu. 

Les  bifitenens)  eotttaoaperaiBe  poiteirt  à  plue  de  deux  cent  Biflle  la 
nomlire  des  guenâeia  geiths  ^laimieBisuinkiftiirtiBieda  kurctaf  al 
a'étaknt  tcanai^autée  arYecluè  m  llaii^  eu  afertant  las^  fawMfff  et  laa 
enfans,  on  arriv^ia  à  plus  dfuu  miUÉDBi é'aaMB*  Cette  nwllîtade  dut 
s'ajouter  à  k  popuktioudéjà  rrrifiteutor  Cepuaant  une^  telle  aggi^dgatia» 
a'^i-alk  opérée^  C!esi  un  des  pndrièmes  ks  {dusagités  enipe  ks  pu- 
blicisteaet  ks  sairans.  qui  ont  eherdbéà  édiirdr  ksonginesée  VtriaMie 
moderne*  Conment  tûtieapaaief  pelitispieuieiit^  Butéiieiknent  iiBftflae,i 
cette  communauté. ioffeée?  des  iwniiwars  et  des;  ^aaineua?  Qlldk^  part 
fiit  faiteiaux  premii»s  dane^  la  posaassÎMK  de  latsaroy  tptâuwapêaait 
presque^exdusvfement  kl  licfaeasede  ces  teaopat  Neue  avonsik-desaua, 
peur  cecpii  oœicemek  Franee  ^  autant  derayatkBesqpie  d^écrÊmus. 

Seloa  k  comte  de  Boukînvillieis^  laa  Feaufis  s^eaapaiàrent  de 
les  terres  des  ^i»ûncus$.  ik  dewoent^^  sineoi  ks  eooipaW).  9m 


(1)  EâMikêm  les  w^mmH  lû^  l»»obâp»^aiiL 


nAûMHtt  ET  BOKB» 

mmimaw^tcmêe  4«rrr»  Les  Francs  constîtoèreBila  aoUesse;  les  Gaii«- 
lo»  devinrent  serii  et  tassanx^c- est  là  Verigme  de  eesystèmey  qui  tou- 
Ut,  jusqu'en  1789^  dietiaguN*  la  race  franqae  de  la  race  gauloisey  les 
xainqueurs  des  mBCUS,  la  notdesse  du  tîers-étai  II  7  aurait  eu,  à 
ïiépoqiie  de  la  cûaquèle,  une  cU^poiMstiof»  umverselle.  — Montesquiea 
n'admet  point  une  usurpalian  si  générale;  il  7  sufifHMe  une  sorte  de 
modération  :  a  Les  Francs  ne  dépouillèrent  point  les  Romains  dans 
toute  retendue  de  la  concpiête;  qu'auraieui-ils  fait  de  tant  de  terres?  Ils 
prirent  cdUes  qui  leur  convenai^il^  el  laisaèrent  le  reste  (i).  »  —  Bfabl7 
s'écarte  déjà  de  cette  Ofimm  :  €  Le  »lenee  de  nos  lois,  dÛ-il,  permet 
de  coniectufer  que  les  Francs  se^  répandirent,  mkm  ordre,  dans  les  terres 
conquises^  et  s'emparèrent,  êtms  rigk,  des  posassions  des  Gaulrâ; 
terres,  maisans,  esdaves,  troupeau,  chacim  prit  ce  qui  se  trouTa  à 
sa  bienséance,  et  se  fit  des  domaines  plus  ou  moins  eonsidéndiles,  selon 
son  avarice,  ses  forées  ou' le  crédit  qu'il  anit  dans  la  nation  (S),  b 

Ces  trois  systèmes  ne  s'aeeordent  que  sur  im  point  :  la  yiolence  de 
l'usurpation^  le  désordre  et  le  caprice  insolent  des  conquérans;  c  mais, 
iQoute  Montesquieu,  Théoderio,  rot  d'itadie,  dont  l'esprit  et  la  poli*- 
tique  étaient  de  se  distiogu^  toigours  des  autres  nus  barbares,  pro- 
céda par  des  voies  différentes.  x>  Tout  en  assurant  à  ses  guerriers  la  part 
qui  devait  leur  revenir  dans  la  victoire,  il  interrint  aussitôt  pour  sub- 
stituer l'ordre  à  la  vicdenoe^  et  amener  une  transaction  amiable  par  la- 
quelle les  vaincus  devaioiit  céder  am  Ostrogoths  les  terres  qui  leur 
étaient  nécessaires.  Chaque  guerrier  reçut,  dans  les  q^iartiers  qui  lui 
étaient  assignés  pour  résidraoe,  le  tiers  des  terres  appartenant  aux 
Bomainsi  ce  fut  un  Romain,  ancien  préfet  du  prétoire,  Liberius,  qui 
fût  chargé  de  présider  à  l'exécution  régulière  de  l'opération.  Si  L'on 
songe  à  l'état  de  dépopulation  où  se  trouvait  alors  ritaUe,  à  ces  im- 
menses propriétés  concentrées  dan»  un  petit  nombre  de  mains  et  à 
peine  connues  de  leurs  maîtres,  on  comju^ndra  que  ce  partage,  qui  ne 
s'appliqua  que  dans  certaines  localités,  ait  pu  s'effectuer  sans  causer  le 
bouleversement  et  la  désolation  qu'il  entraînerait  de  nos  jours. 

11  est  singulier  cependant  que  ce  grand  déplacement,  même  dans  ces 
limites,  avec  ces  tempéramens,  n'ait  pas  amené  plus  de  résistance  et 
de  collisions.  L'explication  de  ce  fait  peut  se  trouver,  à  notre  sens,  dans 
l'examen  attentif  d'une  circonstance  particulière  à  cette  époque.  Le  petit 
nombre  de  propriétaires  fonciers  avait  introduit  nécessairement  dans 
toutes  les  provinces  le  système  de  la  culture  par  colons  (tn^utUm).  Les 
colons  payaient  au  maître  une  redevance  annuelle;  leur  sort  ne  fut  que 
très  peu  changé  par  l'attribution  faite  aux  chefs  ostrogoths  des  terres 

(t)  Esprit  des  Lois,  livre  xxx,  chair.  8; 

(i^  Obtervatiom  tw  l'Histoire  de  France,  lirre  !•%  dup.  t^ 


836  RSYDB  DES  DBCX  MONDES. 

prises  sur  quelques  patriciens  romains  ou  même  sur  des  chefs  hernies 
tués  ou  en  fuite  après  la  conquête.  Le  bouleversement  fut  donc  plus 
réel  qu'apparent;  il  se  fit  dans  les  titres  de  propriété  pins  que  dans  la 
terre  même;  chaque  colon  resta  dans  sa  chaumière,  continuant  à  cul- 
tiver la  même  terre,  seulement  pour  de  nouveaux  maîtres,  ou,  comme 
les  appelait  la  loi  de  Théodoric,  pour  de  nouveaux  hôtes  (  navis  hospi- 
tibtui). 

Cette  opération  une  fois  consommée,  Théodoric  n'épargna  rien  pour 
mêler  les  deux  peuples,  pour  en  faire  une  seule  et  même  nation.  Loin 
d'imiter  les  autres  cheb  barbares,  dont  le  premier  soin,  en  se  trans- 
portant dans  les  pays  conquis,  était  de  maintenir  rigoureusement  leurs 
lois  et  leurs  coutumes,  et  de  s'isoler  des  vaincus,  Théodoric  répétait 
cette  formule  que  l'histoire  a  conservée  :  liomanus  imitetur  Goihum, 
Goihus  Bomanum  sequatur.  Et,  sachant  toute  la  puissance  des  signes 
sur  l'esprit  des  peuples,  il  prit,  avec  la  pourpre,  la  chlamyde  et  la  chaus- 
sure romaines.  Sa  législation  entière  est  conçue  dans  cet  esprit.  Je  ne 
pourrai  mieux  justifier  l'analogie  que  j'ai  signalée  entre  les  instincts 
de  Théodoric  et  les  doctrines  philosophiques  du  dernier  siècle  qu'en 
citant,  avec  H.  du  Roure,  quelques  fragmens  des  monumens  de  son 
règne. 

Théodoric  institue  de  nouveaux  magistrats;  il  écrit  aux  municipalités 
du  pays  :  a  Vous  vous  touchez  par  les  possessions,  touchez-vous  par  la 
charité;  je  vous  envoie  un  comte  goth  pour  régler  les  différends  entre 
Goths;  entre  Goths  et  Romains,  il  s'adjoindra  un  officier  romain;  entre 
Romains,  le  différend  se  décidera  par  des  officiers  romains.  » 

Ses  soldats  n'étaient  pas  toujours  contens  de  la  pari  qui  leur  était 
faite;  souvent  des  Romains  se  plaignaient  d'avoir  été  dépossédés,  a  Si 
l'usurpation  a  eu  lieu  sous  notre  règne,  répondait  Théodoric,  sans 
délégation  de  terres  bénéflciales,  qu'il  y  ait  sur-le-champ  restitution! 
qu'on  ne  respecte  que  la  prescription  trentenaire,  qui  doit  consolider 
toutes  choses.  »  —  a  Faites  rendre  à  Manicarius,  dit-il  ailleurs,  les  es- 
claves que  les  soldats  goths  lui  ont  enlevés;  en  tout,  contenez  l'esprii 
militaire,  qui  se  plie  difficilement  à  la  règle  envers  les  personnes  civiles. 
Jura,  non  hrachia  :  le  droit,  non  la  force,  n 

Là  enfin  où  ne  se  trouvaient  que  des  magistrats  goths  :  «  Ayez  soin, 
leur  écrit-il,  dans  toutes  les  affaires  entre  les  Goths  et  les  Romains,  de 
tenir  la  balance  égale,  et  de  décider  finalement  par  la  seule  considé- 
ration des  lois  :  nous  ne  permettons  pas  un  droit  séparé  pour  deux 
races  que  nous  voulons  embrasser  dans  un  seul  esprit  et  dans  le  même 
amour.  » 

11  entendait  ainsi  la  justice  pour  ses  anciens  compagnons  d'armes; 
voici  comment  il  la  pratiquait  pour  Uii-inême  :  «  N'oubliez  pas,  écri- 
vait-Ii  à  Marcel  lus  qui  devait  juger  une  cause  dans  laquelle  il  était  in- 


THÉODORIG  ET  BOEGB.  837 

téressé,  n'oubliez  pas  que  nous  n'appelons  gain  que  le  profit  légitime; 
qu'il  nous  importe  moins  de  gagner  notre  procès  que  de  le  gagner  jus- 
tement, et  même  que  c'est  un  triomphe  pour  nous  de  perdre  une 
mauvaise  cause.  »  —  Des  chefe  ostrogotbs  avaient  tenté  des  usurpations 
sur  des  biens  appartenant  à  l'église.  Théodoric  écrit  (qu'on  n'oublie  pas 
que  c'est  un  roi  arien  qui  parle)  :.  a  La  tranquillité  des  sujets  fait  l'bon- 
neur  des  princes,  et  celle  de  l'église  y  ajoute  les  miséricordes  divines; 
vous  aurez  donc  à  protéger  avec  grand  soin  en  Sicile  les  biens  et  les 
per^nnes  dépendantes  de  Téglise  de  Milan,  sur  la  requête  que  nous 
adresse  le  bienheureux  évêque  Eustorge.  »  — Voici  des  conseils  plus  gé- 
néraux adressés  par  Théodoric  aux  gouverneurs  des  provinces,  des  in- 
stmcHons  ministérielles,  comme  on  dirait  aujourd'hui  :  a  Protégez  la 
province  par  les  armes,  gouvernez-la  par  le  droit;  faites  ressortir  de 
plus  en  plus  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  barbares  et  les  Goths, 
chez  qui  brille,  avec  la  valeur  native,  la  prudence  des  Romains;  revêtez 
les  mœurs  de  la  toge,  dépouillez  celles  de  la  barbarie,  et  qu'au  lieu  de 
se  plaindre  d'avoir  été  placés  sous  notre  empire,  les  peuples,  jouissant 
d'un  bonheur  qu'ils  ne  connaissaient  plus  que  de  nom,  n'aient  qu'un 
regret,  celui  d'avoir  été  soumis  trop  tard  par  nos  armes.  x>  Ces  paroles 
contiennent  toute  la  pensée  politique  de  ce  règne  :  en  demandant  à  ses 
guerriers  d^ allier  à  leur  valeur  native  la  prudence  des  Romains,  Théo- 
doric pouvait  songer  à  lui-même;  c'est  bien  la  grandeur  telle  que  la 
définit  Pascal  :  a  On  ne  montre  pas  sa  grandeur  pour  être  en  une  ex- 
trémité, mais  bien  en  touchant  les  deux  à  la  fois  et  remplissant  tout 
l'entre-deux.  » 

Nous  pourrions  multiplier  ces  exemples;  nous  pourrions  suivre  l'au- 
teur dans  la  comparaison  qu'il  établit  entre  les  trois  principales  légis- 
lations des  barbares  aux  v*  et  vi*  siècles  :  la  loi  Gombette,  la  loi  salique, 
et  i'édit  de  Théodoric,  qui  devint  le  premier  élément  de  la  célèbre  loi 
des  Visigoths.  De  cet  examen  ressortirait  l'incontestable  supériorité  de 
cette  dernière.  La  loi  salique  n'est  guère  qu'un  code  pénal;  sur  plus 
de  quatre  cents  articles,  les  trois  quarts  renferment  exclusivement  des 
pénalités;  encore  n'y  trouve-t-on  que  les  premiers  rudimens  de  toute 
législation  naissante.  Le  crime  n'est  considéré  comme  crime  que  par 
rapport  à  l'individu  ;  toute  la  sévérité  de  la  loi  s'épuise  à  son  profit  : 
c'est  le  premier  pas  hors  de  l'état  sauvage.  La  loi  prend  à  sa  charge  les 
vengeances  particulières;  de  la  le  principe  de  la  composition,  du  ra- 
chat du  crime,  moyennant  une  certaine  somme  payée  par  le  coupable 
à  l'offensé  ou  à  sa  famille;  mais  le  législateur  ne  s'élève  point  encore  à 
l'idée  générale  du  crime  qui  attaque  la  société  et  du  châtiment  qui 
doit  le  suivre  :  il  ne  voit  dans  les  déréglemens  de  la  liberté  individuelle 
qu'une  atteinte  aux  intérêts  privés.  Il  ne  s'est  point  constitué  le  dé- 
fenseur de  l'ordre  social;  on  peut  même  dire  que  l'idée  de  cet  ordre 


838  REVOl  DES  DEUX  MQIfDfeS. 

lui  échappe  encore,  et  qu'il  ne  comprend  dans  le  crime  que  la  nioHié  du 
erime.  De  là  ce  singidier  contraste  d'une  loi  qui  rét^  par  sespréTÎ- 
nons  mêmes  des  niOMirs  très  viôleiiles,  très  bratstos,  et  qui  ne  renferme 
pas  de  pénalités  irèB  sérëres.  Pour  les  hommes  libres,  jamais  de  cMAî- 
ment  c(»^rel,  poiiït  d'emprisonnenaent;  la  peine  àe  mort  est  très  rare 
et  peut  être  radietée.  On  sent  que  ce  n'est  qu'avec  quelque  doute  sur  son 
propre  droit  que  le  législalour  intervient  dans  les  rapports  des  radivîdus 
entre  eux;  la  loi  ne  fait  que  proclamer  et  sanctionner  ces  rapports. 

Quand  on  passe  de  cette  loi  de  nos  aieux  à  la  loi  des  Visigottis,  on 
croit,  selon  l'expression  pittoresque  de  l'auteur,  «  quitter  un  marché 
tumultueux  pour  entrer  dans  un  temple.  »  Ici,  en  eAft,  (Ans  de  compo- 
sitions à  prix  d'argent;  la  justice  apparaît  dans  toute  sa  mi^esté  sévère; 
elle  ne  se  laisse  point  dé«irmer  par  la  satisfaction  même  de  l'offlsnsé. 
Ce  n'est  pas  seulement  le  dommage  qu'elle  veut  réparer;  elte  sérit  ausd 
contre  le  crime  et  punit  le  trouble  apporté  à  la  société.  Cest  pourquoi 
on  y  trouve  une  plus  grande  rigueur  dans  les  châtimens;  la  peine  de 
mort  est  souvent  appliquée,  parce  qu'elle  est  méritée  souvent.  Il  fallait 
contenir  les  violences  du  soldat  et  réprimer  en  même  temps  la  cor- 
ruption romaine.  On  est  dans  un  ordre  d'idées  qui  répond  aha  div«Pt 
besoins  de  la  société.  C'est  non-seulement  un  ensemMe  ratmmel  àe 
^spositions  législatives,  dit  un  des  publicistes  que  nous  vmoBs  de  citer, 
mais  aussi  un  système  de  philosophie,  une  doctrine.  Svh*  quelques 
points,  le  législateur  a  devancé  les  progrès  du  siècle  dernier  et  le  nAtre 
même.  Ainsi,  il  stipule  que  a  les  enfans  de  parons  ly^res  qui  seront 
vendus  par  leurs  auteurs  ne  cesseront  point  d'être  libres,  la  Ittierlé  ne 
pouvant  être  r^Nnésentée  par  aucun  prix.  »  Les  toutes  sont  porsonn^es  : 
«  Que  le  crime  suive  son  auteur,  que  le  p^e  pour  le  fils,  le  fils  peur  le 
père,  la  femme  pour  le  mari,  les  voisins  pour  les  voisins,  n'aient  j»* 
mais  rien  à  craindre;  crimin^  crnn  Mo  qui  fëcerii  fmriiUur.  »  Et  la  eoih- 
séquence  écrite  de  cette  loi  était  i'alxriition  formelle  de  la  oonfiscft- 
tion,  etTacée  de  nos  codes  il  y  a  à  pdne  trente  ans,  et  maintenneeneore 
dans  une  grande  partie  de  l'Europe! 

Voilà  les  pensées,  les  paroles,  les  lois  d'un  chef  barbare  qui  régnaM 
il  y  a  treise  siècles.  Ne  croirait^on  pas  entfflidre  les  phis  pures  leçons 
de  la  philosophie  moderne?  n'esta  pi»  firappé  de  voir  ^'après  loot 
cette  civilisation  doot  bous  sommes  si  fiers  n'a  guère  dit  mieux,  on 
plus?  ne  retroove44)n  pas  dans  les  ordonnances  de  Théodoric  la  fXxH 
part  des  réformes  que  la  |riiilosophie  du  xvnf  siètfe  réclama  pour  llm- 
manité,  et  que  la  révolution  française^  a  fait  passer  ^Ums  le  droit  «odh* 
mon?  Ce  n'est  pas  seulement  le  fbnd,  mais  la  forme  même  :  il  y  a 
des  ressemblances  singulières  eatre  les  dédaràtions  philanthropiques 
des  législateurs  de  l'assemblée  constituante  et  les  épltres^u  sénateor 
Gassiodore,  védadeur  ordinaire  des  édits  de  «léodoric.  On  décrète  le 


votoDOBic  ET  mma.  BM 

àîea  mea  w  peu  d'enfhne;  oa  lise  lincbrement  la  ¥erta ,  «t  on  dé* 
«Aune  «or  bt  iwrfai.  Lo^  pnétmbales  <éM  lois  «ont  des  semoBS;  le  lé* 
{[iriatew  du  V"  sièok,  OHMne  «ox  du  siècie  dernier,  se  rmd  par 
êffwaoà  toute  la  justice  ^'il  lest  ea  droit  d'attendue  de  ta  posténté.  Q 
IM  ea  revenir  à  œftte  explicatioii,  ^^pne  les  écoles  de  Censtantinople 
avaient  nourri  et  lonné  Théodoric,  oemme  les  écrits  des  philosophes 
du  dernier  siècle  avaènit  éleyé  ies  géntottioDS  de  17 M,  mmt  pnmAus 
una. 

Cest  seos  l'eoqMre  de  ces  lois  bienfaisantes  que  s'éceidèrent  trente* 
kois  aufiées  d'un  ràgiie  glorieiix.  et  pusiUe.  Il  faut  se  rappeler  daai 
«^^1  chaos  le  moMte  oomra  était  alois  ploiigé,  se  seuvenir  qu'A  q^et* 
4116$  pasde  cette  heureuse  ItEdie,  le  meurtre  eisanglantait  dnque  jour 
le  trâae  de  Gon6ÉantiBO|^e,  que,  de  l'autre ^sèté  des  Alpes,  les^eires 
alMMnioahlesdes  flls  de  Glovis  se  tenaiaaiait  par  des  fieatricUkes,  pour 
oompneadre  avec  çuel  seutimeiit  de  reconnaissance  et  d'umour  les 
peuples  soumis  au  eeeptre  de  Théodoric  bérasaieut  eehu  •qui  leur 
o^t  ainm  un  moade  privilégié.  «  Lige  d'or  est  revenu  dans  sa  tenre 
natale,  0  disaient  les  ^témcns  de  ce  règne. 

0  Meliboee,  Deus  nobis  hmc  otia  facit! 

Théodoric  avairçait  ainsi,  chargé  de  gloire  et  d'années,  des bénédîc- 
Itens  des  yaincus  et  des  vainqueurs,  vers  la  fin  de  sa  carrière.  Rien  n'y 
avait  manqué,  ni  féclat  des  armes  dans  la  jeunesse,  ni  la  sagesse  et  la 
renommée  du  légidateur  dans  Tâge  mûr.  11  aimait  la  gloire,  et  son- 
geait souvent  au  jugement  que  la  postérité  porterait  sur  lui  et  sur  les 
actions  de  son  règne.  Si  Théodoric  était  mort  apf  es  cette  longue  pé- 
riode, le  jugement  rendu  par  ce  tribunal  qu'il  invoquait  eût  été 
exempt  de  tout  blâme,  et  les  récriminations  intéressées  des  historiens 
du  Bas^Emph*e  n'auraient  su  comment  s'attaquer  à  cette  vie  aussi  pure 
que  glorieuse;  maïs  les  destinées  souveraines  ont  moins  encore  que  la 
vie  modeste  de  chacun  de  nous  ce  privilège  d'un  bonheur  sans  mé- 
Mnge  poussé  jusqu'aux  extrêmes  limites  de  l'âge. 


Nous  arrivons  i  cette  catastrophe  illustre  et  déplorable  de  Boëce  et 
de  Synunaque,  sur  laqudle,  selon  nous,  un  jugement  impartial  reste 
encore  à  établir.  Les  plaintes  éloquentes  de  Boëce  ont  i«ndu  bop  diffi- 
cile récpûté  entre  la  victinie,  coupable  ou  non,  et  son  juge.  La  poésie, 
la  jpbilosophie,  la  rdigion,  tout  ce  qui  est  puissant  sur  le  cœur  dé 
l'homme  a  conspiré  pour  dimner  à  la  mort  de  Boëce  un^ckt  sini^re 
qui  projelte  sa  lueur  jusque  sur  ces  années  que  nous  venons  de  rap- 


MO  RBTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

peler.  Admirable  fortune  dp  génie  et  du  malheur  soutenu  ayec  un 
ferme  courage!  Boëce  a  composé  dans  sa  prison  quelques  chants  qui 
ont  plus  fait  pour  sa  gloire  que  trente  années  de  succès  et  de  yertus 
n'en  ont  fait  pour  celle  de  Théodoric.  Pour  bien  des  lecteurs,  le  nom  dû 
conquérant  n'a  été  sauvé  de  l'oubli  que  par  celui  de  sa  victime,  comme 
on  fait  vivre  le  coupable  pour  faire  vivre  le  châtiment. 

Boëce  a  été  le  dernier  poète  de  cette  littérature  ancienne  qui  s'as- 
socie aux  premières  impressions  de  notre  jeunesse;  pendant  tout  le 
moyen-âge,  et  jusqu'à  la  réapparition  d'Aristote,  sa  philosophie  a  régné 
dans  les  écoles;  enfin  la  religion  a  consacré  son  nom  en  T  inscrivant  an 
nombre  des  saints  de  l'église  catholique.  Il  n'y  a  donc  point  à  s'étonner 
de  cette  faveur,  de  cette  pitié  qui  s'est  attachée  à  sa  mémoire.  Il  y  a 
cependant  pour  l'historien  quelque  chose  qui  est  supérieur  encore  à 
toutes  ces  choses  vénérables  et  sacrées,  le  talent,  la  dignité,  le  mal- 
heur :  c'est  la  vérité;  selon  nous,  elle  a  été  étrangement  méconnue. 

Pour  juger  avec  impartialité  ce  mémorable  procès,  pour  prononcer 
entre  Théodoric  et  Boëce,  il  est  nécessaire  de  se  rendre  compte  de  It 
situation  du  nouveau  roi  vis-à-vis  de  l'empereur  d'Orient.  Nous  avons 
vu  tout  à  l'heure  comment  les  Ostrogoths  avaient  obtenu  de  Zénoo 
l'autorisation  d'aller  reprendre  l'Italie  sur  les  Hérules.  Les  termes 
mêmes  de  la  requête  qui  fut  présentée  ne  laissent  pas  de  doute  sur  les 
sentimens  qui  animaient  alors  les  successeurs  de  Constantin.  Parmi  les 
motifs  favorables  qui  devaient  déterminer  le  consentement  de  l'empe-* 
reur,  Théodoric  mettait  au  premier  rang  l'avantage  de  débarrasser 
Constantinople  du  dangereux  voisinage  de  ses  compatriotes,  ou  même 
de  voir  les  Hérules  et  les  Ostrogoths  se  détruire  les  uns  par  les  autres. 
a  Seigneur,  quoi  que  vous  fassiez ,  nous  vous  serons  toujours  des  hôtes 
incommodes  ou  dangereux.  Envoyez-nous  contre  le  barbare.  Si  je  suis 
vainqueur,  je  tiendrai  de  vous  ritalie;*si  je  suis  vaincu,  tout  sera  dit; 
dans  tous  les  cas,  vous  y  gagnerez  ce  que  nous  vous  coûtons.  »  Ce  n'est 
pas  faire  injure  à  la  politique  du  Bas-Empire,  d'imaginer  que  la  chance 
parut  aussi  souhaitable  que  probable  à  l'empereur.  11  crut  moins  donner 
l'Italie,  l'Italie,  le  berceau  de  l'empire,  que  la  délivrer  des  barbares,  et 
profiter  de  la  lutte  pour  anéantir  à  la  fois  les  Hérules  et  les  Ostrogoths. 

L'événement  trompa  d'abord  ces  espérances.  Théodoric  vainqueur 
établit  sa  domination  depuis  Arles,  dans  les  Gaules,  jusque  dans  la  Pan- 
nonie ,  la  Dalmatie  et  la  Sicile  ;  l'empereur,  pour  se  débarrasser  du 
tribut  qu'il  payait  aux  Goths,  se  trouvait  avoir  élevé  en  face  de  lui  un 
monarque  puissant  et  habile,  auquel  il  ne  manquait  que  le  nom  d'em- 
pereur d'Occident  pour  être  le  rival  et  peut-être  le  maître  des  souverains 
de  Constantinople.  J'ai  déjà  dit  que,  si  telle  était  au  fond  la  positkm 
relative  des  deux  rivaux ,  le  langage  officiel  n'en  trahissait  rien  :  l'anH 
bition  de  Théodoric  était  tempérée  par  tous  les  ménagemens  que  cooi-* 


THÉODORIG  ET  BOEGE.  84i 

mandaient  la  politique  et  cette  image  de  Tempire  romain  toujours  im- 
posante aux  yeux  des  peuples.  Nous  voyons  donc  Tbéodoric^  à  peine 
installé  à  Ravenne,  envoyer  des  députés  à  lempereur  Anastase  pour 
solliciter  Tinvestiture  déQnitive  de  lltalie.  Rien  ne  peut  mieux  prouver 
les  arrière -pensées  et  les  mauvais  desseins  de  l'empereur  contre  le 
nouvel  établissement  italien  que  la  longue  attente  qu'il  fit  subir  à  Tbéo- 
doric.  Son  envoyé  resta  plus  de  six  ans  à  la  cour  de  Constantinople  sans 
obtenir  de  réponse  formelle.  Ce  ne  fut  que  lorsque  la  politique  de  Théo- 
doric  eut  consolidé  Tœuvre  de  ses  armes  que  l'empereur  se  résigna  enfin, 
ou  plutôt  remit  à  une  autre  époque  l'exécution  de  ses  projets.  L'ambas- 
sadeur rapporta  à  son  maître,  avec  le  titre  de  patrice,  les  ornemens 
royaux  qui  devaient  consacrer  aux  yeux  des  peuples  la  nouvelle  domi- 
nation. 

Cette  reconnaissance  tardive  ne  changeait  rien  à  la  situation.  Théo- 
doric  ne  se  méprit  point  sur  la  valeur  de  ce  consentement  forcé.  Nous 
le  voyons  occupé  à  préparer  ses  moyens  de  défense  pour  la  lutte  qu'il 
prévoit.  Ce  n'est  pas  seulement  sur  la  valeur  de  ses  soldats  qu'il  compte, 
la  politique  lui  viendra  en  aide;  pendant  qu'il  tient  ses  guerriers  réunis, 
qu'il  leur  impose,  pour  prix  des  terres  distribuées,  l'obligation  de  fournir 
un  certain  nombre  de  soldats  et  qu'une  flotte  est  créée  dans  les  ports  de 
l'Italie,  il  recherche,  avec  tous  les  chefe  des  états  fondés  sur  les  débris 
de  l'empire  romain,  des  alliances  qui  doivent  établir  entre  eux.  une  so* 
lidarité  redoutable.  Malgré  la  différence  de  religion,  il  envoie  des  sun- 
bassadeurs  à  Qovis,  et  prend  en  mariage  sa  sœur  Audeflède;  il  donne 
une  de  ses  propres  sœurs  à  Gondebaud,  roi  de  Bourgogne;  l'autre  épouse^ 
en  Afrique,  le  successeur  de  Genseric;  enfin  il  soutient  dans  le  midi  de 
la  Gaule  la  monarchie  des  Visigoths,  associée  à  la  sienne  par  une  ori- 
gine commune.  Gibbon  remarque,  avec  raison,  que  Théodoric  ne  faisait 
en  cela  autre  chose  que  pratiquer  ce  système  d'équilibre  que  la  politique 
moderne  a  cru  avoir  inventé  le  jour  où  elle  lui  a  donné  un  nom. 
.  Les  périls  pouvaient  ne  pas  venir  seulement  du  dehors;  les  Romains 
étaient  soumis,  et  plus  heureux  qu'ils  ne  l'avaient  jamais  été  sous  leurs 
anciens  empereurs;  mais  la  servitude  est  toujours  agitée.  11  y  avait  eu 
à  Rome  quelques  troubles,  et,  bien  que  sa  présence  les  eût  prompte- 
ment  apaisés,  Théodoric  restait  inquiet  et  alarmé.  Cependant  sa  pru- 
dence et  la  douceur  de  ses  lois  auraient  surmonté  ces  difficultés  et 
réussi  sans  doute  à  créer  un  seul  peuple  de  sujets  fidèles,  si  les  Romains 
et  leur  nouveau  roi  n'avaient  été  séparés  par  une  cause  plus  profonde 
encore  que  la  différence  d'origine,  par  une  haine  plus  irréconciliable 
gue  celle  du  vaincu  contre  le  vainqueur,  par  la  différence  de  religion  : 
les  Romams  étaient  caihoKquen,  les  Ostrogoths  et  leur  chef  étaient 
wriens.  ^. 


9Ê^  mvmL  MBS  ^br  mhbbs. 

Ihéotetc  mt  s^éttit  Jamais  liii  îHiisioti  ^ac  ot  peiit;  loat  porta  à 
CMm  (fue^on  esprit  poKttqa 

eèt«appnnié  Vobaladey  si  la  sskiiioii  eêà  pu  appsrtamrÀ  loi  seul  ela'a 
n'eût  ea  afliUM  qu'à  ses  prepres  scrapules;  omb  tocrt  rapproehement 
avec  relise  de  Rome  Feût  sépvré  de  ses  sujets.  Henri  IV  put  acheta* 
Paris  au  prixd'une  messe)  sans  s'aKéser  b  fldèUté  de  sm  brades  eom- 
pafBODS.  Théodoric  était  mains  Hbre^  s'A  eût  accepté  le  éi^gme  de  la 
Trinité,  rejeté  par  Arius,  ws  peuples  se  seraient  aaiilevés  eontre  VO^ 
lâtre^  Tout  oe  ^fue  povraU  fanre  alors  un  ^prit  p^tiqoe  f(t  sage,  Thè^ 
donc  la  fit;  il  râla  toiérant  dans  un  siècle  pour  tecfael  la  (oléranoe  sen»- 
Mait  une  vertu  incoBnue^  impraticable  :  oe  n'était  qu'an  défeloppanti 
en  emitant  le  sentiment  rel^ux,  que  l'église  faisait  dsaas  les  âmes  ces 
grandes  révolutions  qui  peuplaient  les  déserts  de  chrétiens  et  créai»! 
alors  au  oosur  même  de  l'Italie  les  premiers  de  ces  ordres  monastiques 
qui  devaient  plus  tard  couvrir  le  monda  et  le  gouverner.  Rome  était 
d'oittenrs  le  centre  et  le  siège  de  cette  église  universelle  qui  ne  pouvait 
accepter  «Inoàrament  la  dominaition  d'un  rat  b^^tiqne;  cette  église 
était  vichirieaas  et  triMnfiiiaiÉa  partout^  excepté  là  m^ 
prooaisnux  apMres  que  serait  établi  le  tcùie  (fe  leurs  wcoessau^ 
venait  d'enibîrasser  le  catholicisme  et  de  se  jeter  dans  les  bras  des  évè* 
qws;  po«r  eux,  il  était  le  vrai  emfperaiir  d'Occident  Les  Bourguignons 
n'iivaientpas  tudé  à  snivre  cet  exenaplt.  L'empire  d'Orient,  un  instant 
égaré  parles  doctrines  d'Anus,  étnt  revenu  au  dogme  de  la  vraie  foi. 
Octte  monardM  arienne  des  GotieB^  de  toutes  parts  enveloppée  par  des 
royaumes  catholiques,  offi*mt  «ne  étrange  anenolie*  Apote  trente  ans 
de  règne,  Théodoric  entrevoyait  que  totrf  oe  qu'A  «vait  fondé  pouvait 
être  remis  en  question  i  sa  mect ,  de  son  vivant  pent>éii^  ûselivraft 
à'ces  pressentinieiis  sinistins  qui  assiègent  souvent  les  grandB  hommes 
à  l'heure  même  où  la  multitiida  croit  ienr  oeuvre  oonaamnée  et  imr- 
mortelle^ 
p  Ace  momenÉ  mfime,  l'empeneor  JantÉn^oommença  oonireles  ariens, 
restés  dans  eesétaisy  une  croeUeparséaulien:  leurs  églises  Airant  foiw 
niées,  leurs  peètras  emprisomiés  ou  misa  mort  Théodoric  se  ^sanitt 
atteint  fl  comprit  que  ce  n'était  p»  isnt  à  un  petit  nomlMni  d'uîen»^ 
épars  dans  Fcnapim,  qu'un  en  vaufoit  qufà  lui-même,  chef  de  la  mo^ 
nardsie  arienniç  il  rédama  de  tenapaeeur  pour  sas  ooreligiomMâraB, 
dsnl  la  ptapaii  éiàientauasiaBs  piinpitriates,  latoiérance^dontfl  amU 
uséenvers  las  oaflmliqnea  Justin  repaussa  avec  hauteur  cette  hites^ 
Tiràcdotm  irrité,  appelée  gmids  cris  par  les  ariens  proscrits, 
de  marcher  snr  Ck—taatinupli ,  lorsque,  regardant  autour  4* 
luiv  il  vit  qu'au  lieude  sengir  à  protéger  leaauAres,  il  idlait  ea  détendre 
contre  des  ennemis  plus  proches  et  plus  dangereux.  Cette  c(ms] 


ntotoiic  ET  M>ra^  148 

eatiKdique,  par  laquelle  il  se  trouyait  eenié,  avait  8és  chefs  et  sss  agens 
9M  sein  mteoe  de  sqd  empire.  Ce  n'était  pas  seulement  un  suiserain  in- 
qpûet  de  la  grandeur  de  son  vassal  ou  des  rivaux  jaloux,  c'étaient  des 
sénateurs  romains»  oaDoddés  de  ses  bienfaits,  qui  tramaient  contre  lui 
de  eoupaUes  complots* 

Le  comte  Cyprien,  homme  ooasidérable  et  respecté  de  tous,  était  venu 
trouver  Théodoric  à  Vérone.  Il  accusidtr  Alhinus,  Boëoe  et  Synmia^ie» 
San  beau-père,  d'entretenir  avec  Fempereur  des  inlelUgences  crimi-< 
Belles  :  une  partie  du  sénat  voidait  appeler  en  Italie  les  armées  de  Tem** 
pereur  pour  la  délivrer  du  joug  des  Gotbs  et  exterminer  l'hérésie;  en 
iMotrait  les  lettres  des  oogepirataurs,  les  réponses  de  l'empereui^ 
l'anticpie  lonour  de  la  patrie  et  le  zèle  ardent  de  la  religion  s'étaàeirt 
unis  pour  préparer  cette  sanglante  restauration,  qui  devait  arriver 
quelques  années  après  par  la  main  de  Béltsaire.  Ce  n'étaient  point  des 
coniq^irateurs  vulgaires  qui  menaçaient  Tbéodoric  :  Albimis  avait  été 
eensul,  Symmaque  était  un  des  personnages  les  plus  Im  po  rtans  dande 
parti  romain;  mm  Boëce  surtout,  Boëce,  deux  fois  ooosul,  Boëce,  cher 
au  peuple  et  tout-puissant  à  Rome,  illustre  par  ses  taleos,  par  ses  ri-^ 
cbesses,  par  les  digmtés  mêmes  auxqudles  Théodork  l'avait  élevé. 
Vida  ce  qui  révékût  toute  la  gravité  rt  le  danger  du  complot  Un  pareil 
hemme  n'avait  embrassé  que  des  desseins  au  suocèa  desquds  il  po»^ 
-«ait  croire.  Sa  inrudence  égalait  sa  vertu.  «C'était,  disent  les  auteurs 
enntemporains,  le  dénier  des  Homains  que  CSeéron  et  Caton  eussent 
VMmlu  avouer  pour  leurs  concitoyens.  Sa  vie,  et  surtout  sa  mort,  furent 
dignes  de  celles  deMs  grands  hommes.  » 

La  gloire  de  cette  mort  a  plutàt  ^^baciurd  qu'éclaisé  les  {Nnemiène^ 
époques  de  la  vie  de  Boëcs^  tout  s'est  efhcé  devant  os  vif  éclat  II  en  est 
de  la  vie  des  individus  comme  de  l'histoire  des  peuples;  noos  sommes 
aeooutumés  à  n'arrêter  nos  regards  cpw  sur  rm  petit  niMcnbre  d'époques 
brillantes  ou  sanglantes;  les  autres  temps  se  perdent  dans  une  vagne^ 
ûbsGurité^NousnenousreprésentoBspasjaBScpielqneeffortles  hommes 
semblables  à  noas  qui  ont  rempli  ces  espaces  intermédiaires,  et  noue 
supprimons  par  le  fait  une  grtmde  partie  de  la  viedu  genre  bnmain« 
Mous  ressearons  les  destinées  pour  aecnmider,  en  quelque  sorte,  les 
unsaur  les  autres,  les  désastres,  les  guerres,  les  révolntiQiis;  noaîSy 
pour  les  contemporains,  il  s'est  écoulé  entee  œs  catastrophes,  qui  noua 
semblent  seules  dignes  de  la  majesté  un  peu  dramatique  de  l'histoire  « 
vingt,  trente  années  de  paâet  derepos:  6iraiub«iertoiii4mj|HiliMm. 
durant  ces  années,  chacun  a  vécu  et  s'est  développé  awc  les  eqpérances 
et  les  illusions  tranquilles  que  nans  penvcos  eirtretenir  a^ourd'hui. 
Bans  les  siècles  qui  suivront,  on  passera  rapidement  ansai  sur  notre 
et  sur  «^e  de  nos  pitres  pour  arriver  pfais  vite  aux  événemens 


8U  RErUB  DBS  DEUX  MONDES. 

contemporains.  Quelle  idée  trompeuse  donneront  alors  de  notre  époque 
les  historiens  qui  devront  resserrer  en  quelques  pages  les  massacres  de 
la  ligue,  les  troubles  de  la  fronde,  les  crimes  et  les  grandes  guerres  de 
la  révolution  terminées  par  la  catastrophe  de  Moscou  I  Dans  cette  rapide 
revue,  dans  cette  course  haletante  y  nos  petits-enfans  oublieront  quel* 
quefois  ces  jours  de  prospérité  et  de  loisir  où  Tesprit  humain  avait 
peut-être  atteint  le  plus  haut  degré  de  développement,  où  une  soâété 
brillante  et  polie  se  livrait  avec  une  sécurité  complète  à  toutes  les  joies 
du  présent.  Ces  erreurs  de  perspective  sont  inévitables:  les  objets  placés 
près  de  nous  nous  dérobent  les  autres,  ou  ne  nous  laissent  voir  que 
quelques  points  culminans.  Quand  vous  entrez  dans  un  pays  de  mon- 
tagnes, Foeil  n'aperçoit  d* abord  que  les  sommets  qui  s'élèvent  à  Tho- 
rizon;  vous  n'avez  devant  vous  qu'une  décoration  fantastique  :  ce  n'est 
point  là  le  pays  que  vous  voulez  connaître;  mais,  si  vous  montez  sur 
une  de  ces  hauteurs,  alors  vous  découvrez  les  vallons  et  les  plaines  qui 
s'étendent  entre  les  montagnes;  chaque  objet  reprend  sa  vraie  pro- 
portion ,  son  rapport  avec  ceux  qui  l'avoisinent;  au  milieu  des  cimes 
couronnées  par  les  neiges  ou  frappées  par  la  foudre ,  vous  voyez  aussi 
les  prairies  et  les  hameaux  paisibles  d'où  monte  doucement  la  fumée. 
Après  la  pacification  de  l'Italie  par  Théodoric ,  ses  contemporains 
pouvaient  se  croire  arrivés  à  un  de  ces  intervalles  de  repos  que  la  Pro- 
vidence accorde  quelquefois  au  genre  humain;  on  renaissait,  on  se 
laissait  aller  à  l'espoir  et  à  la  sécurité.  Quand  nous  regardons  l'histoire 
avec  la  lumière  que  le  dénouement  connu  répand  sur  les  premières 
scènes  d'un  drame ,  nous  avons  peine  à  nous  mettre  dans  l'heureuse 
ignorance  des  acteurs;  nous  nous  étonnons  de  leur  confiance ,  nous 
ne  doutons  pas  de  notre  instinct  supérieur,  nous  n'imaginons  pas  qu'il 
eût  pu  être  mis  en  défaut  par  les  événemens.  Les  plus  habiles  s'y 
trompent  cependant,  ceux  même  qui  vivent  au  sein  des  afiTaires.  Les 
j)remiers  auteurs  de  la  révolution  française  annoncent  toujours  dans 
leurs  mémoires  que  la  révolution  est  décidément  terminée,  a  Telle 
fut,  9  dit  Rabaud  de  Saint-Étienne  dans  son  histoire  de  l'assemblée 
constituante,  qui  se  séparait  au  moment  où  il  écrivait,  a  telle  fut  la  fin 
de  cette  grande  révolution.  x>  Ne  nous  récrions  donc  pas  si ,  au  com- 
mencement du  VI*  siècle,  quelques  années  avant  les  guerres  sanglantes 
de  Bélisaire,  si  près  de  l'invasion  des  Lombards,  à  la  veille  du  sac  et  du 
pillage  de  Rome  par  Totila,  des  esprits  éclairés  ont  cru  aussi  que  la 
révolution  était  terminée,  a  A  présent  que  Rome  goûte  une  paix  pro- 
fonde, les  vertus  guerrières  ne  sont  plus  de  saison;  nous  n'avons  plus 
qu'à  jouir  de  la  paix  assurée  par  le  courage  des  vainqueurs,  et  à  oublier 
les  malheurs  qui  auront  étabU  la  félicité  de  nos  enfans.  »  Telles  étaient 
les  paroles  que  l'évéque  de  Pavie ,  Ennode ,  adressait  ^  dans  la  première 


TBÉODORIG  ET  BOEGE.  845 

année  du  vi*'  siècle ,  à  son  ami  Boëce.  Arrêtons  quelque  temps  ici  le 
lecteur;  peut-être  trouvera-t-on  de  l'intérêt  à  connaître  ce  que  l'histoire 
nous  a  conservé  sur  les  premières  époques  d'une  Tie  terminée  par  une 
sanglante  catastrophe. 

Anicius-Manlius-Severinus  Boetius  appartenait,  conune  ces  noms 
l'indiquent,  aux  plus  illustres  famiUes  de  la  Rome  ancienne.  Sa  jeu- 
nesse avait  été  paisible.  Enfant  encore  à  l'époque  de  la  conquête  de 
Théodoric,  il  fut  envoyé  dans  les  écoles  d'Athènes.  Rappelé  à  Rome  par 
la  mort  de  son  père,  il  y  avait  recueilli ,  avec  ses  grandes  richesses, 
.l'héritage  d'illustres  amitiés.  Symmaque  et  Festus,  tous  deux  consuls  à 
l'époque  de  son  retour,  avaient  été  les  meilleurs  amis  de  son  père;  ils 
devinrent  les  siens.  Tous  deux  semblent  s'être  disputés  à  qui  s'attache- 
rait le  jeune  Boëce  par  des  liens  plus  étroits.  Après  avoir  épousé  la  fille 
de  Festus,  qu'il  perdit  bientôt,  Boëce  se  remaria  avec  la  fille  de  Sym- 
maque, Rusticienne,  qui,  par  sa  beauté,  ses  vertus,  son  courage,  a  mé« 
rite  d'être  associée  à  la  gloire  de  son  époux.  Les  traces  de  la  conquête 
n'étaient  pas  encore  complètement  disparues;  les  grands  noms,  les 
grandes  ^tuations  se  croyaient  encore  exposés  à  l'envie  et  à  la  ruine. 
Les  citoyens  riches  quittaient  les  villes  et  se  retiraient  dans  les  cam- 
pagnes, où  leur  puissance  s'était  maintenue.  Plusieurs  lois  de  Théo- 
doric  n'ont  d'autre  but  que  d'arrêter  ce  déplacement  sensible  d'une 
partie  de  la  population.  «  11  est  indigne,  dit-il  dans  un  de  ses  décrets,  il 
est  indigne  d'hommes  civilisés  de  fuir  la  société  de  leurs  semblables 
pour  vivre  avec  les  bêtes  fauves ,  et  de  se  retirer  loin  des  lieux  où  la 
chose  publique  réclame  leur  concours.  »  Ces  effets  de  la  crainte  étaient 
inévitables;  ils  se  sont  reproduits  souvent  de  nos  jours,  aux  époques  de 
crise  et  de  révolution  :  toute  conquête  les  amène.  Quand  on  parcourt 
encore  aujourd'hui  les  provinces  soumises  par  les  Turcs,  on  ne  trouve 
aux  abords  des  grandes  routes  qu'une  profonde  solitude  :  les  populations 
se  sont  réfugiées  dans  l'intérieur  du  pays;  là  seulement  se  retrouvent, 
avec  la  sécurité,  les  champs  cultivés,  les  troupeaux  et  de  populeux 
villages. 

Ce  fut  dans  la  campagne  de  Rome,  derrière  les  montagnes  de  Subiaco, 
où  se  bâtissait  alors  le  monastère  de  Saint-Benoit ,  que  Boëce  passa  avec 
sa  jeune  épouse  les  premières  années  qui  suivirent  son  retour.  Ds 
vivaient  là  paisibles  et  cachés  :  dans  ces  belles  et  inaccessibles  retraites, 
derrière  cette  hgne  bleue  de  montagnes  qui  borde  l'horizon  romain, 
n'arrivaient  point  les  derniers  brigandages  et  la  licence  des  vainqueurs. 
Notre  imagination  se  représente  à  tort  les  dévastations  de  la  conquête 
et  les  scènes  sanglantes  de  la  guerre  répandues  sur  toute  la  contrée 
comme  sur  tout  le  siècle.  Loin  de  ces  vastes  cités  dont  la  renommée  et 
Topulence  attirent  le  pillage ,  loin  de  ces  routes  marquées  par  le  sang 

TOME  xvu.  55 


846.  BEvro  ms  dbux  mohdis. 

qui  y  conâuiseDtyrune  grande  étendue  du  pays  jouit  encore  de  lalU)erté 
et  du  repos  :  le  sol  n'est  point  foulé  par  les  soldats  étrangers,  et  le  bruit 
des  armes  y  arriiFe  à  peine  : 

No  strepito  di  Marte 
Abco#  tmhb  qaesia  reweiia  parte. 

là,  Boece  composa  les  ouvrages  nombreux  qui  sont  arrivés  jusqu'à 
nous.  LWivité  de  sa  pensée  se  portait  sur  toutes  les  sciences;  la  philo- 
sophie, Tastronomie,  la  théologie^  la  musique,  rien  ne  lui  fut  étranger. 
Les  traités  qu'il  écrivit  sur  ces  matières  diverses  fémfoignent  à  la  fois 
de  rétendue  de  ses  connaissances  eft  du  calme  profond  qui  régnait  autour 
de  lui.  Les  recherches  de  luxe  et  d'élégance  qui  décoraient  sa  maison 
auraient  été  incompatibles  avec  une  existence  inquiète  et  menacée;  il 
parle  lui-même  a  de  cette  bibliothèque  ornée  de  riches  sculptures  en 
ivoire  et  de  glaces  polies,  où  la  sagesse  avait  établi  son  trône  et  rendait 
ses  oracles  par  la  voue  des  philosophes  de  l'antiquité,  d  Les  heures  pas- 
sées dans  cette  bibliothèque  revenaient  souvent  au  souvenir  de  Boêce, 
dans  la  prison  où  il  composait  ses  derniers  vers;  elles  n'avaient  point 
été  perdues;  elles  l'avaient  préparé  à  soutenir  cette  épreuve  et  à  mourir 
digne  de  ces  grands  hommes  dont  il  admirait  la  vertu. 

Cependant  la  domination  de  Théodoric  s'affermissait  chaque  jour  par 
fes  bienfaits  de  l'ordre  et  de  la  paix  :  il  était  difficile  à  un  homme  aussi 
illustre  que  Boece  de  se  refuser  long-temps  aux  vœux  de  ses  conci- 
foyens,  qui  rappelaient  à  Rome^  aux  désirs  du  roi,  qui  voulait ,  sans 
distinction  de  races  ou  de  partis,  s'enfourer  des  plus  dignes  et  des  plu^ 
habiles.  Il  revint  à  Rome.  Créé  patrice  Tannée  même  où  Théodoric  y 
fit  son  entrée  solennelle,  il  fut  chargé  de  le  recevoir  et  de  le  haranguer 
à  la  tête  du  sénat,  ail  sut,  dit  Procope,  satisfaire  le  vainqueur  en  main- 
tenant la  dignité  du  sénat  et  se  faire  admirer  également  des  deux  na- 
tions. 0 

Dès-lors,  les  dignités  et  les  honneurs  s'accumulèrent  sur  la  tête  de 
Boëce.  n  y  eut  comme  une  émulation  entre  ses  concitoyens  et  le  rm 
des  Goths  pour  le  combler  de  tous  les  titres,  pour  lui  dà:emer  toutes 
les  dignités  renouvelées  de  l'ancienne  république  ou  empruntées  à  la 
hiérarchie  du  Bas-Empire.  Il  fut  successivement  nommé  préfet  du  pré- 
toire, maire  du  palais,  deux  fois  consul.  Le  consulat  était  alors  conféré 
par  le  sénat,  avec  l'approbation  du  roi.  Cette  double  élection  était  un 
symbole  de  l'esprit  de  concorde  qui  unissait  pour  un  moment  les  deux 
peuples.  £n  servant  sa  patrie,  Boëce  fortifiait  de  son  concours  l'établis- 
sement de  Théodoric;  aussi  voyons-nous  celui-ci  Im'  accorder  toutes 
les  marques  de  sa  confiance.  Il  le  mandait  souvent  à  Ravenne,  le  con- 
sultait sur  fout  ce  qui  regardait  l'administration  des  villes  romaines,  fl 


THiOlKMlIC  ET  BOIGI.  BVt 

VaTait  fait  le  premier  magistrat  et  comme  le  refurésentant  de  son  aufav» 
rite  à  Rome.  Enfin,  lorsque  Boëce  but,  comme  son  beau-père  Symma-^ 
que,  épuisé  tous  les  honneurs  du  consulat,  Théodoric  et  le  sénat  romain 
élevèrent  à  cette  suprême  magistrature  ses  deux  fils,  à  peine  entrés 
dans  la  première  jeunesse.  Ce  fut  un  jour  solennel  dans  la  vie  de  Boëce, 
que  celui  où  le  sénat  en  corps  vint  chercher  dans  sa  maison  ces  deux 
jeunes  gens  et  les  conduire,  au  milieu  des  acclamations  du  peuple,  mt 
les  chaises  curules,  antiques  sièges  des  premiers  consuls  de  la  républi-* 
que.  Boëce,  placé  entre  ses  deux  enfans,  assista  ensuite  aux  jeux  du 
cirque,  et  distribua  au  peuple  des  largesses  dignes  de  la  magnificence 
ées  empereurs.  C'est  ce  triomphe  sans  égal  dont  le  souvenir  touchait  et 
agitait  encore  le  prisonnier  à  la  veille  de  sa  mort  et  que  la  philosophie 
lui  rappelait,  pour  lui  montrer,  par  Tinstabilité  de  la  fortune,  qu^il 
n'y  a  de  solide  au  monde  que  la  vertu .  Ce  jour  glorieux  termina  en  effet 
la  prospérité  de  Boëce.  Sans  doute  cette  élévation  si  grande  lui  donna 
des  espérances  plus  grandes  encore  :  il  ne  lui  suffit  plus  que  le  repo6 
et  la  paix  fussent  assurés  à  sa  patrie;  il  la  voyait  esclave  I  II  arrive  tou*^ 
jours  dans  la  vie  un  de  ces  momens  décisifs  où  l'on  joue  sur  une  chance 
douteuse  tout  ce  qui  a  été  lentement  et  laborieusement  acquis;  les  dé- 
sirs grandissent  avec  la  destinée  :  Boëce  gouvernait  Rome  sous  Théo-» 
doric;  il  voulut  plus;  il  voulut  la  rendre  libre. 

Les  rapports  du  sénat  avec  l'empereur  de  Constantinople  n'étaient 
point  clairement  définis;  nous  voyons  que  l'empereur  intervenait  en- 
core dans  la  nomination  des  consuls,  dans  l'élection  des  papes;  les  mes- 
sages étaient  fréquens  entre  Rome  et  Constantinople.  Cette  situation  in-r 
certaine  devait  encourager  et  faciliter  les  complots  :  les  premières 
communications  étaient  innocentes  peut-être;  avec  un  empereur  animé 
de  la  passion  de  ressaisir  l'Italie,  elles  finissaient  par  être  une  trahison. 
Ce  fut  sans  doute  ainsi,  et  par  la  pente  même  des  choses,  que  Boëce  se 
trouva  entraîné  dans  les  complots  tramés  contre  Théodoric.  Ainsi  s'ex- 
pliqueraient son  assurance  et  ses  protestations  contre  ses  accusateurs. 
Nous  avons  dit  quels  témoins  et  quelles  charges  s'élevaient  contre  lui] 
confiant  néanmoûis  dans  son  crédit,  peut-être  dans  la  faveur  même  de 
Théodoric,  il  ne  craignit  point  d'accourir  auprès  de  lui  et  revendiqua 
sa  pari  de  l'accusation  :  a  Si  Âlbinus  est  coupable,  dit^il,  je  le  suis  moi- 
même  avec  tout  le  sénat.  » 

Telles  furent  les  paroles  imprudentes  et  hautaines  de  Boëce.  Cep^i^ 
dant  le  sénat  fut  chargé  d'instruire  son  procès,  et  le  condamna  à  mort. 
Au  lieu  de  faire  exécuter  la  sentence,  Théodoric  se  contenta  d'abord  de 
renfermer  Boëce  dans  la  tour  de  Calvmice,  sur  le  territoire  de  Milan;  il 
espérait  encore  traiter  avec  l'empereur  et  faire  révoquer  l'édit  contre 
les  ariens.  Il  chargea  un  des  amis  de  Boëce,  le  pape  Jean,  d'aller  à 
Constantinople.  C'était  sans  doute  une  grande  inconséquence  de  charger 


848  RBYUB  DBS  DBUX  MONDES. 

de  cette  ambassade  un  tel  personnage;  le  pape  devait  trahir  ou  la  con- 
fiance qu'on  lui  montrait  ou  sa  propre  conscience,  le  roi  ou  la  religion. 
Est-ce  lui  faire  injure  que  de  croire  qu'il  aima  mieux,  selon  la  phrase 
célèbre,  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes?  L'empereur  reçut  le  pape  avec 
les  honneurs  les  plus  éclatans,  disons  mieux,  les  plus  compromettaus. 
11  alla  à  sa  rencont;re  aux  portes  de  la  ville,  et  se  fit  couronner  par  lui 
une  seconde  fois  dans  l'église  de  Sainte-Sophie.  Quant  à  l'objet  même 
de  l'ambassade,  à  peine  s'il  en  fut  question;  les  nouvelles  instances  de 
Théodoric  furent  repoussées,  et  la  persécution  contre  les  ariens,  re- 
doubla. 

C'est  alors  que  Théodoric,  sentant  que  tout  espoir  de  conciUation  était 
perdu,  furieux  de  se  voir  trahi  par  ses  propres  sujets,  ordonna  qu'on 
exécutât  la  sentence  prononcée  par  le  sénat  contre  Boëce.  Il  envoya  le 
préfet  Eusèbe  dans  la  prison,  pour  chercher  à  lui  arracher  le  nom  de 
ses  compUces.  a  Eusèbe  se  rendit  dans  la  prison  de  Calvance  avec  cet 
appareil  qui  suit  les  bourreaux.  Le  grand  homme,  exercé  par  une  Ion* 
gue  pratique  de  la  vertu,  le  reçut  avec  le  même  sang-froid  qu'il  met- 
tait naguère  à  disserter  sur  ses  malheurs.  On  lui  demanda  des  aveux; 
il  n'en  fit  pas.  Alors  commença  pour  lui,  entre  le  déchirement  de  la 
chair  et  la  fermeté  de  l'ame,  une  de  ces  luttes  mémorables  dont  l'his- 
torien, par  une  puérile  et  lâche  délicatesse,  ne  doit  point  sauver  la  vue 
à  son  lecteur,  dont  il  doit  au  contraire  le  repaître  en  quelque  sorte,  et 
se  repaître  lui-même,  pour  qu'elle  serve  à  l'un  et  à  l'autre  d  enseigne- 
ment incomparable.  En  regardant  ce  corps  étendu  en  cercle  sur  une 
roue  et  meurtri  par  le  bâton,  cette  tête  qui  sera  bientôt  tranchée,  mais 
que  d'abord  enroule  triplement  une  corde  serrée  par  un  treuil  jusqu'à 
faire  sortir  les  yeux  de  leur  orbite  (car  telles  furent  les  épreuves  que 
Boëce  eut  à  subir);  en  contemplant  du  même  coup  cette  puissance  qu'il 
faut  bien  nommer  volonté,  après  tout,  qui  résiste  pour  des  choses  dont 
elle  n'a  point  d'idées  précises,  qui  demeure  toujours  calme,  toujours  la 
même  au  milieu  des  cris  que  la  douleur  arrache  à  son  sujet,  n'est-on 
pas  plus  clah*ement  informé  de  la  double  nature  et  de  la  véritable  fin 
de  l'homme  que  par  les  plus  profondes  études  sur  la  source  et  les  phé- 
nomènes de  l'entendement  (!]?  » 

Sans  doute  il  faut  quelque  efibrt  pour  raisonner  froidement  après 
cette  vive  peinture  du  courage  et  de  la  volonté  aux  prises  avec  l'hor- 
reur des  supphces.  Que  l'on  songe  cependant  aux  temps  dont  nous  re- 
traçons l'histoire;  qu'on  éloigne  tous  ces  sanglans  appareils  que  la 
cruauté  des  hommes  syoutait  alors  à  la  mort  de  leurs  semblables  :  il 
ne  restera  plus  que  l'exécution  d'ime  sentence  capitale,  rendue  par  le 
sénat  lui-même  contre  un  sénateur  accusé  de  haute  trahison.  Toute- 

(1)  Histoire  de  Théodoric,  par  M.  le  marquis  du  Roore,  t.  U,  p.  i09. 


THÉODORIC  ET  BOECE.  •  849 

fois,  je  Fai  déjà  dit,  la  puissance  même  juste  qui  s'attaque  au  génie  ne 
doit  pas  compter  sur  l'impartialité  du  genre  humain,  et  la  postérité 
séduite  devient  le  complice  de  la  victime.  Les  trois  mois  qui  s'écoulè- 
rent entre  la  condamnation  et  le  supplice  de  Boëce  firent  plus  pour  sa 
gloire  et  l'immortalité  de  son  nom  que  tous  les  éclatans  services  de  sa 
vie  entière.  C'est  dans  la  tour  de  Calvance  qu'il  composa  ce  poème  de 
la  Consolation  philosophique,  qui  rappelle  cette  pensée  de  Sénèque  :  «  H 
n'est  point  de  plus  beau  spectacle  sur  la  terre  et  de  plus  digne  de  l'œil 
de  Dieu  que  le  courage  de  l'homme  de  bien  luttant  contre  le  malheur.  » 
Disons-le,  ce  livre,  qui  est  surtout  un  acte  héroïque,  était,  de  nos 
jours,  plus  admiré  que  lu  :  un  latin  quelquefois  barbare,  un  langage 
plein  de  recherches  subtiles,  d'allusions  obscures  à  des  faits  peu  connus, 
rendaient  cette  lecture  pénible;  aujourd'hui,  grâce  à  l'analyse  claire  et 
précise  de  M.  du  Roure,  à  la  traduction  élégante  qu'il  en  donne,  tout  le 
monde  pourra  aborder  ce  monument  de  courage  et  de  philosophie.  Ces 
accens  convaincus  du  citoyen,  ces  images  gracieuses  du  poète,  ce  rai- 
sonnement vif  et  serré,  avec  lequel  le  philosophe  expose  les  grands 
problèmes  de  la  destinée  humaine,  ne  peuvent  nous  laisser  calmes  et 
indiflërens.  Ces  vers  ne  sont  pas  l'œuvre  d'un  esprit  curieux,  douce- 
ment occupé  dans  de  nobles  loisirs;  non,  tout  ici  est  solennel,  parce 
que  tout  est  réel  et  prochain;  ces  méditations  sur  la  mort,  la  mort  ne 
laissera  pas  le  temps  de  les  terminer  :  elle  est  suspendue  sur  chaque 
page,  elle  sera  l'inévitable  dénouement  de  toute  cette  poésie;  c'est  elle 
qui,  en  dissipant  par  les  clartés  divines  les  ténèbres  de  la  prison,  vien- 
dra déUvrer  le  philosophe  des  derniers  doutes  qui  l'assiègent  : 

Le  sommeil  du  tombeau  pressera  ma  paupière, 

Avant  que  de  ces  deux  moitiés 
Ce  vers  que  je  commence  ait  atteint  la  dernière.... 

Le  lecteur  serait  bien  froid,  s'il  ne  rencontrait  ici  qu'une  émotion  lit- 
téraire, s'il  n'oubliait  pas  le  livre  pour  l'auteur,  ou  pour  songer  à 
d'autres  victimes  illustres  et  courageuses  comme  le  fut  celle-ci.  Pour 
moi ,  quand  je  lisais  ces  pages,  je  revoyais  sans  cesse  cette  noble  image 
de  M""*  Roland  écrivant  aussi  dans  sa  prison,  en  face  de  la  guillotine^, 
ces  pages  d'une  sombre  colère,  entremêlées  de  tableaux  qu'on  dirait 
empruntés  aux  Confessions,  Les  grandes  âmes  de  tous  les  siècles  sont 
plus  réunies  par  l'admiration  qu'elles  inspirent,  que  séparées  par  le- 
temps. 

Faisons  ici  une  remarque  sur  laquelle  nous  reviendrons  plus  tard,  le 
livre  de  Boëce  n'offre  nulle  part  de  trace  des  idées  chrétiennes  que  dans 
ce  qu'elles  ont  de  conunun  avec  les  doctrines  élevées  de  la  sagesse  an- 
cienne, mais  rien  de  spécial,  aucune  allusion  au  christianisme.  Cet  ou- 
vrage, sorte  de  dialogue  entre  le  prisonnier  et  la  philosophie,  qui  vient 


850  REVCB  DES  DEUX  MONDES. 

le  consoler,  semble  écrit  tout  entier  par  un  disciple  du  Portique.  A  ce 
point  de  vue,  il  reste  un  des  monumens  les  plus  curieux  de  la  philoso- 
phie, n  nous  montre  la  hauteur  à  laquelle  Famé  peut  s'élever  par  le 
seul  secours  de  ses  forces,  a  Quant  à  moi,  dit  le  prisonnier,  ce  n'est  pas 
l'ambition  du  pouvoir  qui  m'a  séduit  :  tu  le  sais,  je  ne  voyais  dans  la 
puissance  qu'un  moyen  de  faire  triompher  la  vôrhi!  —  Et  c'est  là,  ré- 
pliqua la  consolatrice  céleste,  le  piège  où  se  prennent  les  grandes  âmes 
qui  n'ont  pas  atteint  la  perfection...  la  gloire  les  séduit...  Mais  regarde 
afVec  moi  combien  tout  cela  est  vainî  La  terre  entière  n'est  qu'un  point 
par  rapport  à  l'espace  dans  lequel  se  meuvent  les  cieux...  Voilà  un  vaste 
champ  pour  la  gloire!...  Si,  ce  que  notre  foi  repousse,  nous  mourons 
tdnt  entiers,  la  gloire  n'est  rien;  et  si,  ce  que  nous  croyons,  Famé  est 
immortelle,  la  gloire  terrestre  est  moins  que  rien  pour  cette  ame  vouée 
au  bien  céleste...  Quand  la  fortune  nous  abandonne,  elle  nous  rend  à 
ta  réalité,  emportant  ce  qui  est  à  elle,  nous  laissant  ce  qui  est  à  nous... 
Cesse  donc  de  gémir  (4)!  » 

Les  historiens  du  Bas-Empire  et  les  chroniqueurs  du  moyen-âge  ont 
voulu  nier  la  conspn^tion  de  Boêce;  ils  affirment  que  Fillustre  accusé 
désavoua,  jusqu'au  dernier  moment,  les  lettres  adressées  à  l'empereur 
et  produites  au  sénat;  ils  ne  tiennent  pas  compte  de  la  situation  que  j'ai 
expliquée  et  des  vers  même  de  Boêce ,  plus  concluans,  selon  moi,  que 
des  aveux  qu'aurait  arrachés  la  torture  :  «  Plût  au  ciel  que  la  Kberté 
i^amaine  pât  renattrel  si  j'avais  appris  que  Fon  conspirât  poar  elle,  ty- 
ran, tu  ne  Faurais  jamais  su.  »  M.  du  Roore  hésite  cependant  et  ne  se 
prononce  pas  avec  netteté;  il  entrevoit  la  vérité,  et  craint  de  la  mettre 
au  grand  jour;  les  témoignages  précis  manquent,  il  faut  juger  sur  des 
conjectures.  Il  en  coûte  à  Fauteur  de  se  prononcer  contre  cette  noble 
victime,  glorifiée  par  le  malheur.  Il  est  dur  aussi  de  condamner  Théo- 
doric,  et  de  brûler  tout  à  coup  ce  qu'on  a  adoré.  Je  suis  persuadé  que 
l'historien  aura  consacré  plus  d'une  veille  à  peser  chacun  des  faits  ex- 
posés par  lui  avec  un  soin  scrupuleux.  Sans  doute,  j'aime  qu'on  prenne 
au  sérieux  ces  mots  de  tribunal  de  V histoire,  qui  paraissent  un  peu  pé^ 
dans  de  nos  jours;  mais,  pour  cela  même,  je  voudrais  un  jugement,  une 
oonduffiion,  et  le  lecteur  Fattend  vainement  Peut-être,  si  Fauteur  eût 
envisagé  d'un  oeil  moins  prévenu  la  situation  des  Romains  vis-à-vis  des 
Ostrogoths,  «  serait-il  épargné  ces  incertitudes,  et  aurait-il  pu,  tout 
en  TeceniSRflsant  Boëce  coupable  vis-à-vis  de  Théodoric,  absoudre  sa 
mémoire  et  rendre  justice  tout  ensemble  à  la  victime  et  à  son  juge. 

Si  j'ai  bien  indiqué  tout  à  l'heure  les  rapports  mutuels,  chacun  était 
et  devait  se  croire  dans  son  rôle,  dans  son  droit.  On  peut  voir,  dans  lé 
iieème  môme  de  Boëoe,  si  le  courage  et  la  Aerté  des  anciens  Romah» 

(!)  HiêtùiTB  de  Thfoiorie,  f>ar  M.  du  Roure,  p.  171  et  17». 


THÉODOBIC  ET  DOECE.  Sliil 

avaient  tout-à-fait  disparu  du  cœur  de  leurs  descendans.  Pouyaient-ils 
oublier  que  leurs  pères  avaient  été  les  maîtres  du  monde?  Ils  s'étaient 
soumis,  mais,  comme  Alfieri  Fa  dit  de  leur  postérité  : 

Servi  sîam  si,  ma  servi  ogaor  frementi. 

Ils  crurent  qae  le  temps  était  venu  de  reconquérir  Tindépendance 
et  la  liberté.  Quelle  éonscience  si  hardie  et  si  sûre  oserait  les  condam- 
ner? Pour  les  penpies  réduits  à  servir,  qui  pourrait  dire  où  ânit  le  de- 
^ir  et  où  commence  le  crime?  II  est  des  entraînemens,  des  nécessités 
de  situation  aHxqueh  il  Ëtut  obéir;  plus  les  esprits  sont  généreux  et 
élevés,  moins  ils  peuvent  se  souMraire  à  ces  fatales  destinées.  Boece 
dut  compirer,  il  conspira;  les  révélations  de  son  livre,  ses  demi^avenx 
sont  moias  explicites  encore  sur  ce  point  que  les  preuves  qui  résultent 
des  données  générales.  II  conspira,  comme  tous  ces  héroïques  défen- 
seurs des  nationalités  vaincues,  pour  lesquels  l'histoire  ganle  au  moin9 
son  respect  et  ses  sympathies. 

Ce  point  de  vue  pouvaîi-il  être  celui  de  Théodoric?  Quel  est  le  gou- 
vernemait  régulier  qui,  après  trente  ans  d'une  domination  paisible, 
tolère  des  conspirations  menaçantes  pour  son  existence?  L'incertitude 
qu'on  voudrait  conserver  sur  la  part  que  Boëce  prit  h  là  conspiration 
n'a  jamais  été  étendue  à  la  craspiration  même.  EHe  était  flagrante,  elle 
agissait  au  dehors  et  au  dedans;  quand  on  voit,  dix  ans  après,  Bélisanre 
arrrver  en  Italie  à  la  tête  d*\me  armée  impériale,  qui  peut  douter  qu'on 
n'eût  d^à  la  pensée  de  reconquérir  lltalie?  Cette  pensée  dut-elle  ja- 
mais abandonner  la  politique  des  empereurs?  Théodoric  usait  donc 
d'un  droit  incontestable  en  se  défendant,  en  faisant  exécuter  un  juge- 
ment régulier,  en  punissant  les  conspirateurs  partout  où  ils  se  trou- 
vaient. Ces  conspirateurs,  il  les  avait  comblés  de  bienfaits;  pour  lui,  ce 
n'étaient  que  des  ingrate  et  des  traîtres.  Après  Boëce,  son  bean-père 
Symmaque  fut  mis  à  mort,  et  le  pape  Jean  mourut  en  prison.  Qumt  à 
Rusticienne,  elle  ne  survécut  que  peu  de  temps  à  son  époux;  tous  le9 
historiens  s'accordent  à  nous  la  représenter  comme  une  veuve  chré- 
tienne, digne  en  tous  points  de  ces  simples  et  nobles  parole»  que  Boece 
place  dans  la  bouche  de  sa  consdatrice  céleste  :  a  Qui  pourrait  dire  que 
ton  malheur  est  sans  consolation  lorsqu'il  te  reste  une  épouse,  trésor  de 
fiiodestie  et  de  vertu,  aussi  aimable  par  la  douceur  de  son  esprit  que 
par  l'innocence  de  ses  mœurs?  Ce  que  je  comprends,  infortuné,  c'est  ta 
douleur  d'être  séparé  d'elle,  de  voir  ses  yeux  se  fondre  en  larmes,  et  de 
sentir  qu'elle  n'accepte  encore  cette  misérable  vie  que  parée  qu'eflejèst 
attachée  et  confondue  avec  la  tienne  !  » 


882  REVDB  DES  DEUX  MONDES. 

m. 

r 

Noos  avons  rapporté  avec  quelque  étendue  ce  que  les  historiens  nous 
ont  transmis  de  Boëce.  Ck)mme  je  Tai  déjà  dit,  sa  vie  est  plus  célèbre 
que  connue,  et  le  peu  que  nous  en  savons  doit  être  recherché  çà  et  là 
dans  ses  ouvrages.  J'ai  voulu  d'ailleurs  traiter  avec  détail  ce  qui  se 
rattache  à  ce  que  les  historiens  du  moyen-âge  ont  appelé  la  cruauté 
de  Théodoric.  Or,  la  condamnation  et  la  mort  de  Boëce  sont  les  seuls 
faits  sur  lesquels  puisse  s'appuyer  cette  accusation.  Là,  toutefois,  ne 
s'est  point  arrêté  le  zèle  des  écrivains  du  moyen-âge  contre  le  monarque 
arien.  Ils  ont  voulu  faire  un  persécuteur  du  prince  dont  ils  avaient  fait 
un  tyran.  A  les  entendre,  Boëce  n'a  pas  été  seulement  une  victime  in- 
nocente, il  fut  un  martyr,  victime  de  sa  foi,  sacriflé  pour  sa  fidélité  à 
la  religion  catholique.  Théodoric  a  été  une  sorte  de  Néron  qui  a  dirigé 
au  commencement  du  vi*  siècle  une  nouvelle  et  sanglante  persécution 
contre  l'église  catholique.  Disons  nettement  qu'il  ne  se  passa  rien  de 
pareil  :  la  différence  des  religions  avait  été,  sans  doute,  une  des  causes 
premières  de  la  conspiration,  mais  la  répression  resta  purement  politi- 
que. Les  Romains  pouvaient  bien  conspirer  contre  Théodoric  parce  qu'il 
était  arien ,  mais  certainement  Théodoric  ne  poursuivait  pas  les  Romains 
parce  qu'ils  étaient  catholiques.  Est-il  sûr  d'ailleurs  que  Boëce  fût  un 
catholique  bien  convaincu?  Certes  on  peut  en  douter  lorsqu'en  lisant 
le  traité  de  la  Consolation,  on  n'y  découvre  nul  appel,  nulle  invocation 
aux  croyances  et  aux  sentimens  que  la  persécution  aurait  dû  exalter. 
Le  citoyen  confessait  glorieusement  son  amour  pour  la  patrie;  comment 
le  catholique  eût-il  hésité  à  confesser  aussi  la  foi  pour  laquelle  il  allait 
mourir? 

Quant  à  faire  de  Théodoric  un  persécuteur,  l'impossibilité  est  mani- 
feste; il  manquait  de  cette  foi  qui,  selon  les  natures,  produit  les  mar- 
tyrs ou  les  persécuteurs.  Jamais  homme,  dans  ces  temps  où  la  religion 
jouait  un  si  grand  rôle,  ne  poussa  à  un  aussi  extrême  degré  la  tolé- 
rance religieuse.  Son  esprit  ne  l'avait  pas  acceptée  uniquement  comme 
un  moyen  de  transaction,  comme  un  point  de  ralliement  entre  les  deux 
religions  opposées;  non ,  c'était  bien  la  tendance  et  la  disposition  natu- 
relle de  son  ame,  c'en  était  la  substance  même.  Son  histoire  en  offre  de 
remarquables  exemples.  Il  s'entourait  également  de  catholiques  et  d'a- 
riens;  aucune  conversion  n'eut  lieu  dans  les  trente-trois  années  de  son 
règne;  non-seulement  il  maintint  égale  la  balance  entre  ses  styets  des 
deux  religions,  mais  il  s'attira  même  leurs  accusations  unanimes  par 
la  tolérance  qu'il  leur  imposa  à  l'égard  des  Juifs,  méprisés  alors  par 
toutes  les  égUses  chrétiennes.  Voici  ce  qu'il  écrivait  aux  Juifs  de  Gênes  : 
a  Nous  faisons  plein  droit  à  votre  requête  pour  la  restauration  de 


THÉODORIG  ET  BOECB.  853 

votre  synagogue,  car  nous  ne  pouvons  forcer  la  religion,  et  personne 
ne  saurait  être  contraint  à  croire  malgré  lui.  Prétendre  dominer  sur 
les  esprits,  c'est  usurper  les  droits  de  la  Divinité.  La  puissance  des  plus 
grands  souverains  se  borne  à  la  police  extérieure,  d 

Pour  expliquer  ce  qu'on  appelle  la  persécution  de  Théodoric,  il  fau- 
drait donc  supposer  une  révolution  morale  qui  n'est  guère  probable. 
La  tolérance  n'est  point  un  accident  de  l'ame,  une  disposition  mobile 
de  l'esprit,  qu'une  autre  foi,  une  autre  conviction  puisse  soudainement 
remplacer.  Qu'aux  temps  de  nos  guerres  religieuses  un  esprit  exalté, 
passant  du  catholicisme  au  protestantisme,  ou  de  celui-ci  à  celui-là,  ait 
apporté  dans  les  deux  religions  le  même  fanatisme,  ait  assassiné  tour  à 
tour  les  partisans  de  ses  anciennes  croyances,  c'est  ce  qui  est  arrivé, 
c'est  ce  qui  est  dans  la  nature  de  l'esprit  humain;  c'est  ce  qui,  en  char- 
geant les  individus,  absout  la  religion  des  crimes  commis  en  son  nom  : 
tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'elle  n'a  pas  été  assez  forte  pour  domp- 
ter la  férocité  de  ces  natures.  Hais  qu'un  philosophe  tolérant,  et  même 
un  peu  sceptique,  un  roi  arien,  pour  lequel  le  christianisme  était 
une  sorte  de  déisme,  soit  devenu  tout  à  coup  un  persécuteur  sangui- 
naire, en  vérité  la  critique  ne  pourrait  admettre  un  fait  aussi  contraire 
aux  probabilités  philosophiques  que  sur  les  plus  irrécusables  témoigna- 
ges d'auteurs  impartiaux.  Or,  nous  n'avons  ici  qu'un  seul  récit,  celui 
de  Procope,  qui  écrivait  trente  ans  après  le  règne  de  Théodoric,  en  cé- 
lébrant les  triomphes  de  Bélisaire,  vainqueur  des  Ostrogoths  I 

C'est  sur  la  foi  de  cet  auteur  d'une  véracité  si  problématique,  qui 
écrivait  son  histoire  secrète  à  côté  de  l'histoire  ofQcielle  où  il  exaltait 
les  vertus  de  Justinien  et  de  la  courtisane  Théodora,  que  les  annalistes 
du  moyen-âge,  se  copiant  les  uns  les  autres,  copiés  à  leur  tour  par  les 
historiens  modernes,  ont  parlé  de  persécution.  On  aurait  certainement 
trouvé  des  autorités  suffisantes  à  opposer  à  celle  de  Procope  :  je  n'en 
veux  pour  preuve  que  la  proclamation  adressée  au  sénat  et  au  peuple 
romain,  lors  de  l'avènement  du  petit-ûls  de  Théodoric;  cette  proclama- 
tion nous  montre  bien  quel  était  le  jugement  que  les  Romains  portaient 
sur  ce  prétendu  persécuteur.  Dans  ces  jours  de  flatteuses  promesses 
et  d'espérances  trop  souvent  trompées,  le  successeur  de  Théodoric  ne 
trouvait  rien  qui  pût  valoir,  aux  yeux  des  peuples,  l'engagement  qu'il 
prenait  de  gouverner  comme  son  aïeul  bien -aimé  :  a  Si  c'était  un 
étranger  qui  héritât  de  l'empire,  vous  pourriez  peut-être  douter  qu'il 
vous  aimât,  comme  faisait  son  prédécesseur;  mais,  ici,  la  personne 
seule  est  changée,  les  sentimens  ne  le  sont  pas.  Nous  voulons,  pour 
votre  bien,  nous  repaître  des  vertus  et  des  bienfaits  que  notre  vénérable 
aïeul  a  répandus  sur  vous;  on  ne  saurait  faillir  en  suivant  un  tel  mo- 
dèle. 0 

J'ai  dû  accumuler  les  inductions  morales  pour  combattre  l'erreur 


•>•  •  --.-.. 


"■"*: 


I 


9U  wsvfM  DIS  imnL  houdes. 

«oei^diiée  <}m  a  fait  de  Théodone  un  ^persécuteur  de  fégfoe.  Cette  er- 
reur avait  été  reproduite  jusqtf  ii  nos  jours,  Gibbon  lui-même  n*a  pas  osé 
«a  faire  justice;  mais  les  travaux  de  Féoole  Instorique  aHemande  lui  au- 
ront, je  le  crois,  porté  «m^coup  décisif.  Les  écrivains  les  plus  accrédites 
-et  les  [dus  récens  n'ont  pas  hésité  à  adopter  TeipHcafion  simple  et  lo- 
gique de  la  conduite  de  Théodoric,  telle  <!|ue  nous  Favons  exposée  :  tons 
ont  compris  qu'il  s'agissait  non  de  religion,  mais  de  poStique.  Le  sa- 
vant auteur  de  V Histoire  de  f^ÉgUee  jusqu'au  vn*  siècle,  Gfroerer,  au- 
jourd'hui professeur  de  tbéolo^e  k  l'nniverûté  de  Fribourg,  a  traité 
cette  question  dans  le  dernier  volume  publié  cette  année,  a  Aucira 
Goth ,  aucun  ami,  dit41 ,  n'a  écrit  l'histoire  de  Ihéodoric;  nous  ne  de- 
vons les  détails  qui  nous  sont  parvenus,  notamment  sur  les  <]em1ères 
années  de  sa  vie,  qu'à  la  plume  des  catholiques  aigris  contre  sa  mé- 
moire. Tous,  à  la  vérité,  glorifient  les  services  qu'il  a  rendus  à  l*Hriie, 
mais  ils  présentent  la  conduite  tenue  à  Tégard  de  Boëce  et  de  Symma- 
ijue  comme  le  résultat  «de  la  méfiance  la  plus  cruelle  et  la  plus  in- 
juste, en  un  mot  de  la  plus  coupable  tyrannie.  Pour  qui  a  lu  attenti- 
vement nos  ^)servations  sur  les  événemens  qui  se  passaient  en  Afrique, 
il  n'est  pas  douteux  que  lustinien  favorisait  en  Italie  une  conspiration  qui 
devait  re[dacer  ce  pays  sous  sa  puissance.  Dès-lors  Théodoric  avait  le 
droit  incontestable  de  punir,  selon  la  rigueur  des  lois,  ceux  de  ses  siqets 
qui  trempaient  dansées  complots.  Boëce  était-il  du  nombre  desiconjuré^ 
Il  serait  difficile  d'en  douter.  Il  l'a  nié  dans  sa  prison;  mais  faut-il  ajou- 
ta foi  entière  aux  paroles  de  l'accusé?  D'honnêtes  gens  peuvent  avoir, 
pour  juger  des  crimes  politiques,  des  poids  très  divers.  Boëce  pouvait 
croire  à  son  innocence  et  être  en  réalité  coupable  vis-à-vis  du  roi  goth. 
Théodoric  aurait-il  poursuivi  ce  noble  Romain  sans  aucun  droit  et  sur 
d'aveugles  soupçons?  Pendant  un  règne  de  trente-six  ans,  Théodoric 
consacra  ses  efforts  à  affermir  sa  domination  par  une  sage  et  juste  ad- 
ministration, et  ce  même  roi  aurait  détruit  son  ouvrage  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie,  volontairement,  sans  nécessité!  Rien  n'est  en 
vérité  moins  probable,  et  l'historien  critique  ne  peut  admettre  ces  ac- 
cusations (1).  » 

Que  dirons-nous  maintenant  des  remords  que  les  historiens  ecclé- 
siasticpies  ont  prêtés  à  Théodoric,  et  de  la  ridicule  légende  dans  laquelle 
ils  les  ont  enveloppés?  Si  les  réflexions  qui  précèdent  ont  quelque  va- 
leur, il  faudra  bien,  avec  le  crime,  supprimer  le  remords.  On  suppose 
que,  *ix  mois  environ  après  les  condamnations  dont  nous  venons  d'^ex- 

(1)  Un  saTAiit  académicien,  M.  Naudet,  qui  a  écrit  sur  rétabUflaeniaiit  de  Tbéodofie  m, 
Italie  un  essai  couronné  en  1808  par  la  classe  d^bistoire  de  l'Institut,  avait  d^à  soutena 
cette  opinion.  On  peut  lire  la  remarque  qui  commence  par  ces  mots  :  <c  Pour  ce  qui  con- 
cerne ces  événemens,  on  ne  doit  admettre  qu'avec  réserve  les  écrits  de  Procope...  U  a*x 
^ut  point  de  persécution,  o 


THÉODORIC  ET  BOëCE.  855 

pliquer  les  justes  causes,  une  secoude  révolution  se  ûl,  aussi  subitement 
que  la  première^  dans  Tesprit  de  ce  roi,  vieux ^  sage  et  philosophe. 
Après  trente-trois  ans  de  tolérance,  on  a  fait  de  Théodoric  un  païen 
persécuteur;  six  mois  après,  on  le  transforme  en  une  sorte  de  possédé 
poursuivi  par  les  démons,  et  quels  singuliers  démons  1  Procope  ra- 
conte gravement  qu'un  jour  on  servit  à  table ,  devant  Théodoric ,  la 
tête  d'un  énorme  poisson  :  tout  à  coup  le  roi  se  lève  éperdu;  <s  cette 
tête,  c'est  celle  de  Symmaque,  qui  ouvre  pour  le  dévorer  une  bouche 
armée  de  dents  aiguës:  x>  Il  s'enfuit  dans  ses  appartemens,  et  expire  au 
bout  de  trois  jours  en  proie  à  d'horribles  douleurs,  demandant  pardon 
au  ciel  du  meurtre  de  Boëce  et  de  Symmaque.  n  avait  alors  soixante 
douze  ans. 

Je  regrette,  je  l'avoue,  que  la  raison  û  nette  et  si  ferme  de  M.  dil^ 
Roure  ait  pu  adopter  cette  étrange  versicm.  Sans  doute  tous  les  annaA^î  - 
listes  du  moyen-fige  qui  ont  copié  Procope  l'avaient  suivie;  mais  vingt 
auteurs  qui  racontent  un  fait  l'un  après  l'autre,  l'un  d'après  l'autre, 
ne  font  pas  vingt  autorités.  Gibbon  rapporte  aussi  la  tradition  reçue, 
mais  du  moins  fait-il  précéder  son  récit  d'une  sorte  d'apologie;  sa  ré- 
flexion est  même  assez  curieuse  :  a  La  philosophie,  dit-U,  doit  se  mon- 
trer disposée  à  accueillir  tous  les  récits  qui  témoignent  de  l'empire  de 
la  conscience  et  des  remords  sur  les  roisi  d  Les  philosophes  ont  bien 
dit  quelquefois  que  la  religion  était  utile  pour  le  peuple;  celui-ci  fait 
un  pas  de  plus  :  elle  peut  être  utile  aussi  pour  les  rois.  N'y  aurait-il 
d'exceptés  que  les  philosophes? 

L'imagination  des  chroniqueurs  ne  s'est  pas  arrêtée  en  si  beau  che- 
min; ils  ont  complété  le  tableau  de  Procope,  et  syouté  le  miracle  à  l'ex- 
traordinaire. Baronius  rapporte  que  Boëce,  renouvelant  le  miracle  de 
saint  Denis,  porta  sa  tête  entre  ses  mains  jusqu'au  lieu  où  il  voulait 
être  enterré.  Quant  à  Théodoric,  un  saint  ermite  le  vit  plongé  par  le 
diable  dans  une  des  bouches  de  l'enfer  qui  s'ouvre  au  volcan  de  Lipari. 
Ijorsqu'on  rencontre  à  chaque  instant  dans  les  histoires  du  moyen-âge 
des  fables  de  ce  genre,  lorsqu'cm  voit  auprès  du  lit  de  chaque  moiurant 
illustre  apparaître  toigours  ou  une  légion  d'anges  enlevant  au  ciel 
l'ame  qui  s'échappe,  ou  des  diables  affreux  qui  la  plongent  dans  les 
fournaises  de  l'enfer,  il  est  aisé,  avec  les  historiens  du  xvui*  siècle,  d'ex- 
pliquer tout  par  l'ignorance  ou  l'hypocrisie  des  moines,  auteurs  de  ces 
récits.  Qu'on  nous  permette  de  ne  pas  trouver  l'explication  complète; 
elle  est  si  claire  qu'elle  est  insufQsante,  elle  ne  tient  pas  compte  de  la 
variété  infinie  des  esprits  et  de  la  sincérité  des  croyances  :  quand  il  s'agit 
de  rechercher  les  causes  d'une  disposition  générale,  d'un  état  d'esprit 
qui  a  duré  longtemps,  pluâeurs  générations,  plusieurs  âècles,  il  faut 
en  trouver  de  plus  avoiuables  pour  l'honneur  de  l'humanité,  et  qui  ne 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  fondent  pas  seulement  sur  les  vices  de  notre  nature.  Sans  doute  ces 
tristes  motifs  entrèrent  pour  beaucoup  dans  la  grande  fabrication  des 
légendes  :  la  crédulité,  Timposture,  Tavarice,  égarèrent  alors  bien  des 
âmes,  mais  non  pas  toutes,  mais  non  pas  toigours.  La  partie  la  plus 
éclairée,  la  seule  éclairée  du  monde  d'alors,  était  dans  les  cloîtres.  La 
foi  était  si  vive  et  si  contagieuse  que  personne  n'y  échappait  :  si  Ton 
nous  montrait  tout  à  coup  Tun  des  mécréans  de  ces  siècles,  nous  se- 
rions en  admiration  devant  sa  foi.  Qu'on  ne  confonde  pas  non  plus  les 
époques,  qu'on  ne  juge  pas  les  ordres  religieux  à  leur  origine  par  ce  que 
nos  pères  ont  pu  voir  de  leur  décadence  :  ce  serait  juger  de  la  république 
romaine  par  le  Bas-Empire.  A  la  fondation  de  ces  ordres,  lors  de  l'in- 
vasion des  barbares,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  noble ,  de  plus  distingué , 
de  plus  ardent  dans  la  jeunesse  patricienne,  se  précipita  dans  les  cloî- 
tres; tous  renoncèrent  sans  regret  aux  richesses,  aux  joies  du  siècle,  et, 
si  plus  tard  la  fortune  revint  les  chercher,  ce  fut  par  l'influence  même 
que  ce  premier  etdécisif  renoncement  leur  avait  donnée  sur  les  esprits. 
Quant  au  renoncement  au  monde,  dans  le  sens  attaché  plus  tard  à  ces 
paroles,  jamais  il  ne  fut  moins  réel.  Les  moines  d'Orient,  suivant  le 
génie  particulier  de  leur  pays,  avaient  pu  se  vouer  à  la  Vie  contempla- 
tive; mais,  dans  l'Occident ,  rien  de  pareil  :  le  monde  au  contraire ,  la 
société  nouvelle,  sortie  de  l'ancienne  civilisation  et  du  mélange  des  bar- 
bares, se  groupe  autour  du  clergé  et  surtout  autour  des  ordres  mo- 
nastiques, l'élément  le  plus  actif  de  la  puissance  religieuse.  C'est  dans 
leur  sein  que  l'état  prend  ses  chefs,  ses  ministres,  ses  agens;  ce  sont 
eux  qui  écrivent,  qui  parlent,  administrent,  gouvernent  :  on  les  re- 
trouve partout;  ils  sont  le  seul  point  de  ralliement  à  cette  époque  de 
dissolution  générale;  ils  forment  le  seul  cadre  où  les  individus,  isolés, 
épars,  puissent  se  rapprocher,  se  réunir.  Il  n'y  a  plus  là  ni  Romains  ni 
barbares,  ni  vainqueurs  ni  vaincus;  il  y  a  une  communauté  chrétienne 
sous  les  chefs  naturels  que  l'église  a  établis. 

Qu'arriva-t-il  de  là?  C'est  que,  comme  la  cité  était  dans  l'église, 
l'église  à  son  tour  fut  en  proie  à  toutes  les  agitations,  à  toutes  les  pas- 
sions qui  partageaient  la  cité.  Comme  son  pouvoir  n'était  pas  seulement 
spirituel,  mais  temporel,  l'église,  malgré  l'ardeur  de  sa  foi,  peut-être 
en  raison  de  l'ardeur  de  sa  foi,  connut  toutes  les  passions,  les  haines  et 
les  persécutions  de  la  vie  politique.  Elle  s'y  livra  d'autant  plus  que, 
n'admettant  pas  la  possibilité  du  doute  dans  l'ordre  de  ses  croyances, 
sincère  dans  le  mépris  des  richesses  et  de  la  volupté,  rien  ne  venait 
avertir  son  orgueil,  lui  suggérer  un  scrupule  sur  son  droit,  sur  son 
devoir.  Comme  elle  avait  tout  ensemble  le  gouvernement  des  affaires 
et  des  consciences,  des  corps  et  des  esprits,  elle  mêla  aussi  les  récom- 
penses et  les  châtimens  de  nature  différente  dont  elle  avait  la  dispo- 


THÉODORIC  ET  BOEGB.  857 

sUion  dans  cette  vie  et  dans  Fautre.  C'est  là,  si  je  ne  me  trompe,  sans 
Tonloir  exclure  les  autres  explications,  l'origine  la  plus  générale  de 
toutes  ces  légendes  sur  le  sort  de  ceux  qui  mouraient  après  atoir  ré- 
sisté à  réglise.  Quand  réglise  n'avait  pu  les  vaincre  dans  ce  monde, 
comme  il  arrivait  pour  Théodoric,  l'autre  monde  lui  restait,  et  là  sa 
revanche  était  toujours  certaine.  L'ennemi  à  main  armée,  Padversaire 
politique,  le  révolté  contre  ses  prescriptions,  était  précipité  dans  les 
flammes  de  l'enfer.  Dans  l'esprit  général  de  cette  époque,  ce  n'était  que 
l'exercice  et  la  continuation  de  cette  autorité  légitime  et  sans  partage, 
à  laquelle  l'ame  appartenait  aussi  bien  que  le  corps,  et  qui  restait  en- 
core maîtresse  de  l'une  quand  l'autre  était  anéanti.  Ceux  qui  exerçaient 
cette  autorité  y  croyaient  fermement,  sincèrement.  Ils  ne  doutaient  pas 
plus  de  Texécution  de  leurs  arrêts  que  le  juge  qui  a  condamné  un  assas- 
sin, bien  qu'il  n'assiste  pas  au  supplice. 

Après  avoir  raconté  la  mort  de  Théodoric,  H.  du  Roure  se  demande, 
avec  une  émotion  sincère  et  une  sorte  de  piété  filiale,  si  son  héros  mé- 
rite d'être  compté  parmi  les  grands  hommes  dont  la  postérité  conserve 
à  jamais  les  noms.  C'est  à  dessein  que  je  dis  qu'il  s'adresse  cette  ques- 
tion avec  une  piété  filiale.  Si  les  Français  du  nord  sont  les  fils  des 
Francs  et  des  Gaulois,  ceux  du  midi  viennent  du  mélange  des  Gaulois 
avec  les  Goths.  L'auteur  établit  très  bien  ce  fait,  négligé  par  la  plupart 
de  nos  historiens,  qui  se  sont  occupés  plus  particulièrement  de  Paris  et 
du  nord  de  la  France.  D  cite  les  noms  de  diverses  familles  dont  les  ori- 
gines semblent  remonter  aux  races  des  Ostrogoths  :  ainsi  les  Villeneuve 
(  Walchaire),  les  Vogué  { Volguer),  les  du  Roure  [Ragaldis],  etc.  Cette  con- 
jecture, que  je  n'ai  garde  de  contester,  m'a  donné  la  clé  de  l'animosité 
secrète  de  M.  du  Roure  contre  le  rival  heureux  de  Théodoric,  contre 
Govis  :  ce  sentiment  perce  dans  plusieurs  passages  du  livre,  et  je  ne  sa- 
vais d'abord  à  quoi  l'attribuer.  Cette  difTérence  d'origine  m'a  tout  expli- 
qué; c'est  une  querelle  de  race,  une  vieille  rancune  d'Ostrogoth  contre 
Franc  :  je  ne  voudrais  pas  jurer  que,  si  l'auteur  eût  été  moine  au 
moyen-âge,  il  n'eût  plongé  Clovis  dans  les  flammes  de  l'enfer  par  re- 
présailles contre  l'ermite  qui  y  avait  mis  Théodoric.  J'aime  ces  haines 
innocentes  contre  des  gens  morts  il  y  a  treize  siècles;  elles  n'entrent 
qu'aux  cœurs  qui  n'en  connaissent  point  d'autres. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  dans  quel  sens  je  voudrais  répondre  à  la 
question  que  l'auteur  s'est  posée.  Les  sages  vertus  de  Théodoric ,  son 
nobie  caractère,  ce  mélange  du  législateur  et  du  guerrier  qui  ne  se 
retrouve  plus  jusqu'à  Charlemagne,  tout  assure  au  conquérant  ostro- 
gotti  une  place  à  pari  dans  l'histoire.  Sans  doute  il  n'eut  pas,  comme 
Qovis,  la  gloire  de  fonder  une  puissante  monarchie,  qui,  à  travers 
treize  siècles ,  a  conservé  son  unité  et  accru  sa  grandeur;  ces  fortunes 


858  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

sont  trop  rares  pour  qu'elles  se  comparent  à  aucunes;  d'ailleurs  elles 
ne  sont  pas  dues  au  mérite  d'un  seul  homme;  chacun  y  concourt  dass 
la  série  des  âges.  Soixante  rois ,  leurs  ministres ,  leurs  guerriers ,  les 
grands  hommes  de  tout  genre  que  la  France  a  produits  ^  ont  fait 
monter  vers  Cloyis  un  éclat  de  gloire  qu'on  ne  saurait  lui  attribuer 
partage;  mais  les  vertus  et  les  mérites  de  Théodoric  sont  tous  a  lui  :  il 
était  supérieur  à  son  temps,  à  ses  peuples;  il  a  seul  résolu  ce  problème 
de  faire  vivre  ensemble  vainqueurs  et  vaincus  dans  la  conc(H*de  et  sons 
la  règle  de  l'égalité.  Il  a  laissé  des  lois  que  nous  admirons  encore  au- 
jourd'hui; enfin  il  avait  donné  à  l'Italie  cette  unité  qu'elle  a  perdue 
sans  retour.  Son  œuvre ^  à  lui,  était  accomplie,  et  si,  au  lieu  d'une 
femme  et  d'un  enfant  (Amalasonthe  et  Athalaric),  son  sceptre  eût  passé 
en  des  mains  vaillantes,  dignes  de  le  porter,  la  gloire  même  de  sa  pos- 
térité n'eût  point  manqué  à  sa  propre  gloire.  J'insiste  sur  ce  point, 
parce  que  le  jugement  de  l'auteur  sur  Théodoric  a  été  récemment 
contesté.  Dans  une  appréciation  remarquable  consacrée  à  Fouvrage 
de  H.  du  Roure,  on  s'est  étonné  des  efforts  t^ités  pour  ce  qu'on  ap- 
pelle la  réhabilitation  de  Théodoric  :  a  Le  succès  est  presque  tocyours 
la  mesure  de  la  justice  du  monde,  et  il  a  manqué,  a*t-on  dit,  à  Théo- 
doric. i»  Ce  n'est  pas  le  succès  qui  a  manqué  à  l'œuvre,  c'est  la  durée. 
Le  principe  qu'on  voudrait  établir  est  sévère.  Il  rappelle  le  vœ  vieUs;  il 
serait  triste  pour  la  dignité  de  la  nature  humaine  et  l'impartialité  de 
l'histoire;  vrai  ou  faux,  d'ailleurs,  om  ne  saurait,  sans  ipjustice  ou  sans 
oubli,  l'appliquer  à  Théodoric.  De  son  vivant,  rien  ne  fut  plus  éckn 
tant  et  plus  universd  que  cette  renommée  qu'on  veut  obscurcir.  On  di- 
rait vraiment  qu'il  s'agit  d'un  de  ces  successeurs  de  Sésostris  dont  le 
règne  se  découvre ,  avec  le  nom ,  sur  les  pierres  mystérieuses  de  l'E- 
gypte. Placé  sur  le  seuil  du  monde  nouveau,  le  conquérant  législa- 
teur de  l'Italie  a  dû  occuper  tous  les  historiens,  et  tous  lui  ont  rendu 
hommage. 

Nous  avons  cité  le  jugement  de  Montesquieu  et  celui  de  Voltaire  : 
voici  un  témoignage  venu  de  plus  haut,  de  Gharlemagne  lui-même,  à 
qui  Voltaû-e  comparait  Théodoric.  Lorsque  Chariemagne  vint  à  son 
tour  dans  cette  Italie,  que  sa  postérité  ne  garda  pas  plus  que  celle  du 
roi  ostrogoth ,  il  se  fit  montrer  à  Ravenne  le  tombeau  de  Théodoric,  et 
voulut  qu'on  transportât  à  Aix-la-Chapelle  la  statue  équestre  qui  sur- 
montait le  monument.  On  aime  à  voir  les  génies  jugés  amsi  par  leurs 
pairs;  l'admiration  est  facile  aux  grands  hommes;  ils  prêtent  ce  que  la 
postérité  leur  rendra. 

L'œuvre  de  Chariemagne,  dont  personne  sans  doute  ne  conteste  la 
gloire,  a-i-elle  eu  plus  de  durée?  Qu'est-il  resté  de  son  vaste  empire? 
Qu'estril  resté  de  ses  capitiilaires?  Les  guerres  civiles  de  ses  fils  et  l'a-» 


THÈODORIG  ET  BOBCE.  859 

narchie  du  x*  siMe,  le  ne  veux  pas  dire  que  Téclat  qui  eniironiie 
Théodoric  se  soit  répandu  sur  tous  les  chefs^  sur  tous  les  ministres  qui 
Tont  approché;  on  sf  est  étonné  de  yoir,  dansl'ouvrage  qui  nous  occupe, 
des  noms  obscurs  ou  oubliés;  on  a  reproché  à  l'auteur  d'avoir  rappelé 
ces  noms,  comme  s'il  avait  prétendu  les  associer  à  la  renommée  de  son 
héros.  iUen  de  pareil  sans  doute;  (f  est  surtout  quand  on  écrit  l'histoire 
qu'on  apprend  combien  peu  U  reste  de  i4ace  pour  ces  noms  secon- 
daires, pour  ces  hommes  qui  ne  furent  qu'utiles  ou  courageux;  mais, 
tsaps  prétendre  imposer  ces  noms  à  la  mémoire  du  genre  humain ,  il 
est  naturel  de  les  placer  dans  une  histoire  spéciale ,  dans  un  travail 
complet,  qui  épargnera  tout  r^^urs  aux  sources  maintenant  épuisées. 
Nous  ne  suivrons  pas  l'historien  dans  la  dernière  partie  de  son  livre, 
qui  se  termine  par  le  récit  du  règne  d' Amalasonthe  et  de  ses  rapides 
successeurs,  chassés  enfin  de  l'Italie  par  les  victoires  de  Bélisaire  et  de 
Narsès.  Nous  avons  essayé  d'expliquer  le  génie  particulier  de  Théodoric, 
l'instinct  supérieur  qui  se  révèle  dans  ses  lois,  cette  sorte  de  prescience 
des  temps  à  venir,  qui  fait  les  grands  hommes  de  tous  les  âges  contem- 
porains des  siècles  les  plus  avancés  dans  la  civilisation.  Sans  do  ute  le  roi 
ostrogoth  ne  laissa  point  à  sa  mort  une  œuvre  achevée.  Après  lui,  l'Italie 
fut  la  proie  de  nouveaux  barbares.  Ses  lois  n'empêchèrent  point  l'anar- 
chie du  moyen-âge.  Cette  grande  monarchie  italienne  que  son  génie 
politique  avait  appuyée  sur  l'Occident  pour  résister  à  Constantinople,  sur 
rOrient  pour  s'opposer  à  l'invasion  de  la  monarchie  française,  ne  sur- 
vécut pas  à  celui  qui  l'avait  fondée;  mais,  bien  que  ses  vastes  projets 
n'aient  pas  tous  etimmédiatementabouti,  la  philosophie  de  l'histoire  peut 
aisément  recueillir,  dans  ce  qui  suivit  en  Italie,  la  trace  du  génie  de 
Théodoric.  Tel  est  le  sort  des  hommes  aspirant  à  des  projets  qui  dépas- 
sent la  portée  de  leurs  coDlemporains;  Û  semble  que  leur  supériorité 
leur  fasse  manquer  souvent  l'objet  de  leur  poursuite.  Ils  n'ont  point 
d'égaux  pour  les  comqprendre  et  les  aider,  et  les  disciples  ne  sont  pas  en- 
core venus.  Tout  ce  qui  sera  moyen  un  jour,  quand  la  postérité  aura 
été  initiée  à  leurs  secrets,  est  obstacle:  D'ailleurs  rien  n'est  complet 
dans  l'homme,  non  pas  même  le  génie.  Le  vague  et  puissant  instinct 
qui  pousse  les  grands  hommes  leur  indique  le  but  plus  que  la  route; 
ainsi,  marchant  au-devant  des  lueurs  de  l'aurore,  ils  ne  savent  point  à 
quelle  heure  elle  se  lèvera,  ni  de  quel  nuage  sortira  la  splendeur;  sou- 
vent ils  tombent  quand  la  nuit  dure  encore.  Si  le  génie  ne  croyait  pas  à 
l'immortalité  de  sa  pensée,  sa  destinée  serait  la  plus  misérable  du  monde, 
car,  à  ne  compter  que  sur  la  courte  durée  d'une  vie  humaine,  il  serait 
presque  toujours  trompé  dans  ses  calculs.  Prenez  les  noms  les  plus  cé- 
lèbres depuis  Alexandre  jusqu'à  nos  jours,  et  jugez  s'il  en  est  un  qui  ait 
vu  son  œuvre  consommée  !  Instrumens  marqués  par  la  Providence  pour 


860  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

rexécution  de  ses  desseins,  comme  elle  a  besoin  de  Téternité  pour  ne  pas 
être  accusée  d'injustice,  ces  hommes  ont  besoin  du  cours  des  âges  pour 
ne  pas  être  taxés  d'impuissance.  Les  courtes  années  de  la  yie  leur  don- 
nent tort;  les  siècles  leur  donneront  raison.  Il  faut  des  siècles  pour  que 
les  peuples  arrivent  à  comprendre  les  institutions  préparées  pour  eux  par 
le  génie  des  grands  hommes.  Il  est  des  plantes  qui  ne  fleurissent,  dit-on, 
que  cent  ans  après  que  la  graine  a  été  confiée  à  la  terre  :  la  vertu  de 
ces  sucs  qui,  slnflltrant  goutte  à  goutte,  font  germer  lentement  la  fleur 
séculaire,  n'est  pas  plus  mystérieuse  et  plus  certaine  cependant  que 
celle  de  ces  influences  lointaines  qui  pénètrent,  avec  le  temps,  Tesprit 
des  peuples  et  produisent  les  événemens  de  l'histoire. 

Ce  serait  méconnaître  ces  grandes  lois  du  monde,  ce  serait  nier, 
parce  qu'on  ne  peut  toujours  la  suivre,  cette  hérédité  mystérieuse  des 
générations,  que  de  ne  point  compter  le  génie  de  Théodoric  parmi  les 
plus  puissantes  causes  qui  aient  déterminé  le  développement  de  l'histoire 
et  de  la  nationalité  italiennes.  J'ai  indiqué  une  certaine  ressemblance 
entre  Théodoric  et  les  législateurs  de  l'assemblée  constituante  :  cette 
ressemblance  est  plus  frappante  encore  avec  les  philosophes  italiens  du 
dernier  siècle;  c'est  un  air  de  parenté,  une  physionomie  de  fomille  à 
laquelle  on  ne  saurait  se  méprendre  :  Beccaria,  Yeri,  Filangieri,  sont  des 
petits-fllsde  Théodoric  et  de  Boëce;  la  veine  secrète  remonte  jusque-là. 

Ainsi  rien  ne  se  perd  dans  les  plans  de  la  sagesse  qui  régit  le  monde; 
ce  qu'un  homme  supérieur  a  voulu  pour  ses  contemporains  peut  quel- 
quefois ne  profiter  ni  à  ceux-ci  ni  à  la  génération  qui  les  suit;  mais  la 
semence  long-temps  cachée  porte  enfin  son  fruit,  et  le  genre  humain 
est  là  pour  le  recueillir.  Comme  le  vieillard  de  la  fable,  le  génie  peut 
répondre  à  la  foule  impatiente  : 

.  Mes  arrière-neyeux  me  devront  cet  ombrage! 

E.  DE  Langsdorff. 


LA 


LIBERTE  DU  COMMERCE 


ET  LB8 


SYSTEMES  DE  DOUAJXES. 


L'INDUSTRIE  IIIÉTALLUR6IQUE.  * 


L 

Si  la  France  est  relatiyement  assez  pauvre  en  combustible  minéral, 
surtout  quand  elle  se  réduit  à  ses  propres  ressources,  elle  est  au 
contraire  très  riche  en  minerai  de  fer,  à  tel  point  qu'il  est  permis  de 
douter  s'il  existe  dans  le  monde  un  seul  pays,  nous  n'exceptons  pas 
même  l'Angleterre,  qui  puisse  lui  disputer  en  cela  la  préséance.  Dès 
les  temps  anciens^  la  Gaule  jouissait  à  cet  égard  d'une  haute  réputation 
justement  acquise,  et  le  pays  n'a  rien  perdu  en  changeant  de  nom. 
Non-seulement  le  minerai  de  fer  abonde  en  France ,  mais  il  y  est  en 

(1)  Voyez  les  lÎYraisons  du  15  août,  du  !•'  septembre  1846  et  du  15  janvier  1847. 

TOME  XVII.  56 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

général  de  bonne  qualité;  pour  mieux  dire,  on  y  trouve  à  peu  près 
toutes  les  qualités  de  fer,  depuis  les  meilleures  jusqu'aux  plus  com-» 
munes,  sans  en  excepter  l'acier  naturel ,  dit  acier  de  forge,  que  l'An- 
gleterre ne  produit  pas  et  qu'elle  demande  actuellement  à  la  Suède. 
En  outre,  le  minerai  de  fer  est  presque  partout  en  France  d'un  emploi 
singulièrement  facile,  puisqu'on  le  trouve  généralement  dans  des  mi- 
nières situées  à  ciel  ouvert  (i);  où  on  n'a  qu'à  le  ramasser  pour  le  la- 
vage, tandis  que  dans  beaucoup  d'autres  pays,  et  particulièrement  en 
Angleterre^  il  favt  ordkiainenient,  pour  le  mettre  en  iBuvre,  l'extcaire 
au  préalable  de  puits  plus  ou  moins  profonds.  Ne  semble-t-îl  pas  que, 
dans  une  situation  semblable,  la  France,  au  lieu  de  gémir  sans  cesse 
sur  la  prétendue  infériorité  de  sa  situation ,  de  redouter  comme  un 
fléau  la  concurrence  étrangère,  et  de  resserrer  la  triple  ceinture  de  ses 
douanes  de  peur  d'une  invasion,  devrait  provoquer  hardiment  la  lutte, 
lancer  elle-même  ses  fers  sur  le  marché  européen  et  aspirer  haute- 
ment à  y  tenir  le  premier  rang?  Ne  nous  hâtons  pourtant  pas  de  con- 
clure. En  faisant  le  tableau,  assez  brillant  d'ailleurs,  de  notre  situation 
réelle,  n'oublions  pas  les  traits  qui  le  déparent. 

On  objecte,  et  ce  n'est  pas  tout-à-fait  sans  raison,  que  ces  avantages 
incontestables  sont  amoindris,  sinon  entièrement  annulés,  par  l'insuf- 
fisance du  combustible.  Deux  sortes  de  combustibles  sont  maintenant 
employés,  selon  les  circonstances  et  les  pays,  au  traitement  du  fer  :  le 
charbon  de  bois  et  la  houille,  ou,  mieux  encore  que  la  houille,  le  coke 
qui  en  provient.  Pour  le  traitement  du  fer  par  le  charbon  de  bois,  la 
France,  dit-on,  n'est  pas  aussi  bien  partagée  que  la  Suède  et  l'Autriche, 
qui  produisent  ce  combustible  en  bien  plus  grande  abondance  et  à  plus 
bas  prix.  Pour  le  traitement  par  la  houille,  elle  est  loin  de  pouvoir  sou- 
tenir la  comparaison  avec  l'Angleterre  et  la  Belgique.  Ce  qui  rend , 
ajoute-t-on,  sa  situation  particuUèrement  désavantageuse  quant  à  l'em- 
ploi du  combustible  minéral,  ce  n'est  pas  encore  tant  que  la  houille 
lui  manque,  c'est  que  malheureusement  les  houillères  n'y  sont  pas, 
comme  en  Angleterre  et  en  Belgique,  contiguës  avec  les  gîtes  de  mi- 
nerai; qu'elles  fcn  sont,  au  contraire ,  généraleiiaent  séparées  par  de 
grandes  distances,  et  qu'en  raison  de  cette  circonstance  fâcheuse ,  nos 
maîtres  de  forges  ne  peuvent  obtenir  le  combustible  minéral  qu'à  des 
prix  très  élevés.  Il  y  a  certainement  quelque  chose  de  vraidaos  ces  alléga- 
tions; mais  on  les  exagère  outre  piesure,  et  surtout  oa  gteôralise  beau- 
coup trop  ce  qui  ne  s'applique  rigoureuseoneat  qu'à  i^ejiHmm  cas  pariîcu- 

W{i)  On  compte  en  France  1,S9S  minières  exploitées,  et idéalement  H)3  mines.  Le  nombre 
total  des  minières,  exploitées  ou  non  exploitées,  est  de  1,915;  le  nombre  total  des  mines 
n'est  que  de  162.  —  (Voyez  le  Compte-rendu  des  ingéûieurs  des  mines  pour  l«i5.) 


LA  UBKRUSl  DU  COmiRCB.  863 

liers.  Si  nos  désavantages  quant  à  remploi  du  combustible  étaient  aussi 
grands^  aussi  irrémédiables  qu'on  affecte  de  le  dire^  il  n'y  aurait,  selon 
nous ,  qu'une  seule  conclusion  raisonnable  à  tirer  de  tout  cela  :  c'est 
que  la  France  ferait  très  sagement  de  renoncer  à  fabriquer  le  fer;  car 
prétendre  qu'elle  doive  se  vouer  éternellement  à  un  travail  ingrat, 
condamner  éternellement  toutes  ses  industries  à  une  infériorité  déso- 
lante en  renchérissant  leurs  instmmens,  et  cela  pour  le  seul  plaisir  de 
se  dire  qu'elle  produit  ellennéme  le  fer  qu'elle  consomme,  ce  serait 
une  bien  étrange  folie.  Qu«nt  aui  ouvriers,  au  nombre  de  quarante- 
neuf  mille,  et  non  pas  quatre  cent  mille,  comme  on  l'a  dit  quelque- 
foisy  que  l'industrie  du  fer  occupe,  outre  qu'ils  pourraient  trouver 
de  l'ouvrage  dans  toutes  les  branches  de  l'industrie  que  le  bas  prix  du 
fer  aurait  régénérées ,  la  France  ferait  un  excellent  calcul  si'  elle  les 
entretenait  à  ne  rien  faire  plutôt  que  de  les  occuper  à  ce  prix.  Répétons^ 
le  d'ailleurs,  le  tebleau  qu'on  nous  présente  est  singulièrement  forcé, 
et  il  sera  facile  de  s'en  convaincre. 

Cest  sur  la  rareté  et  l'imufBsanoe  de  la  houille  que  l'on  insiste  lé 
plus,  et  la  raison  en  est  que,  l'Angleterre  et  la  Belgique,  où  le  fer  se  tra^^ 
vaille  exclusivement  à  la  houille,  étant  précisément  les  deux  pays  de 
l'Europe  qui  le  produisent  à  plus  bas  prix,  on  suppose,  à  tort  ou  à  raison, 
que  ce  combustible,  employé  dans  ses  conditions  normales,  est  de  beau- 
coup le  plus  économique.  Cette  conclusion  un  peu  précipitée  n'est  peut- 
être  pas  tout'à'^fàit  inattaquable,  et  il  y  aurait  lieu  d'examiner  si  le 
charbon  de  bois,  emj^oyé  aussi  dans  ses  conditions  normales,  donne- 
rait des  résultats  si  difiûrens  de  ceux  qu'on  obtient  avec  la  houille. 
Acceptons-la  pourtant,  et  voyons  d'abord  si,  dans  cette  hypothèse, 
la  France  est  réellement,  et  partout,  aussi  mal  partagée  qu'on  le  pré- 
tend. 

Quand  nous  jetons  les  yeux  sur  la  carte  métallurgique  de  la  France, 
où  les  forges  sont  divisées  en  douze  groupes,  assez  irréguUèrement 
tracés,  mais  distincts,  nous  apercevons  d'abord,  à  l'extrémité  nord,  le 
groupe  des  hatUUères  du  nord,  ainsi  nommé  parce  qu'il  a  son  centre 
et  son  siège  principal  au  beau  milieu  du  bassin  houiÛer  de  Yalencien- 
nés.  Le  combustible  y  est,  comme  on  l'a  déjà  vu,  très  abondant  et  à 
bas  prix.  Il  est  même  moins  cher  pour  les  producteurs  français  que 
pour  leurs  concurrens  belges,  qui  se  trouvent  en  contact  moins  direct 
avec  les  mines.  Ainsi,  dans  les  forges  d'Ânzin,  l'hectolitre  de  houille  ne 
coûte  actuellement  que  1  franc  35  cent.,  et  ce  prix  venant  encore  à 
baisser  de  45  centimes,  plus  le  décime,  si  l'importation  des  charbons 
de  Mons  était  franche  de  droits,  il  se  réduirait  effectivement  à  1  franc 
S  centimes  (i),  tandis  que  le  même  charbon  revient  en  moyenne  à  1  fr. 

(1)  Le  dernier  Compte-rendu  de  radministration  des  minei  ne  porte  le  prix  actuel  du 


864  UTCB  DBS  DEUX  MONDES. 

30  c.  Ains  les  forges  de  Charleroi  et  du  Hainaut.  U  est  vrai  que  ce  n'est 
pas  dans  le  groupe  des  houillères  du  nord  que  le  minerai  de  fer  abonde 
le  plus  :  il  s'en  faut  qu'on  l'y  trouve  en  aussi  grande  quantité  que  dons 
la  Champagne,  par  exemple;  il  y  est  même  en  général  d'une  qualité 
plus  médiocre.  Aussi  emploie-t-on  dans  cette  contrée  une  grande  quan- 
tité de  fontes  belges,  depuis  qu'en  1836  le  droit  d'importation  sur  ces 
fontes  a  été  abaissé  de  9  francs  les  c^it  kilog.  à  4  fr.  (1);  mais  enfin,  en 
telle  quantité  que  le  minerai  s'y  trouve,  on  l'y  travaille  aux  mêmes  con- 
ditions qu'ailleurs,  et  même  à  des  conditions  souvent  plus  favorables. 
Quant  aux  fontes  belges  que  les  producteurs  français  mettent  en  œuvre, 
s'ils  les  obtenaient  entièrement  franches  de  droits,  elles  ne  leur  revien- 
draient qu'à  75  ou  80  cent,  les  cent  kilogranunes  de  plus  qu'à  leurs  ri- 
vaux de*la  Belgique,  car  les  frais  de  transport  ne  s'élèvent  pas  au-delà, 
et  cette  faible  diflérence  serait  facilement  compensée  par  la  difiKrence 
que  nous  venons  de  signaler  sur  le  prix  du  charbon.  On  voit  donc  que 
les  maîtres  de  forges  du  nord  sont  parfaitement  en  mesure,  dès  à  pré- 
sent, de  soutenir  la  concurrence,  même  sans  protection  aucune,  tout 
au  moins  avec  les  Belges.  Si  quelque  chose  les  empêche  de  le  faire,  ce 
n'est  pas,  comme  on  parait  le  croire,  le  désavantage  de  leur  situa- 
tion; c'est  le  monopole,  qui,  en  les  dispensant  de  perfectionner  leurs 
procédés  et  leurs  méthodes,  les  induit  seul,  ainsi  que  nous  le  verrons 
bientôt,  à  travailler  plus  chèrement. 

Remarquons  ici  en  passant  que  ces  forges  du  nord  ont  presque  toutes 
surgi  depuis  1835;  elles  sont  ûlles  de  la  réforme  partielle  effectuée  à  cette 
époque  et  dont  nous  avons  eu  déjà  occasion  d'indiquer  les  principales 
dispositions  (2) .  Tout  ce  groupe,  qui  était,  en  1835,  presque  le  dernier  en 
importance,  et  qui  n'avait  produit,  dans  le  cours  de  cette  année,  que 
21,900  quintaux  métriques  de  fonte  et  52,881  quintaux  métriques  de 
fer  forgé,  a  produit,  en  1844,  218,974  quintaux  métriques  de  fonte  et 
358,401  de  fer  forgé,  c'est-à-dire  que  la  production  en  a  été  à  peu  près 
décuplée  dans  une  période  de  dix  ans.  Cependant,  en  même  temps 
qu'on  réduisait,  en  1834-36,  de  15  centimes  par  quintal  métrique  le 

quintal  métrique  de  houille,  pris  sur  la  fosse,  à  Valenciennes,  qu*à  1  fr.  03  centimes.  Les 
prix  qu£  nous  donnons  ici  sont  ceux  indiqués  dans  un  précieux  mémoire  dû  à  un  ingé- 
nieur civil,  M.  Rigaud  de  la  Ferrage,  qui  a  dirigé  les  forges  d*Anzin  et  quelques-unes 
de  celles  de  la  Belgique.  Nous  avons  adopté  ces  derniers  prix  comme  plus  rigoureux, 
quoiqu'ils  soient  moins  favorables  à  notre  thèse. 

(1)  Avant  1836,  et  en  vertu  de  la  loi  de  182S,  le  droit  d'importation  était  dgà,  par 
exception,  et  pour  les  fontes  belges,  réduit  à  4  fr.  les  100  kilog.,  mais  seulement  sur 
quelques  points  de  la  frontière  et  pour  les  gueuses  pesant  au  moins  400  kilog.  La  loi 
nouvelle  a  étendu  l'exception  à  une  plus  grande  partie  de  la  frontière,  et  l'a  appliquée 
aux  masses  pesant  seulement  15  kilog.,  ce  qui  a  facilité  beaucoup  l'importation.  En  outre, 
à  la  même  époque,  le  droit  sur  les  fontes  importées  par  mer  a  été  réduit  de  9  fr.  à  7. 

(2)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier. 


LA  LIBERTÉ  DU  œMMERCB.  865 

droit  sur  les  houilles  étrangères,  et  de  3  francs,  en  moyenne^  le  droit  sur 
les  fontes,  on  ramenait  aussi  de  25  fr.  les  100  kilogr.  à  18  fir.  75  cent.  (1) 
l'ancien  droit  sur  les  fers,  tant  il  est  vrai  que  des  réductions  opérées 
sur  les  matières  premières  font  plus  que  compenser  des  réductions 
équivalentes  sur  le  produit  final.  En  somme,  Texistence  même  de  ce 
groupe  est  une  protestation  éclatante  contre  les  anciennes  rigueurs  de 
nos  tarifs.  Cela  n'empêche  pas  que  les  maîtres  de  forges  de  cette  contrée 
ne  se  joignent  aux  autres  pour  vanter  les  douceurs  du  régime  restrictif 
et  réclamer  hautement  contre  toute  mesure  libérale  qu'on  voudrait  in- 
troduire dans  nos  codes.  Fils  de  la  liberté,  ils  renient  leur  mère,  c'est 
tout  simple.  Il  est  probable  aussi  qu'à  l'exemple  des  autres,  ils  invo- 
quent, à  l'appui  de  leurs  réclamations,  Texpérience;  qui  leur  a  pourtant 
donné  par  avance  et  sur  les  lieux  mêmes  le  plus  violent  démenti. 

En  passant  du  nord  au  midi ,  nous  trouvons  encore  sur  la  carte  mé- 
tallurgique de  la  France  le  groupe  des  houillères  du  stid,  dont  le  siège 
est  dans  la  partie  de  la  France  la  plus  féconde  en  combustible  minéral, 
au  milieu  du  bassin  de  la  Loire  et  en  quelcpie  sorte  sur  les  mines  de 
Saint-Ëtienne  et  de  Rive-de-Cier.  Grâce  à  la  concurrence  des  exploi- 
tations, qui  se  pressent  et  se  touchent  dans  cette  région,  la  houille  y  est 
encore  moins  chère  qu'elle  ne  l'est  dans  le  bassin  de  Yalenciennes,  et 
même  qu'elle  ne  le  serait,  si  l'importation  des  houilles  belges  était 
exempte  de  droits.  Nous  voyons,  en  effet,  dans  le  dernier  Compte-rendu 
de  l'administration  des  mines,  que  le  quintal  de  houille,  qui  est  estimé, 
pour  le  bassin  de  Yalênciennes,  à  i  fr.  3  cent,  pris  sur  la  fosse,  n'est 
porté  qu'à  70  cent,  dans  le  bassin  de  la  Loire.  A  ce  point  de  vue,  non- 
seulement  les  usines  qui  appartiennent  à  ce  groupe  possèdent  tous  les 
avantages  dont  on  jouit  ailleurs,  mais  encore  elles  sont  placées  dans 
des  conditions  exceptionnellement  favorables;  tellement  que,  dans  le 
cas  où  la  libre  concurrence  serait  admise  pour  toute  l'Europe,  les  pro- 
tectionistes  conséquens  devraient  se  demander  si  ce  n'est  pas  aux  pro- 
ducteurs étrangers  que  cette  concurrence  serait  fatale.  Outre  son  siège 
principal,  situé  au  milieu  du  bassin  de  la  Loire,  ce  groupe  a  des  rami- 
fications qui  se  prolongent,  d'une  part,  vers  le  département  du  Gard, 
où  il  rencontre  les  abondantes  houillères  d'Alais,  de  l'autre,  vers  le  dé- 
partement de  l'Aveyron,  où  il  se  met  en  contact  avec  les  mmes  non 
moins  fécondes  d'Aubin,  ayant  ainsi  à  son  service  plusieurs  des  plus 
riches  bassins  houillersde  la  France.  Les  gîtes  de  minerai  n'y  sont  pas, 
il  est  vrai,  partout  en  contact  direct  avec  les  mines  de  houille  :  il  n'en 
est  ainsi  que  dans  les  départemens  du  Gard  et  de  l'Aveyron.  Quant 


(1)  Rappelons  ici  que  nous  donnons  toigours  les  chiffres  des  droits  tels  qu'ils  sont  indi- 
qués dans  nos  tarifs,  en  omettant,  comme  nous  l'avons  fait  dès  le  principe,  le  décime  pour 
franc  qu'on  y  ajoute  inyariablement  dans  l'application. 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■aux  usines  de  la  {iOire,  elles  ne  trouvent  le  minerai  qu'à  une  oer^ 
taine  distance^  dans  la  Haute-Saône,  F  Ain  et  F  Ardèche^  mais  deux  beaux 
fleuves,  la  Saône  et  le  Rhône,  en  rendent  le  transport  facile,  et^  àicela 
près,  toutes  les  conditions  d'exploitation  y  sont  aussi  favorables  qu'on 
peut  le  désirer.  On  se  tromperait  d'ailleurs  étrangement  si  l'on  suppo- 
rt que  les  producteurs  des  autres  pays  rencontrent  généralement 
tout  à  souhait ,  et  qu'ils  trouvent  constamment  les  deux  matières  pre- 
mières, le  minerai  et  le  combustible,  réunies  sous  la  main.  A  tout 
pr^dre,  il  n'y  a  guère  ailleurs  de  producteurs  plus  favorisés  que  les 
maîtres  de  forges  qui  composent  ce  groupe,  et  s'ils  redoutent  la  con- 
currence étrangère,  c'est  qu'ils  ne  veulent  pas  se  donner  la  peine  de  la 
braver. 

La  réduction  opérée,  en  1836,  sur  le  droit  qui  frappe  les  fers  étrangers 
a  été,  pour  les  usines  de  cette  contrée,  sans  aucune  compensation, 
puisque  la  houille  qu'elles  consomment  ne  subit  pas  l'influence  de  la 
concurrence  étrangère,  et  que  les  fontes  qu'elles  emploient  sont  toutes 
d^  provenance  française.  Ne  semble-t-il  pas  dès-lors,  à  raisonner  dans 
le  sens  des  prohibitionnistes ,  que  cette  réduction  aurait  dû  leur  être 
funeste?  Au  lieu  de  cela,  nous  voyons  que  la  production  totale  de  ce 
groupe  s'est  élevée,  de  1835  à  1844,  pour  la  fonte,  de  276,883  quintaux 
métriques  à  687,157,  et,  pour  le  fer  forgé,  de  312,288  à  685,948. 

Sur  les  douze  groupes  de  forges  qui  constituent  l'ensemble  des  usines 
métallurgiques  de  la  France,  en  voilà  donc  déjà  deux  qui,  étant  placés 
dans  des  conditions  exactement  semblables,  non  pas  à  celles  de  tous  les 
pays  étrangers,  car  on  ne  trouve  pas  partout,  à  beaucoup  près,  de  tels 
avantages,  mais  à  celles  des  pays  les  plus  favorisés,  peuvent,  sans  le 
moindre  effort  et  sans  aucune  espèce  de  protection,  braver  la  concur- 
rence étrangère^  C'en  est  assez  déjà,  à  supposer  même,  ce  que  nous 
sommes  loin  d'admettre,  que  la  guerre  puisse  jamais  rompre  entière- 
ment nos  relations  avec  le  dehors,  pour  nous  rassurer  contre  les  éven- 
tualités que  l'on  redoute.  N'y  eût-il  que  ces  deux  groupes  en  France,  il 
ne  serait  pas  à  craindre  que  le  fer  nous  manquât  jamais  pour  les  besoins 
les  plus  urgens  :  ils  ne  sont  pas,  en  effet,  les  derniers  en  importance, 
puisque  le  groupe  des  houiUères  du  sud  occupe  même  aujourd'hui  le 
premier  rang.  Au  reste,  si  ces  deux  foyers  de  production  sont  les  seuls 
où  l'emploi  de  la  houille  et  du  coke  soit  général ,  où  la  fonte  et  le  fer  se 
fabriquent  exclusivement  à  l'aide  de  ce  combustible,  ils  ne  sont  pas,  à 
beaucoup  près,  les  seuls  où  l'on  s'en  serve,  et  surtout  où  l'on  puisse 
s'en  servir  avec  avantage ,  si  la  nécessité  le  commandait. 

Voici  d'abord  le  groupe  du  centre,  dont  le  siège  principal  est  dans  le 
département  de  la  Nièvre,  et  qui  s'étend  de  là  sur  les  départemens  de 
Saône-et-Loire ,  du  Cher  et  de  l'Allier.  Outre  qu'il  renferme  dans  son 
propre  sein  plusieurs  mines  de  houiUe  qui  ne  sont  pas  des  moins  riches, 


ttnesdnCreuBOty  deBlanzy,  Becize;  Gommentry,  fioyet  et  Bezenet,  etc., 
il  est  traversé  en  divers  fleos  par  de  fort  belles  voies  navigables^  TAl- 
Iter,  la  Loire,  les  canaux  dn  Centre,  du  NivernMS  et  <ki  Berry,  qni  y 
tloBt  drcnler  à  bas  prix  les  houilles  amenées  des  bassins  de  la  Loire  et 
-de  Brassac  Ma^réces  avantages,  l'nsage  du  oomb.HStU)le  minâral  n'y 
«est  pas  très  étendu.  A  part  les  importantes  tisines  du  Creuzot  et  de 
FonrdMHnbaolt et  qndhjues  autres  moins  considérables,  la  plupart  des 
Cof^es  de  cette  contrée  persistent  à  employer  pour  le  traitement  de  la 
fmle  et  du  fer  le  charbon  de  bois.  Pourquoi  cela?  fl  serait  difScile  de 
le  dire.  Le  bois  y  est,  à  la  Tériié,  assez  inondant  et  moms  cher  qu'en 
Champagne;  les  forêts  y  sont,  en  outre,  généralement  situées  dans  le 
^loisinage  des  usines.  Avec  cela,  le  charbon  de  bois  n'en  revient  pas 
moins  à  plus  haut  prix  que  la  houille.  Pourquoi  donc  persiste-t-on  à 
if  en  servir?  M'est-<»  pas  uniquement  parce  que  la  substitution  de  la 
iioiiille  au  chaii)on  de  bois  forcerait  les  maîtres  de  forges  à  apporter 
dans  leurs  procédés  et  dans  leurs  appareils  des  changemens  qu'il  leur 
répugne  de  faire?  Grâce  an  privilège  dont  ils  jouissent  sur  le  marché 
fraaiçais,  ils  se  trouvent  bien  de  Tétat  présent  des  choses;  à  quoi  bon 
«'enquérir  du  mieux?  Avec  leurs  procédés  vieillis,  ils  ne  laissent  pas 
de  réaliser  de  fort  beaux  bénéfices;  pourquoi  se  donneraient-ils  la 
peine  de  les  changer?  L'industriel  ne  s'ingénie  d'ordinaire,  il  ne  se 
met  en  frais  de  changemens  et  d'améliorations  que  lorsque  l'aiguillon 
de  la  concurrence  le  presse,  et  ici  cet  aiguillon  n'existe  pas.  Il  y  a  même 
dans  le  monde  industriel  une  sorte  de  sagesse  proverbiale  qui  dit  que , 
lorsqu'on  est  satisfait  de  son  état  présent,  on  doit  se  garder  de  le 
changer,  fût-ce  pour  aspirer  au  mieux.  Cette  sagesse ,  les  maîtres  de 
forges  du  centre  la  pratiquent,  autant  peut-être  par  paresse  que  par 
raison.  Ik  dorment,  ces  heureux  producteurs,  sur  Toreiller  de  la  pro- 
tection, et  la  France  paie  les  frais  de  leur  sommeil.  Quel  que  soit,  au 
reste,  le  motif  qui  les  détermine  à  s'en  tenir  à  l'usage  du  charbon  de 
bois,  constatons  seulement  qu'il  ne  tient  qu'à  eux  d'employer  la  houille, 
à  des  conditions  généralement  aussi  favorables  que  partoilt  ailleurs. 

A  d'autres  égards,  tout  ce  groupe  n'est  pas  moins  bien  partagé  que 
le  précédent.  Les  gîtes  de  minerai  y  sont  d'une  grande  richesse,  situés 
à  proximité  des  usines,  et  consistent  en  minières  où  l'extraction  est  très 
facile.  Qu'on  s'y  serve  de  la  houiUe  ou  du  charbon  de  bois,  ou  bien, 
comme  on  le  fait  dans  plusieurs  usines,  d'un  mélange  des  deux  com- 
bustibles, on  y  serait  peu  embarrassé,  pour  peu  qu'on  voulût  perfec- 
tionner ses  appareils  et  sa  mé^ode  de  travail,  de  lutter  à  armes  égales 
avec  les  producteurs  étrangers. 

U  en  est  à  peu  près  de  même  dans  le  groupe  de  l'est,  qui  s'étend  sur 
les  départemens  de  la  Côte-d'Or,  du  Jura,  du  Doubs,  de  la  Haute-Saône, 
en  se  prolongeant  sur  les  départemens  des  Vosges{et  du  Haut-Rhin.  Les 


868  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

houilles  de  la  Loire,  de  Blanzy  et  d'Épinac  y  sont  transportées  sans 
peine  et  à  des  prix  modérés,  au  moins  dans  une  notable  partie  da 
groupe,  par  la  Saône,  le  canal  de  Bourgogne  et  le  canal  du  Rhône  au 
Rhin.  On  ne  s'y  sert  pourtant  guère  de  ce  combustible,  si  ce  n'est  pour 
les  machines  à  vapeur.  Pourquoi  donc  ne  Tapplique-t-on  pas  à  la  fa- 
brication du  fer,  au  moins  dans  les  forges  les  plus  rapprochées  des 
mines?  11  parait  qu'on  l'avait  essayé,  il  y  a  quelques  années,  dans  plu- 
sieurs usines;  mais  on  n'a  pas  persisté  dans  ces  essais,  peut-être  incom- 
plets. On  trouvait  que  le  fer  du  pays,  qui  jouit  d'une  belle  réputation, 
d'ailleurs  bien  méritée,  y  perdait  quelques-unes  de  ses  qualités  les 
plus  précieuses,  et  on  est  promptement  revenu  au  charbon  de  bois,  de 
peur  d'altérer  le  mérite  de  ce  produit.  Â  la  bonne  heure,  s'il  y  a  des 
avantages  réels  à  employer  de  préférence  le  charbon  de  bois,  soit  parce 
qu'il  n'en  coûte  pas  davantage,  soit  parce  que  la  qualité  du  fer  en  com- 
pense suffisamment  dans  ce  cas  le  haut  prix,  on  fera  bien  de  persister 
dans  cette  pratique.  Qu'il  soit  reconnu  seulement  que  c'est  là  pour  les 
maîtres  de  forges  de  cette  contrée  l'effet  d'un  choix  délibéré,  et  nulle- 
ment la  conséquence  d'une  nécessité  fâcheuse.  Dès-lors,  dans  ce  groupe, 
non  plus  que  dans  les  précédens,  on  n'est  autorisé  à  se  prévaloir  des 
prétendus  inconvéniens  de  sa  position  pour  réclamer  l'appui  du  mo- 
nopole. 

Quoique  les  houilles,  au  moins  celles  qui  sont  de  provenance  fran- 
çaise, soient  plus  rares  dans  les  autres  groupes  métallurgiques,  ou  y 
circulent  avec  plus  de  peine,  il  en  est  peu  qui  en  soient  entièrement  dé- 
pourvus, et  nous  pourrions  citer  encore  ailleurs  un  certain  nombre 
d'usines  qui  s'en  servent.  Sans  nous  arrêter  toutefois  à  ces  détails,  voyons 
maintenant  quelles  ressources  nous  offre  à  cet  égard  l'importation 
étrangère,  et  ce  que  nous  pourrions  en  attendre  sous  un  régime  plus 
libéral. 

Dans  le  groupe  du  nord-est,  qui  s'étend,  le  long  de  notre  frontière,  sur 
les  départemens  des  Ârdennes,  de  la  Meuse,  de  la  Moselle  et  du  Bas- 
Rhin,  quoique  l'usage  du  charbon  de  bois,  assez  abondant  d'ailleurs 
dans  la  contrée,  soit  encore  répandu  dans  un  grand  nombre  d'usines, 
l'emploi  de  la  houille  y  est  aussi  très  fréquent,  et  il  tend,  depuis  1835, 
époque  du  remaniement  de  notre  tarif  sur  ce  produit,  à  se  propager 
de  plus  en  plus.  Ce  groupe,  est-il  dit  dans  le  dernier  Compte-rendu 
des  ingénieurs  des  mines,  «  dispose  pour  ses  approvisionneraens  d'un 
ensemble  remarquable  de  voies  navigables.  11  s'appuie  par  ses  deux 
extrémités,  d'une  part  à  la  Sambre  canalisée,  de  l'autre  au  Rhin  et 
aux  canaux  de  l'Alsace.  L'intervalle  compris  entre  ces  points  extrêmes^^ 
est  coupé  en  trois  portions  à  peu  près  égales  par  trois  autres  voies  na- 
vigables :  la  Meuse,  la  Moselle^  la  Sarre,  et  son  prolongement,  le  canal 
des  salines  de  la  Meurthe.  Ces  voies  navigables  communiquent  elles- 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  869 

mêmes  avec  de  riches  bassins  houiilers  situés  à  peu  de  distance  des 
usines  dans  les  régions  contiguês  au  territoire  français;  tels  sont,  sur- 
tout en  Belgique,  les  bassins  de  Charleroi,  de  Namur  et  de  Liège,  ceux 
de  Sarrebruck  et  de  Saint-Imbert,  dans  les  provinces  du  Rhin  annexées 
à  la  Prusse  et  à  la  Bavière.  Les  usines  appartenant  au  groupe  du  nord- 
est  se  trouvent  donc  placées  dans  des  conditions  très  favorables  pour 
employer  les  méthodes  de  travail  fondées  sur  remploi  du  combustible 
minéral.  »  Nous  aurions  mauvaise  graqe  à  rien  ajouter  à  ce  tableau. 
Que  si,  malgré  tant  de  conditions  favorables,  il  est  encore  dans  ce  groupe 
un  grand  nombre  d'usines,  d'ailleurs  bien  situées,  qui  ne  font  pas  usage 
du  combustible  minéral,  répétons-le,  il  faut  s'en  prendre  au  monopole 
qui  les  dispense  de  suivre  le  progrès.  Ajoutons  pourtant  que  ces  con- 
ditions pourraient  s'améliorer  encore,  si  le  droit  d'importation  sur  les 
houilles  étrangères,  qui,  sur  cette  ligne  de  frontières,  est  de  10  ou 
15  centimes  selon  les  points  d'importation,  et  du  double  pour  le  coke, 
était  entièrement  supprimé. 

Que  dirons-nous  du  groupe  du  nord-ouest,  qui  s'étend,  assez  près  de 
nos  côtes  maritimes,  sur  une  grande  partie  des  anciennes  provinces  de 
Bretagne  et  de  Normandie,  depuis  la  Loire  jusqu'à  l'embouchure  de  la 
Seine?  C'est  là  que  la  funeste  influence  des  droits  établis  sur  les  bouilles 
étrangères  se  manifeste  avec  éclat.  Malgré  son  immense  étendue,  ce 
groupe  n'a  qu'une  importance  médiocre.  U  n'occupe  que  le  septième 
rang  pour  le  nombre  des  usines  et  pour  la  production  du  fer,  le  sixième 
pour  la  production  de  la  fonte  et  le  dixième  seulement  pour  la  produc- 
tion de  l'acier.  Outre  que  le  minerai  de  fer  y  est  moins  abondant  que 
dans  plusieurs  autres  provinces  de  la  France,  il  y  est  aussi  en  général 
d'assez  médiocre  qualité;  mais  ce  qui  a  nui  surtout  au  développement 
des  usines  de  cette  contrée,  c'est  l'exagération  des  droits  sur  les  houilles 
étrangères,  qui,  avant  la  réforme  de  1834-36,  étaient,  dans  cette  ré- 
gion, de  1  franc,  plus  le  décime,  par  quintal  métrique,  et  qui  sont  en- 
core aujourd'hui  de  50  cent,  en  principal.  Néanmoins  la  réduction  de 
moitié  opérée  sur  les  anciens  droits  a  produit  de  ce  côté  de  très  heu- 
reux fruits,  qui  peuvent  faire  juger  de  tous  les  avantages  qu'on  ob- 
tiendrait d'une  suppression  totale.  Écoutons  à  ce  sujet  les  auteurs  du 
Compte^endu  de  l'administration  des  mines,  a  Depuis  1835,  disent- 
ils,  le  caractère  de  la  fabrication  s'est  profondément  modiflé  dans  le 
groupe  du  nord-ouest  :  ce  sont  surtout  les  bouilles  de  la  Grande- 
Bretagne  qui  y  ont  déterminé  l'adoption  des  méthodes  de  fabrication 
fondées  sur  l'emploi  exclusif  ou  pariiel  du  combustible  minéral... 
Les  houilles  provenant  principalement  des  bassins  houiilers  du  sud 
^du  pays  de  Galles  et  de  Newcastle  sont  maintenant  usuellement  em- 
ployées pour  la  fabrication  du  fer  dans  les  forges  de  Graville  (Seine- 
Inférieure),  de  Pont-Audemer,  de  Yaugouins,  de  Datnpierre  et  de  Bé- 


870  REVUE  DES  DEUX  llOKI>E& 

roo  (Eure  et  Eure-et-Loir),  de  Vaublaiie  (Côles-du-Nard),  île  Paimpoot 
(Ille-et-Vilaine)^  de  la  Basee-Iadre  et  de  Moiadon  (Loire4nférieure]^  elles 
pénètrent  même,  par  la  Basse-Loire,  jusqu'aux  forges  d'Âron,  an  centre 
du  département  de  la  Mayenne,  d  La  conscMnmatioa  de  la  houiUe  étran- 
gère, qui  n'était  en  18^,  dans  toute  l'étendue  de  ce  groupe,  que  de 
i5,91i  quintaux  métriques^  s'est  élevée,  en  1844,  à  140,388  quintaux» 
Croit-on^  pour  cela,  que  la  consommation  du  charbon  de  bois  ait  dé- 
cru? Elle  s'est  élevée,  au  contraire,  de  440,700  quintaux  métriques  ea 
1835,  à  511,588  en  1844.  C'est  que  la  possibilité  de  mêler  avec  avantage 
les  deux  combustiUes,  ou  de  les  alterner,  a  augmenté  simultanément 
l'emploi  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  résultat  de  ce  concours  a  été  un  ac- 
croissement notable  de  la  production,  qui  s'est  élevée,  dans  le  même 
espace  de  temps,  pour  la  fonte,  de  208,037  quinL  métriques  à  Wi,06ip 
et,  pour  le  fer  forgé,  de  83,967  à  137,768. 

C'est  surfout  aux  usines  qui  emploient  la  bouille  pour  TafOnage 
qu'est  dû  l'accroissement  très  notable  de  la  productfon  du  fer  flM'gé.  On 
doit  se  rappeler  pourtant  que  le  dégrèvement  opéré  sur  les  bouilles, 
en  1836,  a  coïncidé  avec  un  dégrèvement  pareU  sur  ks  f^rs,  ce  qui 
prouve  de  nouveau  que  l'abaissement  du  prix  des  matières  premièiw 
fait  plus  que  compenser  pour  l'industrie  la  diminution  de  la  |Hnolectioir 
dont  elle  jouit.  On  comprend  toutefois  que  le  droit  actuel^  qui  est  eacor^ 
très  élevé,  continue  à  peser  sur  cette  production  et  la  déprime.  «  Ce 
mouvement  progressif  des  forges  du  nord-ouest,  disent  Picore  les  au- 
teurs du  Compte-rendu,  a  été  retardé  par  les  droits  de  0  tr.  55  cent  (1) 
imposés,  sur  cette  régfon  du  littoral,  aux  bouilles  importées  de  la 
firande-Bretagne.  »  Que  ce  droit  sur  tes  bouilles  étrangères  disporaisM^ 
et  tes  usines  du  nord-ouest  recevront  une  impulston  nouvelle,  plussen* 
sibte  encore  que  la  première,  parce  qu'avec  la  taxe  disparaîtront  les 
embarras  des  exercices  et  les  difficultés  de  la  perception.  En  cmtre,  à 
mesure  que  la  consonmiation  s'étendra,  te  fret  baissera  duis  la^  mèuM 
proportirâ,  comme  il  baisse  toiyours  lorsque  tes  arrivages  sont  pluA 
fréquens«  Ce  qui  contribuerait,  au  reste ,  encore  plus  que  tout  cela,  à 
donner  aux  usines  du  nord-ouest  une  vte  nouvelle,  ce  serait  la  sup* 
pression  pareille  du  droit  sur  le  coke.  Nul  doute,  en  effet ,  que  l'io^ 
portation  de  cette  matière,  presque  nuUe  aiyourd'bui,  se  régulariserait 
bkntot,  et,  conune  elte  pèse  moins  que  la  bouille,  on  obtiendrait  encore 
des  économies  notables,  tant  sur  le  transport  par  n^r  que  sur  le  trana^- 
port  par  terre,  depub  le  rivage  jusqu'aux  usines.  Sous  l'influence  de 
mesures,  si  btenfaûsantes  et  si  justes,  qui  pourraient  être  utitem^it 
ecmdées  par  quelques  cbemins  de  ter  ou  quelques  voies  navigabks  do 
très  peu  d'étendue,  il  ne  faudrait  pas  déseq)érer  de  voir  ce  groupe  da 

(1)  Le  d4cÎBi«  «t  cMiffrif  4aiit  ce  chUfire* 


LA  LIBERTÉ  W  COMMERCE.  871 

nord-ouest,  si  chétif  avant  1835  et  encore  aujourd'hui  si  médiocre, 
prendre  une  importance  proportionnée  à  sa  grandeur.  Par  ce  qu'on 
Tient  de  voir,  on  peut  juger  que  rabaissement  du  droit  sur  les  fers 
étrangers  ne  serait  pas  un  obstacle  à  cet  accroissement. 

Encore  un  mot  pour  épuiser  cette  série.  Le  groupe  du  sud-Ernest,  situé 
dans  les  départemens  des  Landes  et  des  Basses-Pyrénées,  serait  dans 
une  position  semblable  à  celle  du  précédent,  puisqu'il  longe  aussi,  à  peu 
de  distance,  le  rivage  de  la  mer,  s'il  n'était  si  éloigné  de  l'Angleterre, 
d'où  la  houille  provient,  et  s'il  avait  d'autres  points  de  débarquement 
que  le  port  de  Bayonne;  mais,  quoique  le  droit  d'importation  ne  soit,  sur 
cette  partie  du  littoral,  que  de  30  cent,  au  lieu  de  50  le  quintal  mé- 
trique, l'accroissement  des  frais  de  transport  fait  plus  que  compenser 
la  différence.  Aussi  l'emploi  de  la  houille,  essayé  en  1835,  a-t-il  été 
abandonné  dans  cette  région,  où  d'ailleurs  le  bois  abonde.  Ce  qu'il  fau- 
drait au  groupe  du  sud-ouest,  c'est  que  les  riches  houillères  qui  dor- 
ment encore  inexploitées  sur  la  côte  des  Asturies  fussent  mises  sérieu- 
sement en  valeur.  Nul  doute  que  la  France  ne  puisse  hâter  et  favoriser 
l'exploitation  de  ces  mines,  en  donnant  un  accès  plus  facile  à  leurs 
produits. 

Qui  ne  voit  maintenant  que  ces  plaintes  étemelles  sur  l'insuffisance 
ou  la  cherté  du  combustible  minéral  réclamé  par  nos  forges  sont  tout 
au  moins  exagérées?  Ici  ce  combustible  abonde  sur  place,  ou  il  circule 
de  toutes  parts  à  l'aide  de  belles  voies  navigables,  et  on  l'emploie  gé- 
néralement aux  mêmes  conditions  que  dans  les  pays  les  plus  favorisés. 
La,  l'étranger  nous  l'offre  à  des  conditions  douces  et  faciles,  et  s'il  est 
cher,  ou  s'il  nous  manque,  c'est  que  nous  nous  obstinons,  par  une  inex- 
plicable inconséquence,  à  le  repousser  parla  rigueur  de  nos  tarifs.  Ail* 
leurs  enfin,  nous  ne  le  payons  à  très  haut  prix  que  parce  que  nous  n'a- 
vons rien  fait  jusqu'à  présent  pour  en  favoriser  le  transport  dans  le  pays. 
Au  reste,  cette  observation  slapphque  surtout  au  groupe  de  la  Champagne, 
qu'on  nous  permettra  de  réserver  pour  le  dernier.  Quand  le  pays  n'aurait 
pas  d'autres  ressources  que  celles  dont  nous  venons  de  dérouler  le  ta- 
bleau, il  ne  faudrait  pas  dire  que  l'industrie  du  fer  soit  exposée  à  périr, 
ni  même  à  déchoir  en  France.  Nous  avons  là  des  sources  précieuses,  as- 
surées, inattaquables,  et  que  la  concurrence  étrangère  ne  tarira  jamais» 
Loin  de  là,  elles  ne  feraient  que  s'ouvrir  avec  plus  d'abondance  sous  un 
régime  plus  libéral,  ainsi  que  l'expérience  l'a  bien  prouvé,  car  enfin  la 
réduction  déjà  notable  qui  fut  opérée  en  1836  n'est-elle  pas  un  retour^ 
au  moins  partiel,  vers  un  régime  de  liberté?  Et  si  ce  retour,  comme 
les  chiffres  mêmes  l'attestent,  n'a  fait  que  donner  à  l'ensemble  de  notre 
industrie  métallurgique  une  impulsion  plus  vigoureuse,  n'est-il  pas  na- 
turel de  croire  qu'un  nouveau  progrès  dans  la  même  voie  produirait 
les  mêmes  effets?  L'expérience  1  l'expérience  1  répètent  sans  cesse  les 


872  BBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

partisans  du  monopole.  Oh  !  s'il?  voulaient  réellement  écouter  et  suivre 
les  conseils  de  Texpérience,  la  question  qui  nous  occupe  serait  bientôt 
résolue;  mais  ils  s'en  gardent  bien.  Ce  qu'ils  écoutent,  ce  sont  leurs  pré- 
jugés aveugles  et  les  suggestions,  trop  souvent  trompeuses,  de  leur  in- 
térêt privé.  Quant  à  l'expérience,  ils  trouvent  bien  plus  commode  de 
l'invoquer  que  de  la  consulter. 


n. 

Quoique  Ton  rencontre  encore  çà  et  là,  dans  quelques  autres  groupes 
de  forges,  des  usines  qui  font  usage  de  la  houille,  ou  seule,  ou  mélan- 
gée de  charbon  de  bois,  ce  combustible  n'y  est  plus  guère  employé  que 
par  exception  et  généralement  à  des  prix  fort  élevés,  tant  parce  qu'il  man- 
que dans  le  pays  que  parce  que  les  arrivages  du  dehors  sont  difOcUes.  n 
y  a  même  quelques  groupes  où  il  faut  presque  désespérer  de  voir  jamais 
ce  combustible  employé  d'une  manière  avantageuse  et  générale.  Est-ce 
à  dire  que  les  usines  de  ces  contrées  doivent  périr?  Tout  le  travail  au 
bois  est-il  destiné  à  disparaître?  Ces  anciennes  exploitations,  qui  ont  si 
long-temps  fleuri,  seront-elles  condanmées  sans  retour?  Quelques 
hommes  très  éclairés  le  pensent.  Ainsi ,  M.  Ch.  Collignon,  dans  l'ou- 
vrage que  nous  avons  déjà  cité  (1),  déclare  hautement  que,  si  les  houilles 
de  Sarrebruck  ne  leur  viennent  bientôt  en  aide,  c'en  est  fait  de  toutes 
les  forges  de  l'est.  Quelque  juste  considération  que  nous  ayons  pour 
l'opinion  de  cet  homme  distingué,  si  versé  d'ailleurs  dans  la  connais- 
sance des  choses  dont  il  parle,  nous  sommes  loin  d'accepter  d'une  ma- 
nière générale  un  jugement  si  sévère,  qui  nous  parait  du  moins  siyet 
à  bien  des  restrictions. 

Qu'on  ne  pense  pas  que  nous  voulions  ici  faire  de  l'optimisme  à  tout 
prix,  uniquement  afin  de  prouver  que  le  retour  à  la  liberté  des  échanges 
ne  causerait  dans  le  pays  aucun  trouble,  aucune  perturbation  fâcheuse. 
S'il  nous  apparaissait,  après  un  examen  sérieux,  que  l'application  du 
principe  de  liberté  dût  être  fatale  à  un  certain  nombre  de  nos  forges,  à 
toutes  celles  même  qui  sont  réduites  à  travailler  le  fer  au  charbon  de 
bois,  nous  le  dirions  sans  détour,  parce  qu'une  telle  vérité,  si  impor- 
tune qu'elle  pût  être,  n'altérerait  en  rien  nos  conclusions.  Il  ne  serait 
assurément  ni  raisonnable,  ni  juste  de  prétendre  que,  pour  assurer 
l'existence  de  quelques  établissemens  particuliers,  placés  dans  de  mau- 
vaises conditions  de  production,  et  par  là  relativement  stériles,  la 
France  dût  sacrifier  tant  d'industries  vitales,  dont  le  fer  est  l'aliment  oa 
le  soutien.  Nous  dirions  :  C'est  un  malheur,  mais  qu'y  faire?  Que  ces 


{i)  Du  Concoure  des  Canaux  et  des  Chemins  d$  Fer,  par  M.  Gh.  GoUigiAiii,  iogé^ 
DÎeur  en  chef  des  ponts-eUdunsséei . 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMBIICB.  ^73 

établissemens  périssent,  puisque  les  couditions  de  vie  leur  échappent  : 
ainsi  le  veut  non-seulement  Tintérét  général,  mais  encore,  ce  qui  est 
plus  grave  à  nos  yeux,  le  droit  général,  qui  ne  saurait  être  éternelle- 
ment immolé  au  profit  de  quelques  intérêts  privés.  Et  pourquoi  recu- 
lerions-nous devant  cette  conclusion  par  rapport  à  un  certain  nombre 
de  nos  usines  à  fer,  lorsque  des  hommes  qui  ont  voué  leur  vie  entière  à 
la  défense  du  système  protecteur  n'ont  pas  hésité  à  Fadmettre  dans  im 
avenir  plus  ou  moins  éloigné,  et  pour  certaines  éventualités  possibles, 
par  rapport  à  l'industrie  du  fer  en  général?  Écoutez  ce  qu'écrivait  à  cet 
égard,  en  4829,  un  homme  dont  l'autorité  est  respectable  même  pour 
nous  qui  n'adoptons  pas  ses  doctrines,  à  plus  forte  raison  pour  les 
partisans  du  système  restrictif.  «  S'il  était  prouvé,  disait  M.  Ferrier,  que 
jamais  la  France  ne  produira  de  bon  fer,  ou  que  par  la  rareté  du  mi- 
nerai ,  que  par  l'absence  de  houillères  assez  riches,  ou  convenablement 
situées,  il  fallût  se  résoudre  à  conserver  cent  ans  un  droit  prohibitif  qui, 
en  définitive,  n'aurait  que  faiblement  agi  sur  les  prix,  ce  n'est  pas  moi 
qui  conseillerais  de  le  maintenir  (i).»  La  question  de  temps,  on  le  con- 
çoit, ne  fait  rien  à  l'affaire,  et  s'il  nous  était  prouvé,  à  nous,  qu'un  cer- 
tain nombre  de  nos  forges  fussent  dans  une  condition  d'infériorité 
irrémédiable,  nous  serions  autorisé,  par  ces  paroles  mêmes,  à  les  con- 
damner dès  aujourd'hui.  Après  tout,  si  les  fers  traités  à  la  houille  de- 
vaient inévitablement  chasser  du  marché  les  fers  traités  au  bois,  ce 
malheur,  si  c'en  est  un,  se  réaliserait  toujours  tôt  ou  tard  par  le  seul 
effet  de  la  concurrence  intérieure,  et  la  concurrence  étrangère  ne  ferait 
en  cela  que  hâter  le  moment  fatal.  Si  nous  n'adoptons  pas  cette  hypo- 
thèse, ce  n'est  donc  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  pour  écarter  une 
épine  qui  nous  blesse,  c'est  parce  que  tout  nous  démontre  qu'elle  n'a 
pas  de  fondement  dans  la  réalité. 

Deux  circonstances  surtout  ont  contribué  à  propager  cette  erreur. 
La  première,  c'est  que  les  deux  pays  de  l'Europe  qui  se  distinguent  par 
le  bon  marché  de  leurs  fers,  l'Angleterre  et  la  Belgique,  sont  aussi  les 
seuls  où  ce  métal  se  fabrique  exclusivement  à  la  houille,  d'où  l'on  a 
conclu  que  l'emploi  de  la  houille  était  en  cela,  et  partout,  la  condition 
nécessaire  du  bon  marché.  On  n'a  pas  assez  remarqué  que  ces  deux 
pays  sont  aussi  les  seuls  où  l'importation  étrangère  soit  libre,  où  l'on  soit 
aflk-anchi  par  conséquent  du  monopole  des  producteurs  (2).  Sans  nier 
la  grande  utilité  du  combustible  minéral  dans  la  fabrication  de  la  fonte 
et  du  fer,  et  l'heureuse  influence  qu'il  peut  exercer  sur  les  prix,  nous 

(t)  Du  Sffttimê  mariiimê  §t  eomtnereiai  de  l'Angl$i§rre  au  dix-nêuvOme  siieU, 
et  de  l'Enquête  française,  par  M.  Ferrier,  Pari»,  IS». 

(S)  L'importation  n'est  plus  tout-à-fait  libre  en  Belgique,  mais  seulement  siiyette  à  des 
droits  beaucoup  moins  élevés  qu'en  France.  Notre  observation  se  rapporte  à  un  temps 
antérieur;  on  verra  ci-après  comment  le  régime  belge  a  été  modifié. 


93i  BEVUI  DBS  DBUX  MONDES. 

croyons  plus  encore,  s'il  faut  le  dire,  à  Finfluence  du  monopole  d'une 
part,  de  la  liberté  de  l'autre;  et  ce  qui  prouve  la  réalité  de  cette  in- 
fluence, c'est  que,  parmi  les  producteurs  français,  ceux  qui  traitent  le 
fer  à  la  bouille  aux  mêmes  conditions  qu'on  le  fait  à  l'étranger,  et  Qè 
sont,  comme  on  vient  de  le  voir,  en  grand  nombre,  n'ont  pas  une  su* 
périorité  bien  décidée  sur  ceux  qui  le  travaillent  au  bois.  La  seconde 
circonstance  sur  laquelle  cette  erreur  se  fonde,  c'est  que,  lorsqu'on 
parle  de  l'industrie  du  fer  en  France,  c'est  presque  toujours  la  Chann 
pagne  seule  qu'on  a  en  vue.  On  ne  prend  pas  garde  que  les  usines  de 
cette  contrée  sont  vraiment  placées  dans  des  conditions  exceptionnelles, 
en  ce  que  le  nombre  môme  de  ces  usines  et  l'exti^éme  abondance  du 
minerai  de  fer  dans  toute  l'étendue  du  groupe  y  rendent  plus  particu- 
lièrement qu'ailleurs  la  production  du  bois  insuffisante  pour  les  besoins. 

Entrons  au  cœur  de  la  question,  et  considérons  franchement,  sans 
prévention  comme  sans  détour,  la  vérité  des  faits. 

Le  charbon  de  bois  est  aiyourd'hui,  surtout  en  France  où  le  prix  s'en 
est  considérablement  élevé  depuis  trente  ans,,  beaucoup  plus  cher  que 
la  houille  à  poids  égal;  mais  d'abord  le  prix  actuel  est-il  le  prix  normal, 
et  ne  serait-il  pas  susceptible  de  baisser  sous  un  régime  de  liberté?  n 
baisserait  sans  aucun  doute,  et  d' mie  manière  sensible.  Hâtons-nous  de 
dire  toutefois  que  ce  résultat  ne  serait  pas  obtenu  par  le  seul  effet  de  la 
réduction  des  droits  sur  le  fer.  On  a  trop  dit  et  répété  que  le  renchéris- 
sement des  bois  en  France  était  une  conséquence  certaine,  bien  qu'é^ 
loignée,  du  monopole  des  maîtres  4e  forges.  Quoique  cette  assertion, 
ordinairement  émise  par  ceux  qui  défendent  nos  prmdpes,  soit  en 
somme  très  favorable  à  notre  cause,  nous  jie  l'acceptons  pas,  parce 
qu'elle  ne  nous  paratt  pas  juste  et  (lue  nous  ne  croyons  pas  devoir  dé- 
fendre une  bonne  cause  par  de  mauvaises  raisons.  Il  était,  du  reste» 
facile  de  s'y  tromper,  car  les  deux  faits  coïncident  par  leur  date,  puis- 
que c'est  en  effet  depuis  que  le  monopole  du  fer  existe  que  le  prix  da 
bois  s'est  élevé.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  faut  chercher  ailleurs  la 
cause  de  ce  renchérissement.  Les  bois  ont  suivi  en  France,  depui» 
trente  ans,  le  mouvement  de  hausse  qui  a  affecté  d'une  manière  géné- 
rale tous  les  produits  du  sol,  ni  plus  ni  moins,  excepté  en  Champagne, 
eu  ils  sont  arrivés  souvent,  par  suite  de  la  concurrence  trop  ajrdente 
des  maîtres  de  forges,  à  des  prix  exceptionnels.  Ce  qui  le  prouve,  c'est 
que  le  produit  des  plantations,  dans  les  localités  où  le  bois  est  employé 
à  la  fabrication  du  fer,  n'es^eède  pas  celui  des  autres  cultures,  et  que 
les  propriétaires  n'y  ont  aucun  avantage  à  posséder  des  plantations 
plutôt  que  des  terres  à  labour.  Ces  prix  ne  sont  pas  naturels;  ils  scmt 
exagérés,  foi'cés;  mais  ce  n'est  pas  le  monopole  de  l'industrie  du  fer 
qui  en  est  cause  :  c'est  un  autre  monopole,  celui  qu'on  a  créé,  vers  le 
même  temps,  au  profit  des  prapriétaires  du  sol.  On  voit  qu'ici  le  sii^et 


LA  LI9EETÈ  DU  GOMMERCB.  %!&. 

se  complique.  Les  deux  questions,  celle  de  ragriculture  et  celle  des 
mines,  se  touchent;  aussi^  pour  arriver  à  une  solution  satisfaisante  et 
complète  de  Tune  et  de  Tautre,  faudrait-il  les  at)order  en  même  temps. 
Ainsi  se  JustiÛe  de  nouveau  ce  que  nous  avons  dit  en  conuoençant,  que 
fout  se  tient  en  industrie,  et  quç,  pour  réformer  sans  effort  et  sans 
trouble  notre  régime  présent,  Û  ne  faut  pas  procéder  à  cette  réforme 
par  actes  successifs,  mais  la  pousser  à  la  fois,  bien  que  graduellement^ 
sur  plusieurs  lignes  parallèles. 

En  supposant  même  que  le  prix  du  bois  eût  baissé,  ensuite  de  la  ré- 
duction des  droits  sur  les  produits  agricoles,  il  ne  descendrait  jamais,, 
nous  le  savons,  aii  niveau  du  prix  de  la  houille,  au  moins  dans  les 
lieux  où  ce  combustible  abonde;  mais  il  faut  dire  aussi  que,  dans  la 
fabrication  du  fer,  Tefficacité  du  charbon  de  bois  est  plus  grande, 
qu'il  en  faut  une  moindre  quantité  en  poids  pour  obtenir  un  effet 
égal.  Si  nous  prenions  à  cet  égard  pour  points  de  comparaison  le  tra- 
vail au  bois  des  forges  de  la  Champagne  et  le  travail  à  la  houille  des 
forges  du  nord,  nous  trouverions  des  différences  surprenantes.  Ainsi, 
dans  un  grand  nombre  de  ces  dernières,  et  notamment  àÂnzin,  on  a 
souvent  consommé  330  (1)  kilogrammes  de  combustible  pour  produire 
100  kilogrammes  de  fer,  tandis  que,  dans  les  forges  de  la  Champagne, 
on  n'en  consomme  en  général  que  124  kilogrammes  pour  obtenir  ua 
résultat  égal.  Il  s'en  faut  de  beaucoup,  il  est  vrai,  que  cette  extrême 
inégalité  dans  les  consommations  dérive  uniquement  de  la  différence 
des  combustibles  employés;  il  faut  faire  une  large  part  d'abord  à  l'im- 
perfection  du  travail  dans  les  forges  du  nord,  puis  à  la  qualité  inférieure 
des  fontes  qu'elles  emploient;  il  est  incontestable  pourtant  que  dans  la 
fabrication  du  fer,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  100  kilogrammes  de 
charbon  de  bois  produiront  plus  d'effet  utile  que  100  kilogrammes  de 

houille. 

« 

C'est  surtout  dans  la  production  de  la  fonte  que  le  charbon  de  boi» 
ofAre  d'incontestables  avantages.  La  fonte  qui  en  provient  est  plus  douce^ 
plus  pure,  plus  maniable,  meilleure  enfin,  et,  comme  elle  se  travailla 
plus  facilement  que  celle  qui  a  été  produite  à  l'aide  du  combustible  mi- 
néral, elle  permet  d'obtenir  une  économie  assez  notable  dans  les  tra* 
vaux  subséquens.  On  sait,  du  reste,  qu'elle  vaut  ordinairement  sur  la 
marché  2  ou  3  francs  de  plus  au  quintal  métrique.  Â  ce  point  de  vue, 
les  forges  travaillant  au  bois  ne  seraient  pas  aussi  menacées  qu'on  k 
suisse.  Elles  pourraient  surtout  conserver  ime  partie  fort  importante 
de  leur  travail  actuel,  la  production  de  la  fonte,  en  laissant  aux  usineâ 


(1)  C'était  là,  en  ISii,  le  travail  normal  des  forges  dn  nord.  Nous  avons  lieu  de  croire 
qn*U  s*est  un  peu  amélioré  depuis  deux  ans.  Remarquons,  du  reste,  qu*il  ne  s'agit|j«i  qpie 
de  la  conversion  de  la  fonle  en  fer.  „ 


876  REVUE  DBS  DEUX  BIONDES. 

mieux  situées  pour  l'emploi  de  la  houille  le  soin  de  conyertir  cette 
fonte  en  fer.  A  tout  événement,  elles  conserveraient  du  moins  quel- 
ques spécialités  qui  ne  sont  pas  sans  importance,  par  exemple,  la  pro- 
duction de  Facier  naturel,  pour  lequel  remploi  du  charbon  de  bois  est 
rigoureusement  nécessaire ,  et  de  certaines  qualités  de  fers,  douées  de 
propriétés  particulières,  que  remploi  de  la  houille  altérerait.  Il  n'est 
pas  à  craindre,  par  exemple,  que  le  groupe  de  V Indre,  où  le  combustible 
minéral  est  à  peu  près  inconnu,  et  où  il  est  permis  de  croire  qu'il  sera 
toujours  rare  et  cher,  ne  perde  pour  cela  le  précieux  privilège  de 
fournir  au  commerce  les  belles  qualités  de  fers  si  avantageusement 
connus  sous  le  nom  de  fers  du  Berry.  Le  groupe  du  sud-est  (Isère)  ne 
renoncera  pas  non  plus  à  la  production  de  Tacier  naturel,  qui  constitue 
dès  à. présent  une  des  principales  branches  de  sa  fabrication  (i).  Il  faut 
remarquer,  en  effet,  que  l'Angleterre,  où  l'usage  de  la  houille  est  gé- 
néral dans  les  forges ,  ne  produit  point  d'acier  naturel  et  ne  produit 
même  en  fers  que  les  qualités  communes,  ce  qui  l'oblige  à  demander 
les  autres  aux  pays  étrangers.  Qui  empêcherait  nos  forges  au  bois  de 
se  substituer  en  cela,  du  moins  en  partie ,  à  celles  de  la  Suède  et  de 
l'Autriche,  sur  lesquelles  elles  n'auraient  pas  de  peine  à  conquérir,  si 
elles  le  voulaient  bien ,  l'avantage  de  la  supériorité  du  travail ,  de  ma- 
nière à  compenser  la  différence  du  prix  du  combustible? 

Ce  serait  d'ailleurs  une  grave  erreur  de  croire  qu'il  est  absolument 
nécessaire,  pour  que  des  forges  subsistent  face  à  face  et  se  fassent  con- 
currence les  unes  aux  autres,  qu'elles  se  trouvent  dans  des  conditions  de 
production  parfaitement  égales.  S'il  en  était  ainsi,  la  plus  grande  partie 
de  celles  qui  existent  en  France  aurait  déjà  succombé.  La  supériorité  des 
unes  sur  les  autres  constitue  seuleihent  pour  elles  un  avantage  relatif, 
qui  leur  permet  de  réaliser  de  plus  amples  bénéfices,  sans  nuire  en 
rien  à  l'existence  simultanée  de  leurs  rivales,  à  moios  que  la  produc- 
tion totale  ne  soit  réellement  supérieure  aux  besoins.  La  différence  de 
leurs  profits  n'aboutit  même  en  général  qu'à  augmenter  la  rente  du 
fonds.  Il  en  est  de  cela  comme  des  exploitations  rurales,  entre  lesquelles 
on  remarque  des  difTérences  si  frappantes  quant  au  degré  de  fertilité 
du  sol.  Voit-on  par  hasard  qu'en  agriculture  les  terres  médiocres  soient 
incapables  de  soutenir  la  concurrence  des  terres  plus  fertiles  qui  les 
avoisinent?  Non;  pour  peu  qu'elles  soient  susceptibles  de  culture,  et 
d'ailleurs  convenablement  situées,  toutes  les  tencps  produisent  à  peu 
près  aux  mêmes  conditions,  en  ce  sens  du  moins  que  les  denrées  qui  en 
proviennent  sont  vendues  aux  mêmes  prix  dans  les  mêmes  lieux*  L'u- 
nique différence  qu'on  y  remarque,  c'est  que  les  meilleures  ou  les 

(1)  Ce  groupe  a  produit,  en  ISii,  16,i5i  quintaux  métriques  d*acier  naturel;  la  produc- 
tion totale  de  la  France  n'a  été,  pour  cette  même  année,  que  de  SS,1S1  quintaux  métriquef . 


LA  LIBERTR  DU  COMUERCB.  877 

mieux  situées  rapportent  à  leurs  propriétaires  une  rente  plus  forte,  n 
en  serait  de  même  quant  aux  forges  inégalement  partagées  par  rapport 
à  ^'emploi,  soit  du  combustible,  soit  du  minerai;  le  fonds  en  acquerrait 
une  valeur  plus  ou  moins  grande,  et  voilà  tout.  Quelques-unes  seule- 
ment, placées  dans  des  conditions  tout-a-fait  défavorables,  succombe- 
raient, et  pour  celles-là,  quoi  qu'on  résolve  et  quoi  qu'on  fasse,  leur  des- 
tinée est  écrite,  elles  n'  y  échapperont  pas. 

Le  grand  malheur  des  usines  qui  font  usage  du  bois,  ce  qui  est  leur 
tort  irrémédiable,  ce  qui  les  condamné  à  une  infériorité  perpétuelle  et 
sans  aucun  espohr  de  changement,  c'est  qu'elles  ne  sont  pas  suscep- 
tibles d'étendre  leur  fabrication  à  volonté.  La  production  y  est  fatale- 
ment bornée  par  retendue  et  la  richesse  des  forêts  qui  en  occupent  le 
voisinage.  Or,  ces  forêts  restent  et  resteront  ce  qu'elles  sont,  si  même 
elles  ne  tendent  pas  à  décroître,  à  mesure  que  l'accroissement  de  la  po- 
pulation rendra  la  culture  du  sol  de  plus  en  plus  nécessaire.  Ordinaire- 
ment aménagées  pour  un  certain  nombre  d'années,  par  exemple  vingt 
ans,  ces  forêts  donnent  tous  les  ans  les  mêmes  coupes  et  livrent  par  con- 
séquent aux  forges  des  quantités  invariables  de  bois  carbonisé.  Voulût- 
on,  dans  l'intérêt  de  1  industrie  du  fer,  augmenter  la  production  du 
bois  par  de  nouvelles  plantations,  on  n'y  parviendrait  toujours  qu'après 
un  certain  nombre  d'années,  et,  outre  le  déficit  qui  pourrait  en  résulter 
dans  la  production  d'autres  denrées  nécessaires,  cette  ressource  ne  ré- 
pondrait jamais  à  des  besoins  présens.  De  là,  pour  ces  forges,  une  im- 
possibilité absolue,  radicale,  de  suivre  pas  à  pas  le  progrès  de  la  con- 
sommation ou  des  besoins.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour  celles  qui 
emploient  le  combustible,  minéral.  Pour  peu  que  les  mines  d'où  elles 
le  tirent  soient  fécondes,  et  que  le  minerai  de  fer  ne  leur  manque  pas, 
rien  ne  les  arrête  dans  leur  essor;  elles  peuvent  toiyours,  quand  elles 
le  veulent,  répondre  sans  trop  de  peine  aux  besoins  présens  et  aspirer 
dans  l'avenir  à 'un  accroissement  indéfini.  Aussi  voyons-nous  que  la 
fabrication  au  charbon  de  bois  est  demeurée  depuis  dix  aiis  à  peu  près 
statiounaire  en  France,  tandis  que  la  fabrication  à  la  houille  ou  au 
coke  a  doublé  pour  le  fer,  et  triplé  pour  la  fonte  dans  le  même  espace 
de  temps  (1). 

(1)  Voici  les  chiffres  exacts  pour  les  deux  années  extrêmes  de  la  période  décennale  : 
FONTE  DE  FER  FER  FORGÉ 

au  charbon  de  bois.       à  la  houille.  au  charbon  de  bois.       à  la  houille. 

1835    3,i6i,Si8  q.  m.        483,159  q.  m.  1,081,593  q.  m.     1,013,795  q.  m^ 

18U    «,805,861  1,465,893  1,084,913  3,065,313 

L*augnientation,  assex  faible  d'ailleurs,  qu*on  remarque  dans  la  fabrication  de  la  fonte 
au  charbon  de  bois,  prorient  en  grande  partie  de  ce  qu'on  a  appris  à  mieux  utiliser  le' 
combustible. 

TOME  xvu.  57 


Il  féflliHede  la,  pour  la  fabricaltoii  an  charbon  de  bois,  deux  incon^ 
'iémimi»  bien  grafeti,  Fttii  partieuliep,  Faotro  général.  Le  premier,  i^eefc 
<|iie  leS'  usine»  qm*  féal  usage  de  oe  eotnbusbble,  bornées  comnEie  elles 
leseel  dane  leur  production,  ne  peuvent  jamais  s'étaUir  sur  une  large 
éebeHe,  ni  preiter  par  conséquent  des  économies  ei  des  a^axilaf  es  d»*^ 
TOia  qui  revortest  parfois  dfimr travail  exécuté  en  grand.  EUes  ne  peu* 
vent  que  rarement  adopter  ce»  méftedes  de  travail  perfeelioniiéesy^  i|ai 
tendent  surtout  à  faire  obtenir  um  plus  gr»ide  aboâdance  de  produits 
dw»  un  temps  donné  et  avee  les  mômes  moyens.  C'^est  là  peut-être  sm- 
jimrd'buif  l&  plus  gra^e  de  teursiofii  mîtes.  L'autre  inconvénient^  d!vm 
effet  plue  général  et  d'une  considération  plus  bamte,  e'esique  la  Mm?»- 
cation  par  le  eombusHUe  ifégétaly  ne  pouvant  pas^  comme  FauFfare^ 
répondit»  mit  besoin»  emsMms  de  Findustm,  mettrait,  si  elle  eiaioteil 
seule,  an  obstacle  invincible  au  progrès^  Forcément  stationnaire,  elle' 
tiench*att  Findustrie  enchaînée  avec  elle  dans  le»  liens  du  présent,  eaa» 
lui  pemiettre,  au  moin»  dans  certoînes  direction»,  aucun  aca^tee»^ 
menrt^  AaM»  est-il  vrai  que  la  fabricaHon  du  fer  par  le  combustible  vBè^ 
Béral  est  en  cela  la  piKmdence  du  monde  eifvilisé  :  c'est  sur  elle  qp» 
.  repose  to«l  Fespoir  de  Findustrie  daas  Favenir* 

Four  le  dire  en  passa»!,  quoique  cette  vérité  ne  soit  pas  assuréaMDt» 
ignorée^  on  n'y  a  peut-étee  pas  donné  toute  Fattention  qu'dte  0»rife«' 
Parmi  les  causes  qui  ont  le  pfaae  e»i»trib«é  à  FentraerdinaÉre  aecraiaa»* 
ment  de  Fmdustriemod^ne,  on  vante  surtout  Finvention  de  la  vapeor^ 
et  ce  n'est  pas  sans  raison;  on  cite  encore  les  merveilleuses  machine» 
qui  ont  perte  si  haut  Findustrie  des  tissus^  et,^  pardessus  tout,  les  etaa^ 
mtns  de  fer  :  on  oublie  en  général  cette  invention  modeste,  mais  m  fi^ 
conde,  qui  consiste  dans  FappUcation  du  combustibte  minénd  à  1»  fti<» 
brteatton  du  fer.  Sons  cette  invention  poortant,  que  devenateni  et  ka» 
machine»  à  vaq[)e«r,  ei  tes  cbemms  de  fer,  et  cette  innombrable  légioA^ 
de  machines  qui  peuplent  dos  ateliers,  en  lyeutant  une  si  grande  somm^- 
de  puissance  a  la  puissance  prodaetive  de  Fhomme?  Où  en  serait  FAsk 
l^terre,  et  que  seraient  devenues  toutes  ces  conquêtes  industrieHaa 
dont  elle  a^  depuis  cinquante  ans,  étonné  et  enrichi  le  monde,  â  eUe^ 
était  demeurée  réduite,  pour  la  fabrication  du  fer,  à  ses  anciens  mayen^ 
Il  faut  voir  ce  qu'elle  était  avant  cette  humble  découverte,  qui  ne  date 
guère  que  de  la  fin  du  dernier  siècle.  La  productiem  du  fer  ne  suffisait 
pas  même  ators  à  ses  besoins  présens,  bien  [rfos  bornés  qu'ils  ne  le  sont 
aujourdlïnt.  6n  petit  Ih'e,  dans  les  écrits  qtrt  datent  du  milieu  de  ce 
siècle,  les  plaintes  qui  s^exhalaient  de  toutes  parts  sur  FinsufQsance 
notoire  de  cette  production  et  sur  l'épuisement  graduel  des  bois,qui  fai- 
sait entrevoir  dans  l'avenir  une  insuffisance  encore  plus  grande.  On  fai- 
sait appel  aux  industriels,  aux  savans,  en  les  invitent  à  résoudre  à  tout 
prix  ce  grand  problème,  qui  parait  aujourd'hui  si  simple.  Les  sociétéa 


LA  umit  ms  €onflBHX.  ffV 

MifMrtes  {MToposaient  des  prix  pour  cet  oh}èt;  le  gouTemement  même 
était  prié  d'intervenir.  Ce  problème  résolu,  r  Angleterre  fut  sauvée  : 
elle  prit  le  haut  bout  dans  le  mouvement  industriel  du  monde,  et  ehee 
elle  la  grande  industrie  naquit.  Alors  aussi  vinrent  les  nnudiiiies  à  va- 
peur, les  machines  à  tissus,  les  chemiM  de  (èr  et  le  reste. 

C'est  à  ce  point  de  vue  surtout  que  la  fabrication  du  fer  «n  charbon 
de  bois  cède  hautement  le  pasà  la  faforicatioB  à  la  houille.  Est-ce  à  dire 
qu'elle  doit  disparaître  aussitôt  que  cette  dernière  vient  à  s'implanter 
sur  le  sol?  Cela  peut  être  vrai  en  Angleterre,  où  les  bois,  devenus 
chaque  jour  plus  rares,  ont  presque  entièrement  disparu;  mais  cela 
n'est  pas  également  vrai  en  France,  où,  Dieu  merci  !  il  reste  encore 
d'assez  notables  parties  de  forêts  à  exploiter.  Outre  l'extrême  rareté  du 
bois  en  Angleterre^  qui  devait  nécessairement  restreindre  et  taire  dbeMir 
donner  peu  à  peu  la  fabrication  du  fer  par  ce  moyen ,  il  y  avait  là  une 
autre  cause  de  cet  almndon  :  c'était  reicessivejcherté  de  tous  les  pro- 
émi»  agricoles,  déterminée  par  les  lois  restrictives  sur  ces  denrées,  et  à 
laquelle  le  bois  participait.  Si  cette  cherté  se  remarque  également  en 
France  depuis  trente  ans,  elle  y  est  pourtant  bien  moins  sensible  qu'elle 
ne  l'était  encore  récemment  en  Angleterre,  et  elle  pourrait,  conmie 
nous  l'avons  déjà  dit,  s'atténuer  encore  beaucoup  sous  un  régime  plus 
libéral. 

i)ès-lors,  nulle  raison  pour  que,  dans  notre  pays,  la  fabrication  au 
bois  disparaisse,  au  moins  de  longtemps.  Seulement  nous  croyons 
4|tt'il  est  nécessaire  quelle  se  transforme.  Une  révolution  doit  s'y  faire, 
révolution  que  la  force  des  choses  amène  et  qui  d^  commence  à  fe 
manifester.  C'est  que  les  usines  réduites  à  travailler  exclusivement  au 
«barbon  de  bois,  en  conservant  toutefois  quelques-unes  des  spécialités 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  se  contenteront  en  général  de  pro- 
duire la  fonte,  genre  de  travail  qui  est  plus  particulièrement  leur  apar- 
nage,  et  qu'elles  laisseront  aux  autres  le  soin  de  convertir  cette  fonte  en 
fer.  Par  là  elles  parviendront  à  utiliser,  bien  mieux  qu'elles  ne  le  font 
^ourd'hui,  toutes  les  ressources  qu'dles  possèdent  en  minerai  de  fer 
dans  les  loeaUtés  qu'elles  occupent.  En  renonçant  à  achever  le  travail 
de  la  fabrication,  elles  pourront  l'étendre  davantage  et  parviendront  à 
mettre  dans  la  circulation ,  avec  une  masse  de  combustible  égale,  une 
bien  plus  grande  somme  de  produits.  Elles  profiteront  en  cela,  et  le 
pays  profitera  avec  elles,  du  véritable  avantage  qui  résulte  de  leur  genre 
de  travail,  la  qualité  supérieure  des  fontes,  avantage  qu'on  ne  peut 
guère  leur  contester.  Au  reste,  cette  révolution  que  nous  annonçons  ici 
dans  l'avenir  n'est  déjà  plus  tout-à^fait  hypothétique;  eUe  e^  com- 
mencée dès  à  présent,  et,  quand  on  examine  de  près  ce  qui  se  passe,  on 
«n  aperçoit  déjà  clairement  les  premiers  symptômes.  Celte  transforma- 
tion si  désirable  ne  marche  toutefois  aujourd'hui  qu'à  pas  lents.  Une 


8^  9EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réduction  notable  sur  les  droits  qui  frappent  les  fers  étrangers  pourrait 
donner  à  cet  égard  une  impulsion  salutaire,  et  ce  ne  serait  pas  le 
moindre  service  qu'elle  nous  aurait  rendu. 

Ce  n'est  pas  ainsi  toutefois  que  les  choses  se  passeront,  selon  toute 
apparence,  dans  le  groupe  de  la  Champagne,  dont  il  nous  reste  à  dire 
quelques  mots. 

Rien  n'égale  la  richesse  minéralogiquede  cette  contrée  :  elle  présente 
le  terrain  le  plus  fertile  en  minerai  de  fer  qu'on  puisse  rencontrer  dans 
toute  l'Europe.  Les  minières,  qui  s'y  pressent  en  quelque  sorte  les  unes 
sur  les  autres,  sont  en  général  très  abondantes,  et  le  minerai  qu'on  en 
retire  au  moyen  d'un  travail  facile  exécuté  à  ciel  ouvert  y  est  presque 
jpartout  de  très  bonne  qualité.  Ce  groupe  réunit  en  outre  dans  son  sein 
un  ensemble  remarquable  de  conditions  naturelles  très  favorables  à 
l'exploitation.  Tout  le  pays  est  sillonné  de  cours  d'eau  qui  sont  pour  la 
plupart  des  affluens  de  la  Marne  et  qui  offrent  toutes  les  facilités  dési- 
rables pour  le  lavage  du  minerai.  C'est  sur  ces  cours  d'eau  que  les 
usines  sont  assises,  et,  quoiqu'elles  s'y  touchent  en  quelque  sorte,  eUes 
y  trouvent  sans  exception  de  belles  chutes  qui  leur  procurent  des  mo- 
teurs à  bon  marché,  moteurs  peu  puissans,  il  est  vrai,  mais  réguliers, 
et  dont  la  force  effective  serait  facilement  augmentée  par  un  meilleur 
système  de  roues  hydrauliques.  Enfin  la  castine,  condiment  nécessaire 
dans  le  travail  de  la  fonte,  et  qui  entre  ordinairement  pour  un  quart 
dans  la  charge  totale  des  hauts-fourneaux,  se  trouve  en  abondance  dans 
le  lit  même  des  ruisseaux  qui  traversent  les  usines,  et  on  l'y  ramasse 
avec  si  peu  de  peine  et  de  frais,  qu'on  ne  fait  pas  même  figurer  cette 
dépense  dans  le  prix  de  rjevient  des  produits. 

Ces  conditions  si  favorables  sont  malheureusement  gâtées,  dans  le 
département  de  la  Haute-Marne,  siège  principal  du  groupe,  par  l'ex- 
cessive cherté  du  combustible;  c'est  là  que  s'applique  avec  vérité,  et 
dans  toute  sa  force,  ce  qu'on  dit  souvent,  avec  assez^peu  de  raison,  de 
la  métallurgie  française  en  général.  Le  charbon  de  bois  y  coûte,  terme 
moyen,  rendu  à  l'usine,  de  8  à  9  francs  les  100  kilogrammes.  C'est  à 
peu  près  le  double  de  ce  qu'il  coûte  dans  la  plupart  des  cant<His  boisés 
de  la  Meurthe,  de  la  Meuse,  de  la  Moselle,  des  Vosges  et  du  Bas-Rhin  (1). 
Encore  ce  prix,  qu'on  peut  considérer  comme  normal,  est-il  bien  sou- 
vent excédé  quand  il  arrive  que,  lors  des  adjudications  annuelles  des 
coupes,  les  maîtres  de  forges,  pressés  par  les  demandes  du  commerce, 
se  font  une  concurrence  plus  vive.  Ce  n'est  pas  que  le  bois  manque  dans 
cette  région,  les  forêts  y  abondent  au  contraire;  mais  telle  est  la  ri- 
chesse minéralogique  de  la  contrée,  tel  est  le  nombre  des  usines  qui  s'y 

(1)  11  y  a  même  dans  ces  départemens  plusieurs  cantons  où  le  bois  coûte  à  peine  le  tiers 
de  ce  qu'il  coûte  dans  la  Haute-Marne. 


LA  LIBERTÉ  DU  COMHERCE.  881 

pressent  (i),  que  ces  forêts,  malgré  leur  abondance,  ne  peuvent  suffire 
à  tous  les  besoins.  Aussi  arriye-t-il  presque  tous  les  ans  que  plusieurs 
usines  sont  forcées  de  se  mettre  en  chômage,  faute  d'avoir  pu  trouver 
le  combustible  nécessaire  pour  leur  travail. 

Cette  extrême  cherté  du  combustible  végétal  explique,  ce  qui  sans 
cela  paraîtrait  inexplicable,  comment  le  groupe  de  Champagne  est  Tun 
des  premiers  qui  aient  adopté,  sur  le  continent  de  l'Europe,  l'emploi 
du  combustible  minéral ,  au  moins  pour  la  conversion  de  la  fonte  en 
fer  forgé.  Cependant  la  houille  y  est  relativement  tout  aussi  chère  que 
le  charbon  de  bois.  La  plus  grande  partie  de  celle  qu'on  y  consomqfie 
est  tirée  des  mines  de  Sarrebruck,  en  Prusse,  d'où  elle  est  amenée 
jusqu'à  présent  par  charretage  à  une  distance  de  quarante  lieues.  Mal- 
gré le  bas  prix  de  cette  houille  sur  le  carreau  des  mines,  et  quoiqu'elle 
ne  soit  encore  que  de  médiocre  qualité,  maigre  et  toute  composée  de 
menu,  elle  coûte  en  moyenne,  rendue  dans  les  usines,  5  fr.  50  cent, 
et  6  fr.  les  iOO  kilogrammes.  C'est  cinq  fois  plus  que  le  même  combus- 
tible ne  coûte  dans  le  groupe  des  houillères  du  nord ,  et  sept  ou  huit 
fois  plus  que  dans  le  groupe  des  houillères  du  sud.  Ces  houilles  de  Sar- 
rebruck ne  servent  guère  pourtant  que  dans  une  des  opérations  des 
forges,  le  puddlage;  pour  les  chaufferies,  on  est  obligé  d'avoir  recours 
aux  houilles  de  Saint-Étienne,  qui,  venues  par  eau  jusqu'à  Gray,  sont 
de  là  transportées  également  par  charretage  jusqu'aux  usines,  où  elles 
reviennent,  en  moyenne,  à  6  fr.  50  cent,  ou  7  fr.  les  iOO  kilogrammes. 

«  C'est  avec  de  telles  difficultés,  dit  H.  Rigaud  de  la  Ferrage  dans 
l'important  mémoire  que  nous  avons  déjà  cité,  que,  grâce  au  peu  de 
Irais  des  autres  parties  de  la  fabrication  (et  il  faut  ajouter  :  grâce  à 
l'économie  que  les  maîtres  de  forges  de  cette  contrée  ont  su  apporter 
dans  l'emploi  du  combustible),  les  fers  de  Champagne  repoussent ,  par 
leur  prix,  sur  les  marchés,  les  fers  laminés  des  pays  houillers.  Lors- 
que les  nouvelles  voies  de  communication  seront  terminées ,  et*  que, 
par  leur  moyen  *  les  houilles  pourront  venir  aisément  dans  ces  dépar- 
temens,  elles  s'y  trouveront  réduites  à  25  fr.  les  i  ,000  kilogrammes. 
Ce  sera  un  changement  suffisant  pour  que  nulle  forge  de  ce  pays  ne 
craigne  plus  alors  qu'on  lève  toute  prohibition  et  tous  droits  sur  les  fers 
étrangers  (2).  » 

Tel  est  le  groupe  de  forges  qu'on  a  presque  toujours  en  vue  quand 

(1)  Cent  soixante-treize  pour  tout  le  groupe,  qui  n^est  pas  très  étendu. 

(2)  Siluation  des  Forges  de  France  et  de  Belgique,  par  M.  H.  Rigaud  de  ia  Ferrage^ 
ancien  ingénieur  des  établissemens  de  mines,  hauts-fourneaut ,  usines  et  laminoirs  de^ 
MarcineUe  et  Couillet,  près  de  Cbarleroi  (Belgique),  directeur-gérant  des  forges,  fon- 
deries et  laminoirs  d*Ansin.  —  Nous  citons  ce  mémoire  avec  d*autant  plus  de  confiance, 
qu*après  atoir  été  inséré  dans  les  Annales  des  Mines ,  il  en  a  été  extrait  et|publié  k 
part  par  ordre  de  M.  le  directeur-général  des  ponts-et-chaussées  et  des  mines. 


882  BEVUE  DBS  DEUX  MONDEB. 

on  raisonne  d'une  manière  générale  sur  notre  industrie  métallurgique. 
On  voit  pourtant  que  les  usines  qui  te  composent  sont  placées,  quant  à 
présent,  dans  des  conditions  lout-à-fait  exceptionnelles.  Il  n'est  pas 
étonnant,  il  est  vrai,  que  les  regards  du  public  se  soient  tournés  plus 
souvent  de  ce  côté  que  de  tout  autre,  car  ce  groupe  a  con9ervé  pendant 
long-temps,  en  France,  une  importance  hors  ligne.  Il  y  a  tenu  jusqu'à 
ces  dernières  années,  à  tous  égards,  le  premier  rang.  S'il  l'a  cédé,  de- 
puis peu,  quant  à  la  production  de  la  fonte  et  du  fer,  au  groupe  des 
houillères  du  sud,  il  le  tient  encore  pour  le  nombre  des  usines,  et  il  le 
tiendra  toujours  pour  l'abondance  du  minerai.  Il  est  même  permis  de 
croire  que,  lorsque  les  voies  de  communication  actuellement  projetées 
oU  en  cours  d'exécution  seront  terminées,  ce  groupe  recouvrera  sans 
trop  de  peine,  et  sur  tous  les  points,  la  primauté  qu'il  a  perdue.  «Nous 
croyons  toutefois  que  jamais  le  travail  ne  s'exécutera  dans  la  Haute- 
Marne  de  la  même  manière  que  dans  les  pays  houillers.  îl  est  probable 
que  l'on  continuera  à  s'y  servir  du  charbon  de  bois  pour  la  production 
âe  la  fonte,  en  réservant  la  houille  pour  opérer  la  conversion  de  cette 
fonte  en  fer.  Par  là  on  conservera  aux  fers  du  pays  les  qualités  qui  les 
distinguent,  et  en  même  temps  l'économie  très  notable  qu'on  obtien- 
dra dans  l'emploi  du  combustible  végétal  permettra  d'en  modérer  le 
prix. 

Les  voies  de  communication  qui,  dans  un  avenir  prochain,  desser- 
viront ce  groupe  sont  :  IMe  canal  de  la  Marne  au  BJiin,  lequel,  pro- 
longé par  le  canal  dit  des  houillères»  y  apportera  les  houilles  de  Sarre- 
bnick;  2°  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Strasbourg,  qui  rendra  à  peu 
près  les  mêmes  services;  3*  le  canal  de  l'Aisne  à  la  Marne,  par  où  se- 
ront transportées  jusqu'à  Vitry  les  houilles  4e  Mons  et  de  Gharleroi , 
qui  n'ont  pas  encore  paru  dans  ces  contrées;  4°  le  chemin  de  fer  de 
Saint-Dizier  à  Gray,  qui  apportera  au  cœur  même  du  groupe ,  qu'il 
traversera  dans  toute  son  étendue,  les  houilles  de  Saint-Étiennci  Quand 
ces  travaux  seront  terminés,  et  quelques-uns  touchent  à  leur  terme, 
la  bouille  de  Sarrebruck  ne  reviendra,  selon  M.  Ch.  Collignon  (I),  ren- 
due à  Vitry,  qu'à  2  fr.  30  cent.  lesiOO  kilogrammes,  et  la  bouille  belge 
a  ^  fr.  50  cent.,  sur  le  même  lieu.  Quant  à  la  houille  de  Saint-Étienne, 
elle  y  sera  toujours  un  peu  plus  chère,  et  ce  n'est  guère  que  dans  la 
partie  méridionale  du  groupe,  ou  dans  le  centre,  qu'elle  pourra  sou- 
tenir la  concurrence  des  autres. 

Si  quelque  chose  doit  étonner,  c'est  que  des  travaux  de  communica- 
tion si  importans,  si  nécessaires,  qui  pouvaient  épargner  à  la  France  de 
si  énormes  sacrifices,  ne  soient  pas  achevés  depuis  long-temps;  qu'on 
ait  tant  de  fois  gémi  sur  l'infériorité  plus  ou  moins  réelle  de  notre  in- 

(1)  Du  Concours  €f*s  Canaux  et  âet  Chemins  de  fer. 


LA   LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  •  883^ 

dash'ie  métallurgique,  sans  rien  faire  pour  la  relever  de  son  abaisse- 
ment; qu'on  ait  pu  surtocU  négliger  à  ce  point,  durant  une  paix  si  lon- 
gue, ce  groupe  de  Champagne,  le  plus  considérable  de  tous,  dans  lequel 
on  semblait  même  résumer  l'industrie  entière,  et  sur  lequel  on  avait 
incessamment  les  yeux  ouverts.  D'où  vient  cela,  sinon  àe  ce  que  jus- 
qu'à présent,  pour  les  producteurs,  la  protection  douanière  a  tenu  lieu 
de'  tout?  Oh!  qu'il  en  eût  été  autrement  si,  après  la  paix,  en  1814,  on 
eût  laissé  les  choses  suivre  leur  cours.  A  celte  époque,  la  fabrication  du 
fer  par  la  houille  était  encore  dans  son  enfance  en  Angleterre;  du  moins 
est-il  vrai  qw'rl  lui  restait  bien  du  chemin  à  faire  pour  arriver  au  point 
où  nous  la  voyons  aujourd'hui.  Si  la  concurrence  était  demeurée  libre 
d'un  pays  à  l'autre,  elle  n'aurait  pas  agi  dès  l'abord  avec  une  force  ir- 
résistible, et  pourtant  les  producteurs  français  en  auraient  senti  peu  à 
peu  l'aiguillon,  comme  il  arriva  de  leurs  voisins  belges.  C'est  alors  que 
de  b  Champagne  et  d'ailleurs  se  seraient  élevées  des  voix  puissantes, 
unanimes,  qui  auraient  réclamé,  à  défaut  d'une  protection  qu'on  ne 
teur  devait  pas,  ces  voies  de  communication  fécondes.  Certes,  ni  le  gou- 
vernement, ni  les  chambres,  n'auraient  résisté  long-temps  à  des  récla^ 
mations  si  justes.  Au  lieu  de  cela,  on  aima  mieux  jeter  tout  d'un  coup 
SUT  lïmportation  étrangère  un  brutal  interdit.  Ce  n'était  pas  résoudre 
la  question,  ce  n'était  pas^^  même  la  trancher;  c'était  prononcer  tout  sim- 
plement un  ajournement  ruineux  pour  le  pays.  Far  là  nos  maîtres  de 
forges,  ne  se  sentant  plus  ni  aiguillonnés,  ni  pressés,  s'oublièrent  eus- 
mémes>  em,  s'ils  s'occupèrent  de  sotHciter  le  pouvoir,  ce  ne  fut  plus 
pour  en  obtenir  l'exécution  de  ces  travaux  utiles,  mais  bien  plutôt  pour 
maintenir,  contre  tes  justes'  plaintes  du  pays,  le  monopole  qu'on  leur 
avait  imprudemment  concédé.  Dès4ors  aussi,  le  gouvernement,  les 
chambres,  le  piiblic,  mal  avertis  par  les  intéressés  les  phis:directs,  s'en-^ 
dormirent  dans^ime  sécurité  fatale.  Voilà  comment  tant  d'années  ont 
été  perdues  et  tant  3e  millions  sacrifiés  sans  flruit.  Voilà  comment,  par 
rapport  à  la  Champagne,  la  question  n'est  guère  aujourd'hui  plus  avan^- 
cée  qu'au  premier  jour. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  les  forges  de  cette  contrée  sent  endore  dans  une 
situation  relativement  désavantageuse,  il  n'en  est  pas  de  même  de  la 
plupart  des  autres,  et,  si  l'on  avait  fait  ailleurs  s€vi)ement  la  moitié  à» 
efforts  cfu'oQ  a  dû  faire  en  Champagne  pour  économiser  le  combustible 
et  perfectionner  les  méthodes  de  travail,  on  n'aurait  dès  à  présent  rie» 
à  craindre  de  la  concurrence  du  dehors. 

m. 

Comment  se  fait-il  raaintenajit  que  tant  d'établfiBsemens^  si  hiea  si- 
tués, cpn^olootahsohioieiit  Fkft  à  envitr,  quant  a  l'empli»  du  eombus- 


884  •     REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tible  et  du  minerai,  aux  forges  étrangères  (et  on  a  vu  que  la  France  en 
compte  un  très  grand  nombre  dans  ce  cas),  persistent  à  vendre  leurs 
fers  à  des  prix  incomparablement  plus  élevés?  Ce  phénomène  s'expli- 
que par  un  seul  mot,  le  monopole.  Les  partisans  des  restrictions  refu- 
sent en  général  de  reconnaître  la  funeste  influence  de  ce  principe.  Rien 
n'est  pourtant  mieux  attesté  par  l'histoire.  Partout  où  le  monopole  a 
existé,  on  a  vu  les  prix  se  maintenir,  en  dépit  de  toutes  les  circonstances 
favorables,  sans  que  le  progrès  même  y  pût  rien.  Tous  les  faits  présens 
et  passés  conflrment  cette  donnée;  il  n'y  a  point  de  vérité  mieux  éta- 
blie. Malheureusement  la  force  de  cette  vérité  est  trop  souvent  affai- 
blie, il  faut  le  reconnaître,  par  l'abus  qu'en  font  certains  amis  de  la 
liberté  commerciale.  En  appliquant  mal  à  propos  à  toutes  les  industries 
protégées  ce  qui  n'est  rigoureusement  vrai  que  de  celles  qui  s'attachent 
à  la  terre,  ils  se  jettent  dans  le  faux  et  fournissent  ainsi  à  leurs  adver- 
saires une  réponse  toute  prête.  Objecle-t-on  à  ces  derniers  que  les  lois 
prohibitives,  en  constituant  le  monopole  au  profit  des  producteurs  in- 
digènes, empêchent  la  baisse  des  prix,  ils  signalent  aussitôt  la  baisse 
extraordinaire  opérée  depuis  trente  ans,  en  dépit  même  des  prohibi- 
tions les  plus  absolues,  sur  tous  les  articles  manufacturés.  La  réponse 
est  juste,  et  sur  ce  terrain  ils  ont  raison.  C'est  qu'en  efitet,  quoi  qu'on 
en  dise,  il  n'y  a  point  de  monopole  pour  les  manufactures,  parce  que, 
le  nombre  des  établissemens  étant  ilUmité ,  indéfini ,  la  concurrence 
intérieure  suffit  toujours,  quand  les  circonstances  sont  d'ailleurs  favo- 
rables, pour  modérer  les  prix.  Aussi,  dans  la  grande  lutte  actuellement 
engagée  sur  la  question  du  libre  échange,  si  quelques-uns  de  ceux  qui 
défendent  les  droits  protecteurs  peuvent  être  considérés  comme  des 
calculateurs  égoïstes ,  la  plupart  des  industriels  qui  suivent  la  même 
bannière,  les  manufacturiers,  les  fabricans,  les  mécaniciens,  les  arma- 
teurs, tous  ceux  enfin  qui  sont  exposés  à  l'intérieur  à  une  concurrence 
indéfinie,  sont  tout  simplement  des  dupes.  Hais  l'existence  du  mono- 
pole n'est  que  trop  réelle  par  rapport  aux  industries  qui  s'attachent  à 
la  terre,  c'est-à-dire  pour  l'agriculture  et  pour  l'exploitation  des  mines, 
parce  qu'ici  le  nombre  des  établissemens  est,  par  la  nature  des  choses, 
limité  et  défini.  C'est  donc  sur  les  produits  de  l'agriculture  et  des  mines 
que  l'infiùence  du  monopole  se  fait  sentir.  C'est  dans  ces  deux  direc- 
tions que  nous  voudrions  voir  les  protectionistes  nous  signaler  une 
baisse  quelconque  obtenue  par  le  seul  progrès  du  temps.  Qu'ils  nous 
montrent  un  seul  produit  agricole  dont  le  prix  ne  se  soit  pas  maintenu 
ou  même  élevé,  en  France,' depuis  l'établissement  des  lois  restrictives. 
S'ils  peuvent  mentiodner  une  baisse  réelle,  assez  faible  d'ailleurs,  sur 
les  prix  des  fers  et  des  houilles,  qui  ne  sait  que  cette  baisâe  est  due  uni- 
quement à  la  réduction  des  droits  effectuée  en  i836? 
Ce  que  nous  disons  de  la  France  ne  se  justifie  pas  moins  pour  la  Bel- 


LA  LIBERTÉ  DU  COMMERCE.  885 

gique.  Jusqu'en  1830,  Timportation  des  fontes  et  des  fers  étrangers 
avait  été  libre  dans  ce  pays,  ou  frappée  seulement  d'un  droit  insigni- 
fiant. Sous  ce  régime,  la  métallurgie  belge  prospérait,  tout  en  livrant 
ses  produits  aux  mêmes  prix  que  l'industrie  anglaise.  Après  1830,  une 
crise  s'étant  déclarée  à  la  suite  des  événemens  politiques,  on  crut  de- 
voir établir  sur  lès  fontes  étrangères  un  droit  d'environ  2  fr.  50  cent, 
les  100  kilogrammes.  Qu'arriva-t-il?  Le  prix  des  fontes  s'éleva  dans  le 
pays.  Dans  la  suite,  ce  droit  primitif  ayant  été  porté  à  5  fr.  80  cent,  les 
100  kilogrammes,  chiffre  actuel,  les  prix  s'élevèrent  encore  et  à  peu 
près  dans  la  mêipe  mesure,  non  pas  régulièrement,  il  est  vrai,  car  les 
crises  se  multiplièrent  sous  ce  régime,  et  les  variations  y  furent  très 
violentes  et  très  brusques,  mais  de  manière  à  excéder  toujours  ^nsi- 
blement,  en  moyenne,  les  prix  anglais  :  tant  il  est  vrai  que,  sous  l'em- 
pire du  monopole,  le  consommateur  n'a  rien  à  attendre  du  bénéfice 
du  temps. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire  et  ce  qui  n'est  pourtant  pas  moins 
réel,  c'est  que  le  monopole,  si  onéreux  au  pays  qui  le  tolère,  ne  profite 
pas  même  à  la  plupart  de  ceux  qui  en  jouissent.  On  en  a  vu  des  exem- 
ples bien  remarquaî)Ies,  durant  le  cours  des  derniers  siècles,  dans  toutes 
ces  compagnies  instituées  par  privilège,  en  France,  en  Angleterre  et 
dans  presque  tous  les  états  de  l'Europe,  pour  exploiter  le  commerce  de 
certains  pays  lointains  :  compagnies  des  Indes  orientales,  du  Levant, 
des  côtes  d'Afrique,  de  la  mer  du  Sud,  etc.  Entourées  par  leurs  gou- 
vememens  de  faveurs  de  toutes  les  sortes,  armées  contre  les  natio- 
naux et  contre  les  étrangers  de  privilèges  monstrueux,  on  a  vu  ces 
grandes  compagnies  marcher  invariablement  à  leur  ruine.  Quelque 
chose  de  semblable  se  remarque  dans  celles  de  nos  industries  qui  sont 
vraiment  constituées  en  monopole.  L'agriculture,  par  exemple,  malgré 
ses  privilèges,  est  en  souffrance  dans  toute  l'étendue  du  pays.  Les  éta- 
blissemens  métallurgiques  ne  fleurissent  aussi  que  par  exception.  Il  y 
a  même,  par  rapport  à  ces  derniers,  une  observation  importa,nte  à  faire  : 
c'est  que,  depuis  1836,  date  de  la  réduction  des  droits  sur  les  fers,  ils 
se  trouvent  en  général  dans  une  situation  meilleure  qu'auparavant; 
on  en  trouve  un  plus  grand  nombre  qui  jouissent  d'une  prospérité 
réelle.  En  Belgique,  c'est  le  contraire,  c'est-à-dire  que  la  même  vérité 
s'y  manifeste  en  sens  inverse?  Depuis  que  les  droits  protecteurs  y  sont 
établis,  l'industrie  s'y  trouve  dans  une  situation  peut-être  moins  floris- 
sante qu'autrefois  et  certainement  plus  précaire,  témoin  la  crise  af- 
freuse de  1839,  qui  a  duré  quatre  ans  et  ruiné  plus  de  la  moitié  des 
usines.  Il  est  même  permis  de  croire  que  la  position  incertaine  et  va- 
riable qu'on  a  faite  à  cette  industrie  se  changerait  en  une  détresse  réelle 
et  constante,  si,  outre  le  privilège  dont  elle  jouit  sur  le  marché  belge, 


M6  mpmE  ms  deux  mondss. 

^Ue  n'avait  encore  obtenu  4es  laveurs  touUfi  spéciales  sir. les  onarcbés 
de  la  France  et  du  ZoUverein  allemand. 

Comment,  d'im  autre  côté,  n'être  pas  frappé  de  cette  circonstance, 
tqu'au  sein  même  de  la  France,  des  usines  si  diversement  partagées 
luttent  à  peu  près  à  armes  égales?  Entre  la  situation  des  forges  de  la 
Champagne  et  celle  des  forges  qui  appartiennent  au  groupe  «des  liouil- 
1ères  du  nord,  la  différence  est  grande,  comme  on  Ta  vu,  au  moins 
quant  à  l'emploi  du  combustible.  Si  les  premières  ont  à  payer  des  {ii*ix 
exorbitans,  et  ne  peuvent  pas  même,  à  ces  conditions,  augmenter  à  vo- 
lonté leur  travail,  pour  en  diminuer  d'autant  les  charges,  les  autres 
sont  au  contraire,  en  tout  cela,  particulièrement  favorisées.  Dans  cet 
état  de  choses,  ne  semblerait-il  pas  que  la  concurrence  des  producteurs 
eu  nord  devrait  être  mortelle  pour  les  producteurs  de  la  Champagne? 
Au  lieu  de  cela,  elle  ne  leur  est  pas  même  gênante.  Faut-il  croire  au 
moins  que  les  premiers  recueillent  des  bénéfices  exceptionnels,  tandis 
que  les  autres  souffrent?  Non,  aucune  différence  sensible  ne  se  remar- 
que dans  les  résultats  obtenus  :  les  bénéfices  sont  à  peu  près  les  méones 
des  deux  côtés.  C'est  qu'en  Champagne,  seule  contrée  de  la  France  où 
la  nécessité  des  perfectionnemens  se  soit  fait  sentir  dans  une  certaine 
mesure,  on  en  a  du  moins  tenté  quelques-uns,  tandis  que  dans  le 
nord ,  comme  ailleurs,  on  s'est  contenté  de  jouir  des  avantages  naturels 
•qu'on  possédait,  sans  rien  faire  pour  les  étendre  et  pour  les  féconder. 

On  a  beau  s'extasier  tous  les  ans  sur  les  prétendus  progrès  de  notre 
industrie  métaUurgique  :  elle  en  a  fait  quelques-uns;  qui  en  doute? 
Avec  cela,  eUe  n'en  est  pas  moins  encore,  relativement  à  certaines  in- 
dustries étrangères,  dans  un  état  voisin  de  l'enfance.  L'emploi  du  com- 
bustible, question  vitale  pour  la  France,  y  est  presque  partout,  excepté 
en  Champagne,  mal  organisé  et  mal  conduit.  Les  laminoirs,  qui  sont 
d'un  si  grancf  secours  pour  abréger  le  travail,  qui  apportent  dans  la 
fabrication  des  économies  si  grandes,  et  dont  l'usage  est  universel  en 
Angleterre  et  en  Belgique,  n'y  sont  encore  adoptés  que  par  exception. 
La  partie  mécanique  y  est  presque  partout,  sauf  dans  quelques  établis- 
semens  qu'on  cite,  ou  barbare,  ou  nulle,  et  là  même  où  cette  partie  a 
plus  d'importance,  les  moteurs  et  les  conununications  de  mouvemens 
sont  en  général  si  mal  ordonnés,  qu'ils  feraient  reculer  d'effroi  <im 
contre-maître  anglais.  Voilà  comment  cette  industrie  ne  profite  j^as 
même  des  faveurs  coûteuses  qu'on  lui  accorde.  Voilà  comment  les 
miUions  de  la  France  vont  s'engloutir  en  pure  perte  dans  ce  gouffre 
toujours  béant. 

De  tout  ce  qui  précède,  que  faut-ril  maintenant  conclure?  Si  on  con- 
sidère l'industrie  française  dans  ses  conditions'générales,  elle  est,  sous 
le  rapport  du  combustible,  motâs  bien  partagéefque  les  industries  an- 


LA  LIBERTE  DU  COMMERCB.  887 

glaise  et  belge,  quoique  cette  vérilé  ne  soit  pas  aussi  absolue  qu'on  le 
prétend;  mais,  quelle  que  soit  l'importance  du  combustible  dans  la  fa- 
brication de  la  fonte  et  du  fer,  ce  n'est  pas  le  seul  objet  qui  soit  à  con- 
sidérer ici.  L'abondance  et  le  bas  prix  du  minerai  sont  bien  aussi  de 
quelque  poids.  Or,  à  cet  égard,  l'industrie  française  est  en  général  plus 
favorisée  qu'aucmie  autre.  Le  prix  moyen  du  quintal  de  mkierai  rendu 
aux  fonderies  et  préparé  pour  la  fusion  a  été,  en  1844,  de  i  fr.  27  cent. 
«  Si  on  faisait  abstraction ,  disent  les  auteurs  du  Compie^rendtê^  à»  la 
redevance,  charge  qui  est  en  dehors  des  conditions  techniques,  et  des 
transports,  dont  les  frais  se  réduiront  encore  à  l'avenir,  le  prix  du 
quintal  de  minerais  propres  à  la  fusion  ne  serait  que  de  0  fr.  57  cent 
Ce  chiffre  est  fort  inférieur  à  celui  qui  serait  calculé  sur  les  mêmes 
bases  pour  la  plupart  des  districts  de  forges  de  l'Europe  et  surtout  de  la 
Grande-Bretagne;  il  prouve  sofiQsamment  que  le  sol  de  la  France  est 
riche  en  minerai  d'extraction  facile  (1).  »  Le  bas  j^ix  du  minerai  poiu^ 
rait  donc  compenser  dans  bien  des  cas,  pour  la  France,  la  cherté  rek^ 
thre  du  eombusiible.  Ajoutez  à  cela  que  s'il  arrivait,  sous  l'empire  du 
commerce  Kbre,  que  l'industrie  anglaise  fut  en  mesure  d'introduire 
sur  nos  marchés  une  quantité  considérable  de  ses  produits,  ce  qui  n'aa^ 
rait  d'ailleurs  rien  d'effrayant  pour  notre  industrie,  puisqu'alors  la 
consommation  augmenterait,  dans  cette  hypothèse,  disons^nous,  les 
redevances  s'élèveraient  en  Angleterre,  par  suite  de  l'accroissement 
même  de  la  production ,  tandis  qu'elles  se  maintiendraient  en  France  à 
leur  niveau  présent,  ee  qui  achèverait  d'égaliser  les  conditions.  Cda 
posé,  nous  disons  que  la  métallurgie  française,  prise  dans  son  ensem- 
ble, est  parfaitement  en.  état  de  soutenir,  même  i  armes  égales,  la 
concurrence  étrangère,  ou  du  moins  qu'elle  le  pourra  du  jour  où  elle 
voudra  sérieusement  l'entreprendre.  Seulement  il  est  nécessaire  qu'on 
l'y  contraigne;  elle  n'y  arrivera  jamais  sans  cela.  Ce  n'est  pas  à  dire 
qu'il  faille,  du  jour  au  lendemain,  supprimer  entièrement  les  droits  : 
un  tel  changement  serait  trop  brusque,  et  le  pays  n'y  est  d'ailleurs  pas 
préparé;  mais  on  peut  du  moins,  et  cela  nous  parait  nécessaire,  réduire 
dès  aujourd'hui  ces  droits  de  moitié,  a  L'habitude  acquise  par  les  mal* 
très  de  forges,  dit  M.  Rigaud  de  la  Ferrage,  d'obtenir  de  beaux  résul-^ 
tais  pécuniaires  sans  efforts  et  sans  nulles  dépenses  sera  pendant  long* 
temps  encore  un  obstacle  à  tous  les  changemens  qu'il  leur  serait  utile 
d'introduire  dans  leur  fabrication.  »  Sans  doute;  mais  ces  habitudes  fur* 
neeles  se  perpétueraient  sans  terme,  si  le  régime  actuel  n'était  large* 
ment  modiflé.  Le  seul  moyen  de  les  rompre,  sans  ^olence  pourtanl, 
c'est  d'opérer  immédiatement  sur  les  droits  protecteurs  un  dégrève^ 
meni  notable,  avant-coureur  d'une  suppression  totale.  Le  droit  adbMl 

{i)  €émpH'rcnd9è  des  ingémean  des  nûoei,  de  1845,  p.  tlO. 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  fers  traités  à  la  houille  étant  de  18  fr.  75  cent.,  plus  le  décime, 
c'est  à  9  ou  10  francs  qu'il  pourrait  être  convenablement  réduit,  sans 
qu'il  y  eût  lieu  d'ailleurs  de  maintenir  l'absurde  distinction  introduite 
entre  les  deux  espèces  de  fers.  Une  telle  réduction  ne  serait  guère  olu 
forte  que  celle  qui  fut  admise  en  1836,  et  dont  rexpéivt^ace  a  montré 
les  salutaires  effets.  C'est  alors  qu'en  verrait  les  maîtres  de  forges 
s'occuper  réellement  de  perfectionner  leurs  méthodes.  Les  moindres 
progrès  réalisés  dans  ce  sens  suffiraient  amplement  pour  couvrir  la 
différence  des  prix. 

Si  un  tel  changement  devait  être  difficilement  supporté  quelque 
part,  ce  serait  tout  au  plus  en  Champagne,  à  cause  des  conditions  par- 
ticulièrement défavorables  où  sont  actuellement  placées  les  usines  de 
cette  contrée,  et  parce  que  la  marge  du  progrès  réalisable  y  semble 
moins  forte  qu'ailleurs.  Toutefois  la  gêne  qui  pourrait  en  résulter  ne 
serait  jamais  que  passagère  :  elle  cesserait  aussitôt  que  ce  pays  entre- 
rait en  possession  des  voies  de  communication  qu'il  attend.  Or,  les  plus 
importantes  de  ces  voies,  en  cours  d'exécution  depuis  plusieurs  an- 
nées, touchent  à  leur  terme.  Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  qu'une  ré- 
duction de  8  ou  9  francs  sur  les  droits  actuels  entraînerait  immédiate- 
ment une  réduction  égale  sur  les  prix;  l'eflet  en  serait  neutralisé  en 
partie  par  une  hausse  à  l'étranger,  a  Le  jour,  disait  M.  Ferrier,  où 
un  seul  quintal  de  fer  anglais  pourra  se  présenter  avantageusement 
sur  notre  marché,  T Angleterre  nous  en  enverra  pour  quatre  ans.  » 
Avec  plus  de  justice,  nous  pouvons  dire  :  Le  jour  où  l'Angleterre,  aussi 
bien  que  la  Belgique,  pourront  nous  envoyer  des  quantités  un  peu 
notables  de  fers,  les  prix  s'élèveront  promptement  sur  les  marchés 
de  ces  deux  pays.  Et  ceci  n'est  pas  une  hypothèse,  car  l'expérience  a 
été  faite  plus  d'une  fois,  sinon  par  la  France,  au  moins  par  d'autres 
pays,  et  elle  a  toujours  eu  son  infaillible  effet.  Lorsque  l'Amérique  fit 
à  l'Angleterre  des  commandes  un  peu  fortes  pour  l'exécution  de  sou 
réseau  de  chemins  de  fer,  commandes  fort  éloignées  pourtant  d'égaler 
la  consommation  annuelle  de  la  France,  les  prix  s'élevèrent,  sur  le 
marché  anglais,  à  26  et  29  francs  le  quintal  métrique,  pour  retomber 
ensuite  à  19  francs  lorsque  ces  commandes  furent  remplies.  Pareille- 
ment ,  lorsque  la  convention  relative  aux  fers  fut  conclue  entre  le  ZoU- 
yerein  allemand  et  la  Belgique,  les  prix,  qui  n'étaient  précédemment 
que  de  18  francs  à  peine  dans  ce  dernier  pays,  s'élevèrent  prompte- 
ment à  26  et  même  28  francs.  Un  semblable  eflèt  se  produirait  sans 
aucun  doute  si  la  France  se  résolvait  seulement  à  entre-bâiller  ses  portes. 
La  baisse  des  prix  sur  nos  marchés  n'égalerait  donc  pas  à  beaucoup 
près  la  réduction  opérée  sur  les  droits.  Il  est  probable  même  qu'elle 
n'en  excéderait  pas  la  moitié.  Or,  il  n'y  a  guère  de  forges  en  France  qui 
ne  puissent  se  mettre  promptement  en  mesure  de  supporter  une  di- 


LA  LIBERTÉ  DU  GOBfMERCB.  889 

minution  pareille.  Ajoutons  à  tout  cela  que  les  circonstances  actuelles 
sont  singulièrement  favorables,  puisque  de  toutes  parts,  pour  la  ma- 
rine,  pour  les  chemins  de  fer,  pour  l'industrie  en  général^  la  demande 
s'accroît  d'une  manière  sensible,  et  que  la  production  actuelle  de  la 
France  est  réellement  insuffisante  pour  ses  besoins. 

n  va  sans  dire  que  les  droits  établis  sur  les  fontes  étrangères  seraient 
abaissés  dans  la  même  proportion  que  les  droits  sur  les  fers,  ou  plutôt 
dans  une  proportion  encore  plus  forte;  car  les  fontes  sont  la  matière 
première  des  forges.  Sur  la  frontière  maritime,  par  exemple,  le  droit 
serait  immédiatement  réduit  de  7  fr.  à  3  par  quintal  métrique.  Il  serait 
désirable  aussi  que  la  distinction  actuellement  établie  entre  la  frontière 
de  terre  et  la  frontière  de  mer  disparut ,  aussitôt  que  l'expiration  des 
traités  conclus  avec  la  Belgique  le  permettrait.  La  surtaxe  de  3  fr.  par 
quintal  métrique  imposée  sur  les  fontes  importées  par  mer  est  con- 
fa*aire  aux  intérêts  de  la  marine,  qui  n'a  pas  déjà  trop  de  marchandises 
pesantes  à  transporter,  et,  quelque  sympathie  que  nous  ayons  pour  la 
nation  belge,  il  ne  nous  paraît  pas  raisonnable  que  la  France  se  sacri- 
fie pour  faire  fleurir  les  ihonopoles  qu'il  a  plu  à  la  Belgique  de  consti- 
tuer dans  son  sein.  Sous  l'influence  de  ces  bienfaisantes  mesures,  qui 
Tiendraient  concourir  d'ailleurs  avec  une  suppression  totale  des  droits 
sur  les  houilles,  nous  avons  la  ferme  confiance  que  la  métallurgie 
française,  loin  de  dépérir,  grandirait.  Le  trésor  y  gagnerait  plutôt  qu'il 
n'y  perdrait,  car  la  réduction  des  droits  serait  plus  que  compensée  par 
l'accroissement  de  la  consommation.  Quant  aux  avantages  qui  en  ré- 
sulteraient pour  le  pays,  ils  sont  tellement  évidens,  qu'il  est  à  peine 
utile  d'en  parler. 

Ch.  Coquelin. 


•x*^ 


VOYAGE  ET  RECHERCHES 


» 


'  y 


EGYPTE  ET  EN  NUBIE 


IV. 


lA  CAO»  iuvcmi  wat  m&mwMsoL* 


80  décembre  1844. 

Des  pyramides  au  Caire  il  y  a  deux  lieues  et  soixante  siècles.  On  ne 
peut  faire  un  plus  grand  saut  qu'en  passant  de  cette  civilisation  pri- 
mordiale à  la  civilisation  nouvelle,  que  le  pacha  essaie  d'implanter  ici. 
Il  y  a  loin  de  Chéops  à  Hébémet-Ali. 

Le  contraste  est  grand  aussi  entre  le  silence  de  ces  tombeaux  où  j'ai 
vécu  depuis  deux  jours  et  l'agitation  bruyante  au  sein  de  laquelle  je 
me  réveille  aujourd'hui.  Il  me  semble  entrer  au  Caire  pour  la  première 
fois.  Je  suis  toujours  frappé  de  cette  cohue  tumultueuse,  de  ce  péle-mèle 
étourdissant.  Dans  des  rues  où  l'on  touche  presque  du  coude  les  deux 
murailles,  des  ânes  galopent,  des  spahis  courent  devant  un  cheval  au 
trot  en  distribuant  des  coups  de  courbache,  des  chameaux  s'avancent  à 

(1)  Voyez  les  li?raisoiis  des  1er  août,  iw  septembre  et  15  Dovembre  1S46. 


la  file,  chargés  de  moellons  ou  portant  dos  poutres  plaoées 'On  irmemi, 
4e  manière  à  broyer  ou  à  percer  les  passans.  L'excuse  de  la  jeune  femme 
4es  MiUe  et  une  NmU,  que  le  marchand  a^ait  mordue,  eût  été  aussi 
bonne  au  Caire  qu'elle  Tétait  à  Bagdad,  a  Un  Ohameau  cbitfgé  de  bois 
1  brûler,  di{t-elle  à  son  mari,  est  venu  sur  moi  dans  la  foule ,  et  m'a 
blessée  à  la  joue.  »  Conlbien4e  fois  n'a-t41  pas  manqué  m'en  arrtyer 
autant  I  Des  bufOes  que  l'on  aiguillonne  vieiineiit  se  oaéler  àla%a 
Supposez  le  plus  léger  encombrement,  et  i^ous  aurez  l'idée  d'un 
ordre,  d'une  mêlée  dont  rien  n'a  jamais  approché,  pas  même 
foule  d'Alexandrie,  si  bien  peinte  déjà  par  Théocrite  dans  les  Syr 
jotfMf,  quand  Paraxinoé  s'écrie  tout  à  coup  :  On  Tient  de  déchirer  moi^ 
YÔtement.  C'est  ce  que  je  me  suis  écrié  aussi  presque^n  arrivant;  à  peine 
sorti  de  Tiiôtel ,  il  a  fallu  rentrer. 

Pour  les  embarras  de  Paris,  Boileau  n'eût  pas  daigné  en  parler  s'il 
eût  connu  les  embarras  du  Caire.  Un  éoriTain  arabe  «e  parait  avoir 
cassez  bien  rendu  cette  confusion,  seidement  elle  lui  semble  mélanco- 
lique, et  à  moi  divertissante.  «  On  se  trouve  ià,  dit*il,  dans  un  espace 
^étroit  et  dans  des  rues  qui  n'offrent  qu'un  sentier  obscur  et  resserré 
par  les  boutiques;  quand  les  chevaux  s'y  pressent  avec  les  piétons ,  on 
éprouve  un  certain  serrement  de  cœur  et  une  tristesse  qui  tire  les 
larmes  des  yeux,  o  Ce  qui  achève  d'étonner  ici ,  c'est  la  différence  de 
sces  rues  animées,  bruyantes,  et  d'autres  rues  silencieuses  et  piresque 
désertes;  peu  d'instans  après  notre  ariivée,  le  diogman  nous  fit  faire 
•une  tournée  d'un  quart  d'heure  il  travers  un  labyrinthe  obscur  de 
ruelles  et  de  passages.  Nous  traversions  des  cours,  des  écuries.  Â  tout 
instant,  il  fallait  ouvrir  des  portes,  car  c'était  le  soir,  et  chaque  quartier 
tse  barricade  (1).  Par  momens,  je  me  croyais  dans  une  cave  ou  dans  un 
étroit  et  sombre  corridor.  Quand  je  revins  à  l'air  libre,  les  premières 
étoiles  brillaient  au  ciel,  elles  s'étwent  levées  sans  que  je  les  eusse 
laporçues.  J'ai  souvent  remarqué  en  Orient  ce  contraste  entre  le  silence 
etle  bruit,  entre  le  mouvement  désordonné  et  le  repos  absolu,  entre 
ee  qu'il  y  a  de  plus  lumineux  et  de  plus  sombre,  de  plus  vivant  et  de 
plus  mort. 

Les  différentes  industries  sont  distribuées,  au  Caire,  dans  des  quar- 
iiers  spéciaux,  comme  elles  l'étaient,  au  moyen-ftge,  dans  nos  villes  de 
France,  à  Paris  même,  où  l'on  trouve  aiyourd'hui  la  trace  de  cette  dis- 
iribution  dans  les  noms  des  rues  de  la  Tixeranderie,  de  la  Ferronnerie, 
«des  Maçons,  des  Brodeurs,  eto.,  danslenomdu  quai  des  Orfèvres,  fidèle 
^encoreà  sadestination  primitive,  il  en  était  et  il  en  est  encore  de  même 

<1)  Oik  dUise  QirdlJDuâr^Qieiit  Je.Q^.ea  lÎDgHrois  mille  quartiers,  quoique,  sur  le 
témoignante  de  ceux  qui  m'ont  instruit  de  ces  particularités,  il  n*j  en  ait  que  dix-sept 
mille  bien  marqués.  Oh  les  ferme  tous  les  soirs  avec  leurs  portes  par  le  moyen  de  cer- 
taines serrures  de  lois. —  Voyages  de  Lebruyn,  1,47. 


802  RBVUB  DIS  DEUX  IIONMB. 

dans  plusieurs  Tilles  d'Italie.  Cette  coutume  venait-elle  de  rOrient,  ou, 
ce  qui  est  plus  vraisemblable,  tenait-elle  à  l'organisation  des  corps  de 
métiers,  qui  eux-mêmes  remontaient  peut-être  aux  corporàtioi^  que  les 
Romains  appelaient  collecta. 

L'aspect  du  Caire  est  très  pittoresque,  il  y  a  beaucoup  plus  d'archi- 
tecture et  d'art  qu'à  Constantinople.  Un  grand  nombre  de  maisons  sont 
bftties  eh  pierre  au  lieu  de  l'être  en  bois.  A  chaque  coin  de  rue,  on 
tnouve  une  porte  dans  le  go&t  arabe,  une  élégante  fontaine,  un  mina- 
ret, en  un  mot  l'original  d'une  charmante  vignette.  Ce  qui  est  surtout 
^  ravissant,  ce  sont  les  moucharabié,  espèce  de  balcons  garnis  d'un  treil- 
lage de  bois  travaillé  dont  l'élégance  et  la  coquetterie  attirent  les  re- 
gards et  les  étonnent  toujours.. 

Dans  l'enchantement  où  vous  jettent  ces  merveilles,  on  est  tenté  de 
s'écrier  avec  un  des  personnages  des  Mille  et  une  Nuits:  «Qui  n'a  pas  vu 
le  Caire  n'a  rien  vu;  son  sol  est  d'or,  son  ciel  est  un  prodige,  ses  femmes 
sont  comme  les  vierges  aux  yeux  noirs,  qui  habitent  le  paradis  (on  ne 
peut  juger  que  des  yeux  noirs  qu'on  aperçoit  à  travers  les  trous  du 
voile),  et  comment  en  serait-il  autrement,  puisque  le  Caire  est  la  capi- 
tale du  monde  I  x> 

De  tels  souvenirs  reviennent  naturellement  ici ,  car,  en  parcourant 
les  rues  de  cette  ville,  on  croit  relire  les  Mille  et  une  Nuits,  ces  contes 
charmans  que  Galland  a  rendus  populaires  en  France,  et  qui,  grâce  à 
la  naïveté  de  sa  traduction,  du  reste  assez  incomplète,  sont  devenus, 
pour  ainsi  dire,  une  portion  de  notre  littérature,  comme  les  vies  de  Plu- 
tarque,  grâce  à  la  version  du  bonhomme  Amyot.  Les  deux  traducteurs 
ont  passablement  changé  le  caractère  de  leur  original.  C'est  ce  que  j'ai 
eu  occasion  d'établir  dans  cette  Bévue  pour  Amyot  (i);  c'est  ce  que 
M.  Lane,  qui  a  donné  la  première  version  exacte  des  Mille  et  une  Nuits, 
dit  un  peu  sévèrement  peut-être  de  l'honnête  Galland.  Du  reste,  M.  Lane, 
qui  connaît  la  vie  arabe  et  la  vie  du  Caire  mieux  que  personne,  déclare 
que  c^  sont  surtout  les  mœurs  de  cette  ville  qui  sont  représentées  dans 
les  Mille  et  une  Nuits.  Il  a  publié  une  édition  de  ces  contes  illustrée  par 
des  vignettes,  dont  plusieurs  reproduisaient  très  fidèlement  un  costume, 
un  groupe,  un  coin  de  rue,  tels  qu'on  en  rencontre  à  chaque  pas  en  se 
promenant  ici.  On  a  beaucoup  discuté  sur  l'origine  des  Mille  et  tine 
Nuits;  plusieurs  savans  voulaient  qu'elles  fussent  indiennes  et  per- 
sanes. Quelques-uns  des  élémens  de  ce  recueil  se  retrouvent  en  effet 
dans  la  littérature  sanscrite.  L'histoire  de  Sindbad  le  marin  est  persane, 
sauf  une  des  aventures  qui  parait  avoir  pour  origine  l'épisode  de  Poly- 
phème  dans  l'Odyssée.  Cependant  M.  Lane  pense  que  les  principaux 
contes  dont  se  compose  le  recueil  des  JlUlle  et  une  Nuits,  que  l'on  réci- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l<r  jain  1S41. 


EBCHBRCHBS  BN  É6YFR  BT  EN  NDBIE.  893 

tait  encore,  il  y  a  quelques  années,  dans  les  rues  du  Caire,  sont  arabes, 
ou  du  moins,  quelle  que  soit  leur  patrie  primitive,  ont  été  transportés 
au  sein  des  mœurs  et  de  la  yie  arabes,  et  rédigés  au  Caire,  dans  la  forme 
qu'ils  ont  présentement,  vers  le  commencement  du  xvi*  siècle;  on  ne 
peut  placer  plus  tard  Fépoque  de  cette  rédaction,  car  il  n'y  est  ques- 
tion ni  de  la  pipe,  ni  du  café.  A  cela  près,  il  est  impossible  d'imaginer 
un  tableau  plus  fidèle;  à  chaque  pas  que  l'on  fait  dans  les  rues  du  Caire, 
on  retrouve  quelques-unes  de  ces  vieilles  connaissances  que  l'on  doit 
aux  beaux  contes  de  Scheerazade.  C'est  un  marchand  assis  les  jambes 
croisées,  un  barbier,  un  portefaix,  un  derviche  qu'on  a  rencontrés  quel- 
que part  chez  M.  Galland.  De  chacune  de  ces  fenêtres  grillées,  on  s'at- 
tend à  voir  descendre  le  mouchoir  parfumé  qui  tomba  aux  pieds  d'Azis, 
en  même  temps  qu'une  jolie  main  et  deux  yeux  de  gazelle  se  laissaient 
voir  à  travers  le  treillage *du  balcon.  Seulement  il  faut  convenir  que 
les  mœurs,  les  habitations,  les  costumes,  ont  dans  les  récits  de  Scheera- 
zade une  fraicheuF  et  un  éclat  que  le  Caire  offrait  encore  au  commen- 
cement^u  xvi*  siècle,  et  que  depuis  la  conquête  des  Turcs  il  n'a  jamais 
recouvrés.  C'est  bien  l'élégance  de  l'architecture  arabe,  mais  les  mai- 
sons sont  souvent  délabrées;  c'est  encore  la  forme  pittoresque  du  vête- 
ment, mais  l'opulence  a  disparu,  la  misère  en  turban  et  en  voile  s'offre 
partout  aux  regards.  La  page  des  Milk  et  une  Nuits  qu'on  a  sous  les  yeux 
est  une  page  salie  et  déchirée. 

La  vie  orientale  ne  se  retrouve  aujourd'hui  avec  toute  sa  splendeur 
que  dans  l'intérieur  des  maisons,  où  les  voyageurs  ne  peuvent  péné- 
trer. Heureusement  les  touristes  féminins,  qui  abondent  chaque  jour 
davantage,  sont  en  état  de  remplir  et  ont  déjà  très  agréablement  rem^ 
pli  cette  lacune.  Lady  Montagne  avait  donné  l'exemple  pour  Constan- 
tinople;  mistriss  Poole  l'a  suivi  pour  le  Caire.  Sœur  de  M.  Lane,  auquel 
on  doit  l'ouvrage  le  plus  solide  sur  les  Égyptiens  modernes,  elle  a  com- 
plété avec  beaucoup  de  bonheur  le  précieux  travail  de  son  frère.  Dans 
un  aimable  petit  Uvre  intitulé  r Anglaise  en  Egypte,  on  retrouve  les 
toilettes  merveilleuses,  les  monceaux  de  bijoux,  les  repas  féeriques,  les 
belles  esclaves,  tout  le  harem  enfin;  c'est  dans  le  harem  que  se  réfugie 
et  se  cache  encore  ce  que  la  vie  orientale  a  de  phis  exquis  et  de  plus 
radieux. 

On  s'est  fait  long-temps  en  Europe  une  idée  bien  fausse  de  la  con- 
dition des  femmes  en  Orient;  on  parle  encore  de  leur  réclusion,  tandis 
qu'elles  sortent  tous  les  jours  pour  aller  au  bain  :  or,  les  bains  sont  pour 
elles  ce  que  les  clubs  sont  pour  les  hommes  en  Angleterre;  elles  vont 
les  unes  chez  les  autres  passer  des  journées  entières,  elles  visitent  les 
bazars.  A  Constantinople,  les  dames  d'un  rang  élevé  sortent  en  arabas. 
espèce  de  carrosse  traîné  par  des  bœufs.  Au  Caire ,  on  les  rencontre, 
précédées  de  leurs  esclaves  qui  font  ranger  la  foule  devant  elles,  mon- 

TOME  xvu.  58 


1&H  m^rn  tm  imx  %mmm. 

tées  SBT  êm  âfnes^e  hxse;  ces  ânes  soiit4e^6iiperbesaaiiiiauX'et  ne 
«mMeift  pas  pi»  à  leurs  firèroB  dfîfiirof^e  cfii'xin  tàimA  arabe  à  mu 
«lierai  de  fiaore. 

Les  femmes  en  Orient  ne  sont  donc  point  Fedoses,  mais  eUes^ont 
^parées  des  hommes.  EHes  sont  libres  ée«ortir<da'gynéeéQ  (il),  >mais 
ies  hommes 'ne  sont  pas  libres  d'y  entrer.  Malgré  cette  séparation,  qiii 
est  rigonreusement  observée,  les4a»es*du  Cakre  soBtlleio  d'ètre«étraa^ 
gères  aux  affletipes  «t  an  intrigues  potttiqacs;  -a»  «OMitraftro,  eHes  y 
germent  une  grande  part.  Ceux  qu'uBeoeutuine  barbave  leur  a  donnés 
pour  gardiens  sont  leurs  agens.  Plus  d'une  «destitution  on  d'un  «vanoo- 
ment,  plus  d'une  cabale,  et  de  ce  que  nous  appeUerions  ici  une  révo- 
lution ministéritdle,  est  ^rtie  d'un  harem. 

La  température  du  ^re  est  plus  élevée  <|ue  ceUe  de^la  plupart  des 
lieux  qui  se  trouvent  sous  la  même  latitude.  La  temp^'aturo  moyenne 
est  de  ^  d^rés.  En  général,  l'Egypte ,  à  latitude  égale,  est  un  pays 
très  chaud,  et  Assouan,  presque  sous  le  tropiquey-^passe  pour  le  point 
le  plus  chaud  de  la  terre.  On  trouve  ici  très  (rigoureux  rfaîvoi!  où  nous 
sommes;  ce  serait  à  Paris  un  printemps  assez  doux.  La  saison  est  phh- 
lûeuse,  c'est^à-dkw  que  pendant  plumeurs  jours  nous  avons  eu  quelques 
ondées.  On  assure  que  les  plantations  4ont  Méhémei-Âli  et  sont  fils 
Ibrahim  ont  embelli  les  abords  de  la  ^viile  ont  déjà  modtté  le  climat, 
en  augmentant  sensiblement  la  quantité  de  pluie 'qui  tombe  annuel^ 
lement. 

La  population  du  Gairo  est  estimée  à  iOOjOOO  ames;  on  Tévahiait  du 
temps  des  Français  à  ^60^600.  Ainsi  le  Caire  auratt  perdu  ce  qu'A- 
iexandrie  a  gagner  On  a  dit  qu'antérieurement  ce  chiffre  s'élevait  à 
dOO^OOO  (i).  La  capitale  de  Mébémet-Ââi  compterait  donc  100,000  ames 
de  moins  qu'elle  n'en  comptait  sous  les  Shmelouks;  mais  il  se  peut  que 
les  chiffres  qui  se  rapportent  à  cette  époquesoient  exagérés.  En  Orient, 
il'Ostirès  difficile  d'arriver  à  un  dénombrement  exact  de  la  popula- 
tion, et  je  ne  sais  pourquoi  les  voyageurs  sont  toujours  portés  à  lui 
attribuer  un  tihiffre  trop  élevé,  comme  les  antiquaires  à  croire  les  mo- 
iiumens  qu'ils  cmt'déoouverts  plusiéeux  cpi'îls  ne  «ont,  et  les  géolo- 
gues à  reculer  l'âge  des  terrains  dont  ils* s'occupât  ks  premiers.  On 
met  à  son  insu  une  sorte  de  vanité  à  faire  l'objet  qu'on  étudie  plus  con- 


(1)  Ce  mot  rend  assez  exactement  celui  de  harem,  qui  n'a  aucun  rapport  avec  $erai, 
château,  dont  nous  avons  fait  sérail.  Ce  dernier  iterme  «e  doit  Vappliquer  (pi'au  pelais 
du  grand-saigneur.  GoiliNidre  le^faMVB  ^  le  isénill,  ]c*«Bt  ^âûtOieoiMBium  ^arr^ttJUtti- 
cait  qu*en  français  ohamlire  à^aMe^artestayuanyme  de  .«UlMMiid^i  WuUérim,  4ies 
mœurs  grecques  à  Végard  des  femmes  se  rapprochaient  assez  des  mœurs  actuelles  de 
l'Orient.  Les  femmes  habitaient  l'étage  supérieur  de  la  maison  comme  elles  le  fout  géné- 
ralement au  Caire,  et,  on  le  sait,  se  mêlaient  peu  à  la  société  des  hommes. 

(«)  GhabrQl,  EœpédUim  ^^g^ie,  partie  moderne,  II,  S,8Si. 


RECHEMm»  EN  ÉGYPIft  BT  EN  NUBIE.  996 

8iâà*able  qu'il  n^est  réellement,  ou  à  le  reiidre  plus  respeetaide  par 
l'antiquité  ipa^c»  Itti*  prdtoy  cemme  si  Fen  avait  quelqne  chose  à  7  gn- 
gner,  comme  si  Toa  de¥en»t  par  là  soinnéme  plus  riche  ou  de  meîlii- 
letire  maisonf. 

La  populaMen  du<  Orire  se  compose  tf  Arabes  qui  form^  la  grande 
majorité V  de  Coptes  qiH  en  repvésenteiit  evriroB*  uor  vingtième ,  et  de 
Jttifs  qui  y  entrent  pour  un  einquantième.  H  fàuty  jobidre  les  employés 
du  gouvernement  qui  sont  Turcs.  Voici  comment  un  auteur  arabe, 
Bm'^Abbas,  juge  ces  différentes^  parties^de  la  popoMion  égyptienne  :  fl 
attribue  les^neufdrdèmesf^TinÂrigue  et  de  Tartiice  qui  est  en  ce  monde 
aftix  Coptes,  de k  perfidie  anz  Juife,  de  la^lireté  aux  Turcs,  de  la  bnK 
voure  aux  Arabes.  Les  Coptes  sont  les  desoendaas  des  anciens  Égyptiens. 
Leur  langue  est  un  dériva  d^  la  langue  des  Pharaons;  c'est  à  Taide  de 
cette  langue  qu'on'  peeft  se  ftér e  une  idée  du  mm  des  mote  écrits  en 
hiérog^bee.  Halhettreusemisntte  copte  n'est  {dus  vivant  aujourd'hui; 
il  rétait  encore  an  xvi^  siècle  dans»  la  Hauts-Egypte.  Uni  voyageur  du 
xvii%  le  père  Yansleb,  trouva  dans  un  couvent  de  FËgypte  un  vieux 
Copte  qnr  parlait  la  laiigmf  natienetiç  en  luv  dit  que  c'était  le  dei^ 
nier.  Atyourd'lmi  cet  idiome*  d'antique  origtee  n'est  jdm  employé  que 
pour  le  culte,  comnoe  chez  nous  le  latin.  On  sait  que  les  Coptes  sont 
chrétiens,  et  qu'ile  ont  ime  liU^ratmss  ecclésiaBliqae  qui  date  des  pre^ 
miers  siècles  d^  notre  ère. 

Ce  débris  du  peuple  pour  qui  récritnre  était  mie  si  grande  chose, 
qui  ne  pouvait  ccmstruiitei  un  monument  ni  ftdMriquer  le  moÉMbre  us- 
tensile sans  le  couvrir  d'insoriptf  ons  ^  et  ehei  lequel  presque  tous  les 
fimctionnaires ,  cin^,  mâitures  et  religieux,  receviûent  le  titre  de 
scribe,  comme  leurs  épitaphee hiéroglyphiques  en  font  foi;  ce  reste  du 
peuple  écrivain  par  excellence  est  encore  aujourd'hui  en  possession  de 
récriture.  Tous  tesscribeis^qt^empMs  Fadmiiitstiration  sont  Coptes;  on 
les  reconmatt  à  l'écritoire  qu'ils^  portent  toujours»  à  la  ceinture,  assez 
semblable  par  sa  forme  aux  écritoires  trouvées  dans  les  tombeaux  des 
anciens  Égyptiens,  et  que  représente  fidèlement  l'hiéroglyphe  par  le- 
quel on  exprimait  l'action  d'écrire  et  la  qualité  d^écrivain. 

il  serait  impertinent  de  prétendre  peindre  les  mœurs  des  habitans 
d'une  ville  où  je  ne  compte  passer  que  <prinze  jours,  d'autant  plus  que 
ce  travail  a  été  feit  par  un  homme  qui  y  a  passé  sa  vie.  Logeant  dans 
le  quartier  arabe,  parlant  arabe,  vivant  dans  la  société  arabe  (1),  M.  Lane 
a  pu  donner  de  leurs  usages  sinon  un  tableau  animé,  du  moins  un  dic- 
tionnaire complet  auquel  je  n'ai^  la  prétention  de  rien  sgouter.  Seule- 
ment, toujours  préoccupé  de  l'ancienne  Egypte  au  milieu  de  TÉgypte 
moderne,  je  remarquerai  en  passant  quelques  traits  des  mœurs  anti- 

r 

(1)  L'ouvrage  de  IL  Lane  a  pour  titre  :  The  mod$m  Sffffptianê. 


896  RBVUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

ques  subsistant  an  sein  des  mœurs  nouvelles.  Chez  les  anciens  Égyp- 
tiens, la  momie  du  mort  était  long-temps  conservée  par  sa  famille  dans 
son  habitation;  et  aujourd'hui  encore  les  morts  sont  conservés  souvent 
à  domicile  dans  des  caveaux  par  les  habitans  du  Caire,  et  particulière- 
ment par  les  Coptes.  L'usage  des  pleureuses  n'est  point  musulman,  car 
il  n'existe  point  en  Syrie  ou  à  Constantinople ,  et  il  a  été  interdit  par 
Mahomet;  il  peut  être  grec,  mais  il  peut  être  aussi  égyptien,  car 
Hérodote  en  parle  déjà ,  et,  sur  les  monumens  où  sont  représentées  â 
fréquemment  les  cérémonies  funèbres,  on  voit  toujours  auprès  du 
cercueil  plusieurs  femmes  dont  l'attitude  et  les  gestes  expriment  la  dou- 
leur, et  de  tout  point  pareilles  à  celles  dont  on  entend,  en  se  prome- 
nant par  les  rues  du  Caire,  les  plaintes  étranges  assez  semblables  ao 
gloussement  d'une  poule  qui  a  perdu  ses  petits.  Quelques-unes  des 
superstitions  actuelles  semblent  remonter  à  une  haute  antiquité.  Ainsi 
chaque  quartier  du  Caire  a  son  génie  protecteur  sous  la  forme  d'un 
serpent.  Or,  le  serpent  était  chez  les  anciens  Égyptiens  le  symbole  et 
l'hiéroglyphe  de  la  divinité. 

Des  enchantemens  par  lesquels  les  Égyptiens  étaient  célèbres  depuis 
le  temps  de  Moïse,  il  reste  encore  quelques  vestiges  en  Egypte.  Plu- 
sieurs voyageurs  ont  parlé  de  cette  espèce  de  seconde  vue  dont,  selon 
eux ,  des  enfans  du  Caire  ont  fait  preuve  et  par  laquelle  ces  enfans 
apercevaient  dans  le  creux  de  leur  main  tachée  d'encre  (!)  et  décri- 
vaient exactement  des  personnages  qu'ils  n'avaient  jamais  vus.  MM.  Lane 
et  Wilkinson  rendent  assez  bien  compte  de  la  fraude  qui  avait  trompé 
d'autres  voyageurs.  Ces  explications  m'ont  ôté  toute  envie  de  voir  ces 
petits  jongleurs.  Il  y  a  aussi  de  la  fraude,  je  pense,  dans  l'empire  que 
prennent  sur  les  serpens  certains  hommes  déjà  souvent  comparés  aux 
psylles  de  l'antiquité. 

J'ai  vu  un  de  ces  honunes  manier  des  serpens,  jouer  avec  des  scor- 
pions; je  l'ai  vu  irriter  une  vipère  haje  de  manière  à  la  faire  se  dres- 
ser, le  col  enflé,  ainsi  qu'elle  est  représentée  sur  les  monumens  et 
dans  les  inscriptions  hiéroglyphiques,  où  elle  exprime  toujours  Tidée 
de  la  divinité.  Cet  hiéroglyphe  vivant  et  furieux  était  terrible  à  voir, 
et  je  concevais  qu'à  une  époque  reculée  il  eût  pu  inspirer  aux  peu* 
pies  une  terreur  superstitieuse.  Puis  l'Arabe  a  saisi  la  vipère  et  l'a 
mordue  avec  colère.  C'était  un  spectacle  étrange  :  rage  de  Thomme 
contre  rage  de  la  bête,  duel  sauvage  qui  faisait  horreur  à  contempler; 
mais  on  m'assura  que  j'avais  sous  les  yeux  un  duel  innocent  à  armes 
émoussées,  en  d'autres  termes,  que  la  dent  où  gît  le  venin  de  la  vipère 


(1)  Cette  jonglerie,  qui  n'est  qu'an  cas  particulier  de  la  catoptromantie  (diTinalion  par 
le»  miroirs),  n'est  point  particulière  à  l'Egypte;  les  musulmans  de  Tlnde  ont  uo  procédé 
de  divination  semblable.  —  Reynaud ,  Description  du  cabinet  Biacas,  t.  0,  p.  401-S. 


RBCBERCHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NUBIE.  897 

avait  été  arrachée.  Du  reste,  TÉgypte  n'est  pas  le  seul  pays  où  a  fleuri 
et  où  fleurit  encore  cette  étrange  industrie  des  osylles.  H  en  est  parlé 
dans  TEcriture,  dans  Virgile  et  dans  Grégoire  de  Tours.  Un  des  ordres 
religieux  musulmans  de  F  Algérie,  celui  d'Aissoua,  se  compose  en 
grande  partie  de  jongleurs  qui  jouent  avec  les  serpens.  On  a  vu  des  en- 
fans  de  cette  secte  manger  des  scorpions.  Il  en  est  de  même  des  sor- 
ciers birmans  :  ils  paraissent  en  public  avec  des  serpens  à  leurs  mains 
et  entortillés  à  leur  col  ;  ils  les  font  battre  entre  eux  et  s'en  laissent 
mordre;  ils  les  mettent  dans  leur  bouche.  L'excès  même  de  cette  au- 
dace prouve  qu'elle  n'est  qu'apparente,  et  que  les  nouveaux  psylles  ont 
mis  d'avance  leurs'  ennemis  hors  d'état  de  leur  nuire.  Probablement 
les  anciens  en  faisaient  autant. 

Bien  que  cherchant  surtout  en  Egypte  le  passé  et  le  passé  le  plus  re- 
culé;  je  ne  saurais  fermer  les  yeux  au  présent,  et  il  ne  m'est  point  in- 
diJETérent  de  rencontrer  au  Caire  plusieurs  compatriotes  avec  lesquels 
je  puis  tour  à  tour  m'entretenir  des  antiquités  égyptiennes  ou  les  ou- 
blier agréablement.  On  conviendra  qu'il  y  a  plaisir  à  trouver  chaque 
soir  dans  une  ville  d'Orient  une  conversation  européenne  qu'on  re- 
chercherait partout.  Partout  on  serait  heureux  de  rencontrer  M.  Per- 
ron; j'en  dirai  autant  de  H.  Linant,  qui  est. à  la  tête  des  travaux  publics 
et  l'un  des  hommes  qui  connaissent  le  mieux  l'Egypte.  Il  visitait  les 
ruines  de  Méroé  presque  au  moment  où  un  autre  de  nos  compatriotes, 
M.  Caillaud,  venait  de  les  retrouver  dans  sa  curieuse  et  courageuse 
expédition  en  Abyssinie. 

Linant-Bey  est  un  homme  d'un  esprit  vif.  Son  air  est  ouvert  et  dé- 
cidé, ses  manières  sont  franches  et  cordiales:  on  peut  l'interroger  sur 
tout  ce  qui  concerne  l'Egypte;  le  soir,  il  est  très  agréable  d'aller  prendre 
place  sur  son  divan,  et,  en  fumant  un  excellent  narguilé,  de  converser 
avec  H"**  Linant,  qui,  toute  blanche  dans  son  costume  demi-oriental 
et  assise  sur  des  carreaux  de  pourpre,  fait  en  français  les  honneurs  de 
son  salon  arabe  avec  la  grâce  paresseuse  des  Levantines. 

M.  Linant  m'a  beaucoup  parlé  du  canal  entre  les  deux  mers,  projet 
sur  lequel  il  a  écrit  un  mémoire  approfondi.  L'entreprise  serait  grande 
et  nouvelle.  Les  deux  mers  n'ont  jamais  été  réunies  directement;  an- 
ciennement elles  communiquaient  au*  moyen  d'un  canal  qui  de  la  mer 
Rouge  venait  aboutir  au  Nil.  L'origine  de  ce  canal  a  été  sans  raison  at- 
tribuée à  Sésostris.  M.  Letronne  a  prouvé  qu'elle  ne  remonte  pas  au- 
delà  du  temps  où  l'Egypte  entra  en  rapport  avec  la  Grèce  (i).  Selon  lu?, 
l'idée  en  fut  suggérée  au  roi  d'Egypte  Néchos  par  les  tentatives  un  peu 
antérieures  des  Grecs  pour  percer  l'isthme  de  Corinthe.  Le  canal ^  qui 

(1)  Voyei,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  juillet  ISil,  le  Canal  de  jonc^ 
tian  des  deux  mers  sous  les  Grecs,  les  Romains  et  hs  Arabes. 


8M  RBVUB  DES^  DEUX  MONDES. 

avait  oeaté  d'être  navigable,  fot  repris  par  les  Ptdémées  et  ne  fat  pas 
ahmdoané  avant  la  an  du  i^  àëele  de  Ftee  chcétieniie.  Les  nrasalmaai 
létaMîvent  cette  voie  de  oommunication  entre  TÉgypte  et  l'Arabie,  qai 
ne  fut  entièrement  abandonnée  qu'au  vm*  sîède  de  rbégire  (1).  A  ee$ 
cbfférentes  époques,  ce  fut  toujours  par  l'intermédiaire  du  Nil  que  l'oo 
raitacba  la  raer  Kouge  à  la  Hàiiterranée.  Jamais  ne  fut  tentée  jusqu'ici 
la  commuiiicatien  directe  à  travers  l'isthme  de  Suez^  c'est  qu'il  s'agis» 
sait,  pour  ceux  qui  creuserait  le  canal  depuis  Néchos  jusqu'aux  suttaw 
du  Caire,  de  lier  l'Asie  à  l'Egypte  et  non  à  l'Europe.  Pour  |e  but  qu'ea 
se  proposait,  rien  ne  convenait  mieux  qu'un  canal  venant  à  travers  le 
Delta  rejoindre  le  Ml  aux  envircms  de  Hemphis  ou  du  Caire.  Aiqoui^ 
d'hui  la  jonction  des  deux  mers  n'étant  plus  seulement  une  entreprise 
égyptienne,  mais  pouvant  être  conçue  dans  l'intérêt  commun  de  tous 
les  peuples  méditerranéens,  ce  qui  s'offre  natt^ellement,  c'est  la  vw 
directe,  c'est  la  coupure  de  l'isthme.  Ce  plan,  qui  avait  été  tracé  a  pr^ 
mière  vue  par  les  ingénieurs  français  de  l'expédition  d'Egypte»  a  été 
repris  d'une  maniée  plus  complète  par  H.  linant,  et  sekm  lui  n'est 
plus  exposé  à  aucune  objection  sérieuse. 

La  difiécenee  de  niveau  dans  les  deux  mers,  dont  on  a  fait  quelque* 
fois  une  objection  triomphante,  n'est  point  un  d^staele^  H.  Linant  m'a 
dit  de  quelle  quantité  le  niveau  de  la  Méditerranée  pourrait  être  élevé 
en  cent  ans  par  le  canal ,  et  cette  quantité  est  extrémenaent  petite.  Lt 
différence  de  hauteur  entre  le  point  de  départ  et  le  p(»nt  d'arrivée,  q^ 
est  d'environ  trente-trois  pieds,  au  lieu  d'être  un  inconvénient,  est  un 
avantage^  elle  permettra  de  |Hroduire  un  courant  qui  entraînera  les 
matières  obstruantes.  Quant  aux  craintes  d'inonda^ou,  elle  ne  sont  pas 
mieux  fondées,  car,  toujours  d'après  H.  Linant,  l'eau  qui  s'écoulera  par 
le  canal  ne  sera  que  la  dix-neuvième  partie  de  l'eau  du  Nil  à  l'époqae 
où  le  niveau  du  fleuve  est  le  moins  élevé. 

Maintenant  que  Riquet  a  réuni  par  le  canal  de  Languedoc  l'Océan  et 
la  Méditerranée,  Bemadotte,  par  le  canal  de  Gotha  ^  la  mer  du  Nord  et 
la  Baltique,  maintenant  que  la  communication  du  Rhin  avec  le  Danube, 
projetée  par  Charlemagne,  a  été  accomplie  par  le  roi  de  Bavière,  il  est 
temps,  ce  semble,  de  percer  l'isthme  de  Suez  et  l'isthme  de  Panama.  De 
ces  deux  grandes  opérations  réservées  à  notre  siècle,  la  première  parais- 
sait appartenir  à  Méhémét-Ali,  mais  il  semble  y  avoir  renoncé.  Ce  qui 
empêche  et  empêchera  le  canal  de  s'etécuter,  c'est  l'opposition  du  gou- 
vernement anglais. 

Le  canal  ouvrirait  les  mers  de  l'Inde  à  toutes  les  nations  de  l'Eun^. 
Or,  plusieurs  de  ces  nations,  les  Grecs,  par  exemple,  pourraient,  graœ 
à  r  habileté  et  à  l'économie  qui  distinguent  leurs  marins,  faire  à  l'An- 

(1)  En  7S0.  Weil,  Guchichtêder  EaUfem,  119. 


REGHEBCaBS  «N  tWFSB  BT  SI  NUBIE.  MO 

gletepre  (1]  uDe^concurrenee  qu'eUe  vedente.  Aussi  sioiipose-ixrile  «ons 
fiiain  à  toute  tentative  pour  peicer  l'isthme  ëe  Suez,  oomme  eUe  s'op^ 
|)ose,  dit-on ,  pour  use  raison  semblable,  à  ^tout  ipensemeat  de  risthme 
^e  Panama. 

Si  les  Anglais  ne  veulent  point  du  canal  cpû  ouvrirait  à  IXurope 
jnéditerranéenne  la  mer  Rouge  et  la  mer  des  Indes,  ils  s'arrangeraient 
d'un  chemin  de  fer  qui  réunirait  le  Caire  à  Suez.  Ce  diemiu  ue  pour- 
rait jamais  être  une  route  de  commerce,  Bf>ais  il  serait  ooBamede  pom: 
les  voyageprs,  qui  prennent  la  malle  de  l'iode,  et  peut-être  pour  des 
transports  de  troupes.  Selon  H.  Linant,  il  coûterait  13  millions,  et ie 
canal,  oeuvre  à  immortaliser  un  règne,  n'en  coûterait  que  9.  Joignez  à 
cela  la  difficulté  de  protéger  les  rails  contre  ie  sable  du  désert  et  d'ob- 
tenir de  la  paresse  arabe  la  surveillance  nécessaire  à  l'entretien  de  la 
voie;  tout  serait  doncè  gagner  ducôtédu^^anal;  cepeDdaut,>si  quelque 
chose  se  fait,  ce  sera  le  chemin  de  1er  (â). 

Au  premier  rang  des  Français  qui  ont  rendu  d'importans  services  au 
pacha  et  à  l'Egypte,  est  le  docteur  Clôt,  jconnu  en  Ëurq^  sous  le  nom 
de  Clot-Bey.  Clot-Bey  a  établi  dans  l'armée  et  au  Caire  rorganisatiou 
sanitaire  de  l'Europe,  il  a  amélioré  le  aart  des  aliénés  et  fondé  use  école 
d'accouchemens;  il  amontré  un  grand  courage  lors  de  la  peste  de  .1834, 
dans  laquelle  d'autres  Français  firent  preuve  d'uu  dévouement  qui 
coûta  la  vie  à  plusieurs,  parmi  lesquels  c'est  un  devoir  de  citer  HM.  Ri- 
gaud  et  Dussap,  ainsi  que  deuxjeunessaint-simonîens  (3).  Bon  médecin, 
excellent  opérateur,  le  regard  fin,  la  parole  facile,  la  voix  cacessante, 
Clot-Bey  a  su  gagner  la  confiance  du  pacha  et  charme  les  Français  qui 
visitent  le  Caire  par  l'obligeance  la  plus  aimable  et  la  plus  empressée. 
Sa  conversation  animée,  son  salon,  où  i^n  Franiçais  aime  à  trouver  réunis 
plusieurs  autres  compatriotes  distingués,  sa  belle  collection  d'antiquités 
égyptiennes  qu'il  a  mise  à  ma  disposition  sans  aucune  réserve,  m'ont 
laissé  le  plus  reconnaissant  souvenir. 

Dans  cette  collection  précieuse  se  trouvent  des  échantillons  rassem- 
nlés  avec  goût  :  instrumens,  ustensiles,  petits  meubles,  ornenciens  de 
tout  genre,  dont  se  servaient  les  Égyptiens  et  les  Égyptiennes.  Visiter 
la  collection  de  Clot-Bey  et  celle  du  docteur  Abbot,  dont  je  parlerai  tout 
à  l'heure,  après  avoir  vu  les  pyramides  et  les  tombeaux  qui  les  envi- 
ronnent, c'est  comme  se  promener'  dans  les  siudij  de  Naples,  après 
avoir  fait  une  course  à  Pompéi  et  à  Herculanum.  Je  ne  puis  donner  un 
■ 

(1)  Omar,  pour  une  antre  raison,  s^opposa,  selon  une  tradition  arabe,  au  pefcement  de 
ristbme  :  il  craignait  que  les  Grecs  ne  vinssent  attaquer  la  Mecque  et  troubler  le  pèleri- 
nage. —  VT'eil,  Geichichtê  der  Kalifen,  123. 

(2)  J'apprends  qu'une  souscription  a  été  ouverte  à  Tricstc  pour  faire  les  frais  du  canal, 
entreprise  à  laquelle  cette  ville  est  si  intéressée. 

(3)  Rapport  du  docteur  Prus  sur  la  peste,  pièces  et  docomens,  943. 


900  RBVCB  DES  DEDX  MONDES. 

catalogue  de  la  collection  de  Clot-Bey.  Je  mentionnerai  seulement, 
parmi  les  nombreux  objets  qui  m'ont  frappé,  ceux  qui  me  semblent  de 
nature  à  provoquer  quelque  remarque  intéressante.  Plusieurs  statuettes 
de  la  collection  de  Clot-Bey  sont  d'une  rare  beauté  d'exécution.  Elles 
suffiraient  pour  convaincre  ceux  qui  doutent  que  le  mot  beauté  puisse 
sappliquer  aux  produits  de  l'art  égyptien.  Du  reste ,  ils  n'auraient  pas 
besoin  d'aller  si  loin,  il  leur  suffirait  de  voir  sans  parti  pris  quelques 
statuettes  du  musée  Charles  X,  et  surtout  d'admirables  bronzes  égyp- 
tiens rapportés  par  Cbampollion,  et  qui  sont  déposés  à  la  Bibliothèque 
royale. 

Il  faut  qu'un  peuple  ait  à  un  degré  assez  remarquable  le  sentiment 
de  Tart,  pour  appliquer  ce  sentiment  aux  ustensiles  les  mohis  relevés 
de  la  vie  usuelle.  C'est  ce  qui  eut  lieu  surtout  à  la  renaissance,  quand 
une  salière  ne  semblait  pas  au-dessous  du  talent  de  Benvenuto  Cellini. 
De  même  les  cuillères  en  bois,  par  exemple,  que  possède  Clot-Bey,  et 
dont  le  manche  est /orme  par  l'agencement  ingénieux  d'une  figure  hu- 
maine; ces  cuillères,  ainsi  que  d'autres  objets  usuels  du  même  genre, 
montrent  que  le  besoin  et  le  goût  de  l'art  étaient  assez  éveillés  chez  les 
anciens  Égyptiens  pour  se  mêler  aux  détails  de  la  vie.  Aux  époques  où 
le  sentiment  de  l'art  se  retire  de  la  société,  on  ne  voit  plus  rien  de  pareil. 
Aigourd'hui  même,  c'est  assez  qu'une  cuillère  soit  bonne  à  prendre  de 
la  soupe;  tout  au  plus  lui  demande-t-on  d'être  en  or  ou  dorée.  Une  foule 
de  petits  objets  qu'on  rassemble  dans  les  collections  sous  le  nom  d'amu- 
lettes ont  un  grand  intérêt  à  mes  yeux  et  un  intérêt  pour  ainsi  dire 
philologique;  ce  sont  des  mots,  des  lettres,  de  véritables  hiéroglyphes 
détachés.  Ceci  est  le  signe  de  la  vie,  voilà  le  signe  de  la  stabilité;  on 
peut,  en  plaçant  ces  figures  à  côté  les  unes  des  autres,  écrire  en  carac- 
tères mobiles  une  phrase  hiéroglyphique.  On  peut,  ce  qui  est  plus  im- 
portant, discerner  clairement  la  véritable  nature  de  ces  objets  dont 
l'écriture  a  fait  des  signes,  et  qui,  sculptés^  sont  encore  plus  aisés  à 
reconnaître  que  lorsqu'ils  sont  écrits.  Remontant  à  l'origine  de  ces  signes, 
on  peut  se  rendre  compte  de  leur  valeur  par  une  sorte  d'étymologie 
figurée  qui  s'adresse  aux  yeux:  car  ici  la  forme  remplace  le  son,  et  le 
radical  de  ces  mots  de  pierre  ou  de  porcelaine  n'est  pas  une  syllabe, 
mais  une  chose. 

Tout  ce  qui  tient  à  l'état  des  arts  et  métiers  chez  les  Égyptiens  est  d'un 
grand  intérêt.  Les  objets  contenus  dans  les  collections  complètent  à  cet 
jégard  les  représentations  figurées  des  monumens,  et  peuveikt  servir  à 
résoudre  des  problèmes  dont  celles-ci  ne  donnent  pas  la  solution.  Cette 
toile  que  je  touche  est-elle  un  tissu  de  coton  ou  de  lin?  Ceci  conduit  à  cette 
(|uestion  :  le  coton  étail-il  connu  des  anciens  Égyptiens?  11  croissait  cer- 
biuement  en  Egypte  au  temps  d^  Pline;  cet  auteur  le  décrit  de  manière 
à  ce  qu'on  ne  puisse  s'y  tromper,  et  dit  qu'on  en  faisait  des  toiles  re- 


RECHERCHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NUBIE.  901 

• 

marquables  par  leur  mollesse  et  leur  blancheur,  yêtement  favori  des 
prêtres  égyptiens.  Hérodote  connaissait  une  laine  végétale  (1),  qui  ne 
peut  être  que  le  coton,  mais,  selon  lui,  elle  provenait  des  Indes;  il  parle 
bien  d'une  cuirasse  de  lin  brodée  en  or  et  en  laine  végétale  qui  avait 
appartenu  à  Amasis,  roi  d'Egypte,  mais  ce  coton  pouvait  lui-même  être 
venu  de  l'Inde.  Il  n'y  a  donc  pas  de  témoignage  qui  établisse  avec  cer- 
titude que  le  coton  existât  en  Egypte  avant  le  temps  de  Pline;  et,  quand  on 
remonterait  jusqu'à  Héjrodote,  cela  ne  prouverait  rien  pour  une  époque 
plus  ancienne  (2).  Maintenant  que  disent  les  monumens?  Sur  aucun 
d'eux  on  n'a  vu  représentée  la  culture  ou  la  récolte  du  coton.  L'on  n'a 
pas  trouvé  d'une  manière  certaine  le  nom  de  cette  plante  écrit  en  bié; 
roglyphes.  Au  contraire,  on  a  vu  plusieurs  fois  représentée  la  moisson 
du  lin,  dont  le  nom  est  toujours  écrit  à  côté  de  la  plante. 

C'est  déjà  une  forte  présomption  en  faveur  de  l'emploi  du  lin,  de 
préférence  à  celui  du  coton,  chez  les  anciens  Égyptiens.  Quant  aux 
toiles  qui  enveloppent  les  momies,  les  opinions  ont  été  partagées.  On 
a  d'abord  afflrmé,  et  Bosellini  a  répété  (3],  que  les  toiles  des  momies 
étaient  en  coton.  L'observation  microscopique  a  démontré,  au  con- 
traire, qu'au  moins  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  ces  toiles 
étaient  de  lin.  Ce  fait  parait  acquis  à  la  science  (4).  11  ne  s'ensuit  pas 
Ihigoureusement  que  la  toile  de  coton,  connue  des  Égyptiens  au  temps 
de  Pline  et  même  au  temps  d'Hérodote,  leur  fût  entièrement  incon- 
nue plus  anciennement,  quand  leur  pays  est  si  voisin  de  ceux  où  le 
coton  paraît  croître  naturellement.  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  le 
coton  était,  en  tout  cas,  d'un  usage  infiniment  plus  rare  que  le  lin.  Ces 
considérations  ne  rendent  que  plus  curieux  les  échantillons  de  toile  de 
coton  qui  peuvent  se  trouver  dans  les  collections,  et  en  particulier  dans 
celle  de  Qot-Bey.  Du  reste,  un  microscope  eût  tranché  la  question,  car 
le  fil  de  lin  est  plat  et  celui  du  coton  est  arrondi. 

Une  autre  question  se  présente  :  les  Égyptiens  connaissaient- ils  le 
fer?  Voici  chez  Clot-Bey  une  hachette  et  deux  petits  boyaux  qui  sem- 

(1)  Virgile  a  dit  : 

Quid  nemora  iEthiopum  molli  caneotia  lanà. 

(8)  On  a  Toulu  que  le  mot  busioi,  en  latin  byssus,  en  hébreu  fnUz,  désignât  le  coton; 
mais  dans  plusieurs  cas  au  moins  ce  mot  ne  peut  aToir  été  employé  que  pour  désigner  le 
lin.  Hérodote  dit  qu'on  enveloppe  les  morts  dans  des  toiles  de  byêêos;  on  va  voir  que  les 
momies  sont  en  général  enveloppées  dans  des  toiles  de  lin.  Hérodote  nous  apprend  ail- 
leurs que  le  hyaos  était  employé  à  panser  les  blessures,  ce  qui,  ainsi  que  Ta  remarqué 
M.  Penot  {}témoireê  de  la  Société  de  JUtUhntuen,  t.  U,  78),  convient  mieux  au  lin 
qu*aa  coton.  L*expression  bysêoê  parait  avoir  été  appliquée  à  des  substances  diverses. 

(3)  Monumenti  civili,  I,  35i. 

U)  Cest  ropinion  de  MM.  Thompson,  Ure  et  Baines.  Cependant  M.  Bowring  dit  avoir 
trouvé  parmi  les  momies  d*Abydos  une  grande  quantité  de  raw  cotton  employed  tû 
wrapping  round  the  bodies  ofthe  ehUdren.  ^Report  on  Mfypi.  eind  Candia,  p.  19. 


90^  REYtE  DBS  DEGX   MONDES. 

bteraîent  le  prouver;  mais  ces  instnimens  sonWls  bien  certaineraenf 
égyptiens?  ne  peuvent-ils  point  être  de  fabricatioji  grecque  ou  ro- 
maine? Que  ne  sont-ils  accompagnés  d'hiéroglyphes,  on  verrait  clair 
dans  leur  origine,  —oui,  clair,  grâce  aux  hiéroglyphes!  Ce  mot,  qui, 
dans  notre  langue,  est  encore*  synonyme  d'inintelligible,  doit  peitlre 
ce  sens  désormais.  Déjà,  dans  beaucoup  de  cas,  les  hiéroglyphes  ne 
sont  plus  un  mystère,  mais  une  explication.  Ici ,  cette  explication  noos^ 
manquant;  nous  en  sommes  réduit  aux  conjectures.  On  sait  que  Fusage 
du  cuivre  a  partout  précédé  Fnsage  du  fer,  métal  difficile  à  extraire, 
à  forger,  à  tremper.  Les  héros  d'Homère  n'ont  que  des  armes  de  brouze. 
Dans  les  traditions  mythologiques,  l'âge  de  cuivre  a  précédé  l'âge  de 
fer,  comme  l'âge  d'or  a  précédé  l'âge  d'argent.  Il  est  à  remarquer  que 
c'est  l'ordre  historique  de  l'exploitation  dexes  métaux.  Du  reste,  il  est 
certain  que  l'usage  du  cuivre  a  devancé  l'usage  du  fer  chez  les  Grecs  [\). 
D'après  les  voyageurs  Pallas  et  Gmelin ,  il  en  est  de  même  chez  les 
nations  tartares.  Mais  est-il  possible  que  les  anciens  Égyptiens  n'aient 
pas  connu  le  fer,  qu'ils  aient  taillé  le  granit  et  le  ba^te  et  y  aient 
creusé  des  hiéroglyphes  innombrables  avec  une  telle  netteté  à  une  m 
grande  profondeur  (2)?  J'avoue  que  j'ai  peine  à  le  croire.  Je  ne  saurais 
citer,  il  estr  vrai,  un  instrument  de  fer  qui  provienne»,  avec  une  évi- 
dence incontestablie ,  d^un  tombeau  égyptien  (^);  mais  il  ftiiit  songei' 
que  le  fer,  en  s'oxydant,  peut  tomber  en  poussière  et  disparaître.  Oà 
seraient  d'ailleurs  les  instrumens  en  l)ronze  ou  en  toute  autre  matière 
phis  durable  que  le  fer,  et  que,  par  conséquent;  il  serait  encore  plus 
inexplicable  de  ne  pas  retrouver  aujouniflmi?  Je  suis  donc  porté  à  ad- 
mettre provisoirement  l'emploi  du  fer  chez  les  anciens  Égyptiens,  et, 
parsuite,  laprovenance  ég^tienne  d«  instr„»ens  que  j'S^s  da^iU 
collection  de  Oot-Bey.  Outre  les  petits  objets  si  nombreux  et  si  curieux 
que  renferme  cette  collection,  j'y  ai  remarqué  une  mandoline  qui' 
porte  écrite  en  hiéroglyphes  le  nom  et  la  qualité  de  son  possesseur.  Cet 
instrument  de  musique  est  semblable  par  sa  forme  à  un  instrument 
dont  on  joue  encore  aujourd'hui  dans  les  rues  du  Caire. 

Clot-Bey  possède  les  planches  de  deux  sarcophages  remarquables  : 
l'un  se  distingue  par  la  beauté  des  hiéroglyphes  creusés  dans  le  bois  et 
remplis  par  une  incrustation  colorée;  c'était  celui  d'un  certain  Pefjianet. 
Les  débris  de  Fautre  sarcophage  offrent  un  intérêt  plus  grand  encore; 


(i)  La  trempe  de  l'acier  est  très  claireaient  décrite  dans  TOdyseée,  1.  iz,  ▼.  391.  Le 
aage  aurait-il  élé  interpolé? 

(S)  La  mène  qamtàéa  «'est  prnenlée^attteiiM.  Le»  pierae»  des  AmaaoMs,  dil  te  CoÊân  ' 
mine,  ne  différent  ni  en  couleur  ni  en  dureté  du  jade  orientak  EUas  résisteal  à  te  Uae» 
et  on  nlmagine  pas  par  quel  aftifiee  Les  aneiens  Américains  oat  pu  tes  taiUar  et  teur 
donaer  diverse»  figures  d'animaux. 

M.  Letroane  m'a  parié  (i'ai.  moiceaa  de  Cer  taouvé  aoiift  iMk  spfaimk- 


RECHERCHES  EN  ÉCrTPTS  ET  EN  NCRIE.  9M 

M  y  li4  le  nom  de  Menés,  le  premier  pei  de  la  première  des  dynasties 
^ptiennes/le  prédécesseur  des  Pharaons  de  la  quatrième,  qui  ont 
éleyé  les  pyramides.  Qu'on  imagine  ma  joie,  quand  Clot-Bey  tira  d'une 
eave  ces  précieux  morceaux  que  n'avait  pas  vus  M.  Lepsîiis,  et  quand 
f  y  pus  lire  en  beaux  hiéroglyphes  le  nom  le  plus  smcien  de  l'Egypte  et 
de  l'histoire!  Malgré  le  dé^r  que  j'en  aurais,  je  ne  puis  eepaidant  me 
figurer  que  cette  planche  et  les  hiérc^lyphes  qui  la  couvrent  remon- 
tent au  temps  du  roi  Meqès  :  ce  serait  ators  le  plus  ancien  nionuma[it 
écrit.  Halbeureusement  l'inscription  hiéroglyphique  ne  se  prête  pas 
à  cette  conclusim;  on  y  voit  que  le  personnage  auquel  appartenait  le 
cercueil  était  ppêtre  de  plusijeurs  diei|X ,  dont  les  noms  sont  éoumérés 
dans  l'inscription.  Ces  dieux  sont  Osîris,  Tbot,  Phta  et  Menés.  Menés, 
venant  ainsi  après  des  dieux  counns  du  panthéon  égyptien,  figure  évi- 
demment id  comme  une  divinité  dont  l'hôte  du  cercueil  était  le  des- 
servant, ainsi  qu'il  l'était  aussi  des  autres  dieux  auxquels  Menés  est 
associé.  On  ne  peut  admettre  que  ces  mots  prêtre  de  Menés  veuillent 
dire  ici  que  le  personnage  en  question  fût  le  chapdain  ou  l'aumônier 
de  ce  roi ,  car  le  défunt  est  avec  Menés  dans  le  même  rapport  qu'avec 
Osiris,  Thot  et  IHita,  et  ce  rapport  ne  peut  être,  par  conséquent,  que 
œlui  d'un  prêtre  avec  la  divinité  au  culte  de  laquelle  il  était  consacré. 

C'est  un  exemple  de  plus  de  Tapothéose  des  rois  d'Egypte,  si  fré- 
ipiente  sih*  les  monumens.  Du  reste,  le  roi  fondateur  de  la  monarchie 
égyptienne  n'en  est  pas  ici  le  seul  objet.  Dans  la  partie  de  l'inscription 
qui  correspond  à  celle  où  il  est  parlé  du  roi  Menés,  le  défunt  est  dît 
prêtre  des  mêmes  dieux  et  d'un  autre  roi  dont  le  cartouche  est  symé- 
triquement opposé  à  celui  de  Menés.  Ce  cartouche,  que  je  n'avais  vu 
dans  aucun  recueil  publié,  et  que  je  crois  avoir  signiié  le  premier  (1), 
se  lit  Sw.  M.  Prisse  y  voit  avec  beaucoup  de  vrsûeemblance  le  nom  du 
roi  Soris.  Ainsi ,  bien  que  le  monument  ne  soit  pas  contemporain  du  roi 
Menés,  il  n'en  est  pas  moins  d'un  haut  intérêt,  puisqu'il  présente  le 
nom  très  rarement  trouvé  de  cet  antique  roi,  et  de  plus  un  autre  nom 
de  roi  jusqu'ici  inconnu,  et  que  j'ai  été  assez  heureux  pour  découvrir 
ou  du  moins  pour  publier  le  premier.  Le  nom  de  Menés  est  également 
gravé  sur  une  lame  d'or  ap'partenant  à  Clot-Sey .  J'en  parl(»^i  à  propos 
de  la  collection  du  docteur  Âbbot. 

«Cette  collection  est  la  rivale  de  celle  de  Qot-Bey.  Ici  sont  également 
de  charmantes  statuettes,  Des  sandales  à  lapouimine  montrent  que  cette 
mode  bizarre  est  plus  ancienne  que  le  moyen-âge.  Des  castagnettes,  si 
leur  origine  est  bien  authentique,  font  voir  que  cet  instrument,  qui 
acGompagne  aiyoïnrd'hui  les  danses  des  ahnées,  et  qui  est  venue  aux 

1[T)  Bans  ma  lettre  à  M.  Yînemain,  qui  a  para  dans  le  Journal  de  V Instruction  pu-- 
mquê. 


904  RBYUE  ras  DEUX  MORDIS. 

Espagnols  par  les  Arabes,  existait  dans  l'antique  Egypte.  Un  casque  de 
fer  et  une  cotte  de  mailles  confirment  ce  que  j'ai  dit  plus  haut  de  l'em- 
ploi du  fer  par  les  Égyptiens.  Des  vases  portent  le  nom  de  l'ancien  roi 
Papi ,  accompagné  de  cette  devise  tracée  sur  son  étendard  royal  :  Qm 
aime  les  deux  régions.  Cette  formule  est  importante,  car  elle  prouve  que 
le  roi  Papi  régnait  déjà  sur  la  Haute  et  la  Basse-Egypte,^ et  que  les  Pha- 
raons de  la  sixième  dynastie ,  dans  laquelle  on  le  place ,  n'étaient  pas 
souverains  seulement  d  une  portion  du  pays. 

J'arrive  aux  deui  objets  les  plus  remarquables  de  la  collection  du 
docteur  Abbot ,  la  bague  de  Chéops  et  le  collier  de  Menés.  La  bague  de 
Chéops  est  un  anneau  d'or.  L'inscription  qui  précède  le  nom  de  ce  n» 
semble  vouloir  dire  :  Divine  offrande  à  la  terre  (FAnubis  dans  la  région 

de offerte  au  prêtre  du  trône  du  roi  Choufou  (Chéops).  Si  le  sens  est 

exact»  il  semblerait  indiquer  que  la  bague  est  contemporaine  de  Chéops 
et  appartenait  à  un  prêtre  attaché  à.  sa  personne;  mais  on  ne  saurait 
dissimuler  que  ce  sens  laisse  quelque  incertitude,  et  que  l'inscription 
présente  des  singularités  qui  peuvent  tenir,  il  est  vrai,  à  l'époque  re- 
culée du  monument; 

L'autre  merveille  dé  la  collection  du  docteur  Abbot  est  un  collier 
qui  porte  le  nom  du  roi  Menés.  Il  en  est  de  même  pour  le  collier  que 
pour  les  planches  de  Clot-Bey.  Si  Ton  était  certain  qu'il  remonte  au 
siècle  du  roi  dont  il  porte  le  nom ,  on  aurait  devant  les  yeux  le.  plus  an- 
cien débris  du  passé.  Ici,  le  nom  de  Menés  n'étant  accompagné  d'aucun 
autre  hiéroglyphe,  on  ne  saurait  établir  directement  que  le  .collier, 
ainsi  que  les  pendans  d'oreilles  qui  l'accompagnent,  ne  remontent  pas  à 
cette  monstrueuse  antiquité;  mais  rien  non  plus  ne  prouve  qu'ils  aient 
droit  à  cet  honneur.  On  peut  très  bien  avoir  tracé  le  nom  de  Menés  sur 
un  collier  fabriqué  long-tempsaprèslui.  Peut-être  avons-nous  là  le  collier 
d'un  prêtre  consacré  au  culte  du  roi-dieu  Menés  ou  de  la  femme  d'un 
tel  prêtre.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  supposition  ou  de  toute  autre,  on 
n'est  pas  obligé  d'admettre  qu'à  l'origine  de  l'histoire  égyptienne,  on 
fût  arrivé  au  degré, d'art  et  de  luxe  que  supposent  ces  ornemens.  D  y  a 
plus  :  j'ai  vu  dans  la  collection  de  Clot-Bey  uneJamelle  d'or  qui  a  fait 
évidemment  partie  de  la  toilette  de  femme  ou  de  prêtre  dont  le  docteur 
Abbot  possède  dans  son  beau  collier  la  portion  principale.  Sur  cette 
lamelle  d'or  est  tracé,  comme  sur  le  collier,  le  nom  de  Menés;  mait, 
chose  singulière,  il  est  accompagné  ici  du  nom  d'Amasis.  Si  l'on  sup- 
pose qu'il  «s'agit  du  premier  Amasis,  chef  de  la  dix-huitième  dynastie, 
le  résultat  sera  toujours  de  faire  descendre  le  collier  de  Menés  de  4,500 
à  moins  de  2,000  ans  avant  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  d'en virouv 3^000 
ans.  Toutefois  la  date  de  ces  bijoux  pourrait  être  singuUèrement  rap- 
prochée, si  on  la  rapportait  au  second  Amasis,  celui  qui  usurpa  le  trène 
^^fi^pte  sur  Apriès,  peu  de  temps  avant  l'invasion  des  Perses,  Dans 


RECHEBGHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NUBIE.  905 

cette  supposition,  Tassociation  du  nom  d'Ainasis  et  du  nom  de  Menés 
s'expliquerait  naturellement.  On  concevrait  qu'un  usurpateur,  le  chef 
d'une  dynastie,  eût  voulu  abriter  son  autorité  nouvelle  sous  l'autorité 
de  l'antique  fondateur  de  la  monarchie  égyptienne,  et  se  rattacher  par 
là  aux  origines  de  cette  monarchie.  César  fit  ainsi  en  se  disant  du  sang 
d'Énée  et  en  mettant  sur  ses  monnaies  l'efOgie  de  son  aïeule  Vénus,  et 
Napoléon  en  prenant  les  abeilles  de  Childéric,  qu'on  appelait  les  abeilles 
de  Charlemagne.     ^ 

Outre  les  collections  d'antiquités  égyptiennes  de  Qot-Bey,  du  docteur 
Abbot  et  celle  de  H.  Rousset,  que  j'ai  eu  occasion  de  citer,  il  y  a  au 
Caire  deux  sociétés  égyptiennes;  chacune  possède  une  bibliothèque  où 
l'on  trouve  les  ouvrages  les  plus  utiles  au  voyageur  qui  veut  étudier 
l'Egypte  (i). 

Les  collections  nous  ont  conduit  bien  loin  dans  l'antiquité.  Une  visite 
à  M.  Lambert  va  nous  ramener  au  présent  et  même  à  l'avenir,  car  ce 
n'est  point  de  l'Egypte  ancienne,  mais  de  l'Egypte  actuelle  et  de  l'Egypte 
future,  que  s'occupe  H.  Lambert,  directeur  de  l'École  Polytechnique 
du  pacha.  Après  avoir  prêché  le  saint-simonisme  à  Paris  avec  un  éclat 
dont  on  se  souvient  encore,  M.  Lambert  a  renoncé  de  fort  bonne  grâce 
à  son  rôle  d'apôtre,  et  s'est  résigné  à  n'être  plus  qu'un  homme  de 
beaucoup  de  mérite  et  de  beaucoup  d'esprit.  On  a  grand  plaisir  à  causer 
de  l'Europe  et  de  l'Egypte  avec  cet  enthousiaste  un  peu  railleur  que  la 
réflexion  a  désabusé,  mais  n'a  point  refroidi,  qui,  renonçant  aux  illu- 
sions excentriques,  n'a  point  abandonné  toutes  ses  espérances,  et  qui 
semble  avoir  surtout  gardé  de  sa  croyance  à  un  ordre  social  nouveau 
le  vif  sentiment  des  imperfections  de  l'ordre  ancien.  C'est  ce  que  j'ai 
cru  trouver  du  moins  dans  l'ironie  grave  de  H.  Lambert;  elle  semblait 
toiyours  me  dire  :  Si  je  reconnais  que  nous  avons  été  un  peu  ridicules, 
permettez-moi  de  trouver  que  d'autres  le  sont  beaucoup. 

Je  veux  nommer  encore  parmi  mes  hôtes  du  Caire  le  savant  et  excel* 
lent  docteur  Pruner,  orientaliste  et  médecin  très  distingué,  dans  lequel 
l'étranger  qui  lui  est  recommandé  trouve  un  ami,  et  j'en  finirai  avec 
les  Européens  du  Caire  par  celui  qui  est  resté  très  bon  Français,  quoi-, 
qu'il  s'appeUe  aujourd'hui  Soliman-Pacha.  Soliman-Pacha  demeure  au 
vieux  Caire,  dans  la  ville  fondée  par  le  lieutenant  d'Omar.  Ancien  offi- 
cier de  la  grande  armée,  aujourd'hui  chef  de  l'armée  égyptienne,  il 
habite  sur  les  bords  du  Nil  une  belle  maison  dont  le  rez-de-chaussée 
est  meublé  à  l'européenne.  Un  excellent  billard  et  des  journaux  de 
Paris  rappellent  d'abord  la  France;  de  l'autre  côté  de  la  rue  est  leiiarem 
du  général.  On  sait  que  notre  compatriote,  comme  le  fameux  comte 
de  Bonneval,  a  embrassé  la  rehgion  musulmane.  Quelque  jugement 

(1)  L'une  de  ces  sociétés  a  publié  le  premier  volume  d'un  recueil  intitulé  Egyptiaca, 


(MM  mSTUB  DBS  M1^  w>roB8. 

qa'on  porte  me  une  détermination  dont  je  ne  me  fais  point  le  jnge,  je 
ne  crois  pas  qu'on  puisse  connaître  8olîman-4Pacha  sans  éprouTer  du  res- 
pect pour  la  loyauté  ée  son  caractère,  la  franchise  de  ses  manières,  sans 
être  touché  de  Taccueil  plein  de  cordialité  qu'il  fait  aux  Français.  Si  je 
n'exprimais  ces  sentimens,  je  me  rendrais  coupable  d'une  double  in- 
gratitude. D'abord ,  en  ma  qualité  de  membre  indigne  de  T Acadtoiie 
des  Inscriptions  et  BeUes-4^ttres,  je  dois  être  reconnaissant  des  soins 
par  lesquels  Soliman-Pacha  a  conservé  à  cette  compagnie  im  de  ses 
membres  les  plus  éminens,  M.  le  duc  de  Luynes,  qu'il  recueillit  mou- 
rant. Je  ne  saurais  oublier  la  réception  qu'il  m'a  faite  à  moinnéme.  Le 
major-général  de  l'armée  égyptienne  s'est  souvenu  avec  beaucoup  de 
bonne  grâce  d'av(Hr  connu  mon  père  à  Lyon,  quand  tous  deux  étaient 
jeunes  et  encore  obscurs,  a  Lorsque  votre  père,  m'a-t-il  dit,  venait  dtner 
à  mon  quatriènae  étage  avec  ma  vieille  mère  et  moi,  nous  lui  donnions 
toujours  la  place  d'honneur;  aujourd'hui  elle  doit  être  pour  son  fils.  > 
Je  n'aime  pas,  ceux  qui  m'ont  lu  le  savent,  à  parler  de  ce  qui  m'est  per- 
sonnel; mais  j'espère  qu'on  verra  auh-e  chose  que  de  la  vanité  dans 
l'émotion  cpie  m'a  causée  ce  souvenir  d'un  père  illustre,  ainsi  honoré 
au  loin  dans  un  fils  dont  il  est  la  seule  gloire. 

Mon  suffrage  très  incompétent  n'cjouterait  rien  à  la  renonunée  rai* 
lîtaire  de  SoUman^Pacha,  que  les  gens  du  métier  regardent  cmnnie 
un  des  plus  habiles  capitunes  qui  restent  aujourd'hui,  n  a  deviné  la 
grande  guerre,  a  dit  de  lui  quelqu'un  qui  l'a  faite  sous  Napc^éon,  le 
iHaréchal  llarmont.  A  en  croire  des  témoins  oculaires,  la  victoire  de 
Nézib  fut  en  grande  partie  son  ouvrage.  Il  est  parvenu  à  discipliner 
des  Arabes,  à  former  une  armée  régulière  avec  des  fellahs,  des  Nu-* 
biens,  des  nègres,  à  vaincre  les  préjugés  de  race  en  se  faisant  crfiéir 
par  des  populations  qui  avaient  en'  horreur  ses  réformes  milHaifes. 
On  sait  que,  tandis  qu'il  faisait  âiire  l'exercice  à  des  recrues,  une 
baUe  vint  sifHer  i.ses  oreilles  :  —  Vous  êtes  des  maladroits!  <Ut-il, 
vous  ne  savez  pas  tirer;  recommencez  le  feu  et  visez  mieux.  —  Ce 
méinrisant  courage  imposa  aux  Arabes.  Les  troupes  formées  par  Soh- 
man-Pacha  ont  pris  Sain  t4eau'-d' Acre ,  où  avaient  échoué  les  soldais 
de  Bonaparte.  Plus  tard,  elles  ont  héroïquement  défendu  leur^^ftquéie. 
a  Ceux  qui  auraient  douté  des  quahftés  militaires  des  troupes  égyp- 
tiennes, dit  le  colonel  Smith  dans  son  i;apport,  auraient  pu  se  con- 
vaincre de  leur  courage  et  de  leur  persévérance  en  contemplant  la 
dévastation  et  l'horrible  spectacle  que  cette  forteresse,  autrefois  si  for- 
midable ,  offrait  à  tous  les  yeux.  »  En  recueillant  les  éloges  accordés 
aux  soldats  égyptiens  par  la  loyauté  d'un  ennemi,  l'histoire  dira  qui 
les  avait  formés.  Il  serait  injuste  d'oublier  que  c'est  grâce  à  un  Fran- 
çais que  notre  désastre  de  Saini-Jean-d'Acre  a  pu  être  vengé. 

Presque  en  face  de  la  demeure  de  fielimaa^'^ba  est  l'ile  de  Bhodah. 


RECHERCUB»  IN  É6YFTK  SX  SU  NUBIE.  9ffl^ 

Ce  nom  veut  dire /oroltm  et,  en  effet,  e*est  un  jardin  cbarinAni(i).  0» 
y  voH  un  grand  nombre  d'arbres  exotiques,  et  je  préfère.  beaiACQup  ee 
beau  lieu  aux  jardins  trop  vanté»  de  Cboubrsdi ,  avec  leurs  fdantationfl 
régidières,  leurs  aUée»  cailloutée»  et  leurs  kiosques,,  dont  Tameuble^ 
ment  est  à  demi  européen^  Ce  n'est  guère  j^ua  oriental  que  le  sérail  de 
Gonstantinople. 

Cette  prédilecticm  pour  le  jardin  de  l'île  de  Rbodah  m'a  peut-être  ét^ 
iaspirée  en  partie  p^r  la  bonne  fortune  <^e  j'ai  eue  d'y  rencontrer  ua 
sarcopbage  égyptien  avec  des  biéroglypbes.  J'ai  recueilli  quelques  si- 
gnes qai  m'étaient  inconnus,  et  j'ai  retrouvé  un  titre  renuurquabte,  ce- 
lui^ de  fiUe  rvgtUe,  èoûioé  à  une  femme  qui  appartenait  à  une  condition 
privée.  J'avais  déjà  remarcpié  sur  un  raenufâent  funèbre  du  musée  de 
Héples  une  qualification  semblable,  fih  reyal,  applic^iée  à  un  simple 
particulier.  A  quoi  peut  tenir  ee  singulier  usage^  qui  rappelle  le  titre  de 
MMsm  donné  aux  ducs  par  nos  rois? 

L'ile  de  Rhodab  renferme  un  monument  ciirieux,  le  fameux  n^cH 
mètre  ou  Mekgas^  Un  nilomètre  est  une  col(mne  graduée  qui  indique 
*  hM hauteur  de»  eaux  du  Nil.  Celui^i  a  été  élevé  par  les  Arabes,  mais  il 
avait  été  devancé  par  le»  nilomètres  égyptiens.  C'était  d'sqMrès  la  bau-- 
temr  atteinte  chaque  année  pat  le  Nil  qu'on  ùxaik  le  cote  des  imfiôt».. 
Four  que  l'année  fût  bonne,  il  faUait  que  l'inoiràaAion  atteignit  seiie^ 
0oud&»;  c'est  pour  cela  que  seize  petits  enlan»  jouent  autour  de  la  sta-* 
Ine  du  Nil  iivà  est  au  Vatican  et  dont  on  peut  voir  une  cofrie  dam  le  jar- 
din des  TuHeries.  • 

Une  question  importante  et  encore  eontfoversée  se  rattache  au  nOo^ 
mètre  de  file;  de  Rbed&h  :  c'est  l'origine  de  l'ogive  et  de  l'arcluteature 
que  nous  appelons  si  mal  à  propos  gothique^  D'abord  il  faut  dédoubler 
la  question  pour  tenter  de  la  résoudre.  Autre  chose  est  l'ogive  isolée, 
autre  chose  est  l'architecture  gothique  caractérisée  par  l'ogive,  il  est 
vrai,  mais  aussi  par  des  proportions^  mie  ornementation  particulière. 
Be  tout  temps,  il  y  a  eu  des  arcspointi»  qu'on  peut  appeler  des  ogive^ 
il  y  en  a,  dit-on>  à  Persépoli»,  il  y  en  a  à  Thèbes;  j'en  ai  vu  dans  les^ 
murs  pélasgiqne»  de  Tirintfae  et  dans  une  ipor\e  de  Tusculum;  mais  tous 
ces  monumen»  n'appartiennent  point  à  rarehitecture  gothique.  L'ar-- 
ehitecture  gothique  est  un  ensemble  dont  l'ogive  n'est  qu'une  partie  (â)* 
Ainsi  cette  question  :  Comment  et  en  quel  pays  est  née  l'arcbitectnreï 

(1)  Lile  êê  Rhodab  taî  ie  tout  lemps  le  bot  de  H  promenade  des  babitans  du  Can«. 
to  voit  m  penooMife  dee  MÊiUe  H  wttt  Ntdtê  y  emmener  ses  camarades  les  enisiaieisi 
et  les  cbarpeatiers^  et  y,  passer  «n  mois  à  boire,  à  manger,  à  entendre  de  La  masique. 

(2)  Cette  distinction  qu'on  a  souvent  négligée  a  été  faite  par  M.  Yitet,  avec  cette  préci- 
sion élégante  qui  le  distingue,  dans  son  histoire  de  Téglise  de  Noyon,  qui  est  une  histoire 
de  Tarchitecture  du  moyei»-dge.  —  iVorre-Omne  de  ffoyen,  dans  les  livraisons  de  la 
JtoiM  du  15  déeembm  ISM  et  èa  f*  janvier  iWk 


906  REtUE  DES  DEUX  MONDES. 

gothique?  «st  diOërente  de  cette  autre  question ,  beaucoup  plus 
freinte,  et  que  seule  j'examine  en  ce  moment  :  L'ogive  a-t-elle  existé 
dans  Tarchitecture  musulmane  avant  de  se  montrer  dans  Tarcbitecture 
chrétienne?  Or,  c'est  à  cette  dernière  question  que  le  bâtiment  du 
Hekyas  fournit  une  incontestable  réponse.  En  effet,  on  y  trouve  l'ogive 
et  on  y  lit  une  inscription  arabe  du  ix*  siècle,  époque  où  fut  recon- 
^ruil  le  Mekyas,  et  tout  le  monde  sait  qu'en  Europe  l'arcbitecture 
ogivale  ne  se  montre  pas  avant  le  xn'.  Je  reviendrai  sur  ce  problème 
important  à  l'occasion  des  mosquées. 

La  fondation  du  vieux  Caire  remonte  au  temps  de  la  conquête  mu- 
sulmane. Selon  la  légende  arabe,  tandis  qu'Amrou  assiégeait  une  for- 
teresse nommée  Babylone,,  que  les  Romains  avaient  construite  pour 
commander  le  fleuve  presque  en  face  de  Hemphis,  une  colombe  ayant 
fait  son  nid  sur  la  tente  du  lieutenant  d'Omar,  celui-ci  ordonna  qu'on 
ne  levât  point  la  tente  pour  ne  pas  troubler  l'innocente  couvée  :  com- 
passion gracieuse  qui  peut  étonner  chez  un  homme  de  ruse  et  de  sang 
comme  Amrou,  mais  qui  est  dans  le  caractère  musulman.  Ne  raconte- 
t-on  pas  de  Mahomet  qu'une  chatte  ayant  déposé  ses  petits  sur  le  pan 
de  la  robe  du  prophète,  il  en  coupa  un  lambeau  plutôt  que  de  déran- 
ger la  pauvre  mère  de  famille?  11  étendit  si  loin  ses  ménagemens  pour 
les  animaux,  qu'il  prescrivit  aux  musulmans  de  ne  tuer  les  scorpions 
et  les  serpens  qu'après  les  avoir  priés  de  laisser  en  paix  les  fldèles  et 
sur  leur  refus  d'y  consentir.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'incident  de  la  tente 
d' Amrou  lit  donner  à  la  ville  nouvelle,  qui  s'éleva  au  pied  de  la  forte- 
resse romaine  le  nom  de  FostcU  [la  Tenté),  qu'elle  portait  au  moyen-âge. 
Ou  la  nommait  aussi  et  on  la  nomme  encore  Miir,  qui  rappelle  Miê- 
raim,  appellation  biblique  de  l'Egypte.  Caire  vient  de  Cahira,  nom  de  la 
planète  de  Mars,  sous  l'influence  de  laquelle  Moez  voulut  que  la  nou- 
velle ville  fût  fondée. 

Le  Caire  fut  bâti  à  la  fln  du  x*  siècle  par  le  gendre  de  Moez ,  calife 
fatimite.  La  dynastie  des  Fatimites,  qui  se  proclamaient  les  légitimes  suc- 
cesseurs du  prophète,  et  par  laquelle  Abd-el-Kader  prétend  descendre 
de  lui,  régnait  sur  l'Afrique  septentrionale  et  la  Sicile.  Telle  avait  été 
sa  part  dans  le  démembrement  du  califat,  dont  le  centre  nominal  était 
toigours  à  Bagdad.  11  se  passa  alors  en  Orient  quelque  chose  de  sem- 
blable à  ce  qui  advint  de  l'empire  franc  sous  les  faibles  successeurs 
de  Charlemagne.  Le  Caire  est  donc  né  de  la  rébellion  d'un  des  grands 
vassaux  de  l'islamisme.  Fidèle  à  son  origine  et  à  une  4^tinée  que  lui 
taisait  la  nature  des  choses,  il  a  été  à  toutes  les  époques  le  siège  d'une 
autorité  plus  ou  moins  indépendante  des  califes  de  Bagdad  et  des  sul- 
tans de  Constantinople. 

C'est  sous  la  dynastie  des  Fatimites  que  s'organisa  la  secte  des  ismàé- 
liens  à  laquelle  appartenait  ce  vieux  de  la  Montagne  si  fameux  au 


RECHERCHES  EN  EGYPTE  ET  IN  NUBIE.  909^ 

moyen-âge  dans  les  récits  des  croisades;  le  Caire  fut  long-temps  le  siège 
de  cette  franc-maçonnerie  extraordinaire,  dans  laquelle  on  flnissait  par 
enseigner  aux  initiés,  comme  révélation  suprême,  le  néant  de  toutes 
les  croyances  religieuses,  l'indifférence  du  bien  et  du  mal,  doctrine  qui 
se  résumait  dans  cette  maxime  d'une  effroyable  audace  :  Rien  n* est  vrai^ 
tout  est  permis,  La  grande  loge,  qui  s'appelait  maison  de  la  sagesse, 
était  au  Caire;  elle  possédait  d'immenses  richesses  et  commandait  à  de 
nombreux  adeptes  qu'elle  dispersait  dans  tout  l'Orient.  Cette  étrange 
institution  avait  pour  but  politique  d'élever  au  califat  la  dynastie  fati** 
mite  qui  régnait  en  Egypte.  C'était  un  carbonarisme'égyptien  fondé  sur 
un  athéisme  philosophique,  et  qui  se  proposait  pour  (in  la  conquête  de 
la  suprématie  musulmane.  M.  de  Hammer  y  voit  un  reste  des  anciennes 
initiations  égyptiennes;  mais  ces  doctrines,  si  monstrueuses  qu'elles 
soient,  sont  trop  semblables  à  celles  qui  furent  professées  durant  les 
premiers  siècles  de  l'hégire  dans  diverses  parties  de  l'Asie  par  les  kar- 
mathes  et  d'autres  sectaires,  qui  tous  niaient  de  même  la  vérité  de  l'is-^. 
lamisme  et  la  distinction  du  bien  et  du  mal  ,^  pour  qu'il  y  ait  lieu  d'aller 
chercher  l'origine  des  initiations  ismaéliennes  du  Caire  dans  les  pro- 
blématiques initiations  d'Héliopolis. 

Aux  Fatimites  succédèrent  les  Ayoubites,  célèbres  en  Occident  par 
ie  nom  de  Saladin,  qui  montra  dans  sa  personne  l'alliance  des  qua- 
lités chevaleresques  avec  les  mœurs  et  la  foi  musulmanes.  Ce  nom  est 
encore  présent  ici;  Saladin  a  construit  les  fortiflcations  et  la  citadelle 
du  Caire;  il  a  fait  creuser  ce  fameux  puits  au  fond  duquel  un  âne  peut 
descendre.  Il  y  en  a  un  semblable  en  Italie,  àOrvieto.  Comme  il  s'appe* 
lait  Yousouf  (  Joseph],  la  tradition  Fa  souvent  confondu  avec  le  ministre 
de  Pharaon,  et  attribué  à  celui-ci  ce  qu'a  fait  le  contemporain  de  Ri-^ 
chard  Cœur- de-Lion.  Les  arts  florissaient  au  Caire  sous  Saladin.  11  en- 
voya une  horloge  à  roues  à  l'empereur  Frédéric  IL  Ce  n'était  pas  une 
ame  commune,  celle  du  prince  qui  faisait  [K)rter  devant  lui,  en  guise 
d'étendard,  son  drap  mortuaire,  tandis  qu'un  crieur  disait  au  peuple  : 
Voilà  tout  ce  que  Saladin  emportera  de  ses  conquêtes. 

Alors  on  voit  paraître  une  première  fois  les  Français  sous  les  murs 
du  Caire.  Amaury,  roi  de  Jérusalem,  avait  disputé  l'Egypte  au  père  de 
Saladin.  U  avait  marché  sur  le  vieux  Caire,  que  ses  habitans  brûlèrent 
comme  de  nos  jours  les  Russes  ont  brûlé  Moscou.  Les  troupes  fran«« 
çaises,  alliées  aux  troupes  égyptiennes,  virent  les  pyramides;  plus  taix), 
les  désastres  de  saint  Louis  excitèrent  au  Caire  une  grande  joie,  et,  à 
cette  occasion,  on  chanta,  dans  les  rues  de  cette  ville,  des  vers  qui 
existent  encore. 

«4  Deux  dynasties  de  Mamelouks  ont  régné  au  Caire.  Mamelouk  est  syno^ 
nyme  d'esclave;  ce  n'est  qu'en  Orient  qu'on  peut  trouver  des  dynasties 
d'esclaves.  Du  reste,  les  Mamelouks,  primitivement  achetés,  il  est  vn^i^ 

toue  XVII.  59 


IMO  EEWB  DBS  DEUX  MONDES. 

foiYnaient  les  gardes-du-corps  ou ,  comme  leur  nom  rindîqae,  hi  mn» 
Iwre  des  suHans  d'Egypte,  qu'ils  remplacèrent.  Cette  ceinture  les  étra»- 
gla.  Le  Caire  ne  cessa  point,  sous  les  sultans  mamelouks,  d'être  vm 
centre  intellectuel  et  littéraire;  Técole  du  Caire  remplaça  l'école  de 
Bagdad.  Le  fils  de  Tamerian,  dont  la  race  devait  faire  fleurir  l'astro- 
nomie aux  bords  de  TOxus,  entretenait  des  relations  littéraires  et  scien- 
tifiques ayec  les  sultans  d'Egypte.  Un  observatoire  s'élevait  sur  le  mont 
Hokatam;  une  bibliothèque  publique  fut  fondée,  et  un  sultan  d'Ëgyf^e 
sembla  vouloir  imiter  les  Ptolémées, -créateurs  du  musée  d'Alexandrie. 
Des  professeurs  furent  attachés  à  cette  bibliothèque,  appelée-maison  de 
la  science  (4).  Selon  le  récit,  probablement  eiagéré,  des  historiens 
orientaux,  ta  bibliothèque  du  Caire  contenait  seize  cent  mille  v»r 
lûmes.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu  elle  était  fort  considérable.  On  voR 
que  si  les  musulmans  trouvèrent  encore  à  Alexandrie,  après  César  et 
les  chrétiens,  quelques  livres  à  brûler,  ils  remplacèrent  largement  ce 
qu'ils  avaient  détruit. 

La  prospérité  commerciale  du  Caire  était  grande  sous  les  Mamelouks. 
Il  y  a  plus  de  monde  ici^  disait  le  voyageur  Frescobaldi,  que  dans  toute 
la  Toscane,  et  autant  de  navires  qu'à  Gênes,  à  Ancône  on  à  Venise. 
La  richesse  des  marchands  du  Caire  est  exprimée  hyperboliquement, 
dans  les  Mille  et  une  Nuits,  par  la  mère  du  jeune  Aladin,  quagd  elle  Im  ' 
dit  :  «  Les  esclaves  de  ton  père  ne  le  consultent  sur  la  vente  d'une  mar- 
chandise q^ie  quand  elle  vaut  au  moins  mille  pièces  d'or;  pour  une 
marchandise  de  prix  inférieur,  ils  la  vendent  sans  le  consulter,  d 

Au  temps  des  Mamelouks,  le  Caire  se  trouva  en  contact  avec  les  plus 
lointaines  populations  de  l'Afrique  et  même  de  l'Asie:  les  rois  chrétiens 
d'Abyssinie  faisaient  demander  au  sultan  d'Egypte  de  leur  envoyer  un 
métropolitain.  Les  Mongols  s'avancèrent  contre  le  Caire;  un  jour,  on 
y  apporta  une  lettre  d'Houlagou;  le  terrible  petit-fils  de  Gengiskan  y 
disait  :  n  Nous  sommes  les  soldats  de  Dieu,  qui  nous  a  créés  danê  sa  co- 
lère. Nous  avons  purifié  la  terbe  des  désordres  qui  la  souillaient,  ei 
nous  avons  égorgé  le  plus  grand  nombre  de  ses  habitans.  »  Ces  sauvages 
menaces  n'intimidèrent  pas  les  défenseurs  du  Caire.  D'autre  part,  les 
Mamelouks  reçurent  plusieurs  ambassades  de  Tlnde,  le  commerce  de 
l'Egypte  attira  dans  la  mer  Rouge  des  marchands  chinois;  le  Caire,  qui 
était  en  rapport  avec  l'extrême  Orient  par  le  commerce,  fut  mis  aussi 
en  rapport  avec  lui  par  la  religion  et  par  la  guerre.  En  4350,  le  sultan 
de  Delhi  se  soumit  à  l'autorité  spirituelle  du  calife  établi  au  Caire.  Phis 
tard,  les  soudahs  d'Egypte  envoyaient  leurs  flottes  disputer  l'Inde  aux 
conquérans  portugais. 

Sous  les  quatre  dynasties  qui  ont  régné  successivement  au  Caire,  de- 

(1)  Quairemère,  Jtech  rchss  sur  l'Egypte,  Uj  475. 


RECHERCHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NURIE.  91  i 

puis  la  fondation  de  cette  ville  jusqu'à  la  conquête  des  Turcs,  des  mo- 
numens  remarquables  se  sont  élevés  à  toutes  les  époques;  mais,  au 
nombre  des  plus  belles  mosquées  que  le  voyageur  admire  aujourd'hui, 
il  en  est  deux  qui  sont  antérieures  à  la  fondation  du  nouveau  Caire  :  ce 
sont  les  mosquées  d'Amrou  et  de  Touloun. 

La  mosquée  d'Amrou,  fondée  au  moment  de  la  conquête,  la2i*année 
de  rhégire,  est  le  plus  ancien  monument  religieux  qu'ait  élevé  Tisla- 
misme.  C'est  Tarchitecture  musulmane  à  son  état  primitif;  on  peut  y 
étudier  le  type  original  de  cette  architecture,  type  reproduit  dans  les 
autres  mosquées  du  Caire,  et  plus  ou  moîns  modifié  en  Espagne  et  en 
Sicile.  Ce  qui  constitue  la  mosquée  d'Amrou,  c'est  un  grand  cloître  dont 
les  côtés  ont  plusieurs  rangées  de  colonnes  et  entourent  un  espace  dé- 
'Couvert;  au  milieu  est  une  fontaine  pour  les  ablutions.  Cette  disposition 
parait  empruntée,  comme  celle  du  cloître  chrétien,  à  la  disposition  in- 
térieure des  habitations  grecques  et  romaines,  si  elle  ne  Fa  été  à  celle 
des  cours  intérieures  dans  les  grands  monumens  de  l'ancienne  Egypte. 
Du  reste,  une  mosquée  sans  toit  convient  parfaitement  à  un  pays  où  le 
«iel  est  presque  toujours  serein. 

Le  plan  général  de  la  mosquée  d'Âmrou  est  le  même  que  celui  de  la 
mosquée  de  Cordoue,  qui  parait  avoir  servi  de  modèle  à  toutes  les 
mosquées  de  l'Espagne;  seulement,  à  Cordoue,  la  portion  abritée  du 
monument  l'emporte  de  beaucoup  sur  les  portions  laissées  à  découvert. 
La  colonnade  qui  forme  un  des  côtés  du  grand  cloître,  au  lieu  de  cinq 
nefs  comme  dans  la  mosquée  d'Amrou,  en  offre  dix-neuf:  c'est  qu'il 
pleut  quatre  fois  autant  à  Cordoue  qu'au  vieux  Caire.  Les  mosquées  de 
Tanger  et  de  Fez,  au  Maroc,  rappellent  aussi  la  forme  des  anciennes 
mosquées  du  Caire  (i);  il  en  est  ainsi  de  celles  d'Alcp  et  de  Damas. 
Enfin  c'est  sur  le  même  plan  qu'ont  été  construites  les  mosquées  de 
Hédine  et  de  la  Mecque  (2).  La  mosquée  d'Amrou  est  donc  un  monu- 
ment très  important  pour  l'histoire  de  l'art  musulman,  dont  il  offre  un 
type  primordial  et  souvent  répété.  Le  côté  de  l'édifice  où  les  colonnes 
«ont  le  plus  multipliées  est  d'un  grand  effet.  Ici  comme  à  Cordoue  et 
à  Tunis,  on  a  dépouillé,  au.profit  de  l'islamisme,  les  monumens  de  l'ar- 
chitecture gréco-romaine.  Des  chapiteaux  différens  de  formes  et  d'é- 
poques, dont  quelques-uns  sont  très  beaux,  servent  de  bases,  comme 
des  bases  servent  de  chapiteaux.  La  conquête  a  pris  ce  qu'elle  a  trouvé, 
et  comme  elle  le  trouvait.  Les  colonnes  n'étant  pas  assez  hautes,  on  a 
démesurément  allongé  les  arceaux  qui  les  surmontent.  En  somme,  il 
y  a  de  la  grandeur  dans  la  mosquée  d'Amrou,  mais  c'est  une  grandeur 


(1)  Burckard,   Voyage  en  Arabie,  I,  208. 

(2)  Celle-ci  a  été  rebiil'o  p'u3ieui*s  fois,  mais  il  et  probable  qu'oi>  a  toujours  reproduit 
le  plan  primitif.  —  Burckar.I,  I,  180. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barbare.  La  main  qui  a  élevé  cette  mosquée  est  la  main  qui  a  ravagé 
Alexandrie. 

II  en  est  tout  autrement  de  la  mosquée  bâtie  deux  cent  cinc[uaDte 
an^  après  par  le  fameux  Touloun  (i)  dans  la  ville  qu'il  fonda  au  nord 
du  vieux  Caire  et  qui  fait  partie  du  nouveau.  Ici  l'art  a  fait  des  pro- 
Jfrès;  à  côté  du  pesant  arc  en  fer-à-cheval  se  montre  partout  Togive 
élancée ,  qui  ne  paraissait  qu'une  fois  dans  la  mosquée  d' Amrou.  Les 
ornemens  se  sont  multipliés  et  embellis.  On  sent  que  ce  monument 
est  contemporain  des  brillans  califes  de  Bagdad ,  et  qiie  l'autre  date  de 
la  rude  époque  de  la  conquête.  Une  tradition  veut  que  le  plan  de  la 
mosquée  de  Touloun  ait  été  envoyé  à  ce  prince  par  un  architecte  chré* 
tien  du  fond  de  la  prison  où  il  était  retenu.  On  pourrait  donner  à  cette 
tradition  un  sens  plus  général  et  y  voir  l'expression  légendaire  de  ce 
fait,  je  crois  très  réel,  que  l'architecture  musulmane  procède  de  Tar- 
Chitecture  chrétienne. Des  artistes  chrétiens,  envoyés  par  un  empereur 
grec,  travaillèrent  à  la  mosquée  de  Hédine;  la  Caaba,  l'édifice  sacré  de 
la  Mecque,  la  Caaba  elle-même  fut  construite,  dit-on ,  par  deux  archi- 
tectes chrétiens,  l'un  Grec,  l'autre  Copte.  L'art  byzantin  a  produit  les 
mosquées  du  Caire,  de  Constantinople  et  de  Cordoue,  aussi  bien  que  ce 
même  art,  ou  une  autre  altération  de  l'architecture  antique,  a  produit 
les  églises  romanes  ou  saxonnes  d'Occident.  La  coupole  arabe  vient  du 
dôme  byzantin;  le  mirhah,  enfoncement  situé  dans  le  mur  oriental  des 
mosquées  pour  indiquer  la  direction  de  la  Mecque,  le  mirhah  est  une 
apside  (2).  Le  zigzag  est  un  ornement  grec.  Enfin  la  disposition  en 
Clottre,  si  remarquable  dans  plusieurs  des  mosquées  du  Caire ,  et  qui 
èe  retrouve  dans  le  patio  de  la  mosquée  de  Cordoue,  rappelle  le  mo- 
nastère chrétien,  héritier  lui-mêmade  l'atrium  gréco-romain,  tel  qu'on 
peut  l'observer  encore  à  Pompéi.  On  voit  même  au  Caire  une  très  belle 
mosquée,  celle  d'Hassan,  dont  la  forme,  chose  étrange,  est  celle  de  la 
croix  grecque.  La  croix  semble  avoir  été  placée  dans  le  temple  mu- 
sulman par  la  main  d'un  architecte  chrétien  comme  une  protestation 
et  une  menace,  pour  dire  à  l'islamisme  :  Tu  périras  par  ce  signe  ! 

Après  les  mosquées  d' Amrou  et  de  Touloun ,  antérieures  à  la  fonda- 
lion  du  Caire  actuel ,  en  vient  une  qui  est  contemporaine  de  cet  événe- 
ment, la  célèbre  mosquée  El-Azar  (3),  bâtie  par  Moez  en  même  temps 
que  la  ville,  qui  lui  doit  sa  naissance.  Un  nouveau  progrès  se  fait  sentir. 
Le  fer-à-cheval  domltiait  presque  exclusivement  dans  celle  d'Amrou  {^), 

(1)  Son  vrai  nom  était  Ahmed,  fils  de  Touloun,  Abmed-ebn-Estouloun. 

(2)  Orlebar,  Journal  of  the  Bombay  branch  ofthe  royal  Asiatic  Society,  janoan . 
I8i5,  133. 

(3)  Ce  nom  est  en  général  traduit  par  la  mosquée  de»  fleurs.  Il  semble  pluidt  vouloir 
tiire  Véclatante,  la  très  belle. 

(i)  On  trouve  cependant  l'ogive  dans  le  mirhab  de  celte  mosquée.  Cest  la  première 
fois  qu'on  la  voit  paraître  dans  les  temps  modernes. 


REGUEROUES  EN  EGYPTE  ET  EN  NUBIE.  913 

il  figurait  encore  à  côté  de  Togive  dans  celle  de  Touloun;  dans  El-Azar, 
il  a  presque  disparu.  Le  fer-à-cheval  est  le  plein  cintre  de  Tarchilec- 
ture  orientale.  L'ogive  lutte  contre  le  fer-à-cheval  en  Egypte  comme 
eUe  lutte  contre  le  plein  cintre  en  Europe;  mais  elle  arrive  à  rempla- 
cer le  premier  environ  deux  siècles  avant  de  remplacer  le  second.  Ce 
sont  deux  siècles  d'antériorité  qu'a  l'architecture  ogivale  d'Orient  sur 
la  nôtre;  mais  cette  antériorité  ne  tranche  pas  encore,  selon  moi,  la 
question  d'origine.  On  voit  aux  bords  du  Rhin ,  en  Normandie,  dans  la 
Marche  de  Brandebourg  et  ailleurs,  l'architecture  passer  trop  naturel- 
lement et  trop  spontanément  du  plein  cintre  à  l'ogive  pour  qu'on  puisse 
admettre  que,  dans  tous  les  cas,  celle-ci  ait  une  provenance  orientale; 
peut-être  a-t-elle  plusieurs  principes  et  dérive-t-elle  ici  de  l'architec- 
ture romane  transformée,  là  de  larchilecture  arabe  importée;  il  en  se- 
rait de  l'ogive  comme  de  la  rime,  qu'on  voit  naître  chez  les  poètes  de 
la  basse  latinité  et  qu'on  retrouve  chez  les  Arabes.  Je  regrette  de  n'a- 
voir point  visité  l'intérieur  de  la  mosquée  El-Azar;  elle  est  curieuse  par 
tout  ce  qu'elle  contient.  C'est  une  maison  d'enseignement  aussi  bien 
qu'une  maison  de  prière;  c'est  une  véritable  université.  On  y  fait  douze 
cours,  les  uns^ur  la  religion,  les  autres  sur  la  jurisprudence,  les  autres 
sur  les  sciences  mathématiques  et  la  littérature.  L'assassin  de  Kléber  y 
avait  passé  plusieurs  jours,  et  les  leçons  qu'il  y  avait  entendues  avaient 
nourri  son  fanatisme.  La  mosquée  El-Azar  est  comme  un  vaste  asile  : 
toutes  les  nations  mahométanes  y  ont  leur  demeure  marquée  dans  des 
bfttimens  séparés.  Ces  étâblissemens  particuliers  sont  au  nombre  de 
vingt-six.  Dans  cette  hospitalité  cosmopolite  il  y  a  de  la  grandeur;  c'est 
une  sorte  de  catholicisme  musulman. 

On  voit  qu'une  mosquée  se  compose  souvent  d'un  ensemble  de  bâti- 
mens  destinés  à  des  usages  fort  différens.  Dans  l'histoire  des  premiers 
siècles  de  l'hégire,  la  chaire  des  mosquées  sert  constamment  de  tri- 
bune aux  harangues;  on  trouve  dans  celle  d'Amrou  un  okel  pour  les 
voyageurs,  des  écuries  pour  leurs  chevaux  ou  leurs  chameaux,  et 
un  bain  public.  A  celle  d'El-Azar  est  jointe  une  école,  à  celle  de  Ké- 
laoun  est  annexé  un  hôpital,  le  Moristan,  destiné  surtout  aux  aliénés, 
et  qui  fut  le  produit  des  remords  de  Kélaoun.  Touloun  fonda  près  de 
sa  mosquée  une  pharmacie  et  des  consultations  gratuites  pour  les 
pauvres.  La  beauté  de  ces  mosquées  montre  que,  sous  les  dynasties  qui, 
les  ont  élevées,  le  Caire  était  une  ville  riche  et  florissante.  Les  monu- 
mens  donnent  toujours  la  mesure  de  la  civilisation  d'un  peuple. 

Après  la  conquête  turque,  accomplie  par  Sélim  au  commencement 
du  xvr  siècle,  on  ne  bâtit  plus  de  belles  mosquées.  Les  dynasties  qui 
jusque-là  avaient  gouverné  l'Egypte  s'étaient  incorporées  au  pays; 
mais  le  Turc  a  toujours  été  un  maître  étranger,  le  pire  des  maîtres,  et 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rÉgypte,  proyince  exploitée  et  opprimée  de  loin^  n'a  échappé  au  des- 
potisme que  par  Tanarchie.  C'est  au  Caire  que  l'empereur  ottoman 
hérita  du  pouvoir  sacré  des  califes.  Depuis  long-temps,  les  sultans 
d'Egypte  avaient  cherché  à  faire  du  Caire  le  siège  de  la  papauté  (i) 
musulmane.  Le  sultan  Bibars  avait  établi  dans  cette  ville  un  fantôme 
de  calife  et  s'était  fait  donner  par  lui  l'investiture  de  ses  états,  à  peu  près 
comme  certains  empereurs  d'Allemagne  se  faisaient  couronner  par  un 
anti-pape.  Au  xvi»  siècle,  quand  Sélim  soumit  l'Egypte,  il  fit  signer  au 
dernier  des  califes  abassides  établi  au  Caire  une  renonciation  en  forme 
et  un  abandon  complet  de  ses  droits  à  la  souveraineté  spirituelle  de  Tis- 
lamisme.  C'est  depuis  lors  que  ces  droits  sont  réclamés  par  les  Ottomans, 
dont  le  titre,  comme  on  voit,  n'est  pas  des  plus  respectables,  et  je  ne  com- 
prends pas  que  Méhémet-Ali,  dans  sa  guerre  contre  Mahmoud,  n'ait 
pas  su  trouver  au  Caire  un  descendant  du  dernier  calife  dépossédé  pour 
mettre  de  son  côté  la  légitimité  religieuse,  sauf  à  hériter  ensuite  de  son 
calife  quand  il  aurait  voulu. 

Les  Mamelouks  continuèrent  à  gouverner  l'Egypte  sous  l'autorité  loin- 
taine et  toujours  mal  affermie  des  sultans.  Un  fait  i)eut  donner  la  me- 
sure du  pouvoir  que  ceux-ci  exerçaient:  il  existait  parmi  les  Mamelouks 
un  officier  ayant  un  titre  particulier  et  pour  fonction  spéciale  de  signi- 
fier au  pacha  envoyé  de  Constantinople  sa  destitution,  le  jour  où  il  ces- 
sait d'agréer  au  divan  du  Caire.  Ce  pouvoir  des  beys  manaelouks,  pré- 
caire, divisé,  disputé  perpétuellement  par  la  perfi4ic  ou  la  violence,  fut 
mortel  à  l'Egypte.  Il  durait  depuis  près  de  trois  siècles,  quand  nous 
vînmes  le  détruire. 

On  a  deux  relations  arabes  de  la  conquête  de  l'Egypte  par  les  Fran- 
çais. Il  est  curieux  d'étudié  la  contre-partie  des  narrations  ofQcielles, 
de  lire  l'histoire  des  lions  quand  ils  l'ont  écrite.  Il  est  piquant  de  voir, 
dans  les  historiens  arabes,  le  Cid  devenu  un  brigand  féroce  qui  brûle 
les  femmes  et  les  petits  enfans,  saint  Louis  et  ses  pieux  compagnons 
transformés  en  soldats  de  Satan ,  et,  dans  les  historiens  grecs,  les  con- 
quérans  de  Constantinople,  la  ûeiïv  de  la  chevalerie  européenne,  re- 
présentés comme  des  barbares  assez  grossiers.  On  ne  trouve  point  un 
pareil  contraste  entre  les  récits  musulmans  de  l'expédition  d'Egypte  et 
nos  propres  récits.  Dans  celle  de  ces  narrations  que  j'ai  sous  les  yeui, 
et  dont  l'auteur,  il  est  vrai,  est  un  Syrien  catholique,  il  n'y  a  que  de 
l'admiration  pour  les  généraux  français  et  pour  leur  chef.  L'auteur  va 
même  jusqu'à  lui  faire  détruire  les  murs  et  la  forteresse  de  Saint-Jean- 


(t)  Ce  rapprochement  n'est  pas  de  moi ,  mais  de  rhonnète  Frescohaldi,  qui  dbait  au 
Jiw  siècle  :  a  il  caiiffo  ornne  fis  dieeai  il  papa,..,  »  TL  aUait  jusqa*i  ap^^eler  le»  c«dîs 
des  éyêqaes. 


RECHERCHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NUBIE.  915 

d*Acre,  qui  ne  nous  résistèrent  que  trop.  Il  est  amusant  de  voir  com- 
ment nos  générauK  républicains  sont  accoutrés  par  une  imagination 
orientale.  Leurs  noms  sob4  accompagnés  d'épitbètes  liomériques.  Le  gé- 
néral Duranteau,  qui  était  chauve,  est  appelé  le  lion  à  la  tête  noire  sans 
crinière;  les  cavaliers  de  Kiéber  sont  semblables  aux  démons  de  Fenfer 
ou  aux  diables  de  notre  seigneur  Salomon,  Quant  à  Bofiaparte,  voici  com- 
ment en  parle  Nakoula-el-Turk,  c'est  le  nom  de  l'historien  :  «  Cet  illustre 
guerrier,  l'un  des  grands  de  la  république  française,  était  petit  de  taille, 
grêle  de  corps  et  jaune  de  couleur.  Il  avait  le  bras  droit  plus  long  que 
le  gauche,  était  ftgé  de  vingt-huit  ans,  rempli  de  sagesse,  et  dans  une 
position  heureuse  et  opulente.  On  dit  même  qu'il  possédait  ïssrt  de  de- 
viner d'après  les  astres.  Beaucoup  d'Égyptiens  le  regardaient  comme  le 
Mahadi  (1  ),  et  ses  habits  à  l'européenne  étaient  le  seul  obstacle  à  ce  qu'ils 
ajoutassent  foi  à  ses  paroles.  S'il  s'était  montré  à  leurs  yeux  avec  le  vê- 
tement nommé  feredjé,  tout  le  peuple  l'aurait  suivi.  » 

On  peut  douter  de  cette  dernière  assertion.  La  singerie  des  mceurs 
musulmanes  ne  réussit  pas  à  Abdallah  Henou.  Bonaparte  n'a  été  que 
trop  loin  dans  ces  complaisances,  qui,  sans  tromper  les  musulmans, 
nous  dégradaient  à  leurs  yeux,  s'il  a  dit  aux  oulémas  du  Caire,  comme 
l'affirme,  je  crois  à  tort,  le  chroniqueur  oriental  :  «  Certes  je  hais  les 
chrétiens;  j'ai  détruit  leur  religion,  renversé  leurs  autels,  tué  leurs 
prêtres,  mis  en  pièces  leur  croix,  renié  leur  foi.  Je  vous  ai  souvent  dit 
et  répété  que  j'étais  musulman,  que  je  croyais  à  l'unité  de  Dieu,  que 
j'honorais  Je  prophète  Mahomet.  Je  l'aime  parce  qu'il  était  un  brave 
comme  moi  et  que  son  apparition  sur  la  terre  a  eu  lieu  comme  la 
mienne.  Je  rein|)orte  sur  lui.»  Même  sans  cette  fin,  qui  gâtait  tout,  le 
reste  n'aurait  pas  réussi  et  ne  méritait  pas  de  réussir. 

Un  passage  de  cette  histoire  peut  faire  juger  combien  les  habitans  do 
Caire  comprenaient  peu  les  spectacles  que  nous  étalions  à  leurs  yeux. 
Notre  Syrien,  décrivant  la  fête  célébrée  en  mémoire  de  la  fondation  de 
la  république,  dit  que  les  Français  «  fabriquèrent  une  longue  colonne 
toute  dorée  et  y  peignirent  le  portrait  de  leur  sultan  et  de  sa  femme, 
qu'ils  avaient  tués  dans  Paris.  »  Aucune  relation  française  ne  fait,  je 
crois,  mention  de  ces  portraits  de  Louis  XVI  et  de  Marie- Antoinette  ser- 
vant d'ornement  à  une  fètc  républicaine.  Les  événemens  survenus  en 
France  après  le  retour  de  Bonaparte  ont  aussi  pris  une  couleur  un  peu 
orientale  dans  le  récit  du  Syrien.  Après  le  fameux  discours  adressé  au 
4irectoire  par  Bonaparte,  à  son  retour  d'Egypte,  dont  la  substance  est 
èaimée  assez  ûdèlenfient,  on  lit  ce  qui  suit  ;  «  Un  des  chefs  de  la  repu- 

(1)  Ce$i  leéenklet  imaii  alide,  qnl  doit  reparaitro  à  la  ûb  des  temps,  le  messie  attendu 
par  les  sectateurs  d*Ali. 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blique  se  leva  et  commençait  à  s'excuser;  mais  Bonaparte  n'écouta  pas 
ses  excuses  et  Taccabla  d'injures.  Alors  le  chef  le  frappa  de  son  épée  à 
la  tête.  Bonaparte,  sentant  la'douleur  du  coup,  s'élança  sur  lui  comme 
un  lion  furieux  et  lui  tira  dans  la  poitrine  un  coup  de  pistolet  qui  le  ren- 
versa mort  baigné  dans  son  sang;  puis,  aidé  de  ses  compagnons,  il  fondit 
sur  les  autres  et  les  poursuivit  à  coups  d'épée  et  de  fusil  (i).  »  Voilà  la 
journée  du  18  ou  plutôt  du  19  brumaire  transfprmée  en  une  émeute  de 
Mamelouks  mis  à  la  raison  par  un  pacha  courageux. 

Le  Caire  fut  un  moment  français.  Sous  Bonaparte,  le  drapeau  trico- 
lore flotta  sur  la  grande  pyramide  plus  loin  que  jamais  de  la  terre.  D 
fut  enjoint  à  tous  les  habitans  dç  TÉgypte  de  porter  la  cocarde  républi- 
caine. Les  autorités  du  Caire  célébrèrent  Tanniversaire  de  la  fonda- 
lion  de  la  république  française.  Un  autre  jour,  revêtu  du  costume 
oriental,  Ali  Bonaparte  (ou  lui  avail  donné  ce  nom)  célébrait  Fanni- 
versaire  de  la  naissance  de  Mahomet,  ou  bien,  assis  à  côté  du  pacha, 
inaugurait  par  des  rites  qui  remontaient  aux  Pharaons^  Tinondation 
bienfaisante  du  Nil  :  singulière  alliance,  bizarre  et  quelquefois  fâcheux 
mélange,  de  l'Egypte  et  de  l'Europe,  de  l'Orient  et  de  TOccident,  qui 
dans  le  présent  manquait  souvent  de  grandeur  et  de  sincérité,  mais 
qui  préparait  l'avenir,  qui,  sans  vaincre  les  préjugés  des  musulmans, 
accoutumait  leurs  yeux  à  des  spectacles  inconnus  et  leurs  oreilles  à  un 
langage  nouveau. 

La  France  introduisit  l'Europe  au  Caire  sous  de  meilleurs  auspices 
et  avec  des  avantages  plus  certains  en  y  apportant  les  lumières,  l'in- 
dustrie, la  police  des  états  civilisés.  Dans  une  maison  que  tout  Français 
salue  avec  respect,  en  mémoire  des  savans  qui  l'illustrèrent  par  leurs 
travaux  et  un  jour  l'honorèrent  par  leur  courage,  se  tinrent  les  séances 
de  cet  institut  d'Egypte  dont  les  membres  s'appelaient  Fourier,  Malus, 
Monge,  Berthollet,  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Savigny,  Dolomieu,  Desge- 
nettes,  Bonaparte.  Monge  y  exposait  sa  théorie  du  mirage,  Berthollet 
des  découvertes  dans  l'art  de  la  teinture;  Geoffroy  Saint-Hilaire  montrait 
dans  la  structure  de  l'aile  de  l'autruche  un  exemple  de  la  corrélation 
des  parties  qui  devait  le  conduire  à  son  grand  système  de  l'unité  d'or- 
ganisation ;  Fourier  lisait  un  mémoire  sur  la  résolution  des  équations 
algébriques,  rapportant  l'algèbre  agrandie  sur  cette  terre  d'Egypte  qui 
fut  son  berceau. 

Dans  ces  séances  si  remplies,  on  trouvait  du  temps  pour  entendre 
quelques  morceaux  de  la  Jérusalem  délivrée  traduits  par  le  bon  Parseval 
de  Grandmaison,  ou  même  un  chant  arabe  en  l'honneur  de  l'expédition 

(1)  Hittoire  de  VExpédition  des  Français  sn  tgypts,  par  NakouU-el-Turk,  pur 
bliée  et  traduite  par  M.  Desgranges  aioé,  p.  5id. 


RECHERCHES  EN  EGYPTE  ET  EN  NURIE.  9i7 

• 

mis  en  français  par  M.  Marcel.  Les  antiquités  n'étaient  pas  négligées;  le 
braye  Suikowsky  lisait  un  mémoire  sur  un  buste  dlsis.  Pour  l'acadé- 
micien Bonaparte^  vice-président  de  l'Institut  (Monge  était  président), 
il  posa,  dans  la  première  séance,  six  questions  :  il  demandait  d'abord 
quelles  améliorations  on  pouvait  introduire  dans  les  fours  de  Tarmée;  la 
première  pensée  du  général  était  pour  le  pain  du  soldat.  Les  autres  ques- 
tions étaient  celles-ci  :  «  Y  a-t-il  des  moyens  de  remplacer  le  houblon 
dans  la  fabrication  de  la  bière?  Quels  sont  les  moyens  de  rafraîchir  et 
de  clarifier  les  eaux  du  Nil?  Lequel  est  le  plus  convenable,  de  con- 
struire des  moulins  à  eau  ou  à  vent?  L'Egypte  renferme-t-elle  des  res- 
sources pour  la  fabrication  de  la  poudre?  Quel  est  l'état  de  l'ordre  judi- 
ciaire et  de  l'instruction  en  Turquie?»  Dans  chaque  ligne,  ne  sent-on 
pas  l'homme  pratique,  l'administrateur,  le  guerrier? 

Un  des  savans  de  l'expédition  qui  concoururent  le  plus  à  toutes  les 
entreprises  d'utilité  générale  fut  Conté,  qui  méritait  une  popularité  plus 
élevée  que  celle  que  lui  ont  donnée  ses  crayons,  o  Aucun  obstacle 
n'arrêtait  le  génie  actif  et  fécond  de  Conté,  dit  H.  Biot  dans  un  intéres- 
sant article  biographique;  il  fit  des  machines  pour  la  monnaie  du  Caire, 
pour  l'imprimerie  orientale,  pour  la  fabrication  de  la  poudre;  il  créa 
diverses  fonderies.  On  faisait  dans  ses  ateliers  des  canons,  de  l'acier,  du 
carton,  des  toiles  vernissées.  En  moins  d'un  an,  il  transporta  ainsi  tous 
les  arts  de  l'Europe  dans  une  terre  lointaine  et  jusqu'alors  presque  en- 
tièrement réduite  à  des  pratiques  grossières;  il  perfectionna  la  fabrica- 
tion du  pain;  il  faisait  exécuter  des  sabres  pour  l'armée,  des  ustensiles 
pour  les  hôpitaux ,  des  instrumens  de  mathématiques  pour  les  ingé- 
nieurs, des  lunettes  pour  les  astronomes,  des  crayons  pour  les  des- 
sinateurs, des  loupes  pour  les  naturalistes,  etc.;  en  un  mot,  depuis  les 
machines  les  plus  compliquées  et  les  plus  essentielles,  comme  les  mou- 
lins à  blé,  jusqu'à  des  tambours  et  des  trompettes,  tout  se  fabriquait 
dans  son  établissement.  La  physique  lui  fournit  en  Egypte  plusieurs 
applications  utiles  :  on  lui  dut  bientôt,  par  exemple,  un  nouveau  télé- 
graphe ,  qui  était  moins  facile  à  établir  là  qu'ailleurs,  à  cause  du  mi- 
rage et  des  autres  phénomènes  analogues  et  propres  à  cette  atmosphère 
brûlante.  On  voulut,  à  propos  des  fêtes  annuelles,  donner  aux  Égyp- 
tiens un  spectacle  frappant,  celui  des  ballons,  et  il  fit  des  montgol- 
fières. » 

J'aime  à  m'arrêter  à  tout  ce  que  les  Français  avaient  commencé  pour 
la  civilisation  de  l'Egypte.  Cette  belle  place  de  l'Esbekieh  qui  est  sous 
mes  yeux,  dont  l'aspect  est  déjà  presque  européen  et  autour  de  laquelle 
s'élèveront  da  jour  en  jour  de  nouvelles  habitations  franques,  cette 
place  était  un  lac.  Les  Français  Font  comblé  et  planté.  En  me  prome- 
nant sous  cet  ombrage  que  m'envoie  ma  patrie,  je  me  rappelle  qu'à 


9iS  REVUS  BBS  DEUX  M0N1W8. 

Rome  je  me  suis  promené,  auprès  du  Cotisée,  sous  des  «rbres  pbmtcs 
aussi  par  mes  compatriotes.  Là  comme  ici,  comme  à  Venise,  ks 
Français  ont  laissé  une  promenade.  Un  feuillage  que  le  v^at  emporte 
et  un  peu  d'ombre,  est-ce  donc  tout  ce  qui  reste  des  conquêtes?  Noft, 
c'est  là  une  phrase;  toutes  les  fois  que  le  peuple  conquérant  est  le  pins 
civilisé,  il  féconde  le  sol  eoaquis,  et  même,  lorsqu'il  l'a  perdu,  il  laisse 
un  germe  que  l'avenir  développera.  On  peut  annoncer  hardiment  cet 
avenir  à  l'Egypte. 

La  petite  pièce  est  toujours  à  côté  de  la  grande,  et  je  serais  ingrat  de 
ne  pas  mentionner  un  opéra-comique  dont  la  lecture  m'a  fort  réjoui;  il 
est  intitulé  Zélie  et  Valcourt,  au  Bonaparte  au  Cadre.  Dans  cette  pièce, 
composée  pour  être  représentée  sur  le  Théâtre  de  la  Bépublique  ei  des 
Arts,  le  vaillant  Sulkowsky  chante  avec  Aboubokir,  pacha  du  Caire, 
un  duo  sur  les  femmes  : 

Eh  !  pourquoi  sous  vos  lois  cruelles 
Prétendez-vous  les  enchaîner? 
C'est  à  vous  d'en  recevoir  d'elles, 
Au  lieu  d'osei^leur  en  donner  (bis), 

Bonaparte  parait  pour  arracher  au  farouche  Aboubokir  la  b^e  Zélie 
et  l'unir  à  Valcourt.  Déjeunes  musulmans  crient  :  Vive  la  France!  en 
jurant  d'exterminer  les  Mamelouks,  et  des  aimées  dansent  en  l'honneur 
de  la  liberté.  Voilà  ce  que  l'occupation  du  Caire  inspirait  aur  vaude- 
villistes de  l'an  vni.  A  tout  poème  sa  parodie. 

Mais  nous  sommes  bien  loin  de  cette  tragique  histoire  du  Caire  que 
nous  avons  traversée  et  siu*tout  des  hiéroglyphes  que  je  n'oublie  point 
Patience,  nous  allons  retrouver  le  sérieux  de  l'histoire  avec  Méhémet- 
Ali,  et  les  hiéroglyphes  à  Héliopolis ^  où  nous  retrouverons  aussi  la 
France. 

I.-J.  AupiaB. 


RECHERCHES 


SUR  LA  PÉRIODE  GLACIAIRE 


ST  L*jlNCIg]aiB  EXIINSIOM 


des  Otaeifrs  "du  Heift-Blanc  depuis  les  Alpes  jesqn'aa  inm. 


Au  mois  d'août  1815^  un  géologue  revenait  d'une  longue  excursion 
sur  les  glaciers  qui  occupent  le  fond  de  la  yallée  de  Lourtier,  yallée  la- 
térale à  celle  qui  mène  au  couvent  du  grand  Saint-Bernard.  Désirant 
se  rendre  le  Jour  suivant  à  l'hospice  par  un  col  difflcile  et  peu  connu, 
il  passa  la  nuit  dans  la  cabane  d'un  chasseur  de  chamois,  appelé  Jean- 
Pierre  Perraudin,  qui  devait  lui  servir  de  guide  le  lendemain.  Assis  de- 
vant le  foyer  où  brûlaient  des  touffes  de  rhododendron,  dont  la  fumée 
odorante  s'échappait  par  le  haut  du  toit,  le  géologue  et  le  montagnard 
parlaient  des  hautes  régions  qu'ils  avaient  l'un  et  l'autre  si  souvent 
parcourues.  Puis  la  conversation  vint  à  tomber  sur  ces  gros  blocs  de 
granité  qu'on  trouve  souvent  à  une  grande  distance  des  rochers  d'où  ils 
ont  été  détachés.  Le  géologue  expliquait  longuement  au  montagnard 
comment  les  savans  avaient  démontré,  à  l'aide  de  profonds  calculs,  que 
ces  blocs  erratiques  ont  été  transportés  jadis  par  de  grands  courans 
d'eau.  A  tout  cela  Jean  Perraudin  ne  pouvait  répondre,  mais  il  hochait 
la  tête  d'un  air  de  doute  et  d'incrédulité.  «M'est  avis,  dit-il  enfin,  que 
les^laciers  de  nos  Alpes  étaient  jadis  bien  plus  étendus  qu'ils  ne  le  sont 
aotuellement.  Toute  notre  vallée  jusqu'à  une  grande  hauteur  au-dessus 
du  torrent  àc  la  Drance  a  été  remplie  par  un  vaste  glacier  qui  descen- 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dait  jusqu'à  Mariigny,  comme  le  prouvent  les  blocs  de  roche  qu'on 
trouve  dans  les  environs  de  cette  ville,  et  qui  sont  trop  gros  pour  que 
Feau  ait  pu  les  y  amener.  »  En  parlant  ainsi,  Perraudin  ne  se  doutait 
guère  avoir  fait  une  grande  découverte  et  résolu,  à  force  de  bon  sens, 
un  problème  que  le  génie  des  plus  célèbres  géologues,  armé  de  toutes 
les  ressources  de  la  science,  avait  abordé  saiis  succès. 

Heureusement  le  savant  auquel  il  venait  de  communiquer  le  résultat 
de  ses  observations  solitaires  était  un  homme  pratique,  plus  soucieux 
de  faits  que  de  théories.  Le  germe  que  le  paysan  avait  jeté  dans  son 
esprit  s'y  développa  librement,  et  Tidée  d'une  ancienne  extension  des 
glaciers  au-delà  de  leurs  limites  actuelles  devint  pendant  vingt  ans 
l'objet  constant  de  ses  recherches  et  de  ses  méditations.  Un  ingénieur  de 
ses  amis,  M.  Venetz,  avait  été  amené  de  son  côté  aux  mêmes  vues  par 
rétudè  des  blocs  erratiques  du  Valais.  Enfin,  en  1834,  lorsque  sa  con- 
viction fut  complète  et  appuyée  sur  des  preuves  nombreuses  et  irrécu- 
sables, M.  de  Charpentier  (car  c'était  lui  qui  avait  été  le  confident  de 
Perraudin]  émit  ses  opinions  au  congrès  des  naturalistes  suisses  réunis 
à  Lucerne.  Comme  toute  idée  nouvelle,  celle-<;i  fut  accueillie  avec  froi- 
deur ou  repoussée  avec  dédain;  mais,  comme  c'était  une  vérité,  elle 
fit  son  chemin  toute  seule,  et  aujourd'hui  c'est  une  des  questions  les 
plus  importantes  qui  aient  agité  le  public  géologique.  Grâce  aux  nom- 
breux travaux  publiés  sur  cette  question  depuis  quelques  années  ^i), 
le  phénomène  des  Alpes  a  pris  les  proportions  d'une  grande  révolu- 
tion ,  qui  a  eu  pour  théâtre  une  portion  considérable  des  deux  hémi- 
sphères. Si  le  génie  de  l'homme  peut  s'élever  un  jour  à  la  cause  de  ce 
cataclysme  glaciaire,  il  aura  jeté  la  plus  vive  lumière  sur  la  dernière 
phase  de  l'histoire  géologique  du  globe,  sur  l'époque  mystérieuse  qui 
a  précédé  l'apparition  de  l'homme  à  la  surface  de  la  terre  et  sur  ce  dé- 
luge universel  dont  la  trace  se  retrouve  dans  toutes  les  traditions  des 
peuples,  en  Europe,  en  Asie  et  dans  les  deux  Amériques.  La  relation 
intime  qui  Ue  ces  deux  phénomènes  ne  saurait  être  niée,  car  elle  nous 
est  attestée  à  la  fois  par  le  raisonnement  et  par  l'observation.  Néan- 
moins nous  ne  poursuivrons  pas  l'étude  des  phénomènes  glaciaires  dans 
tous  les  pays  où  ils  ont  été  signalés;  nous  nous  bornerons  à  les  étudier 
dans  les  Alpes,  où  les  faits,  bien  connus  et  mieux  appréciés,  peuvent  être 
vérifiés  chaque  année  par  de  nombreux  voyageurs. 

Les  glaciers  de  la  Suisse  et  de  la  Savoie  ont-ils  toiyours  été  circon- 

(1)  Parmi  ces  travaux,  nous  citerons  ceux  de  IdM.  Agassii,  Desor,  A.  Guyot,  J.  Forbes, 
Studer,  A.  Escher  de  la  Linth  et  Blanchet  dans  les  Alpes;  Leblanc ,  Renoir,  Hogard  et 
E.  GoUomb  dans  les  Vosges;  Agassiz,  Lyell,  Buckland,  Smith,  Maclaren  en  Ecosse,  en 
Angleterre  et  en  Irlande;  Al.  Brongniart,  Sefstrœm,  Keilhau,  Boethling,  Si^estroem, 
Daubréc,  Murchison,  de  Verncuil  et  Durocher  en  Scandinavie;  Hitchkock  et  Darwin  eo 
Amérique. 


RECHERCHES  SUR  LA  PÉRIODE  GLACIAIRE.  9S1 

scrits  dans  leurs  limites  actuelles,  ou  se  sont-ils  étendus  autrefois  dans 
les  grandes  plaines  qui  environnent  la  chaîne  des  Alpes?  Tel  est  le 
problème  réduit  à  sa  plus  simple  expression.  Mon  but  est  d'exposer  les 
faits  sur  lesquels  s'appuient  les  partisans  de  Fancienne  extension  des 
glaciers.  Pour  faire  accepter  cette  idée,  ils  ont  à  combattre,  chez  les 
sayans,  des  conyictions  andennes  appuyées  sur  les  autorités  les  plus 
irrécusables  eu  géologie;  chez  les  gens  du  monde,  le  témoiguage  de 
la  tradition  biblique  et  celui  de  U>m  les  sens  qui  se  révoltent  à  la  seule 
pensée  que  ces  plaines  si  fertiles  et  si  animées  aient  été  ensevelies  pen- 
dant de  longues  périodes  de  temps  sous  un  immense  linceul  de  neige 
et  de  glace.  Les  uns  et  les  autres  ont  le  droit  d'exiger  des  preuves  nouh 
breuses  et  positives.  Ces  preuves  existent;  mais,  avant  de  les  examiner, 
il  est  indispensable  de  posséder  quelques  notions  sur  les  glaciers  actuels] 
car  la  méthode  suivie  par  les  géologues  aui^quels  on  doit  les  résultats 
que  nous  allons  exposer  a  toujours  été  celle  que  M.  (Constant  Prévost  a 
introduite  dans  la  science,  et  qui  peut  se  résumer  en  ces  mots  :  «  Étu- 
dier le  mode  d'action  des  élémens  naturels  que  nous  voyons  fonctionner 
sous  nos  yeux  et  comparer  les  effets  qu'ils  produisent  à  ceux  dont  la 
surface  du  globe  a  conservé  l'empreinte,  d  En  procédant  ainsi ,  nous 
verrons  que  partout,  dans  les  vastes  plaines  qui  environnent  les  Alpes, 
on  rencontre  les  traces  de  ces  glaciers  gigantesques  dont  ceux  d'au-- 
jourd'hui  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  la  miniature.  Cependant,  quoique 
réduits  à  de  faibles  dimensions,  les  glaciers  actuels  nous  offrent  en 
petit  tous  les  phénomènes  que  les  nappes  de  glace  offraient  jadis  sur 
une  plus  grande  échelle.  Les  effets  sont  les  mêmes,  et  de  leur  identité 
nous  pourrons  conclure  à  celle  des  agens  qui  les  ont  produits. 

y  I.  —  dBS  GLAUERS  ACTUELS* 

Du  haut  des  crêtes  du  Jura,  qui  dominent  le  bassin  du  Léman,  on 
'  embrasse  d'un  seul  coup  d'œil  toute  la  chaîne  des  Alpes,  depuis  le  Va- 
lais jusqu'en  Dauphiné.  Seule,  la  masse  colossale  du  Mont-Blanc,  as- 
sise sur  sa  large  base,  s'élève  majestueusement  au-dessus  de  cette 
longue  arête  dentelée.  Les  plus  hautes  cimes  se  distinguent  des  som- 
mets moins  élevés  par  la  blancheur  éclatante  des  neiges  qui  les  recou- 
vrent. En  été,  la  limite  inférieure  de  ces  neiges  perpétuelles  forme  une 
ligne  droite  horizontale,  parfaitement  tranchée,  qui  contraste  avec  la 
sombre  verdure  des  forêts  étendues  au  pied  des  montagnes.  Cette  ligne, 
c'est  celle  des  neiges  éternelles.  Au-dessus,  l'hiver  règne  seul;  au-des- 
sous, les  saisons  suivent  leur  cours  régulier.  Au-dessus,  la  vie  existe  à 
peine  et  est  représentée  seulement  par  quelques  plantes  polaires  et  quel- 
ques insectes  éphémères;  au-dessous,  elle  se  manifeste  sous  mille  formes 
Tariées,  depuis  les  plus  hautes  régions  où  s'aventurent  le  pin  et  le  cha- 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mois  jusqu'aux  plaines  habitées  par  les  hommes,  où  les  moissons  jau- 
nissent et  où  la  vigne  mûrit  ses  fruits. 

En  Suisse,  la  limite  inférieure  des  neiges  perpétueHes  est  à  2  700  mè- 
tres au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  mais,  en  s'approchant  des  Alpes, 
en  pénétrant  dans  les  vallées  étroites  qni  découpent  les  massifs  prin- 
cipaux, tels  que  ceux  du  Mont-Blanc,  du  Mont-Rose,  du  Saint-Gotbard 
et  de  la  Jungfrau ,  on  s'aperçoit  que  cette  limite  n'est  pas  une  ligne 
droite,  comme  elle  le  paraSt,  quand  on  la  considère  de  loin.  Les  champs 
de  neiges  étemelles  émettent,  pour  ainsi  dire^  des  rameaux  qui  des- 
cendent dans  les  vallées  sous  la  forme  de  masses  de  glace  semblables 
à  des  torrens  congelés.  Ces  masses  sont  des  glaciers.  Leur  pied  est  sou- 
vent à  plus  de  i  500  mètres  au-dessous  de  la  limite  des  neiges  perpé- 
tuelles et  avoisine  quelquefois  de  grands  villages,  tels  que  ceux  de  Cha- 
monix,  de  Courmayeur  et  de  Grindelvmld,  dont  la  hauteur  moyenne 
est  de  i  120  mètres  au-dessus  de  la  mer.  Toutefois  il  existe  un  grand 
nombre  de  glaciers  qui  ne  descendent  pas  aussi  bas  et  s'arrêtent  sur  ces 
pentes  élevées  où  l'on  ne  trouve  plus  que  des  chalets  épars,  habités 
seulement  pendant  quelques  mois  de  Tannée. 

Quelles  sont  les  relations  qui  existent  entre  ces  glaciers  et  les  charafs 
de  neige  auxquels  ils  seTStttachent?  c'est  la  première  questionque  tiéll^i 
devons  examiner.  La  science  Ta  déjà  résolue.  En  hiver,  au  prinieni|ii' 
et  en  automne,  il  tombe  sur  les  sommets  des  Alpes  des  masses  de  neif(ê 
considérables  (1).  Ces  neiges,  chassées  par  les  vents,  emportées  par  les 
tourbillons,  s'accumulent  surtout  dans  les  grandes  dépressions  qni  avoi- 
sinent  les  hautes  cimes.  Ces  dépressions  sont  connue^  sous  le  nom  de 
cirques,  car  elles  se  terminent  ordinairement  par  une  enceinte  demi- 
circulaire,  couronnée  de  sommets  élevés.  Tels  sont,  aux  environs  de 
Chamonix,  le  cirque  qui  s'arrête  au  col'du  Géant,  le  grand  plateau, 
qui  n'est  qu'à  800  mètres  au-dessous  de  la  cime  du  Mont-Blanc;  près 
de  Grindelwald,  le  cirque  qui  conduit  à  la  Strahleck;  au  Grimsel,  ceux 
du  Lauteraar  et  du  Finsteraar.  Les  neiges  qui  s'accumulent  dans  les 
cirques  ne  restent  pas  immobiles;  elles  sont  animées  d'un  mouvement 
de  progression  qui  les  entraîne  vers  la  vallée.  Semblables  à  ces  lacs 
qui  alimentent  une  rivière,  et  dont  les  eaux  commencent  à  couler 
lentement  dès  que  l'influence  de  la  pente  se  fait  sentir,  ces  champs 
de  neige  peuvent  glisser  sur  les  terrains  les  plus  faiblement  inclinés. 
A  mesure  que  cette  neige  descend  dans  les  régions  plus  tempérées , 
elle  subit,  surtout  dans  la  belle  saison,  des  modifications  importantes 
qui  en  changent  complètement  la  nature  et  l'aspect  :  elle  se  trans- 
forme en  glace.  Voici  comment  s'opère  cette  transformation.  A  la  cha- 

(t)  La  hauteor  de  U  neige  tombée  au  Griaisel  à  1  S60  mètres  au-dessus  de  la  mer  a  été 
de  16  mètres  6  décimètres  depuis  le  mob  de  novembre  1845  jusqu'au  mois  d*aTrii  1S46.  La 
couche^d*eau  résultant  de  la  fusion  de  cette  neige  aurait  1  mètre  i  décimètres  d'épaisseur. 


RECHERCHES  SUR  LA  PâHiODB  GLACIAIRE.  923 

leur  des  rayons  du  soleil ,  la  surface  de  la  neife  commence  à  fondre; 
Teau  résultant  de  cette  fusion  s'infiltre  dans  les  couches  inférieures, 
qui  se  changent  ^  sous  l'influence  des  gelées  nocturnes,  en  une  masse 
granuleuse,  composée  de  petits  glaçons  encore  désagrégés,  mais  plus 
adhérons  entre  eux  que  les  flocons  qui  leur  ont  donné  naissance.  Cet 
état  de  la  neige  a  été  désigné  par  les  physieiens  suisses  sous  le  nom 
de  névé.  Pendant  tout  Tété,  ce  névé  s'infiltre  de  nouvelles  quanti- 
tés d'eau  provenant  toujours  de  la  fonte  superficielle  ou  de  celle  des 
neiges  environnantes,  dont  les  eaux  viennent  se  réunir  dans  la  dé- 
pression qui  forme  le  berceau  du  glacier.  Dans  ces  régions,  le  thermo- 
mètre tombant  chaque  nuit  au-dessous  de  zéro,  même  au  coeur  de 
Tété,  ce  névé  se  congèle  à  plusieurs  reprises.  A  la  suite  de  ces  fusions 
et  de  ces  congélations  successives,  il  offre  l'apparence  d'une  glace 
blanche  compacte,  mais  remplie  d'une  infinité  de  petites  bulles  d'ait 
spbériques  ou  sphéroïdales  :  c'est  la  glace  huileuse  des  auteurs  qui  ont 
écrit  sur  ce  sujet.  L'infiltration  et  la  congélation  de  la  masse  devenant 
de  plus  en  plus  parfaite  à  mesure  que  le  glacier  descend  vers  les  régions 
habitées,  l'eau  finit  par  remplacer  toutes  les  bulles  d'sdr  :  alors  la  trans- 
formation est  complète,  la  glace  paraît  homogène  et  présente  ces  belles 
teintes  azurées  qui  font  l'admiration  des  voyageurs.  Telle  est,  en  peu 
de  mots,  l'histoire  de  la  formation  d'un  glacier  :  en  réalité,  il  se  com- 
pose, comme  on  le  voit,  de  toutes  les  couches  de  neige  accumulées 
pendant  une  longue  série  d'années,  et  qui ,^  peu  à  peu,  se  sont  conver- 
ties en  glace  plus  ou  moins  compacte. 

Si  les  chaleurs  de  l'été  ne  limitaient  pas  l'accroissement  des  gla- 
ciers, ils  grandiraient  indéfiniment  en  longueur  et  en  puissance;  mais 
chaque  été  voit  disparaître  une  épaisseur  considérable  de  la  surface 
glaciaire  (1)  :  c'est  le  phénomène  que  M.  Agassiz  a  désigné  sous  le  nom 
d'o^^ton.  En  même  temps,  l'extrémité  inférieure  fond  rapidement, 
et  le  glacier  diminuerait  chaque  année,  si  une  progn^^ession  incessante 
ne  venait  contre-balancer  cet  effet.  Il  s'établit  ainsi  une  espèce  d'équi- 
libre entre  la  fonte  estivale  d'un  côté  et  la  progression  annuelle  de 
l'autre.  Si  la  saison  est  chaude  et  sèche,  c'est  la  fusion  qui  l'emporte, 
et  le  glacier  recule;  si  l'été  est  froid  et  pluvieux,  la  progression  com- 
pense largement  les  effets  de  la  fusion,  et  le  glacier  avance. 

On  comprend  actuellement  quelles  sont  les  influences  qui  assignent 
aux  glaciers  une  limite  moyenne  autour  de  laquelle  ils  peuvent  osciller 
sans  la  dépasser  jamais.  Il  est  moins  facile  de  se  rendre  compte  pour- 
quoi certains  glaciers  descendent  dans  les  vallées  habitées,  tandis  que 
d'autres  restent  suspendus  aux  flancs  des  plus  hautes  montagnes.  Ces 
différences  tiennent  à  la  grandeur  et  à  la  hauteur  des  cirques,  qui  ser- 

(1)  Trois  mètres  eiiTiro"3  ^ 


^24  REVUE  DES  DEUX  VONi)ÈS. 

vent  à  ralimentation  de  ces  glaciers.  Plus  ces  cirques  seront  vastes  et 
élevés,  et  plus  la  quantité  de  neige  qui  s*y  accumulera  sera  considé- 
rable ,  plus  aussi  les  émissaires  des  champs  de  neige  descendront  dans 
les  basses  vallées  et  regagneront,  pour  ainsi  dire,  le  terrain  que  la 
fusion  leur  fait  perdre  chaque  année.  C'est  ainsi  que  le  glacier  des 
Bossons,  dont  la  source  est  au  grand  plateau  du  Mont-Blanc,  vaste  cir- 
que situé  à  près  de  4  000  mètres  au-dessus  de  la  mer,  s'abaisse  jusqu'à 
1  040  mètres,  et  s'avance  au  milieu  des  habitations,  des  vergers  et  dfô 
champs  cultivés.  Les  glaciers  d' Aletsch ,  de  Viesch ,  de  Grindelwald ,  de 
Zermatt,  sont  dans  le  même  cas.  Tous  les  ans,  le  voyageur  étonné  peut 
voir  des  moissons  dorées  à  côté  du  glacier  de  la  Brenva,  qui  descend 
de  la  face  méridionale  du  Mont-Blanc.  L'influence  de  la  grandeur  et  de 
l'élévatidn  des  cirques  contre-balance  même ,  suivant  la  remarque  de 
M.  Desor,*  celle  de  l'exposition ,  et  explique  ce  fait  surprenant ,  que  les 
glaciers  les  plus  longs  et  les  plus  puissans  des  Alpes  bernoises  se  trou- 
vent sur  le  versant  méridional  de  la  chaîne. 

Nous  avons  vu  que  ces  glaciers  étaient  animés  d'un  mouvenrent  de 
progression  qui  les  entraine  vers  la  plaine.  Quelles  sont  les  lois  de  ce 
mouvement?  La  recherche  de  ces  lois  a  constamment  préoccupé  tous 
les  physiciens  qui  se  sont  livrés  à  ce  genre  de  travaux,  sans  qu'ils  aient 
.  pu  jusqu'ici  déduire  la  cause  de  cet  avancement  de  l'ensemble  des 
phénomènes  singuliers  qui  le  caractérisent.  M.  J.-D.  Forbes  les  a  étu- 
diés sur  la  mer  de  glace  de  Chamonix;  mais  c'est  sur  les  glaciers  de 
l'Aar  que  les  observations  ont  été  continuées  avec  le  plus  de  soin  et  de 
persévérance.  Depuis  1842,  MM.  Agassiz  et  Desor,  aidés  du  concours 
de  MM.  Wild,  Otz  et  Dollfus-Ausset,  se  sont  occupés  sans  relâche  de 
cette  question;  ils  ont  constaté  que,  dans  sa  partie  moyenne,  ce  glacier 
avance  de  7i  mètres  par  an.  Vers  l'extrémité  inférieure,  la  vitesse  de  la 
progression  se  ralentit  au  point  de  n'être  plus  que  de  39  mètres;  elle 
s'accélère  au  contraire  un  peu  vers  le  haut,  où  le  glacier  parcourt  an- 
nuellement un  espace  de  75  mètres  (i). 

(1)  Voici  en  résumé  par  quelle  méthode  on  mesurait  Tavancement  du  glacier.  Sur  les 
ùeui  rives,  on  choisissait  deui  rochers  situés  en  face  Tun  de  rautre;  chacun  de  ces  rochers 
était  marqué  d'une  croix  blaoche  peinte  sur  la  pierre;  puis  on  plantait  dans  la  glace  une 
série  de  piquets  alignés  entre  ces  deux  points,  de  manière  à  former  une  ligne  droite  per- 
pendiculaire à  l'axe  du  glacier.  Au  bout  de  quelques  jours,  un  observateur  se  plaçait  de- 
vant Tune  des  croix  et  dirigeait  une  lunette  portant  un  niveau  et  un  réticule  vers  celle  qui 
était  en  fiice.  Le  glacier  ayant  marché  et  les  piquets  avec  lui,  ceui-ci  ne  se  trouvaient  plu» 
dans  Talignement  primitif.  Alors  un  guide  posté  sur  le  glacier  et  portant  une  perche  sur- 
montée d'un  objet  bien  visible  la  plaçait  dans  la  direction  de  l'ancien  alignement.  Cette 
direction  lui  était  indiquée  par  les  signaux  de  Tobservateur,  dont  Tœil  était  à  Id  lunette. 
Celui-ci  faisait  déplacer  la  perche  en  amont  et  en  aval  jusqu*à  ce  qu'elle  fût  exactement 
au  point  occupé  primitivement  par  le  piquet.  Cela  fait,  le  guide  mesurait  sur  la  glace  la 
distance  du  pied  de  la  perche  à  celui  du  piquet.  Cet  intervalle  était  précisément  la  longueur 


RÊGHBRGHB8  SUR  LA  PÉRIODE  GLAGAIRE.  925 

L'inclinaison  de  la  pente  sur  laquelle  le  glacier  descend  ne  parait  pas 
avoir  d'influence  sur  la  rapidité  de  sa  marche,  mais  elle  est  singulière- 
ment modifiée  par  les  parois  du  couloir  dans  lequel  il  se  meut.  Le  frot- 
tement de  la  glace  contre  ces  parois  ralentit  considérablement  la  pro- 
gression des  parties  latérales  du  glacier.  Il  y  a  plus  :  si  un  promontoire 
s'avance  vers  le  milieu  de  la  vallée,  le  glacier,  arrêté  par  un  de  ses  côtés, 
contourne  l'obstacle  avec  une  extrême  lenteur,  ou  plutôt  ce  côté  reste 
en  arrière,  tandis  que  la  partie  moyenne  et  le  bord  op|)osé  continuent 
à  marcher  avec  leur  vitesse  relative. 

II.   —  ROCHES  POLIES  ET  STRIÉES  PAR   LES  GLACIERS  ACTUELS. 

Le  frottement  que  le  glacier  exerce  sur  son  fond  et  sur  ses  parois  est 
trop  considérable  pour  ne  pas  laisser  de  traces  sur  les  roches  avec  les- 
quelles il  se  trouve  en  contact;  mais  son  action  est  différente  sui- 
vant la  nature  minéralogique  de  ces  roches  et  la  configuration  du  lit 
(ju'il  occupe.  Si  l'on  pénètre  entre  le  sol  et  la  surface  inférieure  du  gla- 
cier, en  profitant  des  cavernes  de  glace  qui  s'ouvrent  quelquefois  sur 
^jgjs.  bords  ou  à  son  extrémité,  on  rampe  sur  une  couche  de  cailloux  et 
ia^  If^le  fin  imprégnés  d'eau.  Si  l'on  enlève  cette  couche,  on  reconnaît 
-^r^gm  Âa  roche  sous^jacente  est  nivelée,  polie,  usée  par  le  frottement  et 
li^qouverte  de  stries  rectihgnes  ressemblant  tantôt  à  de  petits  sillons, 
plus  souvent  à  des  rayures  parfaitement  droites  qui  auraient  été  gravées 
à  l'aide  d'un  burin  on  même  d'une  aiguille  très  fine.  Le  mécanisme 
par  lequel  ces  stries  ont  été  gravées  est  celui  que  Findustrie  emploie 
pour  polir  les  pierres  ou  les  métaux.  A  l'aide  d'une  poudre  fine  appelée 
émeri,  on  frotte  la  surface  métallique  et  on  lui  donne  un  éclat  qui  pro- 
vient de  la  réflexion  de  la  lumière  par  une  infinité  de  petites  stries 
extrêmement  ténues.  La  couche  de  cailloux  et  de  boue  interposée  entre 
le  glacier  et  le  roc  sub-jacent,  voilà  l'émeri.  Le  roc  est  la  surface  mé- 
tallique, et  la  masse  du  glacier,  qui  presse  et  déplace  la  couche  de  boue 
en  descendant  continuellement  vers  la  plaine,  représente  l'action  de  la 
main  du  polisseur.  Aussi  les  stries  dont  nous  parlons  sont-elles  toujours 
dirigées  dans  le  sens  de  la  marche  du  glacier;  mais,  comme  celui-ci  est 
sujet  à  de  petites  déviations  latérales,  les  stries  se  croisent  quelquefois 
en  formant  entre  elles  des  angles  très  petits.  Si  l'on  examine  les  roches 
qui  bordent  le  glacier,  on  retrouve  les  mêmes  stries  burinées  sur  les 
[larties  qui  ont  été  en  contact  avec  la  masse  congelée.  Souvent  j'ai  pris 
plaisir  à  briser  la  glace  qui  pressait  le  rocher,  et  sous  cette  glace  je 

parcourue  par  le  glacier  entre  les  deui  observations.  Cette  année,  ce  procédé  a  été  modiné 
par  MM.  DoUfus,  Otx  et  moi,  de  manière  a  nous  permettre  de  suivre  la  marche  jour- 
nalière du  glacier  de  l'Aar  avec  une  exactitude  telle,  que  l'erreur  d'observation  ne  pou- 
vait pas  dépasser  deux  millunètres  ou  une  ligne  environ. 

TOME  XVII.  60 


936  BKVUB  BW  DEUX  MONM». 

trouvais  des  surfaces  fM>lies  et  couvertes  de  stries.  Les  cailloiUL  et  les 
grains  de  sable  qui  les  avaient  gravées  étai^it  encore  enchâssés  dans 
le  glacier  comme  le  diamant  du  vitrier  est  fixé  au  bout  de  rinslrument 
qui  lui  sert  à  rayer  le  verre. 

La  netteté  et  la  profondeur  des  stries  dépendent  de  plusieurs  circon- 
stances. Si  la  roche  en  place  est  calcaire,  et  que  Témeri  se  coinpose  de 
cailloux  et  de  sable  provenant  de  roches  plus  dures,  telles  que  le  gneiss, 
le  granité  ou  la  protogine,  les  stries  seront  très  marquées.  Cest  ce  que 
Ton  peut  vérifier  au  pied  des  glaciers  de  Rosenlaui  et  de  Grindelwald, 
dans  le  canton  de  Berne.  Au  contraire,  si  la  roche  est  gnéissique,  gra- 
nitique ou  serpentineuse,  c'est-à-dire  très  dure,  les  stries  seront  moins 
profondes  et  moins  marquées,  comme  on  peut  s'en  assurer  aux  glaciers 
de  TAar,  de  Zermatt  et  de  Chamonix.  Le  poli  sera  le  même  dans  les 
deux  cas,  et  il  est  souvent  aussi  parfait  que  celui  des  marbres  qui  ornent 
nos  édifices. 

Les  stries  gravées  sur  les  rochers  qui  contiennent  ces  glaciers  sont 
en  général  horizontales  ou  parallèles  à  sa  surface.  Toutefois,  aux  rétré- 
cissemens  des  vallées,  ces  stries  se  redressent  et  se  rapprochent  de  la 
verticale.  11  ne  faut  point  s'en  étonner.  Forcé  de  franchir  un  détroit,  le 
glacier  se  relève  sur  ses  bords  et  remonte  le  long  des  flancs  ée  la  mon- 
tagne qui  lui  barre  le  passage.  Cest  ce  qu'on  voit  admirablement  près 
des  chalets  de  la  Stieregg,  étroit  défilé  que  le  glacier  inférieiir  de  Grin- 
delwald  est  obligé  de  franchir  avant  de  s'épancher  dans  la  vallée  de 
même  nom.  Sur  la  rive  drcwte  du  glacier,  les  stries  sont  inclinées  de 
45  degrés  à  l'horizon;  sur  la  rive  gauche,  celui-ci  s'élève  quelquefois 
jusqu'aux  forêts  voisines,  et  entraine  de  grosses  mottes  de  terre  char- 
gées de  touffes  de  rhododendron  et  de  bouquets  d'aunes,  de  bouleaux 
ou  de  sapins.  Les  roches  tendres  on  feuilletées  sont  brisées  et  démolies 
par  la  force  prodigieuse  du  glacier.  Les  roches  dures  lui  résistent;  mais 
la  surface  de  ces  roches,  aplanie,  usée,  polie  et  striée,  témoigne  assez 
de  rénorme  pression  qu'elles  eut  eu  à  supporter.  C'est  ainsi  qu'au  gla- 
cier de  r Aar,  le  pied  du  promontoire  sur  lequel  s'élève  le  pavillon  de 
M.  Agassiz  est  poli  sur  une  gn^wdde  bruiteur,  et  sur  la  face  tournée  vers 
le  haut  de  la  vallée  j'ai  observé  des  stries  inclinées  de  64  degrés.  La 
glace  redressée  contre  cet  escarpement  semblait  vouloir  l'escalader; 
mais  le  roc  de  granité  tenait  bon^  et  le  glacier  était  obUgé  de  le  con- 
tourner lentement 

En  résumé,  la  pression  considérable  d'un  glacier,  jointe  à  son  mou- 
vement de  progression,  agit  à  la  fi»  dur  le  fond  et  sarles  Oàmcs  de  la 
vallée  qu'il  parcourt.  Il  polit  tous  les  rochers  assez  résistans  pour  n'être 
pas  démolis  par  lui,  et  leur  imprime  souvent  une  forme  pnrticulière  et 
caractéristique.  En  détruisant  ioutes  les  aspérités  de  ces  rochers,  il  en 
nivèle  la  surface  et  les  arrondit  en  amont,  tandis  qu'en  aval  ils  conser- 


REGHERCBES  SUR   LA  PÉRIODE  GLACIAIRE.  9TJ 

Tent  qnelqtrefbis  lenrs  formes  sdiniptes,  inégales  et  raboteuses.  On  com- 
prend, en  effet,  qne  IWort  du  glacier  porte  principalement  sur  le  côté 
tourné  Ters  le  cirque  ^où  il  descend,  de  niéme  que  les  piles  d*un  pont 
sont  plus  fortement  endommagées  en  amont  qu'en  aval  par  les  glaçons 
que  le  fleuye  charrie  pendant  Thirer.'Vu  de  loin,  un  groupe  de  rochers 
ainsi  arrondis  rappelle  l'aspect  d'un  troupeau  de  moutons^  de  là  le  nom 
de  roches  moutonnées  que  de  Saussure  leur  a  donné,  et  qui  leur  est 
resté. 

m.   —  MORAINES  ET  BLOCS  ERRATIQUES  DES  GIAOEBS  ACTUELS. 

n  est  un  tintre  ordre  de  phénomènerqui  jouent  un  grand  rôle  dans 
rhistotre  des  glaciers  actuels  et  de  ceux  qui  courraient  autrefois  la 
Suisse  :  je  Tenx  parler  des  fragmens  de  roche  de  toute  grosseur  et  de 
toute  nature  que  le  Racler  transporte  avec  lui.  Les  Alpes,  leur  aspect 
nous  le  dit,  sont  d'immenses  ruines.  Tout  conspire  à  leur  destruction, 
tous  les  élémens  semblent  conjurés  pour  abaisser  leurs  cimes  orgueil- 
leuses. Les  masses  de  neige  qui  pèsent  sur  elles  pendant  Thiver,  la  pluie 
qui  s'infiltre  entre  leurs  coudfaes  pendant  l'été,  l'action  subite  des  eaux 
torrentielles,  celle  plus  lente,  mais  i^his  puissante  encore,  des  affinités 
chimiques,  dégradent,  désagrègent  et  décomposent  les  roches  les  plus 
ihn^s.  Leurs  débris  tombent  des  commets  dans  les  cirques  occupés  par 
les  glaciers,  sous  forme  d'éboulemens  considérables  accompagnés  d'un 
bruit  etfhtyant  et  de  grands  images  de  poussière.  Hème  au  cœur  de 
l'été,  j'ai  vu  ces  avalanches  de  pierres  précipiter  du  haut  des  cimes  du 
Schreckhom,  et  former  sur  la  neige  immaculée  une  longue  traînée 
noire  composée  de  blocs  énormes  et  d'un  nombre  immense  de  frag- 
mens plus  petits,  ka  printemps,  une  fonte  rapide  des  neiges  de  l'hrver 
engendre  souvent  des  torrens  accidentels  d'une  violence  extrême.  Si 
la  fusion  est  lente,  l'eau  s'insinue  dans  les  moindres  fissures  des  ro- 
chers, s'y  congèle  et  fend  les  masses  les  plus  réfractaires.  Les  blocs  dé- 
tachés des  montagnes  ont  quelquefois  des  dimensions  gigantesques;  on 
en  trouve  dont  la  longueur  atteint  20  mètres,  et  ceux  qui  mesurent 
iO  mètres  dans  tous  les  sens  ne  sont  pas  rares  dans  les  Alpes. 

Si  le  glacier  était  immobile,  ces  débris  s'y  entasseraient  sans  aucun 
ordre;  mais  la  progression  amène,  dans  la  distribution  de  ces  matériaux, 
un  certain  arrangement  et  même  une  certaine  régularité  fort  remar- 
tiuables.  Les  blocs  se  disposent  sur  le  glacier  en  longues  traînées  paral- 
lèles à  ses  rives,  ou  s'accumulent  à  l'extrémité  sous  la  forme  de  grandes 
digues  transversales.  Les  unes  et  les  autres  ont  été  désignées  sous  le 
nom  de  moraines, 

Voici  quel  est  le  mécanisme  de  la  formation  des  moraines. 

Les  débris  des  montagnes  environnantes  tombant  sur  les  bords  du 


928  RBYUB  HSS  WVX  MONNS. 

glacier,  ces  débris  participent  à  son  mouvement  et  marchent  avec  loi; 
mais,  d'autres  éboulemens  survenant  pour  ainsi  dire  chaque  jour,  ils 
se  mettent  à  la  suite  des  premiers,  et  tous  réunis  forment  ces  loogs 
convois  de  matériaux  qui  longent  les  deux  rives  du  glacier  :  ce  sont 
les  moraines  latérales.  Un  glacier  offre  souvent  plusieurs  moraines  la- 
térales, parce  c^e  les  éboulemens  tombent  sur  des  points  inégalement 
distans  du  milieu,  et  dont  la  vitesse  est  par  conséquent  différente.  La 
plupart  des  touristes  qui  ont  visité  les  grands  glaciers  de  la  Suisse  con* 
naissent  ces  moraines  latérales,  et  plus  d'un  se  rappelle  encore  dou- 
loureusement les  fatigues  qu'il  a  endurées  pour  franchir  ces  accumu- 
lations de  blocs  gigantesques.  On  dirait  un  rempart  élevé  par  des  géans 
pour  défendre  l'accès  de  ces  champs  de  neiges  étemelles  où  la  nature 
a  caché  le  secret  des  dernières  révolutions  de  notre  globe.  Après  avoir 
firancbi  la  moraine  latérale,  le  voyageur  découvre  presque  toujours 
une  traînée  plus  considérable  encore,  disposée  longitudinalement  vers 
le  milieu  du  glacier  et  qu'on  nomme  moraine  médiane.  Elle  résulte  de 
la  jonction  de  deux  glaciers  d'une  puissance  à  peu  près  égale.  A  l'ex- 
trémité de  l'éperon  qui  les  sépare,  la  moraine  latérale  gauche  de  l'un 
s'adosse  à  la  moraine  latérale  droite  de  l'autre.  Ces  deux  moraines  laté- 
rales se  confondent  bientôt  en  une  seule,  et  forment  la  moraine  mé- 
diane du  nouveau  glacier,  composé  lui-même  des  deux  afQuens  réunis. 
Ainsi,  à  la  jonction  de  l'Arve  et  du  Rhône,  on  voit  les  eaux  troubles 
du  torrent  se  mêler  au  milieu  du  confluent  avec  les  ondes  transparentes 
du  fleuve  épuré  par  son  passage  à  travers  le  Léman.  La  moraine  mé- 
diane participe  au  mouvement  de  la  partie  moyenne  du  glacier;  après 
un  trajet  plus  ou  moins  long,  chaque  bloc  atteint  à  son  tour  l'escarpe- 
ment terminal,  roule  le  long  de  son  talus  et  s'arrête  au  pied  de  ce  rem- 
part de  glace.  Sur  le  glacier  de  l'Aar,  dont  la  longueur  est  de  8  kilo- 
mètres, un  bloc  met  cent  trente-trois  ans  à  parcourir  l'espace  compris 
entre  le  promontoire  de  l' Abschwung  qui  sépare  les  deux  affluens  princi- 
paux et  l'extrémité  inférieure.  L'accumulation  de  ces  blocs  forme  une 
digue  concentrique  à  cette  extrémité  :  c'est  la  moraine  terminale  ou  fron- 
tale qui  diffère  de  toutes  celles  dont  nous  avons  parlé,  en  ce  qu'elle  ne 
repose  pas  sur  le  glacier,  mais  au-devant  de  lui  sur  le  fond  de  la  vallée. 
Nous  connaissons  maintenant  trois  genres  de  moraines  :  les  unes  5ti- 
perficielles,  étendues  à  la  surface  du  glacier,  qui  se  divisent  en  moraines 
latéralÈs  et  moraines  médianes,  suivant  qu'elles  sont  sur  ses  côtés  ou 
au  milieu,  et  la  moraine  terminale,  due  à  l'accumulation  des  blocs  qui 
tombent  de  l'escarpement  terminal  du  glacier  et  reposent  sur  le  sol. 
Il  existe  encore  un  autre  genre  de  moraine,  c'est  la  couche  de  sable  et  de 
cailloux  interposée  entre  la  surface  inférieure  du  glacier  et  le  roc  sous- 
jacent.  Je  la  désignerai  sous  le  nom  de  moraine  profonde,  pour  la  dis- 
tinguer des  moraines  superficielles  et  terminales. 


RECHERCHES  fiUR  LA  PÂRIODE  6LACU1RE.  939 

lY.  —  CÂiLLOCx  sraiÉs  par  les  glacsbs  actuels. 

Transportés  lentement  à  la  surface  du  glacier,  tous  les  blocs  des  mo- 
raines superficielles  et  terminales  conservent  leurs  formes  originelles. 
Les  arêtes  de  ces  blocs  sont  vives,  les  angles  aigus  comme  au  moment 
où  ils  sont  tombés  sur  la  glace.  Ils  ne  présentent  pas  ces  trace§  d'usure 
et  de  frottement  qu'on  observe  sur  les  pierres  roulées  et  arrondies  par 
Faction  des  eaux.  On  peut  en  détacher  de  jolis  groupes  de  cristaux  aussi 
intacts  que  dans  leur  gîte  primitif,  car,  sauf  la  première  chute  qui  les 
a  précipitées  sur  le  glacier,  ces  masses  n'ont  été  soumises  à  aucune  vio- 
lence. Les  agens  atmosphériques  peuvent  seuls  les  démolir  ou  les  dé- 
grader; aussi  les  blpcs  composés  de  roches  dures  et  résistantes  conser- 
vent-ils souvent  les  dimensions  colossales  dont  nous  avons  parlé. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  fragmens  qui  ne  font  point  partie  des  mo- 
raines superficielles.  Les  parois  latérales  du  glacier  ne  sont  point  en 
contact  immédiat  avec  les  flancs  de  la  vallée;  il  existe  presque  toi^ours 
un  petit  intervalle  entre  eux.  Nombre  de  blocs  et  de  débris  s'engagent 
entre  ce  mur  de  glace  et  les  rochers  qu'il  polit.  Quelques-uns  restent 
suspendus  dans  cet  intervalle;  d'autres  gagnent  peu  à  peu  la'  surfaceiin-  « 
férieure  du  glacier  et  forment  la  moraine  profonde.  A  ces  blocs  viennent 
s'ajouter  une  partie  de  ceux  qui  tombent  dans  les  nombreuses  crevasses 
et  les  puits  (1)  si  redoutés  des  voyageurs  novices.  Tous  ces  débris,  en- 
clavés entre  la  roche  et  le  glacier,  pressés,  broyés,  triturés  par  ce 
laminoir  sans  cesse  en  action ,  ne  conservent  pas  les  dimensions  qu'ils 
avaient  en  se  détachant  des  montagnes.  La  plupart  se  réduisent  en  un 
limon  impalpable  qui ,  mêlé  à  l'eau  qui  découle  du  glacier,  forme  la 
couche  de  boue  sur  laquelle  il  repose.  Les  autres  conservent  les  traces 
indélébiles  de  la  pression  à  laquelle  ils  ont  été  soumis.  Tous  leurs  an- 
gles s'émoussent,  toutes  leurs  arêtes  s'effacent,  et  ils  prennent  la  forme 
de  cailloux  arrondis  ou  présentent  des  facettes,  inégales  résultant  d'un 
frottement  prolongé.  Si  la  roche  est  tendre  comme  les  calcaires,  alors 
non-seulement  le  caillou  est  arrondi ,  mais  il  offre  une  foule  de  stries 
entre-croisées  dans  tous  les  sens.  Ces  cailloux  striés  ont  une  grande  im- 
portance pour  l'étude  de  l'ancienne  extension  des  glaciers;  ce  sont  des 
médailles  frustes  dont  la  présence  accuse  d'une  manière  presque  cer- 
taine l'existence  antérieure  d'un  glacier  disparu.  En  effet,  le  glacier  seul 
a  le  pouvoir  de  façonner,  d'user  et  de  strier  ainsi  c^es  cailloux.  L'eau  les 
polit  et  les  arrondit,  mais  elle  ne  les  strie  pas.  11  y  a  plus,  elle  efface  les 
stries  burhiées  par  les  glaciers.  On  peut  vérifier  ce  fait  au  pied  de 

(t)  Un  de  ces  puits,  mesuré  par  IIM.  Dollfus,  Otz  et  moi  sur  le  glacier  de  TAar,  avait 
S8  mètres  de  profondeur.  Sur  le  glacier  du  Finsteraar,  M.  Desor  en  a  sondé  un  autre 
et  n*a  trouTé  le  fond  qa*à  233  mètres  au-dessous  de  la  surface. 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  de  la  vallée  de  Grindelvirald.  A  300  mètres  de  l'escarpement  ter- 
minal, les  torrcns  qui  «n  «ortent  ne  roulent  plus  que  des  cailloux  ar- 
rondis, mais  lisses  et  complètement  dépourvus  de  stries.  Je  m'en  suis 
assuré  de  la  manière  la  .plus  positive.  De  son  côté,  H.  Edouard  CoUomb 
a  résolu  la  question  d'une  manière  expérimentale.  Il  a  pris  des  cailloux 
striés  par  lesglaciers  et  les  a  placés  avec  du  sable  et  de  l'eau  dans  un 
cjlindre  horizontal  auquel  on  imprimait  un  mouvement  de  quinze 
tours  par  minute  seulement.  Au  bout  de  vingt  heures,  toutes  les  stries 
avaient  disparu.  Aussi  en  chercherait-on  vainement  sur  les  cailloux 
roulés  par  les  torrens  les  plus  violens  ou  sur  les  galets  que  le  flux  et  le 
reflux  de  la  mer  brasse  continuellement  en  les  poussant  sur  la  grève 
pour  les  ramener  ensuite  vers  le  large. 

Grâce  à  ces  détails,  nous  l'espérons  du  moins,  les  preuves  que  nous 
invoquerons  pour  démontrer  l'ancienne  extension  des  glaciers  actuels 
seront  sufQsamment  intelligibles.  Nous  avons  omis  à  dessein  tout  ce 
gui  n^ëtait  pas  d'une  application  directe  à  l'étude  de  ce  grand  phéno- 
mène. La  méthode  que  nous  suivrons  pour  prouver  cette  ancienne 
extension  est  à  la  fois  la  plus  simple  et  la  plus  sûre  que  l'on  puisse 
adopter  en  géologie.  Nous  allons  parcourir  les  pays  qui  environnent  les 
Alpes  et  chercher  s'ils  nous  offrent  des  traces  indubitables  de  TactioD 
des  glaciers.  Si  partout  nous  trouvons  ces  traces  aussi  nombreuses, 
aussi  évidentes  que  dans  le  voisinage  des  glaciers  actuels,  nous  serons 
inévitablement  conduit  à  admettre  que  jadis  ils  descendaient  dans  la 
plaine  et  remplissaient  Tintervalle  qui  sépare  les  Alpes  du  Jura.  L'an- 
cienne extension  des  glaciers  sera  démontrée  sans  que  nous  puissions 
encore  nous  rendre  compte  des  perturbations  météorologiques  qui  l'ont 
accompagnée,  car,  dans  une  étude  qui  date  de  quelques  années,  on 
ne  saurait  se  flatter  d'avoir  réuni  un  assez  grand  nombre  de  faits  pour 
pouvoir  s'élever  à  la  cause  qui  a  produit  le  phénomène.  On  peut  afEtr- 
mer  seulement  que  ce  développement  prodigieux  des  mers  de  glace 
serait  impossible  dans  les  conditions  climatériques  actuelles,  et  qu'eUe 
suppose  nécessairement  un  abaissement  notable  dans  la  température 
et  par  conséquent  un  climat  difltérent  de  celui  qui  règne  actuellement 
en  Europe. 

Y.  —  DE   L'AIfaENRE  BITKRSION  1>ES  GLACIBRS  DU  IHHIT^BLAflC 
DEPUIS  CHAMONIX  JUSQD'a  6EBÈVE. 

!"" Avant  de  donner  une  idée  de  l'étendue  des  glaciers  antédiluviens, 
j'ai  pensé  qu'il  y  aurait  avantage  à  suivre  l'un  de  ces  glaciers  dans 
toute  sa  longueur,  depuis  son  origine  jusqu'à  sa  moraine  terminale. 
Dans  ce  voyage,  nous  rencontrerons  partout  les  traces  qu'il  a  laksées 
sur  son  passage,  et  nous  constateronsîacilement  l'identité  de  ces  traœs 


RECHEBGBJtS  SW  LA  iPÉmiODft  GLACIAIRE.  9^ 

avec  celles  qu'on  retrouye  dans  le  voisinage  des  glaciers  aetuds.  Je 
choisis  pour  exem[de  le»  glaciers  du  Moni^Iaiie,  qui  jadis  rem  pUesaient 
toute  la  vallée  de  l'Ârve  et  s'étendaient  depuis  Chamonix  jusqu'à  Ge- 
nève. 

Transportons-nous  au  llontanvert,  à  850  mètres  au-dessus  du  vil- 
lage de  Chamonix.  La  Mer  de  Glace  est  à  nos  pieds;  elle  descend  des 
vastes  cirques  du  Jardin  et  de  l'aiguille  du  Géant.  Sans  être  de  hardis 
montagnards,  nous  pouvons  franchir  les  Ponts,  traverser  la  moraine 
latérale  gauche  et  nous  avancer  jusqu'au  promontoire  de  l'Angle.  Toute 
la  surface  de  ce  promontoire  est  polie  et  striée  au-dessus  conune  au- 
dessous  de  la  surface  du  glacier.  On  peut  s'en  assurer  en  plongeant 
le  regard  entre  la  glace  et  la  paroi  de  granité.  Si  nous  poussons  cet 
examen  plus  loin,  nous  verrons  que  les  roches  sont  polies  et  striées 
jusqu'à  une  grande  hauteur,  et  que  les  traces  de  l'action  du  glacier  ne 
s'arrêtent  qu'au  pied  des  tiautes  aiguilles  qui  le  domiua^it.  Or,  les  stries 
que  la  glace  a  burinées  sous  nos  yeux  étant  identiques  à  celles  qui  sont 
à  300  mètres  au-dessus  de  notre  tête,  nous  sommes  en  droit  d'en  con- 
clure que  l'épaisseur  du  glacier  ou  sa  puissance,  pour  peorler  la  langue 
des  géologues,  était  jadis  plus  grande  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui^  mais, 
si  sa  puissance  était  plus  grande,  sa  longueur  l'était  aussi,  car  il  existe 
une  relation  nécessaire  entre  les  trois  dimensions  d'un  glacier.  Ainsi 
donc  la  moraine  terminale,  au  lieu  d'être  au  hameau  des  Bois,  à  3  kilo- 
mètres en  amont  defhapionix,  se  trouvait  alors  beaucoup  plus  loin. 
On  voit  que,  sans  quitter  la  surface  du  glacier  actuel,  on  peut  acquérir 
déjà  la  certitude  que  son  étendue  était  autrefois  plus  considérable  que 
de  nos  jours.  Les  autres  preuves  ne  nous  manqueront  pas. 

Au  lieu  de  s'arrêter,  comme  le  glacier,  au  pied  de  la  montagne  du 
Chapeau,  la  moraine  latérale  droite  se  prolonge  sous  la  forme  d'une 
digue  immense  qui  barre  la  vallée  de  Chamonix  et  porte  le  hameau 
de  Lavangi.  L'Ârve  s'est  frayé  un  étroit  passage  entre  cette  digue  et  le 
revers  septentrional  de  la  vallée.  Pour  tracer  la  route,  on  a  été  obligé 
d'entamer  cette  levée  naturelle,  et  ce  travail  a  permis  de  s'assurer  qu'elle 
se  compose  de  sable,  de  cailloux  et  de  gros  blocs  anguleux  entassés 
confusément  les  uns  sur  les  autres  comme  dans  les  moraines  actuelles. 
L'un  de  ces  blocs,  placé  sur  la  crête,  est  connu  sou&le  nom  de  Pierre 
de  Lisboli.  Cette  digue  est  l'ancienne  moraine  latérale  de  la  Mer  de 
Glace;  mais  la  forêt  qui  la  recouvre  prouve  que  depuis  long-temps  la 
surfacedu  glacier  s'est  abaissée  au  niveau  où  nous  la  voyons  aoluelle- 
ment.  Déjà  de  Saussure  (i)  avait  reconnu  l'existence  de  cette  ancienne 
moraine,  qui  se  révèle  avec  une  évidence  que  ne  sauraient  merles  es- 
prits les  plus  prévenus.  Elle  s'étend  en  remontant  la  vallée  jusqu'au 

(1)  Voyage  dans  les  Alpes,  §  623, 


932  '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hameau  des  Des,  à  2  kilomètres  du  village  d'Argentière.  UArve,  barrée 
dans  son  cours  par  la  moraine  de  Lavangi,  formait  jadis  un  lac  dont  les 
niveaux  successifs  sont  encore  indiqués  par  des  terrasses  horizontales 
qui  bordent  le  cours  du  torrent. 

Du  haut  de  cette  moraine  latérale,  un  observateur  attentif  peut  re- 
Connaître  dans  la  vallée  Fancienne  moraine  terminale  de  la  Mer  de 
Glace  à  l'époque  de  sa  moindre  extension.  La  forme  de  cette  moraine 
est  caractéristique  :  c'est  celle  d'un  arc  dont  la  concavité  est  tournée 
vers  le  haut  de  la  vallée.  Le  village  de  Chamonix  est  bâti  en  partie  sur 
cette  moraine  et  aux  dépens  des  blocs  erratiques  qui  la  composent  Le 
petit  monticule  situé  sur  la  rive  gauche  de  l' Arve,  en  face  de  l'hôtel  de 
l'Union,  en  est  un  des  points  les  plus  saillans.  En  4845,  j'ai  pu  étudier 
la  structure  intérieure  de  ce  monticule  pendant  que  l'on  creusait  les 
fondemens  du  nouvel  hôtel  qui  s'élève  en  face  de  celui  que  je  viens  de 
nommer,  et  j'ai  trouvé  qu'elle  était  identique  à  celle  des  moraines  ac- 
tuelles. 

Mais,  dira-t-on,  où  est  laTpreuve  que  les  blocs  erratiques  de  la  mo- 
raine de  Chamonix  y  ont  été  déposés  par  la  Mer  de  Glace?  N'est-il  pas 
plus  naturel  de  supposer  qu'ils  sont  descendus  du  Brevent,  dont  les 
éboulemens  continuels  menacent  sans  cesse  le  village  et  forment  le 
grand  delta  dont  il  occupe  l'angle  oriental?  La  réponse  est  facile.  Le 
Rrevent  est  une  montagne  de  gneiss,  et  la  presque  totalité  des  blocs  de 
la  moraine  sont  de  la  protogine,  espèce  de  granité  caractéristique  qui 
constitue  la  masse  du  Mont-Blanc  et  celle  des  aiguilles  dont  il  est  en- 
vironné. 

Continuez  à  descendre  le  long  de  la  vallée.  Après  avoir  traversé  1*  Arve 
sur  un  pont  de  bois,  vous  arrivez  au  hameau  de  Montcuar,  qui  est  en- 
touré de  toutes  parts  d'énormes  blocs  de  protogine.  Le  terrain,  au  lieu 
d'être  uni ,  devient  inégal ,  et  la  route  passe  sur  plusieurs  digues  peu 
élevées.  Vous  êtes  sur  une  nouvelle  moraine  terminale  correspondant 
à  une  plus  grande  extension  de  la  Mer  de  Glace  et  du  glacier  des  Bos- 
sons réunis;  c'est  celle  de  Montcuar,  dont  la  largeur  mesurée,  sur  les 
bords  de  l' Arve,  est  de  400  mètres  environ.  Cette  moraine  se  termine  un 
peu  au-delà  du  torrent  qui  vient  du  glacier  de  Taconnay.  Les  blocs  qui  la 
composent  sont  réellement  gigantesques.  Tous  les  étrangers  remarquent 
ceïix  qui  se  trouvent  dans  le  petit  bois  d'aunes  qui  longe  le  torrent.  Un 
de  ces  blocs,  ^appelé  Pierre  Belle,  n'a  pas  moins  de  24  mètres  7  déci- 
mètres de  long  sur  9  mètres  de  large,  et  au  moins  12  mètres  de  haut. 
Ce  n'est  pas  une  pierre,  c'est  une  véritable  colline  qui  s'élève  au-dessus 
<lc  tous  les  arbres  qui  l'entourent.  S'il  conservait  quelques  doutes  sur 
la  nature  de  l'agent  qui  ^a  transporté  ces  blocs,  l'observateur  qui  ne 
craindrait  pas  les  chemins  difficiles  n'aurait  qu'à  s'élever  sur  lescscar- 
pcmens  qui  dominent  la  rive  droite  de  l'Arvc.  Sur  le  rude  sentier  qui 


RECHERCHES  SUR  LA  PÉRIODE  GLACIAIRE.  933 

mène  au  hameau  de  Merlet,  il  trouverait,  entre  336  et  350  mètres  au- 
dessus  de  la  vallée,  des  roches  moutonnées,  c*est-à-dire  arrondies  et 
polies  comme  celles  que  l'on  rencontre  sous  les  glaciers  actuels. 

Après  avoir  traversé  la  moraine  de  Montcuar,  le  voyageur  marche 
sur  un  terrain  formé  de  cailloux  roulés,  amenés  par  les  torrens  dont  il 
reconnaît  encore  les  lits  desséchés;  mais,  s'il  jette  les  yeux  sur  la  rive 
droite  de  TArve,  il  aperçoit  de  loin  des  blocs  erratiques  et  de  grandes 
surfaces  polies  presque  verticales.  Il  se  trouve  alors  près  du  village  des 
Ouches,  le  dernier  de  la  vallée  de  Chamonix.  C'est  là  que  le  glacier  a 
laissé  les  traces  les  plus  variées  et  les  plus  évidentes  de  son  passage. 
Les  pressions  énormes  qu'il  a  dû  exercer  pour  forcer  l'entrée  de  la 
gorge  étroite  des  Montées,  le  changement  de  direction  de  la  vallée,  tout 
contribuait  à  produire  ces  phénomènes  que  nous  observons  au  pied  des 
promontoires  ou  près  des  rétrécissemens  qui  resserrent  le  lit  des  gla- 
ciers actuels. 

En  face  du  village  des  Ouches,  sur  la  rive  droite  de  l'Arve,  s'élèvent 
trois  monticul^sd'une  forme  caractéristique  :  ils  sont  arrondis  en  amont 
et  escarpés  kn  aval.  On  reconnaît  aisément  que  la  force  qui  a  usé  les 
couches  inclinées  de  stéaschiste  argileux  dont  ils  se  composent  venait 
du  haut  de  la  vallée,  et  a  épargné  la  face  tournée  vers  le  bas.  De  là  cette 
croupe  arrondie  en  amont  qui  se  termine  brusquement  par  un  escar- 
pement tourné  en  sens  opposéi  Examinons  ces  colUnes  de  plus  près; 
partout,  sur  le  sonunet  et  sur  les  flancs,  nous  trouverons  ces  cannelures 
rectilignes,  ces  stries  fines  dirigées  dans  le  sens  de  la  vallée  que  les 
glaciers  seuls  peuvent  tracer,  et,  pour  achever  la  démonstration,  de 
nombreux  blocs  de  protogine,  souvent  énormes,  aux  angles  aigus,  aux 
arêtes  tranchantes,  reposent  sur  ces  surfaces  polies  et  striées.  Jusqu'à  la 
hauteur  de  593  mètres,  toute  la  montagne  de  Coupeau,  au-dessus  de 
la  rive, droite  de  l'Arve,  est  couverte  de  roches  moutonnées  qui  dispa- 
raissent, pour  ainsi  dire,  sous  d'innombrables  blocs  erratiques.  Les  stries 
qui  sillonnent  ces  roches  ne  sont  pas  horizontales;  elles  ne  sauraient 
l'être,  car  cette  montagne  formait  un  promontoire  saillant  dans  la  val- 
lée, et  le  glacier  s'est  redressé  contre  l'obstacle  qui  s'opposait  à  sa  mar- 
che, il  a  buriné  des  stries  ascendantes  qui  ^  relèvent  d'amont  en  aval, 
comme  celles  que  nous  avons  signalées  sur  le  glacier  de  l'Aar,  au  pied 
du  promontoire  qui  porte  le  pavillon  de  M.  Agassiz. 

Ainsi  les  traces  les  plus  probantes  qu'un  glacier  puisse  laisser  de  son 
passage  à  l'entrée  d'un  défilé*  collines  arrondies  en  amont,  escarpées  en 
aval,  roches  moutonnées  avec  cannelures  et  stries  rectilignes,  horizon- 
tales au  fond  de  la  vallée,  ascendantes  sur  le  promontoire  qui  la  rétré- 
cit, moraine  latérale  composée  de  blocs  anguleux  suspendus  aux  flancs 
des  montagnes,  se  trouvent  réunies  à  l'entrée  de  la  gorge  des  Montées. 

Il  est  des  savans  qui  attribuent  encore  tous  ces  phénomènes  à  l'action 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  grands  courans  aqueux.  Ils  pensent  que  ces  lorrens  diluviens  ont  eu 
le  pouvoir  de  transporter  les  blocs  erratiques  sans  en  émousser  les  an- 
gles, sans  en  effacer  les  arêtes.  Ils  attribuent  au  passage  rapide  de  ces 
blocs  les  formes  arrondies  des  roches  moutonnées  et  les  stries  dont  elles 
sont  cou^iertes;  ils  ne  reculent  pas  devant  la  nécessité  d^admettre  des 
courans  de  4iOO  à  500  mètres  de  profondeur,  coulant  pendant  de  lon- 
gues périodes  de  temps,  ce  qiH  suppose  des  masses  d'eau  réellement  in- 
calculables et  dont  l'origine  ne  saurait  s'expliquer.  Cependant  la  foi 
robuste  du  diluvialiste  le  fdus  eonvaincu  serait,  je  crois,  ébranlée  en 
comparant  les  traces  de  l'ancien  glacier  qui  débouchait  par  la  vallée  de 
Chamonix  à  Faction  séculaire  de  f  Arve,  dont  les  eaux  torrentielles  se 
sont  creusé  un  lit  dans  le  même  terrain  que  le  glacier  a  modelé.  D'un 
côté  des  roches  moutonnées,  sillonnées  de  cannelures  rayées  à  Tinlé- 
rieur,  des  surfaces  poKes  avec  des  stries  fines  toujours  rectilignes,  sou- 
vent ascendantes,  des  blocs  erratiques  énormes  aux  angles  vifc,  aux 
arêtes  tranchantes,  déposés  sur  les  flancs  des  montagnes,  voilà  Toeavre 
du  glacier;  de  l'autre,  des  érosions,  des  canaux  sinueux,  ramifiés,  i 
parois  lisses  et  unies,  toiqours  dirigés  dans  le  sens  de  la  pente,  des  ca- 
vités cylindriques  appelées  mannitesde  géans,  des  blocs  de  grosseur  mé* 
diocre,  roulés,  arrcNfidis,  aux  arêtes  et  aux  angles  émoussés,  déposés  au 
fond  de  la  vallée,  voilà  les  effets  d'un  torrent.  On  peut  les  étudier  dans 
le  ht  de  TArve  à  côté  des  traces  du  glacier.  Dans  le  premier  cas,  c*est 
un  corps  solide  q^ii  nivèle  et  burine  la  roche;  dans  le  second ,  c'est  un 
liquide  qui  l'attaque  incessamment,  la  creuse,  la  polit,  mais  sans  la  rayer. 

En  partant  du  village  des  Ouches,  le  voyageur  traverse  une  petite 
plaine,  puis  il  s'engage  dans  la  gorge  des  Montées,  qui  unit  la  vallée  de 
Chamonix  à  celle  de  Servoz.  A  droite  l'Arve  gronde  au  fond  d'un  pré- 
cipice; à  gauche  un  espace  bas  et  marécageux  s'étend  jusqu'au  pied  du 
Prarion.  Tous  les  escarpemens  de  la  gorge  des  Montées,  tous  les  rochers 
qui  surgissent  dans  la  Tallée  sont  moutonnés,  semés  de  gros  blocs  er- 
ratiques et  sillonnés  de  stries  rectilignes  dont  la  longueur  est  souvent 
de  plusieurs  mètres.  Sans  s'écarter  du  grand  chemin ,  on  peut  voir  une 
de  ces  collines  sm*  la  rive  gauche  de  l'Arve,  après  avoir  passé  le  poot 
Pélissier;  c'est  celle  qui  porto  les  ruines  pittoresques  de  la  tour  de  sâjni* 
Michel.  Partout  autour  de  ces  collines  on  trouve  des  blocs  de  protogim 
recouvrant  des  roches  poHes  et  striées.  Souvent  ces  blocs  sont  comme 
suspendus  sur  les  flancs  de  la  colline,  dans  des  positions  toiles  qu'on  est 
invinciblement  amené  àcetto  conclusion,  qu'ils  ont  été  transportés  fMff 
un  agent  qui  les  a  déposés  doucemeftt  et  sans  secousse  à  la  place  où  ik 
sont  restés  en  équii^e,  tandis  qu'un  torrent  impétumix  les  eût  entm^ 
nés  et  précipités  dans  le  fond  de  la  vallée. 

Quelle  ^it  la  ^uissaDce  du  glacier  au  moment  où  il  fraochisBait  le 
défilé  des  Ifontées?  Pour  résoudre  cette  questton  intéressante,  je  me  suis 


RECHERCHB5  SUR  LA  PÉRIODB  GUkCIAlRE.  93& 

élevé  sur  les  deux  rives  de  FÂrve^  àdraile,  au*-âes6U9  des  roehen  dont 
1^  parois  escarpées  plongent  dans  le  torrent ,  j'ai  trouvé  des  roches  po^ 
lies  et  des  blocs  erratiques  jusqu'à  la  haiiitetii?  de-.  708  mètcesvaii-dessus 
du  pont  Pélissier.  Âgaucbe^  noa  loin  da  col  de  l&Forclaa,  les  blocs 
s'élevaient  à  la  hauteur  de  683  mètres.  Ces  dm:ix.  points,  sttuésf  vts4-vis 
Tun  de  l'autre^  sont  séparés  par  une  distance  horizontale  de  4  kilomè- 
tres au  moins»  Le  glacier  avait  donc  une  lieue  de  large  dans  ee  point, 
et  sa  puissance  moyenne  était  de  720  mèh^es  (2  215'  pieds)  au  moins;, 
car,  dans  ce  genre  de  mesures,  on  n'a  jamais  la  certitude  d'avoir  sus- 
pendu le  baromètre  précisément  au-dessus  de  la  dernière  roche  polio 
ou  auprès  du  dernier  bloc  erratique  (i). 

Aundelà  du  village  de  Servoz,  les  traos  du  glaeier  de  TArve  (c'est  le 
nom  sous  lequel j[ious  le  désignerons  désormais)  disparaissent  pendant 
quelque  temps.  On  passe  en  eCTet surd'effroyableséboulemensqui  ont 
enseveli  les  roches  moutonnées  et  les  blocs  de  la  moraine  sous  ime 
couche  épaisse  de  décombres.  Un  de  ces  ébouleraens,  celui  de  f  75i ,  fut 
accompagné  d'un  bruit  si  formidable  et  d'un  nuage  de  poussière  telle* 
ment  noir,  que  les  autorités  de  la  ville  voisine  envoyèrent  un  courrier 
à  Turin  pour  annoncer  qu'un  volcan  s'était  ouvert  dans  les  Alpes^ 

Sur  la  rive  gauche,  de  l'Arve,  les  traces  de  l'ancien  glacier  n'ont 
pcÂnt  été  masquées  comme  sur  la  rive  droite.  Si  l'on  suit  le  chemin  qui 
mène  du  village  de  Chède  aux  bains  de  Saint-Gervais,  on  retrouve  les 
blocs  de  protogine  aux  bords  du  torrent ,  à  la.sortie  de  la  gorge  étroite 
d.'ou  il  s'échappe  pour  entrer  dans  la  vallée  de  SaUenehes.  Un  de  ces 
Uocs  est  surmonté  d'un  pigeonnier  qui  le  signale  de  loin  à  l'attention 
des  voyageurs. 

Les  bains  de  âaint-Gervais  sont  situés  à  Textrémité  de  la  vallée  de 
Montjoie,  qui  côtoie  le  flanc  occidental  du  Mont-Blane  et  vient  couper 
celle  de  l'Ârve  sous  un  angle  presque  droit.  Le  torrent  du  Boanant,  qui 
forme  derrière  les  bains  une  cascade  célèbre  parmi  les  touristes,  coule 
dans  le  fond  de  la  vallée.  Si  la  théorie  de  l'ancienne  extension  des 
glaciers  n'est  point  une  vaine  hypothèse,  la  vallée  de  Monijoiedevait^ 
comme  celle  de  Chamonix,  donner  issue  à  ua  glacier,  et  à  son  point  de. 
rencontre  avec  celui  de  l'Arve  nous  devons  retrouver  les  traces  des  phé- 
nomènes qui  se  passent  sur  les  glaciers  actuels  à  la  jonction  de  deux 
affluons.  Si  ces  afQuens  sont  d'égale  force,,  ils  se  réunissent  et  marchent 
parallèlement  l'un  à  côté  de  l'autre;  mais,  s'ils  sont  de  grandeur  inégale, 
le  plus  petit  est  refoulé  par  le  plus  grand,  et  forme  seulement  une  es- 
pèce de  coin  qui  pénètre  plus  ou  moins  dans  le  glacier  principal.  La 
réunion  des  glaciers  du  Lauteraar  et  du  Finsteraar  est  ua  exemple  d'un 

(1)  Cette  épuissenr  n'a  rien  de  sarpvenaat,  si  ron  réfléchit  (|ae  celfe  élu'gtoeier  actuel 
df  ÏAsar  prùs  de  r.Vbschwung  est  de  IO(X  mètres  au  moins. 


936  RBYIJB  DBS  DEUX  MONDES. 

confluent  du  premier  genre;  les  petits  glaciers  du  Thierberg,  de  Sil- 
berber'g,  du  Grûnberg,  qui  Tiennent  se  jeter  dans  celui  de  l'Aar,  nous 
montrent  ce  qui  se  passe  dans  le  second  cas.  Comparé  à  celui  de  l'Arve, 
le  glacier  du  Bonnant  n'était  qu'un  faible  affluent:  toutefois  il  a  déposé 
ses  blocs  à  l'entrée  du  val  Montjoie,  où,  sur  un  espace  de  quelques  kilo- 
mètres, ils  couvrent  seuls  les  flancs  de  la  montagne  entre  Saint-Gervais 
et  Combloux;  mais  en  même  temps  le  glacier  du  Bonnant,  refoulant  vers 
le  milieu  de  la  vallée  la  moraine  latérale  du  glacier  de  l'Arve,  a  forcé 
les  blocs  de  protogine  de  s'éloigner  du  bord.  Aussi,  quand  le  glacier 
de  l'Arve  a  fondu,  ces  blocs,  au  lieu  de  rester  suspendus  aux  flancs  de 
la  vallée  de  Sallencbes,  se  sont  déposés  au  fond,  et  nous  les  trouvons 
aujourd'hui  gisans  autour  de  la  gorge  occupée  par  les  bains  de  Saint- 
Gervais.  Nous  voyons  même  devant  l'établissement  thermal  des  cou- 
ches inclinées  de  cailloux  roulés,  mélangées  de  blocs  anguletu,  preuves 
certaines  de  l'ancienne  existence  d'un  petit  lac  glaciaire  semblable  à 
celui  du  Tacul,  qui  se  trouve  dans  l'angle  formé  par  la  jonction  des  gla* 
ciers  du  Géant  et  de  Lechaud,  affluons  principaux  de  la  Mer  de  Glace 
de  Chamonix. 

Au  boni  de  quelques  kilomètres,  les  blocs  erratiques  déposés  par  k 
glacier  du  Bonnant  sont  remplacés  par  ceux  de  la  moraine  latérale  du 
glacier  de  l'Arve,  qui  reparait  sur  les  flancs  de  la  montagne  et  règne 
sans  interruption  depuis  le  village  de  Combloux  jusqu'à  la  petite  ville 
de  Sallencbes.  C'est  au  savant  évêque  d' AnnÎBcy,  à  Ms^  Rendu,  qu'on  doit 
la  découverte  de  cette  moraine.  Il  avait  remarqué  avec  surprise  que 
la  continuité  des  champs  cultivés  qui,  du  fond  de  la  vallée,  s'élèvent 
jusqu'à  une  grande  hauteur,  était  interrompue  par  une  zone  de  forêts. 
En  entrant  dans  l'ombre  des  noirs  sapins,  il  reconnut  immédiatement 
la  cause  de  cette  singularité.  Dans  cette  zone,  le  sol  disparait  sous  une 
accumulation  de  blocs  erratiques  entassés  les  uns  sur  les  autres  et  s*é- 
levant  jusqu'à  la  hauteur  des  arbres.  Partout  on  voit  des  masses  de  pro- 
togine mesiu*ant  iO  à  SO  mètres  dans  tous  les  sens.  Les  arêtes  de  ces 
masses  sont  aussi  vives,  les  angles  aussi  aigus  qu'au  moment  où  elles 
se  sont  détachées  des  cimes  du  Mont-Blanc.  Non-seulement  les  arbres 
ont  poussé  entre  les  blocs,  mais  ils  ont  envahi  les  blocs  mêmes,  et  sou- 
vent un  beau  bouquet  de  sapins  et  de  bouleaux  végèto,  comme  une 
forêt  suspendue,  sur  un  socle  de  granito.  Le  voyageur  a  autant  de  peine 
à  se  frayer  un  passage  dans  ce  dédale  que  s'il  était  égaré  dans  les  mo- 
rahies  de  la  Mer  de  Glace  à  Chamonix.  Partout  où  les  ruisseaux  ont 
raviné  le  sol,  il  aperçoit  ce  mélange  de  sable,  de  cailloux  et  de  blocs 
anguleux  entassés  pêle-mêle,  qui  caractérise  les  dépôts  formés  par  les 
glaciers.  Ce  n'est  qu'à  la  profondeur  de  plusieurs  mètres  qu'il  trouve 
les  couches  schisteuses  de  la  montagne.  Les  blocs  les  plus  gigantesques 
de  la  moraine  de  Combloux  se  trouvent  à  la  lisière  du  bois,  au-desaous 


RECHERCHES  SDR  LA  PÉRIODE  GLACIAIRE.  937 

du  \illage  de  ce  nom;  un  autre,  situé  près  du  hameau  des  Caches,  à 
une  petite  distance  de  Sallenches,  est  célèbre  dans  le  pays  sous  le  nom 
de  Pierre  à  Maberi. 

La  grande  accumulation  de  blocs  qui  fait  de  la  moraine  de  Combloux 
une  des  plus  remarquables  dans  les  Alpes  s'explique  aisément,  si  Ton 
considère  que  dans  ce  point  le  contrefort  de  la  vallée  est  précisément  en 
face  de  la  gorge  de  Servoz,  par  où  le  glacier  de  rArve  débouchait  dans 
la  plaine  de  Sallenches.  Cette  moraine  était  donc  à  la  fois  latérale  et  fron- 
tale comme  celle  du  glacier  actuel  de  Lauteraar,  près  du  Baerenritz. 
L'imagination  ose  à  peine  supputer  l'espace  de  temps  pendant  lequel 
le  glacier  y  a  déposé  les  blocs  arraches  aux  aiguilles  qui  environnent  le 
Mont-Blanc.  Quelques-uns  ont  pénétré  avec  ceux  du  glacier  du  Don- 
nant dans  la  haute  vallée  de  Megève,  qui  s'ouvre  entre  Saint-Gervais  et 
Combtoux;  mais  ils  n'ont  guère  dépassé  le  point  de  partage  des  eaux  de 
l'Arve  et  de  l'Isère.  La  vallée  de  Megève  ne  se  terminant  point  par  un 
cirque  couronné  de  hantes  montagnes,  on  comprend  qu'elle  n'ait  pas  • 
donné  naissance  à  un  glacier  comme  le  val  Hontjde;  mais,  comme  elle 
s'ouvre  d'un  côté  dans  la  vallée  de  l'Arve,  de  l'autre  dans  celle  de 
l'Isère,  il  est  probable  que  deux  rameaux  des  glaciers  de  même  nom 
se  rencontraient  à  l'endroit  où  se  trouve  actuellement  le  bourg  de  Me- 
gève, car  au-delà,  sur  le  versant  de  l'Isère,  on  ne  trouve  plus  ces  blocs 
de  protogine  qui  caractérisent  les  glaciers  du  Mont-Blanc. 

En  continuant  à  descendre  le  cours  de  l'Arve,  on  entre  dans  la  vallée 
de  Maglan,  et  l'on  peut  s'assurer  que  la  moraine  de  Combloux  ne  s'ar- 
rête pas  à  Sallenches.  D'innombrables  blocs  de  protogine  couvrent 
toutes  les  pentes  qui  dominent  la  rive  gauche  de  la  rivière.  Au  dé-- 
filé  de  Cluses,  plusieurs  d'entre  ces  blocs  sont  visibles  de  la  grande  route, 
et  je  les  ai  poursuivis  jusqu'à  la  hauteur  de  286  mètres,  qui  n'est  cer- 
tainement pas  la  limite  extrême  de  la  moraine.  Les  blocs  erratiques 
manquent  totalement  sur  la  rive  droite,  dans  toute  la  vallée  de  Maglan. 
D'où  vient  cette  diflerence?  Pourquoi  trouvons-nous  des  milliers  de 
blocs  de  protogine  sur  la  rive  gauche  de  l'Arve  et  pas  un  seul  sur  la 
rive  droite?  Depuis  Servoz  jusqu'à  Saint-Martin,  en  face  de  Sallenches, 
on  pourrait  croire  que  les  blocs  sont  enfouis  sous  les  éboulemens  de  la 
montagne  de  Fis  et  de  l'aiguille  de  Varens;  mais  au-dessus  de  la  gra- 
cieuse cascade  du  Nant  d'Arpenaz  et  du  village  de  Maglan,  la  mon- 
tagne offre  des  gradins  découverts.  Ms^  Rendu  a  déjà  résolu  cette 
difficulté  :  il  fait  observer  qu'à  la  hauteur  de  Servoz,  un  puissant  gla- 
cier venant  du  Buet  devait  déboucher  dans  celui  de  l'Arve  par  le  col 
d'Anterne.  Cet  afflueni  considérable,  marchant  parallèlement  au  gla- 
cier de  l'Arve  dont  il  formait  le  flanc  droit,  ne  charriait  point  des  blocs 
de  protogine;  sa  moraine  était  calcaire  comme  les  montagnes  qui  le 
dominent.  Or,  les  contreforts  de  la  vallée  de  Maglan  étant  de  même 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature,  cette  moraine  se  confond  avec  les  roches  d'éboulement.  Rien 
n'est  en  effet  plus  difficile  que  de  distinguer  les  blocs  erratiques  lors- 
qu'ils ont  le  même  aspect  et  la  même  composition  minéralogique  que 
la  roche  sur  laquelle  ils  reposent.  D'un  autre  côté,  ces  fragmensde  cal- 
caire, de  schiste,  de  grès,  n'ont  point  résisté  comme  la  protogine  à  l'in- 
fluence des  agens  atmosphériques,  et  ont  été  détruits  en  grande  partie. 
On  voit  que  la  théorie  de  l'ancienne  extension  des  glaciers  explique 
'très  bien  la  séparation  des  blocs  de  protogine  et  de  la  moraine  calcaire. 
La  supposition  d'un  courant  diluvien  est  impuissante  à  résoudre  cette 
difficulté.  En  effet,  comment  comprendrait-on  qu'un  torrent  impé- 
tueux qui  aurait  entraîné  péle-méle  les  fragmens  calcaires  et  les  blocs 
de  granité  aurait  déposé  les  uns  sur  sa  rive  gauche,  les  autres  sur  sa  rive 
droite,  sans  jamais  les  mélanger  entre  eux?  Cette  supposition  est  inad- 
missible et  prouve  Tinsuffisance  de  l'hypothèse  diluvienne. 
'  La  longue  moraine  latérale  qui  s'étend  de  Cluses  à  Bonneville  forme 
une  zone  non  interrompue  tout  le  long  du  flanc  gauche  de  la  vallée; 
Les  derniers  blocs  de  cette  moraine  sont  souvent  à  640  mètres  au- 
dessus  de  l'Arve,  témoin  ceux  qu'on  remarque  dans  le  voisinage  de 
l'église  du  mont  Saxonex,  dont  la  position  élevée  et  l'aspect  pittoresque 
attirent  de  loin  les  yeux  du  voyageur.  Toute  la  plaine  comprise  entre 
Bonneville  et  la  montagne  de  Salève  est  semée  de  nombreux  blocs  er- 
ratiques. Toutefois  ces  blocs  manquent  complètement  sur  une  bande 
longue  de  17  kilomètres  et  d'une  largeur  variable  qui  s'étend  depuis 
l'entrée  de  la  vallée  du  Boruand  jusqu'à  Nangy,  village  situé  sur  la 
route  de  Bonneville  à  Genève.  Cette  longue  bande,  connue  sous  le  nom 
des  Rocailles,  est  presque  complètement  inculte  et  contraste  par  sa  sté- 
rilité avec  la  végétation  vigoureuse  de  la  plaine  environnante.  La  pe- 
tite ville  de  la  Roche,  les  villages  de  Saint-Laurent  et  de  Cornier  sont 
bâ^is  sur  les  Rocailles,  tandis  que  ceux  de  Pers,  de  Saint-Romain  et  de 
Nangy  sont  placés  sur  les  bords.  En  pénétrant  au  milieu  de  ces  rochers, 
dont  plusieurs,  élevés  de  30  à  40  mètres^  portent  les  imposantes  ruines 
des  châteaux  de  la  Roche,  du  Châtelet  et  les  tours  de  Saint-Laurent  et 
de  Bellecombe,  le  géologue  se  voit  transporté  tout  à  coup  dans  un  pays 
calcaire.  La  nature  minéralogique  des  roches' qui  l'environnent,  la 
boue  blanche  qui  couvre  la  route,  tout  le  confirme  dans  cette  idée. 
Le  botaniste  reconnaît  immédiatement  les  plantes  propres  aux  mon- 
tagnes calcaires,  le  buis,  le  cyclamen,  le  dompte-venin;  mais  ces  ap- 
parences sont  trompeuses  :  partout  où  les  torrens  ont  entamé  le  sol, 
on  voit  les  bancs  de  mollasse  sur  lesquels  reposent  ces  masses  cal- 
caires. Les  coquillesL  fossiles  qu'elles  contiennent  achèvent  de  démontrer 
que  ces  masses  ne  sont  pas  à  leur  place,  mais  qu'elles  ont  été  arrachées 
jadis  aux  parties  élevées  des  montagnes  du  Bomand,  et  transportées 
dans  la  plaine.  On  acquiert  enfin  la  conviction  que  les  Rocailles  sont 


REGHERGBfBS  SUR  LA  PÉRr0I>E  GLACIAIRE.  939 

une  grande  maraine  calcaÎFe  sortie  de  la  vallée  du  Bornand  à  l'époque 
où  un  glacier  débouchait  de  cette  yallée  pour  se  réunir  à  celui  de  l'Arye. 
Sur  plusieurs  points,  on  peut  voir  la  moraine  granitique  et  la  moraine 
calcaire  se  toucher  sans  se  confondre,  à  l'entrée,  par  exemple,  de  la 
Tille  de  la  Roche  du  côté  de  Bonneyille,  et  auprès  du  pont  de  Belle- 
combe,  au-<lessou8  du  village  de  Nangy.  A  un  kilomètre  en  amont  de 
ce  village,  tous  les  voyageurs  remarquent  deux  rochers  escarpés  qui 
s'élèvent  près  de  la  route.  L'un  supporte  un  pavillon,  c'est  le  Château 
de  Pierre;  l'autre,  un  bouquet  de  pins  de  l'effet  le  plus  pittoresque.  Ces 
deux  rochers  sont  les  derniers  blocs  delà  moraine  calcaire  du  Bomand, 
poussés  jadis  par  le  glacier  jusque  sur  la  rive  droite  de  l'Arve. 

Au-delà  de  Nangy,  la  plaine  comprise  entre  le  flanc  méridional  des 
Voirons  et  le  revers  oriental  des  monts  Salèves  est  semée  de  blocs  de 
protogine,  qui  se  sont  accumulés  principalement  sur  le  plateau  dès 
Bornes,  situé  derrière  ces  inontagnes;  mais  c'est  sur  la  face  orientale 
des  deux  Salèves  qu'il  faut  chercher  la  moraine  terminale  du  glacier 
de  l'Arve.  Malgré  une  exploitation  active  qui  dure  depuis  plusieurs 
années,  la  croupe  arrondie  de  ces  deux  montagnes  est  partout  recou- 
verte de  ces  blocs.  Un  grand  nombre  d'entre  eux  ont  pénétré  dans  la 
gorge  de  Monetier,  d'autres  sont  restés  suspendus  au  haut  de  l'escar- 
pement qui  regarde  Genève,  ou  ont  été  précipités  dans  la  plaine  dont 
cette  ville  occupe  le  centre.  Près  du  village  de  Momex,  situé  sur  le  pe- 
vers  oriental  du  petit  Salève,  on  trouve  aussi  des  roches  polies  et  des 
amas  considérables  de  sable,  de  gravier  et  de  cailloux  striés.  Ainsi  toutes 
les  preuves  de  l'ancienne  existence  d'un  glacier  sont  réunies  sur  le  ver* 
sant  oriental  des  Salèves,  {lussi  visibles,  aussi  incontestables  que  dans  la 
vallée  de  Chamonix,  berceau  du  glacier  gigantesque  dont  nous  avons 
suivi  les  traces.  Pour  lui ,  les  Salèves  n'étaient  point  une  barrière  in- 
franchissable; il  a  dépassé  leurs  cimes,  contourné  leurs  extrémités  et 
jeté  ses  derniers  blocs  sur  le  mont  de  Sion,  renflement  moUassique 
situé  au  sud  de  Genève  et  point  de  partage  des  eaux  qui  se  rendent  dans 
le  lac  Léman  ou  dans  celui  d'Annecy.  Les  blocs  de  protogine  occu- 
pent les  parties  les  plus  élewes  du  mont  de  Sion,  et  le  dernier  groupe 
couronne  le  sommet  d'une  colline  qui  s'élève  au-dessus  du  village  de 
Vers,  près  de  la  route  de  Genève  à  Chambéry. 

Sur  les  deux  versans  du  mont  de  Sion,  le  géologue  trouve  des  blocs 
erratiques  de  nature  très  variée,  et,  en  se  rappelant  les  montagnes  où 
ces  roches  forment  des  massifs  considérables,  il  acquiert  la  conviction 
qu'il  se  trouve  au  point  de  rencontre  de  trois  grands  glaciers  antédilu- 
viens, cehii  du  Rhône,  cpii  remplissait  tout  le  bassin  du  Léman;  celui  de 
risère,  qui  débouchait  par  les  lacs  d'Annecy  et  du  Bourget,  et  celui  de 
l'Arve,  qui,  s'intercalant  entre  eux  comme  un  coin  aigu,  venait  se  ter- 
miner près  du  village  de  Vers.  L'bumble  mont  de  Sion  était ,  comme 


940  REVUE  DBS  DEUX  MOKDES. 

le  dit  H.  Arnold  Guyot,  à  qui  on  doit  cette  belle  découyerte,  le  point  où 
venaient  converger  ces  puissans  glaciers  qui  ont  si  profondément  mo- 
difié la  surface  de  la  plaine  comprise  entre  les  Alpes  et  le  Jura.  Nous 
ne  les  suivrons  pas  tous  dans  leur  parcours,  car  tous  nous  présente- 
raient des  particularités  analogues  à  celles  du  glacier  de  TArve.  Tra- 
çons seulement  à  grands  traits  les  limites  de  l'ancienne  extension  de 
ces  glaciers. 

Le  glacier  du  Rhône  prenait  naissance  dans  toutes  les  vallées  latérales 
qui  découpent  les  deux  chsdnes  parallèles  du  Valais,  et  où  se  trouvent 
les  montagnes  les  plus  élevées  de  la  Suisse,  le  Mont-Rose,  le  Mont-Cer- 
vin,  la  Jungtrau,  le  Velan,  etc.  Ce  glacier  remplissait  le  Valais  et  s'éten- 
dait dans  la  plaine  comprise  entre  les  Alpes  et  le  Jura,  depuis  le  fort 
rËcluse,  près  de  la  perte  du  Rhône,  jusque  dans  les  environs  d'Aarau. 
C'était  le  glacier  principal  de  la  Suisse;  c'est  lui  qui  a  charrié  ces  blocs 
innombrables  qui  couvrent  le  Jura  jusqu'à  la  hauteur  de  1  040  mètres 
au-dessus  de  la  mer.  Les  autres  glacier^  n'étaient  que  de  faibles  af- 
fluens  du  glacier  du  Rliône  incapables  de  le  faire  dévier  de  sa  direc- 
tion. Ainsi ,  lorsque  le  glacier  de  l'Arve  le  rencontre  sur  la  crête  des 
Salèves  ou  sur  les  tlancs  des  Voirons,  on  reconnaît  à  la  disposition  des 
moraines  que  le  glacier  du  Rhône  continue  sa  marche ,  tandis  que 
celui  de  l'Arve  s'arrête  brusquement*  De  même  un  fleuve  rapide  re- 
foule le  faible  ruisseau  qui  lui  apporte  le  tribut  de  ses  eaux. 

Les  autres  glaciers  secondaires  occupaient  les  principales  vallées  de 
la  Suisse.  Tels  étaient  le  glacier  de  l'Aar  dont  les  dernières  moraines 
couronnent  les  collines  des  environs  de  Berne,  celui  de  la  Reuss  qui  a 
couvert  les  bords  du  lac  des  Quatre-Cantons  de  blocs  arrachés  aux  cimes 
du  Saint-Gothard.  Celui  de  la  Linth  s'arrêtait  à  l'extrémité  du  lac  de 
Zurich,  et  la  ville  est  bâtie  sur  sa  moraine  terminale.  Enfin  celui  du 
Rhin,  moins  étudié  que  les  autres,  occupait  tout  le  bassin  du  lac  de 
Constance,  et  s'étendait  jusque  sur  les  parties  limitrophes  de  l'Alle- 
magne. 

Ainsi  donc,  pendant  la  période  de  froid  qui  a  précédé  l'apparition  de 
l'homme  sur  la  terre,  la  Suisse  était  une^vaste  mer  de  glace  dont  les 
racines  s'enfonçaient  dans  les  hautes  vallées  des  Alpes,  tandis  que  l'es- 
carpement terminal  s'appuyait  sur  le  Jura.  De  même,  sur  le  versant 
méridional  de  la  chaîne,  les  glaciers  descendaient  dans  les  plaines  du 
Piémont  et  de  la  Lombardie.  Ceux  du  revers  méridional  du  Mont-Blanc 
se  réunissaient  pour  former  le  glacier  de  la  vallée  d'Aoste.  Sa  moraine 
terminale  s'élève  comme  une  digue  gigantesque  aux  environs  de  la 
ville  d'Yvrée;  c'est  la  Serra  du  Piémont.  La  plupart  des  lacs  de  la 
haute  Italie  doivent  leur  existence  axui  moraines  frontales  de  ces 
grands  glaciers;  en  barrant  le  cours  des  fleuves,  elles  les  ont  forcés 
à  s'étendre  sous  forme  de  napper  liquides.  Parmi  les  moraiaes  les  plus 


RECHERCHES  SÛR  LA  PittlODB  GLACIAIRE.  94i 

évidentes,  je  citerai  les  trois  ares  concentriques  qni  circonscriyent  Tex- 
tréinité  du  lac  H^eur  près  de  Sesto-Calende  :  celles  du  lac  de  Garde  ne 
sont  pas  moins  bien  caractérisées,  aux  environs  de  Desenzano  et  de 
Pescbiera.  • 

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VI.  —  DU  CLUIAT  DE  L^ÉPOQUE  GLACIAIRE. 

Lorsque  l'imagination  se  représente  tous  les  pays  qui  environnent 
les  Alpes  ensevelis  sous  la  glace  à  la  distance  de  plusieurs  my  riamètres, 
elle  frémit  pour  ainsi  dire  à  Fidée  du  froid  épouvantable  que  suppose 
ce  développement  prodigieux  des  glaciers  alpins.  Il  semble  que  les  cli- 
mats de  la  Sibérie  n'offrent  rien  d'assez  rigoureux  pour  expliquer  l'exis- 
tence permanente  de  ce  manteau  de  glace  étendu  sur  des  contrées 
qui  jouissent  maintenant  d'un  dimat  tempéré.  Il  est  facile  de  montrer 
combien  ces  idées  sont  exagérées. 

En  effet,  ce  que  nous  avons  dit  sur  la  transformation  de  la  neige  en 
glace  par  des  fusions  et  des  congélations  répétées  doit  faire  comprendre 
qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  glaciers  avec  un  climat  d'une  rigueur  ex- 
trême, tel  que  celui  du  nord  de  la  Sibérie.  Le  Spitzberg,  qui  réalise 
au  plus  baut  degré  la  conception  d'un  pays  envahi  par  les  glaciers ^ 
puisqu'ils  descendent  partout  jusque  dans  la  mer,  a  une  température 
moyenne  de  8  degrés  centigrades  au-dessous  de  zéro  ;  celle  de  l'été  est 
de  ^j^  au-dessus.  L'Islande,  où  les  glaciers  s'arrêtent  au  rivage  de  la 
mer,  mais  ne  le  dépassent  pas,  comme  ceux  du  Spitzberg,  présente 
dans  sesdifférens  points  une  température  moyenne  comprise  entre  zéro 
et  +  4''.  Nous  pouvons  d'ailleurs,  à  l'aide  d'un  calcul  fort  simple,  nous 
former  une  idée  du  climat  qui  a  pu  amener  les  glaciers  du  Mont-Blanc 
jusqu'aux  bords  du  lac  de  Genève.  La  température  moyenne  de  cette 
ville  est  de  9<',56.  Sur  les  montagnes  environnantes,  la  limite  des  neiges 
perpétuelles  se  trouve,  comme  nous  l'avons  vu,  à  2  700  mètres  au-dessus 
de  la  mer.  Les  grands  glaciers  de  la  vallée  de  Chamonix  descendent  à 
i  550  mètres  au-dessous  de  cette  ligne.  Cela  posé,  supposons  que  la 
température  moyenne  de  Genève  s'abaisse  de  4  degrés  seulement  et  de- 
vienne par  conséquent  5'',56.  Le  décroissement  de  la  température  avec 
là  hauteur  étant  de  1  degré  pour  188  mètres,  la  limite  des  neiges  éter- 
nelles s'abaissera  de  750  mètres  et  ne  sera  plus  qu'à  1  955  mètres  au- 
dessus  de  la  mer.  On  accordera  sans  difficulté  que  les  glaciers  de  Cha- 
monix descendraient  au-dessous  de  cette  nouvelle  limite  d'une  quantité 
au  moins  égale  à  celle  qui  existe  entre  là  limite  actuelle  et  leur  extrémité 
inférieure.  Or,  actuellement  le  pied  de  ces  glaciers  est  à  1  150  mètres 
au-dessus  de  l'océan;  avec  un  climat  plus  froid  de  4  degrés,  il  sera  de 
750  mètres  plus  bas,  c'est-à-dire  au  niveau  de  la  plaine  suisse.  Ainsi 
donc  l'abaissement  de  la  ligne  des  neiges  étemelles  suffirait  pour  faire 
TOME  xvn.  61 


• 

(i0«rfMii  4[ifta}#uMi6rjf|ii'imvgbieieDié8SQtadtdknto  iiu^qoefiie 

oiûiquaéîaiu^iàvnmeiif  lasb  plutoitale^or^dea  glaciBB^  ayaoftifMBii  bano 
d'alimentation  toutes  les  ^îdlées  et  toutes  les  gorges  élevées  awidiiiis 
de  4  950  mètres  de  hauteur,  descendront,  par  cela  seul,  beaucoup  plus 
bas  qu'auparavant.  Ainsi ,  Faction  réunie  de  ces  deux  causes,  Fabaisr 
sèment  de  la  ligne  des  neiges  étemelles  et  Fagrandiss^nent  des  cir- 
tyqiies  f  «Mises^ont  ^hawae  ,^  pifise^soliiBiciit  i  saffiiûtyfioni.'  ispiriîiiuer 
faocieiiBe  «xtenaiaii^eft  glMM^  m»- 

^loratictbii  do  Yii^e  aspiirîftdis  s'fEiaiicei^#6c|iir«x^MariiiM^ 
.  nève.  t^NWuMîcii^  pasrqna  eatta  esUosioa  a  «té  il'fBwwef,di:«iie  te 
^  suite  «k^iàcleSi  dootr  Je<vMHiiire««#us^ ,  lipMKi^flkifiî  dire  ^«dAélaiipur 
I  cea^oMUMOs*^  UpoaHue^<lQi  glacier^  attaitsiiMit(>ielH8tteoMiîvMMiit 
c]uiivîé8bdi|.|»ied  du  MoBtittwti^jMsqtt'4iuXjfaDindfli4u«i^ 

Le  climat  qui  a  favorisé  ce  dévetappHMnt  fOMfigiraMfest'glMîars 
I, n'a  tien  AontnMStfi^^iNmîws^nwsifairafWie^idée  toti  eiaete  ::  o'iaBt  le 
c  «lînaik  d'|BpsaljdaStocktoliP?deC^  twpttntfiMWe 

udei'Amài94ueBdans  A^t(de-Newr%crki  Xe»?  Béotoçueg  K<pi»  ni?héattait 
I  pas  à  àleveF:de  40.  à^  dagcéirlea  tempéiatuiiBs^MOTaoBesi^esiiaiies 
ifiKBdea  eu  1eaipiécéei^4)9iurt  expliquer Ja{ic6swc#ijdbM.lef«eînùd%i^ 
é%lâfre  de  fougères  tappiortes  ou  t  diMMiiaiix  des  p»f  s  cbawds  ^îmmimi 
i.vmmme  gmce^  ^ca  metsemUe^à  i'<rf8wwiitbcRdft«teNllti^ 
f  Ja^tegipéi^tiire.mpgwameiiaanuBUi^^paiice^^ei  le  .chjHQain  wif  4MiMié 
^«e4àit  dans^.imfaiitFe^seiis ^  et: que  le  thernMWiètrgdesQMK^Mi  Ikvde 
/riBonter^  Si^Baacond^qae:  leidînaat  d'iia#4i9ilwAdu  t^àb^  a^  dus- 
M  ger,  il-est  aussi  légiUme^e  ^j^aer>qii'il  aîastuvipûidi  queid'ainietiire 
«)qu'ii  s*^t  BécbaufGé^  jeldimUHieKde,4degrés.la<teippé«itui:«MnioQe«ie 
«^d'Mnaowtnéei'pour  i^pl^queriomeiides'.^phis  f^iaodea  imohilrâDSNla 
vtgiobef  e'estf  à  eo^pesûr,  une  des  > hypothèses,  Ied«niaint.^hai3die8iqae 
i.lagéologie«8e  aoit  permises. 

i^Discuieit  lies  causes  qui  ont  ptoduit  >oet  abaisaeingnà  de  tempéntiBey 
r.indlqueryks  ehangemens  gàriogiques.  ou  Biéiéonilogîqiies.  cpiw^clit 
.amenéxette longue  période de (hudy sieparatt noctleiitetîve toutÀént 
vfinéniatunéa  U>faut^  avant  tmit^  dresser  latïarte  de  i'iumoùn%  leiàimimï 
^a glaciers)  or,  c^st à  peine  si ;«Ue!estébaii6hée&ponE<le8iAlpesiies 
/V?osges  et  les  montagnes  de  rÉeoase/ D'anoèoines  imoMioes^  eaMut 
.dans  les  By  cénées,  l'Âltai»  le  Caucase  et  t' Attes^  oiais^iieiBaDiie  n'araw rn 
\entrq)ris  Ja  topogi^apUedeftgbicieFaquilesontipoiisséeadcmots^^ 
^Suède ,  la  Norvège ,  leiDaaeœrk ,  la.Finlaade^  Joiaardde  JkÀmàÊàfde, 
i  dtaient  couvris  de  grandes^ nappes  de  glace, denllaiîniîte  aiàriéîaiale 
r  reste  encore  àdétermînea  Que  dire^par^ronséqMaiide^KMiUiiflDides 
icauses^  d'un  phénomèna  dent^aous  igwaixais  l'véteDdiiet>fiKîttdlflii94&s 
niiof  farédécesseurs,>d(wUîtoJ3riltoata^ii^^  g< 


RECRERGHBr  sur  XA  fÉRIOK  'GLACIÀlirB.  90* 

lisations  les  plus  hardies  sur  la  base  fragile  de  quelques  faits  isolés  et 
incomplets.  Toutes  ces  œuvres  hâtives  sont  destinées  à  périr.  La  science 
vient  de  nous  révéler  une  époque  nouvelle  dans  Thistoire  de  notre 
planète;  un  vaste  champ  s^ouvre  devant  les  physiciens,  les  astronomes 
>et  les  naturalistes.  Ne  craignons  pas  de  jeter  un  regard  investigateur 
dans  les  profondeurs  de  ce  passé  lointaîa^  doot  la  surface  de  la  terre  . 
a  conservé  la  tracé,  mais  repoussons  ces  hypothèses  qui  devancent  les 
faits ,  et  que  le  fait  le  plus  minime  en  apparence  renverse  impitoya- 
blement. Gardons-nous  toutefois  de  tomber  dans  Texcès  opposé.  A  cù\é 
de  la  période  diluvienne ,  nous  voyons  poindre  la  période  glaciaire; 
saluons  l'apparition  de  cette  dernière  phase  des  révolutions  du  globe, 
<^r  elle  lîous  a  été  dévoilée  par  l'étude  attentive  de  faits  bien  observés 
et  non  par  de  vaines  spéculations  de  l'esprit.  Ne  renouvelons  pas  les 
querelles  oiseuses  des  neptuniens  et  des  vulcanistes;  l'équitable  posté- 
rité a  jugé  entre  eux.  Ils  avaient  également  tort  comme  partisans  pas- 
sionnés d'une  idée  exclusive,  ils  avaient  également  raison  par  les  faits 
«et  les  observations  qu'ils  apportaient  à  l'appui  de  leurs  théories  abso- 
lues. Tous  les  géologues  actuels  sont  à  la  fois  vulcanistes  et  neptuniens; 
la  science  a  fait  la  part  de  l'eau  et  dû  feu.  Il  en  sera  de  même  des  gla- 
<:iers  et  des  courans.  Les  un?  et  les  autres  ont  joué  leur  rôle  dans  le 
jMissé,  comme  ils  le  remplissent  encore  actuellement.  Les  phénomènes 
sont  restés  les  mêmes;  mais,  an  heu  dé  ces  manifestations  gigantesques, 
<ïaractère  des  époques  géologiques  lantérieures  à  la  nôtre ,  ils  se  ren- 
ferment dans  les  limites  d'action  qui  leur  sont  imposées  par  l'équilibre 
de  la  période  de  repos  que  l'apparition  de  l'homme  a  inaugurée  sur  la 
terre.  *  • 

Ch»  Martins. 


WfPfBB 


LES  PIGEONS  DE  U  BOURSE. 


Pigeons,  vous  que  la  muse  antique 
Attelait  au  char  des  amours, 
Où  Yolez-Yous?  Lasl  en  Belgique, 
Des  rentes  vous  portez  le  cours  I 
Ainsi,  de  tout  faisant  ressource^ 
Nobles 'tarés,  sots  parvenus. 
Transforment  en  courtiers  de  bourse 
Les  doux  messagers  de  Vénus. 


De  tendrçsse  et  de  poésie, 
Quoi  I  Thomme  en  vain  fut  allaité  ! 
L'or  allume  une  frénésie 
Qui  flétrit  jusqu'à  la  beauté  1 
Pour  nous  punir,  oiseaux  fidèles, 
Fuyez  nos  cupides  vautours. 
Aux  cieux  remportez  sur  vos  ailes 
La  poésie  et  les  amours. 


BiBANGB. 


Ces!  une  bonne  fortune  que  de  pouvoir  offrir  an  public  quelques  Ters  échappés  â  la  muse, 
ai^ourd'hui  trop  discrète,  qui  a  chanté  U  Dieu  des  bonnei  gem.  La  pièce  qu*on  vient  de 
lire  porte  dans  sa  brièveté  même  la  vive  empreinte  du  talent  qui  a  le  mieux  su  de  notre 
temps  unir  la  concision  et  la  grâce.  On  y  sent  les  ailes,  on  y  sent  aussi  Taignillon  de 
Tabeilie.  Le  cadre  étroit  de  certaines  épigrammes  antiques  admettait  de  même  la  double 
inspiration  de  Tode  et  de  la  satire.  Cette  pièce  inédite  trouvera  place,  avec  quelques  autres» 
dans  une  édition  illustrée  des  Chansons  de  Béranger  que  publie  Véditenr  PerroUp« 


f 


CHRONIQDE  DE  LA  QUINZAINE. 


S8  février  1847. 


Ceax  pour  qui  la  politique  ii*a  «Tattrait  et  d^importance  que  lorsqu'elle  oiïrt 
une  succession  rapide  d'événemens  décisifs  et  de  coups  de  théâtre  doivent  être 
en  ce  moment  assez  désappointés.  En  raison  même  de  la  gravité  des  complica* 
tions,  certaines  conséquences  plus  ou  moins  vraisemblables,  plus  ou  moins  pré- 
vues, sont  lentes  à  éclore.  (Test  d'ailleurs  le  caractère, de  notre  époque,  de  se 
prêter  peu  aux  impatiences,  aux  fantaisies  de  qui  que  ce  soit,  et  de  faire  pré* 
valoir  partout  tant  la  force  des  choses  que  la  puissance  des  institutions.  On  peut 
s'en  convaincre  par  l'attitude  respective  des  deux  gouvernemens  de  France  et 
d'Angleterre.  Il  y  a  entre  les  deux  cabinets,  et  non  pas,  grâce  au  ciel,  entre  les 
deux  pays,  des  difficultés,  des  dissentimens.  De  part  et  d'autre,  l'irritation  est 
d'autant  plus  vive,  qu'aux  questions  politiques  est.venu  se  mêler  un  incident 
frivole,  au  sujet  d'une  invitation  à  un  bal  :  les  petites  choses  émeuvent  souvent 
les  hommes  plus  que  les  grandes.  Cependant,  en  dépit  de  tous  leurs  griefs,  il 
faut  que  les  deux  cabinets  de  Londres  et  de  Paris  s'acceptent  et  se  supportent. 
Hs  ont  chacun  de  la  force,  car  ils  ont  chacun  là  majorité,  et,  par  cela  même,  ils 
ne  peuvent  rien  l'un  contre  l'autre.  Ici,  les  inconvéniens  qu'amène  dans  les  re- 
lations internationales  la  liberté  du  gouvernement  représentatif  sont  neutralisés- 
par  les  principes  mêmes  de  ce  gouvernement.  Chacun  des  deux  cabinets  se  trouve 
sauvegardé  par  la  migorité  qui  s'est  déclarée  en  sa  faveur,  et,  chose  remar- 
quable, dans  l'appui  que  les  deux  ministères  ont  trouvé  auprès  des  deux  parle- 
mens,  il  n'est  entré  aucune  intention  d'hostilité  d'un  pays  contre  l'autre.  Au 
Palais-Bourbon  pas  plus  qu'à  la  chambre  des  communes,  on  ne  veut  la  rupture 
de  l'alliance  anglo-française;  seulement  en  a  pensé,  dans  les  deux  enceintes,  que 
la  majorité  devait  moins  que  jamais,  en  de  pareilles  conjonctures,  faire  défaut 
au  gouvernement;  c'a  été  de  la  dignité  nationale,  et  non  pas  de  l'inimitié  de 
peuple  à  peuple. 

Après  les  scènes  parlementaires,  nous  avons  eu  \e  sçec\&^<&  è^\tti'\ii\fcrai^^^Sf^ 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  passé  en  même  temps  dans  le  salon  de  M.  Guizot  et  dans  celui  de  M.  le  mar- 
quis de  Normanby.  On  savait  depuis  quelque  temps  qu'un  bal  devait  avoir  lieu 
à  l'ambassade  d'Angleterre.  Il  y  a  des  circonstances  où  les  choses  les  plus  lutiles 
prennent  de  1^  gravité,  et  où  il  est  habile  de  les  éviter,  car  elles  deviennent  autant 
d'écueils.  M.  le  marquis  de  Normanby  inviterait-il  à  son  bal  M.  Guizot?  Cest  ce 
qu'on  se  demandait  avec  curiosité;  à  coup  sûr,  on  ne  pouvait  prévoir  la  singu- 
lière façon  dont  les  choses  se  passeraient  du  coté  de  l'ambassade.  Si  l'invitation 
adressée  à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  était  le  résultat  d'une  méprise, 
c'était  déjà  fâcheux;  mais  que  dire  de  la  publicité  donnée  à  cette  circonstance 
dans  les  colonnes  du  GalignanVs  Messenger,  C'est  contre  de  pareils  procédés 
qu'ont  voulu  protester  les  collègues  de  M.  Guizot  et  les  membres  de  la  majorité 
dans  les  chambres;  aussi  y  eutril  une  affluence  extraordinaire  à  l'hôtel  des  affaires 
étrangères  dans  la  soirée  du  19,  au  moment  même  où  M.  le  marquis  de  Nor- 
manby donnait  son  bal.  Il  n'y  avait  donc  à  l'ambassade  d'Angleterre  ni  ministres 
du  roi  ni  membres  de  la  majorité;  en  revanche,  on  y  voyait  d'éminens  représen- 
tans  de  l'opposition.  On  assure  que,  craignant  les  vides  que  devait  faire  dans  ses 
salons  l'absence  de  beaucoup  de  personnes,  M.  l'ambassadeur  d'Angleterre  avait, 
la  veille  et  l' avant-veille,  lancé  de  nombreuses  invitations  dans  un  monde  dont 
jusqu'alors  il  ne  s'était  pas  rapproché.  C'est  ainsi  qu'on  expliquait  la  présence 
d'vme  assez  notable  fraction  de  la  société  légitimiste.  Il  est  juste  cependant 
de  reconnaître  que  ces  invitations  si  brusquement  expédiées  pour  pçupler  les 
salbhs  de  l'ambassade  ont  rencontré  quelques  refus  dp  bon  goût. 

Lé  bal  de' M.  le  marquis  de  Normanby  a  été  ainsi  pendant  quelques  jours  un 
évéftement  politique.  Lé  différend  entre  l'Angleterre  et  la  France  s'est  trouvé 
réduit  à  de  bien  petites  proportions,  et  l'on  voit  que  nous  sommes  loin  des 
questions  de  paix  et  de  guerre.  Il  est  arrivé  que  lord  Normanby,  qui  croyait 
avoir  à  se  plaindre  des  parole^  prononcées  à  la  tribune  par  M!  le  ministre  des 
affâlrefs  étrangères,  a  semblé  prendre  à  son  tour  l'initiative  de  procédés  peu  cour- 
tois, dont  M.  Guizot  aussi  bien  que  ses  collègues,  et  avec  eux  touâ  les  amis  poli- 
ticjUés  du  cabinet,  ont  pu  se  sentir  blessés.  Ne  serait-il  pas  tempB  que  toutes  ces 
polntilleries  eussent  un  terme?  Lérd  Palmerston  a,  dit-on,  laissé  lord  Normanby 
jugl^  et  maître  absolu  de  sa  conduite  :  l'ambassadeur  peut  à  sa  convenance  rester 
à  Paris  ou  prendre  un  congé.  M.  le  marquis  de  Normanby  ne  paraît  pas  trouver 
dahs  tout  te  qui  s'est  passé  des  motifs  -assez  sérieux  pour  nécessiter  de  sa  part 
en*  ce  moment  une  absence  :  loin  denousen  plaindre,  nous  nous  en  féliciterons. 
En  n'interrompant  'pas  aujourd'hui  son  séjour  parmi  nous,  M.  l'ambassadeur 
d'Angleterre  atténue  singulièrement  la  gravité  de  toutes  ces  petites  quierelles. 
D'âîUéùrs,  chaque  jour  qui  s'écoule  en  emporte  quelque  chose.  D'un  autre  côté, 
n'y  â-t-îl  pas  dans  les  hautes  régions  de  la  diplomatie  des  intermédiaires  qui 
peuvent  travailler  à  un  rapprochement  désirable?  Lord  Normanby  et  M.<Guizot 
De  peuvent-îls  se  rencontrer  sur  un  terrain  neutre?  Ce  premier  pas  ne  serait-il 
pas  déjà  fait?  Quoi  qu'if  en  soit,  laissons  lances  misères,  et  gardons-nous,  en  en 
parlant  trop  au  long^  de  les  envenimer. 

Ndus  avons  bien  assezdes  difficultés  réelles  qui  compliquent  la  politique  exté- 
rieure. Aujourd'hui  comtne  au  xvu*  siècle,  l'Europe  a  les  yçux  fixés  sur  la  suc- 
cession d'Espagne.  L'Europe  a  toujours  vu  avec  dépit  la  force,  la  sécurité  que 
donnait  à  la  France  un  Bourbon  assis  sur  le  trône  de  Charles  II.  Quand  Ferdi-^ 


*  RBVCE.  —  CHftOKIQeE.  <*WT 

^  tmfid  Vil ,  déti^uisant  l'œuvre  de  Philippe  Y,  >abolit  là  loi  clique,  ilflUtiafit'Don- 
seulement  sa  haine  conire  eoil- frère,- ^lais^eneore  le^seepeM^ëésirs  desrdabiftefs 
-européens.  A  leursyeux^  le  décrel'dQ'&S-niars  t880|)orlaii  «b  ccHip^wnMle  à 
V'Ia  puissance  de  la  maisori  de  BoUrbon ,  par  le  mariage  possible  de  la  flUa  altiée 
»  de  Ferdinand  VII  avee  ti»'pnncé  étranger  au  sang  de  Louis. XlVvavec  un  pHfîce 
^  ii$t\en  ou  allemand.  On  ne  sera  pa»^to»né<qué  la^  cour  d'Autriche  ait  trafttUlé 
'  à  obteniriAB  rémiltat  si  désiraible  pouv  •elle^'S^il  fauten^i^iré  les^souvénirsr^ie 
'diplomates  qui  à  cette  époque  voyaient  de  près  les  chosess  les  jéôniies,  qui  alors 
" étaient -putssans  à  Madrid,  ne  contribuèrent  pas  peu  à  entretenir  laiiirlsion 
-  «entre  Ferdinand  Vil  et  sort-  frère.  Ils  alfermifetit  le  roi  dans  lapensé<^  de  révo- 
quer k  loi  salique,  loi  fondamentale  de  la- maison'  de' Bourbon*,  pour  rétablir 
'Ftintique- constitution  espagnole.  Ce  projet- ^t  soumis  à  M.  de  Metternich  ,•  qui 
«  l'approuva ,  en  le  communiquant  au  -gouvernement  anglais  et  aux  eabinets^  de 
>-  Saint-Pétersbourg  et  de  Berlin.  A  coup  ttùf,  le^  jésuite»  ne  pouvaient  rien  faire 
J  de  plus  agréid)le  à  la  cour  de  Vienne;  aussi  les'  vit-on,  à  partir  de  ce  moment, 
•^reprendre  peu  à  peu  <lans  les  états  de  la  monafchie  antricbienne  un -crédit  au- 
♦qUel  ils  avaient'  dû  renoncer  depuis  Joseph' II.  C'était  larécompense  du  ^fvice 
-qu'ils  avaietttreDdu.  Cependant,  lorsqu'une  révolution  eut  porté  au  trône  le  chef 
'de  la  brailohe  cadette  de  la  •maison'  dé  Bourbon ,  ce  prince,,  acceptant  la  situa- 
tion faite  par  le  décret  du-SO  mars^-ISSO^contioua  par  d'autfesvoiete  la  politique 

•  de  sa  race'.  Il-reconnut  sans  hésiter,-  àlamorf  dè^Ferdinand^Vir,  la  jeune  reine 
'Isabelle,'  et  rééehit' d'empêcher  qu^èlle  prît  plus  tard- un  «époux  en  dehorsi^e 
'la  maison  -dei Bourbon.'  Au  fond  ^  c'était, -dans  d'autre»  conditions,  toujours'la 

^-mèmehitte -entre  TEuBopeet  lâFrancotausujeldefEspagnei  Leprdblèœeau- 

V' joul^'hui  est  toujours  là ,  aussi  compliqué ,  aussi  épineuxi< «Est-il  vrai  qu'aux 

rjfmT  deqtlelques  politique^  le  ntc^lleur» -moyen  dé  le  résotidreseraitle  rétablis- 

^''«emen^-deda  loi  salique?  Alors, -dans-  le  cas  où-  le  mariage -de -la^feinè  Isabelle 

^  Mfiait  stérile, «la. couronne  appartiendrait  aux  fils  du  second  frère  de  FeiVii- 

^nand  YlIV'dort  Fran0i»de'Paula.  Le  pouvoir  souverain' -des  cortè*  consaerei^it 

'Cette  combiilaison,  qui  écarterait  ainsi dn  trône  M**  la(  duchesse  de  Montpeûsier 

»et  ses'OBfans.  Ce  serait  faire  assel  bon  marché  de  ladignitè  de  la  France  que tle 

•lui'Oonseiilet  dé  donner  les  mains  à  ce  nouveau 'el|angemeint,  ou*  du  nioin^de 

' Taeeepter  avec  résignations  Une  senlbhiible  àîdhcsion  serait  aujourd'hui- un ncte 

•  defaiblasse^  Quant  à  l'avenir;  la  'uatien  espagnole  est  seule  .maîtresse  de  ses 
-'*  destinées;  c'est  à 'Mie de  prononcer.*l>epuiaf  dix^septans;  elle  ëonneau^  décret 

du  29'  mars  1 889  V4ncontestable  eanètioil  de  son  eonsentement;  »an^  doute  elle 

•  ne  le-révoquera  pitô  avec  une  légèreté -capricieuse  ;  Pour  ne- nous  oeoupertfue 
de  la  FTancev<(ui  a  si  complètement  ace^iescé*  aux  conséquences  du- décret^ -de 

•  Ferdinand  Vil ,  elle  a  le  droit  d'en  «ftendrele  libre^  développement.  Ce  tf-estpas 
là  France  qui  aobsédé  Ferdinand  VII  pour  changer  l'oeuvre  dè'Philippe  VvElle 
4loit  aujourd'hui  oontinuer  de  faire  ce  qu'elle  a  fait  constamment  depuis  ^4^0, 
respecter  l'indépendance  et  la  volonté  de  la  nation  espagnole,  et  en -même  temps 
ne  pa»  permettre  que  tJans  U'-Péninsule  il  s'établisse  rien  de  menaçant  pour  sa 

^sécurité  et  pour  se»  intérêts.  Ce»  -dernier  point  est  capital ,  et  iV  ne  comportet.ni 
<  '«oncessions  nt>fàible0ses.  L'Europe  retrouve  aujourd'hui  la  France  pMrtiquantr  la 
'ttème  politique  qu'an  eenmencemenl-du^xvni^  siècle,  cherdisnt<}an6  f-Espagnc 


i     A 


ri 


MS  RBWB  DES  DEUX  MONDES. 

indépendante  et  amie  une  alliée  nécessaire,  un  point  d'appui  indispensable  à  sa 
sûreté,  ne  voulant  rien  de  plus,  mais  aussi  rien  de  moins. 

Sir  Robert  Peel  a  dit  dernièrement  au  sein  de  la  chambre  des  communes  qa*à 
ses  yeux  les  discussions  qui  étaient  i^teryeni^es  entre  YXpgleUrjrej^i  |a  France 
étaient  une  suite  uécessaire  de  ee  ^ui  s'était  fbassé  en  Espagne.  ^Ges  /paroles,  qui 
ont  produit  une  sensation  assez  vive,  n'ont  pourtant  rien  qui  doive  surprendre, 
si  Ton  veut  bien  y  réfléchir.  Gomment,  pour  sir  Robert  Peel,  l'Espagne  ne  serait- 
elle  pas  un  sujet  important  et  nécessaire  de  discussion  entre  la  France  et  l'An- 
gleterre, qui,  depuis  un  siècle  et  demi,  luttent  sur  ce  terrain,  soit  les  armes  à  la 
main,  soit  par  les  voies  diplomatiques?  Un  instant,  en  1834,  on  a  pu  croire 
qu'un  accord  sincère  allait  succéder  à  cette  rivalité.  Que  la  durée  de  cet  accord 
eût  été  chose  heureuse  pour  la  tranquillité  de  l'Europe!  Sir  Robert  Peel  et  lord 
Aberdeen  le  comprirent  :  il  semblait  que  toutes  les  conséquences  du  traité  de  la 
quadruple  alliance  allaient  être  loyalement  déduites,  quand  par  le  fait  de  lord 
Palmerston  toutes  ces  espérances  ont  avorté.  Si  nous  parlons  ainsi,  ce  n'est  pas 
pour  la  stérile  satisfaction  d'accuser  cet  homme  d'état,  mais  nous  déplorons  pro- 
fondément les  changemens  qui  ont  altéré  la  situation  sur  ce  point  essentiel. 
Avant  la  rentrée  de  lord  Palmerston  au  pouvoir,  la  question  d'Espagne  était  pour 
la  France  et  l'Angleterre  une  question  commune,  de  laquelle  les  puissances  do 
continent  ne  se  mêlaient  plus;  elles  semblaient  presque  avoir  renoncé  à  s'en  oc- 
cuper. Sous  la  tutéla'u*e  influence  des  deux  premiers  gouvememens  constitutioo- 
nels  de  l'Europe,  la  jeune  monarchie  de  la  reine  Isabelle  commençais  de  s^affennir, 
aujourd'hui  tout  est  ébranlé.  L'ordre  de  succession  au  trône  d'i^pagne  redevieat 
un  problème  à  la  solution  duquel  le  gouvernement  anglais  convie  les  autres  ca- 
binets. Comme  après  l'acceptation  du  testament  de  Charles  II  par  Louis  XiV,  la 
France  est  seule  dans  la  question  d'Espagne  contre  le  reste  de  l'Europe.  Tel  est 
le  changement  que  nous  regrettons  amèrement,  non  que  nous  apercevions  ai 
bout  de  ces  difficultés  une  guerre  inévitable.  La  France  aigourd'hui  n'a  pas  à 
accomplir  la  tâche  que  s'était  donnée  Louis  XIV;  elle  n'a  pas  à  implanter  en  Es- 
pagne une  dynastie  nouvelle;  elle  n'a  qu'à  protéger  par  son  allianoe  les  droits 
des  Bourbons  espagnols,  droits  consacrés  par  le  temps  et  par  les  traités.  Seule- 
ment cette  tâche  plus  modeste  est  devenue  néanmoins  beaucoup  plus  diffidie 
par  l'altération  si  sensible  du  bon  accord  entre  l'Angleterre  et  nous.  La  guerre 
civile  vient  de  jeter  en  Espagne  de  nouvelles  et  tristes  lueurs  :  un  prétendant 
s*agite;  il  se  vante  d'avoir  sur  le  continent  de  puissans  appuis^  et,  en  Angletene, 
la  connivence  même  du  gouvernement.  On  annonce  le  retour  en  France  de  fifarie- 
Christine:  on  parle  de  divisions  qui  auraient  éclaté  entre  la  reine  Isabelle  et  son 
époux,  don  François  d'Assis.  Il  y  a  là  assurément  d'assez  sérieux  sujets  de  pré- 
occupations. Toutefois  nous  sommes  loii§de  perdre  l'espoir  de  voir  le  parti  mo- 
déré puiser  dans  la  gravité  des  circonstances  de  nouvelles  forces  pour  y  faire 
face.  C'est  lui  qui,  en  présence  des  tentatives  de  guerre  civile,  a  la  responsa- 
bilité des  destinées  de  l'Espagne,  car  il  est  au  gouvernement.  Sans  doute,  il  ne 
se  désarmera  pas  de  gaieté  de  cœur  par  des  rivalités  intestines  et  misérables.  Il 
y  a  dans  le  parti  modéré  trois  fractions  distinctes  :  autour  de  M.  Mon  se  groupent 
une  soixantaine  de  députés  qui  reconnaissent  en  lui  le  représentant  le  plus  émî- 
nent  de  leurs  opinions.  A  côté  des  nombreux  partisans  de  M.  Hob,  il  faut  placer 


RBVUE.  —  CHRONIQUE.  M9 

les  membres  des  cortès  qui,  sans  préférence  bien  marquée  pour  les  personnes, 
prêtent  au  gouvernement  un  persévérant  appui.  Enfin  viennent  les  puritains, 
ayant  M.  Pacbeco  1  teùr'tèté,  ét'qui -fortriéift  une  sorte  de  tiers-partr. 'Ces  trois 
firaclion9opjt  chacune  sa  physionomie,  et,  sur  plusieurs  points,  elles  peuvent, 
dans  dest^m(»  calmes  et  ordinaires,  montrer  des  tendances  diverses.  Un  danger 
sérieux  les  unirait*  Le  parti  progressiste  a  fait,  au  sein  des  cortès,  une  sorte  de 
profession  de  foi  par  Torgane  de  M.  Gortina.  Il  a  toujours  eu  la  prétention,  on 
le  sait,  de  se  porter  le  défenseur  de  Ttadépendance  morale  de  TEspagne.  M.  Gor- 
tina a  reproché  au  ministère  de  M.  Isturitz  d'avoir  cédé  avec  trop  de  complai- 
sance, dansfaSaire  des  mariages  espagnols,  à  toutes  les  vues,  à  tous  les  desseins 
de  la  France.  L'accusation  est  injuste.  Ni  le  gouvernement  français  n'a  eu  de 
tyranniques  exigences,  ni  le  gouvernement  espagnol  de  répréhensibles  iaiblesses. 
OHQiD6a^^<'eprésentant  du  parti  progressiste,  si  ombrageux  à  rencontre  de  la 
France,  eouvre-t-il  de  son  silence  les  menées  persévérantes  et  secrètes  de  F  An- 
gleterre, qui  intervient  sans  relâche  dans  les  affaires  intérieures  de  la  Péninsule? 
M.  Coriina,  en  parlant  des  projets  et  des  futures  entreprises  du  prétendant,  a 
déclaré  que  ni  lui  ni  ses  amis  ne  se  ligueraient  jan^ais  avec  les  ennemis  de  la 
liberté.  Cessentioiens  »nt  honorables;  mais  pourquoi  l'orateur  progressiste  n'ar 
t-il  pas  profité  de  Foccasion  pour  se  plaindre,  au  sein  des  cortès,  de  Fappui  que 
trooveot  aujourd'hui  dans  le  gouvernement  anglais  les  intrigues  du  comte  de 
Montemolin?  Cet  appui  n'est  pins  un  mystère.  Quand  même  lord  Palmerston 
n'aurait  pas -déclaré  expressément  à  M.  le  comte  de  Sainte-Aulaire,  comifie  on 
en  fait  courir  le  bruit,  que  le  traité  de  la  quadruple  alliance  avait  cessé  d'exister, 
il  sufl^  de  la  conduite  du  ministre  virhig  pour  expliquer  clairement  ses  inten- 
tions. Ce  que  se  propose  lord  Palmerston,  c'est  de  menacer  de  la  manière  la  plus 
scrieose  l'ordre  de  choses  établi  en  Espagne;  il  pense  que  de  graves  complica- 
tions dans  la  Péninsule  seraient  favorables  à  Finfluence  anglaise,  qui  deviendrait 
maîtresse  en  poussant  au  trône  le  comte  de  Montemolin,  surtout  si  la  reine  Isa- 
belle ne  donnait  pas  d'héritiers  à  la  couronne.  Voilà  donc  les  whigs  devenus  les 
complices  du  parti  apostolique  espagnol! 

Ces!  de  Fhabile  générosité  de  sir  Robert  Peel  que  le  ministère  whig  a  reçu, 
dans  ces  derniers  jours,  la  force  et  la  majorité  dont  nous  parlions  en  commen- 
çant. Sir  Robert  Peel  s'est  exprimé  en  protecteur  du  cabinet.  Lord  John  Russell 
s'est  empressé  d'adhérer  à  tout  ce  qu'il  avait  dit;  il  a  déclaré  qu'il  partageait  en 
tOQS  points  sa  manière  d'apprécier  la  situation  du  pays.  Entre  ces  deux  grandes 
notabilités  parlementaires,  lord  George  Bentinck  s'est  trouvé  singulièrement 
amoindri  et  réduit  presque  à  désavouer  la  pensée  d'avoir  voulu  faire  échec  an 
cabin^.  S'il  proposait  d'allouer  16  millions  de  livres  steriing  pour  la  construction 
de  diemins  de  fer  en  Irlande,  c'étaiti^ur  venir  en  aide  au  ministère.  Lord 
Jolu  Rossefl  avait  refosé  dès  le  principe  cet  étrange  secours,  et  il  avait  fait  du 
voie  sor  cette  motion  une  question  de  cabinet.  Nous  avions  prévu  la  défaite 
de  lord  George  Bentinck;  eUe  n'a  étonné  personne.  Cet  incident  parlementaire 
n*a  été  remarquable  que  parce  qo^'d  a  dessiné  la  nouvelle  attitude  de  sir  Robert 
Peel.  L'ancien  chef  des  tories  travaille  à  se  recomposer  une  année;  il  ne  veut 
pas  laisser  se  grossir  la  fraction  qui,  faute  d'un  chef  plus  expérimenté,  a  pris  lord 
George  Bentinck  pour  général.  Dans  les  118  voix  qui  ont  voté  avec  lord  George 
Bentinck,  il  faut  cornpt'^r  à  peu  nr^  vin^-cinq  Irlandais,  ce  qui  diminue  le  bo- 


<} 


Q96kC  RBTBB  DIB.  DKUX  MONOBS. 

taittoa^-toi7  qiii«a«&momtfitae.¥eQt  pl|i»-i«ooniidU«rk  direGtk>ii.de^w  ' 

Peel.  Il  «si  natuvel  qoe^ce  «lemieppiiotéga;  le^EÛoktm  whig*,  puîsqiik'eii  ce  «^^ 
mftDlil  ii'est>paft  ea  meaup&de  lui^uocéder.  Il  €ompt0'«ur  le  lemps^  sur  sa  su*-' 
péiôorité  cooMie  daas  les-q^estions  intérieures  et  fiaaiicièree,  pour  retrouver-Ia^ 
"  pl^ift.gvande'paeUe  des  forées  qut il  a  perdues  et  ne^  laisser  à  lord  Geoisge-BentiiMk-^ 
qu^^une- petite  pbalaage  de  pix>tectioai8tesexagéré&  Qoautà  Vaveaird»  nûnietèK 
whig«  les  éleotiouff  géoérides  en  >  décideront  e<4te  année.  -Quelques  amis 'de  lord 
Pakn^raiton  afifôctent  une  glande  eonfiaace  dans  le  résnllat  futur  de  ces  éleo» 
tiônsf  à  les  entendre,  les  tories  inaoqu0ntd'heiniaes,  et  les  whig&au  eon4raif»< 
ser  fortifient  tous  les  jours.  On  représente  les  anciens xhefs  du^  parti  tory,  $ir  R^ 
^   /    V   ^j)€9<  Peel,  siriames€raham  et  lord  Aberdeea,  comme  dispesésiisedésintéi^ 
"^  '"^^  eux-mêmes  de  toute  partioipation  directe  au  pquvoir^  pour  se  contenter  du  rôlr- 
de- soutiens  du  miinstèpe  whig.  Ce  seraitde  leup*part  une  bien  grande  abaéga-* 
lion.  Nous  avons  peinera  eroire  que  ces  Jiorames  éminens  et  leurs-amis  nese^^ 
croient  plus  d'autre  ^venif  que  de  servir  d'appoint  pour  donner  la  majoriléè 
4eurS' anciens  adversaires. 

Au  reste,  depuis  quelque^  tempa^  ai  dans  la  chambre  des  communes^  ni- dans^la^^ 
chambi^  des  lords,  il  n'y  a  eu  de  débat  politique  pcoprement  dit;  «toute  Tatlea-: 
tion  du  pariement  s'est  concentrée  sur  la  situation  intérieure  du  pays.  Cette^si« 
tuation  serait  florissante  sous  le  rapport  financier,  si  TAngleterre  n'avait  pus-^ 
d'autre  budget  que  son  budget  ordinaire  ;  malheureusement  il  y  a  le  budget  de  ' 
l'Irlande.  Pour  subvenir  aux  besoins  les  pbiS'urgens  de  cet  infortuné  p^s>,  le 
gouvernement  est  obligé  d'emprunter  200  tniilions  de  francs;  Cette  nécessité  a  ^ 
été  mise  dans  tout  son  jour  par  le  chancelier  de  l'échiquier,  sir  Charles  Wood^ 
qui  a  déclaré  en  même  temps  au  nom  du  cabinet  laisser  au  prochain  parlemeal 
le  soi  n<  de  statuer  sur  la  prolongation  de  Vincome-taxe,  qui  légalement  finit  cett» 
année.  Il  ne  faut  pas  oublier  en  effet  que,  si  le  budgetordinaire  a  présenté  u»cei^ 
tain  excédant  des  recettes  sur  les  dépenses^  cet  excédant  est  dû  à  la  taxe  géaé-^ 
raie 'établie  sur  lesrevenus  par  sir  Robert  Peel.  Vincome^ax  semble  faire  main- 
tenant partie  du  budget  normal  :  à  coup  sûr.  Usera  renouvelé.  Seulemeot  le 
ministère  whig  ne  s'est  pas  senti  assea^  fort  pour  prendre  la  responsabilité  d'mi 
pareil  acte  :  tout  le  monde  n'a  pas  l'habile  et  audacieuse  résolution  de^r  Robert 
Peel, 

Il  semblerait  qu'un  ministère  exclusivement  occupé  desembanras  intérieurs  de 
la  Grande-Bretagne  devrait  apporter  dans  les  affaires  du  dehors  une  grande 
modération  et  beaucoup  de  réserve.  C'est  ainsi,'  noua  le  croypns,  qij^  plusievs 
des  membres  du  cabinet  dont  lord  Jobn  Russell  est  le  chef  comprennent  la 
situation  et  les  devoirs  qu'elle  leur  impose;  mais  ils  ont  au-mi^eu  d'eux  lofd 
Palmerstony  et  ils  sont  jusqu'à  un  certain  point  obligés  d'acceplisr  la  solidânté- 
d'une  conduite  qu'ils  ne  peuvent  désavouer,  même  en  ne  l'appipuvaiitpasv  Les 
partisans  de  lord  Palmerston  affirment  qu/il  ne  fait  rien  sans  le  concoun^du 
cabinet.  Nous  comprenons  qu'il  ait  aujourd'hui  pour  ses  collègues  plus  d&mé- 
nagemens  qu'il  n'en  montrait  autrefois.  Il  n'est  plus  en  situation,  comme*  en 
1840,  de  prendre  à  l'insu  de  la  plus  grande* partie  des  membres  du  cabiiiet^one 
de  ces  résolutions  qui  changent  la  face  de  la  pqlitiquiB.  Il  se  voit  obligé  main* 
tenant  à  plus  d'égards  et  de  précautions.  Cependant  l'homme  est  toujours  là 
ÂYCC  ses  passions  et  ses  ressentimens.  Nous  pouvons,  sans  exagération,  écrire  - 


REVUE.  —  CUROMQVB.  9M 

ce  dernier  mot,  car,  'daos  le  laonde  diplomatique  de  Londres  et  de  Paris,  on  sait 
que  lord  Palmerslon,  en  exhalant  son  mécontentement  au  sujet  de  la  conduite 
du  gouvernement  français  dans  les  affaires  d'Esjfcgne,  n'a  pas  craint  d'ajouter 
qu'il  en  garderait  un  éternel  ressentiment.  Cest  peut-être  parce  que  cette  parole 
de  lord  Palmerslon  a  fini  par  être  connue,  que  le  bruit  a  couru,  et  la  presse  l'a 
-  recueilli,  que  M.  Guiiot  avait  écrit  directement  à  lord  Joh 
plaindre  au  chef  du  ministère  whif^  de  la  conduite  et  des  di: 
merston.  Lord  John  Russell  aurait  sui'-lc-ehamp  eommuniqu 
collègue.  De  la  presse  anglaise,  celte  histoire  a  passé  dans  q 
journaux.  La  moindre  réflexion  suffit  à  en  montrer  le  peu  dt 
ment  admettre  qu'un  ministre  français  eût  la  pensée  de  déno 
anglais  un  des  collègues  qui  siègent  à  côfé  de  lui?  Voici  sans 
donné  lieu  â  cette  étrange  invention.  Dans  un  des  salons  de  I 
vers  ces  derniers  temps,  d'une  lettre  de  M.  Guizot  à  H.  de  Jamac.  Dans  cette 
lettre,  qui  n'avait  pas  le  caractère  d'une  dépêche  diplomatique,  M.  Guizot  aurait 
exprimé  combien  il  lui  serait  pénible  de  voir  les  hommes  honorables  qui  repré- 
sentent aujourd'hui  le  gouvernement  anglais,  notamment  lord  John  Russell, 
persuadés  que  dans  l'affaire  d'Espagne  il  avait  manqué  de  mesure  et  de  loyauté. 
H.  le  ministre  des  affaires  étrangères  se  défendait  vivement  de  ce  reproche,  et 
rejetait  la  responsabilité  de  tout  ce  qui  était  arrivé  sur  lord  Palmerslon.  Il 
comprenait  que  les  collègues  de  ce  dernier  ne  lui  retirassent  pas  leur  appui  dans 
des  circonstances  aussi  graves.  Toutefois  il  lui  était  impossible  de  ne  pas  faire 
une  grande  diftérence  entre  lord  Palmerslon  et  lord  John  Russell;  s'il  se  trompait 
sur  ce  point,  il  se  trompait  avec  toute  l'Europe,  qui  reconnaissait  dans  le  chef 
du  cabiuet  whig  une  grande  rectitude  d'esprit  et  une  haute  modération.  Si  tel 
était  effectivement  l'esprit  de  la  lettre  adressée  par  M.  Guizot  à  M.  de  larnac,  on 
ne  s'étonnera  pasquc  ce  dernier  l'ait  montrée  à  lord  John  Russell,  qui  aura  cru 

'  devoir  n'en  pas  faire  mystère  à  lord  Palmerslon. 

Quand  on  est  un  ami  sincère  de  la  paix  et  de  la  tranquillité  européenne,  il 
est  permis  de  voir  avec  quelque  inquiétude  la  présence  de  lord  Palmerslon.  8» 
poifvoir;  mais  on  peut  éprouver  ce  sentiment  sans  tomber  dans  les  exagérations 
qui  malheureusement  déparent  les  lettres,  d'ailleurs  remarquables,  adressées  par 
M.  Urquhart  au  Morning-Posl.  M.  Urquhart  est  pour  lord  Palmerston  un  Tif 
adversaire;  il  serait  plus  à  craindre  encore  pour  le  pétulant  ministre  qui  a 
troublé  la  paix  de  l'Européen  ISiO,s'il  mettait  dans  quelques-unes  de  ses  accu- 
sations plus  de  mesure  et  plus  de  vraisemblance.  Sans  forcer  notre  pensée, 
nous  dirons  qu'il  est  triste,  pour  la  sûreté  des  bonnes  relations  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  d'avoir  à  craindre  chaque  matin  une  surprise,  peut-être  une  of- 
fense. Sur  quel  point  le  ministre  whig  cherchera-t-il  à  nous  atteindre?  Va-t-il 
devenir  à  Tunis  l'auxiliaire  des  prétentions  du  sultan  contre  le  bey,  pour  tenter 

'  de  faire  expier  à  ce  dernier  la  protection  et  l'alliance  de  la  France?  En  Grèce, 
H.'(k)letti  et  son  ministère  sont  suspects  à  lord  Palmerston,  qui  leur  reproche 
d'avoir  pournous  trop  de  sympathies.  Le  véritable  tort  de  M.  Colelti  est  de.  main- 
tenir l'indépendance  de  la  Grèce;  aussi  la  diplomatie  de  lord  Palmerston  yer- 
rait-çJle  sa  chute  avec  joie,  dût  cette  chute  ébranler  profondément  le  trône  con- 
stitutionnel du  roi  Othon.  On  voit  comment  se  trouve  compromise  l'alliance 
entre  la  France  et  l'Angleterre;  il  n'y  aura  pas  de  collision  directe  entre  les 


953  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

deux  nations;  mais  là  où  la  cause  de  la  civilisation  et  de  la  Kberté  réclamerait 
une  action  commune,  des  efforts  combinés  et  puissans,  rÀngleterre'^et  la  France 
se  diviseront  et  porteront  dans  des  camps  opposés  leur  influence,  qui,  réunie, 
eût  été  irrésistible. 

Le  Portugal  est  toujours  le  théâtre  des  eomplicatîoiis  les  ph»  désolantes,  et 
la  guerre  civile,  en  se  prolongeant,  épuise  les  ressources  si  miainies  qui 
restaient  encore  à  ce  malheureux  pays.  Elle  a  fait  pis,  et  d'incidens  en  iori- 
dens  elle  le  place  aujourd'hui,  par  la  résurrection  du  parti  mîguéliste,  sous 
le  coup  d'une  intervention  étrangère.  Les  fermes  modernes  du  gouvemeroeot 
constitutionnel,  rétablissement  parlementaire,  les  lots  d'ordre  général,  au- 
ront long-temps  encore  un  double  obstacle  à  surmonter  dans  ces  pays  du 
Midi,  si  différens  par  leurs  traditiont  et  leurs  mœurs  de  nos  pays  du  Nord  :  les 
habitudes  impérieuses  des  souverains,  les  habitudes  indisciplinées  des  sujets, 
semblent  rivaliser  d'opiniâtreté  pour  contrarier  le  progrès  pacifique  de  l'esprit 
nouveau  dans  ces  vieilles  sociétés.  Nous  avons  déjà  dit  ee  qu'étaient  deve- 
nues les  libertés  portugaises  sous  l'administration  des  Cabrai;  nous  avons  raconté 
cette  lutte  si  regrettable  sourdement  engagée  par  le  palais  des  Neeessidades 
contre  Tadministration  de  M.  de  Palmella;  nous  aveos  déploré  le  coup  d'état 
qui  termina  d'une  façon  si  choquante  des  hostilités  si  profondément  Inconstitu- 
tionnelles. Dona  Maria  s'est  ainsi,  par  la  faute  de  ses  conseillers  les  plus  in- 
times, précipitée  elle-même  avec  son  pays  dans  la  situation  la  plus  critique;  elle 
a  déchaîné  les  passions  de  ces  masses  paresseuses  et  violentes,  telles  qu*on  les 
trouve  dans  ces  contrées  à  la  fois  bénies  et  brûlées  par  le  soleil,  de  ces  hommes 
qui,  sans  industrie  régulière,  sans  besain  d'aisance  et  de  bien-être,  partagent 
volontiers  leur  vie  entre  les  aventures  et  l'oisiveté.  Aujourd'hui  la  guerre  este» 
Portugal  ce  qu'elle  était  il  y  a  quelques  années  en  Es|Migne,  un  amusement  ou 
un  métier;  c'est  à  peu  près  partout  la  guerre  de  partisans;  ce  sont,  dans  les 
sierras  d'Estrella  et  de  Monchique,  les  mêmes  gens  qu'en  Navarre. et  dans  les 
provinces  basques,  des  indépendans  par  excellence;  il  n'y  a  pas  plus  d'idées  con- 
stitutionnelles dans  les  citoyens  que  dans  le  gouvernement.  Les  juntes  d'insur- 
rection, dirigées  par  des  personnages  qui  devraient  avoir  plus  de  notions  politi- 
ques, ont  cependant  subi  l'aveugle  entraînement  de  la  foule;  elles  ont  commis  la 
ûiute  impUrdonnable  de  procéder  comme  on  procédait  au  moyen-âge  :  elles  ont 
déposé  la  reine  et  ouvert  le  champ-clos  aux  candidats  qui  voudront  disputer  la  suc- 
cession royale;  elles  ont  pactisé  sous  bénéfice  d'inventaire  avec  dom  Miguel,  sans 
voir  autre  chose  dans  ce  pacte  monstrueux  entre  les  libéraux  et  l'absolutisme 
qu'un  expédient  de  circonstance.  Il  n'y  a  plus  ainsi  pour  le  peuple  des  campagnes 
à  s'inquiéter  desavoir  quelle  charte  il  faut  défendre,  et,  n'ayant  jamais  bien  saisi 
les  différences  qui  les  séparent  toutes,  il  est  beaucoup  plus  à  son  aise  en  face 
de  deux  noms  entre  lesquels  on  Tiuvite  à  choisir  :  dpm  Miguel  ou  dona  Maria. 
Les  libéraux  ont  par  là  terriblement  simplifié  la  question;  mais  à  quel  prix?  en 
la  tranchdDl  contre  eux-mêmes,  grâce  à  cette  funeste  alliance  dans  laquelle  ils 
ont  tout  confondu.  Dom  Miguel  est  aussi  impossible  à  Lisbonne  que  le  comte  de 
Montemolin  à  Madrid,  et,  si  quelque  chose  peut  déconcerter  d'avance  l'espoir 
qui  semblait  ranimer  les  carlistes  à  la  suite  d'encouragemens  inattendus,  c'est 
assurément  l'opposition  très  décidée  que  l'Angleterre  ne  peut  manquer  de  foire 
aux  entreprises  miguélistes.  Lord  Lansdowne  s'en  est  très  nettement  expliqué. 


RBVUE.  —  CHRONIQUE.  953 

Le  tableau  seul  de  la  guerre  safBt  d'aiireufs  pour  en  montrer  l'esprit.  Le 
théâtre  des  hostitilés  est  double;  les  insurgés  sont'^n  force  au  sud,  dans  les 
montagnes  de  TAIemtejo,  au  nord  derrière  le  Douro.  Dans  le  sud,  la  junte 
d'£voca  pousse  des  rencmnaissances  jusqu'au  bord  du  Tage,  presque  en  face  de 
Lisbonne;  des.  partis,  lancés  d'Evora,  ont  ainsi  pénétré  en  Estramadure,  dépassé 
Setuvak,  Aleasar,  et  menacé  Almada.  Le  général  Schwalbach,  qui  commande 
de  ce  côté  pour  la  reine,  ne  peut  atteindre  un  ennemi  si  mobile,  et  le  peu  de 
forces  qu'U.a  ne  lui  permet  pas  d*attaquer  Ev<»ra;  ne  pouvant  même  répandre 
assez  decoloBiieS'daas  la  campagne,  il  est  réduit  à  la  laisser  sans  cesse  inquiétée. 
Il  suffit  d*une  guérilla  de  vingt  bommes  pour  emporter  un  gros  bourg  de  deux 
milleames;  les  employés  s'enfuient,  et  les  babitans  se  convertissent  à  la  junte. 
Que  les  troupes  royales  se  présentent,  la  guérilla  se  sauve,  les  employés  re- 
viennent, et  la  révolutioD  est  encore  une  fois  vaincue  jusqu*à  nouvelle  revanche. 
En  somme,  il  paraît  que  cette  guerre  de  surprises  ne  tourne  pas  à  l'avantage  de 
l'armée  régulière  du  sud  :  le  général  Schwalbach  a  été  contraint  de  rétrograder 
du  sud  au  nord  jusqu'à  Estremoz;  on  lui  avait  enlevé  tout  un  détachement  en- 
dormi, éparpillé  dans  un  village  ouvert,  pendant  que  l'ofGcier  jouait  aux  cartes.* 
Fiers  de  pareils  succès,  les  cbefs  de  guérillas  supportent  difOcilement  l'autorité 
de  la  junte  et  Ja  renouvellent  selon  leur  bon  plaisir. 

Au  nord  sont  les  miguélistes,  combattant  aussi  à  leur  vieille  mode  soit  dans 
les  montagnes  d'Estrelia,  soit  entre  le  Douro  et  le  Minho:  Sur  la  cote,  à  l'embou- 
chure du  Douro,  la  grande  ville  d'Oporto,  résidence  de  la  junte  centrale  des  in- 
animés, se  prépare  à  soutenir  le  siège  dont  la  menace  maintenant  le  maréchal 
Saldanha.  Vainqueur  du  comte  BomGnàTorres-Vedras,  après  de  si  longues  tem- 
porisations, Saldanha  s'est  aussitôt  emparé  de  Coïmbre,  et,  maître  de  toutes  les 
places  jusqu'à  la  ligne  du  Douro,  après  avoir  battu  les  miguélistes  dahs  Tras-os- 
Monles,  il  temporise  derechef  avec  Tespoir  de  ruiner  ainsi  Tarmée  du  comte  das 
Antas,  comme  il  avait  ruiné  d'avance  celle  du  comte  fiomCn.  Ses  lieutenans  ont 
battu  et  tué  le  général  Mao-Donald,  aventurier  écossais,  mort  en  brave  au  ser- 
vice du4)rétettdant;  ils  poursuivent  avec  acharnement  le  vieux  chef  miguéliste 
Povoas,  qui  les  promène  sur  ses  traces  dans  les  montagnes  d'Estrelia,  où  les 
Français,  du  temps  des  guerres  péninsulaires,  traquèrent  une  poignée  d  ifommes 
durant  un  hiver  entier  sans  jamais  les  joindre.  Das  Antas  fait,  de  son  côté,  des 
démonstrations  militaire  au  nord  d*Oporto,  pendant  que  l'ennemi  arrive  du 
sud.  11  semble  vouloir  braver  les  troupes  de  là  reine,  en  leur  montrant  la  con- 
fiance qu'il  a  dans  la  force  naturelle  de  la  place,  puisqu'il  l'abandonne  ainsi 
presque  devant  les  futurs  assiégeans.  Oporto,  qui  a  résisté,  en  1832,  aux  trente 
mille  hommes  de  dom  Miguel,  ne  doute  pas  du  succès  de  la  résistance  vis-à-vis 
des  sept  ou  huit  mille  hommes  de  Saldanha.  La  junte  gouverne  en  souveraine, 
et  elle  a  anmmcé  hautement  qu'aussitôt  la  déchéance  de  la  reine  accomplie,  des 
cortès  constituantes  donneraient  «  à  qui  de  droit  »  la  couronne  de  Portugal  : 
dom  Miguel  la  recevrait  à  condition  de  la  transmettre  au  fils  du  marquis  de 
Loulé,  s'il  mourait  sans  héritiers.  Si  ces  folies  politiques  d'un  autre  temps  pou- 
vaient réussir,  elles  amèneraient  immédiatement  le  casusfœderis  prévu  par  le 
traité  de  la  quadruple  alliance,  et  il  faut  espérer  que  cette  fois  l'Angleterre,  la 
France  et  l'Espagne,  obligées  d'agir  de  concert  pour  maintenir  le  drapeau  qu'elles 
ont  arboré  en  Europe,  reconnaîtraient  enfin  qu'elles  ne  peuvent  séparer  ou  neu- 


954  RSYU&  IffiS  DEUX  fliOliDES. 

traliser  réciproquement  kur  iuflueDce'saos  ouvrir  la  perte  au&iinti^gsei  «I  tux 
complots,  de  rabsolutisme. 

Notre  gouTcmement  a  publié  quelques  nouv^e8.o(lfioiette6  de  Taiti^iqiiM  tmÈêài 
connaître  Tétat  dans  lequel  se  trouve  «ette  ilcLa/iécuiité  d«  noii-fiahlrnfimnn 
y  est  assurée,  mais  la  tranquillité  n'y  ^t  point  leDeor^^complèle^^et  «nû'ftttie 
de  la  populationse  maintient  xlans  une  attitude  d'oppoMlioa  elnoteie  d'iKMÉilé. 
Des  lettres  particulières  nous  confirment  ce»  Bouvelles;feUes^onMfijl!fliir'rélat 
du  pays  des  détails  qui  ne  permettent  pas  d'illuMon  .sur  le«>i)iffîeultéSè  Tovteiiis 
ces  lettres  insistent  sur  Tintérèt  qu'il  y  a  pour  la  Franee  à  6(él«UliriclaDft«s 
parages.  Toutes  s'accordent  à  direxiue  Tiie.  dei  TftÊti  est.-ffrtiie^  ^oe  sa  pisitioD 
est  centrale  dans  TOcéanie,  que  le  pori  de  Papéété  est.<«xoeUeDt;  facile  k^àé- 
fendre,  et  présente  un  refuge*  sûr  à  notre  markie  de  guenre  el^da  OMunaroe^ians 
le  grand  Océan.  Dans  Tune  de  ces  iettres^jon  :f$Biarque.<qn()  rABgkeltrre^e 
montrerait  pas  tant  de  jalousie  et  de  mauvaise  humeur  de  nou»  noir  là,  s'ila'y 
avait  pour  nous  aucun  avantage  à  occuper  ces  points.  «  Ce  qui  é^oiàte  la  Anace 
de  ces  établissemens,  dit  cette  lettre^  ce  sont  les  i  difficultés  qui  en  sobI  ràeiiMes 
avec  l'Angleterre  :t)n  a- trouvé,  que  les  piaoâts  deces  possessions  Joi^laines- ne 
compensaient  pas  le&inconvéniens  de  discuision&qui  ontiBûlli  ébranler  reatefite 
cordiale;  mais  que  l'on  suppose  un  instant  ^ue  ces  difiicaltés  ne.  se  soient  fis 
rencontrées,  que  l'établissement  fail  eu  lieu.  d!une  jnaiiière  naturelle,  el  alors  on 
sera  moins  sévère  :  c^estcequinestarrivé^peuEMayotteL  H  y  a  peut-ètre;là<ii»niaii- 
que  de  volonté  et  de  saine  appréciation  «qui  est  peu  digne,  d^uuf^nad^^pesplek  » 

Quoi  qu'il  eu  soit  de  1^  justesse  de  cetteassertien,  onv  ne  peutnier^uckailre 
établissement  à  Tc^ti  n*aii  rencontré  de  gidwea  diffîciiltés  quineiaûnt  ^fiasc  à  leor 
terme*  Les  lettres  que  nous  avons  sous  les  yeun  montrent  que  œs  ààtàoèHéÊme 
sont  pas^aussi  .exclusivement!  du  fait  du  gouvernement  biàtanaîque  qulonsfa 
supposé,  mais  qu'elles  sont  Ame  conséquence  naturelle  de  rétal  d'un  po^fM- 
quenté  depuis  un  derait-sièele  par  les. Anglais,  converti  et  à  demi ^  etrilkétfar 
leurs  missionnaires,  que  le  gouveroement  britannique /protége.saDSidDaleviMis 
qui  sont  hors  de  sa  dépendance.  A  •ces  caus^,  dont  on  n'a^^pas  asseï  ^lau 
compte  en  Europe,  il  faut  joindre  le  caractère  des  indigènes,  dont  on  s'élait^t 
une  très  fausse  idée;  on  les  jugeait  doux,  paisibles,  asservis  :  on. les  a  tionvés 
tels  que  l'étude  de  leur  histoire,  si  on  l'avait  sue  alors,  les  aurait j fait  «oBnMtre, 
rusés,  batailleurs,  tenaces,  désireux  d'indépendance.  Enûn  on  a  rencontré  mtélé- 
ment  de  résistance,  auquel  on  n'avait  pas  songé,  dans  les  EuiTopéens  vagabonds 
qui  pullulent  sur  ces  mers,  qui  se  sont  mêlés  aux  indigènes,  et  qui,  plutôt  par 
goût  pour  le  désordre,  que  par  tout  autre  motif,  ont  pris  parti  pour  eux  et  les 
ont  poussés  à  la  rébellion . 

Toutes  ces  difficultés  ont  certainement  rendu  notre  établissement  à  Taïti  très 
pénible;  mais  le  chef  qui  a  dirigé  cette  opération  épineuse,  M.  le  contre-amiral 
Bruat,  a  montré  une  capacité  remairquable,  une  vigueur  mêlée  de  teapéramens, 
une  prudence  et  une  ténacité  qui  ont  triomphé  des  obstacles»  La  décision  avec 
laquelle  il  a  eu  recours  aux  hostilités,  le  courage  avec  lequel  les  forces  sous  ses 
ordres,  toiyours  inférieures  en  nombre,  onttsMaqué  et  battu  des  populations 
soulevées  ou  menaçantes,  ont  conquis  une  attitude  de  fi^apériorité^quevla^ule  dé- 
fensive n'aurait  jamais  donnée,  et  qgi, .  si  «elle  aéti.payéa  de.  ^luelqoee  liotioies 
regrettables,  a  hâté  certainenient  le  tcnune^de&hostiiitésiet  lai,gAimi4tfioB.Hke:  iodi- 


,^i~>tiiiwywr  98t^ 


4{|>ti>C^ft*4à  tttt  paJBJt  ê»  teqwri  ieg  tettrts  daM  aoi»»t»arl«ti9'8(iiitmiiattitt^;' 
«t^tUNLtien  faltMdt^laiipapt'  de  reniTremenl  oè«e  laissent  aller  eemx  ^m  vieiittetit  ' 
éiiiiiiela)g^i««,''o»'doit<>ecoiiaAîM  qit  celUo^mo«i  est«<fotidée.  Cette  atti^- 
tude,  conqii^parideft  détnoostrailioDB^  hardies;^  s'eât  tonaervée  jusqu'au  nnols 
d^ttewMnèresvépoifue^dea'deiniièMB  BOttveUés^'Léa  troupes  de  la>  garnison  occu-< 
paiittt}le»pei«U  psiiKifMMit  dM'IitteMl.iet'Ieft  ioiligènesoppoeaQs;  obligés  de^ee'^ 
féfogitr'daa»  TintMevr;  n'ofiaieBt«t>luA*s&  meatrer  qu'à  de'  rares  inter^ndle^ 
l)eHMnilHreMea4Mtoétioiis«u  gmrrornemeatdtt  pre«eotoftii'àwen««u  liéuj  La  sî^ 
iiiiÉfcfln;  giiirpin  riiffiiîilr  enooM»  s'éteU* doUo^'aoïéliérée,  et  On  espératit  que' le  ^ 
gettfeiiiemMii  se  dédderaHàfenti^er'on  renfbrt^de  troupes,  aftnid'àbhever  une  ' 
ptfoiâMttio»  déjà  «taaoée.<  «  Qimttd  les  '  lodiéns^  éorit^on,  auront «définiliTemettt  < 
rassiiisaaioe''4«e^nouBtvoiiloi»'ètMi  Ibrtstet^ue  noit6'reeteronsiàTaïti,41s  se  sou^ 
fntltiOiit)<Nos  paptisamsi  qm^ugMieole&lPleusiies  joufs>  depuis  nos  sucoès,  VaflFèfe^ 
mivoBli'les'kicertaiiiBvqtB'Sont  newterMn^  s^déoidekxmt;  lesepposans  iëèhiront  > 
soMikrinéoeKkéi^  Qu'on  n'liésitei<doBc  ^te^^car^  il-Taiidfaitimiéii!t  abandonner  ' 
^ise^dereeteraittsi.  d  OnTOil^que'lanièineiqveBtiottse'présettlei'paytoot  où  Ton' 
TeoÉifTétaMir.  11  ftftit  s'y  attendre,  et  le  mal  est^^ott^^etnae  pas  Favoir  prévu;  oif 
de  s'en  plainére  q«aiid  o»  a  pris  riiKtiatite*doTéoeiufation.>ll'4st'dofeie  à  désirer, 
si  Ton  n'abandonne  pas  Ta!ti,  que  l'on  persiste  dans  cette  entreprise  avec  des 
forces  suffisantes.  La  question  parait  trop  engagée  pour  prendre  le  parti  de  l'a- 
bandon. S'il  y  a  certains  inconvéniens,  n'y  a-t^il  pas  aussi  des  avantages  réels  à 
se  maintenir  où  l'on  s'est  établi?  Il  faut  ici  faire  les  choses  nécessaires  avec  au- 
tant de  résolution  et  de  persévéraB0efqi|»ide»iiiûdéffation  et  de  réserve. 

A  chaque  session,  dès' que  les  débats  de  l'adresse  sont  terminés,  la  chambre  des 
dét)uÉéB'pieBd  une  autre  pbynottMaiir.  On  se^irepose  des  émotionsiqafontdote- 
oéBstles^luMes^peiitîqaes.  Pkâ  de  séaaeespoUiqpies  pendant' plnaiesni  jours;  ^on 
n»jBe»TéBnit4tue'daa»iie8'bifttt«;4eseo«(Mssieas  travaittettl.  CTest^le  tour  des  < 
fiffiainn;  Qdehyiiss4ofa  «fgentea'OBttdéjà  été Tolé»s;r.nofann«mticelle  qm  aag-^ 
n»iHi  idtf  tsgiz»'niflle>èoiwios  4'eiiiettf:  La  chanètea  aussi- anaitéréleotioB 
delèb)Dronkla0d;ile  verdiétdajiivy  avmt  dleté^d'avanse  ladéeisia»  du  parler 
nval;  qui  aes'estfKniitifBÉIattendfè  etaétérenéiœ  àl'onaiiÉmitév  G>e8tqiieiqiie  ^ 
clKMe^d'assesBOQ^eaii  dans'nee'mmurs'piritiliqiies'qae:  l'édat  et  ila»  jolennilè  qui  i  > 
viB— snt»deiS'alUiBher  i  nae:  acoasattoa  .deicormpikNi.  Sans  deÉÉe;  les  artteles  ^ 
deiioi  qiâ  ont^ùé  appliqués  par  la  cour  d^aasises  tle  MaiBe^t-4i0i»eine  sostipas^r 
noiimaux^^maistilssoBineilkiènt. pour  ainsi-dire  dans  lei  Gode  pénal;  On  sait  a»* 
joivd'Mui^ueUés  répressions  et  quelles  peints «n  peut  demmider  à  Ja  justice  da*. 
papiw^n  fout  i  s'attendre  à  voir  les  partischefdMr  les- uns  contre  les  antres  à  ise 
fanpffiune»  arme  des  sévérités 'lobg^letnps'ovliâées  tie  la  législation/  La  ^grarre 
q«8lfMide<!toeorruplk>i»>polilique  reviendra  devantila^chambre,  quand ^celle-^i' 
«'oecttpeni'de!  la  propoiMo»*que:' vient  de  déposer  M;'  Dovergter  de  Haewmnseï' 
DhMÉDrable député  a  reprodelft dans  cette  praposltte  les  eoBdasioosipriacipalcs  ' 
daAreniamiiialM  litre  qi^^iltirieHt  de  publier^  Gcsi  améiaâom^  que  noosavons'? 
déjà  fait  connaître  à  nos  lecteurs,  seront  un  thème  inépwable*  de  débats^  parler 
mentsires^  suftout  quand^on  y  vjoftwlrii^4a(iqMBlieBidc^  iocompalibflliéB  que 
daés^^pffésentev'idei  newmaHtM7vde)fRétiraMil.tCes'tdciKrpropositteM  touchent  à  < 
to«»des:priBdpe8fondaÉsienl«iidagcni<ferncflamit  représentatif,  et,  ce  qui  n'est 
pasiKicins^gravc,  à  deshabiliideg<enaeinées4à'deBdroits^aaqniEi  etjalouxv  Les 


956  RBYUE  mS  DEUX  MOlfDBS. 

discussions  que  vont  souleTer  MM.  de  Hauranne  et  de  Réinusat  nous  feront 
connaître  si  la  chambre  et  la  majorité  de  1846  ont  sur  certains  points  d^organi- 
sation  intérieure  d'autres  tendaiBces  que  4a  i  précédente  légisbitarai  (Test  une 
provocation  adressée  par  Tôpposition  aiÉx  eooservateiifsprogrésfflste9.K 

Nous  parlions  dernièrement  de  la  nécessité. où  poHPrAit  se  trouver  le  cabinet 
d'appeler  dans  Sun  sein  quelques  hpmmes  nouveaux,  là  n- y  a  d'Ouvert  en  ce  mo- 
ment que  la  succession  de  M.  Martin- du  Nord.  Le  portefeuilledeki' justice  est 
décidément  destiné  à  M.  Hébert,  Tun  des  vice-^présideoside  la  chambré;.  En  pas- 
sant à  la  chancellerie,  M.  Hébert  laisse  vacante  la  (riaee  de  procureur-^gén^l, 
et  il  n'est  pas  aisé  de  lui  trouiner  un  suecessenr^r  Plusieurs  noms  io«l<  été  pro- 
noncés; on  a  parlé  de  M.  Boucly,  qui  a  été  vivement  recommandé  par  IL  Hébert, 
mais  M.  Bouoly  est  sans  siège  à  la  ohambre  et  sans  caractère  poétique.  M.  De- 
langie  aurait  de  belles  chances  si  Ton  ne  craignait  pour  s»  réélection;  il  n'a  eu, 
l'été  dernier,  au  collège  de  Gosne  qu'une  voix  de  majoiilé^  U  a  été  question 
ausm  de  M.  Piou,  procureur-général  près  Uoeur  royale  de  Lyon.  La  direction 
suprême  du  parquet  de  Paris  est  un  des  postes  judiciaires  les  plus:  difficiles  à 
remplir.  Il  y  faut  réunir  à  la  distinction  du  magistrat  une  sorte  de  eonsistance 
politique,  et  nous  ne  sommes  pas  étonnés  des  hésitations  du  cabinet; 


AFFAIBES  WD  MBXIOCB. 

Voici  maintenant  une  année  tout  entière  écoulée  depuis  qu'a  commencé  la 
guerre  qui  tient  aux  prises  les  deux  républiques  de  l'Amérique  du  NonL  Cest  en 
mars  1846  que  le  général  Taylor  a  franchi  les  limites  contestées  du  Texas;  en 
avril,  il  a  pour  la  première  fois  rencontré  les  Mexicains  sous  les  orcbes  du  général 
Arista;  le  mois  d'après,  il  a  livré  les  deux  batailles  de  Palo  Alto  et  de  Resaca  deUa 
Palma.  Les  Américains  ont  étendu  le  théâtre  des  hostilités  en  même  temps  qu'ils 
multipliaient  leurs  victoires,  et  pendant  que  leurs  escadres  bloquaient  les  cdtes 
du  golfe,  pendant  que  le  général  Taylor  prenait  Monterey  et  poursuivait  vers  le 
sud  la  route  difficile  qui  mène  à  Mexico,  deux  autres  corj^  d'armée  transftMtnés 
presque  ausâitét  en  compagnies  de  seftlers  s'installaient,  bien  plutôt  qu'ils  ne 
campaient,  au  nord  et  à  l'ouest,  dans  le  Nouveau-Mexique  et  dans  la  Californie. 
Aujourd'hui  la  flotte  des  États-Unis  doit  avoir  fait  une  démonstration  sur  Yera- 
Cruz;  l'armée  d'invasion  s'est  avancée  d'un  pas  de  plus  vers  San-Luis  de  Potosi, 
où  sont  rassemblées  les  forces  mexicaines  qui  barrent  le  chemin  de  la  capitale; 
elle  a  pris  Victoria  dans  l'état  de  Tamaulipas.  Telles  sont  les  dernières  nouvelles 
de  la  guerre,  et,  malgré  les  conjectures  fondées  qui  pouvaient  permettra  d'en 
espérer  la  fin,  malgré  les  embarras  inouïs  dans  lesquels  elle  précipite  les  deux 
nations,  il  devient  chaque  jour  plus  difficile  de  lui  assigner  un  terme  et  de  lui 
trouver  un  accommodement. 

On  sait  pourtant  que  Santa- Anna  n'était  rentré  dans  Mexipco  qu'avec  le  laisseï^ 
passer  du  cabinet  de  Washington.  Il  avait  positivement  vendu  la  paix  d'avance, 
stipulant  que  les  États-Unis  lui  garantiraidht  dix  années  duroat  le  pouvoir  dic- 
tatoriale, et  qu'en  retour  il  userait  de  ce  pouvoir  à  leur  profit  en  leur  abandon- 


RSTUB.  —  CHRONIQUE.  957 

nant  les  agraodissemens  territoriaux  qu*ils  ambitionnent;  mais,  à  peine  débarqué 
pour  faire  sa  révolatitffr  >^Sâttttt^\n«Mi  dômprlt  vite  qu'au  milieu  dé  l^rritation 
géoérak  4e$.  ^pnts,  il  était  impossible  à  quiconque  pstrlerait  de  paix  de  se 
maintenir  en  possession  du  ^UYemepaent.  V Herald  de  New-York  avait  publié 
la  cooYentioQ;  le  général  répondit  dans  hBepubliçano  que  c'était  une  ruse  in- 
ventée par  les  Yankee  pour  le  décrier,  et  il  se  hâta  d'aller  à  Potosi  prendre  le 
Gopamandemept  de^  troupes.  CTjSst  là  que  le  reiieht  toujours  le  conflit  prolongé 
des  partis  qui  déchirentMexico^etlasituation  que  lui  créent  à  présent  les  intrigues 
de  rintérieur  l'obligent  à  montrer  yis-à-vis  de  l'étranger  des  intentions  plus  bel- 
liqueuses qu'il  ne  lui  conviendrait^ 

D'autre  part,  à  Wa^ington,  on  s'aperçoit  chaque  jour  davantage  des  frais 
énormes  qu'impose  la  guerre,  et  l'on  s'efîraie  à  la  pensée  qu'elle  peut  encore 
continuer  un  an  avant  d'aboutir  à  des  résultats  sérieux,  suivant  ce  qu'annonce 
le  générab  Taylpr.  Celui-<;i  a  d'ailleurs  été  aussi  maltraité  par  l'opinion  qu'il  avait 
été  d'abord  exalté;  on  lui  a  reproché  avec  la  rudesse  américaine  d'avoir  accordé 
une  capitulation  trop  favorable  à  la  garnison  de  Monterey;  la  presse  Ta  harcelé 
sur  ce  toii  qu'il  fisuit  pour  plaire  à  l'humeur  souvent  rustique  des  législateurs  de 
l'Unioa  ;  «11  était  mort,  a-tron  dit,  à  l'état  de  chrysalide,,  comme  le  ver  du  tabac 
qnfudd  il  est  saisi  par  la  gelée.  »  Chagriné,  découragé,  le  général  s'est  plaint 
vivement  dans  une  lettre  particulière  qu'on  a  bientôt  rendue  publique.  Cette  lettre 
n'était  pas  de  pâture  à  relever  la  confiance;  elle  trahissait  la  faiblesse  réelle 
des  Ëtatsr-Unis.  Cela  pouvait  donner  beaucoup  à  réfléchir  d'apprendre  que  la 
chute  de  Monterey  était  «  une  occurrence  sur  laquelle  on  n'avait  pas  droit  de 
compter;  i»  qu'il  n'y  avait  devant  Monterey,  si  fort  au  cœur  du  territoire  ennemi, 
que  six  mille  d^x  cent  cinquante  hommes,  dont  les  deux  tiers  de  volontaires; 
qqe  les  cavaliers  du  Tennessee  et  duKentucky,  ayant  mis  cinq  mois  à  faire  la 
route  de  chez  eux  au  quartier-général,  s'en  étaient  presque  aussitôt  retournés, 
parce  que  la  longueur  de  la  route  avait' pris  tout  leur  temps  de  service;  enfin 
qu'on  n'avait  reçu  de  la  mère-patrie,  durant  toute  l'expédition,  ni  vivres,  ni 
moyens  de  transport,  ni  secours  d'aucune  espèce.  Il  y  a  même  eu  des  membres 
du  congrès  qui  ont  proposé  dans  les  deux  chambres  de  rappeler  les  troupes  à 
Test  du  Rio-Grande,  en-deçà  delà  frontière  disputée,  qui  ont  combattu  l'accrois- 
sement de  l'armée,  l'accession  de  nouveaux  territoires,  l'émission  de  nouveaux 
emprunts.  Rien  n'arrête  cependant  ce  mouvement  militaire  et  conquérant  que  la 
force  des  circonstances,  que  les  passions  individuelles  ou  générales  impriment 
maintenant  à  la  politique  des  États-Unis.  Le  gouvernement  de  Mexico,  en  repous- 
sant les  dernières  offres  pacifiques  qui  lui  sont  arrivées  de  Washington,  a  déclaré 
qu'il  ne  traiterait  point  avec  l'ennemi  tant  que  celui-ci  n'aurait  pas  vidé  le  sol 
national.  De  son  côté,  le  général  Taylôr  signifiait  dans  sa  fameuse  lettre  qu'il 
n'irait  point  au-delà  de  Saltillo,  parce  que  les  routes  et  l'eau  manquaient  pour 
franchir  la  distance  de  trois  cents  milles  qui  restait  encore  jusqu'à  San-Luis  de 
Potosi.  M.  Polk  n'a  pas  tenu  compte  de  ces  répugnances,  qui  perdaient  d'ailleurs 
de  leur  gravité  depuis  que  Tampico,  le  port  le  plus  considérable  après  Vera- 
Cruz,  était  tombé  aux  mains  cle  ses  officiers,  ce  qu'ignorait  le  général  Taylor  au 
moment  où  il  écrivait.  L'ordre  a  été  donné  d«  marcher  droit  sur  Mexico;  on 
a  nommé  un  généralissime;  le  congrès  a  voté  d'emblée  neuf  régimens  de  vo- 
lontaires et  dix  de  réguliers,  en  tout  cinquante  mille  hommes  d'effectif;  il  a  voté 

TOME  xvu.  62 


4MM>  BBVVl.^iMS<lDIEX  MiOmDi 

(5uBi9Beeds  28  mêlons  de  dollars^^les  biltete'^xnniaHt  au  gréées  ponléiinit»»! 
eoBYertir  ea  ciéaiiees  remboorsaMes  daiis>tiRfgtaBB  ^i»r(Jëuirerîii9q«B*4à<«»âo^ 
iérdfr  de  6  f>QUf  iOO.  La  vente  des  terres  piiblM|«e8rdeiil?le»4aaB«'élè^wrè  «MM* 
tfUEe  quelles  émigraBs^iynueiit,  dmlTouniir  les  neBsowrcefraéoftssalres'ait^iewwcgi 
des  inléffèts^età  ramortissemenl^derâmprttBli  rasméa-^leraièieseitleiiiBnl^'ierf 
tentes 'de  terres  dans^le  nouirel  élaidei<WiKaaria  ji^MiÉi{)aa>dc»BMQiiii<f«»o 
demi^miflîoa  de  dattarsi  Les op[HWt«s«atai6tttiaMiQii<é^qnfB»»4BiiBlioi»ai-fortai 
feroU  baisser  ksloBds^puUM8;lesft)iMisoiUa»oo«lffalre  moaÉè;  Lès  chasEbriisoBiD 
repoussé  à  runanimité  les  deux  bills  présentés  par'deafrmemlires  isdiéa  qm  pe»»" 
posaient  de  suspendre  inmédialetneni-etsaâs  antre  gamnlie^S'opéniAîoiis  niv 
litaires  dirigéesneontre  le  Mexique;  les  wbigs  eux-mêmes  ont  ^ni  paFîBarneèfd 
torrent  où  les  entraînait  la  fongne  gnernère des détnoorates.M. GaRiama laissé t 
répandre,  par  rintermédlaire  de  ses  amis^  qu'A  '  tenait  pour  absmriff  tout» idée ^ 
de  Tapp^ler  en  'arrière  les  troupes  américaines^  Les  chef^i  -  lés  joutnauc  da  paKf , 
dnt  reoonnra  qu'il  n'était  pins  temps  de  disputer  surles  cause»  de  la  giiene,  maisti 
qi|Hl  fallait  la  poufsuitre  activementsi  Vovt  voulait  en  finir;*  ils  se  sont  déclarés  n 
pv&to^à  donner  au  gonvemament  exécutif  tous  les  moyensqo'M  hût  faudrait  pour 
obten»  «  une>paix  conquérante.  » 

Disons  maintenant'lagsande'  raison  de  cet  enthousiasme* d^apparence  ai  mili^  - 
faire,  /^r^iv  /{m«Ma%  comme  les  Anglais  surnomaMut  le  peuples  aniéricaia, . 
ne  pousse  •paS'd'onttDake  le*  patriotisme  jusqu'au  désinÉéressementi'ei^'s'ii'n'y  ** 
avait  sous  jeu  que  -l'orgueil  «national  engagédans  uneiluttè^  trop  ioiig^éiaips  in-* 
décise^  on  ne  paierait  fpaa  volontiers  si  cher  une^satisfaetiefB  ^puvemant  idéale.  La  j 
presse  américaine^  s&  livre  bien  à  de  pompeuses-  déelamatians  «n  irhonneuv  âm  u 
vasta^tcmriqttt  s'ouvre*  devant  l'Unleft^elle  voittléjàle  caMnet  de  Wa^ngCon 
rég«er>  sur-  l'Océan  Pacifique^  après  avoir  isubjiigué  rAmériqpia  'enlièito,  et  elia  ^ 
menaee  assez  naïvement  l'Europe  de  transpianlBr  de  force,  au'sein  des  vieittea 
n«AioBs*qqi  l'babiteat^  les.Jeaaes institutions  répubUcaines -du  Nouveau-4ionde« 
Dairière  cette^  faotasmagorie'Se  jouarcepenéant  le  dramêf «sérieux  et  véritaMe; 
les  imagi^tions  s'égavent  peut-ètKe  à'pkûsir  dans  ees  horizons  lointains,  les  ; 
intérâts^na  s'y  trompent  pas  et  vont  au  plusieotift.  Pendant  qu'on  prôohe  la  co»- 
q^tèleuniverseUei^  onfoelonisa^plaoo  partplace  les  territoiffris  mexicains»  e^ 
camper,  en  «anamiSytofty  ti^availlret  l'on^a^y  arrange  en  propriétaires  paiaiblea.^ 
Cette^^p^p»lntiion>rtoafonrs  ^poisflrtrtfe^nsid&^piiupérisH»  atteint  d^  dans  le»  < 
gcandS' centres  de  l'eaeBt'«e«fréotpitevér»iBesaxtr6mîléa<natfrelles  que  la  vie^* 
toire' vient  derattMbar  aux  Ëtâits^Unis>,'san8  mtawqns  le droil^ieè  traités  ait  • 
eaeorei  confirmé  loar  possession-.  Pour  la  fonte» «incessaimmint  renouvelée 'des 
seitiars^ûy  alà  uaieirrésistible'tentationi  des  débouchés  pbis mvaatagaaoD  et  ^ 
plps  sûrs  que  les  défncbemens,  qiie  les  déserts  du  nord  et  dti<iiard«iMM8t;>c0S  i 
gl0ndsfieuvas.qitt  baignant  les  beaux*  sites  du  Non?geawMarti<|Mn mUfciJrt  ^ûéékh- 
reUe«enti>iB&p]iiaqt]»)lesâp«esfrégifSns>dasinantsrAlk^  9éÉéraLla|lati> 

att4ieu  dS'maPGiinr  suiaiaueet^.voillaiÉi6imt>laaienlfibC^ 
entroleddeugb-mersjusqD'ÀiftàMtaur  de^rânpèeo/el  dife«ttioitekl«rM«lncàiBVs: 
4  Chasses-^nous  si  vous<p<hm6b.  »'I1  changeait  ainsi  de*  rôle,  et  pa<isait  de  Ta^ 
fensive  à  la  défensive.  Si  4»n^lui  ordonne  aujourd'htii  dr  continntr  sa  route  vers 
le<sud/*c'eat'i>ottt^as8ttiiefî><déâÉlltivement  et  pbis  vite  à  l'IJnioB  les  contrées  da 


« 

.,iiQrd.4u'ell0  a,  44i^^IM}^tée&< siennes,  Sa^tdrEé»  IMiiM)uui'el^^aJClri»f<ii)«i^, 
»vtout£&  j^omplies^  ^|ir4«iBi^t  d^ocquimni^  tsUDjéric^ns. 

,  C^&^shmém9ius^smU  l^  -  yihis  wS(MivQatd5aii&  doute,  dfiSf^eHc^eD&'dQ.  £^«b«  ilftte 
..  que  r£ui;ope  M^1^eorWa«sea1^lX]9urfd^^Ët^U4Jnis^eettâi^ 
y  ttBueUadoyieBdralUu)  péril &'il  n'y  «vait  pour.elle.les.TpiesidléQMdfiweoliiiui 
;  rutUise^t;.0Ue4f;Tif»l><|tUt€antrAir^«u9 élémeotde mbess^et dei()i>^«ftltQO«des 

du  noaiesBtxOÙ^r'QfiMieuUa,  éi^tribuei^  ooiAme  il.faut^.saQs.eoc«j«A^eis  L#(p^i 
^.des  ,n^/(/l^iqi4^^l^e41a9McM?ai9û«9«  dAPS  le  iK>rd  «veâ^ftutomt  4'cpiWiitieté 
.;  qu'on  .eQ.^oet.à^lcf  tpratiqgec.diuiA.la  PUta»  le  {ii^ti  de»iiq^«  i$s^^ie;iIlttUle- 
.^«lexit  d^ansitey.^ce  flpt  dQ%{)9pi0j»tion  étraj^ère;  U  a.  tout  iréoemmefU  deoMuidc 

qu'où  refuAàti'accès  de^|X)vt«  de  rUnion.AuXiarmaa)$re:ipulsés.par  leuf  pto^tre 
^  patrie  conuu^  pauvres  oik:.«oix>«ief  coiiuHiels;  U  ne  léus^ijra  pasw  JLa  gvandeuriides 
..  Étatft4Jais,oW4^  p^portioiui^rf  fiur.leuiiterritoire^k^ 

de  mUlestcarsés  ;  rUUooiSif  leiliclfa8^«  l^'^iscoofiia  et  rio^va^sevaioolidefiiCiiéa- 

tions  ;touti  eiMroipé^iies,isi  IISimpe.jQetse.  UausfouDait,  pouc  •ainsi  ^Ure^.  souarce 
,  régime  nouveau  .^ueJuifii^poseï udq  vie  uouvelle«.Les^  AUeiuauds. sout^,  à'Oi^p 
V  sûr,  la  portÂ^nia  pluaiacjtii(evila»plu«»Âudustriûuse  de  rétQigEaiion;^Lce  jbou^  c^ux, 
.  àce  qu'U.pacaitib  guis^jelten^  aur^le^Me^que  a\e<xle.plu&  d'acdeur;.oe,^Q!n4.m]x 
^  quilormoatleftplu3  golidesidetAou^fVea/CQcpfrVDlonUuresiy  paicc^quiaux  habitudes 
. > mécaniques' de  teur lAJsripto^tpriaiita^e^ ^  joignent^  nous  4it-on  ^.mx  le  sol  de 
i  leur  récente  patrie,. les  til)ires.alUiFe»<de^  vrais  républicains.  Cet  empreseeia^t 
^  est  au  fond  moins  guerrier  qu'il  n'a  l'aie  ide  l'être  :  tout  l'ouest  ressembte  ina*n- 

ten^t  au,campde  WalleiiSiteui^«tot  il  y  a  «de  mouvement  et  de  démonstialÂâns 
vimUitaires;mai$,^ûes^scykiatS)4qui(  partant  desi  grand  ceeuri,  ce  ne  sont  que  tées 
..«olons  enquête  diun  iétaWÂs^emeul.  I^géoésal  Keameji  aécrit  au  gouvennwnevit 
s,qu'il  no.lni  serait  ^spoflsiU^i  delirerisoQifannéâ  dup^stouelle  e^  d^è^tout 
fv^assise^^tiqu'ilMait  ai^l^us.vMe  cégulariien  cette  société  4^à  naiasaAte  ea,an- 
.jiaiantrie  Nouveau-Me)|ique  ve4  le^Gali{imjye3)fPûUF»eo,pai|ager  les  terres. 

^  Cette  annexion,  quit.9ëaibleiinévitablei««efa  cependant  à  coup  Aur  unetcaiise 
.  d'embarras  sans  âa^uu.  gnand  troiiJ^le((de':plu*idaii&  la  pcditique  intérieurenles 
;  États-Unis.  Les  neuf  (dixÂènieft  de.  la  fiatioxi:  la  veulent  ;absohiment^  et  neiusavins 
.montré  l'intérêt  qu'il»;Qntk  à  la  iVouk»ir;>  ilsne  se. dissimulent  pas  davantage  le 
,  péril  qu'ils:  courront  en  Uobitenant  ;  ceine^serarieft. moins,  qu'un  nouvel  élé- 
,  ment  de  division  dan&cette  fédération  y  qui  compted^à  tant  d'élémen6<  sépara- 
tistes. La  question  de  l'esidayage  esty  on  le.  sait  ^  aux.  États-Unis  une  question 
/pditique  beaucoup  plua  que  reyiigieuseetimorale;  c'est.une  question  de.prépon- 
t.dérance  entreles  étatstdu.sudetdunocd.  U  ^lallu  dès  ie^  principe  trouverune 

combinaisonvqui  équilibrât  dansie^oongrès  les  forées  ^respectives  des  étatssmal 
^peuplés  dtt^midi^etdeS'démociiMtie&.populeiise»  du  nord«  Si  les  grands  ipfoprié- 
.ftaires  de  la  Géoi^ie  et  des  CaroUnes,  clair-semés  comme  ils  L'étaient  sur  leurs 
:;  vastes  campagnesy  n'avaieai^t  pas  pesé  individuellement  dans  le  système  électoral 
,  d'un  poids  plus  lourd  que  tel  ou  telpe^t  marchand  de  Ne^^York  ou  duKassa- 
.  chusetfs,  ils.  auraient  été,  sans  résistance  possible^  écrasés  par  le  .nombre  ;  illiit 
..  donc,  décidé^  pour  compenser  la  difTérence^  que  les  esclaves  destplanteurs;du 

midi  seraient  représentés  par  leurs  maîtres  et  comptés  vis^-vis  de^.tdancs  dans 
'  la  proportion  de  cinq  à  deux;  la  possession  de  cinq  cents  nègres*  donne  ainsi  le 
,.  mèm«^Klroit  que.  deux  cents  voix  d'homme&ilibresk  Geiaivangement,  aocepté 


960  RBYUB  DVS  DEUX  MONDES. 

jadis  volontiers  par  les  états  du  nord ,  est  à  la  longue  devenu  Tobjet  des  récri- 
minations les  plus  amères;  les  abolition istes  élèvent  des  griefs  de  toute  sorte 
contre  cette  représentation  factice  des  esclaves.  Qu'arrivera-t-il  aùjounfbni  de 
ces  récentes  conquêtes,  plus  étendues  en  territoire  que  ne  le  sont  les  treize 
états  primitifs  de  TUnion?  Les  états  du  sud,  qui  les  avoisinent,  prétendent  y 
importer  leurs  esclaves  et  y  assurer  à  leurs  citoyens  les  droits  politiques  dont 
jouissent  chez  eux  les  propriétaires  de  nègres.  Les  états  di/  nord,  qui  travaillent 
assidûment  à  diminuer  la  part  d*autorité  du  sud  dans  la  fédération ,  soutien- 
nent que  les  nouvelles  annexes  de  la  république  ne  doivent  pas  ain^i  tomber 
sous  le  joug  exclusif  de  leurs  rivaux ,  et  craignent  déjà  de  leur  voir  reprendre 
Fascendant  qu'ils  ont  perdu  dans  le  congrès.  Au  fond ,  la  difficulté  n^éxislert 
qu'en  théorie  et  ne  se  présentera  guère  dans  la  pratique.  Le  riz,  le  sucre  et 
le  coton  sont  les  seules  productions  qui  paraissent  exiger  le  travail  servile;  le 
climat  modéré  de  la  Californie,  la  culture  des  céréales,  Tindustrie  de  la  pèche, 
qui  sont  ses  vraies  ressources,  appellent  naturellement  des  ouvriers  libres.  Pour 
porter  ainsi  sur  une  abstraction ,  le  débat  n'en  sera  peutrètre  pas  moins  vif  au 
congrès,  parce  qu'il  restera  toujours  débat  de  prééminence.  Le  tarif  de  1846  a 
élevé  une  barrière  entre  le  sud  et  le  nord;  le  sud  sent  plus  que  jamais  le  be- 
soin de  multiplier  ses  représéntans  :  il  n'a  qu'une  voix  contre  trois  dans  la 
chambre  basse,  où  le  nombre  des  députés  de  chaque  état  est  proportionnel  ao 
chiffre  de  la  population.  Au  sénat  seulement,  où  Ton  vote  par  état,  chaque  état 
n'envoyant  que  deux  sénateurs,  quelle  qu'en  soit  la  population,  le  sud  est  tou- 
jours certain  de  gagner  en  importance  à  mesure  que  les  accessions  de  territoire 
augmenteront  le  groupe  qu'il  forme  dans  la  tédération.  Si  maintenant  les  deux 
grandes  parties  de  l'Union  ne  savent  pas  trouver  encore  un  compromis  et  ré- 
soudre à  l'amiable  la  difficulté  qui  les  met  de  plus  belle  aux  prises,  ce  sera  ooe 
lutte  intestine  dont  on  ne  peut  prévoir  les  conséquences,  pour  peu  qu'elle  se 
prolonge.  L'Union  est  encore  comparativement  récente;  les  intérêts  locaux  ne  se 
sont  pas  assez  développés  pour  obscurcir  et  cacher  l'intérêt  suprême  de  la  gran- 
deur générale;  plus  elle  s'étend  néanmoins,  plus  les  affinités  qui  en  joignaient 
les  membres  deviennent  fragiles.  On  a  déjà  vu  dans  la  question  du  Missouri  les 
députés  du  sud ,  réduits  en  minorité  impuissante,  menacer  de  quitter  leur  siège 
et  de  ne  plus  reparaître  au  congrès.  Rien  ne  serait  plus  grave  pour  Tavcnir  des 
États-Unis  que  l'accomplissement  d'une  pareille  résolution,  et,  si  la  conquête  des 
provinces  mexicaines  devait  jamais  l'occasionner,  les  vaincus  seraient  bien  ven- 
gés. Un  député  du  Texas  se  plaignait  dernièrement  des  mauvais  procédés  de  la 
majorité  du  congrès  et  des  injustices  du  gouvernement  :  il  regrettait  tout  haut 
l'annexion.  On  lui  répondit  par  des  éclats  de  rire,  et  un  Pensylvanien  s'écria  : 
K  Les  Texiens  ne  voudraient  plus  de  l'annexion,  soit;  mais  qu'ils  sachent  bien 
que  cet  état  une  fois  incorporé  a  été  scellé  dans  nos  cœurs  par  des  crochets  d'a- 
cier. »  Malgré  ces  rires  et  cette  éloquence  pensylvanienne,  nous  croyons  que  ces 
sourdes  dissidences  pourraient  bien  un  jour  ou  l'autre  amener  de  graves  com- 
plications, et  ce  n'est  peut-être  pas  sans  péril  pour  elle-même  que  l'Union  se 
rapprochera  de  ces  républiques  espagnoles  du  midi ,  toujours  disposées  à  se 
fractionner,  à  se  subdiviser  sans  fin. 

Le  Mexique  a,  depuis  long-temps,  subi  Finfluence  de  cet  esprit  d'isolement 
local,  d'indépendance  provinciale  qui  ruine  presque  tous  les  états  de  l'Amérique 


REVUB.  —  CHRONIQtJS.      .  9M 

du  Sud.  On  sait  comment  il  a  perdu  le  Texas.  L^Yucatan,  qui  ayait  proclamé 
son  émancipation  en  1842,  n*a  guère  fait  qu^iine  soumission  nominale;  les  deux 
provinces  UaS^^ophes  de  Tabasco  et  dé  Chiapas  sont  toujours  prêtes  à  se  joindre 
à  lui.  IjCS  pronuhéiamientos  soiûhyeni  à.tout  moment  des  districts  entiers,  sans 
autre  raison  que  de  favoriser  F  introduction  des  marchandises  de  contrebande. 
Le  principe  de  séparation  est  même  ouvertement  arboré  sous  le  nom  de/édé-- 
ralisme  :  c^est  un  mot  d*ordre  politique,  et  les  centralistes  luttent  péniblement 
contre  la  dissolution  qui  menace  la  nationalité  mexicaine. 

On  ne  saurait  imaginer  la  situation  déplorable  dans  laquelle  se  débat  aujour- 
d'hui cette  société  singulière,  à  la  fois  barbare  et  corrompue,  vaincue  certaine- 
ment par  les  vices  organiques  de  sa  constitution  bien  plus  que  par  des  ennemis 
dont  tes  vertus  militaires  sont  au  moins  médiocres.  La  crise  déterminée  |)ar  la 
guerre  a  fait  ressortir  de  la  manière  la  plus  curieuse  et  la  plus  triste  Timpuis- 
sance  radicale  de  cet  état  né  d'hier.  Ce  qui  perd  le  Mexique,  c'est  Tincurie,  la 
mollesse  de  ses  premiers  citoyens,  de  la  classe  qui  semblait  appelée  à  le  régé- 
nérer, la  classe  des  grands  propriétaire^;  c'est  l'agitation  désordonnée  d'une 
autre  portion  de  la  race  créole,  qtii,.  privée  des  avantages  de  la  fortune  sur  une 
terre  où  il  n'y  a  guère  de  petits  domaines,  a  cherché  la  fortune  dans  le  pouvoir, 
et  exploité  sans  les  digérer  les  idées  les  plus  avancées  du  radicalisme  européen; 
c'est,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  le  défaut  de  sens  national;  c'est  par-dessus 
tout  la  mobilité,  l'inintelligence,*  on  pourrait  presque  dire  l'enfance  encore  sau- 
vage, qui  caractérise  la  masse  du  peuple.  Une  poignée  d'hommes  se  dispute 
les  faveurs  de  cette  foule  capricieuse  et  la  soudoie  avec  l'argent  dont  on  dé« 
pouille  le  trésor  ou  les  particuliers,  oligarchie  sans  cesse  retouvelée,  grâce  à  des 
lois  électorales  qui  confient  tous  les  droits  de  citoyen  aux  Indiens  même  les 
moins  policés. 

Tels  sont  les  élémens  en  lutte  sur  cet  étemel  débat  du  centralisme  et  du 
fédéralisme.  On  comprend  que  \e  fédéralisme  est  par  3on  essence  une  carrière 
ouverte  aux  agitations  démagogiques,  le  centralisme  un  reftjge  quelconque 
pour  tous  les  besoins  d'ordre  et  de  paix.  On  comprend  aussi  que  cette  dernière 
opinion  ne  peut  résister  à  Tautre  et  remporter  qu'à  la  condition  de  s'appuyer 
sur  un  parti  militaire  qui  l'exploite  et  la  domine.  Telle  est,  en  somme,  la  raison 
des  étranges  succès  qui  marquent  jusqu'au  bout  la  carrière  de  Santa-Anna;  tello 
est  la  vraie  force  avec  laquelle,  sorti  triomphant  de  toutes  les  vicissitudes,  il 
réussit  encore  à  se  faire  déférer  la  présidence.  Il  garde  l'armée  pour  lui,  et,  sûr  des 
baïonnettes,  il  s'impose  aux  centralistes  comme  aux  fédéralistes.  Santa-Anna  n'a 
jamais  eu  qu'un  jeu,  et  ce  jeu  Ta  toujours  favorisé  :  remuer  le  pays  à  l'aide  des 
démagogues  fédéralistes,  traiter  avec  eux,  arriver  sur  leurs  épaules,  et,  maître 
du  pouvoir,  les  repousser  du  pied  en  se  déclarant  le  protecteur  exclusif  de  ces 
malheureux  centralistes,  toujours  prêts  à  tout  souffrir  de  son  despotisme  régu- 
lier, pourvu  qu'il  les  délivre  des  exactions  et  des  violences  du  parti  démago- 
gique. 

A  travers  tous  ces  mouvemens  sans  but  et  sans  fin,  un  nouveau  parti  semble 
prendre  racine  au  Mexique,  et  cette  fois  du  moins  ce  serait  un  parti  vraiment 
politique  et  non  point  comme  d'ordinaire  une  association  de  spéculateurs  tentant 
un  coup  de  main  pour  piller  la  douane.  Ce  parti  a  déjà  de  la  consistance,  parce 
qu'il  se  propose  comme  résultat  de  ses  efforts  l'accomplissement  d'une  idée  na- 


U^^  IIBVUB  0B9  DEUX  MONDES. 

tionale^  U  restauration  dé  la  monarchie  daçs  ces  contrées  si  long-t^mpsgouTer- 

/  nées  par  la 'monarchique  Espagne.  La  chute  d'Hurbide,  en  182^avait  découragé 
les  adorateurs  trop  empressés  de  sa  pourpre  impériale;  avec  pras  de  saag-fn&d 
et  de  maturité^  Ton  a  repris  ai^jourd'hui  cette  idée  qui  n'avait  alors  abouti  qu'à 
un  avortement;  on  la  suit  avec  patience,  et  Ton  brave  assez  résolument  de  nou- 

"  veaux  échecs.  Le- général  Paredès  n'était  arrivé  à  la  présidence,  d'où  Santa- 

Annâ  Ta  'précipité,  que  pour  travailler  au  plus  prochain  succès  du  principe  mo- 
narchique; mais  il  l'avait  trop  ouvertement  proclamé  dans  son  manifeste,  et  il 
fut  obligé  de  se  rétracter  plus  ou  moins  devant  le  congrès.  Les  monarchistes  se 
trouvèpent  ainsi  livrés  sans  défense  à  la  rancune  des  fédéralistes,  qui  ne  b 
épargnent  guère,  et  Paredès  lui-même  fut  renver^  comme  on  l'a  vu.  Le  Tiem^, 
orgiMie  de  cette  opinion,  cessa  de  paraître,  et  tous  ceux  qui  la  professaient  ont 
dû  se  renfermer  dans  un  prudent  silence  devant  une  réaction  victorieuse.  Le 
cabinet  de  Washington  a  d'ailleurs  activement  combattu  ces  tendances  si  con- 
traires aux  institutions  qu'il  voudrait  propager  dans  toute  l'Amérique;  il  entre- 

^  tient  à  Mexico  même  de  nombreux  émissaires,  et  il  ne  s'est  point  caché  d'avoir 
contribué  beaucoup  à  la  chute  de  Paredès  pour  le  punir  de  ses  velléités  nloaa^ 
chiques.  Voilà  certes  une  intervention  plus  redoutable  encore  pour  les  monar- 

.  chistes  que  l'opposition  intérieure  des  fédéralistes  radicaux. 

Nous  croyons  cependant  qu'il  y  a  là  des  chances  réelles  d'avenir;  tous  les 

-  centralistes  modérés,  tous  ceux  qui  ne  veulent  ni  de  la  loi  du  sabre  ni  de  U 
loi  des  clubs,  se  rallient  intérieurement  à  la  pensée  d'un  régime  aussi  (eme, 

-mais  moins  tendu  que  la  dictature  d'un  président  comme  Santa-Anna:  Mai- 

'Mieureusement  ce  défaut  d'esprit  public,  cette  timidité,  cette  inertie  que  nous 
«von»' signalés  paralysent  leurs  intentions.  Quelques  hommes  seulement  ont 
psé  se  mettre  en  avant  avec  courage,  et  parmi  ceux-là  nous  citerons  surtout 

^  M.  Guttierez,  ancien  ministre  des  affaires  étrangères,  qui ,  il  y  a  quelques  an- 
nées déjà,  proposa  hautement  la  transformation  de  la  république  en  monarchie 
•oomme  la  seule  voie  de  salut  qui  restât  au  Mexique.  Ce  que  voudraient  surtout 
ces  rares  citoyens  d'une  patrie  trop  abandonnée,  ce  serait  que  l'Europe  vint  à 
leur  secours  et  qu'une  grande  conférence  sauvât  la  nationalité  mexicaine  comme 
elle  a  restitué  la  nationalité  hellénique,  en  lui  donnant  une  souche  royale.  L'état 
actuel  de  l'Europe  se  prête  malheureusement  moins  que  jamais  à  des  combinai- 
sons de  ce  genre,  mais  on  ne  saurait  s'empêcher  d'être  frappé  des  considérations 
d'intérêt  tr^  direct  par  lesquelles  les  monarchistes  mexicains  s'efforcent  d'attirer 
sur  eux  l'attention  européenne.  Les  Américains,  disent-ils,  vont  pénétrer  au 
ctBur  des  districts  des  mines.  L'Europe  sera  privée  tout  d'un  coup  des  20  millions 
de  piastres  (100.  millions  de  francs)  que  le 'Mexique  verse  tous  les  anssur$es 
marchés;  qu'elle  calcule  les  conséquences  de  cette  perturbation!  Les  Américains, 
toujours  à  court  de  numéraire,  garderont  avidement  pour  leurs  entreprises  in- 
térieures^ cette  masse  métallique  qui  jusqu'ici  avait  alimenté  les  capitaux  euro- 
péens et  contribué  partout  à  réduire  le  taux  de  l'argent.  Jusqu'où  ce  déficit  ne 
se  fera-t-il  pas  sentir?  Nous  croyons  pour  notre  part  qu'il  y  a  là  une  face  de  la 
question  américaine  qu'on  n'a  point  assez  étudiée. 

Tel  est  d'ailleurs  le  désordre  qui  règne  dans  touteà  leà  fonctions  de  la  répu- 
blique mexicaine,  qu'on  se  refuse  à  penser  qu'elle  ne  doive  point  tomberen  pousr 
sière,  si  quelque  secours  inattendu  ne  [ui  survient.  Des  généraux  qui  laissent 


ieitPtscAdato  a»  feu  pour  se  cacher  sous  4es  ^oâte^  d*une'égyse,(Com«R*Adiw>* 
pudia>et  Req«|lBa  4  HoalereyvdessoklaU^qiii-  traînent  «toc  eur  leurs  femmes; 
leum'Coiicubtaes  et  leurs-  eufans^  qui  a*oiit  souvent  pour  armes  t[iie  des  kaùg;  <  - 
qui  se  débandent^  Qfi^iers-en  téte^  au*  premier  brnil*de  ia<lusiUadev  "comme  dans  !^ 
la  bataille  du  Rio-Grande;  quelques  méchantes  pièces  de  campagne  mal  mon- 
tées et  mal  servies,  ce  sont  là  toutes  les  ressources  militaires  dont  Santa-Anna 
aura  dû  faire  quelque  chose  dans  ses  retranchemens  de  San-Luis.  A  Mexico,  il  j 
e  cinq  ou  six  canons  de  petit  calibre  qu'on  y  a  laissés  pour  les  salves  de  céré- 
monie. La  milice  dite  nationale  est  divisée  en  deUx'  bandes  :  les  leperos,  de  v^ 
ritables  lazzaroni  qui  ont  vendu  leurs  armes  et  pillé  les  casernes  où  Ton  avait 
essayé  de  les  enrégimenter;  les  bataillons  fournis  parle  commerce  et  Tadminis- 
tration ,  et  qui ,  trop  heureux  d'avoir  désarmé  à  prix  d'argent  leurs  redoutables 
camarades,  gardent  la  ville  contre  ces  brigands  de  Tintérieur  sans  trop*  savoir 
comment  ils  la  garderaient  devant  l'ennemi .  Le  gouvernement^  pour  avoir  de  -i 
l'argent,  frappe  d'empcunts  forcés  les  gros  propriétaires,  ou  traite  avec  les  oapi^ 
talistes  étrangers  en  leur  donnani  hypothèque  sur  les  biens*du  clergé.  €elui*d  ^ 
exaspéré  ne  serait  pas  très  loin  de  reconnaître,  ou  la  dictature  de  Santa- 
Anna,  ou  la  domination  des  Yankee  ppur  échapper  à  cette  ruine  immiaente. 
Partout  on  vit  au  jour  le -jour.  Le  président  Salas,  que  le  nouveau  congrès  a  •• 
remplacé  par  Santa-Anna,  était  un  homme  faible  qui  a  laissé  ses  ministres  tr»-  • 
fiquer  de  la  chose  publique'  avec  une  impudeur  révoltante  au  Mexique  mème^ 
Tout  ce  que  Santa-Anna  fera  de  mieux^  ce  sera  peut-être  de  trafiquer  pour  son* 
compte. 

Cependant  il  est  tenu  jusqu'à  présent  en  bride  par  la  vigueur  avec  laquelle 
manœuvre  le  parti  fédéraliste.  Ce  sont  les  fédéralistes  qui  t'ont  rappelé  en  haine 
des  intentions  monarchiques  de  Paredès  comme  ils  l'avaient  chassé  lui-même 
dix-huit  mois  auparavant  en  haiae  de  sa  tyrannie.  Tant  de  fois  trompés  par 
l'astuce  de  Santa-Anna,  ils  sont  aujourd'hui  sur  leurs  gardes.  Santa-Anna,  de 
son  camp  de  San-Luis,  avait  publié  un  décret  qui^e  désignait  d'avance  comme  « 
le  chef  souverain  de  la  république.  Les  fédéralistes  l'ont  donc  nommé  président; 
mais,  obligé  de  rester  à  la  tête  de  l'armée  dans  l'intérêt  même  de  sa  popula-» 
rite,  il  a  dû  accepter  un  collègue  qui  n'est  en  réalité  qu'un  surveillant  jaloux;  ^ 
on  a  nommé  à  la  vice-présidence  le  docteur  Gomez  Parlas,  le  chef  des  exaltés, 
qui  s'était  déjà  trouvé  au  même  poste  vis-à-vis  de  Santa-Anna.  Le  cabinet ,  à 
l'exception  à'an  seul  ministre,  a  été  composé  dans  le  sens  radieal^  et  Santa-Anna, 
malgré  son  décret  impérieux  de  San-Luis,  doit,  comme  chef  de  Farmée,  suivre - 
plus  ou  moins  les  ordres  qui  lui  viennent  de  ses  ennemis  secrets' étabUsau/i 
centre  du  gouvernement  comme  chefs  suprêmes  du  pouvoir  exécutif.  Cette  sitiift^' 
tiou  à  la  fois  violente  et  fausse  ne  peut  ni -durer  ni  se  résoudre  sans  denoaToans  • 
bouleversemens.  Santa-Anna  promet  secrètement  à  ses  officiers  de  les  ramener 
bientôt  à  Mexico  pour  jeter  à  bas  tout  l'édifice  de  l'autorité  civile  et  renverser  la  r 
tyrannie  fédéraliste.  Les  fédéralistes  poussent  d'autant  plus  à  la  i  guerre  «pour  r 
écarter  Santa-Anna,  pour  compromettre,  s'il  est  possible,  dansqu^lque^mésa-  - 
veoture  sa  renommée  militaire  déjà  fort  entamée.  Ils  se  servent  d'aiUeorS'dii  pou- 
voir en  gens  qui  sont  à  la  veille  de  le  perdre,  et  la  population  de  Mexico  passe  : 
ainsi  par  les  transes  les  plus  cruelles  sans  qu'il  y  ait  de  garantie  d'aucune  part 
ni  pour  les  personnes  ni  pour  les  propriétés.  On  comprend  bien  que,  désespé-* 


964  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

rant  d'une  nationalité  qui  s'éteint  sans  presque  avoir  duré  parce  qu'elle:  n'a 
pas  conscience  d'eW^r^jftèpi^y^le  pçu  ^'j^oij^mes  courageux  qui  restent  encore 
au  Mexique  ne  reculent  pas  pour  sauver  leur  patrie  devant  les  moyens  les  plus 
extrêmes,  et  vienrietit  haMiiÀent  invoquer  le  Secours  de  l'Europe. 


REVBE   LITTÉRAIRE. 

Le  spectacle  que  donbe  eu  ce  moment  la  littérature  sîmpli6e  singulièrement 
la  tâché  de  la  critique.  Jamais  le  silence,  à  l'égard  de  certains  romanciers,  ne 
nous  a  été  pins  facile.  Ceux  mêmes  dont  nous  avions  si  souvent  condamné  les 
écarts  semblent  se  plaire  à  nous  donner  raison.  Si  sévère  que  pûttee  notre 
langage,  il  n'égalerait  jamais  en  cruelle  précisi(m  les  aveux  qui  leur  échappent, 
depuis  qu'ils  plaident  au  lieu  d'écrire.  C'est  là  p^ur  nous  un. triste  avantage,  et 
dont  nous  ne  voulons  pas  nous  réjouir.'  Nous  avons  quelquefois  suivi  le  roman 
quotidien  dans  l'arène  bruyante  du  feuilleton,  nous  ne  le  suivrons  pas  dans  cette 
autre  arène  où  il  défend  aujourd'hui,  on  sait  en  quel  style,  des  intérêts  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  la  cause  des  lettres.  Constatons  seulement  un  point  que  ces 
étranges  débats  auront  du  moins  mis  en  lumière  :  c'est  que  la  lassitude  n'est 
plus  seulement  dans  le  public,  elle  est  chez  les  écrivains  dont  la  plume  affnHitait 
le  plus  résolument  les  hasards  de  l'improvisation,  elle  est  aussi  chez  ceux  dont 
lé  patronage  intéressé  n^a  eu  trop  long-temps' que  complaisance  pour  feurs  plus 
folios  prétentions.  Il  n*y  a  rien  là  qui  doive  nous  surprendre.  L'alliance  conclue 
entre  les  premiers  et  les  seconds  devait  aboutir  tôt  ou  tard  à  de  pareils  conflits. 
Un  succès  constant,  une  fécondité  intarissable,  étaient  les  conditions  de  ce  pacte 
que  le  premier  échec,  les  preii\iers  symptômes  d'épuisement  devaient  rompre. 
Aujourd'hui  Timpossibilité  d'un  accord  durable  entre  des  exigences  incompa- 
tibles est  trop  clairement  démontrée  pour  que  nous  insistions  sur  nn  fait  dé- 
solrmais  acquis.  Nous  aimons  mieux  proflter  des  loisirs  que  nous  laisse  le  roman 
pour  parler  de  quelques  publications  qui ,  en  nous  replaçant  sur  un  terrain  plus 
sérieux,  nous  ramènent  à  des  questions  plus  dignes  de  la  critique. 

Mahomet  législateur  des  femmes,  par  M.  de  Sokolnicki  (1).  —  La  période  litté- 
raire où  nous  vivons  ressemble  beaucoup  à  celle  qui  commença  la  seconde  moitié 
du  xvui«  siècle.  Alors  comme  aujourd'hui  on  se  jetait  dans  la  curiosité,  dans  les 
recherches  excentriques,  dans  le  paradoxe  en  un  mot.  Si  le  paradoxe  a  perdu 
le  xvin«  siècle,  comme  on  l'a  dit,  que  fera-t-il  encore  du  nôtre?  N'y  reconnait-on 
pas  le  mélange  le  plus  incohérent  d'opinions  politiques,  sociales  et  religieuses, 
qui  se  soit  vu  depuis  la  décadence  romaine?  Ce  qui  manque,  c'est  un  génie 
multiple,  capable  de  donner  un  centre  à  toutes  ces  fantaisies  égarées.  A  défaut 
d'un  Lucien  ou  d'un  Voltaire,  la  masse  du  public  ne  prendra  qu'un  intérêt  mé- 
diocre à  cet  immense  travail  de  décomposition  où  s'évertuent  tant  d'écrivains 
ingénieux. 

(1)  1  vol.  in-80,  au  Comptoir  des  iinprimeurg-uois. 


teVÙB.  i—  CHBONTQCK.  9«5 

Le  iviH^  siècle  a  publié  la  Défende  du  maAomeïîfmei  cominç  il  aw^ii  tenté  4e 
ressusciter  répicuréisme  et  les  théories  des  oéo-pliitaQiciens.  I^e  nous  étonnons 
pas,  après  les  travaux  qui  reparaissent  dans  ce  dernier  sens,  de  voir  un  écriy^in 
lever  parmi  nous  Fétendard  du  prophète.  Ce^  n'est  guère,pl^s  étrange  que, de 
voir  se  construire  une  mosquée  à  Paris^  éyénepaent  annoncé  comme  prochain. 
Après  tout,  cette  fondation  ne  serait  que  Juste,  puisque  les  musulmans  per- 
mettent chez  eux  nos  églises,  et  que  leurs  priaces  nous  visitent,  comme  autrefois 
les  rois  de  FOrient  visitaient  Rome.  11  peut  résulter  de  grandes  choses  dM  frotte- 
ment de  ces  deux  civilisations  long-temps  ennemies,  qui  trquveront  leurs  points 
de  contact  en  se  débarrassant  des  prqjugés  qui  les  séparent, encoi^.  Ce^stà  nous 
de  faire  ks  premiers  pas  et  de  rectiûe^  beaucpup  d'erreurs  dans  nps  opinions 
sur  les  mœurs  et  les  institutions  sociales  de  FOrient.  Notre  situation  en  Algérie 
nous  en  fait  surtout  un  devoir.  U  faut  nous  demander  si  nous  avons  quelque 
chose  àgagaer  par  la  propagande  relj^ieuse,  ou  s'il  conviept  de  nous  bprner  à 
influer  sur  FOrient  par  les  lumières  de  la  civilisation  et  de  la  philosophie^  Les 
deux  m<^eDS  sont  également  dans  nos  mains;  il  serait  bon  de  savoir  encore  si 
nous  n'aurions  pas  à  puiser  dans  cette  étude  quelques  enseignemens  pour  xious- 
mêmes. 

Lorsque  l'armée  française  s'empara  de  FÉgypte,  il  ne  manquait  pas  dans  ses 
rangs  de  moralistes  et  de  réformateurs  décidés  à  faire  briller  le  flambeau  de  la 
raison,  comme  on  disait  alors,  sur  ces  sociétés  barbares;  quelques  mois  plus  tard. 
Napoléon  lui-même  invoquait  dans  ses  proclamations  le  nom  de  Mahomet,  et  le 
successeur  de  Rléber  embrassait  la  religion  des  vaincus;  beaucoup  d'autres  Fran- 
çais ont  alors  et  depuis  suivi  cet  exemple,  et,  en  regard  de  quelques  illustres  per- 
sonnages qui  se  sont  faits  musulmans,  on  aurait  peine  à  citer  beaucoup  de  mu- 
sulmans qui  se  soient  faits  chrétiens.  Ceci  peut-être  prouverait  seulement  que 
l'islamisme  offre  à  Fhomme  certains  avantages  qui  n'existent  pa^  pour  la  femme. 
La  polygamie  a  pu,  en  effet,  tenter  de.  loin  quelques  esprits  superficiels;  mais, 
certes,  ce  motif  n'a  dû  avoir  aucune  influence  sur  quiconque  pouvait  étudier  de 
près  les  mœurs  réelles  de  FOrienti  M.  de  Sokolnicki  a  réuni,  dans  un  ouvrage 
un  peu  paradoxal  peut-être,  mais  où  Fon  rencontre  beaucoup  d'observation  et 
de  science,  tous  les  passages  du  Coran  et  de  quelques  autres  livres  orientaux 
qui  ont  rapport  à  la  situation  des  femmes.  Il  n'a  pas  eu  de  peine  à  prouver  que 
Mahomet  n'avait  établi  en  Orient  ni  la  polygamie,  ni  la  réclusion,  ni  Fesclavage; 
cela  ne  peut  plus  même  être  un  sujet  de  discussion  :  il  s'est  attaché  seulement 
à  faire  valoir  tous  les  efforts  du  législateur  pour  modérer  et  réduire  le  plus  pos- 
sible ces  antiques  institutions  de  la  vie  patriarcale,  qui  furent  toujours  en 
partie  une  question  de  race  et  de  climat. 

L'idée  de  la  déchéance  de  la  femme  et  la  tradition  qui  la  présente  comme 
cause  première  des  péchés  et  des  malheurs  de  la  race  humaine  remontent  spé- 
cialement à  la  Bible,  et  ont  dû  par  conséquent  influer  sur  toutes  les  religions  qui 
en  dérivent.  Cette  idée  n'est  pas  plus  marquée  dans  le  dogme  mahométan  que 
dans  le  dogme  chrétien.  Il  y  a  bien  une  vieille  légende  arabe  qui  enchérit  en- 
core sur  la  tradition  mosaïque;  toutefois  nous  hésitons  beaucoup  à  croire  qu'elle 
ait  jamais  été  prise  entièrement  au  sérieux. 

On  sait  que  les  Orientaux  admettent  Adam  comme  le  premier  homme  dans 
Faoception  matérielle  du  mot,  mais  que,  selon  eux,  la  terre  avait  été  peuplée 


I  t 


0M6  REVUE  ras  DEUX* MOtiOfô. 

>  (Tabord  par  les  di?es  .ou  esprits  élémentaifQ3,  créés  précédeaiinent  par  Diea 

d'une  matière  ^levée^  9ubtUe  et  iumineme,  Après^«veir  lai8sé>ee$  -peffalaUocis 

I  préadaiAites  ocoyper  le  glèbe  pendant  seisaiite^ltHJze* «Me -anA*  et  s^ètre  fa^bé 

^  duspeotaele  dft  leur»i9uerres,  de  leurs^  amours  «t' des  produelions-  fraigitede 

.  ^  kur  génie;  Dieu  TcmkUiOréep  «ne  ^ace  nouvelle  plu»  «timement  «aie  à  la/  lerre 

et.  réalisant  mieux  rbysmen  difficile  de  la  mati^  et  de  resprit:  Ceaft-pourfuci 

U  est  dit  dans  le  Cevan  :  «  fiious  avons  créé  Adam  en  partie  de  terre  «aMonneose 

et  en  partiede  Umon;mais,>  pour  les  géniesyfious  les  «vk^nstsréé» 'et  formés  éHni 

feu  très  ardent,  if  «Dieu  forma,  donc  un  moule  oomposé<  principalement  de-te 

aable  fin  dont  la  ccfuleur!  devint  le  nom' d'Adam  (rouge},'  et,  quand  la*  figure  fut 

«^isécb^e,  il  Feiposa  à  la  ivue  des<«iiges  et -de»  dives,  afini  qu^  chaoun-pùt  en  dire 

son  avis.  Ëblis,  autcement  Jiommé'  Azaiel ,  qui  est  le- même  que  notre  Satan, 

.  vint  toudier  le' modèle,  lui  frappa  sur  le  ventre  etsur  ^la  poitriney^et  s'aperçut 

qu'il  était  creux  :  «  Cette  créature  vide»  dit-il,  sera  eiposée  à  se  remplir;  la  ten- 

i  tation  a  bien  des  voies  pour  pénétrer  en  elle*  »  Cependant  Dieu  souffla  la'-'rie 

:  dans  les  narines  de  rb«mme  et  lui  donna  pour  compagne  la^  fiameuse  iiiftth, 

appartenant  à  la  race  (des  dives,  <qui,  d-après  les  coaseils^iA'Ëblis  ^  «devintfàis 

tard  infidèle,  et  eut  la  tète  coupée.  Eve  ou  Hava  ne  devait  donc  être  qaela-se* 

conde  femme  d'Adam;  Le<  Seigneur,  ayaoïloompri»  qu'il  avait  eu  kNr#;d'afl8oder 

deux  natures  différentes  ^  résolut;  de  tirer  eette  fois  la*  femmel«d^>la 'Cfuintance 

.  même  de  l'homme.  U  plongea  celui-ci  dans  le  sommeil^'Ot  se  mit  à*extraire4Hne 

de  ses  côtes,  comme  dana  notre  légende;  Voici  'maicileHant  la  nuance^  ^dlifféfente 

-:  de  la  tcaditioa'acabe  i  pendant  que^Dieu ^  s^ocoupant  à^^efermer-la^laieri^ait 

iquitté  <dea«yeux  la.précieuse^  cote^  déposée:  à<  terre  près  d^  luiv  <ii^  singé' (éaftf), 

envoyé  par  Éblis,  la  ramassa  bien  vite  et  disparut  <lans 'l'^aisseur"  d^n  bois 

uxoiain.  Le  Créateur,  assezi  contrarié  de  ce.  loury  ordonna  à  un-d&iie»  -aiigef^e 

.«poursuivre  l'aftimal.  Cademier s'enfonçait  parmi  de» 4>iiandia§es< de <)phis«n 

ifihis  touffus.  L'ange  parrini^enfin  à  le  saisir  par,  kfiqueuei^Dais^ett^queu^  lui 

'restaidanajlajnaia,.etcefut  tout  ce  qu'il  put  rapports  à  sonianattref^aux-graÉds 

éclata  de  rire^de  l'assemblée*  Le  Crét^ur  regarda  Tobjet  avec^^uolque^  déaap- 

:  pointement  :  «  £nfin^  dit-il ,  puisque  jious  n'avons  pas  autreoboaes  non»  aikÂs 

?  tâcher  d'opérer.égalemrat;  »  et,  cédant  peut-être  légèrement  è  un  amoui^ropre 

d'artiste,  il  transforma  laïquoue  du  singe  en  une  créature  belle  auwdeborSyjQais 

.au  dedans  pbaine  de /nalice  et  de  pewersité. 

'  Fautril  voir  ici  seul6ment'la.naïveté  d'une  légende  primitive  ou  la  trace  dVne 

sorte  d'ironie  voltairienne  qui  n'es^  pas  étrangère  à /l'Orient)  Peut-être  aerait-il 

bon^  pour  la  comprendre^  de  se  teporter  aux  premières  luttes  des-  religions^nono- 

théistes,  qui  proclamaient  la  déchéance^  delà  femme,  en  haine  du 'polylbéMine 

'Syrien^  où  le  principe  fémiAin;  domiaaiti sous  'les  noms  d'Astarté,  de  Derceio  ou 

delfyhttai  On  faisail  remonter  plus^  haut  «qB'ÊveelleHSièroe  la  premièrO'aauice 

L  dtt<mal  et;  du  péché;  àfceuxiqui  refusaient  de  concevoir  un  dieu  créateuréter- 

^lOiellement  solitaire^  on  parlait  d'un  erjme^si  grand  commis  par  l'antique  épouse 

'  divine,  qu'apcèa  «me  punition  dont  l'univers  avait  trembléy  il  avait  étédéfaidu 

..  à  tout,  ange  ou.^réalure.  terrestre  de  jamais  prononoer  sonioompLea  ioton- 

nelles  obscurités  des  cosmogonies  primitive»  ne  contieBoent  rien  d'>aua8i  laitiMe 

^iique  ce  courooux  do  d'Étennely  anéantisaant.jusquîau;  souveair  de  la^mère  do 

itouonde.  Héaiode^ifuti  peintjsi  kMll§^^m^i^les  eiifanlaraens/BWfltwwim  lei les 


luttes  des  diyinités-mères  du  cycle  dUranuS)  n'a  p£|s  présenté  de  mythe  plosi 
sombre.  Revenons  aux  conceptions  plus  claires  de  la  Bible,  qui  s'adoucissent  « 
encore  et  s'humanisent  dans  le. Coran. 

Idotse  établissait  que  l'impureté  de  la  femme  qui  met  au  jour  use  £Ue  et  ïïç^ 
porte  au  monde  une  nouvelle  cause  de  péché  doit  être  plus  lodgiiie  qii»-célle  d«  ' 
la  màfe  d'un  enfant  mâle.  Le  Talmud  excluait  les  femmes  des  cérémonies  reli»  - 
giéuses  et  leur  défendait  l'entrée  du  temple.  Mahomet,  au  contraire;  déclare  c[ue< 
la  femme  est  la  gloire  de  l'homme;  il  lui  permet  l'entrée  des  mosquée»  (et  lui'^ 
donne  pour  modèles  Asia,  femme  de  Pharacm,  Marie,  mère  de  Jésus^  «t  sa  fille 
Fatime.  Que  croire  maintenant  du  préjugé  européen  qui  présente  les  mtisul*  " 
mans  comme  ne  croyant  pas  à  l'ame  des  femmes?  Il  est  un  autre  préjugé,  plus  ' 
répandu  encore,  qui  consiste  à  croire  que  les  Turcs  révent  ua  ciel  peuplé  de  v 
houris,  toujours  jeunes  et  toujours  nouvelles  :  c'est  une  erreur;  les  houris  seront  .^ 
simplement  leurs  épouses  rajeunies  et  transfigurées,  car  Bfahomet  prie  le  Sdi-- 
gneur  d'ouvrir  TÉden  aux  vrais  croyans,  ainsi  qu'à  leurs  parens,  k  leurs  épouse»  ^ 
et  à  leurs  enfans,  qui  auront  pratiqué^  la  vertu  :  «  Entrez  dans  le  paradis^  s'écrie^ 
t-il;  vous  et  vos  compagnes,  réjouissez^vous  !  »  Après  de  telles  citations  «t  bien  • 
d'autres,  on  se  demande  d'où  est  né  le  préjugé  si  commun  encore  p^rmî  nous, 
n  faut  peut-être  n'en  pas  chercher  d'autre  motif  que  celui  qu'indique  uiy  de  nos  ^ 
vieux  auteurs,  a  Cette  tradition  fut  fondée  sur  une  plaisanterie  de  Maboraet  à 
une  vieille  femme  qui  se  plaignait  à  lui  de  son  sort  sur  le  sujet  du  paradis;  car  ^ 
il  lui  dit  que  les  vieilles  femmes  n'y  entreraient  pas,  et,  sur  ce  qu'il  la/ voyait  in-  • 
consolable,  il  ajouta  qu0  toutes  les  vieilles  seraient  rajeunies  avant  d'y  entrer.  »  ^ 

Du  reste,  si  Mahomet,  comme  saint  Paul,  accorde  à  l'homme  nne  autorité  sur 
la  femme,  il  a  soin  de  faire  remarquer  que  c'est  en  ce  sens  qu'il  est  forcé  de  la  ' 
nourrir  et  de  lui  constituer  un  douaire.  Au  contraire,  l'Européen  exigeuse  dol^^ 
de  ia  femme  qu'il  épouse.  Quant  aux  femmes  veuves  ou  libres  à  un  titre  quel-?- 
conque,  elles  ont  les  mêmes  droits  que  les  hommes;  elles  peuvent  acquérir,  ven-  * 
dre,  hériter;  il  est  vrai  que  l'héritage  d'une  fille«  n'est  que  le-  tiers  de  cdui  du  ' 
fils,  mais,  avant  Mahomet,  les  biens  du  père  étaient  partagés  entre  les  seuls  en-^  * 
fans  capables  de  porter  les  armes.  Les  principes  de  l'islamisme:  s'opposent  si  peu  « 
même  à  la  domination  de  la  femme,  que-l'on-peut'citerdans' l'histoire  des  Sar*-* 
rasins  un  grand  nombre  de  sultanes  souveraines,  absolues,  sans  parler  deia  do-* 
mination  réelle  qu'exercent  du  fond  du  «érail  les  sultanes  mères  et  les  favorites* 
De  notre  temps  encore,  les  Arabes  du  Liban  avaient  conféréunc  sorte  de  souve-  ■ 
raineté  honorifique  à  la  célèbre  lady  Stanhope.  • 

Toutes  les  femmes  européennes  qui  ont  pénétré  dans  les  harems  YaocoMent 4  v. 
vanter  le  bonheur  des  femmes  musulmanes  :  «  Je  suis  persuadée,  dît  lady' Mon-  - 
tague,  que  les  femmes  seules  sont  libres  en  Turquie.  »  Elle  plaJnt  même  un  peu  ^ 
le  sort  des  maris,  forcés,  en  général,  pour  cacher  une  infidélité,  de  pi^endre  plus- 
de  précautions  encore  que  chez  nous«  Ce  dernier  point  n'est  exact  peut-être  qu'à  • 
l'égard  des  Turcs  qui  ont  épousé  une  femme-de  grande  famille.  Lady  Montague 
remarque  très  justement  que  la  polygamie,  tolérée  seulement  par  Mahomet,  est  - 
beaucoup  plus  rare  qu'en  Europe,  où  elle  exist^e  sous  d'autres  noas.  Il  faut  donc' 
renoncer  tout-à-fait  à  l'idée  de  ces  harems  dépeints  par  l'auteur» -des  L$ttre$ 
persanes,  où  les  femmes,  n'ayant  jamais  vu  d'hommes;  étaient  bien  forcées 
de  trouver  aimable  le  terrible  et  galant  Usbck.  Tous  les  voyageur  ont  rencontré 


968  REVUE  DBS  DEUX  MOI^DES. 

bieQ  des  fois,  dans  les  rues  de  Gonstantinople,  les  femmes  du  sérail,  non  rfi^,  il 
est  Trai,  circulant  à  pied  comme  la  plupart  des  autres  femmes,  mais  en  voi- 
ture ou  à  cheval,  comme  il  convient  k  des  dames  de  qualité,  et  parfaitement 
libres  de  tout  voir  et  de  causer  avec  les  marchands.  La  liberté  était  plus  grande 
encore  dans  le  siècle  dernier,  où  les  sultanes  pouvaient  entrer  dans  les  boutiques 
des  Grecs  et  des  Francs  (les  boutiques  des  Turcs  ne  sont  que  des  étalages).  H  j 
eut  une  sœur  du  sultan  qui  renouvela,  dit-on,  les  mystères  de  la^Tour  de  Nesle. 
Elle  ordonnait  qu^on  lui  portât  des  marchandises  après  les  avoir  choisies,  et 
les  malheureux  jeunes  gens  qu^on  chargeait  de  ces  commissions  disparaissaient 
généralement  sans  que  personne  osât  parler  d'eux.  Tous  les  palais  bâtis  sur  le 
Bosphore  ont  des  salles  basses  sous  lesquelles  la  mer  pénètre.  Des  trappes  recou- 
vrent les  espaces  destinés  aux  bains  de  mer  des  femmes.  On  suppose  que  les  fa« 
voris  passagers  de  la  dame  prenaient  ce  chemin.  La  sultane  fut  simplement  pu- 
nie d'une  réclusion  perpétuelle.  Les  jeunes  gens  de  Péra  parlent  encore  «vet 
terreur  de  ces  mystérieuses  disparitions. 

Ceci  nous  amène  à  parler  de  la  punition  des  femmes  adultères.  On  croit  gé- 
néralement que  tout  mari  a  le  droit  de  se  faire  justice  et  de  jeter  sa  femme  à  la 
mer  dans  un  sac  de  cnîr  avec  un  chat.  Et  d'abord ,  si  ce  supplice  a  eu  lieu  quel- 
quefois, il  n*a  po  être  ordonné  que  par  des  sultans  ou  des  pachas  assez  puissans 
pour  en  prendre  la  responsabilité.  Nous  avons  vu  de  pareilles  vengeances  pendant 
le  moyen-âge  chrétien.  Reconnaissons  que,  si  un  homme  tue  sa  femme  surprise 
en  flagrant  délit,  il  est  rarement  puni,  à  moins  qu'elle  ne  soit  de  grande  famille; 
mais  c'est  à  peu  près  comme  chez  nous,  où  les  juges  acquittent  généralement  le 
meurtrier  en  pareil  cas.  Autrement  il  faut  pouvoir  produire  quatre  témoins,  qui, 
s'ils  se  trompent  ou  accusent  à  faux,  risquent  chacun  de  rc^cevoir  quatre-vingtik 
coups  de  fouet.  Quant  à  la  femme  et  à  son  complice,  dûment  convaincus  du 
crime,  ils  reçoivent  cent  coups  de  fouet  chacun  en  présence  d'un  certain  nombre 
de  croyans.Il  faut  remarquer  que  les  esclaves  mariées  ne  sont  passibles  que  de 
cinquante  coups,  en  vertu  de  cette  belle  pensée  du  législateur  que  les  esclaves 
doivent  être  punis  moitié  moins  que  les  personnes  libres,  l'esclavage  ne  leur 
laissant  que  la  moitié  des  biens  de  la  vie. 

Tout  ceci  est  dans  le  Coran;  il  est  vrai  qu'il  y  a  bien  des  choses,  dans  le  Coran 
comme  dans  l'Évangile,  que  les  puissans  expliquent  et  modifient  selon  leur  vo- 
lonté. L'Évangile  ne  s'est  pas  prononcé  sur  l'esclavage,  et ,  sans  parier  des  colo- 
nies européennes,  les  peuples  chrétiens  ont  des  esclaves  en  Orient,  comme  ks 
Turcs.  Le  bey  de  Tunis  vient,  du  reste,  de  supprimer  l'esclavage  dans  ses  états, 
sans  contrevenir  à  la  loi  mahométane.  Cela  n'est  donc  qu'une  question  de  temps. 
Mais  quel  est  le  voyageur  qui  ne  s'est  étonné  de  la  douceur  de  l'esclavage  orien- 
tal? L'esclave  est  presque  un  enfant  adoptif  et  fait  partie  de  la  famille.  U  devient 
souvent  l'héritier  du  maitre;  on  l'aflVanchit  presque  toujours  à  sa  mort  en  lui  as- 
surant des  ^moyens  de  subsistance.  On  ne  doit  voir  dans  l'esclavage  des  pays  mu- 
sulmans qu'un  moyen  d'assimilation  qu'une  société  qui  a  foi  dans  sa  force  tente 
sur  les  peuples  barbai^es. 

U  est  impossible  de  méconnaître  le  caractère  féodal  et  militaire  du  Coran.  Le 
vrai  croyant  est  l'homme  pur  et  fort  qui  doit  dominer  par  le  courage  ainsi  que 
par  la  vertu;  plus  libéral  que  le  noble  du  moyen-âge,  il  fait  part  de  ses  privilèges 
à  quiconque  embrasse  sa  foi;  plus  tolérant  que  l'Hébreu  de  la  Bible,  qui ,  non- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  960 

seulement  n'admettait  pas  les  convenions,  mais  exterminait  tes  nations  vaincues, 
le  musulman  laisse  à  chacun  sa  religion  et  ses  mœurs,  ^  ne  réclame  qu*une 
suprématie  politique.  La  polygamie  et  Fesclavage  sont  pour  lui  seulement  des 
moyens  d'éviter  de  plus  grands  maux,  tandis  que  la  prostitution,  cette  autre 
forme  de  Tesdav^e,  dévore  comme  une  lèpre  la  société  européenne,  en  atta- 
quant la  dignité  humaine  et  en  repoussant  du  sein  de  la  religion,  ainsi  que  des 
catégories  établies  par  la  morale,  de  pauvres  créatures,  victimes  souvent  de  Tavi- 
dite  des  parens  ou  de  la  misère.  Veutron  se  demander  en  outre  quelle  position 
notre  société  fait  aux  bâtards,  qui  constituent  environ  le  dixième  de  la  popu- 
lation ?  La  loi  civile  les  punit  des  fautes  de  leurs  pères  en  les  repoussant  de  la 
famille  et  de  Théritage.  Tous  les  enfans  d'uii  musulmaù,  au  contraire,  naissent 
légitimes;  la  succession  se  partage  également  entre  eux. 

Quant  au  voile  que  les  femmes  gardent,  on  sait  que  c'est  une  coutume  de  l'an- 
tiquité, que  suivent  également,  en  Orient,  les  femmes  chrétiennes,  juives  et 
autres,  et  qui  n'est  obligatoire  que  dans  les  grandes  villes.  Les  femmes  de  la 
campagne  et  des  tribus  n'y  sont  point  soumises;  aussi  les  poèmes  qui  célèbrent 
les  amours  de  Keïs  et  Leila,  de  Khosrou  et  Schirai,  de  Gemil  et  Schanba  et  autres 
ne  font-ils  aucune  mention  des  voiles  ni  de  la  réclusion  des  femmes  arabes.  Ces 
fidèles  amours  ressemblent,  dans  la  plupart  des  détails  de  la  vie,  à  toutes  ces 
bellp  analyses  de  sentiment  qui  ont  fait  battre  les  cœurs  jeunes,  depuis  Daphnis 
et  Çhloé  jusqu'à^  Paul  et  Virginie. 

11  faut  conclure  de  tout  cela  que  l'islamisme  ne  repousse  aucun  des  sentimens 
élevés  attribués  généralement  à  la  société  chrétienne.  Les  différences  ont  existé 
jusqu'ici  beaucoup  plus  dans  le  costume  et  dans  certains  détails  de  mœurs  que 
dans  le  fond  des  idées.  M.  de  Sockolnicki  observe  très  justement  que  les  musul- 
mans ne  forment  en  réalité  qu'une  sorte  de  secte  chrétienne;  beaucoup  d'hérésies 
protestantes  se  sont  plus  éloignées  qu'eux  des  principes  de  l'Évangile.  Cehi  est  n 
vrai,  que  rien  n'oblige  une  chrétienne  qui  épouse  un  Turc  à  changer  de  religion. 
Le  Coran  ne  défend  aux  fidèles  que  de  s'unir  à  des  femmes  idolâtres,  et  convient 
que,  dans  toutes  les  religions  fondées  sur  Funité  de  Dieu,  il  est  possible  de  faire 
son  salut.  CTest  en  nous  pénétrant  de  ces  justes  observations  et  en  nous  dépouil- 
lant des  préjugés  qui  nous  restent  encore,  que  nous  ferons  tomber  peu  à  peu 
ceux  qui  ont  rendu  jusqu'ici  douteuses  pour  nous  l'alliance  ou  la  soumission  des 
populations  musulmanes.  G.  de  N. 

Le  Palais  Mazarin,  par  M.  le  comte  de  Laborde  (i).  —  La  monographie  du 
palais  Mazarin,  par  M.  le  comte  de  Laborde,  est  un  travail  patient  et  conscien- 
cieux, tel  qu'il  ne  s'en  fait  plus  guère  aujourd'hui.  Commencée  comme  un  pam- 
phlet il  y  a  quelques  mois,  elle  s'achève  maintenant  comme  un  ouvrage  de 
bénédictin.  On  se  rappelle  que,  l'année  dernière,  il  fut  question  de  transférer 
la  Bibliothèque  royale  au  quai  d'Orsay  et  de  vendre  à  des  spéculateurs  l'empla- 
cement qu'elle  occupe  aujourd'hui.  Aussitôt  tous  les  bibliophiles,  tous  les  érudits 
s'alarmèrent.  M.  de  Laborde  fut  le  premier  à  dénoncer  un  projet  qui  se  sentait 
trop  des  préoccupations  financières  et  industrielles  de  notre  temps.  Dans  une 
brochure  fort  spirituelle,  il  démontra  tout  les  inconvéniens,  tous  jes  malheurs, 
résultats  inévitables  de  cette  translation,  et  ses  argumens  ont  eu,  je  pense,  assez 

(t)  Un  volume  in-S,  chct  Franck ,  me  de  Richelieu. 


97!)^*  REVU*  DM  MiJXTtf (WlttM.^ 

de-ceCètrtMdetMtif^tSP  ôbMger  radmimstratiôn  d'abattclotnier  ce  tnalcncontreur  " 
pitijét.lif.  de  Làboréè  insistait  non-seulement  ^ur  les  dangers  d^un  déméttage- 
mônt'pouftoùslefetrésots  que  renferme  la  Bibliothèque  royale,  mais  il  s'élerait  * 
encore  avec  force  contre  cette  funeste  manife  de  détruite,  particulière  à  notre* 
époqée,  et  qui  a  déjà  privé  la  capitale  de  tant  de  beaur  édifices;  N^tait-ce  pas 
un^scandale,  en  cflfet,  d'abattre  ces  salles  magnifiquement  décorées -par  Roma- 
nelli,  qui  seules  en  France  nous  donnent  une  idée  de  Tarchitéctutc  «t  de  Pomc- 
mentation  italiennes,  pour  élever  à  leur  place  des  boutiques  et  bâtîf  des  maga- 
sins de  nottveautés?  Aj^rès  avoir  victorieusement  défendu  le  bâtrûrent  qui  contient  ' 
la  Bibliothèque  royale,  M.  de  Laborde  nous  devait  son  histoire;  il  nous  laponne " 
aujcmrd'htii  complète  et  intéressante,  racontant  non  point  seutement  smr  quel 
plan  rédifice  fut  construit,  quels  agrandissemens  il  a  reçus,  mais  cn(?ore  quels 
hommes'î*ont  habité,  quels  événemens  se  sont  passés  à  ses  portes. 

Voici  en  quelques  mots  l'histoire  de  la  Bîliliothèquc  royale.  Eh  164^^,  le  car- 
dinal Matartff  achiHà  pour  s'y  loger  Thôtél  du  président  Tiibeuf,  situé  au  coin 
delarueNeuve-des-Pétits^Ghamps  et  de  la  rue Bichèlieu.  Alors  ce  quartier  était 
à  peine  habité,  mais Ma^^arhien  avait comprisravenir.  Bientôt Mansart* agrandit 
la  démente  assez  médiocre  du^  président  Tubeuf.  Le  cardinal,  qui  conservait  le 
souvenir' des  grandes  peintures  murales  de  son  pays,  mandates  deux  pluis  célè- 
bres peintres  italiens  de  son  époque  et  les  chargea  de  défcorer  son  palais  de  com- 
positions à  fresque.  Grimaldi  et  Romanelli  n'étaient  point  des  Rà{)ha6r,  mais  ils 
avaient  conservé  quelques-unes  des  traditions  des  maîtres,  et  les  salles  quMls  ont 
pehites  présentant  un  système,  un  ensemble  de  décoration  qu'on  chefrcherait  vai- 
nement aujourd'hui  dans  nos*  fnonumens  mddernes.  Lés  fresques  de  Romanelli 
offrent  encore  un  ïtàètèt  particulier.  On  sait  que  ces  déesses  mythologiques  plus  ou 
mofns^déebUetées,  peintes  sur  les  voûtes  de  la  salle  des  manuscrits;  sont  les  belles 
danes  de^  la  cour^  qui  ne  firent  point  de' difficulté  à  donner  leurs  portraits  pour  * 
orner  la  demeure  d'un  prince  de  l'église.  — Dans  ce  palais  tout  resplendissant' 
de  domines*  et  de  peinUfres;  le' cardinal  »entassa  une  foule  d'objets  d*Art;  statues, 
tableftUx^tta:pi85eries,ineuMeS  précieux^  ^nto  une  bibliothèque  de  quarante  mille 
volttnie»^ magnlfiéence inoruie' alors;  et  quepeutle  parvenus  ont  cherché  depuis 
à  imiter.  A  la  mortdu  ieavdt^al,  son*  palais  et  ses  immenses  colléctionspassèrent" 
entir4esinai«sde''SîHiièce'HôHense  de'Màncint^t  du  duc  de  taMeîllèraye,  qui; 
pour  me  servir  d'UHpe  expression  de  Saint-Simon,  avait  l'honneur  d'être  le  plus  ' 
grand  fou  du  royaume.  Cet  animal,  qui  avait  à  se  plaindre  des  femmes  et  de  la 
sieaÉe  en  parUetttier,^'armaat  d'un  marteftu,  tombe  un  jour  sur  ees^bdlés statues 
et  lesiDiftttei  Hllehtlfsit^onripartage'ccrscfxe'qu'ilfiiitet  qifildésire,  drtB^nne, 
se  jett6(6cfFf  leunrpartte»  led  «plus  émtoemei^t  avec  tant  d'emportement,  que  l'on 
voyiUtbieni  la  Airetn*de>se3  GOiups^que  ce^^morbrès  froids  ravalent  quelqtiefois  - 
échsiiië^^  D  Gelasse  passaH'ènKMB^^Q&i  croirait  <(tt'en  4849il  a  étér  question 
d'aelié?erT<Bawftîde^fl«ruutton*dtf*M.1e  duc  de  Là  Mèîlleraye? 

GéfMtttS'mort,  le! palaisiMaiarhvdeVint'i^hôte^du  fameux  finamciter  Ltw,  et 
c'e^iloer^queM^n'de  s^f^ir'si^e^^rlége  des'pavasi^^  «t  des  solliciteur»  y  fut- 
pluBtou  moins  gmoé  qji'^m  tetoj^du^ésrdihali  Apitsia  décon#ttfrerdeTÊto»aîs, 
l'abbé  Bi^un  ^eut; Theurause^idé)^,  «n-  1724;'<le  'dettiwndek'  ce  bAInbent  vide  pour  ' 
y  ptaner  lap^iôthèQfiJUifoyaAe^akM 'forint  l'étrdl«dalis  le  Lèuvref:  Espérons  que 
cette  magnifique  collection  est  fixée  désormais. 

Pour  écrire  cette  histoire  que  j'abrège.  enquelquoB  lignes,  M.  de  Laborde  attiit 


kUVVB.^^^  GHBOMQIJE.  '9fi 


»  à.lk«uiimJKiDibretpfOi(i9ieiix4le  lÎTres^  d«^  iBaiNM6iit»4e  toste  espèce.  Il  les  a 
.fJuscD  hcmme  d'esprit,  et,  tout  en  chercbant^deâ  dates  et^slàitS'ftroMolo^iques» 
^il<iietnéi^e.pa8  les.  traits  de  mœurs ^et  de  caractère  <(ifil^ renceatre  à'cha^e 
liostanl  De  toutes  les  époques  de  notre  iitstoire,  le 'geaiid  siècle  est  toujours  cdla 
i;qut>est  ei»  possession  d'exciter  le  plu»  notre  intérêt  j  11  n'y  a  pas  de  mémotres, 
•ipaa  de;paj9Diphl6ts  déco  tempsf  qui  ne  renfermait  des  pages  curieuses,  des  anec- 
Jttdotes  chamantes.  Malheureusenent  un  grandaeiabro^leees' ouvrages  sont 
Ailerenus  d'une  «areté^xtraordinaire;  d'autres  repoussent  le  lecteur  pai^  leurs 
«-colossalesT  dimensions.' Étudier  l'histoire  dan^  les  auteurs  contemporains,  o^t 
;i«a  travail  d'Heroule  depuis  l'invention  de  l'imprimerie.  Aussi  faut-il  savoir ^é 
^.'•ux  émdits^  qui  vaiknt  bien  mettre  en  lumière  les  perles  qu'ils  renooHtrent 
-lïéparses  çàiet  là  dans  un  immense  fumier.'  Remercions  surtout  ceux- qui^  comme 
I  If.'ide  Laborde  Joignent,  dans  un  semblable  travail,  à  la  patienceet  à  la  sagacité 
;  de  {^antiquaire  le  diseernemeni  de  Tbomme  de  goût,  qui  savent  choisir^  qui  dis- 
-^outent  les  ftûts  avec  «na  sage  critique,  et  font  tourner  au  profit  de  l'hisloireMies 
«-^reoberchea  où  trop  de  gens  ne  trouvent  qu'une*  stérile  satisfaction  de  ouridsité. 
f  Uouvragede  U*  de  Laborde  est  indispensable  à  4oute  personne  qui  veut  oon- 
njMikre  lesrn^  siècle^^etparticulièieinent  le  fameux  ministredont  le  caractère 'et  «la 
politique  ont  été  si  diversement  jugés.  Un  grand  nombre  de  faits  peu oo&BuS'dit 
f-iétéréunis  par«M.  de  Laborde*sur  le  cardinal  Mazarin,  et,  il  faut  le  dire,  ille  jus- 
-  lifie,  pièces'en  mains^  d'une  giande  partie  des  accusation&  accumulées  contre  lui. 
^C'^estsuitouldansles^notesiièsvolunineusesqui'aceooipagneDt  l0PfBMs^Mau^ 
f  Jonque  le  lecteur  trou  vera^  une  loulci  d'Anecdotes  intéfessantes  et  dcréfieiions 
t^'jUdioieuses^r  lea^hommes  d  les  cbosea  de  ce  tempsi  Un  scrupule  a)obUgé<M.  de 
liLaborde  à»ne  iaire  tirei^*cea  notes  qu'à  unitrès* «petit  nombre  d^enrplaires;  Au 
vjtvu^sièelo,* on. disait  paitfoistde^giso&Biots.iaKl  à /^rac,  oomme  au>  tomps^ «de 
HBiHU[itâme,;et  M« de  Lidborde  acrainty  jepense,  que  quelquesHines desescita- 
otionan'effî^agrassent  les  lectonrs^  timorés  d'aujourd'hui^  Je^rois4)u'il  neeomiait 
h  pas  assez  r hypocrisie  moderne.'  Bien,  des  gens  damneront  r>attteuF^'du  ^^alàis 
-tMiozarin^  qui  n'^en auront  pas  lu  les  notes  et  qui  voudraient  les  lire.  i*P.^  M. 

Études  sur  l'histomb  umvsasBLLE^  pap'M»  Arfoanère'(l).-—  M.  ArlnAière, 
-«nombre  oorresj)ondant 'de  l'Académie  des.  sciences  morales  et  politiques,  aéé^bi 
«t^publié  six  volumes  in-octavo  sur  ^histoire  de  l'Asie,  de  la  Grèce  et  de  Rome.  La 
I  troisième  partie,  celle  qui  embrasse  le  moyen-àge  et  les  temps  modernes,'  voit 
:>  aujourd'hui  le  jour  :  c'est  le  complément  de  l'cBuvre.  L'auteur  a  élevé  son  mo^ 
>fiiimeni.  Hait  volumes  compactes  de  considérations,  deméditations  et  d'apc^ih- 
t!  thegmes,  sur  l'enchaînement  des  révolutious  qui  ont  agité  le  monde  et  leé-des- 
iwtinées  providentielles  de  l'humanitév  sont  un  bagage  un  peu  lourd  ^  et  pourtant 
-nous  devons  nous  applaudir  de  voir  Mi  Arbanère  borner  ici  sa  carrière 'et' s%i- 
«-'fermer  dans  des  limites  aussi  raisonnables.  Le  cadre  qu'il  a  choisi  'kii  permet- 
«'îtaitt  de  s'abandonner  indéfiniment  à  lap^ite  de  ses  rêveries^  et  de  g^atifier^  ^sa 
.jvie  durant^  le  pubUe.de.plus  d'un  volume  chaque  aonéen  En:effet^  non  content 
de  méditer  sur  le  passé,  de  discuter  longuement  sur  le  présent,  M.  Arbanère  se- 
méle  aussi  de  prédire  l'avenir.  Ou  s'arrêter  dans  une  telle  voie?  La  meilleure 

(1)  Deux  Tokames  in-8,  chei  Firmin  Didot 


972  BSVL'B  J>B8  DEUX  norois*  . 

partie  de  soil  dernier  ouvrage  est  consacrée  à  nottS  indiquer  \ts  grandes  amélio- 
rations qui  doivent  naître  de  la  commotion  européenne  des  esprits;  un  des 
premiers  résultats  sera  la  réforme  de  la  constitution  physique  de  la  racé'  blanche. 
Si  rimpi*évoyancé  et  rimpéritiô  dès  législateiirs  modernes  ont  laissé  subsister 
jusqu'à  ce  jour  des  vices  nombreux  dans  tîncubathn  de  tespèce  humaine^  zxk 
moins,  dit  M.  Arbanère,  doit-on  signaler  dans  cette  partie  trbp'  négligée  quel- 
ques heureuses  tentatives,  telles  que  roiiverture  dur  gymnase  Araoros,  etc.,  mais 
de  nouveaux  efforts  doivent  être  tentés;  Télection  réciproque,  fondée  sur  la 
suppression  de  la  dot  pour  la  ûUe  et  garantie  du  bonheur  dans  Thymen ,  ren-^ 
dra,  suivant  lui,  les  unions  plus  fééondeset  les  produits  plus  remarquables; 
argument  en  faveur  du  sans  dot  dont  Harpagon  ne  s^est  pas  avisé.  De  plus,  il  est 
avéré  qtiè  le  luxe  engendre  Timmoralité  et  énerve  les  populations,  d'où  Pautenr 
conclut  à  rétablissement  de  lois  somptuàires,  à  la  nécessité  deiiemettre  les  gens 
de  financé  à  leur  place.  Le  sacerdoce  veut  ramener  les  peuples  au  moyen*>àgei 
Tultramontanisme,  rintolérancc  et  le  fanatisme  menacent  de  nous  envahir.  Ce 
grave  danger,  que  M.  Arbanère  révèle,  ne  peut  être  combattu  que  par  Torgani- 
sation  consistoriale  du  clergé,  à  Finstar  des  sectes  protestantes  avec  lesquelles 
le  catholicisniè  devra  finir  par  s'entendre,  sMl  veut  revenir  aux  vrais  principes 
de  l'Évangile. 

Nous  aurions  fort  à  faire  si  nous  voulions  passer  en  revue  tontes  lés  réformes 
que  M.  Arbanère  propose  pour  rétablir  l'harmonie  profondénient  altérée  des  élé- 
mens  sociaux  et  les  moyens  faciles  qu'il  trouve  dans  la  nature  du  gouvernement 
représentatif  pour  en  régulariser  la  marche  :  indemnité  aux  députés,  adoption  des 
incompatibilités,  vote  public  à  haute  voix ,  élection  à  plusieurs  degrés*  hérédité 
de  la  pairie,  etc.  Bref,  il  fmit  par  tracer  une  esquisse  de  la  géographie  future  du 
globe,'  découpant  au  gré  de  sa  fantaisie  la  mappemonde,  refaisant  la  carte  d'Eu- 
rope et  remaniant  du  fond  de  son  cabinet  les  traités  de  1815.  A  défaut  d'autre 
mérite,  ce  dernier  point  a  au  moins  celui  de  l'à-propos.  Si  l'étude  du  passé  n'i 
guère  fourni  à  M.  Arbanère  qu'une  série  de  banalités,  au  moins  se  sauve-t-il 
ici  du  lieu-commun.  Nous  n'en  donnerons  pour  preuve  que  les  idées  assez  ori- 
ginales qu'il  émet  à  l'endroit  de  l'architecture  grecque.  Selon  lui,  les  Grecs 
n'adoptèrent  pas  l'architecture  gigantesque  des  Orientaux,  «  parce  que  les  mo- 
numens  de  l'Egypte  auraient  fait  effondrer  par  le  poids  de  leur  masse  monta- 
gneuse les  parties  légères  et  gracieuses  du  sol;  mais  nos  régions  sont  plus  larges, 
plus  compactes,  et  offrent  dans  leur  construction  géologique  une  voûte  plus 
robuste  pour  supporter  de  vastes  monumens.  »  D'où  il  suit  que  rarchiiecture 
égyptienne  ne  peut  manquer  d'y  prendre  racine  et  le  style  babylonien  de  se 
propager  dans  nos  académies.  En  tout  genre  de  style,  M.  Arbanère  voudrait-il 
nous  ramener  aux  temps  primitifs?  A  quelle  époque  appartient  celui  dans  lequel 
sont  formulées  toutes  ces  belles  conceptions,  c'est  ce  qu'il  serait  difficile  de  pré- 
ciser. Nous  eussions  seulement  souhaité  que  sa  rage  de  réformation  se  fût  ar- 
rêtée à  la  grammaire  et  au  dictionnaire.  Tout  en  rêvant  l'harmonie  uoiver- 
selle,  il  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  troublait  considérablement  celle  de  la  Ungiie. 


V.  n  Ham. 


ATTA  TROLL 


RÊVE  iriJIVE  jNlJIT  D'ÉTÉ. 


ti'      ^  Ainsi  que  dans  ane  éclipse  la  lune  assombrie 

sort  de  son  blanc  portique  de  nuages,  ainsi  le 
roi  nègre,  armé  pour  le  combat,  sort  de  sa  tente 
d'une  éclatante  blancbebr. 

(  Poésies  de  Ferd.  Freiligrath.  —  le  Roi  nigre,) 


Atta  Troll  a  été  composé  en  allemand  et  en  vers  allemands.  L^original  u'aura- 
t-il  rien  perdu,  dans  une  traduction  française  en  prose,  de  son  parfum  et  de  sa 
couleur,  partie  si  essentieUe  dans  un  poème  qui  n'a  pas  dé  sujet  bien  palpable? 
et  les  arabesques ,  les  allusions  dont  cette  fable  n'est  que  le  prétexte ,  seront- 
elles  bien  comprises  de  tous  ceux  qui  ne  connaissent  pas  le  mouvement  litté- 
raire, politique  et  social  du  pays  germanique?  C'est  ce  qu'il  serait,  je  le  crains, 
téméraire  d'affirmer.  Et  cependant  je  livre  cette  traduction  au  public  français. 
La  confiance  que  j'ai  dans  la  sagacité  des  compatriotes  de  GhampoUion  me  fait 
croire  que  plus  d'un  trouvera  quelque  intérêt  dans  ces  pages,  car,  pour  peu  que 
le  lecteur  soit  capable  de  deviner  sur  de  simples  indices  les  affaires  d'outre-Rhin 
qu'il  ignore,  il  respirera  dans  ce  poème  fantastique  la  vie  intime  de  la  mysté- 
rieuse Allemagne. 

A  l'époque  où  AUa  Troll  fut  écrit,  la  prétendue  poésie  politique  florissait  en- 
core de  l'autre  côté  du  Rhin.  Les  muses  avaient  reçu  l'injonction  formelle  de 
ne  plus  rêver  désormais,  insouciantes  et  paresseuses,  et  d'entrer  au  service  de 
la  patrie  à  titre  de  vivandières  de  la  nationalité  germanique.  Alors  aussi  le  ta- 
lent était  un  triste  lot,  car  l'impuissance  lâche  et  envieuse  avait  enfin  trouvé, 
après  des  recherches  séculaires,  sa  meilleure  arme  contre  Tinsolence  du  génie  : 
elle  venait  d'inventer  Tantithèse  du  talent  et  du  carctctère.  Le  public  en  masse 
accueillait  avec  une  complaisance  presque  intéressée  des  déclamations  qui  se  ré- 
sumaient ainsi  :  «  Les  honnêtes  gens  sont  en  général  de  mauvais  musiciens;  en 

TOME  XVU.  —  i5  MARS  1847.  61 


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su  9XV^CE  M»  ABUX  MONDES. 

revanche ,  les  bons  musiciens  ne  sont  rieo  moins  que  d^honnètes  gens,  et  fiour- 
tant  la  chose  essentielle  en  ce  monde,  c'est  l'honnêteté,  ce  n'est  pas  la  musique.  » 
Jamais  les  temps  n'avaient  été  meilleurs  pour  l'ineptie  vertueuse,  pour  les  grandes 
convictions  qui  bredouillent  et  les  nobles  sentimens  qui  ne  disent  rien  du  tout. 
Le  règne  des  justes  allait  commencer  dans  la  littérature.  Je  me  snuviens  d'un 
écrivain  d'alors  dont  le  principal  mérite  à  ses  propres  ^eux  était  de  ne  pas  savoir 
écrire;  en  récompense  de  son  style  4e  plomb,  Âl  reçut  uoe  timbale  d'honneur  en 
argent. 

Par  les  dieux  immortels!  à  cette  époque  il  s'agissait  de  dérendre  les  droits 
imprescriptibles  de  l'esprit,  l'autonomie  de  Fart,  l'indépendance  souveraine  de 
la  poésie.  Comme  cette  défense  a  été  la  grande  afTaire  de  ma  vie,  je  Tai  perdue 
de  vue  moins  qu^  jamais  dans  /4ffa  I  rolL  Par  le  fond  et  par  la  forme,  ce  poème 
était  une  protestation  contre  les  plébiscites  des  tribuns  du  jour,  et,  dans  le  fait, 
à  peine  mes  liommes  de  caractère^  mes  austères  Romains  en  connurent-ils  quel- 
ques extraits,  que  leur  bile  s'en  émut  singulièrement.  On  m'acci  sa  non-seule- 
ment de  tenter  une  réaction  littéraire,  mais  encore  de  railler  les  plus  saintes  con- 
quêtes du  progrès  social.  Quant  à  la  valeur  esthétique  de  mon  poème,  je  leur 
donnai,  je  leur  donne  encore  aujourd'hui  beau  jeu.  Je  l'ai  écrit  pour  mon  propre 
plaisir,  dans  le  genre  capricieux  et  fantasque  de  cette  ëc(»le  romantique  où  j'ai 
pa«^  les  plus  charmantes  années  do  nia  jeunesse,  et  dont  j'ai  fini  par  rosscr  le 
maître,  ce  pauvre  Schlegel!  La  préférence  que  j'ai  donnée  à  ce  genre  est  peut-être 
condamnable  au  point  de  vue  littéraire;  mais  tu  mens,  Brutus,  tu  mens,  Cas- 
sius,  tu  mens  aussi,  Asinius,  quand  vous  prétendez  que  ma  raillerie  atteint  ces 
idées  qui  sont  le  plus  précieux  héritage  de  l'humanité,  et  pour  lesquelles  j'ai  moi- 
même  tant  combattu  et  souffert!  Non,  si  le  rire  saisit  irrcsistiblcnient  le  poète, 
c'est  quand  il  compare  ces  idées,  qui  planent  devant  lui  dans  toute  leur  gran- 
deur et  leur  clarté  spieadide,  av<}c  les  formes  lourdes  et  grossières  dont  ies  atfu- 
blént  ses  contemporains  tudes(|ues  :  il  raille  «lars,  (tour  «k\n%\  dire,  la  fieiMJ  d'ours 
temporelle  de  ces  idées.  11  y  a  des  miroirs  dont  la  glace  est  taillée  à  faoetlessi 
-obliques,  qu'Apollon  même  y  serait  une  caricature.  Nous  rions  alors  de  la  cari- 
cature et  non  pas  du  dieu. 

Un  seul  mot  encore.  Est-il  besoin  de  faire  remarquer  qu'en  tirant  des  poésies 
de  Freiligrath  une  phrase  qui  revient  plusieurs  fuis  dans  .4ttn  Troll ^  eiqui  eo 
lait  pour  ainsi  dire  la  ritournelle  comique,  je  n'ai  nullement  eu  l'intention  de 
déprécier  cet  écrivain?  Je  fais  grand  cas  de  Freiligralh,  surtout  {naintenant,  et 
je  le  compte  parmi  les  poètes  les  plus  reniarf(uablesqui  aient  paru  en  Allemagne 
depuis  la  révolution  de  juillet.  Son  premier  recueil  me  tomba  sous  la  tnain  à 
l'époque  même  où  j'écrivais  Alla  Troll ^  et  la  disposition  d'esprit  dane  laqufHe 
j  étais  alors  duit  expliquer  l'impression  boufionneque  Hie  causa  particulièrement 
la  lecture  du  petit  poème  intitulé  :  Le  l\o  nègre.  Ce  rooreeftu  est  vaiité  cepen- 
dant comme  un  des  meilleurs  du  poète.  Pour  les  lecteurs  qui  ne  le  cenRalssent 
pas,  je  dirai  simplement  que  le  roi  nègre,  qui  sort  fie  ta  Unie  àfourhe,  fj^rril 
a  unt  éclipse  de  luue^  possède  aussi  une  brune  compagoe  sur  le  noir  ^sagede 
laquelle  se  balancent  de  blanches  plumes  d'autruche;  mais  dans  son  ardeur  bel- 
liqueuse il  l'abandonne,  et  se  rend  au  combat  des  nègres  (Ni  résonne  le  tambour 
orné  de  crânes.  Hélas!  il  trouve  là  son  Waterloo  africain,  et  il  est  vendu  aux 
blancs  par  les  vainqueurs.  Les  blancs  emmènept  le  noble  captif  en  Bupope,  et  là 


ATTA  TROLL  y   RÊVE  D*I}NE  NUIT  D*£TÉ.  975 

nous  le  retrouvons  au  milieu  d'une  troupe  de  saltimbanques  qui  lui  ont  confié 
le  soin  de  jouer  du  tambour  turc  pendant  leurs  exercices.  Il  est  là,  maintenant^ 
sombre  et  solermcl,  tambourinant  à  Tentrce  du  cirque;  mais,  pendant  qu  il  bat 
la  caisse,  il  pense  que,  tout  humilié  qu'il  est  par  la  fortune,  il  a  été  monarque 
absolu  aux  bords  lointains  du  Niger;  il  se  souvient  qu'il  a  chassé  le  lion  et  le 
tigre  : 

Son  œil  devient  humide;  alors  il  bat  si  fort. 
Que  la  peau  du  tambour  se  crève  sous  Teffort. 


I. 

EUitouré  de  sonnbres  montagnes  qui  semblent  vouloir  escalader  le 
ciel,  et  bercé  comme  un  rêve  |>ar  le  bruit  des  cascades  sauvages, 

Caulerets,  la  ville  élégante,  repose  au  fond  de  la  vallôe.  Ses  blanches 
maisons  sont  ornées  de  balcons;  de  belles  dames  s'y  accoudent  le  rire 
sur  les  lèvres. 

Le  rire  sur  les  lèvres,  elles  regardent  la  place  du  marché  inondée 
d*uiie  foule  bariolée;  au  milieu^  un  ours  et  une  ourse  dansent  au  son  de 
la  musette. 

C'est  Atta  Troll  et  sa  femme,  la  noire  Mumma,  comme  ils  l'appellent, 
qui  sont  les  danseurs,  et  les  Basques  ne  se  sentent  pas  de  joie  et  d'ad* 
miration. 

Raide  et  sérieux  comme  \m  grand  d'Espagne,  Atta  Troll  fait  son 
avant-deux:  mais  sa  moitié  velue  manque  de  dignité  et  de  réserve. 

Le  dirai-je?  il  me  semble  presque  qu'elle  cancanne  par  momens,  et 
que,  |)ar  un  cerUiin  mouvement  de  reins  un  |>eu  risqué,  elle  rappelle  la 
grande  (  haumière. 

Son  vaillant  conducteur,  qui  la  tient  à  la  chaîne,  parait  même  s'être 
aperçu  de  l'immoralité  de  Si\  danse. 

Il  lui  allonge  parfois  quelques  coups  de  fouet;  alors  la  noire  Uumma 
hurle  à  faire  trembler  les  montagnes. 

Ce  conducteur  d'ours  porte  un  bonnet  pointu  orné  de  six  madones, 
qui  doivent  protéger  sa  tète  des  balles  ennemies  ou  des  ()Oux« 

Sur  ses  épaules  pend,  en  guise  de  manteau,  un  dessus  d'autel  aux 
mille  couleurs.  Là-dessous  sont  cachés  pistolets  et  couteau. 

Il  fut  moine  dans  sa  jeunesse,  plus  tard  chef  de  brigands,  et,  |K)ur 
réunir  les  deux  professions,  il  flnit  par  prendre  du  service  sous  doa 
Carlos. 

Lorsque  don  Carlos  dut  fuir  avec  toute  sa  chevalerie,  et  que  les  nobles 
paladins  furent  obligés  de  chercher  quelque  honnête  métier, 

(M.  de  Cheoapanski  se  fit  auteur)  notre  défenseur  de  la  foi  se  fit  con- 
ducteur d'ours,  et  s'en  alla  à  tra  vei*s  le  monde  avec  Atta  TroU  et  Hummav 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  il  les  fit  danser  tous  les  deux  devant  le  peuple,  sur  les  places.  Et 
voilà  comme  Atta  Troll,  enchaîné,  danse  sur  la  place  de  Cauterets. 

Lui  qui  autrefois,  comme  un  roi  des  solitudes,  habitait  le  libre  som- 
met des  monts,  Atta  Troll  danse  dans  la  plaine  devant  la  populace  ! 

Et  c*est  même  pour  gagner  quelques  sous  qu'il  danse,  lui  qui  na- 
guère dans,  la  majesté  de  sa  force  se  sentait  le  maître  du  monde  1 

Quand  il  pense  aux  jours  de  sa  jeunesse,  à  la  royauté  perdue  des 
forêts,  alors  des  grognemens  étouffés  s'échappent  du  gosier  d' Atta  Troll. 

n  devient  sombre  comme  le  roi  nègre  de  Freiligrath,  et,  de  même 
que  ce  prince  a  mal  tambouriné,  lui  il  se  met  à  danser  mal  de  désespoir. 

Mais,  au  lieu  de  sympathie,  il  n'éveille  que  la  gaieté.  Juliette  même, 
du  haut  du  balcon,  se  prend  à  rire  de  ces  sauts  désespérés. 

Juliette  n'a  pas  l'ame  allemande.  C'est  une  Française.  Elle  vit  au 
dehors;  mais  son  baiser  est  enchanteur,  est  enivrant. 

Ses  regards  sont  comme  un  filet  de  lumière  dans  les  mailles  duquel 
notre  cœur  se  prend,  tressaille  et  palpite  éperdu. 

II. 

Que  le  roi  nègre  de  M.  Freiligrath,  dans  son  courroux  mélancolique, 
se  mette  à  faire  résonner  la  peau  du  grand  tambour  jusqu'à  ce  qu'elle 
éclate  et  crève  avec  fracas, 

Voilà  qui  fait  vraiment  vibrer  le  cœur  et  le  timpan.  —  Mais  figurez- 
vous  cependant  un  ours  qui  vient  de  briser  sa  chaîne! 

La  musique  et  les  rires  cessent;  le  peuple  se  précipite  hors  de  la  place 
avec  des  cris  d'effroi,  les  dames  pâlissent. 

Oui,  Atta  Troll  vient  de  briser  tout  à  coup  sa  chaîne  d'esclave.  D'un 
bond  sauvage,  franchissant  les  rues  étroites, 

(Chacun  lui  faisait  place  très  poliment)  il  grimpe  au  haut  des  rochers, 
jette  en  bas  comme  un  regard  de  mépris  et  disparait  dans  les  montagnes. 

La  noire  Mumma  et  le  montreur  d'ours  restent  seuls  sur  la  place 
déserte.  L'homme  furieux  jette  son  chapeau  à  terre, 

Trépigne  dessus,  foule  aux  pieds  les  madones,  arrache  sa  couverture, 
met  son  corps  à  nu ,  jure,  maudit  et  se  lamente  sur  l'ingratitude, 

La  noire  ingratitude  des  ours;  car  n'a-t-il  pas  toujours  traité  Atta 
Troll  comme  un  ami?  Ne  lui  a-t-il  pas  enseigné  la  danse? 

L'ingrat  ne  lui  doit-il  pas  tout,  même  la  vie?  Ne  lui  a-t-on  pas  offert 
inutilement  cent  écus  de  la  peau  d' Atta  Troll? 

La  i)auvre  noire  Mumma,  comme  une  statue  de  la  douleur  muette, 
est  restée  suppliante  sur  les  pattes  de  derrière,  devant  la  colère  du 
furieux. 

Mais  la  colère  du  furieux  tombe  enfin,  mais  sur  ses  épaules;  il|la  roue 
de  coups,  la  nomme  reine  Christine,  femme  Munoz,  et  csetera.  — 


ATTA  TROLL,   RÊVE  DINE  NUIT  d'ÉTÉ.  977 

.  Voilà  ce  qui  arriva  dans  raprès-midi  d'une  chaude  et  belle  journée 
d'été,  et  la  nuit  qui  suivit  ce  beau  jour  fut  superbe. 

Je  passai  presque  la  moitié  de  cette  nuit  sur  le  balcon.  —  Juliette  était 
près  de  moi ,  qui  contemplait  les  étoiles. 

a  Ah  !  se  prit-elle  à  dire  en  soupirant,  les  étoiles  sont  bien  plus  belles 
à  Paris,  lorsqu'en  hiver  elles  se  mirent  dans  les  ruisseaux  du  faubourg 
Montmartre.  » 

m. 

Rêve  d'une  nuit  d'été,  ma  fantasque  chanson  est  sans  but,  oui,  sans 
but,  comme  l'amour,  comme  la  vie,  comme  le  Créateur  et  sa  création! 

Mon  Pégase  n'obéit  qu'à  son  caprice,  soit  qu'il  galope,  ou  qu'il  trotte, 
ou  qu'il  vole  dans  le  royaume  des  fables. 

Ce  n'est  pas  une  vertueuse  et  utile  haridelle  de  l'écurie  bourgeoise, 
encore  moins  un  cheval  de  bataille  qui  sache  battre  la  poussière  et 
hennir  pathétiquement  dans  le  combat  des  partis. 

Non  !  les  pieds  de  mon  cheval  ailé  sont  ferrés  d'or,  les  rênes  sont  des 
colliers  de  perles,  et  je  les  laisse  joyeusement  flotter. 

Porte-moi  où  bon  te  semblera,  sur  les  sentiers  aériens  des  monta- 
gnes, où  les  cascades,  avec  leurs  voix  de  corbeaux,  croassent  des  aver- 
tissemens  lugubres,  où  les  abîmes  bâillent  comme  des  enfers  ennuyés; — 

Porte-moi  dans  les  vallées  tranquilles,  où  le  chêne  méditatif  s'élève, 
et  où ,  du  milieu  des  racines  mystérieuses ,  saillit  l'antique  source  des 
légendes;  — 

Laisse-moi  boire  à  ses  eaux  et  y  mouiller  mes  paupières.  Ahl  je  sou- 
pire après  l'eau  miraculeuse  qui  fait  voir  et  savoir. 

Oui,  la  lumière  se  fait!  Mon  regard  plonge  dans  les  grottes  les  plus 
profondes,  dans  la  tanière  d'Atta  Troll,  et  je  comprends  son  langage  I 

C'est  étrange  comme  cet  idiome  d'ours  me  semble  connu  1  N'aurais-je 
pas  dans  ma  chère  patrie  entendu  déjà  ce  langage? 

IV. 

Roncevaux,  noble  vallée,  lorsque  j'entends  ton  nom,  il  me  semble 
que  s'ouvre  dans  mon  cœur  la  fleur  bleue  des  souvenirs  I 

La  vieille  chevalerie  surgit,  brillante  de  jeunesse,  après  un  sommeil 
de  mille  ans  I  Les  esprits  me  regardent  fixement  avec  leurs  grands  yeux, 
et  j'ai  peur. 

J'entends  le  bruit  du  fer,  le  tumulte  des  batailles  :  —  ce  sont  ces 
preux  chrétiens  qui  combattent  les  Sarrasins.—  Comme  le  cor  de  Roland 
jette  un  appel  douloureux,  désespéré  I 

C'est  dans  la  vallée  de  Roncevaux ,  non  loin  de  la  Brèche  de  Roland , 
ainsi  nommée  parce  que  le  héros ,  pour  se  frayer  un  chemin  de  re- 


tnS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traite ,  trancha  le  rocher  avec  sa  honne  épée  Durandal,  de  telle  façon 
qu'il  en  |)orle  encore  les  traces  aujourd'hui^ 

C'est  dans  cette  valir»e,  dis  je,  au  fond  d'une  somhre  crevasse  défen- 
due (>ar  un  épais  buisson  de  pins  sauvages,  qu*est  cacliée  à  tous  les 
yeux  la  caverne  d'Atta  Troil. 

C'est  là  qu'au  sein  de  sa  famille  il  se  repose  des  fatigues  de  sa  fuite 
et  des  tribulations  de  sa  vii»  errante. 

Bonheur  de  se  revoir!  il  a  retrouvé,  dans  sa  chère  caverne,  les  petits 
que  Mumma  lui  a  donnés,  quatre  fils  et  deux  filles: 

Deux  jeunes  oursines  bien  léchées,  blondes  comme  des  filles  de  mi- 
nistres protestans.  Les  garçons  sont  bruns;  le  plus  jeune,  qui  n'a  qu'une 
oreille,  est  presque  noir. 

Celui-là  était  le  Benjamin  de  sa  mère.  Un  jour,  en  jouant,  elle  lui  a 
mangé  une  oreille,  mais  i)ar  pure  affection. 

C'est  un  enfant  plein  de  moyeus,  surtout  pour  la  gymnastique.  Il  fait 
la  culbute  aussi  bien  que  le  professeur  Massman  à  Berlin. 

Comme  le  professeur  Massman  à  Berlin,  il  n'aime  que  sa  langue 
maternelle.  Jamais  il  ne  voulut  mordre  au  jargon  des  Grecs  et  des  Ro- 
mains. 

Ourson  fier  de  sa  nationalité,  il  a  ime  sainte  horreur  des  parfumeries 
françaises.  Il  dédaigne  le  savon,  ce  luxe  de  toilette  moderne,  toujours 
comme  le  professeur  Massman  à  Berlin. 

Mais  là  où  il  faut  le  voir  déployer  ses  talens,  c'est  lorsqu'il  grimpe 
sur  l'arbre  qui  s'élève  le  long  du  rocher  à  pic  du  fond  du  précipice, 

Jusqu'au  sommet  où,  le  soir,  toute  la  famille  se  rassemble  autour  da 
père  f)Our  s'ébattre  «îans  la  fraîcheur  du  crépuscule. 

C'est  alors  que  le  vieux  Troll  aime  à  raconter  ce  qu'il  a  vécu  dans  le 
inonde,  combien  il  a  vu  d'hommes  et  de  villes  et  combien  il  a  souffert, 

Ainsi  que  le  fils  de  Laërte,  avec  cette  petite  diffiTcnce  que  lui,  Ha 
moins,  éîiit  accompagné  dans  ses  épreuves  par  sa  femme,  sa  noire  Pé- 
nélope. 

Aujourd'hui  Atta  Troll  raconte  aussi  les  immenses  succès  qu'il  a  eus 
jadis  auprès  des  hommes  avec  sa  danse. 

,11  afOrme  qiiie  jeunes  et  vieux  l'admiraient  avec  acclamations  quand 
il  darisait  sur  les  places  publiques  aux  doux  sons  de  la  musette, 

A  l'entendre,  surtout  les  dames,  c(*s  délicats  connaisseurs,  l'auraient 
applaudi  avec  fureur  et  lui  auraient  lancé  des  œillades  assassines^ 

0  vanité  de  l'artiste!  le  vieil  ours  danseur  pense  avec  une  joie  mêlée 
dç  regrets  au  temps  où  le  public  admirait  son  talent  l 

Enthousiasmé  par  ces  souvenirs,  il  veut  dauntir  la  preuve  qu'il  n'est 
pas  un  misérable  vantard,  qu'il  a  été  réellement  grand  piir  la  <lanse. 

Et  soudain  il  se  lève,  se  posé  sur  ses  pattes  de  derrière,  et,  comme 
autrefois,  le  voilà  qui  se  met  à  danser  la  gavot'e,  sa  danse  favorite. 


ATTA  TROLL,   RÊVE  d'cJNE  NUIT  D*ÉTÉ.  970 

Moels  d'admiration,  le  Tïîtiseau  altentif,  les  out*sons  coïitemptenlleur 
père  qui  danse  gravement  au  clair  de  lune. 

V. 

Atta  TroH  est  rfîélaneefliqwement  étenén  sur  te  dos,  dans  sa  caverne, 
au  milieu  des  siens;  il  !èdie  ses  pattes  en  rêvant,  il  lèdie  et  murmure  : 

—  jftttmmal  Mumma!  perte  noire  que  j'avais  pêchée  dans  l'océah  de 
la  vie,  jef  ai  donc  perdue  à  Janr^ais  dans  ce  même  océan  ! 

Ne  dois-je  jamais  le  revoir  cprau-delà  de  la  tombe,  à  Tlieure  où,  dé- 
gagée de  tes  dé|)0uilte8  morteHes,  tu  ne  seras  qu'une  amesans  fjeau? 
'  Ali!  je  vowdrais  auparavant  baiser  une  dernière  fois  le  gracient  mti- 
seau  de  ma  cbère  Mummfa;  il  était  si  doinc  et  comme  parfimié  de  miel! 

Je  voudrais  aussi  flairer  une  dernière  fois  la  douce  senicur  qin  éma- 
nait de  ma  chère  BInmma,  plus  pénétrante  que  l'odeur  des  roses. 

Hais,  hélas!  IMumma  languit  dans  les  chaînes  de  celle  engeance ^i 
tfappeHe  l'homme  et  s'imagine  être  le  propriétaire  de  toule  la  ietre. 

Mort  ei  damnation!  ces  hommes,  ces  archi-aristocrales,  fegaiitlehl 
toutes  les  autres  créatures  avec  l'insolence  du  seigneur  et  maître! 

Ils  nouswilèvent  femmes  et  enîans,  nous  enctiatnent,  nous  battent, 
nous  tuent  même  |)onr  vendre  notre  peau  et  notre  graisse; 

Et  ils  se  croient  permis  ces  forfaits,  surtout  contre  la  race  des  ours, 
et  ils  appellent  cela  les  droits  de  Thonnue. 

Les  droits  de  Ihomme!  les  droits  de  Fhomme!  et  qui  vous  les  a  oc- 
troyé*? Oe  n'eîH'pas  la  natnre,  eHe  n'c^  pas  dénaturée  à  ce  point. 

Les  dwitede  l'homme!  qiri  vous  a  donné  ces  privilèges?  Ce  n'est  vrai- 
ment pas  la  raison,  elle  est  toujours  raisonnable. 

Hommes,  valet-vous  donc  mieux  qne  nous,  parce  que  vous  tîntes 
cuire  et  rôtir  vos  tilimens?  Nous,  nous  mangeons  les  nôtres  tout  crus. 

Hais  le  résultîit  final  est  le  même  |)Our  tous.  Non,  ce  n*est  pas  hi  notir- 
Titure  qui  anolrlit.  Celui-là  seul  e^  nol)le  qui  pense  et  agit  noblement. 

Homnres,  vatet-votis  mienx  que  nous  à  cause  de  vos  arts  et  de  vt)s 
sciences?  Nous  autres,  nous  ne  sommes  pas  des  crétins. 

N'y  a-t-îl  pas  des  chiens  savans?  el  des  dievaux  qui  <nymplertl  comrtie 
des  membres  de  la  haute  finance?  Les  lièvres  ne  jouent-ils  pas  du  tam- 
bour à  merveille? 

Maint  castor  ne  s'est-il  pas  distingué  en  hydrostatique,  et  n'est-ce  pas 
aux  cigognes  que  l'on  doit  l'invention  des  clyslères? 

Les  ânes  n' écrivent-ils  pas  des  critiques?  Les  singes  ne  jouenl-^ilé  pas 
la  comédie?  Trouvez-moi  une  plus  grande  tragédienne  qUe  Ba'fôtîa, 
Tillufitreguetion? 

Les  rossignols  ne  chantent-ils  pas?  Freiligrath  n'est-il  pas  poète?  Qui 
pourrait  mieux  chanter  le  roi  nègre  que  sou  compatriote  le  dfomadiirrb? 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  la  danse,  moi  qui  parle,  j*ai  été  aussi  loin  que  Raumer  dans  Fart 
d'écrire.  Écrit-il  mieux  que  je  danse,  moi  pauvre  ours? 

Hommes,  pourquoi  donc  valez-vous  mieux  que  nous?  Vous  portez 
haut  la  tête,  il  est  vrai,  mais  il  rampe  dans  ces  têtes  de  bien  basses 
pensées. 

Hommes ,  valez-vous  mieux  que  nous ,  parce  que  votre  peau  est  unie 
et  lisse?  Vous  partagez  cet  avantage  avec  les  serpens. 

Hommes,  race  de  serpens  bipèdes,  je  comprends  pourquoi  vous  por- 
tez des  vêtemens.  Vous  cachez  sous  la  laine  empruntée  votre  nudité  de 
vipères. 

Mes  enfans,  soyez  en  garde  contre  ces  avortons  sans  poils  I  Mes  filles, 
ne  vous  fiez  à  aucun  de  ces  monstres  qui  portent  pantalons! 

Je  ne  divulguerai  pas  davantage  combien  le  vieil  ours^  dans  sa  rage 
égalitaire,  trouva  d'argumens  insolens  contre  le  genre  humain. 

Car,  à  la  fln,  je  suis  homme  aussi  moi-même,  et  je  ne  veux  plus  ré- 
péter ces  sottises  qui  finissent  par  blesser. 

Oui,  je  suis  homme^  et  je  m'estime  quelque  chose  de  mieux  que  les 
autres  bêtes.  Jamais  je  ne  trahirai  les  intérêts  de  ma  naissance. 

Et  je  défendrai  toujours  bravement  contre  toutes  les  prétentions  bes- 
tiales le  drapeau  de  Thumanité  et  les  imprescriptibles  droits  de  Thomose. 


VI. 

Pourtant  il  est  peut-être  utile  aux  hommes,  qui  forment  la  classe 
élevée  de  la  société  animale^  de  savoir  ce  que  l'on  dit  et  pense  au-des- 
sous d'eux. 

Oui,  sous  nos  pieds,  dans  les  couches  souterraines,  dans  les  antres 
ténébreux  des  classes  inférieures  et  fauves,  couvent  la  misère,  l'orgueil 
et  la  haine. 

Ce  qui  a  été  établi  par  l'histoire  naturelle  et  consacré  depuis  des 
siècles  par  les  us  et  coutumes  est  nié  audacieusement  et  le  museau  levé. 

Le  vieillard  grogne  à  l'oreille  de  l'adolescent  la  funeste  doctrine  qui 
menace  d'anéantir  sur  terre  la  civiUsation  et  l'humanité.  — 

Enfans,  —  murmure  Atta  Troll  eu  se  roulant  sur  sa  couche  sans 
tapis,  —  enfans,  l'avenir  est  à  nous  ! 

Si  tous  les  ours,  si  tous  les  animaux  pensaient  comme  moi,  avec  nos 
forces  réunies  nous  déferions  nos  tyrans. 

Que  le  sanglier  s'unisse  au  chevaJ,  que  l'éléphant  enlace  fraternelle- 
ment sa  trompe  à  la  corne  du  vaillant  taureau; 

Que  les  renards  et  les  loups  de  toutes  couleurs,  que  les  singes  et  les 
béliers,  que  le  lièvre  lui-même,  réunissent  quelque  temps  leurs  efforts, 
et  la  victoire  est  à  nous! 


ATTA  TROLL,  RÊVE  D'CNE  NUIT  d'ÉTÉ.  984 

Unité!  unité!  voilà  le  premier  besoin  de  l'époque.  Séparés,  nous  se- 
rons asservis;  unis,  nous  bousculons  nos  tyrans. 

De  Funité!  de  Funité!  et  nous  sommes  vainqueurs.  Le  régime  hon- 
teux du  monopole,  avec  les  vils  usurpateurs,  tombe  en  ruine.  Et  nous 
fondons  le  règne  des  justes. 

Que  régalité  parfaite  soit  la  loi  fondamentale.  Toutes  les  créatures 
de  Dieu  seront  égales  sans  distinction  de  croyances,  de  pelage  et  d'odeurs. 

La  stricte  égalité  1  Que  tout  âne  puisse  parvenir  à  la  plus  haute  fonc- 
tion de  rétat;  que  le  lion  en  revanche  porte  le  sac  au  moulin. 

Pour  ce  qui  concerne  le  chien,  c'est  un  mâtin  qui  a  des  goûts  ser- 
vîtes, parce  que  depuis  une  éternité  l'homme  le  traite  comme  un  chien. 

Cependant,  dans  notre  constitution  radicale,  nous  lui  rendons  ses 
vieux  droits  inaliénables,  et  il  se  régénérera  bientôt.  ^ 

Les  Juifs  eux-mêmes  jouiront  du  droit  de  citoyen,  et  ils  deviendront, 
devant  la  loi,  égaux  aux  autres  mammifères. 

Seulement  la  danse  sur  les  places  publiques  ne  leur  sera  point  per- 
mise. Je  fais  cet  amendement  dans  l'intérêt  de  mon  art; 

Car  le  sens  du  style  sérieux  en  chorégraphie,  de  la  plastique  sévère  du 
mouvement ,  manque  à  cette  race;  ils  gâteraient  le  goût  du  public.  — 


VII. 

Sombre  dans  sa  sombre  caverne,  Atta  Troll  le  misanthrope,  accroupi 
au  milieu  de  sa  famille,  grogne  et  grince  des  dents  : 

—  0  hommes!  dédaigneuses  canailles!  souriez  donc!  le  grand  jour 
de  la  liberté  nous  délivrera  de  votre  joug  et  de  vofre  sourire. 

C'est  toujours  ce  qui  m'a  le  plus  blessé  que  ce  tressaillement  aigre- 
doux  des  lèvres.  Rien  ne  m'est  plus  odieux  que  le  sourire  des  hommes. 

Quand  j'apercevais  ce  mouvement  fatal  sur  leur  blanc  visage,  il  me 
semblait  que  mes  entrailles  se  retournaient  dans  mon  ventre. 

La  profonde  scélératesse  d'une  ame  humaine  se  manifeste  d'une 
façon  bien  plus  impertinente  par  le  sourire  que  par  les  paroles. 

Us  sourient  sans  cesse  !  même  alors  que  la  décence  exige  un  profond 
sérieux,  dans  le  moment  le  plus  solennel  de  l'amour! 

Ils  sourient  sans  cesse  !  Ils  sourient  même  en  dansant!  ils  profanent 
ainsi  cet  art  qui  aurait  dû  rester  un  culte. 

Oui ,  la  danse,  dans  les  anciens  temps,  était  une  pieuse  manifestation 
de  la  foi.  Le  chœur  des  prêtres  sautait  saintement  autour  de  l'autel. 

C'est  ainsi  que  le  roi  David  dansa  jadis  devant  l'arche  d'alliance. 
Danser  était  un  acte  sacré,  danser  c'était  prier  avec  les  jambes. 

C'est  ainsi  que  moi-même  j'avais  compris  la  danse,  lorsque  j'exerçais 
sur  les  places  devant  le  peuple  qui  m'applaudissait  tant. 


Ces  applaudissemens,  je  Tavoue,.  me  faisaiAnt.  dlu  bidD^au^oœjuyiHtair 
il  est  doux  d*arracher  des  suffrages  à  un  enoemi. 

Mais^  dans  lenthousiasine,  ils  souriaient  encore*  L*art  de  la  ddn^e  e^ 
Iiu-même  ijnpuissanià  moraliser  les  hommes,  et  ils  resteui  ioHJomS) 
frivoles  I 

VIII. 

Plus  d'un  vertueux  citoyen  sent  mauvais  ici-bas,  pendant  qii«  dts 
Taiets  de  princes  çont  parfumés  de  lavande  et  d'ambre. 

Il  y  a  des  âmes  virginales  qui  sentant  le  savon  noir,  tandis  que  pav- 
foifi  le  vice  vient  de  se  laver  avec  de  l'eau  de  rosi^ 

Cest  pourquoi,  cher  lecteur,  ne  fronce  pas  le  nez,  si  la  cavecne 
d'Atta  Troll  ne  te  rappelle  pas  les  parfums  d'Arabie. 

Demeure  un  instuit  avec  moi  dans  le  cercle  vaftoreux  et  nauséaliond 
où  notre  héros  parle  à  sou  (ils  cadet  comme  du  milieu  d'une  nuée: -^ 

Eqfant,  mou  enfant,  le  dernier  rejeton  de  ma  force  virile,  iuclioie 
ton  unique  oreille  près  du  museau  paternel  et  bois  mes  paroles! 

Déûe-toi  des  doctrines  de  l'espèce  humaine;  elles  te  [Mordraient  J'ame 
et  le  corps.  Parmi  tous  les  hommes,  il  n'y  a.  pas  un  seul  brave  bénîmes 

Même  les  Allemands,  qui  jadis  en  étaient  les  meilleurs,  même  ces 
fils  de  Tuiskion,  nos  cousins  de  loute  antiquité,  sont  aussi  dégénérés. 

Ils  sont  maintenant  sans  croyance  et  sans  Dieu  ;  ils  prêchent  même 
l'athéisme.  Mon  enfant,  mon  enfant,  défle-toi  princi|>alement  de  Feuer- 
bach^et  de  Bruno  Bauer! 

Ne  deviens  pas  athée,  un  ours  impie  qui  renie  son  créateur. 

Oui,  c'est  bien  un  créateur  qui  a  fait  l'uni versl  Robespierre  avait  bien 
raison  :  —  il  y  a  un  être  suprême  l 

Sur  nos  tètes,  le  soleil  et  la  lune,  les  étoiles  aussi  (celles  avec  queue 
et  celles  sans  queue  également),  sontle  reflet  de  sa  toute-puissance. 

A  nos  pieds,  la  terre  et  les  mers  sout  l'écho  de  sa  gloire,  et  cbaïqoe 
créature  célèbre  ses  splendeurs. 

Même  le  tout  petit  insecte  qui  réside  dans,  la  barbe  argentée  d'un 
vieux  pèlerin  chanteur  de  cantiques,  lui  aussi  chante  la  louange  de 
l'Éternel! 

Là-haut,  sous  une  tente  |)arsemée  d'étoiles^  sur  un  tr&oe  d'or,  siég^ 
majestueusement  un  ours  colossal  qui  dirige  Tunivers. 

Sa  pelisse  est  immaculée  et  blanche  oomme  la  neige;  sa  tête  esiceiate 
d'une  couronne  de  diamans  qui  rayonne  à  tiavers  les  cieux. 

Sur  sa  figure  rayonnent  Tharmonie  et  la  [»ensée  créatrice.  Il  fait  un 
geste  avec  son  sceptre,  et  les  sphères  résonnent  et  chantent. 

A  ses  pieds  sont  assis  les  ours  bienheureux  qui  ont  souffert  ici-bas 
avec  humilité  et  résignation.  Ils  tiennent  dans  leurs  pattes  vénérables 
les  palmes  de  leur  martyre. 


ATTA  TROLL,   RÈVi:   DUNE  NLIT  D  ÉTÉ.  983 

Parfois  un  d'entre  eux  se  lève,  un  autre  le  suit;  ils  sautent  comme  si 
le  Saint-Esprit  les  possédait,  et  les  Toilà  tous  qui  dansent  le  plus  so- 
lennel des  menuets, 

Un  menuet  où  Tinspiration  de  la  grâce  peut  tenir  lieu  de  talent  et 
où  l'ame  éperdue  de  Joie  clierohe  à  sortir  de  sa  peau. 

Moi,  indigne  Alla  Troll,  jouirai-je  un  jour  de  cette  béatitude,  et, 
après  mes  tribulations  terrestres,  passerai-je  dans  ce  royaume  de  dé- 
lices impérissables? 

Ivre  de  volupté  céleste,  là-liaut  sous  J^  tente  étoilée,  une  auréole  au 
front,  la  palme  à  la  patte,  danserai-je  aussi  devant  le  trône  du  Sei- 
gneur?— 

IX. 

Comme  la  langue  écarlate  qiie  le  roi  nègre  de  Preiligratb  tire  dans 
sa  colère  bors  de  ses  lèvres  noires  et  épaisses. 

Ainsi  la  lune  rougeâtre  sort  dessombreset  lourds  nuages.  On  entend 
au  loin  les  cascades,  qui  ne  sommeillent  jamais,  bruire  tristement  dans 
le  silence  des  ténèbres.  ' 

Alla  Troll  est  debout  au  sommet  de  son  rocber  favori;  il  est  seul, 
seul  au  bord  de  Tablme,  et  il  hurle  ces  paroles  qu'emportent  les  vents 
de  la  nuit  : 

—  Oui,  je  suis  un  ours!  je  suis  ce  que  vous  nommez  ours  velu,  sau- 
vage, grognon,  mal  lécbé,  et  Dieu  sait  quoi  encore! 

Oui,  je  suis  un  ours!  je  suis  Tanimal  qu'il  faut  pourchasser,  la  brute 
objet  de  votre  mépris,  de  votre  sourire. 

Je  suis  la  cible  de  vos  railleries,  je  suis  la  bêle  noire  avec  laquelle 
vous  effrayez  le  soir  les  enfans  quand  ils  ne  sont  pas  sages. 

Je  suis  la  caricature  grotesque  des  contes  de  vos  nourrices;  je  le  surs, 
et  je  le  crie  à  haute  voix  à  ces  hommes  là-bas. 

Entendez-vous?  entendez-vous?  je  suis  un  ours!  Jamais  je  ne  rou- 
girai de  mon  origine.  Je  m*en  glorifie  comme  si  j'étais  issu  du  sang  de 
Moise  Hendelsohn  1  — 

X. 

11  est  minuit.  Deux  formes  sauvages  se  glissent  à  quatre  pattes  avec 
de  sourds  gro^ncmens  et  se  fraient  un  chemin  à  travers  le  sombre 
fourré  de  sapins. 

C'est  Att.i  Troll,  le  père,  et  son  fils,  le  jeune  Une-Oreille.  Ils  s'arrêtent 
dans  la  clairière,  près  du  rocher  qu'on  appelle  la  Pierre-Sanglante. 

—  Cette  pierre,  grogne  Atti  Troll,  est  l'autel  oî  les  druides,  à  l'épo- 
que du  paganisme,  faisaient  des  sacrifices  humains. 

O  comble  de  l'horreur  cl  du  crime!  quand  j'y  pense,  mon  poil  se  lié- 
risse  sur  mon  dos.  —  On  répandait  du  sang  à  la  gloire  de  Dieu! 


98i  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  dire  la  vérité,  maintepant  les  hommes  sont  plus  éclairés, 
aujourd'hui  ils  ne  s' entretuent  plus  par  zèle  religieux,  au  nom  des  in- 
térêts du  ciel. 

Non,  ce  n'est  pas  cette  pieuse  erreur,  ce  saint  délire,  cette  généreuse 
folie,  mais  bien  l'égoïsme  personnel,  qui  les  poussent  au  meurtre  et  à 
l'assassinat. 

Us  s'acharnent  à  l'envi  sur  les  biens  de  cette  terre;  c'est  mi  pillage 
universel,  et  chacun  tue  et  vole  pour  soi-même. 

Oui,  les  biens  de  la  communauté  terrestre  deviennent  la  proie  d'un 
seul  maître,  de  l'homme,  et  il  parle  alors  de  droits  de  possession,  de 
propriété. 

Piropriété,  droits  de  possession  !  0  vol ,  ô  mensonge  !  L'homme  seul 
pouvait  inventer  un  pareil  mélange  de  ruse  et  d'absurdité. 

La  nature  n'a  pas  créé  de  propriété,  car  tous,  oui  tous,  nous  venons 
sans  poche  au  monde,  sans  poche  sur  l'épiderme. 

Aucun  de  nous  tous  n'a  de  naissance  de  pareils  petits  dacs  sur  le  corps 
inventés  pour  receler  les  vols. 

L'homme  seul,  cet  être  nu  qui  se  fit  avec  art  un  vêtement  de  la  laine 
étrangère,  sut  aussi,  avec  le  même  art,  se  procurer  des  poches. 

Une  poche  !  c'est  aussi  peu  naturel  que  la  propriété  et  les  droits  dt* 
possession.  Les  hommes  ne  sont  que  des  filous  qui  empocheraient  les 
étoiles  du  ciel. 

Je  les  hais  avec  une  légitime  fureur!  Mon  fils,  je  veux  te  transmettre 
cette  haine;  ici,  sur  cet  autel;  jure  haine  éternelle  au  genre  humain. 

Sois  l'ennemi  implacable  de  ces  vils  oppresseurs,  leur  ennemi  im- 
placable jusqu'à  la  fin  de  tes  jours.  Jure,  jure  ici,  mon  fils!....  — 

Et  le  jeune  ours  jura,  comme  autrefois  Annibal,  fils  d'AmUcar.  La 
lune  éclaira  de  sa  lueur  blafarde  et  sinistre  le  vieux  dolmen  et  les  deux 
misanthropes. 

Un  jour,  nous  dirons  comment  le  jeune  ours  tint  fidèlement  son  ser- 
ment. Notre  lyre  le  chantera  dans  une  prochaine  épopée. 

Quant  à  Atta  Troll ,  nous  l'abandonnons  également,  mais  pour  le  re- 
trouver plus  tard  et  plus  sûrement  au  bout  de  notre  fusil. 

Va,  ton  affaire  est  faite.  Tu  es  accusé  du  délit  d'exciter  à  la  haine  et 
au  mépris  d'un  gouvernement  humain  et  juste...  Demain  nous  t'appré- 
henderons au  corps. 

XI. 

Comme  des  bayadères  assoupies,  les  montagnes  frissonnent  dans 
leurs  blancs  peignoirs  de  nuages  que  la  brise  du  matin  soulève. 

Mais  elles  se  réveillent  bientôt  sous  les  baisers  du  soleil;  il  leur  en- 
lève peu  à  peu  jusqu'au  dernier  voile  et  les  contemple  dans  toute  leur 
beauté. 


i 


ATTl   TROLL,    RÊVE   D'UNE  Nl'IT   d'ÉTÈ. 

J'clais  sorti  à  la  pointe  du  jour  avec  Lascaro  pour  aller  à  la  cl 
Tours;  à  midi  nous  arrivâmes  au  pont  d'Espagne. 

C'est  ainsi  qu'on  appelle  Le  pont  qui  mène  de  France  en  E 
chez  les  barbares  de  l'ouest,  qui  sont  en  arrière  de  mille  ans, 

En  arrière  de  mille  ans  de  la  civilisation  moderne.  Mes  bar 
l'est,  aii-delà  du  Rbiu,  ne  le  sont  que  de  cent  ans. 

C'est  en  hésitant,  en  tremblant  presque,  que  je  quittai  le  sol 
la  France,  de  cette  patrie  de  la  liberté  et  des  femmes  que  j'aini 

Au  milieu  du  pont  d'Espagne  était  assis  un  pauvre  Espagnol 
sère  se  lisait  dans  les  trous  de  son  manteau;  la  misère  se  lisait 
yeux. 

Il  grattait  de  ses  doigts  maigres  une  vieille  mandoline.  L'ai 
lodie  était  renvoyée  par  l'écho  du  précipice  comme  une  moqui 

Parfois  il  se  penchait  sur  l'abimL'  et  se  prenait  à  rire.  Puis 
tail  les  cordes  avec  plus  de  frénésie  et  chantait  des  rimes  d'am 

Je  jiassai  et  je  me  dis  à  moi-même  :  C'est  singulier,  la  folie  < 
et  chante  sur  ce  pont  qui  conduit  de  France  en  Espagne. 

Ce  pauvre  fou  est-il  remhlème  de  l'échange  des  idées  entre 
nations?  ou  bien  est-il  le  litre  frontispice  de  la  folle  Espagne? 

Vers  le  soir,  nous  atteignîmes  une  misérable  posada  où  i 
podrida  fumait  dans  un  plat  crasseux. 

J'y  mangeai  aussi  des  garbanzos  gros  et  lourds  comme  di 
indigestes  même  pour  un  estomac  allemand  nourri  d'andouilh 
sa  jeunesse. 

Le  lit  était  le  véritable  pendant  de  la  cuisine,  et  était  comn 
de  vermine.  Ahl  les  punaises  sont  les  plus  terribles  eni 
l'homme! 

L'inimitié  d'une  seule  petite  punaise  qui  rampe  sur  votre  c 
plus  redoutable  que  la  colère  de  cent  éléphans. 

11  faut  se  laisser  mordre  en  silence.  C'est  bien  triste!  Ce  qu 
triste  encore,  c'est  d'écraser  l'ennemi  :  toute  la  nuit  une  infec 
poursuit. 

Oui,  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible  sur  la  terre,  c'est  un  coc 
l'insecte  qui  se  sert  de  sa  puanteur  comme  d'une  arme.  Un  < 
une  punaise  ! 

XII. 

Comme  ils  menlent,  ces  poètes,  même  les  mieux  dressés, 
disent,  quands  ils  chantent  que  la  nature  est  le  temple  de  Diei 

Un  temple  dont  les  splendeurs  témoignent  de  la  gloire  du 
Le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  n'en  seraient  que  les  lampes 
pendues  à  la  coupole. 


986  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

Allez ,  allez ,  bonnes  gens,  mais  avouez  que  les  degrés  de  ce  temple 
ne  sont  pas  1res  commodes,  des  escaliers  insupportables! 

Ces  hauts  et  ces  bas,  ces  montées  et  ces  descentes,  ces  ascensions  de 
rochers,  cela  me  fatigue  Tame  et  les  jambes. 

A  mes  côtés  marche  Lascaro,  pâle  et  long  comme  un  cierge.  Jamais 
il  ne  parle,  jamais  il  ne  rit,  le  fils  mort  de  la  sorcière. 

Oui,  Ton  dit  que  c'est  un  mort,  défunt  depuis  longues  années,  à  qui 
la  science  magique  de  sa  mère  a  conservé  l'apparence  de  la  vie. 

Ces  méchans  escaliers  du  temple  de  Dieu  !  Je  ne  puis  comprendre 
aujourd'hui  que  je  n'ai  pas  vingt  fois  trébuché  dans  l'abtme  et  risqué 
de  me  casser  le  cou. 

Comme  les  cascades  mugissaient!  comme  le  vent  fouetiiit  les  sapins 
qui  hurlaientl  Les  nuages  crèvent  tout  à  coup.  Quel  temps  affreux! 

Près  du  lac  de  Gaube,  dans  une  petite  cabane  de  pécheur,  nous  trou- 
vâmes un  asile  et  des  truites  :  celles-ci  étaient  délicieuses. 

Le  vieux  pêcheur,  malade  et  cassé,  était  assis  dans  une  chaise  longue. 
Ses  deux  nièces  le  soignaient,  belles  comme  des  anges, 

Comme  des  anges  im  peu  gras  et  quelque  peu  flamands,  que  Ton 
croirait  descendre  d'un  cadre  de  Rubens  :  cheveux  blonds,  yeux  bleus 
et  limpides, 

Fossettes  au  milieu  des  joues  roses  où  Fespiéglerie  se  tapit,  membres 
forts  et  arrondis,  éveillant  à  la  fois  la  crainte  et  la  volupté. 

Charmantes  et  bonnes  créatures,  qui  se  disputent  d'une  façon  cbar-  ' 
mante  pour  savoir  quelle  boisson  conviendrait  le  mieux  au  vieil  onde 
malade. 

L'une  lui  présente  une  tasse  de  fleur  de  tilleul,  et  l'autre  de  la  tisane 
de  sureau. 

«  Je  ne  boirai  ni  l'une  ni  l'autre,  dit  le  bon  vieux  impatienté.  Allez 
me  chercher  une  outre  de  vin ,  que  j'accueille  mes  hôtes  avec  une 
meilleure  boisson.  » 

Si  c'est  véritablement  du  vin  que  j'ai  bu  au  lac  de  Gaube,  c'est  ce 
que  j  ignore.  Dans  le  Brunswick,  j'aurais  cru  que  c'était  de  la  bière  de 
Brunswick. 

L  outre  était  faite  de  la  plus  belle  peau  de  bouc  noir.  Elle  puait  ad* 
miral)lemcnt;  mais  le  vieux  en  but  avec  tant  de  plaisir,  qu'il  en  devmt 
gaillard  et  mieux  portant. 

Il  se  mil  à  nous  raconter  les  hauts  faits  des  bandits  et  des  contreban- 
diers qui  hantent  libres  et  joyeux  les  forêts  des  Pyrénées. 

Il  savait  aussi  de  vieilles  histoires,  entre  autres  les  combats  des  géans 
contre  les  ours,  dans  les  te:nps  fabuleux. 

Oui,  les  goans  et  les  o;irs  sj  so  U  disp^tj  jadis  lempire  de  ces  raoa- 
tagnosel  de  ces  vallées  avant  l'invasion  des  hommes. 

A  leur  arrivée,  les  géans  s'enfuirent  épouvantés  par  une  terreur 


I 


ATTA  TROIX,  RÈVK  ]>'UNB  NUIT  D'ÉTÈ.  987 

panicftie,  car  il  n*y  a  pas  beaucoup  de  cerveile  dans  ce»  grosses  tdte^. 

On  dit  encore  (|ue  ces  grands  niais,  arrivés  au  bord  de  la  mer,  voyant 
le  ciel  réfl  clii  dans  les  flots  bleus, 

Crurent  que  la  iner  ét-iit  le  ciel  lui-mê:ne,  et  se  précipitèrent  dans 
les  flots,  pleins  de  conflaniîe  en  Dieu,  et  s'y  noyèrent  tous  ensemble. 

Quant  à  ce  qui  regarde  les  ours,  riiotnine  les  détruit  maintenant  pea 
à  peu;  chaque  année,  leur  nombre  diminue  dans  les  montagnes. 

«  C'est  ainsi ,  disait  le  bf>n  vieux .  (jue  l'un  f.iil  place  à  l'autre  sur  la 
terre:  après  les  hommes,  remj)ire  passera  aux  nains, 

a  A  ces  petites  créatures  micro^co;)i  jilîs  et  rusées  qui  habitent  sous 
les  montiigncs,  fouillant  et  amassant  sans  relàclie  des  richesses  dans 
les^  filons  d'or  et  d'argent.  i  | 

a  Je  les  ai  souvent  vus  «au  clair  de  loilune  lorsque,  pour  nous  épier,  ils 
sortent  leurs  petites  télés  pleines  Ad  milice  des  crevasses  de  la  terre, 
et  j'ai  eu  peur  en  songeant  à  l'avenir, 

«  Et  au  règne  crasse. ix  de  ces  pyg:n  jes  richards.  Hélas!  je  le  crains 
bien,  nos  neveux  seront  forcés  de  se  jeter  h  l'eau,  comme  les  géans  stu- 
pides  qui  croyaient  se  réfugier  dans  le  ciel.  » 

XIII.  l 


\ 


ï 


Le  lac  aux  eaux  profondes  repose  d  ms  sa  sombre  coupe  de  rochers. 
De  pâles  étoiles  regardent  mélancoliquement  du  haut  du  ciel.  C'est  la 
nuit  et  le  silence. 

La  nuit  et  le  silence I  —  Les  rames  s'élèvent  et  retombent.  La  barque 
nagie  mystérieusement  en  clapotint.  Les  nièces  du  batelier  ont  pris  sa 
place.. 

Elîes  rament  gracieusement,  avec  souplesse.  Parfois  dans  Tombrcj,  à 
la  lueur  des  étoiles,  on  Voit  briller  leurs  bras  nus,  vigoureux,  et  leurs 
grands  yeux  d'azur. 

Laacaro  est  assis  à  mes  côtés,  p&le  et  muet  comme  de  coutume.  Cette 
pensée  me  vient  comme  un  frisson  :  serait-il  vraiment  un  revenant? 

Et  moi-même,  ne  suis-je  pas  mort  aussi?  Et  voilà  que  je  navi;;ue 
maintenant,  avec  des  spectres  pour  compagnons,  dans  le  triste  em|)irQ  j 

desrombres.  t 

r 

Ce  lac,  n'cdtrce  pas  le  Styx  à  l'onde  noire?  Proserpîne,  à  défaut  de  l 

Caron^  ne  me  fait-elle  pas  conduire  par  ses  soubrettes?  > 

Non,  je  ne  suis  pas  encore  mort  et  éteint.  —  Au  fond  de  mon  amc  je 
sens  encore  brûler  et  palpiter  la  flamme  joyeuse  de  la  vie. 

Ges>  jeunes  filles  qui  manient  gaiement  la  rame  et  parfois  m'écla-r  v 

boussent  avec  l'eau  qui  en  découle,  rieuses  et  folâtres. 

Ces  belles- fiUestfraiches  et  potelées,  bien  sûr,  ne  jont  pas  des  fan- 
tômes infernaux  ni  les  suivantes  de  Proserpme. 


I 

ï 

i 


9gg  BEYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

Pour  me  convaincre  parfaitement  de  leur  humanité  réelle  et  m'as- 
surer,  pièces  en  main,  de  ma  propre  existence, 

J'imprimai  fortement  mes  lèvres  sur  les  fossettes  des  joues  roses  de 
mes  batelières,  et  j'arguai  philosophiquement  :  Je  baise,  donc  je  suis. 

Arrivé  à  Vautre  bord,  j'embrassai  encore  une  fois  ces  bonnes  filles. 
Ce  n'est  que  dans  celte  monnaie-là  qu'elles  voulurent  me  laisser  payer 
le  passage. 

XIV. 

Les  cimes  violettes  de  la  montagne  rient  sur  le  fond  d'or  du  soleil.  A 
mi-côte,  un  village  est  perché  fièrement  comme  un  nid  d'oiseau. 

Quand  j'y  fus  grimpé,  je  trouvai  tous  les  vieux  envolés.  Il  n'était  reste 
que  les  enfans,  la  jeune  couvée  qui  n'a  point  d'ailes  encore; 

De  jolis  petits  garçons,  de  ^gentilles  fillettes  presque  masquées  avec 
des  capuchons  de  laine  blanche  ou  écarlate,  et  jouant  la  comédie  sur 
la  grand' place. 

Mon  arrivée  ne  troubla  pas  le  jeu,  et  je  pus  voir  l'amoureux  prince 
des  souris  s'agenouiller  pathétiquement  devant  la  fille  de  l'empereur 
des  chats. 

Pauvre  prince!  on  le  marie  avec  sa  belle.  Elle  gronde,  elle  tem- 
pête, elle  mord,  elle  mange  son  époux.  La  souris  morte,  le  jeu  est  fini. 

Je  restai  presque  tout  le  jour  avec  les  enfans.  Nous  causions  avec  une 
charmante  confiance.  Ils  voulurent  savoir  qui  j'étais  et  ce  que  je  faisais. 

a  Chers  petits,  leur  dis-je,  mon  pays  natal  s'appelle  l'Allemagne;  il  y 
a  là  des  ours  en  quantité,  et  je  suis  im  chasseur  d'ours. 

c(  J'en  ai  écorché  vif  plus  d'un  dans  ce  pays-là;  mais  par-ci,  par-là, 
j'ai  reçu  moi-même  quelques  coups  de  patte  assez  vigoureusement 
a4n)inistrés. 

«  A  la  fin,  je  me  lassai  de  me  chamailler  ainsi  tous  les  jours  avec  des 
animaux  aussi  mal  léchés  dans  les  forêts  de  ma  patrie, 

«  Et  je  suis  venu  ici  chercher  un  meilleur  gibier.  Je  veux  mesura 
mes  forces  avec  le  grand  Alta  Troll. 

((  Voilà  un  noble  adversaire  digne  de  moi.  Ah  I  en  Allemagne,  j'ai 
livré  plus  d'un  combat  où  je  rougissais  de  la  victoire!  » 

Lorsque  je  me  disposai  au  départ,  les  bonnes  petites  créatures  dan- 
sèrent une  ronde  autour  de  moi,  en  chantant  girofiél  giroflal 

Puis  la  plus  petite  de  toutes  s'avança  vers  moi  d'un  air  mutin  et  plein 
de  grâce,  me  fit  deux,  trois,  quatre  révérences,  et  se  mit  à  chanter  d'une 
jolie  voix  : 

ce  Si  le  roi  me  rencontre,  je.lui  fais  deux  révérences,  et,  si  la  reine 
me  rencontre,  je  lui  fais  trois  révérences. 

«  Mais,  si  le  diabîe  avec  ses  cornes  passe  dans  mon  chemin,  je  lui  fais 
deux,  trois,  quatre  rcvérences,  girofle!  girofia!» 


I 


ATTA  TROLL,   RÊVE  D'uNE  NUIT  D'ÉTÉ.  989 

a  Girofle!  girofla!  »  fut  répété  en  chœur  par  la  petite  bande,  qui  se 
mit  à  tournoyer  thec  espièglerie  dans  mes  jambes  tout  en  chantant. 

Pendant  que  je  redescendais  à  la  vallée,  le  refrain  me  suivait  en- 
core de  ses  accens  éloignés  comme  un  gazouillement  d'oiseaux  :  a  Gi- 
rofle !  girofla  !  » 

XV. 

Des  blocs  gigantesques,  difformes  et  grimaçans  m'entourent  sem- 
blables à  des  monstres  pétrifiés  de  toute  antiquité. 

C'est  étrange  I  des  nuées  grises  flottent  au-dessous  avec  les  mêmes 
formes  bizarres,  et  fout  comme  une  contrefaçon  vaporeuse  de  ces  sau- 
vages figures  de  pierre. 

Dans  le  lointain,  la  cascade  mugit,  et  le  vent  hurle  dans  les  pins  :  bruit 
fatal  et  impitoyable  comme  le  désespoir  I 

Lugubres  solitudes I  De  noires  troupes  de  choucas  s'abattent  sur  des 
sapins  calcinés  et  pourris  et  agitent  leurs  ailes  impuissantes. 

Lascaro  me  suit,  toujours  pâle  et  silencieux;  nous  ressemblons  bien 
à  la  vieille  gravure  d'Albert  Durer,  où  la  mort  en  personne  accompagne 
le  chevalier  de  la  démence. 

Pays  affreux  et  désolé!  Une  malédiction  pèse-t-elle  sur  le  sol?  Je 
crois  voir  du  sang  aux  racines  de  cet  arbre  rabougri  et  souffreteux. 

Il  couvre  une  cabane  qui  se  cache  à  demi  comme  honteuse  sous  la 
terre.  Le  pauvre  toit  de  chaume  a  l'air  de  vous  supplier  et  de  vous  re- 
garder avec  crainte. 

Les  habttans  de  cette  cabane  sont  des  cagots,  débris  d'une  race  qui 
achève  dans  l'obscurité  les  restes  d'une  existence  nrisérable. 

Hélas!  encore  aujourd'hui  les  Basques  ont  une  profonde  horreur  des 
cagots;  l'origine  de  celte  aversion  fatale  est  un  mystère. 

A  la  cathédrale  de  Bagnères,  on  voit  une  étroite  porte  basse  avec 
grille.  —  Voilà,  m'avait  dit  le  sacristain,  l'ancienne  porte  des  cagots. 

Jadis  toute  autre  entrée  à  l'église  leur  était  strictement  défendue,  et 
ils  se  glissaient  furtivement  dans  la  maison  du  Seigneur. 

Là,  le  cagot  s'asseyait  sur  un  petit  escabeau,  priant  seul,  séparé, 
comme  un  lépreux,  du  reste  de  la  communauté.  — 

Mais  les  lumières  modernes  finiront  par  chasser  les  ténèbres  injustes 
du  moyen-âge,  même  de  leur  dernière  cachette.  — 

Lascaro  resta  dehors  pendant  que  j'entrai  dans  l'humble  cabane  du 
cagot.  Je  tendis  amicalement  la  main  à  ce  pauvre  frère. 

Et  j'embrassai  aussi  son  enfant,  qui  tétait  avidement,  cramponné  au 
sein  de  sa  mère.  Il  ressemblait  à  une  araignée  malade. 


A  V-^*«      .*•••• 


ego>  u¥n  DIS  DBOX  hond».. 

XVI. 

Regarde  les  sommets  des  montagnes!  comme  ils  brillent  dons  le 
lomtnin  aa  coucher  du  soleil,  fiers  comme  des  rois  et  étincelant  d^^ 
pourpre  et  d*or  ! 

Mais  approche  :  toute  cette  magnificence  s'évanouira.  Ici,  comme  près 
des  autres  splendeurs  terrestres,  tu  as  été  dupe  d*une  illusion  d*optique. 

Ce  qui  te  semblait  pourpre  et  or,  ah!  ce  n'est  rien  que  la  neige,  rien 
que  la  pauvre  neige  qui,  glacée  et  triste,  s'ennuie  dins  la  solitude. 

Là-haut  j'entendis  de  près  la  pauvrette  soupirer  et  gé  nir,  et  racoi^ 
ter  au  vent  volage  et  insensible  tonte  sa  blauclie  misère. 

Olil  disait-elle,  comme  les  heures  passent  lentement  dans  cette  so- 
litude, des  heures  sans  fin,  des  éternités  gelées  ! 

Ah  !  pauvre  neige!  si,  au  lieu  d'être  sur  ces  hautes  mjnUgnes,  j'étais 
tombée  dans  la  vallée,  dans  la  vallée  où  les  fleurs  s'épanouissent! 

J'aurais  fondu  là  et  farjnj  un  putit  ruisseau,  et  le  plus  beau  garçon 
du  village  serait  venu  se  laver  en  souriant  à  m^n  onde. 

Oui,  j'aurais  peut-être  coiil'^  jusin'à  la  m^r,  o.ije  pouvais  devenir 
perle  pour  orner  à  la  (in  la  cojro.iae  d'un  roil  — 

Lorsque  j'eus  entenlu  ces  paroles,  je  lui  réponlis:  «Chère  pelile 
neij^e,  je  doute  beaucoup  qu'un  sort  aussi  brillant  t'attendit  daas  la 
vallée. 

«  Console-toi. — Peu  de  tes  S3urs  deviennent  perles  ici-bas.  Tu  serais 
peut-être  tombée  dans  un  bourbier,  et  tu  n'aurais  été  qu'une  ordure.  # 

Pji  ii:it  q  iJ  ji5  co  i/orsiis  ainsi  avez  la  nei^e,  j'eitenJis  un  coup  de 
fusil,  et  un  vautour  brun  tomba  des  nues  à  mes  pieds. 

C'était  une  plaisanterie  de  Lascaro,  une  plaisanterie  de  chasseur^ 
miis  SOI  visita  et  lit,  co  n  nj  to  ijours,  sérieux  et  impassible.  Seulement 
le  canon  du  fusil  fumait  encore. 

Il  prit  ei  silence  une  plu  m  à  l'aile  de  l'oiseau,  la  fixa  sur  son  feuti^ 
pointu  et  continua  son  chemin. 

C'cHiit  un  cDiip  li'jeil  sinistre  que  de  voir  son  ombre  avec  sa  plume 
s'agiter  longue  et  noire  sur  la  neige  blanche  des  glaciers. 

XVIL 

^C'est  une  vallée  qui  ressenble  à  une  rue.  Son  nom  est  le  Ravin  des 
Esprits.  D3  clu  lue  càté,  des  rochers  escarpés  s'élèvent  à  des  hauteure 
vertigineuses. 

Li,  sur  le  versant  le  plus  rapide,  la  bicoque  qu'habile  Uraka>regaode 
souruDiseiniint  d  ms  la  vallée  :  c'est  là  que  je  suivis  Lascaro. 

Il  tilt  conseil  avec  sa  mire  dans  la  langue  mystérieuse  des  signes  sur 
la  minière  dont  nous  pourrions  attirer  et  tuer  Atta  Troll. 


ATTA  TROLL,   RÊTE  d'uKE  NUIT  D'ÉTÉ.  991 

Car  nous  avions  bien  suivi  sa  piste;  il  ne  pouvait  plus  nous  écliapper. 
Tes  jours  sont  comptés,  Atta  Troll. 

Si  la  vieille,  si  Uraka  est  réellement  une  sorcière  des  plus  distinguées, 
comme  on  le  prétend  dans  toutes  les  Pyrénées, 

C'est  ce  que  je  ne  déciderai  jamais.  Tout  ce  qne  je  sais,  c'est  que  son 
extérieur  n'est  guère  rassurant.  Ses  yeux,  rouges  pleurent  d'une  façon 
fort  suspecte. 

Le  regard  est  louche  et  méchant,  et  l'on  dit  qu'aux  pauvres  vaches 
qu'elle  regarde,  le  lait  tarit  soudain  dans  les  mamelles. 

On  assure  même  qu  elle  a  tu  j  maint  gras  cochon,  et  même  les  bœufs 
les  plus  forts,  rien  qu'en  les  caressant  de  sa  main  sèche. 

Elle  a  été  aussi  phis  d'une  fois  accusée  d'un  pareil  maléfice  devant 
le  juge  de  paix.  Mais  c'est  un  voltairien ,  un  enfant  du  siècle, 

Léger,  frivole,  sceptique,  s:m3  croyance,  el  les  demandeurs  ont  été 
renvoyés  avec  des  railleries. 

Oriicieliement  Urakaa  un  m  Hier  fort  honnête.  Elle  vend  des  simples 
des  montagnes  et  des  oiseaux  empaillés. 

La  liutte  était  pleine  de  pareils  objets  d'histoire  naturelle.  On  sentait 
cruellement  la  jusquiame,  le  coucou,  le  pissenlit  et  la  fougère. 

Il  y  avait  une  collection  de  vautours  qui  faisaient  le  plus  bel  effet 
avec  leurs  ailes  étendues  et  leurs  becs  gigantesques. 

Étiit-ce  la  folle  odeur  de  ces  plantes  qui  me  montait  à  la  tête  et  m'é- 
tourdissait? Le.fait  est  que  j'éprouvais  une  étrange  sensation  à  la  vue 
de  ces  oiseaux. 

Peut-être  étaient-ce  des  êtres  humains  qui,  |)ar  les  ruses  magiques  de  « 

la  sorcière,  se  trouvaient  maintenant  dans  celte  misérable  condition  i 

d'oiseaux  empaillés.  1 

Ils  me  jetaientdes  regards  fixes,  douloureux  et  en  même  temps  pleins  | 

d'impatience.  Il  me  semblait  imrfois  qu'ils  regardaient  aussi  la  sorcière  \ 

de  travers  et  avec  terreur.  ? 

Mais  Uraka  est  accroupie  à  côté  de  son  fils  Lascaro  près  de  la  chemi-  « 

née.  Ils  fondent  du  plomb  et  coulent  des  balles.  l 

Ils  coulent  ces  billes  ratidique:^  qui  doivent  tuer  Atti  Troll.  Comme  ] 

les  flammes  pétillent  vivement  sur  le  visage  de  la  sorcière!  ^ 

Elle  agile  sjs  lèvros  minces,  mVis  sais  bruit.  Murmure-t-elle  la  pa-  f 

rôle  m:igiqiie  qui  fait  réussir  la  foule  des  balles? 

Par  momeus  elle  chuchote  el  fut  signe  à  sou  fils;  miis  celui-ci  con-  l 

tinue  sa  lâche,  sérieux  el  m  let  comme  la  tombe.  • 

0[)pressé  par  des  frissons  de  terreur,  je  vins  m'accouler  à  la  fenêtre  ' 

pour  respirer  l'air  pur,  el  je  regar.lai  au  fond  de  la  vallée.  | 

Ce  que  je  vis  alors  entre  minuit  et  u:ie  heure  du  matin,  c'est  ce  que  \ 

vous  apprendra  fidèlement  le  chapitre  suivant. 


t 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

xvin. 

C'était  l'époque  de  la  pleine  lune  pendant  la  nuit  de  la  Saint-Jean , 
alors  que  la  chasse  maudite  défile  dans  le  Ravin  des  Esprits. 

De  la  fenêtre  du  nid  de  sorcière  d'Uraka  je  pouvais  considérer  à  mer- 
veille la  cavalcade  des  spectres  pendant  qu'elle  descendait  le  ravin. 

J'avais  une  bonne  place  pour  voir  le  spectacle,  et  je  pus  jouir  du  coup 
d'œil  complet  de  cette  fête  bruyante  des  morts  échappés  à  la  tombe. 

Hallo  et  houssa!  Cris  de  chasse,  claquemens  des  fouets,  hennissemeiis 
des  chevaux,  aboiemens  des  chiens,  sons  du  cor,  rires  éclatans,  comme 
tout  cela  retentissait  joyeusement! 

Devant,  en  guise  d'avant-garde,  d'étranges  bêtes  fauves,  des  cerfs  et 
des  sangliers  couraient  de  compagnie;  derrière  s'élançait  la  meute. 

Les  chasseurs  étaient  de  climats  différens  et  de  temps  plus  ditTérens 
encore  :  par  exemple,  à  côté  de  Nemrod  d'Assyrie,  chevauchait  le  roi 
Charles  X  de  France. 

Ils  montaient  de  blanches  haquenéés.  A  pied  suivaient  les  piqueurs, 
la  laisse  en  main,  et  les  pages  avec  des  flambeaux. 

J'en  reconnus  plus  d'un  dans  la  troupe  effroyable.  Ce  chevalier  dont 
l'armure  d'or  étincelle,  n'était-ce  pas  le  roi  Arthus? 

Et  Ogier  le  Danois  ne  portait-il  pas  une  brillante  cotte  de  mailles  verte 
qui  le  faisait  ressembler  à  une  grande  grenouille  des  bois? 

Je  vis  aussi  dans  les  rangs  plus  d'un  héros  de  la  pensée.  Je  reconnus 
notre  Wolfgang  Goethe  à  l'éclat  de  son  regard  tranquille. 

Car,  anathématisé  par  Hengstenberg,  le  grand  païen  ne  peut  repo- 
ser dans  la  tombe,  et  il  continue  en  société  impie  à  chasser  gaiement 
comme  pendant  sa  vie. 

Je  reconnus  aussi  le  divin  William  au  doux  sourire  de  ses  lèvres.  Les 
puritains  d'Angleterre  l'ont  aussi  damné  pour  ses  péchés. 

Il  lui  faut  suivre  la  bande  infernale  toute  la  nuit,  monté  sur  un  noir 
coursier.  A  ses  côtés,  sur  un  âne,  trotte  un  petit  homme. . .  Dieu  du 
ciel!... 

A  sa  plate  mine  de  dévot,  à  son  pieux  bonnet  de  coton  blanc,  à  sa 
frayeur  mortelle,  je  reconnus  le  piétiste  berlinois  Franz  Hom  1 

Parce  qu'il  a  écrit  cinq  volumes  de  commentaires  sur  le  profane 
Shakespeare,  le  malheureux  est  forcé,  après  sa  mort,  de  chevaucher 
avec  lui  dans  le  brouhaha  de  la  chasse  maudite. 

Hélas  !  mon  bénin  et  languissant  Franz  Horn  est  obligé  de  galoper, 
lui  qui  osait  à  peine  marcher  à  pied,  et  qui  ne  savait  que  s'agenouiller 
à  son  prie-Dieu  et  boire  du  thé. 

Les  vieilles  fllles  qui  dorlotaient  son  indolence  ne  vont-elles  pas  êtn? 
saisies  d'horreur  quand  ellci  apprendront  que  leur  Franz  est  devenu  un 
compagnon  des  chasseurs  terribles? 


I 


ATTA  TROLL;   RÊVE  D*11NE  NUIT  D*ÉTÉ.  993 

Quand  on  se  met  au  galop,  le  grand  William  jette  un  regard  ironique 
sur  son  pauvre  commentateur,  qui  le  suit  douloureusement  au  trot  de 
son  grison, 

Presque  sans  connaissance  et  cramponné  à  l'arçon  de  la  selle,  mais, 
après  sa  mort  comme  pendant  sa  vie,  suivant  fidèlement  pas  à  pas  son 
auteur. 

Il  y  avait  aussi  beaucoup  de  femmes  dans  cette  folle  cavalcade  des 
esprits,  surtout  de  belles  nymphes  au  corps  svelte  et  juvénile. 

Elles  étaient  assises  à  califourchon  sur  leurs  coursiers  dans  une  com- 
plète et  mythologique  nudité.  Seulement  leurs  cheveux  dénoués  on- 
dulaient derrière  elles  comme  des  manteaux  dorés. 

Elles  portaient  des  couronnes  de  fleurs  sur  leur  tête,  et,  fièrement 
renversées  dans  des  postures  voluptueuses,  elles  brandissaient  des 
thyrses  bachiques. 

A  côté  d'elles,  j'aperçus  quelques  nobles  demoiselles  chastement  vê- 
tues et  obliquement  assises  sur  leurs  selles  de  femme  vertueuse;  elles 
portaient  le  faucon  au  poing. 

Derrière,  comme  une  parodie,  chevauchait,  sur  de  maigres  sque- 
lettes de  haridelles,  une  cohue  de  femmes  parées  d'une  façon  théâtrale. 

Leur  visage  était  joli  à  ravir,  mais  quelque  peu  efifronté.  Elles 
criaient  comme  des  folles  à  faire  tomber  le  fard  dont  leurs  joues  étaient 
peintes. 

Comme  tout  cela  retentissait  joyeusement,  sons  du  cor,  rires  écla- 
tans,  hennissemens  des  chevaux,  aboiemens  des  chiens,  claquemens  des 
fouets  I  Hallo  et  houssa  ! 

XIX. 

Mais  au  milieu  de  la  troupe  trois  figures  se  détachaient,  trois  mer- 
veilles de  beauté.  —  Jamais  je  n'oublierai  ce  trio  d'amazones  ! 

La  première  était  facilement  reconnaissable  au  croissant  qui  sur- 
montait sa  tête;  fière  comme  une  belle  statue  sans  tachC;  la  grande 
déesse  s'avançait. 

La  tunique  relevée  couvrait  à  demi  la  poitrine  et  les  hanches;  l'éclat 
des  flambeaux  et  la  lumière  de  la  lune  jouaient  voluptueusement  sur 
ses  membres  d'une  éclatante  blancheur. 

Son  visage  aussi  était  blanc  comme  du  marbre,  mais  froid  corami; 
lui.  La  fixité  et  la  pâleur  de  ses  traits  nobles  et  sévères  faisaient  frit^- 
sonner. 

Pourtant  au  fond  de  son  œil  noir  brille  un  feu  terrible,  un  feu  doux 
et  perfide  qui  aveugle  et  dévore. 

Combien  elle  ressemble  peu  à  présent  à  cette  Diane  qui,  dans  Torguei  1 
de  sacliasteté,  changea  Actéon  en  cerf  et  le  fit  déchirer  par  ses  chiens! 


994  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Est-ce  ce  péché-là  qu'elle  expie  dans  celte  très  galante  compagnie? 
Chaque  nuit,  elle  chevauche  ainsi  dans  les  airs  comme  un  pauvre  reve- 
nant mondain. 

La  volupté  s*est  éveillée  fcird  dans  ses  veines^  mais  avec  d'autant 
plus  de  véhémence,  et  dans  ses  yeux  profonds  brûle  une  véritable 
flamme  d*enfer. 

Elle  regrette  le  temps  perdu,  le  temps  primitif  où  les  hommes 
étaient  plus  beaux,  et  elle  remplace  maintenant  la  quaUté  antique  par 
la  quantité  moderne. 

A  ses  côtés,  j<î  vis  une  belle  dont  les  traita  n'étaient  pas  modelés  sur 
le  même  type  grec,  mais  la  naïveté  gracieuse  de  la  race  celtique  y 
rayonnait. 

CéUiit  la  fée  Habonde,  que  je  reconnus  bien  vite  à  la  suavité  de  son 
sourire  et  à  l'éclat  de  sa  voix  quand  elle  riait  j 

Un  frais  \isage,  rose  et  potelé,  comme  en  peint  Greuze,  le  nez  au 
Tent,  la  bouche  en  cœur  toujours  entr'ouverte,  et  des  dents  blanches  à 
ravir. 

Elle  portait  un  léger  peignoir  de  soie  bleue,  que  la  brise  soulevait 
parfois.  Même  dans  mes  meilleurs  rêves,  je  n'ai  jamais  vu  de  pareilles 
épaules! 

Peu  s'en  fallut  que  je  ne  sautasse  par  la  fenêtre  pour  aller  les  baiser! 
Je  m'en  serais  mal  trouvé,  car  je  me  fusse  cassé  le  cou  sur  les  rochers. 

Ah!  elle  n'aurait  fait  que  rire,  quand  je  serais  tombé  tout  sanglantà 
ses  pieds.  Hélas!  je  connais  ce  rire-là! 

Et  la  troisième  femme  qui  émut  si  profondément  ton  cœur,  était-ce 
un  démon  comme  les  deux  autres  figures? 

Si  c'était  un  ange  ou  un  démon,  c'est  ce  que  j'ignore.  On  ne  sait 
Jamais  au  juste  chez  les  femmes  où  cesse  l'ange  et  où  le  diable  com- 
mence. 

Son  pâle  et  ardent  visage  respirait  toîit  le  charme  de  l'-Orient,  et  ses 
vêlemens  aussi  rappelaient  par  leur  richesse  les  contes  de  la  sultane 
Schéhérazade. 

De  douces  lèvres  comme  des  grenades,  un  nez  de  lis  un  peu  courbé, 
et  les  membres  souples  et  frais  comme  un  [)alinier  clans  une  oasis. 

Elle  étiiil  assise  sur  une  haqncnce  que  tenaient,  avec  des  rênes  d'or, 
deux  nèj^res  (|ui  trottaient  à  pied  à  côté  de  la  princesse; 

Car  elle  était  vraiment  princesse;  c'était  la  reine  de  Judée,  la  femme 
d'Hérode,  celle  qui  a  deinandc  la  tôte  de  Jean-Baptiste. 

C'est  à  cause  de  ce  meurtre  qu'elle  est  maudite  et  condamnée  à  suivre 
jusqu'au  jugement  dernier,  comme  un  spectre  errant,  la  chasse  noc- 
turne des  esprits. 

Elle  porte  toujours  dans  ses  mains  le  plat  on  se  trouve  la  tète  de  Jcan- 
Baptisle,  et  la  baise;  —  oui,  elle  baise  avec  ferveur  cette  tête  morte. 


ATTA  TROLL  y  AÉVR  D*UlfB  NUIT  D'ÉTÉ.  9M 

Car  eUe  aimait  jadis  le  propiièie.  Lu  Bible  ne  le  dit  pa»,  —  mais  la 
peuple  a  gardé  la  mémoire  des  sanglantes  amours  d'Hérodiade. 

Autrement  le  désir  de  cette  dame  serait  inexplicable.  Une  femme 
demanderait-elle  jamais  la  téled*un  homme  quVlle  n'aime  pas? 

Elte  était  peui-étre  un  peu  fâchée  contre  son  samt  smiant;  elle;  le  lit 
décapiter;  —  mais,  lorsqu'elle  vit  sur  ce  plat  cette  tête  si  chère ^ 

Etie  se  mit  à  pleurer,  à  se  désespérer,  et  elle  mourut  dans  cet  accès 
de  folie  amoureuse.  (Folie  amoureusel  quel  pléonasme!  Tamour  n  esirii 
pas  une  folie?) 

La  nuit,  elle  sort  de  la  tombe,  et,  en  suivant  la  chasse  maudite,  elle 
porte,  comme  dit  la  tnidilioa  populaire,  dans  ses  mains  blanches  le 
plat  avec  la  tète  sanglante: 

Mais,  de  temps  en  temps,  par  un  étrange  caprice  de  femme,  elle 
lance  la  tète  dans  les  airs  en  riant  comme  une  enfant,  et  la  reçoit  adroi- 
tement comme  si  elle  jouait  à  la  Imlle. 

Lorsqu'elle  passi  devant  moi,  elle  me  regarda,  me  Ût  un  signe  de  tète 
si  coquet  et  si  languissant,  que  j  en  fus  troublé  jusqu'au  fond  da  cœnr. 

Trois  fois  la  cavalcade  passa  au  galop  devant  moi,  et  trois  fois,  ea 
passant,  le  sj>ectre  adorable  me  salua. 

La  chasse  s'évanouissait  dans  la  nuit,  le  tumulte  s'éteignait,  que  le 
graitieux  salut  me  trottait  encore  dans  la  tête; 

Et,  toute  la  nuit,  je  ne  fis  que  retourner  mes  membres  fatigués  sur 
la  paille  (car  il  n'y  avait  pas  de  lit  de  plume  dans  la  cabane  dXIraka  la 
sorcière). 

Et  je  me  disais  :  —  Que  signifie  donc  ce  signe  de  tête  mystérieux? 
Pourquoi  m*as-tu  regardé  si  tendrement,  belle  Hérodiade? 

XX. 

I^  soleil  se  lève  et  lance  ses  flèches  d'or  aux  blanches  nuées,  qui  se 
teignent  de  rouge  comme  si  elles  étaient  blessées,  et  s'évanouissent  après 
dais  la  lumière. 

f  Enfin  la  lutte  cesse,  et  le  jour  pose  en  triomphateur  ses  pieds  rayon- 
Dans  sur  la  nuque  de  la  montagne. 

^  La  gent  bruyante  des  oiseaux  gazouille  dans  les  nids  cachés,  et  une 
odeur  de  plantes  s'élève  comme  un  concert  de  parfums. 

Nous  étions  descendus  dans  la  vallée  aux  premières  heures  du  jour, 
et,  pendant  que  Lascaro  suivait  la  piste  de  son  ours,  je  restais  seul,  la& 
et  triste. 

Las  et  triste,  je  m'assis  enfin  sur  un  moelleux  banc  de  mousse.  Cétait 
sous  ce  grand  châne,  au  bord  d'une  petite  sourcP|  d>nt  le  murmure  et 
le  clapote.nent  m'ensorcelèrent  tellement,  que  j  en  perdis  presque. la 
raisoQ.  ^ 

Je  me  pris  d'un  désir  sauvage^pour  le  monde  des  rêves^  pour  la  mori 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  délire ,  et  pour  ces  belles  amazones  que  j'avais  vues  dans  le  défilé 
des  esprits. 

0  douces  visions  des  nuits  qu'effarouche  Taurore,  dîtes,  où  êtes-vous 
enfuies?  Dites,  où  vous  cachez-vous  pendant  le  jour? 

Sous  les  ruines  d'un  vieux  temple,  au  fond  de  la  Romagne^  on  dit 
que  Diane  se  retire  pendant  le  règne  diurne  du  Christ. 

Ce  n'est  que  dans  les  ténèbres  de  minuit  qu'elle  se  hasarde  à  sortir  et 
à  se  livrer  au  plaisir  de  la  chasse  avec  ses  compagnes  réprouvées. 

La  belle  fée  Habonde  aussi  a  peur  des  dévots  nazaréens,  et  elle  passe 
tout  le  jour  dans  son  sûr  asile  d'Avalun,  Tile  fortunée. 

Cette  île  est  cachée  au  loin,  dans  l'océan  pacifique  de  la  fantaisie;  on 
ne  peut  y  aborder  que  sur  le  cheval  ailé  de  la  fable. 

Jamais  le  souci  n'y  a  jeté  l'ancre,  jamais  bateau  à  vapeur  n'est  venu 
y  jeter  sa  cargaison  de  badauds  curieux  et  culottant  leurs  pipes. 

Jamais  on  n'y  entend  le  triste  son  des  cloches,  cet  ennuyeux  et  étemel 
bimm-boumm  que  les  fées  ont  tant  en  horreur. 

C'est  là  qu'au  milieu  d'une  gaieté  inaltérable,  dans  la  fleur  d'une 
éternelle  jeunesse,  réside  la  fée  joyeuse,  la  blonde  dame  Habonde, 

Et  qu'elle  se  promène  en  riant  à  l'ombre  des  fleurs  tropicales,  avec 
un  cortège  jaseur  de  paladins  qu'elle  a  ravis  au  monde. 

Mais  toi ,  Hérodiade,  où  es-tu,  dis-moi?  Ah!  je  le  sais,  tu  es  morte, 
et  ta  tombe  est  à  Jérusalem  ! 

Le  jour,  tu  dors,  dans  ton  sépulcre  de  marbre ,  l'immobile  sommeil 
des  morts;  mais,  à  minuit,  tu  te  réveilles  au  bruit  du  fouet,  au  chant 
du  cor,  aux  cris  de  chasse, 

Et  tu  suis  l'ardente  cavalcade  avec  Diane  et  Habonde,  et  les  joyeux 
chasseurs  qui  détestent  la  croix  et  la  pénitence. 

Quelle  ravissante  société  !  Ah  !  si  je  pouvais  chasser  ainsi  avec  vous  à 
travers  bois  durant  les  nuits!  C'est  toujours  à  tes  côtés  que  je  chevau- 
cherais ,  belle  Hérodiade  ! 

Car  c'est  toi  que  j'aime  surtout!  Plus  encore  que  la  superbe  déesse 
de  la  Grèce,  plus  encore  que  la  riante  fée  du  Nord,  je  t'aime,  toi  la 
Juive  morte!  ' 

Oui,  je  t'aime  !  je  le  sens  au  tressaillement  de  mon  ame.  Aime-moi  et 
sois  à  moi,  belle  Hérodiade! 

Aime-moi  et  sois  à  moi  !  Jette  au  loin  ton  plat  et  la  tête  sanglante  du 
saint  qui  ne  sut  pas  t'apprécier. 

Je  suis  si  bien  le  chevalier  qu'il  te  faut!  Cela  m'est  bien  égal  que  tu 
sois  morte  et  même  damnée!  Je  n'ai  pas  de  préjugés  à  cet  endroit, 
moi  dont  le  salut  est  chose  très  problématique,  moi  qui  doute  par  mo- 
mens  de  ma  propre  existence. 

Prends-moi  pour  ton  chevalier,  pour  ton  cavalier  servant  :  je  porte- 
rai ion  manteau  et  je  supporterai  tous  tes  caprices. 


ATTA  TROLL,   RÊVE  D'uNE  NUIT  D'ÉTÉ.  997 

Chaque  nuit,  je  cheTaucherai  à  tes  côtés  dans  la  bande  des  chasseurs. 
et  nous  rirons!  Pour  t'amuser,  je  te  ferai  goûter  mes  bons  mots, 

—  Ou  bien  àeê  oranges.  —  La  nuit,  je  te  ferai  paraîtra  le  temps  court. 
Le  jour,  j'irai  m'asseoir  sur  ta  tombe. 

Oui,  le  jour,  j'irai  m'asseoir  en  pleurant  sur  les  débris  des  sépulcres 
royaux,  sur  la  tombe  de  ma  bien-aimée,  dans  la  ville^de  Jérusalem. 

Et  les  vieux  Juifs  qui  passeront  croiront  bien  sûr  que  je  pleure  la 
chute  du  temple  et  la  ruine  de  Jérusalem. 

XXL 

Argonautes  sans  vaisseau ,  qui  s'aventurent  à  pied  dans  les  monta- 
gnes, et  qui,  à  la  place  de  la  toison-d'or,  vont  à  la  recherche  d'une 
peau  d'ours, 

Âh!  nous  ne  sommes  que  de  pauvres  diables,  des  héros  taillés  à  la 
moderne  y  et  nul  poète  classique  ne  nous  célébrera  dans  ses  chants 
épiques. 

Et  cependant/combien  nous  avons  souffert!  quelle  pluie  nous  surprit 
au  haut  de  la  montagne  où^l  n'y  avait  ni  arbre  ni  fiacre! 

Une  vraie  cataracte  !  il  pleuvait  à  flots.  Certes  Jason,  dans  la  Colchide, 
ne  reçut  jamais  une  pareille  douche. 

Je  donnerais  mes  trente-six  rois  d'Allemagne ,  m'écriais-je,  je  les 
donnerais  bien  pour  un  parapluie  !  Et  l'eau  ruisselait  de  mon  corps  en 
abondance. 

Morts  de  fatigue,  tous  maussades  et  trempés  comme  des  caniches, 
nous  revînmes  enfin  à  la  cabane  de  la  sorcière  assez  tard  dans  la  nuit. 

Uraka,  assise  près  d'un  feu  clair,  était  en  train  de  peigner  son  gros  et 
gras  caniche.  Elle  lui  donna  vite  congé 

Pour  s'occuper  de  nous.  Elle  fit  mon  lit,  dénoua  mes  espadrilles, 
cette  chaussure  pittoresque  et  absurde, 

M'aida  à  me  déshabiller,  m'ôta  même  mon  pantalon  mouillé;  il  me 
tenait  aux  jambes,  serré  et  fidèle  comme  l'amitié  d'un  niais. 

Mes  trente-six  rois  d'Allemagne,  m'écriais-je,  je  les  donnerais  main- 
tenant pour  une  robe  de  chambre  bien  chaude!  Et  ma  chemise  hu- 
mide fumait  sur  ma  poitrine. 

Frissonnant,  claquant  des  dents,  je  m'accroupis  un  instant  devant  le 
foyer;  enfin  je  m'étendis  sur  la  paille,  presque  étourdi  par  le  feu , 

Mais  sans  pouvoir  dormir.  Les  yeux  à  demi  fermés,  je  regardai  la 
sorcière  assise  près  de  la  cheminée,  qui  tenait  sur  ses  genoux  la  tête  et 
la  poitrine  de  son  fils,  aussi  déshabillé. 

Le  gras  caniche  se  tenait  debout  à  ses  côtés  et  lui  présentait  avec 
beaucoup  d'aisance  un  petit  pot  dans  ses  pattes  de  devant. 

Uraka  prit  dans  ce  pot  une  sorte  de  graisse  rouge,  en  oignit  la  poi- 


MB  RBVL'B  DES  BEUX   H0N1MSS. 

trine  et  les  côtes  de  son  &ls,  pais  le  frotta  "vivenfient  avec  une  kMe  coq- 
Tulsive. 

VA,  iiendant  qn*dle  le  frottait  et  loignait  ainsi,  eHe  trrarnmirait  en 
nasillant  un  chaut  de  nourrice,  et  les  flammes  du  foyer  pétillaient 
étrangement. 

Pâle  et  osseux  comme  un  cadavre,  le  fils  gisait  sur  le  giron  de  «a 
mère,  ses  grands  yeux  éteints,  fixes,  grands  ouverts  et  tristes  comme 
un  tréimssé. 

Est-ce  donc  véritablement  un  mort  à  qui  Tamour  d*une  mère  corn- 
muniqiie  chaque  nuit  une  vie  factice  au  moyen  des  baumes  magiques? 

Que  le  demi-sonuneil  de  la  fièvre  est  étninge!  Les  membres  fati- 
gurs,  lourds  comme  du  plomb,  sont  comme  enchaînés,  et  les  sens 
surexcités  sont  d'une  lucidité  ttTribïe. 

Comme  l'odeur  des  herbes  me  tourmentait  dans  cette  chambre!  je 
cherchais  douloureusement  où  j'avais  déjà  senti  la  même  odeur,  et  je 
le  cherjj;haîs  en  vain. 

Comme  le  vent  dans  la  cheminée  me  faisait  souffrir  !  on  eût  dît  les 
gémissemens  de  pauvres  âmes  en  |)eine.  Il  me  semblait  que  je  recon- 
naissius  les  voix. 

Mais  ma  plus  grande  lorîure  venait  des  oiseaux  empaillés  rangés  sur 
uno  planche  au-dessus  du  chevet  de  ma  couche. 

Ils  agitaient  lentement  à  faire  frémir  leurs  froides  ailes,  se  penchaient 
jus<pie  sur  moi  avec  de  longs  becs  eu  forme  de  nez  humains. 

On  ai-je  donc  vu  déjà  de  pareils  nez?  Est-ce  à  Hambourg  ou  à  Franc- 
fort flans  le  cpiartier  des  Juifs?  Souvenirs  vagues  et  pleins  d'horreur! 

Enfin  le  sommeil  s'empara  tout-à-fait  de  moi,  et  à  la  place  de  ces 
visions  bâtardes  etgrimaç«mtes  (la  réalité  assaisonnée  de  cauctiemar!). 

J'eus  un  rêve  bien  net,  sur  un  fond  et  une  base  solides,  avec  des 
co'tours  francliement  accusés,  vivant  et  plastique  comme  le  sont  tous 
mes  rêves. 

Au  lieu  d'être  dans  l'étroite  cabane  de  la  sorcière,  je  me  trouvais 
dans  une  salle  de  bal  soutenue  par  des  colonnes  et  éclairée  de  mille 
girandoles  de»  lumière. 

Des  musiciens  invisibles  jouaient  la  voluptueuse  danse  des  nonnes  de 
Rohert'le  Diable.  J'élais  seul  à  mepromener  dans  la  salle. 

Enfin  les  |)ortes  s*mi vrent  à  deux  battans ,  et  voilà  qu'arrivent  lente- 
mont,  d'un  fias  solennel ,  les  hôtes  les  plus  étranges  qu'on  puisse  voirl 

Rien  que  des  ours  et  des  spectres!  Debout  sur  leurs  pattes  de  der- 
rière, chaque  ours  conduit  un  spectre  masqué  et  enveloppé  d'un  blanc 
linceul. 

Ainsi  appariés ,  fts  se  mettent  à  valser  autour  de  la  salle.  Curieux 
coup  d'œil  à  faire  rire  ou  tremblerl 

Car  les  ours,  avec  leur  agilité  proverbiale,  avaient  grand'  peine  à 


à 


ATTA  TROLL,   RÊVE  D*UNB  NUIT  D*ÉTÉ.  999 

suivre  leurs  blanches  valseuses,  qui  tourbillonnaient  légères  comnne  le 
vent. 

Ces  pauvres  bêtes  étaient  impitoyablement  entraînées,  et  leur  respi- 
ration bruyante  étoulfail  presque  la  t)asse  de  rorcliestre. 

Parfois  les  couples  se  heurtaient  en  valsant,  et  Tours  donnait  quel- 
que coup  de  pied  furtif  au  spectre  qui  Tavait  fioussé. 

Parfois  aussi,  dans  Tivresse  de  la  danse,  un  ours  arrachait  le  linceul 
de  la  figure  de  sa  danseuse,  et  une  tète  de  mort  apparaissait. 

Enfln,  aux  accords  bondissans  de  la  trompette  et  des  cymbales,  au 
tonnerre  de  la  grosse  caisse,  on  commence  le  galop. 

Hais  je  n'en  pus  voir  la  fin,  car  un  ours  mal  léché  me  marcha  si  bien 
sur  les  cors,  que  je  me  mis  à  crier  et  que  je  m* éveillai. 


XXII. 

Pbœbus,  sur  son  tilbury  céleste,  fouettait  ses  chevaux  en  feu,  et  il 
avait  déjà  parcouru  la  moitié  de  sa  course  radieuse, 

Taudis  que  je  dormais  encore  et  que  je  révais  d'ours  et  de  S|>ectre8 
étrangement  enlacés,  folles  arabesques. 

Il  était  midi  quand  je  me  réveillai.  J'étais  tout  seul;  mon  hôlesse  et 
Lascaro  étaient  partis  de  bon  matin  ()Our  la  chasse. 

Il  n*y  avait  plus  dans  la  cabane  que  le  caniche  de  la  sorcière.  Il  était 
debout  au  foyer,  près  de  la  chaudière,  une  cuillère  à  la  patte. 

Il  paraissait  très  bien  dressé,  quand  la  soupe  cuisait  trop  vite,  à  la 
tourniT  rapidement  et  à  Técumer. 

Mais  suis-je  moi-même  ensorcelé,  ou  la  fièvre  me  trouble-t-elle  en- 
core le  cerveau?  J'en  crois  h  peine  mes  oreilles.  —  Le  chien  parle  ! 

Oui,  il  parle  allemand,  et  sa  prononciiUiou  trahit  même  le  grasseyant 
accent  de  la  bonne  Souabe.  Rêveur  et  comme  plongé  dans  ses  pensées^ 
il  parle  ainsi  : 

—  Oh  !  je  suis  le  plus  malheureux  des  |>oètes  souabes.  Il  me  faut  lan- 
guir tristement  à  Tôtranger  et  garder  la  marmite  d'une  sorcière. 

Quel  exécrable  maléfice  que  la  ma^ieî  Que  ma  destinée  est  tragiqiicl 
Sentir  comme  un  homme  sous  la  peau  d'un  chien! 

Ah  !  si  j'étciis  resté  chez  nous,  près  des  chers  poètes  de  notre  tcolel 
Ils  ne  sont  pas  sorciers,  eux,  et  ils  n'enchantent  personne; 

Si  j'étais  resté  chez  nous  près  de  Cari  Mayer,  près  des  doux  vergis^ 
mànrnicht^ai  des  soupes  aux  noudel  de  la  patrie  ! 

Aujourd'hui  surtout  je  meurs  presque  du  mal  du  pays.  Si  je  pouvais 
seulement  voir  la  fumée  qui  s'élève  des  cheminées  lorsque  Ton  cuit 
laxJioucroute  à  Stuttgart!  — 

Lorsque  j'entendis  ces  paroles,  je  me  sentis  ému  d'une  profonde  pitié. 


1000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  sautai  de  mon  lit,  vins  m' asseoir  près  de  la  cheminée,  et  lui  dis  avec 
compassion  : 

—  Noble  barde  de  Souabe,  quel  destin  vous  a  conduit  dans  cette  ca- 
bane de  sorcière,  et  pourquoi  vous  a-t-on  si  cruellement  métamorphosé 
en  chien? 

—  Ainsi  vous  n'êtes  pas  Français?  s'écria  le  caniche  avec  joie;  vous 
êtes  Allemand,  et  vous  avez  compris  mon  monologue? 

Ahl  monsieur  et  cher  compatriote,  quel  malheur  que  le  conseiller  de 
légation  Kœlle,  quand  nous  discutions  au  cabaret,  entre  la  pipe  et  labière, 

N'ait  jamais  voulu  démordre  de  sa  proposition!  A  l'entendre,  on  ac- 
quérait seulement  par  les  voyages  cette  éducation  complète  qu'il  avait 
rapportée  lui-même  de  l'étranger. 

Alors,  pour  me  débarrasser  de  ma  croûte  natale  et  revêtir,  ainsi  que 
Kœlle,  les  élégantes  habitudes  de  l'homme  du  monde, 

Je  pris  congé  de  mon  pays,  et,  dans  mon  voyage  de  perfectionne- 
ment, j'arrivai  aux  Pyrénées  et  à  la  maisonnette  d'Uraka. 

Je  lui  remis  une  lettre  de  recommandation  de  la  part  de  Justin  Ker- 
ner.  J'oubliai  que  cet  ami  était  en  relations  avec  des  sorcières. 

Je  reçus  un  accueil  affectueux;  mais,  à  mon  grand  effroi,  cette  amitié 
d'Uraka  ne  fit  que  s'accroître,  et  finit  par  dégénérer  en  une  passion 
charnelle. 

Oui,  monsieur,  la  concupiscence  avait  allumé  son  feu  impudique 
dans  le  sein  flétri  de  cette  affreuse  mégère,  et  elle  voulut  me  séduire. 

Mais  je  la  suppliai  :  Ah  !  pardonnez-moi ,  madame,  je  ne  suis  pas  un 
frivole  disciple  de  Goethe;  j'appartiens  à  l'école  des  poètes  de  la  Souabe. 

Notre  muse  est  la  morale  en  personne;  elle  porte  des  caleçons  de 
cuir  de  buffle.  Ah  I  ne  vous  attaquez  pas  à  ma  vertu  ! 

D'autres  poètes  ont  de  l'esprit,  d'autres  la  fantaisie,  d'autres  la  pas- 
sion; mais  nous,  les  poètes  souabes,  nous  avons  la  vertu. 

Voilà  notre  seul  bien  !  Par  pitié,  ne  m'enlevez  pas,  madame,  le  man- 
teau de  gueux  qui  couvre  ma  nudité  I 

C'est  ainsi  que  je  lui  parlais;  mais  la  vieille  femme  sourit  ironique- 
ment, et,  tout  en  souriant,  prit  une  baguette  de  gui  et  m'en  toucha  la 
tête. 

Aussitôt  j'éprouvai  un  froid  malaise,  comme  si  tout  mon  corps  avait 
la  chair  de  poule;  mais  ce  n'était  pas  la  chair  de  poule, 

C'était  la  peau  d'un  chien,  et  depuis  cette  heure  maudite  je  suis  mé- 
tamorphosé, comme  vous  le  voyez,  en  caniche I  — 

Pauvre  diable!  les  sanglots  lui  coupèrent  la  parole,  et  il  pleurait  si 
copieusement,  que  je  croyais  littéralement  le  voir  fondre  en  larmes. 

— Écoutez,  lui  dis-je  avec  compassion,  puis-je  faire  quelque  chose 
pour  vous  délivrer  de  votre  peau  de  chien  et  vous  rendre  à  la  poéde 
et  à  l'humanité?  — 


ATTA  TROLL,   BÉVB  D'UNE  NLIT  d'ÉTÉ.  1001 

Mais  il  leva  ses  pattes  au  ciel  avec  désespoir,  et  enfin  j'entendis  ces 
paroles  au  milieu  de  ses  soupirs  et  de  ses  sanglots  : 

—  Je  suis  incarcéré  dans  cette  peau  de  caniche  jusqu'au  jugement 
dernier,  si  la  magnanimité  d'une  vierge  ne  me  délivre  pas  de  cet  en- 
chantement. 

Oui,  une  vierge  que  l'approche  de  l'homme  n'a  pas  souillée  peut 
seule  me  sauver,  et  voici  à  quelle  condition  : 

Cette  vierge  chaste,  durant  la  nuit  de  Saint-Sylvestre,  doit  lire  les 
poésies  de  M.  Gustave  Pfizer  sans  s'endormir. 

Si  elle  ne  succombe  pas  au  sommeil  pendant  cette  lecture,  si  elle 
ne  ferme  pas  ses  chastes  paupières,  alors  le  sortilège  est  détruit,  je  re- 
deviens homme,  je  suis  décanichél 

—  Ah  !  dans  ce  cas-là ,  repris-je,  je  ne  puis  pas  entreprendre  l'œuvre 
de  votre  délivrance,  car  1*»  je  ne  suis  pas  une  chaste  vierge, 

Et  ^'^  je  serais  encore  bien  moins  en  état  de  lire  les  poésies  de  M.  Gus- 
tave Pfizer  sans  m'endormir  au  beau  milieu. — 

XXUI. 

Des  hauteurs  fantastiques  qu'habite  la  sorcellerie,  nous  redescendons 
dans  la  vallée,  nous  reprenons  pied  dans  le  réel,  nous  marchons  dans 
le  monde  positif. 

Arrière,  fantômes,  visions  nocturnes,  apparitions  aériennes,  rêves 
fébriles!  nous  revenons  à  la  raison  et  à  Atta  Troll. 

Le  bon  vieux  repose  dans  sa  caverne,  près  de  ses  petits,  et  il  ronfle 
du  sommeil  des  justes.  Il  s'éveille  enfin  en  bâillant. 

Derrière  lui  est  son  fils,  le  jeune  Une-Oreille,  qui  se  gratte  la  tête 
comme  un  poète  qui  cherche  la  rime^  il  a  même  l'air  de  scander  le 
rhythme. 

Près  de  leur  père  aussi  sont  couchées,  couchées  sur  le  dos  en  rêvant, 
les  filles  d'Atta  Troll,  belles  d'innocence  comme  des  lis  à  quatre  pattes. 

Quelles  tendres  pensées  s'épanouissent  dans  l'ame  de  ces  vierges  au 
poil  blanc?  Leurs  yeux  sont  humides  de  pleurs. 

La  plus  jeune  surtout  paraît  profondément  émue.  Elle  sent  dans  son 
coeur  un  transport  de  bonheur;  elle  éprouve  la  puissance  de  Cupidon. 

Oui ,  la  flèche  du  petit  dieu  a  traversé  sa  fourrure  lorsqu'elle  a  vu... 
0  ciel  I  celui  qu'elle  aime,  c'est  un  homme! 

C'est  un  homme,  et  il  s'appelle  Chenapanski.  Dans  la  grande  déroute 
carliste,  un  matin ,  dans  la  montagne,  il  passa  près  d'elle  en  courant  à 
toutes  jambes. 

Le  malheur  d'un  héros  touche  toujours  les  femmes,  et,  sur  la  figure 
de  celui-là ,  on  lisait  comme  d'habitude  la  pâle  mélancolie,  les  sombres 
soucis,  le  déficit  financier. 


1002  BBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  son  pécule  de  guerre  (vingt-deux  grosch,  monnaie  de  Prusse), 
qu'il  avait  a|)|)orlé  en  Espagne,  était  devenu  la  proie  d'Espartero. 

Il  n'avait  pas  même  sauvé  sa  montre,  restée  au  morit-de-piélé  de 
Pampelune!  C'était  un  héritage  de  ses  ancêtres,  bijou  précieux  et  d'ar- 
gent véritable. 

Il  courait  donc  à  toutes  jambes;  mais,  sans  le  savoir,  en  courant,  il 
avait  gagné  mieux  que  la  plus  belle  bataille,  —  un  cœur! 

Olïi,  elle  l'aime,  lui,  l'ennemi  de  sa  race!  0  troj»  malheureuse  our- 
sine!  si  ton  vieux  père  connaissait  ton  secret,  quel  horrible  grognement 
il  pousserait! 

Semblable  au  vieil  Odoardo  qui  poignarda,  par  orgueil  plél)éien, 
Emilia  Galotti,  Âtta  Troll  tuerait  ))lntôt  sa  fille, 

Il  la  tuerait  de  ses  propres  pattes  plutôt  que  de  lui  permettre  de  tom- 
ber entre  les  bras  d'un  prince. 

Mais  pour  Tinstant  il  est  d'humeur  moins  féroce;  il  ne  songe  guère 
à  briser  cette  jeime  rose  avant  que  l'orage  l'effeuille. 

Il  est  d'humeur  plus  reposée.  Couché  au  milieu  des  siens  dans  sa  ca- 
verne, Atta  Troll  est  préoccu|)é,  comme  par  un  pressentiment  de  mort, 
d'un  mélancorupie  désir  pour  l'autre  vie. 

t(  Enfans!  »  soupire-t-il,  et  des  larmes  coulent  soudain  de  ses  gramb 
yeux,  a  Enfans!  mon  pèlerinage  terrestre  est  accompli,  il  faut  nous  sé- 
parer. 

«  Aujourd'hui,  à  midi,  il  m'est  venu  en  dormant  un  songe  bien  si- 
gnificatif. Mon  ame  a  eu  lavant-goût  de  la  béatitude  céleste. 

a  Je  suis  loin  d'être  supt^rstitieux,  et  je  ne  suis  pas  un  vieux  radoteur 
d'ours.  Pourtant  il  y  a  entre  le  ciel  et  la  terre  bien  des  choses  que  la 
philosophie  ne  saurait  expliquer. 

«  Je  m'étais  endormi  en  ruminant  sur  le  monde  et  la  destinée  ani- 
male, lorsque  je  rêvai  que  j'étais  couché  sous  un  arbre  immense. 

u  Des  branches  de  cet  arbre  coulai  goutte  à  goutte  un  m'*el  blanc 
qui  me  tomba  juste  dans  la  gueule  ouverte,  et  j'éprouvai  une  gramle 
volu|)té. 

«  Dans  mon  extase,  je  levai  les  yeux  au  ciel,  et  j'aperçus  au  sommet 
de  l'arbre  une  demi-douzaine  de  petits  ours  qui  s'amusaient  à  monter 
et  à  descendre. 

«  Les  tendres  et  gentilles  créatures  avaient  une  fourrure  rose,  et  aux 
épaules  un  fiocon  de  soie  blanche  comme  deux  petites  ailes. 

«  Oui,  ces  petits  ours  roses  avaient  comme  deux  petites  ailes,  et  ils 
chantaiimt  avec  des  petites  voix  douces  comme  des  flûtes. 

«  A  leurs  chants,  un  frisson  glacial  parcourut  tout  mon  corps,  mon 
ame  s'échappa  de  ma  peau  comme  une  flamme,  et,  rayonnante,  elle 
monta  vers  les  cieux.  » 

C'est  ainsi  que  parla  Atta  Troll,  avec  une  voix  de  basse  faible  et 


ATTA  TROLL,  BÉYB  d'VNB  NMT  d'ÉTÉ.  4<X)3 

mystérieuse.  Il  se  tut  un  instant,  plein  de  tristesse;  mais  soudain  ses 
oreilles 

Se  dressèrent  et  tressaillirent  élrangemefit.  Il  se  leva  de  sa  couche, 
tremblant  de  joie  et  hurlant  de  joie  :  «  Enfansl  entendez-vous  ces  sons? 

«  N'est-ce  |>as  la  douce  voix  de  votre  mère?  Oh  !  je  reconnais  les  gro- 
gnemens  de  ma  chère  Mummal  Mumma!  ma  noire  Hummal  » 

Atta  Troll,  en  disant  ces  mots,  s*élança  de  la  caverne  comme  o«i  fou. 
L'insensé  courait  à  sa  pertel 

XXIV. 

Dans  la  vallée  de  Roncevaux,  à  la  même  place  où  jadis  le  neveu  de 
Charlemngne  rendit  Tame,  Atta  Troll  tomba, 

11  tomba  victime  d'une  embiiciie,  comme  Roland,  qui  avait  été  trahi 
par  Ganelon  de  Mayenne,  ce  Judas  de  la  chevalerie  chrétienne. 

Hélas!  ce  fut  ce  qu'il  y  a  de  |)lus  noble  dans  lame  d'un  ours,  le  sen- 
timent de  l'amour  conjugal,  qui  fut  le  piège  que  Uraka  lui  tendit  |)erfl- 
dément. 

Elle  sut  imiter  si  bien,  à  s'y  méprendre,  le  grognement  de  la  noîré 
Munima,  qu'Alfa  Troll  dut  quitter  la  retraite  qui  faiFail  son  saint. 

Porté  comme  sur  les  ailes  de  l'amour,  il  courut  dans  la  vallée,  s'ar- 
rétant  parfois  pour  flairer  un  rocher  où  il  croyait  que  Mnmma  se  ca- 
chait. 

Ail!  c'était  Lascaro  qui  y  était  caché,  le  fusil  à  la  main.  Il  l^ajustd 
sur  sa  victime  et  lui  tire  au  milieu  du  cœur.  Un  torrent  de  sang  s'en 
échap(>e. 

AHa  Troll  branle  la  tête,  puis  s'abat  avec  un  sourd  gémissement  et 
se  crispe.  —  Mumma!  fut  son  dernier  soupir. 

C'est  ainsi  que  tomba  mon  noble  héros.  C'est  ainsi  qu'il  périt;  mais, 
après  sa  mort,  il  ressuscitera  immortel  dans  les  chants  du  poète. 

Il  ressuscitera  immortel  dans  mes  vers,  et  sa  gloire  parcourra  la 
terre  sur  des  trochres  pathétiques  de  quatre  pieds. 

Un  jour,  le  roi  de  Bavière  lui  élèvcTa  une  slatue  dans  le  panthéon 
Wallialln,  avec  celle. inscription  en  style  de  sa  façon  witteisbachienne: 

«  Atta  Troll,  ours  Sîms-cu lotte,  égalitaire  sauvage.  Époux  estamable, 
esprit  sérieux,  ame  religieuse,  haïssant  la  frivolité. 

«  Dansant  mal  cependant!  portant  la  vertu  dans  sa  velue  poitrine. 
Quelquefois  aussi  ayant  pué.  Pas  de  talent,  mais  un  caractère.  » 

XXV. 

Trente-trois  vieilles  femmes,  coiffi'^es  du  capuce  rouge  des  aneiens 
Basques,  attendaient  à  l'entrée  du  village. 


4004  &£VUK  DBS  DEUX  MONDES. 

Une  d'entre  elles,  comme  Débora,  jouait  du  tambourin  en  dansant, 
et  chantait  une  hymne  à  la  louange  de  Lascaro  le  tueur  d*ours. 

Quatre  hommes  vigoureux  portaient  en  triomphe  Tours  mort.  On 
l'avait  assis  tout  droit  sur  une  chaise,  ainsi  qu'un  baigneur  malade. 

Derrière,  comme  s'ils  étaient  les  parens  du  défunt,  suivaient  Lascaro 
et  Uraka.  —  Cette  dernière  saluait  à  droite  et  à  gauche,  mais  non  sans 
un  grand  trouble. 

L'adjoint  du  maire  tint  un  discours  devant  l'hôtel-de-ville.  Lorsque 
la  procession  fut  arrivée  là,  il  parla  de  mainte  et  mainte  chose. 

Par  exemple,  de  l'état  florissant  de  la  marine  française,  de  la  presse, 
de  la  question  des  betteraves  et  de  l'hydre  renaissante  de  l'anarchie. 

Après  avoir  énuméré  abondamment  les  mérites  de  Louis-Philippe,  il 
passa  à  Tours  et  au  grand  exploit  de  Lascaro. 

«  0  Lascaro,  s'écria  Torateur^  »  et  il  essuya  la  sueur  de  son  front  avec 
son  écharpe  tricolore,  a  Lascaro,  ô  toi,  Lascaro  ! 

a  Toi  qui  as  délivré  la  France  et  TEspagne  d'Atta  Troll,  tu  es  le  héros 
de  ces  deux  hémisphères,  le  Lafayette  des  Pyrénées!  x> 

Lorsque  Lascaro  s'entendit  célébrer  de  la  sorte  officiellement,  il  se 
prit  à  rire  dans  sa  barbe  et  à  rougir  de  contentement. 

Il  murmura  quelques  mots  sans  suite  et  précipités,  et  balbutia  un 
remerciement  pour  Thonneur,  le  grand  honneur  qu'on  lui  faisait. 

Tout  le  monde  contemplait  avec  stupéfaction  ce  spectacle  inoui,  et 
les  vieilles  femmes  murmuraient  mystérieusement  et  avec  terreur  : 

0  Lascaro  a  ril  Lascaro  a  rougi  I  Lascaro  a  parlé  1  lui,  le  fils  mort  de 
la  sorcière  I  » 

Le  même  jour,  on  dépouilla  Atta  Troll,  et  sa  peau  fut  mise  à  Tea- 
chère;  un  fourreur  Tobtint  pour  cent  francs. 

Il  Tapprêta,  la  doubla  de  soie,  lui  fit  une  frange  écarlate,  et  la  re- 
vendit le  double  de  ce  qu'elle  avait  coûté. 

Juliette  Teut  ainsi  de  troisième  main,  et  elle  lui  sert  de  descente  de 
lit  dans  sa  chambre  à  coucher  à  Paris. 

Oh  !  combien  de  fois  la  nuit  suis-je  resté  là,  pieds  nus,  sur  la  brune 
dépouille  mortelle  de  mon  héros,  sur  la  peau  d'Atta  TroUI 

Alors,  plein  de  mélancolie,  je  me  rappelais  les  paroles  de  Schiller  : 
«  Ce  qui  doit  vivre  à  jamais  dans  le  sublime  empire  de  la  poésie  doit 
mourir  misérablement  ici-bas  sur  cette  terre  fangeuse.  » 

XXI. 

Et  Mummal  Hélas!  Mumma  est  une  faible  femme.  Fragilité  est  son 
nom  1  Ah  !  les  femmes  sont  fragiles  comme  des  porcelaines.  . 

Lorsque  la  main  du  sort  Teut  séparée  de  son  glorieux  époux,  elle  ne 
mourut  pas  de  chagrin;  le  désespoir  ne  la  consuma  pas. 


ATTA  TROLL  ^  RÊVE  D*UNB  NUIT  D'ÉT&.  lOOS 

Non,  au  contraire,  elle  continua  joyeusement  la  yie,  dansa  conune 
deyaint,  faisant  des  courbettes  au  public  pour  en  être  applaudie. 

Elle  a  uni  par  trouver  une  bonne  position,  une  retraite  assurée  pour 
le  reste  de  ses  jours,  à  Paris,  au  Jardin  des  Plantes. 

Dimanche  dernier,  j'y  étais  allé  avec  Juliette;  je  lui  expliquais  Thi^* 
toire  naturelle,  les  plantes  et  les  bêtes, 

La  girafe  et  le  cèdre  du  Liban,  le  grand  dromadaire,  le  zèbre,  les  fai- 
sans dorés  et  le  bouc  à  trois  jambes. 

Tout  en  causant  ainsi,  nous  arrivâmes  au  parapet  de  la  fosse  aux 
ours.  Dieu  du  ciell  que  vtmes-nous  là? 

Un  magnifique  ours  sauvage  de  la  Sibérie,  blanc  comme  la  neige, 
.  folâtrant  par  trop  tendrement  avec  une  ourse  brune. 

Et  c'était  Mumma,  la  veuve  d'Âtta  Troll  1  Je  la  reconnus  à  Féclat  hu- 
mide de  ses  yeux. 

Oui,  c'était  elle!  Elle,  la  brune  fille  du  midi,  elle,  la  Mumma,  vit 
maintenant  avec  un  Russe,  un  barbare  du  Nord  ! 

Un  nègre  qui  s'était  approché  de  nous  me  dit  en  souriant  :  a  Y  a-t-il 
un  plus  beau  spectacle  que  la  vue  de  deux  amoureux?  » 

A  qui  ai-je  l'honneur  de  parler?  lui  répliquai-je  étonné.  Mon  inter^ 
locuteur  s'exclama  :  —  Ne  me  reconnaissez-vous  donc  pas? 

Je  suis  le  roi  nègre  de  M.  Freiligrath,  qui  jouait  si  bien  du  tambour 
chez  les  saltimbanques  allemands.  Â  cette  époque-là,  je  ne  faisais  pas 
de  bonnes  affaires.  —  Je  me  trouvais  bien  isolé  en  Allemagne. 

Mais  ici,  où  je  suis  placé  comme  gardien,  où  je  revois  les  plantes  de. 
mon  pays,  avec  des  tigres  et  des  lions. 

Ici  je  me  trouve  plus  heureux  que  dans  vos  foires  tudesques,  où  il 
me  fallait  journellement  battre  la  caisse,  et  où  je  faisais  si  maigre  chère. 

Je  viens  de  me  marier  tout  récemment  avec  une  blonde  cuisinière 
d'Alsace,  et  dans  ses  bras  il  me  semble  que  j'ai  retrouvé  le  bonheur 
natal. 

Ses  pieds  me  rappellent  ceux  de  mes  chers  éléphans^  et,  quand  elle 
parle  français,  je  crois  entendre  l'idiome  noir  de  ma  langue  maternelle. 

Quelquefois  elle  bougonne,  alors  je  pense  au  tintamarre  de  ce  fameux 
tambour  orné  de  crânes;  les  serpens  et  les  lions  s'enfuient  en  l'entendant. 

Cependant,  au  clair  de  lune,  elle  devient  sentimentale  et  pleure 
comme  un  crocodile  qui  sort  du  fleuve  embrasé  pouf  respirer  la  fra!-- 
cheur. 

Et  quels  bons  morceaux  elle  me  donne  1  Aussi  je  prospère.  Je  mange 
ici  comme  au  bord  du  Niger.  J'ai  retrouvé  mon  vieil  appétit  d'Afrique. 

Je  me  suis  même  fait  un  petit  ventre  assez  rondelet.  Il  s'élance  de 
ma  veste  de  toile  comme  dans  une  éclipse  la  lune  assombrie  sort  des 
blanches  nuées.  — 

TOME  XVII.  65 


xxvn. 

OÙ  diable,  messer  Ludovico,  avez-vous  péché  toutes  cas  fioUea  his^ 
toires?  s'écria  le  cardinal  d'Esté, 

Lorsqu'il  eut  fini  de  lire  le  Roland  furieux  qu'Arioste  ayait  humble- 
ment dédié  à  son  éminence. 

Yamhagen,  mon  vieil  ami,  je  vois  flotter  sur  tes  lèvres  la  même 
exclamation  avec  le  même  fin  sourire. 

Parfois  même  tu  ris  aux  éclats  en  lisant;  d'autrefois  ton  front  serid^ 
d'un  pli  méditatif,  et  tu  te  rappelles  alors  et  tu  dis  : 

a  N'est-ce  pas  comme  un  écho  de  ces  rêves  de  jeunesse  que  je  faisais, 
avec  Chamisso,  Brentang  et  Fouqué,  dans  les  nuits  bleues  aux  rayons 
de  la  lune? 

a  N'est-ce  pas  le  tintement  pieux  de  la  chapelle  perdue  dans  les  bois? 
et  la  cape  de  la  folie  n'y  mêle-t-elle  pas  ses  grelots  moqueurs? 

«  Au  milieu  du  chœur  des  rossignols  résonne  lourdement  la  basse- 
taille  des  ours,  sourde  et  grondeuse;  puis  elle  est  remplacée  par  le. 
chuchotement  mystérieux  des  esprits. 

a  Délire  conduit  par  la  raison,  sagesse  qui  déraisonne,  soupirs  d'ar 
gonie,  qui  soudain  se  changent  en  éclats  de  rirel  » 

Oui,  mon  ami,  ce  sont  des  accords  des  temps  passés;  mais  le  trille 
moderne  se  joue  à  travers  les  vieilles  et  fabuleuses  mélodies. 

En  dépit  de  ma  gaieté,  çà  et  là  tu  sentiras  les  traces  du  décourage- 
ment. Que  ce  poènje  s'abrite  sous  ton  indulgence  accoutuméel 

Hélas!  c'est  peut-être  la  dernière  libre  chanson  de  la  muse  roman- 
tîque  I  Elle  se  perdra  dans  le  vacarme  et  les  cris  de  guerre  des  Tyrtéea 
du  jour. 

D'autres  temps,  d'autres  oiseaux!  d'autres  oiseaux,  d'autres  chansons! 
Quel  piaillement!  On  dirait  des  oies  qui  ont  sauvé  le  Capitole. 

Quel  ramage!  ce  sont  des  moineaux  avec  des  allumettes  chimiques 
dans  les  serres  qui  se  donnent  des  airs  d'aigle  avec  la  foudre  de  Jupiter. 

Quel  roucoulement!  des  tourterelles  lasses  d'amour,  qui  veulent  haïr 
et  traîner  dorénavant  le  char  de  Bellone  au  lieu  de  celui  de  Vénus! 

D'autres  temps,  d'autres  oiseaux!  d'autres  oiseaux,  d'autres  chansons! 
mies  me  plairaient  peut-être  mieux  si  j'avais  d'autres  oreilles. 

Henri  Hsm. 


!Ée^=fiB9b9ae9e=5=s^9=s-9E=-=9=9egeMK 


SOUVENIRS 


DE  PEUROPE  ORIENTALE 


LA  GRANDE  lLL¥RIfi 

BT  LB  MOUinBlIBIIT  ILLTRIBIV. 


A  des  époques  diverses,  le  même  nom  dlUyrie  a  servi  à  désigner  des 
circonscriptions  territoriales  très  différentes^es  pjus  anciennes  tradi- 
tions parlent  d'une  Illjrie  qui,  appuyée  à  Touest  sur  la  mer  Ionienne , 
occupait  à  peu  près  le  sol  de  la  Dalmatie,  du  Monténégro  et  de  la  Bosnie 
modernes;  Habitée  par  des  peuplades  fort  remuantes,  elle  eut  plus 
d'un  démêlé  avec  la  Macédoine  et  la  Grèce,  elle  imposa  même  un  tribut 
à  Amyntas,  père  de  Philippe;  mais  Alexandre  en  eut  raison,  et  la  rendit 
tributaire  à  son  tour.  Rome  vint  ensuite,  sous  prétexte  de  réprimer  la 
piraterie  que  les  lllyriens  exerçaient  sans  scrupule  jusque  sur  les  côtes 
de  ritalie.  L'Illyrie  finit  par  devenir  unejToviçLCê..rQniaine,  et,  à  l'épo- 
que d'Auguste,  après  la  dixième  des  guerres  sanglantes  qu'il  avait  fallu 
soutenir  pour  la  soumettre  entièrement,  elle  comprenait,  selon  toute 
vraisemblance,  le  pays  situé,  de  l'ouest  à  l'est,  entre  l'Adriatique  et  la 
frontière  occidentale  de  la  Serbie  actuelle ,  et ,  du  nord  au  sud ,  entre  la 
Save  et  l'Épire.  Sous  l'empereur  Constantin ,  ce  même  nom  était  celui 
d'une  préfecture  qui  embrassait  l'espace  immense  contenu  entre  les 
Alpes  Juliennes  et  la  mer  Noire,  et  qui  fut  divisée  avec  l'empire  pour 
disparaître  peu  à  peu  devant  les  invasions  des  barbares.  En  1810,  nous 
avions  aussi  une  lUyric  française,  dont  Napoléon  avait  conçu  le  plan 


1008  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dès  le  traité  de  Campo-Formio  :  ce  devait  être  le  complément  du  royaume 
"^dltalie;  elle  s'est  dissoute  avec  lui.  L'IllyrieJtoinçaise  s'étendait  simple- 
onent  des  bouches  du  Cattaro,  entre  la  Bosnie  et  l'Adriatique,  jusqu'à 
la  Save.  Enfin  l'Autriche  possède  encore  aujourd'hui,  au  nombre  de 
ses  subdivisions  administratives,  une  Illyrie,  qui  se  compose  des  deux 
gouvernemens  de  Laybach  et  de  Triesle. 

L'niyrie  dont  je  veux  parler  n'a  point  d'existence  officiellement  re- 
connue par  les  diplomates;  elle  a  son  origine  dans  la  plus  haute  anti- 
quité, mais  sa  force  est  tout  entière  dans  des  souvenirs,  des  espérances, 
^des  passions  :  c'est  un  être  de  raison.  De  patriotiques  esprits  l'ont  ima- 
ginée dans  l'intention  de  réunir  en  un  même  corps  moral,  et,  s'il  se 
pouvait,  en  un  même  corps  politique,  toutes  les  populations  styriennes, 
Icarniolaises,  carinthiennes,  croates,  slavones,  dalmates,  bosniaques, 
jserbes,  monténégrines  et  bulgares.  C'est  une  des  faces  de  ja  grande 
question  slave ,  qui  remplit  aujourd'hui  l'Europe  orientale ,  dont  elle 
contient  assurément  l'avenir  (i). 

En  eCTet,  ces  populations,  partagées  aujourd'hui  entre  deux  maîtres, 
les  Autrichiens  et  les  Turcs,  régies  par  des  législations  fort  différentes, 
séparées  même  par  les  rites  religieux,  appartiennent  a  une  famille  ori- 
ginale entre  les  trois  autres  familles  slaves.  Elles  parlent  un  idiome  qui 
n'est  ni  le  bohème ,  ni  le  polonais ,  ni  le  russe ,  bien  qu'il  ait  incontes- 
tablement la  même  souche  :  elles  sont  donc  unies  entre  elles  par  un 
lien  étroit,  qui  est  le  lien  du  sang. 

Si  l'on  s'en  rapportait  à  ceux  qui  ont  écrit  l'histoire  de  ces  pays 
sans  avoir  pris  connaissance  des  traditions  nationales  des  Serbes  et  des 
^  Croates,  le  nom  d'IUyriens  aurait  désigné,  à  l'époque  d'Alexandre  et 
de  Rome,  des  peuples  autochthones  qui  n'étaient  point  de  la  race 
slave,  et  les  Slaves  ne  seraient  venus  s'établir,  pour  la  première  fois, 
isur  les  bords  de  l'Adriatique  qu'au  moment  des  grandes  invasions; 
inais  les  chaots  pppulajres  des  Slaves,  les  plus  voisins  de  la  mer  rap- 
pellent fréquemment  Alexandre  etsont  plein&-de&-soiivenirs  de  \3,  Qon- 
quêtfî  xooMine.  Sans  dqut^,  l'Illyrie  de  l'époque  macédonienne  et  de 
ceUe_d' Auguste  ne  renfermait  pas  toutes  les  tribus  dont  se  composait 
dès-^ors  cette  quatrième  famille  des  Slaves  :  il  en  était  d'autres,  moins 
connues,  qui  habitaient  entre  la  frontière  de  FlUyrie  romaine  et  le  Pont- 
Eu\in,  soumises  pour  la  plupart  à  des  peuples  conquérans  comme  les 
Thraces;  mais  les  lUyriens  des  bords^  dfilAdriatique^ceuxrlà-jaême 

(1)  Les  lecteurs  de  la  Revue  savent  que  cette  question  a  été  introduite  dans  la  publi- 
cité et  traitée  ici  même  par  M.  Cyprien  Robert;  les  études  approfondies  de  cet  écriTaio 
«ur  le  Monde  gréco^slave  et  sur  ies_Qew5  Pansinyitmesoni  fait  connaître  Tesprit,  les 
institutions  et  les  tendances  de  la  race  slave.  Ceux  qui  abordent  après  &l2_C]i£rLQli.£abert 
Tétude  des  événemens  de  l'Europe  orientale  ne  sauraient  oublier  combien  ses  travaux  ont 
facilité  leur  tâche,  en  initiant  le  public  français  à  un  mouvement  d'idées  qui  était  trop 
long-temps  resté  dans  l'ombre,  et  qu'il  n'est  plus  permis  de  négliger. 


SOUVENIRS  DE   l'eUROPE  ORIETÎTALE.  1009 

qui-eurenULhonneur,  au  reste  fort  partagé,  d'être  battus  par  Alexandre 
et  par  les  Romains^  étaient  du  pur  sang  Hpsjs|ffvtf>s  mpriHiQnaii:^ 

Quelques  lép;eq^es  nationales  flattent  encore  plus  doucement  l'or- 
gueil des  Illyriens.  Suivant  ces  pieux  récits,  c'est  du  ^fii  Inême  de 
l'antique  Illyrie  que  seraient  issus  les  trois  grands  peuples  slaves  du 
Nord.  Un  jour,  trois  frères,  Tcheck,  Leck  et  Russ,  pour  se  soustraire 
aux  vexations  d'un  proconsul,  seraient  sortis  des  montagnes  de  Zagorie, 
voisines  de  la  Camiole,  et,  descendant  vers  le  nord,  ils  seraient  allés, 
par-delà  le  Danube  et  les  Carpathes,  fonder  les  trois  royaumes  de 
Bohême,  de  Pologne  et  de  Russie.  Ainsi ,  Ips  Illyriens  d'aujourd'hui  ne 
seraient  pas  nioins  que  les  prenriieis  nésde  la  race  jlave.  Plus  à  plaindre 
pourtant  que  les  peuples  les  plus  misérables,  dans  cette  longue  suite  de 
siècles  qu'ils  ont  traversés,  au  milieu  des  bouleversemens  sans  nombre 
dont  leur  pays  a  été  le  théâtre,  ils  n'ont  jamais  su  trouver  ni  leurjieure 
ni  leur  place  pour  se  constituer  fortement.  Ils  ont  su  durer,  malgré  la 
Macédoine  etRome,  malgré  lesBulgares,  qui,  après  avoir  donné  leur  nom 
aune  province,  se sontifcncms avec  les pop^^^ 

les  Francs  avec  celles  de  la  Gaule,  malgré  le^  turcs,  qui  occupent  depuis 
des  siècles  la  majeure  partie  du  pays ,  enfin  malgré  les  Magyars  et  les 
Autrichiens,  qui  possèdent  l'autre;  mais  ils  ne  sont  point  parvenus  à 
conquérir  une  existence  politique.  Il  y  eut,  au  xi  v«  siècle,  un  empire  serbe 
qui  les  tint  un  instant  réunis;  l'union  toutefois  n'était  pas  assez  solide,  et 
les  Turcs  la  brisèrent  à  Kossovo.  Il  y  a  eu  depuis,  comme  auparavant, 
de  petits  royaumes,  des  cités  heureuses  et  libres,  où  la  pensée  illy- 
rienne  a  pu  prendre  quelque  essor  et  la  poésie  jeter  quelque  éclat, 
comme  Raguse.  Il  y  a  eu  des  tribus  indomptées,  à  depii  barbares,  qui 
ont  pu  trouver  un  abri  pour  leur  indépendance  dans  des  montagnes 
inaccessibles,  comme  les  Monténégrins  :  il  n'y  a  pas  eu  de  peuple  illyrien. 

Le  présent  ne  vaudrait  pas  mieux  que  le  passé,  s'il  n Wvïâît  aux" 
imaginations  des  perspectives  nouvelles,  et  s'il  ne  leur  montrait  une 
sorte  de  résurrection  morale  au  bout  de  ces  longues  et  douloureuses 
vicissitudes.  Les  Illyriens  deJ^AuJtriche  et  de  la  Turquie  sont  loin  en- 
core d'être  maîtres  chez^ux;  mais  au  moins  travaillent-ils,  dès  à  pré- 
sent, à  unir  leurs  efforts  dans  l'espoir  d'une  émancipation  intellectuelle, 
qui,  les  circonstances  aidant,  peut  devenir  une  émancipation  politique, 
La  terre  promise  qui  leur  apparaît  comme  prix  de  ces  efforts,  c'est  la 
yraie  patrie  des  Slaves  méridionaux,  c'est  la  grande  Illyrie. 

I. 

J'entrai  sur  le  territoire  illyrien,  au  commencement  de  l'automne 
de  1845,  par  les  routes  granitiques  et  majestueuses  du  Tyrol.  On  m'avait 
indiqué  ^ram)  capitatejleJa^Croa^U 
l'illyrisme,  le  lieu  privilégié  où  il  est  venu  au  jour  et  grandit  sans  trop 


1010  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  gêne.  Cest  à  Agram  que  je  me  reodais.  Cette  ville  s'est  point  le 
centre  de  l'illyne  nouvelle,  elle  n'en  est  point  la  cité  la  plus  populeuse; 
mai^,  tvoisinede  TÂllemagne,  placéed'ailleurs  sous  la  protection  du  ré- 
gime constitutionnel,  ayant,  quatre  fois  Tan,  des  assemblées  publiques 
comme  chef-lieu  d'un  comilât  hongrois,  une  sorte  de  diète  générale 
comme  chef-lieu  du  royaume  de  Croatie  et  de  Slavouie,  mêlée  enflR 
par  mille  intérêts  au  mouvement  social  et  politique  de  la  Hongrie,  elle 
[est  beaucoup  mieux  située  qu'aucune  ville  serbe  ou  bulgare  pour  agi* 
Ltor  les  questions  ardues  de  Tillyrisme.  Belgiade,  peu  éloignée  pourtant 
de  la  frontière  slavone  et  fréquentée  par  les  Allemands  de  la  Hongrie, 
n!Bst  poiqt  une  ville  littéraire,  bien  qu'on  y  imprime  un  journal  et 

quelques  livres.  LesiSerhes  se  ^^"'^"jjJl^AJ^^J^  ^  frh<^^»^  q»*^  V^o^ 
QU^  pour  mieux  dire,  les  écoles  sont  cbez  eux  une  institution  à  peine 
naissante,  et  le  nombre  de  ceux  qui  savent  lire,  même  dans  les  plu6 
hautes  fonctions,  ne  laisse  pas  d'être  restreint.  Si  les  Serbes  ont  leurs 
municipalités,  leurs  assemblées  générales  et  un  sénat  sous  un  prince 
électif,  les  lumières  leur  manquent  pour  servir  par  la  propagande  une 
cause  dans  laquelle  l'érudition  a  un  rôle  à  jouer  et  prend  beaucoup  de 
place,  y^pcor^  rpoina  pp^^t-np  nU^ntlrfi  r'*  i^onrourg  ftffifîpcft  '\^  h  Bul- 
garie ,  jrpvigcfî  infortunée,  soumise  à  toutes  les  rigueurs  de  l'admi- 
nistration turque,  gouvernée  par  d^sj^u^iasignorans^^épourvue de 
tout  centre  d'activité  et  livrée  aux  intrigues  d'un  olergé  composé  en 
grande  partie  d'aventuriers  grecs  qui  viennent  y  cberohur  fortune. 
Enlin  la  Bosnie  et  le  Monténégro,  à  moitié  barbares,  jse  sont  guère 
occupés  que  de  pillage,  ^'^^t  dftnr  ^"  Hmifr^s  jjgt^^  que  se  débat  la 

^iiPsHnn  Ulyri^^n"^  -  ^'^?^  ftpnlpmpnf  Hans  ^^  Cr^fljHp  h^p^rnisft,  foin  dé  la 

surveillance  de  la  police iiulrichî^ane^  que  riUjiûsinfi4MBuL<^ 
Uhrani|iaLsesinJliérêts«  à  la  faveur  de  cette  constitution  presque  anar- 
chique  que  les  royaumes  unis  de  Hongrie,  de  Croatie  et  de  Slavonie 
ont  sauvée  du  naufrage  de  leur  indépendance. 

Je,  kliKei^i  lenteo^enl  la  r>ininfhip  et  la  Cauûole,  prêtant  une  oreille 
attentive  aux  premiers  sons  de  la  langue  jiljripnnpj  rg^V^^  *?BWrQ>  en 

ces  deux  provinces,  aU?Ç  sons  mninc  ||pf*fnnnipiiY  df  f A  l^^iAffPPmfl^ 

nique.  Les  populations  avaient  chan{j;é,  et,  sous  la  race  dea  maîtres  du 
pays,  je  reconnaissais,  déjà  plus  nombreux  et  plus  vifs,  les  vrais  enfans 
de  la  race  jllyrienne.  Ici,  c'était  un  pay^j^  revenant  de  la  ville  sur  son 
chariot,  au  graud  galop  de  ses  chevaux;  plus  loin,  de  jeunes  montai 
gnards,  pieds  nus  et  les  cheveux  flottans,  descendaient  au  pas  de  course 
une  cime  escarpée,  rivalisant  de  vitesse  et  de  témérité.  Cette  vivacité, 
cette  gaieté  bruyante  et  impétueuse,  me  frappèrent  encore  davantage, 
fMiôt  que  j'eus  passé  la  ligne  de  douanes  qui  sépare  les  provinces  autri- 
leUtennes  de  la  Croatie  et  de  la  Hongrie.  D'où  venait  cet  air  âe  con- 
.'lentement,  œUe  joie  plus  expansive  et  plus  ouverte?  Ce  n'était  pas  de 
raisance,  qui,  loin  dëtrc  en  progrès,  avait  diminué  daas  une^propop- 


-7  > 


SOUVENHIft  H  L*Ef)ttOro  OIUiËNfALE.  1^1 

ti#A  tnte  «eosftiiey  mais  évideminent  d'un  peu  de  liberté  de  fini.  Ajus»' 
ne  l'écbangeNiMiu  |M>.8i  înparfaite  qu'elle  8oU,^Gpiilre  le  MBU-^rel   y 
qui  rè^n»  tottiicMédans^les  previiices  admiafetrées  dîveetaneat  pair  ' 
FAiitriclM. 

Sfi  été^  dan»  le»  viUigeB  crairtes^,  les  enfaus  jouent  eatièreineirt  mi» 
devant  les  portes  au.  grand  soleil;  on  ne  les  kabiUeqii'iaM  csrar  de  Vhi^ 
y&s.  Les  femmes  oonnaîssent  peu  Tusage  de  la  chaussure,  et  portent 
d*ordinaBe,  pour  tout  vétemait,  une  veste  à  la  hongroise  pat^^essns  leur 
loi^giue  fhtBMTf  Les  boHimes  se  sont  foit  la  part  peut-éii^s  un  peu  meît^ 
lettre  :  chaussés  de  lourdes  bottes  dans  toutes  les  saisonS)  vêtus  de  iatgea 
pantalons  de  toile  et  d'une  sorte  de  blouse  serrée  à  la  ceinture,  ils  se 
couvrent  encore  par  les  temps  froids  d'un  manteau  de  ktine  ou  d'^mor 
peau  de  mouton.  C^est  tout  te  luxe  des  paysans  croates^  Les  maisons, 
séparées  et  OBloiuiées  d'un  enclos^  sont  de  chétive  apparence.  Qudqiies^ 
unes  n'ont  point  de  cheminées;  l'âtre  est  au  milieu  de  Faire;  à  défaut^ 
de  bois,  on  y  brûle  de  la  paiUe;  la  f«u»ée  sort  iiar  la  porte  ou  par  une» 
ouverture  pratiquée  au  sommet  du  toit.|Â8sis  sur  des  sièges  de  bois  au«* 
tour  de  ce  foyer  d'une  simplicité  toute  primitive,  les  paysans  croates 

Pfl^'^f  itf  JgJirS  ffOiréftff  h  éCftllt^'' q"^M"^^  iH&#»ifg  jnynny-gHi  Inn  rtimnnftnt 

tOiÛPursjêi^JJJljniBan  Parfois  le raki,  la  li- 

queur aîmée^es^ves,.  vient  ranimer  l'inspiration  des  eonteurs^  après 
le  r0|)as  fait  en  famille^  mais  l'on  sait  s'arrêter  avant  que  la  raison  suc^ 
combe,  à  moins  pourtant  qu'il  ne  s'agisse  de  fêter  quelque  ggrand  sakit 
du  paradiset  soc'tout  la  Vierge  très  respectée. 

Je  passai  suecessivement  par  plusieurs  villages  qui  appartenaient  è 
je  ne  sais  plus  quel  puissent  magnat,  riche  à  plusieurs  millions^  et  doni 
j'aperpus  bientôt  la  somptueuse  villa,  bâtie  sur  un  coteau  et  ealouréedo 
jardins  dessinés  à  l'anglaise.  Un  attelage  à  quatre  chevausi  était  arrêté 
tout  près  du  péristyle.  Plusieurs  coureurs  superbement  montésy  des< 
laquais  vâtus  d'un  costume  à  moitié  albanais  et  le  sabre  an  côté,  attefH" 
daient  le  signal  du  départ.  Un  vieillard  parut,  appuyé  sur  le  bras  d'un 
jeune  homme  qui  lui  témoignait  beaucoup  de  déférence^  tous  deux; 
étaient  habillés  dans  le  dernier  goût  de  Paris  et  de  Vienne^  Ils  {Mpirenti 
place  dans  le  brillant  équipage  qui,  lancé  à  bride  abattue  SiO*  la  routes 
d'Agram>  eut  bientôt  disparu,  quoique  le  chariot  sur  leq^uel  je  ehemi*^ 
nais  marchât  d'un  pas  raisonnable,  l'avais  déjà  vu  les  deux  extrêmes  de 
la  société  LUyrienne  en  Croatie. 

Un  soir  d'octobre,  à  la  nuit  tombante,  je  tournais  le  denùer  ma- 
melon des  Alpes  qui  viennent  finir,  comme  un  pan  de  mur,,  sur  les 
bords  de  la  Save»  à  une  demi»Ueue  d'Agram.  Le  ciel  était  calme,  lai 
route  solitaire.  Quelques  bruits  confus,  qui  grossissaient  à  mesure  que 
j'approchais  de  la  viUe,  attirèrent  mon  attention.  Il  n'y  avait  dans  ces 
bruits  rien  de  fort  effk*ayant.  Néanmoins,  à  l'entrée  du  faubourg,  une 
dizaine  de  jeunes  gens  se  jetètreotau-devairt  dueb^mt  snr  lequel  j'étaVs^ 


I 


1012  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  tranquillement  étendu,  plein  de  confiance  dans  rhonnêie  paysan  qui 
me  conduisait.  Je  ne  comprenais  point  leurs  paroles;  leurs  gestes  n'é- 
taient rassurans  qu'à  demi,  et  je  ne  savais  trop  qu'en  penser,  lorsque 
mon  guide  me  dit  de  crier  :  Jivio!  et  que  tout  serait  fini.  Je  ne  connais- 
sais point  le  sens  de  ce  mot;  mais  je  constatai  tout  de  suite  qu'il  en  de- 
vait avoir  un  profond  et  magique,  car  je  l'eus  à  peine  prononcé,  que 
mes  brigands  de  comédie  changèrent  de  ton  et  de  procédés.  Ils  se  mi* 
rent  à  jeter  leurs  chapeaux  en  l'air  en  signe  de  joie,  et  crièrent  à  leur 

j  tour  :  Jivio!  Jivio!  Mon  voiturier  m'expliqua  que  c'était  le  mot  d'ordre, 

l^e  cri  de  ralliement,  le  vivai  des  Illyriens,  et,  le  passage  étant  libre,  il 
fouetta  vigoureusement  ses  chevaux,  qui  ne  s'arrêtèrent  que  devant  la 
porte  d'une  hôtellerie,  à  l'enseigne  du  Cor  de  chasse. 

]  J'étais  donc  à  Agram,  au  cœur  même  de  l'illyrie.  J'appris  en  arri- 
vant que  la  congrégation  ou  diète  de  Croatie  et  de  Slavonie  était  as- 
semblée, et  qu'une  grande  effervescence  régnait  depuis  quelques  jours 
dans  la  ville.  Cela  me  promettait  un  spectacle  intéressant  pour  tout  le 
temps  de  mon  séjour  en  Croatie. 

IL 

Le  lendemain,  je  fus  sur  pied  de  bonne  heure  et  j'eus  promptement 
parcouru  dans  tous  les  sens  la  petite  ville  d' Agram  (1).  Plusieurs  fois 
assaillie  par  les  Turcs,  elle  n'a  conservé  des  anciens  temps  que  des  ruines 
qui  n'ont  rien  de  pittoresque.  Ses  églises  sont  d'une  architecture  mo- 
derne et  pesante.  Toutefois  Agram  ne  présente  ni  le  sombre  aspect  des 
vieilles  villes,  ni  la  régularité  des  villes  nouvelles  de  l'Allemagne;  ses 
rues,  bordées  de  maisons  basses,  sont  larges  et  tortueuses;  ses  places 
immenses  peuvent  contenir,  au  besoin,  des  masses  assemblées.  A 
la  prendre  dans  son  ensemble,  la  situation  d^Agcam  est  gracieuse  et 
riante.  La  ville,  adossée  à  un  coteau  et  échelonnée  sur  ses  flancs,  re- 
garde au  sud  et  au  sud-est;  du  haut  de  ses  promenades,  l'œil  plonge  sur 
les  plaines  qui  vont  aboutir  aux  monts  de  la  Bosnie  et  de  la  Serbie,  et 
la  pensée  s'élance  naturellement  jusqu'aux  derniers  confins  de  f  Illyrie 
méridionale.  A  peu  de  distance,  on  découvre  le  cours  sinueux  de  l'un 
des  grands  fleuves  nationaux,  de  la  Save,  dotée,  il  y  a  quelques  années, 
d'un  pyroscaphe  qui,  sous  le  nom  slave  de  Sloga  (concorde),  va  porter 
chaque  semaine,  dans  la  capitale  des  Serbes,  des  pensées  d'union  et  de 
commune  espérance. 

Après  avoir  ainsi,  en  voyageur  consciencieux,  pris  connaissance  de 
la  topographie  d' Agram,  j'entrai  au  Café  national.  C'est  l'endroit  très 
fréquenté  où  se  donnent  rendez-vous,  chaque  matin  et  chaque  soir,  les 
vrais  patriotes  illyriens  et  bon  nombre  des  députés  de  la  congréga- 

V    (1)  Le  nom  illyrien  d'Agram  est  Zagreb^  et  son  nom  latin  ZagràMa. 


t 


SOUYENIRS  DE  l'eUROPB  ORIBNTALB.  4013 

tion  OU  des  membres  du  comitat  qui  tiennent  pour  Fillyrisme.  En\ 
peu  dinstans,  la  salle  fut  remplie  de  personnages  fort  atTaii  é^^,  les  uns 
dans  le  costume  de  ville,  les  autres  le  sabre  au  côté,  une  toque  rouge 
sur  la  tête  et  le  manteau  de  même  couleur  brodé  d'hermine  sur  Té- 
paule  gauche.  Ces  derniers  déjeunèrent  à  la  hâte,  parlant  très  vivement 
et  lançant  autour  d'eux  des  regards  dont  l'expression  menaçante  s'adres- 
sait évidemment  à  des  absens.  Quelques-uns  argumentaient  en  illyrien, 
d'autres  répondaient  en  allemand ,  d'autres  encore  interrompaient  en 
latin ,  et  souvent  tel  qui  commençait  une  phrase  en  illyrien  la  conti- 
nuait en  latin  et  l'achevait  en  allemand.  Ces  trois  idiomes  sont  fami- 
liers à  chacun,  et  l'on  se  sert  indifféremment  de  celui  dont  le  mot  vient 
le  plus  vite,  surtout  dans  les  discussions  de  politique  et  de  science,  parce 
que  les  termes  techniques  se  trouvent  plutôt  en  latin  et  en  allemand 
qu'en  illyrien.  ^ 

Je  ne  tardai  pas  à  comprendre  qu'il  s'agissait  des  Magyars.  Volv^ê- 
runt  nos  magyarisare,  c'étaient  les  paroles  qui  revenaient  à  tout  propos 
dans  le  débat,  et  on  ne  les  prononçait  qu'avec  un  sourire  de  pitié  ou 
un  geste  de  colère.  La  plupart  de  ceux  qui  étaient  armés  sortirent  en- 
semble et  se  répandirent  sur  la  place,  parmi  des  groupes  qui  commen- 
çaient à  se  former  et  au  milieu  descpiels  je  remarquai  plusieurs  prê- 
tres. J'ignorais  l'objet  immédiat  de  ces  vives  préoccupations.  Le  journal 
allemand  d'Agram  (Agramer  Zeitung)  me  fournit  à  ce  sujet  des  rensei* 
gnemens  de  date  toute  récente.  La  grande  affaire  du  jour,  la  cause  de 
tout  ce  déploiement  d'activité,  c'était  la  question  des  Turopoliens.  Mais 
qu'étaient  eux-mêmes  les  Turopoliens,  et  quels  griefs  pouvait-on  allé- 
guer contre  eux?  Voici  ce  que  j'appris  sur  l'iieure. 

Les  Turopoliens  n'étaient  ni  plus  ni  moins  que  des  Magyars  et  des 
aristocrates,  ou  plutôt  des  renégats  et  des  magyaromanes,  c'est-à-dire 
des  lUyriens  de  nationalité  et  d'origine,  qui  défendaient  en  Croatie  les 
intérêts  des  Hongrois  magyars.  Us  formaient  plusieurs  centaines  de 
gentilshommes  campagnards,  tous  dévoués,  corps  et  ame,  au  comte  su- 
zeridn  du  district  de  Turopolie  (i),  et,  quand  ils  venaient  voter  avec  lui 
dans  les  assemblées  de  comitat,  ils  emportaient  d'assaut. la  majorité. 
Ces  procédés  avaient  même  causé  souvent  de  sanglantes  prises  d'armes. 
Aux  élections  précédentes,  le  ban  ou  vice-roi  (c'est  du  moins  ce  qu'on 
lui  reprochait)  avait  ordonné  à  la  force  armée  d'intervenir,  et  un  grand 
nombre  d'Illyriens  avaient  péri  dans  cette  lutte  malheureuse.  Ainsi 
une  poignée  de  paysans  habilement  dirigés  mettaient  aux  mains  des 

(1)  Le  district  de  Turopolie,  situé  à  peu  de  distance  d'Agram,  se  compose  de  plusieurs 
villages  placés  sous  la  juridiction  d*un  comte ,  et  ne  possède  pas  moins  de  cinq  cents 
familles  nobles,  quoique  très  pauvres,  dont  les  titres  remontent  aux  premiers  temps  de 
l'annexion  au  royaume  de  Hongrie.  Le  comte  de  Turopolie  est  de  droit  membre  de  la 
seconde  chambre  [Staende-Tafel)  dans  la  diète  de  Presbourg. 


^mi  wmnm  m  deux  mm». 

Magyars  les  intérêts  du  royaume  de  Croatie  et  de  Slenrenie ,  «t,  far 
fSuite»  tous  ceux  de  la  race  iUyrienne.  il  a^ait  donc  faUa  fermer  la 
jHMrie  de  rassemblée  à  ces  Turop<dieiis  raagyttromanes  et  aristoenÉBS. 
Bien  entendu,  il  ne  s'agissait  point  des  assemblées  ordinales  de^eo- 
DMtat,  mais  d'une  assemblée  de  congrégation,  ce  qui  est  Iras  4iffêmit. 
La  Croatie  forme  aTec  la  Slayonie  un  royaume  qui  est  annexé  à  Ja  Hon- 
grie et  placé  sous  le  régime  de  la  même  constitutton  parlementaire.  €e 
royaume  envoie  ses  magnats  et  ses  députés  à  la  diète  hongroîae ,  et  il 
estdiyisé,  comme  la  Hongrie,  en  comitais  o»  départeraens,  dont  tous 
les  nobles  s'assemblent  quatre  fois  Tan  pour  déûbéier  sur  les  aflUnes 
locales.  Outre  ces  institutions,  qui  sont  communes  aux  deux  royaumes, 
la  Croatie  et  la  Slavonie  possèdent  encore  une  sorte  de  parlemeninatiD- 
nal  qui  date  du  temps  de  Tindépendance  de  la  Croatie,  et  cpii,  sous  le 
nom  de  congrégation,  est  appelé  à  s'occuper  des  intérêts  généraux  du 
royaume  annexé.  Ses  attributions,  son  organisation  même,  sont  encore 
aujourd'hui  des  si^ets  de  controverse.;  mais,  si  faiblement  assis  qu'il 
^it ,  il  est  d'un  grand  secours  pour  les  Croates,  car,  en  même  temps 
qu'ils  trouvent  dans  leurs  comitats  et  dans  la  diète  de  Hongrie  l'occa- 
sion de  parler  hautement  en  faveur  de  l'illyrisme,  ils  trouvent  dan  ia 
congrégation  le  moyen  de  centraliser  leurs  efforts  et  de  donner  i  le«r 
nationalité  l'appui  et  l'autorité  d'une  institution. 

On  devine  que  les  Magyars  devaient  tout  mettre  en  jeu  pour  em- 
pêcher la  reconstitution  de  cette  assemblée  nationale,  ou  da  moins  po«r 
en  stériliser  les  bienfaits.  Il  suffisait,  pour  cela,  que  les  genlîlshonimes 
turopoliens  eussent  droit  de  vote  personnel  dans  la  congrégation  comme 
dans  le  comitat.  Les  lllyriens  n'eurent  garde  de  s'y  laisser  prendre. 
Tous  les  savans  du  parti  furent  mis  en  réquisition  pour  explOTer  les 
bibliothèques,  exhumer  les  vieux  cHplômes  et  y  puiser  des  argumeas 
contre  le  droit  de  vote  personnel  dans  les  congrégations  :  le  patriotisme 
le  plus  ardent  dirigea  leurs  recherches,  et  ils  purent  en  effet  démontrer, 
par  des  preuves  irréfragables  et  en  latin,  que  les  nobles  n'ont  droit  de 
vote  en  congrégation  que  par  députés.  Aussi  les  Ulyriens  éiaient-ds 
restés  maîtres  du  terrain  scientifique.  L'histoire,  parlant  par  teur  bouche, 
avait  condamné ,  comme  illégitimes ,  les  prétentions  des  Turopoliens, 
et  le  gouvernement  autrichien  avait  donné  raison  aux  partisans  du  vote 
par  députés.  C'est  pourquoi  les  Turopoliens,  ne  pouvant  agnr  par  les 
voies  légales,  avaient  eu  recours  à  l'intimidation;  ib  étaient  ^enna  en 
fouJe  et  en  armes  pour  troubler  et  pour  arrêter  les  travaux  de  la  eon- 
grégation.  Les  troupes  de  la  garnison  s'étaient  mises  alors  en  devoir  de 
résister  aux  Turopoliens  magyaromanes,  et  les  avaient  repoussés  hors 
de  la  ville.  Voilà  ce  que  je  pus  recueillir  en  peu  d'instans  par  la  Gazette 
d'Agramy  et  fort  à  pro|K)s,  car  je  n'eusse  rien  compris  aux  débats  que 
j'allais  entendre  dès  ce  même  jour. 


SOUVENIRS  DE  L  EUROPE  ORIENTALE.  iOfS 

Je  i^^qae  la- foule,  qui  atait  quelque  temps  statiourté  sur  la  grande 
place',  se  portait  vers  un  autre  point  de  la  ville;  je  suItIs  le  couracft 
jusqu'à  une  place  moins  vaste,  située  dans  la  ville  haute ^  à  l'endroit 
même  où  s'élèvent  l'hôtel  du  ban  et  la  chambre  des  assemblées  de  coil^ 
g^égatfon  etde  comitat.  La  foule  était  immense  et  bruyante,  et  plusieurs 
députés  péroraient  vivement  au  milieu  de  groupes  empressés  aies 
écouter.  Au  bout  de  quelques  instans,  trois  voitures  à  quatre  chevaux 
et  d'une  grande  richesse  déposèrent^  à  rentrée  de  la  salle  des  députés, 
trois  vieillards,  trois  évêques,  dont  deux  à  longue  barbe,  et  par  con- 
séquent du  rite  grec.  Le  troisième  était  M.  Uaulik,  le  très  riche  et  très 
généreux  évoque  catholique  d'Agram.  Les  cris  répétés  de  Jivio  mar- 
quèrent la  joie  que  causait  leur  présence.  Enûn  le  ban  de  Croatie  lui- 
même,  dans  le  costume  d'ofGcier-général  de  hussards,  escorté  dé  haî- 
dhqucs,  sortit  de  son  hôtel,  la  tête  basse,  traversa  la  foulé,  redevenué 
toutrà  coup  silencieuse,  et  entra  dans  la  congrégation,  sans  avoir  reçci 
même  les  pliis  simples  témoignages  de  politesse.  On  se  souvenait  trop 
Bien  dès  massacres  des^  dernières  élections,  ordonnés,  disait-on,  par  lui, 
et  on  ne  manquait  jamais  l'occasion  de  lui  donner  des  preuves  d'une 
ttière  rancune,  bien  qu'il  eût  courageusement  défendu  la  nationalllë 
croate  à  la  dernière  diète  de  Presbourg. 

Les  débats  de  la  congrégation  sont  publics,  et  les  spectateurs  ont  lèui^ 
place  désignée.  J^entrai,  avec  la  foule,  dans  une  salle  capable  de  rece- 
voir plusieurs  centaines  d'auditeurs  et  d'où  l'on  domine  la  salle  déé 
délibérations,  située  à  l'étage  inférieur.  Les  députés  étaient -assis  aufouf 
de  trois  tables  oblongues.  Le  ban ,  le  comte  Haller,  siégeait  à  l'extré- 
mité de  la  table  du  milieu,  et  il  avait  à  sa  droite  l'évéque  d'Agram;  un 
peu  plus  bas,  toujours  à  droite,  après  deux  autres  évêques,  on  remar- 
quait le  chef  du  parti  illyrien  dans  la  congrégation  et  dans  la  diète  de 
Hongrie,  le  comte  Janco  Draschkowicz.  Ces  trois  tables  fort  simples 
étaient  entourées  d'une  balustrade  derrière  laquelle  se  tenaient  debout, 
en  grand  nombre,  des  jeunes  gens  armés  comme  les  députés  eux-* 
mêmes  :  c'étaient  les  lelltés  [litterati),  c'est-à-dire  ceux  qui  ont  passé 
pariouteslesr  épreuves  de  l'enseignement  des  écoles,  et  qui  peuvenVà 
ce  titre  assister  aux  débats  de  la  congrégation  avec  les  députés,  y  pren- 
dre part  et  donner  leur  avis,  s'ils  sont  de  la  classe  noble. 

Les  orateurs  discutaient  en  latin.  Un  seul  s'exprimait  dans  l'idiome 
national,  et  c'était  précisément  le  lettré  Kukulewicz,  poète  et  ardent  pa-" 
triote.  Aussi,  à  peine  une  parole  tombait-elle  de  ses  lèvres  qu'il  était 
salué  par  ces  mêmes  cris  prolongés  et  unanimes  de  Jivio!  Au  reste,  il 
était  fort  peu  d'orateurs  qui  ne  recueillissent  ainsi  quelques  applàudis- 
semens,  et  cela  contrastait  remarquablement  avec  le  silence  qui  se  fai- 
sait ?rt6l  que  le  ban  prenait  là  parole.  En  définitive,  on  ne  traita,  dans 
cette  séance,  que  des  questions  que  j'appellerai  de  sentiment;  on  se.  14- 


1016 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


licita  surtout,  et  en  termes  magnifiques,  de  la  \ictoire  légale  que  Ton 
venait  de  remporter  sur  les  Turopoiiens,  et  l'on  arrêta  que  dès  le  lende- 
main on  s'occuperait  des  projets  à  soumettre  à  l'empereur  d'Autriche, 
roi  de  Hongrie,  pour  la  réorganisation  de  la  congrégation  et  pour  le  pro- 
grès de  la  nationalité  illyrienne.  On  se  sépara  ensuite  au  milieu  des 
expressions  d'une  joie  éclatante  et  toute  juvénile. 

m. 

L'hospitalité  est  une  vertu  commune  à  tout  TOrient,  et  l'Orient  com- 
mence aux  frontières  occidentales  de  la  Hongrie.  Je  ne  cherchais  à 
Agram  que  de  la  bienveillance,  je  trouvai  de  l'empressen^t  et  de  l'a- 
mitié. En  peu  de  jours,  sans  me  remuer  beaucoup,  j'eus  sous  les  yeux 
tous  les  renseignemens  qui  pouvaient  m'éclairer  sur  les  affaires  de  TIl- 
lyrie,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  l'explication  m'en  fut  donnée  par  ceux-là 
même  qui  ont  eu  l'avantage  précieux  d*y  jouer  les  principaux  rôles. 

Je  suivais  d'ailleurs  avec  assiduité  les  débats  quotidiens  de  la  congré- 
gation, et,  comme  tous  les  orateurs  s'exprimaient  en  latin,  à  l'exception 
du  lettré  Kukulewicz,  je  perdais  seulement  quelques  discours  que  je 
retrouvais  plus  tard  traduits  en  allemand  dans  la  Gazette  d Agram.  Sans 
doute,  l'assemblée  gardait  une  grande  réserve,  et  il  y  avait  loin  de  son 
langage  au  langage  et  surtout  aux  intentions  du  pays;  mais,  pour  un 
corps  politique  dont  l'existence  était  si  faiblement  assise,  oser  ce  qu'elle 
osait,  c'était  le  symptôme  de  bien  des  éventualités  graves,  et  le  sous-€n- 
fendu  n'en  devenait  que  plus  intelligible. 

Voici  d'abord  les  vœux  formulés  par  la  congrégation  d' Agram  :  elle 
demandait  à  l'empereur  et  roi  les  moyens  légaux  de  compter  désor- 
mais comme  institution  régulière  et  comme  représentation  réelle  et 
efficace  des  deux  royaumes  de  Croatie  et  *de  Slavonie;  en  d'autres 
fermes,  elle  réclamait,  à  peu  de  chose  près,  une  administration  indé- 
pendante de  l'administration  centrale  de  Hongrie.  Elle  exprimait  ausâ 
le  désir  que  le  siège  épiscopal  de  la  Croatie  catholique  fût  transformé 
en  archevêché,  pour  relever  d'autant  la  condition  du  royamne;  enfin 
elle  rappelait  à  l'empereur  que  la  Dalmatie,  cette  belle  province,  que 
Zara  et  l'antique  Raguse,  ces  deux  perles  de  l'Adriatique,  appartiennent 
nominalement  au  royaume  de  Croatie,  et  disait  qu'il  serait  simple  et 
juste  de  les  y  rattacher  par  le  fait.  Voilà  quel  était  le  langage  de  la  con- 
grégation. 

L'Autriche  se  hâta  d'y  répondre  par  de  bons  procédés  envers  les 
chefs  du  parti  illyrien^  elle  donna  aux  militaires  de  l'avancement,  aux 
avocats  des  fonctions  judiciaires,  à  tous  de  belles  promesses;  enfin  elle 
destitua  le  comte  Haller,  que  les  fusillades  des  dernières  élections 
avaient  rendu  impopulaire,  et  elle  mit  provisoirement  en  sa  place  Té- 


SOUVENIRS  DE  l'EUROPE  ORIENTALE.  iOlT 

TêqUe  d'Agram,  patriote  dévoué,  quoique  prudent  à  l'excès.  En  somme, 
sans  s'expliquer  catégoriquement  sur  les  questions  spéciales  d'orga- 
nisation constitutionnelle  qui  lui  étaient  soumises,  elle  s'étudiait  alors 
de  mille  façons  à  caresser  l'illyrisme  lui-même.  Si  peu  que  ce  fût, 
tf  était-ce  pas  déjà  beaucoup?  N'était-il  pas  fort  étrange  que  la  Croatie 
pût  exprimer  si  hautement  ses  griefe,  parler  même  de  sa  nationalité,  et 
que  l'Autriche  se  crût  obligée  de  lui  répondre  sur  le  ton  de  la  bienveil- 
lance? C'était  donc  une  chose  sérieuse  que  tout  ce  bruit  qui  se  faisait  au- 
tour des  questions  discutées  par  la  congrégation,  et  l'illyrisme  était  de- 
venu une  force  politique. 

Ce  succès,  on  le  pense  bien,  représentait  une  somme  d'efforts  qui  ne 
dataient  point  de  la  veille.  Cependant,  à  tout  prendre,  le  mouvement 
illyrien  n'est  vieux  que  de  quinze  ans.  Le  sentiment  de  la  race  est  an- 
tique parmi  les  Slaves  méridionaux;  mais  il  ne  s'est  déclaré  bien  net- 
tement parmi  eux  qu'à  l'époque  où  l'attention  de  l'Europe,  sollicitée 
par  la  renaissance  de  la  Grèce  et  la  chute  de  la  Pologne,  s'est  portée  sur 
les  questions  de  races  depuis  quelque  temps  agitées  par  les  écrivains 
allemands.  Peut-être  aussi  la  France  n'est-elle  point  tout-à-fait  étran- 
gère aii4*éveil  de  l'illyrisme;  au  moins  aime-t-on  à  s'en  glorifier  sur  les 
bords  de  la  Save,  où  l'on  a  conservé  de  notre  administration  les  meil- 
leurs souvenirs.  En  rendant  à  une  partie  de  l'ancien  territoire  illyrien 
son  nom  primitif,  Napoléon  avait  assurément  touché  la  fibre  nationale 
des  population^voisines  de  l'Adriatique;  il  avait  fait  mieux  encore  :  il 
avait  reconnu  plus  tard  la  langue  illyrienne  pour  langue  officielle  dans 
les  provinces,  il  avait  pris  soin  qu'un  journal  fût  publié  dans  les  pays 
dalmates  à  la  fois  en  italien  et  en  illyrien,  et  que  les  lois  données  par  lui 
fussent  écrites  dans  l'idiome  national  comme  en  français.  Quelques  sa- 
vans  s'étaient  grandement  réjouis  d'avoir  trouvé  un  maître  si  généreux, 
et  l'un  d'eux  avait  même  publié,  en  tête  d'une  granunaire  éditée  à  Lay- 
bach  en  1811,  une  ode  toute  pindarique,  dans  laquelle  l'empereur  des 
Français  est  considéré  comme  le  régénérateur  futur  de  la  grande  nation 
illyrienne.  On  se  plaisait  à  croire  qu'après  avoir  foudroyé  l'Autriche 
et  dégagé  entièrement  l'illyrie  du  joug  des  Allemands,  il  allait  frapper 
quelque  grand  coup  sur  l'empire  ottoman,  pour  lui  enlever  l'autre  partie 
de  l'illyrie  et  la  réunir  à  la  première.  C'était,  à  vrai  dire,  élargir  beau- 
coup les  plans  de  Napoléon,  et  l'illyrie  d'alors  eût  été  elle-même  peu 
préparée  à  saisir  la  fortune  qui  se  serait  ainsi  offerte  :  le  sommeil  dans 
lequel  elle  est  retombée  en  1815  le  prouve  assez.  Toujours  est-il  que  la 
fondation  des  provinces  illyriennes  a  exercé  sur  les  bords  de  l'Adriatique 
une  influence  bienfaisante  et  qu'elle  a  porté  les  populations  à  rentrer  en 
elles-mêmes.  Aujourd'hui  encore,  c'est  pour  elles  comme  un  rêve  heu- 
reux qu'elles  s'efforcent  de  poétiser,  et  l'on  voudrait  en  vain  leur  persua- 
der que  rillyrie  de  Tavenir  n'a  pas  existé  dans  la  pensée  de  Napo^sî^^v 


VHA  RsrvB  DIS  Bnx  hoion»» 

L'eflèlTescence  nationale  qui  succéda  à  cette  première,  mais  fiBgttfw 
évocation  de  Tillyrisme,  coïncida  avec  le»  préoccupations  qu'excitèreal; 
successivement  en  Europe  les  événemens  de  Grèce  et  de  Pologne,  ^enos 
«à  propos  pour  démontrer  Fimportance  trop  long- temps  méconnue  des 
questions  de  races;  mais  ces  événemens  n'auraient  peut-être  pas  suffi 
eux-mêmes  pour  émouvoir  profondément  les  Croates,  si  une  atteinte 
directe  n'avait  pas  été  portée  à  leurs  intérêts  par  les  Magyars,  qui  prér 
tendirent,  vers  1830,  imposer  leur  langue  nationale  aux  Roumains  f¥é- 
laques)  de  la  Transylvanie  et  aux  Slaves  du  nord  et  du  sud.  Les  Croates 
s'éveillèrent  alors,  bien  décidés  à  résister;  leurs  droits  municipaux,  leurs 
institutions  locales,  se  trouvaient  menacés;  ils  se  mirent  sur  la  défensive 
et  combattirent  ardemment  pro  ans  et  focis.  C'est  dans  cette  lutte  seu- 
lementy  et  une  idée  amenant  l'autre,  que  l'idée  de  nationalité  prit  pos- 
session de  leurs  esprits. 

Deux  hommes  de  condition  différente,  le  comte  Draschkowicz,  ma- 
gnat puissant  par  sa  fortune,  et  M.  Gaj ,  jeune  plébéien  d'un  esprit  pé- 
nétrant et  très  actif,  adoptèrent  chaleureusement  la  cause  croate.  Par 
une  heureuse  rencontre  de  circonstances,  M.  Gaj,  né  dans  ce  vallon  de 
Zagorie  d'où  là  légende  fait  partir  les  trois  fondateurs  des  royaumes: 
slaves  du  nord ,  coimiie  du  berceau  même  de  toute  la  race  slave,  avait 
été  conduit,  par  ces  pieux  souvenirs,  à  d'ingénieux  travaux  d -érudition 
sitr  la  langue  et  l'histoire  de  tonte  la  race  illyrienne.  Très  jeune  encore, 
il  avait  fait  une  étude  approfondie  des  traditions  populaips  et  des  difl&- 
rens  dialectes  parlés  dans  les  pays  illyriens  de  l'Autriche.  Souvent  ih 
gémissait  sur  l'oubli  dans  lequel  la  classe  aristocratique  et  la  classe 
bourgeoise  en  Croatie  laissaient  cette  belle  langue,  et  sur  la  misère  on 
toute  une  race  si  nombreuse  se  trouvait  plongée.  Le  renom  que  le  poète 
Kollar,  Slovaque  de  la  Hongrie,  avait  acquis  en  chantant  la  gloire  an- 
cienne de  toute  la  race  slave  aiguillonnait  aussi  l'ambition  de  Hi  Gaj. 
Il  était  impatient  de  tenter  quelque  effort  semblable  qui  pût  attirer  Tat^ 
tention  sur  son  pays,  beaucoup  moins  connu  des  slavistes  du  nord  que 
la  Bohême,  la  Pologne  et  la  Russie.  Il  avait  même,  dans  Tespoir  d-y 
réussir,  commencé  un  grand  travail  historique  qui,  prenant  la  famille 
illyrienne  dès  sa  plus  haute  antiquité,  devait  la  suivre  dans  ses  révo- 
lutions jusqu'aux  temps  modernes.  L'occasion  étant  venue  de  parler  et 
d'agir,  au  lieu  de  rester  enfermé  dans  la  science,  il  se  jeta  sans  hésiter 
dans  la  voie  qui  s'ouvrait  ainsi  devant  lui  par  un  bonheur  inattendu. 

Le  comte  Draschkowicz  n'étiit  point  amené  dans  la  lutte  par  le 
même  genre  de  conviction  ni  inspiré  par  le  même  enthousiasme  litté- 
raire. Ce  n'était  pas  l'homme  nouveau  jouant  son  avenir  sur  une  ques- 
tion obscure  et  courant  la  fortune  d'une  théorie.  C'était  un  grand  set- 
gneirr,  ami  des  privilèges  locaux  de  son  pays,  jaloux  de  les  détendre, 
un  de  ces  ardens  soutiens  de  la  légaUté>  t^  que  peut  en  offr>  l'histoire 


SOUYINItt  ^B  L'WMffi  «KHITALE.  tStè 

iparlemeDtaire  de  Faristocratie  anglaise.  Au  reste,  génèireifit  piar  tirftilffa 
leomme  il  était  libéral  par  position,  il  n'aspirait  qu*à  patroner  une 
-cause  bonne  et  brillante. 

Ces  deux  esprits  très  différens  se  complétaient  l'un  l'autre.  M.  6aj,^ 
'^l^rivé  de  droits  politiques  par  sa  naissance,  n'avait  point  entrée  dans  les 
^comitats  ni  aucune  chance  d'être  député  à  la  congrégation  ou  à  la  diète 
^de  Hongrie.  L'arène  où  se  débattaient  légalement  les  grands  intérêts  des 
^Croates  lui  était  donc  fermée.  II.  Drascbkowicz  n'avait  point  les  connais- 
sances étendues,  le  sentiment  littéraire,  FacUvité  remnante  et  la  facilité 
"d'élocution  nécessaires  pour  parler  à  la  foule  et  pour  faire  appel  à  tous 
ces  souvenirs  de  race  par  lesquels  il  fallait  la  passionner.  La  besogne 
4ut  partagée,  et  H.  Gaj  prit  pour  tâche  d'agiter  la  Croatie  et  de  lui  in- 
^spirer  des  sentimens  dont  H.  Drascbleowicz  était  prêta  se  faire  l'organe 
-dans  les  corps  constitués. 

On  débuta  simplement,  avec  réserve  et  patience,  et,  quoique  la  ques- 
tion politique  ne  pût  disparaître  sous  les  questions  littéraires,  on  fit  si 
iMcn  qu'elle  prit,  aux  yeux  de  tous,  le  caractère  d'une  simple  contes- 
tation municipale  entre  Ulyriens  et  Magyars.  Par  là,  an  lieu  d*effrayer 
f  Autriche,  on  put  l'intéresser  dans  la  cause  illyrienne.  Les  Magyars 
^nnaient  quelque  tracas,  peut-être  même  quelques  inquiétudes  au 
-cabinet  de  Vienne;  T  Autriche  trouva  dans  Tillyrisme  un  moyen  de  faina 
diversion  aux  projets  de  ces  populations  bruyantes.  Loin  de  le  compri- 
^àer  alors,  elle  l'eût  volontiers  fait  naître. 

H.  Gaj  commença  par  fonder  des  joncnaux  iUyriens  d'une  apparence 
fort  inoffensrve.  Ces  journaux  n'étaient  destinés,  suivant  ses  déclarations, 
qu'à  remettre  en  lumière  les  richesses  peu  connues  de  la  littérature 
-ragnsaine;  ils  en  devaient  répandre  le  gràt,  et,  par  occasion,  offrir  un 
asile  et  un  appui  aux  jeunes  écrivains  qui  se  voueraient  à  défendre  les 
droits  municipaux,  les  privilèges  locauic^  c'est-à-dire  l'originalité  natio- 
nale du  royaume  croate  contre  les  einpiétemens  de  l'esprit  et  de  Tad- 
ministration  magyares.  Tel  f uft  le  but  de  la  QaxetU  croate  [Nomne  Hat" 
4»<Ufke)y  journal  politique  qui  pardt  en  i83S  avec  un  supplément 
littéraire  intitulé  :  Étoile  du  matin  croate,  ilaôons  et  dalmate  [Danica 
hêrvatzka,  êl^womkaidalmatinska).  Ainsi  une  politique  prudente  et  ré- 
servée s'unissait  à  des  travaux  d'érudition  et  de  poésie  qui  contribuaient 
encore  à  en  voiler  le  véritable  but. 

Le  succès  vint  promptement;  on  n'en  Ût  point  trop  de  bruit;  il  fallait 
cependant  le  constater,  il  fallait  s'en  prévaloir,  il  fallait  surtout  tenter 
vn  nouveau  pas  plus  hardi  et  aussi  sûr  que  le  premier:  M.  Gîy  y  réussit. 
Sa  première  feuille  politique  ne  s'adressait  qu'à  la  province  de  Croatie, 
c'est-à-dire  à  une  population  d'environ  huitcent  mille  araes,  et  sa  feuille 
littéraire  n'intéressait  de  plus  que  la  Slavonie  et  la  Dalmatie,  c'est- 
à-dire,  en  somme,  environ  douze  cent  mille  âmes.  M.  Giy  entreprit  de 


4090  RBWB  DBS  DBUX  MONDES. 

parler  désormais  pour  tous  les  Slaves  méridicMiaux  de  rAutriche  el 
•de  les  réunir  dans  une  commune  pensée ,  en  les  rassemblant  sous 
leur  nom  antique  dUlyriens.  En  même  tempjs  qu'il  réveillait  leurs  in- 
stincts de  race,  il  voulait  les  attacher  à  son  œuvre  de  restauration'^de 
rillyrie  littéraire  et  politique.  C'est  d£^s. cette  pensée  qu'il  modifia  le 
titre  et  l'esprit  de  ses  deux  feuilles  :  la  Gazette  croate  devint  la  Gaxette 
nationale  illyrienne,  et  F  Étoile  du  matin  croate,  slavone  et  dalmcUe,  devint 
¥  Étoile  du  matin  de  l'Illyrie.  Cette  transformation ,  dont  la  porteuse 
comprend,  eut  lieu  en  1836. 11  n'avait  fallu  à  H.  Gaj  qu'une  année  pour 
conquérir  tout  ce  terrain  et  pour  enrôler  plusieurs  millions  d'hommes 
sous  la  bannière  moitié  politique  et  moitié  littéraire  de  l'illyrisme. 

L'agitation,  contenue  jusque-là  dans  les  limites  de  laCroatie,  se  com- 
muniqua non-seulement  à  la  Slavonie  et  à  la  Dalmatie,  mais  à  la  Car- 
niole,  à  la  Carinthie  et  à  la  Styrie  méridionale.  Les  grammairiens,  les 
savans,  les  géographes,  les  poètes,  les  publicistes,  se  produisirent  du 
sein  de  la  foule.  Les  uns  s'appliquaient  à  comparer  les  différens  dialectes 
populaires  de  chacune  de  ces  provinces  et  à  les  émonder  d'après  la  langue 
des  poètes  de  Raguse  acceptée  comme  langue  littéraire  (l];les  autres  re- 
montaient le  cours  des  âges  et  retrouvaient  les  traditions  populaires  de 
la  race  depuis  les  temps  de  Rome.  Les  poètes  chantaient,  avec  une 
naïveté  vraie,  les  faits  d'armes,  la  simplicité,  la  fraternité  des  hommes 
de  l'ancienne  lllyrie;  les  géographes  calculaient  ses  frontières  à  toutes 
les  époques  et  les  marquaient  là  seulement  où  expirent  les  doux  sons 
de  sa  langue;  enfin  les  publicistes  osaient  écrire  sur  les  anciennes  in- 
stitutions et  ne  craignaient  pas  d'afllrmer  que  l'Illyrie  avait  vécu  autre- 
fois sous  les  lois  d'une  pure  démocratie  patriarcale. 

C'était  un  incontestable  progrès;  pourtant  l'ambition  des  chefe  ne 
cessait  pas  d'être  maîtresse  d'elle-même.  Ils  ne  tiraient  point  vanité  de 
leur  triomphe,  et  ils  avaient  le  désintéressement  d'en  faire  honneur  en 
partie  à  la  bienveillance  insigne  du  paternel  cabinet  de  Vienne.  On  y 
regardait  sans  doute  à  deux  fois  avant  d'y  croire;  mais  le  compliment 
était  si  nouveau ,  les  Magyars  si  turbulens,  on  avait  si  grand  besoin  de 
tempérer  leur  fureur  nationale,  que  l'on  était  bien  aise  d'en  trouver  le 
Ixioyen  tout  prêt,  sans  avoir  l'air  d'y  mettre  la  mam.  On  ne  pensait  point 


(1)  La  littérature  ragusaine,  qui  florissait  dès  la  fin  du  xiv«  siècle,  a  produit  un  certain 
ïiombre  d'œuvres  reinai  quables,  des  poèmes  lêpiques,  des  tragédies,  quelques  comédies, 
des  satires,  des  églogues,  des  idylles,  beaucoup  de  poésies  lyriques,  des  tradactions  du 
l^rec,  de  l'italien  et  du  français.  Le  tremblement  de  terre  qui  engloutit  Raguse  en  1687 
'â  pri^é  peut-être  Thistoire  littéraire  de  beaucoup  de  productions  intéressantes.  Cependant 
il  existe  aiyourd*hui  en  Croatie  quelques  bibliothèques  particulières  où  Ton  compte  plu- 
sieurs milliers  de  volumes  appartenant  presque  tous  à  la  littérature  ragusaine,  et  ces 
richesses  s'augmenteront  encore,  si  de  nouvelles  recherches  viennent  continuer  les  pre- 
mières, qui  ne  remontent  guère  plus  haut  que  la  naissance  de  Fillyrisme. 


80UVBNIB8  DB  L'eUROPB  ORIBNTALB.  1021 

qu'il  fût  dangereux  de  laisser  ces  grands  enfans  de  la  Croatie  jouer  à 
leur  aise  à  la  nationalité. 

Aussi  bien  les  lUyriens  avaient  pris  cœur  à  ce  jeu-là,  et  il  eût  déjà  été 
fort  difQcile  de  leur  prouver  qu'ils  en  avaient  assez  fait.  Leurs  moyens 
matériels  n'égalaient  pas  ceux  des  Magyars;  ils  n'étaient  pas,  comme 
eux,  au  centre  du  gouvernement;  ils  n'avaient  pas,  comme  eux,  la  haute 
influence  sur  l'administration;  ils  ne  disposaient  pas  de  leurs  im- 
menses ressources  pécuniaires.  Cependant  ils  leur  faisaient  une  rude 
guerre  et  répondaient  à  toutes  leurs  prétentions  par  des  prétentions  de 
même  nature.  Ainsi,  tandis  que  les  uns  fondaient  à  Pesth  une  littérature 
nationale,  un  théâtre  national,  une  académie  et  d'autres  sociétés  natio- 
nales; tandis  que,  dans  la  diète  de  Presbourg,  ils  voulaient  contraindre 
les  députés  de  la  Croatie  et  de  la  Slavonie  à  parler  le  magyar,  les  au- 
tres fondaient  aussi  leur  littérature,  leur  théâtre,  leurs  sociétés  litté- 
raires, et  persistaient  à  conserver  le  latin  comme  langue  politique  dans 
la  diète  de  Presbourg,  la  congrégation  et  les  comitats  (i).  Les  Magyars 
avaient,  il  est  vrai,  trouvé  quelques  alliés  en  Croatie,  et  surtout  dans 
le  comitat  d'Agram  :  c'étaient  le  comte  de  Turopolie  et  ses  paysans 
gentilshommes;  mais  en  revanche  les  llly riens  avaient  trouvé  des  défen- 
seurs non  moins  hardis  et  beaucoup  plus  éclairés  sur  le  territoire  hon- 
grois, à  Pesth  même,  parmi  les  Slaves  serbes,  et  surtout  dans  les  comi- 
tats du  nord,  chez  les  nombreuses  populations  slovaques  des  Carpathes. 
n  n'y  avait  de  journaux  magyares  que  dans  la  Hongrie  proprement 
dite;  il  y  eut  des  journaux  illyriens  non-seulement  à  Agram,  mais  à 
Laybach  en  Camiole,  à  Zara  en  Dalmatie,  à  Pesth ,  et  une  feuille  slo- 
vaque publiée  à  Presbourg  adopta  l'intérêt  illyrien  comme  un  intérêt 
fraternel.  Voilà  comment  les  Illyriens  jouaient  à  la  nationalité. 

Cela  était  sans  aucun  doute  une  cause  de  désappointemetit  pour  les 
Magyars,  et  les  Croates  ne  manquaient  pas  de  s'en  prévaloir  auprès  du 
gouvernement  autrichien.  On  voit  assez  combien  la  Hongrie  s'affaiblis- 
sait par  cette  lutte  des  Magyars  et  des  Slaves.  Au  lieu  de  présenter 
une  masse  compacte  d'environ  douze  millions  d'hommes  animés  d'un 
même  esprit,  elle  o£h*ait  seulement  une  population  de  quatre  millions 
de  Magyars  prêts  à  en  venir  aux  mains  avec  toutes  les  autres  races  ou 
tribus  du  royaume.  L'Autriche  ne  pouvait  pas  désirer  mieux  et  ne  de- 
mandait pas  davantage.  Mais  comment  se  faire  illusion  plus  long-temps 
sur  la  vraie  tendance  de  cette  agitation  des  Slaves  méridionaux?  Com- 
ment ne  pas  voir  qu'en  la  favorisant  on  créait  pour  l'empire  un  danger 
beaucoup  plus  redoutable  que  toute  l'ambition  magyare?  Les  Magyars, 

• 

(1)  La  diète  de  1843,  à  la  suite  d'une  discnssion  des  plus  orageuses,  a  résolu  que  les 
députés  croates  devraient  parler  le  magyar  après  six  ans  révolus,  et  que  le  latin  ne  serait 
plus  toléré.  Ainsi  Tépoque  fixée  se  présentera  dans  trois  ans.  La  question  est  de  savoir  si 
les  Croates  se  soumettront. 

TOME  XVII.  6^ 


rljMB  uvuB  M»  VÊMm  m 

rsonbde  knrraœ  dans  le  royaiane  et  dans  le  moode^  ùtà  fem  de  dianos 
de  redevenir  forts  et  redoutables.  En  est-il  de  même  des  Croates  et  des 
Siamm^  Sont-ils  isolés  et  n'oot-rls  d'autre  influence  à  prétendre  que 
celle  qu'ils  exercent  aujourd'hui  par  eux-mêmes?  Oatre  les  Dalmatei, 
ies  Carinthiens,  les  CamiolaiSy  les  Styriens,  q«i  agissent  arec  eax,  bfi 
Slovaques  des  Carpathes,  qui  leur  tendent  la  main^  ils  ont  encote  poor 
alliés  par-delà  la  frontière  méridionale,  dans  la  Turquie,  des  peapiads 
nombreuses  et  guerrières;  ils  ont  enfin  la  fraternité  même  de  tous  te 
Slaves,  qui  intéresse  à  l'ayenir  de  l'illyrie  les  trois  grandes  popudatiooB 
bohème,  polonaise  et  russe. 

n  faut  le  dire  cependant:  si  l'unité  morale  existe  dès  noôntemot 
dans  rUlyrie  nouvelle,  si  l'unité  politique  est  possible  et  tend  à  se  fior- 
aier,  il  e^  encore  beaucoup  d'entraves  qui  en  gênent  le  progrès.  'Selles 
sont,  par  exemple,  les  différences  de  religion  et  de  condition  politk|ie 
qui  séparent  les  Croates  et  la  plupart  des  lllyriens  de  l'Âotricfae  de  oeox 
de  la  Serbie,  de  la  Bulgarie  et  du  Monténégro.  Les  Croates  sont  en  très 
grande  majorité  catholiques,  et  on  pourrait  ajouter,  catholiques  into- 
lérans,  bien  que  leur  clergé  se  fasse  remarquer  par  la  plus  aimable 
facilité  de  moMTS.  A  la  vérité,  leur  législation  admet  l'exercice  du  cidte 
grec  non  uni;  mais  d'une  part  elle  ne  souffre  pas  l'étabUssemenidu 
protestantisme  dans  le  royaume,  et  de  l'autre  elle  prive  de  tout  privi- 
lège municipal  quiconque  abandonne  l'église  latme  pour  l'église  orien- 
tale. Le  catholicisme  de  la  Stjrrie,  de  la  Carniole,  de  la  Carinthie  et  âe 
la  Dalmatie  est  peut-être  moins  ardent,  sans  être  moins  exclusif.  Par  un 
contraste  regrettable,  les  Serbes,  les  Bulgares,  les  Monténégrins,  v^ 
vent  le  rite  grec  non  uni ,  et  nourrissent  une  défiance  traditionnelle 
pour  k  rite  latin.  Ce  n'est  pas  par  une  foi  profonde  ni  par  un  attactie- 
ment  très  vif  au  symbole  oriental.  Le  paysan  serbe  ou  bulgare  fré- 
quente pentes  églises;  souvent  même  il  se  passe  du  ministère  du  pope 
pour  intanoner  ses  morts  et  baptiser  ses  enfans;  cependant  il  n'est  point 
exempt  de  superstition ,  et  les  malencontreux  soavenirs  des  anciennes 
haines  de  l'église  grecque  et  de  l'église  latine  vivent  dans  sa  mémoire. 
Les  rép«ignanees  qu'inspire  le  catholicisme  croate  aux  Serbes  et  Mx 
Bulgares  ont  beaucoup  nui  aux  succès  de  l'illyrtsme  en  Turquie  (f). 

Les  différences  de  condition  politique  ont  eu  le  même  résultat 
Parmi  les  provinces  illyriennes  de  l'Autriche,  les  unes,  comme  la 

(t)  On  pourrait  citer  comme  preuve  la  résistance  qu*opposent  les  niyriens  grecs  aux 
ÏHyriens  catholiques  dans  une  question  d*alphabet,  ceux-ci  écrittnt  en  caraetèrer  tetins, 
eeux^là  en  caractères  cj^piniqnes.  U  mnit  important  pour  to«»cfa*U  a>  0M  Qam  VWftit 
qu'yu  seul  alphabet,  ne  fût-ce  que  pour  faciliter  la  circulation  des  journaux  d'Agram  en 
Serbie,  et  nkiprequement  M.  GaJ  Va  proposé,  «près  amoir  (kit  un  ittk^X  sur  les  équ&ra- 
lens  dans  les  deux  alphabets;  mais  les  Serbes  et  les  Bulgares  craignent  que  le  c«tftM)it«istte 
no  leur  arrive,  lui-même  déguisé  en  quelque  sorte  sous  les  caractères  latins,  et  la  réforme 
ne  s'accomplit  point,  si  nécessaire  qu'elle  soit. 


Mmaftie^  la^Canriole^  la  Carinthië,  la  Stym,  sont  goavemées'dfrectë^ 
ment  par  lUidininistration  centrale^  tandis^^que  lee  autres,  c'est-à-^ire-Ik 
Croatie  et  la  Slalome,  sont  placées  soos  te  régime  constitutionnel  de  Ik 
Hongrie;  seulement  elles  se  rapprochent  en  un  point  qui  est  essentiel^ 
elles  sont  organisées  civilement  sur  le  principe  de  l'aristocratie  territo- 
riale. En  Turquie,  il  y  a  aussi  des  provinces  administrées  directement 
par  le  pouvoir  central  >.comme  la  Bulgarie  et  la  Bosnie;  mais  il  y  a  une 
province  à  demi  indépendante,  c'est  la  Serbie;  il  y  a  enfin  la  tribu  des^ 
Monténégrins^  qui  forme  à  part  un  état  libre.  Civilement,  les  provinces 
illyriennes  de  la  Turquie  sont  organisées  d'après  le  principe  démocra- 
tique, moins  la  Bosnie,  où  l'aristocratie  s'est  introduite  au  moyen-âge 
et  maintenue,  en  adoptant^  l'islamisme.  Parmi  ces  différences,  celle? 
qui  se  font  le  plus  sentir  sont  les  différences  de  législation  civile.  Les 
Serbes  et  les  Bulgares,  accoutumés  à  une  égalité  presque  absolue,  re- 
doutent  singulièrement  la  contagion  de  Taristocratie  croate  etslavonne.- 
n  est  peut-être  quelque»' sénateurs  serbes  qui  ne  s'en  efflnaient  pas  et 
qui  regarderaient  comme  un  grand  bienfait  l'hérédité  de  leur»  magis^ 
tratares;  mais  cela  même  contrèlme,  en  Serbie,  à  jeter  de  fftcheur 
soupçons^sur  les  Croates. 

Si Ton  tenait  àfaire  une  étude  approfondie  des  petites  causes  de  divi* 
sion  qui  se  trouvent  jetées  ainsi  en  travers  de  Pillyrisme,  on  en  décon-^ 
vrirait  de  nouvelles  dans^  les  rivalités  politiques  qui  ont  parfois  éclaté 
entre  certaines  tribus.  C'est  ainsi  que  les  Monténégrins  s'obstinent' à 
vivre  dans  un^  isolement  presque*  complet,  par  suite  dé  leur  foi  en  la 
supériorité  de  leurs  vertus  et  de  leur  bravoure.  Sans  être  isolés  comme 
eux,  les  Serbes  ont,  avec  plus  de  raison,  la  même  confiance  en  leur 
fM^eet  en  leur  oporage,  el  pour  les  Croates,  plus  avancés  en  cîvilisaF 
tion,  plus  instruits  et  plus  expérimentés  en  l'art  de  raisonner,  ils  n'hé- 
sitent pas  à  se  croire  lies  seuls  dignes  de  gouverner  l'Illyrie. 

Ce  sont  là  autant  d'obstacles  au  progrès  de  Tunité  illyrienne.  Par 
bonheur,  ces  obstacles  ne  sent  pas  invincibles,  et  voici  pourquoi  :  c'est 
que,  dans  ce  remuement  d*hommes  et  de  choses  qui  s'est  fait  depuis  dix 
années  en  Croatie,  des  idées  nouvelles^  plus  libérales  et  moins  exclu- 
sives^ ont  fini  par  se  produireet^mmencent  àagir  puissamment  sur  les 
esprits.  On  a  peu  perdu  de  l'ancienne  rigueur  montrée  jusque-là  contre 
les  protestans,  car  le  protestantisme  n-apparait  aux  Croates  que  sous^ 
les  traits  du  magyarismo  lui-même  :  ouvrir  le  royaume  aux  protestans. 
ce  serait  aussi  l'ouvrir  aux  Magyars,  dont  un  ^rand  nombre  appartient 
à  l'église  réformée,  les  Croates  ne  veulent  point  s'exposer  à  un  si  grand* 
danger.  Cependant,  s'ils  persistent  à  repousser  les  protestans,  ils  n'ont 
pas  la  même  et  sainte  horreur  pour  les  Grecs  non-unis;  les  hommes 
éclairés  du  parti  fraternisent  volontiers  avec  eux,  et  sentent  bien  tout 
ce  que  gagnerait  Tillyrisme  à  renverser  la  barrière  légale  malaVi^^^"^^ 


1024  HBWB  DES  DEUX  MONDES. 

par  r  Autriche  entre  les  deux  cultes.  Tous  ne  pensent  pas  ainsi;  mais  les 
meilleurs  sont  portés  à  cette  tolérance,  et  c'est  un  pas  fait  vers  ce  grand 
but  de  la  récdnciliation  religieuse  des  diverses  provinces  iUyriennes, 
qui  doit  être  le  but  de  tous. 

L'esprit  politique  s'est  amélioré  comme  l'esprit  religieux.  Sans  doute 
l'aristocratie  croate  a  jeté  dans  le  sol  des  racines  profondes.  Toutefois,  en 
remontant  aux  origines,  les  Croates  se  sont  aperçus  qu'elle  a  été  précé- 
dée historiquement  par  une  sorte  de  liberté  fort  sembl2d>le  à  celle  que 
Ton  peut  encore  aujourd'hui  étudier  en  Serbie.  Eux  aussi  se  sont  épris 
pour  ces  vieilles  institutions,  évidemment  par  amour  pour  leur  nationa- 
lité, dont  elles  sont  le  fruit  antique  et  primitif.  Si  l'on  ne  peut  nier  qu'il 
ne  se  mêle  à  ces  idées  de  démocratie  historique  quelques  idées  de  date 
plus  récente,  empruntées  à  l'Occident,  il  faut  reconnaittè  cependant  que 
celles-ci  ne  sont  point,  dans  ce  mélange,  en  dose  assei^&rte  pour  ôter  à 
celles-là  leur  originaUté  illyrienne.  Elles  ont  pris  atee  le  temps  beau- 
coup de  consistance;  elles  passionnent  même  la  jeunesse,  les  lettrés  plé- 
béiens, qui  en  sont  venus  à  ne  plus  séparer  dans  leur  pensée  le  déve- 
loppement de  l'illyrisme  du  développement  de  la  tiberté  illyrienne. 
Telle  est  aussi  la  raison  qu'ils  invoquent  en  réponse  aux  défiances  des 
Serbes  et  des  Bulgares.  On  peut  donc  espérer  que  ces  diversités  de  reli- 
gion et  de  législation  finiront  par  disparaître,  grâce  à  la  sagesse  et  au 
bon  vouloir  des  Croates.  Alors  l'unité  de  la  race  et  de  la  langue  se  révé- 
lerait dans  toute  son  énergie. 

En  attendant  ce  jour,  qui  sera  le  plus  beau  de  l'illyrisme,  que  feront 
les  Hongrois  désespérés  pour  avoir,  par  trop  d'orgueil  national,  poussé 
les  Croates  à  ces  extrémités?  Que  fera  l'Autriche,  qui,  pour  régner  par 
la  division,  a  conspiré  si  long-temps  contre  les  Magyars  et  conduit 
d'abord  Fillyrisme  par  la  main?  Depuis  plusieurs  années,  les  feuilles 
magyares  qui  se  pubUent  à  Pesth  ne  cessent  de  dénoncer  la  Croatie 
comme  un  foyer  de  conspiration;  des  discours  passionnés  retentissent 
quatre  fois  l'an,  dans  chaque  comitat,  pour  appeler  la  colère  de  l'empe- 
reur et  roi  sur  les  lllyriens  d'Agram,  que  l'on  accuse  hautement  de 
travailler  à  la  dissolution  du  royaume  de  Hongrie;  on  envoie  même  à 
Vienne  des  députations  chargées  d'exposer  les  griefs  du  pays.  Gepeiillant 
ces  écrits,  quelquefois  pleins  de  verve  et  d'amertume^  restent  sans  effet; 
ces  discours  n'ont  point  de  retentissement,  ces  députations  ne  sont  point 
reçues  par  l'empereur.  La  politique  autrichienne  est  pour  les  Magyars 
une  énigme  et  en  même  temps  une  sanglante  humiUation.  Peuple  sans 
appui,  victime,  en  cette  affaire,  de  ses  propres  fautes,  qui  ont  envenimé 
et  même  commencé  la  lutte,  il  se  demande  avec  anxiété  quelles  mys- 
térieuses infortunes  sont  cachées  pour  lui  dans  cette  protection  accordée 
aux  lllyriens  contre  l'intérêt  hongrois.  Aurait-on  le  projet  de  pousser 
un  jour  cette  grande  querelle  jusqu'à  ses  dernières  conséquences?  Les 


SOUVENIRS  DE  L'eUROPE  ORIENTALE.  1025 

Magyars  ne  seraient  pas  éloignés  de  le  craindre.  Par  bonheur,  ils  croient 
encore  en  eux-mêmes;  leur  foi  nationale  leur  offire  quelques  consola- 
tions dans  ces  rêves  sinistres  et  dans  les  accès  de  désespoir  qui  les  suivent. 

Assurément  rAutriche  tient  à  réduire  les  Magyars  à  une  complète 
impuissance  par  les  Illyriens;  mais  il  ne  m'a  point  paru  que  ce  fût  là 
toute  sa  pensée  sur  Tillyrisme.  Au  moins,  il  y  a  un  an,  semblait-elle 
fonder  sur  l'avenir  de  cette  idée  des  projets  plus  ambitieux,  et  l'on  eût 
dit  qu'elle  était  prête  à  lutter  de  hardiesse  avec  les  Croates.  Pourquoi, 
en  effet,  n'aurait-elle  pas,  comme  eux,  porté  ses  regards  par-delà  sa 
frontière  méridionale?  pourquoi  n'aurait-elle  pas  profité  des  conquêtes 
morales  accomplies  par  eux  dans  un  empire  voisin,  dont  l'Europe  a  plus 
d'une  fois  prédit  la  ruine?  L'illyrisme,  sagement  dirigé  en  ce  sens,  ne 
pouvait-il  pas  promettre  d'amples  compensations  aux  embarras  qu'il 
causait  d'autre  part?  Le  guider  dans  ces  voies,  n'était-ce  pas  d'ailleurs 
se  conformer  à  des  traditions  déjà  anciennes?  Dans  les  derniers  temps, 
n'avait-on  pas  cherché  à  agiter  la  Bosnie  catholique  au  nom  du  prin- 
cipe religieux?  L'illyrisme  était  de  nature  à  porter  plus  loin,  à  parler 
im  bien  autre  langage  aux  imaginations.  Avec  un  peu  d'aide,  il  était 
assez  fort  pour  prendre  moralement  possession  de  la  Bosnie,  en  atten- 
dant que  le  jour  vint  d'en  prendre  possession  politiquement. 

Voilà  ce  que  l'Autriche  semblait  penser  de  l'illyrisme  il  y  a  un  an; 
elle  connaissait  la  propagande  illyrienne  en  Turquie,  et  elle  ne  la  voyait 
point  avec  défaveur.  On  dit  qu'inquiétée  par  les  événemens  survenus 
dans  sa  province  polonaise  et  par  les  liens  de  parenté  qui  rattachent 
l'illyrisme  au  slavisme  russe,  polonais  ou  bohème,  elle  ne  demande- 
rait pas  mieux  aujourd'hui  que  de  le  ramener  en  arrière,  de  le  ren- 
fermer dans  cette  lutte  municipale,  où  il  n'était  redoutable  que  pour 
les  Magyars.  On  lyoute  même  que  le  mot  d'illyrisme,  écrit  en  tête  de 
tant  de  publications,  toléré  long-temps,  mais  non  reconnu  par  la  cen- 
sure, serait  devenu  essentiellement  suspect  pour  la  chancellerie  de 
Vienne,  et  qu'elle  serait  décidée  à  le  proscrire  sans  pitié. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Ulyriens  ne  s'afQigent  point  plus  qu'ils  ne  le  doi- 
vent des  nouvelles  dispositions  du  pouvoir  central.  Le  mot  mis  à  l'index, 
l'idée  n'en  subsistera  pas  moins.  Il  est  trop  tard  pour  l'étouffer,  et  l'Au- 
triche ne  le  pourrait  plus.  Elle  ne  peut  plus  faire  qu'il  n'y  ait  pas,  entre 
le  Danube  et  la  Grèce,  quinze  millions  d'hommes  d'une  même  race  ani- 
més tous  par  l'espoir  d'une  fraternelle  union.  Elle  ne  peut  plus  faire 
que  ces  passions,  ces  souvenirs,  ces  espérances,  toute  cette  agitation 
qui  s'est  produite  autour  de  l'illyrisme,  s'apaisent  et  disparaissent.  L'il- 
lyrisme le  sait  bien.  Aussi  ne  craint-il  point  qu'on  l'abatte  ni  qu'on 
Fenchaine;  il  a  pris  son  vol  assez  haut  pour  être  à  l'abri  de  semblables 
périls.  Il  sait  que  le  jour  où  il  serait  menacé  dans  les  Alpes,  il  trouverait 
bien  un  refuge  ailleurs,  dans  les  Balkans. 


lOM  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nr. 

Nulle  part  celte  vitalité  de  Vidée  illyrienne  ne  se  ré^le  phra  nedè^ 
ment  qu'à  Agram.  Aussi  quittai-je  cette  ville  plein  de  confiance  dans 
l'avenir  de  Tillyrisme.  J'avais  pu  me  convaincre  que  le  mouvement; 
d'abord  renfermé  sur  le  terrain  politique  et  littéraire,  pénétrut  dam 
les  mœurs  de  la  société  croate,  et  leur  rendait  une  vivacité,  une  ori«« 
ginaiité  qu'elles  commençaient  à  perdre.  A  Agram ,  rien  n'est  btoi 
qui  n'est  pas  national,  mais  aussi  rien  de  ce  qui  est  national  ne  manque 
d'être  pris  pour  admirable.  La  mode  s'en  est  mêlée;  les  grandes  dames 
de  l'aristocratie  et  de  la  bourgeoisie,  qui  avaient  oublié  complètement 
la  langue  de  leurs  aïeules,  y  sont  revenues  par  entraînement  (1),  el^ii 
n'est  pas  rare  d'entendre  vanter  avec  complaisance  le  costume  nationirfy 
tel  que  quelques  Croates  le  portent  déjà,  au  sein  des  assemblées  de  con^ 
grégation  ou  de  comitat  (2). 

Dans  ce  commun  enthousiasme,  les  barrières  des  castes  s  abaisseirt^, 
et  l'on  saisit  de  part  et  d'autre  avec  empressement  toutes  les  occasioBs 
de  se  réunir.  Chaque  jour,  les  hommes  instruits  se  rencontrent  au  Ce/fi 
national  où  ils  soupent  à  la  mode  allemande,  à  \aSoeiéié  littérairtffii 
ils  vont  lire  les  journaux  étrangers  et  les  feuilles  locales.  On  affecHoMie 
surtout  le  théâtre  lorsque  des  amateurs  patriotes  y  représentent  des 
drames  nationaux  ou  y  jouent  de  la  musique  nationale,  en  attendant 
que  les  fonds  de  la  caisse  illyrienne  permettent  d'entretenir  une  troitpe 
d'artistes  en  permanence.  La  congrégation,  les  nobles,  l'évéque  d'À^ 
gram,  le  chapitre,  les  vieux  et  les  jeunes  prêtres  ont  déjà  contribuée 
leurs  deniers  pour  cette  fondation  pieusement  littéraire,  et  la  ville  flf^ 
lûste  en  masse  à  ces  solennités  trop  rares. 

n  faut  pourtant  faire  quelques  exceptions,  par  exemple,  pour  lêS' 
magyaromanes  qui,  par  goût  et  par  nécessité,  vivent  à  l'écart  et  se  rasM 
semblent  le  soir  au  Casino,  réservé  tout  exprès  pour  eux.  Depuis  lès? 
massacres  des  élections,  les  officiers  allemands  de  la  garnison  ont  aussi 
leurs  réunions  à  part;  ils  sont  exclus  du  Café  national,  où  on  les  tolérait 
autrefois.  Les  Illy riens  affectent  même  de  ne  plus  les  saluer  et' de  ne 
pas  les  reconnaître.  On  traite,  il  est  vrai,  avec  des  procédés  bien  dîfl8^ 

(t)  n  faut  avouer  cependant  que  les  dames  croates  ont  un  peu  tardé  à  se  décider  em 
faveur  de  la  langue  illyrienue.  Aussi,  en  1838,  le  comte  Draschkowicz  a-t-il  écrit  en  alle- 
mand une  brochure  à  leur  adresse,  espérant  leur  Taire  comprendre  les  charmes  de  la  lit- 
térature nationale  et  les  arracher  à  la  lecture  des  romanciers  et  des  poètes  étrangerr. 
Cette  brochure  a  pour  titre  :  Un  Mot  aux  nobles  Dames  de  VUlyrie  (Ein  Wort  91^ 
Ilyrient  hochhertige  Tôchter).  Elle  a  obtenu  un  piein  succès. 

(2)  On  peut  s'assurer  de  la  faveur  dont  jouit  le  costume  uational  patmî  les  esfiiits.ktf 
plus  sérieux,  en  lisant  un  écrit  assez  remarquable  publié  en  Illyrie  et  traduit  en  «llemand 
sbus  le  titre  de  :  Petit  Catéchisme  à  Vusage  des  grands  hommes  IKleine  Catechitmmf 
fiir  grosse  LetUe). 


SOUYKHPIS  DB  L'EUBÛPE  OlIIRTALE.  40S7 

j^ns  les  officiers  et  même  les  simples  soldats  des  cdonies  militaires  (if4- 
àMr^Grenzen)  établies  le  long  de  la  frontière  turque,  en  Croatie,  en 
iSlavonie,  en  Dalmatie.  Ces  régimens,  qui  scmt  la  meilleure  milice  de 
^'Autriche,  lUjrrieas  par  le  sang,  sont  animés,  au  plus  haut  degré,  de 
i'iesprit  de  l'illyrisme.  Les  officiers  de  la  colonie,  dont  le  chef-lieu  est  à 
.Carlstadt,  reçoivent  toujours  de  la  société  d'Agram  le  plus  cordial  ac- 
cueil; les  Croaies  n*eii  parlent  jamais  qu'avec  fierté,  et  ils  ne  manquent 
Jamais  de  dire  :  Nos  régimens.  L'Autriche  dit  aussi  :  Mes  régimens.  Le 
bil  est  qu'ils  appartiennent  de  tout  cœur  à  Flllyrie  nouvelle. 

Ainsi  l'illyrisme  prend  dans  la  société  croate  le  caractère  d'une  fra- 
ftemité  simple  et  expansive.  C'est  un  besoin  impérieux  de  s'entendre, 
4e  se  rapprocher,  de  s'aimer,  de  parler  et  d'agir  en  commun ,  dans 
lidée  illyrienne  et  nationale.  En  dehors  de  cette  idée,  une  seule  chose 
.attire  sérieusement  l'attention  des  Croates  :  c'est  ce  travail  mystérieux, 
msis  puissant,  qui  s'accomplit  depuis  quinze  ans  dans  les  pays  slaves 
4u  nord,  en  Bohême,  en  Pologne,  en  Russie,  sous  le  nom  de  slavisrae 
ou  de  panslavisme.  Il  ne  s'agit  pas,  on  le  sent  bien,  du  panslavisme 
russe^  Sans  doute,  à  l'origine,  la  Russie  eût  ,été  fort  satisfaite  de  lier 
de'' bons  rapports  avec  les  Iliyriens  de  la  Croatie.  Il  y  a  plus  :  il  n'est 
pas  douteux  que  s'il  n'existait  point,  pour  échapper  au  germanisme, 
4'autres  moyens  que  d'invoquer  la  protection  morale  de  cette  nation, 
les  Croates  consentiraient  à  en  courir  toutes  les  chances,  car,  maître 
pour  maitre,  tout  bon  Slave  préfère  les  Russes  aux  Allemands;  mais 
la  question  ne  se  poserait  ainsi,  en  Croatie,  que  le  jour  où  tout  espoir 
Mrait  perdu  de  trouver  un  concours  efficace,  une  réciprocité  d'appui 
dans  celles  des  familles  slaves  qui  sont  dépendantes  et  qui  souffrent 
de  l'être.  Par  ce  sentiment,  les  Croates  se  rattachent  au  panslavisme 
des  peuples  dont  la  Pologne  est  considérée  comme  la  tête  et  le  bras, 
pour  la  place  qu'elle  tient  dans  les  événemens,  pour  son  attitude  de  ' 
résistance,  enfin  parce  qu'elle  est  le  type  même  de  l'opprimé  et  le 
premier  soldat  des  nationaUtés.  Tant  que  ce  panslavisme  n'aura  pas 
été  vaincu  par  le  panslavisme  opposé,  les  jeunes  Iliyriens  auront  pour 
eelui^^i  de  la  défiance  et  de  la  répulsion,  et  pour  celui-là,  au  contraire, 
un  penchant  naturel  et  spontané.  Toutefois  les  Iliyriens  ne  vont  poist 
jusqu'à  l'idée  d'une  confédération;  ils  comprennent  l'action  simultanée 
dans  une  cause  pareille  pour  tous.  Avant  toute  chose ,  ils  tiennent  à 
leur  personnalité  illyrienne.  Ils  se  complaisent  dans  cette  riante  per- 
spective d'une  nation  illyrienne  existant  pour  elle-même  et  se  gouver- 
nant elle-même  par  des  lois  propres  à  son  génie. 

L'illyrisme  des  Croates  est  celui  de  tous  les  Iliyriens  de  F  Autriche, 
sauf  la  vivacité  des  passions,  qui  n'ont  point  dans  toutes  les  provinces 
une  égale  liberté  pour  se  produire;  mais  pour  toutes  c'est  un  système. 
En  Turquie,  chez  les  Serbes,  les  Bulgares,  les  Bosniaques,  les  Monté- 


1028  REVCB  DBS  DEUX  MONDES. 

négrins ,  c'est  plutôt  un.  instinct ,  un  sentiment.  L'illyrisme  y  tire  de 
la  différence  des  situations  une  physionomie  qui  lui  est  propre.  Si  Ton 
excepte  la  Bosnie,  où  une  portion  de  la  noblesse  a  adopté  l'islamisme 
et  les  mœurs  musulmanes  pour  se  faire  bien  voir  des  Turcs,  les  popu- 
lations ont  conservé  plus  fidèlement  que  les  Croates  le  caractère  et  les 
mœurs  illyriennes,  c'est-à-dire  la  vie  de  famille,  de  municipalité,  de 
tribu ,  et  cet  ensemble  d'habitudes  et  d'usages  qui  appartiennent  à  la 
démocratie  primitive;  elles  n'ont  point  eu  à  retourner  à  l'étude  de  la 
langue  nationale  après  l'avoir  oubliée ,  ni  à  reprendre  l'antique  vête- 
ment de  leurs  pères  après  l'avoir  quitté,  comme  la  noblesse  et  la  bour- 
geoisie croates.  Les  populations  illyriennes  de  la  Turquie  n'ont  point 
eu  à  revenir  à  l'amour  des  légendes  du  pays;  les  traditions  se  sont 
maintenues  toujours  intactes  et  toujours  vénérées.  Aussi  Ton  n'a  point 
eu  la  joie  de  la  découverte  ni  l'engouement  des  résurrections.  On  a 
d'ailleurs  marché  plus  droit  au  but,  en  s'appliquant  à  lutter  avec  calme 
et  avec  force  contre  les  difficultés  matérielles  d'une  condition  misé- 
rable pour  tous,  excepté  peut-être  pour  les  Serbes.  Arracher  aux  Turcs 
le  plus  de  concessions  possible  par  les  supplications,  les  menaces  ou 
les  révoltes,  tels  ont  été  à  l'origine  l'esprit  et  le  but  du  mouvement 
national  des  Slaves  dans  l'empire  ottoman.  La  nécessité  et  le  bon  sens 
leur  ont  indiqué  cette  voie,  et,  avant  que  l'on  eût  donné  à  leur  agita- 
tion inquiète  et  naguère  violente  le  nom  d'illyrisme,  elle  avait  déjà 
pour  objet  l'émancipation  de  la  race. 

Cependant  on  commettrait  une  erreur  grave,  si  l'on  se  figurait  que 
l'hostilité  des  Ulyriens  contre  les  Turcs  soit  aujourd'hui^flagrante;  les 
Serbes,  les  Bulgares  et  les  Bosniaques  eux-mêmes  leur  témoignent 
moins  de  défiance  et  de  haine  que  les  Croates  aux  Magyars.  Si  les  Otto- 
mans de  ces  pays  ne  sont  pas  en  de  meilleurs  termes  avec  leurs  sujets, 
la  faute  n'en  est  point  à  ceux-ci.  Les  Serbes  de  Belgrade  montrent  à 
coup  sûr  pour  les  soldats  de  la  forteresse  turque  plus  de  tolérance  que 
les  Croates  pour  les  magyaromanes  de  TuropoUe.  Les  Bosniaques  et 
les  Bulgares  ont,  il  est  vrai,  moins  de  réserve  et  de  patience;  cepen- 
dant ils  ne  sont  point  pressés  de  faire  usage  des  armes  qu'ils  tiennent 
toutes  prêtes  à  leur  ceinture  et  qui  ne  les  quittent  point.  Ils  ont  de  la 
mesure  dans  leurs  rancunes  et  dans  leurs  vœux ,  et  ce  qu'ils  attendent 
quant  à  présent,  ils  l'attendent  de  la  réforme,  les  Bulgares  en  travail- 
lant, les  Bosniaques  en  frémissant. 

D'où  peut  leur  venir  celte  modération  et  quel  en  est  le  but?  C'est  que 
dans  les  dernières  années,  en  levant,  eux  aussi,  leurs  regards  instinc- 
tivement sur  cette  même  question  slave  qui  renferme  le  secret  de 
toutes  les  q\iestions  orientales,  ils  ont  compris  qu'ils  ne  gagneraient 
rien  en  précipitant  la  ruine  de  l'empire  ottoman.  Ils  ont  vu  que  la  plus 
grande  des  difflcultés  possibles,  pour  eux,  n'est  pas  de  s'affranchir  en 


SOUVENIRS  DE  L*  EUROPE  ORIENTALE.  1029 

toute  bâte.  Le  panslavisme  russe  s*est  fait  connaître  ctiez  les  Bulgares 
et  les  Serbes,  en  cberchant  à  les  séduire.  Ils  savent  ses  ambitions,  ses 
projets,  ses  instrumens,  et  ils  savent,  par  là  même,  qu'en  portant  au- 
jourd'hui un  dernier  coup  au  pouvoir  des  sultans,  ils  serviraient  seule- 
ment la  fortune  des  tzars.  Ds  sont  donc  résignés  à  ne  tenter  ce  suprême 
effort  que  le  jour  où  ils  seraient  certains  de  ne  servir  que  Tillyrisme, 
c'est-à-dire  le  jour  où,  par  eux-mêmes,  par  leurs  frères  de  riUyrie  au- 
trichienne, et  par  leurs  alliés  naturels  des  autres  pays  slaves,  ils  se 
croiront  assez  puissans  pour  conserver  tout  ce  qu'ils  auront  conquis. 

Ainsi  agissent,  à  côté  des  Slaves  de  l'Autriche,  les  Slaves  de  la  Tur- 
quie. Ils  ne  mettent  point  dans  leur  poursuite  de  la  nationalité  cette 
connaissance  des  systèmes  politiques,  cette  vivacité  d'esprit,  ces  pas- 
sions bruyantes  qui  éclatent  en  Croatie.  Pourtant  ils  y  mettent  aussi  de 
la  prudence.  Si  le  moment  venait  d'y  déployer  de  la  force,  du  dévoue- 
ment et  du  courage,  combien  ne  le  feraient-ils  pas  encore  plus  facile- 
ment! Qui  ne  connaît,  en  effet,  leurs  instincts  belliqueux,  leur  habitude 
des  privations,  leur  mépris  du  danger,  et  aussi  leur  aptitude  pour  la 
guerre  de  partisans,  si  bien  appropriée  aux  luttes  qu'ils  espèrent? 

Les  Croates,  les  Slavons,  les  Carinthiens,  les  Carniolais,  les  Styriens, 
les  Dalmates,  sont  donc  les  penseurs;  mais  les  Serbes,  les  Bosniaques, 
les  Bulgares,  les  Monténégrins,  seraient  les  soldats  de  l'illyrisme.  Ainsi, 
le  rôle  et  la  place  de  chacun  sont  marqués  par  la  diversité  des  mœurs. 
Que  manque-t-il  encore  aux  lllyriens,  et  que  leur  faut-il  de  plus  pour 
prospérer,  si  ce  n'est  un  peu  de  cette  faveur  de  la  fortune  qui  donne  les 
occasions  heureuses? 

J'ai  vu  d'autres  populations  engagées  dans  les  mêmes  voies  et  suivant 
la  même  pensée  pour  des  motifs  semblables,  les  Magyars  de  la  Hongrie, 
les  Roumains  de  la  Transylvanie  et  des  principautés  moldo-valaques. 
Ni  les  descendans  des  anciens  Huns,  ni  ceux  des  colons  romains  de  la 
Dacie,  ne  m'ont  semblé  aussi  avancés  et  plus  dignes  d'arriver  au  terme 
que  les  fils  aînés  des  vieux  lllyriens,  ces  ancêtres  respectés  de  la  grande 
race  des  Slaves.  Si  leur  destinée  devait  en  effet  s'accomplir  telle  qu'ils 
se  plaisent  à  l'imaginer,  bien  des  questions  embarrassantes  se  trouve- 
raient du  même  coup  résolues,  car  la  grande  lUyrie,  maîtresse  des  pro* 
vinces  méridionales  de  l'Autriche,  couvrirait  aussi,  à  peu  de  chose  près, 
toute  la  Turquie  d'Europe,  et  peut-être  alors  Constantinople,  pressée 
par  les  Ulyriens  déjà  répapdus  dans  son  voisinage  et  de  jour  en  jour 
plus  nombreux  et  plus  forts,  passerait-elle  enfin  en  d'autres  mains.  Par 
le  cours  naturel  des  événemens  et  sans  péril  pour  l'équilibre  européen, 
la  succession  des  Turcs  reviendrait  à  leurs  héritiers  légitimes;  l'empire 
aurait  seulement  changé  de  nom,  de  gouvernement  et  de  principes. 

«  H.  Dksprez. 


LA  SUISSE  EN  1847 


DES  RtVOLUTIBRS  ET  DES  PARTTS  DE  U  GBRFÉDÉR/mM  liavtTIQUE 


La  situation  politique  de  la  Suisse  appelle  et  retient^  éepiiîs  plusiean 
fflmées ,  rattention  inquiète  de  l'Europe^  Des  révohitioDS  partieUes!  m 
succèdent  ayec  une  sorte  de  régularité  dans  les  états  qui  eonposeni 
cette  agrégation  de  républiques,  et  TassemUée  souversmm  qui  devrait 
régler  l'emploi  des  ressources  communes,  concilier  les  diflérends  aoci^ 
dentels,  se  trouve  ordinairement  réduite  à  enregistrer  ces  cfaangeroeiii 
violens  et  brusques ,  en  formulant  parfois  de  vaines  protestations.  Au. 
milieu  de  cette  perturbation  profonde  de  Tordre  politique ,  des  symp*»* 
tomes  alarmans  pour  le  maintien  de  Tordre  social  se  manifestent  sor 
plusieurs  points  d'un  territoire  qui,  malgré  son  peu  d'étendue,  appai^* 
tient  au  domaine  de  trois  des  principaux  idiomes  de  TEurope-ooeiden^ 
taie.  Enfin  les  questions  les  plus  diCBdles  et  maintenant  ks  plus  périls 
leuses  parmi  celles  qui  touchent  aux  intérêts  rdtgieuz  trouvent  ttt^ 
Suisse  une  arène  où  les  réclamations  de  la  consdeoce  et  les  incertitoAis^ 
daraisonnemeat  sont  journellement  soumises  à  Tarbitrage  de  la  fbran. 
Un  tel  spectasle,  partout  où  il  nouff  serait  eflisrt,  ne  saurait  manque»' 
d'exciter  un  vif  intérêt;  mais  ce  n'est  pas  avec  des  sestimeoS'  de  purei 
ciuriosité  que  TEurope  doit  assister  aux  débats  intérieurs  de  la  Snnsei;. 
La  situation  géographique  de  ce  pays  en  accroît  singuliàrement  Tim»** 
portance,  et  le  place  fort  au-dessus  du  rang  que  lui  assignerait,  dans 
toute  autre  portion  du  continent,  sa  population  d'un  peu  plus  de  deux 


DES  RÉyO|.UnOfl8  BT  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1031 

millions  d'âmes,  répartie  sur  une  surface  de  moins  de  huit  cents  milles 
géographiques  carrés.  En  effet,  la  Suisse  couvre  une  grande  partie  de 
la  {poDtière  de  France;  tout  le  revers  oriental  du  Jura  lui  appartient; 
0Ue  possède  tontes  les  sources  du  Rhin,  et,  maîtresse  des  hautes  vallées 
dsd'lun  et  du  Tessin,  elle  fait  pénétrer  assez  profondément  ses  limites 
dans  les  bassins  du  Danube  et  du  Pô.  Gomme  une  immense  citadelle 
érigée  par  le  soulèvement  des  plus  hautes  montagnes  de  l'Europe ,  la 
Suisse  domine  tout  à  la  fds  la  Souabe  et  la  Lombardie;  elle  sépare  dans 
le  sens  stratégique,  elle  unit  dans  le  sens  commercial  les  régions  alle- 
mandes et  les  régions  italiennes.  Dans  cette  situation,  la  Suisse  ne 
peut  manquer  de  ressentir  Tébranlemmit  de  toutes  les  passions  qui 
fermentent  dans  les  trois  régions  dont  elle  est  environnée  et  le  contre* 
0oup  des  grands  événemens  qui  viennent  à  s'y  accomplir  :  à  son  tour, 
elle  renferme,  protège  pour  un  temps  et  développe,  dans  une  certains 
mesure,  les  germes  de  pensées  nouvelles  ou  renouvelées,  de  senlimens 
et  de  systèmes  qui  doivent  exercer  une  influence  marquée  sur  les  états 
placés  à  sa  portée,  d'autant  plus  que  cette  terre,  féconde  de  tout  temps 
en  esprits  remuans,  se  trouve  ordinairement  ouverte  aux  étrangers 
qui  cherchent  dans  Texil  un  refuge  contre  la  persécution.  D  y  a  donc, 
pour  les  voisins  de  la  Suisse  et  pour  la  France  en  particulier,  un  véri- 
table intérêt  à  connaître  exactement  la  situation  intellectuelle  et  morale 
de  cette  contrée,  la  force  proportionnelle,  les  projets  et  les  chances 
des  partis  qui  s'en  disputent  la  direction.  Nous  allons  essayer  de  jeter 
quelque  jour  sur  ces  questions;  nous  le  ferons  dans  un  esprit  d'impar- 
tialité scrupuleuse  et  conciliatrice  entre  tous  les  droits  qui  nous  sem- 
blant légitimement  établis. 

I. 

Toutes  modernes  que  soient  les  bases  de  la  constitution  générale  de 
ia  Suisse,  c'est  dans  le  moyen-âge  qu'il  faut  chercher  les  racines  de 
§on  organisation  par  cantons  et  des  gouvernemeus  qui  régissent  sépa- 
rément ces  petites  républiques.  La  configuration  du  sol  et  la  diversité 
dans  les  élémens  de  la  population  ont  là,  plus  que  partout  ailleurs, 
déterminé  cette  variété  d'esprit  politique  et  de  législation  qui  donne  à 
la  Suisse  un  caractère  si  distinct.  Il  est  donc  indispensable  de  connailre 
l'aspect  physique,  l'histoire,  les  anciennes  révolutions  de  ce  pays,  si 
l'on  veut  remonter  à  la  source  de  ses  complications  actuelles. 

Le  revers  oriental  du  Jura,  le  tour  entier  du  lac  de  Neufchfitel,  le 
kord  septentrional  du  lac  de  Genève,  enfin  la  vallée  du  Rhône  au-des- 
aouB de  Son,  airiec  le  massif  ac^acent  des  Alpes  pennines,  forment  la 
Attise  roÊutnde  ou  romane,  où  règne  l'idiome  français.  Dans  sa  partie 
sq^nlirâDalc,  celte  contrée  comprend  les  grandes  forêts,  les  vallées 


103^  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

pastorales  y  les  bourgades  paisibles  de  Fancien  évêché  de  Bâie.  La  li- 
sière orientale  a  reçu  les  doctrines  de  la  réformation;  tout  le  reste  est 
demeuré  catholique.  La  principauté  de  Neufchâtel  yieitt  ensuite  avec  sa 
population  industrieuse  et  pressée ,  qu'une  zone  de  hauts  pâturages  et 
de  bois  sépare  en  deux  communautés  parfaitement  distinctes  :  les  arti* 
sans  des  yallées  intérieures  et  les  vignerons  des  bords  du  lac;  tous  sont 
protestans.  Leurs  voisins  de  Fribourg  ont,  au  contraire,  dans  la  Suisse 
occidentale,  maintenu  debout,  avec  une  constante  énergie,  Fétendard 
du  catholicisme.  Leur  canton  occupe  une  bonne  portion  du  plateau  de 
FHelvétie  intérieure,  et  deux  populations  différentes  s'y  rencontrent; 
mais  les  Allemands,  bien  que  la  fondation  de  l'état  soit  leur  ouvrage, 
n'y  sont,  depuis  long-temps,  qu'une  minorité.  Au  midi  de  ce  canton, 
dont  les  ressources  dérivent  toutes  de  l'agriculture  et  de  l'entretien  des 
troupeaux,  s'étend,  entre  le  lac  de  Neufchâtel  et  celui  de  Genève,  sur 
les  pentes  fertiles  du  Jura  et  jusqu'au  cours  torrentueux  du  Rhône ,  le 
riche  et  pittoresque  territoire  que  ses  habilans  appelaient  jadis  avec 
une  tendresse  familière  la  a  patrie  »  de  Vaud.  La  zone  riveraine  du  lac 
Léman  renferme  la  population  la  plus  dense ,  la  plus  active ,  la  plus 
instruite  du  canton  et  peut-être  même  de  toute  la  Suisse.  La  culture 
de  la  vigne,  dans  une  exposition  favorable,  donne  une  valeur  extra* 
ordinaire  au  sol;  mais  le  rôle  commercial  des  villes  est  fort  borné. 

Le  pays  de  Vaud  appariient  presque  entièrement  aux  communions 
réformées;  dans  celui  de  Genève,  le  protestantisme  a  cessé  de  pré^ 
senter  ce  caractère  de  prépondérance  exclusive  auquel  sa  capitale  doit 
une  si  haute  signification  historique.  C'est  à  cette  extrémité  sud-ouest 
du  territoire  helvétique,  sur  la  frontière  commune  de  la  France  et  de 
la  Savoie,  que  se  trouva  la  capitale  industrielle  et  littéraire  de  la  Suisse 
romande,  la  ville  la  plus  considérable  de  toute  la  confédération.  A 
l'autre  bout  du  lac  de  Genève,  dans  la  profonde  vallée  du  Rhône,  le 
Bas-Valais  forme  le  domaine  de  l'idiome  français  en  contact  immédiat 
avec  l'alemannique  et  le  piémontais.  Cette  population  pastorale  et  ôlair- 
semée,  dont  Martigny  est  le  chef-lieu,  ne  diffère  en  rien  d'essentiel  de 
ses  voisins  de  Savoie,  dont  elle  a  gardé  la  croyance  catholique  et  les 
mœurs.  Tout  l'ensemble  de  la  Suisse  romande,  partagé  entre  six  états 
différens,  compte  à  peu  près  quatre  cent  soixante  mille  habitans,  dont 
cent  soixante-dix  mille  sont  catholiques. 

Le  rôle  de  la  Suisse  italienne  est  beaucoup  moins  considérable.  Placée 
au-delà  des  limites  naturelles  de  la  confédération,  dont  les  Alpes  scmt 
le  boulevard  vers  le  midi,  cette  petite  contrée  descend  jusqu'à  l'entrée 
des  plames  de  la  Lombardie,  touche  au  lac  Majeur  et  enveloppe  celui  de 
Lugano.  Le  cours  supérieur  du  Tessm  et  les  affluens  orientaux  de  cette 
grande  rivière  appartiennent  aux  deux  républiques  qui  se  sont  partagé 
les  anciens  bailliages  démembrés  du  Milanais  pendant  la  dominatioQ 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1033 

troublée  et  vacillante  des  Sforza.  Les  habitans,  tous  catholiques,  parlent 
une  variété  du  dialecte  milanais;  c'est  du  royaume  lombard-vénitien 
qu'ils  tirent  le  gijiin  et  le  sel  nécessaires  à  leur  consommation.  Cinq 
vallées,  découpées  sur  le  revers  méridional  des  Alpes  rhétiques,  appar- 
tiennent au  canton  des  Grisons;  ce  canton  se  partage  en  troiâ  ligues 
(Bûndten).  Chacune  d'elles  s'administre  à  part.  Le  reste  de  la  Suisse 
italienne  comprend  le  canton  du  Tessin  :  cent  vingt  mille  habitans  tout 
au  plus  peuplent  cette  Lombardie  républicaine.  Quant  aux  Grisons,  le 
caractère  roman  (i)  demeure  également  reconnaissable  chez  les  pâtres 
et  les  laboureurs  qui  occupent  les  vallées  de  la  Haute-Rhétie,  divisées 
entre  la  ligue  Grise  et  celle  de  la  Maison-Dieu;  cependant  un  élément 
germanique  prédomine  même  dans  cette  portion  du  canton  des  Gri* 
sons,  et  la  ligue  des  Dix-Droitures  est  entièrement  allemande.  C'est 
autour  des  sources  du  Rhin  et  dans  la  haute  vallée  de  l'Inn  (2)  que  s'é- 
tend le  domaine  de  ces  républiques  annexées  depuis  peu  de  temps  au 
corps  helvétique,  et  dans  lesquelles  survit  un  esprit  bien  prononcé  d'o- 
riginalité. C'est  par  elles  que  la  Suisse  se  trouve  limitrophe  du  Tyrol. 
La  Valteline,  jadis  leur  sujette,  quoique  renfermant  une  population  su- 
périeure en  nombre,  couvre  maintenant  la  firontière  italienne  des  états 
impériaux,  qu'elle  menaçait  jadis  et  dont  elle  interceptait  les  commu- 
nications naturelles  avec  le  cercle  d'Autriche.  Le  canton  des  Grisons  est 
cependant  encore  le  plus  vaste  de  la  Suisse,  mais  c'est  en  même  temps 
celui  où  la  population  est  le  plus  disséminée  (3)  :  ses  quatre-vingt-cinq 
mille  habitans  forment  une  transition  entre  l'élément  romain  et  l'élé- 
ment purement  teutonique^  auquel  appartiennent  tous  les  cantons  dont 
il  nous  reste  à  parler. 

Ldi  Suisse  allemande,  beaucoup  plus  vaste  et  plus  peuplée  que  les  deux 
autres  réunies,  berceau  de  la  confédération,  siège  primitif  et  principal 
de  ses  institutions  fondamentales,  contient  quinze  cantons  entiers  et 
des  portions  essentielles  de  trois  autres.  Quinze  cent  quarante  mille 
personnes,  dans  l'enceinte  de  la  confédération,  parlent  le  dialecte  aie- 
mannique,  dont  la  forme  cultivée,  langue  de  Fadministration  et  des 
lois,  établit  une  solidarité  intellectuelle  entre  la  Suisse  et  les  états  ger-^ 
maniques.  Une  petite  fraction  de  la  Suisse  teutonique  appartient  au 

(1)  Le  langage  des  aborigènes  de  la  Haute-Rbétie  présente  deux  dialectes  distincts, 
dont  les  nopis  indiquent  suffisamment  le  caractère  :  Tun  8*appeUe  l<idin,  et  l'autre  ro^ 
maunzeh, 

(2)  L'Engadine. 

(3)  U  existe  sous  ce  rapport  des  différences  très  remarquables  entre  les  cantons  de  la 
Suisse.  Le  maximum  de  densité  se  trouve  dans  les  cantons  de  Zurich  et  d*Appenzell,  où 
vivent  7,300  âmes  sur  chaque  mille  géographique  carré;  les  Grisons  n*en  ont,  sur  une 
sûrfiice  égale,  que  640;  le  Valais  que  SIS,  Uri  que  S70.  Nous  ne  faisons  point  entrer  en 
comparaison  les  cantons  de  Genève  et  de  Bàle,  où  la  population  urbaine  dépasse  celle  des 
campagnes,  et  qui  nécessairement  font  exception. 


é084  BBYUB  DES  DEUX  VOMDBS. 

tNimndu  Rhûne  :  elle  oceupe  le  Haut-Valais,  cette  région  pastorale tl 
toute  catlieliQ»e,  et  s'Arrête  aux  portes  de  Sion,  centre  conmiun  de  la 
vie  politique  etreligieuse  du  pc^s,  dont  nous  avons  ^  que  la  portion  o^ 
cideqtale  est  française.  Le  reste  de  la  Suisse  allemande  s'étend  dans  le 
bassin  du  Rhin,  sur  le  revers  septentrional  des  Alpes  et  dans  leseai- 
branchemens  orientaux  du  Jura.  Échappé  aux  gorges  de  la  Haute-Rbé* 
tie,  le  •(&  gardien  des  frontières  teutoniques  (1)»  entre  d'abord  dans  une 
plaine  étroite,  où  il  forme  la  ligne  de  partage  entre  la  Souabe  autri^ 
chienne  (^]  et  le  canton. de  Saint-Gall;  il  tombe  ensuite  dans  le  lac  spib 
cieux  de  Constance,  et  prend,  en  recommençant  sa  course,  la  direction 
du  couchant.  La  grande  courbe  qu'il  décrit  entre  Constance  et  Bik 
^int  où  il  abandonne  le  territoire  helvétique)  fait  entrer  dans  son 
domaine  tout  le  plateau  de  la  Suisse  intérieure,  arrosé  par  des  torrens 
qui  portent  au  Rbm  le  tribut  des  lacs  creusés  au  pied  des  Alpes  et  sous 
la  grande  chaîne  du  Jura.  Au  nord  du  fleuve,  les  démarcations  politi- 
ques assignent  à  la  confédération  suisse  un  canton  entier,  démembre- 
ment du  pays  souabe  :  c'est  celui  de  Scliaffouse.  Ce  canton  ne  comprend 
guère  autre  chose  que  la  banlieue  d'une  petite  ville  industrieuse,  pro- 
testante, dans  laquelle  l'esprit  des  communes  impériales  s'est  maintena 
long-temps  et  subsiste  encore  en  partie,  à  côté  des  intérêts  suisses  dé- 
veloppés par  une  longue  association. 

L'interruption  du  cours  du  Rhin,  produite  par  la  célèbre  cataractt 
de  Lauffèn ,  a  donné  naissance  à  Schaffouse,  qui  fut  dans  son  origine 
un  dépôt  de  navigation.  Des  causes  analogues,  mais  plus  puissantes, 
ont  créé  l'importance  commerciale  de  Bâie.  Placée  sur  les  confins  des 
dominations  allemande  et  française,  Baie  occupe  de  ce  côté  la  même 
position  que  Genève  à  l'autre  extrémité  de  la  Suisse.  Ces  deux  cités,  flo- 
rissantes par  l'industrie  et  le  commerce,  siège  l'une  et  l'autre  d'une 
culture  littéraire  et  scientifique  très  avancée,  forment,  pour  ainsi  dire, 
l'une  le  pôle  gernoanique  de  la  Suisse,  l'autre  son  pôle  français;  mais 
l'une  et  l'autre  sont  en  dehors  de  l'orbite  régulière  des  influences  hel- 
vétiques et  pourraient  aisément  leur  échapper. 

Le  long  de  la  rive  méridionale  du  Rhin,  et  sur  le  plateau  de  la  Suisse 
intérieure,  se  présentent,  de  l'ouest  a  l'est,  d'abord  le  demi-canton  de 
Bâle-Campagne,  puis  l'Àrgovie,  le  canton  de  Zurich,  la  Thurgovie  et 
les  districts  inférieurs  du  canton  de  Saint-Gall.  Coupée  par  des  chaînes 
de  hautes  collines,  la  plupart  encore  revêtues  de  forêts,  cette  contrée 
est  le  siège  d'une  agriculture  fort  perfectionnée;  des  manufactures  con- 
sidérables entretiennent  en  outre  une  vie  très  active  dans  les  cités  de 
Zurich  et  de  Saint^iall.  Les  deux  communions  religieuses  qui  se  par- 
Ci)  Expression  46  .ScbiUer. 
{%  Le  cercle  du  Vorarlberg^. 


DES  KÈYOUmom  ET  NS  tàJBOM  EN  SUISSE.  1€9K 

tegent  I»  Suisse  occupent  les  principales  diyisîoiis  du  territoire  des  eaiir 
tons  que  nous  venons  de  nommer.  Bftk-Campagne  ât  f  Argovie  occî^ 
dentale  sent  réformées;  F Argorie  orientale ,  toute  catholique ,  touebe, 
dft  l'autre  cèto^  à  une  populatton  protestante  oonsidérabie,  celle  du  caïF 
tonde  Zurich;  l'élément  protestant  prédomine  duis  le  canttm  mixte  d& 
IburgoTie;  les  catholiques,  au  contraire,  ont  ua  avAntege  marqué  dans 
l'état  de  Saint-Gall,  Inen  que  le  chef-lieu  de  ce  canton  soit  m  des  priiiK 
oipaux  points  d'appui  de  la  réformation  dans  la  Suisse  orientale,  et  qu'uo 
aiïtre  district,  le  Rbeinthal,  compte  moî&s  de  catholiques  qne  de  proies- 
tans.  Zurich  est,  en  population,  la  quatrième  rille  de  la  confédérationi^ 
naéme  entre  tes  seules  villes  allemandes  elle  ne  peut  réclamer,  sous  ce 
rai^rt,  que  le  troisième  rang;  mais,  si  l'on  considère  son  importance 
intellectuelte  et  commerciale  avec  les  avantages  qui  dérivent  de  sa  po» 
siticm  (laquelle  en  fait  l'intermédiaire  naturel  entre  la  région  agricole 
du  plateau  et  la  région  pastorale  des  Alpes),  on  comprend  facilement 
que  le  rôle  de  capitale  de  la  Suisse  orientale  soit  échu  de  bonne  heure 
à  cette  ville,  et  qu'elle  l'ait  conservé  sans  difficulté  jusqu'à  nos  jours. 

Au  sudrouest  de  la  zone  rhénane,  la  moyenne  vallée  de  l' Aar  renr- 
ferme  le  canton  de  Soleure,  la  meilleure  partie  de  cehii  de  Berne  et  le 
pays  allemand  de  Fribourg  ;  presque  tout  le  canton  de  Lucenne  appaiv 
tient  également  à  cette  division  niéridionale  d»  plateau  helvétique.  On 
yi  reconnaît  le  voisinage  immédiat  des  Alpes  à  l'élégance  ûère  et  graa-> 
diose  d  une  nature  d'ailleurs  téconde  et  variée;  la  richesse  de  ces  dis^ 
tricts  se  fonde  sur  une  agricultore  savamment  patiente^,  et  l'oa  n'j 
trouve  aueun  c^iatre  considérabte  d'industrie  qiû  puisse  balancer  ht 
prépondérance  des  intérêts  ruraux.  La  république  de  Soleure  a  cont- 
stamment  repo<tôsé  la  réformation  :  en  l'admettant^  celle  de  Berne  Ta 
rendue  dominante  dans  la  portion  la  plus  vaste  et  la  plus  peuplée  du 
territoire  helvétique;  mais,  quand  on  pénètre  dans  la  Suisse  orientale,, 
la  religion  catholique,  seule  professée  dans  le  canton  de  Luceme,  re- 
prend la  supériorite.  Le  domaine  du  protestantisme  embrasse  le  tour 
entier  du  lac  de  Sienne,  quoique  les  évêques  de  Bâle  fussent  demeurés 
jusqu'en  1798  suzerains  de  son  principal  district.  Soleure,  Lucerne  et 
Berne  elle-même,  villes  bâties  pour  contrebakncer  les  pouvoirs  féodaux, 
et  qui  ont  grandi  dans  la  proporiion  des  conquêtes  faites  par  leur  corpft 
de  bourgeoisie,  gardent  maintenant  encore  la  physionomie  que  leur 
vocation  spéciale  leur  avait  imprimée  jadis  :  ce  soeU  des  centres  d'adr 
ministration,  des  sièges  de  gouvernement  Au  troisième  rang  pour  la 
population  parmi  les  cités  suisses,  Berne  ne  vtent  qu'au  cinquième  souk 
le  rapport  du  mouvement  intellectuel  et  commercial  :  elle  cède  le  paft 
sur  ce  terrain ,  D<tt-seulement  à  Genève  et  à  Bâte,  mais  encore  à  Zu^ 
rich  et  à  Saint-Gall.  Toutefois  son  importance  politique  est  hors  de  pxo^ 
portion  avec  cdle  de  toute  autre  viUe,  et,,  par  une.  sortet  de  défërraco: 


4036  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tacite  continuée  jusqu*à  nos  jours,  ses  rivales  lui  ont  habituellement 
laissé  prendre  le  rôle  apparent  de  capitale  du  pays. 

La  région  des  Alpes  adossée  au  Valais  et  à  la  Haute-Rhétie  comprend 
rOberland  bernois,  les  trois  cantons  forestiers  ou  primitiEs,  Schwytï, 
Uri  et  Unterwalden,  ceux  de  Zug,  de  Claris  et  d'Âppenzell,  enfin  les 
districts  méridionaux  de  celui  de  Saint-^îall.  Bien  que  les  limites  que 
nous  venons  d'indiquer  ne  renferment  guère  qu'un  huitième  de  la  po- 
pulation totale  de  la  Suisse,  cependant  les  vallées  des  Alpes  et  la  race 
énergique,  simple,  persévérante,  qui  les  habité,  sont  communément 
regardées  comme  le  type  de  la  véritable  Helvétie,  et  ce  n'est  pas  sans 
de  sérieuses  raisons.  En  effet,  le  berceau  de  la  liberté  suisse  est  devenu 
le  dernier  refuge  de  son  indépendance,  quand  les  contrées,  compara- 
tivement riches  et  populeuses,  qui  s  agrégèrent  plus  tard  à  la  confédé- 
ration pliaient  sous  des  agressions  formidables;  l'esprit  entreprenant, 
résolu,  modéré  pourtant  et  capable  du  dévouement  le  plus  héroïque, 
l'esprit  qui  a  porté  si  haut  la  valeur  morale  de  ce  pays,  s'est  retrouvé 
dans  sa  grandeur  et  son  énergie  primitives  chaque  fois  que  la  patrie  de 
Tell  et  de  Nicolas  de  Flûe  a  été  heurtée  par  de  grands  événemens. 

Le  sénat  de  Berne  a ,  dans  la  première  moitié  du  xvi«  siècle ,  intro- 
duit, et  non  sans  violence,  la  réformation  dans  les  vallées  classiques 
de  son  Oberland;  la  même  cause  a,  par  la  volonté  plus  libre  des  popu- 
lations, triomphé  dans  la  portion  principale  des  cantons  d' AppenzeU  et 
de  Claris.  Les  districts  sauvages  qui  bordent  le  lac  de  Wallenstadt ,  et 
que  la  répartition  moderne  du  sol  helvétique  assigne  au  canton  de 
Saint-Gall,  sont  mixtes  sous  le  rapport  des  communions;  mais  Schwytz 
et  ses  deux  républiques  sœurs  avec  Zug  et  le  tour  entier  du  lac  des 
Waldstetten  n'ont  admis  aucune  modification  au  culte  des  aïeux,  et 
les  anciennes  générations  y  revivent  presque  tout  entières  dans  les 
générations  nouvelles.  Le  temps,  qui  a  bouleversé  tant  de  contrées, 
n'a  fait  encore  qu'etfieurer  légèrement  celle-ci. 

II. 

Telle  est  par  races,  idiomes,  souverainetés  politiques  et  communions 
religieuses,  la  division  actuelle  du  territoire  suisse.  L'origine  de  ce  nom 
remonte  aux  premières  années  du  xiv«  siècle.  Jusqu'à  cette  époque, 
les  destinées  des  contrées  qui  composent  actuellement  la  Suisse  ne 
s'étaient  point  encore  dégagées  de  celles  dos  grandes  régions  dont  elle 
est  environnée,  et  qui  formaient  jadis  les  royaumes  de  Germanie,  d'Arles 
et  dltalie.  La  domination  romaine  avait  étendu  sur  tout  le  domaine 
actuel  de  la  confédération  les  bienfaits  de  la  civilisation  matérielle,  de 
l'ordre  administratif  et  de  la  culttre  littéraire;  à  l'aide  de  ces  trois  puis- 
sans  leviers,  la  religion  chrétienne  y  pénétra  au  iv«  siècle,  et  la  souve- 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DBS  PARTIS  EN  SUISSE.  i037 

raineté  morale  lui  fut  bientôt  acquise.  Sous  la  garantie  de  ce  que  lea 
contemporains  de  Trajan  et  de  Marc-Aurèle  appelaient  excellemment 
la  paix  romaine,  le  canton  actuel  de  Bâle,  avec  une  moitié  de  l'Âr* 
govie,  appartenait  à  la  cité  des  Rauraques;  Beme^  Zurich  y  Lucerne, 
Fribourg,  Neufchâtel,  Yaud^  Zug,  Claris,  les  cantons  forestiers,  uno 
partie  de  TArgovie  et  le  tour  du  lac  de  Wallenstadt,  composaient  la 
cité  des  Helvé tiens;  Schaffouse,  Saint-Gall,  Appenzell,  la  Thurgovie, 
les  Grisons,  dépendaient  de  la  Rliétie;  Genève  appartenait  aux  Allô- 
broges,  et  le  Valais ,  divisé  entre  six  peuplades  galiiques,  formait  une 
moitié  de  la  province  des  Alpes  pennines;  Quelle  que  fût  la  différence 
primitive  des  populations  liées  dans  ces  pays  à  la  fortune  du  grand  em- 
pire, le  niveau  de  la  loi  romaine  avait  passé  sur  elles;  l'uniformité  de 
la  langue  latine  était  entrée  dans  leurs  habitudes;  Romains  de  langage, 
de  mœurs  et  d'affections  ^  ces  peuples  présentaient  une  masse  homo- 
gène aux  Germains  indépendans  qui  menaçaient  sans  cesse  leur  fron-- 
tière  du  nord.  Genève  avait  un  évêque  suffraganl  de  Vienne;  Sion, 
un  autre,  qui  relevait  de  Tévèque  métropolitain  de  Tarentaise;  le  siège 
de  Coire  était  dans  la  province  d'Augsbourg;  ceux  d'Augst  [Augmta 
Bauracorum),  d'Avenches,  deWindisch  [Vindanissa)  et  de  Nyon,  dé- 
pendaient de  la  métropole  séquanaise^  Besançon. 

L'invasion,  au  commencement  du  V"  siècle ^  des  peuples  de  langue 
teutonique,  dont  les  Césars  avaient  vainement  tenté  d'abord  de  com- 
primer l'indépendance,  et  ensuite  d'arrêter  l'ambition,  changea  com- 
plètement l'aspect  et  l'existence  sociale  de  l'Helvétie.  La  confédération 
des  AUemands  en  franchit  les  barrières,  y  triompha  des  troupes  im- 
périales et  des  Burgundes,  aUiés  douteux  de  Rome^  enfin  y  établit  son 
avant-garde  sur  les  ruines  de  la  civiUsation,  dont  cette  race,  encore 
idolâtre  et  farouche,  détestait  le  priocipe,  bien  qu'elle  en  convoitât  les 
bienfaits.  La  population  romaine  fut  refoulée  dans  les  hautes  vallées 
des  Alpes,  dans  les  retraites  intérieures  du  Jura.  Elle  tint  tête  à  ses 
agresseurs  autour  des  sources  du  Rhin ,  des  lacs  de  Neufchâtel  et  de 
Genève  ;  elle  succomba  complètement  dans  le  bassin  de  l' Aar  et  celui 
du  lac  de  Constance;  la  dégradation  et  l'esclavage  furent  le  partage  de 
ses  débris,  parmi  lesquels,  cependant ,  une  lueur  de  christianisme  se 
conserva  toujours,  précieuse  étincelle  à  laquelle  devait  se  rallumer 
plus  tard  le  tlambeau  de  la  civilisation  (1). 

Courbés,  depuis  la  bataille  de  Tolbiac,  sous  la  suzeraineté  des  Francs, 

(1)  Le  siège  d'Augusta,  quelque  temps  vacant,  se  releva  dans  Tenceinte  de  Basilée, 
repeuplée  par  les  AUemands.  L^évêque  d'Avenches  transféra  sa  résidence  a  Lausanne,  et 
celui  de  Nyon,  dont  les  barbares  avaient  abattu  Téglise,  trouva  son  refuge  à  Belley.  Le 
«iége  de  Vindonissa  fut  pareillement  transféré  à  Ck>nstance,  quand  les  cols  adoiioit  des 
Allemands  se  furent  inclinés  sous  la  prédic«lîon  de  l'Évangile. . 

TOME  XVII.  67 


I68S'  lEVUB  inss  deux  vomimrs. 

«t  derreiius,  au  vm*  siècle^  pins  régulièremeirt  Tassanx  de  leur  ocnh 
tonne,  les  Allemands  durent  aux  travaux  apostol^ues  de  saint  €all ,  de 
saint  Fridolin  et  d'autres  missionnaires  Tenus  de  la  Gaule  et  des  Iles 
britanniques,  leur  admission  dans  la  grande  famille  des  chrétiens  d'0> 
Cident.  A  partir  de  cette  époque,  il  n'y  eut  plus  qu'une  religion  datt 
les  contrées  helvétiques;  mais  la  diflérence  fondamentale  des  races  d^ 
meura  marquée  par  la  séparation  des  langages.  Les  Bourguignons  if  é- 
talent  de  bonne  heure  assimilés,  au  moins  extérieurement,  aux  Ro- 
mains. Aussi,  dans  les  portions  de  la  Suisse  actuelle  qui  appartsenaieift 
aux  royaumes  de  Cbâlons  et  de  Genève,  la  forme  septentrionale  de 
l'idiome  roman  (i)  ne  cessa  point  d'être  en  usage;  un  autre  dialecte 
néo-latin  persista  dans  les  districts  qui  obéissaient  aux  Lombards,  et  uft- 
troisième  parvint  à  garder,  quoique  sous  le  joug  immédiat  des  Alle- 
mands, le  terrain  qu'il  occupait  autour  des  sources  de  l'inn  et  du  Rhin. 
Quant  aut  descendans  des  conquérans  germains,  ils  ont  conservé  jus^ 
qu'à  nos  jours  l'usage  de  cette  forme  curieuse  et  mélangée  (3)  de  l'idiome 
teuton,  dont  les  premières  règles  furent  tracées,  dans  les  solitudes  de  la 
Thurgovie,  par  les  disciples  de  saint  Gall ,  dont  les  Hinnesinger,  à  la 
cour  des  généreux  Hohensiauffen ,  portèrent  la  culture  à  un  degré 
remarquable  de  vigueur  et  d'élégance,  et  dont  la  grande  épopée  des 
Nibeltmgen  a  fixé  le  type  poétique.  Seulement  cette  forme,  tombée  au 
rang  de  dialecte  provincial,  malgré  les  efforts  heureux  de  quelques 
écrivains  modernes,  a  été  remplacée  par  l'allemand  classique,  comme 
instrument  de  l'éducation  et  conune  organe  des  lois. 

Après  le  partage  de  l'empire  de  Charlemagne  (en  8i3),  les  régions 
helvétiques  se  trouvèrent  assignées,  les  unes  au^royaume  de  la  Bout» 
gogne  transjurane,  les  autres  au  duché  d'Alamannie  (3).  L'extinction 
de  la  nouvelle  maison  de  Bourgogne  fit  tomber  THelvétie  occidentale 
sous  la  suzeraineté  des  empereurs  de  la  dynastie  franconienne,  qui 
réussirent,  pendant  quelque  temps,  à  effectuer  l'union,  sinon  cordiale, 
du  moins  régulière,  entre  l'Allemagne  et  l'Italie.  Le  gouvernement  hé- 
réditaire du  nouveau  duché  de  la  Bourgogne  mineure  (nom  que  pri- 
rent les  contrées  situées  entre  le  Jura  et  la  Reuss,  le  Rhin  et  le  lac  Lé- 
man) échut  à  la  branche  ahiée  des  puissans  seigneurs  de  Zœhringen. 
Lorsque,  frappée  à  son  tour  par  la  destinée  qui,  dans  Ces  âges  d'eflbris 
sans  relâche  et  de  guerres  sans  pitié,  s'attachait  aux  grandes  familles  mi- 
litaires, la  lignée  des  Berthold  eut  cessé  d'exister,  THelvétie  et  ses  dé- 

(1)  Celle  qui  a  servi  de  base  au  français  actuel. 

(i)  L*alemannique,  Hoef^DetUêch, 

(S)  Une  ligne  tracée  des  sources  du  Rhdnc  à  la  rive  méridionale  de  l*Aar,  un  peu  au- 
dessous  de  l'emplacement  actuel  de  Berne,  formait  la  démarcation  entre  les  deux  soavd- 
rainetés.  « 


r;,f 't  ;ic!i^r  . 


DES  RÉYOUmORS  ST'  DET  ftARIS  «f  SUISSE.  4039^ 

86  trouvàmot  moroelées  en  eomtés  relevaat  de  l-empire  et 
ea  daniaiiies  eedésiastiqiieSi  dont  les  poaaesaiurs  reoeraient  des  Gésaor . 
d'Occident  leur  investitore  a  par  la  crosse  et  l'anneau»  » 

On  voit  combien  fut  considérable  le  rMe  joué  par  la  hiérarchie  ec- 
clésiastique dans  la  formation  de  la  Suisse;  celui  des  nramcipes  était 
moins  igprand.  Toutefèia,  des  institutionscommunales,  les  unes^  héritage 
direct  de  Forganisation  romaine^  d'autres,  puisant  leur  origine  dans  le 
vieux  droit  germanique,  donnaient  d^à  quelque  puissance  aux  Tilles  de 
Genèye,  Lausanne,  Sidb,  Soleure,  Bàle,  Zurich,  Luceme,  Constance^ 
Goire,  Berne  et  Fribourg,  Ces  deux  dernières  étaient  alors  dés  créations 
toutes  récentes  des  ducs  de  Zœhringen,  qui,  pour  opposer,  dans  leur 
landgraviat  de  Bouiigogne,  une  barrière  efficace  aux  déprédations  des 
bourgraves  insubordonnés,  bâtirent  ces  asiles  de  la  «  libre  vie  com- 
munale, 1»  ouverts  à  la  petite  noblesse  et  aux  rudimens  de  la  bour- 
geoisie, tels  qu'ils  existaient  à  cette  époque  (1).  Les  autres  villes  hel- 
vétiques (sauf  l'antique  Soleure  et  Bftle,  cité  impériale  dès  l'origine) 
durent  leurs  premiers  accroissemens  à  la  tutelle  de  l'église,  protection 
d'abord  salutaire,  mais  bientôt^onéreuse,  et  que  ces  viUes,  devenues 
riches  et  fortes,  s'efforcèrent  de  secouer.  L'action  directe  de  l'autorité 
impériale  était  presque  nulle  en  Helvétie  :  les  cantons  forestiers ,  le 
Hasli  et  la  Thurgovie  occidentale  avaient  seuls  échappé  à  la  mesure  gé- 
nérale de  l'inféodation.  L'oligarchie  militaire  des  comtes^  dominait  l'en- 
semble du  pays,  où  la  servitude  personnelle  demeurait  la  condition 
commune  des  cultivateurs  attachés  au  sol.  On  comptait,  dans  l'enceinte 
de  l&SuisfiB  actuelle,  vingt-cinq  ou  trente  grands  domaines  séculiers, 
qualifiés  pour  la  plupafrt  de  comtés.  Entrepes  chefs  de  ces  fitmilles  ri- 
vales, ceux  qui  gagnèrent  l'ascendant  définitif  furent  les  comtes  de 
Savoie  dans  le  sud-ouest,  ceux  de  Halisburg  dans  le  centre  et  dans  le 
nord.  Un  grand  rôle  était  réservé  par  la  Providence  à  la  maison  de 
Habsburg  :  d'une  part,  cette  maison  devait  concentrer  en  elle-même 
les  forces  propres  au  moyen-âge,  et  leur  procurer,  en  les  défendant , 
une  plus»  longue  existence;  d'autre  part,  elle  devait  provoquer,  par  ses 
agressions  contre  les  libertés  de  ses  voisins ,  l'établissement  d'institu- 
tions et  le  triomphe  de  doctrines  qui  préparèrent,  sous  plusieurs  rap«- 
ports,  l'inauguration  de  l'ère  moderne.  Rodolphe,  porté  en  127â  sur 
le  trône  impérial,  fit  sortir  l'Allemagne  de  l'anarchie  sanglante  où  elle 
était  plonge  depuis  la  mort  de  Frédéric  second.  Sur  la  frontière  orien«* 
taie  de  ce  pays,  il  rétablit  l'ascendant  germanique,  renversé  par  les 
conquêtes  du  roi  slave  Ottocar  (%  et[l' Autriche,  devenue  le  patrimoine 
de  la  maison  de  Habsburg,  assura  parmi  les  dynasties  allemandes  un 

(1)  Berthold  IV,  de  Zœhringeo,  fonda  Priboui^Ien  1179,  et  Berthold  V,  le  dernier  de 
sa  race,  posa  la  première  nierre  de  Berne  en  1191. 
(S)  Souverain  de  la  Bohême  et  de  la  Moravie. 


iOiO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rang  considérable  aux  descendans  du  comte  helvétien.  Cependant,  fixés 
,par  la  soudaine  expansion  de  leur  fortune  à  une  grande  distance  de  leurs 
montagnes  natales,  les  nouveaux  maîtres  de  Vienne  ne  furent  bientôt 
plus  considérés  en  Helvétîe  que  comme  des  étrangers. 

Au  commencement  du  xiv*"  siècle  éclata,  dans  les  cantons  forestiers, 
Tinsurrection  qui,  en  rendant  le  nom  des  Suisses  familier  à  toutes  les 
nations  de  l'Europe,  est  devenue  pour  elles,  sous  une  forme  légendaire, 
un  précieux  exemple.  Trois  peuplades  de  montagnards,  paysans  pau- 
vres, mais  libres  au  milieu  du  servage  universel,,  se  confédéirant  pour 
la  défense  de  leurs  privilèges  et  respectant,  après  la  victoire,  tous  les 
droits  légalement  assis  autour  d'elles,  formèrent  le  noyau  des  grandes 
4igue8  que  l'hostilité*  persévérante  des  archiducs  appela  graduellement 
à  l'existence. 

L'accession  de  Luceme  à  la  confédération  suisse  (ainsi  nommée 
parce  que  le  pays  de  Schwytz  en  était  alors  le  membre  principal)  in- 
troduisit une  première  et  très  essentielle  modification  dans  lesélémens 
de  cette  république  :  un  municipe  florissant,  qui  nourrissait  des  projets 
de  conquête,  vint  se  placer  à  la  tête  de  pâtres  héroïques  et  désintéressés. 
Lorsque,  dil-neuf  ans  après,  Zurich  (i)  fit  à  son  tour  partie  des  ligues, 
et  que  presque  immédiatement  ensuite  (^]  Claris,  Zug  et  Berne  com- 
plétèrent le  nombre  des  huit  anciens  cantonSy  toute  une  puissance  de 
création  récente  se  trouva  formée  dans  le  sein  de  Tempire,  dont  les 
Suisses  ne  songeaient  point  encore  à  décliner  la  suzeraineté.  Les  dé- 
mocraties pastorales  de  Schwytz,  Uri,  Unterwalden,  Zug  et  Claris,  lais- 
sèrent le  premier  rang  aux  trois  cités  :  celles-ci,  qui  voyaient  grandir 
dans  leur  enceinte  une  bourgeoisie  martiale,  disciplinée,  mais  avide 
autant  qu'entreprenante,  faisaient  sous  tous  les  prétextes  une  guerre 
sans  relâche  à  la  féodalité,  dont  le  réseau,  chaque  jour  détendu,  persistait 
pourtant* encore  autour  d'elles.  Les  familles  comtales,  enveloppées  dans 
les  revers  de  la  nmison  d'Autriche,  disparaissaient  rapidement;  les  dy- 
nasties d'un  ordre  inférieur  et  les  simples  possesseurs  de  fiefs  militaires 
n'échappaient  à  la  destruction  qu'en  s'agrégeant  aux  bourgeoisies  vic- 
torieuses, et  en  renforçant  l'infanterie  des  cités  par  des  corps  de  cava- 
liers auxiliaires  :  à  ce  prix,  on  leur  laissait  quelques  débris  des  an- 
ciennes juridictions  seigneuriales.  Quant  aux  serfs,  l'établissement  de 
la  domination  suisse  était  pour  eux  le  signal  d'un  affranchissement 
immédiat;  souvent  même  l'approche  des  confédérés  déterminait  parmi 
les  populations  rurales  un  mouvement  qui  aboutissait  à  leur  émanci- 
pation, et  faisait  tomber  les  enceintes  chevaleresques  devant  les  mas* 
sues  et  les  arbalètes  des  Eidgenossen  (3). 

(1)  Lucerne  entra  dans  la  ligue  en  1332,  Zurich  en  1351. 

(i)  Zug  et  Glaris  en  1352,  Berne  en  1353. 

(3)  Confédérés  par  un  serment  tommun,  d'où  le  mol  huguenots. 


DES  REVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  iOII 

Ce  principe  d'affranchissement,  dont  l'application  était  rare  encore 
et  nouvelle  au  xiv«  siècle ,  fut  le  seul  auquel  les  Suisses  tinrent  con- 
stamment; ils  se  montraient  sur  tout  le  reste  disposés  à  transiger 
avec  les  pouvoirs  qu'ils  trouvaient  établis.  En  recevant  sous  leur  pro- 
tection des  princes  féodaux,  ecclésiastiques  ou  séculiers,  ils  garan- 
tissaient à  chacun  de  ceux-ci  l'exercice  de  son  ancienne  souveraineté. 
Ces  républicains,  attachés  à  leur  propre  pays  avec  une  tendresse  en- 
thousiaste, se  courbaient  encore  avec  respect  devant  l'emblème  de 
l'omnipotence  impériale  (i);  ils  délivraient  des  lettres  de  combour- 
geoisie  aux  comtes  de  Neufchâtel  et  de  Gruyères,  aux  évêques  de  Bàla 
et  de  Lausanne,  aux  abbés  d'Engelberg  et  de  Saint-Gall.  Dans  la 
constitution  des  villes  qui  recherchaient  leur  alliance,  ils  admettaient 
sans  objection  le  principe  du  patriciat  toutes  et  quantes  fois  il  avait  pré- 
valu. Malgré  les  violences  souvent  cruelles  que,  dans  ces  âges  de  bru- 
talité ,  l'état  presque  constant  de  guerre  entraînait  avec  soi,  on  peut 
affirmer  que  le  respect  du  droit  traditionnel  (2),  point  de  départ  de  l'u- 
nfon  du  Grûtli  et  de  la  première  prise  d'armes  des  Suisses,  persista 
pendant  plusieurs  siècles  dans  l'esprit  politique  de  cette  nation.  La 
bonne  fortune  qui  accompagnait  toutes  ses  entreprises  tendait  pourtant 
à  produire  l'affaiblissement  de  ce  principe.  Dès  le  commencement  du 
xv«  siècle,  après  les  triomphes  de  Sempach  et  de  Nœfels,  le  nom  des 
Suisses  fut  entouré  d'un  glorieux  prestige;  leur  exemple  portait  au  loin 
la  contagion  de  la  liberté  politique.  Alors  les  pasteurs  d'Âppenzell 
chassèrent  les  baillis  de  l'abbé  de  Saint-Gall,  et,  proclamant  Tafiran- 
chissement  universel  des  serfs,  firent,  pour  l'accélérer,  une  sorte  de  croi- 
sade jusqu'au  cœur  des  terres  souabes,  dont  toute  la  noblesse  s'émou- 
vait au  seul  nom  de  ces  terribles  vachers.  Alors  encore  les  paysans  de 
la  Haute-Rhétie,  soulevés  contre  leurs  maîtres,  ecdésiastiques  et  sécu- 
liers, organisèrent  la  triple  ligue  où  des  institutions  politiques,  impré- 
gnées du  génie  du  moyen-âge,  ont  subsisté  presque  sans  modifications 
jusqu'au  lendemain  de  notre  grande  révolution.  Les  Valaisans  avaient 
donné  l'exemple  aux  Grisons  (3).  Sans  vouloir  admettre  dans  leur  con- 
fédération étroite  ces  trois  républiques  naissantes,  les  cantons  suisses 
leur  décernèrent  volontiers  le  rang  d'alliés.  D'un  autre  côté,  Soleure  et 
Fribourg,  qui  n'appartenaient  point  encore  aux  ligues,  s'agrandissaient 
aux  dépens  des  gentilshommes  leurs  voisins.  Berne  se  composait  par 
des  conquêtes  successives  un  domaine  égal  au  quart  de  l'ancienne 
Helvétie;  le  territoire  de  Zurich  prenait  aussi  de  grands  accroissemens; 

(1)  L'aigle  à  deux  têtes,  lesquelles  figurent  l'Occident  et  rOrient.  Dante  l'appelle:  it 
tanto  ueeello, 

(i)  Herkommen  und  Reehi, 

(3)  Le  Valais  devint  républicain  en  1400;  lés  ligues  Grises  furent  établies  ectre  le» 
années  1396  et  1436;  l'affranchissement  d'Appenzell  était  complet  en  1411. 


» 


1042  UVUB  DBS  DBUX  MONDBS. 

enfin  celui  de  Lucerne  s'augmentait  par  les  dépouilles  des  comtes  de 
Kyburg  et  des  archiducs  eux-mêmes,  dont  le  damier  effort  fut  tenté 
devant  Dornach,  l'année  où  finit  le  xv*  siède» 

Alors,  de  huit  qu'il  était,  le  nombre  des  cantons  fut  porté  prompte* 
ment  à  treize  :  après  l'admission  de  Soleure  et  de  Fribourg ,.  effectuée 
en  1481,  celle  de  Bâle  et  de  Schaffouse  fut  prononcée  en  1501;  de  sim-* 
pies  alliés,  les  citoyens  d'Appenzell  devinrent  confédérés  en  1513.  La 
petite  ville  manufacturière  de  Mûlbausen,  en  Alsace,  et  la  cité  turbu* 
lente  de  Genève,  enclavée  au  milieu  des  domaines  de  la  maison  de  Sa- 
voie, grossirent  d'autre  part  le  nombre  des  états  alliés. 
^  La  signification  politique  de  la  Suisse  avait  singulièrement  grandi 
depuis  les  jours  de  Morgarten  et  de  Sempach.  Des  puissances  redoutées 
s'étaient  brisées  contre  cette  organisation  militaire  impénétrable  et 
pourtant  flexible  :  le  duc  de  Bourgogne,  après  avoir  pu  se  cnure  au 
moment  de  fonder  un  royaume  indépendant  de  la  Gaule  orientale , 
avait  succombé  sous  l'hostilité  des  Suisses,  et  l'unité  de  la  monarchie 
française,  ébauchée  par  Louis  XI,  se  trouvait  due  en  partie  aux  glorieux 
combats  de  ces  républicains;  le  démembrement  de  la  Lombardie  par 
lés  montagnards  des  Alpes  helvétiennes  avait  commencé  dès  1487; 
enfin  Maximilien  P',  tout  en  préparant  par  des  empiétemens  inattendus 
là  grandeur  exce^ve  de  l'héritage  qu'il  destinait  à  Charles-Quint, 
abandonnait  par  le  traité  de  1499  tout  ce  qui  lui  restait  de  prétentions, 
comme  descendant  des  Habsburg,  au  berceau  de  sa  femille,  et  tout  ce 
qui  lui  restait  de  droits  réels,  comme  empereur,  à  la  suzeraineté  des 
cantons. 

L'alliance  des  vainqueurs  de  Charles-le-Téméraire  était  recherchée 
non-seulement  par  les  archiducs  et  les  Sforza,  mais  encore  par  les  rois 
de  France  et  les  papes.  Leur  infanterie,  réputée  presque  invincible, 
et  désormais  sans  occupation  dans  son  propre  pays,  se  mit,  pour  sub* 
sister,  à  la  solde  de  toutes  les  puissances  belligérantes.  De  là  naquirent 
des  habitudes  mercenaires  qui  corrompirent  la  dignité  naïve  des  vieilles 
mœurç;  et  la  guerre,  descendue  chez  les  Suisses  au  rang  de  métier,  fit 
négliger  le  commerce,  l'agriculture  même,  et  toutes  les  voies  régu- 
lières de  prospérité.  Engagés  avec  toutes  leurs  forces  nationales  dans 
la  lutte  sanglante  et  plusieurs  fois  renouvelée  dont  la  domination  de 
l'Italie  était  l'objet,  les  Suisses  songèrent  un  instant  à  conquérir  pour 
eux-mêmes  ces  contrées,  à  qui  la  nature  a  fait,  selon  le  mot  poétique  de 
Filicsya,  a  une  dot  fatale  de  leur  propre  beauté;  »  mais  la  chevalerie 
de  François  P'  noya  ces  projets  dans  des  flots  de  sang  sur  le  champ  de 
bataille  de  Marignan.  Dèsrlors  l'esprit  des  grandes  «entreprises  périt  chez 
les  Suisses;  il  fut  remplacé  par  la  convoitise,  le  caprice  populîujne  et  les. 
dissensions  intérieures,  qui  se  déçhahiaient  avec  plus  de  force  que  ja- 
mais. Le  rôle  de  la  nation  perdit  de  sa  grandeur.  Néanmoins,  avant  que 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1043 

ces  causes  eussent  produit  tous  les  effets  qu'on  pouvait  en  attendre,  un 
événement  dont  les  honunes  judicieux  sentaient  rapproche  «d^iûs  Tin- 
vedtion  de  rimprimerie,  et  même  depuis  les  prédications  de  Jean  Hus> 
vint  ouvrir  à  la  Suisse  de  nouvelles  destinées,  retremper  son  courage 
dans  des  dangers  nouveaux. 

m. 

• 

Jusqu'au  commencement  du  xvi*  siècle,  le  caractère  des  Suisses  avait 
été  uniformément  marqué  par  un  respect  sincère  pour  la  religion;  ils 
en  pratiquaient,  ils  en  vénéraient  les  préceptes  avec  un  sentiment  grave 
et  profond  qui  ne  s'était  pas  démenti,  même  dans  l'irritation  des  luttes 
intestines  et  dans  Tenivrement  du  succès.  Quand,  au  commencement 
du  XVI*  siècle,  les  regards  du  peuple  entier  se  tournèrent  vers  l'Italie, 
Tbonneur  de  servir  le  saini-siége  et  de  rendre  victorieux  le  gonfàUm  de 
V église  qui  leur  avait  été  confié  était  ce  qui  échauffait  surtout  l'ambi* 
tion  des  principaux  capitaines;  mais  le  contact  avec  les  prélats  d'une  cour 
Corrompue,  avec  les  lettrés  d'un  pays  où  l'esprit  de  la  renaissance  sem- 
blait vouloir  réhabiliter  les  influences  morales  condamnées  par  le  chris- 
tianisme, ne  tarda  point,  avec  l'expérience  directe  de  la  politique  toute 
profane  qui  prévalait  alors  au  Vatican,  à  porter  un  coup  sérieux  aux 
convictions  religieuses  des  Suisses  (i). 

Dans  le même  temps  (1517  à  1520),  Luther  à  Wittemberg,  Zwingli 
à  Zurich,  prêchèrent  ouvertement  ce  qu'ils  nommaient  la  réformation 
de  l'église;  d'une  extrémité  de  la  Suisse  à  l'autre,  les  novateurs  trouvè- 
rent des  adeptes  décidés  à  les  appuyer,  s'il  le  fallait,  par  le  sacrifice  de 
leur  vie  et  de  leurs  biens.  La  résistance  ne  fut  guère  moins  rapidement 
et  moins  résolument  organisée.  Le  différend  devint  promptement  in- 
conciliable, et  la  Suisse,  scindée  en  deux  communions  par  la  divergence 
des  vues  religieuses,  perdit  sans  retour  cette  unité  de  tendances  mo- 
rales sans  laquelle  l'unité  politique  n'a  rien  d'efficace,  ou  du  moins 
de  complet. 

De  15âl  à  1537,  la  Suisse  fut  dévorée  par  la  fièvre  des  controverses 
armées;  enfin ,  chacun  des  états  de  la  confédération  adoptant  pour  soi 
une  communion  religieuse  exclusive  et  l'imposant  à  ses  ressortissans, 
l'ordre  se  rétablit,  quoique  l'uniformité  demeurât  détruite.  Les  réso- 
lutions prises  dans  plusieurs  communes,  dans  plusieurs  assemblées 
délibérantes,  ne  furent  arrêtées  qu'à  une  faible  minorité.  Cependant 
les  citoyens  hésitèrent  rarement  à  s'y  conformer,  et  les  émigrations 
d'un  canton  à  l'autre  n'eurent  lieu  que  sur  une  petite  échelle  :  singu- 
lière preuve  du  pouvoir  que  l'idée  de  la  volonté  publique  légale- 

(1)  Les  chants  populaires  de  cette  époque  mettent  en  pleine  lumière  ce  fait  important. 


fOi4  REYIE  DES  DEUX  MOM)ES. 

ment  exprimée  possédait  alors,  non-seulement  sur  les  intérêts,  mais 
encore  sur  les  consciences  des  particuliers.  Les  sénats  de  Berne,  de  Zu- 
rich, de  Baie  et  de  Schaffouse  imposèrent  la  réformation  à  leurs  sujets; 
les  villes  de  Saint-Gall,  Mulhouse,  Bienne  et  Genève  se  déclarèrent  pro- 
testantes; les  sujets  des  comtes  de  Neufchâtel  en  firent  autant;  chez  les 
Grisons,  dans  les  pays  de  Thurgovie,  de  Glaris  et  d'Appenzell,  Thésita- 
tion  et  les  fluctuations  religieuses  durèrent  près  d'un  siècle;  le  reste  des 
contrées  helvétiques  persévéra  dans  la  profession  exclusive  du  catholi- 
cisme. La  nécessité  étabUt  eufm  en  Thurgovie  et  dans  la  Haute-Rhétie, 
à  Glaris  et  dans  le  Toggenburg,  une  sorte  de  tolérance  mutuelle.  Les 
citoyens  d'Âppenzell  aimèrent  mieux  partager  leurs  montagnes  entre 
les  deux  communions  opposées ,  assignant  à  chacune  son  district.  Le 
pays  de  Vaud,  que,  dans  ce  temps-là  même^  les  républiques  de  Berne 
et  de  Fribourg  venaient  d'enlever  aux  ducs  de  Savoie  (1536),  subit, 
quant  à  sa  religion,  la  loi  de  ^s  nouveaux  maîtres,  et  le  comté  de 
Gruyères  fut  traité  de  même,  lorsqu'en  1555  son  dernier  comte,  expulsé 
par  ses  créanciers,  alla  mourir  à  la  cour  de  Henri  II,  laissant  Fribourg 
et  Berne  se  partager  inégalement  ces  derniers  lambeaux  de  Tantique 
féodalité  helvétienne. 

.  La  confession  protestante  qui,  dès  le  commencement,  prévalut  en 
Suisse  était  un  presbytérianisme  austère  dont  les  dogmes  furent  stric- 
tement définis  et  la  discipline  rigoureusement  constituée  dans  l'église 
de  Genève  par  le  célèbre  législateur  Calvin.  Les  travaux  de  Zwingli 
et  d'OEcolampade  ne  firent  que  préparer  le  terrain  à  cette  rénovation 
presque  radicale  quant  aux  formes  extérieures  et  même  à  la  hiérar- 
chie, mais  d'autant  plus  inflexible  sur  les  principes  qu'elle  laissait  de- 
bout, qu'on  l'accusait  avec  plus  d'âcreté  d'avoir  ébranlé  tout  l'édifice 
de  l'organisation  chrétienne.  Genève  acquit  à  ce  changement  une  im- 
portance hors  de  toute  proportion  avec  son  territoire  et  s^  population. 
Elle  devint  une  puissance  intellectuelle,  une  sorte  de  congrès  perma- 
nent des  réformés  de  France  et  d'Italie,  un  asile  ouvert  à  la  culture 
des  lettres  sérieuses  et  subordonnées  au  principe  protestant.  Dans  la 
Suisse  teutonique ,  Bâle  et  Zurich ,  villes  également  réformées  et  en 
constante  communication  avec  les  églises  presbytériennes  d'Ecosse  et 
de  Hollande,  donnèrent  pareillement  aux  études  classiciues  et  même  à 
la  culture  des  sciences  naturelles  des  encouragemens  généreux.  Le 
commerce,  dans  la  ville  entièrement  protestante  de  Saint-Gall,  s'éle- 
vait à  la  hauteur  d'une  science  par  l'habileté  des  procédés  et  Tintelli- 
gence  des  calculs.  Enfin  le  chaos  politique  dans  lequel  les  scissions  en 
matière  religieuse  avaient  plongé  la  Suisse  n'était  éclairci  et  la  con- 
fusion des  tendances  opposées  n'était,  dans  une  certaine  mesure,  do- 
minée que  par  la  conduite  prudente  et  ferme  du  sénat  de  Berne,  lequel 
défendait  les  principes  calvinistes  comme  une  des  bases  fondamen- 


DES  RÂVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  4045 

taies  de  Fétat.  Ainsi,  par  diflérens  motifs,  la  supériorité  politique  aussi 
bien  qu'intellectuelle  du  parti  protestant  se  trouva  solidement  établie 
dans  la  confédération  entière.  Les  grands  monastères  épargnés  dans 
les  cantons  catholiques,  et  qui  auraient  pu  devenir  des  foyers  bienfai- 
sansde  culture  scientifique  et  littéraire,  tardèrent  trop  long-temps  à 
tirer  parti  de  leurs  ressources.  Wettingen  entra  fort  tard  dans  la  car- 
rière que  d'autres  congrégations  bénédictines  parcouraient  avec  tant 
d'éclat,  et  Saint-Gall,  après  des  siècles  de  ténèbres,  ne  se  releva  jamais 
jusqu'au  niveau  de  son  ancienne  splendeur  intellectuelle.  Einsiedlen, 
Engelberg,  Saint-Urbain,  demeurèrent  presque  inutiles  aux  lettres 
ecclésiastiques;  l'abbaye  seule  de  Disentis  conserva  dans  la  Rhétié  ca- 
tholique quelque  ombre  de  vie  littéraire  à  l'idiome  roman. 

Cependant  des  changemens  politiques  d'une  haute  portée  s'accom- 
plissaient dans  l'intérieur  de  presque  tous  les  états  helvétiques.  L'or- 
ganisation du  patriciat  s'achevait  dans  les  villes  de  Berne ,  Fribourg, 
Luceme  et  Soleure;  des  restrictions  successivement  apportées  à  l'exer- 
cice du  droit  de  cité  en  matière  de  gouvernement  avaient  préparé  le 
triomphe  de  l'intérêt  aristocratique  sur  le  système  démocratique  uni- 
formément adopté  pendant  le  moyen-âge;  des  coups  d'état  hardis  et 
heureux  aboutirent  à  la  création  d'un  livre  (Tor  dans  chacune  des  villes 
souveraines  que  nous  venons  de  nommer.  Il  n'y  eut  plus  dès-lors  que 
les  gentilshommes  qui  fussent  admissibles  aux  conseils  suprêmes  et 
aux  dignités  de  l'état.  Soleure  et  Lucerne  fermèrent  de  bonne  heure  le 
rôle  de  leurs  patriciats,  en  sorte  que  l'extinction  successive  d'une  partie 
des  familles  qui  s'y  trouvaient  d'abord  inscrites  réduisit  enfin  à  une 
véritable  oligarchie  les  corps  qui  gouvernaient  ces  deux  républiques* 
Berne  et  Fribourg  donnèrent  une  base  plus  large  à  leurs  aristocraties 
respectives;  toutefois  la  plupart  des  maisons  considérables  de  l'Argovie 
et  du  pays  de  Vaud  furent  systématiquement  laissées  en  dehors  du  pa- 
triciat bernois.  A  Zurich,  à  Baie,  à  Schaffouse,  à  Genève,  à  Saint-Gall, 
une  tendance  analogue,  mais  moins  exclusive,  prévalut  :  la  haute  bour^ 
geoisie  demeura  seule  maîtresse  du  terrain  politique;  les  familles  qui 
la  composaient  se  perpétuèrent  dans  les  conseils  souverains.  Néanmoins 
la  campagne  était,  dans  tous  ces  cantons,  entièrement  sujette;  les  po- 
pulations rurales  n'avaient  aucune  part  à  la  confection  des  lois,  à  la 
distribution  des  emplois.  Il  arriva  même  que  les  républiques  dont  la 
constitution  demeurait  strictement  démocratique  laissèrent  une  véri- 
table noblesse  se  former  dans  leur  sein.  L'origine  de  celle-ci  était 
honorable  et  légitime;  elle  dérivait  de  faits  éclatans ,  accomplis  jadis 
pour  la  défense  du  pays,  et  d'un  empressement  héréditaire  à  le  servir 
dans  des  fonctions  gratuites.  Sans  privilèges  légaux,  sans  existence 
politique  reconnue,  ce  patriciat  militaire  fournissait,  de  génération  eu. 
génération,  des  chefs  aux  régimens  capitules^  des  landammans  aux  pe» 


1046  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tits  conseils,  des  présidens  aux  assemblées  générales  [Landsgemeindeti^ 
Dans  les  grands  cantons,  des  domaines  publics  vastes  et  d*uii  revenu 
considérable  formaient  indirectement  à  la  noblesse  ua  second  patrir 
moine,  distribué  entre  les  baillis  et  les  autres  dignitaires  de  Vétat.  Ls 
gouvernement  des  gentilshommes  était,  en  général,  éclairé  pour  son 
temps,  mais  arbitraire  et  accompagné  de  formes  dédaigneuses,  qui 
contribuèrent,  avec  des  griefs  plus  sérieux,  à  provoquer  une  insurrec- 
tion presque  générale  dans  les  cantons  de  Bâle,  de  Soleure,  de  Berne 
et  de  Lucerne. 

Ce  mouvement  éclata  six  ans  après  qu'une  stipulation  formeUe,  in- 
sérée dans  le  traité  de  Westphalie,  en  1648,  eut  dégagé  la  Suisse  (ki  ses 
derniers  liens  féodaux  avec  Tempire  et  lui  eut  laissé  prendre  une  place 
officielle  parmi  les  états  indépendans  de  l'Europe.  Les  sénats,  attaqués 
dans  le  principe  même  de  leur  puissance,  firent  opérer,  avec  autant  de 
promptitude  que  de  vigueur,  les  milices  bourgeoises  des  capitales  et 
quelques  détachemens  de  troupes  soldées;  l'insurrection  des  paysans, 
comprimée  sans  grande  effusion  de  sang,  laissa  le  champ  libre  à  la  pré- 
pondérance absolue  des  intérêts  aristocratiques.  Ceux-ci  du  moins  es- 
sayèrent de  justifier  leur  triomphe  par  Tintroduction  successive  de 
nombreuses  et  solides  améliorations. 

•  Deux  guerres  intestines,  causées  l'une  et  l'autre  par  le  choc  des  com- 
munions religieuses,  qui  ne  pouvaient  s'entendre  sur  le  gouverne- 
ment des  pays  sujets,  se  terminèrent,  à  cinquante-six  années  d'inter- 
valle, sur  un  même  champ  de  bataille,  dans  l'Argovie  orientale  (1). 
Ces  épreuves  eurent  pour  résultat  définitif  l'établissement  d'une  sorte 
d'équilibre,  quant  à  l'exercice  du  pouvoir  politique,  entre  les  catho- 
liques et  les  protestans.  Les  progrès  de  l'école  philosophique,  dont  la 
France  était  le  foyer  principal,  faussèrent  bientôt  ce  sentiment  de  tolé- 
rance qu'une  expérience  sévère  avait  développé  chez  les  bons  citoyens, 
et  l'accord  entre  les  deux  communions  s'établit  graduellement  sur  la 
base  décevante  de  l'indifférence  en  matière  de  religion.  Toutefois  les 
grandes  masses  des  populations  suisses  ne  furent  d'abord  que  légère- 
ment touchées  par  ces  infijucnces^  étrangères  au  véritable  caractère  na- 
tional. Une  foi  vive,  une  discipûne  ecclésiastique  sévère,  subsistaient 
au  sein  des  deux  cultes,  non  plus  ennemis,  mais  toiyours  absolument 
distincts.  Genève  seule  s'abandonnait  à  Fentrainement  des  novataujB  : 
Vordre  rigide  fondé  par  Calvin  se  détendait  au  milieu  des  hardiesses  de 
la  pensée,  de  Fcclat  des  succès  littéraires  et  des  séductions  du  plaisir. 
Le  rôle  de  cette  petite  république  semblait  grandir  en  se  transformant; 
elle  demeurait  un  asile  ouvert  à  la  liberté,  mais  celle  de  la  pensée,  en 

(i;    La  première  liataille  de  Vilmergen  ftit  ilTrée  en  ISM,  et  U.S6C0Bd6, 
ment  toitie  ptr  U  ptixd'Aarau,  eut  Ueu  le  85  juillet  171 1. 


DES  RÉVOLUTIONS  BT  DES  PARTtô  EN  SUISSE.  i04i*l 

profitait  désormais  plus  que  celle  de  la  conscience;  ractivlté  de  re- 
celé théologique  y  avait  fait  place  à  l'ardeur  des  investigations  Scienti- 
fiques. Genève  envoyait  encore  au  dehors  des  missionnaires;  mais, 
comme  le  fit  Rousseau,  ce  qu'ils  allaient  prêcher,  c'était  l'abolition  déS 
lois  politiques  et  religieuses  sous  lesquelles  vivaient  les  grande  états  li- 
mitrophes; au  lieu  des  Bèze  et  des  Budé,  les  ambassadeurs  littéraires  qtie 
la  France,  de  son  côté,  adressait  à  Genève  étaient  Voltaire  ou  Diderot. 

La  Suisse  allemande  marchait  avec  bien  plus  de  précautions  et  moins 
de  retentissement  dans  la  voie  des  travaut  de  l'esprit.  Haller  honorait 
te  patriciat  de  Berne  par  son  génie;  Lavater,  dans  la  bourgeoisie  lettrée 
de  Zurich,  représentait  la  docte  et  bienveillante  rêverie,  pour  laquelle 
l'Allemagne  protestante  a  toujours  eu  tant  de  penchant;  à  Baie,  les 
noms  des  Hérian  et  des  Bernouilli  méritaient  la  reconnaissance  des 
amis  des  sciences  naturelles  et  mathématiques.  La  saine  métaphysique 
citait  avec  orgueil,  sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  les  études  de  Charles 
Bonnet;  Saussure  ouvrait  la  route  aux  savans  explorateurs  des  Alpes. 
Lausanne,  séjour  préféré  de  Gibbon,  semblait  à  ce  génie,  à  la  fois  si  élé- 
gant et  si  exact,  le  lieu  de  l'Europe  le  plus  propre  aux  grandes  études 
historiques,  tempérée  par  l'agrément  de  la  vie  du  monde,  et  favorisées 
par  la  complète  liberté  du  Jugement. 

L'attention  des  publicistes  de  l'Europe  entière  s'arrêtait  sur  un  pays 
où,  dans  un  espace  fort  resserré,  toutes  les  formes  de  gouvernement 
essayées  en  d'autres  temps  et  dans  d'autres  contrées  se  développaient 
sans  conflit,  malgré  la  Juxtaposition  de  systèmes  si  divers.  On  pouvait, 
en  effet,  y  étudier  en  même  temps  le  jeu  de  la  démocratie  absolue  à 
Schwytz,  celui  de  l'aristocratie  strictement  définie  à  Berne,  celui  de 
Tollgarchie  à  Luceme,  celui  de  la  monarchie  constitutionnelle  à  Neuf- 
Châtel,  celui  du  pouvoir  théocratique  ou  plutôt  patriarcal  à  Porentruy. 
tôiites  les  combinaisons  qui  peuvent  entrer  dans  des  régimes  munici- 

rmx  ingénieusement  compUqués  existaient  à  Baie,  à  Zurich,  à  Genève, 
Saint-Gall.  La  grossièreté  capricieuse  des  factions  du  moyen-âge  se 
maintenait  dans  les  dizains  ou  districts  du  Valais ,  tandis  que,  dans  les^ 
Grisons,  l'ascendant  de  deux  grandes  familles  patricieanes,  les  Salis  et 
les  Planta,  établissait  quelque  harmonie  entre  les  partis  et  donnait 
une  direction  suivie  aux  pouvoirs  confus  de  cent  cinquante  démocra- 
ties rurales,  unies  par  un  lien  fédéral  très  imparfait.  Toutes  les  nuances 
entre  la  dépendance  absolue  et  l'autonomie  presque  complète  se  ren- 
contraient dans  les  territoires  sigets  des  cantons.  A  chaque  pas,  on 
était,  eti  Suisse,  frappé  par  les  plus  étranges  anomalies  :  des  gou- 
verneurs privés  de  l'exercice  de  leur  culte  et  presque  omnipôtens 
pour  le  reste  (1),  des  souverains  à  qui  l'entrée  de  certahieâf  vIHes  de 

(1)  Les  baillis  envoyés  par  Tétai  de  Friboorg'^dans  la  terre  médiate. 


1048  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  états  demeurait  habituellement  interdite  (1),  des  paysans  jaloux 
à  Texcès,  dans  leurs  foyers,  de  l'égalité  démocratique,  et  gouver- 
nant avec  l'arbitraire  le  plus  insolent  des  populations  entières  aux- 
quelles ils  étaient  imposés  pour  baillis  (2).  Ces  rapprochemens,  souvent 
bizarres,  avaient  eu  du  moins  pour  avantage  de  faire  disparaître  sur 
bien  des  points  l'ancienne  intolérance,  fruit  ordinaire  de  la  séquestra- 
tion intellectuelle  et  politique.  Des  alliances  traditionnelles  dominaient 
foute  cette  confusion  et  constituaient  la  situation  extérieure  du  corps 
belvétiqpie.  Des  capitulations  régulières,  dont  Tusage  remontait  aux 
premières  années  du  xvi«  siècle,  assuraient  à  la  jeunesse  des  cantons, 
des  pays  alliés,  et  même  des  pays  sujets,  cette  sorte  de  patrie  impar- 
faite que  les  camps  donnent  aux  soldats  en  échange  des  foyers  pater- 
nels. Les  Suisses  afQuaient  au  service  de  Tempire,  de  la  Hollaiide,  de 
l'Angleterre  quelquefois,  de  l'Espagne  toujours,  et  de  la  France  par- 
dessus tout.  Zurich  tenait  pour  l'alliance  autrichienne;  Berne,  Fribourg 
et  Sôleure  se  vouaient  franchement  à  l'alliance  française,  et  la  pré- 
pondérance décidée  du  sénat  de  Berne  rendait,  dans  les  diètes  du  corps 
helvétique,  l'intérêt  de  la  couronne  de  France  absolument  supérieur  à 
toutes  les  autres  influences  du  dehors.  Quand,  en  Suisse,  on  entendait 
dire  le  roi,  c'était  au  souverain  qui  siégeait  à  Versailles  que  ce  titre, 
prononcé  avec  affection  et  respect,  s'appliquait  exclusivement.  La 
Suisse  aimait  à  croire  son  indépendance  garantie  par  cette  intimité; 
réciproquement,  dans  la  distribution  des  forces  miUtaires  du  royaume 
et  dans  l'établissement  d'un  système  de  forteresses  autour  de  ses  fron- 
tières, Louvois,  Vauban  et  leurs  successeurs  avaient  tenu  grand  compte 
du  contingent  assuré  par  les  capitulations  à  l'armée  de  la  couronne, 
comme  de  l'obstacle  que  le  massif  belliqueux  des  montagnes  suisses 
opposait  aux  opérations  de  tout  ennemi  qui  aurait  voulu  proflter,  pour 
attaquer  la  France,  de  l'espace  presque  désarmé  que  laissent  entre  eux 
le  Rhin  devant  Huningue,  et  le  Rhône  au  pont  de  Beauvoisin. 

Avec  toutes  les  apparences  de  la  sécurité  complète  au  dehors,  de  la 
prospérité  croissante  au  dedans,  la  Suisse  s'affaiblissait  pourtant  à  la 
fin  du  siècle  dernier  et  courait  une  périUeuse  fortune.  La  confiance 
était  détruite  aU^i  bien  entre  les  différens  états  que,  dans  le  sein  de 
chacun  d'eux,  entre  les  gouvernans  et  les  gouvernés.  L'ancienne  or- 
ganisation militaire  n'avait  plus,  dans  ce  berceau  de  soldats  mer- 
cenaires, qu'une  vaine  apparence  de  vitalité.  Partout  les  sujets  aspi- 
raient à  l'affranchissement,  les  vassaux  à  l'indépendance,  les  citoyens 
à  l'égalité.  Dans  le  pays  de  Vaud,  la  conspiration  imprudente,  mais  à 
quelques  égards  généreuse ,  du  mjgor  Davel  avait  révélé  au  sénat  de 

(1)  L*évêque  de  Bâle.à  Bienne. 

(2)  Dans  les  bailliages  italiens,  où  la  rapacité  et  la  morgue  des  gouvemeors  nominét 
far  les  petits  cantons  étaient  proverbiales. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1049 

Berne  la  présence  d'un  danger  que  des  exécutions  sévères  ne  pouvaient 
détourner  que  temporairement.  De  même,  à  Genève,  une  intervention 
étrangère,  celle  de  1783,  avait  été  indispensable  pour  rétablir  la  paix 
publique,  troublée  par  les  exigences  des  classes  que  la  loi  privait  des 
droits  politiques. 

Toutefois  il  fallait  que  du  dehors  partît  T  impulsion  nécessaire  pour 
renverser  un  ordre  de  choses  enraciné  par  trop  d'anciennes  habitudes, 
pour  mettre  un  terme  à  la  lutte  sourdement  engagée  entre  la  philoso- 
phie moderne  et  les  institutions  du  moyen-âge.  Cette  impulsion,  la  ré- 
volution française  vint  la  donner  avec  une  violence  irrésistible.  La 
France,  désormais  dominée  par  le  principe  de  l'égalité  absolue  entre 
les  citoyens,  et  dévorée  par  la  fièvre  du  prosélytisme  plus  encore  que 
par  celle  des  conquêtes,  encouragea  les  efforts  qu'en  Suisse  les  popu- 
lations siyettes  ne  tardèrent  point  à  renouveler  pour  substituer  des 
constitutions  démocratiques  aux  lois  politiques  sous  lesquelles  la  révo- 
lution de  1789  les  avait  trouvées.  L'évéché  de  Bâle  s'insurgea  d'abord 
contre  son  prince,  et  le  pays  de  Vaud  se  souleva  bientôt  après  contre 
ses  baillis.  Une  convention  démagogique  remplaça  le  gouvernement 
ai  curieusement  pondéré  de  Genève;  elle  fit  couler  quelques  gouttes  du 
sang  le  plus  honorable  de  Tétat  :  lugubre  imitation  de  la  tragédie  for- 
midable dont  l'indignation  nationale  en  France  accélérait  alors  le  de- 
noûment. 

Cependant,  en  1798,  le  directoire  français,  alléguant  des  prétextes  fu- 
tiles, mais  déterminé  dans  le  fait  par  le  désir  d'affermir  ses  conquêtes 
récentes  en  ItaUe  et  d'éloigner  en  même  temps  les  dangers  qui  pou- 
vaient venir  encore  de  l'Allemagne;  le  directoire,  jugeant  que  la  fer- 
mentation intérieure  de  la  Suisse  en  rendait  l'occupation  aisée ,  y  fit 
pénétrer  une  armée  :  celle-ci  obtint  en  effet  une  série  de  faciles  avan- 
tages. On  vit  s'écrouler  sans  gloire  et  avec  peu  de  bruit  l'échafaudage, 
depuis  long-temps  miné,  des  institutions  aristocratiques,  des  souvenirs 
féodaux,  des  juridictions  théocratiques  et  municipales;  Berne  et  Fri- 
bourg,  Lucenie  et  Zurich,  ouvrirent  leurs  portes,  perdirent  leurs  épar- 
gnes, renoncèrent  à  leurs  droits  de  souveraineté.  Le  directoire  crut 
alors  sa  cause  entièrement  gagnée.  Il  ne  se  serait  pas  trompé,  s'il  n'eût 
été  question  que  de  renverser  les  gouvernemens  dont  le  principe  aris- 
tocratique répugnait  à  la  révolution  française;  mais  on  voulut  aller  plus 
loin.  Les  nouveaux  maîtres  de  la  France  retombèrent  dans  l'erreur  qui 
avait  égaré  tant  dé  leurs  prédécesseurs,  rois,  ministres  et  généraux  : 
ils  voulurent  assimiler  à  la  France  la  république  helvétique,  malgré 
les  différences  radicales  qui  séparaient  ces  deux  états.  Ils  s'arrogèrent 
d'ailleurs  sans  aucune  délégation  régulière  une  autorité  qui ,  d'après 
leurs  propres  principes,  ne  pouvait  appartenir  qu'aux  citoyens  du  pays 
bouleversé  qu'on  venait  de  proclamer  affranchi.  Une  constitution  uni- 


40B0  MMfwt  mm  vmt  mnam. 

taire  fût  impoeée  à  la  Sai»e  par  les  GommiflBairesde  IftTépcMqaefinBh 
çaiBe.  On  maintinidans  la  noavelle  diyimoD  du  territoire  TaneiéD  noiil 
de  carUon;  toutefoi»la  répartition  du  sol  était  sur  plusieurs  poilrts  aiM^ 
traire,  et  l'organisation  des  dix-huit  nouveaux  cantcms  répendsK  eolifc- 
rement  à  celle  de  nos  départemens.  Le  gouyemement  coitad  ëtTassem^ 
blée  légtslatîTe  devaient  siéger  en  permanence  dans  la  viDe  étAsnn. 
On  vit  alors  combien  il  restait  en  SnifM  d'énergie  à  la  vie  canto- 
nale, c'est-à-dire  au  principe  d'autonomie  des  états,  principe  que  l'ao* 
tion  violente  autant  qu'irréfléchie  du  directoire  français  vendait  anéantir. 
Les  cantons  forestiers  de  Schwytz  et  de  Nidiralden  (i)  protestèrent  les 
armes  à  la  main  contre  l'introduction  du  régime  unitaire,  auquel  ils  ne 
se  soumirent  qu'après  une  résistance  où  l'on  vit  se  renouYéUâ*  les  pn^ 
diges  de  Morgarten  et  de  &randson.  Cette  lutte  avait  à  peine  cessé,  que 
les  armées  de  la  coalition  et  celles  de  la  France  prirent  pendant  deoi 
ans  la  Suisse  orientale  pour  un  de  leurs  champs  de  bataille  les  pins 
obstinément  disputés.  Enfin  les  armes  françaises  eurent  déflmttveneat 
le  dessus,  et  la  constitution  unitaire,  fortifiée  par  l'accession  du  Yabds 
et  des  Grisons,  essaya  de  fonctionner  avec  quelque  apparence  de  régu- 
larité :  Genève ,  Neutchfttel  et  Perentruy,  incorporés  à  la  népubUqiie 
firançaise,  avaient,  depuis  i79B,  cessé  de  figurer  dans  le  corps  hdvé^ 
tique. 

IV. 

Deux  faits  restaient  établis  en  Suisse  :  le  triomphedela  démocratieet 
l'ascendant  de  la  France.  Investi  de  tout  le  pouvohr  qui  est  cxMnpatibk 
avec  le  maintien  de  la  liberté,  Bonaparte,  premier  consul,  voulut  as- 
surer à  son  pays  la  possession  définitive  des  avantages  qu'il  avait  cou» 
quis  dans  les  cantons,  et  en  même  temps  replacer  la  république  helvé- 
tique sur  les  bases  que  des  affections  séculaires,  fortifiées  par  l'expé- 
rience des  dernières  années,  lui  faisaient  considérer  commeiseules  ca- 
pables de  garantir  sa  prospérité  intérieure.  L'occasion  d'exécuter  ce 
projet  bienveillant  autant  que  sage  ne  tarda  point  à  s'ofErir.^  Âloys  Re- 
ding,  l'intrépide  et  patriotique  défenseur  de  Schwytz,  se  mit,  au  mois 
de  septembre  1803,  à  la  tête  d'un  mouvement  insurrectionnel  qui  ten- 
dait à  rétablir  les  anciennes  souverainetés  cantonales,  et  qui  renversa, 
presque  sans  coup  férir,  le  gouvernement  unitaire  placé  sous  la  pro- 
tection déclarée  de  la  France:  Bonaparte,  que  tous  les  partis  s'enten- 
daient alors  pour  désirer  comme  médiateur,  rétablit  avant  tout  l'occu- 
pation militaire  du  pays;  mais,  aussitôt  qu'il  eut  désarmé  matériellement 
les  partis,  il  fit  droit  à  leurs  justes  demanda  en  leur  imposant  l'ode  dt 
médiation  qui  porte  la  date  du  19  février  1804.  La  période  de  décom* 

(1)  Dîvîsioa  orieatale  du  caatoa  d*Unlenfam«ii. 


DBS  RÉVOMIIQIIS  BT  0B8  RAEXOl  BIV  SUISSE.  Mftt 

poeîtioa-  qui  amt  suivi  lacbute  de  Fanoian  régime  aboli  en  1798  se 
trôuYaiiaiDsi  dose  au  bout  de  râ:  ans,  et  Forg^uiisation  présente  de  la 
Soisse  a»  dans  Tactede  môdiatioa^  sesjccicines  lesr  pbis  saines,  si  elles  ne 
sont  pas  les  plus  profondes. 

£ar  auite;de  cet  acte  et  du  pacte  jdont  il  devint  la  base,  la  république 
unisse  fut  une  confédération  de  diap<-fieti^ciiit^^  La  constitution  de  tous 
restait  démocratique;  dans  les^  petits  cantons  (i)  le  principe  du  suffrage 
universel  et  de  l'intervention  directe  du  pei^de  dans  les  aflàires  légis* 
lativessfe  trouvait  maintenu;:mais9  dans  les  cantons  jadis  aristocratiques 
ou  tempérés  (2),  Texercice  des  droits  politiques  était  subordonné  à  la  pos- 
session dfun  certain  revenu,,  et.  les  afEedres  de  Tétat  se  traitaient  par  des 
censeilssouverainsy  représentant  les  assemblées  primairesqui  les  avaient 
choisis.  Dans  la  diète  annuelle,  les  cantons  peuplés  de  plus  de  cent 
miUoames  (3)  avaient  chacun  deux  voix^  les  autres  seulement  une.  La 
direction  supérieure  des-  a£Eaires  communes  à  toute  la  confédération 
appartenait  par  rotation,  et  chaque  fois  pour  un  an,  aux  magistrats  des 
cantons  de  Fribourg,  Berne,  Soleure,  B^e,  Zurich  et  Lucerne;  la  diète 
s'assemblait  dans  le  chef-lieu  du  Fbrorl»  c'est-à-dire  du  canton  direc- 
teur. Chaque  état  se  donna  librement  la  constitution  qu'il  voulut  » 
pourvu  qu'elle  fût  compatible  avee  les  principes  généraux  que  nous 
venons  d'énoncer.  Une  satisfaction  universelle  accueillit  ce  règlement 
des  affaires  long-temps  presque  désespérées  de  la  Suisse  :  elle  ne  fut 
troublée  que  par  le  démembrement  du  Valais,  qui  ne  tarda  guère  à  de- 
venir un  département  de  l'empire  français.  Quant  à  la  Yalteline,  Na- 
poléon en  conserva  la  possession  au  corps  helvétique  et  voulut  qu'elle 
formât  une  quatrième  ligue  de  l'état  des  Grisons. 

Si  la  médiation  française  avait  été  pour  la  Suisse  un  bienfait  inesti- 
mable, le  protectorat  français  imposait  au  pays  de  lourdes  charges  et  le 
privait  de  cette  dignité  que  l'indépendance  politique  peut  seule  confé- 
rer. Les  revers  de  l'empire  rendirent  cette  situation  plus  sensible  ei 
plus  douloureuse;  les  principes  comprimés  par  les  événemens  qui 
avaient  abouti  à  l'acte  de  médiation  se  réveillèrent  en  1813  avec  une 
énergie  q^u'on  eût  pu  croira  depuis  long-temps  éteinte.  Les  régimens 
suisses  qu'aux  termes  des  nouvelles  capitulations  les  cantons  fournis- 
^ient  à  l'armée  française  avaient  été  presque  anéantis  par  les  désas- 
tres de  1812;  renouvelés  aussitôt,  mais  encore  décimés  par  la  cam- 
pagne de  1813,  ils  ne  se  sentaient  plus  pour  les  aigles  de  Napoléon  ni 
l'ancienne  confiance,  ni  rancienne  afE^^tion.  Les  armées  des  puissances 

(1)  Scbwyt^,  Uri,  Uhterwalden,  Zbg,  GIbim,  Aftpensèll. 

(S)  Berne,  Zaneh^BIOe,  Scli«iI6ase„Liicenie,,Avs«Tiep  Thorgpfie,  SaiQt-OaO,  Vaatf, 
Tessin,  Grisons,  Soleure,  Friboorg. 

(a)  n  y  en  avait  alors  sept,  à  saToir:  Berne,  Zioricli,  laiceme,  Argofie»  Saiat-Gall, 
Vand,  Grisons. 


i052  REYtE  DES  DEUX  MONDES. 

Uliées  ne  s'arrêtèrent  point  à  la  déclaration  de  neutralité  que  la  diète, 
réunie  à  Zurich ,  avait  essayé  d'opposer  à  leur  marche  à  travers  le  ter- 
ritoire helvétique;  mais,  en  y  pénétrant,  leurs  chefs  protestèrent  qu'ils 
voulaient  n'y  paraître  qu'en  libérateurs.  Les  événemens  qui  se  payè- 
rent alors  furent  la  contre-partie  assez  exacte  de  ceux  qui,  sous  l'in- 
buence  de  la  révolution  française,  s'étaient  accompUs  en  Suisse  quinze 
ans  auparavant.  Des  réactions  politiques  plus  ou  moins  violentes  écla- 
tèrent dans  les  anciens  centres  des  pouvoirs  aristocratiques ,  ou  même 
des  pouvoirs  municipaux  vigoureusement  constitués.  Genève  ressaisit 
âon  indépendance;  Berne  revendiqua  la  totalité  de  ses  anciennes  posses- 
^ons.  Sous  la  protection  des  armées  alliées,  la  diète  annula,  le  99  dé- 
cembre 1813,  l'acte  de  médiation  et  posa  les  bases  d'une  alliance  fondée 
sur  des  principes  diflërens.  C'était  au  congrès  des  ministres  de  toutes 
les  puissances  réunis  d'abord  à  Paris  et  ensuite  à  Vienne  que  la  Suisse 
devait  désormais  s'adresser,  et  pour  faire  régler  ses  nouvelles  limites 
territoriales,  et  pour  faire  admettre  dans  le  droit  général  de  l'Europe 
la  constitution  qu'elle  parviendrait  à  se  donner. 

Le  premier  point  se  trouva  réglé  par  l'acte  final  du  traité  de  Vienne 
et  par  un  accord  subséquent  avec  la  cour  de  Sardaigne  (3  et  9  juin  484  5). 
La  Suisse  perdait  la  Valteline,  qui  fut  concédée  à  la  monarchie  autri- 
chienne, mais  elle  regagnait  le  Valais;  elle  acquérait  en  outre  Genève 
fct  reprenait  l'évêché  de  Bâle  avec  la  principauté  de  Neufchâtel;  celle-d, 
tendue  à  la  maison  royale  de  Prusse,  qui  en  avait  la  souveraineté  de- 
t)uis  1707  (1),  n'en  devait  pas  moins  former  un  canton,  le  vingt*unième 
de  l'alliance,  laquelle  en  comprit  en  tout  vingt-dmx.  Quelques  fractions 
du  pays  de  Gex  et  de  la  Savoie  agrandissaient  la  banlieue  de  Genève  et 
ùiettaient  ce  nouveau  canton  en  communication  directe  avec  l'ancien 
territoire  suisse. 

Pour  sa  reconstitution  intérieure,  ce  pays,  dépourvu  de  centre  poli- 
tique et  agité  en  sens  opposés  par  des  passions  anciennes  et  nouvelles, 
par  des  intérêts  inconciliables,  attendait  aussi  du  dehors  une  direction 
déterminée  :  les  cabinets  alUés,  qui  venaient  de  pacifier  l'Europe,  rem- 
plirent ce  rôle  auprès  de  la  confédération.  L'empereur  de  Russie  inter- 
|)osa  ses  bons  offices  pour  conserver  une  existence  indépendante  au  pays 
de  Vaud,  patrie  du  général  Laharpe,  guide  de  sa  première  jeimesse.  Le 
fnaintien  du  canton  de  Vaud  emportait  celui  du  canton  d'Argovie,  et 
en  général  l'influence  d'Alexandre  s'employa  pour  empêcher  la  res- 
tauration des  sénats  aristocratiques  dans  l'exercice  de  leurs  anciens 
pouvoirs  sur  les  pays  sujets.  Il  ne  fut  sérieusement  question  du  réta- 

(1)  Comme  héritage  de  la  maison  de  Longueville,  qui  le  tenait  dl&-même  dés  comtes 
de  Hochberg.  Les  bourgeois  de  Nenfcbâtel  décidèrent  seuls  entre  les  différens  préten- 
dans,  et  s'assurèrent  que  celui  auquel  ils  donneraient  la  préférence  confirmerait  leurs 
privilèges  dans  toute  retendue  de  rinterprétation  la  plus  faTorable. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  4053 

blissement  d'aucun  état  ecclésiastique.  Uévêché  de  Bâie  fut  adjugé  au 
canton  de  Berne,  comme  une  sorte  de  compensation  pour  les  restitu- 
tions qu'on  lui  refusait.  Ce  fut  une  faute  considérable.  En  introduisant 
un  élément  catholique  et  roman  dans  une  république  toute  protestante 
et  germanique,  on  détruisait  l'unité  ecclésiastique  et  morale  de  l'an- 
cien territoire  et  on  plaçait  le  nouveau  dans  une  situation  d'infériorité 
gênante.  On  commit  une  autre  faute  en  laissant  à  l'état,  d'ailleurs  tout 
catholique,  de  Fribourg  le  district  protestant  de  Horat,  dont  la  popu- 
lation désirait  se  réunir  au  pays  de  Berne.  Les  cantons  mixtes  et  nou- 
veaux d'Argovie,  Saint-Gall  et  Thurgovie  furent  conservés  tels  que  les 
avait  reconnus  l'acte  de  médiation. 

Nous  venons  de  parler  de  sénats  aristocratiques  :  c'est  qu'en  effet,  de- 
puis le  commencement  de  1814,  des  révolutions  intérieures  avaient  fait 
prévaloir  derechef,  dans  plusieurs  états,  un  principe  abattu  en  1798  et 
abandonné  en  18(U.  La  chute  de  l'empire  avait  déterminé  une  réaction 
à  laqueUe  cédèrent  entièrement  les  populations  de  Berne  et  de  Fri- 
bourg, moins  complètement  ceUes  de  Luceme  et  de  Soleure,  et  dont 
les  effets,  quoique  mitigés  par  un  esprit  différent,  furent  également 
ressentis  à  Neufchâfel,  Genève,  Bâle,  Zurich,  Schaffouse,  Coire,  Sion  et 
même,  quant  aux  charges  municipales,  à  Saint-Gall.  Les  anciens  patri- 
cîats  n'avaient  pas  considérablement  souffert  dans  leurs  fortunes  héré- 
ditaires, et  conservaient,  avec  le  désir  sincère  de  servir  leur  patrie,  la 
ferme  xîonviction  de  leur  aptitude  à  la  gouverner;  ces  corps,  partout 
honorables  et  dans  quelques  lieux  fort  éclairés,  rentrèrent  en  masse  aux 
affaires.  Leur  action  fut  exclusive  à  Fribourg,  prépondérante  à  Berne, 
Soleure  et  Luceme,  indirecte  et  limitée  à  Zurich,  Schaffouse  et  Genève; 
cachée,  à  Bâle,  derrière  l'organisation  inflexible  du  municipe;  associée, 
chez  les  Grisons,  aux  traditions  vivantes  de  l'ancienne  féodalité;  sub- 
ordonnée, dans  le  pays  de  Neufchâtel ,  au  gouverneur  envoyé  par  la 
couronne;  protégée,  dans  le  Valais,  par  le  pouvoir  épiscopal;  encoura- 
gée, dans  les  cantons  forestiers,  par  les  souvenirs  reconnaissans  du 
peuple.  Les  seuls  états  dont  l'esprit  demeura  vraiment  démocratique 
furent  ceux  de  création  nouvelle  :  Vaud,  Thurgovie,  Saint-Gall,  Argo- 
vie,  Tessin,  et  trois  des  anciens  petits  cantons,  dans  lesquels  il  n'existait 
point  de  familles  prépondérantes  :  Zug,  Glaris,  Appenzell.  Toutefois  ces 
derniers  états,  faibles  et  séquestrés,  ne  pouvaient  soutenir  avec  quelque 
vigueur  un  principe  auquel  le  mouvement  général  des  idées  en  Europe 
avait  cessé  d'être  favorable.  Ce  fut  donc  seulement  à  Lausanne,  Aarau 
et  Samt-Gall  (1),  que  la  démocratie  put  continuer  à  s'appuyer  sur  la 
tribune;  la  presse  se  mit  à  la  servir  avec  un  zèlë  infatigad)le  à  Genève, 

(1)  L'influence  aristocraiîqne  des  familles  patriciennes  de  Saint-Gall,  ne  8*étendant  point 
hors  de  la  ville,  ne  modifiait  pas  d*iuie  manière  très  sensible  Tesprit  démocratûiue  do 
canton. 

TOXE  xvn.  ^ 


iZarâb^mdme,  où  l'esprit  da  gouvenieinent  était  pourtant  cootrure  h 
cette  direction.  La  presse  deyint  aussi  fort  active  dans  ces  petites  Tilles^l^ 
4e.la.  Suisse  italienne,  qui  forment  comme  les  sentinelles  aiuncées  ds 
légalité  républicaine  auprès  des  grands  ceatces  d'administratioa  quh 
narcbique  en  Lombardie  et  en  Piémont. 

n  est  temps  de  parler  du  pacte  fédéral  qui  constitua  Texistençe  comi» 
vaune  des  vingt-quatre  (2)  républiques  suisses,  et  leur  assigna  leur 
place  collective  dans  la  famille  des  peuples  européeos.  Promulgué  i 
Zurich,  le  7  août  1815,  le  pacte  ^éral  (ut  recoanuetgarantiy  1&20  oo^ 
vembre  suivant,,  par  les  cours  de  Franee,  d'Autriche,  d'Angleterre,  de 
Prusse,  de  Russie  et  de  Portugal;  ceUe  de  Sardaigne  lui  donna  séparer 
ment  son  adhésion  officielle^  la  diète  elle-même  avait  accepté  formeUe- 
Kient,  le  12  août  de  la  même  année,  les  actes  du  congrès  de  Vienne^ 
^i  fixaient  les  limites  de  la  Suisse  et  spécifiaient  sa  perpittulU  neutror 
kUi.  Je  citerai  ici  les  principales  stipulations  du  l[>a£te. 

«  Les  vingt-deux  catUont  saiwerains  de  la  Soiase  se  réunissent  pour  le  mmnr 
imn  de  leur  liberté  et  de  leur  iodépendanoe  contie  toute  attaque  de  la  part  di 
Vétrauger*  ainsi  que  pour  la  oonaarratîon  de  Tordre  et  de  la  tranquilUté  4  Tin* 
térieur.  ïlÊ>SKi  garantisMUt  mutueUement  leurs  constitutions  etieucs  territoires.» 

Le  pacte  pourvoit  ensuite  à  la  formation  et  au  maintien  de  milices 
fédérales,  composées  des  contingens  particuliers  assignés  aux  cantons. 
fia  force  totale  de  ces  troupes  fut  d*abord  fixée  à  trente-deux  mille  haS 
eents  hommes;  des  résolutions  successives  Font  élevée  à  soixante-quatre 
mille.  Les  contributions  fédérales  destinées  à  l'entretien  des  cadres  de 
eee  corps  et  aux  autres  dépenses  militaires  se  montent  actuellement  à 
t^iM0,oeo  firmes  à  peu  près  (3). 

ft  Chaque  canton  menacé  au  dehors  ou  dans  son  intérieur  a  le  droit  d*ap- 
peler  d*autres  cantons  à  son  secours,  en  ayant  soin  d'en  informer  aussitôt  le 
canton  directeur. 

«T(nites  to  prétentions  et  contestations  qui  s^élèveraient  entre  les  cantons 
serontdéèidées^  par  des  arbitres  fédéraux. 

Cl  Lesioantons  ne  peuvent  focmer  entre  eux  de  liaisons  peé^udioîables  au  paota 
CMéral  ni  aux  dh>Hsdë8f  autres  cantons. 

«  La'Contédération  consacre  le  principe  q^'il  n'axîsia  plus  en  Suiae  drpajv 
«gets,  et  quo^  la<  jouissance  des  àtoits  politiques,  ne.peut^  dans  ancnn  caotont 
iHm  un  privilège  exclusif  en  faveur  d'une  classe  de  citoyens. 

«  Là- diète,  qui  dirige  les  affaires  générales  de  la  confédération,  se  compose 
des  députés  des  vingt-deux  cantons,  qui  votent  d'après  les  insttnctions  de  leurs 
fftruveraemens.  Chaque  canton  a  une  voix.  » 

■ 

(1)  Lugano,  Laewoo^  Oèpabigov 

(S)  U  y  a  deux  républiques  distinctes'  dans  chacun  des  cantons  d'Unterwalden  'et 
d*App6nieU. 
I,  (8)  TOr,700'fhuiC8  de  Saitte. 


DBS  vÈYiMnmm  it  dm  i^amib  m  suisse.  ioss 

Par  ooméqiiiMit,  rassamUée  générale  des^  états  suisses  est  nn  congrès 
He  Tingt^eu  {âéatpcrte&tiaires  liés  par  leurs  instruetioDS,  et  dont  la 
droit  demeure  égal,  bîejEi  qu'entre  les  états  qu-ils  représentent  il  eiiste 
des  diStrenees  de  pepnlation  dent  le  maadmum  est  d'il!!  à  iretue^  (i). 

«  La  dièle  se  faMemble  dans  le  chef-lieu  du  canton  directeur.  Le  premier 
magistrat  de  ce  canton  la  préside.  Ses  décisions  sont  prises  à  la  simple  migorilé' 
des  voix  (cette  majorité  est  de  doiae  voix  contre  dix)^  sauf  pour  les  cas  de  paix 
et  de  guerre,  ou  pour  la  conclusion  de  traités  d^ailiance.  Pour  ces  décisions  im- 
portantes, les  trois  quarts  des  voix  sont  nécessaires. 

<c  Les  cantons  peuvent  traiter  en  particulier  avec  des  gouvernemens  étrangers 
pour  des  capitulations  militaires. 

«  Les  envoyés'diplomatiques  de  la  confédération  sont  nommés  et  révoqués  par 
la  diète.  Gille^n  peut  adjoindre  àoe  directoire  des  représentans  fédératrx  nom** 
mes  par  les  eantoui,  daos  Tordre  et  les  proportions  qu*on  stipijde. 

«  Trois  cantons  seuls  alternent  dans  les  fonctions  de  canton  direfiem'fyarfurt): 
ee  sotttZuriek«Bem&etLu<enie^  Chatun  d^euo^les  remplit  pendant  deux  ans.» 

Telles  smit  lesbasfô  politique  de  la  constitution  fédérale  qui  régit 
actuellement  la  Suisse.  On  dirâit  que  les  auteurs  de  cette  loi  ont  voulu 
Ater  au  pajs  la  possibilité  dé  la  modifier  légalement,  par  la  suite,  dans 
ce  qu'elle  a  d'essentiel.  Gomme  le  pacte  repose  sur  Tadhésion  unanime 
et  lôire  de  vingt-deux  cmtons  souverains,  le  consentement  de  tous  est, 
à  la  rigueur,  nécessaire  pour  qu'un  changement  quelconque  puisse  7 
être  valablement  introduit;  de  même,  la  garantie  des  puissances  signa- 
taires du  traité  de  Paris,  ayaût  été  explicitement  donnée  en  vue  du 
pacte,  semMerait  devoir  être  invalidée,  si  cette  constitution  venait  à 
être  modifiée  sans  la  ratifi^cation  de  chacun  des  états  garans.  Imposer 
à  la  Suisse  une  sorte  d'imnmtabflfié  politique ,  tel  fut  probablement  le 
but  des  honmies  d'état  qui,  dans  leurs  sphères  respectives,  eut  les  uns 
consefllé ,  les  attires  déterminé  la  rédaCtion^ét  l'acceptation  définitive 
du  pacte  fédéral. 

Pendant  quhize  ans,  cet  acte  créa  à  la  Suisse  une  situation  qui,  exa- 
minée supeiîsciellemettt,  pouvait  paraître  avantageuse^  Les  capitulations 
militannes  conclues  avec  la  France,  la  Hollande  et  d'autres  pays,  ou- 
vraient à  une  partie  de  la  jeunesse  suisse  une  carrière  que,  malgré  les 
protestations  de  beaucoup  d'hommes  éclairés  et  l'expérience  de  plu- 
sieurs générations,  on  s'accordait  à  regarder  comme  honorable.  Les 
relations  avec  les  puissances  limitrophes  étaient  digne»  et  sûres.  De 
grandes  améliorations  matérielles  s'accomplissaient  dans  presque  tous 
les  cantons.  Le  commerce  prospérait  en  dépit  des  restrictions  dont  il 
était,  à  rintérieur,  grevé  par  les  péages,  et,  à  l'extérieur,  flrappé  par 
les  tarife  hostiles  des  contrées  voisines;  il  prospérait  par  la  force  indes- 

(t)  L'étude  Beraeiretlfèrate  le mailmnm de  population,  «t celui  dtiri  lé  minimum. 


4056  REYUB  DES  DEUX  MONDES* 

trucUble  de  la  prévoyance  et  de  la  liberté.  La  culture  des  sciences,  des 
lettres  et  des  arts  illustrait  Genève,  Bâle  et  Zurich;  elle  se  continuait 
à  Lausanne  et  à  Neufchâtel,  quoique  avec  moins  de  vigueur.  Genève 
avait  repris  son  ancien  rang  parmi  les  foyers  intellectuels  de  TEurope. 
Des  écrivains  du  premier  ordre,  des  savans  auxquels  la  voix  de  tous  les 
pays  adjugeait  la  succession  des  Linné  et  des  Yolta,  faisaient  de  cette  pe- 
tite ville  un  des  séjours  les  plus  désirables  qu'aucun  état  pût  offrir.  Sous 
le  titre  modeste  d'académie ,  l'ensemble  de  ses  écoles  constituait  une 
véritable  université,  fréquentée  par  une  jeunesse  d'élite  venue  de  tous 
les  points  de  l'Europe. 

Dans  les  viUes  mêmes  où  les  premiers  citoyens  n'avaient  jamais  su 
que  combattre  et  gouverner,  à  Berne  par  exemple,  ime  direction  ferme 
et  régulière  semblait  rendue  à  la  politique,  et,  comme  les  charges  dans 
le  sénat  tendaient  à  devenir  en  grande  partie  héréditaires,  la  diplo- 
matie étrangère,  l'ambassade  de  France  surtout,  sentaient  leur  tâche 
simplifiée,  car  la  Suisse  retrouvait  à  quelques  égards  un  directoire  per- 
manent. Les  diètes  se  succédaient  avec  assez  de  calme,  et,  grâce  à  l'u- 
nion étroite  entre  les  gouvernemens  entièrement  aristocratiques  et  les 
gouvernemens  absolument  démocratiques,  les  décisions  de  ces  congrès 
annuels  étaient  presque  toutes  prises  à  de  très  grandes  majorités.  Cette 
bonne  intelligence  avait  sa  source  dans  un  sentiment  également  puis- 
sant à  Berne  et  à  Schwytz,  à  Fribourg  et  à  Glaris  :  le  respect  et  l'amour 
du  passé,  quel  qu'il  eût  été  pour  chaque  pays. 

Malgré  ces  apparences  très  favorables,  les  symptômes  d'une  décom- 
position prochaine  pouvaient,  bien  avant  1830,  être  aperçus  dans  les 
bases  morales  sur  lesquelles  reposaient  ces  gouvernemens  suisses,  dé- 
pourvus par  leur  essence  même  de  toute  force  matérielle,  et  retenus 
ensemble  par  un  lien  très  imparfait.  Le  parti  démocratique^  sorti  par- 
tout de  la  stupeur  dans  laquelle  les  événemens  de  1813  à  1815  l'avaient 
plongé,  s'agitait  pour  restreindre  dans  les  villes  l'ascendant  des  familles 
patriciennes  et  pour  accroître  dans  les  conseils  souverains  la  part  de 
représentation  accordée  aux  campagnes  par  les  nouvelles  constitutions. 
Le  seul  canton  cependant  où  ces  tendances  remportèrent  alors  un  succès 
législatif  fut  celui  du  Tessin;  là  même,  une  réforme  partielle  de  la  loi 
politique  ne  fut  décrétée  qu'au  mois  de  juin  1830.  Partout  ailleurs  la 
résistance  était  molle,  parce  qu'elle  venait  des  intérêts  plus  que  des  con- 
victions; mais  elle  sutQsait  pour  maintenir  un  ordre  de  choses  qu'on 
attaquait  sans  unité  de  plan  et  sans  persévérance  d'action. 

La  Suisse  n'avait  pas  renoncé  à  son  vieux  et  honorable  droit  d'asile, 
seulement  elle  en  usait  avec  beaucoup  de  précautions,  et  les  nouveaux 
citoyens,  admis  pour  la  plupart  dans  les  cantons  de  Genève,  Vaud,  Ar- 
govie  et  Thurgovie,  étaient  soit  des  écrivains,  des  savans  distingués, 
soit  des  hommes  protégés  par  de  grandes  infortunes  politiques  dont 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1057 

rétat  général  du  monde  ne  leur  laissait  pas  espérer  de  voir  la  fin.  Seules^ 
les  questions  religieuses  offraient  en  Suisse  un  caractère  menaçant  et 
pouvaient  faire  craindre  des  crises  immédiates. 

La  réorganisation  ecclésiastique  de  la  Suisse  catholique  avait  suivi 
d'assez  près  rétablissement  du  pacte  fédéral.  Des  évêchés  avaient  été 
conservés  à  Sion,  Coire  et  Fribourg^  la  juridiction  de  ce  dernier  dio- 
cèse s'étendait  désormais  sur  le  canton  de  Genève.  Le  siège  de  Bâle  fut 
transféré  à  Soleure,  et  Ton  convint  que  Saint-Gall  formerait  plus  tard 
un  cinquième  évêché  (1).  Comme  on  ne  donna  point  de  métropolitain  à 
cette  province  ecclésiastique,  il  devint  évident  que  la  nonciature  apos- 
tolique ,  dont  le  chef  résidait  à  Luceme ,  aurait  en  Suisse  la  direction 
supérieure  des  affaires  catholiques,  circonstance  qui  devait  soulever 
une  polémique  très  vive  et  servir  non-seulement  de  prétexte  à  des  dé- 
clamations violentes,  mais  encore  de  motif  à  des  mécontentemens  réels. 

Un  article  du  pacte  fédéral  (le  douzième)  garantissait  a  l'existence 
des  couvens  et  chapitres  et  la  conservation  de  leurs  propriétés,  en  tant 
qu'elle  dépend  des  gouvememens  des  cantons,  d  La  plupart  des  mo- 
nastères auxquels  s'appliquait  cette  sanction  solennelle  appartenaient 
à  l'ordre,  justement  illustre  en  plusieurs  lieux  et  partout  inoffensif , 
des  bénédictins  de  la  congrégation  du  Hont-Cassin.  Plusieurs  couvens 
de  femmes  attiraient,  comme  ces  monastères,  une  attention  particu- 
lière et  souvent  jalouse  par  la  richesse  de  leur  dotation  territoriale.  Au 
contraire,  les  franciscains,  séjournant  dans  les  cantons  de  Fribourg, 
Lucerne  et  Soleure,  plaisaient  au  petit  peuple  par  leur  laborieuse  et  pa- 
tiente pauvreté.  Cependant  aucune  irritation  ne  se  serait  manifestée, 
même  dans  la  Suisse  protestante,  contre  les  établissemens  monastiques, 
si  la  compagnie  de  Jésus  n'eût,  après  sa  résurrection,  en  1814,  fondé 
des  collèges  à  Brigg,  à  Fribourg  et  à  Estavayer.  Le  caractère  entrepre- 
nant, infatigable,  de  cette  association  célèbre,  l'influence  prépondé- 
rante qu'elle  avait  exercée  dans  plusieurs  grands  états,  la  promptitude 
avec  laquelle  l'édifice  de  sa  fortune  immobilière  s'élève  dans  les  pays 
où  elle  met  lé  pied,  ses  prétentions  avouées  à 'diriger  l'éducation  pu- 
blique sans  le  contrôle  des  gouvememens,  tout  s'unissait  en  elle  pour 
exciter  des  inquiétudes  et  provoquer  de  vives  récriminations.  On  savait, 
en  outre,  qu'un  prosélytisme  actif  autant  qu'adroit  faisait  partie  de  ses 
traditions  le  plus  religieusement  suivies. 

Un  fait  considérable  (2),  dont  Berne  fut  le  théâtre,  prouva  bientôt  que 
la  controverse  protestante  aurait  quelquefois  le  dessous  contre  de  sem- 
blables adversaires.  Cependant  les  jésuites  ne  furent  d'abord  attaqués 

(1)  Ce  diocèse,  séparé  de  celui  de  Goire,  a  été  définitivement  formé  en  1S45. 
(S)  La  conTersion  au  catholicisme  du  baron  de  Haller,  sénateur. 


qn'aflnz  VOSkaietA;  fledlemeiit,  dans  les  cantons  qifliDlh[iies  ohib 
n'atmeiit  pas  encore  pénétré,  <m  se  mit  en  garde  contre  leors  \màk^ 
tnres  de  propagation,  et,  dans  le  canton  même  de  Fribotu^,  des  bonmitt 
relîgieoz  d'nne  école  tonte  différente  panrinrent  à  donner  quelque 
consistance  an  système  d'éducation  populaire  conçu  par  un  ffigne  d 
laborieux  cénobite,  le  père  Girard.  Du  reste,  les  jésxdles  acquirent 
promptement  raflèction  des  Tilles  où  ils  avaient  fondé  leors  écoles;  ef- 
fectirement,  Ils  en  augmentaient  l'aisance  matérielle,  et  en  même 
temps  ils  7  ménageaient  soigneusement  les  influences  qif  Os  tronraifltl 
établies  et  qu'ils  croyaient  capables  de  les  seconder. 

n  y  avait  beaucoup  plus  d'agitation  dans  le  sein  de  l'église  prota»- 
tant«.  Deux  principes ,  dont  l'antagonisme  entretient  le  monvemeoi 
et  la  vie  dans  le  monde  religieux,  donnaient  en  même  temps  rassnt 
au  système  de  doctrine  et  de  gouvernement  ecdésiastlqtie  qne  la  cm- 
feêiion  hêhéiiqne  avait  sanctionné  après  le  synode  de  Dordrecht ,  et  qui 
régnait,  sensiblement  mitigé  par  des  théologiens  dn  dernier  siècle  ({].. 
dans  les  églises  françaises  de  Genève  et  de  Vaud.  Les  progrès  du  soc> 
niamsme,  lequel  empruntait  en  général  aux  dissertations  allemandesb 
langage  métaphysique  d'un  rationalisme  savant,  firait,  par  opposi^ 
tion,  revivre  chez  plusieurs  pasteurs,  et  rendirent  chères  à  phcâetm 
troupeaux ,  l'intégrité  des  principes,  l'austérité  des  méBiodes  dn  vieiff 
calvinisme,  tandis  que  les  églises  officiellement  unies  à  l'état  penchaiefii 
de  plus  en  plus  vers  l'indécision  des  croyances  et  le  relâchement  de  h 
discipline.  Des  congrégations  séparées  surgissaient  de  tont^  paite.  DsiB 
quelques-unes  de  celles-ci ,  l'exaltation  de  la  pensée  alunissait  à  la  vi0>* 
knce  du  langage  et  déterminait  des  actes  d'un  fanatisme  inqniétnit, 
mais  il  y  en  avait  bien  peu  qui  méritassent  ce  reproche;  ^n  générd  ti 
science  théologique,  la  pratique  rigide  de  la  moi^e  évemgéiiqne,  Ftf- 
siduité  à  la  prière,  caractérisaient  les  membres  de  ces  assoefations  indé^ 
pendantes  que  des  pr^ugés  vulgaires  poursuivaient  cTappeUatiônsodieiF 
ses  ou  ridicules.  Les  gouvememens  cantonaux  ne  les  voysdettt  nulle  ptft 
de  bon  œil,  parce  qu'elles  dérangeaient  Tordre  officiel  et  la  régularilé 
du  service  dans  ce  qu'ils  considéraient  comme  une  branche  de^radnrini^' 
tration  publique.  La  lutte  entre  l'autorité  poHtîque  et  les  congrégatiom 
dissidentes  s'^venima  tellement  dans  le  pays  de  Taud,  que,  le  90  mai 
1824,  une  loi  empreinte  de  l'intolérance  la  moins  déguisée  fut  décrétée 
contre  les  congrégations.  Leurs  pasteurs  résistèrent,  et  des  actes  qui 
constituaient  une  véritable  persécution  vinrent  attrister  cette  bdle  con- 
trée. En  définitive,  l'issue  de  ce  débat  fut  celle  de  tous  les  conflits  qu'oD 
a  vu  ou  qu'on  verra  s'engager  entre  la  force  matérielle  et  la  liberté 

(1)  Principaldment  par  Aiphonte  Tmrettifd. 


DBS  RÉyOLUnOllS  ST  DJN  PAEHS  IN  SUISSE.  iÛIM 

r^Iue  à  défendre  ses  droits;  le  doute  ou  la  négation  purent  recouric 
à. la  violence  contre  les  convictions  qui  leur  résistaient,  mais  ccIlesHîi 
se  retrempèrent  dans  la  lutte  et  ne  firent  que  gagner  du  terrain. 

V. 

Telles  étaient  les  ccmiiriiications  intérieures  qui  semblaient  devoir 
ppéoccupw  êxckiHvèment  la  Suisse,  ^quand  un  événement  inattendu 
ramena  vers  les  relations  extérieures  l'attention  qui  s*en  était  un  mo- 
QMHt  détournée.  La  révolution  de  1830  fit  explosion  dans  un  pays  qui  à 
tel  seul  exerçait  sur  tous  les  cantons  plus  d'influence  que  le  reste  du 
monde,  et  dont  seize  mille  soldats,  fleur  de  la  jeunesse  suisse,  servaient 
alors  le  souverain.  Les  trois  journées  eurent  un  long  retentissement  en 
Suisse,  et  Ton  sentit  Tordre  politique  établi  par  les  événemens  de  1814 
chanceler  dans  tous  ses  fondemens. 

Quelques-uns  des  pouvoirs  qui  devaient  le  plus  souffrir  de  ce  grand 
événement  s'empressèrent  de  le  saluer  par  des  acclamations  joyeuses  : 
lâle  et  Oenève  applaudirent,  parce  que  leurs  sympathies  libérales  et 
philosophiques  étaient  flattées.  Conduits,  comme  il  arrive  souvent,  à 
fimprévoyaiice  par  un  long  exercice  du  pouvoir,  ces  gouvememens 
n'apercevaient  pas  les  résultats  qu'allait  avoir  pour  eux-mêmes  le  chan- 
gement soudain,  absolu,  du  principe  sur  lequel  la  première  monar- 
ohie  de  l'Europe  occidentale  s'était  rassise  après  les  traités  de  Paris  et 
devienne. 

Cependant  les  gouvememens  patriciens,  blessés  da^  les  affections 
héréditaives  de  leurs  membres,  irrités  par  la  rupture  des  capitulation? 
qui  renvoyait  en  Suisse,  sans  emploi,  un  si  grand  nombre  de  soldats  et 
dfolficiers,  pressentant  d'ailleurs  quelle  accession  redoutable  de  forcesr 
Fesemple  de  la  France  apportait  dans  les  cantons  au  principe  démo- 
caràtique;  ces  gouvememens,  dis-je,  ne  purent  dissimuler  leurs  regrets; 
ib  ne  s'en  hâtèrent  pas  moins  de  reconnaître  le  nouvel  ordre  de  choses, 
et  ils  se  bornèréht,  quant  aux  aflRsdres  générales  de  leur  pays,  à  mettre 
sa  neutralité  sous  l'abri  de  déclarations  renouvelées.  En  eflèt,  on  pou- 
VMt  prévoir  que  les  légations  étrangères,  rassemblées  alors,  sauf  une 
seule  (1),  dans  la  ville  de  Berne,  et  qui  depuis  1815  s'étaient  habituet- 
Ibment  entaidues,  quant  aux  pdnts  essentiels,  sur  les  conseils  à  donner 
à  la  Suisse,  lui  imprimeraient  au  contraire  désormais  des  directions 
opposées.  Chaque  puissance,  pour  entraîner  l'ensemble  de  la  confédé^ 
ntfon,  sJfadt  faire  usage  de  ses  moyens  spéciaux  d'influence  sur  les 
cantons  pris  à  part.  Dans  le  principe,  la  France,  appuyée  avec  mesure 
par  l'Angleterre,  devait  trouver  en  face  d'elle  l'Autriche,. la  Prusse  et 

(1)  La^DoncUtiire  apostolique»  d<mt.ki  véndence  était  à  Lucerae. 


1060  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Russie  réunies;  la  nonciature  apostolique  et  le  représ^itant  de  la 
cour  de  Sardaigne  penchaient  ouyertement  de  ce  dernier  côté.  Hais 
Faction  de  la  Prusse  était  affaiblie  par  son  indécision ,  et  bientôt  d'ir- 
résistibles auxiliaires  vinrent  en  aide  à  la  politique  française.  Des  révo- 
lutions  cantonales,  déterminées  par  l'enthousiasme  et  pdr  les  espé- 
rances du  parti  démocratique,  éclatèrent  en  douze  endroits  diflëlrens. 

L'Argovie  prit  l'initiative  des  changemens.  Dès  le  6  décembre  1890, 
Hue  émeute  de  campagnards  renversa,  sans  effusion  de  sang,  le  gou- 
vernement qui  s'efforçait,  d'une 'main  timide,  de  conserver  une  sorte 
d'équilibre  entre  les  partis.  Une  assemblée  constituante  fut  convoquée, 
avec  la  mission  expresse  d'étendre,  le  plus  qu'il  serait  possible,  le  droit 
de  suffirage,  et  de  proportionner  uniquement  au  chiffre  de  la  popula- 
tion la  représentation  de  chaque  district. 

Ce  n'était  là  qu'une  réforme  :  de  véritables  révolutionê  s'accomplirent 
dans  le  courant  de  1831,  et,  pour  la  plupart  (1),  pendant  les  six  pre- 
miers mois  de  cette  année,  à  Berne,  Zurich,  Soleure,  Fribourg  et  Lu- 
cerne;  des  changemens  très  essentiels  furent  introduits  en  même  temps 
dans  les  constitutions  cantonales  de  Vaud,  Schaffouse,  Saint-Gall  et 
Thurgovie.  Ces  substitutions  d'un  gouvernement  à  l'autre  s'eflTectaè- 
rent,  sur  tant  de  points  distincts,  avec  une  sorte  d'uniformité.  Le  peuple 
prenait  les  armes  dans  quelques  districts  éloignés  du  chef-lieu;  on  oi^- 
nisait  dans  les  petites  villes,  travaillées  de  longue  date  par  des  jalousies 
implacables  contre  les  capitales,  quelques  corps  expéditionnaires  qui 
observaient  dans  leur  marche  une  discipline  toute  militaire;  les  pou- 
voirs constitués,  abattus  par  l'inimitié  des  paysans,  par  l'apathie  des 
bourgeois,  par  le  d^uragement,  précurseur  de  presque  toutes  les  dé- 
faites, se  démettaient  pour  épargner  au  pays  l'effusion  du  saog;  des  ad- 
ministrations provisoires  s'installaient  aussitôt,  et,  comme  instructions 
générales  aux  nouveaux  législateurs,  la  multitude  prescrivait  l'aboli- 
tion complète  des  privilèges  de  naissance  et  des  avantages  de  localité, 
garantis,  tant  par  l'ancienne  loi  que  par  un  long  usage,  aux  corps  des 
patriciats  et  aux  bourgeois  des  villes  jadis  souveraines.' 

Pendant  qu'une  agitation,  promptcment  apaisée  du  moins  dans  l'ordre 
matériel,  parcourait  les  anciens  cantons  de  la  Suisse,  le  gouvernement 
de  Genève  croyait  sufflsantes,  pour  détourner  Forage,  quelques  con- 
cessions qu'il  fit  à  la  fin  de  1830,  et  qui  consistaient  principalement 
dans  l'abaissement  du  cens  électoral.  Une  insurrection  contre  l'admi- 
nistration monarchique  éclatait,  en  1831,  dans  les  montagnes  de  Neuf- 
châtel;  mais  la  bourgeoisie  du  chef-lieu  la  comprima  facilement,  sans 

(1)  Voici  dans  quel  ordre  se  succédèrent,  en  1831,  les  révolutions  cantonales:  celle  de 
Solenre  eut  lieu  le  il  janvier,  celle  de  Fribourg  le  3i,  celle  de  Zurich  le  80  mars,  celle 
de  Saint-Gall  peu  de  jours  après,  celle  de  Thurgovie  le  86  avril,  celles  de  Vaud,  Berut* 
et  Schaffouse  en  juin,  celle  de  Lucerne  avant  la  fln  de  rannée. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  BN  SUISSE.  1061 

recourir  à  rintervention  de  troupes  étrangères;  seulement  des  milices 
suisses»  levées  à  la  réquisition  de  la  diète  dans  les  cantons  limitrophes^ 
vinrent  prêter  main-forte  aux  pouvoirs  constitués.  Une  guerre  civile 
plus  sérieuse  et  plus  affligeante  éclatait  alors  dans  le  canton  de  Bâle,  et 
semblait  à  la  veille  d'embraser  aussi  les  vallées  jusqu'alors  paisibles  de 
Schwytz.  Dans  le  canton  de  Bâle,  les  campagnapds  revendiquèrent,  les 
armes  à  la  main,  Téçalité  des  droits  politiques;  les  citoyens  de  la  ville 
voulaient  le  maintien  absolu  de  leur  régime  municipal.  En  présence  de 
prétentions  si  opposées  et  toutes  deux  poussées  à  l'excès,  une  séparation 
politique  des  deux  territoires  semblait  devenir  nécessaire.  Prononcée 
par  la  diète  en  1832,  cette  séparation  ne  s'effectua  qu'après  que  l'issue 
d'un  combat  sanglant,  livré  en  août  1833,  eut  enlevé  aux  citadins  tout 
espoir  de  rétablir  par  la  force  le  système  auquel  ils  étaient  attachés. 
Bâle  ne  conserva  qu'une  étroite  banlieue.  Le  reste  de  l'ancien  état 
forma  le  demi-canton  de  Bdle-Campagne,  dont  Liestall  devint  le  chef- 
lieu,  et  qui,  s'abandonnant  sans  mesure  aux  impulsions  démagogiques, 
fut  bientôt  un  si^et  d'inquiétudes  pour  les  territoires  âvoisinans.  La 
voix  appartenant,  en  diète,  à  l'ancien  canton  se  trouva  dès-lors  iannulée 
par  l'opposition  inévitable  des  plénipotentiaires  qui  en  avaient  chacun 
une  moitié,  et  les  conséquences  fâcheuses  que  cette  mutilation  entraîna 
dans  les  conseils  suprêmes  de  la  Suisse  firent  prendre  au  reste  des 
états  la  résolution  de  ne  plus  décréter  à  lltvenir  de  semblables  dédou- 
blemens.  Aussi  la  diète  imposa-t-elle,  par  une  intervention  militaire, 
la  paix  aux  factions  qui  se  combattaient  dans  le  canton  de  Schwytz.  Les 
anciens  districts  avaient,  en  1814,  ressaisi  des  privilèges  qui  leur  don- 
naient, sur  les-districts  extérieurs  ou  nouveaux  (1),  une  véritable  supré- 
matie politique.  Ceux-ci  redemandaient  l'égalité  absolue.  Ils  finirent 
par  l'obtenir  dans  la  constitution  réformée  du  13  octobre  1833. 

Le  principe  aristocratique  avait  disparu  de  toutes  les  constitutions 
écrites  de  la  Suisse.  11  s'effaçait  même  compléteinent  dans  les  cantons 
qu'aucune  révolution  violente  n'avait  encore  atteints.  Les  derniers 
droits  seigneuriaux  étaient  abolis  dans  la  principauté  de  Neufchâtel. 
Dans  les  Grisons,  les  paysans  s'accoutumaient  à  pourvoir  aux  emplois 
sans  recourir  aux  grandes  familles  qui  en  avaient  la  possession  sécu- 
laire. Aucun  membre  de  l'ancienne  noblesse  ne  siégeait  dans  les  conseils 
de  Vaud.  A  Genève,  des  noms  nouveaux  étaient,  dans  les  carrières  pu- 
bliques, accueilUs  avec  une  faveur  très  marquée.  Cependant  les  intérêts 
crées  ou  réveillés  par  la  révolution  de  1830  étaient  bien  loin  de  se  tenir 
pour  satisfaits.  Les  plébéiens  ambitieux ,  que  le  nouvel  esprit  appelait 
aux  affaires  dans  les  grands  cantons,  trouvaient  leur  rôle  trop  étroit  et 

(1)  March,  Kûssnacht,  WoUrau,  Einsiedeln.  Le  vieux  territoire  comprend  Schwjti, 
Brunnen,  Yberg,  Arth  et  Steinen. 


leiBl  EEYUB  DES  0BDX  MORDES. 

s'irritaient  de  Toir  dans  la  diète  les  propositions  dont  ils  se  faisaient  les 
organes  systématiquement  regetées  par  la  majorité  que  formaient  les 
petits  états.  Pour  s'ouvrir  une  carrière  plus  large,  pour  imprimer  à 
l'ensemble  de  la  Suisse  une  impulsion  cap£d)le  de  la  faire  participer 
aux  grandSiévénemen^européens,  une  modification  du  pacte  fédéral  &sSL 
nécessaire.  Les  sept  cantons  chez  qui  l'élan  révolutionnaire  subsistait 
dans  toute  sa  Ibrce  s'entendirent  pour  la  demandor.  Berne  était,  c<Mmtte 
en  pouvait  s'y  attendre,  à  la  tête  de  ce  mouvement;  Zurich  et  Luceme 
s^y  associaient  avec  plus  de  réserve.  Ceux  qui  le  favorisaient  n'accor- 
daient encore  que  peu  d*^attention  aux  différences  religieuses;  les  intè^ 
rets  politiques  les  préoccupaient  entièrement. 

L'argument  principal  dont  les  adversaires  du-pacte  faisaient  usage  re- 
posait sur  l'énorme  inégalité  de  droits  politiques  que  cette  constitutiaQ 
établit  dans  le  conseil  suprême  de  la  nation.  Les  états  les  plus  consi- 
dérables en  population,  en  richesses,  en  lumière,  y  pèsent  moins 
que  les  autres  cantons,  qui,  tous  ensemble,  n'équivalent  pas  à  la  seule 
république  de  Berne.  Les  douze  mille  pâtres  d'Uri,  dépourvus  de  capi- 
taux et  d'instruction,  tiennent  en  échec  par  leur  vote  l'état  riche  et  let- 
tré de  Zurich,  et  Zug,  avec  ses  quinze  mille  bergers,  peut  annuler  par 
son  opposition  le  vœu  des  cent  cinquante  mille  citoyens  de  Saint-Gall. 
En  outre,  on  se  plaignait  queje  changement  bisannuel  de  direction  con- 
damnât la  poUtique  de  la  Suisse  à  des  fluctuations  périodiques  qui  M 
étaient  toute  vigueur;  on  regrettait  que  le  manque  de  forces  militains 
permanentes  forçât  la  diète  à  faire,  en  toute  rencontre,  occuper  tes 
cantons  troublés  on  réfractaires  par  les  milices  d'autres  états,  si  bien 
que  la  seule  ressource  contre  la  guerre  civile  fût,  pour  ainsi  dire,  àb 
l'organiser.  On  taisait  un  dernier  motif  de  mécontentement  et  l'un  des 
plus  graves  :  c'est  que  dans  une  république  unitaire  des  existences 
grandes  et  lucratives  peuvent  s'obtenir,  tandis  que  vingt  états  distincts, 
dont  chacun  est  médiocre  et  pauvre,  ne  sauraient  offrir  au  patriotisme 
d'autre  appât  qu'une  estime  rarement  accompagnée  de  gloire,  fat  mé- 
diocrité dans  la  fortune  et  Fabnégation  dans  le  travail. 

Les  défenseurs  du  pacte  répondaient  que,  les  états  dont  la  confédéra- 
tion se  compose  étant  souverains  dès  leur  origine,  aucun  d'eut  ne  pou- 
vait consentir  à  recevoir  la  loi  de  ses  voisins,  quelle  que  fût  d'aillems 
la  supériorité  matérielle  ou  même  intellectuelle  de  ceux-ci.  Le  pacte; 
disaient-ils,  avait  le  mérite  essentiel  de  maintenir  l'indépendance  can- 
tonale, sans  entraver  les  progrès  qui  pouvaient  s'accomplir  dans  Tirifé- 
rieur  de  chaque  état  à  l'aide  des  capitaux  et  de  l'intelligence  des  habitanSb 
Après  tout,  la  défense  commune  était  assurée  contre  les  dangers  etté- 
rieurs,  et  plus  la  Suisse  trouverait  d'empêchemens  à  quitter,  vis-à-vis 
du  reste  de  rËorope,  son  rôle  de  neutralité  absolue,  pkn  ses  intérêts  vé- 
ritables seraient  garantis.  Enfin  l'exemple  des  ancêtres  donnait  à  ces 


DBS  RÉVOLDnMS  Vt  DBS  PAB3W  15  8CI88B.  1009 

maxixn^  Fautorifé  d'un  pagsé  long-temps  prospère  et  souvent  gl(h* 

Halgré  ces  considératioDB,  énergiquement  soutenues  par  les  canton» 
griinlti&,  la  nécessité  d'une  réviâon  du  pacte  ayait  tdlement  gagné 
Isa  esprits,  que  la  diète  en  décréta  le  principe,  en  juillet  1838,  &  la  ma^ 
jorité  de  seize  voix  contre  cinq;  mais,  quand  la  commission  nommée 
pour  élaborer  le  prQ)eV«d'une  constitution  réformé^  déposa  son  rapport, 
dans  une  diète  extraordinaire  convoquée  à  Luceme  vers  la  fin  de  cette 
même  mmée,  les  oppositions  diverses,  qui  avaient  eu  le  temps  de  se 
seconnaître  et  de  se  concerter,  éclatèrent  avec  un  accord  devant  lequel 
s'évanouit  bientôt  tout  espoir  d'une  solution  pacifique  (1). 

J4e  projet,  qui  fut  écûié  définitivement,  malgré  les  modiflcationi 
essentielles  auxquelles  on  s'était  prêté  en  4833,  consacrait,  mais  avec 
des  ménagemens  marqués  pour  les  petits  cantons,  le  principe  en  vertu 
duquel  la  représentation  dans  la  diète  devait  être  proportionnée  à  l'im-^ 
portance  des  diflërens  états.  Luceme  était  choisie  pour  ville  fédérale 
permanente;  un  directoire  de  cinq  magistrats ,  nommés  par  la  diète, 
et  renouvelés  l'un  après  Fautre  par  ce  même  corps,  avait  le  soin  dea 
aflEsdres  générales  de  la  confédération.  La  formation  d'un  trésor  na-* 
tional  et  Fentretien  d'un  corps  de  troupes  fédérales ,  toi^ours  à  la  dis- 
position du  directoire,  auraient  complété  la  transformation  de  la  Suisse 
en  une  république  analogue,  sous  quelques  points  de  vue,  à  celle  des 
•  États-Unis  d'Amérique;  la  différence  capitale  aurait  consisté  dans  l'ab- 
sence d'un  seeond  oorps  législatif,  correspondant  au  sénat,  qui  siège 
à  Wa^ington.  On  sait  que,  dans  l'Union  américaine,  Finstitution  da 
sénat  protège  efficacement  Fautonomie  des  états  lès  plus  foibles,  les* 
moins  riches,  les  moins  entreprenans ,  représentés  dans  ce  corps  aussi 
largement  que  les  républiques  les  plus  puissantes.  Rien  de  cela  n'au- 
ndt  existé  en  Suisse,  et  cette  conridération  détermina  la  majorité  des 
élats  à  rejeter  le  nouveau  projet. 

Le  principal  auteur  de  ce  plan  remarquable  était  un  jurisconsulte 
éminent,  que  les  événemens  politiques  avaient,  dix-huit  ans  aupara- 
ymai,  engagé  à  quitter  l'Italie,  et  que  Festime  éclairée  de  la  France 
devait  bientôt  enlever  à  la  Suisse.  Au  reste,  Fétat  de  Genève,  jaloux 
autant  qu'aucun  autre  de  son  indépendance  intérieure,  et  dont  la  ca- 

(1)  Cette  opposition  au  changement  du  pacte  fédéral  fut  organisée  par  la  ligue  de 
S&men,  qui  ayait  pour  but  aToué  le  maintien  de  tout  ce  qui  restait  en  Suisse  des  anciennes 
inslittttioiis  pettticpies  après  les  révolationa  cMlonales  de  ttSS  &  ISSIj  G^ett  à  Samen, 
ch«Mieu  4a  d«aii-GaDton  d*0bwakieo,  que  sa  tevaienC  les  oon^tUsd^oette  coalédératloii 
parement  d^fensÎTe,  où  Schwyt*»  Uri,  Unterwalden,  Bàle-Yillc^  Nevfcbàtel»  se  trouTaient 
ordinairement  représentés.  Elle  finit  par  se  dissoudre,  mais  après  avoir  atteint  son  but 
principal,  car  elle  avait  empêché  la  modification  du  pacte  et  TannuliUion  politique  des 
petits  cantons. 


1064  REVUE  DES  DEUX  HOin)ES. 

pitale  ne  youlait  à  aucun  prix  descendre  au  rang  de  ville  de  province, 
vota,  dans  la  diète  dé  1833,  contre  le  projet  de  son  ancien  plénipoten- 
tiaire. Pour  des  motifs  analogues ,  Bâle  rejeta  cette  même  proposition; 
Neufchâtel  suivit  en  cette  rencontre  son  plan  de  résistance  à  toutes  les 
nouveautés  politiques  qu'on  introduisait  dans  le  pays.  Le  Valais,  docile 
à  rinfluence  de  son  évêque  et  des  anciennes  familles,  s'unit  aux  petits 
cantons,  dont  la  position  déterminait  le  vole.  Du  côté  opposé,  les  dé- 
mocrates absolus,  qui  recevaient  de  leurs  adversaires  et  prenaient  vo- 
lontiers eux-mêmes  le  nom  de  radicaux,  irrités  des.ménagemens  que 
le  projet  de  Lucerne  conservait  pour  les  droits  acquis  et  pour  le  passé 
historique  des  cantons),  ne  permirent  point  à  leurs  représentans  de  lui 
donner  leurs  voix.  Ainsi ,  sous  une  coalition  de  répugnances  les  unes 
honorables,  mais  peut-être  irréfléchies,  les  autres  égoïstes  et  turbu- 
lentes, tomba  ce  plan  de  conciliation  dont  la  Suisse  aura  peut-être  à 
déplorer  le  mauvais  succès.  D'ailleurs,  la  question  de  la  révision  du 
pacte  n'a  jamais  été  formellement  abandonnée.  A  la  diète  de  1844,  dix 
voix  et  deux  demi-voix  se  sont  encore  prononcées  pour  le  maintien  au 
recès  (1)  de  cette  question,  sur  laquelle  pourtant,  dans  le  partage  actuel 
des  intérêts  et  des  esprits,  il  est  impossible  d'espérer  qu'on  se  mette  pa- 
cifiquement d'accord. 

VI. 

Quand  il  fut  devenu  évident  qu'on  ne  devait  plus  attendre  le  chan- 
gement du  pacte  fédéral,  au  moins  par  les  moyens  légaux,  les  passions 
qui  bouillonnaient  dans  la  Suisse  cherchèrent  à  s'ouvrir  d'autres  voies; 
les  constitutions  cantonales  furent  de  nouveau  examinées  avec  mé- 
fiance et  colère;  les  relations  extérieures  de  la  confédération  devinrent 
l'objet  de  discussions  passionnées;  enfin  les  dissidences  reUgieuses,  en- 
visagées tout  d'un  coup  avec  une  ardente  intolérance ,  firent  naître 
pour  le  pays  des  difficultés  nouvelles,  plus  sérieuses  que  celles  qu'on 
avait  surmontées  jusqu'alors. 

Depuis  les  révolutions  cantonales  de  1831 ,  l'Autriche,  la  Prusse  et  la 
Russie  n'avaient  cessé  de  recommander,  par  l'organe  de  leurs  repré- 
sentans en  Suisse,  la  conservation  intégrale  du  pacte  fédéral  de  1815; 
la  France  et  l'Angleterre ,  au  contraire ,  ne  témoignaient  aucun  éloi- 
gnement  pour  des  modifications  qui  pourraient  être  pacifiquement  in- 
troduites dans  cette  constitution.  La  France  toute  seule  se  montrait  très 
ouvertement  favorable  à  la  prépondérance  universelle  du  principe  dé- 
mocratique, tandis  que  l'espèce  d'ostracisme  qui ,  dans  plusieurs  états, 
pesait  lourdement  sur  les  membres  des  anciens  patriciats  déplaisait 

(1)  C*e8t-à-dire  sur  la  liste  des  objets  dont  la  diète  est,  jusqu'à  solution  définiti?e, 
appelée  à  s'occuper* 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1065 

évidemmeilt  aux  trois  autres  puissances  du  continent,  et,  dans  un 
moindre  degré,  à  FAngleterre  elle-même.  Tout  à  coup  de  graves  em- 
barras surgirent  du  côté  où  la  majorité  démocratique  des  états  suisses 
comptait,  au  contraire,  sur  des  sympathies  efllcaces  :  la  France  menaça 
la  confédération  de  prendre  contre  elle  certaines  mesures  de  rigueur, 
comme  l'interruption  des  relations  commerciales  et  la  clôture  hermé- 
tique des  frontières,  appuyée  par  un  cordon  de  troupes  échelonnées 
entre  le  Rhône  et  le  Rhin.  Les  motifs  d'une  complication  aussi  grave 
dérivaient  de  la  manière  dont  la  Suisse,  depuis  1830,  entendait  le  droit 
d'asile  et  le  pratiquait  à  Tégard  des  états  voisins.  \ 

Sitôt  que  des  menées  révolutionnaires  ou  des  projets  combattus  par 
les  lois  en  vigueur  échouaient  hors  des  frontières  de  la  Suisse,  des 
troupes  de  réfugiés  venaient  gagner  cet  asile  de  la  démocratie  victo- 
rieuse. Quelques  Français,  quelques  Italiens,  un  beaucoup  plus  grand 
nombre  d'Allemands  et  de  Polonais,  profitaient  d'une  hospitalité  dé- 
sormais sanâ  précautions  et  sans  limites.  Les  cantons  de  Berne  et  de 
Thurgovie,  avec  le  demi-canton  de  Bâle-Campagne,  se  distinguaient 
entre  tous  par  la  facilité  empressée  avec  laquelle  ils  prodiguaient  le 
droit  de  cité  à  des  hommes  dépourvus  la  plupart  de  ressources  régu- 
lières, imbus  d'une  haine  fanatique  contre  les  institutions  de  leur  pays, 
préoccupés  d'utopies  dangereuses  sur  la  réforme  de  la  société,  trop 
ignorans  d'ailleurs  du  passé  de  la  Suisse,  pour  ne  pas  déclarer,  dès 
qu'Us  parvenaient  aux  emplois,  une  guerre  aveugle  et  opiniâtre  à  ce 
que  le  temps  y  a  laissé  de  plus  honorable  dans  la  théorie  et  de  plus 
sûr  dans  la  pratique.  Bien  que  l'affluence  d'hôtes  semblables,  surtout 
quand  ils  devenaient  citoyens,  fit  nécessairement  dans  les  états  de  la 
Suisse  allemande;  et  dans  le  canton  de  Vaud  où  ils  pénétraient  aussi, 
baisser  sensiblement  le  niveau  de  l'intelligence  politique  et  de  la  mo- 
ralité sociale,  le  péril  immédiat  vint  d'un  autre  point.  Naturalisé  dans 
le  canton  de  Thurgovie,  le  prince  Louis  Bonaparte  s'y  était  formé  une 
petite  cour  d'anciens  officiers  et  de  jeunes  volontaires  qui  prenaient 
pour  des  élémens  de  force  présente  les  souvenirs  gigantesques  d'une 
puissance  ensevelie,  vingt-cinq  ans  auparavant,  dans  les  conséquences 
lugubres  de  ses  propres  excès.  Strasbourg  fut  le  théâtre  d'une  tentative 
dont  l'audace  pouvait,  auprès  des  cœurs  généreux,  excuser  la  folie, 
mais  dont  la  raison  d'état  obligeait  le  gouvernement  français  à  pré- 
venir efficacement  le  retour.  Après  une  courte  captivité,  le  champion 
des  réminiscences  impériales  revint  en  Thurgovie,  espérant  y  mettre 
ses  prétentions  à  Fabri  de  la  neutralité  helvétique,  dont  il  venait  de 
méconnaître  si  étrangement  les  privilèges.  Notre  gouvernement  de- 
manda que  le  prince  fût  éloigné  d'un  pays  â*o\i  il  pouvait  continuer  à 
troubler  la  France.  Les  circonstances  qui  piécédèrent  et  suivirent  cette 
notification  excitèrent  malheureusement  dans  plusieurs  cantons  une 


t086  BEVOB  M»  MtnX  MOMMBw 

aigreur  qui  donna  bientôt  réveil  à  la  susoeptibilité  nationale;  des  ^ 
rôles  amères  furent  échangées,  et  Ton  pouvait  craindre  une  rupbnt 
aKC  la  confédération  quand  le  prince  Louis,  inspiré  cette  fois  par  la 
vrai  sentiment  de  son  devoir,  prit  le  parti  de  se  bannir  lui-même  et 
d'^er  porter  ailleurs  la  fatalité  qui  s'attachait  à  ses  pas. 

Cet  incident  passa  vite;  mais  il  en  resta  cette  leçon  durable,  qu'O  y 
avait  désormais  incompatibilité  formelle  entre  rinflnenœ  régulière  de 
la  monarchie  française,  restée  favorable  au  développement  modéré  des 
institutions  démocratiques  en  Suisse,  et  les]  tendances  effrénées  de  la 
démagogie  dont  les  cantons  devenaient  le  réceptacle  plutôt  qu^ils  n'en 
étaient  le  berceau.  Au  surplus,  les  dissensions  religieuses  avaient  pris 
sur  ce  théâtre  mobile  la  place  la  plus  considérable  conunfi  la  plus  ap* 
parente.  Elles  éclatèrent  d'abord  dans  une  vallée  séquestrée  des  Alpes 
suréniennes,  sur  le  champ  glorieux  de  Nœfèls.  LÀ  constitution  dn 
canton  de  Claris  accordait  aux  cathoUques  des  droits  politiques  déter* 
minés,  et,  par  exemple,  ime  part  dans  la  composition  du  petit  conseil 
tout-à-tait  disproportionnée  avec  la  force  numérique  de  leur  conunu- 
nion.  C'était  sous  l'influence  de  la  médiation  française,  au  milieu  du 
règne  toutrpuissant  de  Louis  XIY,  que  cette  transaction  avait  été  cour 
due;  les  termes  en  étaient  calculés,  afin  d'assurer  à  la  minorité,  tou- 
jours menacée  dans  les  états  libres  par  la  souveraineté  du  nombre,  ces 
sortes  de  sécurités  additionnelles  dont  elle  a  besoin  pour  ne  point  dé« 
choir;  mais  la  majorité  protestante ,  lassée  d'un  partage  qui  lui  était 
désavantageux,  réclama  l'égaUté  parfaite  des  droits  politiques,  et  l'im* 
posa  de  vive  force  aux  catholiques  pendant  le  mois  de  juillet  1837. 

A  Zurich,  sur  une  scène  plus  vaste,  le  parti  démagogique,  qu'une 
révision  noi^elle  de  la  constitution  avait,  en  juin  1837,  substitué  dans 
l'exercice  du  pouvoir  aux  démocrates  modérés,  voulut  abattre  l'auto* 
rite  rivale  du  clergé  calviniste  en  sapant  la  base  même  des  croyances 
publiques,  et  le  docteur  Strauss  fut  appelé,  par  un  décret  long-temps 
débattu,  à  la  chaire  de  théologie  dans  l'université  de  Zwingli.  Cet  acte 
imprudent  réveilla  dans  les  populations  rurales  du  canton  de  Zurich 
ce  que  l'ancienne  nationalité  y  avait  implanté  de  sentimens  vivaces  et 
résolus;  on  prit  les  armes  contre  les  magistrats  qui  méconnaissaient  à 
ce  point  les  convictions  de  la  multitude  dont  ils  se  disaient  les  mandat 
taires.  Le  gouvernement  fut  renversé  d'un  seul  coup;  mais,  sans  altérer 
la.  constitution,  dont  ils  aimaient  les  bases  démocratiques,  les  vain- 
queurs, qui  n'avaient  commis  aucun  genre  d'excès,  se  bornèrent  à 
confier  les  charges  à  des  hommes  modérés  dont  les  sentimens  chrétiens 
étaient  connus.  Les  citoyens  les  plus  éclairés  conune  les  plus  intègres 
de  la  Suisse  orientale,  mis  en  évidence  par  cette  révolution ,  entrèrent 
dans  la  combinaison  dont  elle  venait  d'assurer  le  succès. 

C'était  en  1839  :  le  Valais  passait  alors  par  une  séria  de  crises  san- 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1069 

gtaitfis  portant  Vempreinte  des  passions  rudes  et  obstinées  qui  sépa^ 
rent  encore  les  races  entre  lesquelles  ce  pays  est  partagé.  La  vieille 
oenstitution ,  attaquée  par  les  tendances  démagogiques  et  philosophie- 
'  ques^  s'était  écroulée  au  mois  de  décembre  1838.  Une  nouvelle  loi  po- 
étique, élaborée  par  une  commission  dans  laquelle  les  délégués  des 
dizains  du  Valais  inférieur  et  moyen  avaient  la  mojorité,  proportion- 
nait uniquement  au  chilTre  de  la  population  la  représentation  de  chaque 
district  dans  le  sein  de  l'assemblée  souveraine.  Cette  loi  fut  rejetée  pa^ 
les  cinq  dizains  orientaux,  jadis  maîtres  de  toute  la  contrée,  et  qui  se 
■fioyaient  condampés  à  n'y  jouer  désormais  que  le  rôle  de  minorité.  Un 
gouvernement  séparé,  défenseur  des  vieilles  idées,  s'organisa  dans  la 
petite  ville  de  Sierre,  avec  les  encouragemens  des  grandes  familles  mi- 
litaires, dont  les  paysans  reconnaissaient  volontiers  encore  la  direction. 
Les  jésuites  de  Brigg,  comme  on  devait  s'y  attendre,  appuyèrent  aussi 
les  dissidens.  L'autre  parti,  s'étant  mis  sans  difficulté  en  possession  de  là 
capitale,  et  se  trouvant  reconnu  par  les  huit  dizains  occidentaux,  adopta 
d'abord  la  constitution  nouvelle,  et,  après  un  conflit  acharné,  finit,  an 
mois  d'avril  1840,  par  l'imposer  à  ses  adversaires.  Les  délégués  de& 
^ux  factions  se  mesurèrent  dès-lors  dans  le  grand  conseil.  Les  uns 
représentaient  la  race  teutonique  et  les  vieilles  traditions  de  l'état  va- 
laisan;  les  autres  siégeaient  pour  la  race  romane  et  pour  les  intérêts 
développés  depuis.la  révolution  de  1798;  mais  les  tendances  religieuses 
traçaient  entre  eux  une  ligne  de  séparation  plus  nette.  Les  xms  tenaierft 
pour  les  maximes  et  la  prépondérance  du  clergé  catholique,  tandis  que 
Ihjêune  Suissey  personnifiée  dans  les  autres,  professait  une  indifférence 
générale  pour  les  dogmes  de  la  religion  et  une  aversion  prononcée 
pour  ses  ministres. 

Les  troubles  de  l'Argovie  étaient  destinés  à  produire  auparavant 
de  plus  graves  conséquences.  Le  parti  radical,  dans  ce  canton,  jetait , 
depuis  plusieurs  années,  un  regard  de  convoitise  sur  les  riches  do- 
maines des  couvons.  L'administration  assez  modérée,  quoique  mé- 
diocrement capable,  qui  gouvernait  Aarau,  ne  se  montrant  nulle^ 
ment  disposée  à  favoriser  la  spoliation  de  ces  établissemens,  il  fallait 
commencer  par  une  révision  de  la  loi  constitutionnelle;  on  l'obtint  ai- 
sément d'une  multitude  que  des  promesses  chimériques,  accueilUes  à 
la  légère ,  amenaient  sans  cesse  au  dégoût  de  ses  institutions  pré^ 
sentes.  Pendant  les  opérations  qui  accompagnèrent  un  changemeift 
dont  chacun  prévoyait  le  but,  on  prétendit  (et  ce  fait  n'a  rien  que  de 
vraisemblable)  que  des  conciliabules  de  catholiques  zélés  avaient  été 
tenus  dans  l'enceinte  de  Mûri  et  de  Wettingen.  Des  hommes  intéressés^ 
quelques-uns  par  avidité,  beaucoup  par  principes,  à  la  ruine  des  mo^ 
nastères,  présentèrent  ces  réunions,  sans  but  sérieux  et  sçns  résulta, 
comme  des  conspirations  flagrantes  contre  Fétat,  comme  des  prélimi*- 


1068  REVUE  DES  DE|}X  MONDES. 

naires  de  guerre  ciyile.  Aussi,  le  13  janvier  1841 ,  à  une  minorité 
énorme  (dans  laquelle  entrèrent  par  conséquent  la  plupart  des  députés 
catholiques),  le  grand  conseil  décréta  le  principe  de  la  dissolution  de  Um 
les  couvens.  Leurs  biens,  après  qu'on  aurait  mis  de  côté  ce  qui  était  néces* 
saire  pour  l'exercice  du  culte  catholique  dans  les  paroisses  où  ils  étaient 
situés,  devaient  être  appliqués  aux  besoins  généraux  du  trésor.  Les  éta- 
blissemens  frappés  par  cette  mesure  avaient  négligé  de  se  rendre,  dans 
TArgovie  catholique,  réellement  populaires  en  se  rendant  véritable- 
ment utiles.  La  suppression  de  ces  couvens  ne  provoqua  pas  sur  les 
lieux  de  résistances  ouvertes;  mais  cette  infraction  à  une  stipulation 
formelle  du  pacte  fédéral  devait  agiter  la  Suisse  entière  et  y  donner  k 
signal  des  luttes  générales  dont  les  élémens  s'accuniulaient  de  longue 
main. 

La  diète  fut  saisie  des  réclamations  élevées,  au  nom  des  couvens  sup- 
primés, par  plusieurs  députés  catholiques.  Toutefois,  ce  ne  fut  pas  uni- 
quement d'après  les  communions  réactives  que  les  votes  se  réparti- 
rent dans  cette  affaire.  Soleure  et  Tessin,  dominés  par  l'esprit  radical, 
repoussèrent  les  plaintes  de  leurs  coreligionnaires;  le  Valais  ne  les  ac- 
cueillit pas  davantage.  Au  contraire,  Bâle-Ville  et  Neufcbâtel,  dévoués 
au  principe  conservateur,  plaidèrent  la  cause  de  ces  établissemens, 
frappés  par  une  proscription  populaire  sans  avoir  été  régulièrement 
défendus.  Genève  et  Vaud  firent  prévaloir  un  terme  moyen,  qui  consis- 
tait à  autoriser  la  suppression  des  couvens  d'hommes  en  rendant  l'exis- 
tence aux  couvens  de  femmes.  Cette  satisfaction  bien  incomplète  ne 
fut  acceptée  qu'à  grand  regret  par  le  gouvernement  d'Argovie,  dont  le 
représentant  avait  déclaré  que  ses  commettans,  plutôt  que  de  rétablir 
Wettingen  et  Mûri,  laisseraient  une  exécution  militaire  se  décréta 
contre  eux,  si  la  diète  osait  en  prendre  la  responsabilité. 

Le  rôle  conciliateur  que  Genève  avait  joué  dans  cette  rencontre  dé- 
signa le  gouvernement  de  cette  ville  à  l'animosité  implacable  des  me- 
neurs du  parti  démagogique.  Décidés  à  l'abattre,  ils  le  dénoncèrent  aux 
préventions  du  vulgaire  comme  etitaché  de  tendances  rétrogrades, 
dominé  par  des  influences  patriciennes  et  secrètement  lié  d'intérêts 
avec  la  faction  ultramontaine.  Une  émeute  éclata  sans  retard.  Molle- 
ment défendue  par  les  milices  de  la  campagne,  assaillie  à  Timproviste 
par  les  artisans  de  la  ville  et  voulant  d'ailleurs  éviter  à  tout  prix  l'eS^ 
sion  du  sang,  cette  administration  probe,  éclairée,  dévouée  au  bien 
public,  et  plus  capable  de  servir  une  telle  cause  qu'aucun  autre  centre 
de  pouvoir  en  Suisse,  abdiqua  le  22  novembre  1841.  Une  assemblée 
constituante  fut  convoquée  pour  rédiger  une  législation  nouvelle,  dont 
les  bases  devinrent  entièrement  démocratiques.  Le  droit  de  suffrage  fut 
étendu  à  tous  les  citoyens  majeurs  qui  n'étaient  pas  sur  la  liste  des  indi- 
gens,  et  des  collèges  électoraux  furent  établis  à  la  proximité  de  toutes 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DBS  PARTIS  EN  SUISSE.  lOQ^ 

les  communes.  Hais  la  nouvelle  constitution  porta  les  mêmes  fruits  que 
la  précédente  :  comme  le  vœu  réel  de  la  population  s'y  taisait  égale* 
ment  entendre,  un  conseil  moins  nombreux ,  un  corps  de  magistrats 
plus  généralement  choisis  dans  les  familles  de  récente  notoriété,  n'en 
persévérèrent  pas  moins  dans  la  ligne  de  modération  judicieuse  que 
leur  traçaient  des  exemples  restés  chers  à  tous  les  vrais  citoyens. 

Entre  les  couvens  de  femmes  qui  avaient  existé  dans  les  anciens 
bailliages  libres,  le  gouvernement  d'Ârgovie  n'avait  en  définitive  voulu 
rétablir  que  celui  d*Hermetschwyl.  Toutefois,  la  diète  (à  la  majorité 
simple  des  voix ,  il  est  vrai  )  se  déclara  satisfaite ,  et  laissa  cette  afTaire 
sprtir  du  recès  le  31  août  1843.  Luceme,  Schv^tz,  Uri ,  Unterwalden^ 
Fribourg  et  Zug  protestèrent  contre  ce  déni  de  justice.  Une  septième 
voix  ne  tarda  guère  à  se  joindre  à  cette  minorité  imposante  :  ce  fut 
ceUe  du  Valais.  Effectivement  le  parti  catholique  (ou ,  si  Ton  veut ,  clé- 
rical), sortant  de  l'apathie  où  il  avait  été  plongé  depuis  les  événemens 
de  1830,  commençait  à  mesurer  ses  forces,  à  calculer  ses  moyens  d'ac- 
tion. 11  obéissait  désormais  à  une  direction  commune.  Ce  parti  sut  raU 
tacher  à  sa  cause  la  grande  majorité  des  paysans  qui  avaient  appuyé  le 
régime  révolutionnaire  victorieux  en  1839;  quant  aux  dizains  du  Haut- 
Valais,  ils  n'avaient  pas  cessé  d'être  dévoués  au  clergé  et  n'attendaient 
qu'un  signal  pour  attaquer  des  adversaires  désormais  déconcertés  et 
chancelans.  Du  18  au  21  mai ,  on  combattit  dans  les  gorges  des  Alpes, 
autour  du  torrent  de  Trient ,  non  loin  du  champ  sanctifié  par  le  mar« 
tyre  de  la  légion  thébéenne.  Les  Haut-Valaisans,  vainqueurs,  usèrent 
sans  ménagement  de  leurs  avantages.  Les  chefs  de  Isl  jeune  Suisse  furent 
bannis;  l'exercice,  même  domestique,  de  la  religion  protestante  fut  in^ 
terdit  dans  le  canton;  la  constitution,  refondue  au  mois  de  décembre 
1844,  rendit,  au  moins  indirectement,  à  l'évêque  et  aux  ecclésiasti* 
ques  de  tout  rang  Tinfluence  qu'ils  exerçaient  jadis,  et,  chose  qui  sur- 
prend dans  la  Suisse  actuelle,  le  vœu  impérieux  des  communes  porta 
quelques  hommes  d'une  naissance  illustre  aux  premières  magistra- 
tures  du  pays. 

Les  rigueurs  que  cette  réaction  avait  entraînées  furent  mises  par 
l'opinion  publique  à  la  charge  des  jésuites.  En  effet,  quelques  pères  de 
cette  compagnie  se  trouvaient  définitivement  installés  à  Lucerne,  où, 
par  une  décision  du  grand  conseil,  l'éducation  du  clergé  leur  était  offl« 
ciellement  dévolue.  Aucune  question ,  dans  le  canton  directeur  de  la 
Suisse  catholique,  n'avait  encore  soulevé  d'aussi  longs  débats.  La  coin** 
pagnie  n'avait  triomphé  qu'en  entraînant  le  clergé  séculier  dans  ses 
intérêts,  qu'elle  présentait  habilement  comme  inséparables  de  ceux  de 
la  religion  même.  L'ascendant  des  curés,  fort  aimés  et  respectés  par  les 
populations  rurales,  avait  à  la  fin  dompté  les  répugnances  des  citadins» 
et  les  jésuites,  croyant  la  cause  du  patriçiat  à  jamais  perdue,  s'étaicDat 

TOME  XVII.  69 


4<ffO  RETUB  DBS  MUX  X0lfDB8. 

oralUés ,  dans  les  discussions  politiques  qu'ils  ne  pouTaient  éviter,  aoi 
principes  démocratiques,  témoignant  une  préférence  flatteuse  pour  les 
hommes  nouveaux,  pourvu  que  ceux-ci  ne  missent  aucune  borne  à 
leur  docilité  envers  leurs  instructeurs  spirituels.  Cette  alliance  des  in- 
térêts démocratiques  et  des  congrégations  religieuses,  consommée  dans 
sept  cantons,  changeait  la  face  politique  de  la  Suisse;  en  mettant  d'ac- 
cord deux  élémens  de  puissance  simples  et  vivaces,  elle  créait  uq 
centre  de  stabilité,  un  poste  de  résistance,  dans  un  pays  où  tout,  de- 
puis quelques  années,  flottait  au  gré  de  majorités  équivoques,  de  pas- 
sions changeantes  et  de  calculs  sans  cesse  modifiés. 

Toutefois,  en  s'établissant  à  Lucerne ,  où  la  nonciature  apostolique 
quelque  temps  retirée  à  Schwytz,  venait  de  reprendre  sa  résidence, 
les  jésuites  savaient  qu*Us  soulèveraient  un  vif  mécontentement  dans 
la  Suisse  protestante ,  une  véritable  tempête  dans  les  cantons  conduits 
par  le  principe  radical,  enfin  des  inquiétudes  sérieuses  au  dehors.  Il 
est  dans  l'esprit  de  ce  corps  d'aimer  le  péril  et  de  braver  le  combat, 
où  il  a  grandi  plus  encore  que  soufi<ert.  Bientôt  son  ascendant  devint 
tel  dans  le  gouvernement  de  Lucerne,  que  rien  de  considérable  ne  s'y 
accomplit  sans  qu'on  l'attribuât  à  ces  religieux.  Pouvait-on  souffrir 
que  la  direction  suprême  de  la  confédération,  quand  le  tour  en  revien- 
drait à  Lucerne,  fût  indirectement  remise  entre  les  mains  d'une  com- 
pagnie qui  représentait  les  principes  les  plus  contraires  aux  révolutions 
accomplies  depuis  i  830  en  France  et  en  Suisse?  Cette  question ,  les  plqs 
modérés  même  entre  les  gouvemans  protestans  n'osaient  la  résoudre 
affirmativement;  les  autres,  et  avec  eux  les  petits  conseils  du  Tessin  çt 
de  Soleure,  en  rejetaient  avec  colère  le  simple  examen.  La  diète,  sai^ 
de  ces  plaintes,  décida,  mais  à  une  faible  majorité,  qu'on  adresserait  à 
Lucerne  une  invitcUion  amicale  d'éloigner  les  pères  de  Jésus.  Lucerne 
répondit  résolument  qu'en  leur  confiant  son  collège  ecclésiastique,  elle 
avait  usé  d'un  droit  inhérent  à  la  qualité  d'étal  souverain,  et  dont, 
pour  rien  au  monde,  elle  ne  se  laisserait  dépouiller.  L'impossibilité 
d'obtenir  une  décision  franche,  énergique,  d'un  corps  composé  comme 
l'est,  aux  termes  du  pacte,  le  conseil  suprême  de  la  confédération 
suisse,  se  trouvait  avérée  pour  tous  les  esprits.  Les  démagogues,  qu'une 
suite  de  faciles  succès  avait  accoutumés  à  ne  point  s'arrêter  dans  la 
poursuite  de  leurs  désirs ,  résolurent  d'arracher  par  la  force  ce  que  la 
légalité  leur  refusait,  et  l'organisation  des  corps  francs  (1)  commença 
dans  l'hiver  de  1844. 

Les  volontaires  qui  avaient  pris  ce  nom  s'armaient  pour  une  sorte'de 
croisade  contre  ce  qu'ils  appelaient  les  tendances  ultramontaines,  anti- 
fédérales et  rétrogrades  de  Lucerne  et  des  autres  cantons  où  les  jésuites 

(t)  En  anemand,  Fre^êek^iaren. 


DES   RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1071 

étaient  admis.  Bien  peu  de  catholiques  prirent  part  à  ces  attroupemens, 
quelques  Allemands  réfugiés  s'y  mêlèrent^  mais  les  corps  francs  se 
recrutèrent  principalement  dans  le  demi-canton  de  Bâle-Campagne, 
dans  le  canton  de  Berne  et  TÂrgoyie  occidentale.  Des  fonds  recueillis 
par  les  meneurs  de  Fentreprise,  lesquels  comptaient,  à  la  faveur  de  la 
guerre  civile,  renverser  le  pacte  fédéral  et  s'emparer  de  la  direction 
suprême  des  affaires,  servaient  à  faire  vivre  dans  leurs  dépôts  ces 
hommes  dominés  par  le  fanatisme  politique,  décidés,  d'ailleurs,  à 
s'abstenir  de  tout  pillage,  et  qui  se  montrèrent  fidèles  à  cette  résolu- 
tion. Un  parti  fort  considérable  dans  l'enceinte  même  de  Lucerne  cor- 
respondait avec  eux  et  attendait  impatiemment  leur  venue.  L'action 
s'engagea  dans  les  rues  de  la  ville  le  8  décembre  1844;  il  y  avait  en- 
core fort  peu  d'étrangers  enrôlés;  les  bourgeois  opposans  soutinrent 
presque  seuls  l'effort  des  milices  gouvernementales,  auxquelles  la  vic- 
toire demeura  complètement.  L'administration  de  Lucerne  usa  de  son 
triomphe  sans  ménagement  ni  pitié.  Plusieurs  centaines  de  citoyens, 
parmi  lesquels  se  trouvaient  quelques-uns  des  hommes  du  canton  les 
plus  considérables,  sdt  par  leur  fortune,  soit  par  leurs  lumières,  furent 
jetés  en  prison  ou  forcés  de  s'expatrier.  Ces  derniers  allèrent  grossir  les 
corps  francs,  dont  un  échec,  qui  semblait  encore  réparable,  ne  faisait 
que  stimuler  l'ardeur.  Les  gouvernemens  de  Zurich  et  de  Schaffouse 
furent  sincères  dans  la  condamnation  qu'ils  portèrent  contre  l'attaque 
de  Lucerne;  ceux  de  Berne  et  d'Acgovie  la  blâmèrent  officiellement, 
sans  prendre  auoune  mesure  efficace  pour  l'empêcher  de  recommen- 
cer. A  Liestall ,  on  laissa  même  l'arsenal  de  la  république  à  la  merci 
des  volontaires,  qui  s'empressèrent  d'y  puiser.  Provoqué  par  cette  ani- 
mosité  si  peu  déguisée,  le  gouvernement  de  Lucerne  redoublait  de 
violence  vis-à-vis  des  adversaires  que  la  fortune  des  armes  avait  laissés 
en  son  pouvoir.  L'étude  de  l'histoire  montre  combien  il  serait  chimé- 
rique d'attendre  après  la  victoire  beaucoup  de  générosité,  soit  d'une 
démocratie  où  la  responsabilité  de  certains  actes  rigoureux  s'éparpille 
sur  trop  de  têtes  pour  ne  peser  sérieusement  sur  aucune,  soit  d'une 
corporation  fermée  dans  laquelle  Vkomme  disparait  derrière  V associé. 

Cependant  on  voyait  s'avancer  le  printemps  de  1845,  et  les  corps 
ÉPancs  s'étaient  complètement  formés.  Aucune  sorte  de  discipline  mili- 
taire ne  pouvait  s'établir  parmi  eux;  ils  avaient  élu  pour  chef  un 
homme  d'un  caractère  entreprenant,  d'une  intelligence  subtile,  calme 
au  milieu  de  l'exaltation  qu'il  savait  inspirer,  mais  étranger  à  l'art  de 
la  guerre,  et  beaucoup  plus  propre  au  rôle  de  tribun  qu'à  celui  de  gé- 
néral :  c'était  M.  Ocbsenbein.  Lucerne  lui  opposait  un  vieil  officier 
rempH  d'honneur  et  d'expérience,  qui,  pour  défendre  sa  patrie,  venait 
de  quitter  un  poste  avantageux  au  service  napolitain.  M.  le  général  do 
Sonnenberg  appartenait  à  la  classe  patricienne,  où  se  conservent  en- 


i07â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core  les  habitudes  militaires  jadis  universellement  répandues  dans  le 
pays.  Depuis  la  rupture  des  capitulations  avec  la  France,  ces  habitudes 
sont  presque  perdues  dans  les  cantons  protestans,  mais  elles  se  main- 
tiennent en  partie  dans  les  états  catholiques,  les  seuls  qui  fournissent 
encore  à  des  puissances  étrangères  un  contingent  de  quelque  impor- 
tance (i).  Dès  ce  temps,  à  la  tête  du  gouvernement  lucemois  siégeait 
un  homme  nouveau,  d'un  caractère  versatile,  d'une  ambition  sans 
scrupules,  et  qui,  dans  les  années  précédentes,  avait  dirigé  le  parti  dé- 
mocratique avec  une  singulière  énergie  de  langage  et  d'action ,  M.  l'a- 
voyer  Siegwart-Mûller. 

La  lutte  dont  la  Suisse  entière  attendait  l'issue  avec  anxiété  s'engagea 
le  1"  avril;  ce  jour-là,  les  corps  francs,  après  avoir,  en  plusieurs  co- 
lonnes dont  la  force  totale  n'excédait  pas  quatre  mille  hommes,  tra- 
versé sans  difQculté  la  partie  occidentale  du  territoire  de  Lucerne,  se 
présentèrent  sans  ordre  et  sans  concert  devant  les  hauteurs  qui  cou- 
vrent la  ville;  quelques  dispositions  intelligentes  avaient  été  prises  en 
cet  endroit  par  M.  de  Sonnenberg.  La  ferme  contenance  des  bourgeois 
enrégimentés,  mais  surtout  l'adresse  et  la  vigueur  des  montagnards 
des  cantons  primitifs  accourus  à  l'appel  de  leurs  confédérés  firent  le 
reste.  La  défaite  des  aventuriers  fut  prompte,  complète  et  même  san- 
glante; ils  perdirent  près  de  deux  cents  hommes,  mille  autres  démen- 
tirent prisonniers,  et  il  fallut  les  racheter  par  une  rançon  de  plus  d'un 
million  de  francs,  que  les  cantons  délinquans,  dont  ik  ressortissaient, 
versèrent  dans  les  caisses  de  Lucerne  comme  indemnité  pour  les  frais 
de  cette  courte  guerre.  11  n'y  eut  heureusement,  après  la  victoire,  au- 
cune exécution  capitale,  et  l'abattement  du  parti  démagogique  prouva 
bientôt  aux  catholiques  de  la  Suisse  orientale  que  l'arme  naguère  diri- 
gée contre  eux  s'était  complètement  brisée  dans  les  mains  qui  l'avaient 
forgée;  mais  avec  l'excès  de  la  confiance  l'orgueil  et  l'ambition  passè- 
rent alors  du  camp  radical  dans  les  rangs  opposés. 

Vil. 

Depuis  près  de  deux  ans,  les  cantons  catholiques  dans  lesquels  pré- 
valait l'intérêt  ecclésiastique  montraient  une  tendance  prononcée  à 
concerter  leurs  efforts,  tant  pour  défendre  le  terrain  qu'ils  occupaient 
Cncf^re  que  pour  regagner  celui  qu'ils  avaient  perdu;  mais,  après  Tat- 
taque  de  Lucerne  par  les  corps  francs,  les  négociations  entre  les  pléni- 
potentiaires des  sept  états  (2)  devinrent  plus  actives  et  furent  dirigées 
Vers  un  but  plus  précis.  Non-seulement  la  diète  refusait  de  revenir 

(1)  Six  régimens,  levés  dans  ces  cantons,  serrent  d*auxiUaires  aux  gouvernemens  pon- 
tifical et  sicilien. 
'  (1)  Lncerne,  Fribourg,  Valais,  Schwytz,  Uri,  Zug  et  Unterwalden. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1073 

sur  la  suppression  des  couvens  d' Argovie  y  mais  elle  insistait  encore , 
quoique  mollement,  sur  Féloignement  des  jésuites  qui  vivaient  à  Lu- 
cerne  (i),  et  les  mesures  qu'elle  avait  décrétées  à  une  grande  majorité 
contre  l'organisation  des  corps  francs  n'étaient  sérieusement  exécutées 
que  par  le  gouvernement  cantonal  de  Zurich.  Regardant,  par  consé- 
quent, la  protection  de  la  diète  comme  à  peu  près  illusoire,  et  les  dis- 
positions de  leurs  voisins  comme  décidément  hostiles,  les  cantons 
catholiques  résolurent  de  conclure  une  ligtie  séparée  [Stmderbund).  Ils 
s'engagèrent  l'un  envers  l'autre  à  se  défendre  contre  tout  ennemi  du 
dehors  et  du  dedans,  à  s'armer  à  la  première  réquisition  pour  repous- 
ser les  agressions  dont  le  territoire  de  chacun  d'eux  deviendrait  le 
théâtre;  ils  composèrent  un  conseil  permanent,  dont  Lucerne  devait 
être  le  siège;  ils  nommèrent  un  commandant  supérieur  de  leurs  forces 
disponibles,  formèrent  une  caisse  militaire,  et  donnèrent  à  ces  diffé- 
rentes opérations  une  publicité  jugée  imprudente  même  par  leurs  amis 
des  autres  cantons.  Dès  le  mois  de  novembre  184-5,  les  bases  de  ce 
concordat  se  trouvaient  arrêtées;  le  texte  en  était  publié,  peu  de  temps 
après,  dans  plusieurs  journaux  suisses,  et,  le  20  juin  1846,  le  directoire 
fédéral,  ne  pouvant  désormais  en  prétexter  ignorance,  appela  sur  cette 
question  l'attention  des  états,  demandant  qu'à  la  prochaine  diète  des 
instructions  fussent  données  aux  députés  pour  arriver  à  une  solution 
formelle. 

Lucerne  prit  le  parti  d'avouer  hautement  l'existence  du  concordat, 
a  résultat  de  la  conférence  des  cantons  cathoUques.  s  Lucerne  s'ef- 
forçait d'en  justifier  la  légalité;  mais ,  en  regard  des  stipulations  posi- 
tives du  pacte,  toute  cette  partie  de  l'argumentation  des  cantons  sé- 
paratistes était  d'une  évidente  faiblesse.  L'équité  naturelle  plaidait 
beaucoup  mieux  leur  cause  :  mis  en  présence  de  dangers  certains,  et 
ne  trouvant  plus  dans  une  association  désorganisée  la  protection  qu'elle 
aurait  dû  leur  offrir,  ces  états  ne  fai^^aîent  que  recourir  à  leurs  propres 
ressources  pour  conserver  leur  existence.  Ils  se  bornaient,  en  défini- 
tive, à  se  pourvoir  eux-mêmes  des  sécurités  que  le  directoire  et  la  diète 
leur  auraient  vainement  promises,  et  leur  accord,  dirigé  seulement 
vers  la  défensive,  ne  les  empêchait  pas  de  remplir  toutes  leurs  obliga- 
tions matérielles  envers  l'ensemble  de  la  confédération.  Du  reste,  leur 
décision  était  prise  avec  une  irrévocable  fermeté.  Un  blâme  de  la  ma- 
jorité des  états,  une  menace  de  la  diète,  une  sommation  du  directoire, 
devaient  évidemment  demeurer  sans  résultat.  Le  pacte  catholique  ne 
pouvait  être  dissous  que  par  la  force  des  armes.  La  diète  sentit  qu'en 

(1)  Ua  autre  établissement  de  la  compagnie  s'était  formé  nouTeUement  dans  le  bourg 
de  Schwytz. 


1074  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prescrire  Tabolition,  c'était  déclarer  la  guerre  civile.  Parvenus  à  ce  mo- 
ment suprême,  les  partis  n'avaient  plus  qu'à  passer  en  revue  leurs 
forces  respectives  et  à  faire  Texamen  attentif  des  chances  que  leur  of- 
frait le  moment  présent.  Or,  il  arrivait  que  deux  révolutions  récentes, 
celle  de  Berne  et  celle  de  Lausanne,  levaient  toute  incertitude  sur  le 
vote  de  deux  puissans  cantons. 

Le  parti  radical,  dans  le  pays  de  Vaud,  profitant  de  la  fermentation 
que  causait  la  discussion  relative  aux  jésuites  de  Lucerne,  avait  voulu 
forcer  la  main  au  grand  conseil,  assemblé  pour  délibérer  dans  le  châ- 
teau de  Lausanne.  La  majorité  de  ce  corps  ayant  persisté  à  n'autoriser 
qu'une  invitation  amiable  de  la  diète  à  l'état  de  Luceme  pour  l'éloigne- 
ment  de  ces  religieux,  la  multitude,  entraînée  par  les  discours  de  quel' 
ques  démagogues,  accourut  de  tous  les  districts  ruraux  sur  les  places 
voisines  du  palais.  Ces  hommes  légers,  et  dont  une  instruction  superfi- 
cielle  ne  fait  que  rendre  les  passions  plus  exigeantes,  crurent  sans  peine 
que  le  gouvernement  et  le  conseil,  vendus  aux  intérêts  des  jésuites, 
allaient  trahir  la  cause  commune  de  la  patrie  suisse  et  de  la  religion 
réformée.  Des  assemblées  tumultueuses,  tenues  les  i 4  et  15  février 
1845,  décidèrent  les  pouvoirs  réguliers  à  déposer  leur  démission,  et 
mirent  à  leur  place  une  constituante,  dominée  par  les  chefs  de  la  fac- 
tion victorieuse. 

Dès-lors ,  une  proscription  générale  vint  frapper  ce  qui ,  dans  te 
institutions  administratives,  littéraires,  ecclésiastiques,  arrêtait  la  mar- 
che d'une  démagogie  jalouse,  tiraillée  par  des  clubs  de  bas  étage  et 
dominée  par  quelques  tribuns  systématiquement  hostiles  aux  tradi- 
tions de  leur  pays  (1).  La  grande  majorité  des  pasteurs,  blessés  dans 
leur  conscience  par  les  injonctions  du  nouveau  conseil  d'état,  qui  vou- 
lait leur  imposer  la  solidarité  de  ses  actes,  quitta  1  église  établie ,  et  les 
congrégations  dissidentes  se  trouvèrent,  dès-lors,  remplies  par  l'élite 
de  la  nation.  D'ignobles  tracasseries,  des  attaques  brutales ,  des  me- 
naces de  tout  genre,  fréquemment  dirigées  contre  ces  réunions,  n'a- 
boutirent qu'à  mettre  en  lumière  la  force  que  des  convictions  graves  et 
réfléchies  auront  partout  et  toujours  contre  des  passions  turbulentes  et 
des  calculs  intéressés.  Malheureusement  l'académie  de  Lausanne  n'était 
pas  défendue  par  la  même  puissance  morale ,  et  le  parti  ck>niinaleur 
n'a  point  tardé  à  frapper  dans  ce  corps  ce  qui  restait  au  pays  de  supé- 
riorités intellectuelles.  Cet  ostracisme,  conçu  de  longue  main  etfroide- 
ment  appliqué,  atteignit,  avec  beaucoup  d'autres  hommes  de  mérite, 
un  écrivain  placé,  comme  prédicateur,  controversiste  et  oritique,  à 
côté  des  Chalmers,  des  Néander,  des  Milman,  et  qui  joint  à  ces  titres, 

(1)  MM.  Druey,  Eytel ,  Delarageaz. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  1075 

plus  enviés  qu'appréciés  par  le  vulgaire ,  la  supériorité  non  moins  gê- 
nante d'une  vertu  tout  évangélique  (1).  Ainsi,  rancienne  demeure  des 
Haller^  des  Gibbon  et  des  Staël  perdit  ses  derniers  titres  à  la  considé- 
ration de  FEurope  intellectuelle. 

Berne  n'avait  plus  de  déchéance  pareille  à  subir;  mais,  dans  ce  can- 
toUy  les  chefs  du  premier  mouvement  démocratique,  initiés  par  un 
assez  long  exercice  du  pouvoir  aux  exigences  réelles  de  toute  société 
civilisée,  inclinaient  désormais  vers  les  conseils  de  la  modération,  et 
n'adoptaient  plus  que  des  mesures  mitigées  à  l'égard  des  adversaires 
politiques  qu'ils  rencontraient  dans  d'autres  états.  Les  organes  du  parti 
démagogique  n'eurent  aucune  peine  à  faire  partager  aux  classes  infé- 
rieures les  doutes  qu'ils  exprimaient  sur  la  capacité  des  magistrats  dé- 
positaires deç  pouvoirs  publics.  La  révision  de  la  constitution,  de- 
mandée par  plusieurs  milliers  de  pétitionnaires,  fut  accordée  sans 
résistance  par  le  grand  conseil.  Les  assemblées  primaires,  réunies  au 
mois  de  février  1846,  formèrent  une  constituante  dont  l'œuvre  devint, 
le  31  juillet,  loi  fondamentale  de  l'état  :  c'est  le  code  systématiquement 
arrangé  d'une  démocratie  sans  contrepoids  et  sans  limites.  Le  droit  de 
suffrage  pour  la  nomination  des  représeqtans  et  des  fonctionnaires 
appartient  à  tous  les  hommes  âgés  de  vingt  et  un  ans,  même  indigens 
pu  frappés  par  des  sentences  criminelles,  pourvu  qu'ils  soient  en  li- 
berté. Le  choix  des  nouveaux  magistrats  répondit  à  ces  préliminaires, 
et  le  chef  de  l'expédition  des  corps  francs  contre  Lucerne,  envoyé  sur- 
le-champ  comme  député  à  la  diète,  se  trouva  désigné  d'avance  comme 
le  premier  dignitaire  du  canton  pour  l'époque  où  celui-ci  arriveraît 
à  la  direction  suprême  de  la  Suisse.  II  ne  restait  aux  deux  partis  qu'à  sup- 
puter les  votes  de  leurs  états  respectifs.  Pour  la  résistance  aux  volontés 
du  parti  radical,  qui  exigeait  la  dissolution  violente  de  l'alliance  catho- 
lique, on  comptait  d'abord  les  sept  membres  de  ce  concordat,  puis  Ap- 
penzell  intérieur,  Bâle-Ville,  Neufchâtel,  Saint-Gall  et  Genève.  Les  deu]ç 
demi-voix  des  cantons  partages  se  trouvant  annulées  par  Topposition  des 
autres  moitiés ,  neuf  voix  seulement  autorisaient  l'emploi  de  la  force; 
mais  toutes  ne  se  prononçaient  pas  avec  la  même  énergie.  Zurich,  can- 
ton directeur,  bien  que  les  fluctuations  continuelles  de  sa  politique  in- 
térieure eussent  rendu  dans  ses  conseils  la  majorité  à  des  hommes  d'une 
puance  voisine  du  radicalisme,  voulait  recourir  d'abord  à  de  nouvelles 
sommations,  et  ouvrir  de  la  sorte  aux  cantons  réfractaires  la  route  d'un 
accord  danslequel  leur  honneur  et  leur  sécurité  ne  courussent  pas  risque 
de  périr  complètement.  Cette  tendance  à  la  modération  était  commune 
aux  Grisons,  à  Schaffouse  et  à  la  Thurgovie.  Berne,  Argovie  et  Yaud, 
organes  des  passions  extrêmes,  entraînaient  dans  leur  vote  Tessin,  So- 
it) M.  Vinet. 


I 


076 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


»     4i« 


re  et  Claris,  avec  Bâle-Cam  pagne  et  les  rhodes  extérieures  d'Appen- 
({).  Les  deux  partis  étant  balancés  parfaitement  dans  le  grand  con- 
de  Saint-Gall  (75  contre  75),  cet  état  ne  donna  pas  d'instruction  à 
mandataire.  Ainsi  qu'il  était  arrivé  précédemment  pour  toutes  les 
questions  vraiment  graves,  la  diète  se  sépara  sans  rien  conclure.  Pour 
former  contre  le  Sonderbund  la  majorité  de  douze  voix,  nécessaire  afin 
d'exprimer  la  volonté  légale  de  la  confédération,  il  devenait  donc  évi- 
demment nécessaire  de  détacher  du  faisceau  de  la  résistance  au  moins 
Irois  états.  Aussitôt  les  efforts  du  parti  radical  se  concentrèrent  sur  ceux 
où  ses  chefs  pouvaient  espérer  de  susciter  des  révolutions  intérieures  : 
c'étaient  Saint-Gall,  Bâle-Ville  et  Genève.  L'orage  éclata  d'abord  dans 
cette  dernière  république. 

Le  conseil  d'état,  ayant  à  préparer  les  instructions  du  député  qui  por- 
terait à  la  diète  prochaine  le  vœu  du  canton  sur  la  question  du  pacte 
«éparé,  pensa  qu'il  convenait  d'essayer  encore  la  voie  des  représenta- 
tions pacifiques;  considérant  en  même  temps  que  le  nouveau  vorort  ne 
donnait  plus  aux  cautons  catholiques  de  suffisantes  garanties  d'équité, 
le  conseil  d'état  proposa  aussi  d'adjoindre  à  Berne  des  représentons  fé- 
déraux pendant  le  cours  de  sa  gestion  directoriale.  Le  grand  conseil, 
auquel  fut  soumis  ce  projet  d'une  loyauté  imprudente  vu  l'état  des  es- 
prits, l'adopta  néanmoins  à  une  grande  msgorité  :  telle  était  en  effet  la 
décision  de  la  conscience  publique  rendue  par  la  portion  la  plus  consi- 
dérable des  citoyens.  Mais  Genève  renferme  dans  ses  murs  une  popula- 
tion de  tout  temps  factieuse,  qui  nourrit  contre  les  classes  supérieures 
de  la  société  les  sentimens  d'une  incurable  jalousie;  il  ne  fut  pas  difficile 
de  l'irriter  contre  des  propositions  dont  l'équité  scrupuleuse  semblait 
faire  pencher  en  faveur  des  jésuites  la  voix  d'un  état  qui,  aux  yeux  du 
monde  et  depuis  trois  cents  ans,  représente  le  protestantisme  absolu. 
Favorisés  par  leur  concentration  dans  un  quartier  de  la  ville  que  le 
fleuve  et  les  remparts  isolent  comme  une  forteresse,  les  insurgés  ne 
laissèrent  au  gouvernement  d'autre  alternative  que  de  se  dissoudre  lui- 
même  ou  de  les  détruire  :  ils  savaient  bien  qu'on  ne  prendrait  jamais  ce 
dernier  parti.  Au  bout  d'une  lutte  de  deux  journées,  dans  laquelle  il  y 
eut  fort  peu  de  victimes,  l'assemblée  factieuse  du  9  octobre  1846  chan- 
gea complètement  le  gouvernement  de  l'état;  elle  en  exclut  à  peu  près 
tous  les  hommes  qui  avaient  une  connaissance  pratique  des  affaires,  et 
qui,  depuis  1830,  servaient  leur  patrie  à  travers  toutes  les  fatigues  et 
tous  les  dégoûts.  Une  assemblée  constituante,  nommée  par  des  assem- 
blées primaires  sous  l'impression  des  violences  qui  venaient  de  se  pas- 
ser, a  maintenant  terminé  le  projet  d'une  nouvelle  loi  fondamentale. 


(1)  C'est  le  nom  local  du  demi-canton  protestant.  Les  rhodes  intérieures  sont  le  demi- 
canton  catholique. 


DES  BivOLUTIONS  ET  DES  PAETIS  EN  BUISSE. 

Cette  loi  non-seutement  consacre  tous  les  priacipes  d'un 
sans  bornes  et  sans  correctif,  mais  encore,  rétrogradant  \ 
tutions  du  moyen-âge,  remet  à  une  assemblée  unique, 
tous  les  citoyens  réunis  sur  la  place  publique,  le  choix  dt 
magistrats,  c'estrà-dire  qu'elle  substitue  au  libre  vote  et  à 
tîon  raisonnable  le  tumulte,  la  violence  et  la  confusion.  { 
pas  là.  Dès  le  25  janvier  1847,  des  mesures  arbitraires  ont  été  décrétées 
par  l'assemblée;  on  a  prononcé,  bien  qu'en  termes  vagues  et  embarras- 
sés, certaines  confiscations  pour  des  causes  politiques.  Tous  les  hommes 
clairvoyaoB,  sans  distinction  de  partis,  se  sont  accordés  à  blâmer  des 
.  ienlaUves  qui,  nous  l'espérons,  demeureront  long-temps  sans  imita- 
teurs en  Suisse. 

De  toutes,  les  institutions  qui  soutenaient  et  décoraient  l'ancienne  na- 
tionalité genevoise,  et  lui  donnaient  une  raison  honorable  de  subsister  au 
milieu  des  grands  états  qui  l'environnent,  la  seule  qui  fût  encore  intacte, 
à  savoir  l'organisation  financière  et  scholastique  de  l'église,  se  trouve 
condamnée  par  le  nouveau  projet;  les  biens  appartenant  à  la  Société 
économique  [c'est  le  nom  de  cette  administration),  et  sur  lesquels  le  ré- 
gime français  n'a  jamais  porté  la  main,  doivent  être  en  presque  totalité 
détournés  de  leur  antique  destination.  Ce  dernier  point  a  pourtant  ren- 
contré une  opposition  raisonnée  parmi  les  promoteurs  mêmes  de  l'ordre 
actuel,  et  peut-être  l'hostilité  trop  évidente  que  les  chefs  de  cette  révo- 
lution récente,  aussi  bien  que  de  celle  de  Vaud,  professent  contre  tout 
exercice  sérieux  du  christianisme  Unira  par  déterminer  une  réaction 
dans  les  classes  populaires  (1).  Pour  le  moment  toutefois,  la  voix  du 
canton  de  Genève  [tel  est  l'engagement  formel  que  le  parti  victorieux 
a  pris  envers  lui-même  et  envers  ses  alliés]  se  b'ouve  acquise  à  l'avis 
le  plus  énergique  que,  dans  la  diète  prochaine,  on  ouvrira  contre  le 
Sonderbund. 

Toutes  les  tentatives  employées  pour  amener  le  gouvernement  de 
Saint-Gall  à  décréter  des  mesures  analogues  ont  échoué  jusqu'ici,  et 
l'on  a  même  quelques  motife  pour  penser  que  les  opérations  prochaine» . 
des  collèges  électoraux  fixeront  dans  des  voies  modérées  le  grand  con- 
seil de  cet  éia^  mais,  dans  la  ville  de  Bâle,  il  devint  évident,  aussitôt 


(1)  G'ert  principalemenl  «ur  ce  point  que  porte  l'antagonisme,  muntenaat  public,  de 
M.  Jamei  Fuy  et  d'un  membre  inHuenl  du  conseil  représentatif,  M.  Faij  Pasteur.  C$ 
licruier  aoulieut  la  cause  de  la  vieille  bourgeoisie,  fidèle  aui  Irmlitions  de  l'église  réfor— 
lUL'e;  raatre,  exercé  en  France  aui  luttes  de  la  presse  quotidienne,  et  l'esprit  toujours 
tourné  fera  des  modèles  étrao^rs,  louaut  d'ailleiirt,  bien  qn'aiec  des  formes  polies,  une 
égale  aienion  aux  précédens  ecclésiastiques  et  admiuistrttifs  de  son  pays,  combat  et 
poursuit  aani  relâche,  dans  le  corps  des  pagteun  et  dans  la  Sociéti  ceonomiju», 
l'unique  ëlcmeut  possible  d'une  reconsUtutioa  de  l'ancieime  Genève. 


l! 


1078  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

'^  après  la  chute  du  gouvernement  genevois,  qu'on  ne  pourrait  éviter  de 

faire  des  concessions  aux  opinions  populaires.  Toutefois,  dans  cette  ré- 
forme, conduite  avec  beaucoup  d*ordre  et  de  lenteur,  on  ne  sacrifiera, 
selon  toute  apparence,  que  les  principes  des  anciens  corps  de  maîtrises, 
les  privilèges  des  anciennes  tribus  et  les  derniers  restes  d'une  organisa- 
tion municipale  arrêtée  dans  le  moyen-âge,  avec  tout  son  cortège  de 
lois  privées  et  d'exclusions;  la  ville  gardera,  d'ailleurs,  son  autono- 
mie, et  la  fusion  avec  le  demi-canton  de  Bâle-Carapagne,  espérée  par 
les  chefs  du  parti  radical,  ne  semble  encore  nullement  prochaine. 

Le  1"  janvier  1847,  Berne  a  remplacé  Zurich  en  qualité  de  canton  di- 
recteur. L'ambassadeur  de  France  et  le  ministre  d'Angleterre  ont  gardé 
leur  résidence  dans  celte  ville;  les  autres  plénipotentiaires  des  grands 
états  de  l'Europe  se  sont  transportés  à  Berne.  La  situation  financière 
de  Berne,  singulièrement  embarrassée,  peut,  suivant  la  direction  que 
prendront  les  idées  populaires,  pousser  ce  gouvernement  à  des  mesures 
violentes  ou  le  ramener  dans  la  route  économique  des  précautions.  En 
Il  exagérant  le  chiffre  de  toutes  ses  dépenses,  afin  d'assurer  une  existence 

supportable  aux  hommes  sans  patrimoine  qui  désormais  occupent 
presque  seuls  les  fonctions  publiques,  le  gouvernement  de  Berne  a 
fini  par  créer  un  déficit  de  1,050,000  francs.  Il  a  fallu  pour  le  combler 
établir  une  taxe  sur  le  revenu;  les  contribuables,  que  l'ancien  gouver- 
nement ménageait  singuUèrement,  et  qui  n'ont  d'ailleurs  pas  lieu  d'ap- 
plaudir à  la  gestion  actuelle  des  domaines  publics,  ne  se  soumettront 
pas  sans  murmures  à  une  telle  charge,  qui  paraît  cependant  justifiée 
par  la  nécessité.  Cette  mesure,  dont  l'Angleterre,  la  Hollande  et  plu- 
sieurs cantons  de  la  Suisse  elle-même  peuvent  citer  d'honorables  appU- 
cations,  se  trouve  dénaturée,  il  est  vrai,  par  une  seconde  proposition, 
laquelle  consiste  à  établir  un  impôt  proportionnel  sur  les  fortunes.  Les 
petits  patrimoines  n'y  contribueraient  que  fort  peu;  mais  le  produit  des 
grands  domaines  serait  presque  entièrement  absorbé.  L'adoption  de  ce 
projet  constituerait  une  loi  agraire  de  la  nature  la  plus  subversive,  et 
réaliserait  dans  un  état  de  près  de  quatre  cent  mille  âmes,  au  centre  de 
TEurope,  les  rêves  les  plus  hardis  des  ennemis  systématiques  de  l'ordre 
social,  lequel  repose  principalement,  chez  les  nations  modernes,  sur  la 
garantie  mutuelle  et  complète  des  propriétés. 

Les  ministres  d'Autriche,  de  Prusse  et  de  Russie,  entrant  avec  le 
nouveau  vorort  en  relations  officielles,  ont  répété  solennellemetit  que  le 
maintien  des  bons  rapports  de  la  Suisse  avec  leurs  cours  reposait  sur 
une  stricte  observation  du  pacte  fédéral  de  1815.  Ces  dispositions  n'é- 
taient depuis  long-temps  douteuses  pour  personne;  mais,  à  côté  de  cette 
notification  officielle,  le  silence  gardé  par  l'ambassadeur  de  France  et 
par  le  chargé  d'affidres  d'Angleterre  acquiert  une  signification  sérieuse, 


DES  REVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EX  SUISSE.  J079 

quoique  discrète.  Une  telle  différence  n'a  point  échappé  aux  partis  qui 
divisent  la  Suisse. 

La  marche  de  quelques  troupes  françaises  vers  les  frontières  de 
Berne,  de  Genève  et  de  Vaud,  et  celle  de  plusieurs  bataillons  autrichiens 
vers  l'extrémité  méridionale  du  Tessin ,  ont  montré  que  les  deux  puis- 
santes et  redoutables  voisines  de  la  Suisse  ne  méconnaissaient  pas  la 
gravité  des  événemens  qui  pouvaient  d'un  jour  à  l'autre  s'y  accomplir. 
En  effet,  le  canton  de  Fribourg  devenait,  à  la  fin  de  janvier  1847,  le 
théâtre  de  violens  désordres,  dernier  fait  considérable  dont  nous  ayons 
à  parler.  Des  assemblées  populaires,  convoquées  par  les  ennemis  avé- 
rés de  l'influence  jésuitique  et  par  les  adversaires  politiques  du  pacte 
séparé,  se  réunirent  en  même  temps  dans  les  bourgs  de  Bulle,  Romont, 
Estavayer  et  Morat.  Les  esprits,  échauffés  par  quelques  griefs  réels  et  par 
beaucoup  d'injures  imaginaires,  se  laissèrent  entraîner  à  l'insurrection. 
Des  colonnes,  très  imparfaitement  armées  et  complètement  dépourvues 
d'organisation,  marchèrent  sur  Fribourg,  où  leurs  chefs  avaient  des  in- 
telHgences;  mais  la  fermeté  du  gouvernement,  le  zèle  des  paysans  alle- 
mands, les  efforts  unanimes  et  soutenus  du  clergé,  écartèrent  prompte- 
ment  le  danger.  Les  assaillans  s'enfuh^nt  en  désordre  et  se  dispersèrent 
Horat  et  les  autres  communes  mécontentes  furent  occupés  militaire- 
ment. Il  aurait  été  généreux,  et  probablement  habile,  d'accorder  en- 
suite une  anmîstie;  mais  le  fâcheux  exemple  de  Lucerne  fut  suivi  et 
même  dépassé  par  le  gouvernement  victorieux.  Les  emprisonnemens 
et  les  exils  ont  atteint  presque  tous  les  hommes  de  quelque  impor- 
tance qui  figuraient  dans  l'opposition.  En  cette  occasion,  ce  fut  encore 
à  un  de  ces  patriciens  (i)  si  durement  repoussés  des  emplois  civils, 
qu'il  fallut  recourir  pour  donner  une  bonne  direction  aux  milices; 
et  le  conseil  supérieur  de  la  ligue  cathohque,  obligé  de  se  choisir  un 
nouveau  général,  a  désigné  pour  cet  office  un  membre  d'une  mai- 
son chevaleresque  des  Grisons,  M.  de  Salis-Soglio.  Suivant  une  opinion 
généralement  répandue,  F  Autriche  ne  refuse  aux  armemens  dont  Lu- 
cerne  est  le  centre  aucun  genre  d'encouragement;  mais  l'appui  indi- 
rect de  cet  empire  n'était  pas  nécessaire  pour  relever  le  courage  de  la 
ligue,  qui  venait  d'acquérir  une  preuve  nouvelle  de  la  force  de  cohé- 
sion encore  subsistante  dans  les  cantons  où  le  clergé  continue  à  diriger 
les  classes  inférieures,  et  de  l'inefficacité  des  attaques  à  main  armée  di- 
rigées par  le  parti  radical  contre  ces  pays.  L'incertitude,  le  décourage- 
ment et  les  divisions  hitestines  concourent  avec  une  égale  intensité  à 
jeter  le  trouble  dans  les  conseils  de  ce  dernier  parti,  et,  pour  établir  des 
conjectures  sensées  sur  les  événemens  dont  la  Suisse  peut  devenir  pro- 
chainement le  théâtre,  fl  faut  tenir  grand  compte  de  ces  dispositions. 

(1)  M.  dû  Castella. 


1080  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VIII. 

Cest  en  suivant  les  républiques  suisses  à  travers  les  principaux  évé- 
nemens  de  leur  histoire  que  nous  avons  cherché  à  faire  connaître  leur 
situation  religieuse,  intellectuelle  et  politique.  Il  nous  reste  maintenant, 
les  faits  étant  établis,  à  observer  cette  situation  en  elle-même,  et  à  en 
compléter  le  tableau  par  quelques  indications  générales. 

La  Suisse  compte  2,200,000  habitans,  dont  890,000  catholiques  et 
près  de  1,300,000  protestans.  Cette  population  est  répartie  entre  vingt- 
quatre  états,  dont  un  seul  (Berne)  au-dessus  de  300,000  âmes,  un  autre 
(Zurich)  au-dessus  de  200,000,  cinq  autres  (Luceme,  Saint-Gall,  Argo- 
vie,  Tessin,  Vaud)  au-dessus  de  100,000,  sept  au-dessus  de  50,000  (Fri- 
bourg,  Soleure,  les  Grisons,  Thurgovie,  Valais  et  Neufchâtel),  enfln  dix 
au-dessous  de  ce  chiffre  (Uri,  Schwytz,  Unterwalden,  Claris,  Zug,  Bâle- 
Ville,  BâIe-Campagne,  ScbafTouse  et  chacune  des  deux  divisions  d'Ap- 
penzell). 

Neuf  états  sont  protestans,  les  uns  entièrement,  les  autres  en  majorité 
très  forte;  ce  sont  Berne,  Zurich,  Claris,  Bâle,  ScbafTouse,  Thurgovie, 
Vaud,  Neufchâtel  et  les  rhodes  extérieures  d'Appenzell.  Quatre-vingt- 
huit  mille  catholiques  à  peu  près  possèdent  dans  ces  cantons  les  droits 
de  cité.  Dans  les  dix  états  entièrement  ou  presque  entièrement  c€Uh(H 
ligues  (Lucerne,  Fribourg,  Soleure,  Schwytz,  Uri,  Unterwalden,  Zug, 
Tessin,  Appenzell  intérieur  et  Valais),  on  ne  compte  pas  en  tout  plus 
de  dix  mille  citoyens  protestans.  Les  cantons  qu'on  peut  appeler  véri- 
tablement mixtes,  c'est-à-dire  où  les  forces  numériques  des  deux  com- 
munions se  balancent,  sont  au  nombre  de  quatre  seulement,  à  savoir  : 
Saint-Call,  Argovie,  Crisons  et  Cenève.  Tous  ensemble  sont  peuplés  par 
200,000  catholiques  et  243,000  protestans. 

L'importance  matérielle  des  villes  dans  l'ensemble  du  pays  n'est  pas 
considérable.  Genève,  la  plus  grande  de  toutes,  compte  à  peine30,000  ha- 
bitans.  Viennent  ensuite  Berne  avec  24,000,  Bâle  avec  23,000,  Zurich 
avec  15,000,  Saint-Gall,  avec  10,000,  Fribourg  avec  9,500,  Lucerne  avec 
un  peu  moins  de  9,000;  les  autres  chefs-lieux  de  cantons  ne  sont  guère 
que  de  gros  bourgs. 

Ces  indications  purement  statistiques  suggèrent  quelques  réflexions. 
On  reconnaît  d'abord  de  quelle  majorité  positive  les  petits  cantons,  vo- 
tant d'accord,  disposeront  dans  la  diète  aussi  long-temps  que  le  pacte 
fédéral  demeurera  sur  ses  bases  actuelles.  Il  doit  par  conséquent  arriver 
d'ordinaire  que  l'opposition  d'une  assez  faible  partie  de  la  population 
collective  paralyse,  dans  les  affaires  générales,  le  vœu  le  plus  clairement 
prononcé  du  reste  de  la  nation.  En  second  lieu,  on  voit  que  près  de 
quatre-vin^^t-dix  mille  catholiques  se  trouvent,  dans  des  états  prêtes- 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  i081 

tans,  à  la  merci,  pour  ainsi  dire,  de  la  communion  opposée;  il  est  vrai 
que  la  présence  de  cet  élément  catholique  impose  à  la  majorité  protes- 
tante certains  ménagemens,  dont  les  cantons  entièrement  catholiques 
tendent  à  se  croire  dispensés  envers  leurs  adversaires.  La  position  de 
ceux-ci  n'en  présente  pas  moins  de  sérieux  désavantages.  Ainsi  l'état 
d'enchevêtrement  dans  lequel  se  trouvent  les  territoires  partagés  entre 
les  deux  communions  catholique  et  protestante  peut  faire  apprécier 
l'étendue  des  dangers  que  créerait  à  la  population  inférieure  en  nombre 
l'établissement  d'une  république  unitaire  en  Suisse.  Les  catholiques 
pourraient  bientôt  se  trouver  réduits  à  un  état  d'ilotisme  permanent, 
quoique  masqué  par  une  égalité  dérisoire.  C'est  donc  surtout  pour  eux 
que  le  maintien  de  l'autonomie  dans  chacun  des  cantons  actuellement 
existans,  et  le  respect,  chez  tous,  des  maximes  de  la  tolérance,  forment 
une  condition  essentielle  de  prospérité,  d'existence  même. 

La  statistique  intellectuelle  et  morale  d'un  pays  aussi  compliqué  que 
la  Suisse  ne  saurait  s'établir  par  des  formules  rigoureuses.  Cependant 
les  derniers  événemens  ont  mis  en  relief  quelques  points  qu'il  importe 
de  noter.  Ainsi  la  prépondérance  acquise  aux  doctrines  du  parti  déma^ 
gogique  s'est  déjà  manifestée  par  de  fâcheux  effets  dans  Tordre  intel-* 
lectuel.  Ce  parti,  n'acceptant  d'autre  supériorité  que  celle  du  nombre, 
persécute  la  distinction  de  l'esprit  avec  plus  d'acharnement  que  la  dis- 
tinction même  de  la  naissance.  Cette  tendance  n'a  pas  tardé  à  porter 
ses  fruits.  L'académie  de  Lausanne  est  déjà  frappée  de  déchéance;  celle 
de  Genève  est  fort  ébranlée.  I..es  universités  de  Zurich  et  de  Bâle,  la 
première  surtout,  ont  beaucoup  souffert;  les  hommes  éminens  sont 
repoussés  partout  de  la  carrière  de  l'instruction  publique.  Luniversité 
organisée  à  Berne,  sous  un  nom  trop  pompeux,  depuis  les  événemens 
de  1831,  n'a  pas  encore  donné  les  signes  d'ime  vitalité  tuen  féconde.  A 
côté  de  cette  décadence  de  l'enseignement  protestant,  la  Suisse  catho- 
lique voit  une  foule  d'étudians  se  presser  dans  les  collèges  des  jésuites; 
mais  la  plupart  viennent  du  dehors,  et  ces  établissemens  ne  peuvent 
rivaUser  d'ailleurs  ni  en  considération,  ni  en  utilité  bien  reconnue,  avec 
les  anciens  centres  d'études  créés  soit  par  l'Oratoire,  soit  par  les  béné- 
dictins. Sur  l'horizon  intellectuel  de  la  Suisse,  les  clartés  pâlissent  ou 
s'éteignent  tout-à-fait.  L'instruction  primaire,  universellement  répan- 
due, produit  des  effets  très  divers  suivant  la  diversité  des  cantons.  Dans 
ceux  où,  de  longue  date,  le  peuple  avait  l'habitude  de  conduire  ses 
propres  affaires,  on  trouve  l'intelligence  pohtique  singulièrement  dé- 
veloppée, et  une  finesse  remarquable  de  jugement  à  côté  d'une  sim- 
plicité primitive  de  formes;  mais  les  populations  long-temps  sujettes, 
comme  celles  du  vieux  canton  de  Berne,  n'ont  point  encore  acquis  la 
faculté  de  se  gouverner  elles-mêmes,  et  leur  émancipation  semble  (à 


w 


i 


^082  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

juger  par  l'usage  qu'elles  en  font)  avoir  été  prématurée.  Le  canton  de 
Vaud  offre  une  preuve  affligeante  et  claire  de  cette  infériorité. 

La  moralité  politique  s*est  montrée  singulièrement  avancée  dans  h 
presque  totalité  des  cantons.  En  dépit  de  Taffluence  d'aventuriers  étran- 
gers, dont  quelques-uns  sont  animés  d'un  fanatisme  terroriste,  les  po- 
pulations suisses  ont  témoigné  assez  uniformément  une  aversion  hono- 
rable pour  les  meurtres  juridiques,  les  proscriptions  en  masse  et  les 
conûscations.  Les  excitations  les  plus  perfides  n'ont  pu  faire  entrer  en- 
core ces  multitudes  souveraines  dans  la  voie  des  spoliations;  elles  ré- 
pugnent au  pillage  plus  encore  qu'à  l'effusion  du  sang.  Partout  où 
l'on  a  manqué  aux  lois  fondamentales  de  l'humanité  et  de  la  justice, 
la  faute  en  a  été  non  point  au  peuple  lui-même,  dont  le  tort  prin- 
cipal consistait  à  ne  pas  s'y  opposer,  mais  à  quelques  chefs  de  faction 
soudainement  promus  aux  dignités  et  devenus  maîtres  de  l'action  pu- 
bUque. 

Quant  aux  qualités  sociales  qui  préparent  la  ruine  ou  garantissent  la 
I  conservation  des  états,  c'est  dans  les  cantons  catholiques ,  et  surtout 

!  dans  ceux  qui  forment  aiyourd'hui  la  Ugue  de  Lucerne,  qu'elles  se  sont 

;  manifestées  avec  le  plus  d'éclat.  Là  vivent  encore  le  respect  et  Tobéis- 

sance^  on  y  reconnaît  des  autorités  qui  n'ont  pas  de  commettans,  des 
lois  qui  ne  sauraient  être  abrogées  au  gré  de  ceux  qu'elles  doivent  régir. 
Au  contraire,  dans  les  cantmis  protestans  où,  depuis  1831 ,  la  tourmente 
révolutionnaire  s'est  déchaînée,  elle  n'a  guère  laissé  après  elle  que  dés- 
lUiiiHi,  indiscipline,  fluctuations  douloureuses,  alternatives  stérike 
d'exaltation  et  d'abattement. 

La  distinction  entre  les  classes  de  la  société  est  plus  tranchée  en 
Suisse  qu'en  France,  en  ItaUe  et  peut-être  même  en  Angleterre;  elle  se 
maintient  avec  une  rigidité  traditionneUe  dans  les  républiques  où  pré- 
valut, de  1530  à  1798,  l'ascendant  des  patriciens.  Maintenant  c'est  au 
détriment  exclusif  de  ceux-ci  que  survit  une  séparation ,  fondée,  non 
plus  sur  des  règles  positives,  mais  sur  des  souvenirs  ou  plutôt  sur  des 
ressentimens.  L'ostracisme  qui  pèse,  d'une  extrémité  du  territoire  à 
l'autre,  sur  les  familles  dans  lesquelles  l'exercice  du  commandement 
et  la  tradition  des  affaires  s'étaient  long-temps  concentrés,  est  non-seu- 
lement contraire  à  l'équité  naturelle,  mais  encore  souverainement  pré- 
judiciable au  pays;  il  lui  fait  subir  une  sorte  de  décapitation  intellec- 
tuelle et  morale  :  nulle  part  les  possesseurs  de  biens  considérables,  les 
honunes  dont  l'ambition  naturelle,  comme  l'occupation  ordinaire,  est 
de  servir  l'état,  les  héritiers  enfin  de  noms  qui  imposent  envers  la  pa- 
trie des  obligations  spéciales  transmises  avec  le  sang;  nulle  part  cei 
hommes  n'ont  été  systématiquement  tenus  en  dehors  des  affaires,  sans 
que,  suivant  l'expression  énergique  du  plus  illustre  publiciste  des  temps 


DBS  RÉVOLUTiONS  BT  DBS  PARTIS  BN  SUISSB.  1081 

modernes  (1),  a  le  pays  ne  finît  par  se  dépouiller  d'une  bonne  partie  da 
sa  générosité.  »  Les  changemens  radicaux  survenus  depuis  quinze  au 
dans  le  gouvernement  des  cantons  n'ont  sans  doute  porté  aucune  at-^ 
teinte  au  courage  martial  des  Suisses;  mais  on  ne  Saurait  douter  qu'un 
relâchement  fâcheux  ne  se  soit  glissé  à  la  suite  de  ces  révolutions  dans 
leur  organisation  militaire. 

L'attachement  passionné  que  les  habitans  de  la  Suisse  portent  à  leur 
pays  n'a,  dans  les  masses,  de  réaUté  vivante  qu'autant  qu'il  s'appUque 
a  chacun  des  cantons  pris  à  part  :  a  la  petite  patrie  passe  bien  avant  la 
grande.  »  Cette  disposition  universelle  et  constante  des  esprits  ne  per- 
met pas  qu'un  gouvernement  unitaire  s'établisse  par  des  moyens  pa- 
cifiques, honorables  et  légaux.  Les  citoyens  même  les  plus  distingués, 
ceux  qui  unissent  à  des  connaissances  étendues  les  vues  les  plus  larges, 
suivent  entièrement  à  cet  égard  le  sentiment  commun,  à  moins  toutefois 
qu'une  ambition  purement  personnelle  ne  les  en  fasse  dévier. 

L'excessif  développement  de  la  population  sur  quelques  points  de  la 
Suisse  y  a  nécessité  et  doit  nécessiter  encore  des  expatriations  fré- 
quentes. Cependant  la  plupart  des  émigrans  suisses  ne  quittent  leur 
pays  qu'avec  l'arrière-pensée  du  retour.  Jusqu'à  présent^  les  popula-^ 
tions  de  THelvétie  ont  montré  moins  d'aptitude  que  les  autres  portions 
de  la  famille  teutonique  à  former,  dans  des  contrées  lointaines,  des  co^ 
lonies  pourvues  des  conditions  d'une  vitalité  indépendante.  Les  études 
et  les  démarches  de  quelques  citoyens  généreux  avaient  récemment 
pour  but  d'ouvrir  dans  les  possessions  françaises  du  nord  de  l'Afrique 
un  débouché  suffisant  à  cette  jeunesse  des  cantons  que  lelmanque  d'es*- 
pace  rend  turbulente  autant  que  misérable.  Les  résultats  de  ces  efforts 
se  font  encore  attendre;  s'ils  répondaient  à  l'espérance  qu'on  semble 
autorisé  à  en  concevoir,  ils  resserreraient  nécessairement  les  liens  de 
l'alliance,  chère  à  tous  les  souvenirs,  qui,  depuis  le  milieu  du  xv^  siècle, 
a  subsisté  presque  constamment  entre  la  France  et  la  Suisse.  Jaloux, 
à  bon  droit,  de  l'indépendance  de  la  confédération,  les  citoyens  des 
cantons  redoutent  cependant  pour  leur  pays  les  conséquences  de  Tiso*- 
lement.  Ils  croient,  en  général,  qu'une  inUmité  politique  avec  l'une 
des  puissances  étrangères  est  indispensable  à  la  sécurité  de  leur  avenir» 
La  plupart  aiment  à  chercher  cet  appui  du  côté  de  la  France,  et  cette 
disposition  est  même  presque  générale  dans  les  cantons  occidentaux. 
Dans  la  Suisse  orientale,  les  sentimens  sont  partagés.  L'ascendant  di- 
plomatique de  l'Autriche  s'est,  dans  ces  derniers  temps,  beaucoup  for- 
tifié à  Lucerne  et  dans  les  cantons  primitifs;  Zurich  et  Samt-Gall  s'en 
méfient  sans  le  repousser  entièrement;  les  Grisons  et  le  Tessin  s*  y 

(1)  Machiavel,  IstorU  Fioréniinêt  lilf.  Hi  par.  daraior. 


4oàA 


RKVUB  DES  DEUX  MONDES. 


knontrent  habituellement  opposés.  La  cour  de  Sardaigue  exerce,  depuis 
4844,  une  influence  prépondérante  dans  le  Valais.  Le  parti  qui,  dans 
les  districts  manufacturiers  de  la  Suisse  septentrionale ,  demande  une 
étroite  association  commerciale  avec  les  états  limitrophes  allemands, 
ne  paraît  avoir  aucune  chance  de  rallier  à  ses  vues  Fensemble  des 
populations  helvétiques.  Les  Suisses  préfèrent  le  maintien  de  la  liberté 
illimitée  des  transactions,  avec  tous  les  inconvéniens  qu'elle  entraîne, 
aux  chaînes  qu'imposeraient  une  accession  indirecte  au  Zollverein  et 
l'établissement  autour  de  leur  pays  d'un  cordon  de  douanes,  dût  le  tarif 
tBn  être  simplement  fiscal  et  n'impliquer  aucune  idée  de  protection. 

On  nous  demandera  maintenant  ce  que,  dans  notre  opinion,  il  im- 
porte à  la  Suisse  de  faire ,  soit  pour  sa  constitution  fédérale ,  soit  pour 
Torganisation  particulière  de  chacun  de  ses  cantons,  soit  enfln  Tis-à-vis 
des  puissances  dont  les  états  environnent  la  confédération.  Nos  réponses 
seront  dictées  par  un  sentiment  que  nous  croyons  exact ,  autant  que 
bienveillant,  des  véritables  intérêts  d'un  pays  où  rien  ne  se  prête,  sans 
injustice  et  violence,  à  des  conclusions  absolues,  où  la  dominatioD 
d'aucun  système  exclusif  ne  pourrait  s'établir  sans  faire  un  outrage 
irréparable  au  droit. 

Vis-a-vis  des  pays  étrangers ,  les  devoirs  de  la  Suisse  se  trouvent 
tracés  par  les  stipulations  formelles  des  traités  sur  lesquels  repose 
l'admission  de  la  république  dans  la  famille  des  peuples  européens; 
mais  il  ne  lui  sufGt  pas  de  s'interdire  toute  agression,  même  indirecte 
OU  détournée,  contre  les'états  limitrophes  :  le  douloureux  exemple  de 
l'ancienne  Pologne  lui  enseigne  que  l'anarchie  ne  saurait  vivre  en  paix 
avec  personne,  et  que  la  désorganisation  permanente  attire  sur  une 
tontrée  les  entreprises  des  pays  plus  vigoureusement  constitués  qui 
6ont  en  contact  avec  elle.  Les  voisins  de  la  Suisse  ne  lui  demanderont, 
s'ils  sont  justes,  qu'une  seule  chose  considérable  :  c'est  d'exister.  La 
mauvaise  foi  vînt-elle  à  entrer  dans  les  conseils  de  quelques-uns  de  ces 
pays,  il  ne  se  peut  que  tous  s'entendent  pour  refuser  à  la  Suisse  la  faculté 
de  vivre,  et  l'événement  d'une  coalition  analogue  à  celle  de  1772  ne 
Semble  point  à  redouter  aujourd'hui.  Toutefois  la  confédération  ne 
doit  pas  oublier  que  le  temps  peut  souvent  transformer  en  raison  ce 
(qui  n'était  d'abord  qu'un  prétexte.  Cest,  par  conséquent,  au  rétablis- 
sement de  l'ordre  intérieur  que  se  lie  pour  elle  la  conservation  de  la 
Sécurité  extérieure. 

Les  principes  qui  ont,  en  iSOd,  servi  de  base  à  l'acte  de  médiaficMi 
nous  semblent  oflrir  une  lumière  secourable  pour  sortir  des  compli- 
tations  créées  aujourd'hui  par  le  pacte  fédéral.  Il  est  indispensable  de 
conserver  aux  cantons ,  chacun  chez  soi ,  une  indépendance  adminis- 
trative complète;  maiS;  dans  l'expression  légale  du  vœu  national,  toutes 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PABTIS  EN  SUISSE.  1085 

les  fois  qu'il  devient  nécessaire  de  l'exprimer,  la  raison  et  l'équité  positive 
demandent  qu'une  certaine  supériorité  de  suffirages  soit  accordée  aux 
états  qui  réunissent  la  grande  msgorité  des  citoyens.  Concilier  ces  deux 
intérêts  ou  plutôt  ces  deux  droits^  c'est  une  tâche  difficile  sans  doute, 
mais  qui  ne  dépasserait  pas  les  forces  d'un  homme  d'état  véritable, 
d'un  arbitre  éclairé^  s'il  inspirait  par  son  caractère  personnel  une  con- 
fiance égale  aux  deux  communions,  aux  deux  grandes  opinions  politi- 
ques entre  lesquelles  la  Suisse  se  trouve  divisée  depuis  long-temps. 

n  paraîtrait  aussi  désirable  de  prolonger  la  période  fixée  par  le  pacte 
actuel  pour  l'exercice  des  fonctions  directoriales.  On  composerait  le  di- 
rectoire non  plus  exclusivement  avec  les  magistrats  d'un  seul  canton, 
mais  avec  les  délégués  de  la  diète  choisis  dans  des  états  difiérens;  on  le 
renouvellerait  non  pas  intégralement,  mais  par  quarts  ou  par  cin- 
quièmes, peut-être  même  ferait-on  bien  de  lui  assigner  une  résidence 
fixe.  La  ville  fédérale  qu'on  désignerait  à  cet  effet  pourrait,  selon  l'opi- 
nion de  citoyens  fort  éclairés,  être  soit  Thun  (1),  soit  Zofingen  (2).  Cette 
ville  jouerait  en  Suisse  un  rôle  analogue  à  celui  qui,  dans  l'Union  amé- 
ricaine, appartient  à  la  cité  de  Washington;  la  présence  du  directoire 
n'exercerait  point  de  pression  illégale  ou  gênante  sur  aucun  des  gouver- 
nemens  cantonaux,  puisque  les  villes  que  nous  venons  d'indiquer  ne 
sont  pas  au  nombre  des  chefs-lieux  d'états.  Plus  tard ,  on  aurait  à  dis- 
cuter l'établissement  d'une  armée  permanente  ou  plutôt  d'une  simple 
garde  soldée,  tenue  à  la  disposition  du  directoire  pour  exécuter  les  dé- 
cisions de  la  diète,  et  dont  les  officiers  seraient  nonunés  par  la  commis- 
sion militaire  de  la  confédération.  En  fixant  l'effectif  de  ce  corps  à  cinq 
ou  six  mille  hommes,  on  concilierait  le  maintien  de  l'ordre,  au  moins 
dans  les  circonstances  ordinaires,  avec  les  précautions  jalouses  qu'exige 
la  conservation  de  la  liberté. 

La  balance  devrait  être  tenue  scrupuleusement  égale  entre  les  deux 
communions,  soit  dans  l'ensemble  de  la  confédération,  soit  dans  l'inté- 
rieur des  cantons  où  deux  cultes  se  trouvent  professés  à  la  fois.  Partout 
où  il  n'est  pas  impossible  d'établir,  en  matière  administrative,  ce  que 
l'on  appelle  en  Suisse  une  séparation  confessionnelle,  il  serait  bon  de  re- 
courir à  ce  moyen,  qui  empêche  toute  intervention  des  membres  d'une 
communion  dans  les  affaires  religieuses  de  l'autre. 

Pour  chaque  canton  pris  à  part,  les  bases  de  la  constitution  ne  sau- 
raient, sans  une  réaction  qui  serait  injuste  autant  qu'impolitique,  cesser 
désormais  d'être  véritablement  démocratiques;  mais  l'exercice  du  droit 
de  suflirage  ne  peut  non  plus,  sans  des  inconvéniens  aujourd'hui  dé- 
fi) Dans  le  canton  de  Berne. 
(3)  Dans  le  canton  d'ArgoYÎc* 
TOME  xvn,  70 


iA 


i086  UYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

montrés,  rester  séparé  de  quelques  conditions  de  cens,  et  surtout  d'iQ« 
struction  élémentaire.  Le  principe  de  la  représentation  doit  évidem* 
ment  prévaloir,  dans  tous  les  territoires  de  quelque  étendue  et  môme 
dans  les  centres  considérables  de  population  y  sur  celui  des  iusembUa 
générales  (i) ,  où  régnent  presque  toujours  le  tumulte  et  la  confusion. 

On  ne  peut  méconnaître  dans  Tesprit  suisse  une  aptitude  réelle  i 
comprendre  les  questions  qui  se  rattachent  à  la  législation  et  au  gou- 
yemement.  L'intervention  du  peuple  tielvétique  dans  ses  propres  af* 
{aires  est  donc  pleinement  justifiée,  sauf  quelques  exceptions  que  le 
rétablissement  de  Tordre  moral  et  religieux  dans  les  pays  où  il  a  reçu 
les  plus  graves  atteintes  supprimerait  ou  du  moins  atténuerait  consi- 
dérablement. Ce  qui  cause,  en  Suisse,  un  préjudice  extrême  à  Tintérèt 
public,  ce  ne  sont  pas  les  admissions,  mais  bien  les  exclusions.  En  aban- 
donnant pour  toujours  les  vieux  privilèges  de  naissance,  il  est  essentiel 
à  la  prospérité  de  chaque  république  que  la  possession  de  la  richesse 
et  du  savoir  soit  partout  comptée  pour  sa  juste  part  dans  Texercice  des 
droits  communs,  dans  la  composition  des  corps  de  magistrature,  dans 
la  formation  des  assemblées  délibérantes  qui  représentent  le  souverain. 

Ces  transactions  équitables,  c'est  du  bon  sens  réfléchi,  de  la  modéra- 
tion naturelle  du  peuple  suisse  que  nous  les  attendons.  Il  serait  ridicule 
d'en  inscrire  les  principes  dans  les  lois  constitutionnelles;  il  faut  que 
l'expérience  acquise  et  la  conscience  éclairée  les  fassent  rentrer  dans 
les  mœurs  publiques,  n  est  surtout  essentiel  que  les  gouvememens 
étrangers  n'interviennent  en  cette  matière  que  par  des  conseils  non- 
seulement  loyaux,  mais  discrets.  La  Suisse  ne  renferme  aucun  parti  ho- 
norable, ou  même  sérieux,  qui  ne  soit  disposé  à  regarder  l'occupation 
du  sol  helvétique  par  des  forces  étrangères  comme  une  humiliation  et 
comme  une  calamité;  les  intérêts  qu'on  voudrait  secourir  par  de  tels 
moyens  seraient  perdus  sans  retour  dans  l'opinion  nationale.  Le  de- 
voir des  puissances  européennes  envers  la  république  helvétique  est 
donc  de  ne  laisser  aux  factions  qui  égarent  ou  oppriment  quelques 
portions  de  la  Suisse  aucune  illusion  sur  leur  impuissance  au  dehors; 
ce  devoir  leur  prescrit  en  même  temps  de  ne  causer  aux  bons  citoyens, 
qui  forment  là,  comme  partout,  la  majorité  de  la  nation,  aucune  alarme 
pour  le  maintien  de  leur  indépendance  au  dedans. 

A  moins  d'une  agression  tentée  contre  ses  voisins  (folie  qui  ne 
semble  à  craindre  d'aucun  parti ,  quelles  que  soient  d'ailleurs  la  témé- 
rité et  l'ignorance  de  plusieurs  d'entre  eux],  la  Suisse,  dans  son  état 
actuel,  tout  déplorable  qu'il  puisse  sembler  à  certains  égards,  n'ap- 
pelle certainement  pas  et  n'excuserait  même  en  aucune  manière  Tin- 

(1)  Appelées  Landsgemeinden  dans  les  petits  cantons,  et  à  Genève  conseil  général. 


DES  RÉVOLUTIONS  ET  DES  PARTIS  EN  SUISSE.  i087 

iervention  à  main  armée  des  pays  qui  Tenviromient.  Bien  loin  d*être 
redoutable  pour  les  gouvememens  monarchiques,  le  spectacle  de  tant 
d'agitations  stériles  et  de  passions  impuissantes  semble  devoir  à  la 
longue  inspirer  une  commisération  dédaigneuse  plutôt  que  des  sym- 
pathies républicaines.  L'intérêt  de  TEurope  s'oppose  néanmoins  à  ce 
qu'on  fasse  durer  une  si  triste  expérience.  Il  importe  à  tous  les  états 
que  la  Suisse  vive,  qu'elle  se  relève,  qu'elle  regagne  le  respect  de  ses 
voisins.  Seule,  ou  presque  seule  maintenant,  elle  représente  dans  le 
vieux  monde  cette  antique  et  noble  forme  de  gouvernement  qui  s'est 
associée  jadis  à  la  manifestation  d'un  si  haut  génie,  à  la  pratique  de  si 
glorieuses  vertus.  Le  principe  monarchique,  entouré  par  nous  d'une 
considération  réfléchie  (préférable  pour  lui  peut-être  à  l'enthousiasme 
vague  et  au  culte  contesté  dont  il  était  l'objet  sous  l'ancien  régime),  le 
principe  monarchique  a  lui-même  besoin  d'un  contrepoids  présent  et 
sensible,  qui,  en  lui  imposant  la  prudence  et  la  modération,  le  protège 
contre  cette  décadence  qui  naît  trop  souvent,  l'histoire  nous  l'atteste, 
d'une  domination  sans  limites.  La  Suisse  a  fourni  trop  de  noms  illus- 
tres, trop  de  faits  honorables  aux  annales  du  moyen-âge  et  des  temps 
modernes,  pour  que  maintenant  l'Europe  ne  lui  accorde  pas  en  retour 
le  respect  de  ses  droits,  l'intérêt  pour  ses  souffrances,  la  patience  envers 
ses  erreurs.  Tel  est  en  particulier  le  devoir  de  notre  pays,  où  les  obli- 
fttioQS  généreuses  se  comprennent  par  instinct  et  se  pratiquent  par 
enttiousiasme.  Et  nous  le  disons  avec  confiance  en  finissant  :  tout  ce 
qui  se  trouvera  convenir  à  la  sécurité  de  la,  Suisse,  à  sa  di^ité,  à  son 
bonheur,  satisfqra  parfaitement  les  intérêts  de  la  France. 

Amipn  DB  CnisoQRT. 


LE  ROMAN 


'  DANS  LE  MONDE 


.1 


t 


On  ne  sait  pas  assez  ce  que  Ton  perd  à  ne  demander  qu'aux  écrivains  de 
profession  l'expression  dernière  et  complète  de  la  littérature  de  son  temps.  Eb 
dehors  des  centres  accoutumés  de  la  yie  intellectuelle,  il  y  a  plus  d'une  aimable 
découverte  à  faire,  et  aii^ourd'hui  surtout  la  route  commune  est  assez  encom- 
brée,  assez  bruyante,  pour  qu'on  aime  à  s'en  écarter  et  à  chercher  l'ombre  dans 
les  sentiers  qui  la  côtoient.  En  France,  heureusement,  jamais  la  société  polie  n'a 
cessé  d'aimer  les  lettres,  ni  de  les  honorer  en  les  cultivant.  Au  moment  où  les 
marchands  envahissent  le  temple,  ne  doit-on  pas  s'applaudir  que  l'art  noble  et 
délicat  retrouve  ainsi  sur  des  autels  cachés,  et  comme  en  d'aristocratiques  ora- 
toires, les  pieux  hommages  qui  lui  manquent  ailleurs  ?  Pourtant  il  ne  faudrait 
pas,  nous  le  croyons  du  moins,  que  le  mystère  enveloppât  toujours  ces  tentatives 
trop  rares  et  trop  discrètes.  Parmi  des  œuvres  souvent  si  charmantes,  il  en  est 
plus  d'une  autour  desquelles  il  conviendrait  d'agrandir  le  cercle  de  lecteurs 
que  de  trop  vifs  scrupules  voudraient  limiter.  Moins  que  jamais  peut-être  il 
sied  à  la  littérature  de  dédaigner  les  leçons  du  monde.  Il  y  a  là,  en  présence  de 
certaines  ambitions  excentriques  et  bruyantes,  une  école  toute  trouvée  de  naturel 
et  de  grâce;  il  y  a  là  surtout  cette  atmosphère  sereine  que  déjà,  sous  l'empire, 
Joubert  souhaitait  aux  lettres,  et  qu'il  nous  sera  permis  de  leur  souhaiter 
encore. 

On  se  souvient  d'un  simple  et  charmant  récit  que  cette  Revue  publiait,  il  y  a 
quatre  ans,  sous  le  titre  de  Résignation  (1).  A  propos  de  ces  pages,  dont  la 
grâce  touchante  laissait  deviner  la  plume  d'une  femme,  nous  signalions  déjà 
l'influence  heureuse  qu'un  contact  plus  direct  avec  le  monde  pouvait  exercer  sur 

(1)  Voyez  ce  récit  et  Farticle  qui  le  précède  dans  la  lirraison  du  15  mai  1S43. 


LE  ROMAN  DANS  lE  MONDE.  1089 

la  littérature;  nous  espérions  que  d'autres  occasions  s'offriraient  à  nous  de  oon- 
tribuer  à  un  rapprochement  qui  promettait  d'être  fécond.  Notre  attente  n'a  pas 
été  tout-à-fait  trompée,  et,  plus  d'une  fois,  de  précieux  tributs  sont  venus,  de  ce 
côté,  enrichir  notre  recueil.  Aujourd'hui  encore,  un  volume,  tiré  à  cinquante  ou 
soixante  exemplaires  pour  un  petit  cercle  d'amis,  et  que  la  haute  société  se  dis- 
pute sans  pouvoir  satisfaire  sa  curiosité,  nous  permet  d'arracher  un  nouveau 
filon  à  une  mine  qui  ne  s'épuisera  pas,  nous  l'espérons.  On  ne  nous  blâmera 
point  d'enlever  ce  volume  à  l'ombre,  qui  déjà  ne  le  cache  plus  qu'à  demi.  Les  lec- 
teurs de  la  Remte  nous  sauront  gré  de  partager  avec  eux  quelques-unes  des 
émotions  à  la  fois  élevées  et  douces  que  nous  venons  d'éprouver.  Après  tout, 
il  est,  dans  l'ordre  littéraire,  des  larcins  qui  ressemblent  fort  à  des  restitutions. 
Respecter  scrupuleusement  certaines  confidences  réservées  à  un  petit  nombre 
d'élus,  ne  serait-ce  pas  condamner  à  l'oubli  trop  de  pages  fines  et  délicates?  Un 
hasard  heureux  a  fait  tomber  entre  nos  mains  le  nouveau  recueil  de  l'auteur  de 
Résignation,  et  l'aimable  écrivain  voudra  bien  nous  pardonner  de  faire,  en 
quelque  sorte,  violence  à  sa  modestie,  en  donnant  dans  toute  son  étendue  son 
premier  récit. 


LE  MÉDECIN  DU  VILLAGE. 


«  Mon  Dieu  1  qu'est  ceci?»  s'écrièrent  à  la  fois  plusieurs  personnes 
qui  se  trouvaient  réunies  dans  là  salle  à  manger  du  château  de  Burcy. 

La  comtesse  de  Moncar  venait  d*bériter,  par  la  mort  d'un  oncle  fort 
éloigné  et  fort  peu  pleuré ,  d'un  vieux  château  qu'elle  ne  connaissait 
pas  y  quoiqu'il  fût  à  peine  à  quinze  lieues  de  la  terre  qu'elle  habitait 
l'été.  M""'  de  Moncar,  une  des  plus  élégantes  et  presque  une  des  plus 
jolies  femmes  de  Paris,  aimait  médiocrement  la  campagne.  Quittant 
Paris  à  la  fin  de  juin,  y  revenant  au  commencement  d'octobre,  elle  en- 
traînait chez  elle,  dans  le  Horvan,  quelques-unes  des  compagnes  de 
ses  plaisirs  de  l'hiver,  et  quelques  jeunes  gens  choisis  parmi  ses  dan- 
seurs les  plus  assidus.  H"'^  de  Honcar  était  mariée  à  un  homme  beau- 
coup plus  âgé  qu'elle,  et  qui  ne  la  protégeait  pas  toujours  par  sa  pré- 
sence. Sans  trop  abuser  de  sa  grande  liberté^  elle  était  gracieusement 
co€[uette,  élégamment  futile,  heureuse  de  peu  de  chose,  d'un  compli- 
ment, d'un  mot  aimable,  d'un  succès  d'une  heure,  aimant  le  bal  pour 


i090  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plaisir  de  se  faire  jolie ,  aimant  Tamour  qu'elle  inspirait  pour  yak 
ramasser  la  fleur  qui  s'échappait  de  son  bouquet;  et  lorsque  quelques 
grands  parens  lui  faisaient  une  docte  remontrance  :  —  Mon  Dieu,  dis^- 
elle,  laissez-moi  rire  et  prendre  gaiement  la  \ie!  cela  est  moins  dan- 
gereux que  de  rester  dans  la  solitude,  à  écouter  les  baiteméns  de  son 
cœur  I  Moi,  je  ne  sais  seulement  pas  si  j'ai  un  cœur.  —  Le  lait  est  que 
la  comtesse  de  Moncar  ne  savait  à  quoi  s'en  tenir  à  cet  égard.  L'impor- 
tant pour  elle  était  que  ce  point  restât  douteux  toute  sa  yîe ,  et  eBe 
trouvait  prudent  de  ne  pas  se  laisser  le  temps  de  réfléchir. 

Un  matin  donc,  elle  et  ses  hôtes,  par  une  belle  matinée  de  septembre, 
se  mirent  en  route  pour  le  château  inconnu  avec  Tintention  d'y  passer 
une  journée.  Un  chemin  de  traverse,  que  l'on  disait  praticable,  devait 
réduire  à  douze  heues  le  voyage  que  Ton  entreprenait.  Le  chemin  de 
traverse  fut  affreux  :  on  s'égara  dans  les  bois;  une  voiture  se  cassa; 
enfin  ce  ne  fut  que  vers  le  milieu  du  jour  que  les  voyageurs,  fatiguéi» 
et  peu  émerveillés  des  beautés  pittoresques  de  la  route ,  arrivèrent  au 
château  de  Burcy,  dont  l'aspect  ne  devait  guère  consoler  des  ennuis  du 
voyage. 

r4  C'était  un  grand  bâtiment  aux  murs  noircis.  Devant  le  perron ,  un 

•  jardin  potager,  en  ce  moment  sans  culture,  descendait  de  terrasse  en 

terrasse,  car  le  château,  adossé  aux  flancs  d'une  colline  boisée,  n'avait 
aucun  terrain  plat  autour  de  lui;  des  montagnes  l'écrasaient  de  Um 
côtés;  elles  étaient  rocailleuses,  et  les  arbres,  poussant  au  milieu  des  ro- 
chers, avaient  une  verdure  sombre  qui  attristait  les  regards.  L'abandon 
ajoutait  au  désordre  de  cette  nature  sauvage.  M"*^  de  Moncar  resta  in- 
terdite sur  le  seuil  de  son  vieux  château. 

—  Voilà  qui  ne  ressemble  guère  à  une  partie  de  plaisir,  dit-elle,  et  fl 
me  prend  envie  de  pleurer  à  Faspect  de  ce  lugubre  lieu.  Cependant 

I  voici  de  beaux  arbres,  de  grands  rochers,  un  torrent  qui  gronde  :  il  y 

a  peut^re  là  une  certaine  beauté  ;  mais  tout  cela  est  plus  sérieux  qœ 
moi ,  dit-eUe  en  souriant.  Entrons  et  voyons  Tintérieur. 

—  Oui ,  voyons  si  le  cmsinier,  parti  hier  en  avant-garde,  est  arrifé 
plus  heureusement  que  nous,  répondirent  les  convives  affamés. 

Bientôt  on  acquit  rheurense  certitude  qu'un  abondant  déjeuner  serait 
rapidement  servi ,  et  Ton  se  mit,  en  attendant,  à  parcourir  le  château. 
Les  vieux  meubles  couverts  de  toiles  usées,  les  fauteuils  qui  n'avaient 
plus  que  trois  pieds,  les  tables  qui  branlaient,  les  sons  discords  d'an 
piano  oublié  là  depuis  vingt  ans,  fournirent  mille  siyets  de  plaisanteries. 
La  gaieté  reparut.  Au  lieu  de  souffrir  des  inconvéniens  de  cet  incomfo^ 
table  séjour,  il  fut  décidé  que  Ton  rirait  de  tout.  ly ailleurs ,  pour  ce 
monde  jeune  et  oisif,  cette  journée  était  un  événement,  une  campagne 
])re8que  périlleuse ,  dont  Toriginalité  commençait  à  parler  à  Timagina- 
tion.  On  avait  brûlé  un  fagot  dans  la  grande  cheminée  du  salon;  mais, 


LB  ROMAN  DANS  LB  MONDE.  1091 

des  bouffées  de  fumée  s'étant  fait  jour  de  toutes  parts,  chacun  s'enfuit 
dans  le  jardin.  L'aspect  en  était  bizarre;  les  bancs  de  pierre  étaient  cou- 
Terts  de  mousse;  les  murs  des  terrasses,  souvent  éboulés,  avaient  laissé 
croître  entre  les  pierres  mal  jointes  mille  plantes  sauvages,  tantôt  s'é- 
lançant  droites  et  hautes,  tantôt  tombantes  à  terre  conune  des  Uanes 
flexibles;  les  allées  avaient  disparu  sous  le  gazon;  les  parterres,  réser- 
vés aux  fleurs  cultivées,  avaient  été  envahis  par  les  fleurs  sauvages, 
qui  poussent  partout  où  le  ciel  laisse  tomber  une  goutte  d'eau  et  im 
rayon  de  soleil;  le  liseron  blanc  entourait  et  étouffait  le  rosier  des  quatre 
saisons;  le  mûrier  sauvage  se  mêlait  au  fruit  rouge  des  groseilles;  la 
fougère,  la  menthe  aux  doux  parfums,  les  chardons  à  la  tête  hérissée 
de  dards ,  croissaient  à  côté  de  quelques  lis  oubUés.  Au  moment  où  les 
voyageurs  entrèrent  dans  l'enclos,  mille  petites  bêtes,  effrayées  de  ce 
bruit  inaccoutumé,  s'enfuirent  sous  l'herbe,  et  les. oiseaux  quittèrent 
leurs  nids  en  volant  de  branche  en  branche.  Le  silence,  qui  avait  tant 
d'années  régné  dans  ce  paisible  lieu,  fit  place  au  bruit  des  voix  et  à  de 
joyeux  éclats  de  rire.  Nul  ne  comprit  cette  soUtude;  nul  ne  se  recueillit 
devant  elle.  Elle  fut  troublée ,  profanée  sans  respect.  On  se  fit  de  nom- 
breux récits  des  différens  épisodes  des  plus  joHes  soirées  de  l'hiver, 
récits  entremêlés  d'aimables  allusions,  de  regards  expressifs,  de  com- 
plimens  cachés,  enfin  de  ces  mille  riens  qui  accompagnent  les  conver- 
sations de  ceux  qui  cherchent  à  se  plaire,  n'ayant  pas  encore  le  droit 
d'être  sérieux. 

Le  maître  d'hôtel,  après  avoir  vainement  erré  le  long  des  murailles 
du  château  pour  trouver  une  cloche  qui  pût  retentir  au  loin,  se  décida 
enfin  à  crier  du  haut  du  perron  que  le  déjeuner  était  servi.  Le  demi- 
sourire  qui  accompagnait  ces  paroles  prouvait  qu'il  se  résignait,  comme 
ses  maîtres,  à  prendre  le  parti  de  manquer  ce  jour-là  à  toutes  ses  ha- 
bitudes d'étiquette  et  de  convenance.  On  se  mit  gaiement  à  table.  On 
oublia  le  vieux  château,  le  désert  où  il  se  trouvait,  la  tristesse  qui  y  ré- 
gnait; tout  le  monde  parla  à  la  fois,  et  l'on  but  à  la  santé  de  la  châte- 
laine, ou  plutôt  de  la  fée  dont  la  seule  présence  faisait  de  cette  masure 
un  palais  enchanté.  Tout  à  coup  tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  les 
croisées  de  la  salle  à  manger. 

—  Qu'est  ceci?  s'écria-t-on. 

Devant  les  fenêtres  du  château,  on  voyait  passer  et  s'arrêter  une  pe- 
tite carriole  d'osier  peinte  en  vert,  avec  de  grandes  roues  aussi  hautes 
que  le  corps  même  de  la  voiture;  elle  était  attelée  à  un  cheval  gris, 
court,  dont  les  yeux  semblaient  être  menacés  par  les  brancards  qui, 
du  cabriolet,  allaient  toujours  en  s'élevant  vers  le  ciel.  La  capote  avan- 
cée de  la  petite  carriole  ne  laissait  voir  que  deux  bras  couverts  des 
manches  d'une  blouse  bleue,  et  un  fouet  qui  chatouillait  les  oreilles 
du  cheval  gris. 


1092  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  Mon  Dieut  mesdames,  s'écria  M"**  de  Moncar,  j'ai  oublié  de  tous 
prévenir  que  j'avais  été  absolument  forcée  de  prier  à  notre  déjeuner 
le  médecin  du  village,  un  vieillard  qui  jadis  a  rendu  des  services  à  la 
famille  de  mon  oncle,  et  que  j'ai  entrevu  une  ou  deux  fois.  Ne  vous 
effrayez  pas  de  cet  hôte,  il  est  fort  taciturne.  Après  quelques  paroles  de 
politesse,  nous  ferons  comme  s'il  n'était  pas  là;  d'ailleurs  je  n'imagine 
pas  qu'il  veuille  beaucoup  prolonger  sa  visite. 

En  ce  moment ,  la  porte  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit,  et  l'on  vit 
entrer  le  docteur  Barnabe.  C'était  un  petit  vieillard  bien  faible,  bien 
chétif,  à  la  physionomie  douce  et  calme.  Ses  cheveux  blancs  étaient 
attachés  derrière  sa  tête  et  formaient  une  queue,  selon  la  mode  an- 
cienne. Un  œil  de  poudre  couvrait  ses  tempes,  ainsi  que  son  front  sil- 
lonné de  rides.  11  portait  un  habit  noir  et  des  culottes  à  boucles  d'acier. 
Sur  un  de  ses  bras  était  placée  une  redingote  ouatée  de  taffetas  puce. 
L'autre  main  tenait  une  grande  canne  et  un  chapeau.  L'ensemble  de  la 
toilette  du  médecin  du  village  prouvait  qu'il  avait  ce  jour-là  apporté 
beaucoup  de  soin  à  se  parer;  mais  les  bas  noirs  et  l'habit  du  docteur 
étaient  couverts  de  larges  taches  de  boue,  comme  si  le  pauvre  vieillard 
eût  fait  une  chute  au  fond  de  quelque  fossé.  11  s'arrêta  sur  le  seuil  de 
la  porte,  étonné  de  se  trouver  en  si  nombreuse  compagnie.  Un  peu 
d'embarras  se  peignit  un  instant  sur  sa  physionomie;  puis  il  se  remit 
et  salua  sans  parler.  A  cette  entrée  étrange,  les  convives  furent  saisis 
d'une  grande  envie  de  rire,  qu'ils  réprimèrent  plus  ou  moins  bien. 
M*""  de  Moncar  seule,  en  maîtresse  de  maison  qui  ne  peut  pas  faillir  à  la 
politesse,  garda  son  sérieux. 

—  Mon  Dieu!  docteur,  auriez-vous  versé?  demanda-t-elle. 

Le  docteur  Barnabe,  avant  de  répondre,  regarda  tout  le  jeune  monde 
qui  l'entourait,  et,  quelque  simple  et  naïve  que  fût  sa  physionomie,  U 
était  impossible  qu'il  ne  se  rendit  pas  compte  de  l'hilarité  causée  par 
sa  venue.  U  répondit  tranquillement  : 

—  Je  n'ai  pas  versé.  Un  pauvre  charretier  est  tombé  sous  les  roues 
de  sa  voiture;  je  passais,  je  l'ai  relevé. 

Et  le  docteur  se  dirigea  vers  celle  des  chaises  restée  vide  autour  de 
la  table.  11  prit  sa  serviette,  la  déploya,  en  passa  une  des  extrémités 
dans  la  boutonnière  de  son  habit,  et  étala  le  reste  sur  sa  poitrine  et  sur 
ses  genoux. 

A  ce  début,  de  nombreux  sourires  errèrent  sur  les  lèvres  des  con- 
vives; quelques  chuchotemens  [rompirent  le  silence.  Cette  fois,  le  doc- 
teur ne  leva  pas  les  yeux,  peut-être  ne  vit-il  rien. 

—  Y  a-t-il  beaucoup  de  malades  dans  le  village?  demanda  H"'  de 
Moncar,  tandis  que  l'on  servait  le  nouveau  venu. 

—  Mais  oui ,  madame ,  beaucoup. 

—  Le  pays  est-il  donc  malsain  ? 


LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1093 

—  Non ,  madame. 

—  Mais  ces  maladies ,  d'où  viennent-elles? 

—  Du  grand  soleil  pendant  les  moissons,  du  froid  et  de  l'humidité 
pendant  l'hiver. 

Un  des  convives,  affectant  un  grand  sérieux,  se  mêla  à  la  conversation. 

—  Alors,  monsieur,  dans  ce  pays  sain ,  on  est  malade  toute  l'année? 
Le  docteur  leva  ses  petits  yeux  gris  vers  son  interlocuteur,  le  regarda, 

hésita  et  sembla  retenir  ou  chercher  une  réponse.  M°*"  de  Moncar 
intervint  avec  bonté. 

—  Je  sais ,  dit-elle ,  que  vous  êtes  ici  la  providence  de  tout  ce  qui 
souffre. 

—  Oh!  vous  êtes  trop  bonne I  répondit  le  vieillard,  et  il  parut  fort 
occupé  d'une  tranche  de  pâté  qu'il  venait  de  se  servir. 

Alors  on  laissa  le  docteur  Barnabe  livré  à  lui-même ,  et  la  conversa- 
tion reprit  son  cours. 

Si  lés  regards  par  hasard  tombaient  sur  le  paisible  vieillard,  on  glis- 
sait sur  lui  un  léger  sarcasme,  qui,  mêlé  à  d'autres  discours,  devait, 
pensaitr-on,  passer  inaperçu  de  celui  qui  en  était  l'objet.  Ce  n'était  pas 
que  ces  jeunes  gens  et  ces  jeunes  femmes  ne  fussent  habituellement 
polis,  et  n'eussent  de  la  bonté  au  fond  du  cœur;  mais,  ce  jour-là,  le 
voyage,  l'entrain  du  déjeuner,  leur  réunion,  les  rires  qui  avaient  com- 
mencé avec  les  événemens  de  la  journée,  tout  cela  avait  amené  une 
gaieté  sans  raison ,  une  moquerie  communicative,  qui  les  rendaient 
sans  merci  pour  la  victime  que  le  hasard  jetait  sur  leur  chemin.  Le 
docteur  parut  manger  tranquillement,  sans  lever  les  yeux,  sans  prêter 
Toreille,  sans  proférer  une  parole^  on  le  tint  pour  sourd  et  muet,  et  le 
déjeuner  s'acheva  sans  contrainte. 

Quand  on  sortit  de  table,  le  docteur  Barnabe  fit  quelques  pas  en 
arrière,  laissant  chaque  homme  choisir  la  femme  qu'il  voulait  recon- 
duire au  salon.  Une  des  compagnes  de  M"«  de  Moncar  étant  restée  seule, 
le  médecin  du  village  s'avança  timidement,  et  lui  offrit,  non  le  bras, 
mais  la  main.  Les  doigts  de  la  jeune  femme  étaient  à  peine  effleurés  par 
les  doigts  du  docteur,  qui,  légèrement  incliné  en  signe  de  respect,  s'a- 
vançait à  pas  comptés  vers  le  salon.  De  nouveaux  sourires  accueillirent 
cette  entrée,  mais  aucun  nuage  ne  se  montra  sur  le  front  du  vieil- 
lard, que  Ton  déclara  aveugle  aussi  bien  que  sourd  et  muet. 

M.  Barnabe,  s' étant  séparé  de  sa  compagne,  chercha  la  plus  petite, 
la  plus  modeste  des  chaises  du  salon.  Il  la  poussa  à  l'écart,  bien  loin  de 
tout  le  monde,  s'y  assit,  plaça  sa  canne  entre  ses  genoux,  croisa  ses 
mains  sur  la  pomme  de  la  canne,  et  vint  appuyer  son  menton  sur  ses 
mains.  Dans  cette  position  méditative,  il  resta  silencieux,  et,  de  temps 
à  autre,  ses  yeux  se  fermèrent,  comme  si  un  doux  sommeil,  qu'il  n'ap- 
pelait ni  ne  repoussait,  eût  été  au  moment  de  s'emparer  de  lui. 


1094 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


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—  Madame  de  Honcar,  s'écria  un  des  voyageurs,  je  pense  que  vous 
n'avez  pas  le  projet  d'habiter  ces  ruines  et  ce  désert? 

—  Non 9  vraiment,  ce  n'est  pas  mon  projet;  mais  voici  de  hautes 
futaies,  des  bois  agrestes.  M.  de  Honcar  pourrait  bien  être  tenté,  au 
moment  des  chasses ,  de  venir  ici  passer  quelques  mois  d'automne. 

—  Mais  alors  il  faut  abattre,  reconstruire,  déblayer,  arracher! 

—  Faisons  un  plan,  s'écria  la  jeune  comtesse;  sortons,  et  traçoqs  1^ 
jardin  futur  de  mes  domaines. 

Il  était  dit  que  cette  partie  de  plaisir  tournerait  à  mal.  En  ce  moment, 
un  gros  nuage  creva  et  laissa  tomber  une  pluie  fine  et  serrée.  Impos- 
sible de  quitter  le  salon. 

—  Mon  Dieul  qu'allons-nous  faire?  reprit  M"*  de  Moncar;  les  che- 
vaux ont  besoin  de  plusieurs  heures  de  repos.  Il  est  évident  qu'il  pleuvra 
long-temps.  Cette  herbe  qui  pousse  partout  est  mouillée  à  ne  pouvoir 
laisser  faire  un  pas  d'ici  à  huit  jours;  toutes  les  cordes  du  piano  sont 
cassées,  n  n'y  a  pas  un  livre  à  dix  lieues  à  la  ronde.  Ce  salon  est  glacial 
et  triste  à  mourir.  Qu'allons-nous  devenir? 

En  effet,  la  bande,  naguère  joyeuse,  perdait  insensiblement  sa  gaieté. 
Les  chucbotemens  et  les  rires  étaient  remplacés  par  le  silence.  On  s'ap- 
prochait des  fenêtres;  on  regardait  le  ciel  :  ce  ciel  restait  sombre  et 
chargé  de  nuages.  Tout  espoir  de  promenade  était  désormais  impos- 
sible. On  s'assit,  tant  bien  que  mal,  sur  les  vieux  meubles.  On  essaya 
de  ranimer  la  conversation;  mais  il  est  des  pensées  qui  ont  besoin, 
comme  les  fleurs,  d'un  peu  de  soleil ^^  et  qui  restent  éteintes  quand  I^ 
ciel  est  noir.  Toutes  ces  jeunes  têtes  semblaient  s'incliner,  battues  par 
l'orage,  comme  les  peupliers  du  jardin,  que,  d'un  regard  oisif,  ou 
voyait  ondoyer  au  gré  du  vent.  Une  heure  s'écoula  péniblement. 

La  châtelaine,  un  peu  découragée  du  non-succès  de  sa  partie  de 
plaisir,  languissamment  appuyée  sur  le  balcon  d'une  fenêtre,  regar- 
dait vaguement  ce  qui  se  trouvait  devant  elle. 

—  Voilà,  dit-elle,  là-bas,  sur  le  coteau,  une  petite  maison  blanche 
que  je  ferai  abattre;  elle  cache  la  vue. 

—  La  maison  blanche  !  s'écria  le  docteur.  Il  y  avait  plus  d'une  heure 
que  le  docteur  Barnabe  était  immobile  sur  sa  chaise.  La  joie,  l'enqui, 
le  soleil,  la  pluie,  tout  s'était  succédé  sans  lui  faire  proférer  une  parole^ 
On  avait  complètement  oublié  sa  présence;  aussi  tous  les  r^ardU  se 
tournèrent-ils  brusquement  vers  lui,  lorsqu'il  fit  entendre  ces  troi^ 
mots  :  —  La  maison  blanche! 

—  Quel  intérêt  portez-vous  donc  à  cette  maison,  docteur?  demanda 
la  comtesse. 

—  Mon  Dieu  !  madame ,  prenez  que  je  n'aie  rien  dit.  On  ral)attni 
sans  nul  doute,  puisque  tel  est  votre  bon  plaisir. 

—  Mais  pourquoi  regrettez-vous  cette  vieille  masure? 


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LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1095 

—  C'est...  mon  Dieu,  c'est  qu'elle  a  été  habitée  par  des  personnes 
que  j'aimais...  et... 

—  Et  qu'elles  comptent  y  revenir,  docteur? 

—  Elles  sont  mortes  depuis  long-temps ,  madame,  mortes  quand 
j'étais  jeune  ! 

Et  le  vieillard  regarda  avec  tristesse  la  maison  blanche,  qui,  sur  le 
revers  de  la  montagne,  s'élevait ,  au  milieu  des  bois,  comme  une  mar- 
guerite au  milieu  de  l'herbe. 

U  y  eut  quelques  instans  de  silence. 

—  Madame,  dit  un  des  voyageurs  bas  à  l'oreille  de  M"'  de  Moncar; 
madame,  il  y  a  ici  quelque  mystère.  Voyez  comme  notre  Esculape  est 
devenu  sombre.  Un  drame  paUiétique  s'est  passé  là-bas^  un  amour  de 
jeunesse  peut-être.  Demandez  au  docteur  de  nous  faire  ce  récit. 

—  Oui!  oui!  murmura-t-on  de  toutes  parts;  le  récit!  une  histoire! 
une  histoire  !  et,  si  l'intérêt  manque ,  nous  aurons  pour  nous  égayer 
réloquence  de  l'orateur. 

--*  Non  pas^  messieurs!  répondit  à  demi-voix  H"^  de  Moocar;  si  je 
demande  au  docteur  Barnabe  de  raconter  rhistoh*e  de  la  maison  blan- 
che, c'est  à  la  condition  que  personne  ne  rira. 

Chacun  ayant  {»romis  d'être  sérieux  et  poU,  H''*de  Moncar  s'approcha 
de  H.  Barnad>é  : 

-^  Docteur,  dit^lle  en  s'asseyant  près  du  médecin ,  à  cette  maison , 
je  le  vois,  se  rattache  quelque  souvenir  d'autrefois  qui  vous  est  resté 
prédeux.  Voulez-vous  nous  le  dire?  Je  serais  désolée  de  vous  donner 
un  regret  qu'il  serait  en  mon  pouvoir  de  vous  épargner;  je  laisserai 
cette  maison  si  vous  me  dites  pourquoi  vous  l'aûnez. 

Le  docteur  Barnabe  parut  étonné  et  demeura  silencieux.  La  com^ 
tesse  s'approcha  plus  encore  de  lui  : 

•^Cher  docteur,  dit-elle,  voyez  quel  mauvais  temps!  comme  tout 
est  triste  !  Vous  êtes  le  plus  âgé  de  nous  tous,  contez-nous  mie  histoirel 
Faites-nous  oublier  la  pluie ,  le  brouillard  et  le  froid. 

H.  Barnabe  regarda  la  comtesse  avec  un  grand  éionnement. 

«^  Il  n'y  a  pas  d'histoire ,  dit'-il;  ce  qui  s'est  passé  dans  la  maison 
blloicbe  est  bien  simple  et  n'a  d'intérêt  que  pour  moi,  qui  aimais  ces 
jeunes  gens;  des  étrangers  ne  peuvent  pas  appeler  cela  une  histoire* 
Ek  puis,  je  ne  sais  ni  conter  ni  parler  longuement,  quand  on  m'écoute. 
lyàîUeurs,  ce  que  j'aurais  à  dire  est  triste,  et  vous  êtes  venus  pour  vous 
amuser. 

Le  docteur  appuya  de  nouveau  son  menton  sur  sa  caxme. 

•^  Cher  docteur,  reprit  la  comtesse ,  la  maison  blanche  restera  là,  si 
VMB  dites  ce  qui  vous  la  fait  aimer. 

Le  vieillard  parut  un  peu  ému;  il  croisa,  décroisa  ses  jambes^  cher^ 
cfaa  sa  tabatière ,  la  remît  dans  sa  pocbe  sans  l'ouvrir,  puis,  regardant 
la  comtesse  : 


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1096  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  ne  l'abattrez  pas?  dit-il  en  montrant  de  sa  main  maigre  et 
tremblante  la  demeure  qu'on  voyait  à  l'horizon. 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Eh  bien  !  soit  donc  !  je  ferai  cela  pour  eux;  je  sauverai  cette  maison 
où  ils  ont  été  heureux. 

—  Mesdames,  reprit  le  vieillard,  je  ne  sais  pas  bien  parler;  mais  je 
pense  que  le  moins  savant  en  arrive  toujours  à  se  faire  comprendre 
quand  il  dit  ce  qu'il  a  vu.  Cette  histoire,  sachez-le  d'avance,  n'est  pas 
gaie.  On  appelle  un  musicien  pour  chanter  et  pour  danser;  on  appelle 
un  médecin  quand  on  souffre  et  qu'on  est  près  de  mourir. 

Un  cercle  se  forma  autour  du  docteur  Barnabe,  qui,  restant  les  mains 
croisées  sur  sa  canne,  commença  tranquillement  le  récit  suivant,  au 
milieu  de  l'auditoire  qui,  tout  bas,  projetait  de  sourire  de  ses  dis- 
cours : 

—  C'était,  il  y  a  bien  long-temps,  c'était  quand  j'étais  jeune ,  car  j'ai 
été  jeune  aussi.  La  jeunesse  est  une  fortune  qui  appartient  à  tout  le 
monde,  aux  riches  comme  aux  pauvres,  mais  qui  ne  reste  dans  les 
mains  de  personne.  Je  venais  de  passer  mes  examens;  j'étais  reçu  mé- 
decin, et,  bien  persuadé  que,  grâce  à  moi,  les  hommes  allaient  cesser 
de  mourir,  je  revins  dans  mon  village  déployer  mes  grands  talens. 

Mon  village  n'est  pas  loin  d'ici.  De  |la  petite  fenêtre  de  ma  chambre, 
je  voyais  cette  maison  blanche  du  côté  opposé  à  celui  que  vous  regardez 
en  ce  moment.  Mon  village,  à  vos  yeux,  ne  serait  sûrement  pas  très 
beau.  Pour  moi,  il  était  superbe;  j'y  étais  né,  et  je  l'aimais.  Chacun  voit 
à  sa  façon  les  choses  que  l'on  aime;  on  s'arrange  pour  continuer  à  les 
aimer.  Dieu  permet  qu'on  soit  de  temps  en  temps  un  peu  aveugle,  car 
il  sait  bien  que  voir  toujours  clair,  dans  ce  bas  monde,  n'amène  pas 
grand  profit.  Ce  pays  donc  me  paraissait  riant  et  animé  :  j'y  savais 
vivre  heureux.  La  maison  blanche  seulement,  chaque  fois  qu'en  me 
levant  j'ouvrais  mes  volets,  frappait  désagréablement  mes  regards  : 
elle  était  toujours  close,  sans  bruit,  et  triste  comme  une  chose  aban- 
donnée. Jamais  je  n'avais  vu  ses  fenêtres  s'ouvrir  et  se  fermer,  sa  porte 
s'entrebâiller,  et  les  barrières  du  jardin  livrer  passage  à  qui  que  ce  fût 
Monsieur  votre  oncle,  qui  n'avait  que  faire  d'une  chaumière  à  côté  de 
son  château ,  cherchait  à  la  louer;  mais  le  prix  était  un  peu  élevé ,  et 
personne  parmi  nous  n'était  assez  riche  pour  venir  y  demeurer.  Elle 
resta  donc  vide ,  tandis  qu'au  hameau  on  voyait  à  chaque  fenêtre  deux 
ou  trois  joyeuses  figures  d'enfans  écartant  des  branches  de  giroflée 
pour  regarder  dans  la  rue  au  moindre  bruit  qui  faisait  japper  les  chiens; 
mais,  un  matin,  à  mon  réveil,  je  fus  tout  étonné  de  voir  la  maison 
blaûche  avec  une  grande  échelle  placée  le  long  de  ses  murs  :  un  peintre 
peignait  en  vert  les  volets  des  fenêtres;  une  servante  nettoyait  les  car- 
reaux, un  jardinier  bêchait  le  jardin. 


■1 


LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1097 

—  Tant  mieux  I  me  dis-je,  un  bon  toit  comme  celui-là  qui  n'abrite 
personne ,  c'est  du  bien  perdu  I 

Je  vis  y  de  jour  en  jour,  la  maison  changer  d'aspect;  des  caisses  de 
fleurs  vinrent  cacher  la  nudité  des  mui-s.  Un  parterre  fut  dessiné  devant 
le  perron;  les  allées,  débarrassées  des  mauvaises  herbes,  furent  sablées, 
et  de  la  mousseline  blanche  comme  la  neige  brillait  au  soleil,  quand 
il  dardait  sur  les  fenêtres.  Un  jour  enfin,  une  voiture  de  poste  traversa 
le  village  et  vint  s'arrêter  dans  l'enclos  de  la  petite  maison.  Qui  étaient 
ces  étrangers?  nul  ne  le  savait;  mais  chacun,  au  village,  désirait  le 
savoir.  Pendant  long-temps,  rien  ne  se  répandit  au  dehors  de  ce  qui  se 
passait  dans  cette  demeure;  on  voyait  seulement  les  rosiers  fleurir  et 
le  gazon  verdoyer.  Que  de  commentaires  on  fit  sur  ce  mystère  !  C'étaient 
des  aventuriers  qui  se  cachaient;  c'étaient  un  jeune  honmfie  et  sa  maî- 
tresse; enfin  on  devina  tout,  hors  la  vérité.  La  vérité  est  si  simple^ 
qu'on  ne  songe  pas  toujours  à  elle;  une  fois  l'esprit  en  mouvement,  il 
cherche  à  droite,  à  gauche,  il  ne  pense  pas  à  regarder  tout  droit  devant 
lui.  Moi,  je  m'agitai  peu.  N'importe  qui  est  Jà,  me  disai&-je,  ce  sont  des 
hommes,  donc  ils  ne  seront  pas  long-temps  sans  souffrir,  et  l'on  m'en- 
verra chercher.  J'attendis  patiemment. 

En  effet,  un  matin,  on  vint  me  dire  que  H.  William  Meredith  me 
priait  de  me  rendre  chez  lui.  Je  fis  ma  plus  belle  toilette  d'alors,  et, 
tâchant  de  me  donner  une  gravité  analogue  à  mon  état,  je  traversai 
tout  le  village,  non  sans  me  sentir  un  peu  fier  de  mon  importance.  Je 
fis  bien  des  envieux  ce  jour-là  !  On  se  mit  sur  le  seuil  des  portes  pour 
me  voir  passer.  «  Il  va  à  la  maison  blanche!  »  se  disait-on;  et  moi,  sans 
me  hâter,  dédaignant  en  apparence  une  vulgaire  curiosité,  je  marchais 
lentement,  saluant  mes  voisins  les  paysans,  en  leur  disant  :  «  A  revoir, 
mes  amis,  à  revoir  plus  tard,  ce  matin  j'ai  affaire,  »  et  j'arrivai  ainsi 
là-haut  sur  la  colline. 

Lorsque  j'entrai  dans  le  salon  de  cette  mystérieuse  maison,  je  fus 
réjoui  du  spectacle  qui  frappa  mes  regards  :  tout  était  à  la  fois  simple 
et  élégant.  Le  plus  bel  ornement  de  cette  pièce  était  des  fleurs;  eues 
étaient  si  artistement  arrangées,  que  de  l'or  n'eût  pas  mieux  paré  l'in- 
térieur de  cette  demeure  :  de  la  mousseUne  blanche  aux  fenêtres,  âe  la 
percale  blanche  sur  les  fauteuils,  c'était  tout;  mais  il  y  avait  des  roses, 
des  jasmins,  des  fleurs  de  toutes  sortes,  comme  dans  un  jardin.  Le  jour 
était  adouci  par  les  rideaux  des  fenêtres,  l'air  était  rempli  de  la  bonne 
odeur  des  fleurs,  et^  blottie  sur  un  sofa,  une  jeune  fille  ou  une  jeune 
femme,  blanche  et  fraîche  conune  tout  ce  qui  l'entourait,  m'accueiUit 
avec  un  sourire.  Un  beau  jeune  honune,  qui  était  assis  sur  un  tabouret 
près  d'elle,  se  leva,  quand  on  eut  annoncé  le  docteur  Barnabe. 
*  —  Monsieur,  me  dit-il  avec  un  accent  étranger  très  fortement  mar- 
qué, ici  on  parle  tant  de  votre  science,  que  je  m'attendais  à  voir  entrer 
un  vieillard. 


ri 


i 


1698  REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

^-  Sbmsieur,  loi  répondis-je,  j'ai  fait  des  études  sérieuses^  je  suis  pé- 
nétré de  la  responsabilité  et  de  l'importance  de  mon  état;  vous  poavei 
avoir  confiance  en  moi. 

—  Eh  bieni  me  dit-il,  je  recommande  à  vos  soins  ma  femme,  dont 
la  situation  présente  réclame  quelques  conseils  et  quelcfues  précautions. 
Elle  est  née  loin  d'ici;  elle  a  quitté  famille  et  amis  pour  me  suivre.  Moi, 
pour  la  soigner,  je  n'ai  que  mon  affection»  mais  nulle  expérience.  Je 
compte  sur  vous,  monsieur;  s'il  est  possible,  préserves-la  de  toutes  souf- 
frances. 

En  disant  ces  mots,  le  jeune  homme  fixa  sur  sa  femme  un  r^;ard  si 
plein  d'amour,  que  les  grands  yeux  bleus  de  l'étrangère  brillèrent  de 
larmes  de  reconnaissance.  Elle  laissa  tomber  le  petit  boonet  d'enfant 
qu'eUe  brodait,  et  ses  deux  mains  serrèrent  la  main  de  son  mari. 

Je  les  regardais,  et  j'aurais  dû  trouver  que  leur  sort  était  digne  d'en- 
vie; il  n'en  fut  rien.  Je  me  sentis  triste  :  je  n'aurais  pu  dire  pourquoi. 
J'avais  souvent  vu  pleurer  des  gens  dont  je  disais  :  Ils  sont  heureuxl  Je 
voyais  sourire  William  Meredith  et  sa  femme,  et  je  ne  pus  m' empêcher 
de  penser  qu'ils  avaient  des  chagrins.  Je  m'assis  auprès  de  ma  char- 
mante malade.  Jamais  je  n'ai  rien  vu  d'aussi  joU  que  ce  joli  visage,  en- 
touré de  longues  boucles  de  cheveux  blonds. 

—  Quel  âge  avez-vous,  madame? 

—  Dix^sept  ans. 

—  Ce  pays  éloigné  où  vous  êtes  née  a-tril  un  climat  bien  diflërent  du 
nôtre? 

—  Je  suis  née  en  Amérique,  à  la  Nouvelle-Orléans.  Ohl  le  soleil  est 
[dus  beau  qu'icil 

Elle  craignit  sans  doute  d'avoir  exprimé  un  regret,  car  elle  ajouta  : 

— ^  Mais  tout  pays  est  beau  quand  on  est  dans  la  maison  de  son  mari, 
près  de  lui,  et  que  l'on  attend  son  enfant. 

Son  regard  chercha  celui  de  William  Meredith;  puis,  dans  une  langue 
que  je  n'entendais  pas,  elle  prononça  quelques  paroles  si  douces,  que  ce 
devaient  être  des  paroles  d'amour. 

Apres  une  courte  visite,  je  me  retirai  en  promettant  de  revenir. 

Je  revins,  et,  au  bout  de  deux  mois,  j'étais  presque  un  ami  pour  ce 
jeune  ménage.  M.  et  H»*»  Meredith  n'avaient  point  un  bonheur  égoïste; 
ils  avaient  encore  le  temps  de  penser  aux  autres.  Ils  comprirent  que  le 
pauvre  médecin  de  village,  n'ayant  d'autre  société  que  celle  des  paysans, 
regardait  comme  une  heure  bénie  celle  qu'il  passait  à  entendre  parler 
le  langage  du  monde.  Ils  m'attirèrent  à  eux,  me  racontèrent  leurs 
voyages,  et  bientôt,  avec  cette  prompte  confiance  qui  caractérise  la 
jeunesse,  ils  me  dirent  leur  histoire.  Ce  fut  la  jeune  femme  qui  prit  la 
parole  : 

—  Docteur,  me  dit^Ue,  lâchas,  par-delà  les  mers,  j'ai  on  père,  des 
sœurs,  une  famille,  des  amis,  que  j'ai  aimés  long-temps,  jusqu'au  jour 


LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1099 

OÙ  j'ai  aimé  William;  mais  alors  j'ai  fermé  mon  cœur  à  ceux  qui  re- 
poussaient mon  ami.  Le  père  de  William  lui  défendait  de  m'épouser, 
parce  qu'il  était  trop  noble  pour  la  âlle  d'un  planteur  américain;  moo 
père  me  défendait  d'aimer  William,  parce  qu'il  était  trop  fier  pour 
donner  sa  fille  à  un  homme  dont  la  famille  ne  l'eût  pas  accueillie  avec 
amour.  On  voulut  nous  séparer;  mais  nous  nous  aimions.  Nous  avoqs 
long-temps  prié,  pleuré,  demandé  grâce  à  ceux  auxquels  nous  devions 
obéissance;  ils  restèrent  inflexibles,  et  nous  nous  aimions!  —  Docteur, 
avez-vous  jamais  aimé?  Je  le  voudrais,  pour  que  vous  fussiez  indulgent 
pour  nous.  Nous  nous  sommes  mariés  secrètement,  et  nous  avons  fui 
vers  la  France.  Ohl  que  la  mer  me  parut  belle  pendant  ces  premiers 
jours  de  notre  amouri  Elle  fut  hospitalière  pour  les  deux  fugitifs.  Er- 
rans  au  milieu  des  flots,  à  l'ombre  des  grandes  voiles  du  vaisseau,  nous 
avons  eu  des  jours  heureux,  rêvant  le  pardon  de  nos  familles  et  ne 
voyant  que  joies  dans  l'avenir.  Hélas!  il  n'en  fut  pas  ainsi.  On  voulut 
nous  poursuivre,  et,  à  l'aide  de  je  ne  sais  quelle  irrégularité  de  forme 
dans  ce  mariage  clandestin,  l'ambitieuse  famille  de  William  eut  la 
cruelle  pensée  de  nous  séparer.  Nous  nous  sommes  cachés  au  milieu 
de  ces  montagnes  et  de  ces  bois.  Sous  un  nom  qui  n'est  pas  le  nôtre, 
nous  vivons  ignorés.  Mon  père  n'a  jamais  pardonné;  il  m'a  maudite!... 
Voilà  pourquoi ,  docteur,  je  ne  puis  pas  toujours  sourire ,  même^auprès 
de  mon  cher  William  ! 

Mon  Dieu!  comme  ils  s'aimaient!  Jamais  je  n'ai  vu  une  ame  s'être 
plus  donnée  à  une  autre  ame  que  celle  d'Eva  Mereditb  ne  s'était  donnée 
à  son  mari!  Quelle  que  fût  l'occupation  à  laquelle  elle  se  livrait,  elle  se 
plaçait  de  façon  à  pouvoir,  en  levant  les  yeux,  regarder  et  voir  Wil- 
liam. Elle  ne  lisait  que  le  livre  qu'il  lisait.  La  tête  penchée  sur  l'épaule 
de  son  mari,  ses  yeux  suivaient  les  lignes  sur  lesquelles  s'arrêtaient  les 
yeux  de  William;  elle  voulait  que  les  mêmes  pensées  vinssent  les  frap- 
per en  même  temps,  et,  quand  je  traversais  le  jardin  pour  arriver  à  leur 
maison,  je  souriais  en  voyant  toujours  sur  le  sable  des  allées  la  trace 
du  petit  pied  d'Eva  auprès  de  celle  des  pieds  de  William.  Quelle  diffé- 
rence, mesdames,  de  cette  solitaire  et  vieille  maison  que  vous  voyez 
là-bas  à  la  jolie  demeure  de  mes  jeunes  amis!  Que  de  fleurs  couvraient 
les  murs!  que  de  bouquets  sur  tous  les  meubles!  que  de  livres  char- 
mans  pleins  d'histoires  d'amour  qui  ressemblaient  à  leurs  amours!  que 
de  gais  oiseaux  chantant  autour  d'eux!  Comme  il  était  bon  de  vivre  là 
et  d'être  aimé  un  peu  de  ceux  qui  s'aimaient  tant!  Mais  voyez,  on  a 
bien  raison  de  dire  que  les  jours  heureux  ne  sont  pas  longs  sur  cette 
terre,  et  que  Dieu,  en  fait  de  bonheur,  ne  donne  jamais  qu'un  peu. 

Un  matin,  Eva  Mereditb  me  parut  soufiTrante.  Je  la  questionnais  avec 
tout  l'intérêt  que  j'avais  pour  elle,  quand  elle  me  dit  brusquement  : 

—  Tenez,  docteur,  ne  cherchez  pas  si  loin  la  cause  de  mon  mal;  ne 


If  • 


ilOO  REVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

me  tâtez  pas  le  pouls,  c'est  mon  cœur  qui  bat  trop  fort.  Dites,  si  tous 
Toulez,  que  je  suis  enfant,  docteur,  mais  j'ai  un  peu  de  chagrin  ce  ma- 
tin. William  va  me  quitter;  oui,  il  va  de  l'autre  côté  de  la  montagne,  à 
la  ville  voisine,  chercher  de  l'argent  qu'on  nous  envoie. 

—  Et  quand  reviendra-t-il?  lui  demandai-je  doucement. 
Elle  sourit,  rougit  presque,  et  puis,  avec  un  regard  qui  semblait  dire  : 

Ne  riez  pas  de  moi,  elle  répondit  :  Ct  soir! 
Je  ne  pus  m'empécher  de  sourire  malgré  le  regard  qui  m'implorait 
En  ce  moment,  un  domestique  amena  devant  le  perron  le  cheval 
qu'allait  monter  M.  Meredith.  Eva  se  leva,  descendit  dans  le  jardin, 
s'approcha  du  cheval,  et,  caressant  sa  crinière,  inclina  sa  tête  sur  le  cou 
de  l'animal,  peut-être  pour  cacher  que  quelques  larmes  s'échappaient 
de  ses  yeux.  William  vint,  et,  s'étant  élancé  sur  son  cheval,  il  releva 
doucement  la  tête  de  sa  femme. 

—  Enfant!  lui  dit-il  en  la  regardant  avec  amour  et  en  la  baisant  au 
front. 

—  William!  c'est  que  nous  ne  nous  sommes  pas  encore  quittés  pour 
tant  d'heures  à  la  fois. 

M.  Meredith  pencha  sa  tête  vers  celle  d'Eva,  et  baisa  de  nouveau  ses 
beaux  cheveux  blonds;  puis  il  enfonça  l'éperon  dans  le  flanc  du  cheval 
et  partit  au  galop.  Je  suis  convaincu  qu'il  était  aussi  un  peu  ému.  Rien 
n'est  contagieux  comme  la  faiblesse  des  gens  que  l'on  aime  :  les  larmes 
appellent  les  larmes,  et  ce  n'est  pas  un  beau  courage  que  celui  qui  bA 
rester  les  yeux  secs  auprès  d'un  ami  qui  pleure. 

Je  m'éloignai,  et,  rentré  dans  la  chambre  de  ma  maisonnette,  je  me 
mis  à  songer  au  grand  bonheur  d'aimer.  Je  me  demandai  si  jamais  une 
Eva  viendrait  partager  ma  pauvre  demeure;  je  ne  songeais  pas  à  exa- 
miner si  j'étais  digne  d'être  aimé.  Mon  Dieu!  lorsqu'on  regarde  les  êtres 
qui  se  dévouent,  on  voit  bien  facilement  que  ce  n'est  pas  à  cause  de 
mille  choses  et  pour  de  bonnes  raisons  qu'ils  aiment  si  bien;  ils  aiment 
parce  que  cela  leur  est  nécessaire,  inévitable;  ils  aiment  à  cause  de  leur 
cœur,  non  pas  à  cause  de  celui  des  autres.  Eh  bien!  cette  bonne  chance 
qui  fait  rencontrer  une  ame  qui  a  besoin  d'aimer,  je  songeais  à  la  cher- 
cher, à  la  trouver,  absolument  comme  dans  mes  promenades  du  matin 
je  pouvais  rencontrer  sur  mon  chemin  une  fleur  parfumée. 

Je  rêvais  ainsi,  quoique  ce  soit  un  assez  blâmable  sentiment  que  celui 
qui,  à  la  vue  du  bonheur  des  autres,  nous  fait  regretter  ce  qui  nous 
\  manque.  N'y  a-t-il  pas  là  un  peu  d'envie?  et  si  la  joie  se  volait  comme 

on  vole  de  l'or,  ne  songerions-nous  pas  à  en  faire  le  larcin? 
La  journée  se  passa,  et  je  venais  de  terminer  mon  frugal  souper 
>  quand  on  vint  me  prier,  de  la  part  de  M"*  Meredith,  de  me  rendre  chei 

I  elle.  En  cinq  minutes,  j'arrivai  à  la  porte  de  la  maison  blanche.  Je 

trouvai  Eva,  seule  encore,  assise  sur  un  sofa,  sans  ouvrage,  sans  livre, 


.  •» 


LE  ROMAN  BANS  LE  MONDE.         *      1101 

pâle  et  toute  tremblante.  —  Venez,  docteur,  venez,  me  dit-elle  de  sa 
douce  voix}  je  ne  puis  plus  rester  seule.  Voyez  comme  il  est  tard!  il  y  a 
plus  de  deux  heures  qu'il  devrait  être  ici,  et  il  n'est  pas  encore  rentrél 
Je  fus  étonné  de  l'absence  prolongée  de  M.  Heredith;  mais,  pour  ras* 
surer  sa  femme,  je  répondis  tranquillement  :  —  Que  pouvons-nous  sa* 
voir  du  temps  nécessaire  à  ses  affaires,  une  fois  arrivé  à  la  ville?  On 
Taura  fait  attendre;  le  notaire  était  absent  peut-être.  Il  y  aura  eu  des 
actes  à  rédiger,  à  signer... 

—  Ah!  docteur,  je  savais  bien  que  vous  me  diriez  quelques  conso* 
lantes  paroles.  Je  n'ai  pas  hésité  à  vous  demander  de  venir;  j'avais  be- 
soin d'entendre  quelqu'un  me  dire  qu'il  n'était  pas  sage  de  trembler 
ainsi.  Que  la  journée  a  été  longue,  grand  Dieul  Docteur,  est-ce  qu'il  y 
a  des  personnes  qui  peuvent  vivre  seules?  Est-ce  qu'on  ne  meurt  pas 
tout  de  suite,  comme  si  on  vous  ôtait  la  moitié  de  l'air  qu'il  faut  pour 
respirer?  Hais  voilà  huit  heures  qui  sonnenti . . . — Huit  heures  sonnaient 
en  effet.  Il  m'était  difficile  de  comprendre  pourquoi  William  n'était  pas 
de  retour.  A  tout  hasard ,  je  dis  à  M*"*  Heredith  :  —  Hadame ,  le  soleil 
se  couche  à  peine;  il  fait  jour  encore,  et  la  soirée  est  superbe.  Venez  res* 
pirer»  la  bonne  odeur  de  vos  fleurs;  venez  du  côté  de  l'arrivée.  Votre 
mari  vous  trouvera  sur  son  chemin. 

Elle  s'appuya  sur  mon  bras  et  marcha  vers  la  barrière  qui  fermait  1q 
petit  jardin.  J'essayai  d'attirer  son  attention  sur  les  objets  qui  l'entou^ 
raient.  Elle  me  répondit  d'abord  comme  un  enfant  obéit;  mais  je  sen« 
tais  que  sa  pensée  n'était  pas  avec  ses  paroles.  Son  regard  inquiet  res* 
tjut  fixé  sur  la  barrière  verte,  encore  entr'ouverte  comme  au  départ  de 
William.  Elle  vmt  s'appuyer  sur  le  treillage,  puis  elle  me  laissa  parler, 
souriant  de  temps  à  autre  pour  me  remercier;  car,  à  mesure  que  le 
temps  passait,  elle  perdait  le  courage  de  me  répondre.  Ses  yeux  sui- 
vaient dans  le  ciel  le  coucher  du  soleil,  et  les  teintes  grises  qui  succé- 
daient à  l'éclat  de  ses  rayons  marquaient  d'une  manière  certaine  la 
marche  du  temps.  Tout  s'assombrit  autour  de  noiis;  le  chemin  qui,  à 
travers  le  bois,  nous  avait  jusqu'alors  laissé  voir  ses  blancs  contours, 
disparut  à  nos  yeux  sous  l'ombre  des  grands  arbres,  et  l'horloge  du 
village  sonna  neuf  heures.  Eva  tressaillit;  moi-même  je  sentis  chaque 
coup  me  frapper  au  cœur.  J'avais  pitié  de  ce  que  devait  souffrir  cette 
femme. 

—  Songez,  madame,  lui  répondîs-je  (elle  ne  m'avait  pas  parlé,  mais 
je  répondais  à  inquiétude  qui  parlait  sur  tous  ses  traits),  songez  que 
M.  Heredith  ne  peut  revenir  qu'au  pas  :  les  routes  à  travers  les  bois  sont 
sans  cesse  coupées  de  rochers  qui  ne  permettent  pas  d'avancer  vite.  — Je 
lui  parlais  ainsi  parce  qu'il  fallait  la  rassurer,  mais  le  fait  est  que  je  ne 
savais  plus  comment  expliquer  l'absence  de  Wilham.  Hoi  qui  connais- 
sais la  distance,  je  savais  bien  que  j'aurais  été  deux  fois  à  la  ville  et  en 

TOME  XYII.  7i 


ilO^  EEVUS  DBS  DBUX  ]I01IIIB8« 

serais  deux  fois  revenu  depuis  qu'il  avait  quitté  sa  demeure.  La  rosée 
du  soir  commençait  à  pénétrer  nos  vêtemens,  et  surtout  la  mousseliiK 
fui  couvrait  la  jeune  femme.  Je  repris  son  bras  et  l'entraînai  vers  b 
maison.  Elle  me  suivit  avec  douceur.  C'était  un  caractère  faible,  où 
tout  était  soumis,  même  la  douleur.  Elle  marcha  lentement,  la  tête 
baissée,  les  yeux  fixés  sur  les  traces  laissées  dans  le  sable  par  le  galop 
du  cheval  de  son  mari.  Hais  qu'il  était  triste,  bon  Dieu  1  de  revenir  ainsi 
à  la  nuit,  encore  sans  William!  En  vain  nous  prêtions  l'oreille  :  la  na- 
ture était  dans  ce  grand  silence  que  rien  ne  trouble  à  la  campagne  lors- 
que la  nuit  est  venue.  Comme  tout  sentiment  d'inquiétude  s'augmente 
alors!  La  terre  parait  si  triste  au  milieu  de  l'obscurité,  qu'elle  semble 
nous  rappeler  que  tout  s'obscurcit  aussi  dans  la  vie.  C'était  la  vue  de 
cette  jeune  lenmfie  qui  me  faisait  faire  ces  réflexions;  à  moi  seul  je 
n'eusse  jamais  songé  à  tout  cela. 

Nous  rentrâmes.  Eva  s'assit  sur  le  canapé  et  resta  immobile,  les  mains 
jointes  sur  ses  genoux,  la  tête  baissée  sur  sa  poitrine.  On  avait  placé 
une  lampe  sur  la  cheminée,  et  la  lumière  tombait  en  plein  sur  son  yî- 
']  sage.  Jamais  je  n'en  oublierai  la  douloureuse  expression  :  elle  était 

pâle,  tout-à-fait  pâle;  son  front  et  ses  joues  étaient  de  la  même  teinte; 
l'humidité  du  soir  avait  allongé  les  boucles  de  ses  cheveux,  qui  tooK 
baient  en  désordre  sur  ses  épaules.  Des  larmes  roulaient  sous  ses  pau- 
pières, et  le  tremblement  de  ses  lèvres  décolorées  laissait  deviner  l'ef- 
fort qu'elle  faisait  pour  empêcher  ses  pleurs  de  couler.  Ellle  était  i 
jeune,  que  cette  douce  figure  semblait  celle  d'un  enfant  auquel  on  dé- 
fend de  pleurer. 

Je  conunençais  à  me  troubler  et  à  ne  plus  savoir  quelle  contenanoe 
garder  vis-à-vis  de  M""'  Meredith.  Je  me  rappelai  tout  à  coup  (c'était 
bien  une  pensée  de  médecin)  qu'au  miUeu  de  ses  inquiétudes,  Evi 
n'avait  rien  pris  depuis  le  matin,  et  son  état  rendait  imprudent  de  pro- 
longer cette  privation  de  toute  nourriture.  Au  premier  mot  que  je  pro- 
nonçai à  ce  siyet,  elle  leva  vers  moi  ses  yeux  avec  une  expression  de 
reproche,  et  cette  fois'  le  mouvement  de  ses  paupières  flt  couler  deux 
larmes  sur  àes  joues. 

—  Pour  votre  enfant,  madame!  lui  dis-je. 

—  Ahl  vous  avez  raison!  murmura-t-elle.  Et  elle  se  leva  pour  se 
rendre  à  la  salle  à  manger;  mais  dans  la  salle  à  manger  il  y  avaitdenx 

;  couverts  mis  à  leur  petite  table,  et  cela  en  ce  momei|t  me  parut  a 

I  triste,  que  je  restai  sans  dire  un  mot,  sans  faire  un  mouvement  L'in* 

quiétude  qui  me  gagnait  me  rendait  tout-à-fait  gauche;  je  n'étais  pai 

j  assez  habile  pour  dire  des  choses  que  je  ne  pensais  pas.  Le  silence  se 

]  prolongeait.  Et  cependant,  me  disais-je  tout  bas,  je  suis  là  pour  la  cou- 

I  soler;  elle  m'a  fait  appeler  à  cette  intention.  U  y  a  sans  doute  mille  laî- 

I  sons  pour  expliquer  ce  retard;  cherchons-en  une...  Je  cherchais,  je 
î 


i 


LE  ROMAN  BANS  LE  MONDE.  1107 

cherchais...  puis  je  restais  silencieux,  maudissant  cent  fois  en  une  mi- 
nute le  peu  d'esprit  d*un  pauvre  médecin  de  village. 

Eva,  la  tête  appuyée  sur  9a  main,  ne  mangeait  pas.  Tout  à  coup  elle, 
se  tourna  brusquement  vers  moi,  et  éclatant  en  sanglots  : 

—  Ah!  docteur,  dit-elle,  je  le  vois  bien,  vous  êtes  inquiet  aussil 

—  Mais  non;  mais  non,  madame,  répondis-je  en  parlant  au  hasard. 
Pourquoi  serais-je  inquiet?  Il  aura  dîné  chez  le  notaire.  Le  pays  est  sûr, 
et  personne  ne  sait  d'ailleurs  qu'il  rapporte  de  l'argent. 

Une  de  mes  préoccupations  venait  de  se  faire  joui*  malgré  moi.  Je  sa- 
vais qu'une  bande  de  moissonneurs  étrangers  avait  traversé  le  village 
le  matin  poiu*  se  rendre  dans  un  département  voisin. 

Eva  poussa  un  cri. 

—  Des  voleurs!  des  voleurs!  dit^elle.  Je  n'avais  pas  songé  à  ce  danger! 

—  Mais,  madame,  je  n'en  parle  que  pour  dire  qu'il  n'existe  pas. 

—  Oh!  cette  idée  vous  est  venue,  docteur,  parce  que  vous  pensiez 
que  ce  malheur  était  possible!  William,  mon  William!  pourquoi  m'as- 
tn  quittée?  s'écria-t-elle  en  pleurant. 

J'étais  debout,  désolé  de  ma  maladresse,  hésitant  devant  toutes  mes 
pensées,  balbutiant  quelques  mots  sans  suite,  et  sentant,  pour  comble 
de  malheur,  que  mes  yeux  allaient  se  remplir  de  larmes.  Allons!  je  vais 
pleurer,  me  disais-je;  il  ne  me  manquait  plus  que  cela.  Enfin  il  me  vint 
une  idée. 

—  Madame  Mëredith,  lui  dis-je,  je  ne  peux  vous  voir  vous  tourmenter 
ainsi  et  rester  à  vos  côtés  sans  rien  trouver  de  bon  à  dire  pour  vous  con- 
soler. Je  vais  aller  à  la  recherche  de  votre  mari;  je  vais  prendre  à  tout 
hasard  une  des  routes  du  bois;  je  vais  regarder  partout,  appeler,  aller, 
ff  il  le  faut,  jusqu'à  la  ville. 

—  Oh!  merci,  merci,  mon  ami!  s'écria  Eva  Mëredith.  Prenez  avec 
vous  le  jardinier,  le  domestique;  allez^dans  toutes  les  directions. 

Nous  rentrâmes  précipitamment  dans  le  salon ,  et  Eva  sonna  vive- 
ment à  plusieurs  reprises.  Tous  les  habitans  de  la  petite  maison  ouvri- 
rent à  la  fois  les  différentes  portes  de  la  pièce  où  nous  étions. 

—  Suivez  le  docteur  Barnabe,  s'écria^M"*  Mëredith. 

En  ce  moment ,  le  galop  d'un  cheval  se  fit  distinctement  entendre 
sur  le  sable  de  l'allée.  Eva  poussa  un  cri  de  bonheur  qui  pénétra  tous 
les  cœurs.  Jamais  je  n'oublierai  l'expression  de  divine  joie  qui  se  pei- 
gnit à  l'instant  sur  son  visage  encore  inondé  de  larmes. 

Elle  et  moi,  nous  volâmes  vers  le  [perron.  La  lune,  en  ce  moment, 
se  dégageant  des  nuages,  éclaira  en  plein  un  cheval  couvert  d'écume, 
que  personne  ne  montait,  dont  la  bride  traînait  à  terre,  et  dont  les 
étriers  vides  frappaient  les  flancs  poudreux.  Un  second  cri ,  horrible 
cette  fois,  s'échappa  de  la  poitrine  d'Eva;  puis  elle  se  tourna  vers  moi 
les  yeux  fixes,  la  bouche  entr'ouvcrte,  les  bras  pendans. 


I 

I 


IIM  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

^  —  Mes  amis,  criai-je  aux  domestiques  consternés ,  allumez  des  tor- 

ches et  suivez-moi  !  Madame,  nous  allons  revenir  bientôt ,  je  l'espère, 
avec  votre  mari ,  qui  s'est  légèrement  blessé;  un  pied  foulé,  peut-être. 
Ne  perdez  pas  courage;  nous  reviendrons  bientôt. 

—  Je  vous  suivrai ,  murmura  Eva  Meredith  d'une  voix  étouffée. 

—  C'est  impossible,  m'écriai-je;  il  faut  aller  vite;  il  faut  aller  Ioîd 
peut-être,  et  dans  votre  état...  ce  serait  risquer  votre  yie  et  celle  de 
votre  enfant... 

—  Je  vous  suivrai ,  répéta  Eva. 
Oh  !  ce  fut  alors  que  je  sentis  combien  était  cruel  l'isolement  de  cette 

femme.  S'il  y  avait  eu  là  un  père,  une  mère,  on  lui  eût  ordonné  de 
rester,  on  l'eût  retenue  de  force;  mais  elle  était  seule  sur  la  terre,  et, 
à  toutes  mes  rapides  instances,  elle  répondait  d'une  voix  sourde  :  —  Je 
vous  suivrai. 

Nous  partîmes.  Les  nuages  alors  voilaient  la  lune;  il  n'y  avait  au- 
cune lumière  ni  dans  le  ciel  ni  sur  la  terre.  A  peine  pouvions-nous,  a 
la  lueur  incertaine  de  nos  torches,  distinguer  notre  chemin.  Un  do- 
mestique marchait  en  avant.  U  inclinait  la  torche  qu'il  tenait  tantôt  à 
1^  droite,  tantôt  à  gauche,  pour  éclairer  les  fossés,  les  buissons  qui  bcur- 

daient  la  route.  Derrière  lui,  M"^  Meredith,  le  jardinier  et  moi ,  nous 
suivions  du  regard  le  jet  de  lumière  projeté  par  la  flamme,  cherchant 
4  avec  angoisse  si  quelque  objet  ne  viendrait  pas  frapper  nos  yeux.  De 

r  temps  à  autre,  nous  élevions  la  voix  en  appelant  M.  Meredith.  Après 

(  nous,  un  sanglot  étouffé  murmurait  à  peine  le  nom  de  William,  comme 

j  si  un  cœur  eût  compté  sur  l'instinct  de  l'amour  pour  faire  mieux  en- 

j  tendre  ses  larmes  que  nos  cris. 

I  Nous  arrivâmes  dans  le  bois.  La  pluie  commençait  à  tomber,  et  les 

[:  gouttes,  en  frappant  les  feuilles  des  arbres,  faisaient  un  bruit  si  triste, 

qu'il  semblait  que  tout  pleurait  autour  de  nous. 
Les  vètemens  légers  qui  couvraient  Eva  furent  bientôt  pénétrés  par 
;  cette  pluie  froide.  L'eau  ruisselait  de  toutes  parts  sur  les  cheveux,  sur 

le  front  de  la  pauvre  femme.  Elle  se  heurtait  les  pieds  contre  les  ro- 
chers du  chemin,  et  souvent  fléchissait  au  point  de  tomber  sur  ses  ge- 
noux; mais  elle  se  relevait  avec  l'énergie  du  désespoir  et  poursuivait 
sa  route.  Cela  faisait  mal  à  voir.  La  lueur  rouge  de  nos  torches  éclai- 
rait l'un  après  l'autre  chaque  tronc  d'arbre,  chaque  rocher.  Parfois,  à 
un  coude  du  chemin,  le  vent  semblait  éteindre  cette  lueur,  et  alors 
nous  nous  arrêtions ,  perdus  dans  les  ténèbres.  Nos  voix ,  en  appelant 
William  Meredith,  étaient  devenues  si  tremblantes,  qu'elles  nous  fai- 
saient peur  à  nous-mêmes.  Je  n'osais  regarder  Eva;  en  vérité,  je  crai- 
gnais de  la  voir  tomber  morte  devant  moi. 
Enfin  un  moment  vint  où,  tandis  que  fatigués,  découragés,  nous 
\  marchions  en  silence,  M"«  Meredith  nous  repoussa  subitement ,  s'élança 


LE  ROMAN  BANS  LE  MONDE.  ii05 

en  avant  et  se  jeta  à  travers  les  broussailles.  Nous  la  suivîmes.  Quand 
nous  pûmes  soulever  une  torche  pour  distinguer  les  objets,  hélas!  nous 
la  vtmes  à  genoux  auprès  du  corps  de  William;  il  était  étendu  par 
terre,  sans  mouvement ,  les  yeux  ternes  et  le  front  couvert  du  sang  qui 
s'échappait  d'une  blessure  au  côté  gauche  de  la  tête. 

—  Docteur?  me  dit  Eva. 

Ce  seul  mot  disait  :  —  William  vit-il  encore? 

Je  me  penchai;  je  tâtai  le  pouls  de  William  Heredith;  je  posai  ma 
main  sur  son  cœur,  et  je  restai  silencieux.  Eva  me  regardait  toujours; 
mais,  à  mesure  que  mon  silence  se  prolongeait,  je  la  vis  fléchir,  s'in- 
cliner, puis,  sans  dire  une  parole,  sans  jeter  un  cri,  elle  tomba  éva- 
nouie sur  le  corps  mort  de^son  mari. 

—  Mais,  mesdames,  dit  le  docteur  Barnabe  en  se  tournant  vers  son 
auditoire,  voilà  le  soleil  qui  brille;  vous  pouvez  sortir  maintenant. 
Restons-en  là  de  ce  triste  récit. 

M"«  de  Moncar  s'approcha  du  vieillard  :  —  Docteur,  dit-eUe,  de  grâce, 
soyez  assez  bon  pour  achever;  regardez-nous,  et  vous  ne  douterez  pas 
de  l'intérêt  avec  lequel  nous  vous  écoutons. 

En  effet,  il  n'y  avait  plus  de  sourires  moqueurs  sur  les  jeunes  vi- 
sages qirï  entouraient  le  médecin  de  village.  Peut-être  même  eût-il  pu 
voir  des  larmes  briller  dans  quelques  yeux.  11  reprit  sou  récit  : 

M">«  Heredith  fut  transportée  chez  elle,  et  elle  resta  plusieurs  heures 
sans  connaissance  sur  son  lit.  Je  sentais  que  c'était  à  la  fois  un  devoir 
et  une  cruauté  de  lui  prodiguer  les  secours  de  mon  art  pour  la  rappe- 
ler à  la  vie.  Je  redoutais  les  scènes  déchirantes  qui  allaient  succéder  à 
cet  état  d'immobilité;  je  demeurais  penché  vers  cette  pauvre  femme, 
baignant  ses  tempes  d'eau  fraîche  et  épiant  avec  anxiété  le  triste  et  ce^ 
pendant  l'heureux  moment  où  je  verrais  le  souffle  de  la  respiration 
s'échapper  de  ses  lèvres.  Je  m'étais  trompé  dans  me^  prévisions,  car  je 
n'avais  jamais  vu  un  grand  malheur.  Eva  entr'ouvrit  les  yeux,  puis  les 
referma  aussitôt;  aucune  larme  ne  souleva  ses  paupières  pour  glisser 
sur  ses  joues.  Elle  resta  glacée,  immobile,  silencieuse,  et,  si  ce  n'eût  été 
le  cœur  qui  avait  recommencé  à  battre  sous  ma  main,  j'aurais  pu  la 
croire  morte.  Qu'il  est  triste  de  se  trouver  témoin  d'une  douleur  que 
l'on  sent  au-dessus  de  toute  consolation  !  Je  me  disais  que  me  taire  sem^ 
blait  manquer  de  pitié  pour  cette  malheureuse  femme,  que  parler  pour 
consoler  semblait  ne  pas  assez  reconnaître  la  grandeur  du  malheur. 
Moi  qui  n'avais  pu  rien  trouver  à  dire  pour  calmer  une  inquiétude, 
pouvais-je  espérer  être  plus  éloquent  en  face  d'une  pareille  souffrance? 
Je  pris  le  parti  le  plus  sûr,  celui  d'un  silence  complet.  Je  resterai  là, 
me  disais-je,  je  soignerai  le  mal  physique,  ainsi  que  cela  est  mon  de-^ 
voir,  puis  je  me  tiendrai  immobile  auprès  d'elle,  comme  un  chien  dé- 
voué se  coucherait  à  ses  pieds.  Une  fois  ma  résolution  prise,  je  fus  plus 


il 


*. 


1106  UVOB.  DBS  DEUX  HOHDIS. 

cftlme;  je  la  kteii  Tf^re  d'une  vie  qui  iMsèiiiblaît  à  une  mort.  An  bout 
de  quelques  heures  pourtant ,  j^approcbai  des  lèyro»  de  M"**  Merediib 
une  cwUerée  de  potion  que  J'ayais  jugée  nécessaire.  Eva  tourna  lento- 
ment  te  tète  du  côté  opposé  et  resta  appuyée  loin  de  la  main  qui  hd 
présentait  le  breuvage.  Quelques  instans  après,  je  revins  à  la  charge; 

—  Buvez,  madame,  lui  dis-je,  et  de  la  cuillère  j'effleurais  douoement 
ses  lèvres;  ses  lèvres  restèrent  {erméesi 

—  Hadame,  votre  enfant!  repris^je  à  demi-voix. 

Eva  ouvrit  les  yeiix,  se  souleva  pâûblement,  s'appuya  sur  son  coude, 
se  pencha  vers  la  boisson  que  je  lui  présentais,  la  prit;  puîa  elle  retomba 
sur  son  oreiller  : 

—  Il'faut  que  j'attende  qu'une  autre  vie  soit  séparée  de  la  mîennei 
murmura*t-dle. 

Dq;Hiis  lors,  H^  Meredith  ne  parla  plus,  mais  elle  obât  machinale^ 
ment  à  toutes  mes  prescriptions.  Étendue  sur  son  lit  de  dooleur,  elle 
semblait  éternellement  dormir;  mais ,  à  quelque  moment  que  ce  fât, 
quand  de  ma  voix  la  (dus  basse  je  lui  disais  :  «  Soulevez-vous,  buves 
ceci ,  »  eUe  obéissait  au  premier  mot;  ce  qui  me  prouvait  cpie  Tame 
veillait  dans  ce  corps  immobile  sans  trouver  un  seul  instant  d'oubli  et 
de  repos. 

Je  fus  seul  à  m'occuper  des  funérailles  de  William.  On  ne  sot  jamais 
rien  de  positif  sur  la  cause  de  sa  mort.  On  ne  trouva  pas  an  lui  Fargoit 
qa^'il  devait  rapporter  de  la  i^le;  peutrêtre  avait^'il  été  volé  et  jwwaaân^^ 
peut-être  cet  argent,  donné. en  bUleis,  s'était^l  échappé  de  sa  poche  ao 
moment  d'une  chute  de  cheval.  Et  comme  on  ne  pensa  que  fort  tard  i 
essayer  de  le  retrouver,  il  n^était  pas  impossible  que  la  pluie  de  la  ooit 
l'eut  fait  disparaître  dans  la  terre  fangeuse  et  les  herbes  humides.  Od 
fit  quelques  perquisitions  qui  n'eurent  aucun  résultat ,  et  bientôt  on 
cessa  toute  recherche  à  cet  égard.  J'avais  essayé  de  savoir  d'Eva  Here- 
ôiA  s'il  n'y  avait  pas  quelques  lettres  à  écrire  pour  prévenir  sa  famille 
ou  ceHe  de  ton  mari.  Je  pus  difScilement  lui  arracher  une  réponse. 
Enfin  je  parvins  à  comprendre  qu'il  fallait  seulement  prévenir  leur 
bônme  d'affaires,  qui  ferait  ce  qu'il  était  convenable  de  faire.  J'espérais 
doiie  ^ue,  d'Angleterre  du  moins,  il  arriverait  quelques  nenvdies  qai 
décideraient  de  l'avenir  de  cette  pauvre  femme;  mais  non,  les  jours 
succédèrent  aux  jours,  et  personne  sur  la  terre  ne  sembla  savoir  que 
la  veuve  de  William  Meredith  vivait  dans  un  isolement  complet  au  mi' 
lieu  d'un  pauvre  i411age.  Plus  tard ,  pour  essayer  de  rappeler  Eva  an 
sentiment  de  l'existence,  j'avais  désiré  qu'elle  se  levât  Le  lendemaia 
du  jour  où  je  donnai  ce  conseil,  je  la  trouvai  debout,  vêtue  de  noir  : 
c^'était  l'ombre  de  la  belle  Eva  Meredith.  Ses  cheveux  étaient  séparés  en 
bandeaux  sur  son  front  pâle.  Elle  était  assise  près  d'une  fienêtre,  et  re»- 
tait  immobile  comme  elle  l'avait  été  dans  son  lit. 


LE  ROMAN  DANS  LB  MONDE.  Mf  V 

Ce  fut  ainsi  que  je  passai  en  silence  de  longues  soirées  auprès  d'elle, 
fe  premds  un  livre  par  coateiUHioe.  Chaque  jour,  en  FaberÂint,  je  lui 
disais  qudques  paroles  de  pilié  et  de  âéWnement.  131e  me  répCNodaît 
par  un  regard  qui  me  ââsmi  merci;  puis  nous  demeurions  sans  parler, 
ffiittradais  qu'une  occasion  se  inrésratftt  pour  essarf er  d'échanger  avee 
die  quelques  pensées;  loais  ma  gaucherie  et  mon  respect  pour  son 
malheur  ne  saTaient  pas  la  flaire  naître  ou  la  laissaient  passer.  Je  m'ac- 
ooutumais  peu  à  peu  à  cette  absence  de  tout  discours ,  à  ce  reeueifie- 
ment,  et  pois,  qu'auriais-je  dit?  L'important  était  qu'die  sût  qu'elle 
n'était  pas  absolument  seule  dans  ce  monde,  et,  tout  obscur  que  fât 
l'appui  qui  hii  restait ,  c'était  quelqu'un  enfin.  Je  n'aBais  la  voir  que 
pour  lui  dire  par  ma  présence  :  a  Je  sois  là.  b 

€e  fut  une  étrange  phase  de  ma  rie;  elle  eut  une  grande  inOuence 
sur  le  reste  de  ma  destinée.  Si  je  n'avais  pas  témoigné  tant  de  regnets 
de  voir  disparaître  la  maison  blanche,  je  passerais  raj^dement  à  la  cgù- 
cheion  de  ce  récit;  mais  vous  avez  voulu  savoir  pourqum  cette  maison 
était  pour  moi  un  lieu  consacré,  il  faut  àtmc  que  je  vous  dise  ce  qm 
j'ai  pensé,  ce  que  j'ai  senti  sous  son  humble  toit.  Pardonnez-moi,  mes- 
dames, quelques  paroles  «érieuses.  Cela  ne  va  pas  mal  à  la  jeunesse 
if  être  un  peu  attristée;  elle  a  tant  de  temps^  devant  ^e  pour  rnre  et 
pour  oublier! 

Fils  d'un  paysan  enrichi,  j'avais  été^envoyé  à  Paris  pour  achever  mes 
«tudea.  Pendant  les  quatre  années  passées  dans  cette  grande  viUe> 
j'avais  conservé  la  gaucherie  de  mes  manières,  la«hn|dicilé  de  mon 
langage;  mais  j'avais  rapidement  perdu  la  naïveté  de  mes  sentnnens. 
Je  revins  dans  ces  montagnes  presc^  savant,  mm  presque  incrédule 
à  tout  ce  qui  fait  qu'on  vit  pmible  sous  un  toit  de  chaume  auprès  de  «a 
femme  et  de  ses  enfans,  sans  détourner  les  yeux  des  croix  du  oîmetièfie 
que  ïvn  voit  du  seuil  de  sa  demeure. 

Quand  Eva  Meredith  était  heureuse,  son  bonheur  m'avait  d^àdooné 
d'utiles  leçox».  «  Us  m'ont  trompé  là<bi»,  »  me  disais^je;  il  y  a  des 
cœurs  vrais,  ii  y  a  des  ornes  innocentes  comme  des  âmes  d'enfàns.  Le 
plaisir  d'un  instant  n'ert  pas  tout  dans  la  vie.  U  existe  des  senttmens 
qui  ne  finissent  pas  avec  la  fin  de  l'année.  On  peut  s'aimer  Iang4emps^, 
-toujours  peut-être. 

En  contemplant  l'amour  de  William  et  d'Eva ,  j'avais  retoonvé  na 
simple  nature  du  paysan  d'autrefois.  Je  me  prenais  à  rêver  une  femme 
vertueuse,  candide ,  assidue  i  l'ouvrage,  embellissant  mon  logis  par 
ses  sohis  e  son  bon  ordre.  Je  me  voyais  fier  de  la  douce  sévérité  de  sss 
traits,  révélant  à  tout  venant  l'épouse  fidèle  et  même  un  peu  anstàRi 
Certes,  ce  n'étaient  pia  là  mes  rêves  de  Paris  au  sortir  d'une  jo^usesoî*- 
rée  passée  avec  mes  camarades  !  Un  malheur  benible  tomba  comme  la 
lèudre  sur  Eva  MerediAh.  Cette  fois,  je  compris  moîn&vite  l'enseigne»- 
laent  que  chaque  joqr  renouvelait  pour  moi. 


VI 


Ii08  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

£ya  restait  assise  près  d'une  fenêtre,  le  regard  tristement  fixé  sur  le 
ciel.  Cette  position,  assez  familière  à  tous  ceux  qui  révent,  attira  peu 
d'abord  mon  attention;  cependant  à  la  longue  elle  finit  par  me  firapper. 
Tandis  que  mon  livre  restait  ouvert  sur  mes  genoux ,  je  regaràis 
H"'^'  Hereditb ,  et ,  bien  sûr  que  ses  regards  ne  surprendraient  pas  ks 
miens,  je  l'examinais  attentivement.  Eva  regardait  le  ciel ,  mes  yeox 
suivaient  la  direetion  des  siens,  â  Ah  I  me  dis-je  avec  un  demi-sourire, 
elle  croit  qu'elle  ira  le  retrouver  là-haut  I  »  Puis  je  repris  mon  livre  en 
songeant  qu'il  était  heureux  pour  la  faiblesse  des  fenunes  que  de  sem- 
blables pensées  vinssent  au  secours  de  leur  douleur. 

Je  vous  l'ai  dit ,  mon  séjour  au  milieu  des  étudians  avait  mis  de  rnao- 
vaises  idées  dans  ma  tête.  Chaque  jour  cependant  je  voyais  Eva  dans  k 
même  attitude,  et  chaque  jour  mes  réflexions  étaient  ramenées  vers  le 
même  sujet.  Peu  à  peu  j'en  arrivai  à  songer  qu'elle  avait  là  un  bou 
rêve.  Je  me  mis  à  regretter  de  ne  pouvoir  croire  que  ce  rêve  fût  vrai 
L'amCy  le  ciel ,  la  vie  étemelle ,  tout  ce  que  mon  curé  m'avait  appris 
autrefois  passait  dans  mon  imagination ,  tandis  que  je  restais  assis  le 
soir  devant  la  fenêtre  ouverte.  Je  me  disais  :  «  Ce  que  le  vieux  curé 
m'enseignait  est  plus  consolant  que  les  froides  réalités  que  la  sdenoe 
m'a  laissé  entrevoir  I  »  Puis  je  regardais  Eva,  qui  regardait  toujours  le 
ciel,  tandis  que  les  cloches  de  l'église  du  village  sonnaient  au  loin,  d 
que  les  rayons  du  soleil  couchant  faisaient  briller  au  milieu  des  nsages 
la  croix  du  clocher.  Je  revins  souvent  m'asseoir  près  de  la  pauvre 
;:  veuve,  persévérante  dans  sa  douleur  comme  dans  ses  saintes  espé- 

rances. 

Quoi  I  pensai-je,  tant  d'amour  ne  s'adresse  plus  qu'à  un  peu  de  pous- 
sière déjà  mêlée  à  la  terre;  tous  ces  soupirs  ne  vont  vers  aucun  bat! 
William  est  parti  dans  ses  jeunes  années,  avec  ses  vives  afiéetions,  avec 
son  cœur,  où  tout  était  encore  en  fleur.  Elle  ne  l'a  aimé  qu^une  année, 
qu'une  petite  année,  et  tout  çst  dit  pour  elle  !  11  n'y  a  au-dessus  de  nos 
têtes  que  de  l'air.  L'amour,  ce  sentiment  si  vivant  en  nous,  n'est  qu'une 
flamme  placée  dans  l'obscure  prison  de  notre  corps ,  où  elle  brille, 
brûle,  puis  s'éteint  quand  la  fragile  muraifle  qui  l'entoure  vient i 
tomber  :  un  peu  de  poussière,  voilà  tout  ce  qui  reste  de  nos  amours^ 
de  nos  espérances,  de  nos  pensées,  de  nos  passions,  de  tout  ce  qui  res^ 
pire,  s'agite  et  s'exalte  en  nous! 

Il  y  eut  un  grand  silence  au  fond  de  moi-même. 

En  vérité,  j'avais  cessé  de  penser  :  j'étais  conune  endormi  entre  œ 
que  je  ne  niais  plus  et  ce  que  je  ne  croyais  pas  encore.  Enfin ,  un  soir, 
comme  Eva  avait  joint  les  mains  pour  prier,  devant  la  plus  belle  soirée 
étoilée  qu'il  fût  possible  de  voir,  je  ne  sais  conunent  cela  se  fit,  mais 
mes  mains  se  trouvèrent  jointes  aussi ,  et  mes  lèvres  s'entr'ouvrireBt 
pour  murmurer  une  prière.  Alors,  par  un  heureux  hasard,  pour  la 
première  fois  Eva  Meredith  regarda  ce  qui  se  passait  autour  d'elle, 


1 


LB  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  ii09 

comme  si  \m  instinct  secret  l'eût  avertie  que  mon  ame  venait  de  se 
mettre  en  harmonie  avec  la  sienne. 

—  Merci  y  me  dit-elle  en  me  tendant  la  main^  souvenez-vous  de  lui  j 
et  priez  ainsi  quelquefois  pour  lui. 

—  Oh!  madame  y  m'écriai-je,  puissions-nous  tous  nous  retrouver 
dans  un  monde  meilleur,  que  nos  vies  aient  été  longues  ou  courtes, 
heureuses  ou  éprouvées  ! 

—  L'ame  immortelle  de  William  est  là-haut!  me  dit-elle  d'une  voix 
grave,  tandis  que  son  regard,  à  la  fois  triste  et  brillant,  revenait  se 
fixer  sur  le  ciel. 

Depuis,  en  accomplissant  les  devoirs  de  ma  profession,  j'ai  souvent 
vu  mourir j  mais,  à  ceux  qui  restaient,  j'ai  toujours  dit  quelques  pa- 
roles consolantes  sur  une  vie  meilleure  que  celle-ci;  et  ces  paroles,  je 
les  pensais! 

Enfin,  un  mois  après  ces  silencieux  événemens,  Eva  Meredith  donna 
le  jour  à  un  fils.  Quand,  pour  la  première  fois,  on  lui  apporta  sou  en- 
fant, «William!  »  s'écria  la  pauvre  veuve,  et  des  larmes,  des  larmes 
secourables  trop  loug-temps  refusées  à  sa  douleur,  s'échappèrent  par 
torrent  de  ses  yeux.  L'enfant  porta  ce  nom  tant  aimé  de  William,  et  un 
petit  berceau  fut  placé  tout  près  du  lit  de  la  mère.  Alors  le  regard 
d'Eva,  qui  s'était  détourné  de  la  terre,  revint  vers  la  terre.  Elle  regarda 
son  fils  comme  elle  avait  regardé  le  ciel.  Elle  se  penchait  vers  lui  pour 
Mrouver  l'image  de  son  père.  Dieu  avait  permis  une  parfaite  ressem- 
blance entre  William  et  le  fils  qu'il  ne  devait  pas  voir.  Il  se  fit  un  grand 
changement  autoul^  de  nous.  Eva  Meredith ,  qui  avait  consenti  à  vivre^ 
pour  attendre  que  l'existence  de  son  enfant  fût  séparée  de  la  sienne,, 
maintenant,  je  le  voyais  bien ,  voulait  vivre  encore,  parce  qu'elle  sen- 
tait qu'il  fallait  à  ce  petit  être  la  protection  de  son  amour.  Elle  passait 
les  journées,  les  soirées,  assise  auprès  du  berceau,  et  quand  je  venais  la 
voir,  oh!  alors,  elle  me  parlait,  elle  me  questionnait  sur  les  soins  à 
donner  à  son  fils;  elle  expliquait  ce  qu'il  avait  souffert;  elle  demandait 
ce  qu'il  fallait  faire  pour  lui  épargner  le  plus  petit  mal.  Elle  craignait 
pour  l'enfant  la  chaleur  d'un  rayon  du  soleil ,  le  froid  de  l'air  le  plus 
léger.  Penchée  vers  lui,  elle  le  couvrait  de  son  corps,  le  réchauffait  par 
ses  baisers.  Un  jour,  je  crus  presque  la  voir  sourire  à  son  fils;  mais  ja- 
mais elle  ne  voulait,  en  balançant  le  berceau,  chanter  afin  que  le  som- 
meil fermât  les  yeux  de  l'enfant;  elle  appelait  une  de  ses  femmes,  et 
disait  :  «  Chantez  pour  endormir  mon  fils!  »  Puis,  elle  écoutait,  laissant 
ses  larmes  doucement  couler  sur  le  front  du  petit  William.  Pauvre  en- 
fant! il  était  beau,  il  était  doux,  facile  à  élever;  mais,  comme  si  la  dou- 
leur de  sa  mère  eût,  même  avant  sa  naissance,  pénétré  jusqu'à  lui,  cet 
enfant  était  triste;  il  ne  criait  guère,  mais  il  ne  souriait  pas;  il  était 
calme,  et  le  calme  à  cet  âge  fait  songer  à  la  souffrance.  U  me  semblait' 


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^"^  que  toutes  les  larmes  versées  sur  ce  berceau  glaçaiaiÉ  cette  petile  ame. 
J'aurais  voulu  déjà  voir  les  bras  caressans  de  William  entourer  le  cou 
de  sa  mère,  j'aurais  voulu  qu'il  cherchât  à  rendre  les  baisers  ^'oaloi 
prodiguait.  Mais  à  quoi  vàis-je  songer?  me  disais-je;  est-ce  qu'il  faut  de» 
mander  à  cette  petite  créature  qui  n'a  pas  fini  une  année  de  compfendre 
qu'elle  est  dans  ce  monde  pour  aimer  et  consoler  cette  ièiiHne  1 

C'était,  je  vous  assure,  mesdames,  un  spectacle  qui  remuatt  le  eoBur, 
que  de  voir  cette  mère  jeune,  pâle,  afEaiUie,  ayant  renoncé  à  tout  ave- 
nir pour  elle-même,  reprendre  à  la  vie  à  cause  d'un  tout  petit  enfuit 
qui  alors  ne  pouvait  pas  même  dire  :  a  Merci,  ma  mère!  »  Qu^e  mer- 
veille que  notre  cœur!  que  de  peu  de  chose  il  sait  faire  beaucoup!  Don- 
nez-lui un  grain  de  sable,  il  élèvera  une  montagne;  qu'à  son  dernier 
battement  on  lui  montre  encore  un  atome  à  aimer,  et  vite  il  recom- 
mencera à  battre;  il  ne  s'arrête  pour  toujours  que  lorsqu'il  ne  reste 
plus  autour  de  lui  que  le  vide,  et  que  même  l'ombre  de  ce  qui  hii  fut 
cher  a  disparu  de  la  terre! 

Eva  mettait  l'enfant  sur  un  tapis,  à  ses  pieds,  puis,  en  le  regardant 
jouer,  elle  me  disait  :  a  Monsieur  Barnabe,  quand  mon  fils  sera  grand,  je 
veux  qu'il  soit  distingué;  instruit,  je  lui  choisirai  une  noble  cairrière;  je 
le  suivrai  partout,  sur  mer  s'il  est  marin,  aux  Indes  s'il  est  à  l'année; 
je  lui  veux  de  la  gloire,  des  honneurs,  et  je  m'q>puierai  sur  son  bras,  je 
dirai  avec  orgueil  :  Je  suis  sa  mère!  N'esi-ce  pas,  monsieur  Barnabe,  il 
me  laissera  le  suivre?  Une  pauvre  femme  qui  n'a  besoin  que  d'un  pea 
de  silence  et  de  solitude  pour  pleurer  ne  gêne  personne,  n-'est-il  pas 
vrai?  0  Et  puis,  nous  discutions  les  différentes  carrières  à  cboisir;  nous 
mettions  à  Finstant  vingt  années  sur  la  tête  de  cet  enfant,  onbliant  tous 
les  deux  que  ces  vingt  années  nous  feraient  vieux  et  étaient  aotre  pelile 
part  des  beaux  jours  de  la  viel  Mais  bah!  nous  ne  pensions  guère  à  noo^ 
nous  ne  songions  à  être  jeunes  et  heureux  que  quand  il  y  aurait  pour 
lui  jeunesse  et  bonheur. 

Je  ne  pouvais,  en  écoutant  ces  beaux  rêves,  m'empédber  de  regar- 
der avec  efiï*oi  cet  enfant  de  qui  dépendait  si  bien  Vejisteuce  d'une  as- 
tre. tJne  vague  inquiétude  me  préoccupait  malgré  moi;  mais  je  me  di- 
sais :  «  Elle  a  assez  pleuré,  le  Dieu  qu'elle  prie  lui  doit  un  pea  de 
bonheur.  » 

Nous  en  étions  là,  lorsque  je  reçus  une  lettre  de  mon  oncle,  le  seul 
parent  qui  me  restât.  Mon  oncle,  attaché  à  la  faculté  de  Mon^llier, 
m'appelait  près  de  lui,  pour  achever  dans  cette  ville  savante  de  m»'ini- 
tier  aux  secrets  de  mon  art  Cette  lettre,  rédigée  comme  une  prière, 
était  un  ordre  :  il  fallait  partir.  Un  matin,  le  coeur  bien  gros  en  son- 
Meant  à  l'isolement  dans  lequel  je  laissais  la  veuve  et  l'orphelin,  je  me 
rendis  à  la  maison  blanche  pour  prendre  congé  d'Eva  Heredith.  Lorsque 
je  lui  dis  que  j'allais  la  quitter  pour  long-tempe,  je  ne  sais  si  on  peu  de 


LB  ROMAN  DANS  LE  MOHIMB.  ilii 

tristesse  se  peignit  sur  ses  traits.  Son  beau  visage  avait^  depuis  la  nM»rt 
de  William  Meredtth;  une  expression  de  si  profonde  métancolie,  qu'il 
n'était  possible  d'y  remarquer  qu'un  sourire^  s'il  yenait  à  se  montrer; 
quant  à  la  tristesse,  elle  était  toiyours  là. 

— «Bactir!  ;s'éciîa*i^e,  vos  soins  étaient  si  utiles  à  mon  mfmll 

La  pauinne  femme  oubliait  de  ^«gretter  son  dernier. «moi  qui  s'éloi- 
gnait, la  mère  seulement  regrettait  le  médecin  utile  à  son  fils.  Je  ne 
me  plaignis ^pas.  Être  utile  est  la  douce  récompense, de  c«ux  qui^sont 
dévoués. 

^^  Adiaq,  reprit^lle  en  me  tendmt  la  main.  Partout  où  vous  irez, 
que  Dieu  vous  bénisse!  et,  s'il  veut  un  joiur  que  vous  soyez  mallMu- 
^ux,  qu'il,  place  du  a[noins  prè&de  vous  un  coeur  compati»5ani  comme 
le  vôtrel 

J'inclinai  mon  front  sur  la  imaia  d'Ëva  'Hereditli?  et  je  m'éloignai 
profondément  imu. 

L'.enfikBt  élait  couché  devant  le  perron,  sur  Vherbe,  au  soleil,  f  rilai 
«vers  lui.  Je  lei  pris  dans  mes  bras,  je  l'embrassai  à  pluâeurs  reprises;  je 
Je  reganbiilongrtemps,  long^temps ,  ^att^tivem^mt,  tristement;  poÎB 
une  larme  mouilla  mes  yeux,  a  Oh  non  !  non!  je  me  trompe!  »  mur- 
murai-je,  et  je*  quittai  précipitamment  la  maison  blanche. 

•^  Mon. Bien,  docteur!  &'écriài«nt  à  la  Iims  tous  les  auditeurs  du  mé* 
decin^du  village,  queitratgniez^'vew  donc  pour  cet  enfant? 

.«—Laissez-moi,  meisd^ffli^es,  répondit  Baniabé,  achever  cette  hisloûpe 
à  nsa  manière;  chaque  chese  sera  dite  en  son  temps.  Je  raconte  le»  évé- 
iMBsens  daos  Vordre  où  ils  sont  veans  pour  moi. 

Arrivé  alicmtpelliar,  je  fus^reçu  à  merveille  par  mon  oncle,  si  ce 
n'est  tû^fois  qu'il  me  déclara  qu'ij  ne  pouvait  ni  me  loger,  ni  me 
nonrrir,  ni  me  prêter  de  l'argent,  et  que  moi,  étranger,  sans  réputa- 
tion, je  ne^  devais  pas  espérer  on  seul  client  dans  cette  vill&^remplioée 
médedns  oélttfarea. 

—  Alors,  mon  onde,  lui  dîs-je,  je  retourne  dal|s^mon  village. 

.«*^lfon>pas,  noapes!  r^^rit-il,  jet'aitrmivéïme  situation bonorAle. 
Un  Anglais,  fiort^vioux,. Art  riche,'  fort<goutteu,'fort  inquiet,  désire 
avoir  toujours  un< médecin  sons  son  toit,  un  jeune  homme  mtelligefft 
pour  suiviB>sa  maladie eon&la  direction  d'un  autre  médem.  Je  f  ai  pro- 
posé, tu  as  été  accepté  :  partons. 

Nous  nous  rendûyies  immédiatement  chez  lord  Janses  Kysington. 
Hovs  entrâmes  dans  une  grande  et  belle  maison,  remplie  de  nombreux 
domestiques,  et  après  avoir  fait  plusieurs  stations,  d'al)ord  dans  les  an- 
tichambres, ensuile  dans  les  premiers  sfldons,  nous  fûmes  introduits 
dans  le  cal^inet  fie  lord  James  Kysington. 

,LoitL  J.  Kysington  était  assia  dans  un  grand  fauteuils  C'était  un  vieil- 
lard d'un  aspect  firoid  et  sévère.  Ses  cheveux  'Complètement  blancs  fai- 


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iil2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saient  un  singulier  contraste  avec  ses  sourcib  restés  du  plus  beau  noir. 
11  était  grand  et  miaigre,  du  moins  je  crus  le  deviner  à  travers  les  plis 
d'une  large  redingote  de  drap  faite  comme  une  robe  de  chambre.  Ses 
mains  étaient  enfoncées  dans  ses  manches,  et  une  fourrure  d'ours  blanc 
enveloppait  ses  pieds  malades,  n  avait  auprès  de  lui  un  guéridon  sur 
lequel  étaient  placées  plusieurs  âoles  contenant  des  potioas. 

—  Milord,  voici  mon  neveu  le  docteur  Barnabe. 

Lord  J.  Kysington  me  salua,  c'est-à-dire  qu'il  fit  un  imperceptible 
mouvement  de  tête  en  me  regardant. 

—  Il  est  fort  instruit/  reprit  mon  oncle,  et  je  ne  doute  pas  que  ses 
soins  ne  soient  utiles  à  votre  seigneurie. 

Un  second  mouvement  de  tête  fut  l'unique  réponse  faite  à  mon 
oncle. 

—  En  outre,  reprit  celuirci ,  son  éducation  ayant  été  assez  bonne, 
il  pourra  faire  la  lecture  à  milord,  ou  écrire  sous  sa  dictée. 

— Je  lui  saurai  gré  de  cette  complaisance,  répondit  enfin  lord  J.  Ky- 
sington, qui  aussitôt  ferma  les  yeux,  soit  parce  qu'il  était  fatigué,  soit 
parce  qu'il  voulait  faire  comprendre  que  la  conversation  devait  en  res- 
ter là. 

Je  pus  alors  regarder  autour  de  moi.  Il  y  avait  auprès  de  la  fenêtre 
une  jeune  fenune,  fort  éléganunent  habillée,  qui  travaillait  à  une  bra- 
derie sans  lever  les  yeux  vers  nous,  comme  si  nous  n'étions  pas  dignes 
de  ses  regards.  Sur  le  tapis,  devant  elle,  un  petit  garçon  jouait  avec  des 
images.  La  jeune  fenmie  ne  me  parut  pas  belle  au  premier  abord, 
paixe  qu'elle  avait  des  cheveux  noirs,  des  yeux  noirs,  et  qu'être  belle, 
selon  moi,  c'était  être  blonde  et  blanche,  comme  Eva  Heredith,  et  puis, 
d'après  mon  jugement  très  inexpérimenté,  je  ne  pouvais  séparer  h 
beauté  d'un  certain  air  de  bonté.  Ce  que  je  trouvais  doux  à  regarder 
était  ce  que  je  supposais  devoir  être  doux  au  cœur,  et  je  fus  long-temps 
avant  de  m'avouer  la  beauté  de  cette  femme,  dont  le  froirt  était  hau- 
tain, le  regard  dédaigneux  et  la  bouche  sans  sourire. 

Elle  était,  conune  lord  J.  Kysington,  grande,*  maigre,  un  peu  pftie.  Il 
y  avait  entre  eux  un  certain  air  de  famille.  Leurs  deux  natures  devaient 
tix>p  se  ressembler  pour  pouvoir  se  convenir.  Ces  deux  personnes  froides 
et  silencieuses  restaient  sûrement  l'une  près  de  l'autre  sans  s'aimer, 
sans  se  parler.  L'enfant  avait  aussi  appris  à  ne  pas  faire  de  bruit,  il  mar- 
chait sur  la  pointe  du  pied,  et,  au  moindre  craquement  du  parquet, 
un  regard  sévère  de  sa  mère  ou  de  lord  J.  Kysington  le  changeait  en 
statue. 

Il  était  trop  tard  pour  retourner  dans  mon  iriUage;  mais  il  est  tou- 
jours temps  pour  regretter  ce  que  l'on  a  aimé  et  ce  que  Ton  a  perdu. 
Mon  cœur  se  serra  en  songeant  à  ma  maisonnette,  à  mon  vallon,  à 
ma  liberté. 


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LE  ROMAN  BANS  LE  MONDE.  1113 

Voici  ce  que  je  parvins  à  savoir  sur  ce  triste  intérieur  : 

Lord  J.  Kysington  était  venu  à  Montpellier  pour  rétablir  sa  santé  > 
éprouvée  par  le  climat  des  Ipdes.  Second  ûls  du  duc  de  Kysington,  lord 
lui-même  par  courtoisie,  il  ne  devait  qu'à  ses  talens  et  non  à  un  héri- 
tage sa  fortune  et  sa  position  politique  dans  la  chambre  des  communes. 
Lady  Mary  était  la  femme  de  son  plus  jeune  frère,  et  lord  J.  Kysington, 
maître  de  disposer  de  ses  biens,  avait  désigné,  comme  son  héritier,  son 
neveu,  le  fils  de  lady  Mary.  Je  me  mis  à  soigner  ce  vieillard  avec  tout 
le  zèle  dont  j'étais  capable,  bien  persuadé  que  le  meilleur  moyen  d'a- 
méliorer les  mauvaises  positions  est  de  remplir  exactement  même  un 
devoir  pénible. 

Lord  J.  Kysington  était  à  mon  égard  de  la  plus  stricte  politesse.  Un 
salut  me  remerciait  de  chaque  soin  donné,  de  chaque  mouvement  qui 
lui  rendait  service.  Je  faisais  de  longues  lectures  que  personne  n'inter- 
rompait, ni  le  sombre  vieillard  que  j'endormais,  ni  la  jeune  femme 
qui  n'écoutait  pas,  pi  l'enfant  qui  tremblait  devant  son  oncle.  Je  n'avais 
jamais  rien  vu  d'aussi  triste,  et  pourtant,  mesdames,  vous  savez  que  la 
petite  maison  blanche  avait  depuis  long-temps  cessé  d'être  gaie;  mais 
le  silence  qui  vient  du  malheur  suppose  des  pensées  si  graves,  que  les 
paroles  sont  regardées  comme  insuôisantes  pour  les  rendre.  On  sent  la 
vie  de  l'ame  sous  l'immobilité  du  corps.  Dans  ma  nouvelle  demeure, 
c'était  le  silence  à  cause  du  vide. 

Un  jour,  tandis  que  lord  J.  Kysington  semblait  sommeiller,  que  lady 
Mary  était  penchée  sur  son  métier,  le  petit  Harry  monta  sur  mes  ge- 
noux, et,  nous  trouvant  dans  un  angle  éloigné  de  la  chambre,  il  me  fit 
tout  bas  quelques  questions  avec  la  naïve  curiosité  de  son  âge;  puis  à 
mon  tour,  ne  songeant  guère  à  ce  que  je  disais,  je  l'interrogeai  sur  sa 
famille. 

-r-  Avez-vous  des  frères  ou  des  sœurs?  lui  demandai-je. 

—  J'ai  une  petite  sœur  bien  jolie. 

—  Coniment  s'appelle-t-elle?  repris-je,  tandis  que  du  regard  je  par- 
courais un  feuilleton  de  journal. 

—  Elle  a  un  nom  charmant;  devinez-le,  monsieur  le  docteur. 

Je  ne  sais  à  quoi  je  pensai.  Dans  mon  village,  je  n'avais  entendu  que 
des  noms  de  paysannes,  qui  ne  pouvaient  s'appliquer  à  la  fille  de  lady 
Mary.  M"'''  Meredith  ét^it  la  seule  femme  du  monde  que  j'eusse  connue, 
et  l'enfant  répétant  :  a  Devinez,  devinez,  n  je  répondis  à  tout  hasard  : 

—  Eva,  peut-être? 

Nous  parlions  bien  bas;^mais,  au  moment  où  le  nom  d'Eva  s'échappa 
de  mes  lèvres,  lord  J.  Kysington  ouvrit  brusquement  les  yeux  et  se  sou- 
leva sur  son  séant;  lady  Mary  laissa  tomber  son  aiguille  et  se  tourna 
avec  vivacité  vers  moi.  Je  fus  confondu  de  reflet  que  je  venais  de  pro- 
duire; je  regardai  tour  à  tour  lord  J.  Kysin^n  et  lady  Mary  sans  osçr 


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un  REYUB  DBS  DIUX  MOIIDBS. 


dire  une  parole  de  plus;  quelques  minutes  se  passèrent,  lord  J.  Kysiog- 

ton  se  laissa  retomber  sur  le  dossier  de  son  fauteuil  et  ferma  les  yeux, 

lady  Mary  reprit  son  aiguille;  Harry  et  moi,  nous  cessâmes  de  parler. 

Je  réfléchis  long-temps  à  ce  bizarre  iiicident;  puis,  toutes  chosa 

< . .  étant  rentrées  dans  le  calme  accoutumé,  le  silence  et  rinunobilité  étant 

^  bien  rétablis  autour  de  moi,  je  me  leTai  doucement  et  cherchai  à  m'é- 

loignpr.  Lady  Mary  repoussa  son  métier,  passa  devaiit  moi  et  me  il 

y  signe  de  la  main  de  la  suivre.  Une  fois  entré  dans  le  salon ,  elle  ferma 

la  porte  ;  se  tenant  debout  en  face  de  moi,  la  tête  haute,  toute  sa  phy- 
sionomie prenant  Tair  impérieux,  qui  était  l'expression  la  plus  natureUe 

rt|  de  ses  traits  :  a  Monsieur  Barnabe,  me  dit-elle,  yeuillez  ne  jamais  pie- 

noncer  le  nom  qui  s'est  échappé  de  vos  lèvres  tout  à  l'heure;  c'est  m 
nom  que  lord  J.  Kysington  ne  doit  pas  entendre,  o  Elle  s'inclina  légè- 
rement, et  rentra  dans  le  cabinet  dont  elle  ferma  la  porte. 

Mille  pensées  m'assaillirent  à  la  fois;  cette  Eva  dont  il  ne  fallait  p» 
parler,  n'était-ce  pas  Eva  Meredith?  était-elle  la  belle-fille  de  brd 
J.  Kysington?  étais-je  donc  chez  le  père  de  William?  J*espérais,  je 
doutais,  car  enfin,  si  pour  moi  ce  nom  d'Eva  ne  désignait  qu'une  po^ 
sonne,  pour  tout  autre  il  n'était  qu'un  nom,  coounun  sans  doute,  es 
Angleterre,  à  bien  des  fenmies. 

Je  n'osais  questionner  :  autour  de  moi,  toutes  les  bouches  étaient  do» 
et  tous  les  cœurs  sans  expansion;  mais  la  pensée  que  j'étais  dans  l&à- 
mille  d'Eva  Meredith,  auprès  de  la  femme  qui  dépouillait  la  veute  et 
l'orphelin  de  l'héritage  paternel,  cette  pens^  devint  la  préoGeupate 
constante  de  mes  jours  et  de  mes  nuits.  Je  voyais  mille  fois  en  réfek 
retour  d'Eva  et  de  son  fils  dans  cette  demeure,  je  me  Toyais  demandât 
pour  eux  un  pardon  que  j'obtenais;  mais  je  levais  les  yeux,  et  la  froUe, 
l'impassible  figure  de  lord  J.  Kysington  glaçait  toutes  les  espéranctf 
de  mon  cœur.  Je  me  mis  à  examiner  ce  visage  conune  si  je  ne  l'aiais 
jamais  vu;  je  me  mis  à  épier  sur  ses  traits  quelques  mouvemens,  quel- 
ques Ugnes  qui  annonçassent  un  peu  de  sensibilité.  Je  cherchais  l'ame 
que  je  voulais  toucher.  HélasI  je  ne  la  trouvais  nulle  part.  Je  ne  peidii 
pas  courage;  ma  cause  était  si  belle!  Bah!  me  disais-je^  que  signifie 
l'expression  du  visage?  que  fait  l'enveloppe  extérieure  qui  firappe  ks 
yeux?  Le  coffre  le  plus  sombre  ne  peut-il  pas  renfermer  de  l'or?  faatd 
que  tout  ce  qui  est  en  nous  se  devine  au  premier  regard?  et  quiconque 
a  vécu  n'a-t-il  pas  appris  à  séparer  son  ame  et  sa  pensée  de  TexpressioB 
banale  de  sa'physionomie? 

Je  résolus  d'éclaircir  mes  doutes,  mais  quel  moyen  prendre?  Ques- 
tionner lady  Mary  ou  lord  J.  Kysington  était  chose  impossible;  faire 
parler  les  domestiques?  ils  étaient  Français  et  nouvellement  entr^  daos 
cette  maison.  Un  valet  de  chambre  anglais,  seul  serviteur  qui  eût  sui^ 
son  maître,  venait  d'être  envoyé  à  Londres  avec  une  mission  de  con- 


f. 


LE  ROMAN  DANS  LB  HONDB.  iiiS 

fiance.  Ce  fut  vers  lord  X.  Kysington  que  je  dirigeai  mes  inTestigations. 
Par  lui  je  saurais,  et  de  lui  j'obtiendrais  la  grâce.  La  sévère  expression  de 
son  visage  cessa  de  m'efljrayer.  Je  me  dis  :  a  Quand  dans  la  forêt  on  ren* 
contre  un  arbre  mort  en  apparence,  on  fait  une  entaille  à  Tarbre  pour 
savoir  si  la  sève  n'est  pas  vivante  encore  sous  Técorce  morte;  de  même 
je  frapperai  au  cœur,  et  je  verrai  si  la  vie  ne  se  cache  pas  quelque 
part.  D  J'attendis  l'occasion. 

Attendre  avec  impatience,  c'est  faire  venir  ce  que  Ton  attend.  Au  lien 
de  dépendre  des  circonstances,  on  soumet  les  circonstances. 

Une  nuit,  lord  J.  Kysington  me  fit  appeler;  il  souffrait.  Après  Im 
avoir  donné  les  soins  nécessaires,  je  restai  seul  près  de  lui  pour  voir  les 
résultats  de  mes  prescriptions.  La  chambre  était  sombre;  une  bougie 
àDumée  laissait  distinguer  les  objets,  mais  sans  les  éclairer.  La  noble 
et  pâle  figure  de  lord  J.  Kysington  était  renversée  sur  son  oreiller. 
Ses  yeux  étaient  fermés.  C'était  son  habitude  quand  il  se  préparait  à 
douffrir,  comme  s'il  eût  voulu  se  concentrer  en  lui  -  même  pour  ne 
rien  pCTdre  de  sa  force  morale;  il  ne  se  plaignait  jamais;  il  restait 
étendu  dans  son  lit,  droit  et  immobile  comme  la  statue  d'un  roi  sur 
son  tontbeau.  En  général,  il  se  faisait  faire  une  lecture,  espérant  soit 
que  la  pensée  du  Uvre  s'emparerait  de  son  esprit,  soit  que  le  son  mo^ 
notone  d'une  voix  ferait  venir  le  sommeil. 

Cette  nuit-là,  il  me  fit  signe  de  sa  main  osseuse  de  prendre  un  livre 
et  de  conmiencer  à  lire;  mais  je  cherchai  vainement,  livres  et  jour- 
naux aTaient  été  descendus  au  salon;  toutes  les  portes  étaient  fermées, 
et,  à  nioins  de  sonner  et  de  répandre  l'alarme  dans  la  maison,  je  ne 
pouvais  me  procurer  un  livre.  Lord  J.  Kysington  fit  un  signe  d'impa- 
tience, pais  de  résignation,  et  me  montra  une  chaise  pour  que  je  re- 
TÎnsse  m'asseoir  auprès  de  lui.  Nous  restâmes  long-temps  ainsi  sans 
liarler,  [uresque  dans  l'obscurité,  Thorloge  seule  rompant  le  silence  par 
lé  brnit  régulier  du  balancier.  Le  sommeil  ne  venait  pas.  Tout  i  coup 
lord  J.  Kysington  ouvrit  les  yeux,  et,  les  tournant  Tors  moi  : 

--* Pariez,  me  dit-il,  racontez  quelque  chose,  ce  que  vous  voudrez. 

Ses  yen  se  refermèrent,  et  il  attendit. 

—  Mon  cœur  battit  avec  feroe.  Le  moment  était  venu. 

-p«-  MJtord,  lui  dis^,  j^  bien  peur  de  ne  rien  savoir  qui  puisse  inté- 
resser votre  seigneurie.  Je  ne  pids  parier  que  de  moi,  des  événement 
dé  ma  vie,  et  il  vous  faudrait  Tlûstoure  de  quelques  grands  hommes  de 
ee  monde  pour  fixer  votre  attention.  Que  peut  raconter  un  paysan  qui 
a  vécu  content  (!te  peu,  dans  l'obscurité  et  le  repos?...  Je  n'ai  guère 
quitté  mon  village,  milord.  Cest  un  joli  hameau  dans  la  montagne;  en 
n'y  serait  pas  né  qu'on  le  choisirait  pour  y  vivre.  •—  Non  loin  de  mon 
village,  il  y  a  une  maison  de  campagne  où  j'ai  vu  des  gens  riches  qui 
auraient  pu  partir  et  qui  restaient^  parce  que  les  iMîs  sont  épais,  les 


n 


1116  REVUB  DBS  DEUX  MONDES. 


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4 


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sentiers  fleuris,  les  ruisseaux  bien  clairs  et  courant  yite  sur  les  rochers. 
Hélas!  ils  étaient  deux  dans  cette  maison , ...  et  bientôt  une  pauvre  femme 
y  resta  seule  jusqu'à  la  naissance  de  son  fils...  Milord,  cettp  tenune  est 
une  de  vos  compatriotes,  une  Anglaise,  belle  comme  on  ne  Test  pas 
souvent  ni  en  Angleterre  ni  en  France,  bonne  comme  il  n'y  a  que  les 
anges  dans  le  ciel  qui  puissent  avoir  cette  bonté-là!...  Elle  venait  d'a- 
voir dix-huit  ans  quand  je  Tai  laissée  sans  père,  sans  mère,  et  déjà 

'^  veuve  d'un  mari  adoré;  elle  est  faible,  délicate,  presque  malade,  et 

:i  cependant  il  faut  bien  qu'elle  vive;  qu'est-ce  qui  protégerait  ce  petit 

..|  enfant?... 

^  Oh  !  milord ,  il  y  a  des  gens  bien  malheureux  dans  ce  monde  !  Être 

malheureux  au  milieu  de  sa  vie  ou  quand  la  vieillesse  est  venue,  c'est 
triste  sans  doute,  toutefois  on  a  quelques  bons  souvenirs  qui  vous  font 
dire  qu'on  a  eu  sa  pari,  son  temps,  son  bonheur;  mais,  quand  on  pleure 
avant  dixrhuit  ans,  c'est  bien  plus  triste  encore,  car  enfin  rien  ne  res- 
suscite les  morts,  on  le  sait,  et  il  ne  reste  qu'à  pleurer  toute  sa  vie.  La 
pauvre  enfant!....  On  voit  un  mendiant  sur  le  bord  d'une  route,  c'est 
du  froid,  c'est  de  la  faim  qu'il  souffire  :  on  lui  fait  l'aumône  et  on  le  re^ 
garde  sans  chagrin,  parce  qu'il  peut  être  secouru;  mais  cette  malheu- 
reuse femme  dont  le  cœur  est  brisé,  le  seul  secours  à  lui  donner  serait 
de  l'aimer....  et  personne  n'est  près  d'elle  pour  lui  faire  cette  au- 
mône-là ! 

Ah!  milord,  si  vous  saviez  quel  beau  jeune  homme  elle  avait  pour 
mari!...  Vingt-trois  ans  à  peine,  une  noble  figure,  un  front  haut... 
comme  le  vôtre ,  intelligent  et  fier,  des  yeux  d'un  bleu  foncé ,  un  peu 
rêveurs,  un  peu  tristes,  j'ai  su  pourquoi...  C'est  qu'il  aimait  son  pàn,, 
son  pays ,  et  qu'il  devait  rester  exilé  loin  d'eux!  Son  sourire  était  plein 
de  bonté...  Ah!  comme  il  aurait  souri  à  son  petit  enfant,  s'il  avait  asseï 
vécu  pour  le  voir!  D  l'aimait  même  avant  qu'U  fût  né;  il  prenait  plaisir  à 
regarder  le  berceau  qui  attendait.  Pauvre,  pauvre  jeune  homme!...  je 
l'ai  vu  par  une  nuit  d'orage,  dans  une  forêt  obscure,  étendu  sur  la  terre 
mouillée,  sans  mouvement,  sans  vie,  ses  vêtemens  couverts  de  boue, 
son  front  brisé  par  une  affreuse  blessure,  d'où  le  sang  s'échappait  en^ 
core  par  torrens.  J'ai  vu...  hélas!  j'ai  vu  William... 

—  Vous  avez  été  iémoin  de  la  mort  de  mon  fils!  s'écria  lord  J.  Ky- 
singtoD,  se  levant  comme  un  spectre  au  mUieu  des  oreillers  qui  le 
soutenaient,  et  fixant  sur  moi  des  yeux  si  grands,  »  perçans,  que  je 
reculai  effrayé;  mais,  malgré  l'obscurité  de  la  chambre,  je  crus  aper- 
cevoir une  larme  mouiller  le  bord  des  paupières  du  vieillard* 

—  Milord,  répondis-je>  j'ai  vu  mourir  votre  fils,  et  j'ai  vu  naître  son 
enfant! 

Il  y  eut  un  instant  de  silence. 

Lord  J.  Kysington  me  regardait  fixement;  enfin  il  fit  un  mouvement. 


LB  ROMAN  DANS  U  MONDE.  ili7 

sa  main  tremblante  chercha  ma  main,  la  serra ,  puis  ses  doigts  s'en- 
tr'ouvrirent.  et  il  retomba  sur  ses  oreUlers. 

— Assez  ;  assez,  monsieur!  je  souffre,  j'ai  besoin  de  repos.  Laissez- 
moi  seul. 
Je  m'inclinai  et  m'éloignai. 

Ayant  que  j'eusse  quitté  la  chambre,  lord  J.  Kysington  avait  repris 
sa  position  habituelle,  son  sUence  et  son  immobilité. 

Je  ne  tous  dirai  pas,  mesdames,  mes  nombreuses  et  respectueuses 
tentatives  auprès  de  lord  J.  Kysington,  les  indécisions,  les  anxiétés  ca- 
chées de  celui-ci ,  et  comment  enfin  son  amour  paternel ,  réveillé  par 
les  détails  de  l'horrible  catastrophe^  comment  l'orgueil  de  sa  race,  ra- 
nimé par  l'espoir  de  laisser  un  héritier  de  son  nom ,  finirent  par  triom- 
pher d'un  amer  ressentiment.  Trois  mois  après  la  scène  que  je  viens  de 
raconter,  j'étais  sur  le  seuil  de  la  maison  de  Montpellier  à  attendre  Eva 
Meredith  et  son  fils,  rappelés  dans  leur  famille  pour  y  reprendre  tous 
leurs  droits.  Ce  fut  un  beau  jour  pour  moi. 

Lady  Mary,  qui,  en  femme  maîtresse  d'elle-même,  avait  dissimulé  sa 
joie  lorsque  des  dissensions  de  famille  avaient  fait  de  son  fils  le  futur 
héritier  de  son  frère,  dissimula  mieux  encore  ses  regrets  et  ça  colère 
quand  Eva  Meredith ,  ou  plutôt  Eva  Kysington ,  se  réconcilia  avec  sott 
beau-père.  Le  front  de  marbre  de  lady  Mary  resta  impassible;  mais  que 
de  mauvaises  passions  devaient  gonfler  son  cœur  sous  ce  calme  apparent! 
J'étais  donc  sur  le  seuil  de  la  porte  quand  la  voiture  d'Eva  Meredith 
(je  continuerai  à  lui  donner  ce  nom)  entra  dans  la  cour  de  l'hôtel.  Eva 
me  tendit  vivement  la  main,  a  Merci,  merci,  mon  ami!  »  murmura- 
t-elle.  Elle  essuya  les  larmes  qui  tremblaient  dans  ses  yeux,  et,  pre- 
nant par  la  main  son  enfant,  un  enfant  de  trois  ans,  beau  comme  un 
ange,  elle  entra  dans  sa  nouvelle  demeure,  a  J'ai  peur,  d  me  dit-elle. 
Cétait  toujours  cette  faible  femme,  brisée  par  le  malheur,  pftle,  triste 
et  belle,  qui  ne  croyait  guère  aux  espérances  de  la  terre,  et  qui  n'avait 
de  certitude  que  pour  les  choses  du  ciel.  Je  marchais  à  côté  d'elle,  et 
tandis  que,  toujours  en  deuil,  elle  montait  les  premières  marches  de 
l'escalier,  sa  douce  figure  mouiUée  de  larmes,  sa  taille  mmce  et  faible 
penchée  vers  la  rampe,  son  bras  tendu  attirant  à  elle  l'enfant  qui  mar- 
chait plus  lentement  qu'elle  encore,  lady  Mary  et  son  fils  parurent  sur 
le  haut  de  l'escalier.  Lady  Mary  portait  une  robe  de  velours  brun ,  de 
beaux  bracelets  entouraient  ses  bras;  une  légère  chaîne  d'or  ceignait 
son  firent,  digne  en  effet  d'un  diadème.  Elle  marchait  d'un  pas  assuré^ 
la  tète  haute,  le  regard  plein  de  fierté.  Ce  fbt  amsi  que  ces  deux  mères 
se  virent  pour  la  première  fois. 

—  Soyez  la  bienvenue,  madame,  dit  lady  Mary  en  saluant  Eva  Mere- 
dith. 

Eva  essaya  de  sonrire  et  répondit  quelques  paroles  affectueuses. 


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1118  'nruB  ms  mn  ■ondes. 

Comment  aurait-elle  deviné  la  haine,  elle  qui  ne  savait  qn'aimei?  Nous 
S 1  nous  dirigeâmes  vers  le  cabinet  de  lord  X.  Kysington.  M""  Heredith,  se 

^1  soutenant  à  peine,  entra  la  première,  flt  quelques  pas,  et  s'agenouilla 

rt|  près  du  fauteuil  de  son  beau-père.  E^e  prit  son  enfant  dans  ses  deux 

bras,  et ,  le  mettant  sur  les  genoux  de  lord  J.  Kysington  : 
— Toilà  son  fils  !  s'écria-t-elle. 
Puis  la  pauvre  femme  pleura  et  se  tut. 

Lord  X.  Kysington  regarda  long-temps  Fenfant.  A  mesure  qu'il  re- 
connaissait les  traits  du  fils  qu'il  avait  perdu,  son  regard  devenait  hu- 
mide et  affectueux.  Un  moment  arriva  où ,  oubliant  son  âge,  l|i  marche 
du  temps,  les  malheurs  éprouvés,  il  se  crut  revenu  aux  jours  heureux 
où  il  serrait  son  fils  encore  enCeuit  sur  son  coeur. 

—  WOliamt  Williaml  murmura-t-il;  ma fillel  sù0uta-t41  en  lendMil 

.  h  main  à  Eva  Meredith. 

1  Mes  yeux  se  remplirent  de  larmes.  Eva  avait  une  famille,  mi  pro- 

tecteur, une  fortune;  j'étais  heurem:,  et  c'est  peut-être  pourquoi  je 
(deurais! 

L'enfant,  paisiblement  resté  sur  les  genoux  de  son  gnnd-père,  n'a- 
vait témoigné  ni  plaisir  ni  crainte. 
'  — Yeux-tu  m'aimer?  hu  dit  le  vieillard. 

L'enftmt  leva  la  tète,  mais  ne  réfiondit  pas« 

—  irent6nds4u?  je  serai  ton  pare. 

—  Je  serai  ton  pèrel  répéta  doucement  Tenfant. 
**-  Exciisez4e,  dit  sa  mère,  il  a  toiqoiu^  été  seul^  U  est  bien  pdit 

eooore,  tout  oe  monde  l'intimide;  plus  tard,  milord,  il  oomprendra 
raieex  vos  douces  puroles. 

Hais  je  regardais  i'enlant,  je  l'examinais  en  silence,  je  me  rappelais 
mes  siidstres  craintes.  HélasI  œs  craintes  se  changèrent  en  certitude 
rfaorribiâ  saisissement  éfurouvé  par  £w  Meredith  pendant  sa  grossesse 
amit  eu  des  suites  funestes  peur  son  enfant,  et  une  mère  aeule,  dans 
*  jeiînëBse,  son  àmow  et  son  inexpérience,  avait  pu  si  long-teoips 
igaeréhr-son  maBlettr. 
En  même  temfie.qaemcH^  comme  moi,  lady  Mary  regardait  TenfiniL 
Je  n'oubUçrai  de  ma  vie  l'expressian  de  sa  physionomie  :  elle  était 
debout,  son  regard  perçant  était  arrêté  sur  le  patit  William  et  semblait 
pénétrer  jusqu'au  œur  de  l'enfant.  A  nœsure  qu'die  regardait,  sai 
yeux  dardaient  des  éclairs,  sa  bouche  s'^itr'euvralt  immwi  pov  soa- 
rire,  sa  respiration  était  courte  et  oppressée,  comma  tenque  TQa.aM«iMl 
une  grande  joie.  ËUa  iK«affdait^  iH9gsird«t4o  IL  T  «wt  «TO.tM  vînge 
espoir,  doute,  attente...  Enfin  sa  haina  fut  clrârEveysnte,  un  cri  de 
faiomphe  intérieur  s'échappa  de  son  cœur,  mais  ne  dépassa  pas  ses 
lèvres.  Elle  se  redressa,  laissa  tomber  un  regard  de  dédain  sur  Eva, 
son  ennemi  vaincne»  U  ^redevint  impassS)le. 


Lord  J.  Kysington)  fatigué  des  émotions  de  la  journée,  nousirewoya 
de  son  cabinet.  Il  resta  seul  toute  la  soirée. 

Le  lendemaia,  après  une. nuit  agitée,  quand  je  descendis  choz  lord 
J.  Kysington,  toute. sa  famille  était  d^ià  réunie  autour  de  lui;  lady 
Jiary  tenait  le  j^tit  William isur  sas  genoux  :  c'était  le, tigre  qui > tenait 
saproie^ 

—  Lebel  enfant,  disait^Ue,  regardez,, mUord,  ces  soyeux  cheveux 
blonds I  comme  le  soleU  lesrend  brillansl...  Mais,  ehère  E^a,  est-ce 
que  votre  fils  est  toujours  aussi  taciturne?  11  n'apas  le.mou¥eme&t,  la 
gaieté  de  son  âge. 

—  n  est  toujours  triste,  répondit  Jt"*  Mereditb.  Hélas  I  près  de  moi , 
il  ne  pouvait  apprendre  à  rire  I 

—  Nous  tâcherons  de  Famuser,  de  l'égayer,  reprit  lady  Mary.  Allons, 
dier  enfant,«embFas8e  ton  gcand-pèrel  tends-lui  les  bras  et  dis^lui  que 
tu  Taimes. 

William  ne  bougea  pas. 

—  Ne  sais^tu/pas  QommentoB  embrasse?  Hanry,nKtti  ami,  enibras- 
sez  votre  oncle,teidûniiezim  boa  exemple  à  votce  cousin. 

Harry  s'élanja  sur  les  genoux  de  krdJ.  Kysington,  lui  passa  les  deux 
bras  autour  du  cou,  et  dit: 
— '  Je  vous  aime,  mon  oncle  I 

—  Â  votre  tour,<mQn.cher  WilUan),  reprit  lâdy Mary. 

William  resta  immobile  sanamênoie  le^r  les  yeux  nrers.ft)n.gtaad- 
père. 
Ujie  larme  rouk  sur  lesjouesd'iSva  Mereditb. 

—  Cest  ma  faute,.  difUelle,  j!ai  maliétové  mon  enfuitl 

Et  ayant  pris  WiUiafli  sur  ses  geaoux^.lesipleurs  qui  s^étaient  échap- 
pés de  ses  yeux  tombèrent  surje  bout  deisouifils^ilneilesjentit  pas  et 
s'endormit  sur  le  cœur<i|H>i'^^<d^  ^  imène. 

«-Tâchez,  dit  lordJ.Kysingfam  À. sa  J)eUe-jQilte,  que  William  de- 
vienne moins  sauvage. 

—  Je  tâcherai,  répooâit^Svaavecoe  ton.  d'enfant  soumis  queje  ku 
connaissais  depuis  loiig4smps»  je  itftcherai ,  et  ijautrètre  réusairaL-je,  si 
lady  Mary  veut  avec  bonté  me  dire  ce  qu'elle  a  fait  pwc.  xendre  son  flls 
si  heureux  et  si,  gai. 

Puis  la  mère  désolée i^egardaJ^ry,  quijwaît.pràs  du  fauteuil  de 
lord  J.  Kysington,  et  son. rcigard  retomba  sur  son  pauvre  .enfant  en- 
dormi. 

— 11  a  souffert  même  avant  de  naître,  murmura-t-elle;  nous  avons 
tous  deux  été  bien  malheureux^  mais  je  vais  essayer  de  ne, plus  pleurer 
pour  que  William  soit  gai  comme  les  autres  enlàns. 

Deux  jours  s'écoulèrent,  deux  jours  pénibles,  pleins  de. troubles  ca- 
chés^ pleins  d'une  morne  inquiétude.  Le  front  de  lord  J.  Kysington  et  ait 


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liM  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

soucieux,  son  regard  par  momens  m'interrogeait.  Je  détournais  les 
yeux  pour  éviter  de  répondre. 

Le  matin  du  troisième  jour,  lady  Mary  entra  avec  des  jouets  de  toute 
sorte  qu'elle  apportait  aux  deux  enfans.  Harry  s'empara  d'un  sabre  et 
courut  par  la  chambre  en  poussant  mille  cris  de  joie.  William  resta 
immobile,  tenant  dans  ses  petites  mains  les  jouets  qu'on  lui  donnait, 
mais  il  n'essaya  pas  d'en  faire  usage;  il  ne  les  regarda  même  pas. 

—  Tenez,  milord,  dit  lady  Mary  à  son  frère,  prenez  ce  livre  de  gra- 
vures et  donnez-le  à  votre  petit-fiis,  peut-être  son  attention  sera-t-elle 
éveillée  par  les  peintures  qui  s'y  trouvent. 

Puis  elle  conduisit  William  auprès  de  lord  J.  Kysin^n.  L'enfant  se 
laissa  faire,  marcha,  s'arrêta,  et  resta  comme  une  statue  là  où  on  le 
plaça. 

Lord  i.  Kysington  ouvrit  le  livre.  Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  le 
I  groupe  que  formaient  en  ce  moment  le  vieillard  et  son  petit-flls.  Lord 

J.  Kysington  était  sombre,  silencieux,  sévère;  il  tourna  lentement  plu- 
sieurs pages,  s'arrêtant  à  chaque  image,  et  regardant  William,  dont  les 
yeux  fixes  ne  s'étaient  pas  même  dirigés  vers  le  livre.  Lord  J.  Ky- 
sington tourna  encore  quelques  feuillets,  puis  sa  main  devint  immo- 
bile, le  livre  glissa  de  ses  genoux  à  terre,  et  un  morne  silence  régna 
dans  la  chambre. 

Lady  Mary  s'approcha  de  moi,  se  pencha  comme  pour  me  parler  à 
l'oreille,  mais  d'une  voix  assez  haute  pour  être  entendue  de  tous  : 

—  Mais  cet  enfant  est  idiot  I  docteur,  me  dit-elle. 
Un  cri  lui  répondit.  Eva  se  leva  comme  si  la  foudre  l'eût  atteinte,  et 

saisissant  son  fils  qu'elle  serrait  convulsivement  sur  sa  poitrine  : 

—  Idiot  I  s'écria*t-elle,  tandis  que  son  regard  indigné  brillait  pour  la 
première  fois  du  plus  vif  éclat;  idiot  I  répéta-t-elle,  parce  qu'il  a  été 
malheureux  toute  sa  vie,  parce  qu'il  n'a  vu  que  des  larmes  depuis  que 
ses  yeux  sont  ouverts  1  parce  qu'il  ne  sait  pas  jouer  comme  votre  flls, 
qui  a  toujours  eu  de  la  joie  autour  de  lui!  Ah I  madame,  vous  insultez 
le  malheur  1  Viens,  viens,  mon  enfant  1  s'écria  Eva  tout  en  larmes.  Viens, 
éloignons-nous  de  ces  cœurs  sans  pitié,  qui  n'ont  que  des  paroles  dures 
pour  notre  infortune  I 

Et  la  malheureuse  mère,  emportant  son  enfant>  monta  rapidemen  t 
dans  sa  chambre.  Je  la  suivis.  Elle  posa  William  à  terre,  et  s*agenouil- 
lant  devant  ce  petit  enfant  :  —  Mon  fils  !  mon  fils!  s'écria-t-elle. 

William  s'avança  vers  elle  et  vint  appuyer  sa  tête  sur  l'épaule  de  sa 
mère. 

—  Docteur,  s*écria-t-elle,  il  m'aime,  vous  le  voyez  1  il  vient  à  moi 
quand  je  l'appelle;  il  m'embrasse  I  Ses  caresses  ont  suffi  à  ma  tranquil- 
lite,  à  mon  triste  bonheur!  1ifon  Dieu,  ce  n'était  donc  pas  assez!  Mon 
fils,  parle-moi,  rassure -moi!  trouve  un  mot  consolant,  un  seul  mot  à 


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LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1421 

dire  à  ta  mère  au  désespoir  !  Jusqu'à  présent,  je  ne  f  ai  demandé  que 
de  me  rendre  les  traits  do  Ion  père  et  de  me  laisser  du  silence  pour 
que  je  puisse  pleurer  sans  contrainte.  Aujourd'hui,  William,  il  me  faut 
des  paroles  de  toi  !  Ne  vois-tu  pas  mes  larmes,  ma  terreur?  Cher  enfant, 
toi  si  beau,  si  pareil  à  ton  père,  parle,  parle-moi! 

Hélas  I  hélas  !  Tenfant  resta  sans  mouvement,  sans  efihroi,  sans  intel- 
ligence; un  sourire  seulement,  un  sourire  horrible  à  voir  effleura  ses 
lèvres.  Eva  cacha  sa  figure  dans  ses  deux  mains,  et  resta  à  genoux  sur 
la  terre.  J'entendis  long-temps  le  bruit  de  ^s  sanglots. 

Alors  je  demandai  au  ciel  de  m'inspirer  des  pensées  consolantes  qui 
pussent  apporter  à  cette  pauvre  mère  une  lueur  d'espoir.  Je  lui  parlai 
de  l'avenir,  de  guérison  à  attendre,  de  changement  possible,  probable; 
mais  l'espérance  ne  se  prête  guère  au  mensonge.  Là  où  elle  n'existe 
pas,  elle  ne  se  laisse  pas  entrevou*.  Un  coup  terrible,  un  coup  mortel 
avait  été  porté,  et  Eva  Meredith  venait  de  comprendre  toute  la  vérité. 

A  dater  de  ce  jour,  un  seul  enfant  descendit  chaque  matin  dans  le 
cabinet  de  lord  J.  Kysington.  Deux  femmes  y  venaient,  mais  une  seule 
semblait  vivre,  l'autre  se  taisait  comme  ceux  qui  sont  morts;  l'une 
disait  :  Mon  fils,  l'autre  ne  parlait  jamais  de  son  enfant;  l'une  portait  le 
front  haut,  l'autre  avait  la  tête  inclinée  sur  sa  poitrine  pour  mieux  ca- 
cher ses  larmes;  l'une  était  belle  et  brillante,  l'autre  était  pâle  et  vêtue 
de  noir.  La  lutte  était  finie.  Lady  Mary  triomphait. 

On  laissait  Harry  jouer  sous  les  yeux  d'Eva  Meredith;  c'était  cruel.  ^ 
Sans  prendre  souci  des  angoisses  de  cette  femme,  on  amenait  Harry  ré- 
péter des  leçons  en  présence  de  son  oncje;  on  vantait  ses  progrès.  La 
mère  ambitieuse  calculait  toutes  choses  pour  consolider  le  succès,  et, 
tandis  qu'elle  avait  de  douces  paroles,  de  feintes  consolations  pour  Eva 
Meredith,  elle  lui  torturait  le  cœur  à  chaque  instant  du  jour.  Lord  J.  Ky- 
sington, frappé  dans  ses  plu»  chères  espérances,  avait  repris  la  froide 
impassibiUté  qui  m'avait  tant  effrayé.  Maintenant  c'était,  je  le  voyais,  le 
dernier  mot  de  son  caractère,  c'était  la  pierre  qui  scelle  un  tombeau. 
Strictement  poli  envers  sa  belle-fille,  il  n'avait  pour  elle  nulle  parole 
d'atfection;  la  fille  du  planteur  américain  ne  pouvait  trouver  de  place 
dans  son  cœur  que  comme  mère  de  son  petit-fils.  Cet  enfant,  il  le  re- 
gardait comme  n'existant  pas.  Lord  J.  Kysington  fut  plus  que  jamais 
sombre,  taciturne,  regrettant  peut-être  d'avoir  cédé  à  mes  instances, 
et  d'avoir  donné  à  sa  vieillesse  une  émotion  pénible  et  désormais 
inutile. 

Un  an  s'écoula,  puis  un  triste  jour  vint  où  lord  J.  Kysington  fit  ap- 
peler Eva  Meredith,  et  lui  faisant  signe  de  s'asseoir  près  de  son  fauteuil  : 

—  Écoutez-moi,  madame,  dit-il,  écoutez-moi  avec  courage.  Je  veux 
agir  loyalement  envers  vous  et  ne  vous  rien  cacher;  je  suis  vieux  et 
malade,  il  faut  m'occuper  de  mes  affaires.  Elles  sont  tristes  et  pour 


4 


î      tl 


iitt  RBVDX  DBS  MVX  MMBBi. 

VOUS  etpoiir  moi;  j6  ne  yous  parlerai  pas  de  mon  aressenfiment  lon^a 
mariage  de  mon  fils.  Votre  malheur  m'a  désarmé,  je  yausai  appdée 

l^  vers  moi,  etj'ai  désiré  voir  et  aimer  dans  voke  file  WiUîam  ThMlNr 

de  ma  fortime,  le  jeune  homme  sur  lequel  m  basaient  tous  mes  rAvs 

%à^  d'avenir  et  d'ambition. 

Hélatft  madame,  la  destinée  fut  cruelle  envers  ;nou8l  La  venin  et 

le  fils  de  mon  «fils  auront  tout  ce  qui  peut  assurer  use  eaûstence  booD- 

i  rable;  mais,  maître  d'une  fortune  que  moi  seul  ai  acquise,  j'adopte 

mon  neveu,  et  c'est  lui  que  je  regarderai  désormais  comme  mon  uBîqie 
héritier,  le  retourne  à  Londres  pour  surveiller  mes  afEeûres;  euiveMBoi, 
mada^le,  ma  maison  est  la  vôtre,  je  vous  y  verrai  avec  plaisir. 

Eva  (elle  me  l'a  dit  depuis)  sentit  en  elle,  pour  la  premièxe  fois,  le 
courage  remplacer  l'abattement.  Elle  eut  la  force  que  donne  une  utibk 
fierté  :  elle  releva  la  tète,  et,  si -son  front  n'avait  pas  l'ovgoeîl  de  celai 
de  lady  Mary,  il  avait  du  moins  la  dignitédu  malheur. 

—  Partez,  milord,  réponditr^lle,  partez,  je  ne  vous  suivrai  pas.  Je 
n'irai  pas  ètare<témmn  de  la  déchéance  de  mon  filsl  Vous  vous  êleslwp 
hâté,  mUord,  de  condamner  pour  toujours  I  Que  sait-on  de  l'avenirt 
vous  avez  bien  vite:  désespéré  de  la  taiisérioorde  de  Ueu  I 

^^  L'avenir I  neprit  lord  i.  Kysington,  à.mon  fige,  U  est  tout  eniiff 
dans  le  jour  qui  s'éeoule.  Si  je  veux  agir»  illaut  que  j'agisse  le  maiîs 
sans  même  attendre  le  soir. 

—  Faites  donc  comme  vous  l'entendes,  répondit  .Eve.  Je  retoome 
dans  la  demeure  où  j'ai  été  heureuse  près  de  mon  mari,  j'y  vetoimie 
avec  votre  petit-fils,  lord  William  Kysington;  ce  nsm,  son  seul  faéri* 
tage,  il  le  garde,  etle  monde  dût-il  ne  connaître  ce  nomi  qu'en  le  Usast 
sur  son  tombeau,  votre  nom,  milord,  est  le  nom  de  mon  fila  ! 

Huit  jours  aprôs,.Eva  Meredith  descendait  le  grandesealier  de  rbAW, 
tenant  encore,  comme  lorsqu'elle  entra  dans  cette  fatale, naaiaon,  soa 
fils  par  la  main.  Lady  Many  était  un  ;peu  en  arrièce  d'elle,  quebiiMi 
marches  plus  haut  qu'elle;  de  nembreux  domestiques,  tristenient  sikih 
cieux,  regardaient  et  regrettaient  la  douce  maîtresse  ebascée  duWt 
paternel. 

En  quittant  cette  demeure,  Eva  Meredith  quittait  les  seuls  èts» 
qu'elle  connût  sur  la  terre,' les  seuls  dont  elle  eût  le  droit  de  rédamar 
la  pitié;  le  monde  s'ouvrait  devant  ellOi  immense  et  vide  :  c'était  Agir 
partant  pour  le  désert. 

— ^ C'est  horrible,  docteur!  s'écrièrent  les  auditeurs  du  médecin da 
village;  y  a-t-il  des  vies  si  complètement  malheureuses?  Quoi  I  veas 
avez  vu  vous-même? 

—  J'ai  vu,  mais  je  ne  vous  ai  pas  encore  tout  dit,  répondiile  docteur 
Barnabe.  Laissez-moi  achever. 

Peu  de  temps  après  le  départ  d'fiva  Meredith,  loid  J.  Kynngten  se 


LB  MMKAlf  lamS  Ll  MOHDE.  IISI 

mit  en  route  pour  Londres.  Me  trouyant  libre,  je  renonçai  à  tout  nou* 
veau  désir  de  m'instruire  :  j'avais  assez  de  science  pour  mon  village, 
j'y  revins  en  toute  bâte. 

Nous  voilà  donc  encore  dans  cette  petite  maison  blancbe,  réunis 
comme  avant  cette  absence  de  deux  années;  mais  que  le  temps  qui  ve- 
nait de  s'écouler  avait  aitgmenté  la  grandeur  du  malbeur  I  Nul  n'osait 
parler  de  l'avenir,  ce  moment  inconnu  dont  nous  avons  tous  tant  be- 
soin, et  sans  lequel  le  jour  présent  passe,  s'il  est  heureux,  en  ne  don- 
nant qu'un  boiûieur  trop  faible,  s'Û  est  triste,  en  laissant  le  malheur 
trop  grand. 

Jamais  je  ne  vis  une  douleur  plus  noble,  dans  sa  âmpUcité,  plus 
calme  dans  sa  force  que  celle  d'Eva  Heredith.  Elle  priait  encore  le  Ûen 
qui  la  fraH^ait.  Dieu  pour  elle,  c'était  celui  qui  peut  l'impossible,  celui 
près  duquel  on  recommence  l'eqpérance,  quand  les  espérances  de  la 
terre  sont  éteintes.  Son  regard,  ce  regard  plein  de  foi,  qui  m'avait  déjà 
si  vivement  bappé,  s'arrâtait  sur  le  front  de  son  enfant  comme  pour  y 
attradre  la  venue  de  l'âme  qu'elle  appelait  par  ses  prières.  Je  ne  sau- 
rais vous  peindre  la  courageuse  patience  de  cette  mère  parlant  à  son 
fils,  qui  écoutait  sans  compraidre.  Je  ne  saurais  vous  dire  tous  les  taré- 
lors  d'amour,  de  pensées,  de  récits  ingénieux  qu'elle  jeta  à  cette  intel- 
ligence fermée,  qui  répétait,  comme  un  écho,  les  derniers  mots  du 
doux  langage  qu'<Ni  lui  parlait;  elle  lui  expliquait  le  ciel,  Dieu,  les  anges; 
cherchant  à  le  faire  furier,  elle  joignait  ses  mains,  mais  elle  ne  pouvait 
lui  faire  lever  les  ymx  vers  le  ciel. 

Elle  essaya,  sous  toutes  les  formes  possibles,  les  premières  leçons  de 
l'enfance;  elle  lisait  à  son  fils,  lui  parlait,  occupait  ses  yeux  par  des 
images;  elle  demandait  à  la  musique  d'autres  sons  que  les  paroles. 

Un  jour  même,  se  faisant  un  horrible  effort,  elle  racontai  William 
la  mort  de  son  père;  elle  espérait,  attendait  une  larme.  Ce  matin-là, 
son  enfant  s*endormit  pendant  qu'elle  lui  parlait  encore;  des  larmes 
furent  versées,  mais  ce  fut  des  yeux  d'Eva  Heredith  qu'elles  tombèrent. 

Elle  s'épuisa  ainsi  en  vains  efforts,  en  lutte  persévérante;  elle  tra^ 
vaillait  pour  pouvoir  continuer  à  espérer;  mais  aux  yeux  de  William 
les  images  n'étaient  que  des  couleurs;  à  ses  oreilles,  les  paroles  n'étaient 
que  du  bruit.  Cet  enfant  cependant  grandissait  et  devenait  d'une  beauté 
merveilleuse.  Si  on  ne  l'eût  vu  qu'un  instant,  on  aurait  appelé  du  calme 
l'immobilité  de  sa  physionomie;  mais  ce  calme  prolongé,  continu,  cette 
absence  de  tout  chagrin,  de  toutes  larmes,  avait  sur  nous  un  étrange 
et  triste  effet.  Ah  !  il  faut  que  souffrir  soit  bien  inhérent  à  notre  nature, 
puisque  l'étemel  sourire  de  William  faisait  dire  à  tout  le  monde  :  «  Le 
pauvre  idiot  1  »  Les  mères  ne  savent  pas  le  bonheur  qui  se  cache  dans 
les  pleurs  de  leur  enfant.  Une^larme,  c'est  un  regret,  un  désir,  une 
<rainte;  c'est  l'existeoce  enfin  qui^commence  à  être  comprise  !  Hélas  ! 


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1124  RBYDB  DBS  DBUX  MOIONSS. 

William  était  content  de  tout.  Il  semblait  le  long  du  jour  dormir  les 
yeux  ouverts;  il  n'allait  pas  plus  vite,  il  ne  se  retournait  pas;  il  ne 
fuyait  nul  danger;  il  n'avait  jamais  d'ennui,  d'impatience,  de  colère. 
S'il  ne  savait  pas  obéir  aux  paroles  qu'on  lui  disait,  il  obéissait  du  moins 
à  la  main  qui  le  conduisait.  Dans  cette  nature  privée  de  toute  lumière, 
il  ne  restait  qu'un  instinct  :  il  connaissait  sa  mère,  il  l'aimait  même.  D 
se  plaisait  à  s'appuyer  sur  ses  genoux^  sur  son  épaule;  il  Tembrassait 
Quand  je  le  tenais  long-temps  éloigné  d'elle,  une  sorte  d'anxiété  de 
mouvement  se  manifestait  en  lui.  Je  le  ramenais  près  de  sa  mère,  il  ne 
montrait  aucune  joie;  seulement  il  devenait  tranquille.  Cette  tendresse, 
^  cette  faible  lueur  du  cœur  de  William,  c'était  la  vie  d'Eva.  C'est  là 

qu'elle  avait  trduvé  la  force  d'essayer,  d'espérer,  d'attendre.  Si  ses  pa- 
roles n'étaient  pas  comprises,  ses  baisers  du  moins  Tétaient  !  Que  de 
fois  elle  prit  entre  ses  mains  la  tète  de  son  fils  et  baisa,  baisa  long- 
temps le  front  de  William,  conune  si  eUe  eût  espéré  que  son  amoor 
embraserait  cette  ame  muette  et  glacée  !  Que  de  fois  elle  attendit  un  mi- 
racle en  serrant  son  ûls  dans  ses  bras,  en  mettant  le  cœur  tranquille  de 
William  sur  son  cœur  brûlant! 

Souvent  elle  s'oubliait  le  soir  dans  l'église  du  village.  (Eva  Meredith 
était  d'une  famille  catholique.)  A  genoux  sur  la  pierre  devant  Fanld 
de  la  ViergCj  à  la  statue  de  marbre  de  Marie  tenant  scm  enflant  dans 
ses  bras,  elle  disait  :  —  0  vierge  !  mon  ûls  est  inanimé  comme  cette 
image  du  tien  !  demande  à  Dieu  une  ame  pour  mon  enfant  ! 

Elle  faisait  la  charité  a  tous  les  enfans  pauvres  du  village,  leur  don- 
nant du  pain,  des  vétemens,  en  disant  :  «  Plrta  pour  luil  »  Elle  con- 
solait les  mères  qui  souffraient,  dans  le  secret  espoir  que  la  consolation 
viendrait  aussi  pour  elle.  Elle  ne  laissait  aucune  larme  couler  des  yeox 
des  autres,  afin  de  pouvoir  croire  qu'elle  cesserait  aussi  de  pleurer. 
Dans  tout  ce  pays,  elle  fut  aimée,  bénie,  vénérée;  elle  le  savait,  et  of- 
frait doucement  au  ciel,  non  avec  orgueil,  mais  avec  espérance,  les 
bénédictions  des  malheureux,  pour  obtenir  la  grâce  de  son  fils.  EDe 
aimait  à  regarder  William  dormir;  alors  elle  le  voyait  beau  et  sem- 
blable aux  autres  enfans;  elle  oubliait  un  instant,  une  seconde  peut- 
être,  et  devant  ces  traits  réguliers,  cette  chevelure  dorée,  ces  longs 
cils  qui  jetaient  leur  ombre  sur  la  joue  rosée  de  William,  elle  était 
mère,  mère  presque  avec  joie,  presque  avec  orgueil.  Dieu  a  des  rao- 
mens  d%  miséricorde  même  envers  ceux  qu'il  a  condamnés  à  souffrir. 

Ainsi  s'écoulèrent  les  premières  années  de  l'enfonce  de  William.  D 
atteignit  huit  ans.  Alors  s'opéra  en  Eva  Meredith  un  triste  changement, 
qui  ne  put  échapper  à  mes  regards  attentifs;  elle  cessa  d'espérer,  soit 
que  la  taille  déjà  élevée  de  son  fils  rendit  plus  frappant  le  manque 
d'intelligence ,  soit  que,  comme  un  ouvrier  qui,  ayant  travaillé  tout  le 
jour,  succombe  le  soir  à  la  fatigue,  l'ame  d'Eva  parût  renoncer  à  la 


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LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1125 

tâche  entreprise  et  retomber  avec  accablement  sur  elle-même,  ne 
demandant  plus  au  ciel  que  de  la  résignation.  Elle  laissa  les  livres,  les 
gravures ,  la  musique ,  tous  les  moyens  enfin  qu'elle  avait  appelés  à 
son  secours;  elle  devint  abattue  et  silencieuse;  seulement,  si  cela  était 
possible,  elle  fut  plus  tendre  encore  pour  son  fils.  Quand  elle  cessa  de 
croire  qu'elle  lui  rendrait  les  chances  d'aller  dans  le  moiide,  de  se 
faire  des  amis,  d'acquérir  une  position,  elle  sentit  en  même  temps  que 
son  enfant  n'avait  plus  qu'elle  sur  la  terre;  elle  demanda  à  son  cœur 
un  miracle,  celui  d'augmenter  l'amour  qu'elle  lui  portait  déjà.  Cette 
femme  devint  l'esclave,  la  servante  de  son  fils;  toute  son  ame  ne  songea 
plus  qu'à  le  préserver  d'une  souffrance,  d'une  gêne  quelconque.  Si  un 
rayon  de  soleil  frappait  le  front  de  William,  elle  se  levait,  inclinait  le 
rideau,  amenait  l'ombre  au  lieu  du  jour  trop  vif  qui  avait  fait  baisser 
les  yeux  de  son  enfant.  Si  elle  se  sentait  atteinte  par  le  froid ,  c'était  à 
William  qu'elle  portait  un  vêtement  plus  chaud;  si  elle  avait  faim, 
c'était  pour  William  qu'elle  allait  cueillir  les  fruits  du  jardin;  si  elle  se 
sentait  fatiguée ,  c'était  à  lui  qu'elle  avançait  le  grand  fauteuil  et  les 
coussins  moelleux;  enfin  elle  s'écoutait  vivre  pour  deviner  les  sensa- 
tions de  la  vie  de  son  fils.  C'était  encore  de  l'activité ,  ce  n'était  plus  de 
l'espérandè. 

Mais  William  atteignit  onze  ans  :  alors  conunença  une  dernière  phase 
de  l'existence  d'Eva  Mereditb.  William ,  prodigieusement  grand  et  fort 
pour  son  âge,  cessa  d'avoir  besoin  de  ces  soins  de  chaque  instant  qu'on 
donne  aux  premières  années  de  la  vie;  ce  n'était  plus  l'enfant  qui  s'en- 
dormait sur  les  genoux  de  sa  mère;  il  se  promenait  seul  dans  l'enceinte 
du  jardin,  il  montait  à  cheval  avec  moi,  il  me  suivait  volontiers  dans 
mes  courses  de  montagne;  enfin  l'oiseau,  quoique  privé  d'ailes,  quittait 
^n  nid. 

Le  malheur  de  WiUiam  n'avait  rien  d'effrayant  ni  de  pénible  à  voir. 
C'était  un  jeune  garçon,  beau  comme  le  jour,  silencieux,  calme  comme 
on  ne  l'est  pas  sur  cette  terre,  dont  le  regard  n'exprimait  rien  que  le 
repos,  dont  la  bouche  ne  savait  que  sourire;  il  n'était  ni  gauêhe,  ni 
disgracieux,  ni  importun;  c'étfiit  une  ame  qui  dormait  à  côté  de  la 
vôtre,  n'ayant  nulle  question,  nulle  réponse  à  vous  faire.  M"*  Meredith 
n'eut  plus ,  pour  occuper  sa  douleur,  cette  activité  de  la  mère  qui  est 
encore  restée  nourrice;  elle  revint  s'asseonr  près  de  cette  fenêtre  d'où 
elle  voyait  le  hameau  et  le  clocher  de  l'égUse ,  à  cette  même  place  où 
elle  avait  tant  pleuré  son  premier  William.  Sa  figure  pâle  se  tbumait 
vers  l'air  extérieur,  comme  pour  demander  au  vent  qui  souffiait  dans 
les  arbres  de  donner  aussi  un  peu  de  fraîcheur  à  son  front;  ses  bras, 
allongés  à  ses  côtés,  s'incUnaient  sans  force,  comme  les  bras\)isi6  ou 
fatigués  qui  n'ont  plus  rien  à  faire  sur  cette  terre, 
li.  L'espérance,  les  soins  à  donner,  tout  lui  manquait  successivement; 


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lii6  ISVUB  DES  DEUX  MONDES. 

elle  n'avait  plus  qu'à  Teiller,  qu'à  veiller  de  loin,  le  jour  et  la  nuit, 
comme  la  lampe  qui  brûle  toujours  sous  la  Toùte  de  Téglise. 

Hais  ses  forces  étaient  épuisées.  Au  milieu  de  cette  douleur  revenue 
à  son  point  de  départ,  le  silence  et  l'immobilité,  après  avoir  vainement 
essayé  l'effort,  le  courage,  Fespérance,  Eva  Meredith  tomba  en  con- 
somption. En  dépit  des  ressources  de  mon  art,  je  la  vis  maigrir  et  sf af- 
foiblir.  Où  porter  te  remède  quand  c'est  l'ame  qui  est  atteinte? 

Pauvre  étrangère!  elle  aurait  eu  besoin  du  soleil  de  son  pays  et  ^un 
peu  de  bonheur  pour  la  réchauffer;  mais  le  rayon  de  soleil  et  le  rayon 
de  bonheur  lui  n^anquaient  à  la  fois.  Elle  M  long-temps  sans  s'aperce^ 
voir  de  son  danger,  parce  qu'elle  ne  pensait  pas  à  eUe-même;  mais» 
quand  il  ne  fut  plus  possible  qu'elle  quittât  son  fauteuil  y  il  fallut  bien 
OHuprendre  !  Je  n'oserai  pas  vous  peindre  les  angoisses  de  cette  fennne 
à  la  pensée  de  laisser  William  sans  appui,  sans  amis,  sans  protecteur, 
de  le  laisser  perdu  au  milieu  des  indifférens,  lui  qu'il  fallait  aimer  À 
conduire  par  la  main  comme  un  enfant.  Oh  !  comme  elle  essaya  de  vi- 
vre !  Avec  quelle  avidité  elle  se  jetait  sur  les  boissons  que  je  Ini  prépa- 
i  rais  !  Que  de  fois  elle  voulut  croire  à  sa  guérison  !  Mais  la  maladie  mar- 

chait. Alors  elle  retint  plus  souvent  William  à  la  maison;  elle  ne  voaM 
plus  cesser  de  le  voir. 

a  Reste  avec  moi ,  »  disaii^Ue,  et  William ,  toujours  content  près  de 

sa  mère,  s'asseyait  à  ses  [ûeds.  Elle  le  regardait  long-temps,  jusqu'à  ee 

qu'un  torrent  de  larmes  l'empôchât  de  distinguer  la  douce  ftgnre  de  soi 

râfant;  alors  elle  l'appelait  plus  près  d'elle  encore,  le  pressait  sur  sm 

I  cœur,  et,  dans  une  espèce  de  délire  :  a  Oh  !  si  mon  ame  qui  va  se  sépefer 

\  de  mon  corps  pouvait,  s'écrîait-elle,  devenir  l'ame  de  mon  ^ifant,  que 

je  serais  heureuse  de  mourir!  » 

Eva  ne  pouvait  pas  en  arriver  à  désespérer  tout-à-fait  de  la  nûséri» 

corde  divine,  et,  quand  toutes  chances  humaines  (^paraissaient,  œ 

cceur  plein  d'ammir  avait  de  doux  rêves  dont  il  ce  refusait  des  espé- 

I  rances.  Mais  qu'il  était  triste,  bêlas!  de  voir  cette  pauvre  mère  mourir  les- 

tementsous  les  yeux  de  son  fils,  d'un  fils  quinec(Mnprenait  pas  etqin  loi 
'  souriait  quand  elle  l'embrassait  I 

— 11  ne  me  regrettera  pas,  disait-elle,  il  ne  me  pleurera  pas,  il  ne  se 
souviendra  pas  ! 

Et  puis  elle  demeurait  immobik,  dans  une  muette  contemplation  et 
son  enfant;  sa  main  alors  parfois  cfaercbatt  la  nnemie  :— Vous  Tairae^ 
'  ami  docteur?  murmurait-elle. 

—  Je  ne  le  quitterai  pas,  lui  disais-je,  tant  qu'il  n'aura  pas  de  niel>- 
leurs  amis  que  moi. 

Dieu  dans  le  ciel  et  le  pauvre  médecin  de  village  sur  la  terre,  voil 
les  protecteurs  auxquels  eue  confiait  son  fils. 

La  foi  est  une  grande  chose!...  Cette  femme  imnre,  dédiéritée,  mou- 


LB  lOBAll  DANS  LB  MOKDB.  il2T 

note,  auprès  d'an  enfant  sans  intelligence,  n'avait  pas  encore  nn  de 
ces  désespoirs  sans  issue  qui  fiant  qu'on  meurt  en  blasphémant.  Un  ami 
invisible  était  près  d'elle;  die  semblait  s'appuyer  sur  lui ,  et  parfois 
prêter  l'oreille  à  de  sainte  paroles  qu'elle  seule  entendait. 

Un  matin  y  elle  m'envoya  diereher  de  bonne  heure;  elle  n'avait  pu 
quitter  son  lit^  et,  de  sa  main  amaigrie,  elle  me  montra  une  feuille  de 
papier  sur  laquelle  quelques  lignes  étaient  tracées. 

—  Ami  docteur,  me  dit-elle  de  sa  yoix  la  plus  douce,  je  n'ai  pas  la 
force  de  continuer,  achevez  cette  lettre. 

Je  lus  ce  qui  suit  : 

«  Milord,  c'est  la  dernière  fois  que  je  vous  écris.  Tandis  que  la  santé 
est  rendue  à  votre  vieillesse,  moi  je  souffre  et  je  suis  prête  à  mourir.  Je 
laisse  sans  protecteur  votre  petit-flls  William  Kysington.  Milord,  cette 
dernière  lettre  est  pour  le  rappeler  à  votre  souvenir;  je  demande  moins 
pour  lui  votre  fortune  qu'une  place  dans  votre  cœur.  De  toutes  les 
choses  de  la  vie,  il  n'a  compris  qu'une  seule  chose,  l'amour  de  sa  mère. 
Voilà  qu'il  me  faut  le  quitter  pour  toujours  !  Aimez-le,  milord  :  il  ne 
comprend  que  l'affection  !  » 

Elle  n'avait  pu  achever;  j'igoutid  : 

«  Lady  William  Kysington  a  peu  de  jours  à  vivre;  quels  sont  les  ordres 
de  lord  James  Kysington  à  l'égard  de  l'enfant  qui  porte  son  nom? 

a  Le  docteur  Barnabe,  b 

Cette  lettre  fut  envoyée  à  Londres,  et  nous  attendîmes.  Eva  ne  quitta 
plu&son  lit;  William,  assis  près  d'elle,  tenait,  tout  le  long  du  jour,  sa 
main  dans  les  siennes;  sa  mère  essayait  tristement  de  lui  sourire;  moi, 
de  l'autre  côté  du  lit,  je  préparais  le»  potions  qui  pouvaient  adoucir  le 
mal. 

Elle  recommençait  à  parler  à  son  fils,  coname  ne  désespérant  plus 
(^'après  sa  mort  quelques  mots  dits  par  eUe  ne  revinssent  à  sa  mémoire; 
elle  donna  à  cet  enfant  tons  les  conseils,  toutes  les  instructions  qu'elle 
eût  donnés  à  un  être  éclairé;  puis  elle  se  retournait  vers  moi  :  —  Qui 
sait,,  docteur?  disait-elle,  peut-être  qu'un  jour  il  retrouvera  mes  paroles 
au  fond  de  son  cœur  I 

Quelques  semaines  s'écoulèrent  encore.  La  mort  approchait,  et, 
quelque  soumise  que  fût  Tame  chrétienne  d'Eva,  ee  moment  ramenait 
l'angoisse  de  la  séparation  et  la  terreur  solennelle  de  l'avenir.  Le  curé 
dm,  village  vint  la  voir,  et,  quand  il  la  quitta,  je  m'approchai  da  lui,  je 
pris  sa  main  :  — Vous  prierez  pour  elle,  lui  dis-je.  — Je  lui  ai  demandé 
de  prier  pour  moi,  répondit-il. 

.  C'était  te  dernter  jour  d'Eva  Meredith.  Le  soleil  était  couché;  la  fe- 
nêtre près  de  laquelle  elle  s'était  si  long-temps  as»se  était  ouverte;  elle 


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RBVCB  DES  DEUX  MONDES. 


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pouvait  voir  de  loin  ce  pays  qu'elle  avait  aimé.  Elle  tenait  son  fils  dans 
ses  bras,  et  baisait  son  front,  ses  cheveux,  en  pleurant  tristement  : 

—  Pauvre  enfant!  que  deviendras-tu?  Oh!  disait-elle  avec  amour, 
écoUte-moi ,  William  :  je  me  meurs  !  ton  père  est  mort  aussi  !  te  voilà 
seul  !  11  faut  prier  le  Seigneur;  je  te  donne  à  celui  qui  yeiUe  sur  le  pas- 
sereau solitaire  sur  les  toits  :  il  veillera  sur  Torphelin.  Cher  enfant,  re- 
garde-moi, écoute-moi!  Tâche  de  comprendre  que  je  meurs,  afin  de  te 
souvenir  un  jour  de  moi  ! 

Et  la  pauvre  mère,  perdant  la  force  de  parler,  gardait  encore  celk 
d'embrasser  son  enfant. 

En  ce  moment,  un  bruit  inusité  frappa  mes  oreilles.  Les  roues  d'une 
voiture  faisaient  crier  le  sable  des  allées  du  jardin.  Je  courus  vers  le 
perron.  Lord  J.  Kysington  et  lady  Mary  entraient  dans  la  maison. 

—  J'ai  reçu  votre  lettre,  me  dit  lord  J.  Kysington;  j'étais  au  moment 
de  partir  pour  l'Italie;  cela  m 'éloignait  peu  de  ma  route  de  venir  moi- 
même  régler  le  sort  de  William  Meredith  :  me  voici.  Lady  William?... 

—  Lady  William  Kysington  vit  encore,  milord,  lui  répondis-je. 

Ce  fut  avec  un  sentiment  pénible  que  je  vis  entrer  dans  la  chambre 
d'Eva  cet  homme  calme,  froid ,  austère,  suivi  de  cette  femme  orgueil- 
leuse qui  venait  être  témoin  d'un  événement  heureux  pour  elle  :  k 
mort  de  son  ancienne  rivale.  Ils  pénétrèrent  dans  cette  petite  chambre, 
simple,  modeste,  si  différente  des  beaux  appartemens  de  l'hôtel  de 
Montpellier.  Us  s'approchèrent  de  ce  lit  sous  les  rideaux  blancs  duquel 
Eva,  pâle  et  belle  encore,  tenait  son  fils  appuyé  sur  son  cœur.  Ils  se 
placèrent  Tun  à  droite,  l'autre  à  gauche  de  ce  lit  de  douleur,  et  ne 
trouvèrent  pas  une  parole  affectueuse  pour  consoler  cette  pauvre 
femme  dont  le  regard  se  levait  vers  eux.  Quelques  phrases  glacées, 
quelques  mots  sans  suite,  s'échappèrent  à  peine  de  leurs  lèvres.  Assis- 
tant pour  la  première  fois  au  douloureux  spectacle  d'une  agonie,  ils  en 
détournèrent  les  yeux ,  et,  se  persuadant  qu'Eva  Meredith  ne  voyait  ni 
n'entendait,  ils  attendirent  simplement  qu'elle  fût  morte,  sans  même 
donner  à  leur  visage  une  expression  d'emprunt  de  bonté  ou  de  regret 
Eva  fixa  sur  eux  ses  regards  mourans,  et  un  effroi  subit  s'empara  de  ce 
cœur  qui  battait  à  peine.  Elle  comprit  alors  ce  qu'elle  n'avait  pas  com- 
pris pendant  sa  vie,  les  sentimens  cachés  de  lady  Mary,  la  profonde  in- 
différence, l'égoîsme  de  lord  J.  Kysington.  Elle  comprit  enfin  que 
c'étaient  là  les  ennemis  et  non  les  protecteurs  de  son  fils.  Le  désespoir, 
la  terreur,  se  peignirent  sur  son  pâle  visage.  Elle  n'essaya  pas  d'impkirer 
ces  êtres  sans  ame.  D'un  mouvement  convulsif ,  elle  approcha  William 
plus  près  encore  de  son  cœur,  et,  rassemblant  toutes  ses  forces  : 

— Mon  enfapt,  mon  pauvre  enfant!  s'écria-t-elle  dans  un  demî^ 
baiser,  tu  n'as  pas  un  seul  appui  sur  la  terre;  mais  là-haut  Dieu  est  bon. 
Mon  Dieu  !  viens  au  secours  de  mon  enfant  ! 


LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1129 

Avec  ce  cri  d'amour,  avec  cette  suprême  prière,  sa  vie  s'exhala;  ses 
bras  s'entr'ouvrirent,  ses  lèvres  restèrent  immobiles  sur  le  front  de 
William.  Puisqu'elle  n'embrassait  plus  son  fils,  c'est  qu'elle  était  morte, 
morte  sous  les  yeux  de  ceux  qui  jusqu'à  la  un  avaient  refusé  de  lui 
tendre  une  main  secourable,  morte  sans  donner  à  lady  Mary  la  crainte 
de  voir  essayer  par  une  prière  de  faire  révoquer  l'arrêt  prononcé,  morte 
en  lui  laissant  une  victoire  complète,  définitive. 

•Il  y  eut  un  instant  de  silence  solennel;  personne  ne  reifiua  ni  ne 
parla.  La  mort  fait  incliner  les  fronts  les  plus  orgueilleux.  Lady  Hary  et 
lord  J.  Kysington  fléchirent  les  genoux  auprès  du  lit  de  leur  victime. 
Au  bout  de  quelques  minutes ,  lord  J.  Kysington  se  releva  et  me  dit  : 
—  Éloignez  cet  enfant  de  la  chambre  de  sa  mère,  et  suivez-moi ,  doc- 
teur; je  vous  expliquerai  mes  intentions  à  son  égard. 

Il  y  avait  deux  heures  que  William  était  appuyé  sur  l'épaule  d'Eva 
Meredith,  son  cœur  placé  sur  son  cœur,  sa  bouche  sur  sa  bouche,  rece- 
vant à  la  fois  ses  baisers  et  ses  larmes.  Je  m'approchai  de  William,  et, 
sans  lui  adresser  d'inutiles  paroles,  j'essayai  de  le  soulever  pour  l'em- 
mener hors  de  la  chambre;  mais  William  résista,  et  ses  bras  serrèrent 
plus  vivement  sa  mère  sur  son  cœur.  Cette  résistance,  la  première  que 
le  pauvre  enfant  eût  jamais  opposée  à  qui  que  ce  fût  sur  la  terre,  me 
toucha  jusqu'au  fond  de  l'ame.  Cependant  je  renouvelai  l'effort,  cette 
fois  William  céda;  il  fil  un  mouvement,  et,  se  tournant  vers  moi,  je 
vis  son  beau  visage  inondé  de  larmes.  Avant  ce  jour,  William  n'avait 
jamais  pleuré.  Une  vive  émotion  s'empara  de  moi,  et  je  laissai  l'enfant 
se  jeter  de  nouveau  sur  le  corps  de  sa  mère. 

—  Emmenez-le  donc  I  me  dit  lord  J.  Kysington. 

—  Milord,  il  pleure,  m'écriai-je.  Ah!  laissons  ses  pleurs  couler! 
Je  me  penchai  vers  l'enfant;  j'entendis  des  sanglots. 

—  William  !  mon  cher  William  I  lui  dis-je  avfec  anxiété  en  prenant  sa 
main  dans  mes  mains;  pourquoi  pleures-tu,  William? 

Une  seconde  fois  William  tourna  la  tête  vers  moi;  puis,  avec  un  doux 
regard  plein  de  douleur  : 

—  Ma  mère  est  mortel  répondit-il. 

Je  n'ai  pas  de  paroles  pour  vous  dire  ce  que  j'éprouvai.  Les  yeux  de 
William  avaient  de  l'intelligence;  ses  larmes  étaient  tristes  comme  ne 
coulant  pas  au  hasard,  et  le  son  de  sa  voix  était  brisé  conune  lorsque  le 
cœur  souffre.  Je  poussai  un  cri;  je  me  mis  presque  à  genoux  près  du  lit 
d'Eva. 

—  Ah  !  vous  aviez  raison ,  Eva  !  lui  dis-je,  de  ne  pas  désespérer  de  la 
bonté  du  ciel  ! 

Lord  J.  Kysington  lui-même  avait  tressailli.  Lady  Blary  était  pâle 
comme  Eva  morte. 

—  Ma  mère  1  ma  mère  1  s'écriait  William  avec  des  accens  qui  rem^ 


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4430>  REVUB  DBS  DEUX  MONDES* 

plissaient  mon  cœur  de  joie;  puis,  répétant  les  paroles  d*Eva  Mereditb, 
ces  paroles  qu'elle  disait  bien  qu'il  retrouverait  au  fond  de  son  cœur, 
l'enfant  reprit  à  haute  voix  : 

—  Je  me  meurs,  mon  fils;  ton  père  est  mort;  tu  es  seul  sur  la  terre! 
Il  fciut  prier  le  Seigneur  ! 

rappuyai  doucement  ma  main  sur  l'épaule  de  William  pour  le  faire 
s'incliner  et  se  mettre  à  genoux;  il  s'agenouilla,  joignit  tout  seul  cette 
fois  ses  deux  mains  tremblantes,  et  levant  vers  le  ciel  un  r^ard  plein 
de  vie  :  —  Mon  Dieul  ayez  pitié  de  moi  !  murmura-t-il. 

Je  me  penchai  vers  Eva,  je  pris  sa  main  glacée.  —  0  mère  I  mère  qui 
as  tant  souffert,  m'écriai-je,  entends-tu  ton  enfant?  le  vois-tu  de  là- 
haut?  Sois  heureuse  !  ton  fils  est  sauvé  !  pauvre  femme  qui  as  tant 
pleuré  I 

Eva,  étendue  morte  aux  pieds  de  lady  Mary,  cette  fois  pourtant  fai- 
sait trembler  sa  rivale,  car  ce  ne  M  pas  moi  qui  emmenai  William 
hors  de  la  chambre;  ce  fût  lord  J.  Kysington  qui  emporta  son  petit-fils 
dtmssesbras^ 

Que  vous  dirai-je,  mesdames?  William  retrouva  la  raison  et  partit 
avec  lord  J.  Kysington.  Plus  tard,  réintégré  dans  ses  droits,  il  fût 
l'unique  héritier  des  biens  de  sa  famille.  La  science' a  constaté  quel* 
ques-uns  de  ces  rares  exemples  d'une  intelligence  ranimée  par  une 
violente  Secousse  morale.  Ainsi  donc  le  fait  que  je  vous  raconte  trouva 
là  son  explication  naturelle;  mais  les  bonnes  femmes  du  village,  qui 
avaient  soigné  Eva  Meredith  pendant  sa  maladie,  et  qui  avaient  en- 
tendu ses  ferventes  prières,  s(Hit  convaincues  qu'ainsi  qu'elle-  l'avait  de- 
mandé au  ciel,  l'ame  de  la  mère  a  passé  dans  le  corps  de  l'enfant. 

—  Elle  était  si  bonne,  disent  les  villageois,  que  Dieu  n'avait  rien  à 
lui  refuser.  Cette  naïve  croyance  est  parfaitement  établie  dans  le  pays. 
Personne  ne  pleura  M"»«  Meredith  comme  morte. 

—  Elle  vit  encore,  disent  les  habitans  du  hameau;  parlez  à  son  fils, 
c'est  elle  qui  vous  répondra. 

Et  lorsque  lord  William  Kysington ,  devenu  possesseur  des  biens  de 
I  son  grand-père,  envoya  chaque  année  d'abondantes  aumônes  au  vil- 

j  lage  qui  le  vit  nattre  et  vit  mourir  sa  mère,  les  pauvres  s'écrièrent  :  — 

)  Voilà  cetie  bonne  ame  de  M"«  Meredith  qui  pense  encore  à  nous  !  Ah  ! 

qimnd  elle  s'en  ira  au  ciel,  les  malheureux  seront  bien  à  plaindre! 

Ce  n'est  pas  sur  sa  tombe  que  nous  portons  des  fleurs,  mais  sur  les 
marches  de  l'autel  de  la  Vierge,  où  eue  priait  si  souvent  Marie  d'en- 
voyer une  ame  à  son  fils»  En  déposant  là  leurs  bouquets  de  fleurs  des 
champs,  les  villageois  se  disent  entre  eux  : 

— ûuand  elle  priait  avec  tant  de  ferveur,  la  bonne  Vierge  lui  répon- 
dait tout  bas  :  a  Je  donnerai  ton  ame  à  ton  enfant  !  » 
Le  curé  a  laissé  à  no»  paysans  cette  touchante  croyance,  et  moi- 


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LE  ROMAN  DANS  LE  MONDE.  1131 

méme^  quand  lord  William  vint  me  voir  dans  ce  village,  quand  il  Ûxa 
sur  moi  son  regard  si  semblable  à  celui  de  sa  mère^  quand  sa  voix, 
qui  avait  un  accent  bien  connu^  me  dit^  ainsi  que  lé  faisait  M""*  Méré* 
dith  :  —  Ami  docteur,  je  vous  remercie  !  alors,  souriez ,  mesdames,  » 
vous  le  voulez,  je  pleurai,  et  je  crus,  avec  tout  le  village,  qu'Eva  Me- 
reditti  était  là  devant  moi  ! 

Cette  femme  dont  Texistence  ne  fut  que  longs  malheurs,  a  laissé, 
après  sa  mort,  un  souvenir  doux,  consolant,  qui  n'a  rien  de  pénible 
pour  ceux  qui  Vont  aimée.  En  songeant  à  elle,  on  songe  à  la  miséri- 
corde de  Dieu,  et,  si  Ton  a  une  espérance  au  fond  de  son  cœiu*,  on 
\Bspère  avec  une  plus  douce  confiance. 

Mais  il  est  bien  tard,  mesdames;  depuis  long-temps  vos  voitures  soot 
devant  le  perron.  Excusez  ce  long  récit;  à  mon  âge,  on  ne  sait  pas  être 
bref  en  parlant  des  souvenirs  dé  sa  jeunesse.  Pardonnez  au  vieillard  de 
¥0U8  avoir  fait  sourire  à  son  arrivée  et  pleurer  quand  vous  l'avez 
écouté. 

Ces  dernières  paroles  furent  dites  du  ton  le  plus  doux  et  le  plus  pa- 
temel;  tandis  qu'un  demi-sourire  efQeurait  les  lèvres  du  docteur  Bar- 
nabe. Chacun  alors  s'approcha  de  lui ,  on  commença  mille  remerci- 
mens;  mais  le  docteur  Barnabe  se  leva,  se  dirigea  vers  sa  redingote  de 
taffetas  puce  déposée  sur  un  fauteuil,  et,  tandis  qu'un  de  ses  jeunes  au* 
diteurs  l'aidait  à  s'en  vêtir  :  a  Adieu,  messieurs;  adieu,  mesdames,  dit 
k  médecin  du  village;  ma  carriole  est  là,  la  nuit  est  venue,  le  chemiii 
est  mauvais,  bonsoir  :  je  pars.  » 

Quand  le  docteur  Barnabe  fut  installé  dans  son  cabriolet  d'osier  vert, 
que  le  petit  cheval  gris,  chatouillé  par  le  fouet,  fut  au  moment  de  par- 
tir, M"«  de  Moncar  s'avança  vivement,  et,  tm  pied  posé  sur  le  marche- 
l)ied  de  la  voiture,  se  penchant  vers  le  docteur  Barnabe,  elle  lui  dit 
tout  bas,  bien  bas  : 

—  Docteur,  je  vous  donne  la  maison  blanche,  et  je  la  ferai  arranger 
telle  qu'elle  était  qua^jd  vous  aimiez  Eva  Meredithl 

Puis  elle  s'enfuit;  les  voitures  et  la  carriole  verte  partirent  dans  des 
directions  différentes. 


On  a  lu  ce  touchant  récit,  qui  semble  échappé  à  la  plume  de  Tauteur  û*Ourika. 
Cest  la  même  sensibilité,  la  même  finesse  :  oserons-nous  ajouter  que  la  tradi- 
tion se  c(mtinoe  sur  d'autres  poiiits?  Ce  n*est  pas  chose  indifférente  que  lé  mi- 
lieu où  naissent  les  productions  de  l'esprit,  et,  pour  les  deux  éerivains,  ce  mi* 


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RBVUB  DES  DEUX  MONDES. 


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lieu  est  un  peu  le  même.  Certaines  œuvres  n'ont  pu  se  produire  que  dans  les 
régions  supérieures  où  la  distinction  s*allie  naturellement  à  Télégance.  Comine 
Ourika,  le  Médecin  du  yUlage  est  une  de  celles-là.  En  sortant  de  ce  cbâteai 
de  Burcy,  encore  tout  ému,  on  se  souvient  involontairement  d'une  autre  rési- 
dence qui  porte  un  nom  illustre  dans  Thistoire,  et  où  un  homme  d'état,  dont  la 
noble  intelligence  comprend  toutes  les  supériorités ,  se  plaît  à  réunir  ce  que  les 
lettres  et  la  politique  comptent  de  plus  éminent.  N'est-ce  pas  là  que  ces  gra- 
cieuses pages  ont  dû  être  écrites?  n'est-ce  pas  là  qu'elles  ont  dû  rencontrer  toot 
d'abord  les  encouragemens ,  les  sympathies  d'élite  auxquels  de  nouveaux  suf- 
frages vont  se  joindre  aujourd'hui? 

Outre  le  Médecin  du  FillagCy  le  recueil  que  nous  avons  sous  les  yeux  con- 
tient une  autre  nouvelle  qu'on  nous  reprocherait  de  ne  pas  faire  connaître.  Id 
encore  nous  trouvons  des  qualités  d'autant  plus  dignes  d'être  signalées,  qu'dJas 
sont  aujourd'hui  plus  rares.  On  sait  trop  ce  qu'est  devenu  entre  les  mains  de 
certains  improvisateurs  le  cadre  gracieux  du  roman.  En  présence  des  combi- 
naisons étranges  et  puériles  qui  se  disputent  encore  et  ne  font  que  lasser  il 
curiosité  du  public,  il  y  a  vraiment  plaisir  à  se  retrouver,  avec  l'auteur  du  Jfé- 
decin  du  FUlage  et  ù'Une  Histoire  hollandaise  {tel  est  le  titre  du  seocmd  récit 
que  renferme  le  volume),  dans  les  vraies  limites  du  genre,  telles  que  les  fixait 
en  France,  dès  le  xyii*"  siècle,  toute  une  lignée  de  glorieux  et  charmans  con- 
teurs. Ce  sentiment  précieux  des  conditions  du  roman  est  un  trait  distinctif  cbez 
faimable  écrivain.  Dans  chacun  de  ces  récits,  nous  avons  pu  remarquer  une 
tendance  heureuse  à  simplifier  l'action ,  à  tirer  l'intérêt ,  non  du  mouvement  et 
de  la  complication  des  faits,  mais  de  la  peinture  fidèle  et  de  l'analyse  éloquente 
des  sentimens.  Ce  qui ,  dans  Une  Histoire  hollandaise,  suffit  à  captiver,  à  re- 
tenir l'attention  du  lecteur,  ce  sont  les  luttes,  les  souf&anoes  ignorées  d'one 
pauvre  fille  sur  laquelle  un  père  implacable  se  venge  d'un  soupçon  contre  la 
fidélité  de  sa  mère.  La  mère  et  la  fille,  Annunciata  et  Christine,  s'indineit 
souffrantes  et  brisées  sous  cette  main  redoutable.  Les  deux  victimes  s'appuient 
en  gémissant  l'une  sur  l'autre;  mais  la  plus  à  plaindre  des  deux,  ce  n*est  pas  la 
fille.  Christine,  à  côté  de  sa  mère,  trouve  du  moins  un  autre  soutien  :  c'est 
l'amour  d'un  cœur  noble  et  fier  comme  le  sien,  amour  qu'elle  partage,  et  qui, 
seul  avec  l'affection  maternelle,  jette  un  doux  rayon  sur  sa  triste  jeunesse.  Ua 
jour  vient  cependant  où  Christine  perd  à  la  fois  ces  deux  appuis.  Sa  mère, 
frêle  Espagnole,  meurt  de  chagrin  sous  le  ciel  froid  d#Ià  Hollande.  Une  taÊè- 
tive  de  friite,  qui  devait  réunir  Christine  à  son  amaât,  n*aboutit  qu*à  replonger 
la  malheureuse  enfant  dans  une  captivité  plus  étroite.  Les  portes  d'un  dollre 
se  ferment  sur  elle,  et  dès-lors  une  partie  singulièrement  touchante  s'oone 
dans  le  roman.  On  suit  ou  plutôt  on  devine  une  transformation  inattendue.  Li 
vie  du  couvent  sq  déroule  devant  la  jeune  fille  avec  une  terrible  monotonie. 
D'abord  le  silence  et  Tisolement  ne  font  qu'irriter  la  plaie  encore  saignante; 
peu  à  peu  cependant  le  calme  semble  renaître  dans  cette  ame  blessée.  Cinq  ans 
se  passent,  et  le  sacrifice  parait  accompli.  Christine  va  devenir  la  sœur  Mardl^ 
Marie.  Tout  à  coup  un  hasalrd  inespéré  rouvre  devant  elle  les  portes  du  cou- 
vent. La  nonne  est  entraînée  hors  de  la  sombre  enceinte;  elle  est  ramenée  près 
de  son  amant;  elle  revolt  les  lieux  où  ils  ont  aimé,  où  ils  ont  souffert.  Cette  fois, 
elle  n*a  qu'un  mot  à  dire,  et  ce  mot ,  qui  la  rendra  au  monde,  portera  aussi  la 


Ll  BOMAN  DANS  LB  MONDE.  il33 

joie  dans  un  noble  cœur;  mais  ce  mot,  Christine  ne  le  dira  pas  :  elle  repoussa 
avec  un  triste  sourire  la  main  qu*on  lui  tend.  Désormais  c  est  i  Dieu  qu*ella 
appartient.  Qui  saura  combien  ce  suprême  renoncement  a  coâté  de  luttes  et 
d'angoisses  !  Sœur  Marthe-Marie  retourne  au  cloître,  et  les  tristes  voiles  aux* 
quels  elle  tend  une  tête  enfiu  docile  deviennent  bientôt  son  linceul. 

Mous  n^ajouterons  rien  à  cette  simple  analyse.  Parmi  les  impressions  qu*é* 
veillent  de  tels  récits  dans  leur  gruce  attendri>sante ,  il  en  est  une  seule  sur 
laquelle  nous  voudrions  insister.  11  y  a  quatre  ans,  nous  signalions  dans  un 
autre  récit  dû  à  la  même  plume  «  cette  fraîcheur  tendre,  cette  fleur  furtive  du 
cœur,  »  qu*on  ne  retrouve  plus  guère  dans  les  écrits  contemporains  :  ce  qui 
nous  charme  et  ce  qui  nous  ra  sure  en  effet  dans  ce  concours  apporté  aux  let- 
tres par  quelques  plumes  délicates,  c'est  Tattrait  de  rajeunissement  qu  elles 
communiquent  à  des  genres  pour  lesquels  depuis  long-temps  le  courant  des 
suaves  inspirations  semblait  tari,  ^ous  leur  devons  ainsi  des  surprises  que  la 
littérature  nous  donne  aujourd'hui  trop  rarement.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas 
de  la  conliance  que  nous  inspirent  ces  tentatives  et  de  l'empressement  que  nous 
mettons  à  les  signaler.  Qui  sait  quels  rayons  pourront  jaillir  de  ces  ombres 
aujourd'hui  trop  discrètes.'  qui  sait  si  la  Muse  ne  devra  pas  chercher  un  jour 
dans  ces  abris  nouveaux  et  hospitaliers  les  clartés  sereines  et  les  sources  fécondes 
qui  lui  manquent  ailleurs? 

F.  DB  Lagbnevais. 


TOME  xvn.  73 


ééi^i^^B^aÊmBBmÊÊÊÊmmÊm^ÊÈÊaaÊaÊBm 


It4 


« 


RECHERCHES 


DÉCOUVERTES  ARCHÉOLOGIQUES 


DANS  iA  MRSS  OCCIDENTALE. 


By  tbe  baroD  C  A.  di  Bodb.  —  Londres,  IM6. 


Dans  la  région  montagneuse  de  la  Perse,  entre  les  deux  chaînes  neigeuses  de 
PAlvend  et  de  TArdeLan,  s'étend  depuis  la  frontière  turque  à  Touest  jusqu^'au 
limites  des  provinces  d'Ispahan  et  de  Fars,  à  Test  et  au  sud-est ,  le  pays  désigné 
sous  le  nom  de  Louristan,  que  les  voyageurs  et  les  savans  ont  laissé  jusqu'à  ce 
jour  dans  un  oubli  presque  complet.  Au  sud  de  FArdekan,  entre  les  premières 
pentes  de  cette  chaîne  et  les  rives  septentrionales  du  golfe  Persique,  un  autre 
pays,  qui  n'est  guère  plus  connu  que  le  premier,  porte  le  nom  de  Khonzistao, 
ou,  plus  communément,  d'Arabistan,  parce  qu'il  embrasse  le  territoire  des 
Arabes  de  la  tribu  Ghaîb.  Cest  dans  ces  contrées  négligées  trop  long-temps  par 
la  science  qu'a  pénétré  récemment,  à  la  faveur  de  circonstances  exceptionnelles, 
un  courageux  et  patient  voyageur,  M.  le  baron  de  Bode.  Son  livre,  écrit  en  vue 
d^un  public  restreint  et  tout  spécial,  est  de  ceux  qui,  sans  attirer  l'attention  de 
la  foule,  prennent  silencieusement  leur  place  dans  les  bibliothèques  scientifiqoes. 


VOYAGE  DAM  LS  LOPUSTAH  ET  L* AlABISTAN.  1  ISS  ^ 

Dq  toli.auiara^^  OBi  dea  titres.  partkiMem>àil!iiitéfièt  de  la.  crâti^pia  CTest  un 
devoir  pour  ellev  noaTTseulfimeiil  à^  li»  ay^^iéeiev^  mus  dfen  easpomt,  d'en  vû^ 
gmset^  piurruBe  fidètetaiialj]rBeylaB^|Hriiioîpam>tésuiÉats.  M^de  Bode,  d'aiUemv, 
tout  en  étudiai  les  maamaeiis  dupassév  &su  poptec  on  Gou^dloatlriattcntif  sur 
les  populatioBS  au.  miMev^desciueUM  il  avéci»^  tt.yadkmeiHi^wbk  intérêt 
dàn&  son  Irvie,  Tintât  (|iû  ailattache  aw  sftchMnlitta  areliéotogMiutty  et  cehtt 
non  moina  yif  qu'excitent lea  mœurs. d'one^société  presfve  ignanée;  I^b  descrip- 
tion et  Utnacralion  formant  ainsi,  daBs.cexurieuxoivwagOv  doixélémensdia-^ 
tincts,  quoiqioe  inséparables  ^  et  que  nons  chesclifirons  à»,  même  hi  usàr  sans  les 
confondre^ 

I^  vx^ageur  dont  nous  allons  suivre  les  traces^  il  est  bon  de  le  remnqne^ 
tout^  appartient  à  la  diplomatie^  russe»  Son  père,  né  d'une  mèva  anglaise,  était 
Français  par  sa  famille  paternelle',,  originaire  d'Alsace  :  les^  hasarda  de  TémignK 
tion.le  conduisirent  en  Russi»,  où  il  leva  un  régiment  de  camlerie  à  ses  fraisy 
et  lorsqu'on  i812rles  Français  parurent  devant  Moscou,  il  mérita  par  ses  services 
militaires  la  laveur  de  Fempereur  Alexandre.  C'est  an  ftls.  akié  der  Fa^entureux 
officier  que  nous  devons  le  ^oyaye  doiu  le  Laurisitmet  PAraèiêkm,  La  vie 
agitée  de  son  père  s'acheva,  en  Angleterre,  et BL.  de  Bode,  élevé  successivement 
aux  université  d&  Londrea  et  de  SaintrPétersboAirg,  fut.de  bonne  heure  reçu 
dans  les  meilleures  sociétés  des  deux  eapitales^Use  trouva  bienlM  en  contaet 
habituel,  par  la  spécialité  de  ses  étudesv  avec  les  savans  le»  pkis  distingués  de 
r Angleterre  et  de  la  Bussie.  Les  services  de.  son.  pèra  le^  recommandaient  à  la 
bienveiUance  de  l'empereur  Nicolas.  Aussi  oc  tarda-t«il  pas<  à  estrer  dans  la 
diplomatie  russe.  Cette,  double  éducatioa  des  affaires  et  de  lascienee  était  une 
excellente  préparation  aux  recherches  qui  devaient  amener  plus  tard  M.  de  Bode 
dans  la  Perse  occidentale.  Par  la  positian  du  voyageur,  on  doit  eomprendre 
maintenant  le  caractère  particulier  de  ses  travai»;  on  ne  s'étonoera  pas  si  M.  de 
Bode  s'offre  à  nous  tour  à  tour  comme  un  archéelegiie  passionoé  eft  comme  un 
observateur  pénétrant  des  mœurs  actueUes  de  la  Perse. 

En  1836,  nommé  secrétaire  de  la  légation  russe  à  Téhéran,  M.  de  Bode  débuta 
dans  l'exercice  de  sa  mission  en  assistant  à. la  cérémaaie  funèbre  célébrée  pour 
la  translation  des  restes  de  M.  de  GriboedolT  et  des  membres  de  son  ambassade, 
massacrés  dans  cette  même  ville  sept  ans  auparavant,  en  f829.  On  sait  que 
M»  de  GriboedofT,  sa  suite  et  ses  domestiques  périrent  dans  une  émeute  popu* 
laire,.  victimes  du  fanatisme  musulman,,  poor  avoir  venlift  faire  respecter  le  droit 
d'asile,  et  l'inviokLbiJLité  du  pavillon  en  fârwur  de  quelques  si^ei»  moscovites  ré* 
fugiés  k  l'hôtel  du  consulat.  Le  tableau  de  cette  cérémonie  précède  le  récit  du 
▼oyage  entrepris  par  ML.  de  Bode  quatre  années  plus  tard.  GTest  un  prologue 
assez  pittoresque  à  cette  excursion  coonnneée  d'abord  dans  Timique  intention 
de.  visiter  Persépolis  et  prolongée  dans  une  autre  direotion  pardeacireonstances 
tout^-fait  imprévues. 

Le  23  décembre  1840,  M.  de  Bode  partait  de  Téhéran  peur  Ispafam  et  Schiraz. 
La  première  singularité  qu'offre  un  voyage  en  Perse,  c'est  la  manièfe  môme  de 
voyager.  Un  Européen  qui  veut  parcourir  ce  pays  n'a  pas.  le  ckmur  des  modes  de 
transport;  il  faut  qu'il  voyage  en  cavalier,  monté  soit  sur  see  propres  chevaux, 
ce  qui  est  fort  long ,  soit  sur  ceux  de  la  pests,  ce  qui  est  extrènenent  fatigant. 
GomuM.  dans  tous  les  états  de  l'Asie,  vous  ne  trouveisuF  la  route,  même  dans 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


les  grandes  villes,  ni  un  hôtel  garni,  ni  une  auberge,  ni  même  un  cabaret. 
D'espace  en  espace,  dans  les  principaux  centres  de  population,  un  caravunseral 
infect  et  le  plus  souvent  en  ruines  vous  présente  un  abri  tel  quel  dans  une 
vaste  cour  entourée  de  cellules  en  pierres  sans  portes  ni  fenêtres.  Quant  à  Ut 
poste,  elle  n'est  pas  établie  pour  le  transport  régulier  de  la  correspondance, 
mais  pour  la  simple  transmission  des  ordres  de  l'autorité  centrale  aux  ^uver- 
Deurs  de  province,  et  des  dépéclies  de  ceux-ci  à  l'autorité  centrale.  Cest,  par 
conséquent,  le  gouvernement  qui  en  supporte  tous  les  frais,  moyennant  des 
relais  établis  de  distance  en  distance,  et  appelés  chaperkkanax  (écuries  pour 
sept  chevaux).  Ces  relais  sont  entretenus,  partie  en  nature,  partie  en  argent 
L'administration  en  est  confiée  à  un  directeur  ou  fermier  général,  qui  obtient, 
par  la  voie  de  l'adjudication  publique,  la  concession  des  relais  sur  une  ou  plu- 
sieurs lignes  de  communication.  11  n'y  a  de  rha'^erkhaitax  que  sur  les  routes 
qui  vont  de  Téhéran  aux  chefs-lieux  de  province,%t  par  conséquent  de  rela- 
tions suivies  qu'avec  Tabriz  à  l'ouest,  Ispahan  au  midi  et  Mesched  à  Test.  Les 
autres  villes  de  l'intérieur  n'ont  aucun  moyen  de  correspondance.  Enfin,  même 
sur  ces  grandes  lignes,  c'est  toujours  un  goufam,  ou  courrier  spécial  du  jrmiver- 
nement,  qui  est  chargé  des  paquets  et  qui  voyage  à  cheval.  Les  individus  qai 
ont  des  lettres  à  faire  parvenir  s'arrangent  avec  ce  commissaire,  qui  se  charge, 
moyennant  une  récompense,  de  les  remettre  à  destination. 

C'est  en  chopaH,  c'est-à-dire  en  courrier,  qu'on  voyage  le  plus  ranidement 
Toutefois  ce  que  dit  le  touriste  russe  de  ce  mode  de  locomotion  est  fait  pour  ea 
donner  une  idée  assez  triste.  Au  lieu  de  sept  chevaux  que  Ton  devrait  trouver 
à  chaque  relai,  il  n'y  en  a,  la  plupart  du  temps,  que  deux  ou  trois ,  et  souvent 
tellement  mauvais,  que  le  cavalier  est  plus  Tatigué  de  faire  aller  sa  béte  qu'il  ne 
l'eiU  été  de  parcourir  la  route  à  pied.  Si  toutefois  l'animal  ne  veut  ou  ne  peut 
plus  avancer,  le  voyageur  peut,  dans  ce  cas,  se  Honner  la  satisfaction  de  la  veih 
geance  :  il  a  le  droit  (c'est  écrit  dans  son  passeport)  de  tuer  le  cheval,  h  la  con- 
dition de  porter  jusqu'à  l'étape  prochaine  sa  queue  dans  une  main  et  la  selle 
sur  ses  propres  épaules. 

Parti  de  Téhéran,  M.  de  Bode,  qui  voyageait  en  rhopaH^  arriva  à  Koum  après 
deux  journées  de  route.  Koum  est  une  cité  sainte,  qui  doit  son  importance  an 
tombeau  de  Fatimah,  sœur  de  l'imam  Hussein.  Ôeaucoup  de  Persans  choisissent 
cette  ville  pour  lieu  de  leur  sépulture.  Ceux  qui  ont  les  m*  yens  de  se  faire  porter 
près  du  tombeau  même  d'Hussein  préfhrent  être  enterrés  à  Kerbelah,  où  repose 
le  saint  imam.  Aussi,  sur  la  route  de  Téhéran  à  Koum  et  à  Kerbelah,  renconfre- 
t-on  à  chaque  instant  des  caravanes  de  znrars  (pèlerins),  qui  se  chargent,  tout 
en  accomplissant  leur  propre  vœu,  d'escorter  les  morts  qu'on  leur  confie  jusqu'en 
terre  sainte.  Chacun  de  ces  pèlerins  conduit  un  cheval,  au  dos  duquel  deux  bières 
sont  suspendues  au  moyen  d'un  bât.  Le  baron  de  Bride  rencontra  un  de  ces 
convois  près  de  Koum.  La  population  s'était  portée  en  masse  au-devant  des 
iavurs  pour  les  féliciter  de  leur  heureux  retour  et  de  l'acquisition  du  titre  de 
kêf  bêlai  (pèlerins  de  Kerbelah).  A  propos  de  ce  titre,  l'auteur  fait  observer  qu'il 
y  a  pour  les  Persans  shiites  trois  lieux  différens  de  pèlerinage  qui  correspondent 
à  trois  degrés  différens  de  sainteté.  Le  moins  important  de  ces  trois  pèlerinages 
est  celui  de  Mesched,  capitale  du  Khoraçan.  Ceux  qui  ont  été  faire  leurs  dévo- 
tions dans  cette  ville  au  tombeau  de  l'imam  Rcza  obtiennent  le  surnom  de 


9 


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VOYAGE  DANS  LB  L0URI8TAN  ET  l'aRABISTAN.  1137 

mêsehedi.  Les  pèlerins  de  Kerbelab  sont  placéf^  un  peu  plus  haut  dans  Fostime 
publique.  Enfin  ceux-^là  seulement  qui  ont  visité  la  Caaba  et  le  to  nbeau  du 
prophète  à  la  Mecque  et  à  Médine  peuvent  s'intituler  fiod  i.  Un  homme  qui  a 
droit  au  surnom  de  kerbplaf  ou  au  titre  plus  pompeux  encore  de  hadji  sera 
très  offensé,  si  on  ne  lui  donne  que  c»lui  de  me^rhMi, 

De  Koum  à  hpahan,  si  Ton  excepte  les  ruines  d*une  ville  appelée  Sinsin,  qui 
a  dû  être  fort  importante  (i),  la  route  n*oflVe  rien  d'intéressant.  H  faut  six  jours 
pour  franchir  les  deux  cent  vingt-cinq  milles  qui  séparent  Téhéran  d'ispahan^ 
la  seconde  capitale  de  Pempire.  Des  allées  en  coupo-ji^orge,  bordées  de  hautes 
murailles,  qui  entourent  les  jardins  des  faubourgs,  puis  d'anciens  marchés  cou- 
verts, dont  l'enceinte  déserte  et  ruinée  est  plongée  dans  une  obscurité  profonde; 
plus  loin,  des  bazars  modernes,  plus  vastes,  plus  aérés,  où  quelques  lampes  dis- 
séminées répandent  çà  et  là  une  douteuse  lueur,  tels  sont  les  premiers  aspt^cts 
qui  frappent  M.  de  Bode  à  Ispafian.  On  retrouve  là  ces  contrastes  de  grandeur  et 
de  misère,  de  magnificence  et  d'abandon,  qui  sont  particuliers  aux  cités  orien- 
tales. Ainsi,  à  côté  de  rues  étroites  et  tortueuses,  on  remarque  à  Ispahan  de 
belles  promenades  telles  que  le  Chcbar-Bagb,  avenue  célèbre,  espèce  de  boulevard 
planté  de  platanes  orientaux,  qui  aboutit  à  un  magnifique  pont  en  pierre  jeté 
sur  le  Zoyenderod.  (Test  au-delà  de  ce  pont  que  s'étend  le  faubourg  de  Joulfa,  le 
quartier  arménien  dlspahan. 

Cette  ville  renferme  un  établissement  bien  digne  de  l'attention  d'un  Européen  : 
nous  voulons  parler  de  l'école  fondée  à  Jnulfa  par  notre  compatriote,  M.  Eugène 
Bore,  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  arménienne.  Cinq  mois  après  la  création 
de  cet  établissement,  trente  et  un  élèves,  dont  cinq  musulmans,  fréquentaient 
déjà  Fécole.  Un  Persan  et  un  Arménien  y  enseignent  les  langues  persane  et 
arménienne  sous  la  direction  de  M.  Bore,  qui  se  charge  de  montrer  aux  enfans 
)e  français  et  la  géographie.  C'est  lui  aussi  qui  explique  le  catéchisme  à  la  partie 
chrétienne  de  son  petit  troupeau.  Ufi  moullah  est  attaché  à  rétablissement  pour 
l'instruction  religieuse  des  élèves  musulmans.  Le  fait  de  parens  tnahometans 
qui  envoient  leurs  enfans  à  une  école  chrétienne,  et  cela  à  Ispahan,  le  siège  de 
l'orthodoxie  musulmane,  est  une  preuve  remarquable  àc  la  tolérance  des  Persans 
en  matière  religieuse,  tolérance  qu'il  faut  attribuer  en  partie  aux  progrès  tou- 
jours croissans  du  sufféisme,  secte  nouvelle  qui  s'attache  à  l'esprit  plutôt  qu'à  la 
lettre  du  Coran. 

Ce  fut  à  Ispahan  que  M.  de  Bode  modifia  son  itinéraire,  et  que  son  excursion 
projetée  à  Persépolis  se  transforma  en  un  plus  long  et  plus  périlleux  voyage. 
Manoucher-Khan,  gouverneur  particulier  de  la  province  d'Ispahan,  vX  moUemi  '- 
oiid-daolot y  c'est-à-dire  premier  ministre,  aimonça  au  diplomate  russe  qu'il  se 
préparait  à  faire  une  inspection  militaire  dans  "diverses  parties  du  royaume  pla- 
cées sous  son  administration  directe,  notamment  dans  le  Louristan  et  l'Arabistan. 
11  engagea  le  baron  à  l'accompagner  dans  sa  tournée,  l'invitant,  dans  le  cas  où 
il  ne  voudrait  point  renoncer  à  son  excursion  à  Persépolis,  à  venir  au  moins  le 
retrouver  à  Shouster,  d'où  il  lui  ouvrirait  la  route  de  Téhéran  par  des  sentiers 

(1;  Un  missionnaire  de  la  Propagande  |i  découvert  dans  ces  ruiner,  panni  dex  monceaux 
de  décombres,  plusieurs  chambres  souterraines  avec  des  hiéroglyphes  et  des  inscriptioni 
cunéiformes. 


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iid8  n¥UB  DBS  DBOS  MOUD». 

que  nul  Buropéen  ii^aTaH  encore  foulés.  CéUiifpour  1#  savant  Toyageur 
casîon  unique  de  visiter  une  terre  que  Ton  ne  <coQBai88ait  ^1q&  que  p9m  les  lécili 
d^Hérodote  et  d' Airien^  et  de  rechercher  s'il  n'eiistail  pa»  dans  cea^eontiée»  per- 
dues quelques  monumens  d*un  intérêt  historique.  Lea  hordes  piilaidea  qui  in- 
festent ces  régions  montagneuses  en  interdisaient  jusqu'alors  rentrée,  noBhaeide* 
ment  aia  Européens,  mais  même  aux  Persans  des  tribas  voiainea.  PoutoIt  j  pé- 
nétrer sous  la  protection  d'une  armée  commandée  par  le  gouverneur  d*l8pihti 
en  personne,  c'était  une  faveur  du  ciel  dont  il  nea'agisBait  plus  que  de  safoii 
tirer  parti.  Le  baron  de  Bode  s'empressa  d'accepter  l'offre  de  MaiKiuche>»Khaa, 
en  s'engageant  à  l'aller  retrouver  à  Sheuster,  dès  qu'il  aurait  jeté  un  rapids 
coup  d'œil  sur  les  merveilles  de  Persépolis. 

Persépolis  mérite  bien  en  effet  qu'on  se  détourne  pour  visiter  ses  minea,  fttt* 

ce  même  au  moment  d'entrer,  comme  M.  de  Bode,  dans  une  de»  plus  curiea«i 

parties  de  la  Perse.  Sans  nous  arrêter  plus  long-temps  à  Ispahaa,  transporU»»' 

nous  donc  avec  iui  à  Persépolis.  Mais  d'abord  il  iaut  bien  s'entendre  sur  la  ai- 

>  I  gnification  de  ce  mot.  Persépolis  est  la  traduction  grecque  du  nom  de  Pasat^ 

gada  ou  Parsagada  (comme  il  est  plus  conrectement  écrit  dans  Quînte-Cmee), 
'  qui  signifie  «le  camp  des  Perses.  »  Cette  dénomination  de  Pasargada  s'appUqu 

originairement  à  tout  un  district,  long  de  vingt  lieues  de  France,  et  composé  ém 
deux  plateaux  de  Merdasht  et  de  Mourghab  (ainsi  nommés  d'a^^rës  deux  villages). 
Chez  les  Grecs,  l'usage  le  restreignait  à  la  partie  de  ce  district  où  Gyrus  aval 
fondé  sa  ville,  bâti  sa  résidence  et  préparé  son  tombeau;  la  traduction  grecqne 
du  même  mot,  Persépolis,  resta  consacrée  pour  désigner  sfiécialeraent  la  de- 
meure des  rois,  construite  au  moins  un  siècle  plus  taad  sur  le  plateau  de 
Merdasht. 

La  plaine  de  Mourghab,  arrosée  par  le  Kour,  est  semée  de  ruines  immwn» 

qui  attestent  l'existence  d'une  grande  ville.  Parmi  ces  débris  on  distingue  dea 

monumens  fort  remarquables  qui  appartiennent  certainement  à  rarchitectoie 

de  l'ancienne  Perse.  Dans  l'un,  on  est  autorisé  à  reconnaître  le  tombeau  de  Cy- 

rus,  le  fondateur  de  Tempire.  On  y  retrouve,  en  effet,  ce  tombeau,  tel  que  Tt 

décrit  Arrien.  La  base  forme  un  carré  oblong,  en  blocs  de  marbre  blanc  d'oie 

grosseur  énorme,  placés  l'un  sur  l'autre  par  couches  qui  sont  au  nombre  de  dix. 

1-  La  circonférence,  rentrée  étroite,  le  toit  en  pierres,  tout  cela  s'accorde  parfitt- 

i  tement  avec  la  description  de  l'historien  d'Alexandre.  Dans  le  plancher,  cooi- 

ll  posé  de  deux  grands  carreaux  de  marbre,  on  voit  encore  les  trous  où  étaient  at- 

>  tachées  les  ferrures  qui  tenaient  le  sarcophage.  Le  tout  était  en  outpe  entouré 

d'une  colonnade  carrée,  consistant  en  vingtrquatre  colonnes,  dont  dix-sept  sont 

\  encore  debout.  L'autre  monument  est  une  pkte-forme  longue  de  trois  cents  piedi 

.  I  et  lai^e  de  deux  cent  quatre-vingt-dix-huit.  Cette  plate-forme  s'étend  sur  un  dei 

]  '  I  rochers  qui  composent  le  monticule  de  Mourghab.  Elle  s'appelle  actueUement 

,  y  Tukhte  Solimmn,  ou  le  trône  de  Salomon.  Cest  un  assemblage  de  blocsde  marbre 

•u  taillés  et  artificiellement  joints  ensemble.  D'accord  avec  la  tradition  populaire 

i  et  avec  le  voyageur  angla^  sir  William  Ouseley,  M.  de  Bode  y  voit  le  trône  des 

anciens  rois  de  Perse,  ou  du  moins  le  lieu  où  ils  avaient  coutume  de  s'asseoir  en 
public.  A  l'appui  de  cette  opinion,  il  mentionne  l'usage  qui  prévaut  encore  au- 
jourd'hui. «J'ai  vu  souvent,  dit-il,  le  souverain  actuel  de  la  Perse,  Hahomed- 
Shah,  au  commencement  de  son  règne,  venir  s'asseoir  sur  un  tertre  élevé  dans 


TOYAGB  DANS  LE  L0URI8TAN  ET  l'ARABISTAN.  H  39 

la  plftiQe  de  Téhéran,  avec  un.  simple  pavillon  tendu  au-dessus  de  sa  tète  et 
quelquefois  même  tout-à-fait  à  découvert,  afin  d'être  vu  par  la  multitude  as- 
semblée. Je  Tai  vu  tenir  ainsi  son  salam,  c'est-à-dire  son  audience  publiqu^^ 
entouré  de  ses  courtisans,  avec  toute  la  pompe  et  la  magnificence  du  cérémo- 
nial asiatique.  (Tétait  en  ces  jour^  de  réception  en  plein  air  que  les  députés  dea 
provinces  éloignées  et  les  cbefe  des  tribus  nomades ,  avec  leurs  cortèges  aus$i 
bizarres  que  nombreux,  s'assemblaient  pour  rendre  hommage  au  nouveau  sou- 
verain, n  en  était  san3  doute  de  même  au  temps  de  Cyrus,  et  c'est  apparemment 
en  ce  lieu,,  dans  la  plaine  de  Pasargada,  qu^il  recevait  le  serment  de  fidélité  et 
d'obéûssance  de  toutes  les  divisions  de  la  grande  Caimille  persane,  ainsi  que  de» 
nations  qu'il  avait  soumises.  » 

En  suivant  vers  le  sud-ouest,  par-dessus  la  crête  montagneuse  qui  sépare  les 
deux  plateaux,  la  direction  du  Kour  ou  rivière  de  Mouiighab,  jusqu'à  ce  qu'il  dé- 
bouche sous  le  nom  de  Polvar  dans  la  vallée  d'Hapek,  on  remarque  sur  la  rive 
gauche  les  ruines  de  fancienne  ville  dlstakar,  qui,  d'abord  simple  campement 
pour  les  gens  du  service  des  rois,  a  grandi  aux  dépens  de  Pasargada  et  lui  a  évi- 
demment succédé,  comme  il  paraît  par  le  caractère  plus  moderne  de  ses  con- 
structions. Sur  la  rive  droite  s'élève  la  montagne  de  Houssein-Koh,  avec  les  bas- 
reliefs  et  les  inscriptions  de  Nakschi-Roustam  (images  de  Roustam).  t^ne 
superstition  locale  explique  le  nom  donné  à  ces  bas-rsliefe,  oà  on  a  cm  voir 
représentées  les  actions  de  cet  ancien  héros  de  la  Perse;  mais  un  savant  français, 
H.  de  Sacy,  est  parvenu  à  déchifiOrer  les  inscriptions  de  Nakschi-Roustam,  ejt 
nous  savons  maintenant  que  les  monumens  en  question  appartiennent  à  fépoque 
des  rois  Sassanides.  On  reconnaît  ces  souverains  à  la  forme  de  la  coiffure,  exac- 
tement semblable  à  ceUe  qu'on  retrouve  sur  leur  monnaies. 

A  partir  des  ruines  distakar  s'étend  sur  la  rive  gauche  du  Polvar  (Medus), 
jusqu'au  confluent  de  cette  rivière  et  de  TAraxe,  la  plaine  de  Persépolis  propre- 
ment dite,  et,  en  continuant  de  longer  les  montagnes  qui  dominent  cette  plaine, 
on  ne  tarde  pas  à  arriver  devant  les  ruines  colosssdes  du  palais  de  Pevsépolis  cm 
de  Tchil-Minar  (1)  (les  quarante  colonnes),  comme  il  est  actuellement  nommé 
par  les  Arabes.  La  description  de  M.  de  Bode  se  ressent  de  la  vivacité  des  pre- 
mières impressions;  elle  est  incomplète.  L'observateur  est  ébloui.  Si  nous  ne 
connaissions  déjà  les  ruines  de  Persépolis  par  l'admirable  travail  de  Heeren, 
nous  aurions  de  la  peine  à  nous  y  retrouver  d'après  l'esquisse  un  peu  confuse  du 
baron  de  Bode.  Toutefois  la  critique  aurait  mauvaise  grâce  à  se  montrer  sévère, 
car  l'auteur  convient  lui-même  de  son  impuissance.  «  L'effet  produit  sur  moi, 
dit-il ,  par  la  série  des  grandes  scènes  de  Persépolis  était  à  peu  près  celui  qu'on 
éprouve  en  parcourant  une  immense  galerie  de  magnifiques  tableaux,  la  galerie 
du  Palais  d'Hiver  de  Saint-Pétersbourg,  par  exemple.  De  même  que  Ton  va  presque 
machinalement  de  salle  en  salle  et  de  chef-d'œuvre  en  cheM'œuvre  dans  un  ra- 
vissement silencieux,  interrompu  seulement  de  moment  en  moment  par  uoe 
courte  exclamation  d'admiration  et  de  surprise,  de  même  aussi  j'allais  d^in 
groupe  de  ruines  à  l'autre,  sous  le  coup  d'un  étourdissement  qui  ressemblait  à 

(1)  Il  n'y  a  pas  préctaénent  gavante  coloniies;  il  y  en  a  bien  da^uotuge,  mm  les  Per^^ 
emploient  çttarante  comme  nous  nous  servons  du  nombre  mille  pour  dire  beaucoup,  et  on 
grand  nombre  de  leurs  palais  portent  ce  même  nom  de  Tchil-Minar. 


1140  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

Tivresse.  )•  On  comprendra  une  telle  émotion  pour  peu  qu^en  s*aîdant  des  pages 
consacrées  par  Heeren  à  Perscpolis,  on  cherche  à  reconstruire  en  idée  cet  édifice 
colossal,  dont  la  position  est  déjà  une  première  singularité.  Le  palais  s'élèfe  à 
Tendroit  même  où  se  touchent  la  partie  montagneuse  de  la  Perse  et  la  plaine.  Une 
chaîne  élevée  de  magnifiques  rochers  en  marbre  gris  présente  une  ouverture  semi- 
circulaire,  dans  laquelle  est  contenu  le  corps  de  Tédifîce,  dont  une  partie  dépasse 
de  beaucoup  la  montagne.  L^ensemble  des  constructions  se  développe  sur  trois  ter- 
rasses étagées  en  amphithéâtre.  Le  marbre  employé  pour  ces  constructions  a  été 
tiré  des  montagnes  mêmes  sur  lesquelles  s'appuie  le  palais.  Des  blocs  énormes 
sont  réunis,  sans  chaux  ni  m  rtier,  d*une  manière  si  admirable,  que  le  regard  le 
plus  attentif  a  peine  à  découvrir  les  jointures.  Des  escaliers  de  marbre  conduisent 
des  terrasses  inférieures  aux  terrasses  supérieures;  ils  sont  si  larges  et  si  com- 
modes, que  dix  cavaliers  pourraient  les  monter  de  front.  L^escalier  de  la  première 
terrasse  conduit  à  un  portique  dont  il  ne  reste  que  quatre  pilastres.  Des  animaux 
gigantesques  sont  taillés  dans  chacun  de  ces  pilastres,  et  semblent  être,  pour 
ainsi  dire,  les  gardiens  des  portes.  Ce  sont  deux  taureaux  fabuleux  du  côté  de 
la  façad(%  et  deux  sphinx  tournés  vers  Tintérieur.  Entre  les  pilastres  se  trouvent 
quatre  colonnes  encore  debout;  tout  le  reste  n'est  que  ruines. 

De  cette  première  plate-forme,  des  escaliers  semblables  aux  premiers,  quoi- 
que moins  larges,  conduisent  à  la  seconde  terrasse,  sur  laquelle  se  déploient 
quatre  colonnades  différentes.  De  soixante-douze  colonnes  dont  elles  se  compo- 
saient, le  baron  de  Rode  n'en  a  plus  retrouvé  debout  que  treize,  et,  à  ce  propos, 
il  fait  une  observation  intéressante  sur  la  marche  graduelle  de  la  destruction. 
Pietro  de  la  Valle,  en  1621,  avait  encore  compté  vingt-cinq  colonnes.  Manddso, 
en  1638,  ne  parle  plus  que  de  dix-neuf;  lors  de  la  visite  de  Roempfer,  en  1698, 
et  de  Niebuhr,  en  1765,  le  nombre  en  est  réduit  à  dix-sept;  sir  W.  Ouselej.ei 
1811,  en  vit  encore  quinze;  enfin,  aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  que  treize  colonnei 
Cannelées  et  hautes  de  quarante-huit  à  cinquante  pieds,  ces  colonnes  sont  à 
grosses,  que  trois  hommes  peuvent  à  peine  les  embrasser.  De  doubles  tètes  d'a- 
nimaux, réunies  par  la  nuque,  remplacent  les  chapiteaux;  tel  est  Fomement  qu'on 
trouve  le  plus  souvent  reproduit  dans  l'ordre  persépolitain  :  ces  têtes  laisseot 
entre  elles  un  creux  où  s'adaptaient  évidemment  des  solives  qui  supportaient 
un  toit  plat,  de  sorte  que  le  tout  formait  un  grand  péristyle.  Par  ce  péristyle, 
on  arrive  à  plusieurs  édifîces  isolés,  dont  l'un,  le  plus  grand  de  tous,  occupe 
encore  la  même  terrasse;  les  autres,  plus  reculés,  forment  réunis  comme  une 
troisième  terrasse  encore  plus  élevée.  Ils  contiennent  tous  plusieurs  chambres  de 
différentes  grandeurs  et  paraissent  avoir  été  habités.  On  rencontre  à  chaque  pis 
de  précieux  débris  de  sculptures,  des  groupes  de  personnages  aux  costumes  et 
aux  attributs  variés,  des  combats  d'animaux  le  plus  souvent  fabuleux  et  all^ori- 
ques.  Dans  ces  images  d'animaux  mythiques,  on  reconnaît  des  élémens  em- 
pruntés à  la  réalité.  Ainsi  les  membres  du  lion,  du  taureau,  du  rbinocéros,  de 
Tautruche ,  ont  été  combinés  de  manière  à  former  des  figures  merveilleuses  à 
l'aide  des  embellissemens  arbitraires  que  s'est  permis  Timagination  des  poêles 
et  des  artistes. 

D'après  cet  aperçu  général  des  ruines  de  Persépolis,  on  peut  aisément  se  figu- 
rer quelle  abondante  moisson  elles  offrent  aux  recherches  des  archéologues.  Au 
milieu  des  objets  si  admirables  et  si  variés  qui  se  disputaient  son  attention,  M.  de 


VOYAGE  DANS  LE  LODftlSTAN  ET  l'aRABISTAN.  lUl 

i  > 

Bode  s^est  attaché  surtout  à  Tétude  des  bas-reliefs  persomédiques  et  des  inscrip- 
tions cunéiformes.  Ses  recherches  appellent  Tattention  dos  lecteurs  spéciaux  aux- 
quels elles  s'adressent;  pour  nous,  c'est  au-delà  de  PersépoUs  que  nous  irons 
retrouver  fe  voyagieut',  encore  charmé  des  merveilles  qu'il  lui  a  été  donné  de 
contempler  et  se  diingeant  enfin  vers  les  régions  inconnues  où  il  s'est  décidé  à 
pénétrer. 

Pour  se  rendre  de  Persépolis  à  Shiraz,  le  pont  de  PouI-e-Khan  jeté  sur  l'Araxe 
serait  la  route  la  plus  directe;  mais  quiconque  a  lu  le  charmant  poème  de  Lallo'^ 
Bookh  veut  traverser  TAraxe  à  la  fameuse  écluse  construite  au  x*  siècle  par 
fémir  Zouzun-Deylemi,  d'où  vient  à  la  rivière  en  avant  de  cette  construction  la 
nom  de  Bend-Emir  ou  rivière  de  la  digue  de  l'émir.  Près  de  cette  rivière  s'élève 
un  joH  village  d'une  Soixantaine  de  maisons,  enfoncé  dans  la  verdure,  dominé 
par  des  rochers  pittoresques,  et  tout  retentissant  du  bruit  de  vingt  moulins  éta- 
blis EUT  la  digue.  L*aspect  de  Shiraz,  où  l'on  ne  tarde  point  à  arriver,  n'est  pas 
fait  pour  dissiper  les  riantes  impressions  qu'éveillent  les  rives  pittoresques  da 
Bend-Emir.  Là  encore  des  souvenirs  poétiques  ajoutent  leur  prestige  aux  ma- 
gnificences de  là  nature.  Célèbre  par  ses  jardins  et  ses  vignobles,  Shiraz  l'est 
plus  encore  pa^  ses  deux  poètes  philosr>phes,  Saadi  et  Hafiz,  dont  on  trouve  ici 
les  tombeaux.  Cette  ville  est  la  capitale  de  la  province  de  Fars.  Bien  que  Fars- 
soit  la  plus  riche  division  de  l'empire,  les  impôts  y  sont  considérablement  ar- 
riérés, et  les  ressources  des  contribuables  tellement  épuisées,  qu'elles  ne  peu- 
vent plus  suffire  aux  exigences  du  gouvernement.  Cependant  la  taxation  annuelle 
n'est  que  de  360,000  tomans  ou  180,000  livres  sterling,  et,  le  sol  étant  extrême- 
ment fertile,  les  produits  très  variés,  le  pays  devrait  pouvoir  en  acquitter  le 
double.  Les  Ci\u^es  de  cette  gène  sont  la  mauvaise  administration  de  la  province 
et  l'insécurité  de  la  propriété.  Depuis  la  mort  de  Fatteh-Ali-Shah,  vers  la  fin  de 
1834,  la  province  dé  Fars  a  passé  par  les  mains  de  six  gouverneurs  différens. 
Chacun  (feux  a  eu  à  payer,  outre  le  fermage  nominal,  des  pots-de-vin  considé- 
rables pour  obtenir  la  préférence  sur  ses  rivaux,  et  il  a  dû  se  rembourser,  aux 
dépens  de  ses  administrés,  par  toute  espèce  d'extorsions. 

Shiraz  vit  mourir,  il  y  a  sept  ans,  une  de  nos  compatriotes.  M"»  de  La  Mari- 
nière, qOi  avait  lutté  d'énergie  et  d'intrépidité  avec  les  plus  aventureuses  des 
femmes  touristes  de  la  Grande-Bretagne.  D'un  caractère  fort  excentrique,  cette 
dame,  par  goût  poiur  les  voyages,  s'était  hasardée  toute  seule  dans  ces  contrées 
lointaines,  où  elle  était  entrée  au  service  d*Abbas-Mirza,  l'héritier  présomptif  de 
la  couronne  de  Perfse,  en  qualité  de  gouvernante  et  maîtresse  de  langue  fran- 
çaise die  ses  énfans.  D'un  cœur  bon  et  généreux,  elle  s'était  fait  adorer  dans  ce 
pays  par  son  courage  et  son  dévouement.  A  l'époque  du  choléra,  elle  visita  et 
soigna  les  pestiférés,  bien  qu'à  peine  relevée  elle-même  de  cette  maladie,  dont 
elle  fut  une  dès'  premières  atteinte.  Sa  mort,  toute  récente,  avait  été  la  suite  de 
sa  propre  imjprudence.  Déjà,  quelques  années  auparavant,  elle  avait  accompli  le 
voyage  de  Tabriz  à  Shiraz;  bien  plus,  elle  avait  écrit  un  journal  de  ce  voyage,  et 
elle  avait  publié  en  même  temps  une  description  des  ruines  de  Persépolis,  illus- 
trée par  les  dessins  d'un  artiste  persan  qu'elle  avait  décidé  à  l'accompagner.  Dans 
le  printemps  de  1840,  il  lui  vint  en  idée  d*explorer  les  provinces  de  Fez  et  de 
Darabjird,  malgré  tout  ce  que  purent  lui  dire  ses  nombreux  amis  pour  la  dé- 
tourner de  ce  projet,  ou  pour  lui  persuader  au  moins  d'en  différer  l'exécution 


^ï  •  1U2  MVUV  DIS  DKUX  MORDU. 


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jusqu'après  les  chaleurs.  Malheureusement  M"**  de  LaMarinière  n^élait  pas  Cmma 
à  se  laisser  ébranler.  Elle  partit  comme  elle  Tavait  résolu;  mais,  à  peine  à  la 
moitié  de  cette  excursion,  elle  fut  prise  d'une  fièvre  pernicieuse  dont  eUe  refint 
mourir  à  Shiraz  à  la  fin  de  la  même  année.  M*"*  de  La  Marinière  appartenait  à 
une  famille  noble  de  la  France  qui  avait  sotffert  de  la  révolution  de  1789.  EDe 
avait  été  lectrice  de  la  reine  de  Naples,  M°*«  Murât,  sœur  de  Bonaparte,  et,  bien 
qu'elle  eût  été  constamment  froissée  dans  tous  ses  rapports  avec  la  France,  elle 
avait  conservé  le  plus  vif  attachement  pour  son  pays  et  n'en  parlait  janoais  qu'a- 
vec enthousiasme. 

La  partie  périlleuse  du  voyage  commence  après  Shiraz.  L'itinéraire  que  soit 
M.  de  Bodc  pour  revenir  de  Shiraz  à  Téhéran  le  conduit  dans  le  pays  des 
Lours,  but  principal  de  ses  recherches.  Les  Lours  ou  habitans  du  Louristan 
se  divisent  en  plusieurs  hordes  :  les  Mamaseni,  les  Khogilous  et  les  Bakhtyah. 
Les  Mamaseni  sont  divisés  en  quatre  clans  réunissant  environ  quatre  mille  fa- 
milles; ils  campent  dans  la  vallée  de  Shab-e-Bevan.  Les  Khogilous  ne  comp- 
tent pas  moins  de  quatorze  mille  familles  réparties  en  cinq  grandes  tribus; 
ils  habitent  le  territoire  de  Behbehan.  Enfin  les  Bakbtyari  occupent  la  partie 
de  rArdekban  qui  s'étend  depuis  les  terres  des  Khogilous  et  des  Mamaseni  jus- 
qu'au mont  Zagros  (1).  Nous  Tavouerons,  ce  qui  nous  a  le  plus  intéreasé  dans 
le  livre  de  M.  de  Bode,  ce  ne  sont  point  les  descriptions  de  bas-relids,  ni  ks 
découvertes  d'inscriptions;  c'est  ce  qu'il  nous  apprend,  en  des  pages  aussi  vive 
que  pittoresques,  de  toutes  ces  peuplades  moitié  sédentaires,  moitié  nomades, 
et  restées  à  travers  tant  de  siècles  exactement  les  mêmes  depuis  Abraham  jus- 
qu'à nos  jours.  La  partie  nomade  de  cette  population  étrange  a  des  habitudes 
très  régulières.  Elle  passe  une  moitié  de  Tannée,  la  saison  chaude ,  dans  ks 
pâturages  de  ses  montagnes,  c'est-à-dire  dans  leurs  vallées  les  plus  retirées 
et  les  plus  profondes,  et  l'autre  moitié  dans  ses  garam  e  sirs^  ou  campemeos 
d'hiver,  dans  les  plaines  qui  s'étendent  sur  le  rivage  septentrional  ou  occideatal 
du  golfe  Persique.  (Test  en  allant  vivre  sous  la  tente  des  llyats  (nom  vulgaire 
appliqué  à  toutes  ces  familles  nomades,  sans  distinction  de  tribus)  qu'on  peut 
s'initier  à  toutes  les  bizarreries  de  ces  moeurs  patriarcales;  mais,  pour  tenter  ooe 
expédition  aussi  hasardeuse ,  il  faut  s'engager  dans  d'âpres  défilés ,  traverser 
d'immenses  déserts ,  protégé  par  toutes  les  garanties  que  s'était  assurées  M.  de 
Bûde;  il  faut  surtout  savoir  tirer  parti  de  ces  circonstances  exceptionnelles, 
comme  Fa  fait  le  voyageur  russe,  à  force  de  courage,  de  persévérance  et  de  sang* 
fh>id. 

En  quittant  Shiraz  et  en  se  dirigeant  vers  Touest  sur  les  traces  de  M.  de  Bode, 
on  rencontre  d'abord  les  ruines  de  Joundi-Shapour,  sur  les  bords  d'une  rivière 
célèbre  par  une  des  victoires  d'Alexandre,  le  Granique.  De  cette  station  jusqu'au 
petit  fort  de  Nourabad,  des  monticules  de  débns  couvrent  une  étendue  de  pl»- 
sieurs  milles  carrés  et  offrent  aux  recherches  de  Fantiquaire  une  carrière  encore 

(l){G*eit  dans  ceUe  grande  famiUe  dat  Uun  ifà!i\  finit dMidier  lea  vérîtefalei  abori- 
gènes de  U  Perse,  les  Zend,  Arti  ou  Ardi,  primiUvemeDt  da^endus  de  U  BadriMW,  dagt 
11^  ont  retenu  le  nom  ;  Bakhtyan,  Bactiûane,  tandis^ qu*iiB.omt  denné  leur  non  de  cUn, 
Ardit  à  la  chai  ne  de  montagnes  (Ardekhan)  qui  leur  offrit  souvent  un  refuge  contre  ks 
imigrations  plus  récentes  des  Perseç  et  des  Mèdes. 


VOYAGE  DAMS  LB  LOVRISTAN  ET  L'AAABISTAN.  il43^ 

inexploHée.  Une  demi-ltette  plus  loin  s'élève  la  petite  ville  de  Fahlyan.  U  n'y  a 
pas  bien  long-temps  encore,  Fahlyan  contenait  cinq  mille  habitans;  aujourd'hui 
c'est  un  misérable  bourg  d'une  soixantaine  de  maisons.  Pourquoi  ce  change- 
^ment?  l'air  est  pur  à  Fahlyan,  l'eau  abondante,  et  le  sol  tellement  fertile,  que  les 
blés  que  l'on  y  sème  reproduisent  au  moins  quarante  fois  ce  que  Ton  a  confié  à 
la  terre,  le  sésame  jusqu'à  cent,  et  le  riz  jusqu'à  cent  cinquante  fois.  Ici  encore 
se  trahissent  l'impuissance  du  gouvernement,  la  nullité  de  l'administration  lo- 
cale, et  la  turbulence  indomptable  des  Mamaseni.  Fahlyan,  entourée  d'une  cein- 
'ture  de  palmiers  et  bâtie  immédiatement  au^essous  d'une  montagne  escarpée 
qui  la  garant  des  feux  trop  ardens  du  soleil  pendant  une  partie  de  la  journée, 
est  située  à  l'entrée  d'un  vallon  fameux,  espèce  de  Tempe  chanté  par  les  poètes 
arabes  et  persans,  qui  en  font  un  des  quatre  paradis  terrestres.  Cest  la  vallée 
de  Shab-e-Bevan.  Des  narcisses  sauvages  forment  dans  cette  vallée  comme 
un  vaste  tapis  d'une  éclatante  blancheur  et  long  de  plusieurs  lieues.  L'air  y  est 
chargé  des  plus  suaves  parfums.  Quelques  champs  cultivés  de  riz,  de  coton, 
■de  blé,  coupent  çà  et  là  ce  tapis  odorant;  mais,  partout  où  la  terre  est  laissée  à 
elle-même,  le  narcisse  réparait  aussitôt.  Il  semble  avoir  fixé  ici  son  séjour  favori 
et  son  empire.  M.  Quatremère,  dans  ses  iVol^^ur  l'histoire  des  liogols,  décrivait 
ainsi  cet  Eldorado,  d'après  les  récits  des  vieux  historiens  persans  :  «  Le  vallon  de 
'Shab-e-Bevan,  çiue  l'on  compte  parmi  les  lieux  de  plaisance  les  plus  célèbres  qui 
existent  au  monde,  est  une  vaUée  située  entre  deux  montagnes.  Elle  a  trois  far- 
sangs  de  longueur  et  une  et  demie  de  largeur.  Tout  cet  espace  est  couvert  d'arbres 
qui  produisent  toute  espèce  de  fruits.  L'air  y  est  extrêmement  pur  et  tempéré.  6  n 
7  voit  un  grand  nombre  de  vilhiges.  Au  milieu  de  la  v^dlée  coule  une  grande 
rivière.  Les  montagnes  qui  entourent  i^e  terrain  ont  presque  tonte  T^année  leurs 
sommets  couverts  de  neige.  Partout  les  arbres  sont^i  pressés,  tpie  les  rayons  du 
soleil  ne  sauraient  pénétrer  jusqu-à  terre.  On  y  trouve  de  tons  côtés  des  sources 
nombreuses  et  des  eaux  Umpides.  »  La  physionomie  de  ce  Ken  célèbre  a  bien 
.  diangé  depuis  tefftemps  auxquels  se  rapporte  la  description  de  M.  Quatremère. 
11  n'y  faut  plus  chercher  ces  épais  fourrés,  ces  ombrages  impénétrables  dont  il 
était  question  tout  à  Theure.  On  n'aperçoit  plus  dans  la  vallée  que  de  loin  en 
loin  ({uelques  arbres  isolés,  et  à  ce  propos  M.  de  Bode  fait  une  observation  très 
juste  :  c'est  que,  tandis  quTen  Europe  les  forêts  'dispcuwssent  devant  les  progrès 
"de  la  civilisation  et  l'accroissement  de  la  population,  en  Perse,  au  contraire,  4e 
pays  se  déboise  en  proportion  deia  destruction  mi  de  la  diminution  des  habi- 
tans. Ainsi  Ton  ne  retrouve  plus  rien  des  délicieux  bosquets  tle  Shab-e-^Bevan^ 
'  et,  dans  toute  la  plaine  de'Monrghab,  où  le  tombeau  de  Gyrus  s'élevait,  selon 
Arrien,  au  centre  des  jardins  royaux,  entouré  de  bois  touffus,  on  n'aperçoit  plus 
imjourd'hui  un  seul  arbre.  Cest  que  ces  arbres,  cette  verdure,  étaient  le  pro- 
duit et  la  récompense  du  travail  de  l'homme.  Dans  ces  contrées  dévorées  par 
'le  soleil,  on  recueillait  avidement  les  sources  pour  les  conduire,  par  des  aquedtws 
itonterrains,  d'un  endroit  à  l'autre,  et  les  arbres  croissaient  au  bord  de  ces  rigoles. 
Cne  fois  venus,  leur  ombrage  attirait  les  rosées,  et  ils  se  multipliaient.  Les  con- 
duits hydrauliques  ont  disparu  avec  les  populations  mêmes,  et  plusieurs  con- 
trées, comptées  dans  l'antiquité  parmi  les  plus  riches  et  les  plus  florissantes,  ont 
pris  peu  à  peu  un  aspect  triste  et  désolé;  le  désert  les  a  pour  ainsi  dire  recon- 
quises. 


1144 


BBVUB  DBS  DBITX  MONDES. 


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La  vallée  de  Shab-e-Brvan  est,  nous  Tavons  dit,  occupée  parles  Mamaseni. Us 
deux  villes  principales  qu'elle  renferme,  Fahlyan  et  Bashi,  R^Ofil  rien  ^  l«lBa^ 
quable.  A  peine  a-t-on  dé|)assé  fextréinité  occidentale  deceUe  vallée,  qu'on  etf 
sur  le  territoire  d'une  autre  branche  de  la  famille  des  Lours,  les  RhogÛous.  Ce 
territoire  porte  le  nom  de  la   ille  de  Bihbehan,qui  en  est  la  capitale.  De  Balist 
à  Behbehan,  sur  un  espace  de  seize  lieues  tout  sillonné  dexaiHUUx  ^oodfésct 
d'anciens  débris  de  caravanséraîs  et  de  villagis,  on  n^aperçoit  ni  une  goatle 
d'eau  ni  une  habitation.  La  Iraverst  e  de  ce  désert  fut  marquée  cependant  pour 
M.  de  Bode  par  une  rencontre  intéressante,  celle  d'une  troupe  dV/yo^  qui  aban- 
donnaient les  montagnes  ardekanaises  pour  aller  s'installer  daas  U  plaine  au- 
tour d'Ispahan,  où  ils  s'étaient  donné  rendez- vous  avec  une  autre  émigratiuo 
venue  d'un  point  tout  opposé,  c'est-à-dire  des  districts  méridicmauB  de  la  pro- 
vince de  Fars.  M.  de  Bode  décrit  ainsi  cette  caravane  :  c  Des  troupeaux  de  chè- 
vres et  de  moutons  ouvrent  la  marche,  conduits  par  les  jeunes  hommes,  la 
fleur  et  l'élite  de  la  tribu,  accom|)agnés  de  leurs  chiens  fidèles^  une  espèce  de 
terriers  à  longs  poils.  Puis  viennent  les  ams  et  les  boeufs  porteurs  (ceux-ci  «Tiioe 
très  petite  race),  montés  par  les  membres  les  plus  faibles  et  les  plus  âgés  de  k 
communauté,  ou  bien  charges  de  rouleaux  de  toile  noire  et  de  poteaux  qui  doi- 
yent  servir  à  la  construction  des  tentes.  Par-dessus  tout  cela^  oo  a  jeté  les  saa 
contenant  les  provisions  et  attache  par  l'aile  ou  par  la  patte  tout  ce  que  la  triiii 
possède  en  oiseaux  de  basse-cour.  Tandis  que  les  pauvres  volatiles  s^exeitxoi 
à  se  tenir  en  équilibre,  hommes,  femmes  et  enfaiis  suivent  la  caravane  à  pid, 
marchant  séparément  ou  par  groupes,  et  chacun  portant  quelque  meuble,  oa 
quelque  ustensile.  Les  chevreaux  ou  agneaux  nés  sur  la  route  sont  recueiilis 
dans  des  paniers  et  portés  au  t  ras,  ou  bien  encore  sur  le  dos  des  bêles  de 
somme.  Les  femelles  pleines  et  les  animaux  boiteux  ont  leurs  conducteurs  sé- 
parés, qui  tantôt  les  encouragent  doucement  à  marcher,  tantôt  s^arreteut  afec 
eux  et  les  nourrissent  quand  ils  sont  fatigués.  »  Gomment  ne  pas  être  frappé  de 
cette  mise  en  action  naïve  de  la  prophétie  d'Isaîe  :  «  11  paîtra  son  troupeaa 
avec  la  tendresse  du  berger;  il  recueillera  les  agneaux  entre  ses  bras  et  les  por- 
tera dans  son  sein;  il  conduira  doucimtnt  cellis  qui  allaitent?  »  —  «  Les  jeiiaes 
filles,  leurs  fusiaux  à  la  main,  filent  tout  en  marchant;  les  femmes  mariées  s'a- 
vancent lentement ,  portant  sur  leur  dos  courbé  un  enfant  qui  passe  ses  pelHs 
bras  autour  de  leur  cou ,  ses  jambes  autour  de  leur  taille.  Un  plus  petit  manDOt 
sera  quelquefois  suspendu  dans  un  sac  attaché  aux  épaules,  tandis  que  Tenlaot 
au  maillot  trouvera  encore  de  la  place  sur  la  tête  de  la  pauvre  mère.  » 

La  ville  de  Behbehan,  qu'on  atteint  après  une  pénible  marche  de  seize  lieues, 
est  célèbre  par  ses  teinturiers.  Les  habitans  ont  pour  le  mélange  des  ODuleors 
un  secret  qui  en  assure  la  finesse  et  la  durée,  secret  dont  ils  sont  par  conséquent 
fort  jaloux.  Le  sol  autour  de  Behlehan  est  riche  et  bien  arrosé;  il  ne  lui  manque 
pour  donner  de  beaux  revenus  à  la  Perse  qu'une  population  suffisante  pour  tirer 
parti  de  la  terre,  et  surtout  Une  administration  (jIus  intelligente  et  plus  stable. 
La  végétation  est  magnifique  et  très  variée.  On  remarque  dans  les  jardins  1^ 
arbres  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Le  palmier,  le  grenadier,  Toranger,  prospèrent 
à  côté  du  pécher  et  de  la  vigne.  Enfin  les  prairies  comme  celles  de  la  vallée  de 
Shab-e-Bevan  sont  couvertes  d'un  odorant  tapis  de  narcisses* 

Au  sortir  de  Behbehan ,  on  franchit  le  fleuve  nommé  lab,  TAgradates  d'HélO' 


VOYAGE  lUNS  LE  tOUEISTAN  ET  l'ARABISTAN.  if4S 

dote,  et  dès  ce  moment  on  foule  un  isol  biblique.  Cest  ici  que  commence  ran-> 
cienne  Chaldée,  TElam  de  rÉcriture  sainte,  i'Elymaîs  de  Thistoire  profane.  A 
sept  lieues  de  Behbehan ,  on  rencontre  la  petite  ville  de  Tashoun.  Des  ruines  de 
bazars,  de  palais,  de  bains  publics,  épars  dans  toutes  les  directions,  ainsi  que 
les  massifs  d'arbres  vénérables  qui  ombragent  les  places  publiques,  montrent 
que  cette  ville,  aujourd'hui  très  pauvre,  a  été  depuis  long-temps  et  à  une  épo- 
que encore  assez  récente  un  centre  de  population  considérable.  Ce  qui  donne 
un  intérêt  tout  particulier  à  cette  localité,  ce  sont  les  traditions  religieusement 
conservées  par  les  habitaiis.  Tashoun  revendique  Thonneur  d'avoir  donne  le 
jour  à  Abraham.  Cest  à  Tashoun  qu'Abraham  aurait  été  jeté  dans  une  four* 
naise  ardente  (lar  Nemrod ,  «  le  hardi  chasseur  devant  le  Seigneur;  »  à  l'appui  de 
cette  légende,  les  habitans  présentent  l'étymologie  du  nom  même  de  leur  ville 
qui  vient  du  mol  persan  et  chaideen  atemh  (feu). 

A  vingt-deux  lieues  au  nord-ouest  de  Behbehan,  on  quitte  le  pays  des  Khogi-> 
bus -pour  enirer  dans  celui  des  Bakhtyari,  lé  troisième  groupe  de  la  famille  des 
Lours.  La  limite  est  marquée  par  un  arc-de-triomphe  en  ruines  dans  le  style 
sassanien,  composé  de  trois  arches  qui  interceptent  une  étroite  vallée  enlre  la 
muniagne  de  Mangasht  à  droite  et  celle  de  Getch  à  gauche,  de  telle  sorte  que  la 
route  n'a  d'autre  issue  que  sous  l'arche  prmcipalc.  Les  principaux  caractères 
qui  distiMguent  les  Bakhtyari  des  populations  voisines  sont  le  costume  uniforme 
des  hommes  et  le  style  des  tombeaux.  Le  costume  des  hommes  est  un  surtout  de 
feutre  à  manches  très  courtes,  ouvert  par  devant,  descendant  un  peu  au-des- 
sous du  genou  et  très  ample  autour  des  hanches.  Cet  habit  ressemble  au  saaere^ 
▼etemeui  sacerdotal  des  mobtiU  ou  anciens  prêtres  des  Farsis.  Une  chemise  et 
un  pautaion  turc-  de  toile  de  coton  couipletent  le  costume  des  Bakhiyaris.  Le 
style  des  sépultures  a  aussi  son  originalité.  Une  ligure  de  lion  sculptée  en  pierre, 
ou  cxecubee  en  plâtre,  décore  chaque  monument  où  repose  un  chef  de  lamiUe. 
L'introduction  du  lion  .  omme  un  symbole  fa  von  chez  les  Persans  date  de  la 
conquête  arabe;  les  shiites  surtout  se  plaisent  à  reproduire  ce  symbole,  et  cela 
tieni  àce  que  leur  propnete  Ali  est  desigae  /e  éion  de  uieu.  Chez  les  disciples 
de  itoruastre,  au  contraire,  le  lion  otaii  compté  parmi  les  animaux  immondes, 
et  il  était  regarde  coiume  la  créature  d'Anhman,  l'esprit  du  mal  et  renuemi 
d*Ormuid.  Aussi  ne  le  voit-on  jamais  sur  le  tombeau  des  anciens  Perses,  bien 
qu'on  ie  retrouve  dans  les  scu.ptures  des  paiais  et  entre  autres  dans  les  bas- 
reliefs  de  Persépjlts. 

A  douze  lieues  environ  de  Farc-de-triomphe  qui  sert  de  limite  au  territoire 
des  bakhtyari,  la  route  se  bifurque  en  deux  chaussées,  dont  l'une,  celle  de  droite, 
conduit  à  Ispahan ,  et  dont  l'autre,  à  gauche,  aboutit  à  Shouster,  une  des  villes 
principales  du  Khousistan.  Sachant  que  Manoucher-Khan  arrivait  d'ispahan  par 
la  chaussée  de  droite,  M.  de  Bode  se  porta  à  la  rencontre  de  ce  fonctionnaire, 
bien  qu'il  ne  pût  le  faire  sans  s'écarter  lui-même  un  peu  de  sa  route.  Cette 
excursion  l'amena  devant  Its  restes  d*une  chaussée  gigantesque  dans  lesquels 
il  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaitre  un  des  monumens  les  plus  antiques  et  les 
plus  mystérieux  de  l'Orient.  Cette  chaussée,  appelée  aujourd'hui  le  Jaddehi-^ 
jUabeg  (le  chemin  des  Atabegs),  était  regardée  comme  une  des  merveilles  du 
inonde  par  les  anciens  historiens  qui  la  désignaient  sous  le  nom  de  hli"QX 
m^/^n*'  (rrande  échfvll').  Au  temp3  me.n.î  d'^lexarj  lr%  01  iVn  oîin.i's^ait  nlus 


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k  eomÉmoteor.  Oa'on  se  figure  un  p«vé  «colosBid  fiimé  de  pierres  'd^nfiral 
4nMS  mètres  de  long  soriminfetie  delôrge,  feliée&'à  chaque  mtenmUe  4e  ^mt 
ou  Tingt  blocs f^  des  Salies  énormes,  et  fraoekissant  à  la  montée  oomaieèli 
descente  les  neraans  les  ^luseseavpés.  D'jiprèsia  description  de  M.-de<Bode,^tooi- 
à-fàit  conforme  à  celles  4e  Pline  et  de  Diodore  de  ^kiie ,  on  me  aaiviBt  do«lr 
4e  ridentité  du  Jaddeld'Maèeg  et  du  Kitmax  megale. 

M.  de  Bode  n'ont  que  iqnelques  lieues  à  faire  sur  la  wmto  dlspoAian  fNmrre» 
joindre  Manoudier-KhBn,  k  gonvanear  de  la  province <de  Fars.  L'escorte  de  ce 
haut  fonctionnaire^  qu'il^eut  occasion  de  passer  en  revue,  kn  donna  uiieirisie 
idée  des  ressources  miiitaîyes  de  la  Perse.  Cette  escorte  consistait  en  un  régi- 
ment d'infanterie  régulière  d'environ  mille  hommes  d'assez  médiocre  apparence, 
d'à  peu  près  le  même  nombre  de  cavaliers  bien  équipés  et  bien  montés,  et  «fiifin 
de  trois  pièces  de  canon  du  calibre  de  %  avec  ceni<ctnquante  arUUenrs  :  tout  cek 
pouvait  formerideux  milk  cinq  cents  hommes  tant  «onlbaltans  que  valets  d'année, 
et  environ  trois  mille  chevaux  et  miidets  y  compris  les  bètes  de  somme.  Ce  dé- 
ploiement de  forces,  si  médiocre  qu'il  fâl,  était  eependant  proportionné  an 
obBtacksàrarmonter  et  aux  ressources  à  lirer  du  pa^.  C'était  le  seul  instrumeet 
^«ur  lequel  le  gouvemeinr  part  compter  peur  faire  rentrer  ka  toiea  et  i^sspetla 
son  autorité. 

M.  de  Bode  utilisa  eetle  baltcde  quelques  jours  daais  -le «camp  ^n  gouvemeir 
pour  se  procurer  de  «euveaax'firmans,  de  nouvelles  reconnaundations.  'Son  èit 
-étant  de  revenir  à  Téhéran  parles  districts  de  Shouster,  de  Diafeol  -et  la  cheiae 
du  Zagros,  ManoucheT'^flâian  lui  donna  des  lettres  pour^ses^eutemma  dansto 
^divers  pa^squeeetitinéndreTobligeait  à  traverser.  Le  dq^omato'  r  uaat  put-aiaii 
UBontinuer  son  voyage  avec  sécurité.  A  peinoen  marche,  à  qu^ques  liene9'selÉi^ 
*ment  de  l^ndmt  où  il  a^t>quitté  Ifonoucher-Khon,  il  -se  laissa  attarrierps' 
•quelques  tnonumenspeisépolitaias.  La  nuit4eeurprit  essayant  de  ^éetnffirer  mu 
^inscription  cunéiforme. 'Ce  fut  an  oonhrQ4emps  pour  Parchéologue,'matf  ea 
même  temps  une  bonne  fortune  "pour  k  vc^fugeur;  car,  foreé  decherébern 
refùgepour  la  nuit  dans  un  douar  deBakhtyaris,  il  put.ohserver  ces  peupiaiies 
4an8  la  flltoresqne  originaUlé  de  lear  vk  liomestique.  «  La  lenle<da»rlaqaeile 
>on"nous  introduiiét  était,  dii4l,  encombrée  des  diven  'objets  qat^composett 
'ordinairement  k  mémige  d'une  familk  d'Ifyats.  Un  grand  nondbt<e  de-oacrdr 
^loute  nalufo  et  de^toutas  dimensions,  contenant  toute  k  'propriété* raoMKère, 
occupaient  la  majeure  partie  de  la  tente.  Les  uns  étaient  bourrés  de  Unne^ou-dr 
vètemetts;'d'aulKs,  plus  petits,  laissaient  échapper  de  kurs'OufeiUitoe  éémmécs 
des  fruits  ou  des  légimes  secs.  Des  peaux  de  foeuc,  le  poil^en  dedans,  eentenant 
'du  hdt  aigre,  étaient  adossées  contre  deaoutres  remplies  4'eau«  lie mékage de 
«es  deu  liquides,  assaisonné  d'un' peu  de  sel,  est  k  boisson  favorîle'dea;Dynl& 
Des  chaudrons  pour  bouillir  le  kit,  noirs  dcrcrasse  et  4e  famée, -et 4ee  sacs  de 
«uir  pour  battre  le  beurre,  ces  derniers  suspendus  à  de  grandes  latte»  dai»k 
longueur  de  ktmte,  obstruaient  le  passage  etcomplétaknt  k^ëésordreJlidgié 
k  quantité  d'objets  ainsi  entassés,  l'intérieur  de  la  tente  n'eii  était  pas  pks 
chaud.  Effectivement  k  nuit  était  gkciak,  etknvent,  dans  ces  régions  élcvika, 
•aottfflait  impitoyabkmentià  travers  ksîntervalks*et'ks  déehisnras  dfsjdfape- 
ries.  Pour  mcfgarantirnn  (peu  rde  la  bise,!  fe  m^étak-aaskiaurain^^sac  ^dedalâe; 
mes  gais,  moins  bien  partagés,  étaientétendas^aur  Ja  tame^iigBsloltaîant  de 


VOYAGE  hmh  w  hBmmtm  m  ('Imabictah.  mm 

tmr  le  [iluft  misérable.  Uo  feu  clair  oapeadaiU  briUni  siHr.uae  eaptee  dlAtvtn 
môs  a*éjteQëait>  son  influeaoe  ni  avsai  kâiiy  ni  danssia  mène  pioportioa  <|ii#i 
rebaisse  fiiiBée  cpiieonodaiinosKyeiixetgènaiftiiotiB  respiratioa  avant  d^  paxw 
vçnir  à.sa  dégager  j^r  les  nembreosas^  ouTarturesqui  nous  ai^portaîeni  si  librei^ 
menl  Pair  et  te  finold  du  dehors.  » 

IL  de  Bode  put  compléter  sous  eettehamble  tente  les  curiensea  obaerratiûna 
^'ilamit  déjà  recueillies  sur  lea moeurs  toutes  bibliques  des  montagnarde  dxfi 
Louristan.  CMXa  race  n'a  perdu  auottue  des  qualités  cpii  sont  le  caebet  de»  racea 
primitives.  Les  hommes  du  Louristan  se  distinguent  des  autre»  habitans  de  la 
Peise  par  une  vigueur  et  une  hardiesse  i  toute  épreuve.  Cette  hardiesse»  cetta 
vigneur,  ils  la  doivent  à  leur  via  active»  à  leur  alimentatioa  siniple«  àTair  fonti- 
fiant  qu'ils  respirent  dans  leurs  montagnes.  Leur  principale  oceupatioa  consista 
h  soigner  teurs  troupeaux  de  chèvres  et  de  moutons;  leur  neurriture  est  le  gland 
du  chêne,  dont  ils  extraient  une  farine  en  le  broyant  entr&  deux  pierres.  11  est 
u»  trait  poturtant  qui  les  distingue  des  anciennes  peuplades  de  la  Chaldée.  Bien 
q]se  les  Lours  professent  Tislamisme  suivant  les  canons  shiites,  ils  n'ont  en  g^ 
néral  qu'une  idée  très  confuse  de  leur  religion.  Toutes  leurs  croyances  consis- 
tent en  quelques  rites  superstitieux  et  en  une  vénération  traditionnelle  pour 
leurs  piri,  c'est-à-dire  les  saints  aux  tombeaux  desquels  ils  vont  en  pèlerinage. 
Parmi  les  offrandes  qu'ils  apportent  à  ceuxnn»  dans  l'espoir  d'en  obtenir  quelque 
faveur,  on  remarque  le  plus  souvent  de  petites  lampes  en  fer-blanc  qu'ils  sus- 
pendent avec  des  fieelles  au-dessus  de  la  tombe,  ou  des  lambeaux  de  chiffons  de 
couleur  que  leurs  femmes  attachent  à  quelque  arbre  consacré  dans  le  voisinage. 
On.  voit  en  Perse  de  ces  arbres  qui  comptent  plus  de  chiffons  que  de  feuilles. 

Comme  contraste  à  cette  rudesse  patriarcale,  M.  de  Bode  remarqua  la  bonne 
tenue  des  femmes  ilyats..  n  attribue  cette  supériorité  d'un  sexe  que  les  coutumes 
orientales  et  musulmanes  ont  plus  ou  moins  dégradé  dans  le  reste  de  l'Asie  à 
la  liberté  qui  est  inséparable  de  la  vie  nomade.  Laconfiance  qu'on  lui  témoigne 
élève  la  femme  ilyat  dans  sa  propre  estime,  et  le  sentiment  qu'elle  a  de  sa  di- 
gnité se  communique  à  ceux  qui  l'entourent.  Il  ne  faut  pas»  bien  entendu,  de- 
mander à  la  compagne  d'un  Ilyat  les  vertus  douces  et  les  qualités  raffinées  de 
réponse  européenne.  On  ne  doit  s'attendre  à  trouver  en  elle  qu'une  femme 
forte  et  capable  de  toute  espèce  de  dévouement  conjug^  et  maternel,  mais  rude, 
ignorante,  et  souvent  aussi  sauvage  que  son  époux.  Exercée  dès  l'enfance  aux 
plqs  grossiers  travaux,  maniant  seule  la  pioche,  la  hache  ou  la  béche«  elle  em- 
piète même  quelquefois  sur  le  domaine  de  Phomme  et  partage  ses  dangers  à  I4 
chasse  ou  dans  le  combat. 

Une  anecdote  racontée  par  M.  de  Bode  met  en  scène  d'une  Ihçon  fort  piquante 
une  de  ces  femmes  qui  unissent  souvent  le  courage  du  guerrier  au^  vertus  de 
la  mère  de  famille.  Le  hasard  lui  fit  rencontrer  à  Kermanshah  la  veuve  d'un 
chef  de  tribu  qui,  pendaqt  la  minorité  de  son  fils,  montait  elle-même  à  cheval 
pour  commander  le  contingent  militaire  de  son  clan.  Entre  autres  aventures  de 
cette  héroïne,  voici  un  trait  qui  nous  reporte  aux  temps  chevaleresques  da 
moyen-âge  :  «  Quand,  jeune  fille  encore,  elle  vivait  sous  la  tente  de  son  père, 
c'était  son  habitude  de  jrevêtir  des  habits  d'homme,  et,  armée  d'un  sabre  et 
d*une  bonne  lance,  de  se.  placer  en  embuscade  dans  Je  désert  peur, y  rançon- 
ner les  voyageurs.  Un  vieux  Kourde,.  aj^nt  eu  UQ  jour  à.traverser  une  partip 


». 


i  4448  MBYCB  MIS  WSOX  MOIIDBS. 


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peu  fréquentée  dn  KhouzisCan,  se  vît  soudainement  attaqué  avec  une  grande 
i  ^1  impétuosité  par  un  cavalier  seul  armé  de  toutes  pièces,  et  ce  ne  fut  qu*apr^ 

avoir  reçu  et  rendu  pluf^ieurs  blessures  assez  graves  qu'il  parvint  à  se  débar- 
rasser de  son  assaillant.  Vers  la  fin  du  jour,  il  arriva  tout  meurtri  et  tout  san- 
.  /  mi  glant  dans  un  campement  d'Ilyats.  Il  descendit  sous  la  tente  du  chef  dé  la 

tribu,  qui,  en  lui  accordant  l'hospitalité  la  plus  généreuse,  lavant  et  pansant 
lui-même  les  blessures  de  son  hôte,  se  désolait  de  ne  pouvoir  laisser  ces  soins 
à  sa  fille.  «  Biais  elle-même,  disait-il,  avait  été  grièvement  blessée  ce  jour- 
là  dans  un  combat  quVlle  avait  eu  à  soutenir  contre  un  Kourde  dans  le  dé» 
sert.  9  î^  voyageur  ne  put  s'empêcher  aussitôt  de  faire  plusieurs  questions  sur 
^     ^  Tarcident  arrivé  à  la  jeune  Ilyat,  et  il  demeura  convaincu,  d'après  les  i^ponses 

du  chef,  que  la  fille  de  son  hôte  était  précisément  le  voleur  qui  favait  attaqué. 
Voulant  s'assurer  pleinement  du  fait,  il  exprima  le  désir  de  voir  la  jeune  fille 
blessée.  Le  père  n'y  fit  aucune  objection.  A  peine  furent-ils  en  présence  qu'ite  se 
reconnurent;  mais,  comme  tous  deux  étaient  blessés  et  avaient  combattu  vail* 
lamment,  ils  se  regardèrent  comme  quittes  l'un  envers  l'autre,  et  se  serrèrent  la 
main  en  signe  de  parfaite  amitié.  Quant  au  père,  il  ne  songea  pas  à  témoigner 
»  13  le  moindre  ressentiment  à  son  hôte,  à  Fhomme  qui  avait  goûté  de  son  sd  eC 

s'était  reposé  à  l'ombre  de  sa  tente.  » 

A  nnelaue  distance  du  donar  des  Ilvats,  M.  de  Bode  rencontra  sur  s^ioota 
un  villaare  complètement  désert.  Les  habifans  avaient  fui  dans  les  montages  à 
la  première  nouvelle  do  la  prochaine  arrivée  du  gouverneur  dispahan.  De  même 
i  :  dans  presque  tonte  la  Perse,  les  villages  situés  sur  les  grandes  routes,  notam- 

ment sur  celle  de  Téhéran  à  Tabriz,  sont  presque  tous  abandonnés,  et  les  haW- 
tans  ont  fherrhé  des  demeures  plus  retirées  loin  du  passage  des  armées  et  iVs 
caravanes.  Dans  les  navs  civilis«^s,  une  route,  un  canal,  une  artère  quelennmie 
de  rommuniration  attire  or^'innirement  la  population  et  les  richesses.  Cesf  le 
contraire  en  Perse.  Les  plus  riches  villages  sont  cachés  dans  les  ftorses  les  nlw 
inaccessibles  ^es  monfaenes.  De  1^  cet  air  de  désolation  et  de  mort  dont  un  Fn- 
roréen  est  nartout  frappé  quand  îl  suit  en  Perse  le  sentier  des  caravanes;  de  là 
aussi  les  idées  fausses  qu'on  se  fait  souvent  sur  la  statistique  et  les  ressouroesde 
ce  pavs, 

La  ville  de  Shoiisfpr.  placée  sur  la  route  siM'vie  par  le  vovaeenr  russe,  est 
justement  c^^l^bre  par  les  immenses  travaux  hydranMones  qnî  distribuent,  avec 
un  art  infini,  dans  ses  divers  anariiers,  les  eaux  du  gonran,  le  Pasifi?ris  des 
hi^toripnc  d'Alexandre.  Grâce  aux  firmans  dont  il  était^Heur  et  aux  lettres  de 
recoTPmanHation  du  gouverneur  d'Tspahan.  dont  on  connaissait  la  pft>cha»»»e 
arrivop,  M.  de  ^ode  fut  reçu  en  prince  h  Shou«"ter.  îl  en  profita  pour  remeillîr 
sur  cette  cit<^  de  pn^riepr  détails  archéoloiriques  et  statîsHones.  Sbouster  est  une 
Ville  d'im  aspect  fort  ori?înal.  Les  maisons  ont  en  çrénéral  deux  étapes  mnrmi* 
nés  d'une  largre  terraco^  ento»»rée  de  parapets.  Daps  les  cours  intérieures,  de 
grands  pas«affes  voûtés,  crensês  au-dessous  du  sol,  font  le  tour  de  l'édifioç.  r^s 
espèces  de  cloîtres  «ou ferrai nç  sont  le  lieu  de  refuge  des  habi tans  pendant  Pété. 
Ils  y  passppt  tout  le  iour,  et  ne  les  atn'ttent  que  pour  monter  sur  leurs  terni«!¥S 
à  l'approche  de  la  nuit.  Sbouster  possède  aussi  une  kaob'f.  forteresse  isolée  de  la 
ville  par  d'épaisses  murailles,  bien  que  comprise  dans  la  même  enceinte,  et  nui 
domine  les  eaux  rapides  du  Kouran.  Cest  de  cette  forteresse,  au  coucher  du 


iâ 


VOYAGE  DANS  LB  LOCmiSTAIf  KT  L'ARABISTAN.  If 49 

sôleii,  que  le  panorama  de  Shouster  est  surtout  curieux  à  contempler.  Les  habi« 
tans  ont  pour  coutume  de  souper  tous  à  la  même  heure  sur  les  toits  plats  de  leurs 
maisons.  Il  se  fait  donc  à  ce  moment  une  illumination  générale.  Chaque  table  est 
éclairée  de  grands  candélabres  contenant  des  bougies  défendues  contre  le  vent 
et  les  insettes  par  des  cloches  de  verre,  ou  par  des  cadres  de  bois  doré  tendus 
de  fine  mousseline^  Les  domestiques,  toujours  nombreux,  yont  et  viennent  aVec 
d'immenses  lanternes  de  toile  ou  de  papier  huilé  qui  ont  jusqu'à  trois  pieds  de 
diamètre,  et  leurs  silhouettes  noires  se  dessinent  sur  ces  globes  lumineux  comàie 
des  figures  de  lanterne  magique. 

Shouster  était  jusqu'à  ces  derniers  temps  une  ville  très  populeuse,  mais  la 
peste  et  le  choléra,  qui  s*y  sont  succédé  pendant  les  années  1831  et  1832,  ont 
enlevé  les  trois  quarts  des  hab'tans.  Leur  nombre  ne  dépasse  pas  actuellement 
quatre  ou  cinq  mille  âmes.  Beaucoup  de  familles  ont  d'ailleurs  émigré  pour 
transporter  leur  résidence  à  Dizfoul ,  depuis  que  cette  dernière  ville  est  devenue 
le  chef-lieu  de  la  province  et  le  centre  de  l'administration ,  au  grand  détriment 
de  Shou<;ter,  qui  avait  été  jusqu'alors  la  capitale  de  tout  le  Khouzistan.  Aussi  de 
très  belles  maisons,  encore  en  fort  bon  état,  se  trouvent-elles  abandonnées.— -Les 
Persans  de  Shouster  ont  la  réputation  d'avoir  plus  d'esprit  et  en  même  temps 
d'être  plus  corrompus  que  fous  leurs  compatriotes.  La  ville  fburmille  de  bouf- 
fons, de  danseurs,  de  musiciens  et  de  saltimbanques  de  toute  espèce.  On  y  fkit 
une  chère  exquise  et  on  y  trouve,  en  fait  de  luxe,  de  plaisirs  et  de  gastronomie, 
toutes  les  ressources  dlspahan. 

La  ville  et  sa  banlieue  paient  au  gouvernement  un  revenu  annuel  de  20,000 
tomans  ou  10  000  livres  sterling.  L'octroi  en  prélève  à  peu  près  autant  au  profit 
de  la  ville  sur  les  diverses  consommations,  et  enfin  la  douane  produit  encore  à 
rétat  à  peu  près  la  même  somme.  Ce  sont  surtout  les  produits  de  l'Inde  anglaise 
qui  trouvent  à  Shouster  un  débouché  conf^îdérable,  savoir  le  sucre,  les  épices, 
l'onium  et  le  coton  expédiés  de  Bombay.  Ces  marchandises  sont  d'abord  trans- 
portées par  mer  jusqu'à  Mohammerah,  port  franc  situé  sur  le  Kouran,  non 
îbîn  de  son  confluent  avec  le  Shat-el-Arab  et  la  rivière  de  Kourdistan.  De  Mo- 
hammerah elles  remontent  le  Kouran  sur  de  petits  bàtimens  arabes,  jusqu'à  en- 
viron deux  lieues  au-dessous  de  la  ville  d'Ahvaz.  Là,  il  est  nécessaire  de  les  dé- 
bamuer  et  de  les  transporter  par  terre  jusqu'à  cette  ville,  à  cause  de  nuelques 
bancs  de  rochers  qui  interceptent  le  lit  de  la  rivière.  Un  peu  au-dessus  d'Ahvaz, 
on  recharge  encore  une  fois  les  marchandises  sur  des  bateaux  qui  les  remontent 
jusou'^  trois  lieues  de  Shouster,  où  elles  arrivent  enfin  à  dos  de  mulet. 

Shouster  possédait  autrefois  des  plantations  considérables  de  coton  et  four- 
nissait elle-même  la  matière  première  à  ses  manufactures;  mais,  depuis  l'intro- 
duction des  cotornades  anprlaises  par  la  vo'e  de  Bombay  et  de  Mohammerah, 
Tindustrie  agricole  et  l'industrie  manufacturière  ont  eu  le  même  sort;  elles  sont 
tombées,  probablement  pour  ne  plus  se  relever.  On  ne  cultive  plus  le  coton ,  et 
les  tisserands  ont  abandonné  leurs  métiers.  Il  en  est  de  même  pour  la  canne  à 
sucre;  elle  florissaît  autrefois  dans  ces  contrées,  surtout  dans  les  environs  d'Ah- 
vaz :  auîourd'hui  la  culture  en  est  tout-à-fait  négligée.  Quand  M.  de  Bode  voulut 
connaître  la  cause  de  ce  dépérissement ,  on  lui  dit  que  beaucoup  d'années  au- 
paravant un  Anglais  était  venu  «'établir  à  Ahvaz,  et  qu'il  avait  acheté  fort  cher 
TOME  ivn.  74 


* 


I 


'  J 


toBlc»laieaimeaàjacredesdiTeBies>ptontatioiw  da  roirinage,  liges,  feplanli€ 
ncioe«;.|tui9  il  les.  arnit  entassées  dans  ua  yaste  magasin  auquel  il  aratmis  It. 
fbut  de  Jorte  qu'il  n'en  était  pas  même  resté  pour  la  semence,  et  depuis  ce  temps 
la  plante  avait  complètement  disparu. du  pays.  Cette  explication  n*est  pas  toil- 
àiÂit  dénuée  de  vraisemblance,  en  supposant  que  TÂnglais  eût  agi  poor.li 
Gompte.desoa  gouvernement;  cependant  ceux  qui  aiment  le  menreilleax  en  ont 
Umvâé  une  autre.  Selon  leur  version,  Imam-Reiat  Tun  des  douze. successeurs 
Quonisés  du  prophète,  et  celui  précisément  dont  on  va  visiter  la  tombe  en  pè<- 
lerinage  à  Meshed,  avait  un  goût  très  prononcé  pour  les  bonbons.  Pendant  aa. 
si^ouc  à  Meshed,  il  éprouva  un  vif  désir  de  se  procurer  du  sucre  d'Ahvaz  et  en 
fltdemander  aux  habitans  de  cette  dernière  ville;  mais  ceux-ci ,  par  avarice,  le 
lui  refusèrent.  Le  saint  homme,  vindicatif  comme  tout, dévot  musulman,  pria 
aussitôt  le  ciel  pour  qu'Ahvaz  ne  produisît  plus  de  canne  à  sucre.  Sa  prière  fut 
entendue,  et,  pour  que  la  punition  de  ceux  qui  Tavaient  offensé  fût  plus  exem- 
{llaire,  toutes  les  cannes  à  sucre  furent  immédiatement  transformées  en.scf>r- 
pions.  La  preuve  que  cette  histoire  est  parfaitement  vraie,  c'est  qu'on  trouve  aux 
environs  d'Ahiaz  prodigieusement  de  scorpions. 

La  distance  de  Shouster  à  Dizfoul,  la  capitale  actuelle  du  Khouzîstan,  est 
d^^nviron  douze  lieues.  Située  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière  du  même  nom  (le 
Dtzsoul,  l'ancien  Gopratas),  la  ville  de  Dizfoul  a  une  grande  analogie  avee 
Sheuster.  Les  maisons  offrent  le  même  modèle  de  construction  élevée  et  spt- 
cieuse,  les  mêmes  toits  en  terrasses  et  les  mêmes  voûtes  souterraines  destinées  4 
servir  d'abri  pendant  les  chaleurs.  La  rivière  qui  coule  sous  les  fenêtres  du  paliis 
da  gouvernement  n'est  pas  aussi  large  que  le  Kouran,  mais  les  flots  en  soot 
aussi  rapides.  Un  grand  nombre  de  moulins,  perchés  sur  les  rochers  et  sur  les 
pâlîtes  Iles  «qui  en  interceptent  le  cours,  sont  unis  entre  eux  par  un  réseau  de 

<!  petits  ponts  très  pittoresques  qui  donnent  au  paysage  une  physionomie  chi- 

noise. Ces  ponts  sont  éclairés  la  nuit,  ce  qui  produit  sur  la  rivière  une  illumi- 
nation, des.  plus  brillantes.  Un  pont  de  vingt-deux  arches,  à  l'extrémité  oceideo- 
ti^de  la  viile,;est  attribué  parles  habitans  à  un  prince  d'une  dynastie  antérieme 
è  Zoioastce;  mais  il  est  aisé  d'y  reconnaître  une  construction  sassanienne. 

A  sept  lieues  de  Dizfoul,  on  rencontre  les  ruines  de  Shoush.  Dans  ces  mines, 
M»  de  Bpde  croit  retrouver  la  fameuse  Suze,  la  plus  ancienne  et  la  plus  célèbre 
eapitalede  la  Perse.  Le  premier  monument  qu'on  remarque  en  venant  de  Oir- 
f«ttlÀ  Suze  est  le  tombeau  du  prophète  Daniel ,  rendez-vous,  à  tous  les  jours  as 
fête,  d'une  grande  partie  de  la  population  musulmane,  qui  a  pour  ce  saint  pn>* 
phète  une  vénération  plus  grande  encore  que  celle  des  chrétiens.  Un  rideau  de  pal- 
miers entdurece  monument  surmonté  d'une  pyramide  de  marbre  blanc,  décoi^ 
extérieurement  en  compartiraens  triangulaires  imitant  les  sections  d'une  ruche  de 
mouches  à  miel.  D  est  évident  que  le  tombeau  de  Daniel  a  subi  diverses  restan- 
rations«  car  le  style  de  l'architecture  actuelle  trahit  une  date  assez  récente.  RSen 
n'y  rappelle  l'antique  que  quelques  fragmens  de  pilastres  en  marbre  bkmc,  dont 
les.  chapiteaux  sculptés  en  feuilles  de  lotus  témoignent  d*dne  époqpe  contem- 
Romne  de  celle  de  Suze.  Dans  l'intérieur  d'une  cellule  carrée,  qu  volt  une  bière 

'  en  bois  noir  qui  est  censée  contenir  les  restes  de  Daniel,  et  qui  se  trouve  sépaiée 

du  dKsur  par  un  grillage  dans  le  genre  de  ceux  qui  entourent  les  tombeaux 


« 


TOYAGB  MHS  U  UODIOTIN  *IT  -1? ARABISTAN.  f  IM 

HPBsfher-et^heHIiBràodiée  à  Oimadaii.  A  cette  grille  sont  sospenâas  dirersta^ 
teauY  trrec  des  citations  dti  Gorairtine  les  pieBX  musulmans  portent  respectnmi* 
sèment  à  leurs  lèvres  en  fietisant  le  tour  liu  tombeau.  Au-dessous  de  Tappartement 
ffai  contient  4e  cénota{Aie,  est  nne  seconde  Toûte  qui  est  censée  représenter  la 
fosse  ma  Hons  dans  laquelle  Daniel  fitt  jeté  par  ordre  de  Darius,  roi  desHlèdes. 
La  muraille  occidentale  de  rédiûce  est  baignée  par  le  Shapour  (fEuloeus  d'E^HK 
dote  etl^fJla!  île  PÊcfiture  sainte),  petite  rivière  peu  large,  mais  prcifondémeUt 
encaissée  et  navigable  jnsqu^à  son  confluent  avec  le  Kouran,  près  de  la  ifOe 
d*Abfvaz.  A  tiudques  pas  du  monument,  sur  le  bord  defeau,  on  trouve  trois 
grands  fragmens^e  marbre  blanc.  L'un  est  un  chapiteau  de  colonne  avec  des  or- 
nemens  sculptés  en  'feuilles  de  lotus;  Tautre  est  une  tablette  avec  des  inscriptions 
cunéiformes,  et  le^troisième,  un  grand  ba&-relief  représentant  un  homme  entre 
deuie  lions  grossièrement  sculptés.  A  partir  du  tombeau  de  Daniel,  tout  le  terrain 
compris  entre  rEtodœtis  et  le'Copratas  est  semé  de  mines  ou  de  tertres  recouverts 
de  broussailles,  mais  formés  évidemment,  d'après  leur  configuration,  d'antres 
rnine»  phiscompactes  et  probablement  mieux  conservées.  Il  y  aurait  ici  des  tre- 
ssons archéologiques  à  mettre  au  jour.  La  nature  et  le  cours  des  événemens  sem^ 
blentM^'nnir  dîneurs  ixmr  conserver  dans  ces  localités  la  trace  de 'toutes  les 
tradHiuns4)ibliques.  'Ainsi,  aui  lieux  mêmes  où  FËcriture  sainte  nous  représente 
ie^prophète  Daniel  comme  ayant  été  jeté  vivant  dans  la  fosse  anx  lions,  les  lions 
Mnt  plus  nombreux  que  jamais.  Qs'toirt  aujourd'hui  les  seuls  habitans^e  Suxe, 
et  leurs-rugissemens  éveillent  chaque  nuit  les  échos  de  cette  plaine  où  latraditioii 
Iplace  letombeando'proptiète  hélnreu. 

La  ronte  -suivie  par  M.  de  Bode,  à  partir  de  Dizfonl  jusqu'à  Téhéran ,  ii*<!rtriie 
liln9rien*qui*méritedetious  an1^r.*9rous'pouvons  donc  constater  maintenant  les 
«vésuHats  arehéolo^^iqnes'de  ce  ^voyage,  dont  nous  avons  déjà  ftltTessortir'fin^ 
^téfèt^gtrttiitique^t  ■^ffenographique.  ^Ccs  résultats  sont  importans  et  nombreux; 
nous  les  citerons  dans  leur  ordre.  —  On  doit  d'abord  à  "M.  de  Bode  ht  détermi^ 
nation  des  limites  exactes  et  de  la  physionomie  actuelle  de  l'ancienne  Chaldée. 
—  Gertatn8(poinl»id6i  Écritures  restés  douteux  jusqu'à  lui  ont  été  éclairés  par  ses 
recherches.  La  route  d'Alexandre,  depuis  Suze  jusqu'à  Persépolis,  a  été  retrouvée 
et  ûxée.  Enfin  M.  de  Bode  a  précisé  la  position  géographiqu  e  de  Suze,  de  façon 
à  rendre  sur  ce  point  toute  nouvelle  controverse  inutile.  Pendant  long-temps, 
on  avait  cru  retrouver  Suze  dans  Shouster;  mais  les  recherches  de  M.  de  Bode 
ont  démontré,  contrairement  à  cette  supposition,  qu'il  (allait  chercher  l'empla- 
cement de  Suze  parmi  les  immenses  ruines  connues  aujourd'hui  sous  le  nom  de 
Shoush.  Les  palais,  les  principaux  monumens  de  Suze,  ayant  été  construits  non 
en  marbre,  comme  ceux  de  Persépolis,  mais  en  briques  cuites  au  soleil,  comme 
ceux  de  Babylone,  ont  partagé  le  sort  de  ces  derniers,  c'est-à-dire  qu'il  n'en  est 
point  resté  de  suffisamment  intacts  pour  que  le  voyageur  moderne  pût  en  re- 
connaître la  destination.  Cependant,  si  Ton  ne  peut  plus  distinguer  l'usage  de^ 
diverses  constructions,  on  peut  au  moins  apprécier  l'époque  et  le  style  de  l'ar^ 
chitecture.  Or,  tandis  que  Schouster  n'offre  ni  un  monument  ni  une  ruine  que 
Ton  puisse  faire  remonter  à  une  époque  plus  ancienne  que  le  kalifat,  les  ruines 
de  Shoush,  au  contraire,  appartiennent  certainement  à  l'époque  babylonico- 
perse;  enfin  la  position  de  Shoush  s'accorde  seule  avec  celle  qui  est  assignée  par 
les  historiens  à  l'ancienne  capitale.  Strabon  fixe  à  quatre  mille  stades  (environ 


1153 


UTUB  DIS  DBUX  MONDU. 


r 


cent  soixante  lieues)  la  distance  de  Suze  à  Persépolis;  or,  Schouster  n^est  qa'à 
cent  dix-sept  lieues  des  ruines  persépolitaincs,  et  de  ces  ruines  à  Shoush  on 
compte  au  moins  cent  quarante  lieues  à  vol  d*oiseau. 

L^ouvrage  de  M.  de  Bode  mérite,  on  le  voit,  une  place  distinguée  parmi  les 
travaux  importans  dont  TAsie  a  été  ie  sujet  depuis  un  demi-siècle.  Aujourd'hui 
plus  que  jamais,  de  pareilles  recherches  ont  droit  à  la  reconnaissance  du  public 
savant,  L*attention  de  l'Europe  se  tourne  et  se  concentre  de  plus  en  plus  veis 
ces  contrées,  qui  ouvrent  un  si  vaste  champ  à  la  curiosité  des  explorateurs. 
Jamais  de  plus  nombreux  pionniers  n*ont  parcouru  TAsie  dans  tous  les  sens.  Ce 
sont  d^abord  Niebuhr  et  Kinneir  qui  éclairent  la  route  jusqu^au  tombeau  de 
Cyrus  et  aux  rives  du  Bend-Emir;  grâce  à  Heeren  et  à  Ker-Porter,  le  palais  de 
Xercès  se  relève,  pour  ainsi  dire,  devant  nous,  et  ses  nobles  débris  n'ont  plus 
de  mystères.  L'énergie,  la  persévérance  d'un  consul  français,  M.  Botta,  secondées 
par  le  crayon  de  M.  Flandin,  évoquent  Ninive,  qui  semblait  enlouie  sou^  la 
poussière  des  siècles.  Enfin  M.  de  Bode  retrouve  l'antique  Suze  et  rwcouuait, 
de  Babylone  à  Persépolis',  les  traces  d'Alexandre.  En  présence  de  ta..t  d'clfiMls 
patiens  et  d'heureuses  découvertes,  on  aime  à  repeter  ces  paroles  du  savant 
Heeren,  qui  les  expliquent  et  qui  formulent  une  c^mviction  devenue  aujourd'hui 
commune  :  «  Plus  nous  remontons  dans  l'histoire,  plus  nous  comparons  les  tra- 
ditions des  peuples  sur  leur  origine  et  leurs  premières  destinées,  plus  ausài  nous 
nous  voyons  ramenés  constamment  à  F  Asie,  et  plus  il  devient  vr2iiseuil>l<ible  que 
ce  fut  là  le  berceau  du  genre  humain,  comme  ce  fut  aussi,  il  faut  l'avouer,  le 
berceau  de  toutes  les  sciences  et  la  patrie  de  toutes  les  religions,  qui,  en  se  pro- 
pageant, se  sont  élevées  jusqu'au  r^ng  de  religions  dominantes.  Aucune  parue 
de  l'ancien  monde  n'est  donc  plus  digne  que  l'Asie  d'attirer  l'attention  de  r«a- 
tiquaire  et  du  philosophe,  qui  ne  se  bornent  pas  seulement  à  l'étude  de  quelques 
peuples  isolés,  mais  qui  veulent  arriver  à  des  conclusioas  générales  sur  Tl 
universelle  de  l'humanité.  » 


E.  OB  Waruh. 


£Lm 


^^^^^^^^^^/^'^'^!M^^^Tffl^^^"^*""'^^^^^'*^^*^y*^HTB 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  mars  1847. 


Les  petites  querelles  de  forme  et  d^étiquette  ont  été  mises  de  côté;  au  mnins 
désormais  on  pourra  de  part  et  d'autre  examiner  avec  plus  de  calme  les  qoi*»* 
lions  en  elles-mêmes.  En  ce  moment,  nous  sommes,  dans  nos  rapports  avec  TAn- 
gleterre,  à  une  égale  distance  de  Tintimité  et  d'une  rupture  ouverte;  (es  deux 
gouverneroens  sont  en  observation  vis-à-vis  Tun  de  Fautre  à  raison  des  diffi- 
cultés qui  les  divisent,  et  en  même  temps  de  remarquables  indices  viennent  nous 
montrer  combien  toute  collision  serait  contraire  aux  intérêts  et  aux  sentimefis 
des  deux  pays.  On  peut  à  coup  sûr  compter  parmi  ces  indices  le  récent  meeting 
tenu  à  Londres.  Cetait  une  assemblée  d'élite  où  Ton  remarquait  un  grand  nombre 
de  membres  du  parlement,  et  qui  s^était  réunie  pour  s'occuper  de  rafTairede 
Cracovie.  H  s'agissait  de  convenir  des  termes  d'une  pétition  à  adresser  à  la  cou- 
ronne contre  la  violation  des  traités  de  Vienne.  Après  diverses  motimisqui  con- 
damnaient avec  énergie  le  coup  d*état  Trappe  par  les  trois  cabinets  d'Autriche, 
de  Prusse  et  de  Russie,  le  lord-maire  de  ondres,  sir  G.  CarroU,  a  proposé  au 
meeting  d'exprimer  combien  il  admirait  l'indignation  généreuse  avec  laquelle  la 
France  avait  accueilli  la  suppression  de  l'indépendance  de  Cracovie,  et  combien 
il  croyait  à  la  nécessité  d'un^  alliance  sincère  entre  les  deux  peuples.  Un  autre 
orateur,  M.  E.  Bt^ales,  en  appuyant  la  proposition  du  premier  magistrat  de  Lon- 
dres, n'a  pas  craint  de  déclarer  qu'à  ses  yeux  une  guerre  avec  la  France  siérait 
aujourd'hui  presque  une  guerre  civile,  au  moment  où  les  découvertes  de  la 
science  et  surtout  les  résultats  obtenus  par  la  vapeur  identifient  de  plus  en  plus 
les  intérêts  des  deux  nations.  Ce  langage  a  soulevé  les  applaudissemens  de  Tas- 
semblée,  qui  a  voté  à  l'unanimité  la  motion  du  lord-maire.  Cest  sans  doute  afin 
de  contrebalancer  l'elTet  de  cette  démonstration  que  le  Times^  quelques  jours 
après,  niait  l'importance  de  l'alliance  française  pour  l'Angleterre,  et  célébrait 
dans  l'avenir  l'union  intime  de  la  Grande-Bretagne  et  de  la  Prusse,  en  insistant 
sur  le  lien  du  protestantisme.  Si  la  France  n'a  pas,  aux  yeux  de  l'Angleterre,  le 
mente  d'être  protestante,  elle  a  l'avantage  d'être  sa  plus  proche  voisine.  Un  des 
orateurs  du  mteiing  dont  nous  venons  du  parler  a  remarqué  que  les  chemins 


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de  fer  mettaient  Paris  aussi  près  de  Londres  que  la  Tille  d*York.  Cest  cette 
étroite  connexité  entre  les  deux  pays  qui  fait  que  les  bcnoinies  pratiques  et  po- 
sitifs ne  peuvent  plus  voir  dans  réyentualité  d^une  guerre  entre  la  France  et 
r  Angleterre  qu*une  pensée  folle  et  un  attentat  à  la  cause  de  la  cÎTilisation. 

Aussi  le  bon  sens  anglais  condamne-t-il  au  fond  Texagération  que  lord  Pal- 
merston  a  portée  dans  les  affaiies  d'Espagne.  Sans  doute  on  ne  s*jest  pas  écrié 
en  plein  parlement,  comme  on  vient  de  le  faire  dans  le  meeting  de  Londrcs, 
qu'il  est  monstrueux  de  voir  tous  les  grands  résultats  de  Falliance  anglo-frao- 
çaise  mis  en  danger  par  la  question  de  savoir  qui  épousera  la  sœur  de  la  reine 
Isabelle;  mais  les  esprits  les  plus  éclairés  n'ont  pu  méconnaître  qu'en  poussant 
à  l'extrême  l'expression  de  son  mécontentement  et  de  sa  résistance,  lord  Pal- 
merston  avait  créé  lui-même  pour  l'avenir  des  embarras  à  la  politique  de  son 
pays.  A-t-il  grandi  TAngleterre  aux  yeux  de  l'Europe,  parce  qu'il  l'a  séparée  vio- 
lemment de  la  France  et  de  l'Espagne?.  En  brisant  la  quadruple  alliance,  n'a4-i 
pas  agi  comme  s'il  eût  été  en  quelque  sorte  le  mandataire  des  cabinets  du  Nord! 

Au  reste,  il  a  produit  un  effet  que  sans  doute  il  ne  cbercbait  pas.  D  a  bkssé 
profondément  la  juste  susceptibilité  du  caractère  espagnol.  Quand,  obéissant 
aux  inspirations  de  lord  Palmerston ,  M.  Bulvrer  a  rappelé,  dans  sa  note  do 
B  septembre  dernier,  au  gouvernement  de  la  reine  Inbelle  que  l'Espagne  avait 
eu,  au  commencement  du  siècle,  les  armées  et  les  trésors  de  la  Crande-Bretigae 
ipour  défendre  son  indépendance,  il.  bturits  kn  a  répondu  qu'en  elllet  les  pales 
«{n'avait  fûtes  FEspagne  de  ses  immenses  possenions  exlMeiHes,  oeUe  de^ 
bndtar  sur  son  propre  territoire,  la'desftractionréeenle  de  ses  finHeB^pendanlIa 
fneire,  lui  avaîMit  laissé 4e6'S0«ivenirs  qui  ne-sont^ni  oubliés,  ni  nutiies,^^ 
an  apprenaient  À  ne  oempter  que  suri»  propre  forée  et  sur  sa  propre  éqnië.<A 
la  dédavatton  que  le  gonfemenent  britannique  regardera  la  •dcsoenëamoelB 
^mariage  de  if .  le  duc  dettontpensier  comme  Mmbile  à  sueoédw  en  nueon^tt 
•au  trftne  d*Espagne,  la  réponse  du  •gouvernement  espagnol  n'a  pas  été  équipe 
-^que.  «  Le  duc  de  llontpeD8ier,*fait'Tem»pquer  M.  Istaritx«dana  saréptique^a 
è4  novembre  dernier,  est  aduelknent  séparé  de  la  suecessinn  -évnnIneiB  m 
litee  de  Franoe  par  neuf  princes ,  et  «ses  enfiuispourraientéone  nnontor  sur  fe 
Irène  d%pagne  par  le  droit  de  leur  mère' sans  compi'OBicttfe  y^inlon-éesdeg 
couronnes.  »  Tout  en  affectant  une  soBieitude  protectrice  pouf  fêndéptadaMC 
de  rSspagne,  la  diplomatie  delordPalmersIon  oublieto^joursqneies'qneslieBS 
qu'elle  iranehe  si  '  lestement' sont  entièressent  espagnoles.  Ceel  Pfispagne  seak 
qui  doildécidersouveraineHientlesdiffiGiiltée'dentla  solution  i^portient  àfMO- 
nir.  Dans^sa  note  du  i4  noieaibre,'M •  IsturitiTappeUeavee  beaôeonp  d'à^-propes 
l'art.  63  de^la  constitution 'espagnole,  qui  porte  en'tennes  eiprès  :  «  IVml^onle 
qni , 'de  fût oujde droit ,  si^èverarelativement à'^lasueeession lan  trône 
solu  par  une  loi.  «  Danrla  disonssion  de  l'adresse  au  sein  des  eortte,  la 
pensée  a  dominé  :  If;  ltotinez<  de  la  flosa  a  soutenu,  aux  applandtesenens  ^ 
congrès,  que  la  poNtique  qui  avait  présidé  aux  deux  mariages 'de  la  reine  et4e 
sa  soBur  avait  été  éminemment  espagnole,  et  «pi'en -avait  tenu  oempte^dela  ta- 
lonté  de  la  nation,  qni  n^était  nullement  disposée,  pour  ravenir,  à  se' 
une  influenee  étrangère.  Cet  orateur  a  aussi  démouM  que  Téqitffibrede 
rope  ne  courrait  aucun  danger  quand  mène<m  verrait' dans  t^uenirdenx 
sins  germain^assis  sur  les^eux  trônes  «d'Espagne  et  de'FrsBoe.^Banflrle 


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RITDB.  •—  CHROlHQtK*  IISS 

'Siècle,  en  elTet,  une  pareille  combinaison  a  été  considérée  comme  IkYorâblèà 
la  paix  européenne,  et  Texpérience  a  prouvé  qu'elle  n'avait  jamais  été  contraire 
à  r indépendance  de  la  monarchie  espagnole.  En  général,  la  discussion  de 
Fadresse  au  sein  des  cortës  a  été  remarquable  tant  par  le  talent  de  quelques 
orateurs  que  par  la  liberté  sans  licence  qui  a  présidé  aux  débats.  L'Espagne 
commence  à  comprendre  Tesprit  du  gouvernement  représentatif,  à  ne  plus  con^ 
ibndre  le  droit  de  contradiction  avec  la  révolte ,  ou  Tamour  de  Tordre  avec  le 
despotisme.  Le  parti  progressiste  a' pu  parler  sans  contrainte;  on  a  rendu  justice 
au  talent  de  M.  Gortina.  En  attaquant  les  principaux  actes  de  l'ancien  ministère,. 
les  orateurs  progressistes  ont  provoqué  deux  excellens  discours  de  MM.  Mon  et 
Pidal.  Avec  un  esprit  moins'positif,  avec  une  imagination  que  l'étude  des  affaires 
n'a  pas  encore  assez  calmée,  M.  Donoso-Gortès  a  captivé  le  congrès  par  sa  bril- 
lante parole.  Les  idées  qu'il  a  développées  ne  sont  pas  toutes  d'une  exacte  jus- 
tesse. Il  se  trompe  à  coup  sûr,  et  on  le  lui  a  dit  même  au  sein  du  congrès,  quand 
il  voit  l'Espagne  menacée  par  l'établissement  des  Français  en  Afrique,  qu'il  com- 
pare, sous  ce  rapport,  à  la  domination  de  l'Angleterre  en  Portugal;  mais  nous 
sommes  moins  sensibles  à  ces  erreurs  de  détails  qu'à  la  noble  énergie  avec  la- 
quelle M.  Donoso-Cortès  a  protesté  contre  la  singulière  prétention  de  lord  Pal- 
merston ,  qui  voudrait  arracher  à  l'infante,  à  M™*  la  duchesse  de  Montpensier, 
une  renonciation  au  trône  d'Espagne,  comme  si  cette  princesse  pouvait  renoncer 
aux  droits  de  ses  enfans,  de  ses  successeurs.  Un  parlement  espagnol  aurait  seul 
lé  pouvoir  de  prononcer  une  semblable  renonciation.  Outre  les  orateurs  déjà  con- 
nus, quelques  hommes  dont  l'avenir  doit  agrandir  la  situation,  comme  M.  Bena- 
vidès,  ont  pris  part  au  débat.  Quant  au  ministère,  il  a  plutôt  fait  preuve  de  bonnes 
intentions  que  de  force  suffisante,  et  sa  chute  est  attendue  d'un  instant  à  l'autre. 
M.  le  duc  deSotomayor,qui  préside  le  cabinet,  a  insisté  sur  l'efficacité  que  doivent 
avoir  les  mesures  prises  par  le  gouvernement,  qui  demande  aux  certes  la  double 
autorisation  de  lever  cinquante  mille  hommes  et  de  contracter  un  emprunt.  Toute- 
fois,,ni  lui  ni  ses  collègues  n'ont,  aux  yeux  de  la  représentation  nation^e  et  du 
pays,  l'autorité  morale  que  réclament  de  plus  en  plus  les  circonstances.  C'est  moins 
que  jamais  le  moment  de  rejeter  sur  le  second  plan  les  principaux  chefs  du  parti 
modéré,  pour  laisser  agir  les  hommes  secondaires.  Nous  n'exagérons  pas  les  dan- 
gers que  peuvent  créer  à  TEspagne  les  entreprises  du  parti  carliste  :  Tristany, 
avec  sa  bande,  a  été  sur  plusieurs  points  repoussé  par  les  populations;  pas  un 
des  généraux  un  peu  connus  qui  ont  guerroyé  pour  la  cause  de  don  Carlos  n'a 
voulu  se  compromettre.  Le  prétendant  est  loin  de  songer  à  uhe  descente  en  Es- 
pagne, car  on  annonce  qu'il  a  l'intention  de  se  produire  de  plus  en  plus  dans  les 
«aionsde  l'aristocratie  anglaise;  néanmoins  l'attitude  du  parti  carliste  est  pour 
le  gouvernement  espagnol  une  cause  d'embarras  qui  appelle  une  vigilance  ac- 
tive. Il  y  a  en  outre  les  difficultés  intérieures.  La  reine  Isabelle  est  jeune,  elle  a 
de  Tinexpérience;  elle  a  besoin  d'être  entourée  de  conseillers  d'un  mérite  éprouvé, 
capables  d'exercer  sur  ses  déterminations  une  influence  qui  sache  se  faire  ac- 
cepter. Si  en  ce  moment  la  reine  Marie-Christine  revient  à  Paris,  c'est  que  ses 
-avis  n'étaient  plus  accueillis  avec  la  même  déférence  qu'autrefois,  et  elle  a  pré- 
féré à  une  présence  devenue  inutile  une  absence  de  quelques  mois,  qui  pourra 
plus  tard  éveiller  des  regrets  et  provoquer  un  retour  de  confiance. 
Athènes  est  devenue,  comme  Madrid,  une  sorte  de  champ  clos  pour  les  deux 


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diplomaties  de  la  France  et  de  PAngleterre,  et  cette  lutte  s'est  compliquée  d'un 
incident  qui  a  produit  une  sensation  fort  vive  tant  dans  la  capitale  de  la  Grèce 
qu'à  Constantinople.  Le  sultan  était  représenté  à  Athènes  par  M.  Mussunis,  qoi, 
dans  ses  rapports  avec  le  gouvernement  grec,  mettait  beaucoup  de  raideur  et 
presque  de  la  malveillance.  M.  Mussurus  ne  voulut  pas  délivrer  un  passeport 
pour  Constantinople  à  M.  Tzami  Garatassos,  aide-de-camp  du  roi  de  Grèce;  il  se 
fondait,  pour  ce  refus,  sur  des  instructions  générales  dont,  disait-il,  il  ne  pouvait 
pas  se  départir.  Le  roi  Othon  ressentit  profondément  un  pareil  procédé,  et,  à  un 
bal  de  la  cour,  il  apostropha  directement  M.  Mussurus  en  lui  reprochant  sa  con* 
duite.  L'envoyé  de  la  Porte  se  retira  sur-le-champ,  il  rendit  compte  à  son  gou- 
vernement de  ce  qui  s'était  passé,  et  en  reçut  l'ordre  de  quitter  Athènes  dans 
trois  jiturs,  si  M.  Coletti,  président  du  conseil,  ne  se  rendait  pas  lui-même  chez 
l'envoyé  du  sultan,  pour  lui  exprimer  ses  regrets.  Cette  réparation  réclamée  par 
la  Porte  parut  excessive  à  M.  Coletti,  qui,  tout  en  revendiquant  la  responsabilité 
constitutionnelle  des  paroles  du  roi,  ne  voulait  pas  humilier  en  sa  propre  per- 
sonne le  gouvernement  de  son  pays.  Cependant  il  fallait  faire  quelque  chose, 
car  on  ne  pouvait  laisser  un  pareil  incident  s'envenimer  et  devenir  une  cause  de 
rupture  ouverte  entre  Athènes  et  Constantinople.  C'est  alors  que  le  roi  Othon 
eut  l'idée  d'écrire  lui-même  au  sultan.  11  fut  confirmé  dans  cette  pensée  par 
M.  Piscatory  et  par  le  ministre  plénipotentiaire  de  Prusse,  M.  le  baron  de  Wer- 
ther. Dans  cette  circonstance,  le  corps  diplomatique  se  montra  plein  d'intérêt  et 
de  sollicitude  pour  le  roi  Othon ,  placé  dans  une  situation  délicate.  Le  ministre 
de  Russie  Iiii-mème,  M.  Persiani,  dit  tout  haut  que  ce  vieil  empire  ottoman  ne 
pouvait  pourtant  pas  exiger  qu'on  lui  sacnfiàt  tout.  Le  seul  représentant  de 
l'Angleterre,  sir  Edmond  Lyons,  a  persisté  à  donner  complètement  raison  à 
M.  Mussurus;  à  l'entendre,  c'est  le  gouvernement  grec  qui  a  tous  les  torts.  Cet 
incident,  qui  a  coiitrislé  tous  les  amis  de  la  paix,  est  aux  yeux  de  sir  E.  Lyons  une 
bonne  fortune;  il  peut  compliquer  les  embarras  de  la  Grèce,  ébranler  le  minis- 
tère de  M.  Coletti:  c'est  tout  profit.  Le  renversement  de  M.  Coletti  n'a  jamais  été 
poursuivi  avec  plus  de  passion  par  lord  Palmerston  et  son  représentant.  Dans 
le  parlement  anglais,  on  s'attend  à  des  débats  sur  l'état  de  la  Grèce;  ia  jeune  mo- 
narchie du  roi  Othon  ne  p<Mt  pas  plus  compter  que  la  monarchie  de  la  reine 
Isabelle  sur  la  bienveillance  du  gouvernement  britannique.  Cependant  le  gou- 
vernement grec  s'occupe  de  justifier  de  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  remplir  ses  en- 
gageniens  envers  l|?s  trois  puijpnces  qui  ont  protégé  son  établissement,  envers 
la  Russie,  l'Angleterre  et  la  France;  ainsi  il  va  communiquer  aux  trois  cabinets 
les  projets  de  loi  relatifs  à  l'aliénation  du  domaine  national.  Lord  Palmerston 
ne  s'opiniàtrera  pas  moins  à  incriminer  en  plein  parlement  le  ministère  de  M.  Co- 
letti, pendant  que  sir  E.  Lyons  travaille  à  sa  chute  par  ses  intrigues.  Déjà  quelques 
organes  de  la  presse  anglaise  annoncent  qu'un  mouvement  décisif  se  préparé  en 
Gi:èce.  Qui  peut  le  savoir  mieux  que  l'Angleterre? 

La  lettre  que  le  roi  de  Grèce  a  adressée  au  sultan  est  pleine  d'une  dignité 
conciliante  :  le  roi  Othon  n'hésite  pas  à  déclarer  qu'à  ses  yeux  l'attitude  et  la 
conduite  de  M.  Mussurus  étaient  contraires  à  la  bonne' intelligence  des  deux 
pays;  aussi  ses  reproches  s'adressaient  uniquement  à  celui  qui  oubliait  le  but 
élevé  de  son  mandat,  et  le  plus  ardent  désir  du  roi. est  de  maintenir  la  bonne 
harmonie  entre  les  deux  couronnes,  entre  les  deux  peuples.  Cette  démarehe 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  il5l 

pleine  de  franchise  du  roi  Othon  a  été  généralement  approuvée  par  les  repré- 
sentans  des  puissances  européennes  auprès  du  sultan.  11  n'y  a  pas  eu  de  leur 
part  de  démonstration  collective,  maïs  le  gouvernement  turc  n'a  pu  ignorer 
leurs  sentimens  à  ce  sujet.  L'ambassadeur  de  France,  M.  de  Bourqueney,  a  écrit 
à  Réchid-Pacha  qu'à  ses  yeux  la  lettre  du  roi  Othon  au  sultan  était  la  meilleure 
solution  d'une  affaire  aussi  délicate.  M.  de  Metternich  a  mandé  au  comte  de 
Sturmer  qu'après  cette  initiative  prise  par  le  roi  de  la  Grèce,  la  Porte  devait  se 
tenir  pour  satisfaite.  Il  est  probable  que  ces  indications  ne  seront  pas  sans  in* 
fluence  sur  le  gouvernement  du  sultan,  et  qu'il  montrera  dans  cette  circon* 
stance  de  la  modération  et  de  la  courtoisie.  Quant  aux  relations  générales  de  la 
France  avec  la  Porte,  il  y  a  eu  dans  ces  demiefe  temps  deux  faits,  dont  l'un  a 
jeté  quelque  froid  entre  elle  et  nous,  et  dont  Tautre  lui  a,  au  contraire,  inspiré 
à  notre  égard  une  sympathique  estime.  Ce  qui  l'a  mécontentée,  c'est  la  récep- 
tion que  notre  politique  et  nos  intérêts  en  Afrique  nous  commandaient  dé  faire 
au  bey  de  Tunis.  Nous  ne  pouvons  nous  dissimuler  que  la  reconnaissance  du 
bey  comme  prince  souverain  a  été  pour  le  sultan  une  assez  vive  blessure. 
Toutefois,  après  réchange  de  quelques  notes  à  ce  sujet ,  on  est  convenu  de  part 
et  d'autre  de  laisser  tomber  la  question;  on  s'en  refcre  au  stattt  quo,  et  la  Porte 
accepte  l'état  présent  de  la  province  de  Tunis.  Heureusement  l'attitude  et  le 
langage  de  la  France  dans  l'affaire  de  Cracovie  sont  venues  dissiper  ces  impres- 
sions fâcheuses.  La  protestation  du  gouvernement  fk*anyais,  le  discours  de  la 
couronne,  les  démonstrations  des  deux  chambres,  ont  produit  le  plus  favorable 
effet.  Sur  ce  terrain ,  les  puissances  du  Nord  ont  eu  le  dessous;  elles  n'ont  pu 
réussir  à  justifier  le  coup  d'état  de  Cracovie  aux  yeux  de  la  Porte.  Le  gouver- 
nement du  sultan  a  senti  que  la  France,  en  défendant  le  droit  européen,  pre* 
naît  indirectement  sa  défense  :  la  Porte  a  pu  voir  dans  l'avenir  sa  propre  indé- 
pendance servant  d'enjeu  aux  combinaisons  de  la  politique.  La  Russie  a  été 
assez  inquiète  de  ce  que  la  Porte  pensait  à  ce  sujet  pour  que  son  représentant, 
M.  d'Oustinoff ,  qui  a  succédé  à  M.  de  Titoff,  ait  demandé  au  gouvernement 
du  sultan  ce  qu'il  ferait  en  cas  de  guerre  européenne.  M.  d'Oustinoff  voulait 
aussi  savoir  si  certaines  puissances  avaient  déjà  adressé  quelques  questions  à  la 
Porte  sur  une  semblable  éventualité.  La  Turquie  parait  avoir  répondu  qu'elle 
garderait  la  neutralité,  mais  que,  si  son  indépendance  était  menacée,  elle  com- 
battrait avec  les  alliés  que  lui  donnerait  la  fortune.  Pour  des  insinuations  ve- 
nues du  dehors,  aucun  cabinet  ne  lui  en  avait  fait.  11  est  remarquable  que  la 
question  de  Cracovie  ait  partagé  à  Constantiriople  les  gouvernemens  européens 
en  deux  catégories  :  d'une  part  les  puissances  du  Nord  qui  ont  violé  les  traités, 
de  rautre  les  puissances  maritimes  qui  ont  protesté  contre  cette  violation.  Avec 
des  dispositions  pareilles,  quel  ascendant  n'exercerait  pas  Faction  commune  de 
la  France  et  de  l'Angleterre!  N'est-ce  pas  là  un  de  ces  cas  importans  où  il  est  de 
la  plus  stricte  exactitude  d'affirmer  que  leur  désaccord  compromet  la  cause  de 
la  civilisation,  du  droit  et  de  la  liberté? 

Cette  cause,  qui  est  au  fond  la  grande  affaire  du  siècle,  nous  la  retrouvons 
partout  sous  des  aspecCs  différens.  Serait-ce  véritablement  elle  que  nous  verrions 
en  Bavière  mêlée  au  plus  imprévu  des  incidens,  qui  a  tous  les  caractères  d'une 
folle  aventure?  Voltaire  s'était  fait  le  courtisan  de  M**  de  Pompadour  dans  l'in- 
térêt de  la  philosophie  :  faut-il  aujourd'hui  que  le  libéralisme  allemand  se  mette 
à  Munich  aux  pieds  d'une  danseuse?  Quant  aux  jésuites ,  ils  tonnent  contre  la 


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DOureUe  maîtresse  du  roi  Louis;  ils  n'ont  pas  toujours  été  si  rigoristes.  Le  parti 
uttramontaio  a  été  pris  au  dépounru;  il  s'est  trouvé  sans  fbrce  contre  la  pétu- 
lante favorite,  qui,  certaine  de  son  empire  sur  le  monarque,  a  accepté  arec  audace 
une  lutte  ouverte  contre  les  influences  réputées  jusqu'alors  les  plus  redoutables. 
La  témérité  de  la  favorite  a  gagné  ses  adversaires,  qui  n'ont  pas  voulu  laisser  à 
M""  Lolla  Montes  le  monopole  du  scandale.  Un  beau  matin,  l^orope  a  pu  liie 
dans  ses  journaux  la  dénonciation  en  règle  d'un  roi  rédigée  par  quatre  de  ses 
ministres.  La  pièce  en  elle-même  était  déjà  un  UàX  énorme;  la  publicité  qu*^el|e 
a  reçue  est  quelque  chose  de  monstrueux.  On  assure  que  le  roi  Louis,  après  avoir 
pris  communication  de  la  lettre  qu'avaient  signée  ses  ministres,  la  mit  sous  dl^ 
sans  la  montrer  à  personne;  il  voulait  voir  si  les  signataires  oseraient  la  put^a. 
Quelques  jours  après,  des  copies  en  circulaient  à  Munich.  On  expliquait  ce  nou> 
veau  scandale  :  on  disait  que,  la  signora  Lolla  Montés  ne  sachant  pas  fallemand, 
il  avait  bien  fallu  confier  la  lettre  à  un  traducteur,  qui  seul  était  coupable  de 
cette  indiscrétion.  Cette  publicité  a  mis  le  comble  à  l'exaspération  du  roi  „  qui 
a  dit  hautement  qu'il  reconnaissait  là  un  complot  des  prêtres  dirigé  contre  lut,  il 
qu'il  était  décidé  à  rompre  avec  le  parti  ultramontain.  D'ailleurs,  depuis  asaes 
long-temps,  ce  joug  pesait  au  roi ,  qui  se  serait  écrié  aussi,  au  sujet  de  son  an- 
cien ministre  de  l'intérieur,  M.  d'Abel,  que  c'était  un  ingrat,  un  jésuite,  «t 
qu'il  était  fort  aise  d'être  débarrassé  de  lui.  Toutefois^  par  un  reste  de  Ixnilé, 
le  roi  n'a  pas  voulu  laisser  sans  position  aucune  M.  d'Abel,  qui  n'a  pas  de 
fortune ,  et  il  l'a  nommé  ministre  plénipotentiaire  à  la  cour  de  La  Haje.  Les 
trois  collègues  de  M.  d'Abel  ont  échangé  contre  leurs  portefeuilles  de  hautes  fonc- 
tions dans  l'ordre  administratif.  Si  le  roi  ne  se  montre  pas  vindicatif,  il  s'entête 
dans  ce  qu'il  a  voulu  (aire.  Le  crédit  de  la  favorite  augmente  tous  les  jours,  et 
personne  n'ignore  à  Munich  quelle  est  son  imperturbable  confiance  dans  la  se- 
duction  qu'elle  exerce  sur  le  roi.  M^^*  Lolla  Montés  dit  tout  haut  qu^elle  est  ste 
de  son  fait,  qu'elle  aura  l'indigénat  et  le  titre  de  comtesse  de  Stemfeld,  non 
d'une  terre  qui  vient  d'être  achetée  pour  elle.  Elle  a  reçu  40  mille  florins  posr 
la  consoler  du  retard  occasionné  par  le  refus  des  ministres  récalcitrans.  Ausi 
son  outrecuidance  croît  encore  avec  sa  faveur,  et  elle  aurait  fait  dire  à  devs 
dames  de  la  cour,  qui  l'avaient  regardée  avec  dédain,  qu'elle  les  souflleterait  à  h 
première  occasion.  Tout  cela  parait  fou;  tout  cela,  néanmoins,  a  un  côté  sé- 
rieux. Le  roi  de  Bavière  semble  métamorphosé;  il  déclare  qu'il  change  de  sys- 
tème; il  se  montre  ouvertement  favorable  à  la  liberté  de  la  presse  et  à  l'extension 
des  institutions  libérales;  il  applaudit  à  ce  qui  se  passe  au  sein  de  la  monar- 
chie prussienne.  Maintenant  ces  dispositions  durerontrcUes?  Quel  est  l'avenir 
de  cette  réaction  libérale  si  singulièrement  associée  aux  galanteries  d'un  roi  de 
soixante  ans?  Ne  damnons  pas  le  roi  Louis,  comme  font  les  jésuites;  mais  atten- 
dons-le à  l'œuvre. 

A  Berlin ,  la  physionomie  de  la  scène  politique  est  plus  grave.  Pour  la  pr^ 
mière  fois,  la  royauté  et  la  nation  vont  se  trouver  officiellement  en  présënee 
l'une  de  l'autre.  Dans  ces  derniers  jours,  on  avait  cru  un  instant  que  l'ouver- 
ture des  états-géaéraui;,  qui  avait  été  fixée  au  11  avril,  serait  ajournée.  Le 
cabinet  prussien  compte  peu  d'orateurs  :  il  n'y  a  guère  qu'un  de  ses  membres, 
le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Bodelscbwingh,  auquel  on  reconnaisse  quelgiie 
talent  pour  la  parole.  Or  en  ce  moment  la  santé  de  M.  de  Bodelschvringfa  est  assec 
gravement  altérée,  et  l'on  avait  d'abord  songé  à  reculer  l'ouverture  de  la  diète 


; 


gé»éiAl««  Cette,  idée  ft  été  ftkwsdooiiée.  ûwifrtroU  semaÂneSylaréttiiiiNi  de  m, 
cent  dixrsepi  (ié{Hités  ouTrira  foor  le  Prasseuae  éie  oouifeUe.  Om  a^beau  se 
défeadie  d'imiter  le  eomiUuUmiaiUme  français,  mhi  est4è».le  début  ea  tact  dea 
coBditionsreldea néceaeilés  dugottveroeoieiiiTepréaeiitaitif.  La couiaaiie  Taéte<- 
mander  de Fargent aux  députés:  c*eet  une  excdkate.oecaiionpottr  euxde  re^ 
Yendiquer  Texteasioade  leurs  droits,  ootammiMU  la  pénodieité  de  la  diète  gén^ 
raie.  Il  sera  difficile  au  roi  de  Prusse  de  re&iser  celle  cooeession^surlout  s'il  yeut. 
mériter  de  plus  en  plus  des  complimens  auxquels  il  parait  a^oir  été  tvès  se»* 
^ble,  nous  voulons  parler  des  félicitations  qui  lui  ont  été  adressées  de  lapait  da 
cabinet  whigpark  comte  de  Westmoreland,  ministre  plénipotentiaire  de  la 
Giande-Biietague  auprès  de  la  cour  de.Berlia.Si  ces  éloges  pouyaient  déterminer 
le  roi  FrédéricrGuillaume  à  £aira  de'uouyeaux  pas.  dans  les  voies  du  gouYeme- 
meat  représeatatif ,  nous  serioas  loin  de  nous  ea  plaindre^  dut  la  presse  prua^ 
sienne  déclamer  encore  contre  le  constitutionalisme  français. 

n  est  remarquable  qu'au  milieu  de  la  paix  générale  dont  jouit  TEuPope  depuia 
longues  années^  les  finances  des  grands  étala  soient  aussi  sérieusement  en  souf- 
france. Le  docteur  Bowring  disait  dernièrement  dans  la  chambre  des  coouaunest 
que,  lorsqu'on  examinait  les  finances  de  la  France,  on  y  trouvait  tous  les  ans  un 
déficit,  que  le  gouvernement  était  endetté,  et  que  le  ministère  n'avait,  pas  osé 
exposer  aux  chambres  l'état  réel  des  fiaaaces^  Peut-être,  ea  soageaat  aux  em«-> 
barras  de  son  propre  pays,  IL  Bowring  eût-il  pu  mettre  plus  de  ménagement 
dans  son  lan^^pe.  Toutefois  il  ne  faut  pas  méconnaître  la  vérité,  même  quand 
elle  est  durement  dita  Q  n'est  que  trop  certain  que  nos  deux  budgets,  tant  le 
budget  ordinaire  que  celui  des  travaux  extraordinaires,  présentent  des  déeou* 
verts  considérables.  Peut-être  en,i848  la  dette  s'élèvera-t-elle  jusqu'à  300  mil^ 
lions;  peutrétre  d'ici  à  deux  ans  ua  nouvel  emprunt  sera-t-il  indispensable.  Or 
dans»  quelles  conditions  le  trésor  serait-il  réduit  à  le  faire,  si  d'ici  là  des  néoes^ 
^(és  imprévues  contraignaient  le  gouvernaient  d'affecter  la  réserve  de  l'amor*- 
tissement  à  un  autre  emploi  que  l'extinction  du  déficit?  Les  difficultés  du  pré- 
sent, les  préoccupations  de  l'avenir  provoqueront  nécessairement  dans  le  sein 
de  la  chambre  des  députés  les  plus  sérieux  débats  sur  le  fend  de  la  situation 
fiaancière.  En  attendant,  la  chambre  se  montre  peu  disposée  à  accueillir  lea 
projets  qui  entraînent  avec  eux  de  nouvelles  dépenses.  C'est  ainsi  que  la  de- 
mande d'un  crédit  extraonknaire  de  3  millions  pour  l'établissement  de  cam|Vi 
agricoles  en  Algérie  semble  devinée  à  rencontrer  une  vive  opposition;  elle  sera 
combattue,  tant  par  ceux  qui  ne  veulent  plus  augmenter  le  chiffre  des  crédits 
que  par  ceux  qui  apportent  dans  la  question  de  l'Algérie  des  répulsions,  des 
idées  systématiques.  Ces  derniers  ont  la  m^orité  dans  la  commission  chargée 
d'examiner  la  proposition  des  camps  agricoles.  M.  le  général  de  Lamoricière  n'a 
pas  consenti  à  kire  partie  de  cette  commission;  il  a  mis  un  scrupule  de  cour- 
toisie à  exposer  ses  idées  sur  cette  matière  en  l'absence  du  maréchal  Bugeaud^ 
qui  d'ailleurs  sera  à  Paris  dans  quelques  jours.  Le  maréchal  n'aura  pas  seule* 
ment  à  défendre  son  système,  à  s'expliquer  sur  ce  que  les  vues  de  M.  le  général 
de  Lamondère  ont  de  contraire  aux  siennes;  il  sera  assailli  par  des  théories,  par 
des  motions  de  tout  genre  sur  la  manière  dont  il  faut  s'y  prendre  pour  coloniser 
r  Algérie.  Beaucoup  de  députés  se  préparent  à  dérouler  à  ce  sujet  leurs  plans  à 
la  itribune  :  si  les  colons  n'affluent  pas  encore,  nous  aurons  au  moins  une  foule 
decdûnisaieurs  théoriciens. 


'M 


A\eO  REWB  DBS  DEUX  MONDES. 

Le  éabihet  n'a  pu  se  faire  illusion  sur  la  yivacité  des  débats  qae  sou1^▼erait 
sa  demande  d'un  crédit  de  3  millions  pour  rétablissement  des  camps  agricoles; 
maî^il  n'a  pas  voulu  refuser  à  M.  le  n>arcchal  Bugeaud  d'appeler  par  uo  projet 
spécial  l'attention  de  la  chambre  sur  un  système  qui  est  l'objet  des  prédilections 
particulières  du  duc  d'isly.  Ce  projet  sera  un  terrain  de  discussion,  un  champ  de 
bataille  sur  lequel  vont  se  produire  et  se  heurter  les  idées  les  plus  diverses.  Puîsk 
la  lumière  jaillir  du  chod  En  attendant,  nous  constaterons  que,  si  aucun  grand 
H  système  n'a  su  encore  rallier  les  convictions  du  gouvernement  et  des  chambres, 

Lf  nous  avons  déjà  en  Afrique  obtenu  des  résultats  positifs  qu'il  y  aurait  injustice 

1  i  et  ignorance  à  contester.  L'accroissemcRt  de  la  population  civile  et  européenne 

J  i  en  Algérie  suit  une  progression  qui  peut  paraître  lente,  mais  qui  ne  s'interrompt 

^  I  pas.  On  comptait,  au  premier  trimestre  de  1845, 75,122  individus;  au  second  tri- 

mestre, 80,070;  au  troisième,  85,297;  au  quatrième,  90,391.  En  t846,  on  comp- 
^1  tait,  au  premier  trimestre,  95,321:  au  second,  99,806;  au  troisième,  102,680;  au 

quatrième,  105,542.  La  population  augmente,  les  consommations  de  cette  po- 
pulation augmentent  également,  et  cependant  l'importation  de  plusieurs  produits 
alimentaires  diminue.  L'explication  de  ce  contraste  est  principalement  dans  les 
progrès  de  la  culture  des  terres.  Les  terres  actuellement  mises  en  culture  par 
.  une  population  agricole  d'environ  20,000  individus  occupent  une  superficie  de 
13,227  hectares  dans  la  province  d'Alger,  de  2,277  dans  la  province  d'Oran,  de 
2,840  dans  celle  de  Constantine.  Le  total  des  terres  cultivées  s'élève  à  18,344  brc- 
tares.  Dans  le  cours  de  l'année  1846  seulement,  il  a  été  approuvé  6  concessions 
provisoh'es  au-dessus  de  100  hectares,  199  au-dessous  de  100,  249  concessioni 
définitives  au-dessous  de  100  hectares.  27  nouveaux  centres  de  population  ont 
été  créés  dans  la  province  d'Alger  depuis  la  conquête;  6  villes  anciennes  ont  été 
reconstruites;  une  population  européenne  de  73,000  âmes  s'est  constituée  dans 
cette  province.  Dans  la  province  d'Oran,  8  centres  nouveaux  ont  été  créés; 
3  villes  ont  été  relevées;  une  population  européenne  de  plus  de  22,000  âmes 
s'est  établie.  Dans  la  province  de  Constantine  enfin,  une  ville  toute  nouvelle  a 
été  fondée;  5  villages  agricoles  ont  été  créés.  Ces  premiers  jalons  de  notre  domi- 
nation se  rattachent  h  un  plan  d'ensemble.  D'importantes  mesures  ont  été  prises 
pour  donner  la  salubrité,  la  sécurité  h  ces  diverses  locahtés;  elles  ont  été  la  cause 
et  le  principe  de  la  prospérité  des  centres  de  population  fondes  en  Algérie. 

Cette  prospérité  a  eu  sans  doute  à  subir  et  peut  subir  encore  dos  épreuves  di- 
verses; mais  n'est-il  pas  juste  de  remarquer  que,  si  elle  a  été  entravée,  c'est  sur- 
tout par  les  excès  ou  l'aveuglement  des  spéculations  privées,  dont  le  gouverne- 
!  'ment  ne  peut  prévenir  ou  réparer  les  désastres  qu'à  la  faveur  d'une  législation 

exceptionnelle,  dont  beaucoup  de  personnes  voudraient  cependant  contester  la 
nécessité?  Les  progrès  de  l'industrie  et  l'ensemble  du  mouvement  commercial 
prouvent,  au  reste,  que  ces  causes  de  malaise  n'ont  qu'une  influence  passa- 
gère. I/ensemble  du  mouvement  commercial  a  atteint,  en  1845,  le  chiffre  de 
.  I  109,851,000  francs,  supérieur  de  18,937,000  francs  au  chiffre  de  1844.  Les  im- 

i  portations  de  France  se  sont  accrues  de  16  millions  et  demi  à  la  faveur  de  la  lé- 

gislation spéciale  de  1843.  Les  importations  des  pays  étrangers  ont  diminué  à 
la  faveur  de  cette  même  législation,  qui  a  aussi  augmenté  considérablement  ao 
profit  de  l'Algérie  et  de  la  France  le  mouvement  général  de  la  navigation. 

H  est  une  erreur  contre  laquelle  on  ne  saurait  trop  s'élever  dans  l'intérêt  de 
notre  établissement  en  Algérie,  c'est  l'erreur  de  ceux  qui  demandent  Tintroduc- 


.     !é 


REVUE.  —  CHROIUQCE.  1461 

tion  immédiate  en  Afrique  du  droit  commun  et  de  Tordre  social  de  la  France.  A 
les  entendre,  la  colonisation  ne  peut  commencer  en  Afrique  que  du  moment  où 
Ton  y  aura  transplanté  toutes  les  institutions  et  toutes  les  lois  de  la  France.  Mais 
la  France  elle-même  a-t-elle  reçu  en  un  jour  sa  législation  et  son  organisation 
actuelles?  En  admettant  même  qu'il  y  ait  quelque  analogie  possible  entre  leà  deux 
pays,  entre  les  deux  populations  de  France  et  d'Algérie,  demander  que  sur-le- 
champ  on  improvise  en  Afrique  une  imitation  de  notre  ordre  social,  c'est  vou- 
loir substituer  aux  améliorations  progressives  données  à  la  France  des  réformes 
instantanées  et  radicales;  c^est  vouloir  faire  marcher  du  même  pas  deux  civili- 
sations qui  n^ont  ni  le  même  <^ge  ni  les  mêmes  besoins;  c'est  faire  trop  pour  les 
temps  ordinaires,  c'est  ne  pas  faire  assez  pour  les  nécessités  imprévues  d'un  état 
naissant;  c'est  précipiter  le  progrès  et  le  retarder;  c'est  enfin,  par  une  singu- 
lière contradiction,  demander  qu'on  agisse  pour  l'Algérie  autrement  qu'on  n'a 
fait  pour  la  France.  C'est,  de  plus,  méconnaître  le  principe  et  la  cause  de  l'uti- 
lité, de  l'efficacité  de  la  législation  qu'on  invoque.  En  effet,  cette  législation, 
cette  organisation,  perfectionnées  au  fur  et  à  mesure  des  besoins  des  diverses 
époques  de  notre  civilisation,  n'ont  acquis  le  degré  de  perfection  et  d'utilité  que 
l'on  admire,  que  parce  qu'elles  ont  toujours  eu  pour  hase  ces  mêmes  besoins, 
que  parce  quVIles  ont  été  dans  l'origine  des  lois  spéciales  pour  des  situations 
déterminées,  étudiées  et  connues.  H  faut  donc  bien  se  garder  de  proscrire  systé- 
matiquement en  Algérie  les  mesures  spéciales  :  ce  serait  gravement  compro- 
mettre l'avenir  de  la  colonisation. 

Comment  parler  de  l'Algérie  sans  songer  à  notre  marine,  qui,  dernièrement,  a 
été  l'objet  de  l'attention  toute  particulière  du  parlement  anglais?  Nous  n'aurons 
pas  l'ingénuité  de  prendre  à  la  lettre  les  assertions  que  M.  Ward  a  portées  à  la 
tribune,  et  dont  il  connaît  certainement  aussi  bien  que  nous  l'exagération.  Pour 
être  plus  certain  d'obtenir  le  surcroit  de  subsides  dont  il  juge  que  la  marine  an- 
glaise a  besoin,  il  a  grossi  démesurément  les  proportions  de  la  nôtre.  Ce  qui 
ft*appe  surtout  M.  Ward  dans  notre  marine,  c'est  l'augmentation  incessante  du 
budget  qui  y  est  consacré;  mais,  si  M.  Ward  avait  analysé  ces  surcroîts  de  dé- 
penses, dont  il  se  fait  une  arme  pour  en  demander  d'analogues  aux  communes 
d'Angleterre,  il  aurait  reconnu  que  presque  toutes  ces  augmentations  sont  con- 
sacrées à  combler  les  déperditions  causées  à  la  marine  par  les  administrations 
passées.  Ces  administrations,  placées  entre  des  chambres  qui  montraient  trop 
peu  de  bonne  volonté  pour  qu'on  pût  leur  demander  les  fonds  nécessaires  et  les 
exigences  sans  cesse  croissantes  d'événemens  où  il  fallait  que  la  marine  agît, 
ces  administrations  ont  vécu  au  jour  le  jour,  laissant  appauvrir  nos  arsenaux  en 
approvisionnemens  et  en  constructions  neuves.  Cest  là  le  secret  de  notre  budget 
actuel  et  du  subside  extraordinaire  de  93  millions  voté  unanimement  il  y  a  quel- 
ques mois.  Cest  en  quelque  sorte  un  déficit  que  nous  comblons.  Ce  mouvement 
extraordinaire  imprimé  aujourd'hui  à  la  marine  nécessite  un  développement  de 
moyens  administratifs  qui  est  peut-être  sans  proportion  avec  le  mouvement 
régulier  et  normal  :  de  sorte  que  des  économies  faites  à  contre-temps  entraî- 
nent à  des  dépenses  plus  considérables.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  budget  français 
de  la  marine  dont  M.  Ward  fait  un  épou vantail  aux  communes  a  pour  objet 
de  rétablir  la  marine  française  sur  un  pied  suffisant  et  régulier,  et  tel  que 
Fétat  de  paix  même  l'exige,  mais  non  pas,  ainsi  qu'il  l'insinue,  de  lui  donner 
un  développement  extraordinaire  qui  soit  de  nature  à  porter  ombrage  à  l'An- 


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glgterre.  G«  seraîi  se  ûûre  iUasltm  que  de  croim  qse  nous  eo^i 
là.  Q  j  a  <raiUeur8  dans  la.cQiiiparaiaoa  des  budgets  de  la 
terra  ;et  en  France*  telle  que  Ta  psésentée  IL  Ward,  de  gnnes.  erreuis  ifC'û,  fm^ 
rectifier  pour  (aire  comprendre  quelle  différence  il  y  a  enooce  entre  les  smr- 
fices  que  FÂngleterre  (ait  pour  sa  marine  et  la  portion  de  fortuaii^  pahl iyr  qm 
nous  y  consacrons.  Un  travail  tiès  remarquable  a  été  publié  sur  ca  siqei  dw 
les  AnMolet  maritimei  de  1846.  Or,  il  lésulte,  de  Texameii  desu  deux  bndk 
gets,  qu'après  avoir  déduit  pour  chacun  d'eux  les  dépenaea  i|iil  ne.  sont  ip'ae- 
cessoiies  à  la  marioe,  et  qui  ne  sont  pas  communes  à  Tune  el  à.raatce^  c' 
dire*  dans  le  budget  anglais,  les  correspondances,  les  pensions  et  divers 
relati(s  à  d^autres  ministères;  dans  le  budget  (rançaia,  le  aenrioe  colooial,  ^a^- 
tiOerie  etrin(anterie  de  marine,  la  gendarmerie  et  les  cbiourmea;  ces  dédactioM 
faites,  il  reste  pour  le  chiffre  du  budget  anglais,  en  1846,  enriroii  ISO  milhom, 
et,  pour  le  budget  français,  78  miUions.  Voilà  les  termes  vérilahles  de  la  compa- 
raison, ceux  sur  lesquels  il  faut  apprécier  les  efforts  faits  de  part  et  d'awtie.  Si 
Von  considère,  en  outre,  que  nos  arsenaux,  par  une  eonséqueace  même  de 
rétendue  des  c6tes  et  de  la  position  de  la  France  sur  deux  laeBS,  sont  plus  no» 
breuz  que  ceux  de  TAngleterre;  —  si  Ton  se  rappelle  que  la  marine  an^aise  eit 
rhéritière  d'une  époque  toute  de  gloire  et  de  richesses,  tandis  que  la  nôtre  sue- 
cède  à  des  désastres  et  à  la  ruine;  —  si  Ton  (ait  attention  que  les  soins  que  nom 
donnons  à  notre  marine  sont  nouveaux,  et  que,  pendant  près  de  vingt  ans,  nsn 
avons  laissé  cette  marine  effacée,  amoindrie,  au  point  d'en  discuter  Texisteatt, 
tandis  que  l'Angleterre  n'a  jamais  cessé  d*entretenir  la  sienne,  on  appréciert 
mieux  l'état  réel  de  nos  forces  navales  et  tout  ce  que  le  pays  dok  encore  fain 
pour  mériter  les  éloges  que  nous  prodigue  M.  Ward.  La  constitution  du  budget 
de  notre  marine  est  désavantageuse  à  cette  arme.  Ce  budget,  chargé  de  dépenses 
accessoires  pour  près  de  40  millions^  parait  plus  considérable  qu'il  ne  Test  réel- 
lemeat »  et  l'opinion,  sans  aller  plus  au  fond,  s'effraie  des  lourdes  charges  qM 
lui  montre  le  chapitre  de  la  marine  dans  nos  dépenses  annuelles.  Cest  là  ua 
sentiment  qu'il  faut  combattre.  On  ne  saurait  trop  répéter  que  la  dotation  de 
notre  marine  est  à  peine  la  moitié  de  celle  de  la  marine  anglaise,  et  qu'aise 
cette  dotation  on  doit  satisfaire  à  un  service  actuel  très  actif,  réparer  la  lési^ 
nerie  du  passé  et  préparer  un  avenir  rassurant  pour  nos  intérêts  maritimes. 

Dans  la  même  séance,  où  M.  Watd  a  proposé  le  budget  de  la  marine,  le  eoflu- 
modore  Napier  a  prononcé  un  discours  où  il  n'a  pas,  suivant  son  habitude, 
ménagé  les  attaques  contre  Famirauté.  Ses  critiques  montrent  que  tout  n'est  p» 
non  plus  pour  le  mieux  dans  cette  marine  que  l'on  propose  avec  raison  pour 
modèle,  mais  dont  on  s'exagère  aussi  trop  souvent  la  perfection.  La  marine  à 
vapeur,  à  laquelle  les  Anglais  donnent  un  développement  que  nous  devons 
imiter,  est  aussi  pour  eux  un  champ  d'essais  coûteux  et  quelquefois  malheureux. 
Sir  G.  Napier  nous  apprend  que  plusieurs  de  leurs  vapeurs,  dont  ils  ont  voulu 
augmenter  la  puissance  en  forçant  le  pouvoir  des  machines,  sont  devenus  trop 
(aibles  pour  les  porter,  et  ne  peuvent  plus  avoir  un  approvisionnement  de  charbon 
sudSsant;  il  nous  dit  que,  sans  avoir  convenablement  éprouvé  l'effet  du  boulet 
sur  les  coques  en  fer  qui  n'y  résistent  pas,  on  a  mis  en  construction,  depuis  i  840, 
trente-trois  navires  de  cette  espèce,  et  fait  ainsi  une  fausse  dépense  de  SOmilUons; 
il  nous  fait  connaître  enfin  que  la  question  de  l'hélice,  dont  on  attend  avee 
impatience  la  solution  en  France,  n'est  encore  qa'à  l'étatd'étude  en 


Jti 


nvuB*  <— *  CHROifiQini.  I1Q3 

on  on  seul  naTùre  de  cette  espèce,  le  Rattler,  a  été  expérimenté. 'Si  tiims  sigat^ 
Ions  ces  critiques  de  sir  G.  Napier  en  ce  qui  concerne  la  marine  à  Tapeur,  c*edt 
que  cette  marine  est  particulièrement  celle  sur  laquelle  se  portent  Tattention  et 
le  fif  intérêt  du  pays.  Tout  le  monde,  en  France,  comprend  cette  marine-là  et  j 
met  un  secret  espoir.  CTest  à  ces  sentimens  qu'il  flkut  attribuer  fémotion  qu'ont 
causée  plusieurs  sinistres  arrivés  à  des  bàtimens  à  vapeur  ïhmçais  dans  un  assez 
court  espace  de  temps.  Ces  événemens  sont  regrettables,  et  ceux  qui  arrireilt 
aux  Anglais  n'en  consolent  point.  La  fréquence  de  ces  sinistres  ddt  certainement 
avoir  des  causes  dans  la  nature  même  de  cette  navigation.  H  serait  peu  raison- 
nable de  s'en  prendre  seulement  à  la  capacité  des  officiers,  puisque  ces  mêmes 
officiers  n'ont  pas  aussi  souvent  la  chance  contraire  sur  les  navires  à  voiles,  qui, 
en  apparence  du  moins,  sont  plus  difficiles  à  diriger.  Les  hommes  spéciaux 
s'accordent  à  dire  que,  si,  dans  certaines  circonstances,  la  navigation  à  la  vapeur 
offre  de  grandes  facilités,  dans  d'autres  elle  est  si  délicate,  qu'elle  demande  toute 
la  vigilance,  toute  la  capacité  d'un  homme  de  mer  consommé.  Du  reste,  le  dépar- 
tement de  la  marine  procède  aujourd'hui  à  une  enquête  sérieuse.  Une  commis- 
sion, présidée  par  un  vice-amiral  et  composée  de  six  capitaines  de  vaisseaux, 
examine  en  ce  moment  la  question. 

11  est  évident,  pour  qui  considère  aujourd'hui  dans  son  ensemble  la  politique 
extérieure  de  l'Angleterre,  que  le  plus  grand  désir  du  cabinet  britannique  est 
d'user  partout  de  tempéramens  et  de  ne  s'engager  nulle  part  d'une  façon  trop 
compromettante.  Quelle  que  soit  Farrière-pensée  qu'on  puisse  cheither  sous 
cette  prudence,  quels  que  soient  même  les  écarts  qui  viennent  parfois  la  déran- 
ger, il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elle  est  à  l'ordre  du  jour.  Le  dernier  débat 
introduit  à  la  chambre  des  communes  par  M.  Hume,  au  sujet  de  Gracovie,  a  bien 
prouvé  qu'on  était  décidé  à  n'avoir  point  d'affaires. 

En  1815,  par  un  traité  conclu  entre  F  Angleterre,  la  Hollande  et  la  Russie,  les 
deux  premières  puissances  s'obligèrent  vis-à-vis  de  la  troisième  à  payer  an- 
nuellement une  somme  qui,  pour  la  part  de  l'Angleterre,  s'élevait  à  120,000  livres; 
l'Angleterre  avait  pris  cette  charge  en  considération  des  accroissemens  territo- 
riaux qu'elle  avait  acquis  aux  dépens  de  la  Hollande.  La  régularité  du  paiement 
était  subordonnée  au  maintien  de  l'intégrité  du  royaume-uni  des  Pays-Bas; 
c'était  en  quelque  sorte  le  prix  de  la  garantie  spéciale  que  la  Russie  donnait  à 
l'éiat  de  choses  fondé  par  les  traités  de  Vienne  dans  cette  partie  de  TEurope. 
Lorsque  la  révolution  de  1830  eut  enlevé  la  Belgique  à  la  Hollande,  le  gouver- 
nement anglais  ne  voulut  point  se  prévaloir,  pour  rompre  le  contrat,  d'un  évé- 
nement qui  s'était  accompli  sans  la  Russie  et  contre  la  Russie;  il  renouvela  le 
traité  et  consentit,  suivant  les  termes  primitifs,  à  supporter  jusqu'en  1915  cette 
charge  annuelle  de  120,000  livras,  mais  à  la  condition  inverse  de  celle  qu'il 
avait  exigée  en  1815;  la  Russie  promettait  sa  garantie  non  plus  à  l'union,  mais 
à  la  séparation  des  deux  royaumes.  «  Dans  toutes  les  questions  relatives  à  la 
Belgique,  elle  devait  identifier  sa  politique  à  celle  que  l'Angleterre  avait  jugée 
la  plus  sûre  pour  la  conservation  de  l'équilibre  européen.  i»  De  son  côté,  la 
Russie  avait  sollicité  dans  ces  nouvelles  conventions  une  stipulation  moins 
étroite  qui  lui  assurât  sa  créance  hollandaise,  quels  que  fussent  les  nouveaux  ac- 
cidens  qui  pourraient  intervenir  sur  l'Escaut;  il  était  dit  que  l'Angleterre  regar- 
dait ce  paiement. comme  obligatoire  «  à  raison  des  arrangemens  généraux  du 
congrès  de  Vienne,  auxquels  la  Russie  avait  donné  son  adhésion,  ces  arrange- 


il 


4164 


RIVUB  MB  DBUX  MORDIS. 


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mens  gardant  encore  toute  leur  force.  »  Cette  stipulation,  écrite  en  1831  dans 
rintérèt  de  la  créance,  est  justement  celle  qu'on  invoquerait  aujourd'hui  pour 
se  libérer.  L'incorfioration  de  Cracovie  a  bien  et  dûment  déchiré  les  traités  de 
Vienne;  ces  traités  n'existant  plus,  Tobligalion  pécuniaire  contractée  par  le  goo- 
yernement  anglais  envers  le  gouvernement  russe  a  du  même  moment  cessé 
d'exister.  Telles  sont  littéralement  les  résolutions  soumises  par  M.  Hume  à  Fap- 
probation  du  parlement,  et  Ton  a  beaucoup  remarqué  que  lord  Sandon,  un  des 
amis  de  sir  Robert  Peel,  avait  expressément  appuyé  la  motion.  L'ancien  mi- 
nistre, néanmoins,  ne  s'est  pas  laissé  engager;  il  vient  de  prendre  parti  pour 
la  politique  du  cabinet  whig  de  la  manière  la  plus  nette    Le  débat  ne  parait 
donc  pas  devoir  tourner  en  faveur  des  propositions  de  M.  Hume.  Celles^i  sont 
pourtant  basées  sur  la  lettre  aussi  bien  que  sur  Tesprit  du  traité  de  1831; 
elles  sont  dans  le  droit  strict  de  l'Angleterre,  et  la  question  de  légalité  n'a  pai 
même  été  abordée  par  les  adversaires  qu'elles  ont  trouvés  soit  aux  communes, 
soit  dans  la  presse.  Lord  John  Russell,  dans  un  très  beau  et  très  habile  dis- 
cours, a  caractérisé  fort  énergiquement  la  conduite  des  puissances  du  Nord  à  l'é- 
gard de  la  Pologne;  mais  il  a  passé  très  vite  sur  la  clause  générale  introduite  par 
le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  dans  le  texte  des  conventions  de  1831,  et,  tout 
en  avouant  qu'à  la  rigueur  elle  pouvait  compter  comme  obligatoire,  il  a  dé- 
claré qu'il  ne  croyait  point  équitable  de  tourner  ainsi  contre  la  Russie  ooe 
stipulation  que  l'Angleterre  elle-même  n'avait  point  exigée.  L'argument  d'é- 
quité était  au  moins  médiocre;  lord  John  Russell  en  a  trouvé  d'autres  plus 
spécieux,  dont  il  a  tiré  meilleur  parti.  La  chambre  pouvait  bien  donner  son  opi- 
nion sur  la  situation  extérieure,  et  il  ne  craignait  pas  de  déclarer  solennelle- 
ment qu'il  avait  les  mêmes  sentimens  qu'elle;  mais  la  chambre  pouvait-elk 
immédiatement  transformer  cette  opinion  en  un  fait  diplomatique,  et,  empiétant 
sur  la  prérogative  de  la  couronne,  décider  ainsi  du  sort  des  traités?  D'un  autre 
côté,  fallait-il  laisser  croire  que  l'indignation  causée  en  Angleterre  par  la  ruine 
de  la  Pologne  se  traduisait  ainsi  en  question  d'argent,  et  aboutissait,  par  uoe 
mesquine  chicane,  à  un  bénéfice  net  de  quelques  milliers  de  livres?  Les  scm- 
pules  de  droit  constitutionnel  sont  toiyours  très  puissans  sur  Tesprit  anglais,  et 
rien  ne  le  flatte  comme  de  donner  beaucoup  à  penser  de  sa  loyauté.  Lord  Joha 
Russell  a  touché  cette  double  corde  en  homme  qui  connaît  à  la  fois  le  parle- 
ment et  le  pays.  Au  fond,  il  ne  veut  pas,  jusqu'à  nouvel  ordre,  d'embarras  exté- 
rieurs, et  il  fera  beaucoup  pour  ne  point  en  provoquer.  L'appui  que  lui  a  prêté 
sir  Robert  Peel  ne  peut  que  l'encourager  à  garder  vis-à-vis  des  puissances  da 
Nord  une  attitude  malheureusement  trop  équivoque  dans  l'intérêt  général  de 
l'Europe  constitutionnelle. 

La  situation  intérieure  a  donc  particulièrement  préoccupé  le  gouvernement  et 
les  chambres  britanniques  durant  ces  dernières  semaines;  l'effroyable  détresse 
de  l'Irlande  a,  plus  que  jamais,  absorbé  l'attention  publique.  Nous  avons  expliqué 
longuement  le  sens  et  l'effet  des  mesures  provisoires  ou  permanentes  proposées 
par  le  cabinet  pour  le  salut  de  ces  malheureuses  populations.  La  discussion,  qui 
continue  toujours  au  parlement  et  dans  les  journaux,  amène  insensiblement  une 
révolution  morale  dans  la  pensée  publique.  Les  souffrances  de  l'Irlande  sont  de- 
venues si  cruelles,  qu'elles  triomphent  des  préjugés  ou  des  antipathies  de  TAn- 
gleterre,  comme  en  Irlande  même  elles  ont  triomphé  de  la  fureur  des  factions. 
La^rente  hebdomadaire  du  rappel  est  tombée  à  6  livres,  2  livres  de  moins  que 


RSVUE.  —  CHHOmQUE.  Ii65 

le  traitement  hebdomadaire  alloué  au  secrétaire  de  Conciliation'Hall,  et  il  n'y 
a  guère  pluà  d'orangistes  qu'il  n'y  a  de  repealers.  Le  parH  irlandais  qui  s'est 
formé  au  sein  des  chambres,  en  dehors  de  tous  les  antécédens,  travaille  unique- 
ment à  rétablir  les  ressources  matérielles  du  pays.  C'est  là,  de  même,  l'unique 
souci  de  tous  ceux  qui  sont,  en  Angleterre,  des  hommes  vraiment  politiques.  Le 
temps  des  récriminations  est  passé;  il  importe  moins  de  savoir  sur  qui  l'on  doit 
maintenant  rejeter  la  responsabilité  des  désastres  que  de  les  réparer. 

Nous  croyons  avec  lord  Brongham,  avec  M.  Roebuck,  avec  le  Times,  que  les 
landhrds  irlandais  ne  font  pas  et  n'ont  jamais  fait  tout  leur  devoir  vis-à-vis  de 
leurs  compatriotes  indigens,  mais  nous  savons  aussi  que  l'Angleterre  n'a  pas 
toujours  fait  le  sien  vis-à-vis  de  l'Irlande  entière,  et  nous  pensons  avec  lord  John 
Russell ,  avec  sir  Robert  Peel ,  avec  le  Morning  Chronicle ,  que  le  moment  est 
mal  choisi  pour  exaspérer  l'opinion.  L'opinion  s'est  du  reste  nettement  prononcée 
sur  un  point  d'une  incontestable  gravité;  elle  a  reconnu  comme  maxime  d'ordre 
public  que,  si  la  propriété  avait  ses  droits,  elle  avait  aussi  ses  devoirs.  Cest  au 
nom  de  cette  maxime  qu'on  a  rendu  obligatoire  la  mise  en  valeur  des  terres  in- 
cultes; c'est  encore  sous  son  influence  qu'on  remanie  aujourd'hui  la  loi  des  pau- 
vres. On  sait  qu'en  Angleterre,  jusqu'à  la  loi  de  1834,  le  pauvre  avait  le  droit 
de  se  faire  apporter  dans  son  domicile  les  secours  qui  lui  étaient  accordés  par  la 
paroisse  :  tout  ce  qu'a  fait  la  loi  de  1834,  c'a  été  de  remettre  les  secours  à  do- 
micile au  jugement  des  dispensateurs  de  la  charité;  le  pauvre  ne  peut  plus  les 
exiger,  il  peut  toujours  les  obtenir.  La  loi  de  1838,  qui  a  fondé  le  système  en 
Irlande,  l'a  fondé  sur  un  principe  tout  contraire;  elle  a  renfermé  sans  exception 
dans  l'enceinte  du  work-house  quiconque  invoque  l'assistance  publique,  elle 
a  exclu  complètement  l'assistance  donnée  en  dehors  de  cette  prison ,  souvent 
plus  redoutable  pour  l'affamé  que  la  faim  elle-même;  elle  a  interdit  Vout-door 
relief.  Ce  principe  est  renversé  par  les  dispositions  nouvelles  de  la  loi  de  lord 
John  Russell;  Vout-door  relief  ou  secours  à  l'extérieur,  est  autorisé,  mais  en 
droit  plutôt  il  est  vrai  qu'en  fait,  et  l'on  exige  qu'il  y  ait  famine  générale  pour 
que  la  charité  légale  aille  chercher  sous  leur  toit  les  personnes  valides. 

L'assimilation  entre  le  pauvre  irlandais  et  le  pauvre  anglais  deviendrait  en- 
core plus  complète,  si  l'amendement  de  lord  Stanley  n'arrête  pas  un  article  du 
bill  qui  accorde  les  secours  à  ceux  mêmes  que  l'on  saurait  occuper  le  sol  et  pos- 
séder une  tenure.  La  petite  culture  est  si  peu  répandue  en  Angleterre,  la  grande 
absorbe  si  complètement  tous  les  bras,  que  le  pauvre  cottager  n'a  jamais  ima- 
giné qu'il  puisse  réussir  à  vivre  en  exploitant  le  coin  de  terre  où  est  bâtie  sa 
maison.  Les  charités  de  la  paroisse  complètent  les  ressources  qu'il  trouve  dans 
la  location  de  son  travail.  En  Irlande,  où  l'industrie  agricole  est  trop  restreinte 
pour  employer  beaucoup  d'ouvriers  à  gages,  où  le  sol  est  morcelé  à  l'infini,  où 
«  le  paysan  passe  une  moitié  de  l'année  à  planter  ses  pommes  de  terre  et  l'autre 
à  les  voir  pousser;  »  en  Irlande,  il  est  fort  à  craindre  que  des  charités  ainsi  ré- 
parties viennent  seulement  favoriser  une  existence  oisive  et  stérile  dont  le  te- 
nancier se  contente  déjà,  dont  il  se  contenterait  bien  mieux  encore,  pour  peu 
qu'il  fût  plus  assuré  d'avoir  toujours  sa  maigre  pitance.  La  majorité  des  misé- 
rables étant  cependant  assise  sur  le  sol  par  la  possession  précaire  d'un  acre  ou 
d'un  demi-acre,  les  priver  rigoureusement,  en  temps  de  famine,  de  ïout-door 
relief  ce  serait  les  condamner  à  périr;  malgré  la  justesse  des  observations  de 

TOUE  XVn.   —  SUPPLÉMENT.  75 


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lofd  SiMiley,  tant  que  les  grands  propriétaires  u^auront  fM  cMé  d'ofimpiHiM 
suffisantes  pour  produire  dans  les  campagnes  une  populatiop  ou^ère,  il  CHiii 
toujours  secourir  la  population  actuelle  des  petits  cultivateurs,  au  risque  #ۥ* 
courager  cette  division  de  la  culture  d*où  sort  le  paupérisme  irlandais.  H  y  t 
donc  là  une  raison  de  plus  pour  justifier  ces  prêts  d'argent  que  i'état  allre  tmk 
Umdlords,  à  la  condition  de  les  utiliser  sur  leurs  domaines,  i^  quelque  Mi 
que  Ton  étudie  ces  dernières  mesures  du  gouvernement  anglais,  cm  doit  reeofti- 
naître  que  tout  le  système  repose  sur  le  bon  emploi  de  ces  avances  pécuniaires: 
il  est  donc  tout-à-fait  déraisonnable  de  les  reprocher  avec  la  passion  du  Tànév 
au  ministre  qui  les  fait  et  aux  intéressés  qui  les  accepteut;  il  serait  encoremoias 
sensé  de  ne  pas  donner  une  valeur  efficace  aux  sanctions  pénales  qui  gaip»- 
tissent  Tétat  contre  le  mauvais  usage  de  ses  deniers.  Il  est  bon  qu^on  appreaM 
qïi*il  peut  y  avoir  au  besoin  pour  Tlrlande  un  nouveau  moyen  de  la  régéném 
dans  cette  menace  d'expropriation  suspendue  sur  la  tète  des  propriétaires  tnttr 
pables  ou  paresseux. 

La  question  du  temps  de  travail  dans  les  fabriques  s'est  de  nouveau  présentés 
dans  la  chambre  des  communes,  où  de  nombreuses  pétitions  sont  Venues  la  «^ 
veiller.  H  y  a  bien  là  sous  jeu  quelque  représaille  du  parti  agricole  contre  It 
parti  manufacturier;  lord  Morpeth  et  lord  Bentinck  ont  même  assez  maladroit»' 
ment  trahi  ces  ressentimens;  lord  John  Manners  les  servirait  peut-être  sans  k 
vouloir,  avec  les  intentions  les  ptus  philanthropiques  du  monde.  Puisque  le 
gouvernement  s'est  mêlé  des  affaires  agricoles  et  qu'il  a  touché  si  rudement  na 
droits  des  propriétaires,  pourquoi  respecterait-il  davantage  ceux  des  industridrf 
Puisque  l'on  a  mis  le  pain  à  bon  marché,  pourquoi  l'ouvrier  travaillerait-il  ea^ 
core  tout  le  temps  qu'il  travaillait  pendant  que  le  pain  était  cher?  Sir  Robert  PmI 
a  répondu  avec  cette  raison  si  pratique  et  si  ferme  qui  le  distingue;  diminuer  1| 
revenu  qui  nait  de  la  production,  c'est  frapper  la  production  d'une  charge  touH 
pareille  à  Vincome-tax,  sauf  cette  différence,  que  le  profit  de  la  taxe  passera  IMI 
entier  dans  les  mains  étrangères.  Les  intérêts  d'humanité  sont  d'ailleurs  nàeoi 
sauvegardés  qu'ils  n'étaient  autrefois  dans  le  travail  actuel  4es  fabrique^  ki 
ateliers  sont  mieux  bâtis,  les  règlemens  plus  convenables,  le  personnel  mieiii 
surveillé.  Cest  une  amélioration  dont  le  législateur  doit  tenir  grand  cooifli 
avant  d'intervenir  dans  ces  relations  si  délicates  du  maître  et  de  l'ouvrier,  el  1 
faudrait  de  bien  autres  griefs  pour  que  la  législature  osât  porter  atteinte  à  ceMt 
hbre  disposition  de  4^i-même  qui  est  le  grand  trait  du  caractère  anglais. 

Pour  terminer  cette  revue  des  dernières  discussions  pariemeataires,  noui 
dirons  encore  quislques  mots  du  bill  de  M.  Watson  destiné  à  compléter  les  ma- 
sures d'émancipation  qui,  depuis  1829,  ont  affranchi  les  catholiques  d'Angiei' 
terre  des  conséquences  légales  du  principe  absolu  de  la  religion  d*état.  Les  peines 
déterminées  par  l'acte  d'Elisabeth  contre  ceux  qui  ^ne  reconnaîtraiept  pas  la  su* 
prématie  religieuse  du  souverain  avaient  été  abolies  par  la  légidature  en  1844 
et  1846,  après  l'avoir  été  déjà  par  une  longue  désuétude;  mais  la  négation  de 
cette  suprématie  est  encore  qualifiée  de  délit  comme  au  temps  d^Ëlisabeth,  et  dee 
lois  particulières  qui  n'ont  pas  été  formellement  abolies  en  1829  menacent 
jours  de  peines  rigoureuses  l'introduction  des  bulles  pontificales  a<pr1e  aol 
nique,  condamnent  à  la  déportation  les  personnes  engagées  ^ians  ias  ovdiea  n^ 
ligieux,  défendent  aux  prêtres  catholique  d'exercer  leur  mimstère  hars  delear 


UTd.  -^  CHBONH^UB*  1167 

pliroî8ie«  Cétaîent  ces  ëeilMères  barrières  du  vieil  adiglicanisiiie  qiie  M.  Watsoa 
ipouitnt  faire  disparaître;  son  disssein  a  manqué,  ek  le  bill  qu'il  ^oposait,  arriré  à 
la  seconde  lectÉre  avec  une  majorité  de  3  toix,  s'est  trouvé  rejeté  à  six  mois, 
c^efij^à^dire  indéfiniment  ajourné,  sur  la  motion  de  sir  Robert  kiglis;  trois  voix 
saBlement  ont  fait  la  majorité  dans  le  sens  protestant,  comme  elles  Favaient  fait 
qiaelques  jours  avant  dans  le  sens  catholique.  Les  esprits  semblent  donc  à  peu 
près  partagés.  L'activité  avec  laquelle  le  parti  catholique  se  remue  dans  Oxford 
est  probal)leniétit  la  seule  raison  qui  ramène  ainsi  les  suffrs^es  parlementaires 
dans  le  camp  des  saints  du  protestantisme.  Les  saints  eux-mêmes  sont  loin 
d'être  popub^res,  et  ils  n'auraient  pas  repris  ce  peu  de  crédit  euprès  leur  échec 
de  1844,  sans  l'inquiétude  avec  laquelle  l'Angleterre  observe  l'agitation  puséyste. 

L'approbation  générale  qu'ont  reçue  les  plans  d'éducation  proposés  par  lord 
LiEmsdowne  montre  bien  d'ailleurs  que  ni  le  gouvernement  ni  le  pays  ne  sont 
disposés  à  reculer  dans  les  voies  libérales  où  ils  sont  l'un  et  l'autre  engagés.  Ge 
ilinisèère  de  l'instruction  publique,  que  lard  Wharncliff  avait  le  prenrier  appelé 
far  son  nom  sous  l'admiiiistration  du  dernier  cabinet,  le  comité  du  conseil  privé 
chargé  de  l'éducation  nationale  [commUtee  ofcoimcU  on  éducation)  se  déve» 
Idppe  chaque  jour  davantage.  Lord  Lansdowne  est  digne  à  tous  les  titres  de 
diriger  cette  grande  œuvre;  les  pllans  qu'il  est  venu  apporter  aux  chambres  font 
déeidéfluent  de  Pinstruction  publique  une  affaire  de  gouvernement,  et  l'affras- 
ehîssent  sans  violence  de  toiute  intervention  obligatoire  des  différens  clergés.  H 
ett  eiifiin  reconnu  qne  les  associations  volontaires  sont  impuissantes  pour  géné^ 
paliser  les  oonnaissances  iiidis|)ensables  à  tous  les  citoyens,  pour  povter  égaler 
laenl  la  eolttre  istéUeetueDe  sur  tous  les  points  du  territoire  nationi^.  L'église 
aOglieaile  seitÉble  ceUe  fois  abdiquer  avec  assez  de  résignation  ks  prétentions 
qu'elle  a  totijours  affectées  jusqu'ici;  mais  les  éUssenters  encore  mal  rassurés,  et 
d'aittefui^  beameeup  plus  exalta  que  les  membres  de  l'établissement,  repoussent 
éfam  de  nombreux  meetings  les  avances  du  ministère  :  ils  ks  déclarent  iocom^ 
plltibles  avec^  la  religion  et  la  liberté;  ils  professent  qu'ils  s'en  tiendront  à  leuiS 
ateoeiations  volontaires,  dont  ils  se  figurent  nalheureusement  les  résultats  bien 
supérieurs  à  ce  qn'ils  sont.  Ils  disent  hautement  qu'avec  les  écoles  du  dimanche, 
près  de  deux  millions  d'enfans  recevant  à  la  fois  l'instruction  spirituelle  et  pro- 
lune,  il  n'est  pas  besoin  que  l'état  dépense  un  million  sterling  pom*  couvrir  le 
pays  de  maîtres  salariés.  Cette  protestation ,  impuissante  contre  les  nécessités 
bien  constatées  de  l'ordre  social,  montre  seulement  tout  ce  qiae  l'opinioA  a  dû 
gfigneir  pour  vaincre  définitivement  ces  résistances  particulières  qu'dle  ren^ 
centre  eâcore,  mais  qui  ne  l'arrêtent  pUie^ 

Les:  nouvelles  apportées  du  Mexique  par  )e  dernier  paquebot  nous  peignent 
une  situation  plus  triste,  s'il  est  possible,  que  celle  dont  nous  avons  récemment 
doliné  l'idée;  La  république  est  plus  menacée  que  jamais  par  l'iovasion^  au  dehors, 
as  dedaHa  pai^  les  distordes  intestines.  D'après  des  eorrespondances  dignes  de 
hk^  Satits^Adna  serait  presque  à  la  veille  d'ea  venir  aux  maitts  avee  son  lieu-» 
tenailt,  k  générai  Yalencia,  qu'il  aurait  empêché  de  combattre  dans  ks  circoA- 
stMMesle»  plus  favofabks  aut  armes  mexicaines^  Santa» Anna^est,!  di^^n,  désor- 
anli»^tout-Mint  suspect,  et  l'on  ne  deute  presque  plu»  de  ses  aeeeinttmees  avec 
les  États-Unis.  On  sait  maintenant  qu'en  étaôuant  Tampico,  il  a  &it  jeter  à  i'eau 
les  armes  et  les  munitions  qui  s'y  trouvaient,  sans  vouloir  les  confier  aux  habi* 
tans  de  la  vi  lie  et  des  villages  voisins,  malgré  les  plus  vives  sollicitations.  Pendant 


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REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 


que  les  Américains  débarquent  à  Tampico  en  nombre  toujours  croissant,  k 
général  en  chef  de  la  république  reste  enfermé  dans  son  camp  de  San-Lois,  et 
passe  le  temps  à  donner  des  fêtes,  à  jouer  au  monte  ou  à  faire  battre  des  co(^ 
A  Mexico,  le  vice-président  Gomez  Parias  procède  rigoureusement  à  TapplicatioD 
de  ses  théories  radicales,  et  s'est  enfin  résolument  attaqué  au  dergé.  Le  11  jan- 
vier dernier,  il  a  été  promulgué  une  loi  qui  confisque  au  profit  de  Pétat  une 
grande  portion  des  biens  ecclésiastiques  et  en  autorise  la  vente  jusqu'à  concur- 
rence de  15  millions  de  piastres.  La  guerre  religieuse  pourrait  bien  éclater  en 
même  temps  que  la  guerre  civile  :  la  proleç^tion  énergique  du  clergé,  Pinterdit 
dont  il  a  frappé  la  capitale,  Tinfluence  absolue  qu'il  exerce  sur  certaines  pro- 
vinces, sont  autant  de  motife  qui  doivent  amener  l'explosion  d'un  nouvel  dément 
de  discorde.  Un  mot  seulement  encore,  pour  qu'on  saisisse  toute  cette  anarchie 
matérielle  et  morale  dans  laquelle  se  débat  le  Mexique  :  il  y  a  eu  quatorxe  mi- 
nistres des  finances  en  moins  de  douze  mois.  II  est  impossible  de  se  figurer  k 
sort  que  l'avenir  réserve  maintenant  à  ce  malheureux  pays,  si  quelque  autorité 
honnête  et  vigoureuse  ne  sort  enfin,  comme  par  dés^poir,  du  milieu  de  ces 
désastres.  L'Europe,  qui  s'estimerait  heureuse  de  pouvoir  traiter  à  Mexico  avec  un 
gouvernement  régulier,  s'empresserait  assurément  de  Ini  donner  tout  son  appui. 

Les  commissions  de  la  chambre  achèvent  d'élaborer  les  projets  qui  leur  ont 
été  soumis.  Au  milieu  des  discussions  sur  les  afiaires  viendra  un  .débat  tout  po- 
litique provoqué  par  la  proposition  de  M.  Duvergier  de  Hauranne  sur  la  réforme 
électorale.  La  chambre  a  eu  raison  d'autoriser  la  lecture  de  cette  propositkiii, 
et  de  permettre  qu'elle  fût  l'objet  d'un  premier  débat.  Ceux,  des  conserviteun 
qui  ont  voté  cette  autorisation  n'ont  pas  voulu  que  l'opposition  pût  leur  repro- 
cher de  se  servir  de  la  supériorité  du  nombre  pà^ÉféioviffeT  les  discussiaos.  Ce 
sentiment  n'est  pas  moins  politique  qu'honorable.  Sans  croire  qu'il  y  ait  ur- 
gence à  changer  la  loi  électorale,  on  peut  penser  qn'il  n'est  pas  sans  utilité  pour 
la  chambre  et  pour  le  pays  de  conndtre  les  griefe  que  des  esprits  sérieux  croiefit 
devoir  articuler  contre  la  législation  en  vigueur,  ainsi  que  les  changemens  qu'ils 
proposent  en  s'effbrgant  de  les  rendre  pratiques  et  modérés.  La  proposition  de 
M.  Duvergier  ne  nous  transporte  pas  dans  la  région  des  utopies;  elle  ne  boule- 
verse rien  de  fond  en  comble  :  aussi  les  partis  extrêmes  ne  lui  ont  pas  lait  un 
très  bienveillant  accueU.  C^st  ce  qui,  aux  yeux  de  plusieurs  conservateurs,  t 
donné  à  cette  proposition  le  caractère  d'une  question  mise  consciencieusement 
à  l'étude.  Si,  à  la  chambre,  quelques  esprits  ardens  veulent  en  fiûre  une  anae 
d'opposition,  ib  nuiront  à  la  cause  qu'ils  prétendent  servir.  H  faut  étudier  le 
problème  de  bonne  foi,  sans  tomber  dans  des  récriminations  amères  et  injustes, 
car  ici  personne  n'est  en  possession  de  la  vérité,  et,  dans  la. pratique  de  nos 
mœurs  électorales,  quel  parti  oserait  se  dire  irréprochable? 

La  chambre  a  accueilli  la  nouvelle  de  la  mort  de  M.  Martin  du  Nord  avec  des 
démonstrations  tout-à-fait  honorables  pour  sa  mémoire.  M.  Martin  du  Nord  est 
un  des  hommes  qui,  depuis  4  830,  ont  été  le  plus  mêlés  au  mouvement  des  affaires; 
tour  à  tour  rapporteur  de  commissions  importantes,  vice-président  de  la  cham- 
bre, procureur-général  près  la  cour  royale  de  Paris,  deux  fois  ministre  du  com- 
merce et  des  travaux  publics,  garde-des-sceaux,  il  s'était  fait  au  sein  du  paile- 
ment  beaucoup  d'amis  par  son  aménité  et  son  obligeance. 


RBVCE.  —  CHRONIQUE.  1169 

ÉlÉMENS  CAHLOTINGIENS  UNCUISTIQUES  ET  UTTÉRAIRE8,  par  M.  J.  BaTTOis  (1).  — 

Pour  les  esprits  curieux  du  mystère  et  de  rinconnu,  la  linguistique,  comme  la 
philosophie,  est  une  science  attrayante,  attendu  qu^en  ce  qui  touche  la  forma- 
tion du  langage  et  la  filiation  des  idiomes  la  certitude  absolue  échappera  tou- 
jours. Qu'on  étudie,  en  effet,  la  question  au  simple  point  de  vue  philosophique, 
on  se  trouve,  dès  les  premiers  pas,  en  présence  des  systèmes  les  plus  contradic- 
toires :  les  uns  Teulent  que  Thomme  ait  créé  et  graduellement  perfectionné  le 
langage,  comme  la  musique  ou  la  géométrie;  les  autres,  qu'il  ait  reçu  la  parole 
par  une  révélation  divine,  avec  une  grammaire  et  un  vocabulaire  tout  faits,  et 
qu'il  ait  parlé  comme  les  oiseaux  chantent.  Cette  dernière  opinion,  outre  l'au- 
torité de  de  Maistre  et  de  Bonald,  a  pour  elle  la  tradition  orthodoxe;  mais,  soit 
qu'on  l'adopte,  soit  qu'on  la  repousse,  quand  il  faut  en  venir  aux  preuves  his- 
toriques, les  sceptiques  et  les  croyans  finissent  toiiyours  par  se  rencontrer  au 
pied  d'une  tour  de  Babel.  La  difficulté  qui  surgit  à  l'origine  des  temps  pour  la 
création  du  langage  dans  la  grande  famille  humaine  se  représente  dans  l'his- 
toire particulière  de  chaque  peuple  :  on  étudie  les  dialectes,  les  patois,  les  noms 
propres  d'hommes  et  de  lieux;  on  dépense  beaucoup  de  temps,  beaucoup  de 
science,  souvent  même  beaucoup  de  pédantisme,  pour  faire  un  système;  l'énigme 
parait  résolue,  et,  à  quelques  années  de  là,  surgit  un  système  nouveau,  qui  dis- 
paraît bientôt  pour  ûîire  place  à  d'autres.  Ainsi  en  est-il  advenu  pour  l'histoire 
de  la  langue  française.  Au  moyen-âge,  on  use  et  on  abuse  des  mots,  sans  s'in- 
quiéter d'où  ils  viennent.  Le  xvi«  siècle,  plus  curieux,  commence,  avec  Henri 
Estienne,  les  investigations  étymologiques,  et,  tout  imbu  d'études  classiques,  ce 
grand  siècle  rattache,  au  moyen  des  Blassaliotes,  la  langue  française  à  la  langue 
d'Homère.  En  foit  de  généalogie,  les  peuples,  comme  les  individus,  ont  une 
vanité  chatouilleuse;  la  théorie  de  Henri  Estienne  fut  accueillie  favorablement, 
et  l'on  rappela  avec  orgueil  ces  mots  de  Caton  l'Ancien  :  Gallica  gens  duos 
res  industriosiisîme  prosequiturf  rem  militarem  et  argute  logui.  Les  hé- 
braïsans  eurent  bientôt  leur  tour  :  Guichard,  Thomassin,  Bochart,  réclamèrent 
pour  l'hébreu  la  paternité  du  langage  français;  puis  on  abandonna  la  Terre 
Sainte  pour  l'Italie,  et  Gaseneuve,  Leduchat,  Ménage,  adoptèrent  presque  exclu- 
sivement les  étymologies  latines.  Pezron  chercha  d'auties  voies,  et,  le  premier, 
il  s'inquiéta  des  origines  de  la  langue  celtique,  qu'il  croyait  avoir  retrouvée  dans 
la  Bretagne  et  le  pays  de  Galles.  BuUet  reprit  en  sous-œuvre  les  travaux  de 
Pezron,  et  s'appliqua  à  reconstituer  le  celtique,  d'après  ce  qui  en  reste  dans 
l'irlandais,  le  bas-breton,  et  même,  s'il  fallait  l'en  croire,  dans  le  basque.  Le 
celtique  une  fois  retrouvé.  Le  Brigant  et  son  disciple  Latour  d'Auvergne  mar- 
chèrent, ainsi  que  l'a  dit  Nodier,  à  la  conquête  de  la  langue  universelle  par 
le  bas-breton.  Jusque-là,  on  n'avait  bâti  que  des  hypothèses,  et  le  mérite  de  re- 
placer la  question  sur  le  terrain  de  l'érudition  sérieuse  appartenait  à  M.  Amédée 
Thierry,  qui  établit,  d'après  des  textes  fort  plausibles,  qu'au  lieu  d'une  langue 
celtique  il  en  existait  au  moins  deux  :  l'une,  le  kymrique,  parlée  par  les  Belges  et 
subsistant  encore  dans  le  pays  de  Galles  et  la  Bretagne;  l'autre,  la  langue  des; 
Celtes  ou  Gaêls,  habitant  le  centre  des  Gaules,  laquelle  est  encore  en  usage  ea 
Ecosse  et  en  Irlande. 
Ces  données  linguistiques  étant  admises,  il  reste  à  éclaircir  une  foule  de  ques- 

(1)  Un  vol.  iD-4*.  Paris,  ISitt,  cbes  J.  Renouard,  rue  de  Toumon. 


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tionf  âCBoa»t»ep»  et  même  de  celles  qut  ofit  le  pta^  enâWTMOé  ta  smw»,  oa 
d*expliqiier  pour  rididme  gaulois  et  la  langue  tûïgAre  des  premier»  ilMei  de  H 
flMiaitliîe  rabse&eeeotfiplèie  demoùumens  éerttsv  CTést  à  la  scAutlois^  dueffiM»' 
Même  que  sont  consacrées  les  nedierches  de  M.  Ban^en»  Dans  Va  pMMièfe  fiûtkt, 
ifrs*atfaelie  à  démontrer  que  les  lettres  des  plus  aneieAS  alphabet^  telles^p^  odtei 
de  ralpbabet  de  Tyr,  de  Falphabet  punique,  syriaque,  etc.,  doivent  être  co»* 
sidérées  comme  des  innitaiioas  de  signes  digitaut,  etqueiegprenilèpeaetpreasioai 
gyaipfaiques  de  la  parole  ne  sont  rien  autre  chose  que  de  la  daetylolo^e. 

Après  avoir  recherché  les  traces  de  la  dactylologie  dans  te  alphabets  les  ptas 
anciens,  M.  Barrois  arrive  à  Tidlome  de  la  Gaule;  il  s'attache  à  prouver  que  h 
langue  gauloise  n*a  jamais  été  écrite,  et  que,  j«squ*àu  m*  siède,  il  en  a  ^  d* 
méiUe  de  la  langue  vulgaire  qui  s'est  substituée  au  gaulois.  Charlemagne  le  pr»- 
Mer  aurait  tenté  d'appliquer  1^  graphie  à  la  langue  vulgaire  et  die  fmaXâ^nM 
le  peuple  avec  récriture,  mais  sans  études  préalables  et  par  le'  âeul  emploi  dei 
sigttes  digités,  précurseurs  de  la  représentation  graphique,  à  laquelle  les  plu 
igfiorans  eux-mêmes  se  seraient  initiés  sans  efforts.  L'empereuï  aurail,  dans  eé 
dessein,  fait  composer,  pour  l'appliquer  à  la  langue  théotisque,  un  id|»bCLbet;  tfà 
(bradait  la  base  et  le  point  de  départ  de  la  Gnxmmoêre  impér^aêe^  ëkSSoiréitpi 
les  hommes  les  plus  satans  du  siècle.  Cet  alphabet  nous  a  été  trausKUâs  par  T^ 
thème,  qui,  tout  occupé  de  théurgie,  l'avait  assimilé  aut  écritures  calwltstiqM& 
M,  ftaffois  en  donne  une  reproduc^on  exacte,  et  en  le  compM^ant  au  démotiqae 
égytitien,  en  traduisant  la  figure  des  lettres  en  signes  digités,  â  y  retroufe,  aijui 
fU'ii  ledit,  les  antiques  traditiotts  de  la  dact^ologie  primitive. 

La  seconde  moitié  du  livre  de  lî.  Barrois,  entîèrstaeui  éMMtoréstià  ft¥ 
Mèrev  est  ccmsacrée  à  l'étude  des  origines  de  noU^  Kttévatuve»»  Bttis  te  piftii 
itttivalée  Romane  é^magèrt ,  l'auteur  s'applique  à  momTer  nfsl^  M  aulftl  ^ 
d^  rejeter  l'opinion  de  H.  Raynouard,  qui  établit  une  langue  Mfliaiiie  eMi<VQf9eile, 
mais  qu'il  fiant  isoler  complètement  les  tiy)ubadours  provençmur,  que  jnsqa'â 
làl  fin  du  XV  siècle,  ils  ont  eu  une  langue  particulière,  et  que  nfon^sèttlsment  as 
MUt  rentes  étrangers  à  la  Frauôe,  mais  qu'ils  lui  ont  toujours  été  trèsr  vivement 
h^Mtilfes.  -^  DUns  la  quatrième  et  dernière  partie  de  son  livre,  M.  Barrois  trace 
l'ftisibire  de  fa  langue  d\)il,  qu'il  appelle  romane  ^ptentriouale  frunçaise,  et  9 
s'kttache  à  combattre  et  à  réftiter  l'opinion  de  Bi.  Paurid,  qui,  entnJUé,  malgré 
s^  vaste  savoir  et  la  haute  portée  dé  son  esprit,  par  des  préoccupations  exdu* 
Sives,  fai^it  remonter  jusqu'à  la  Provence  Forigine  de  nos  chansons  de  gestes. 

Le*  livre  de  M.  Barrois  n'est  pas  un  livre  d'érudition  banale;  tout  ee<ttii  touche 
&  Pcdphabet  carlovingien,  à  l'application  de  la  graphie  au  langage  théotisque, 
peti  éU*e  considéré  comme  une  véritable  découverte;  la  critique  philologiqtte  des 
disax  dernières  parties  ^t  ferme  et  savante.  Les  textes  nombreuï  cHés  dais  roo^ 
wage,  peu  connus  pour  la  plupart,  préseutent  su  intérêt  véntcdUe;  rnods  il  est 
tm  reproche  que  nous  adresserons  à  l'auteur  :  sou  livre  matfque  eus  clarté,  oè 
qui  proiriem,  non  pas  du  sujet  même,  mais  de  l'agencement  et  de  la  dt^positîou 
générale,  et,  s'il  rappelle  le  savoir  et  la  patiefnce  des^  érutlit^  du  m^  sièdb,  il  rap^ 
peUle  un  peu  tt^p  aussi  leura  procédés  de  misé  euœutre. 


V.  M 


/ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  LE  DfX-SEPTIÈHE  TOLITtIG. 


(«oovBua  ateiB.) 


I 


I#  SALTBADOB,  SCilŒS  DU  DÉSBBT  ET  DB  U  VOB  UXlGiBfB,  p9f  U' G.  FsiRY.   .    .  h 

La  DBUfiiRB  6UERBS  MAsniiis.  —  Nelson,  Jerris  et  GoUingwood.  •»  Cinquième 
partie,  r-  Les  Mannes  4a  nord  et  la  Flottille  de  Bonlogne,  par  M.  le  eapi- 
taine  de,  oenette  $.  itminc  me  La  GfSAViàaB.  •«•••••» 9è 

Lrté&atubs  catboliodb  et  féodale  en  i^i^.-rHistoire  des  peuples  Bretons  dam 
rAwmoriqm  si  les  tles  BritemsUqueSf  de  M.  de  Gourson,  par  M.  àlexandeb 
Thomas ' 71 

GoBEEsroHDAMCB  DiKûKiffiQUB  «S  SIR  ROBBRT  ADAiR.  -*-  La  France  et  TEurope 

en  1S07>  par  M.  L«  DE  Viel-Gastbl 95 

SouTEmM  BHn  NAmniAurai.  ^^  Les  Gales  de  Sicile,  w  IV.  ^  Stromboli,  par 

M.  A,  M  QOAIMMMH ISO 

Bi  LA  siTUAnoN  ACTUELLE.  ^iLMsûpes  d'Espagne  et  4e  GrteoTie,  par  M.  le  comte 

d'Haussontilui. «••••••• t90 

àOÊfts  DE  MÉRANiB,  de  M.  Ponsard,  par  M.  Gustave  PlaivChb..  •  •  » ITf 

GkiaoNiQUE  DE  LA  QuiEZAiEE.  -—  Histoire  politique.  •••..•• i9ê 

{4  DERNiiRB  6UBRRB  ifA^HiiE.  0^  Nslsofi,  Jerrîs  et  Ciollingwood.  -^  Demiài« 
partîsu  '^  La  vmim  im#ériale  ^  la  ^narine  espagnole,  Trafalgar,  par  M.  le 
«capitaine  de  corrette  p.  Jurieii  de  La  Graviére.  .•••••. iOi 

La  libbr;^  mj  QHnmfiM  Jn  193  STStàns  |«  douâmes*  t^-Llndusto  des  Bouilles 

fit  des  Fers,  par  M.  Gbaiujis  Coqueun.  .••.••,•• 275 

Mgbptiou  de  «.  HE  j^iiusAj  4  L*AGADÉKiE  FRANÇAISE.  —  M.  Royor-GoUard ,  par 

M.  9EHRI  AAQMIM41IP.   ^ aO» 

Mll^ILLOR,  LES   BÉMÉDICTIIIS  FRAHÇAIS  ET   LA  COUR  DE  ROME  AU  Xyil«   SliCLB,  par 

M»  Gbuuxes  LouAiipR^.  •.•..•«.••••*•... d$^ 

HiSTOiRB  DU  CONSULAT  ET  DE  L*BMPiRB,  de  If.  Thiors  (sixième  volume)^  par  M.  Ler- 

MraiER.  • • 345 

Lira,  par  M.  A.  Brizeux 358 

GHROmQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HistoirÇ  poUtiqUO^  •••••.•••••...        369 

Revue  musicale 375 

Études  sue  l'antiquité.  •»  Les  Historiens  romains,  par  M.  Nisard 383 

Th  LA  SITUAnON  ACTUELLE  DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LES  SUBSISTANCES  ET  LA  BANQUE 

DE  FRANCE,  par  M.  Michel  Chevalier • 397 

Octave,  par  M.  le  comte  A.  db  PoimiARnN • •  •      430 


ii72 


TABLE  DBS  MATIÈRES. 


K  '. 


Études  sus  le  boman  anglais.  —  Le  dernier  roman  de  Bulwer  {Lueretia,  frttf 

Children  of  the  Night),  par  II.  E.-D.  Forgcbs m 

De  LA  COLONISATION  DE  L* ALGÉRIE.  —  Les  Essais  et  les  Systèmes,  par  M.  A.  Gocm  il 
De  l'état  de  LA  POÉSIE  EN  ALLEMAGNE. — La  dernière  Saison  poétique,  par  M.  Sasr- 
René  Taillandier 9: 

Le  don  JUAN  DE  MOLIÈRE. AU  THÉATIB-FIANÇAIS ,  par  M.  ChABI.RS  MaGRIM 7 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique. I 

RtVUB  SCIBNTIFIQUB.    .....••••••.••... 1 

Gatalùu  de  eeauso  la  morja  ALntsz ,  par  M.  Alexis  de  Valon 9 

PoLniQuft  COLONIALE  DE  L*ANGLETERts.  —  L*Aiistralie  et  la  Société  anstraUenae. 
—  (L  •*-  Diicoveriei  in  Auittaliaf  etc.,  by  Lort  Stokes.  —  n.  —  Phjfêietd 
desmripiion  of  Ifef^Souih  Wale$  and  Van-Diemen  Land,  bj  P.-E.  de 
Strtelecky),  par  If.  Audigahne 01 

De  LA  SITUATION  ACTUELLE  DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LES  SUBSI3TA1ICBS  BT  LA  aAHQCI 

DE  FRANCE.  —  Dernière  partie.  —  La  Banque  de  France,  par  M.  Michel  Che- 
valier   •.••.••..  ....     6n 


La  SANTA  BARIARA,  SCÈNES  DE  LA  VIE  ORIENTALE,  par  If.  GeRAED  ~DB  NbIVAL.. 
La  FRANCE  DEVANT  L*EUROPE  APRÈS  LB  DÉBAT  DB  L* ADRESSE ,  par  M.  L.  DB 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 


m  1 

7lt    1 
764 


Lbs  Côtes  de  Provence.  —  Première  partie ,  par  M.  le  baron  Baods TA 

Théodobic  et  boeck  {HiUoirê  de  ThéodoriCf  de  If.  du  Ronre),  par  M.  le  hait» 

E.  DE  Langsdobff W 

La  liberté  du  commbbcb  et  lbs  ststémbs  db  douanes.  —  Llndustrie  métallnrgiqiia 

en  France,  par  M.  Charles  Coquelia.  •.....•••.... M 

Voyage  et  recherches  en  égtpte  et  en  nubib.  —  IV.  —  Le  Caire  ancien  et  mo- 
derne, par  M.  J.-J.  Ahpérb *• •••»    ^ 

Recherches  sur  la  période  glacuibe  et  l'ancienne  eitehsion  dbs  glacoebs  du 
bost-blanc  depuis  les  ALPES  /usQU*Au  JUBA,  par  M.  Chabi.im  MABTmS.  ....    ^^ 

Les  pigeons  de  la  boubsb,  chanson  inédite,  par  Bbbanobb.  .  •  •   • Mi 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique. ^^ 

Affaires  du  xexiqub.  •..*..• 

Revue  littébaibb.  .•^«.«^««...••. ••• ^^ 

Atta  troll  ,  révb  d'une  Nurr  d*été  ,  par  M.  Henri  Heine.   .••..••...  9fJ 
Souvenirs  de  l'europe  orientale.  —  La  grande  Illyrie  et  le  Mouvemeot  illyries, 

par  M.  H.  Desprez. 1 •  .  .  .  \WI 

La  suisse  en  1847.  —  Des  Révolutions  et  des  Partis  de  la  Confédération  helvétique, 

par  M.  Adolphe  DE  Cibcoubt. • lOM 

Lb  boman  dans  le  monde.  -^  Le  médecin  du  village  ,  par  M.  F.  db  Lagbnbvais.  IMS 
Recherches  et  i>BCouvEBTB9  abchéologiques  dans  la  pbbsb  oocidbhtale,  par 

M.  E.  DE  Warren 1134 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique •  • 1tS9 


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FIK  DB  LA  TABLE. 


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